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Le point de départ de cette étude sur l’emploi du terme dAnamiV dans les
Mémorables est un vers des Travaux et les Jours d’Hésiode, que Socrate, au dire
de Xénophon, affectionnait tout particulièrement :
Il pensait qu’en offrant de modestes sacrifices à partir de ses modestes moyens
(QusBaV dA Awn mikr1V 3pq mikr²n) il n’était en rien inférieur à ceux qui, riches
d’une fortune considérable, offrent des sacrifices nombreux et imposants. Il affir-
mait en effet qu’il serait indigne des dieux de prendre plus de plaisir aux grands
sacrifices qu’aux petits (car les sacrifices que leur offrent les méchants leur plairaient
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* Je tiens à remercier David Lefebvre pour son invitation à présenter une première ver-
sion de cette étude à l’École Normale Supérieure en février 2002.
1. Cf. Mém. I 3, 3 ; I 7, 4 ; II 7, 1 ; IV 3, 17 ; Anab. III 2, 9.
2. Cf. infra, section 2.
Les Études philosophiques, no 2/2004
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1. La dunamis économique
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ses amis de se porter secours les uns aux autres. Cette série de quatre entre-
tiens est introduite en ces termes :
Quand ses amis connaissaient des difficultés, il tâchait de remédier par un
conseil à celles qui résultent de l’ignorance, et, dans le cas des difficultés provoquées
par le besoin, il enseignait à ses amis à pourvoir à leurs besoins mutuels, dans la
mesure de leurs moyens (t1V dA diB Endeian did0skwn kat1 dAnamin 3llPloiV
Cparkebn) (II 7, 1).
1. Cf. Luccioni (1953), p. 49, 76, 115 ; Pomeroy (1994), p. 28, 223. Je dois confesser que
j’ai moi-même commis cette erreur (cf. Dorion (2000), p. 70, n. 65).
2. Cf. Mém. I 6, 2.
3. Cf. Mém. I 6, 1-10, et Écon. II 3-4 respectivement.
4. Écon. XI 3 : « Allons donc, ai-je répondu, comment aurais-je le droit de redresser un
homme “bien”, un homme accompli, moi qui passe pour un moulin à paroles, un arpenteur
de nuées (¶n 3nQr xV 3dolescebn te dok² kaa 3erometrebn), moi que – grief absurde entre
tous – on traite de pauvre gueux (tq p0ntwn dQ 3nohtptaton doko¢n einai Egklhma, p@nhV
kalo¢mai) » (trad. Chantraine). Lorsqu’il parle en son nom propre, Xénophon ne qualifie
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façon de vivre (diaita). Nous avons vu, dans ce qui précède, comment ce pré-
cepte était appliqué à l’amitié et à la « diète » de chacun ; ce passage-ci montre
que les étrangers n’ont pas été oubliés. La véritable richesse de Socrate, c’est
le savoir qu’il est toujours prêt à partager avec autrui, qu’il s’agisse de ses
amis, de ses concitoyens (cf. III 10-14) ou même des étrangers. Socrate est à
ce point généreux qu’il n’a jamais songé à tirer un profit pécuniaire de ce qui
constitue sa principale richesse1. Xénophon oppose cette grande générosité
de Socrate à la rapacité de certains de ses disciples2, qui n’ont pas hésité à
monnayer et à vendre au prix fort des parcelles de l’enseignement que
Socrate leur avait dispensé gratuitement. L’occurrence du verbe Cparkebn me
paraît significative, car c’est le verbe que Xénophon emploie, en II 7, 1 et ail-
leurs au livre II, pour décrire le geste par excellence de l’amitié, celui par
lequel un ami subvient aux besoins d’un ami nécessiteux3. Alors que Socrate
enjoint à ses amis de subvenir à leurs besoins mutuels dans la mesure de leurs
ressources matérielles (kat1 dAnamin Cparkebn), lui y subvient généreusement
et sans retenue (3jpnwV Cparkebn). Comme sa capacité d’être utile à autrui
en prodiguant des conseils judicieux semble inépuisable, venir en aide
3jpnwV est bien, d’une certaine façon, venir en aide kat1 dAnamin, de sorte
que Socrate ne déroge pas lui-même au précepte hésiodique qu’il affectionne
tant. La très grande générosité de Socrate est confirmée par un passage du
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L’imposteur est donc celui qui prétend posséder une dunamis dont il est
en réalité dépourvu. Dans le passage cité ci-dessus, je distingue trois types
distincts de dunamis que l’imposteur peut prétendre détenir, à savoir, en sui-
vant leur ordre d’apparition, la compétence technique (pilote de navire,
général), les moyens financiers1 (richesse) et la force physique (courage,
robustesse). L’imposture que Socrate combat le plus vigoureusement, dans
les Mémorables, est sans conteste celle qui consiste à revendiquer une compé-
tence technique qu’en réalité l’on ne possède pas. Pour bien comprendre les
tenants et les aboutissants de l’hostilité de Socrate à l’endroit de ce que
j’appelle « l’imposture technique », il faut rappeler que Xénophon conçoit le
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aient examiné s’il est obéissant ou rétif, fort ou faible, rapide ou lent, et comment il
se comporte eu égard aux autres caractéristiques qui le rendent approprié, ou non, à
l’usage du cheval (prqV tQn to¢ gppou creBan) – s’étant pareillement pris pour objet
d’examen, pour déterminer à quoi il pourrait servir parmi les hommes (prqV tQn
3nrwpBnhn creBan), a reconnu sa propre capacité (tQn Dauto¢ dAnamin) ? – C’est
également mon avis, répondit-il [scil. Euthydème], que celui qui ne connaît pas sa
propre capacité s’ignore lui-même (t mQ ecd±V tQn Dauto¢ dAnamin 3gnoebn Dautpn).
[26] N’est-il pas évident, demanda-t-il, que c’est grâce à la connaissance qu’ils ont
d’eux-mêmes que les hommes obtiennent la plupart des biens, et que la plupart des
maux leur viennent de ce qu’ils se trompent sur leur propre compte ? En effet, ceux
qui se connaissent eux-mêmes savent ce qui leur convient et savent parfaitement ce
qu’ils sont, ou non, en mesure de faire (7 te dAnantai) ; en faisant ce qu’ils savent (8
mAn CpBstantai), ils se procurent ce dont ils ont besoin et ils réussissent, et en
s’abstenant de ce qu’ils ne savent pas faire, ils ne commettent aucune erreur et évi-
tent l’échec. C’est pour cette raison aussi qu’ils sont en mesure de juger des autres
hommes (to¡V 5llouV 3nr:pouV dun0menoi dokim0zein) ; et grâce à leur service
(di1 tRV t²n 5llwn creBaV), ils se procurent les biens et sont à l’abri des maux.
[27] Quant à ceux qui ne se connaissent pas, mais qui se leurrent sur leurs propres
capacités (3ll1 dieyeusm@noi tRV Daut²n dun0mewV), ils sont dans les mêmes dispo-
sitions à l’endroit des autres hommes et des autres affaires humaines : ils ne savent
ni ce dont ils ont besoin ni ce qu’ils font, et ils ne connaissent pas ceux qui sont à
leur service (ojV cr²ntai) ; et comme ils se trompent complètement en toutes cho-
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poBÅ ErgÅ katama:n) pour que tu portes sur moi un tel jugement ? – Dans les
assemblées, répondit-il, que tu fréquentes en compagnie de ceux qui font de la poli-
tique ; en effet, lorsqu’ils te consultent sur un sujet, je vois (tr²) que tu leur donnes
de bons conseils, et lorsqu’ils se trompent sur un point, tu leur adresses de justes
reproches » (III 7, 1-3).
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1. Celui qui ne détient pas le savoir technique ne peut pas, de façon dialectique, contrô-
ler le prétendu savoir technique d’un autre (cf. Charmide 170 a - 171 c) ; tout ce qu’il peut faire,
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cité gouvernée par des hommes qui, parce qu’ils se connaissent eux-mêmes,
sont en mesure de confier les différentes responsabilités techniques à des
hommes compétents ? Il s’en faut de beaucoup. Dans le Charmide, Socrate
rejette finalement cette position qu’il a imaginée à la faveur d’un rêve trom-
peur, car une cité régie par l’exigence de la compétence technique n’est pas
assurée de connaître le bonheur (cf. 173 d). La connaissance dont la cité a
besoin pour être heureuse et pour que toutes les activités techniques soient
exercées pour le profit et le bénéfice de tous, est la connaissance du bien et
du mal (174 b-c). Alors que Platon rejette sans appel la perspective d’une cité
technocratique, où le seul impératif qui préside à l’activité technique est
celui de la compétence, Xénophon y souscrit entièrement. C’est en vain que
l’on chercherait dans son œuvre la description d’une connaissance architec-
tonique, telle que la connaissance du bien, qui présiderait à l’ensemble des
autres activités dans la mesure où il lui appartiendrait de déterminer les fina-
lités de chacune et les conditions de leur utilité respective.
c) Ce texte jette un éclairage utile sur la dimension politique de la
connaissance de soi. Comme nous venons de le voir, l’homme qui se
connaît lui-même est en mesure de reconnaître la dunamis d’autrui. Ayant
identifié les hommes qui détiennent des capacités qui peuvent s’avérer utiles
à ses projets, il les met à profit et les enrôle au service de ses ambitions poli-
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1. Sur le fait que le dirigeant « se sert » (crRsai) des autres hommes, cf. Alc. 125 c-d.
2. Cf. Mém. II 6, 24 ; III 7, 9.
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L’on remarquera, enfin, que les trois mentions de la khreia, aux § 26-28,
illustrent et surtout précisent la position énoncée au § 25, suivant laquelle la
dunamis se définit et se détermine en fonction d’une khreia. De même que la
dunamis d’un cheval particulier se détermine en fonction de la khreia du che-
val (prqV tQn to¢ gppou creBan, § 25), de même la dunamis de chaque homme
se détermine en fonction de la khreia humaine (prqV tQn 3nrwpBnhn creBan,
§ 25). Mais pourquoi Xénophon parle-t-il de la khreia humaine et non pas,
ainsi que semble l’exiger le parallèle avec le cheval, de la khreia de l’homme ?
Je risquerais l’explication suivante : alors que le cheval est nécessairement
l’objet d’une khreia, l’homme peut être à la fois le sujet et l’objet d’une khreia.
Dans une cité dont l’existence même dépend de la division du travail, les
hommes peuvent remplir de nombreuses fonctions et servir à quelque chose
sans nécessairement se servir d’autrui. La khreia humaine désigne ainsi
l’ensemble des activités où l’homme agit à titre de sujet en vue d’un résultat
qui peut profiter aux autres membres de la cité. Socrate invite donc les hom-
mes à s’examiner eux-mêmes pour qu’ils identifient, dans le vaste ensemble
de la khreia humaine, quelles sont les activités pour l’exercice desquelles ils
possèdent la dunamis appropriée. Or, de toutes les activités humaines, la plus
élevée est la fonction politique, dont l’exercice même implique que l’on
commande à d’autres hommes et qu’on les « utilise », d’où l’emploi, dans ce
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1. Cf. § 26 : e© pr0ttousin.
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Vivre en accord avec sa dunamis peut donc s’entendre, dans les Mémora-
bles, de deux façons différentes, qui sont indépendantes l’une de l’autre. En
effet, il semble impossible de rattacher la dunamis au sens de compétence
technique au précepte hésiodique qui recommande d’agir (Erdein) en accord
avec ses ressources matérielles. Un homme qui vit selon ses moyens (dunamis
économique) peut cependant se révéler incapable d’évaluer correctement sa
compétence réelle, de sorte qu’il ne vivrait pas en accord avec sa dunamis
technique ; inversement, un homme qui vit en accord avec sa dunamis
technique peut ne pas arriver à vivre selon ses moyens financiers, car il est
incapable de limiter ses besoins à ce que lui permet sa dunamis économique.
Pour être logiquement indépendants l’un de l’autre, les deux emplois de
l’expression kat1 dAnamin n’en sont pas moins suspendus à une seule et
même condition. En effet, la condition d’une vie en accord avec sa dunamis
(qu’il s’agisse des ressources matérielles ou de la compétence technique) est
cela même que SocrateX présente comme le fondement de la vie vertueuse, à
savoir l’enkrateia, la maîtrise de soi1. Il est impossible de vivre selon ses
moyens si l’on ne parvient pas, faute d’enkrateia, à maîtriser, voire à res-
treindre ses besoins. Si l’on succombe dans toutes les occasions où l’on est
sollicité par l’attrait des plaisirs corporels (nourriture, boisson, sexualité),
l’on aura forcément besoin de plus d’argent que ce que l’on possède, d’où
1. Cf. Mém. I 5, 4.
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Bibliographie
Dittmar H. (1912), Aischines von Sphettos. Studien zur Literaturgeschichte der Sokratiker,
Berlin.
Dorion L.-A. & Bandini M. (2000), Xénophon : Mémorables, vol. 1 : Introduction générale
et Livre I, Paris.
Effe B. (1971), « Platons Charmides und der Alkibiades des Aischines von Sphettos »,
in Hermes (99), p. 198-208.
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