Islandora 63029
Islandora 63029
Islandora 63029
3e édition entièrement
refondue
Maurice Sachot
Maurice Sachot
2007
2
PLAN
Introduction
Chapitre I
La discipline scolaire, vecteur unique de la forme scolaire d’une éducation
républicaine
Chapitre II
Discipline générale d’enseignement et référentiel
Chapitre III
Le concept de représentation : un concept didactique ? Quelques réflexions
d’ordre historique et épistémologique
3
Introduction
1
. Guy Avanzini, L’École d’hier à demain. Des illusions d’une politique à la politique des illusions, Toulouse,
Érès, 1991, p. 155.
2
. Louis Porcher, « L’Intéressant et le démonstratif : à propos du statut de la didactique des langues et des
cultures », Études de Linguistique Appliquée, nouv. série, n° 60, oct.-déc. 1985, p. 8.
4
Objet du cours
En raison des limites de temps qui lui sont imposées, ce cours ne peut avoir d’autre
prétention que d’introduire à cette interrogation. Trois études y sont proposées, chacune sur
une notion importante que met en œuvre tout projet didactique :
– La première est celle de « discipline » : les didactiques sont conçues comme
didactiques des disciplines. Tous les enseignements sont qualifiés de « disciplines ». Est-ce un
simple terme ou est-ce une catégorie forte, impliquant des objectifs et des contraintes
épistémologiques et déontologiques ? Une réflexion sur cette catégorie s’impose d’autant plus
qu’elle est depuis quelque temps remise en cause, au nom de la pluridisciplinarité et de la
transdisciplinarité, certes, qui ignorent ce qu’elles veulent dépasser, mais plus encore au nom
de la conjonction qui est faite de manière contraignante et immédiate entre toute formation
intellectuelle et l’exercice d’une profession.
– La seconde est celle de « référentialisation ». Telle est justement l’appellation de ce
processus de réduction et de soumission de toute formation à son objectif utilitaire immédiat.
Les »référentiels » ont remplacé les programmes. Sans doute présentent-ils l’intérêt de mieux
clarifier les objectifs en les détaillant par le menu et de permettre une programmation plus
mesurée et vérifiable de l’enseignement/apprentissage. Mais à quel prix ?
– La troisième et dernière étude porte sur la catégorie de « représentation ». Elle est
interne à la didactique. L’idée générale est qu’un enseignement/apprentissage, s’il peut
déboucher sur des habilités et des comportements vérifiables, porte avant tout sur le savoir
des apprenants et, donc, consiste à faire opérer un changement dans les représentations, à
abandonner des représentations fausses ou quasi inexistantes par d’autres représentations du
réel considérées comme justes, parce que scientifiquement fondées. Ses implications
didactiques, pour évidentes qu’elles soient, soulèvent malgré tout quelques problèmes.
Modalités d’évaluation
L’épreuve d’évaluation consistera en un exposé qui sera soit une réponse à une
question posée soit un commentaire critique d’une brève citation (dissertation ou
3
. Alain Bouvier, Didactique des mathématiques, le dire et le faire, Pris, Cedic-Nathan, 1986.
4
. Michel Develay, De l’apprentissage à l’enseignement. Pour une épistémologie scolaire, Paris, ESF éditeur,
collection « Pédagogies », 1992, p. 88-89.
5
commentaire de texte). Le sujet portera sur une question traitée dans le cours, mais ne sera pas
une question de cours pure et simple et faisant appel à la pure mémoire. Il invitera à faire des
croisements entre les différents chapitres et fera appel à des lectures complémentaires ou à
d’autres connaissances apportées par les autres enseignements. Si la qualité d’écriture et de
composition est requise, la capacité à problématiser sera plus appréciée qu’une simple
restitution de connaissances.
Il est vivement conseillé de faire des devoirs pour s’exercer et avoir en retour un
jugement critique accompagné de conseils que l’on peut espérer utiles.
6
Chapitre I
Dans son ouvrage sur L'Éducation à la citoyenneté, François Galichet (1998, 117))
fait à propos de l'enseignement primaire cette remarque fort pertinente, remarque qui vaut
d'ailleurs tout aussi bien pour l'enseignement secondaire : « La question de l'éducation civique
rebaptisée aujourd'hui le plus souvent “éducation à la citoyenneté”, est peut-être, entre toutes
celles qui concernent l'enseignement primaire, celle qui permet de poser avec le plus d'acuité
les problèmes soulevés par la notion de discipline, et corrélativement, celle de didactique. En
effet, l'éducation civique a toujours été caractérisée par une ambiguïté remarquable au regard
de ces notions, et les flottements ou incertitudes qu'on peut relever à son propos témoignent
de l'impossibilité qu'il y a à fixer celles-ci dans une clarté conceptuelle univoque. Or ils ne
peuvent pas ne pas avoir des répercussions sur la formation des enseignants, contribuant à
entretenir chez ceux-ci l'idée que la citoyenneté est un concept nécessaire mais insaisissable,
certains le tirant purement et simplement vers l'éducation morale tandis que d'autres
l'orientent plutôt vers une signification politique et sociale. »
L'objectif de cette étude est justement de répondre à cette critique en essayant de
préciser, si possible, la notion de discipline et, corrélativement, celle de didactique, en les
envisageant dans leur rapport à une éducation à la citoyenneté. Il est admis que toutes les
disciplines scolaires contribuent ou doivent contribuer, chacune à sa façon, à une telle
éducation. Mais ce n'est pas de cet apport spécifique dont il s'agira ici, du moins, pas
directement. Le point de vue retenu vise moins le contenu propre à chaque discipline et son
éventuelle implication dans une formation citoyenne que la logique même qui porte toutes les
disciplines et qui fait qu'elles sont, justement, des disciplines et non pas des enseignements
quelconques ou même des enseignements définis par référence à une, voire à plusieurs
disciplines scientifiques. La thèse que nous voudrions défendre est que la discipline, sous la
forme plurielle des disciplines, est à juste titre le vecteur unique de la forme scolaire d'une
éducation républicaine, mais que, portée par sa propre logique, elle finit par se retourner
aujourd'hui contre elle-même et contre la finalité qu'elle est supposée servir.
5
Ce chapitre est la reproduction de l’étude : « La Discipline scolaire, vecteur unique de la forme scolaire d’une
éducation républicaine », in Fr. Galichet (dir.), Citoyenneté : une nouvelle alphabétisation ? Strasbourg : CRDP
d’Alsace ; Dijon : CRDP de Bourgogne, « Documents, actes et rapports pour l’éducation », 2003, p. 77-97.
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Platon. La part de l'État grec dans l'éducation ne fut pas celle que lui fit tenir Platon dans ses
projections théoriques. En Occident, c'est par suppléance que, finalement, l'Église chrétienne
s'est trouvée à assumer en grande partie cette charge à partir du vɪe siècle. Et en France, sa
prise en main par l'État n'est vraiment effective que depuis la Révolution française, sans pour
autant être totale. Dans bien des pays, y compris en France, coexistent et souvent s'affrontent
des scolarisations privées et publiques, confessionnelles et laïques, facultatives et obligatoires.
vis de toutes les institutions élaborant un discours de vérité, qu'elles soient religieuses ou
laïques, confessionnelles ou universitaires. L'épistémologie qui fonde la République et
l'adhésion des citoyens n'est pas la foi, mais la raison. En ce sens, la République – et non pas
l'État, et non pas la nation, et non pas la patrie, et non pas la société – peut être la fin de l'école
si la République n'est rien d'autre que les citoyens eux-mêmes et ce que les citoyens en font.
L'école apparaît alors comme obligatoire, car la République n'inculque pas. Telle est la notion
de laïcité, dont le terme fait son apparition en même temps qu'elle (1871) : « L'école
républicaine ne délivre pas de message. Elle délivre tout court », résume Régis Debray par
l'une de ces formules aussi justes que fortes dont il a le secret (1992, 60).
La société éduque et inculque. De mille et une manières. La nation aussi éduque et
inculque. Et l'État. Et la patrie, qui veut l'adhésion de ses membres jusqu'au don de leur vie en
cas de nécessité. Tel est le matériau de l'éducation. Mais rien ni personne, aucune force ni
institution qui forme, élabore ou gère ce matériau n'est auto-instituant : il ne peut recevoir
cette fonction que de la République des citoyens, laquelle ne l'institue ou ne lui reconnaît une
valeur instituante que soumise au jugement critique, à la distanciation critique en quoi
consiste justement toute démarche authentiquement vraie.
n'admettent pas que les premiers défendent l'idée qu'une vérité soit possible par la seule
raison, en dehors de la Vérité révélée. Aussi ces derniers réclament-ils, face au risque que
représente le monopole de l'« université napoléonienne » (i. e. le système secondaire), la
liberté d'avoir leurs propres institutions, ce qui sera l'origine de l'« enseignement libre ».
Au cours de la seconde moitié du xɪxe siècle, cependant, la visée « libérale » est sans
cesse reprise par beaucoup d'hommes de Lettres et de politiques. Pour eux, la forme scolaire
(avant tout au niveau secondaire) doit d'abord viser non pas l'éducation, mais l'instruction,
celle qui forme le jugement et rend libre, parce qu'elle repose sur l'exercice de la raison et que,
en ayant l'analyse comme méthode, elle répond à la logique de scientificité. C'est même ce à
quoi doit se limiter l'instruction publique, si l'on se réfère à la thèse qu'avait défendue
Condorcet au cours des débats sur l'éducation pendant la Révolution.
Telle est la visée qu'enregistre alors l'entrée dans le discours sur l'éducation du terme
de discipline, au singulier, comme André Chervel l'a bien mis en évidence. « Jusque-là, on
inculquait. On veut désormais discipliner » (Chervel, 1988, 62). La notion de discipline
intellectuelle, appelée aussi « gymnastique intellectuelle », est la traduction pédagogique de
l'introduction de la logique de scientificité dans cette « culture formelle » de l'esprit, comme
l'appelait alors Michel Bréal, ou encore cette « instruction générale » ou « culture générale »
que nous pointons encore lorsque nous parlons aujourd'hui de « formation générale ». « Par
ces mots de discipline intellectuelle, de gymnastique de l'esprit, selon l'expression consacrée,
on entend le développement du jugement, de la raison, de la faculté de combinaison et
d'invention », écrivait Célestin Hippeau en 1885 (Hippeau, 1885, 300).
collège, mais parce que nous estimons que ce sont là les meilleurs moyens de développer
leur esprit et de les rendre capables, quand ils auront choisi quelque étude spéciale, de s'y
appliquer avec fruit. L'enseignement classique, dirai-je volontiers, ne doit rien viser, mais
rendre apte à tout.
Je demande maintenant pourquoi cette théorie, qui est indiscutée pour toutes les
disciplines enseignées dans nos lycées, ne vaudrait pas pour les langues modernes, pourquoi
on apprendrait les seules langues modernes, non comme moyen de culture générale, mais
comme instrument pratique, comme étude professionnelle rendant celui qui s'en est rendu
maître capable de voyager commodément en Allemagne ou en Angleterre, de pouvoir faire
la correspondante allemande ou anglaise, etc. ; pourquoi, en un mot, tandis que le principe
de l'utilité, de l'application immédiate est proscrit de l'enseignement classique, prévaudrait-
il quand il s'agit de langues vivantes ? (Basch, 1892, 388)6.
Le contexte qui motive l'article de Victor Basch, comme le laisse clairement entendre
cet extrait, est la revendication pour les langues modernes d'un statut égal à celui des autres
matières alors reconnues comme nobles (sur cette question, voir en particulier Christian
Puren, 1988, où nous avons découvert ce texte de V. Basch). Et il n'est pas sans intérêt de
remarquer que le terme de discipline, au pluriel, apparaît pour la première fois pour spécifier
la logique propre qui régit désormais les matières scolaires et, plus précisément encore, les
matières du secondaire. Car c'est de l'enseignement secondaire qu'il s'agit et non du primaire,
même si celui-ci n'est pas exclu à proprement parler. Le texte est très clair et oblige à corriger
sur ce point André Chervel qui associe très étroitement les deux niveaux.
Il est également clair que, dans ce passage, il n'y a pas opposition entre disciplines
littéraires et disciplines scientifiques : la « forte instruction générale » qui définit les
disciplines de l'enseignement secondaire est, de manière indissociable, « littéraire,
philosophique et scientifique ». Tel est alors « l'enseignement classique », non réduit aux
Lettres classiques comme aujourd'hui, qui donne « une culture intellectuelle et morale » et qui
« ne doit rien viser, mais rendre apte à tout ».
Le point qui nous paraît être le plus important à souligner est le renversement
hiérarchique qu'introduit la catégorie de discipline dans la vectorisation de l'éducation
scolaire. La fonction instituante n'est désormais plus dévolue ni à la société comme telle ni à
une instance dogmatique quelconque qui saurait ce qu'est le vrai et le bien pour la jeunesse
(Église, Empire, État, patrie, etc.). Elle est dévolue aux citoyens eux-mêmes, mais à la
condition, et c'est tout l'enjeu d'une éducation républicaine, qu'ils soient « instruits », qu'ils
soient en mesure de passer leurs opinions et leurs intérêts au crible ou au creuset du
questionnement épistémologique, autrement dit qu'ils soient rationnellement instrumentés. La
logique instituante sera donc désormais celle de l'instruction, non celle de l'éducation. Et il
appartiendra à l'État, sous régime républicain, de garantir cette instruction. Cette exigence
n'est pas un dogme, mais la condition nécessaire de toute liberté et de toute responsabilité.
Théoriquement, un tel renversement dans la fonction instituante de la forme scolaire
de l'éducation aurait dû entraîner un changement radical, sinon significatif, des institutions
scolaires. Il n'en a rien été. Ces dernières, à savoir tout le dispositif institutionnel,
organisationnel et pédagogique (tout « le Système E », comme l'a appelé André Legrand,
1994) n'ont pas été refondues comme au temps de la révolution française. Seule, du moins en
apparence, la dénomination des matières a changé, à une vitesse et avec une force telles,
d'ailleurs, que pratiquement toutes les anciennes appellations sont devenues aussitôt caduques.
6
. Le terme de « disciplines » apparaît une seconde fois dans la conclusion de l'article : « Et c'est là qu'à notre
sentiment doit être la véritable fin de l'enseignement des langues vivantes, comme de l'enseignement de toutes
les autres disciplines auxquelles nous soumettons nos élèves de l'enseignement classique » (Basch, 1892, 392).
12
énonciation – car la vérité est de l'ordre de l'énonciation et non de l'énoncé), sur des objets
également spécifiques (les matières scolaires), vise à les former comme adultes-êtres-au-
monde (personnes libres et responsables).
Dans le système antérieur à la République, le modèle actantiel qui présidait à la
formation d'un sujet-enfant-être-au-monde pour qu'il devienne un sujet-adulte-être-au-monde,
était une forme locale, religieuse ou sécularisée, de celui que nous avons mis en évidence pour
définir la religion chrétienne telle qu'elle s'est élaborée et comprise en Occident (Sachot,
1998). L'Église, en tant qu'institution inspirée par Dieu lui-même, sait ce qui est vrai et bon
pour chacun comme pour l'ensemble de la société. Elle sera donc le lieu de l'éducation de
l'homme par excellence, de l'homme en tant que pécheur qui, s'il accepte le don de la foi et ses
exigences, peut accéder au salut. Forme de la foi révélée, toute pensée rationnelle lui est donc
soumise. Toute science, à commencer par la théologie, est une ancilla fidei, une servante de la
foi. Il ne reste au sujet individuel que de s'abandonner à ce que lui propose l'Église pour
s'arracher à une vie de péché et progresser sur la voie de la perfection.
Le schéma que nous avons proposé pour décrire le rapport entre la religion
chrétienne et l'individu (Sachot, 1998a, 219) vaut évidemment pour définir l'éducation
chrétienne, mais il vaut encore pour sa version sécularisée, c'est-à-dire lorsque l'État, incluant
ou non la religion chrétienne, se donne dans la figure de la religion. Le niveau institutionnel
préside bien au niveau cognitif et, par son intermédiaire, au niveau personnel.
Schéma n° 1
L’INSTITUTION
commande au
pour contester
SYSTÈME PHILOSOPHICO-
THÉOLOGIQUE
Pour commander à
se sert du
LA PERSONNE
effet, comme l'attestent les circulaires ministérielles depuis les débuts de la République et
jusqu'à une date récente – c'est-à-dire jusqu'à ce que des référentiels de compétences viennent
les remplacer –, les programmes pour chaque matière et pour chaque niveau commençaient
régulièrement par rappeler les objectifs généraux que devait poursuivre l'apprentissage de la
matière en question. Or, ceux-ci étaient habituellement distribués sous trois entrées :
instruction, culture et éducation.
Schéma n° 2
intellectuelle
Culture
morale esthétique
spécifique
spécifique
Cognition
générale Culture Expression Expression Matière
métalangage
française française d’enseignem
ent
La discipline républicaine
Comme c'est désormais le sujet lui-même qui est le principal acteur et le principal
bénéficiaire de sa formation (c'est lui qui devient auteur du jugement qu'il énonce), le point de
départ sera donc non plus le pôle institutionnel, mais le pôle cognitif, celui qui instrumente
l'élève dans un domaine précis (une discipline donnée), qui lui en donne une certaine maîtrise,
15
certes, mais qui, de manière indissociable, lui permet de porter un regard distancié et critique
aussi bien sur le monde ainsi appréhendé par cette matière que sur la forme même dont la
discipline appréhende le monde. À la connaissance de la matière disciplinaire proprement
dite, aux savoirs et savoir-faire de tous ordres qui la composent, est donc jointe une approche
métalinguistique, un niveau de discursivité qui a une double fonction : pouvoir appréhender et
décrire la matière (fonction heuristique et didactique) et, plus important encore, autoriser la
distanciation critique. Enfin, quel que soit son objet, toute discipline se doit de contribuer à
instrumenter l'élève dans la langue dans laquelle il est amené à penser et à vivre avec ses
concitoyens. En France, ce sera le français. Ce pôle occupe la presque totalité de l'activité
d'une discipline. Le pôle culturel vient en second. Il a pour fonction, certes, d'inscrire l'enfant
dans un espace culturellement défini, en l'occurrence la France pour les français. Mais cet
espace n'a rien d'une communauté dans laquelle le jugement quant au vrai et au bien serait
détenu par l'instance directrice de cette communauté. Certes, il est marqué par des valeurs
particulières, des représentations dont certaines sont respectables et d'autres fort critiquables.
Mais, justement, la culture qu'envisage la discipline ne vise pas à une acculturation qui serait
soumission et démission critique. S'il y a appartenance, elle est mise à distance par une
discursivité du même type que celle qu'opère la métalinguistique au niveau du pôle cognitif.
Un homme cultivé n'est pas un homme acculturé, au sens où il est défini comme membre d'un
corps commandé par une tête dont il ne serait que l'instrument. Sa culture est une culture
personnelle, une culture qui lui permet de pouvoir se poser dans un « nous » comme « je »,
comme ayant un avis et un jugement personnels, ce qui ne veut pas dire non partagés. On
comprendra alors que le pôle éducatif, enfin, reste vide : La République n'étant pas une
Église, elle ne peut rien dire quant au contenu du vrai, du bien ou du beau, pour reprendre ces
trois transcendantaux platoniciens. Il est totalement laissé au jugement de l'individu-sujet. En
régime républicain est fait le pari que tout citoyen instruit ne peut, pour reprendre le paradoxe
socratique, vouloir le mal volontairement. Son jugement, s'il est rationnellement fondé et est
confronté à celui des autres, c'est-à-dire soumis, par le métalangage, au crible de la
diacritique, ne peut pas être foncièrement erroné ou injuste. C'est dire le déplacement ou
plutôt le renversement radical qu'enregistre et opère la notion de discipline dans ce qui institue
l'éducation.
DIEU SCIENCE
CLERGÉ ENSEIGNANTS
FIDÈLES ÉLÈVES
Toute extension, tout usage externe est plus qu'un abus de langage : une imposture. On
connaît ce mot de Ludwig Wittgenstein (1976, article 307, p. 83) selon lequel toutes les
raisons qu'on pourrait avancer pour fonder quoi que ce soit sont en général moins sûres que ce
qu'elles sont censées fonder. Cette remarque est moins l'amère constatation d'un relativisme
absolu qu'une invitation à ne pas se méprendre sur l'ordre des choses dans la relation du
monde et de la pensée.
scolaires au point de devenir l'unique modèle, soit très critiquable et le soit encore plus depuis
qu'il a été perverti par sa didactisation, tout le monde devrait être également d'accord sur ce
point. Mais que le modèle référentialiste s'impose sans autre forme de procès est inacceptable.
Le modèle économique a évincé et supplanté tous les autres modèles de pensée, alors qu'il ne
représente qu'une approche particulière du monde et qu'il ne peut, en aucune façon, se
substituer aux autres. Il n'y a plus de personne en tant que sujet. L'élève est réduit à une
machine dont la valeur s'identifie à ses ressources et à ses performances. Il est comme le
capital : un produit défini par le produit qu'il est capable de produire ! La société économique
serait ainsi instituante par elle-même. Toute critique serait considérée non pas comme
superflue et inutile, mais comme nuisible. Le pragmatisme est son idéologie, autrement plus
fermée à la critique que ne le fut la théologie. Or, comme nous l'avons ailleurs dénoncé : « qui
établit un référentiel d'apprentissage ? Quelle logique préside à la description des tâches à
effectuer ou des missions à assumer ? Quelle science, même la plus interdisciplinaire, y
introduit la dimension critique (si ce n'est sous la forme d'un contenu, ce qui n'a pas du tout le
même sens) ? Quel jugement transcendant établit des regroupements et des hiérarchies parmi
les centaines de “faits” déclarés comme constatés et les transforme en référentiels de
formation, puis de validation, enfin de certification ? Quel jugement décide et énonce
pourquoi des faits s'imposent sous le mode de l'injonction : “l'enseignant doit être capable de”,
“l'élève doit être capable de” ? L'injonctif sociétal s'impose comme une vérité divine, dans un
absolu irrécusable. L'instance instituante, parce que toujours problématique, n'est plus
énoncée comme telle. La réalité sociétale et factuelle est donnée comme auto-instituante.
Seule la soumission, gérée par l'Opinion, est possible, même si, pour susciter l'adhésion,
l'individu est énoncé dans la figure totalement illusoire d'un Dieu auto-instituant et créateur »
(Sachot, 2001, 60).
Il peut être éclairant de projeter la perspective référentialiste sur le schéma que nous
avons proposé pour mettre en relation les objectifs que poursuit théoriquement le modèle
disciplinaire. Car si la référentialisation a suscité l'introduction de nouvelles matières,
appelées aussi disciplines, et provoqué l'éclatement de la formation secondaire en formation
générale, formation technologique et formation professionnelle, elle a aussi entraîné une
redéfinition des disciplines elles-mêmes. Nous proposons de distinguer entre deux schémas
complémentaires. Le premier, sous la notion intégratrice de « professionnalité globale »,
définit la formation référentialisée du nouveau professeur telle qu'elle a été proposée par le
rapport Bancel (1989) dont sont issus les Instituts Universitaires de Formation des Maîtres
(IUFM). Le second, sous la notion également intégratrice d'« éducation à… », définit la
formation des élèves et le statut que reçoivent désormais les disciplines scolaires.
20
Schéma n° 4
Société
globale
Système
Société éducatif Intégration
s
Connaissances Contenus
générales disciplinaires
Gestion
Didactique Maîtrise Légitimation
Identités Légitimation
et
des de sociale Discipli- scientifique
Pédagogie Appren- Savoir-faire
naires
tissages
« Professionnalité globale »
Bien évidemment, le pôle éducatif prend à nouveau un sens fort et se remplit d'un
contenu déterminé. Il est à la fois le point de départ et le point d'arrivée. Sous le nom de
système éducatif, il est dans le miroir de la société considérée dans ses formes globales et
locales et détenant institutionnellement l'ensemble des finalités de l'éducation. La notion
intellectuelle qui définit le rapport entre le système éducatif et le monde sociétal est celle de
l'intégration. Le pôle cognitif, quant à lui, n'est plus défini par les disciplines, mais par des
identités disciplinaires : en effet, les contenus disciplinaires ne sont plus inscrits dans un
métalangage (qui permet la critique), mais sont légitimés par le discours scientifique (mais
seulement comme autorité externe) et par la légitimation sociale (celle des scientifiques au
même titre que les autres légitimations de compétences). Le pôle culturel de la discipline est
21
remplacé par le pôle qui définit la « culture » de tout enseignant, celle qui le fait appartenir à
la communauté des enseignants : celui de la gestion des apprentissages. Comme la maîtrise
disciplinaire y est impossible, la maîtrise des savoir-faire s'acquiert sous le label de
connaissances générales regroupées selon deux grands axes pouvant fournir un discours
raisonné sur cette gestion : l'axe didactique (pour le traitement des savoirs disciplinaires) et
l'axe pédagogique (pour le traitement des rapports psychologiques et sociaux de
l'apprentissage). Tel est, en tout cas, ce qui se dégage du rapport Bancel, lequel ne cache pas
la rupture qu’il veut introduire dans la conception de l’École, puisqu’il s’intitule très
clairement « Créer une nouvelle dynamique de la formation des maîtres » et que, dans son
introduction, il invite tous les acteurs à mettre en veilleuse leur esprit critique pour adhérer
pleinement au projet institutionnel : « La réussite de la mise en place des Instituts
Universitaires de Formation des Maîtres implique que soient réunies plusieurs conditions :
une définition claire des objectifs poursuivis, une impulsion émanant de l’autorité
ministérielle et, condition fondamentale, la participation pleine et entière des acteurs et des
partenaires concernés à une entreprise essentielle pour l’avenir de notre système éducatif, ce
qui suppose que chacun accepte de placer ses propres analyses dans un contexte différent et
dans une logique nouvelle. »
Schéma n° 5
Civique
Citoyenneté
Écologique Économique
Thèmes
Champ
s
Savoirs
Légitimation
Légitimation Accultu Interdiscipli- et disciplinaire
sociale Trans-
-ration versalité narité Savoir-
faire
« l'éducation à... »
22
Si, par mode de conclusion, nous revenons à notre question de départ, il apparaîtra
désormais clairement que la catégorie de discipline fait aujourd'hui sérieusement problème.
Ou bien, elle est définie par la logique de scientificité – la seule qui soit épistémologiquement
et déontologiquement acceptable –, et, dans ce cas, elle peut vectoriser la formation d'un
citoyen adulte et responsable, c'est-à-dire l'aider à devenir capable de décider par lui-même
quant au vrai et au bien. Ou bien, elle est asservie à une logique curriculaire, et, dans ce cas, la
référence à la scientificité dont elle garde la trace est une imposture. Former un jeune à un
métier, lui permettre de s'intégrer au mieux dans la cité qui est la sienne, lui faire acquérir au
mieux les compétences qui lui serviront dans la vie, tout cela participe, certes, d'une formation
à la citoyenneté et constitue une tâche que l'éducation scolaire doit, pour sa part, assumer.
Mais en aucune manière la citoyenneté ne saurait y être ramenée. Ce n'est pas parce que l'on a
osé la galvauder en en faisant un attribut des entreprises, que la République peut être
envisagée comme une entreprise ! Les instructions ministérielles de 1985 (p. 69) et de 1991
(p. 199) concernant l'école primaire précisaient ceci à propos de l'éducation civique :
« L'éducation civique suppose la distinction entre la qualité de citoyen et l'appartenance des
hommes à des groupes particuliers, divers dans leurs opinions, dans leurs engagements, dans
leurs intérêts. Éduquer le citoyen, ce n'est ni scruter la conscience ni régenter la volonté, c'est
éclairer sa liberté pour qu'elle puisse trouver elle-même ses voies. L'éducation civique ne
prend jamais la forme de l'endoctrinement ou de l'exhortation, elle invite à la responsabilité,
elle est toujours une éducation à la liberté. » C'est sans aucun doute de toutes les voies celle
qui est la plus exigeante, pour la société, pour les éducateurs et pour les élèves. Mais c'est
aussi celle qui traite les uns et les autres avec le plus grand respect.
Références bibliographiques
Chapitre II
est capable de réduire et de phagocyter bien des corps étrangers. Mais, second aspect de la
question, le résultat de cette confrontation se ramène-t-il à une disparition quasi complète du
référentiel en tant que tel, celui-ci n'étant plus qu'une simple réécriture formelle des
programmes et des évaluations, ou bien induit-il, malgré tout, un infléchissement des
disciplines ? Notre seconde hypothèse est que l'incidence du référentiel sur les disciplines,
loin d'être négligeable, loin même de neutraliser, comme cela en aurait pu être l'objectif, les
effets les plus néfastes de la logique disciplinaire, vient, au contraire, les renforcer, en donnant
en plus l'appui illusoire de la scientificité d'une technologie éducative.
Notre propos portera donc, dans un premier temps, sur le mouvement qui a conduit
d'une situation originelle d'incompatibilité totale entre le référentiel et les disciplines
d'enseignement à son intégration. Dans un second temps, nous nous interrogerons sur les
implications et les formes de cette intégration, notamment pour nous demander si le
référentiel ne vient pas renforcer la logique disciplinaire dans ce qu'elle a de plus criticable,
ou s'il peut constituer une chance pour vaincre cette limite.
10
. La Direction de l'Évaluation et de la Prospective et la Direction des Écoles ont créé, en 1990, une banque
d'outils d'évaluation et ont commencé à diffuser, à partir de 1992, des fascicules d'Aide à l'évaluation des élèves:
les trois premiers, un par cycle, portaient sur le français et les mathématiques. Les trois suivants, parus fin 1994,
portent sur les sciences et technologie ainsi que sur les sciences humaines. Entre temps (printemps 1994), étaient
parus, fruit de la collaboration avec la Direction des Lycées et Collèges, deux fascicules d'exercices d'évaluation
en français et en mathématiques.
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Cette relative facilité à intégrer ainsi le référentiel dans l'enseignement général est
pourtant de soi surprenante. Par définition, en effet, le référentiel appartient aux formations
professionnelles, c'est-à-dire à des formations dont la logique et les finalités sont à l'opposé
des disciplines d'enseignement. La première question à laquelle il convient donc de répondre
est de savoir par quel processus et sous l'effet de quelle puissance le référentiel
d'apprentissage a-t-il été réduit pour être intégrable dans une discipline d'enseignement. Trois
étapes sont à distinguer. Il semble, en effet, que ce processus commence véritablement avec la
pédagogie par les objectifs, élaborée en grande partie comme contre-modèle de la « discipline
d'enseignement ». Il se poursuit avec la formation professionnelle, continue et initiale, dans
laquelle, toujours selon une logique de contre-modèle de la discipline, les objectifs
s'organisent proprement en référentiels professionnels. Il s'achève par l'intégration du
référentiel dans les disciplines.
« 4. -Elle fournit une base rationnelle pour l'évaluation formative et permet l'auto-
formation. » Une discipline ne connaît, par définition, que l'évaluation sommative,
« forcément globale, lacunaire et tardive » (Hameline, 1988 : 187).
« 5. -Elle subordonne le choix des moyens d'enseignement aux objectifs
d'apprentissage, inversant une situation assez courante. »
« 6. -Elle forme la base d'un système qui s'améliore lui-même par un constant feed-
back. » « La formulation des objectifs, commente Hameline (ibid.), a, en effet, pour résultat
de poser les critères et les conditions de l'évaluation. Et la pratique de l'évaluation permet le
retour sur les objectifs pour contrôler s'ils sont atteints (évaluation du produit), mais aussi
pour vérifier si les moyens étaient bien adaptés pour les poursuivre (évaluation du processus),
non sans permettre, au-delà de leur « réussite », d'examiner si les objectifs eux-mêmes sont
pertinents (évaluation des objectifs). La boucle objectifs - contenus - ressources - méthodes -
évaluation est l'instrument d'une constante évaluation. » Telle n'est pas le cas de la logique
disciplinaire, dans la mesure où elle est focalisée sur l'évaluation du produit, non pas pour
permettre à tous d'atteindre les objectifs, mais pour trier ceux qui, par eux-mêmes, les ont
atteints.
« 7. -Elle permet à ce système, tout en assurant sa mobilité, d'acquérir une certaine
consistance interne, non par l'effet rhétorique du discours de l'enseignant, mais par
l'articulation des tâches des apprenants sur les objectifs sans cesse approfondis des
apprentissages. » Hameline commente : « La formulation d'objectifs pédagogiques
opérationnels inaugure un curriculum dont la progression, les priorités, les temps forts, les
seuils ne sont plus dictés par la logique d'exposition qui marque la progression de la pensée
d'un enseignant. Dès lors que le groupe ou les individus apprenants se sont appropriés les
objectifs, un jeu peut s'ouvrir où, sous réserve qu'une latitude ait été laissée aux acteurs du
face à face pédagogique concret, l'initiative, l'intégration personnelle, la négociation,
l'invention, la coopération peuvent trouver une heureuse carrière. »
« 8. -Elle permet de faire sortir les buts de l'éducation du domaine des voeux
théoriques et leur donne un champ de réalisation pratique. »
« 9. -Elle permet la communication entre enseignants et enseignés, et avec les autres
partenaires de l'éducation (parents, administration, collègues, etc.), sous le signe de la clarté,
et permet un contrat bilatéral de formation que l'évaluation finale des apprentissages comme
de l'enseignement viendra vérifier. » Sur ce point encore, la pédagogie par les objectifs est à
l'opposé de la logique disciplinaire, autoréférentielle et isolant les enseignants dans un
« individualisme didactique » (Perrenoud, 1993).
« 10. - Elle permet d'établir les bases d'un apprentissage individualisé. » Ce
qu'exclut le modèle disciplinaire : « [...] Si le “collectif frontal” (le maître face à trente ou
quarante élèves), dit Hameline (1988 : 189), demeure un “monument à abattre”, c'est
précisément qu'il n'optimise ni l'individualisation, ni la socialisation, ni la production. Faux
collectif, faux groupe, la classe annuelle n'est pas non plus le lieu du dialogue interindividuel.
[...] L'entrée par les objectifs pose l'apprenant individuel comme le « lieu » prioritaire de la
transaction. C'est lui qui intègre, c'est lui qui apprend. C'est lui qui se détermine. C'est donc
autour de lui que se construit le dispositif. On le suppose sujet de la formation, avec
l'équivoque même du mot : le « sujet » peut être l'assujetti d'un système prédéterminé où il lui
faut prendre la place assignée sans négocier son adhésion. Ce peut être aussi, par opposition à
l'« objet », l'individu en tant qu'il est l'initiateur de sa propre action, le « preneur » de sa
propre formation : négociateur, coopérateur, co-producteur de ses connaissances et de ses
compétences, des connaissances et des compétences d'autrui. »
28
Cette liste d'avantages de la pédagogie par les objectifs est suffisamment éloquente
par elle-même : comme le note Hameline à propos du premier avantage, la pédagogie par les
objectifs et les disciplines d'enseignement telles qu'elles existent répondent à deux logiques
non seulement distinctes, mais encore opposées. Celle de la première a pour objectif, si l'on
peut dire, de développer chez l'élève des compétences, dûment observables et mesurables. La
seconde, au contraire, poursuit le développement d'aptitudes, c'est-à-dire d'une configuration
de potentialités non directement observables et mesurables que l'on appelle culture ou
formation générale11. La première met en principe l'élève au centre du dispositif et conduit à
lui proposer un parcours individualisé lui permettant d'aller le plus loin et le plus haut
possible. La seconde focalise sur l'objet à connaître (le savoir) et conduit à s'adresser à tous
indistinctement et, par une méthodologie essentiellement expositive laissant à chacun le soin
de trouver par lui-même l'accès à la connaissance, ne s'occupe finalement que des meilleurs
dont la sélection est recherchée. Selon la première, l'évaluation sera essentiellement formative
(ou formatrice) et l'évaluation sommative devra être sans surprise. Selon la seconde, c'est
l'évaluation sommative et à contenu inattendu qui est privilégiée... Bref, les disciplines
d'enseignement et la pédagogie par les objectifs sont fondamentalement incompatibles entre
elles, cela d'autant plus que, très vraisemblablement, la pédagogie par les objectifs s'est
élaborée en se construisant non pas comme une transformation ou une amélioration de la
matrice disciplinaire, mais en la prenant comme contre-modèle12. L'intégration de celle-ci
dans celle-là ne peut donc être envisageable13.
11
. Traditionnellement, une discipline poursuit, de manière intimement mêlée, trois sortes d'« objectifs » : les
objectifs cognitifs, culturels et éducatifs (Sachot, 1993).
12
. Et c'est souvent à partir du modèle disciplinaire que sont adressées les critiques qui sont faites à la pédagogie
par les objectifs (Hameline, 1988 : 177-185 ; V. de Landsheere et G. de Landsheere, 1989 : 284-295).
13
. On ne peut en dire autant de la liste des dix avantages d'une définition des objectifs en éducation que V. de
Landsheere et G. de Landsheere (1989 : 280-283) dressent également en fin d'ouvrage. Leur formulation, en
effet, répartie en trois « avantages philosophiques et politiques » et sept « avantages pédagogiques », atténue
considérablement leur force, au point de laisser entendre que les objectifs peuvent être définis et poursuivis en
dehors d'une pédagogie par les objectifs et, donc, qu'ils peuvent être intégrés dans les modèles existants
(notamment les disciplines).
14
. On ne se laissera pas duper par la campagne qui, depuis quelque temps, tend à faire passer la culture
d'entreprise comme une véritable culture et l'entreprise citoyenne pour le véritable cadre de la citoyenneté. Ces
quelques lignes de M. Godet (1994), par exemple, trahissent par elles-mêmes le subterfuge : « La citoyenneté
dans l'entreprise a ses propres valeurs, transposées de celles de la République : “Responsabilité, Dignité et
Solidarité”. La liberté doit être exercée de manière autonome, en tenant compte de ses limites et de ses
contraintes, et est remplacée par la responsabilité. La dignité se substitue à l'égalité, car rien n'est pire qu'une
société égalitaire : c'est une société de nivellement par le bas, où le droit à la différence ne peut s'exercer. A
29
l'inverse, la dignité implique le respect des autres et de leurs valeurs. Enfin, le concept de solidarité s'impose
comme plus moderne que celui de fraternité. »
30
compte de chacun et de tous, une occasion modeste et salubre d'un simple exercice de la
Raison. »
Craindre que le pouvoir politique ne fasse du référentiel, sous couvert d'efficacité et
de rationalisation, notamment des coûts, un instrument pour mieux s'imposer aux enseignants
et aux élèves, n'est pas lui faire un procès d'intention : dans la tradition jacobine qui modèle
l'institution française, tradition que renforce une tradition intellectuelle qui voit le rapport
entre l'institution et les enseignants en termes d'application et d'exécution, c'est faire oeuvre
nécessaire de vigilance intellectuelle et démocratique.
Si, maintenant, on considère par rapport aux disciplines les objectifs que peut
poursuivre l'institution en imposant l'usage du référentiel, on peut en distinguer deux
principaux.
Le premier reprend l'une des finalités fondamentales des disciplines d'enseignement :
sélectionner les élèves. En raison de leur inscription historique dans le lycée napoléonien, les
disciplines scolaires ont, parmi leurs buts, celui de sélectionner les élèves. Que ce soit pour la
nation elle-même en tant qu'entité politique ou pour la société, en tant qu'organisée en corps
de métiers, les disciplines scolaires ont à classer, à orienter et à sélectionner les élèves.
L'usage du référentiel peut faciliter la tâche, à la condition que cette finalité ne soit pas la
seule prise en considération, qu'elle soit confrontée à celle de l'instruction de tous, qui est
aussi une des finalités fondamentales des disciplines, sous peine d'aboutir à l'aberration
didactique décrite plus haut.
Le second objectif est d'aller contre une tendance des disciplines qui est l'auto-
référentialité, ou, tout au moins, l'une des formes de cette auto-référentialité qu'est le
corporatisme. Craignant sans doute un retour aux corporations de l'Ancien Régime, Condorcet
était hostile à la constitution d'une corporation des enseignants. Napoléon, voulant un
enseignement secondaire au service de l'Empire, prit la position exactement inverse : par le
décret du 17 mars 1808, il créa un corps enseignant. Par la suite, la multiplicité des disciplines
du secondaire n'a pas fait éclater ce corps enseignant mais la renforcé en provoquant la
formation d'associations disciplinaires fortes. Il suffit de voir avec quelle ardeur les
représentants de chaque discipline défendent leur place au soleil dans tous les lieux où elle est
concernée. Ce corporatisme enseignant renforce l'isolement des disciplines entre elles et
surtout avec le monde extérieur. Le référentiel peut donc être, pour le pouvoir institutionnel,
un levier pour sortir les disciplines de cette auto-référentialité, moins, peut-être, pour les
obliger à prendre en compte une référentialité externe (les besoins de la société, par exemple),
que pour mieux exercer sur elles la pression de son pouvoir.
justification et toutes ses ressources. Certes, on invoque (Léon : 1980 ; Martinand : 1986) les
« pratiques sociales de référence » et les « savoirs savants de référence ». Mais, dans la
réalité, ces références externes sont plutôt perçues comme des incidences15 et non comme
faisant proprement partie de la discipline. Beaucoup de disciplines générales, du reste, n'ont
d'autres pratiques sociales de référence que l'enseignement lui-même de la discipline :
l'apprentissage du latin, par exemple, comme discipline scolaire, ne vise pas à un usage
externe du latin (comme l'étude historique de l'antiquité) mais s'effectue dans le miroir de
l'enseignement (par le professeur) du latin. Quant au savoir savant de référence, il ne sort pas
davantage de la discipline. La didactique elle-même se pense le plus souvent comme interne à
la discipline : à preuve, la théorie applicationniste qui veut que la didactique soit une
application de la matière disciplinaire elle-même (la linguistique serait, comme cela s'écrit, le
noyau dur de la didactique des langues) ; à preuve encore la théorie de la transposition
didactique (Chevallard : 1991) ; à preuve, enfin, le trop fameux « triangle didactique », qui
prétend livrer le modèle conceptuel dans lequel se conçoit la pédagogie (Houssaye : 1988,
1993) mais qui, dans sa définition du pôle « savoir », clôture la discipline sur elle-même. Or,
cette vision est fausse. Le savoir disciplinaire n'est pas la fin de la discipline : il fait partie du
dispositif médiateur par lequel un élève accède à l'être-au-monde (Sachot : 1995). Si les
observateurs du système éducatif se trompent pareillement, cela montre à quel degré l'auto-
référentialité disciplinaire est parvenue.
Or, l'usage du référentiel, loin de mettre un terme à cette clôture de la discipline sur
elle-même, risque de l'aggraver, dans la mesure où il ne permet pas de confronter le savoir
disciplinaire avec quelque chose d'externe à la discipline, mais se présente comme une
explicitation de ce savoir et, pis encore, comme une élaboration didactique de la discipline à
partir de cette explicitation. De même que les référentiels professionnels sont une élaboration,
à finalité didactique, du savoir professionnel, de même les référentiels disciplinaires sont une
élaboration, à finalité didactique, du savoir disciplinaire. Dans cette perspective, plutôt que
d'exacerber encore plus la tendance des disciplines à penser leur didactique à partir du
contenu disciplinaire, il vaut mieux que l'usage du référentiel dans les disciplines
d'enseignement se réduise, comme cela a été observé en commençant, à une réécriture des
programmes et des fiches d'évaluation.
15
. Il convient de remarquer que, d'une part, c'est surtout le pôle « savoir » de la discipline qui est ainsi retenu
dans les recherches didactiques, cela au détriment des autres constituants d'une discipline, que, d'autre part, cette
mise en évidence de ces deux savoirs de référence s'effectue en raison d'une assimilation abusive avec le savoir
scientifique de la « discipline » savante correspondante pour le premier, et le savoir de la profession
correspondante pour le second. D'où la fausse problématique de la « transposition didactique » dans le premier
cas.
33
Une discipline peut-elle intégrer le référentiel ? À cette question il nous semble qu'il
est possible de répondre positivement, mais à la condition de penser et de construire un
référentiel dans un cadre de multi-référentialité. Dans ce cas, il peut être, d'une part, un
instrument pour analyser les situations didactiques (être un analyseur des disciplines dans le
cadre d'une recherche didactique), d'autre part, être un instrument pour construire des
situations didactiques (dans le cadre d'une didactique opératoire et pragmatique).
Références bibliographiques
Bancel, D. (1989), Créer une nouvelle dynamique de la formation des maîtres. Rapport du
recteur Daniel Bancel à Lionel Jospin, Ministre d'État, Ministre de l'Éducation
Nationale, de la Jeunesse et des Sports, 10 octobre 1989.
Chervel, A. (1988), « L'Histoire des disciplines scolaires. Réflexions sur un domaine de
recherche », Histoire de l'éducation, n° 38, p. 59-119.
Chevallard, Y. (1991), La transposition didactique. Du savoir savant au savoir enseigné.
Suivie de : Chevallard Y. et Johsua M.-A. « Un exemple de la transposition
ère
didactique », Paris, La Pensée sauvage, 2e éd. (1 éd. 1985).
De Landesheere, V. et De Landesheere, G. (1989), Définir les objectifs de l'éducation, Paris,
Presses Universitaires de France, 6e éd. (1ère éd. 1975).
Godet, M. (1994), « Les Us et abus de l'entreprise citoyenne », Le Monde, mercredi 21
décembre.
Hameline, D. (1988), Les Objectifs pédagogiques en formation initiale et en formation
ère
continue, Paris, Éditions ESF, 7e éd. (1 éd. 1979).
Houssaye, J. (1988), Le Triangle pédagogique, Berne, Peter Lang.
Houssaye, J. (1993), « Le Triangle pédagogique ou comment comprendre la situation
pédagogique », in Houssaye J. (dir.), La Pédagogie : une encyclopédie pour
aujourd'hui, Paris : Éd. ESF, coll. « pédagogies », p. 13-24.
Lenoir, Y. (1991), « Des conceptions de l'intervention éducative en sciences humaines dans
l'enseignement primaire au Québec et quelques implications », Pédagogies, 4, p. 43-
98.
Mac Donald-Ross, M. (1973) « Behavourial Objectives : a Critical Review », Instructional
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Martinand, J.-L. (1986), Connaître et transformer la matière, Berne, Peter Lang.
Ministère de l’éduction et de la recherche (1991), Les Cycles à l'école primaire, coll. « une
école pour l'enfant, des outils pour les maîtres », Paris, CNDP/Hachette.
Ministère de l’éduction et de la recherche (1992), Aide à l'évaluation des élèves, vol. 2 : cycle
des apprentissages premiers, Paris, Direction de l'Évaluation et de la
Prospective/Direction des Écoles.
Ministère de l’éduction et de la recherche (1992), Aide à l'évaluation des élèves, vol. 2 : cycle
des apprentissages fondamentaux, Paris, Direction de l'Évaluation et de la
Prospective/Direction des Écoles.
Ministère de l’éduction et de la recherche (1994), Référentiel des compétences
professionnelles du professeur des écoles stagiaire en fin de formation initiale.
35
Chapitre III
Le concept de représentation occupe une place de premier ordre dans les recherches
en didactique depuis une bonne quinzaine d'années. De nombreuses thèses, faites ou en cours,
l'ont pour objet de recherches. Chaque discipline, ou presque, l'a déjà inscrit au moins une fois
comme thème central de l'un de ses colloques consacrés à sa propre didactique. Dans des
études que l'on pourrait qualifier de didactique générale, il figure parmi les concepts
fondamentaux. Michel Develay (1992, 74), pour nous en tenir à quelques exemples récents,
en fait l'un des trois principaux concepts de la didactique des disciplines aux côtés de la
transposition didactique et du contrat didactique. Jean-Pierre Astolfi (1992, 78-89) lui
consacre également un chapitre. Laurence Cornu et Alain Vergnioux (1992, 45-63) le citent
après celui du contrat didactique et le retrouvent dans la plupart de ceux qui sont ensuite
énumérés, comme le niveau de formulation d'un concept, l'objectif-obstacle, le conflit-
sociocognitif, la situation-problème, la trame conceptuelle, le modèle didactique et la
transposition didactique. Le concept de représentation apparaît donc comme un concept-clé en
didactique.
Cette prééminence ne va pas cependant sans poser quelques problèmes
épistémologiques. En effet, comme le remarque Michel Develay (1992, 75), « il s'agit d'un
concept nomade, voire apatride, qui emprunte à des champs de savoirs divers ». Et comme
bien d'autres chercheurs, dont Laurence Cornu et Alain Vergnoux (1992, 49) ou Yves
Bertrand (1993, 60-73) par exemple, il distingue plusieurs champs à l'origine de ce concept :
celui de la psychologie sociale, où le concept, hérité de Durkheim, a repris vie grâce à Serge
Moscovici (1976, 1ère éd. 1961) ; celui de la psychologie cognitive, avec les travaux de Jean
Piaget, notamment sur les obstacles psychogénétiques ; enfin, celui de la psychanalyse, avec
les travaux de Sigmund Freud. Ici même, André Giordan détaille de nombreux domaines où
se concept fonctionne avant de venir en didactique. Le concept de représentation n'est donc
pas d'abord un concept didactique. De plus, le savoir auquel il appartient originellement n'est
pas unique, mais multiple. Cela signifie qu'il prend sens dans des configurations discursives
diverses et spécifiques qui, même lorsqu'elles peuvent prendre en compte le domaine
pédagogique, ne sont pas assimilables à une approche proprement didactique. Cette origine
externe et multiple pose donc la question de sa pertinence dans un discours proprement
didactique.
Peut-être convient-il de préciser la question, tant le terme didactique recouvre de
conceptions diverses. Si l'on considère que le savoir didactique se construit dans la multi-
référentialité, qu'il se constitue de savoirs élaborés ailleurs mais qu'implique la
16
Ce chapitre est la reprise de la contribution intitulée : « Le Concept de représentation, un concept didactique ?
Quelques réflexions d’ordre historique et épistémologique », in J.-P. Clément (dir.), Représentations et
conceptions en didactique. Regards croisés sur les STAPS, Strasbourg : CIRID/CRDP d’Alsace, coll. «
Recherches Didactiques en Sciences Humaines », vol. 1, 1996, p. 33-58.
37
compréhension des situations didactiques, le concept de représentation sera celui qu'il reçoit
dans ces savoirs. Il y aura donc autant de concepts de représentation qu'il y a de savoirs
constitués impliqués. Mais ceux-ci ne seront pas des concepts spécifiquement didactiques et
leur validité dépendra, en dernier ressort, de celle qu'elle reçoit dans la discipline de référence.
Si, en revanche, on considère que, sans exclure toute multi-référentialité, un discours
didactique peut être construit où les notions et les concepts reçoivent un sens spécifique dont
la validité ne dépend pas d'abord d'autres configurations discursives, alors le concept de
représentation peut être aussi un concept didactique. C'est dans cette seconde hypothèse que
se pose la question de sa pertinence.
Les réflexions qui suivent ont moins l'ambition d'apporter une réponse complète à
cette question que, à partir de l'histoire récente de ce concept en didactique et plus
particulièrement en didactique des sciences, d'attirer l'attention sur certains aspects
épistémologiques de la question et, par là-même, de contribuer à l'élaboration d'une
épistémologie de la didactique. Si, parmi les nombreuses disciplines où le concept de
représentation est pris en considération, je retiens plutôt la didactique des sciences, c'est parce
que, me semble-t-il, celle-ci a été la première à introduire ce concept, qu'elle a poussé le plus
avant la réflexion à son sujet, qu'elle semble, enfin, vouloir l'abandonner pour lui préférer
désormais, si l'on suit par exemple André Giordan, le concept de « conception ».
Dans nos classes élémentaires, le pittoresque et les images exercent les mêmes
ravages. Dès qu'une expérience se présente avec un appareil bizarre, en particulier, si elle
vient, sous un nom inattendu, des lointaines origines de la science, comme par exemple
l'harmonica chimique, la classe est attentive aux événements : elle omet seulement de
regarder les phénomènes essentiels. Elle entend les beuglements de la flamme, elle n'en voit
pas les stries. S'il se produit quelque accident - triomphe du singulier - l'intérêt est à son
comble. Par exemple, pour illustrer la théorie des radicaux en Chimie minérale, le
professeur a fait de l'iodure d'ammonium en passant plusieurs fois de l'ammoniaque sur un
filtre couvert de paillettes d'iode. Le papier filtre séché avec précaution explose ensuite au
moindre froissement tandis que s'écarquillent les yeux des jeunes élèves. Un professeur de
chimie psychologue pourra alors se rendre compte du caractère impur de l'intérêt des élèves
pour l'explosion, surtout quand la matière explosive est obtenue si facilement. Il semble que
toute explosion suggère chez l'adolescent la vague intention de nuire, d'effrayer, de détruire.
J'ai interrogé bien des personnes sur leurs souvenirs de classe. A peu près une fois sur deux,
j'ai retrouvé le souvenir de l'explosion en Chimie. La plupart du temps, les causes objectives
étaient oubliées mais l'on se rappelait la « tête » du professeur, la frayeur d'un voisin timide
; jamais la frayeur du narrateur n'était évoquée. Tous ces souvenirs, par leur alacrité,
désignaient assez la volonté de puissance refoulée, les tendances anarchiques et sataniques,
le besoin d'être maître des choses pour opprimer les gens. Quant à la formule de l'iodure
d'ammonium et à la théorie si importante des radicaux que cet explosif illustre, elles
n'entrent point, est-il besoin de le dire, dans le bagage d'un homme cultivé, fût-ce par le
moyen de l'intérêt très spécial que suscite son explosion (G. Bachelard, 1972, 38-39).
Les conséquences immédiates de la relecture du Gaston Bachelard de La formation
de l'esprit scientifique sur le statut des représentations en didactique sont importantes.
D'abord, seules sont prises en compte les représentations des élèves : celles des autres acteurs
du système éducatif, à commencer par celles des professeurs, sont ignorées, comme n'est pas
posée la question préalable du statut épistémologique des représentations par rapport à tout
discours, y compris le discours savant. Plus restrictivement encore, les représentations des
élèves prises en compte ne sont pas d'abord définies en elles-mêmes et pour elles-mêmes,
mais par rapport au savoir enseigné, lequel, qui plus est, est assimilé au savoir scientifique :
par exemple, la représentation que l'élève se fait de lui-même comme élève n'est pas
considérée. Dans cette définition par opposition, les représentations des élèves sont d'abord
perçues comme négatives et comme obstacles au savoir véritable. Enfin, comme dans le
domaine de la recherche scientifique, le passage entre ces connaissances premières et les
connaissances à apprendre est conçu en termes de rupture.
que scientifiques, il y a La philosophie du non, paru deux ans après La formation de l'esprit
scientifique. Or, dans cet ouvrage, Gaston Bachelard revient sur l'épistémologie scientifique et
essaie de montrer que l'on ne s'installe pas une fois pour toutes dans la connaissance
scientifique. Celle-ci s'obtient par la dialectique du non. La négativité, qui n'est pas un
négativisme, est le mouvement par lequel l'énonciation de toute nouvelle vérité scientifique
implique l'éradication constante de l'ignorance. Comme la conversion pour les spirituels, la
coupure épistémologique initiale est toujours à reprendre : elle implique toujours la
destruction et la réorganisation du savoir antérieur, même scientifique :
L'ignorance est une forme de connaissance! Le savant ne voit pas que l'ignorance
est un tissu d'erreurs positives, tenaces, solidaires. Il ne se rend pas compte que les ténèbres
spirituelles ont une structure et que, dans ces conditions, toute expérience objective correcte
doit toujours déterminer la correction d'une erreur subjective. Mais, on ne détruit pas les
erreurs une à une facilement. Elles sont coordonnées. L'esprit scientifique ne peut se
constituer qu'en détruisant l'esprit non scientifique (c'est nous qui soulignons). Trop
souvent le savant se confie à une pédagogie fractionnée alors que l'esprit scientifique devrait
viser à une réforme subjective totale. Tout réel progrès dans la pensée scientifique nécessite
une conversion (G. Bachelard 1940, cité par Y. Bertrand 1993, 61).
Une version moins radicale et plus rassurante de cette proposition serait de dire que
le savoir scientifique ne peut se constituer qu'en détruisant le savoir scientifique. Ce que
Gaston Bachelard appelle « refontes », à savoir ces moments « qui transforment
complètement dans son équilibre d'ensemble un système de connaissances scientifiques »
(E. Balibar et P. Macherey, 1968, 372C). Ces refontes se heurtent à de nombreuses résistances
dont on peut penser qu'elles sont dues à des causes extérieures au savoir scientifique
proprement dit. C'est la version la plus admise :
Ces transformations [coupure et refonte] ne s'opèrent pas dans un espace pur et
homogène de la science, où il ne s'agirait que de déduire à partir de principes donnés a
priori, pour remplir un cadre donné au départ. Elles sont au contraire poursuivies dans un
champ hétérogène et mouvant, où se déploient les notions empiriques et les problématiques
préscientifiques produites par les grandes idéologies qui constituent la « conscience » d'une
époque ; ce champ est organisé, ordonné, à sa manière, par le système des images et des
préjugés qui sont pour le développement de la connaissance scientifique autant d'obstacles
épistémologiques (E. Balibar et P. Macherey, 1968, 372C).
Mais les causes extérieures ne sont pas les seules à devoir être prises en compte : le
savoir scientifique est à lui-même son propre obstacle. Les obstacles épistémologiques les
plus redoutables seraient peut-être ceux-là même qui résultent des constructions de la pensée
réfléchie elle-même : « Convertir le lieu de ces obstacles en lieu d'une coupure [...], tel est le
dessein de la science. Par là, la science est tout entière méthode, jamais système, et toutes ses
propositions, même les plus célèbres, ne sont que des moments et des instruments dans une
tâche infinie. |...] Méditer sur la science d'aujourd'hui, c'est comprendre par quelle
rectification d'erreurs elle s'est faite, c'est apercevoir cette proposition vraie qui m'est offerte
comme la fine pointe d'une très longue histoire d'erreurs et d'errances surmontées. Et c'est
comprendre aussi que la compréhension de demain passe par la négation du discours
d'aujourd'hui » (P. Trotignon, 1968, 1007C-1008A).
Notons en passant, parce qu'elle a donné lieu, notamment avec Antoine de la
Garanderie, à une démarche analogue (passage de l'épistémologique au pédagogique) et
qu'elle a conduit à utiliser à sa façon le concept de représentation en didactique, que cette
réflexion sur la refonte épistémologique a amené Gaston Bachelard à proposer parallèlement
le concept de « profil épistémologique » du savant-chercheur, profil qui différerait selon les
41
personnes et leurs cultures mais qui comprendrait plusieurs stades de développement, depuis
un réalisme naïf jusqu'à un rationalisme discursif.
à faire coexister les deux conceptions, l'une (la leur) utile dans le quotidien et l'« autre » pour
les examens scolaires ! »
Cette dernière constatation était déjà l'une des conclusions de la thèse de Laurence
Viennot (1979) en didactique de la physique, comme le remarque Jean-Pierre Astolfi : les
réponses obtenues mobilisent les représentations premières ou le savoir disciplinaire en
fonction des situations d'interrogation :
En fait, tout se passe comme si l'on pouvait, selon les situations, mobiliser deux
types de réponses :
– quand la question posée rappelle les problèmes canoniques à résoudre en
physique, la réponse donnée est conforme aux connaissances physiques possédées que les
étudiants pensent à mettre en jeu dans la situation ;
– dans les cas où la question, parce que plus simple ou formulée dans des termes
autres, ne paraît pas nécessiter l'emploi des concepts disciplinaires, alors les
représentations disponibles depuis longtemps, resurgissent, quasiment inchangées (Astolfi,
1992, 79-80).
élèves apprennent, inventent à partir de ce qu'ils savent déjà » (Weil Barais, 1984, 32, cité par
Jonnaert, 1988, 53). Plutôt que d'ignorer ou de combattre directement ces représentations, de
traiter le passage en catégorie de « rupture » comme le préconisait Gaston Bachelard, mieux
vaut travailler à une transformation des représentations, à une « rééquilibration majorante »
comme le décrivait Jean Piaget, à « une réorganisation de la structure cognitive » (Astolfi,
1992, 84).
L'inventaire précis des modèles théoriques et pratiques qui ont été élaborés reste à
faire. Il semble toutefois, en attendant les résultats d'une telle investigation, que ceux-ci se
répartissent selon les deux directions mentionnées plus haut, selon que les représentations
sont considérées comme constitutives du savoir lui-même en tant qu'action et en tant que
produit, ou n'intervenant que comme facteur externe, facilitant ou entravant. Il semble
également que c'est encore du côté des didacticiens des sciences exactes que la réflexion soit
présentement la plus poussée. Trois modèles retiennent plus particulièrement l'attention.
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55
PLAN ........................................................................................................................... 2
Introduction ................................................................................................................ 3
Pourquoi une didactique générale ? ......................................................................... 3
Objet du cours .......................................................................................................... 4
Modalités d’évaluation ............................................................................................. 4
Chapitre I .................................................................................................................... 6
La discipline scolaire, vecteur unique de la forme scolaire d'une éducation
républicaine............................................................................................................................... 6
I. De quelques présupposés préalables ..................................................................... 6
Deux propositions principielles ........................................................................... 7
La forme scolaire de l'éducation .......................................................................... 7
II. La « discipline » républicaine .............................................................................. 8
A. La forme républicaine de l'éducation française ................................................... 8
B. La discipline comme vecteur de la forme scolaire de l'éducation républicaine .. 9
De l'éducation nationale à l'instruction publique ................................................. 9
De la discipline aux disciplines .......................................................................... 10
III. Le double retournement didactique et référentialiste.................................... 15
A. La didactisation des disciplines ou le retournement de la logique de
scientificité ........................................................................................................................... 16
L'universitarisation des disciplines .................................................................... 16
La didactisation des disciplines.......................................................................... 16
B. La référentialisation des disciplines ou la primauté du curriculaire .................. 18
Chapitre II ................................................................................................................ 24
Discipline générale d'enseignement et référentiel ................................................. 24
I. De l'incompatibilité à une intégration réductrice .............................................. 25
A. La pédagogie par les objectifs ou le contre-modèle des disciplines ................. 26
B. Le référentiel professionnel ou l'anti-discipline ................................................ 28
II. Trois modes d'intégration du référentiel dans les disciplines
d'enseignement ....................................................................................................................... 29
A. Le référentiel intégré ou l'instrument d'une évaluation institutionnelle ............ 30
B. Le référentiel intégré ou le renforcement de l'auto-référentialité disciplinaire . 31
C. Du référentiel réducteur à la multi-référentialité rééquilibrante ....................... 32
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