Pinocchio
Pinocchio
Pinocchio
Les aventures
de Pinocchio
Histoire d’un pantin
Traduit de l’italien
par Nathalie Castagné
Gallimard Jeunesse
Collection dirigée par Jean-Philippe Arrou-Vignod
Gallimard Jeunesse
5, rue Gaston Gallimard, 75007 Paris
www.gallimard-jeunesse.fr
1. Égaré : affolé.
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Cette fois Maître Cerise resta pétrifié, les yeux
hors de la tête de terreur, la bouche grande ouverte
et la langue pendante jusqu’au menton, comme
une gargouille1 de fontaine.
Dès qu’il eut retrouvé l’usage de la parole, il se
mit à dire, en tremblant et bafouillant d’épou-
vante :
– Mais d’où a bien pu sortir cette petite voix qui
a dit « aïe » ? Il n’y a pourtant personne ici. Ce
n’est tout de même pas ce morceau de bois qui
aurait appris à pleurer et à se plaindre comme un
enfant ? Je ne peux pas le croire ! Ce morceau de
bois, le voici, là devant moi ; c’est un morceau de
bois comme tous les autres, une bûche à mettre
dans un poêle, ou à jeter sur le feu, sous une mar-
mite, pour faire bouillir des haricots… Ou alors…
il y aurait quelqu’un caché dedans ? S’il y a
quelqu’un de caché dedans, tant pis pour lui ! Je
m’en vais l’arranger, moi !
Et en disant cela, il empoigna des deux mains
ce pauvre morceau de bois, et se mit à le cogner
sans pitié contre les murs de la pièce où il se trou-
vait.
Puis il écouta. Allait-il entendre une petite voix
qui se plaindrait ? Il attendit deux minutes : rien ;
cinq minutes : rien ; dix minutes : rien !
– Je vois, dit-il alors en s’efforçant de rire et en
1. Gargouille : conduit servant à l’écoulement des eaux, orné d’une figure animale
monstrueuse.
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s’ébouriffant la perruque ; cette petite voix qui a
dit « aïe », c’est moi qui l’ai rêvée ! Remettons-
nous au travail.
Et comme il avait eu – et avait encore – grand
peur, il se mit à chantonner pour se donner un peu
de courage.
Puis il posa sa hache et prit le rabot1, pour rabo-
ter et finir de débarrasser de son écorce le morceau
de bois ; mais tandis qu’il le rabotait de bas en haut,
de haut en bas, il entendit la petite voix qui lui
disait en riant :
– Arrête ! eh, tu me fais des chatouilles !
Cette fois le pauvre Maître Cerise s’écroula
comme foudroyé. Quand il rouvrit les yeux, il se
trouva assis par terre.
Son visage semblait transfiguré2 : jusqu’au bout
de son nez, qui, de violet qu’il était presque tou-
jours, était devenu bleu sous l’effet de la peur.
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– Qu’est-ce qui vous amène jusqu’à moi, com-
père Geppetto ?
– Mes jambes ! Sachez-le, Maître Antoine, je suis
venu chez vous pour vous demander une faveur.
– Mais certainement ! À votre service ! répliqua
le menuisier, en se redressant sur ses genoux.
– Ce matin une idée a germé dans mon cerveau.
– Je vous écoute.
– J’ai imaginé de me fabriquer, de mes propres
mains, un beau pantin1 de bois ; mais un pantin
merveilleux, qui saurait danser, manier l’épée et
faire le saut périlleux. Je ferai le tour du monde avec
ce pantin, pour gagner mon quignon de pain et
mon verre de vin ; qu’en pensez-vous ?
– Bravo, Polenta ! cria la petite voix, toujours la
même petite voix, dont on ne comprenait pas d’où
elle pouvait sortir.
En s’entendant appeler Polenta, compère Gep-
petto devint, de colère, rouge comme une tomate,
et se tournant vers le menuisier, il lui dit, fou
furieux :
– Pourquoi m’insultez-vous ?
– Vous insulter ?
– Vous m’avez appelé Polenta !…
– Ce n’est pas moi.
– Mais moi-même, sans doute ? Et moi, je dis que
c’est vous !
1. Pantin : marionnette.
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– Non !
– Si !
– Non !
– Si !
Et, s’échauffant toujours davantage, ils passèrent
des paroles aux actes, s’empoignèrent, s’égrati-
gnèrent, se mordirent en se rouant de coups.
Le combat terminé, Maître Antoine se retrouva
avec la perruque jaune de Geppetto entre les
mains, et Geppetto s’aperçut qu’il tenait dans sa
bouche la perruque grisonnante du menuisier.
– Rends-moi ma perruque ! cria Maître Antoine.
– Et toi, rends-moi la mienne, et refaisons la
paix.
Les deux petits vieux reprirent chacun leur per-
ruque, se serrèrent la main et jurèrent de rester
bons amis toute leur vie.
– Que puis-je faire pour vous, compère Gep-
petto ? dit le menuisier, en signe de réconciliation.
– Je voudrais un peu de bois pour fabriquer mon
pantin ; vous me le donnez ?
Maître Antoine, tout content, alla tout de suite
prendre sur le banc ce morceau de bois qui lui avait
causé tant de frayeurs. Mais au moment où il allait
le remettre à son vieil ami, le morceau de bois
donna une forte secousse, et, lui glissant brutale-
ment des mains, il alla frapper avec violence les
tibias du pauvre Geppetto.
– Ah ! c’est de cette façon charmante, Maître
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Antoine, que vous faites vos cadeaux ? Vous m’avez
quasiment estropié !…
– Je vous jure que ce n’est pas moi !
– C’est moi-même, sans doute !…
– Tout vient de ce bois…
– Certes, de ce bois ; j’en sais quelque chose :
mais c’est vous qui me l’avez lancé dans les
jambes !
– Je ne vous l’ai pas lancé !
– Menteur !
– Geppetto, ne m’insultez pas, ou je vous appelle
Polenta !…
– Âne !
– Polenta !
– Bourrique1 !
– Polenta !
– Vilain petit singe !
– Polenta !
En s’entendant appeler Polenta pour la troi-
sième fois, Geppetto devint fou furieux et se jeta
sur le menuisier ; et ce fut une volée de coups de
part et d’autre.
La bataille terminée, Maître Antoine se retrouva
avec deux égratignures de plus sur le nez, et l’autre
avec deux boutons de moins à son gilet ; de telle
sorte qu’ils étaient quittes. Ils se serrèrent la main
et jurèrent de rester bons amis toute leur vie.
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Alors Geppetto prit sous le bras son bien, cet
excellent morceau de bois, et après avoir remercié
Maître Antoine, il s’en retourna chez lui en boi-
tillant.
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Geppetto, revenu chez lui, commence tout de
suite à fabriquer son pantin et lui donne le nom de
Pinocchio. Premières friponneries du pantin.
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la bonne vie. Le plus riche d’entre eux était men-
diant. »
Quand il eut trouvé le nom de son pantin, il
commença à vraiment bien travailler, et lui fit tout
de suite les cheveux, puis le front, puis les yeux.
Les yeux terminés, imaginez sa stupeur quand il
s’aperçut que ces yeux remuaient et le regardaient
fixement.
Geppetto, en se voyant regardé par ces deux
yeux de bois, fut sur le point de se trouver mal, et
dit d’un ton irrité :
– Vilains yeux de bois, pourquoi me regardez-
vous ?
Personne ne répondit.
Alors, après les yeux, il fit le nez ; mais, à peine
fait, le nez commença à grandir : et il grandit, il
grandit, il grandit… En quelques minutes il devint
un nez qui n’en finissait pas.
Le pauvre Geppetto s’épuisait à le retailler ; mais
plus il le retaillait et le raccourcissait, plus ce nez
impertinent1 s’allongeait !
Après le nez, il fit la bouche.
La bouche n’était pas encore terminée qu’elle
commença à rire et à se moquer de lui.
– Arrête de rire ! dit Geppetto piqué au vif2 ;
mais ce fut comme parler à un mur. Arrête de rire,
je te dis ! cria-t-il d’une voix menaçante.
1. Impertinent : insolent.
2. Piqué au vif : vexé.
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Alors la bouche s’arrêta de rire, mais sortit une
langue démesurée.
Pour le bien de son œuvre, Geppetto fit sem-
blant de ne pas s’en apercevoir et continua à tra-
vailler. Après la bouche, il fit le menton, puis le
cou, puis les épaules, l’estomac, les bras et les
mains.
À peine les mains étaient-elles terminées que
Geppetto sentit sa perruque s’enlever de sa tête. Il
leva les yeux, et que vit-il ? Il vit sa perruque jaune
dans les mains du pantin.
– Pinocchio !… rends-moi tout de suite ma per-
ruque !
Mais Pinocchio, au lieu de lui rendre la per-
ruque, se la mit sur sa tête à lui, et resta là-dessous
à moitié étouffé.
À ce geste insolent et moqueur, Geppetto devint
tout triste et mélancolique comme il ne l’avait
jamais été de sa vie ; et se tournant vers Pinocchio,
il lui dit :
– Diable d’enfant ! Tu n’es même pas terminé, et
déjà tu manques de respect à ton père ! Ce n’est
pas bien, mon garçon, ce n’est pas bien !
Et il essuya une larme.
Il restait toujours à faire les jambes et les pieds.
Quand Geppetto les eut terminés, il reçut un
coup de pied sur le bout de son nez.
« C’est bien fait ! se dit-il alors en lui-même. Il
fallait y penser avant, maintenant c’est trop tard ! »
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Il prit alors le pantin sous les bras et le posa par
terre, sur le parquet de la pièce, pour le faire mar-
cher.
Pinocchio avait les jambes engourdies et ne
savait pas s’en servir, aussi Geppetto le tenait-il
par la main et le guidait-il pour lui apprendre à
mettre un pied devant l’autre.
Quand ses jambes se furent bien dégourdies,
Pinocchio commença à marcher tout seul et à
courir à travers la pièce ; et brusquement, il prit la
porte, bondit dans la rue et s’enfuit.
Et le pauvre Geppetto de lui courir après sans
pouvoir le rejoindre, parce que ce polisson1 de
Pinocchio bondissait comme un lièvre, et, frap-
pant de ses pieds de bois le pavé de la rue, faisait
autant de bruit que vingt paysans en sabots.
– Attrapez-le ! Attrapez-le ! hurlait Geppetto ;
mais les passants, en voyant ce pantin de bois qui
courait comme une pouliche, s’arrêtaient pour le
regarder, bouche bée, et riaient, riaient et riaient,
plus qu’on ne pourra jamais se le figurer.
Finalement, et fort opportunément, un carabi-
nier2 arriva ; en entendant tout ce tapage, il crut
qu’il s’agissait d’un poulain échappé à son maître,
et se planta courageusement, les jambes écartées,
au milieu de la rue, décidé à l’arrêter pour éviter
le risque d’un plus grave accident.
1. Polisson : enfant malicieux et désobéissant.
2. Carabinier : gendarme italien.
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Pinocchio, quand il aperçut de loin le carabi-
nier qui barrait toute la largeur de la rue, imagina
de lui passer, par surprise, entre les jambes. Mais
il rata son coup.
Le carabinier, sans faire un mouvement de trop
l’attrapa délicatement par le nez (c’était un nez
disproportionné, qui semblait fait exprès pour
être attrapé par les carabiniers), et le remit en
mains propres à Geppetto, lequel voulut lui tirer
aussitôt les oreilles, pour le corriger. Mais imagi-
nez son ahurissement quand, cherchant ses
oreilles, il ne put les trouver : et savez-vous pour-
quoi ? Parce que, dans le feu de son inspiration,
il avait oublié de les lui sculpter.
Alors, il l’attrapa par le cou, et, lui faisant
rebrousser chemin, il lui dit avec un hochement
de tête menaçant :
– Rentrons tout de suite à la maison. Une fois
là-bas, nous réglerons nos comptes, je te prie de
le croire !
À cette annonce, Pinocchio se jeta par terre
et ne voulut plus avancer. Curieux et badauds
commençaient à s’arrêter, par petits groupes, là
autour, chacun y allant de son commentaire.
– Pauvre pantin ! disaient les uns, il a raison
de ne pas vouloir retourner chez lui ! Qui sait
comme il le battrait, ce méchant homme de
Geppetto !…
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Et les autres ajoutaient, insidieux1 :
– Vu comme ça, ce Geppetto semble être un
brave homme ! mais c’est un vrai tyran2 avec les
enfants ! Si on lui laisse ce pauvre petit pantin
entre les mains, il est parfaitement capable de le
mettre en pièces !…
Bref, ils en dirent tant et firent si bien que le
carabinier remit Pinocchio en liberté, et conduisit
en prison ce malheureux Geppetto. Celui-ci, ne
trouvant sur le moment rien à dire pour se défendre,
pleurait comme un veau, et, sur le chemin qui
l’amenait à la prison, balbutiait en sanglotant :
– Fils indigne ! Et dire que j’ai pris tant de peine
à en faire un bon petit pantin ! Mais je n’ai qu’à
m’en prendre à moi ! Il fallait réfléchir avant qu’il
ne soit trop tard !…
Ce qui arriva ensuite est si curieux que vous
aurez de la peine à le croire ; je vous le raconterai
dans les chapitres suivants.
1. Grillon : insecte dont le mâle produit un bruit particulier en frottant ses ailes.
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– Pauvre petit benêt1 ! Et tu ne sais pas que de
cette façon, une fois grand, tu seras un bel âne et
que tout le monde se moquera de toi ?
– Tais-toi, vilain Grillon de mauvais augure2 !
cria Pinocchio.
Mais le Grillon, qui était patient et philosophe,
continua sur le même ton, sans s’offusquer3 de
cette impertinence :
– Et s’il ne te plaît pas d’aller à l’école, pourquoi
n’apprends-tu pas au moins un métier qui te per-
mettrait de gagner honnêtement de quoi vivre ?
– Tu veux que je te le dise ? répliqua Pinocchio,
qui commençait à perdre patience. De tous les
métiers du monde, un seul me conviendrait vrai-
ment tout à fait.
– Et lequel ?
– Celui de manger, boire, dormir, m’amuser et
vivre du matin au soir une vie de vagabond.
– Il vaut mieux que tu le saches, dit le Grillon
Parlant avec son calme habituel, ceux qui font ce
métier-là finissent presque toujours à l’hôpital ou
en prison.
– Attention, vilain Grillon de mauvais
augure !… Attention à toi, si je m’énerve !
– Pauvre Pinocchio ! Tu me fais vraiment
pitié !…
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– Pourquoi je te fais pitié ?
– Parce que tu es un pantin, et, ce qui est pire,
parce que tu as une tête de bois.
À ces derniers mots, Pinocchio sauta en l’air, fou
de rage, et attrapant sur le banc un marteau de
bois, il le lança contre le Grillon Parlant.
Peut-être ne pensait-il même pas le toucher ;
mais par malheur le coup l’atteignit juste à la tête,
si bien que le pauvre Grillon eut à peine la force
de faire cri-cri-cri, et puis resta là, tout raide et collé
au mur.
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Pinocchio a faim et cherche un œuf pour se faire
une omelette ; mais, juste au moment où ça va
réussir, l’omelette s’envole par la fenêtre.
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Collodi faisant mourir son héros, encore pantin, à la
fin du chapitre 15 et ne le ressuscitant qu’à la demande
pressante de ses lecteurs.