La Bourgeoisie Mafieuse, Aspects Criminologiques Des Dérives Oligarchiques
La Bourgeoisie Mafieuse, Aspects Criminologiques Des Dérives Oligarchiques
La Bourgeoisie Mafieuse, Aspects Criminologiques Des Dérives Oligarchiques
Aspects criminologiques de
dérives oligarchiques
Jacques de Saint-Victor
Dans Droits 2019/2 (n° 70), pages 101 à 119
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0766-3838
ISBN 9782130821243
DOI 10.3917/droit.070.0101
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LA « BOURGEOISIE MAFIEUSE ».
ASPECTS CRIMINOLOGIQUES DE DÉRIVES OLIGARCHIQUES
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Depuis Christopher Lasch, plusieurs sociologues ont souligné
l’indifférence, pour ne pas dire plus, des nouvelles élites « globales »,
celles qu’on désigne comme « surclasses », à l’image de ces « bourgeoi-
sies compradores » d’Amérique latine qui avaient sacrifié au XXe siècle
les intérêts de leur peuple au profit des multinationales américaines 1.
Mais ce n’est qu’un aspect de l’évolution d’une partie des élites du
nouveau monde qui ont notamment abusé jusqu’en 2008 des paradis
fiscaux et autres instruments juridiques pour accélérer leurs « stratégies
d’enfouissement ». À cette occasion, certains membres de ces surclasses
sont allés plus loin et n’ont pas hésité à pactiser avec des clans crimi-
nels. Ces « pactes scélérats » ne sont certes pas nouveaux dans l’histoire
élitaire 2 ; mais ils prennent un autre sens alors que les mafias, sans
renoncer à leur ADN traditionnel de violence et de corruption, ont pris
un tour nouveau dans les pays où elles existent depuis plus d’un siècle,
comme l’Italie 3. Depuis la fin des années 1990, et surtout depuis la
crise de 2008, les législations se succèdent pour pister l’argent sale de
tous les trafics (drogue, armes, êtres humains, etc.) et les mafias les
plus puissantes ont semblé privilégier les « affaires propres » (BTP,
système de santé, secteur écologique, etc.), tout au moins sur le papier
(mafia pulita 4)… L’historien de la Camorra, Francesco Barbagallo,
affirme que la question mafieuse est en passe de devenir « une part
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des mafias en voie de « normalisation », s’est dessinée petit à petit la
figure nouvelle d’un acteur ambigu de la globalisation que la criminolo-
gie italienne va appeler la « bourgeoisie mafieuse 3 ».
Ce terme de « bourgeoisie criminelle » ou de « bourgeoisie mafie-
use » a pu susciter les réticences de certains chercheurs, car il semble
mélanger aspect sociologique et aspect criminologique, mais les crimi-
nologues italiens y voient un terme heuristique permettant d’illustrer
les mutations globales de certaines oligarchies contemporaines 4.
Celles-ci adoptent des logiques purement « prédatrices », en rupture
avec l’esprit traditionnel du capitalisme qui, depuis sa fondation, repo-
sait sur la « création destructrice », tout au moins selon la vision de
l’entrepreneur de Schumpeter 5. Cette mutation ne fait du reste que
refléter une évolution systémique bien plus large : la « prédation »,
comme l’avait souligné après 2008 l’ancien président du Crédit Lyon-
nais, Jean Peyrelevade, est devenue le trait distinctif qui menace les
nouvelles élites financières de nos sociétés globalisées 6. La « bourgeoi-
sie criminelle » désigne dès lors un nouvel acteur appelé à prospérer
dans une économie de plus en plus concurrente et chaotique (et la
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de la « postmodernité » politique, économique et sociale, la chute du
Mur s’y étant opérée dans un climat particulièrement tendu, plus rava-
geur qu’ailleurs en Occident (scandales Tangentopoli, aussi appelés
Mani Pulite). Ces enquêtes judiciaires, menées par un parquet qui
venait d’acquérir en 1989 sa totale indépendance, ont balayé dès 1992
les anciennes oligarchies issues de l’après-guerre, contribuant à une
« héroïsation » (passagère) de la magistrature italienne 3. Cette « anoma-
lie » a dessiné en Italie, avant les autres pays d’Occident, des tendances
lourdes de la nouvelle société globale, suscitant parfois des interpréta-
tions audacieuses qui ont nourri un discours « populiste » et débouché,
rappelait l’historien Antonio Gibelli, sur une « démocratie autoritaire 4 »
puis des formes de « directisme » (G. Sartori) assez préoccupantes pour
l’avenir de la démocratie représentative. C’est qu’on ne peut plus
occulter, comme la science politique a eu trop tendance à le faire, les
liens entre dérives criminelles et évolutions politiques 5.
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L’expression de « bourgeoisie » mafieuse ne renvoie pas à une réalité
sociologique précise mais elle vise, du point de vue criminologique, des
franges (de plus en plus importantes ?) de la classe dirigeante, poli-
tique, économique, sociale, sportive, médiatique, etc., ayant des rap-
ports, non plus seulement occasionnels mais continus, systémiques, avec
la sphère criminelle, en l’espèce les clans mafieux. Rappelons que le
mot « mafia » apparaît en 1865 dans les correspondances officielles des
autorités italiennes 1. Le terme, dont l’origine précise n’a jamais été
éclaircie, est destiné à distinguer une forme nouvelle de criminalité
n’ayant rien à voir avec les groupes du banditisme traditionnel (genre
« cour des miracles » ou « Camorra » à Naples). Cette puissante société
secrète – on parlait auparavant de « sectes criminelles » – paraît dominer
depuis la Restauration des Bourbons la Sicile, la Calabre et certaines
régions de la Campanie au nord de Naples (la Camorra urbaine
n’ayant alors rien d’une « mafia »). Le grand intellectuel Pasquale
Villari, dans ses Lettres méridionales, évoquera ainsi l’existence d’une
force criminelle inconnue dans le reste de l’Europe par sa puissance et
qui avait pris le nom de « mafia 2 ».
Cette dénomination renvoie donc dès son origine à des liens étroits
et mystérieux avec le monde élitaire. Dans les années 1980, le célèbre
juge Giovanni Falcone s’était convaincu que la véritable force de la
mafia ne reposait pas seulement sur sa capacité intimidatrice (même si
c’est un élément décisif de la définition juridique du délit « d’associa-
tion mafieuse », prévu depuis 1982 par l’art. 416-bis du Code pénal
italien) mais sur le réseau de « relations sociales » dont celle-ci dispose
dans les hautes sphères de la société auprès d’élites en « odeur de
1. Son existence est attestée bien avant les années 1860 ; sur ce point, voir l’excel-
lente synthèse d’Enzo Ciconte, Storia criminale. La resistibile ascesa di mafi, ‘ndrangheta e
camorra dall’Ottocento ai giorni nostri, Soveria Mannelli, Rubbettino, 2008, p. 7 sq.
2. Sur ce contexte historique, Salvatore Lupo, Histoire de la mafia, des origines à nos
jours [1996], Flammarion, 1999, p. 77 sq.
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mafia ». Pendant longtemps, les avocats de ces mêmes élites ont évi-
demment nié l’existence de tels liens, mais la jurisprudence est parve-
nue à partir de 1994 (souvent au prix d’une certaine ductilité 1) à
démontrer l’existence de ces « liens scélérats » entre les élites légales
et les clans à travers le concept de « concours externe en association
mafieuse », qu’on peut regarder comme la base juridique de la notion
de « bourgeoisie mafieuse 2 ». Ainsi se révéla l’existence de « zones
grises » où des liens se sont tissés entre les membres d’une mafia et
certaines élites sans scrupule tirant profit des services des clans, sans
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appartenir pour autant à ce que la sociologue Alessandra Dino appelle
le « noyau dur » (nucleo duro) de la mafia 3.
Les recherches historiques et criminologiques sur la « bourgeoisie
mafieuse » ont facilité cette audace jurisprudentielle italienne, parfois,
il faut bien le reconnaître, jusqu’à produire des « théorèmes judiciaires »
qui peuvent se révéler incommodes pour l’historien (l’enquête tentacu-
laire du parquet de Palerme sur la soi-disant « trattativa » État-mafia de
1992-1993 en offre un cas d’école 4). Ce faisant, le droit italien a
permis, non pas d’obscurcir (comme c’est parfois le cas des règles
pénales) mais au contraire de mettre en lumière une réalité criminolo-
gique inquiétante, à condition de se prémunir contre toute fenêtre
d’interprétation « complotiste ». Il est significatif que cette évolution
vienne en grande partie du juge Falcone. Ce dernier ne fut pas en effet
seulement le célèbre martyr du combat anti-mafia mais il fut aussi un
intellectuel qui avait découvert et remis en avant l’œuvre du baron
Leopoldo Franchetti (1847-1917), le premier « criminologue » à avoir
fait un remarquable travail sur la naissance de la mafia, en l’étudiant
sur place au péril de sa vie. Même s’il n’est pas exempt de certains des
préjugés de son époque, le travail de Franchetti représente l’analyse la
plus lucide et la plus approfondie du phénomène mafieux à ses ori-
gines. Il met en pleine lumière ses connexions avec les milieux diri-
geants de l’époque 5. Ainsi la « bourgeoisie mafieuse » est aux origines
1. Sur cette jurisprudence, voir Giuliano Turone, Il Delitto di associazione mafiosa,
Milan, Giuffrè, 2008, chap. IX, p. 398 sq.
2. La cour, dans l’arrêt Demitry, déduisit le concept de « concours externe » de l’arti-
culation entre l’article 110 du code pénal (sur la complicité) et l’article 416 bis sur
l’association mafieuse (voir Cass. Pen. Sez Un., 5 octobre 1994, arrêt Demitry, in Foro
It., 1995, II, 422). De nombreux arrêts ultérieurs sont venus compléter le périmètre de
cette infraction [notamment par l’arrêt Mannino, Cass., Sez. Un., 12 juillet 2005, Foro
it., 2006, II, cc. 98 et s].
3. A. Dino, Gli ultimi padrini, op. cit., p. 213.
4. G. Fiandaca, S. Lupo, La Mafia non ha vinto. Il labirinto della trattativa, Rome,
Bari, Laterza, 2014.
5. Sur le baron Franchetti, v. notre article, « Aux origines des études scientifiques
sur les “sociétés mafieuses” : l’œuvre du baron Franchetti (1847-1917) », in Études offertes
à Jean-Louis Harouel, Éditions Panthéon-Assas, 2015, p. 431-444.
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mêmes des phénomènes mafieux (et c’est bien ce qui distingue la mafia
des autres groupes criminels).
L’œuvre de Franchetti n’a pas connu le succès que la qualité de ses
analyses, en particulier dans ses Conditions politiques et sociales de la Sicile
(1876), aurait pu lui laisser espérer. Ce livre, malheureusement non
traduit en français, constitue la première grande étude sur le phéno-
mène mafieux à ses origines 1. C’est un travail d’enquête d’une très
grande valeur historique et même littéraire (le titre, hélas, ne le laisse
pas supposer). Le baron Franchetti est en quelque sorte le « Tocque-
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ville du crime organisé ». On peut faire un parallèle entre le jeune aris-
tocrate libéral normand, parti en Amérique dans les années 1830 pour
saisir la démocratie à ses origines, et le jeune aristocrate libéral toscan,
parti en Sicile dans les années 1870 pour étudier ce qu’il appelle la
« démocratisation de la violence », phénomène qui annonce les apories
actuelles de notre globalisation libérale.
Le baron s’informe, prend des notes, rencontre tous les acteurs de
terrain. Très vite, écrit-il, plusieurs scandales attirent son attention (I, I, 2).
Ils mettent en évidence des luttes entre propriétaires, des vengeances
(vendettas), des meurtres, des enlèvements, des demandes de rançon
dont les auteurs sont connus mais jamais arrêtés 2. Dès le début de son
enquête, le baron note, intrigué, que le phénomène mafieux est né dans
la riche région de Palerme, une des plus prospères d’Europe avec le
bassin parisien, et non dans le cœur désolé et pauvre du centre de la
Sicile. Or, Franchetti pensait, avec les intellectuels de son temps, que
la « mafia » était comme toute clique criminelle fille de la misère et du
besoin. Partout ailleurs, les « fauteurs de trouble » viennent des bas-
fonds de la société (ce que la criminologie américaine naissante appel-
lera l’underworld). Au contraire, en Sicile, la classe des « fauteurs de
trouble » (facinorosi) se recrute essentiellement dans la nouvelle bour-
geoisie (« facinorosi della classa media », III, II, 54). Franchetti com-
prend très rapidement qu’on assiste à l’émergence d’un phénomène
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La fin des justices seigneuriales et des armées privées, qui furent, en
Angleterre ou en France, remplacées selon un processus séculaire par
les forces de l’État, n’a pas permis en Sicile d’établir ce « monopole de
la violence légitime » (Max Weber). Après l’abolition de la féodalité,
l’usage de la violence va devenir, souligne Franchetti, accessible à « tout
milieu et à toute classe » (p. 101). « L’organizzazione della violenza
diventata […] più democratica, è adesso accessibile a molti piccoli inte-
ressi. » Une économie libérale a remplacé une économie féodale sans
que le système juridique et bancaire n’ait eu le temps de se préparer.
L’incapacité de la monarchie des Bourbons à assurer l’ordre public
dans cette terre lointaine, qui deviendra après l’Unification de 1861
une sorte de « colonie de l’Italie », comme ironisera le prince de Lampe-
dusa, a favorisé la diffusion d’une nouvelle culture de violence privée,
plus démocratique certes (bourgeoise et non plus féodale), mais tout
aussi brutale.
C’est le deuxième constat révolutionnaire de Franchetti qui est,
rappelons-le, un penseur libéral (et nullement socialiste). À Palerme
et dans sa région, ce ne sont pas des bandits ou des bandes crimi-
nelles classiques qui ont joué un rôle actif dans l’essor de cette
criminalité mafieuse mais des « classes bourgeoises », voire des
notables a priori insoupçonnables. Ce sont eux qui ont créé les
premières « sectes mafieuses » en s’inspirant des loges maçonniques
secrètes et des « Vente » des Carbonari 2. Dans le paragraphe crucial
consacré à ce que Franchetti appelle les « fauteurs de trouble de la
classe moyenne » (facinorosi della classe media, III, II, 54), le jeune
baron toscan découvre que les chefs des clans mafieux appar-
tiennent tous à la classe bourgeoise (on dit alors « classe moyenne »,
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à Palerme et dans ses environs, ce schéma ne fonctionne pas : une
partie des nouvelles classes possédantes, notamment la bourgeoisie
des intendants de domaines (Gabellotti), ces personnages puissants
et oubliés, comme les Guccione ou les Nicolosi, richissimes gérants
de centaines d’hectares, semble n’avoir profité de la chute de la
féodalité que pour récupérer à leur profit l’ancienne violence féodale
et son système de prédation, en se bornant juste à le « démocratiser »
(disposant désormais « librement » des grands domaines qui étaient
jadis, via le système des substitutions, réservés aux barons). C’est le phé-
nomène de « démocratisation de la violence ».
En notant que « tous les soi-disant chefs mafieux (capi mafia) sont
tous des personnes aisées (di condizione agiata) 2 », qu’ils ont créé « un
outil au service de forces sociales en place ab antiquo », le baron Fran-
chetti suggère que la mafia est au service des élites en place et que la
dérive mafieuse repose pour partie sur cette transition mal préparée
entre l’économie féodale et l’économie libérale qui n’a pas permis au
« Libre Marché » de se développer de façon pacifique (car le Marché
n’est pas, en soi, pacifique). Ainsi sont apparus en Sicile des « entrepre-
neurs de la violence », ces fameux Gabellotti, qui constituent l’armature
de la future mafia 3. Certains cercles de la bourgeoisie palermitaine ont
créé ces clans mafieux, tandis que d’autres cercles (la future « bourgeoi-
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compris que ce n’est pas l’échange économique qui peut, en soi, pacifier
les mœurs, comme le croit la thèse naïve du « doux commerce ».
Quelques années après Franchetti, et en tenant compte de certaines
analyses sur la « mafia », Max Weber établira une distinction fort utile
entre « l’agir économique » et « l’action économiquement orientée 3 ».
Toute l’erreur du discours « libériste » vient de la confusion entre ces
deux domaines. L’agir économique s’entend bien comme une victoire
de la civilisation moderne où, pour réussir dans le cadre de la compéti-
tion entre sujets, il n’est plus nécessaire de recourir à la force brute
mais il suffit de jouer le jeu d’une concurrence pacifiquement encadrée.
Mais, notamment depuis la seconde révolution industrielle, le grand
capitalisme se rapproche plus de ce que Max Weber appelle l’action
économiquement orientée dont la fin est économique mais les moyens, eux,
ne le sont pas (ils peuvent même être ouvertement criminels, v. les
Robber Barons 4). Ainsi rentrent dans cette vaste catégorie la piraterie
d’État, les colonisations marchandes et brutales, les guerres de
conquêtes et, depuis le XXe siècle, toute forme de prédation, notam-
ment financière 5.
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été le prophète des dérives criminelles de certaines élites de notre
IIIe millénaire, tout comme Tocqueville fut le prophète du siècle amé-
ricain passé.
Il convient maintenant de sortir du cadre théorique pour saisir les
aspects de ces « pactes scélérats » (pactum sceleris) entre élites et mafias.
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il aurait été inconcevable d’imaginer ces liens structurels entre le
monde politique et la mafia (face soigneusement occultée par exemple
lors du maxi-procès de Palerme en 1987). Il a fallu attendre la mort
du juge Falcone, assassiné en 1992, pour rechercher les liens structurels
de certaines élites politiques avec la mafia. C’était ce qui fut reproché
à l’ancien président du Conseil, Giulio Andreotti, accusé en vain le
28 avril 1993 d’avoir été le « référent politique » de Cosa Nostra 2. Mais
c’est le cas de Silvio Berlusconi, président du Conseil italien à trois
reprises depuis 1994, qui a surtout retenu l’attention médiatique. Les
liens entre l’entourage de l’ex-président du Conseil et les clans de
Palerme ont été établis de façon définitive par la Cour de cassation par
son arrêt du 9 mai 2014 3. Au début des années 1970, le principal
référent politique de Cosa Nostra est la Démocratie chrétienne (DC).
Mais la mafia a déjà pris des contacts avec d’autres personnalités pro-
metteuses, comme Silvio Berlusconi, alors promoteur immobilier mila-
nais, travaillant avec un banquier sicilien, déjà gestionnaire de club
de foot, Marcello Dell’Utri, qui deviendra le président-fondateur de
Fininvest, le groupe de Berlusconi, premier groupe italien de commu-
nication et quatrième groupe dans le monde. Dell’Utri sera aussi le
fondateur de la formation politique de droite Forza Italia qui portera
Berlusconi au pouvoir en 1994.
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2014 de façon définitive à 7 ans de prison Dell’Utri pour « concours
externe en association mafieuse ». Cet ensemble de décisions judiciaires
permet de dessiner les liens entre les milieux mafieux et le numéro 2
du groupe Berlusconi, et par là même le président du groupe lui-même,
de 1974 à 1992, même s’il faudra certainement encore de longues
enquêtes avant de clarifier les événements postérieurs à 1992 (tracta-
tions État-mafia ; enquête sur la loge P3, etc.).
Il apparaît désormais établi que Silvio Berlusconi « payait », comme
l’écrivent les juges de cassation, la « Cosa Nostra palermitaine », en
particulier le clan de San Maria del Gesù, doté d’une véritable armée
de plus d’une centaine de « soldats », disposant chacun à leur tour de
plusieurs tueurs, tous dirigés par le « prince de l’héroïne », Stefano
Bontade. Un accord avait été conclu, selon les juges, en 1974 par la
médiation de Marcello Dell’Utri entre ce clan et Silvio Berlusconi qui
était alors patron de la société Edilnord. Le futur président du Conseil
éprouvait dans le cadre de son vaste projet, Milano 2 (qui allait assurer
son immense fortune), un besoin de « protection » et une garantie de
tranquillité (« garanzie di tranquillità »). L’argent payé par Berlusconi
était matériellement retiré à Milan auprès du sénateur Dell’Utri par le
discret Gaetano Cina, un des parrains de Palerme, boss du clan de
Malaspina, qui avait déjà servi au début des années 1970 d’intermé-
diaire entre Silvio Berlusconi et le chef mafieux Vittorio Mangano, un
des plus grands trafiquants de drogue des années post-French Connec-
tion, qui vivait alors chez Berlusconi (on retrouvera Cina dans le cadre
de la rocambolesque « trattativa » État-mafia de 1992-1994 2). Berlus-
coni l’avait officiellement embauché comme stalliere (« garçon
d’écurie ») de l’immense villa San Michele di Arcore que Berlusconi
venait d’acquérir à « prix d’ami » (via l’avocat Previti) à la famille du
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qui, sans appartenir organiquement à une structure mafieuse, traitent
d’égal à égal avec cette dernière. La vulgate « libérale » du « moins
d’État » – sans compter son éloge naïf et irresponsable des « vertus de
la corruption 3 » – a du reste facilité les justifications de ces mêmes
élites « en odeur de mafia 4 ». Précisons que les organisations crimi-
nelles semblent privilégier depuis quelques années les infiltrations au
niveau local, délaissant le niveau national (trop visible). L’infiltration
mafieuse semble faire des émules (en particulier en France, à Marseille
ou en Corse, avec les conséquences que l’on peut mesurer 5)… Face à
cette corruption accrue des élites locales, le gouvernement italien dut
le 22 juillet 1991 voter dans la précipitation une loi permettant aux
autorités préfectorales de « dissoudre » une administration locale en cas
d’« infiltration mafieuse » 6. Cette loi, après quelques années d’espoir,
n’a rien résolu. Une carte des conseils municipaux dissous pour infil-
tration mafieuse permet aujourd’hui de comprendre la véritable pré-
gnance territoriale de la mafia 7. Ces conseils ont vite été repris en main
1. L’avocat Previti sera ensuite nommé ministre de la Défense de Berlusconi puis
condamné à plusieurs reprises pour diverses affaires, notamment en 2006 et en 2007
pour corruption de magistrats et radié de l’ordre des avocats en 2011.
2. R. Cantone, G. Di Feo, I Gattopardi, Milan, Mondadori, 2011, p. 141 sq.
3. V. G. Kœnig, Les discrètes vertus de la corruption, Grasset, 2009.
4. Sur la vulgate « libérale », rappelons le livre de Michel Crozier, État moderne, État
modeste, stratégie pour un autre changement (Seuil, 1991) qui a tant inspiré les réformes
contestables de la fonction publique jusqu’à la présidence Macron.
5. Le retour récent des « clans » corso-marseillais, pourtant affaiblis depuis les
années 1970, n’est pas étranger aux lois de décentralisation des années 1980, ni à ces
modifications gestionnaires (les gangs corso-marseillais sont associés par la criminologie
italienne à une mafia « horizontale », proche de la Camorra ; v. Paola Monzini, Gruppi
criminali a Napoli e a Marsiglia. La delinquenza organizzata nella storia di due città [1820-
1990], Rome, Donzelli, 1999).
6. Il y en avait 185 dissous en 2010 ; la première loi à avoir prévu cette dissolution
date du 8 juin 1990 pour « actes contraires à la constitution » ; puis il y a eu le décret-loi
du 31 mai 1991 qui introduit l’art. 15 bis à la loi de 1990, permettant la dissolution
pour cause d’infiltration par la criminalité organisée et ce décret sera consacré par la loi
no 221 du 22 juillet 1991.
7. Près de deux cents conseils ont été dissous depuis 1991, en majorité dans les
régions de Naples, de Palerme, de Reggio Calabria et de Caserte (quelques-uns au nord
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par la mafia, comme si, dans certaines zones, il n’était pas possible
d’échapper à l’emprise de cette dernière 1. Ce constat est encore plus
dramatique dans le domaine économique.
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présente dans certains secteurs économiques (l’abigéat dans le monde
agricole est le prototype du délit pré-mafieux 2). Certains domaines, en
particulier le BTP ont connu une forte infiltration mafieuse après-
guerre (« sac de Palerme ») qui s’est petit à petit étendue à des secteurs
nouveaux (« cycle des déchets », marchés écologiques, secteur sanitaire,
etc.). À partir d’une étude minutieuse des décisions de justice, la socio-
logie criminelle a proposé une intéressante casuistique de ces liens
complexes entre monde légal économique et monde criminel. Il faut
en effet faire très attention sur un territoire « contrôlé » par la mafia :
le juge doit comprendre les contraintes des acteurs économiques et ne
pas mettre dans le même sac un industriel contraint de travailler avec
le monde du crime, même s’il ne le devrait pas en principe, et celui
qui, pour diverses raisons, accepte de passer un « pacte scélérat » avec
l’organisation criminelle et relève de la véritable « bourgeoisie
mafieuse ».
La sociologie criminelle, reprise à juste titre dans les traités de droit
sur la mafia (G. Turone), établit une sorte de distinction entre ceux
qu’elle désigne comme des « entrepreneurs soumis » – ou « subor-
donnés » (subordinati) – des entrepreneurs « complices » (collusi) et des
entrepreneurs proprement « mafieux 3 ». Pour appartenir à la « bour-
geoisie mafieuse », il faut avoir passé un « pacte » tacite ou exprès avec
l’organisation criminelle. La jurisprudence impose aux enquêteurs de
démontrer une « collaboration » en vue de tirer des « avantages
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de façon subtile deux catégories très distinctes, les chefs d’entreprise
« clients » (clienti) de la mafia et les chefs d’entreprise « instrumentaux »
(strumentali) des clans. Ces distinctions criminologiques sont utiles
pour avoir une approche plus fine du phénomène de collusion
mafieuse.
Les entrepreneurs « clients » de la mafia sont généralement des chefs
d’entreprise implantés localement, entrant en « relation de clientèle »
avec le clan mafieux qui contrôle leur territoire. L’entrepreneur n’est
pas considéré par la mafia comme digne de faire partie de son clan – il
paye le pizzo, l’impôt mafieux – mais la mafia juge utile de l’aider pour
en retirer certains avantages ultérieurs. C’est le cas fameux de Giovanni
Ienna, industriel de Forza Italia, proche des sanguinaires frères Gra-
viano, responsables des attentats de 1993 à Florence et à Rome. À
l’origine modeste charpentier de Palerme, Ienna se lança mystérieuse-
ment en 1966 dans la promotion immobilière alors qu’il n’avait pas de
garantie suffisante pour obtenir un simple crédit bancaire. Il aurait
passé un « pacte » avec un clan qui lui permit de devenir un des entre-
preneurs les plus en vue de Palerme, propriétaire d’hôtel de luxe, de
dizaines d’entreprises, de complexes immobiliers, de domaines fon-
ciers, etc. Pourtant il n’appartiendra jamais à la mafia et continuera à
lui payer le pizzo 3. De fait, il n’était pas un « homme d’honneur » au
sens organisationnel du terme, mais le tribunal de Palerme jugera en
1995 que même s’il ne faisait pas formellement partie de Cosa Nostra,
l’entrepreneur entretenait avec elle des rapports étroits et réciproques
(comme celui d’avoir « blanchi » de manière durable et systématique
l’argent mafieux 1). Giovanni Ienna est un cas emblématique d’entre-
preneurs-clients de la mafia qui se sont multipliés ces dernières années
(dans le cadre, par exemple, du fameux « cycle des déchets » en Campa-
nie ou du système de la santé en Calabre, etc.).
Ces entrepreneurs « clients » de la mafia se distinguent de l’entre-
preneur « instrumental » qui appartient en général à de puissantes mul-
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tinationales qui n’ont pas « besoin » au sens propre de la mafia. Mais il
décide pourtant de pactiser avec les clans, les deux parties se considé-
rant des partners, comme on dit en Italie. Il est fréquent de voir une
grande entreprise désireuse de s’implanter sur un territoire tenu par la
mafia monter par commodité ce qu’on appelle un « comité d’affaires »
patronat-mafia. Ces accords limités dans le temps précisent de manière
stricte les obligations réciproques. Le modèle historique de ce genre de
pacte est celui du tavolino (petite table de jeu) sicilien. Après le maxi-
procès de 1987, les parrains de Corleone chargèrent un riche entrepre-
neur de Palerme, Angelo Siino, pilote amateur de rallyes, surnommé
« Charles Bronson » à cause de son physique, de mettre en place un
système discret mais centralisé monopolisant les travaux publics en
Sicile. Siino avait connu des financiers, comme le banquier Michele
Sindona, qui « blanchissait » l’argent des plus grands boss de Palerme
à travers la banque vaticane (IOR), ainsi que par ses banques améri-
caines et la banque Ambrosiano de son ami, devenu son rival, le ban-
quier Roberto Calvi, retrouvé pendu sous un pont de Londres le
18 juin 1982 2. Lorsque le clan des Corléonais fit main basse sur
Palerme au début des années 1980, Siino passa à leur service et devint
le « ministre des Travaux publics » de Cosa Nostra.
Le « système Siino », que son organisateur dévoila lui-même,
lorsqu’il décida de collaborer avec la justice, est révélateur des pra-
tiques de ces « patrons instrumentaux ». La plupart des industriels,
italiens ou étrangers, qui décidèrent d’investir en Sicile, à l’instar du
groupe Ferruzzi de Ravenne, alors dirigé par le célèbre condottiere
Raul Gardini, firent appel par commodité à Siino 3. Les avantages
offerts par le tavolino étaient considérables d’un point de vue pra-
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de la mafia, l’activité professionnelle en Sicile pouvait s’avérer mor-
telle. La plupart des industriels ne se firent pas prier. En contrepartie
d’une implantation sans histoires, ils n’avaient qu’à s’asseoir au tavo-
lino et verser à la mafia un pourcentage fixé selon des barèmes très
précis : 2,5 % de la valeur de l’appel d’offres pour entretenir les
bons rapports de Cosa Nostra avec la classe politique, 2,5 % pour
la sécurité sur les chantiers et 0,8 % versé directement aux parrains
des parrains de Sicile, Toto Riina et Bernardo Provenzano, qui
assuraient la garantie générale du pacte 1.
Ce tavolino sicilien n’a rien d’une spécialité sicilienne, même s’il ne
fut jamais autant centralisé qu’en Sicile. À Naples, le scandale Parma-
lat en 2001 mit en lumière des pratiques semblables dans la région,
confirmant que le modèle Siino avait fait des émules sur le territoire
italien 2. Ainsi note-t-on aussi les mêmes pratiques en Campanie ou
en Calabre, à l’occasion notamment de la construction de l’autoroute
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neurs locaux, la capacité de résister à la pression mafieuse. Avec
leurs relations privilégiées aux plus hauts sommets de l’État, elles
auraient pu mobiliser l’appareil répressif pour combattre le phéno-
mène d’extorsion. Elles préférèrent pourtant passer par commodité
un « pacte » avec la mafia. Cet accord n’est, selon la définition crimi-
nologique, que purement « instrumental » (d’où le nom d’entrepreneur
instrumental), le dirigeant qui le passe étant non seulement totalement
extérieur à l’affectio societatis mafieux, mais en outre dans un rapport
extérieur aux clans (contrairement à l’entrepreneur-client, il ne les
fréquente pas dans son quotidien). Les pratiques de l’entrepreneur
instrumental sont donc encore plus pernicieuses que celles de l’entre-
preneur-client : il ne faut pas perdre de vue que le pacte avec une
société multinationale renforce l’aura locale du clan mafieux en
lançant un message aux autres acteurs locaux : comment les inciter
à ne pas payer le pizzo (impôt mafieux) quand d’aussi grandes
entreprises acceptent de pactiser ?
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