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Qu'est-ce que vivre en accord avec sa dunamis ?

Les deux réponses de Socrate dans les mémorables


Louis-André Dorion
Dans Les Études philosophiques 2004/2 (n° 69), pages 235 à 252
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0014-2166
ISBN 9782130544555
DOI 10.3917/leph.042.0235
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 10/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 169.159.221.25)

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QU’EST-CE QUE VIVRE EN ACCORD


AVEC SA DUNAMIS ?
LES DEUX RÉPONSES DE SOCRATE
DANS LES MÉMORABLES*

Le point de départ de cette étude sur l’emploi du terme dAnamiV dans les
Mémorables est un vers des Travaux et les Jours d’Hésiode, que Socrate, au dire
de Xénophon, affectionnait tout particulièrement :
Il pensait qu’en offrant de modestes sacrifices à partir de ses modestes moyens
(QusBaV dA ␽Awn mikr1V 3pq mikr²n) il n’était en rien inférieur à ceux qui, riches
d’une fortune considérable, offrent des sacrifices nombreux et imposants. Il affir-
mait en effet qu’il serait indigne des dieux de prendre plus de plaisir aux grands
sacrifices qu’aux petits (car les sacrifices que leur offrent les méchants leur plairaient
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souvent davantage que ceux qui leur sont offerts par les honnêtes hommes), et qu’il
ne vaudrait plus la peine pour les hommes de vivre, si les sacrifices des méchants
plaisaient davantage aux dieux que les sacrifices des honnêtes hommes. Il croyait
plutôt que les dieux se réjouissent surtout des hommages que leur témoignent les
hommes les plus pieux. Aussi louait-il ce vers : « fais des sacrifices aux dieux immor-
tels selon tes moyens » (KaddAnamin dB Erdein d@rB 3␽an0toisi ␽eobsi), et il affirmait
qu’à l’égard des amis, des étrangers et de la façon de vivre en général, « faire selon
ses moyens » est un beau précepte (kaa prqV jBlouV dA kaa x@nouV kaa prqV tQn
5llhn dBaitan kalQn Ejh paraBnesin einai tQn KaddAnamin dB Erdein) (I 3, 3).

Socrate attribue clairement à l’expression kaddAnamin (= kat1 dAnamin)


telle qu’elle est employée par Hésiode, une signification économique. Sacri-
fier aux dieux kaddAnamin, c’est leur offrir des sacrifices qui sont proportion-
nés aux moyens, c’est-à-dire aux ressources matérielles de chacun. Si l’on
considère l’ensemble de l’œuvre de Xénophon, on ne compte que cinq
occurrences de l’expression kat1 dAnamin, dont quatre qui se trouvent dans
les Mémorables1. Et de ces cinq occurrences, il y en a quatre qui ont la signifi-
cation économique que Socrate prête à cette expression en Mém. I 3, 3.
Quant à la cinquième occurrence, qui n’a pas cette signification écono-
mique, elle correspond au deuxième sens où l’on doit, selon Socrate, vivre
en accord avec sa dunamis 2.

* Je tiens à remercier David Lefebvre pour son invitation à présenter une première ver-
sion de cette étude à l’École Normale Supérieure en février 2002.
1. Cf. Mém. I 3, 3 ; I 7, 4 ; II 7, 1 ; IV 3, 17 ; Anab. III 2, 9.
2. Cf. infra, section 2.
Les Études philosophiques, no 2/2004

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236 Louis-André Dorion

1. La dunamis économique

Le vers d’Hésiode, qui concerne uniquement les sacrifices offerts aux


dieux, fait l’objet de la part de Socrate d’une application qui s’étend aux
nombreuses circonstances où l’on doit agir conformément à ses ressources,
qu’il s’agisse du régime de vie (diaita) propre à chacun, ou des occasions où
l’on doit partager avec autrui (amis et étrangers). C’est probablement le
verbe Erdein qui permet à Socrate de procéder à une telle extension du pré-
cepte hésiodique. Alors qu’Hésiode recommande uniquement de faire des
sacrifices (Erdein d@rB 3␽an0toisi ␽eobsi) accordés aux moyens de chacun,
Socrate accorde à ce conseil une portée beaucoup plus générale, puisqu’il y
voit une invitation à agir (Erdein) selon nos moyens. Ce que Socrate pré-
sente comme « un beau précepte » (kalQ paraBnesiV) ne reste pas lettre
morte, puisqu’on observe qu’il est mis en application ailleurs dans les
Mémorables. Dans trois des quatre passages où Xénophon emploie l’expres-
sion kat1 dAnamin dans un sens économique, il se montre très fidèle à
Hésiode, puisqu’il se contente en fait de réaffirmer la nécessité d’offrir des
sacrifices qui soient proportionnés aux moyens de chacun1. La même doc-
trine sous-tend également cette remarque que Socrate adresse à Critobule
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dans l’Économique : « Je te vois obligé à offrir souvent de grands sacrifices
(qAein poll0 te kaa meg0la), sinon tu te mettrais en mauvais termes avec
les dieux et avec les hommes, je crois (V o¥te qeo¡V o¥te 3nqr:pouV oimaG
se 6n 3nasc@sqai).2 » Si Critobule risque d’irriter les dieux en ne leur
offrant pas des sacrifices nombreux et magnifiques, c’est certainement
parce qu’il contreviendrait alors, lui qui est riche, à la règle qui enjoint à
chacun d’offrir des sacrifices accordés à ses ressources3.
Socrate affirme, en Mém. I 3, 3, que le précepte « agir selon ses moyens »
doit également s’appliquer aux amis, c’est-à-dire que chacun doit venir en
aide à ses amis dans la mesure de ses moyens. L’application du précepte
hésiodique à l’amitié est abondamment illustrée au livre II des Mémorables,
qui est entièrement consacré à la philia. Au chapitre 4, Socrate se désole de
ce que les hommes se préoccupent davantage de leurs biens matériels que
de venir en aide à leurs amis. Au chapitre 5, Socrate et Antisthène font la
leçon à un homme qui n’a pas porté assistance à l’un de ses amis dans le
besoin. Immédiatement après le chapitre 6, qui est le principal entretien sur
la nature de l’amitié, Xénophon amorce une séquence de quatre entretiens
(II 7-10) qui illustrent des situations où Socrate, exerçant son rôle de média-
teur – ou, plutôt, d’entremetteur (mastropos et proagôgos), ainsi qu’il se qualifie
lui-même plaisamment dans le Banquet (cf. IV 56-64) –, permet à certains de

1. IV 3, 15-17 (bis) et Anabase III 2, 9.


2. II 5 ; trad. Chantraine.
3. Voir également XI 9, où le riche Ischomaque affirme qu’il lui est agréable d’honorer
les dieux avec magnificence (qeo¡V megaleBwV tim2n).

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ses amis de se porter secours les uns aux autres. Cette série de quatre entre-
tiens est introduite en ces termes :
Quand ses amis connaissaient des difficultés, il tâchait de remédier par un
conseil à celles qui résultent de l’ignorance, et, dans le cas des difficultés provoquées
par le besoin, il enseignait à ses amis à pourvoir à leurs besoins mutuels, dans la
mesure de leurs moyens (t1V dA diB Endeian did0skwn kat1 dAnamin 3llPloiV
Cparkebn) (II 7, 1).

La dimension économique des situations d’entraide amicale décrites aux


chapitres 7 à 10 est manifeste. Au chapitre 7, il est question d’un ami de
Socrate qui ne parvient plus à subvenir aux besoins de ses parentes qui se
sont réfugiées chez lui en raison de la guerre ; au chapitre 8, Socrate
conseille à un homme vieillissant qui sera bientôt incapable de travailler de
ses mains, et qui ne pourra donc plus assurer sa propre subsistance, de
rechercher un poste d’intendant chez un propriétaire fortuné ; au chapitre 9,
Socrate conseille à son ami Criton d’engager Archédémos, qui est alors dans
le besoin, mais qui sait ce qu’il faut faire pour libérer Criton des sycophantes
qui le harcèlent ; au chapitre 10, enfin, Socrate intervient auprès de son riche
ami Diodore pour qu’il prenne à son service le pauvre Hermogène, le frère
ou le demi-frère du richissime Callias.
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L’aide que Socrate apporte à ses amis n’est pas en elle-même de nature
économique, si bien qu’il semble être le seul, assez paradoxalement, qui ne
vienne pas en aide à ses amis kata dunamin. La première réponse à laquelle on
songe pour surmonter cette objection est de faire valoir que Socrate est
pauvre et sans ressources. S’il est pauvre, comment pourrait-il venir en aide,
sur le plan matériel, à ses amis dans le besoin ? Or, si Socrate est lui-même
sans ressources, il n’a pas les moyens de subvenir aux besoins de ses amis
nécessiteux, si bien qu’il vit malgré tout kata dunamin. Cette réponse n’est
cependant pas satisfaisante dans la mesure où le Socrate de Xénophon
(désormais SocrateX), contrairement à ce que l’on affirme souvent1, n’est pas
pauvre. Certes, il se promène pieds nus et porte toujours le même vêtement,
été comme hiver2 ; mais ce dénuement vestimentaire est délibéré et volon-
taire, et non pas la conséquence voyante d’une grande indigence matérielle.
En fait, ce sont toujours les interlocuteurs de Socrate – Antiphon et Crito-
bule3 – qui le qualifient de pauvre. SocrateX ne se déclare jamais pauvre, au
point même qu’il qualifie de reproche complètement insensé le fait qu’on le
traite de pauvre4. Si nous avons coutume de considérer que Socrate est

1. Cf. Luccioni (1953), p. 49, 76, 115 ; Pomeroy (1994), p. 28, 223. Je dois confesser que
j’ai moi-même commis cette erreur (cf. Dorion (2000), p. 70, n. 65).
2. Cf. Mém. I 6, 2.
3. Cf. Mém. I 6, 1-10, et Écon. II 3-4 respectivement.
4. Écon. XI 3 : « Allons donc, ai-je répondu, comment aurais-je le droit de redresser un
homme “bien”, un homme accompli, moi qui passe pour un moulin à paroles, un arpenteur
de nuées (¶n 3nQr xV 3dolescebn te dok² kaa 3erometrebn), moi que – grief absurde entre
tous – on traite de pauvre gueux (tq p0ntwn dQ 3nohtptaton doko¢n einai Egklhma, p@nhV
kalo¢mai) » (trad. Chantraine). Lorsqu’il parle en son nom propre, Xénophon ne qualifie

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pauvre, c’est sans doute en raison des passages de l’Apologie de Platon où


Socrate reconnaît ouvertement sa pauvreté1. Au regard cependant de la
conception de la pauvreté et de la richesse que Xénophon expose à plusieurs
reprises, Socrate n’est pas pauvre, puisqu’il possède davantage que ce dont il a
besoin. Le pauvre est celui dont les besoins excèdent l’avoir2, quelque consi-
dérable qu’il puisse être, alors que le riche, au contraire, est celui dont l’avoir,
même modeste, suffit largement à ses besoins. Xénophon expose à plusieurs
reprises cette conception relativiste de la pauvreté et de la richesse, la prêtant
tantôt à Antisthène3, tantôt à Hiéron4, tantôt à Socrate lui-même5. Ainsi
s’explique la frugalité du régime de vie (diaita) de Socrate, dont il est souvent
fait mention dans les Mémorables6. Selon I 3, 3, Socrate préconisait une « diète »
en accord avec la dunamis de chacun ; or comme Socrate a très peu d’argent, il
doit donc adopter, en matière de vêtement et de nourriture, un mode de vie
d’une extrême frugalité. Mais Socrate n’est pas pauvre pour autant, car ce
dont il dispose suffit largement aux dépenses minimes qu’entraîne la diète qui
est la sienne : « Il avait plié son âme et son corps à un régime (diaBtÃ) tel qu’il
permettait à celui qui l’adoptait, sauf extraordinaire, de vivre en confiance et
en sécurité, et de n’être jamais à court de ressources pour subvenir à une
dépense si modeste (kaa o£k 6n 3porPseie tosaAthV dap0nhV) » (I 3, 5).
Même si SocrateX n’est pas pauvre, il n’en demeure pas moins qu’il ne
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dispose objectivement que de très peu d’argent, si bien qu’il peut difficile-
ment se permettre d’apporter une aide matérielle à ses amis dans le besoin.
À défaut d’un soutien économique, il leur apporte une aide intellectuelle7,
qui consiste en conseils et en enseignements. Cette aide de nature intellec-
tuelle, Socrate la prodigue généreusement et gratuitement non seulement à
ses amis, mais à tous ceux qui l’approchent :
Il était au contraire notoire que Socrate était un ami du peuple et des hommes
(dhmotikqV kaa jil0n␽rwpoV µn) ; en effet, bien qu’il accueillît une foule d’admi-
rateurs, aussi bien de la cité que de l’étranger (x@nouV), il ne toucha jamais de salaire
pour sa compagnie, mais il donnait à tous, sans retenue, son propre bien (3ll1
p2sin 3j␽pnwV CpPrkei t²n Dauto¢). Certains d’entre eux, qui avaient reçu gratuite-
ment de lui des bribes [de son enseignement], les vendirent à d’autres au prix fort, et
ils n’étaient pas, comme lui, des amis du peuple, car ils refusaient de s’entretenir
avec ceux qui n’avaient pas d’argent à leur donner (I 2, 60).

Rappelons, avant de commenter ce passage, que Socrate recommandait,


selon I 3, 3, d’appliquer le précepte hésiodique aux amis, aux étrangers et à la
jamais Socrate de pauvre. En Mém. I 2, 1, par exemple, il affirme que Socrate possédait très
peu de choses (p0nu mikr1 kekthm@noV) ; or un avoir modeste n’est pas synonyme de pau-
vreté, pourvu que ces possessions minimes suffisent à satisfaire les besoins.
1. Cf. 23 b-c, 31 c, 36 d.
2. C’est le cas de Critobule (cf. Écon. II 3-4).
3. Cf. Banq. IV 34-36.
4. Cf. Hiéron IV 8-11.
5. Cf. Écon. II 2-10 ; Mém. IV 2, 37-39.
6. Cf. I 2, 5 ; I 3, 5 ; I 6, 5 ; I 6, 9 ; III 14 ; Apol. 18 et 24.
7. Cf. aussi II 7, 1, cité supra.

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façon de vivre (diaita). Nous avons vu, dans ce qui précède, comment ce pré-
cepte était appliqué à l’amitié et à la « diète » de chacun ; ce passage-ci montre
que les étrangers n’ont pas été oubliés. La véritable richesse de Socrate, c’est
le savoir qu’il est toujours prêt à partager avec autrui, qu’il s’agisse de ses
amis, de ses concitoyens (cf. III 10-14) ou même des étrangers. Socrate est à
ce point généreux qu’il n’a jamais songé à tirer un profit pécuniaire de ce qui
constitue sa principale richesse1. Xénophon oppose cette grande générosité
de Socrate à la rapacité de certains de ses disciples2, qui n’ont pas hésité à
monnayer et à vendre au prix fort des parcelles de l’enseignement que
Socrate leur avait dispensé gratuitement. L’occurrence du verbe Cparkebn me
paraît significative, car c’est le verbe que Xénophon emploie, en II 7, 1 et ail-
leurs au livre II, pour décrire le geste par excellence de l’amitié, celui par
lequel un ami subvient aux besoins d’un ami nécessiteux3. Alors que Socrate
enjoint à ses amis de subvenir à leurs besoins mutuels dans la mesure de leurs
ressources matérielles (kat1 dAnamin Cparkebn), lui y subvient généreusement
et sans retenue (3j␽pnwV Cparkebn). Comme sa capacité d’être utile à autrui
en prodiguant des conseils judicieux semble inépuisable, venir en aide
3j␽pnwV est bien, d’une certaine façon, venir en aide kat1 dAnamin, de sorte
que Socrate ne déroge pas lui-même au précepte hésiodique qu’il affectionne
tant. La très grande générosité de Socrate est confirmée par un passage du
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Banquet (IV 43), où Antisthène rapporte qu’il doit sa richesse – la capacité de
se suffire à soi-même – à l’enseignement de Socrate. Si la véritable richesse
réside dans l’âme et qu’elle consiste en l’art de n’avoir besoin de rien, elle est
par définition inépuisable, d’où l’extrême libéralité de Socrate, qui partage
généreusement et sans retenue sa richesse : « Il est encore à propos
d’observer qu’une richesse comme la mienne inspire de nobles sentiments,
car Socrate, de qui je la tiens, ne calculait ni ne pesait avec moi, il m’en don-
nait autant que je pouvais en emporter. Et moi à présent, je n’en refuse à per-
sonne, mais je montre mon abondance à tous mes amis et je partage avec qui
le désire la richesse de mon âme. »4

2. La dunamis technique et la connaissance de soi

Il reste à examiner une dernière occurrence de l’expression kat1


dAnamin. Cette occurrence révèle un emploi de l’expression kat1 dAnamin qui

1. Voir aussi Mém. I 6, 2-3, où Antiphon reproche à Socrate de ne pas demander un


salaire pour l’enseignement qu’il dispense.
2. Xénophon ne les nomme pas, mais il songe sans doute à Aristippe (cf. Dorion
(2000), p. 121 n. 175).
3. Cf. II 1, 31 ; II 6, 23 ; Écon. II 8 : « Quant à moi, s’il me manquait quelque chose, je
suis sûr, et tu le sais toi-même, qu’il y a telles personnes qui viendraient à mon aide
(Cpark@seian 5n) et qui, même en me donnant peu, noieraient ma maison dans
l’abondance » ; cf. aussi SSR VI A 6.
4. Banq. IV 43 ; trad. Chambry.

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semble indépendant de l’acception économique de la même expression.


L’on doit se garder de conclure, du fait que l’on compte une seule occur-
rence de ce deuxième emploi, que SocrateX y attachait une importance
moindre. Au contraire, ce deuxième emploi m’apparaît plus révélateur
encore que le premier d’une conviction philosophique propre à SocrateX, et
qui parcourt l’ensemble des Mémorables.
En Mém. I 7, Xénophon soutient que Socrate s’appliquait à détourner
ses compagnons de l’imposture (3lazoneBa). L’imposteur, c’est celui qui se
fait passer pour compétent alors qu’il ne l’est pas, et qui aspire à des fonc-
tions pour lesquelles il n’a pas la compétence requise. Ce genre d’imposture
est sévèrement condamné par Socrate, car elle peut se révéler funeste non
seulement à l’imposteur lui-même, mais aussi, mais surtout à ceux qu’il a
abusés. C’est dans ce contexte qu’intervient la cinquième et dernière occur-
rence de kat1 dAnamin :
« De la même façon, réfléchissons à ce qui arriverait à celui qui voudrait avoir
l’air d’un bon général ou d’un bon pilote, tout en ne l’étant pas. Si, alors qu’il
désire donner l’impression qu’il est en mesure de remplir ces fonctions (Cpi␽um²n
to¢ dokebn dkanqV einai ta¢ta pr0ttein), il ne parvenait pas à convaincre, ne
serait-ce pas triste, mais ne serait-il pas plus affligeant encore qu’il parvînt à
convaincre ? En effet, si celui que l’on a chargé de piloter un navire, ou de
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conduire une armée, n’en a pas la compétence (mQ Cpist0menoV), il est évident
qu’il causera la perte de ceux qu’il désire le moins perdre, et que lui-même se
tirera honteusement et mal d’affaire. » Il montrait également, de la même façon,
qu’il n’est pas profitable de se faire passer pour riche, courageux et fort, quand on
ne l’est pas. En effet, disait-il, ceux qui se voient confier des responsabilités qui
excèdent leurs capacités (meGzw V kat1 dAnamin), et qui ne sont pas en mesure de
remplir ces fonctions, alors qu’ils se faisaient passer pour des hommes compé-
tents (kaa mQ dunam@nouV ta¢ta poiebn, doko¢ntaV dkano¡V einai), n’obtiennent
aucune indulgence (I 7, 3-4).

L’imposteur est donc celui qui prétend posséder une dunamis dont il est
en réalité dépourvu. Dans le passage cité ci-dessus, je distingue trois types
distincts de dunamis que l’imposteur peut prétendre détenir, à savoir, en sui-
vant leur ordre d’apparition, la compétence technique (pilote de navire,
général), les moyens financiers1 (richesse) et la force physique (courage,
robustesse). L’imposture que Socrate combat le plus vigoureusement, dans
les Mémorables, est sans conteste celle qui consiste à revendiquer une compé-
tence technique qu’en réalité l’on ne possède pas. Pour bien comprendre les
tenants et les aboutissants de l’hostilité de Socrate à l’endroit de ce que
j’appelle « l’imposture technique », il faut rappeler que Xénophon conçoit le

1. La mention de la richesse ne devrait-elle pas m’inciter à réviser ma position concer-


nant l’indépendance du second emploi par rapport à l’emploi économique de l’expression
kat1 dAnamin ? Je ne crois pas. Comme nous le verrons dans la suite de l’exposé, la principale
imposture que dénonce Socrate n’est pas l’imposture économique, mais l’imposture tech-
nique, laquelle est logiquement indépendante de toute considération économique.

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Qu’est-ce que vivre en accord avec sa dunamis ? 241

métier de politicien comme une compétence technique parmi d’autres1.


Comme il l’affirme lui-même à de nombreuses reprises2, le meilleur politi-
cien est celui qui a fait la démonstration qu’il sait bien administrer son oikos,
son domaine privé. Entre la gestion de l’oikos et l’administration de la cité, il
n’y a pas solution de continuité, c’est-à-dire que le gouvernement politique
de la cité exige les mêmes aptitudes que celles qui sont requises pour assurer
la prospérité d’un domaine privé. Si l’on traduit la pensée de Xénophon en
termes contemporains, le politicien idéal est le PDG qui administre l’État en
faisant preuve du même leadership et en appliquant les mêmes méthodes
que celles qui ont assuré la prospérité de son entreprise. On comprend
mieux maintenant pourquoi SocrateX pourfend sans relâche l’imposture
technique, et plus particulièrement celle qui sévit dans le domaine politique.
Comme l’imposteur technique peut nuire à ceux qui ont eu tort de lui faire
confiance, et que les torts causés par l’imposteur sont à la mesure des res-
ponsabilités qu’on lui a confiées, il n’y a pas de domaine où l’exigence de
détenir la dunamis technique appropriée soit plus impérieuse et plus urgente
que dans le domaine politique.
C’est pourquoi Socrate, qui se flatte de former des dirigeants politiques3,
exhorte tous ceux qui briguent des magistratures politiques à acquérir la
compétence requise pour l’exercice de ces fonctions. C’est là un thème qui
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parcourt l’ensemble des Mémorables – notamment les entretiens de III 1-7 –,
mais c’est surtout au livre IV, à l’occasion du premier entretien entre Socrate
et Euthydème (= IV 2), que l’on comprend à quel point le réquisit de la
compétence technique (dunamis) se situe au cœur de la pensée éthique et
politique de SocrateX. Rappelons brièvement le contexte : Euthydème est un
jeune homme ambitieux qui aspire aux plus hautes magistratures politiques ;
il s’est formé à l’art politique en autodidacte, c’est-à-dire qu’il s’est constitué
une riche bibliothèque qui rassemble les ouvrages de tous les « sophistes »
qui ont écrit sur le sujet. Or Socrate ne croit pas que l’on puisse ainsi se for-
mer soi-même à l’art politique ; si l’acquisition et la maîtrise d’une technique
inférieure, comme la poterie, exigent que l’on fréquente l’atelier d’un artisan
réputé dans son art, il devrait a fortiori en être de même pour des techniques
plus élevées, comme l’art politique. En clair : Euthydème ne peut se former
à l’art politique qu’en fréquentant assidûment un maître compétent, qui, en
l’occurrence, est nul autre que Socrate.
Le parallèle avec l’Alcibiade saute aux yeux : dans les deux entretiens,
nous sommes en présence d’un jeune homme suffisant qui se croit déjà prêt
à assumer les plus grandes responsabilités politiques4 ; dans les deux cas,

1. À ce sujet, je me permets de renvoyer le lecteur à mon étude « Socrate et la basilikê


tekhnê », qui doit paraître prochainement dans les Actes d’un colloque organisé par le Centre
culturel européen de Delphes, en juillet 2001, à l’occasion du 2 400e anniversaire de la mort
de Socrate.
2. Cf. Mém. I 1, 7 ; I 2, 48 ; I 2, 64 ; III 4, 6 ; III 4, 12 ; III 6, 14 ; IV 1, 2 ; IV 2, 11.
3. Cf. surtout Mém. I 6, 15, mais aussi I 2, 17 ; II 1 ; IV 2 ; IV 3, 1.
4. Cf. Mém. IV 2, 1-7 et Alc. 104 a.

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242 Louis-André Dorion

Socrate se déclare amoureux de l’âme du beau jeune homme avec lequel il


s’entretient1 ; dans les deux dialogues, Socrate se prétend indispensable au
succès des ambitions politiques que nourrit son interlocuteur2 ; dans les
deux cas, pour démontrer à ses jeunes interlocuteurs qu’ils ont encore tout à
apprendre en matière de politique, Socrate les soumet à une série de réfuta-
tions, dont la première a pour objet la justice3. On pourrait poursuivre long-
temps l’énumération des thèmes communs à l’Alcibiade et à IV 24, mais je
n’en mentionnerai qu’un seul autre, qui est sans doute le plus important et
qui est directement lié à l’emploi du dunamis au sens de « compétence ».
Dans les deux entretiens, Socrate s’applique à démontrer à son jeune inter-
locuteur qu’il ne se connaît pas lui-même et que la connaissance de soi est
un préalable essentiel à toute responsabilité politique5. Ce thème est com-
mun aux deux dialogues, mais la conception de la connaissance de soi que
l’on trouve en IV 2 diverge sur de nombreux points de celle qui est exposée
dans l’Alcibiade. Chez Xénophon, la connaissance de soi n’est pas la
recherche et finalement la découverte de ce qu’est le « soi », mais, plus
prosaïquement, la simple reconnaissance de ses compétences et de ses apti-
tudes. Selon l’Alcibiade, on se méconnaît soi-même si l’on ignore que
l’homme s’identifie à son âme et si l’on accorde, en raison de cette igno-
rance, plus d’importance aux biens corporels et aux biens extérieurs qu’aux
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véritables biens du « soi », à savoir les biens de l’âme. Selon Xénophon, celui
qui ne se connaît pas lui-même est celui qui se leurre sur sa dunamis, en ce
qu’il se croit en mesure d’assumer une fonction pour laquelle il n’a pas, en
réalité, la compétence requise.
L’assimilation de la connaissance de soi à la reconnaissance de sa propre
dunamis apparaît très clairement dans un long passage qu’il m’apparaît néces-
saire de citer au complet :
[25] [Socrate] À ton avis, lequel se connaît lui-même ? Celui qui connaît unique-
ment son propre nom, ou celui qui – à l’exemple de ceux qui achètent des chevaux
et qui ne s’imaginent pas connaître le cheval qu’ils veulent connaître avant qu’ils

1. Cf. Mém. IV 1, 2 ; IV 2, 1, et Alc. 103 a.


2. Cf. Mém. IV 2 (au complet) ; Alc. 105 d - 106 a.
3. Cf. Mém. IV 2, 12-18, et Alc. 109 b - 116 e.
4. Les parallèles et les recoupements entre IV 2 et l’Alcibiade sont nombreux et incontes-
tables, mais il n’est pas pour autant établi que l’Alcibiade attribué à Platon a servi de modèle à
Xénophon pour la rédaction de IV 2, car l’entretien entre Socrate et Euthydème présente
également des recoupements avec l’Alcibiade d’Eschine (= SSR VI A 41-54), ainsi que de
nombreux commentateurs l’ont déjà souligné (cf. Dittmar (1912), p. 124 sq. ; Gigon (1953),
p. 40 et 121 ; Effe (1971)). La question de la dépendance de Xénophon à l’endroit de l’Alci-
biade platonicien et/ou de l’Alcibiade d’Eschine ne peut être tranchée dans le cadre de la pré-
sente étude, mais dans l’hypothèse (vraisemblable) d’une « dette » de IV 2 à l’endroit d’un ou
de plusieurs logoi sokratikoi sur Alcibiade, la substitution d’Euthydème à Alcibiade s’explique
aisément : comme Xénophon cherche à évincer Alcibiade de la biographie de Socrate, et
qu’Alcibiade est l’exemple même d’une éducation socratique qui a mal tourné, alors que les
entretiens avec Euthydème ont précisément pour but d’illustrer la fécondité de l’éducation
socratique, Xénophon était contraint de substituer un autre personnage à celui d’Alcibiade.
5. Cf. Mém. IV 2, 24-30, et Alc. 133 e.

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Qu’est-ce que vivre en accord avec sa dunamis ? 243

aient examiné s’il est obéissant ou rétif, fort ou faible, rapide ou lent, et comment il
se comporte eu égard aux autres caractéristiques qui le rendent approprié, ou non, à
l’usage du cheval (prqV tQn to¢ gppou creBan) – s’étant pareillement pris pour objet
d’examen, pour déterminer à quoi il pourrait servir parmi les hommes (prqV tQn
3n␽rwpBnhn creBan), a reconnu sa propre capacité (tQn Dauto¢ dAnamin) ? – C’est
également mon avis, répondit-il [scil. Euthydème], que celui qui ne connaît pas sa
propre capacité s’ignore lui-même (t mQ ecd±V tQn Dauto¢ dAnamin 3gnoebn Dautpn).
[26] N’est-il pas évident, demanda-t-il, que c’est grâce à la connaissance qu’ils ont
d’eux-mêmes que les hommes obtiennent la plupart des biens, et que la plupart des
maux leur viennent de ce qu’ils se trompent sur leur propre compte ? En effet, ceux
qui se connaissent eux-mêmes savent ce qui leur convient et savent parfaitement ce
qu’ils sont, ou non, en mesure de faire (7 te dAnantai) ; en faisant ce qu’ils savent (8
mAn CpBstantai), ils se procurent ce dont ils ont besoin et ils réussissent, et en
s’abstenant de ce qu’ils ne savent pas faire, ils ne commettent aucune erreur et évi-
tent l’échec. C’est pour cette raison aussi qu’ils sont en mesure de juger des autres
hommes (to¡V 5llouV 3n␽r:pouV dun0menoi dokim0zein) ; et grâce à leur service
(di1 tRV t²n 5llwn creBaV), ils se procurent les biens et sont à l’abri des maux.
[27] Quant à ceux qui ne se connaissent pas, mais qui se leurrent sur leurs propres
capacités (3ll1 dieyeusm@noi tRV Daut²n dun0mewV), ils sont dans les mêmes dispo-
sitions à l’endroit des autres hommes et des autres affaires humaines : ils ne savent
ni ce dont ils ont besoin ni ce qu’ils font, et ils ne connaissent pas ceux qui sont à
leur service (ojV cr²ntai) ; et comme ils se trompent complètement en toutes cho-
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ses, ils n’obtiennent pas les biens et tombent sur les maux. [28] Ceux qui savent ce
qu’ils font sont réputés et honorés parce qu’ils réussissent dans ce qu’ils entrepren-
nent. Ceux qui leur ressemblent font volontiers appel à leurs services (kaa og te
wmoioi toAtoiV Td@wV cr²ntai) ; ceux qui ne réussissent pas dans leurs affaires
recherchent leurs conseils, désirent les placer à leur tête, fondent sur eux leurs espé-
rances de succès et, pour toutes ces raisons, ils les chérissent plus que quiconque.
[29] Quant à ceux qui ne savent pas ce qu’ils font, ils se trompent dans leurs choix,
échouent dans leurs entreprises, et non seulement ils sont punis et châtiés par leurs
échecs mêmes, mais ils ont aussi à cause de cela mauvaise réputation, ils deviennent
objet de risée, vivent méprisés et privés d’honneurs. Tu vois aussi que parmi les
cités qui font la guerre à de plus puissantes parce qu’elles ignorent leurs forces (tQn
Daut²n dAnamin), les unes sont ruinées, et les autres perdent leur liberté pour devenir
esclaves (IV 2, 25-29).

Ce long développement, qui est absolument crucial pour la question de


la dunamis, appelle plusieurs remarques :
a) Selon le § 25, il en va de la dunamis de l’homme comme de la dunamis
du cheval : l’un et l’autre se déterminent en fonction d’une khreia (usage,
emploi). Mais la khreia du cheval (tQn to¢ gppou creBan) n’est évidemment
pas de même nature que la khreia humaine (tQn 3n␽rwpBnhn creBan).
Comme l’on attend du cheval qu’il remplisse différentes fonctions (galoper,
tirer un char, labourer, etc.) qui font appel à des capacités physiques précises
(vitesse, robustesse, endurance, etc.), la dunamis du cheval est essentielle-
ment physique. Or la khreia humaine ne se réduit pas à des activités physi-
ques naturelles (courir, sauter, grimper, etc.). L’homme vit dans le cadre
d’une cité et la bonne administration de la cité suppose une division du tra-

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244 Louis-André Dorion

vail et, partant, une multitude de compétences techniques1. La dunamis de


l’homme, qui se détermine en fonction de la khreia, consiste dans les diffé-
rentes compétences techniques qui assurent la viabilité et la prospérité de
cette communauté humaine qu’est la cité. Et de toutes les compétences
techniques que l’homme peut exercer, c’est la compétence politique qui est
la plus élevée et la plus noble, car c’est elle dont l’exercice procure les plus
grands bienfaits (sur le plan collectif) et la plus grande renommée (sur le
plan personnel).
b) À la fin du § 26, Socrate affirme que celui qui se connaît lui-même a
une juste appréciation de sa propre dunamis, et qu’il a également la capacité
de juger adéquatement de la dunamis d’autrui. Le Socrate du Charmide (167 a)
développe en apparence la même idée :
Le sage est donc le seul qui se connaîtra lui-même (bO 5ra s:jrwn mpnoV a£tpV
te Dautqn gn:setai) et qui sera en mesure d’examiner ce qu’il se trouve savoir et ce
qu’il ne sait pas, et il aura pareillement la capacité d’examiner autrui sur ce qu’il sait
et croit savoir (to¡V 5llouV ´saAtwV dunatqV Estai Cpiskopebn tB tiV oiden kaa
oeetai), lorsqu’il le sait, et inversement sur ce qu’il croit savoir, alors qu’il ne le sait
pas ; et personne d’autre n’aura cette capacité. C’est donc en cela que consistent le
fait d’être sage, la sagesse (tq swjronebn te kaa swjrosAnh) et se connaître soi-
même : savoir ce que l’on sait et ce que l’on ne sait pas (tq ecd@nai 7 te oiden kaa 8
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mQ oiden).

Le rapprochement entre la fin du § 26 et le Charmide ne doit cependant


pas masquer une différence fondamentale entre la position de Xénophon
et celle de Platon. Dans les Mémorables, la procédure par laquelle celui qui se
connaît lui-même reconnaît la dunamis d’autrui n’est pas l’elenchos. Pour s’en
convaincre, il suffit de lire le début de l’entretien entre Socrate et
Charmide :
Voyant (tr²n) que Charmide, le fils de Glaucon, était un homme de mérite et
beaucoup plus capable (pollÈ dunat:teron) que ceux qui faisaient alors de la poli-
tique, mais qu’il hésitait à se présenter devant le peuple et à s’occuper des affaires de
la ville, il lui demanda : « Dis-moi, Charmide, si un homme qui est en mesure (dkanqV
µn) de remporter des couronnes à l’occasion des jeux, et par là de recevoir des hon-
neurs pour lui-même et d’accroître la renommée de sa patrie en Grèce, ne consen-
tait pas à concourir, quel genre d’homme penserais-tu qu’il est ? – Il est évident,
répondit-il, que c’est un mou et un lâche. – Et si quelqu’un, poursuit-il, qui est en
mesure (dunatqV µn), pour peu qu’il s’occupe des affaires de la cité, de la faire pros-
pérer (tPn te pplin a¥xein), et d’obtenir pour cela des honneurs pour lui-même,
hésitait donc à le faire, ne serait-il pas vraisemblablement considéré comme un
lâche ? – Sans doute, répondit-il. Au fait, pourquoi me poses-tu ces questions ?
– Parce que, répondit-il, je crois que tu tardes à t’occuper [des affaires de la ville],
alors que tu en as la capacité (se dunatqn unta), et qu’il est nécessaire pour toi, en ta
qualité de citoyen, de prendre part à ces responsabilités. – Et ma capacité (TQn dA
CmQn dAnamin), répondit Charmide, dans quelle circonstance l’as-tu remarquée (Cn

1. Voir le fameux texte de la Cyropédie (VIII 2, 5-6) sur la division du travail.

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Qu’est-ce que vivre en accord avec sa dunamis ? 245

poBÅ ErgÅ katama␽:n) pour que tu portes sur moi un tel jugement ? – Dans les
assemblées, répondit-il, que tu fréquentes en compagnie de ceux qui font de la poli-
tique ; en effet, lorsqu’ils te consultent sur un sujet, je vois (tr²) que tu leur donnes
de bons conseils, et lorsqu’ils se trompent sur un point, tu leur adresses de justes
reproches » (III 7, 1-3).

L’aptitude de Charmide à faire de la politique est présentée comme une


compétence qui assurera la croissance et la prospérité de la cité. La connais-
sance de soi, définie en termes de reconnaissance de sa dunamis, ne s’embar-
rasse pas de la connaissance des vertus, car elle n’est rien de plus que la juste
appréciation des compétences techniques qui assurent le succès d’une entre-
prise et la prospérité matérielle. Si Socrate est en mesure d’apprécier à sa
juste valeur la dunamis de Charmide, ce ne peut être, ainsi qu’il l’affirme lui-
même en IV 2, 26, que parce qu’il se connaît lui-même : seul celui qui se
connaît lui-même est en mesure de juger correctement de la dunamis
d’autrui. Or il a suffi à Socrate d’observer1 Charmide dans des assemblées
politiques pour reconnaître la dunamis de ce dernier ; autrement dit, il a éva-
lué la dunamis de Charmide à l’insu du principal intéressé et sans même lui
adresser la parole. On voit immédiatement à quel point une telle « procé-
dure » pour évaluer autrui est impensable chez Platon, car ce n’est qu’à
l’occasion d’un entretien réfutatif que le Socrate platonicien peut réellement
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éprouver son interlocuteur. Cette différence majeure s’explique aisément,
pour peu qu’on ne perde pas de vue que SocrateX s’intéresse presque exclu-
sivement aux compétences techniques, alors que le Socrate de Platon
cherche avant tout à mettre en lumière l’ignorance enfouie dans l’âme au
sujet des connaissances les plus importantes (ta megista)2 – à savoir, les
connaissances morales. Pour éprouver la compétence technique, l’elenchos
n’est pas une procédure appropriée, puisqu’il n’a pas pour but de vérifier un
savoir-faire ou une compétence technique – le Charmide montre bien que
l’on ne sait pas, par le moyen de l’elenchos, distinguer un charlatan d’un méde-
cin compétent3 –, mais d’éprouver une prétention au savoir en matière de
connaissances morales. Dans l’Apologie (22 d-e), Socrate reconnaît la compé-
tence technique des artisans ; ce qu’il leur reproche, c’est de s’imaginer qu’ils
connaissent aussi les sujets les plus importants (ta megista, 22 d), à savoir le
bien et le mal, le juste et l’injuste, etc.4. La reconnaissance de la compétence
technique et l’évaluation du savoir moral font appel à deux procédures dif-
férentes. Dans le cas des connaissances morales, il n’y a qu’à la faveur d’un
elenchos que l’on peut véritablement éprouver celui qui a en ce domaine des
prétentions au savoir. En ce qui a trait au savoir technique, c’est en considé-
rant les œuvres (erga) que l’on juge de la compétence d’un artisan ou d’un

1. Cf. III 7, 1 : tr²n ; § 3 : tr².


2. L’expression ta megista désigne clairement, dans l’Apologie (22 d) et dans l’Alcibiade
(118 a), les sujets qui relèvent de la connaissance morale.
3. Cf. Charmide 170 a - 171 c.
4. Cf. Tsouna (2001), p. 42.

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246 Louis-André Dorion

médecin1. Or c’est précisément de cette façon que SocrateX reconnaît la


dunamis de Charmide : à l’occasion de quel ergon (Cn poBÅ ErgÅ), demande
Charmide, Socrate a-t-il reconnu la dunamis qu’il lui attribue ? La dunamis,
comprise au sens de compétence technique, se détermine en fonction d’un
usage (khreia) précis et elle se reconnaît à la faveur d’une application et d’un
ergon2.
La fin de l’entretien entre Charmide et Socrate confirme, une fois de
plus, l’étroitesse du lien que SocrateX établit entre la connaissance de soi et
l’aptitude à faire de la politique (cf. III 7, 9).
Le § 26 peut être rapproché non seulement de Charmide 167 a, mais aussi
d’un autre passage de ce même dialogue, en l’occurrence 173 a-d, où Socrate
rapporte un rêve, celui d’une cité où les dirigeants qui se connaissent eux-
mêmes pourraient reconnaître la compétence de chacun, de sorte que toutes
les fonctions nécessaires à la vie de la cité seraient confiées à des hommes
compétents. Ce tableau d’une cité régie par la compétence technique rap-
pelle l’idéal de Xénophon, tel qu’il est décrit au § 263. Est-ce à dire que le
Socrate de Platon et celui de Xénophon souscrivent au même idéal d’une

1. Celui qui ne détient pas le savoir technique ne peut pas, de façon dialectique, contrô-
ler le prétendu savoir technique d’un autre (cf. Charmide 170 a - 171 c) ; tout ce qu’il peut faire,
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c’est examiner les produits et les œuvres réalisés par celui qui prétend posséder cette science :
s’il s’avère que ces œuvres sont réussies et conformes au savoir revendiqué, on pourra recon-
naître que la personne est compétente (Lachès 185 e - 186 b, Alc. 119 a, Gorgias 514 a-e,
Ménon 91 d-e). On peut même juger de la compétence technique d’un artisan en l’absence de
celui-ci, puisqu’il suffit d’examiner les produits (erga) de son art. Dans l’Économique (VI 13),
Ischomaque vérifie le bien-fondé de la réputation de certains artisans par l’examen de leurs
erga respectifs.
2. Cf. aussi Mém. III 4, 1-4, où la compétence d’Antisthène est confirmée, en son
absence, par la simple considération de ses actes et de ses accomplissements antérieurs. Il
n’est donc pas nécessaire que Socrate s’entretienne avec lui pour déterminer s’il possède, ou
non, la compétence requise pour exercer la magistrature que les Athéniens viennent de lui
confier. Voir également IV 2, 12 sq., où Socrate, dans le but de vérifier si Euthydème détient
la connaissance de la justice et de l’injustice, demande à son jeune interlocuteur de lui indi-
quer quelles sont les œuvres (erga) de la justice et de l’injustice. De même, dans l’Économique,
c’est par le biais de questions qui portent sur les activités (erga) d’Ischomaque que Socrate
cherche à savoir en quoi consiste la kalokagathia et ce qui a valu à son interlocuteur la réputa-
tion enviable d’homme kalos kagathos (cf. VII 2, XI 1 et XI 6).
3. Contrairement à ce que soutient Effe (1971, p. 207), la position que Xénophon
prête à Socrate n’est pas identique à celle que Socrate, dans le Charmide, développe à partir
de la définition de Critias suivant laquelle la sagesse (sôphrosunê) consiste dans la science
d’elle-même et des autres sciences (171 e). La sagesse, ainsi définie, est une science univer-
selle qui englobe tous les objets de toutes les sciences particulières, de sorte que le sage
connaît nécessairement les différentes techniques. Son aptitude à juger de la compétence
technique d’autrui lui vient donc du fait qu’il possède lui-même cette compétence tech-
nique. Or l’aptitude à juger de la dunamis d’autrui ne se fonde pas, dans les Mémorables, sur
une compétence universelle identique ou analogue à celle que Critias attribue au sage – il n’y
a aucune trace d’une telle science des sciences dans les Mémorables –, mais plutôt sur le fait
qu’un homme compétent en un domaine possède une espèce de flair qui lui permet de juger
avec assurance de la compétence d’autrui dans d’autres domaines (cf. Mém. III 4, 3-4).
Malgré cette différence entre leurs positions respectives, SocrateX et le Critias du Charmide
souscrivent tous deux à une administration technocratique en vertu de laquelle les titulaires
des différentes fonctions, au sein de la cité, doivent satisfaire au réquisit de la compétence
technique.

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Qu’est-ce que vivre en accord avec sa dunamis ? 247

cité gouvernée par des hommes qui, parce qu’ils se connaissent eux-mêmes,
sont en mesure de confier les différentes responsabilités techniques à des
hommes compétents ? Il s’en faut de beaucoup. Dans le Charmide, Socrate
rejette finalement cette position qu’il a imaginée à la faveur d’un rêve trom-
peur, car une cité régie par l’exigence de la compétence technique n’est pas
assurée de connaître le bonheur (cf. 173 d). La connaissance dont la cité a
besoin pour être heureuse et pour que toutes les activités techniques soient
exercées pour le profit et le bénéfice de tous, est la connaissance du bien et
du mal (174 b-c). Alors que Platon rejette sans appel la perspective d’une cité
technocratique, où le seul impératif qui préside à l’activité technique est
celui de la compétence, Xénophon y souscrit entièrement. C’est en vain que
l’on chercherait dans son œuvre la description d’une connaissance architec-
tonique, telle que la connaissance du bien, qui présiderait à l’ensemble des
autres activités dans la mesure où il lui appartiendrait de déterminer les fina-
lités de chacune et les conditions de leur utilité respective.
c) Ce texte jette un éclairage utile sur la dimension politique de la
connaissance de soi. Comme nous venons de le voir, l’homme qui se
connaît lui-même est en mesure de reconnaître la dunamis d’autrui. Ayant
identifié les hommes qui détiennent des capacités qui peuvent s’avérer utiles
à ses projets, il les met à profit et les enrôle au service de ses ambitions poli-
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tiques. C’est grâce au service de ceux (di1 tRV t²n 5llwn creBaV, § 26) en
qui il a reconnu une véritable dunamis que l’homme qui se connaît lui-même
réussit dans ses entreprises et se procure des biens1. Il ne faudrait pas croire
pour autant qu’il instrumentalise les autres hommes et qu’il s’en sert comme
de simples moyens. Trois raisons s’opposent à l’interprétation qui prêterait à
SocrateX une conception purement instrumentale du rôle des hommes com-
pétents dans la vie politique : 1 / Ainsi qu’il ressort du § 28, la relation de
khreia est réversible, puisque l’homme qui se connaît lui-même peut à son
tour être appelé à servir les intérêts de ceux qui lui ressemblent. 2 / Les
hommes compétents au service de l’homme qui se connaît lui-même sont
décrits, dans plusieurs textes de Xénophon2, comme des amis et des associés
qui ne profitent pas moins que leur chef des honneurs et des biens que leur
procure le succès de leurs entreprises communes. 3 / Plus fondamentale-
ment encore, c’est précisément la khreia qui révèle l’homme sage et compé-
tent. Comme Socrate l’explique à Critobule au début de l’Économique (I 8-
15), les choses et les hommes ne sont véritablement des biens (crPmata)
qu’à la condition que l’on sache comment en user (crRs␽ai). Autrement dit,
l’on entretient nécessairement des rapports avec les choses et les hommes,
mais ces rapports peuvent tourner à notre désavantage si l’on ne sait pas
user des choses et des hommes. La marque de celui qui se connaît lui-même,
c’est précisément d’user au mieux des choses et des hommes, de sorte que
les rapports qu’il entretient avec eux lui procurent des biens.

1. Sur le fait que le dirigeant « se sert » (crRs␽ai) des autres hommes, cf. Alc. 125 c-d.
2. Cf. Mém. II 6, 24 ; III 7, 9.

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248 Louis-André Dorion

L’on remarquera, enfin, que les trois mentions de la khreia, aux § 26-28,
illustrent et surtout précisent la position énoncée au § 25, suivant laquelle la
dunamis se définit et se détermine en fonction d’une khreia. De même que la
dunamis d’un cheval particulier se détermine en fonction de la khreia du che-
val (prqV tQn to¢ gppou creBan, § 25), de même la dunamis de chaque homme
se détermine en fonction de la khreia humaine (prqV tQn 3n␽rwpBnhn creBan,
§ 25). Mais pourquoi Xénophon parle-t-il de la khreia humaine et non pas,
ainsi que semble l’exiger le parallèle avec le cheval, de la khreia de l’homme ?
Je risquerais l’explication suivante : alors que le cheval est nécessairement
l’objet d’une khreia, l’homme peut être à la fois le sujet et l’objet d’une khreia.
Dans une cité dont l’existence même dépend de la division du travail, les
hommes peuvent remplir de nombreuses fonctions et servir à quelque chose
sans nécessairement se servir d’autrui. La khreia humaine désigne ainsi
l’ensemble des activités où l’homme agit à titre de sujet en vue d’un résultat
qui peut profiter aux autres membres de la cité. Socrate invite donc les hom-
mes à s’examiner eux-mêmes pour qu’ils identifient, dans le vaste ensemble
de la khreia humaine, quelles sont les activités pour l’exercice desquelles ils
possèdent la dunamis appropriée. Or, de toutes les activités humaines, la plus
élevée est la fonction politique, dont l’exercice même implique que l’on
commande à d’autres hommes et qu’on les « utilise », d’où l’emploi, dans ce
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contexte de khreia politique, de l’expression khreia des hommes (di1 tRV t²n
5llwn creBaV, § 26) et non plus seulement de khreia humaine.
Quant à celui qui ne se connaît pas lui-même, il est impuissant à identi-
fier aussi bien ses propres capacités que celles des autres, si bien qu’il se
lance dans des entreprises qui sont au-dessus de ses forces et qu’il s’entoure
de collaborateurs incompétents et incapables, de sorte que toutes ses entre-
prises semblent vouées à l’échec. Chez Platon, la connaissance de soi a éga-
lement une dimension politique, comme l’on peut s’en convaincre à la
lecture du Premier Alcibiade et du Charmide, où Socrate discute de la connais-
sance de soi avec trois interlocuteurs (Alcibiade, Critias et Charmide) dont
les carrières politiques ont été funestes à eux-mêmes et à leur cité. Mais la
connaissance de soi ne se double pas, comme chez Xénophon, d’une apti-
tude à s’entourer d’hommes compétents dont le savoir-faire est mis au ser-
vice des ambitions politiques. L’utilité politique de la connaissance de soi
réside plutôt en ceci qu’elle affranchit le dirigeant qui se connaît lui-même
de toute vaine tentation d’engager la cité dans une politique aventureuse qui
peut se révéler désastreuse pour lui-même et pour la cité. Comme la
connaissance de soi débouche ultimement sur la connaissance du bien et du
mal1, celui qui se connaît lui-même détient la connaissance qui doit présider
à toute décision politique, quelle qu’elle soit.
d) La description des conséquences fâcheuses auxquelles s’expose celui
qui ne se connaît pas lui-même, et qui entreprend des tâches pour lesquelles

1. Cf. Charmide 174 b-d ; Alc. 133 c.

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Qu’est-ce que vivre en accord avec sa dunamis ? 249

il n’a pas la compétence requise, offre plusieurs recoupements avec la des-


cription que Socrate donne des malheurs qui attendent l’imposteur (I 7).
Parce qu’ils assument l’un et l’autre des responsabilités qui excèdent leur
dunamis, l’imposteur et celui qui ne se connaît pas lui-même se couvrent de
ridicule1, ont mauvaise réputation2 et deviennent objets de mépris3. L’im-
posteur n’est cependant pas un homme qui s’ignore lui-même, et l’homme
qui ne se connaît pas lui-même n’est pas pour autant un imposteur ; en effet,
l’imposteur est celui qui, tout en sachant qu’il n’a pas la compétence requise,
cherche néanmoins à convaincre les autres qu’il est dunatpV, alors que celui
qui s’ignore lui-même se trompe sur sa propre dunamis, c’est-à-dire qu’il
s’imagine qu’il possède la compétence qu’en réalité il ne possède pas.
L’imposteur mérite davantage le blâme que celui qui s’ignore lui-même,
puisqu’il s’attribue en pleine connaissance de cause des compétences dont il
sait très bien qu’il ne les possède pas ; mais qu’il s’agisse de l’imposteur ou
de celui qui ne se connaît pas lui-même, les conséquences des insuffisances
de leur dunamis sont identiques : les deux échouent dans leurs entreprises, se
couvrent par là de ridicule, se privent de gloire et d’honneurs, et, surtout,
provoquent la ruine d’autrui et de la cité. C’est donc du point de vue des
effets et des conséquences qu’il y a des recoupements entre le cas de
l’imposteur et celui de l’homme qui s’ignore lui-même.
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e) En vertu de l’analogie entre la cité et l’individu, dont on trouve de
nombreux exemples dans l’œuvre de Xénophon4, ce qui est vrai des indivi-
dus l’est également des cités (§ 29) : de même que l’individu qui ignore sa
propre dunamis court à sa perte en se lançant dans des entreprises qui sont
au-dessus de ses capacités, de même la cité qui se méprend sur sa dunamis
réelle déclare des guerres qui tourneront à son désavantage et qui entraîne-
ront sa ruine. Cela dit, la dunamis de la cité n’est pas du tout de même nature
que la dunamis de l’individu. Alors que la dunamis de l’individu consiste essen-
tiellement en une compétence technique, la dunamis de la cité se définit plu-
tôt en termes de puissance militaire5, dont l’analogue, chez l’individu, est la
force physique. Il y a donc trois emplois différents de dunamis dans ces para-
graphes : la dunamis du cheval (= force physique), la dunamis de l’individu

1. Cf. I 7, 2 : geloboV µn et katagel0stwV bi:setai ; IV 2, 29 : katag@lastoi gBgnontai.


De même, en II 6, 38, dans un contexte où il dénonce une fois de plus l’imposture technique,
Socrate prévient Critobule qu’il se couvrirait de ridicule (katag@lastoV) si l’on découvrait
qu’il n’est pas un bon administrateur après qu’il se fut présenté comme tel.
2. Cf. I 7, 2 : kakodox²n ; IV 2, 29 : 3doxo¢si.
3. Cf. IV 2, 29 : kaa katajronoAmenoi kaa 3timazpmenoi z²sin.
4. L’analogie entre l’individu et la cité réapparaît de loin en loin dans l’ensemble des
Mémorables. Ainsi, on doit se commander à soi-même avant de commander aux autres (II 1) ;
les cités qui dépérissent ressemblent à des athlètes qui ne s’exercent pas (III 5, 13) ; celui qui
excelle à gérer son propre domaine est également celui qui administrera le mieux les affaires
publiques (cf. I 1, 7 ; I 2, 48 ; I 2, 64 ; III 4, 6 ; III 4, 12 ; III 6, 14 ; IV 1, 2 ; IV 2, 11), etc.
5. La signification la plus courante du terme dunamis, chez Xénophon, est celle de force
et de puissance militaire. La dunamis désigne le plus souvent, dans la Cyropédie, l’Anabase et les
Helléniques, les troupes ou les effectifs sur lesquels un général peut compter pour livrer
bataille.

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250 Louis-André Dorion

(= compétence technique), la dunamis de la cité (= puissance militaire). En


outre, ce n’est pas la cité elle-même qui se trompe sur sa puissance réelle et
qui prend en conséquence la décision de se lancer dans une guerre qui se
révélera ruineuse ; en effet, ce sont les dirigeants qui sont responsables de
cette mauvaise appréciation de la dunamis de la cité. Or comme la mauvaise
évaluation d’autrui est le fait de ceux qui ne se connaissent pas eux-mêmes,
le cas de la cité qui se méprend sur sa dunamis n’est, en fin de compte, qu’un
avatar ou une conséquence de la méconnaissance de soi dont souffrent les
mauvais dirigeants.
f) La connaissance de soi, définie en termes de connaissance de sa
propre dunamis, est ce qui assure le bonheur, aussi bien des individus que des
cités. Mais il ne faut pas se tromper sur la nature de ce bonheur : le bonheur
auquel songe Xénophon n’est rien de plus, au fond, que la prospérité maté-
rielle qui découle du succès et de la réussite d’une entreprise. Étant donné la
façon dont Xénophon conçoit la connaissance de soi, il pourrait difficile-
ment en être autrement : si la connaissance de soi est la juste appréciation de
la compétence technique et du savoir-faire, une telle connaissance sert à
assurer le succès1 des entreprises où l’on s’engage et, partant, à procurer la
prospérité matérielle qui découle de ce succès. Les individus et les cités qui
ne connaissent pas leur propre dunamis provoquent leur ruine matérielle, et
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non pas leur effondrement moral. Dans le passage qui suit immédiatement
le long extrait cité plus haut, la connaissance de soi semble avoir pour condi-
tion la connaissance du bien et du mal, ou plutôt des biens et des maux. On
pourrait donc croire que la connaissance de soi a une dimension éthique et
qu’elle est suspendue à des valeurs morales. Or quels sont les biens qu’il fau-
drait connaître pour accéder à la connaissance de soi ? La santé, la force, la
beauté, la richesse et la gloire, bref des biens corporels et des biens exté-
rieurs (§ 31-34). Le seul bien de l’âme dont il soit fait mention est la sophia
(§ 33). Nous sommes donc ici très éloignés de l’argumentation en apparence
parallèle du Charmide, où la connaissance de soi est étroitement liée, à un
point tournant du dialogue (174 b-c), à la connaissance du bien et du mal.
C’est à la lumière de la conception de la connaissance de soi qui est
développée en IV 2, 25-29 qu’il faut lire plusieurs entretiens des Mémorables,
notamment ceux rapportés en III 1-6, où Socrate exhorte de jeunes hom-
mes qui briguent une magistrature, ou qui viennent d’être élus à une magis-
trature, d’acquérir au plus vite la compétence requise pour l’exercice de leur
fonction. Dans ces dialogues où Socrate s’entretient avec de jeunes politi-
ciens, il est révélateur que la connaissance morale ne soit jamais présentée
comme le fondement et la justification du pouvoir. Il n’est question, dans
ces entretiens, que de la compétence technique nécessaire à l’exercice d’une
fonction politique ou militaire (stratégie, commandement militaire, com-
mandement de cavalerie), ce qui confirme, s’il en était besoin, que la

1. Cf. § 26 : e© pr0ttousin.

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Qu’est-ce que vivre en accord avec sa dunamis ? 251

connaissance de soi, entendue au sens de reconnaissance de sa propre duna-


mis, se rapporte exclusivement au savoir technique qui permet d’exercer
avec succès une fonction ou un métier.
Ayant appris que Glaucon, le frère de Platon, était sur le point de se lan-
cer en politique, Socrate cherche à le dissuader en lui faisant reconnaître
qu’il n’a pas encore acquis toutes les connaissances nécessaires (III 6). Or les
connaissances que Socrate lui reproche de ne pas posséder ressortissent à
des compétences d’ordre technique (finances publiques, approvisionnement
de la ville en blé, exploitation des mines, compétence militaire). Si Glaucon
se croit en mesure d’assumer des responsabilités politiques, alors qu’il est
ignorant de ces sujets, il risque de provoquer sa perte et celle de la cité. Bien
que les expressions « connaissance de soi » et dunamis n’apparaissent pas
dans cet entretien, c’est bien de cela dont il s’agit : Glaucon, aspirant politi-
cien, s’ignore lui-même, puisqu’il ne reconnaît pas les lacunes de sa dunamis,
c’est-à-dire l’insuffisance de sa compétence technique à diriger la cité.
L’entretien avec Charmide (III 7), qui fait immédiatement suite à l’entretien
avec Glaucon (III 6), illustre la situation inverse : Charmide répugne à faire
de la politique, alors qu’il possède la dunamis appropriée.
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3. Conclusion

Vivre en accord avec sa dunamis peut donc s’entendre, dans les Mémora-
bles, de deux façons différentes, qui sont indépendantes l’une de l’autre. En
effet, il semble impossible de rattacher la dunamis au sens de compétence
technique au précepte hésiodique qui recommande d’agir (Erdein) en accord
avec ses ressources matérielles. Un homme qui vit selon ses moyens (dunamis
économique) peut cependant se révéler incapable d’évaluer correctement sa
compétence réelle, de sorte qu’il ne vivrait pas en accord avec sa dunamis
technique ; inversement, un homme qui vit en accord avec sa dunamis
technique peut ne pas arriver à vivre selon ses moyens financiers, car il est
incapable de limiter ses besoins à ce que lui permet sa dunamis économique.
Pour être logiquement indépendants l’un de l’autre, les deux emplois de
l’expression kat1 dAnamin n’en sont pas moins suspendus à une seule et
même condition. En effet, la condition d’une vie en accord avec sa dunamis
(qu’il s’agisse des ressources matérielles ou de la compétence technique) est
cela même que SocrateX présente comme le fondement de la vie vertueuse, à
savoir l’enkrateia, la maîtrise de soi1. Il est impossible de vivre selon ses
moyens si l’on ne parvient pas, faute d’enkrateia, à maîtriser, voire à res-
treindre ses besoins. Si l’on succombe dans toutes les occasions où l’on est
sollicité par l’attrait des plaisirs corporels (nourriture, boisson, sexualité),
l’on aura forcément besoin de plus d’argent que ce que l’on possède, d’où

1. Cf. Mém. I 5, 4.

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252 Louis-André Dorion

l’impossibilité de vivre en accord avec sa dunamis. De même, l’exercice du


savoir et de la compétence a également l’enkrateia pour condition, dans la
mesure où celui qui détient une compétence est susceptible de ne pas
l’exercer, dans une situation qui pourtant l’exige, s’il est détourné de son
devoir par l’attrait de plaisirs immédiats auxquels il n’est pas en mesure de
résister. Par où l’on voit que la doctrine de SocrateX, qui repose tout
entière sur l’enkrateia, est beaucoup plus cohérente qu’on ne se l’imagine
habituellement.
Louis-André DORION
(Université de Montréal).

Bibliographie
Dittmar H. (1912), Aischines von Sphettos. Studien zur Literaturgeschichte der Sokratiker,
Berlin.
Dorion L.-A. & Bandini M. (2000), Xénophon : Mémorables, vol. 1 : Introduction générale
et Livre I, Paris.
Effe B. (1971), « Platons Charmides und der Alkibiades des Aischines von Sphettos »,
in Hermes (99), p. 198-208.
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Gigon O. (1953), Kommentar zum ersten Buch von Xenophons Memorabilien, Bâle.
Luccioni J. (1953), Xénophon et le socratisme, Paris.
Pomeroy S. B. (1994), Xenophon, Œconomicus : A Social and Historical Commentary,
Oxford.
Tsouna V. (2001), « Socrate et la connaissance de soi : quelques interprétations »,
in Philosophie antique 1, p. 37-64.

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