La Bourgeoisie Mafieuse, Aspects Criminologiques Des Dérives Oligarchiques

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La « bourgeoisie mafieuse ».

Aspects criminologiques de
dérives oligarchiques
Jacques de Saint-Victor
Dans Droits 2019/2 (n° 70), pages 101 à 119
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0766-3838
ISBN 9782130821243
DOI 10.3917/droit.070.0101
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JACQUES DE SAINT VICTOR

LA « BOURGEOISIE MAFIEUSE ».
ASPECTS CRIMINOLOGIQUES DE DÉRIVES OLIGARCHIQUES
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Depuis Christopher Lasch, plusieurs sociologues ont souligné
l’indifférence, pour ne pas dire plus, des nouvelles élites « globales »,
celles qu’on désigne comme « surclasses », à l’image de ces « bourgeoi-
sies compradores » d’Amérique latine qui avaient sacrifié au XXe siècle
les intérêts de leur peuple au profit des multinationales américaines 1.
Mais ce n’est qu’un aspect de l’évolution d’une partie des élites du
nouveau monde qui ont notamment abusé jusqu’en 2008 des paradis
fiscaux et autres instruments juridiques pour accélérer leurs « stratégies
d’enfouissement ». À cette occasion, certains membres de ces surclasses
sont allés plus loin et n’ont pas hésité à pactiser avec des clans crimi-
nels. Ces « pactes scélérats » ne sont certes pas nouveaux dans l’histoire
élitaire 2 ; mais ils prennent un autre sens alors que les mafias, sans
renoncer à leur ADN traditionnel de violence et de corruption, ont pris
un tour nouveau dans les pays où elles existent depuis plus d’un siècle,
comme l’Italie 3. Depuis la fin des années 1990, et surtout depuis la
crise de 2008, les législations se succèdent pour pister l’argent sale de
tous les trafics (drogue, armes, êtres humains, etc.) et les mafias les
plus puissantes ont semblé privilégier les « affaires propres » (BTP,
système de santé, secteur écologique, etc.), tout au moins sur le papier
(mafia pulita 4)… L’historien de la Camorra, Francesco Barbagallo,
affirme que la question mafieuse est en passe de devenir « une part

1. C. Lasch a été un des rares sociologues à avoir anticipé cette évolution, v. La


révolte des élites et la trahison de la démocratie (1995), Climats, 1996 ; sur la notion « marxi-
sante » de « bourgeoisie compradore », v. B. Torterat, « Sur la notion de bourgeoisie com-
pradore d’après Nicos Poulantzas », Droits, 2019-1, no 69, p. 99-111.
2. En étudiant la Méditerranée à l’époque de Philippe II, Fernand Braudel rappelait
que, « derrière le banditisme, cette piraterie terrestre, on trouve un soutien permanent de
la part des seigneurs » (La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II,
A. Colin, 1966, t. II, p. 88-89 [souligné par nous]).
3. Pour un aperçu des mutations mafieuses en Italie, v. le dernier rapport semestriel
de la Direction antimafia italienne (DIA), Relazione del ministro dell’Interno al Parlamento,
juin 2019.
4. V. par ex. l’enquête du juge Antonio Laudati et du médecin Elio Veltri, Mafia
Pulita, Milan, Longanesi, 2009.

Droits — 70, 2019


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essentielle de l’histoire du pouvoir 1 » ; et c’est à ce titre qu’elle doit


retenir l’attention des historiens du droit. Dans un essai récent, le com-
missaire général Jean-François Gayraud, spécialiste de la finance crimi-
nelle, confirmait cette évolution, notant que le crime organisé ne
pouvait plus être analysé en termes de marginalité sociale, mais comme
un élément central de la face noire de la mondialisation, la sociologie
des élites contemporaines s’en trouvant amplement transformée. Nous
voyons se constituer, y compris en France, de véritables bourgeoisies
criminelles 2. Ainsi, de cette rencontre entre des élites sans scrupule et
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des mafias en voie de « normalisation », s’est dessinée petit à petit la
figure nouvelle d’un acteur ambigu de la globalisation que la criminolo-
gie italienne va appeler la « bourgeoisie mafieuse 3 ».
Ce terme de « bourgeoisie criminelle » ou de « bourgeoisie mafie-
use » a pu susciter les réticences de certains chercheurs, car il semble
mélanger aspect sociologique et aspect criminologique, mais les crimi-
nologues italiens y voient un terme heuristique permettant d’illustrer
les mutations globales de certaines oligarchies contemporaines 4.
Celles-ci adoptent des logiques purement « prédatrices », en rupture
avec l’esprit traditionnel du capitalisme qui, depuis sa fondation, repo-
sait sur la « création destructrice », tout au moins selon la vision de
l’entrepreneur de Schumpeter 5. Cette mutation ne fait du reste que
refléter une évolution systémique bien plus large : la « prédation »,
comme l’avait souligné après 2008 l’ancien président du Crédit Lyon-
nais, Jean Peyrelevade, est devenue le trait distinctif qui menace les
nouvelles élites financières de nos sociétés globalisées 6. La « bourgeoi-
sie criminelle » désigne dès lors un nouvel acteur appelé à prospérer
dans une économie de plus en plus concurrente et chaotique (et la

1. F. Barbagallo, Storia della Camorra, Rome, Bari, Laterza, 2010, p. 234.


2. J. de Saint Victor, Un pouvoir invisible, Les mafias et la société démocratique (XIXe-
XXIe siècles), Gallimard, 2012 ; J.-F. Gayraud et J. de Saint Victor, « Les nouvelles élites
criminelles. Vers le crime organisé en col blanc », Cités, 2012-3, no 51, p. 135-147.
3. Pour une analyse historique de ce terme emprunté à l’historien de la mafia,
Umberto Santino, voir notre article « Une nouvelle élite en gestation : la “bourgeoisie
mafieuse” ? », Cités, 2008, no 33, p. 151 sq.
4. A. Dino, Gli Ultimi Padrini, Rome, Bari, Laterza, 2011, p. 215.
5. Selon J. Schumpeter, la « destruction créatrice » qui caractérise « l’entrepreneur »
est révolutionnaire mais non « prédatrice » justement parce qu’elle est « créatrice de
valeurs » et enrichit les communautés, à l’inverse du « prédateur » qui ne fait que détruire
à son profit, sans jamais créer de la valeur. C’est ce qui distingue en théorie l’entrepre-
neur-destructeur du « mafieux »-prédateur (v. Capitalisme, socialisme et démocratie, Payot,
1951, p. 10).
6. Rapport moral sur l’argent sale dans le monde, Association d’économie financière,
2010.
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crise de la Covid-19 n’a fait qu’aggraver cette dérive criminelle 1).


Cette « bourgeoisie mafieuse », si elle a été bien étudiée en Italie, n’a
rien d’une spécialité péninsulaire et même le président Obama souli-
gnait dès 2011 les dangers de ces rapprochements entre des franges
croissantes du monde légal et le monde criminel 2.
Ce ne serait pas la première fois que, depuis le fascisme, l’Italie
offrirait, pour le meilleur et surtout pour le pire, un cadre interprétatif
d’avant-garde pour l’Europe. Dès l’aube du IIIe millénaire, la scène
péninsulaire s’est présentée en effet tel un « laboratoire » en condensé
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de la « postmodernité » politique, économique et sociale, la chute du
Mur s’y étant opérée dans un climat particulièrement tendu, plus rava-
geur qu’ailleurs en Occident (scandales Tangentopoli, aussi appelés
Mani Pulite). Ces enquêtes judiciaires, menées par un parquet qui
venait d’acquérir en 1989 sa totale indépendance, ont balayé dès 1992
les anciennes oligarchies issues de l’après-guerre, contribuant à une
« héroïsation » (passagère) de la magistrature italienne 3. Cette « anoma-
lie » a dessiné en Italie, avant les autres pays d’Occident, des tendances
lourdes de la nouvelle société globale, suscitant parfois des interpréta-
tions audacieuses qui ont nourri un discours « populiste » et débouché,
rappelait l’historien Antonio Gibelli, sur une « démocratie autoritaire 4 »
puis des formes de « directisme » (G. Sartori) assez préoccupantes pour
l’avenir de la démocratie représentative. C’est qu’on ne peut plus
occulter, comme la science politique a eu trop tendance à le faire, les
liens entre dérives criminelles et évolutions politiques 5.

1. V. J. de Saint Victor, « Virus criminel », in Revue des Deux Mondes, septembre


2020.
2. Dans une lettre du 19 juin 2011, introduisant un rapport du National Security
Council sur le crime organisé, le président Barack Obama faisait ouvertement référence
à cette évolution : « Criminal networks are not only expanding their operations, but they
are also diversifying their activities […]. These networks also threaten U.S. interests by
forging alliances with corrupt elements of national governments and using the power and
influence of those elements to further their criminal activities. In some cases, national
governments exploit these relationships to further their interests » (« Strategy to Combat
Transnational Organized Crime », National Security Council, Washington, 25 juin 2011).
3. Pour une vision critique de cette « version héroïque » de la magistrature, voir Jean-
Louis Briquet, Mafia, justice et politique en Italie. L’affaire Andreotti dans la crise de la
République (1992-2004), Paris, Karthala, 2007, p. 290 sq. À l’inverse, en France, les
enquêtes judiciaires des années 1990, qui ont aussi pris le nom de « Mains propres »,
n’ont débouché sur rien. Il est vrai que dans l’hexagone, le Parquet n’est toujours pas
indépendant.
4. Antonio Gibelli, Berlusconi ou la démocratie autoritaire (2010), Belin, 2011. Pour
ce « populisme » dont le mouvement Cinque Stelle (M5S) de Beppe Grillo a incarné à
un moment le trait majeur.
5. Je renvoie à mes réflexions sur Les Antipolitiques, Grasset, 2014.
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Nous examinerons dans un premier temps la signification de cette


notion théorique de « bourgeoisie mafieuse » puis nous essayerons
ensuite d’en présenter une casuistique tirée de l’étude de la jurispru-
dence italienne, une des plus riches en la matière.

« PACTES SCÉLÉRATS » ET « CONCOURS EXTERNE » :


LA NOTION DE « BOURGEOISIE MAFIEUSE »
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L’expression de « bourgeoisie » mafieuse ne renvoie pas à une réalité
sociologique précise mais elle vise, du point de vue criminologique, des
franges (de plus en plus importantes ?) de la classe dirigeante, poli-
tique, économique, sociale, sportive, médiatique, etc., ayant des rap-
ports, non plus seulement occasionnels mais continus, systémiques, avec
la sphère criminelle, en l’espèce les clans mafieux. Rappelons que le
mot « mafia » apparaît en 1865 dans les correspondances officielles des
autorités italiennes 1. Le terme, dont l’origine précise n’a jamais été
éclaircie, est destiné à distinguer une forme nouvelle de criminalité
n’ayant rien à voir avec les groupes du banditisme traditionnel (genre
« cour des miracles » ou « Camorra » à Naples). Cette puissante société
secrète – on parlait auparavant de « sectes criminelles » – paraît dominer
depuis la Restauration des Bourbons la Sicile, la Calabre et certaines
régions de la Campanie au nord de Naples (la Camorra urbaine
n’ayant alors rien d’une « mafia »). Le grand intellectuel Pasquale
Villari, dans ses Lettres méridionales, évoquera ainsi l’existence d’une
force criminelle inconnue dans le reste de l’Europe par sa puissance et
qui avait pris le nom de « mafia 2 ».
Cette dénomination renvoie donc dès son origine à des liens étroits
et mystérieux avec le monde élitaire. Dans les années 1980, le célèbre
juge Giovanni Falcone s’était convaincu que la véritable force de la
mafia ne reposait pas seulement sur sa capacité intimidatrice (même si
c’est un élément décisif de la définition juridique du délit « d’associa-
tion mafieuse », prévu depuis 1982 par l’art. 416-bis du Code pénal
italien) mais sur le réseau de « relations sociales » dont celle-ci dispose
dans les hautes sphères de la société auprès d’élites en « odeur de

1. Son existence est attestée bien avant les années 1860 ; sur ce point, voir l’excel-
lente synthèse d’Enzo Ciconte, Storia criminale. La resistibile ascesa di mafi, ‘ndrangheta e
camorra dall’Ottocento ai giorni nostri, Soveria Mannelli, Rubbettino, 2008, p. 7 sq.
2. Sur ce contexte historique, Salvatore Lupo, Histoire de la mafia, des origines à nos
jours [1996], Flammarion, 1999, p. 77 sq.
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mafia ». Pendant longtemps, les avocats de ces mêmes élites ont évi-
demment nié l’existence de tels liens, mais la jurisprudence est parve-
nue à partir de 1994 (souvent au prix d’une certaine ductilité 1) à
démontrer l’existence de ces « liens scélérats » entre les élites légales
et les clans à travers le concept de « concours externe en association
mafieuse », qu’on peut regarder comme la base juridique de la notion
de « bourgeoisie mafieuse 2 ». Ainsi se révéla l’existence de « zones
grises » où des liens se sont tissés entre les membres d’une mafia et
certaines élites sans scrupule tirant profit des services des clans, sans
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appartenir pour autant à ce que la sociologue Alessandra Dino appelle
le « noyau dur » (nucleo duro) de la mafia 3.
Les recherches historiques et criminologiques sur la « bourgeoisie
mafieuse » ont facilité cette audace jurisprudentielle italienne, parfois,
il faut bien le reconnaître, jusqu’à produire des « théorèmes judiciaires »
qui peuvent se révéler incommodes pour l’historien (l’enquête tentacu-
laire du parquet de Palerme sur la soi-disant « trattativa » État-mafia de
1992-1993 en offre un cas d’école 4). Ce faisant, le droit italien a
permis, non pas d’obscurcir (comme c’est parfois le cas des règles
pénales) mais au contraire de mettre en lumière une réalité criminolo-
gique inquiétante, à condition de se prémunir contre toute fenêtre
d’interprétation « complotiste ». Il est significatif que cette évolution
vienne en grande partie du juge Falcone. Ce dernier ne fut pas en effet
seulement le célèbre martyr du combat anti-mafia mais il fut aussi un
intellectuel qui avait découvert et remis en avant l’œuvre du baron
Leopoldo Franchetti (1847-1917), le premier « criminologue » à avoir
fait un remarquable travail sur la naissance de la mafia, en l’étudiant
sur place au péril de sa vie. Même s’il n’est pas exempt de certains des
préjugés de son époque, le travail de Franchetti représente l’analyse la
plus lucide et la plus approfondie du phénomène mafieux à ses ori-
gines. Il met en pleine lumière ses connexions avec les milieux diri-
geants de l’époque 5. Ainsi la « bourgeoisie mafieuse » est aux origines
1. Sur cette jurisprudence, voir Giuliano Turone, Il Delitto di associazione mafiosa,
Milan, Giuffrè, 2008, chap. IX, p. 398 sq.
2. La cour, dans l’arrêt Demitry, déduisit le concept de « concours externe » de l’arti-
culation entre l’article 110 du code pénal (sur la complicité) et l’article 416 bis sur
l’association mafieuse (voir Cass. Pen. Sez Un., 5 octobre 1994, arrêt Demitry, in Foro
It., 1995, II, 422). De nombreux arrêts ultérieurs sont venus compléter le périmètre de
cette infraction [notamment par l’arrêt Mannino, Cass., Sez. Un., 12 juillet 2005, Foro
it., 2006, II, cc. 98 et s].
3. A. Dino, Gli ultimi padrini, op. cit., p. 213.
4. G. Fiandaca, S. Lupo, La Mafia non ha vinto. Il labirinto della trattativa, Rome,
Bari, Laterza, 2014.
5. Sur le baron Franchetti, v. notre article, « Aux origines des études scientifiques
sur les “sociétés mafieuses” : l’œuvre du baron Franchetti (1847-1917) », in Études offertes
à Jean-Louis Harouel, Éditions Panthéon-Assas, 2015, p. 431-444.
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mêmes des phénomènes mafieux (et c’est bien ce qui distingue la mafia
des autres groupes criminels).
L’œuvre de Franchetti n’a pas connu le succès que la qualité de ses
analyses, en particulier dans ses Conditions politiques et sociales de la Sicile
(1876), aurait pu lui laisser espérer. Ce livre, malheureusement non
traduit en français, constitue la première grande étude sur le phéno-
mène mafieux à ses origines 1. C’est un travail d’enquête d’une très
grande valeur historique et même littéraire (le titre, hélas, ne le laisse
pas supposer). Le baron Franchetti est en quelque sorte le « Tocque-
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ville du crime organisé ». On peut faire un parallèle entre le jeune aris-
tocrate libéral normand, parti en Amérique dans les années 1830 pour
saisir la démocratie à ses origines, et le jeune aristocrate libéral toscan,
parti en Sicile dans les années 1870 pour étudier ce qu’il appelle la
« démocratisation de la violence », phénomène qui annonce les apories
actuelles de notre globalisation libérale.
Le baron s’informe, prend des notes, rencontre tous les acteurs de
terrain. Très vite, écrit-il, plusieurs scandales attirent son attention (I, I, 2).
Ils mettent en évidence des luttes entre propriétaires, des vengeances
(vendettas), des meurtres, des enlèvements, des demandes de rançon
dont les auteurs sont connus mais jamais arrêtés 2. Dès le début de son
enquête, le baron note, intrigué, que le phénomène mafieux est né dans
la riche région de Palerme, une des plus prospères d’Europe avec le
bassin parisien, et non dans le cœur désolé et pauvre du centre de la
Sicile. Or, Franchetti pensait, avec les intellectuels de son temps, que
la « mafia » était comme toute clique criminelle fille de la misère et du
besoin. Partout ailleurs, les « fauteurs de trouble » viennent des bas-
fonds de la société (ce que la criminologie américaine naissante appel-
lera l’underworld). Au contraire, en Sicile, la classe des « fauteurs de
trouble » (facinorosi) se recrute essentiellement dans la nouvelle bour-
geoisie (« facinorosi della classa media », III, II, 54). Franchetti com-
prend très rapidement qu’on assiste à l’émergence d’un phénomène

1. Après la première édition des Condizioni politiche e amministrative della Sicilia de


1877, il y eut une autre édition en 1925 (éd. Vallechi, avec une préface d’Enea Cavalieri,
qui avait participé au voyage de 1876). Une autre édition fut faite chez Vallechi en 1974,
avec un aperçu historique de Zeffiro Ciuffoletti. Enfin, la dernière publication fut celle
de la revue « Meridiana » de 1992.
2. Une commission d’enquête parlementaire, intitulée Les conditions sociales et écono-
miques de la Sicile, rédigée par le préfet de Palerme, Romualdo Bonfandini, avait déjà
cherché en vain à faire la lumière sur ces événements sanglants. Sa conclusion était
erronée. En effet, par prudence, le rapport conclut en sous-évaluant le danger du phéno-
mène mafieux en Sicile. Mais « l’enquête Bonfandini » n’en reste pas moins fort utile ;
v. Salvatore Carbone, Renato Grispo (dir.), L’Inchiesta sulle condizioni sociali ed econo-
miche della Sicilia (1875-1876), Bologne, Cappelli, 1968.
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inédit qui remet en cause toutes ses certitudes libérales : le progrès


économique, s’il a pu en Angleterre ou en France, pacifier les mœurs,
n’est pas en soi une garantie de civilisation. Tout dépend d’autres para-
mètres, notamment sécuritaires, rappellera ultérieurement un socio-
logue comme Norbert Elias 1.
Franchetti développe ainsi le concept de « démocratisation de la
violence » pour expliquer la dérive criminelle de la Sicile post-unitaire.
Il insiste beaucoup sur le rôle joué par la disparition brutale du système
féodal (en 1806 dans la Sicile intérieure et en 1812 en Sicile insulaire).
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La fin des justices seigneuriales et des armées privées, qui furent, en
Angleterre ou en France, remplacées selon un processus séculaire par
les forces de l’État, n’a pas permis en Sicile d’établir ce « monopole de
la violence légitime » (Max Weber). Après l’abolition de la féodalité,
l’usage de la violence va devenir, souligne Franchetti, accessible à « tout
milieu et à toute classe » (p. 101). « L’organizzazione della violenza
diventata […] più democratica, è adesso accessibile a molti piccoli inte-
ressi. » Une économie libérale a remplacé une économie féodale sans
que le système juridique et bancaire n’ait eu le temps de se préparer.
L’incapacité de la monarchie des Bourbons à assurer l’ordre public
dans cette terre lointaine, qui deviendra après l’Unification de 1861
une sorte de « colonie de l’Italie », comme ironisera le prince de Lampe-
dusa, a favorisé la diffusion d’une nouvelle culture de violence privée,
plus démocratique certes (bourgeoise et non plus féodale), mais tout
aussi brutale.
C’est le deuxième constat révolutionnaire de Franchetti qui est,
rappelons-le, un penseur libéral (et nullement socialiste). À Palerme
et dans sa région, ce ne sont pas des bandits ou des bandes crimi-
nelles classiques qui ont joué un rôle actif dans l’essor de cette
criminalité mafieuse mais des « classes bourgeoises », voire des
notables a priori insoupçonnables. Ce sont eux qui ont créé les
premières « sectes mafieuses » en s’inspirant des loges maçonniques
secrètes et des « Vente » des Carbonari 2. Dans le paragraphe crucial
consacré à ce que Franchetti appelle les « fauteurs de trouble de la
classe moyenne » (facinorosi della classe media, III, II, 54), le jeune
baron toscan découvre que les chefs des clans mafieux appar-
tiennent tous à la classe bourgeoise (on dit alors « classe moyenne »,

1. Ce n’est pas le PIB mais la sécurité qui garantit la pacification de la civilisation


(v. La Société de cour [1969], La civilisation des mœurs et La dynamique de l’Occident
[1939]).
2. Voir mon étude historique, Un pouvoir invisible. Les mafias et la société démocra-
tique, op. cit., p. 19 sq.
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selon le langage aristotélicien), phénomène qui lui semble, avoue-


t-il, contraire aux opinions communes de l’école libérale de son
époque, convaincue que le sacre de cette classe devait favoriser
depuis 1789 une pacification des rapports sociaux. C’est l’espoir
nourri depuis le XVIIIe siècle par tous les théoriciens de la Commer-
cial Society, en particulier les penseurs des Lumières écossaises
(Adam Ferguson, Adam Smith, William Robertson, etc.), théori-
ciens du libéralisme économique et de la « société civile 1 ». Mais,
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à Palerme et dans ses environs, ce schéma ne fonctionne pas : une
partie des nouvelles classes possédantes, notamment la bourgeoisie
des intendants de domaines (Gabellotti), ces personnages puissants
et oubliés, comme les Guccione ou les Nicolosi, richissimes gérants
de centaines d’hectares, semble n’avoir profité de la chute de la
féodalité que pour récupérer à leur profit l’ancienne violence féodale
et son système de prédation, en se bornant juste à le « démocratiser »
(disposant désormais « librement » des grands domaines qui étaient
jadis, via le système des substitutions, réservés aux barons). C’est le phé-
nomène de « démocratisation de la violence ».
En notant que « tous les soi-disant chefs mafieux (capi mafia) sont
tous des personnes aisées (di condizione agiata) 2 », qu’ils ont créé « un
outil au service de forces sociales en place ab antiquo », le baron Fran-
chetti suggère que la mafia est au service des élites en place et que la
dérive mafieuse repose pour partie sur cette transition mal préparée
entre l’économie féodale et l’économie libérale qui n’a pas permis au
« Libre Marché » de se développer de façon pacifique (car le Marché
n’est pas, en soi, pacifique). Ainsi sont apparus en Sicile des « entrepre-
neurs de la violence », ces fameux Gabellotti, qui constituent l’armature
de la future mafia 3. Certains cercles de la bourgeoisie palermitaine ont
créé ces clans mafieux, tandis que d’autres cercles (la future « bourgeoi-

1. En reposant sur le commerce et non plus sur la « prédation » féodale, la bourgeoi-


sie post-89 devait incarner l’élément central de cette avancée de civilisation. Franchetti
croyait, avoue-t-il, à ce lieu commun : « in generale questa classe è considerata come un
elemento d’ordine e di sicurezza » (« en général, cette classe est considérée comme un
facteur d’ordre et de sécurité ») ; Condizioni, III, II, 54.
2. Condizioni politiche ed amministrative della Sicilia, ibid. « Un’accozzaglia od anche
un’associazione di assassini volgari della classe infima della società, non sarebbe capace
di concepire siffatte delicatezze, e ricorrerebbe sempre semplicemente alla violenza
brutale. »
3. Et qui se présentant sous des traits particuliers qui font songer à ceux qui émerge-
ront dans l’ex-Union soviétique après la chute brutale du Mur (v. Federico Varese, The
Russian Mafia. Private Protection in a New Market Economy, Oxford, Oxford University
Press, 2005).
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Bourgeoisie mafieuse 109

sie mafieuse ») ont couvert en pleine conscience l’action de ces « entre-


preneurs de la violence 1 ».
Le baron Franchetti décrypte avec une rare finesse un mécanisme
pervers qui en est encore à ses débuts, mais qui a déjà créé les condi-
tions de son essor et qui va, avec la globalisation libérale prônée dans
les années 1990 par le « Consensus de Washington », connaître son
apogée. Le baron perçoit l’illusion d’un « libre marché » totalement
dérégulé et n’ayant désormais plus d’autre référence que lui-même (ce
que les Italiens désignent sous le terme de « libérisme 2 »). Franchetti a
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compris que ce n’est pas l’échange économique qui peut, en soi, pacifier
les mœurs, comme le croit la thèse naïve du « doux commerce ».
Quelques années après Franchetti, et en tenant compte de certaines
analyses sur la « mafia », Max Weber établira une distinction fort utile
entre « l’agir économique » et « l’action économiquement orientée 3 ».
Toute l’erreur du discours « libériste » vient de la confusion entre ces
deux domaines. L’agir économique s’entend bien comme une victoire
de la civilisation moderne où, pour réussir dans le cadre de la compéti-
tion entre sujets, il n’est plus nécessaire de recourir à la force brute
mais il suffit de jouer le jeu d’une concurrence pacifiquement encadrée.
Mais, notamment depuis la seconde révolution industrielle, le grand
capitalisme se rapproche plus de ce que Max Weber appelle l’action
économiquement orientée dont la fin est économique mais les moyens, eux,
ne le sont pas (ils peuvent même être ouvertement criminels, v. les
Robber Barons 4). Ainsi rentrent dans cette vaste catégorie la piraterie
d’État, les colonisations marchandes et brutales, les guerres de
conquêtes et, depuis le XXe siècle, toute forme de prédation, notam-
ment financière 5.

1. Il faut lire le §. 59 du II du chap. III, « Comment la classe dominante est fatale-


ment conduite à protéger les malfaiteurs » pour s’en convaincre. Franchetti ajoute que
cet « esprit de haute protection et réciproquement de clientèle », qui conduit les barons
siciliens à protéger les criminels, surtout les plus sanguinaires (et donc les plus recher-
chés), pour montrer leur puissance face à l’État, est « un des traits médiévaux et féodaux
les plus significatifs » de la noblesse de Palerme (op. cit., p. 194 sq.).
2. Sur la différence entre « libéralisme » et « libérisme », je renvoie à mon article,
« Libérisme contre libéralisme », in Y.-C. Zarka (dir.), Critique des nouvelles servitudes,
Puf, 2007, p. 113 sq.
3. Pour la distinction, voir Économie et société, 1. Les catégories de la sociologie (1956),
Pocket, 1995, chap. 2, p. 101 sq. ; la question a été reprise par Raymond Aron, Les étapes
de la pensée sociologique, Gallimard, 1967, p. 555 sq.
4. Dans sa Dynamique du capitalisme (1977), l’historien Fernand Braudel avait
montré que dès le Moyen Âge le grand capitalisme avait toujours cherché, contrairement
à la définition économiste, à court-circuiter le libre-marché.
5. Qui sera à la même époque analysée par Thorstein Veblen, dans sa Théorie de la
classe de loisir (1899) ou Rudolf Hilferding, dans Le Capital financier (1910).
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110 Jacques de Saint Victor

L’économie politique, dans sa volonté « scientifique » de s’écarter


depuis le XIXe siècle de la morale, n’a hélas pas tiré les leçons de ces
réalités historiques 1. Quand l’agir économique cède le pas devant l’action
économiquement orientée, c’est le triomphe de la logique de prédation sur
la logique pacifique de l’Échange et, dans ce cadre spécifique, le capita-
lisme prédateur n’offre plus de différence essentielle avec la prédation
mafieuse (ou féodale 2). Ainsi les études sur la « face noire » de la mon-
dialisation font-elles du monde global d’aujourd’hui une « grande
Sicile » où triomphent des bourgeoisies « prédatrices 3 ». Franchetti a
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été le prophète des dérives criminelles de certaines élites de notre
IIIe millénaire, tout comme Tocqueville fut le prophète du siècle amé-
ricain passé.
Il convient maintenant de sortir du cadre théorique pour saisir les
aspects de ces « pactes scélérats » (pactum sceleris) entre élites et mafias.

LE CONCEPT DE « BOURGEOISIE MAFIEUSE » DANS LA JURISPRUDENCE


ANTI-MAFIA ITALIENNE

Le concept de « concours externe » (complicité) en association mafie-


use, même s’il est assez critiquable sur un plan strictement juridique 4, a
permis à la justice italienne de mieux saisir les pratiques des élites en lien
avec la mafia. Il est évidemment impossible d’exposer ici tous les aspects
de cette casuistique. Bornons-nous à évoquer les deux domaines les plus
fréquemment évoqués : les « liens scélérats » du monde politique et du
monde économique avec la mafia, même s’il faudrait aussi aborder le

1. Sur cette indifférence revendiquée des économistes à la question de la « Justice »,


voir le pionnier, Jean-Baptiste Say, Cours complet d’économie politique, Paris, Guillaumin,
1840, p. 6 ; puis Léon Walras, Éléments d’économie politique pure, Paris, F. Rouge, 1874,
p. 43. Il s’en trouve même qui étudient aujourd’hui la question mafieuse avec des
modèles économétriques dont les résultats conduisent à des conclusions fantaisistes.
2. Voir Un pouvoir invisible. Les mafias et la société démocratique, op. cit., p. 334 sq.
3. Les études sur cette « face noire » sont aujourd’hui nombreuses. On lira en particulier
les analyses de Jean-François Gayraud, La Grande Fraude. Crime, subprimes et crises finan-
cières, Odile Jacob, 2011 et, du même auteur, Le Nouveau Capitalisme criminel, Odile Jacob,
2014 ; voir aussi Umberto Santino, Mafia e Globalizzazione, Trapani, DG editore, 2007.
4. Le délit de « concours externe » ne recouvre pas ce qu’une lecture juridique stricte
supposerait (complicité dans la création d’une association mafieuse, alors que ce délit
vise une complicité dans l’action de cette association), alors il est très encadré par la
jurisprudence et son périmètre a souvent fluctué, ce qui le rend quand même difficile à
manier (v. « Une nouvelle élite en gestation », art. cité, p. 154, note).
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Bourgeoisie mafieuse 111

monde judiciaire, le monde policier et surtout le monde du spectacle, très


pénétré depuis Hollywood par les logiques mafieuses 1.

Les liens entre mafia et monde politique

Dans le monde politique, de nombreux cas de « pactes scélérats »


ont défrayé la chronique depuis le début des années 1990. Jusqu’alors,
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il aurait été inconcevable d’imaginer ces liens structurels entre le
monde politique et la mafia (face soigneusement occultée par exemple
lors du maxi-procès de Palerme en 1987). Il a fallu attendre la mort
du juge Falcone, assassiné en 1992, pour rechercher les liens structurels
de certaines élites politiques avec la mafia. C’était ce qui fut reproché
à l’ancien président du Conseil, Giulio Andreotti, accusé en vain le
28 avril 1993 d’avoir été le « référent politique » de Cosa Nostra 2. Mais
c’est le cas de Silvio Berlusconi, président du Conseil italien à trois
reprises depuis 1994, qui a surtout retenu l’attention médiatique. Les
liens entre l’entourage de l’ex-président du Conseil et les clans de
Palerme ont été établis de façon définitive par la Cour de cassation par
son arrêt du 9 mai 2014 3. Au début des années 1970, le principal
référent politique de Cosa Nostra est la Démocratie chrétienne (DC).
Mais la mafia a déjà pris des contacts avec d’autres personnalités pro-
metteuses, comme Silvio Berlusconi, alors promoteur immobilier mila-
nais, travaillant avec un banquier sicilien, déjà gestionnaire de club
de foot, Marcello Dell’Utri, qui deviendra le président-fondateur de
Fininvest, le groupe de Berlusconi, premier groupe italien de commu-
nication et quatrième groupe dans le monde. Dell’Utri sera aussi le
fondateur de la formation politique de droite Forza Italia qui portera
Berlusconi au pouvoir en 1994.

1. Parmi une littérature abondante, v. J.-F. Gayraud, Showbiz, people et corruption,


Odile Jacob, 2009.
2. Les liens entre Andreotti et la mafia ont commencé à être évoqués à la suite des
accusations de Tommaso Buscetta puis d’autres repentis comme Mannoia et Di Maggio.
On a parlé d’un véritable « concours externe », même si, en l’espèce, les faits sont plus
complexes et ont été considérés prescrits (Cass., Sez. Un., II, 15 octobre 2004, in Dir.
pen. e proc., 2005, p. 593 sq. ; il faut préciser qu’à l’époque des faits, remontant aux
années 1970, l’article 416 bis n’existait pas et Andreotti fut donc poursuivi sur la base
du simple article 416 [associazione semplice], ce qui rendit plus délicate la preuve de sa
complicité).
3. Cass., Sez. I, 9 mai 2014 (dep. 1er juillet 2014), no 28225, Pres. Siotto, Rel.
Cassano, ric. Dell’Utri.
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112 Jacques de Saint Victor

L’historien du droit doit aujourd’hui se débattre avec une vérité


judiciaire qui a fluctué en fonction des procès intentés au sénateur
Dell’Utri, mais la décision définitive de 2014 permet d’évoquer avec
certitude une partie des « liens scélérats » noués au plus haut niveau.
En 2004, un premier jugement du tribunal de Palerme avait donné
une version de 1778 pages qui offrait un cadre d’interprétation assez
précis des relations qui avaient pu s’instaurer, pour le compte de Ber-
lusconi, entre le sénateur Dell’Utri et la Mafia 1. Finalement, après
quelques péripéties en appel, la Cour de cassation condamnait le 9 mai
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2014 de façon définitive à 7 ans de prison Dell’Utri pour « concours
externe en association mafieuse ». Cet ensemble de décisions judiciaires
permet de dessiner les liens entre les milieux mafieux et le numéro 2
du groupe Berlusconi, et par là même le président du groupe lui-même,
de 1974 à 1992, même s’il faudra certainement encore de longues
enquêtes avant de clarifier les événements postérieurs à 1992 (tracta-
tions État-mafia ; enquête sur la loge P3, etc.).
Il apparaît désormais établi que Silvio Berlusconi « payait », comme
l’écrivent les juges de cassation, la « Cosa Nostra palermitaine », en
particulier le clan de San Maria del Gesù, doté d’une véritable armée
de plus d’une centaine de « soldats », disposant chacun à leur tour de
plusieurs tueurs, tous dirigés par le « prince de l’héroïne », Stefano
Bontade. Un accord avait été conclu, selon les juges, en 1974 par la
médiation de Marcello Dell’Utri entre ce clan et Silvio Berlusconi qui
était alors patron de la société Edilnord. Le futur président du Conseil
éprouvait dans le cadre de son vaste projet, Milano 2 (qui allait assurer
son immense fortune), un besoin de « protection » et une garantie de
tranquillité (« garanzie di tranquillità »). L’argent payé par Berlusconi
était matériellement retiré à Milan auprès du sénateur Dell’Utri par le
discret Gaetano Cina, un des parrains de Palerme, boss du clan de
Malaspina, qui avait déjà servi au début des années 1970 d’intermé-
diaire entre Silvio Berlusconi et le chef mafieux Vittorio Mangano, un
des plus grands trafiquants de drogue des années post-French Connec-
tion, qui vivait alors chez Berlusconi (on retrouvera Cina dans le cadre
de la rocambolesque « trattativa » État-mafia de 1992-1994 2). Berlus-
coni l’avait officiellement embauché comme stalliere (« garçon
d’écurie ») de l’immense villa San Michele di Arcore que Berlusconi
venait d’acquérir à « prix d’ami » (via l’avocat Previti) à la famille du

1. Tribunal de Palerme, sentenza di primo grado nei confronti di Dell’Utri + 1,


11 décembre 2004.
2. Sur cette procédure judiciaire très complexe (pour ne pas dire plus), suscitant
beaucoup de réserves des meilleurs experts de la mafia, v. G. Fiandaca, S. Lupo, La
Mafia non ha vinto. Il labirinto della trattativa, op. cit., p. 42.
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Bourgeoisie mafieuse 113

marquis Camillo Casati Stampa di Soncino (qui venait de se suicider


après avoir assassiné dans des conditions rocambolesques son épouse
et son amant 1).
Si le cas Dell’Utri est unique en son genre par l’importance des
personnes en cause (président du Conseil d’une des plus grandes puis-
sances occidentales siégeant au G7, ministres et députés de premier
plan, dirigeants d’entreprise de niveau mondial), son exemple est loin
d’être isolé dans le monde politique 2. Les liens obscurs noués par des
politiques influents avec le monde criminel en disent long sur ces élites
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qui, sans appartenir organiquement à une structure mafieuse, traitent
d’égal à égal avec cette dernière. La vulgate « libérale » du « moins
d’État » – sans compter son éloge naïf et irresponsable des « vertus de
la corruption 3 » – a du reste facilité les justifications de ces mêmes
élites « en odeur de mafia 4 ». Précisons que les organisations crimi-
nelles semblent privilégier depuis quelques années les infiltrations au
niveau local, délaissant le niveau national (trop visible). L’infiltration
mafieuse semble faire des émules (en particulier en France, à Marseille
ou en Corse, avec les conséquences que l’on peut mesurer 5)… Face à
cette corruption accrue des élites locales, le gouvernement italien dut
le 22 juillet 1991 voter dans la précipitation une loi permettant aux
autorités préfectorales de « dissoudre » une administration locale en cas
d’« infiltration mafieuse » 6. Cette loi, après quelques années d’espoir,
n’a rien résolu. Une carte des conseils municipaux dissous pour infil-
tration mafieuse permet aujourd’hui de comprendre la véritable pré-
gnance territoriale de la mafia 7. Ces conseils ont vite été repris en main
1. L’avocat Previti sera ensuite nommé ministre de la Défense de Berlusconi puis
condamné à plusieurs reprises pour diverses affaires, notamment en 2006 et en 2007
pour corruption de magistrats et radié de l’ordre des avocats en 2011.
2. R. Cantone, G. Di Feo, I Gattopardi, Milan, Mondadori, 2011, p. 141 sq.
3. V. G. Kœnig, Les discrètes vertus de la corruption, Grasset, 2009.
4. Sur la vulgate « libérale », rappelons le livre de Michel Crozier, État moderne, État
modeste, stratégie pour un autre changement (Seuil, 1991) qui a tant inspiré les réformes
contestables de la fonction publique jusqu’à la présidence Macron.
5. Le retour récent des « clans » corso-marseillais, pourtant affaiblis depuis les
années 1970, n’est pas étranger aux lois de décentralisation des années 1980, ni à ces
modifications gestionnaires (les gangs corso-marseillais sont associés par la criminologie
italienne à une mafia « horizontale », proche de la Camorra ; v. Paola Monzini, Gruppi
criminali a Napoli e a Marsiglia. La delinquenza organizzata nella storia di due città [1820-
1990], Rome, Donzelli, 1999).
6. Il y en avait 185 dissous en 2010 ; la première loi à avoir prévu cette dissolution
date du 8 juin 1990 pour « actes contraires à la constitution » ; puis il y a eu le décret-loi
du 31 mai 1991 qui introduit l’art. 15 bis à la loi de 1990, permettant la dissolution
pour cause d’infiltration par la criminalité organisée et ce décret sera consacré par la loi
no 221 du 22 juillet 1991.
7. Près de deux cents conseils ont été dissous depuis 1991, en majorité dans les
régions de Naples, de Palerme, de Reggio Calabria et de Caserte (quelques-uns au nord
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114 Jacques de Saint Victor

par la mafia, comme si, dans certaines zones, il n’était pas possible
d’échapper à l’emprise de cette dernière 1. Ce constat est encore plus
dramatique dans le domaine économique.

Les liens entre mafia et monde économique

L’ombre de la « bourgeoisie mafieuse » a depuis l’origine été très


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présente dans certains secteurs économiques (l’abigéat dans le monde
agricole est le prototype du délit pré-mafieux 2). Certains domaines, en
particulier le BTP ont connu une forte infiltration mafieuse après-
guerre (« sac de Palerme ») qui s’est petit à petit étendue à des secteurs
nouveaux (« cycle des déchets », marchés écologiques, secteur sanitaire,
etc.). À partir d’une étude minutieuse des décisions de justice, la socio-
logie criminelle a proposé une intéressante casuistique de ces liens
complexes entre monde légal économique et monde criminel. Il faut
en effet faire très attention sur un territoire « contrôlé » par la mafia :
le juge doit comprendre les contraintes des acteurs économiques et ne
pas mettre dans le même sac un industriel contraint de travailler avec
le monde du crime, même s’il ne le devrait pas en principe, et celui
qui, pour diverses raisons, accepte de passer un « pacte scélérat » avec
l’organisation criminelle et relève de la véritable « bourgeoisie
mafieuse ».
La sociologie criminelle, reprise à juste titre dans les traités de droit
sur la mafia (G. Turone), établit une sorte de distinction entre ceux
qu’elle désigne comme des « entrepreneurs soumis » – ou « subor-
donnés » (subordinati) – des entrepreneurs « complices » (collusi) et des
entrepreneurs proprement « mafieux 3 ». Pour appartenir à la « bour-
geoisie mafieuse », il faut avoir passé un « pacte » tacite ou exprès avec
l’organisation criminelle. La jurisprudence impose aux enquêteurs de
démontrer une « collaboration » en vue de tirer des « avantages

de l’Italie, à Bardonecchia, en Piémont, ou à Nettuno dans la province de Rome ou à


Buccinasco près de Milan). Plus de vingt conseils municipaux ont même été dissous
plusieurs fois.
1. En 2009, le procureur antimafia de Naples, Giandomenico Lepore, déclarait
devant la commission parlementaire que plus de 30 % des politiciens de la région étaient
des hommes de main de la mafia (cité par F. Barbagallo, Storia della Camorra, op. cit.,
p. 240).
2. V. J. de Saint Victor, Un pouvoir invisible, op. cit., p. 40 sq.
3. Pour tout ce qui suit, voir G. Turone, Il delitto di associazione mafiosa, op. cit.,
p. 458 sq.
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Bourgeoisie mafieuse 115

injustes » 1. Écartons aux deux extrémités du spectre criminel les


« entrepreneurs soumis » et les « entrepreneurs mafieux » et concen-
trons-nous sur les « entrepreneurs complices » qui ne sont pas
« mafieux », au sens littéral du terme, car ils n’appartiennent pas à la
société criminelle (et n’en partagent pas généralement l’affectio societa-
tis, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas désireux de faire partie du clan).
Pourtant, ils ont des liens symbiotiques avec la mafia 2. Au sein de
cette nébuleuse des entrepreneurs « corrompus » (collusi), désignés aussi
comme « entrepreneurs complices », la sociologie criminelle distingue
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de façon subtile deux catégories très distinctes, les chefs d’entreprise
« clients » (clienti) de la mafia et les chefs d’entreprise « instrumentaux »
(strumentali) des clans. Ces distinctions criminologiques sont utiles
pour avoir une approche plus fine du phénomène de collusion
mafieuse.
Les entrepreneurs « clients » de la mafia sont généralement des chefs
d’entreprise implantés localement, entrant en « relation de clientèle »
avec le clan mafieux qui contrôle leur territoire. L’entrepreneur n’est
pas considéré par la mafia comme digne de faire partie de son clan – il
paye le pizzo, l’impôt mafieux – mais la mafia juge utile de l’aider pour
en retirer certains avantages ultérieurs. C’est le cas fameux de Giovanni
Ienna, industriel de Forza Italia, proche des sanguinaires frères Gra-
viano, responsables des attentats de 1993 à Florence et à Rome. À
l’origine modeste charpentier de Palerme, Ienna se lança mystérieuse-
ment en 1966 dans la promotion immobilière alors qu’il n’avait pas de
garantie suffisante pour obtenir un simple crédit bancaire. Il aurait
passé un « pacte » avec un clan qui lui permit de devenir un des entre-
preneurs les plus en vue de Palerme, propriétaire d’hôtel de luxe, de
dizaines d’entreprises, de complexes immobiliers, de domaines fon-
ciers, etc. Pourtant il n’appartiendra jamais à la mafia et continuera à
lui payer le pizzo 3. De fait, il n’était pas un « homme d’honneur » au
sens organisationnel du terme, mais le tribunal de Palerme jugera en

1. Cass., Sez. I, 11 octobre 2005, D’Orio, CED-232963, in Cass. Pen., 2007,


p. 1068 sq., avec les remarques de G. Borrelli.
2. Le cas d’école est celui des « chevaliers du travail » (Cavalieri del Lavoro) de
Catane, des riches promoteurs qui, dans les années 1980, passèrent un pacte criminel
avec la mafia palermitaine (S. Lupo, Histoire de la mafia, op. cit., p. 283 sq.). L’objectif
était d’élargir le périmètre de leurs affaires, tout en offrant en échange à la mafia leurs
réseaux économico-politiques en Sicile et dans le reste de l’Italie (Pino Arlacchi, Gli
Uomini del disonore. La Mafia siciliana nella vita del grande pentito Antonio Calderone
[1992], Milan, Il Saggiatore, p. 188 sq.).
3. Lorsqu’il sera arrêté par la police, le 28 juillet 1994, ses avocats insistèrent même
sur ce point : leur client ne pouvait appartenir à la mafia puisqu’il payait le pizzo. C’était
évidemment un argument de mauvaise foi.
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116 Jacques de Saint Victor

1995 que même s’il ne faisait pas formellement partie de Cosa Nostra,
l’entrepreneur entretenait avec elle des rapports étroits et réciproques
(comme celui d’avoir « blanchi » de manière durable et systématique
l’argent mafieux 1). Giovanni Ienna est un cas emblématique d’entre-
preneurs-clients de la mafia qui se sont multipliés ces dernières années
(dans le cadre, par exemple, du fameux « cycle des déchets » en Campa-
nie ou du système de la santé en Calabre, etc.).
Ces entrepreneurs « clients » de la mafia se distinguent de l’entre-
preneur « instrumental » qui appartient en général à de puissantes mul-
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tinationales qui n’ont pas « besoin » au sens propre de la mafia. Mais il
décide pourtant de pactiser avec les clans, les deux parties se considé-
rant des partners, comme on dit en Italie. Il est fréquent de voir une
grande entreprise désireuse de s’implanter sur un territoire tenu par la
mafia monter par commodité ce qu’on appelle un « comité d’affaires »
patronat-mafia. Ces accords limités dans le temps précisent de manière
stricte les obligations réciproques. Le modèle historique de ce genre de
pacte est celui du tavolino (petite table de jeu) sicilien. Après le maxi-
procès de 1987, les parrains de Corleone chargèrent un riche entrepre-
neur de Palerme, Angelo Siino, pilote amateur de rallyes, surnommé
« Charles Bronson » à cause de son physique, de mettre en place un
système discret mais centralisé monopolisant les travaux publics en
Sicile. Siino avait connu des financiers, comme le banquier Michele
Sindona, qui « blanchissait » l’argent des plus grands boss de Palerme
à travers la banque vaticane (IOR), ainsi que par ses banques améri-
caines et la banque Ambrosiano de son ami, devenu son rival, le ban-
quier Roberto Calvi, retrouvé pendu sous un pont de Londres le
18 juin 1982 2. Lorsque le clan des Corléonais fit main basse sur
Palerme au début des années 1980, Siino passa à leur service et devint
le « ministre des Travaux publics » de Cosa Nostra.
Le « système Siino », que son organisateur dévoila lui-même,
lorsqu’il décida de collaborer avec la justice, est révélateur des pra-
tiques de ces « patrons instrumentaux ». La plupart des industriels,
italiens ou étrangers, qui décidèrent d’investir en Sicile, à l’instar du
groupe Ferruzzi de Ravenne, alors dirigé par le célèbre condottiere
Raul Gardini, firent appel par commodité à Siino 3. Les avantages
offerts par le tavolino étaient considérables d’un point de vue pra-

1. À propos de G. Ienna, v. le décret de confiscation du tribunal de Palerme, de


juin 1995, dans notre article, « Une nouvelle élite en gestation », art. cité, p. 156.
2. Sur ces affaires de la « finance vaticane », v. Un pouvoir invisible, op. cit., p. 196
sq. ; j’ai étudié cette délicate question à partir des arrêts non publiés de la justice italienne.
3. Sur ce célèbre accord mafieux, révélé par Siino, voir Alfio Caruso, Da Cosa nasce
cosa. Storia della mafia dal 1943 a oggi, Milan, Longanesi, 2000, p. 441 sq.
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Bourgeoisie mafieuse 117

tique. Les entrepreneurs étaient assurés, pendant cinq ans, de gagner


localement les appels publics qui les intéressaient. En outre, le pacte
avec la mafia assurait aux entrepreneurs une sécurité absolue sur les
chantiers, en particulier en cas de conflit social (grève). Cosa Nostra
garantissait enfin l’intégrité physique de tous les dirigeants et salariés
venus du nord pour travailler sur les chantiers siciliens, notamment
contre les risques d’extorsion d’autres organisations criminelles
mineures (en particulier une petite mafia concurrente appelée la
Stidda) ; à l’inverse, pour ceux qui n’acceptaient pas les conditions
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de la mafia, l’activité professionnelle en Sicile pouvait s’avérer mor-
telle. La plupart des industriels ne se firent pas prier. En contrepartie
d’une implantation sans histoires, ils n’avaient qu’à s’asseoir au tavo-
lino et verser à la mafia un pourcentage fixé selon des barèmes très
précis : 2,5 % de la valeur de l’appel d’offres pour entretenir les
bons rapports de Cosa Nostra avec la classe politique, 2,5 % pour
la sécurité sur les chantiers et 0,8 % versé directement aux parrains
des parrains de Sicile, Toto Riina et Bernardo Provenzano, qui
assuraient la garantie générale du pacte 1.
Ce tavolino sicilien n’a rien d’une spécialité sicilienne, même s’il ne
fut jamais autant centralisé qu’en Sicile. À Naples, le scandale Parma-
lat en 2001 mit en lumière des pratiques semblables dans la région,
confirmant que le modèle Siino avait fait des émules sur le territoire
italien 2. Ainsi note-t-on aussi les mêmes pratiques en Campanie ou
en Calabre, à l’occasion notamment de la construction de l’autoroute

1. On ignore encore aujourd’hui si ce tavolino fut à l’origine de certaines tristes


mésaventures qui endeuillèrent le monde patronal italien au début des années 1990,
comme le « suicide » du célèbre Condottiere Raul Gardini, l’ex-manager du groupe
Ferruzzi, président de Montedison, mort d’une balle à son réveil alors qu’il s’apprêtait
à rencontrer, ce matin-là, le juge Di Pietro. À l’époque, même la justice ignorait les
pratiques du « tavolino » sicilien. Depuis les révélations d’Angelo Siino, « ministre des
travaux publics de Cosa Nostra », certains ont quelques doutes sur le « suicide » de
Raul Gardini.
2. Voir I Gattopardi, op. cit., p. 30 sq. Dans les années 1980, Parmalat avait racheté
une immense entreprise d’économie mixte, la Cirio, qui bénéficiait à Naples d’un mono-
pole de fait sur le commerce local du lait. L’affaire avait été conclue par hasard. Un clan
local, rival des Casalesi, le clan Tavoletta, avait compris avant les autres l’importance de
ce marché alimentaire. Il était allé voir les dirigeants régionaux de la Cirio en les mena-
çant – « La province de Caserte est nôtre » – : contre une forte participation financière
de la Cirio (camouflée par une comptabilité secrète), le clan de Tavoletta s’engageait à
éliminer, y compris par la force, toute entreprise concurrente sur le territoire qu’elle
contrôlait. Quand Parmalat acquit la Cirio, les nouveaux dirigeants poursuivirent dans
la même indifférence le « pacte criminel » finalement très utile pour éliminer toute
concurrence. Évidemment, ce fut le client qui en paya le prix fort car le lait ne fut jamais
si cher que dans cette région laitière…
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118 Jacques de Saint Victor

Salerne-Reggio ou du port de Gioia Tauro, contrôlé par un des clans


les plus puissants de la mafia calabraise, les Piromali-Pelle 1. À chaque
fois, les holdings du nord préférèrent cyniquement passer un « pacte »
avec la mafia plutôt que de prendre le risque de faire respecter la
légalité.
Ces arrangements témoignent de la profonde « irresponsabilité
sociale » des dirigeants des grandes firmes de dimension nationale
ou globale. Toutes sont en effet gravement coupables, selon la
justice, car ces multinationales avaient, contrairement aux entrepre-
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neurs locaux, la capacité de résister à la pression mafieuse. Avec
leurs relations privilégiées aux plus hauts sommets de l’État, elles
auraient pu mobiliser l’appareil répressif pour combattre le phéno-
mène d’extorsion. Elles préférèrent pourtant passer par commodité
un « pacte » avec la mafia. Cet accord n’est, selon la définition crimi-
nologique, que purement « instrumental » (d’où le nom d’entrepreneur
instrumental), le dirigeant qui le passe étant non seulement totalement
extérieur à l’affectio societatis mafieux, mais en outre dans un rapport
extérieur aux clans (contrairement à l’entrepreneur-client, il ne les
fréquente pas dans son quotidien). Les pratiques de l’entrepreneur
instrumental sont donc encore plus pernicieuses que celles de l’entre-
preneur-client : il ne faut pas perdre de vue que le pacte avec une
société multinationale renforce l’aura locale du clan mafieux en
lançant un message aux autres acteurs locaux : comment les inciter
à ne pas payer le pizzo (impôt mafieux) quand d’aussi grandes
entreprises acceptent de pactiser ?

Finalement, la question de la « bourgeoisie mafieuse » réveille de


vieilles questions morales. L’indifférence revendiquée par la science
économique depuis deux siècles aux questions éthiques prend
aujourd’hui une dimension dramatique dans les zones à forte domina-
tion mafieuse. Les managers de Parmalat, à Naples, ceux de la Calces-
truzzi (Ferruzzi), en Sicile, ou ceux de la plaine et du port de Gioia
Tauro, en Calabre, ont pu faire sans difficulté le jeu de la mafia, car
leurs élites n’ont jamais été guidées par autre chose que le cynisme
utilitariste appris sur le banc de leurs écoles de commerce. La situation
est-elle désespérée ? En 2007, l’ancien président de la Confindustria,

1. Voir l’enquête de R. Sciarrone, « mafia e società civile in un area di radicamento


originario : essere impreditori nella piena di Gioia Tauro », in Mafie vecchie, mafie nuove,
Rome, Donzelli, 1998, p. 55 sq.
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Bourgeoisie mafieuse 119

Luca Cordero di Montezemolo, a affirmé que, dans certaines zones


« mafieuses » du Mezzogiorno, être un chef d’entreprise « honnête »
relevait de « l’héroïsme 1 ». Or, si, comme le prétendent certains magis-
trats, le monde global s’apparente de plus en plus à une « grande
Sicile », l’essor de cette « bourgeoisie mafieuse » risque bien de ne pas
rester cantonné au Mezzogiorno.
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1. Déclaration rapportée par La Repubblica, 3 septembre 2007.

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