20 These - Le Partage Du Mouvement - Une Philosophie Des Gestes CONTACT IMPRO

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Le partage du mouvement : une philosophie des gestes

avec le contact improvisation


Romain Bigé

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Romain Bigé. Le partage du mouvement : une philosophie des gestes avec le contact improvisa-
tion. Philosophie. Université Paris sciences et lettres, 2017. Français. �NNT : 2017PSLEE083�.
�tel-03891064�

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PRÉPARÉE A L’ÉCOLE NORMALE SUPÉRIEURE

Le partage du mouvement
Une philosophie des gestes avec le Contact Improvisation

Soutenue par Composition du jury :


Romain Bigé Anne Boissière
Le 8 décembre 2017 Professeure des Universités, Lille-3 Présidente

Isabelle Ginot
Professeure des Universités, Paris-8 Rapporteuse

Ecole doctorale n° 540 Boris Charmatz


Artiste chorégraphique, Musée de la danse Examinateur
Transdisciplinaire
lettres/sciences Ann Cooper Albright
Professor, Oberlin College Examinatrice

Frédéric Pouillaude
MCF-HDR, Paris-4 Examinateur
Spécialité
Philosophie Renaud Barbaras
Professeur des Universités, Paris-1 Directeur de thèse
Romain Bigé
Le partage du mouvement
Une philosophie des gestes avec le Contact Improvisation

thèse soutenue le 8 décembre 2017

Composition du jury
Directeur de thèse : Renaud Barbaras (PU Paris-1) ; Présidente du jury : Anne Boissière (PU Lille-3) ; Membres
du jury : Ann Cooper Albright (Professor, Oberlin College), Boris Charmatz (artiste chorégraphique, Musée
de la danse), Isabelle Ginot (PU Paris-8), Frédéric Pouillaude (MCF HDR Paris-4)

Résumé de thèse
Comment les êtres, humains ou plus-qu’humains, en viennent-ils à partager leurs mouvements ?
Qu’est-ce qui exauce, soutient ou empêche la confluence de leurs gestes ? Ces questions sont des questions
métaphysiques (question de la comobilité des êtres), anthropologiques (question du vivre-ensemble) ou
biologiques (question de la symbiose) : pour y répondre, il est de bonne méthode de lire des philosophes,
des anthropologues, des biologistes.
Nous avons décidé de les adresser à une pratique chorégraphique : le Contact Improvisation, une
forme de danse initiée par le chorégraphe américain Steve Paxton en 1972, et où danseurs et danseuses se
sautent les un-es sur les autres, entrent en contact les un-es avec les autres, roulent par terre et tombent
dans les airs.
La méthode que nous avons suivie était simple.
Il s’agissait d’abord de reconnaître que danseurs et danseuses non seulement savent bouger
ensemble, mais, plus important, savent s’apprendre à bouger ensemble : ils, elles ont des techniques, des
savoir-faire, des savoir-sentir, et même des savoir-dire qui soutiennent leur désir de bouger les un-es avec
les autres. Faisant honneur à ces techniques, nous nous sommes donc proposés d’apprendre, par elles, à
penser le mouvement, reconnaissant ainsi les danseuses, non seulement comme des expertes à bouger,
mais comme des expertes du bouger.
Construisant une philosophie des gestes avec le Contact Improvisation, nous avons donc mené une
double enquête. Monographique, d’abord, l’enquête visait à retracer l’histoire de cette forme de danse née
dans les années 1970 sur le terreau de la contre-culture américaine et d’un certain désir de retrouvailles avec
des gestes anciens, des gestes fondamentaux comme toucher, voir, peser, jouer, sauter... En renommant
ces gestes, nous nous sommes efforcés de penser une autre manière d’être-au-monde que celle qui nous
est imposée par la civilisation post-industrielle, où nos mouvements sont souvent limités à la litanie du
debout, assis, couché.
Métaphysique ensuite, l’enquête a cherché à extraire de cette pratique alternative du mouvement,
les outils pour penser une question plus vaste : comment les êtres bougent-ils ensemble ? Qu’est-ce qui les
prépare à se rencontrer (plutôt qu’à s’ignorer ou à s’opposer) les un-es les autres ? Qu’est-ce qu’ils gagnent
à entremêler ainsi leurs vies et leurs gestes ? Faisant alors entrer en dialogue les philosophies du devenir
(celles de Bergson et de Deleuze), les phénoménologies du mouvement (celles de Straus et de Merleau-
Ponty), et les pratiques de danse improvisée (celles du Contact Improvisation principalement), notre travail
a ainsi cherché à donner les clefs d’une anthropologie philosophique fondée sur le geste dansant.

Mots-clés
philosophie, mouvement, geste, posture, Contact Improvisation, danse, improvisation, Steve Paxton,
philosophie du vivant, anthropologie philosophique

-1-
Le partage du mouvement
une philosophie des gestes avec le Contact Improvisation

-2-
A celleux qui aiment rouler par terre.

-3-
Remerciements

Ce travail s’est principalement écrit dans des studios de danse, en France et aux États-
Unis. Il n’aurait pas été possible sans les danseurs et les danseuses qui m’y ont accueilli.

Je remercie Renaud Barbaras, qui a accompagné l’écriture de ce travail, Nadeije Dagen


et Emmanuel Mahé, qui en ont soutenu l’élaboration, Anne Boissière, Ann Cooper
Albright, Boris Charmatz, Isabelle Ginot, Frédéric Pouillaude, qui m’ont fait la joie d’être
parmi les premiers à le lire.

Matthieu Gaudeau m’a ouvert l’espace pour penser-bouger le Contact Improvisation et


le tisser avec lui à la philosophie. Tout ce qui suit porte la trace de notre amitié.

Mandoline Whittlesey, Alice Godfroy, Isabelle Patain, Chloé Larmet, Leïla Simon, Victor
Béguin, Katharina van Dyk, Mona Girardin, Daniela Schwartz, Catherine Contour,
Mathilde Papin, Catherine Kych, Asaf Bachrach, maman : vous avez été les premiers à
m’écouter, à me relire, et à me permettre de penser avec vous ce qui suit—l’empreinte
de vos regards, de votre écoute et de vos mots est là partout.

Steve Paxton, Lisa Nelson, Nancy Stark Smith, Mike Vargas, Chris Aiken, Angie Hauser,
Rosalyn Driscoll, Kristin Horrigan, Sarah Konner, Elise Knudson, Bebe Miller, Chrysa
Parkinson, vous m’avez ouvert un mode de penser-parler-bouger depuis le sol
américain que j’ai trouvé dans votre amitié : vos rythmes et vos sourires m’ont permis
de percer sous la langue française d’autres idées que les miennes.

-4-
Sommaire

Introduction 6

Partie 1 Gestes 15
Chapitre 1 ./. Philosophie et mouvement 16
Chapitre 2 ./. Philosophie et geste 56

Partie 2 Contact Improvisation 75


Chapitre 3 ./. Regarder 90
Chapitre 4 ./. Dire 144
Chapitre 5 ./. Toucher 182
[Images] 212
Chapitre 6 ./. Peser 219
Chapitre 7 ./. Tomber 264
Chapitre 8 ./. Ne-pas-faire 300

Partie 3 Mouvements 340


Chapitre 9 ./. La symbiose 349
Chapitre 10 ./. La posture 385
Chapitre 11 ./. Le partage du mouvement 422
Conclusion 457

Annexes 462
Annexe 1 : La petite danse 463
Annexe 2 : Définitions du Contact Improvisation 474
Annexe 3 : L’Underscore et ses traductions 484
Bibliographie 492

Origines des textes 511


Index des noms propres 512

Table des matières 515

-5-
Introduction

-6-
Qui bouge ?

La danse offre un cadre unique pour poser la question : qui bouge ?


Les apparences semblent indiquer que ce qui bouge, dans la danse, ce sont des
corps. Quand on va au théâtre, quand on va au studio, il semble que ce qu’on voit, ce sont
des corps entraînés, intelligents, sensibles, monstrueux, obscènes peut-être, mais des
corps tout de même.
Pourtant, je ferai le pari de décrire et de penser mon expérience d’une danse, le
Contact Improvisation, sans (trop) parler du corps. Ce n’est pas que cette danse soit pour
moi désincarnée. Mais de ce que je la vis dans mes os, dans mes muscles, dans ma peau,
dans mes yeux, je ne saurais trop tôt en conclure qu’il n’y est question que du corps.

D’abord parce qu’on serait en droit de se demander lequel : le corps de l’anatomie


vésalienne avec ses muscles, ses os et ses organes ? le corps de la médecine chinoise avec
ses méridiens, ses vaisseaux et ses cycles ? le corps du malade ? ou celui du bien-portant ?
le corps du désir ? le corps de la physique classique ? le corps de la biologie la plus
contemporaine ?
Ensuite parce que même s’il était question de ces multiples corporéités et de leurs
enchâssements, il resterait encore d’autres mouvements dont on n’aurait pas parlé.

L’espace, par exemple (que je sois danseur ou pas), bouge.


Et ce n’est pas une métaphore de dire que l’espace bouge. C’est simplement
changer de point de vue sur le mouvement : plutôt que de dire que mon corps se
rapproche ou s’éloigne du mur, je peux ainsi dire, et non seulement dire mais sentir, que
leur espace interstitiel se condense ou se dilate ou même que c’est le mur qui s’approche
de moi. Ce serait en ce sens, plutôt qu’une métaphore, une métonymie : étant donnée
cette partie de l’espace qui bouge (en l’occurrence : mon corps), je peux aussi dire
métonymiquement que (par moi) l’espace est bougé.

-7-
Et cela se généralise à propos des espaces qui me contiennent ou que je tisse de
mes mouvements avec d’autres bougeurs : le théâtre, la ville, la terre. Et même encore
des espaces que je contiens ou qui me tissent de leurs mouvements : bouche, trachée,
intestins, cage thoracique. Tous ces espaces bougent avec moi.
Bouge aussi la lumière. En fonction de l’inclinaison des luminaires, astres ou lustres.
Et en fonction de là où je me déplace, offrant des surfaces pour qu’elle se réfléchisse.
Bouge encore l’air, activé par les différences de température dans l’atmosphère
(produisant vents et tempêtes) ou par les chocs des matières entre elles (produisant
bruits, sons ou voix).
Bougent mes pensées, mon attention, mes représentations : dans le temps et dans
l’instant, sans qu’il n’y paraisse (je tourne mes pensées vers tel objet de réflexion plutôt
qu’un autre) ou alors qu’il y paraît (je tourne la tête pour écouter mieux), ma conscience
passe sans cesse d’une partie de l’espace à une autre.

Ces mouvements, de l’espace, des éléments, de l’attention, (et aussi des corps),
sont difficiles à décrire.
En effet, quand je réfléchis à ce qui est ou même à comment cela est, ce qui me vient
à l’esprit ce sont des choses solides, assez petites et plutôt stables : une table, une
pomme, un chat. Je leur trouve bien des qualités, mais elles leur appartiennent comme
des propriétés : rouge, rond, doux.
J’éprouve de grandes difficultés à saisir ce qu’est une galaxie, une molécule, ou
même un plasma comme l’air et l’eau. Et même si je peux songer à intégrer les atomes,
par exemple, au rang des choses, il m’est difficile de penser à eux autrement qu’à des
sortes d’objets stables et solides, mais en plus petit : leurs réalités dynamiques, l’état
quantique de leurs électrons sont (presque) pour moi des mots dépourvus de sens
expérientiel. Mon ontologie spontanée, en d’autres termes, est faite d’objets que je peux
manipuler sans difficulté, sur lesquels je peux mettre la main et qui ne disparaissent pas
d’instants en instants—une ontologie faite de « substances sèches et de taille
moyenne1 ».
1 J. L. Austin, Sense and Sensibilia, New York (NY), Oxford University Press, 1964, p. 8. (NdT : lorsqu’un
texte est mentionné sans sa traduction en français, c’est nous qui traduisons ; nous ne reprenons le

-8-
La difficulté se redouble quand je prends la mesure de ce que le langage dans lequel
je veux m’exprimer m’invite à mettre le doigt en priorité sur ces mêmes substances.
L’écrivain argentin Jorge Luis Borges a imaginé une civilisation, Uqbar, où les
langues n’auraient pas connu de substantifs 2. Pour décrire l’événement la lune se reflète
dans l’eau du lac, les habitants d’Uqbar disent ainsi : il hop-lunesce-miroitant. Cette
préférence pour l’anonymat de l’impersonnel (il lunesce, comme il pleut) a des
conséquences fondamentales sur l’ontologie spontanée à Uqbar. Privés de sujets pour
leurs grammaires, les habitants d’Uqbar n’ont pas de substances dans leurs ontologies. Il
est ainsi douteux pour eux que la pierre que j’ai mise dans ma poche il y a cinq minutes et
celle que j’en ressors à présent puisse être la même—à dire vrai, « pierre », et surtout
« même » sont des mots qui n’ont pas d’équivalents dans les langues de cette civilisation.
Il n’y a, sur Uqbar, guère que quelques philosophes pour défendre ce qu’ils appellent des
« paradoxes de la permanence », et encore sont-ils rapidement rejetés comme de pures
fantaisies ou des expériences de pensée destinées à prouver, par l’absurde, le caractère
processuel du monde.
Cette fable jette une lumière sur la situation dans laquelle le langage et la culture qui
sont les miens semblent, de prime abord, me placer : celle d’un substantialisme spontané
qui correspond au substantivisme de mes modes grammaticaux d’expression.

Mon désir, dans ce travail, est de me prêter à l’existence d’autres réalités que celles
des substances sèches et stabilisées par ma grammaire. Il exige d’admettre des niveaux
et des rythmes d’existence auxquels plier mon langage et mon esprit.
Il me semble que c’est à cette seule condition qu’une philosophie de la danse—et
pour tout dire, une philosophie de l’art—peut s’envisager, car c’est précisément comme
initiation à d’autres réalités que celles sur lesquelles j’ai prise que je vis l’expérience
artistique en général et l’expérience dansée en particulier.
Le philosophe américain Christoph Cox en donne une idée en parlant de l’art sonore
au e
XX siècle. Dans sa « philosophie sonique », il affirme que nous avons besoin d’élargir

texte original que lorsqu’il s’agit de documents inédits.)


2 Jorge Luis Borges, « Tlön, Uqbar, Orbis Tertius » (1940), repris dans Fictions, traduit de l’argentin par
Paul Verdevoye et Nestor Ibarra, Paris, Gallimard, 1974.

-9-
nos descripteurs : nous avons besoin de théories qui, au lieu de réduire l’expérience à des
catégories préexistantes, essaieraient d’épouser la capacité explosive des pratiques, des
cultures, des arts à transformer la réalité. Ainsi, en tant que penseur du son, il en appelle à
une philosophie qui reconnaîtrait l’irréductibilité descriptive des objets sonores à nos
ontologies ordinaires :

« Ce qui ne se laisse pas voir, ou toucher, les objets éphémères (si l’on
veut) de l’odorat, du goût, de l’audition, n’ont l’air d’avoir qu’une
existence fantomatique à l’aune des objets solides ordinaires dont la
présence est garantie par les yeux et par les doigts (…). Mais
assurément les sons, les odeurs, les goûts existent, et assurément ils
sont aussi matériels que les bouts de bois et les cailloux. Les sons, pour
prendre l’exemple qui nous concerne ici, font frémir les tympans,
secouent les murs, font voler les verres de vin en éclat. En réalité, le son
est présent partout et tout le temps. Comme les oreilles n’ont pas de
paupières, nous sommes toujours et inexorablement baignés dans le
son, immergés en lui (…). En portant notre attention au son, nous
sommes amenés à modifier notre ontologie ordinaire et notre
conception commune de la matière3. »

De la même manière, nous sommes inéluctablement baignés dans un dynamisme


incessant : nous n’avons pas de paupières à mouvements qui nous donneraient la
possibilité de nous couper de notre expérience motrice.
Et pourtant, elle reste difficile à voir et il semble qu’il me faille continuellement me
rappeler qu’il y a du mouvement, en moi et autour de moi, pour le voir et le nommer.

L’exercice serait comparable avec celui que je fais lorsque j’essaye de concevoir que
cet arbre devant moi, dans la cour, est en mouvement.
En tant qu’enfant du XXIe siècle, à première vue, les choses sont difficiles pour moi : le
monde de la science m’a privé d’un animisme élémentaire qui me permettrait de prêter
un centre à d’autres êtres que les humains—et depuis les travaux de Piaget, même si je
3 Christoph Cox, « Sonic philosophy », Artpulse, vol. 16(4), 2013.

- 10 -
me surprenais à croire en cette animation, j’y verrais le résidu d’un stade enfantin de ma
personnalité. Je ne peux tenir le mouvement des feuilles de l’arbre balancé par le vent
pour un mouvement « de l’arbre » : au mieux il semble qu’il s’agit là d’un mouvement « qui
arrive à l’arbre », mais ce n’est pas de lui qu’il provient.
Et pourtant, dans un autre sens, la biologie m’a appris le phototropisme et le
gravitropisme végétal en fonction desquels je peux avoir l’idée d’une conduite sensitive
de l’arbre, un mouvement qui serait donc, non pas une mobilité à l’échelle de ma
perception, mais une poussée, une croissance que mon œil ignore mais que mes savoirs
me rendent pensable. Et plus encore qu’une idée, cette même science a eu pour résultat
de me donner accès à des dispositifs technologiques comme la photographie et le film, à
l’appui desquels je peux truquer ou augmenter mes perceptions pour réellement
percevoir la croissance d’un arbre. Cet arbre, je peux le prendre en image d’année en
année, puis faire défiler ces instantanés les uns après les autres pour me donner une idée
de son mouvement. Je peux même réaliser de ces vidéos accélérées qui montrent le
serpentement du lierre, le balancement de la tête du tournesol, la démarche oscillante du
saule qui pousse en se laissant tomber de droite et de gauche : pourvu que j’utilise
l’appareil nécessaire à me mettre au bon rythme et à la bonne échelle pour les percevoir,
je peux ainsi facilement prêter le mouvement à ce qui en apparence n’en a pas. Et c’est de
la même manière que je sais que les nuages bougent comme des rivières, que les rivières
bougent comme les flux sanguins, que les flux sanguins bougent comme les influx
nerveux le long de ma colonne.
Ainsi, héritier de la modernité scientifique et technologique, je vis dans un monde
où j’ai à portée de la main tous les moyens pour rendre sensibles les différentes allures du
mouvement autour de moi—il n’y manque que d’en trouver le motif.
La pratique du Contact Improvisation est pour moi ce motif.

Comment définir le Contact Improvisation ? On peut en donner l’image en disant


que c’est une forme de danse expérimentale qui est née aux États-Unis dans les années
1970, et s’est développée internationalement sous le patronage anarchiste de Steve
Paxton, Nancy Stark Smith et quelques milliers d’autres danseurs. Voilà pour l’histoire.

- 11 -
Quant à la pratique elle-même, elle s’exerce principalement dans des espaces collectifs,
nommés jam (comme dans le jazz), où des danseurs entrent en contact les uns avec les
autres, se roulent les uns sur les autres, se portent les uns les autres (sur l’épaule, sur le
bassin, sur le dos), tombent ensemble dans des roulades ou des chutes vertigineuses.
Cela ressemble tantôt à de la lutte, tantôt à des chiots qui se chamaillent, tantôt à des
gens qui font l’amour, tantôt à de l’acrobatie : mais nul ne peut prédire ce qui s’y fera
vraiment, puisque dans sa radicalité, cette danse se veut improvisation pure, sans
musique ni partition autre que le désir de vivre la danse de cet instant, avec ce partenaire.

En quel sens cette pratique, aux contours qui peuvent paraître étranges, est-il une
initiation aux questions philosophiques du mouvement ? Le but poursuivi par ce livre n’est
pas de dresser un tableau monographique du Contact Improvisation : l’intention est
plutôt de proposer une psycho-phénoménologie du mouvement 4. Cette psycho-
phénoménologie trouve son ancrage dans la pratique de la danse : elle s’écrit depuis le
studio, depuis les questions posées par ou avec les danseurs. Écrit à partir du champ de la
philosophie académique, ce travail s’est ainsi révélé être une philosophie « de terrain » :
quittant la table et les livres, nous nous sommes mis à danser pour philosopher, c’est-à-
dire à partager avec les danseurs de Contact Improvisation des temps au studio comme
en entretien, à fouiller leurs archives, à entrer, en somme, dans leurs manières de danser/
penser le monde.
Or quelles sont les questions posées par les danseurs de Contact Improvisation ? Ce
sont des questions d’accordage : ce que veulent savoir et affiner les contacteurs, c’est le
sens, incroyablement complexe et multiple, de ce que peut vouloir dire bouger ensemble,
m’accorder aux mouvements d’un partenaire, parfois inconnu, parfois connu, parfois
humain, parfois autre qu’humain. Un phénomène simple, maintes fois répétés au cours de
mes années de pratique, attire en particulier mon attention : je suis dans un studio de
danse, je me dirige à la rencontre d’une autre personne que je ne connais pas, nos deux
corps entrent en contact et, au moment même où le contact s’effectue, j’ai le sentiment
que derrière ce point de contact, il pourrait y avoir une vie entière déjà partagée, où nous
4 Dans la lignée d’Henri Bergson, d’Erwin Straus, de Maurice Merleau-Ponty, de Jan Patočka, de Renaud
Barbaras, de Vilém Flusser, de Jean Clam, qui sont des références centrales dans ce travail.

- 12 -
nous serions accoutumés l’un à l’autre, où nous nous serions appris mutuellement les
cartographies accidentés de nos possibilités gestuelles. Ce sentiment rétrospectif
immédiat qui à travers l’accordanse actuelle de nos mouvements projette dans le passé
une rencontre qui aurait toujours déjà eu lieu est la joie singulière qui m’interpelle dans le
Contact Improvisation.
Et elle ne m’y interpelle pas seulement comme une source de ce plaisir esthétique
unique qu’est la commotion, l’expérience que nous avons de bouger ensemble. Elle m’y
fait entrevoir le paradigme d’une expérience qu’en tant que théoricien du mouvement je
veux placer au centre de mon écriture : celle d’une synrythmicité, d’un ajointement de
mes mouvements à ceux d’un ou d’une autre. Dans le Contact Improvisation, cet autre
est majoritairement humain mais l’espoir—parfois dans cette danse et partout dans les
propos qui suivent—est d’élargir ce cercle à d’autres êtres. Car ce partage du mouvement
m’offre un cadeau : il m’expulse de ma subjectivité—je me retrouve à faire des gestes qui,
tout en étant les miens (c’est bien moi qui les fais), ne m’appartiennent pas en tant que
sujet supposé savoir ce qu’il fait.
D’une manière qui est peut-être très petite, peut-être très circonscrite par des
conditions socio-historiques précises, il y a ainsi pour moi dans le Contact Improvisation
des échappées hors de ce que je croyais être mon vocabulaire moteur. Ces échappées me
donnent à croire qu’il m’est possible, en tant qu’individu, en tant que théoricien aussi,
d’accéder à une réserve de pensée motrice qui, tout en étant la mienne, ne m’était pas
encore apparue, et qui pourrait concerner les autres êtres (humains, animaux, végétaux,
minéraux, stellaires, artificiels...) : c’est à cette réserve que je veux puiser pour écrire ce
qui suit.

Propos

C’est depuis ma pratique et depuis mon expérience du mouvement (et de cette


forme de mouvement en particulier) que « je » parlais jusque-là, et cette expérience
subjective servira d’ancrage, on l’aura compris, à tout ce qui suit5.

5 cf. infra la section « Origines des textes » pour une situation plus précise de mon histoire personnelle
avec le Contact Improvisation, qui s’ancre dans une pratique d’élève, d’enseignant et d’interprète entre

- 13 -
Une transition pourtant s’impose au « nous » que l’écriture universitaire préfère,
mais dans lequel il ne sera pas question—pour moi—d’universalité. Le « nous » est
simplement celui du cheminement que nous entreprenons, à présent, avec le lecteur. Il
est le pronom de l’invitation que nous lui faisons de nous accompagner dans nos
raisonnements et dans nos expériences6.

Décrivons succinctement les grandes lignes de ce trajet commun.


Dans la première partie (Gestes), un parcours méthodologique nous permettra de
circonscrire l’objet spécifique qui s’offre à une philosophie située, immergée dans le
danser. Cet objet, ce sont les gestes, que nous définirons comme manières humaines
d’être au monde par le mouvement. Toujours historiquement situées, stylisées, ces
manières d’être au monde par le mouvement ne sont jamais séparables d’une pratique
qui les instaure.
Dans la deuxième partie (Contact Improvisation), nous étudions les gestes d’une
pratique singulière (le Contact Improvisation...) qui nous permet de resserrer le problème
du mouvement autour d’une question particulière : comment bouger ensemble ? Nous
examinons les réponses apportées à ce problème dans ses techniques, dans sa pédagogie
et dans une confrontation à l’histoire de la danse en examinant six grandes catégories
gestuelles : regarder, dire, toucher, peser, tomber, ne-pas-faire.
Dans la troisième partie (Mouvements), la question du bouger-ensemble se précise
dans le concept de partages du mouvement : quittant le seul sol de la danse, nous nous
interrogeons sur les manifestations biologiques et anthropologiques de cette
communauté des gestes à laquelle le Contact Improvisation nous initie.

2012 et 2017, entre Paris et la côte Est des États-Unis.


6 Si, d’aventure, le lecteur ou la lectrice devaient ne pas se sentir concernés par « nous », c’est
probablement que nous avons abusé de ce collectif d’inclusion. Que chacun de nous se sente autorisé à
reprendre son « je » si ce partage pronominal est ressenti comme exagéré.

- 14 -
Partie 1
Gestes

- 15 -
Chapitre 1 ./. Philosophie et mouvement

La pensée immergée

Partons de l’idée que de nombreux acquis nous aident à faire une philosophie de la
danse aujourd’hui. La preuve en est : une communauté grandissante de philosophes est à
pied d’œuvre—à l’université et ailleurs, en ce moment et depuis quelques décennies—
pour l’écrire1.
Certes, rares sont encore les (autres) philosophes, même contemporains, qui
mentionnent ne serait-ce que les mots de « danse » ou de « chorégraphie » dans leurs
œuvres (alors que nul n’hésite à parler de peinture, de musique ou de cinéma...). Quand,
par chance, il se trouve qu’un philosophe classique (comme Platon, Nietzsche ou Straus)
a eu l’heur de parler de danse, les philosophes qui les commentent en tirent rarement
autre chose qu’une image générale du corps en mouvement, ratant l’occasion de

1 Citons, sans prétendre être exhaustifs, celles et ceux qui nous inspirent ce constat : Maxine Sheets-
Johnstone, Elizabeth Behnke, Erin Manning, André Lepecki, José Gil, Michel Bernard, Frédéric
Pouillaude, Anne Boissière, Alice Godfroy, Katharina van Dyk, Barbara Montero, Elsa Ballanfat, Julia
Beaucquel, Einav Katan, Marie Bardet, Paule Gioffredi, Basile Doganis... C’est grâce à leurs travaux
pionniers que tout ce qui suit a pu s’écrire.

- 16 -
s’appesantir sur les pratiques spécifiques de danse dont ces philosophes parlent
pourtant.
Ce n’est pas faute, pour les philosophes, de s’intéresser aux pratiques artistiques :
déjà Platon examinait le travail de préparation et d’inspiration de l’interprète (ainsi d’Ion,
rhapsode du poème homérique) ; et plus récemment, l’essentiel de la phénoménologie
de l’art (celle de Merleau-Ponty, celle de Dufrenne, celle de Maldiney) s’est intéressé aux
manières de faire des artistes (peintres surtout) plutôt qu’à leurs œuvres, ou comme
moyens d’accès à leurs œuvres.
Ce n’est pas faute, non plus, de s’intéresser au corps : de la philosophie du poil, de la
boue et de la crasse, à laquelle Socrate est appelé dans le Parménide, au Traité des
passions de Descartes, aux philosophies contemporaines de l’animal, de la chair et de la
sexualité, le corps est loin d’être le grand oublié de la philosophie qu’on se plaît à
imaginer quand on se souvient du rire de la servante de Thrace, raillant Thalès qui, le nez
dans les étoiles, était tombé dans un puits.

À qui la faute, alors ? À notre sens, c’est faute de s’être donné les moyens de penser
l’expérience du mouvement que les philosophes sont restés sourds à la danse. Et c’est
pourquoi le XXe siècle change la maldonne.
Tout au long du e
XX siècle en effet, nombreuses sont les pensées qui affirment—à
travers un intérêt certain pour l’art moderne et pour les formes nouvelles d’art comme la
photographie, le cinéma, la science-fiction mais aussi pour la biologie et la physiologie
humaine—que concepts, sensations et mouvements sont sur un même plan ou du moins
se tissent entre eux, remettant en cause la séparation classique entre la réflexion et
l’action. Les arts nouveaux comme le cinéma (pour Deleuze), mais aussi certaines œuvres
d’art moderne comme celle de Cézanne (pour Merleau-Ponty), mais encore la biologie
contemporaine (pour Bergson), servent ainsi de support à cette prise en compte du
mouvement comme lieu de la pensée.
À la prise de hauteur réflexive, ces philosophies du XX
e
siècle nous ont ainsi
accoutumés à substituer une descente immersive dans les pratiques. C’est à cette

- 17 -
immersion dans le faire que nous nous proposons de nous prêter, en nous impliquant
dans une forme de danse née au tournant des années 1970 : le Contact Improvisation.

L’expérience du mouvement

Pour justifier cet ancrage philosophique dans une forme de danse, un détour
s’impose qui nous éloigne pendant quelques pages du Contact Improvisation pour parler
d’une dimension qui fonde notre manière d’en parler : l’expérience subjective du
mouvement, dont nous voulons retracer la généalogie, non pas spécifiquement dans
l’histoire de la danse moderne, mais plus généralement dans ce que les historiens 2 ont
coutume d’appeler la modernité culturelle.
Par modernité culturelle, entendons ce moment de convergence, depuis la
deuxième moitié du XIXe siècle, entre d’un côté l’industrialisation puis la tertiarisation de la
société et de l’autre la remise en cause des conceptions traditionnelles du temps et de
l’espace dans les sciences (thermodynamique, géométrie non-euclidienne, relativité
restreinte puis générale), les arts et la littérature (par exemple : fragmentation du récit
chez Proust, explosion de l’espace de représentation chez les cubistes, distorsions de la
vitesse chez les futuristes). Or ces deux aspects de la modernité (industrialisation et
invention de nouveaux espaces-temps) sont corrélés à un troisième, qui nous intéresse au
premier chef : le renouvellement des manières de concevoir la motricité humaine.
Cette conception nouvelle de la motricité humaine provient de la grande crise des
rythmes humains que connaît l’Europe occidentale du XIX
e
siècle. L’industrialisation
massive de la société déphase en effet une grande partie des populations européennes,
qui abandonnent en l’espace de quelques décennies les rythmes et cycles de vie que
l’essentiel de l’humanité chasseresse, cueilleuse, pastorale puis agraire avait jusqu’alors
suivis depuis quelques millions d’années. Plusieurs éléments, dans l’histoire des sciences,
attestent d’une prise de conscience aiguë de ce déphasage.

2 cf. par exemple (pour les questions qui nous intéressent spécialement) : Anson Rabinbach, Le moteur
humain. L’énergie, la fatigue et les origines de la modernité (1992), traduit de l’anglais par Michel
Luxembourg, Paris, La Fabrique, 2004 ; Annie Suquet, L’éveil des modernités : Une histoire culturelle de la
danse, Pantin, Centre National de la Danse, 2012.

- 18 -
L’invention des concepts de « fatigue » et de « névrose » (maladie des nerfs) dans
les sciences médicales et hygiénistes d’abord, prouve que très tôt, les industriels sont
conscients des troubles générés par la mécanisation du travail : en bons exploitants, ils
réalisent qu’ils doivent veiller à éviter toute usure excessive de la force de travail qu’ils
emploient3.
Une autre attestation peut se trouver dans le thème du « bon rythme » qui forme le
cœur de l’ethnologie naissante. C’est ainsi que voit le jour l’idée d’une humanité d’avant la
chute industrielle, par laquelle les Européens se projettent un passé de « bons
sauvages4 ». Ce bon rythme est régulièrement décrit comme une alternance entre une
sorte d’inertie, de passivité naturelle et, de manière intermittente, de « crises » exprimées
dans les transes, dont les premiers ethno-psychologues du travail considèrent que les
ouvriers reproduisent la structure dans les danses et les sports5.
Parallèlement enfin, la philosophie s’empare de ce thème de la crise des rythmes
vécus en relevant les contradictions entre le monde de la technoscience et celui de la vie
subjective. Ainsi la philosophie de Bergson rejoue sur un plan ontologique l’opposition
des deux temps du travail industriel (temps des horloges) et du travail agraire (temps de
la vie ou durée). Dans les attaques de Bergson contre les illusions cinématographiques de
l’intelligence, on reconnaît ainsi une réponse plus générale que les critiques de
l’industrialisation opposent en Europe à l’abandon d’une vie mieux corrélée aux cycles de
la nature. De même, les invectives de Husserl contre le positivisme (qui « décapite la
philosophie6 ») font écho à la protestation moderniste contre l’illusion scientiste que
l’univers entier (y compris le monde psychique) puisse être pensé en se référant aux seuls
faits observables et algébrosés, au mépris de l’instance subjective qui les éprouve.

3 Anson Rabinbach, Le moteur humain, op. cit., p. 50 sq.


4 cf. Hillel Schwarcz, « Torque: The New Kinaesthetic of the Twentieth Century », dans Jonathan Crary et
Sanford Kwinter (éd.), Incorporations, Cambridge (MA), MIT Press, 1992, pp. 81-82, où l’historienne
montre comment la question du rythme domine le champ de l’anthropologie à la fin du XIXe siècle, ce qui
rejaillit sur la manière dont la physiologie, mais aussi bien le milieu de la danse éducative (en particulier
l’Eurythmie de Dalcroze), envisage le mouvement humain en général.
5 Guglielmo Ferrero, « Les formes primitives du travail », Psychologie, « Revue Scientifique », vol. 5(11), 14
mars 1896.
6 Edmund Husserl, La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale (1936), traduit
de l’allemand par Gérard Granel, Paris, Gallimard, 1976, p. 14.

- 19 -
De l’autre côté, les machines mêmes avec lesquelles les ouvriers travaillent en
viennent à transformer l’idée que l’on se fait du corps humain. Le corps humain devient, à
l’égal de la machine industrielle, « un moteur qui transforme l’énergie en travail
mécanique7 », dont les sciences du travail se fixent la tâche d’établir les normes d’un
travail ergonomiquement réglé. « Le corps anthropomorphique disparaît en tant
qu’entité distincte » pour être remplacé par un « corps industriel » soumis à des « normes
objectives, scientifiquement déterminées, portant sur l’économie du mouvement 8 ».
Certes, l’image de l’homme-machine n’est pas neuve. Elle est même prégnante dans la
pensée occidentale au moins depuis les animaux-machines de Descartes. Mais les
animaux-machines ne génèrent pas leur propre énergie : ce sont des horloges que Dieu a
remontées. La machine humaine, le moteur humain du XIX
e
siècle est une machine bien
différente : c’est une machine qui génère et use son feu intérieur 9. C’est une machine, non
plus qui s’use par frottement, mais qui fatigue. Ainsi, la machine à combustion, en
remplaçant l’action musculaire des chevaux et des humains dans la division sociale du
travail, en vient parallèlement à remplacer la mécanique horlogère dans la représentation
du fonctionnement physiologique.
Des deux côtés de l’industrialisation, la focale est donc mise sur l’expérience
motrice : d’un côté parce que l’organisation en usines et l’urbanisation déphase les
rythmes du travail ; de l’autre parce que la prolifération des machines énergétiques dans
le monde humain rejaillit sur la compréhension physiologique du corps.
Actant ce double intérêt, dans le courant du XIX
e
siècle, la psychologie de la
perception fait la place à un nouveau « sens » aux côtés des cinq sens classiques listés par
Aristote. Alors que les XVIe et XVIIe siècles parlaient d’un sentiment de soi qui pointait plutôt
la dimension affective de l’appréhension interne10, le XIX
e
en vient à parler d’un « sixième
sens » dont le fonctionnement serait similaire à celui des sens impliqués dans la
perception de l’extériorité. Ce sixième sens est d’abord baptisé du nom de « sens
musculaire » (par le physiologiste britannique Charles Bell) et il est rendu responsable de

7 Anson Rabinbach, Le moteur humain, op. cit., p. 20.


8 Ibid., p. 150.
9 cf. Michel Serres, « Turner traduit Carnot » (1972), repris dans Hermès III : La traduction, Paris, Minuit,
1974, p. 233-242.
10 Georges Vigarello, Le sentiment de soi. Histoire de la perception du corps XVIe-XXe siècle, Paris, Seuil, 2014.

- 20 -
trois types de sensations liées à la contraction musculaire : « douleur et fatigue, poids et
résistance, mouvement et position11. » Ce nouveau sens, ou plutôt, cette nouvelle
constellation de sensations dont l’histoire chaotique ne lui a toujours pas permis d’être
intégré dans nos livres d’école, va jouer un rôle crucial dans la compréhension du
mouvement.
En effet, sous l’impulsion de Henry Bastian, cette constellation de sensations—
auxquelles viennent s’en ajouter d’autres concernant les articulations (organes tendineux
de Golgi) et l’orientation de la tête dans l’espace (oreille interne)—est rebaptisée du nom
de « kinesthésie », c’est-à-dire littéralement le sens (aisthesis) du mouvement (kinesis)12.
Certes cette dénomination mène à de grandes confusions et notamment à la croyance
mal fondée que l’expérience du mouvement serait uniquement proprioceptive et
n’impliquerait donc aucune donnée sur l’environnement : comme si le défilement du
paysage dans le champ optique de ma course, comme si la sensation tactile de l’air sur
mon visage, comme si le decrescendo du volume des choses dont je m’éloigne, n’étaient
pas, eux aussi, des manières pour moi de faire l’expérience de mon mouvement 13. Mais
cette confusion de l’expérience du mouvement subjectif avec une expérience strictement
proprioceptive est révélatrice d’un tournant majeur dans les conceptions modernes de la
motricité. Alors que toute la science moderne a accoutumé l’humanité européenne à voir
le mouvement comme un phénomène qui se passe dans l’espace partes extra partes, la
physiologie et la psychologie nous apprennent à approcher le mouvement à partir de
l’expérience qui en est faite « de l’intérieur » par les sujets.
Ce tournant vers l’intériorité dans la compréhension du mouvement, cette secousse
donnée à la distribution classique des sens, traversent la philosophie. Du « sens de
l’effort » de Maine de Biran, au concept de durée exemplifié chez Bergson par
l’expérience du mouvement, aux kinesthèses du Chose et espace de Husserl, différentes
manières d’aborder l’expérience intime du corps en mouvement servent un propos

11 Susan Leigh Foster, Choreographing Empathy: Kinesthesia in Performance, London, Routledege, 2010, p.
74.
12 Henry Charlton Bastian, « The ‘‘muscular sense’’: its nature and cortical localisation », Brain, vol. 10(1),
1888.
13 cf., sur cette critique, James Jerome Gibson, Approche écologique de la perception visuelle (1979),
traduction de l’américain Olivier Putois, Éditions Dehors, 2014, par exemple p. 206.

- 21 -
similaire : remettre en cause la conception unilatérale du corps humain comme Körper à la
faveur d’un corps-de-mouvement que la phénoménologie appellera finalement la Chair.
La double apparition du mouvement dans la modernité—d’un côté, dans les
sciences médicales et politiques du travail sous la forme de l’invention de la fatigue et du
déphasage rythmique entre les humains et leurs travaux ; et de l’autre, dans les sciences
physiologiques de la perception sous la forme de la découverte d’un sens de soi qui est
rapidement interprété comme sens du mouvement—contribue ainsi à justifier une
refonte du concept de mouvement à partir de l’expérience qui peut en être faite par le
sujet moteur.

Demander à Achille

On peut en trouver une confirmation avec la réactivation, dans des philosophies au


tournant du XX
e
siècle, du concept de devenir qui, chez des penseurs comme Bergson,
James, ou encore Whitehead, en vient à être conceptualisé à partir de l’expérience
motrice.
Revenons d’abord sur les motifs qui conduisent au renouveau philosophique de ce
concept. Comme l’a montré Tristan Garcia14, l’idée de considérer toutes choses comme
des processus plutôt que comme des substances est l’une des nombreuses conséquences
de l’événement théorique majeur du XIXe siècle : le succès de l’évolutionnisme en biologie.
En quoi l’évolutionnisme a-t-il été le ferment de cette processualisation généralisée ? C’est
qu’après des millénaires d’une conception fixiste à l’égard des espèces vivantes où celles-
ci étaient considérées comme des formes stables, les théories de Lamarck puis de Darwin
ont introduit l’idée qu’il n’y a d’espèces qu’en cours de formation. À la place des espèces,
les deux biologistes enjoignent ainsi à penser en termes de processus de spéciations, c’est-
à-dire en termes de phénomènes de multiplications et de dérives des espèces, plutôt que
de reproduction d’une forme stable dans le temps15.

14 Tristan Garcia, La vie intense : une obsession moderne, Paris, Autrement, 2016.
15 Sur le concept de spéciation, cf. Ernst Mayr, One Long Argument. Charles Darwin and the Genesis of
Modern Evolutionist Thought, Cambridge (MA), Harvard University Press, 1991, p. 30-31.

- 22 -
Or, à compter de ce tremblement de terre théorique, comme un large jeu de
dominos sur plusieurs décennies, une à une, les « formes » habituelles de la connaissance
sont, à la suite de cette processualisation du concept d’espèce, à leur tour comprises et
analysées en termes de processus. Ainsi, les sujets sont-ils défaits en processus de
subjectivations : le monde humain n’est pas un monde d’acteurs rationnels, mais
d’individus simultanément façonnés par leurs existences et par leurs actions 16. De même,
les genres (masculin/féminin) sont dissous en assignations et en productions, puisque,
comme le montre Simone de Beauvoir, « on ne naît pas femme : on le devient17 ». Et pour
finir, certains philosophes comme Bergson (avec sa durée des choses incompressible en
temps des horloges) ou Whitehead (avec sa philosophie des processus) étendent cette
logique à tous les êtres, forgeant de véritables ontologies du devenir pour lesquelles

« l’arbre identique à lui-même n’est qu’un effet, comme un reflet à la


surface de l’eau, de la réalité profonde de ce qui est : des variations
continues d’être, des lignes de devenir qui m’apparaissent à un moment
stabilisées comme un objet spatial18. »

L’idée apparaît ainsi de plus en plus prégnante que les choses sont des traces d’un
mouvement de fond qui les constitue. Il n’y a pas d’arbre, pour ces philosophies : cela
arbrifie. Il n’y a pas d’espace : il y a des spatialités ou des spatialisations. Il n’y a pas de
corps : il y a des prendre-corps, des devenir-corps (embodiments) comme il y a des
devenir-humain, des devenir-loup, des devenir-peuplier, tous processus que nos modes
d’appréhension de la réalité nous empêchent de concevoir comme des devenirs et nous
restreignent à n’en apercevoir que les instantanés. Se placer au milieu des choses plutôt
qu’à leur surplomb, tenter de durer avec elles plutôt que de leur imposer notre temps,
16 cf. sur ce point la synthèse de Michel Wieviorka, « Du concept de sujet à celui de subjectivation/dé-
subjectivation », Fondation Maison des Sciences de l’Homme. Working Papers, #16, 2012 : « Au lieu de
partir d’un concept finalement confus de sujet pour rendre compte de l’action, ce qu’il importe de
comprendre est l’aboutissement de processus au fil desquels se façonne le sujet, qui de là, à un instant
donné, passera, ou non à l’action. Le sujet est alors, simultanément, ce que l’expérience ou l’action a
fait, mais aussi d’ailleurs l’éducation et d’autres facteurs, et ce qu’il pourra faire, il est à la fois déterminé
et déterminant. »
17 Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe [tome 2], Paris, Gallimard, 1947, p. 1 : « On ne naît pas femme : on
le devient. Aucun destin biologique, psychique, économique ne définit la figure que revêt au sein de la
société la femelle humaine ; c’est l’ensemble de la civilisation qui élabore ce produit intermédiaire entre
le mâle et le castrat qu’on qualifie de féminin. »
18 Tristan Garcia, La vie intense, op. cit., p. 78.

- 23 -
telle est la tâche du philosophe qui voudrait se prêter à l’être ainsi défini comme
processus. Les substances, les formes fixes obstruent cette vision de leurs persistances
apparentes et la tâche de la philosophie (par les moyens de la généalogie, de
l’archéologie, de la cosmologie, de la phénoménologie) semble être de défaire le
substantialisme.
Or, indépendamment de notre adhésion à ces philosophies du devenir, un élément
doit retenir notre attention : c’est la manière dont ces mêmes pensées font appel à
l’expérience du bougeur. C’est symptomatiquement le cas chez Bergson, dans le
traitement que le philosophe réserve aux paradoxes de Zénon19. Il vaut la peine, pour bien
comprendre le changement de perspective sur le mouvement caractéristique de la
modernité, de s’y appesantir un instant.
Les paradoxes de Zénon montrent qu’on ne saurait séparer le mouvement de
l’espace dans lequel il se déroule. Prenons l’exemple d’une course entre Achille (coureur
exceptionnel) et une tortue (coureuse médiocre) où, par courtoisie, Achille aurait laissé à
la tortue une dizaine de mètres d’avance. Qui, d’Achille ou de la tortue, gagnera le 100-
mètres ? La réponse spontanée sera de dire qu’Achille, avec sa vitesse prodigieuse,
rattrapera la tortue en quelques pas et n’aura aucune difficulté à la battre.
Mais Zénon raisonne : si Achille veut dépasser la tortue, il lui faudra d’abord
atteindre le point où elle se trouvait initialement (à 10 m de lui). Or, au moment où il aura
atteint ce point (à 10 m de la ligne de départ), la tortue aura déjà avancé (disons d’1 m). Si
donc, à nouveau, Achille veut la dépasser, il lui faudra atteindre ce nouveau point (à 11 m
de la ligne de départ). Or, au moment où il aura atteint ce nouveau point (11 m), la tortue
aura à nouveau avancé (disons de 0,1 m). Si donc, à nouveau, Achille veut la dépasser, il lui
faudra atteindre ce nouveau point (à 11,1 m de la ligne de départ). Et ainsi de suite, si bien
qu’Achille ne pourra jamais dépasser la tortue. Zénon tirait de cette conclusion que le
mouvement est contradictoire, puisque d’un côté il est évident qu’Achille dépasse la
tortue et que de l’autre, il est tout aussi irrésistible logiquement qu’il ne la dépasse pas. Et

19 On retrouve le thème des paradoxes de Zénon d’un bout à l’autre de l’œuvre de Bergson : de l’Essai sur
les données immédiates de la conscience (Paris, Puf, 1889, p. 84-86), à Matière et mémoire (Paris, Puf,
1896, pp. 213-215), aux Deux sources de la morale et de la religion (Paris, Puf, 1932, pp. 207-208) et surtout
dans La pensée et le mouvant (Paris, Puf, 1934, pp. 8-9, 146-147, 156-157, 160-161).

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Bergson, en un sens, est en accord avec Zénon : oui, dit-il, le mouvement est
contradictoire si (et seulement si) l’on décide de le diviser comme on diviserait l’espace
qu’il permet de parcourir. Si l’on demande à Achille de s’arrêter à chaque fois qu’il atteint
le point où la tortue se trouvait, alors en effet il ne la dépassera jamais : mais c’est qu’alors
il ne cherche pas même à la dépasser ; il cherche seulement à rejoindre l’endroit où elle se
trouvait...
Or dans une course, ce n’est pas ce qu’Achille fait. Demandez à Achille, dit Bergson,
et voici ce qu’il vous répond :

« Zénon veut que je me rende du point où je suis au point que la tortue a


quitté, de celui-ci au point qu’elle a quitté encore, etc. ; c’est ainsi qu’il
procède pour me faire courir. Mais moi, pour courir, je m’y prends
autrement. Je fais un premier pas, puis un second, et ainsi de suite :
finalement, après un certain nombre de pas, j’en fais un dernier par
lequel j’enjambe la tortue. J’accomplis une série d’actes indivisibles. Ma
course est la série de ces actes20. »

Bergson voyait dans les paradoxes de Zénon le premier geste de la (mauvaise)


métaphysique occidentale qui a condamné les philosophes à ignorer la réalité du
mouvement. Les réponses qui ont été données aux paradoxes de Zénon ont en effet
systématiquement consisté à admettre que le mouvement était cette chose impossible :
une somme de coupes immobiles. Pour Bergson, cette confusion entre le mouvement et
le squelette d’espace qu’il laisse derrière lui condamne la métaphysique à d’impossibles
contradictions qui relèvent toutes de la même difficulté : on ne peut pas recomposer la
mobilité à partir de l’immobilité. Ce qui est une autre manière de dire que, tant qu’on
posera que les éléments de la réalité sont des entités stables additionnées les unes aux
autres, on ne pourra jamais comprendre les phénomènes dynamiques.
Plus encore, Bergson insiste sur la singularité du mouvant. Ce n’est pas seulement
qu’on ne peut pas diviser les mouvements sans en perdre la nature. C’est qu’on ne peut
pas convertir les mouvements d’un individu (Achille) à l’échelle des mouvements d’un
autre (la tortue). C’est ce sur quoi insiste le philosophe dès sa première mention des
20 Henri Bergson, La pensée et le mouvant, op. cit., p. 160-161.

- 25 -
paradoxes de Zénon dans l’Essai sur les données immédiates de la conscience, lorsqu’il
accuse les Éléates (l’école philosophique à laquelle appartient Zénon), non seulement de
prendre l’espace parcouru pour le mouvement qui le traverse, mais surtout, pour ce faire,
de considérer les mobiles comme substituables :

« à Achille poursuivant la tortue ils substituent en réalité deux tortues


réglées l’une sur l’autre, deux tortues qui se condamnent à faire le même
genre de pas ou d’actes simultanés, de manière à ne s’atteindre jamais.
Pourquoi Achille dépasse-t-il la tortue ? Parce que chacun des pas
d’Achille et chacun des pas de la tortue sont des indivisibles en tant que
mouvements21. »

L’argument de Bergson repose tout entier sur la reconnaissance de cette


différence : à mobiles distincts, mouvements distincts. Ou pour le dire autrement : le
mouvement n’est pas séparable du mobile, ni le mobile du mouvement qui le porte. Cela
ne veut pas dire que les mouvements d’Achille soient indivisibles comme tels : chaque pas
d’Achille forme une unité avec laquelle on peut scander les moments de sa course. Mais
ils ne sont pas divisibles selon la même loi que les pas de la tortue : on ne peut pas
compter les pas d’Achille en pas de tortue—cela reviendrait à considérer Achille comme
s’il était une tortue. Les deux mouvements ne sont pas homogènes entre eux et a fortiori
ils ne le sont pas à un espace neutre dans lequel ils pourraient s’effectuer abstraitement,
indépendamment du mobile, et qu’on pourrait donc diviser.
Indépendamment de la portée métaphysique de ce propos de Bergson, ce qui nous
intéresse pour lors est de comprendre au nom de quoi le philosophe affirme
l’irréductibilité du mobile à la somme des immobilités. Or ce qui apparaît—et c’est là qu’il
nous faut insister sur l’importance de la découverte d’un « sens du mouvement » dans la
physiologie du XIX
e
siècle—c’est que Bergson en appelle, pour sortir des paradoxes de
Zénon, au caractère fondateur de l’expérience motrice. Sur quoi Bergson s’appuie-t-il, en
effet, pour rejeter la mauvaise métaphysique ? Il s’appuie sur un vieil argument, qu’on
trouve déjà chez Diogène, un contemporain de Zénon, et qui consistait à marcher pour
prouver la réalité du mouvement. Mais il le fait d’une manière bien particulière : alors que
21 Henri Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, op. cit., p. 84.

- 26 -
Diogène se contentait de marcher en silence, Bergson, lui, appelle à parler depuis
l’expérience de la marche. Comme il le dit sans détour dans La pensée et le mouvant :

« Le philosophe ancien qui démontrait la possibilité du mouvement en


marchant était dans le vrai : son seul tort fut de faire le geste sans y
joindre un commentaire22. »

Pour Bergson ce dont il y a à parler, ce dont il y a à rendre compte, c’est de la


marche : non pas du fait qu’il y a la marche, mais du vécu de la marche elle-même. Cela ne
veut pas dire qu’il ne s’agirait que de renvoyer à l’existence du mouvement (que Zénon
n’a jamais niée) : cela veut dire que seule la mesure subjective de ce que c’est que d’être
en mouvement pourra nous permettre d’en comprendre la nature. Demandons à Achille
de commenter sa course et écoutons sa réponse. Voilà l’appel que lance Bergson aux
métaphysiciens. Autrement dit, si nous voulons parler du mouvement, parlons d’abord à
ceux qui bougent : ils nous diront, quant à eux, que le mouvement vécu est indivisible en
ces moments ; qu’un geste n’est pas le même s’il s’arrête au milieu de son exécution ; que
marquer la pause, c’est déjà faire un autre mouvement.
Bergson a ainsi ouvert pour nous une brèche dans la philosophie : en demandant
aux bougeurs de parler, en se tournant vers Achille pour comprendre le mouvement, il a
appelé notre attention vers l’expérience du mouvement. C’est en raison de ce
changement de focale qu’il nous semble que les philosophes ont quelque chose à
apprendre des danseuses, des danseurs et de leurs expériences. Si les philosophes
s’intéressent à nommer la manière dont les choses deviennent, alors les danseurs et les
danseuses (mais aussi bien : les marcheurs, les grimpeuses, les athlètes et toutes les
personnes dédiées au mouvement) doivent être interrogés23.
22 Henri Bergson, La pensée et le mouvant, op. cit., p. 160.
23 On aurait pu arriver à la même conclusion, à savoir la nécessité de s’intéresser à l’expérience subjective
du mouvement, en partant d’une tout autre tradition philosophique, à savoir la phénoménologie. Mais
la phénoménologie n’arrive pas à l’expérience du mouvement à partir du mouvement : on peut dire, au
contraire, qu’elle y arrive en partant de l’expérience subjective elle-même. Ainsi dans les philosophies
de Jan Patočka et de Renaud Barbaras en particulier, c’est par remontées successives à partir de
l’expérience de la perception que ces philosophes en sont venus à faire du dynamisme l’essence même
de la subjectivité. Cette « phénoménologie dynamique », selon l’expression de Renaud Barbaras
(Dynamique de la manifestation, Paris, Vrin, 2013) affirme la nécessaire motricité du sujet percevant : seul
un sujet en mouvement peut en effet être au monde sans y être collé (« en être » sans y être assigné à
une unique place). Seule cette présence par « attaches élastiques » autorise les jeux de vergence et de
focale, de distance et de rapprochement en lesquels l’apparaître perceptif des choses consiste, ou du

- 27 -
Vers une philosophie du danser

Ainsi nous sentons-nous appelés à faire de la place, dans la philosophie, pour


l’expérience du mouvement. Or ce n’est pas seulement de l’expérience du mouvement en
général que nous voulons parler, mais bien de l’expérience du mouvement dans une
danse (le Contact Improvisation). Il faut donc continuer à affiner le point de départ de nos
investigations.
Nous pouvons, conformément à ce que nous venons de dire, déjà nous situer à
l’intérieur d’une réflexion sur la danse. Cela découle de ce qui précède, en effet : nos
recherches ne relèvent pas tant d’une philosophie de la danse que d’une philosophie du
danseur ou de la danseuse. Les philosophies de la danse s’intéressent à des questions
essentielles d’ontologie et d’esthétique et se demandent notamment ce qu’est une
œuvre, une technique, un auteur de danse—en particulier par rapport aux autres formes
d’art24. Or nos questions ne sont ni ontologiques, ni esthétiques. Elles sont plutôt d’ordre
phénoménologique—où il faut entendre, en un sens pour ainsi dire non-technique, une
certaine exigence descriptive à laquelle nous voulons soumettre l’expérience de ou dans la
danse. Il ne s’agit certes pas de rendre compte subjectivement de l’expérience du danser
au sens où nous ferions seul appel à notre expérience (à nous, auteur de ces lignes) d’une
certaine danse. Mais du moins, nous nous exerçons à nous interroger sur les expériences
en première personne des danseurs25, c’est-à-dire de considérer la danse de l’intérieur

moins sans lesquels il ne serait pas concevable : un être qui ne pourrait pas se désengluer ne serait-ce
que partiellement du monde ne pourrait pas le percevoir—même Dieu, comme dit Husserl, percevrait
par esquisses, c’est-à-dire en bougeant. Ainsi, comme pour nous, il est essentiel pour cette
phénoménologie dynamique d’étudier non seulement le mouvement en son essence, mais aussi dans
ses manifestations, c’est-à-dire de faire, non seulement une phénoménologie dynamique, mais aussi et
parallèlement une « dynamique phénoménologique », c’est-à-dire de mener à bien une étude
phénoménologique des manières dynamiques d’exister. Chez Jan Patočka, cette dynamique
phénoménologique peut se lire dans sa philosophie des trois mouvements de l’existence et dans sa
cosmologie, tandis que chez Renaud Barbaras, on la trouve instanciée dans une philosophie de la vie et
du désir. Mutatis mutandis, on peut dire que c’est la philosophie de la danse qui prend en charge, pour
nous, la fonction de nous initier aux différents modes du mouvement.
24 Dans le contexte français, cf. Frédéric Pouillaude, Le désœuvrement chorégraphique. Essai sur la notion
d’œuvre en danse, Paris, Vrin, 2009 ; et dans une tradition plus analytique, Julia Beauquel et Roger
Pouivet (dir.), Philosophie de la danse, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2010 ; ainsi que Julia
Beauquel, Esthétique de la danse. Le danseur, le réel et l’expression, Paris, Presses Universitaires de
Rennes, 2015. Dans le contexte américain, cf. l’article synthétique d’Aili Bresnahan, « The Philosophy of
Dance » (2015), Stanford Encyclopedia of Philosophy, plato.stanford.edu/entries/dance
25 Il faudrait dire, plus spécifiquement, du « contacteur » et de la « contacteuse », mots que nous
utiliserons parfois malgré leur inélégance en français. Nous jouerons ainsi d’une certaine homonymie :

- 28 -
d’une pratique, d’un faire artistique : de quoi faisons-nous l’expérience en dansant, et en
particulier en dansant le Contact Improvisation ? Et quelles conséquences pouvons-nous
tirer de l’expérience du danseur sur l’expérience du mouvement, voir sur le mouvement
en général ?

Cette méthode d’extension de l’expérience artistique à l’expérience en général, nous


l’empruntons à certaines stratégies philosophiques, notamment à celle de Maurice Merleau-
Ponty. Considérant que l’art est une « opération centrale qui contribue à définir notre accès
à l’être26 », qu’il ne doit pas être séparé de la vie, que bien au contraire il s’enracine dans nos
expériences les plus quotidiennes et qu’il n’a de sens que comme prolongement et saisie, à
même les œuvres, des structures générales de l’existence, Merleau-Ponty considère les
expériences artistiques, c’est-à-dire non pas tellement les expériences des œuvres, que les
expériences que les artistes font du monde, comme des témoins ontologiques privilégiés de
la perception. Le concept de « style » recouvre, chez le philosophe, cette manière de
comprendre l’art. Le style n’est pas seulement le monogramme qu’appose l’artiste sur le
monde, la trace indélébile que sa subjectivité ajouterait au perçu : il est, plus simplement,
l’indice du fait que nulle perception ne me donne le réel en transparence. C’est pourquoi on
peut dire que « la perception déjà stylise », c’est-à-dire qu’avant toute mise en forme, avant
toute expression, le monde m’apparaît déjà selon un accent unique qui appartient à ma
rencontre avec lui et que je serais bien incapable d’abstraire si je le voulais. L’inhérence ou la
solidarité des choses avec leurs manières d’apparaître, ce fait que « l’accès à l’objet fait
partie de l’être de l’objet27 », ne cesse pas avec l’opération artistique, mais au contraire s’y
révèle : dans « la manière » du peintre, dans « le timing » du danseur, « le toucher » du
musicien. La manière de se rapporter aux pratiques artistiques depuis le projet merleau-
pontyen consiste ainsi à voir en elles autant de manières d’investiguer les phénomènes, à
partir du faire artistique qui consone avec eux.

quand nous parlons des danseurs, nous avons idée de parler des contacteurs ; mais nous avons aussi
l’espoir et l’intention que certaines de ces descriptions touchent d’autres expériences du mouvement
que celles des seuls danseurs de Contact Improvisation. Cet espoir n’est pas tellement autre que celui
que nous plaçons derrière le « nous » qui nous englobe avec le lecteur ou la lectrice : c’est l’espoir que
nous partageons, avec eux, une communauté d’expérience.
26 Maurice Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, Paris, Gallimard, 1964, p. 42.
27 Emmanuel Lévinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger (1932-1940), Paris, Vrin, 1967, p.
115.

- 29 -
En transposant cette logique aux pratiques chorégraphiques, nous les envisageons comme
autant de manière d’investiguer le phénomène de la motricité humaine et du mouvement
en général à partir d’une certaine suspension, fournie par le cadre du studio ou de la scène.
Cette décision n’est pas descriptive : elle ne veut ni dire que le mouvement serait l’objet
« propre » de la danse (c’est simplement l’objet que nous nous donnons pour la regarder) ;
ni que les artistes chorégraphiques cherchent à faire une sorte de phénoménologie pratique
appliquée au mouvement (même s’il n’est pas exclu que cela soit le cas pour certains 28).
Faire l’analogie entre art (ou danse en particulier) et phénoménologie est une décision
heuristique. Elle permet d’envisager les partitions chorégraphiques comme autant de
manières de considérer le mouvement sous certaines conditions ; et à la lumière de cette
méthode, les décisions esthétiques des danseurs et des chorégraphes peuvent alors être
envisagées comme autant de laboratoires pour observer le mouvement en dehors ou à
l’exception de certaines des « thèses », ou préjugés, qui peuvent lui être attachés dans
d’autres modes de rapport à la motricité.

En faisant une philosophie du danseur de Contact Improvisation, nous ne voulons


donc pas dire que ces danseurs, ni même en général les danseurs seraient les dépositaires
d’une définition de la danse : pas plus que les chorégraphes, pas plus que les spectateurs,
pas plus que les directeurs de théâtre, les danseurs ne détiennent l’autorité pour dire ce
qu’est la danse. En revanche, ce dont les danseurs sont bien les auteurs, c’est de leur
expérience des mouvements dansés, de leur expérience de que c’est que de les danser
(et non seulement de les voir, ou de les composer). Chrysa Parkinson, danseuse-
interprète américaine, fait profession de clamer cette autorité expérientielle :

« En tant que danseuse, je ne signe pas les œuvres auxquelles je prends


part. Je n’en ai pas la propriété. La manière dont je suis appréhendée
dans un spectacle est souvent différente de la manière dont je suis
constituée en tant qu’artiste. Je ne suis pas nécessairement l’auteure de

28 cf. par exemple Jacques Gaillard, Expérience sensorielle et apprentissage : Approche psycho-
phénoménologique, Paris, L’Harmattan, 2004, qui alimente sa pédagogie inspirée de la technique
Alexander des recherches menées par Pierre Vermersch en psycho-phénoménologie.

- 30 -
mon image sur scène en tant que danseuse, mais je peux être l’auteure
de mon expérience dans ce rôle particulier qu’on m’a donné, et
transporter cela au prochain rôle29. »

Savoir être une telle auteure est une pratique, qu’elle a baptisée du nom de
Personal Performance Practice et qu’elle enseigne d’ailleurs dans de nombreuses écoles de
danse. Qu’il faille une pratique pour susciter cette autorité indique qu’elle n’est pas un
donné. Il n’est pas suffisant, en effet, d’être l’agent ou le sujet d’une action pour en être
l’auteur. De multiples mécanismes d’aliénation peuvent me priver du savoir qui s’attache
à mes mouvements (en danse, depuis le début du XX
e
siècle, la figure du chorégraphe
comme unique sujet supposé savoir fait partie de ces mécanismes d’aliénation). Tout un
travail doit donc être fait pour m’apprendre à reconnaître que c’est bien moi qui suis en
jeu dans ce que je fais, que j’y ai à composer mon expérience à l’intérieur du cadre qu’on
me propose. C’est à ce travail du danseur sur sa propre expérience que nous nous
référons pour élaborer notre philosophie du mouvement.
L’idée d’autoriser ainsi les danseurs, d’en faire les auteurs de leur expérience, n’est
—au reste—pas nouvelle. On peut, au moins, en faire remonter les origines à ce que
Katharina van Dyk a appelé le « passage du régime poétique au régime esthétique de la
danse30 », où les danseurs, délaissant en partie une appréhension de la danse comme
succession de figures dans l’espace, s’intéressent au ressenti du geste, à son « vécu
sensible ». Ainsi « Duncan, Laban, Wigman, Graham mais aussi bien d’autres, moins
connus, font entendre ce vécu du geste dans les textes qu’ils dictent ou écrivent,
s’imposant d’un même geste comme sujets-artistes31. »
L’œuvre du chorégraphe Rudolf Laban peut ici nous servir d’appui, en particulier
son insistance sur la nécessité de développer chez les danseurs (« sujets-artistes »)—mais
aussi bien chez tout humain—une « pensée motrice » dont la fonction est de

29 Chrysa Parkinson, « Experiential Authorship : A Practice », dans Anna Petronella Foultier, Cecilia Roos
(éd.), Material of Movement and Thought: Reflections on the Dancer’s Practice and Corporeality,
Stockholm, Dans och Cirkushögskolan, 2013, s.p.
30 Pauline Nadrigny et Katharina Van Dyk, « Philosopher à l'écoute des danseurs et des musiciens. Essai
entre geste et mouvement », Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société, 2017 ;
revues.mshparisnord.org/filigrane/index.php?id=785
31 id.

- 31 -
perfectionner « l’orientation de l’homme à travers son monde intérieur 32 ». Le
développement de la pensée motrice repose sur un affinement des sens et de
l’imagination, sur le développement d’une « nomenclature » absente dans la langue
commune qui permet, à chacun, de détailler la myriade d’événements perceptifs,
émotionnels ou symboliques à l’œuvre sous chaque itération d’un même mouvement.
L’« illettrisme du geste33 » qui caractérise nos langues et qui ne nous permet que
difficilement d’articuler l’expérience motrice n’est qu’une des nombreuses résistances qui
s’opposent au développement de la pensée motrice : les tendances à chercher des
maîtres-paradigmes plutôt qu’évocateurs, le mythe selon lequel il faut souffrir—et non
sentir—pour être beau, la confusion entre mouvement et mécanique y participent tout
autant.
En raison de ces multiples résistances, on ne peut prétendre avoir atteint une bonne
fois pour toute la « sagesse du danseur » et clamer, du haut d’une culture motrice
conquise, que nous aurions acquis la pensée motrice : la pensée motrice est plutôt le nom
d’un travail, celui de penser en mouvements. Et aussi bien, aucune forme de danse ou de
pédagogie du mouvement ne fournit, comme telle, une image accomplie de ce travail de
la pensée motrice. C’est toujours à des situations concrètes qu’il appartient de l’incarner
ou de la solliciter. La pensée motrice relève de l’activité d’« entretenir » selon le beau mot
que donnent Isabelle Launay et Boris Charmatz à ce travail qui se situe en effet entre les
bougeurs, bien plus qu’en eux34. Le savoir du geste, s’il s’entraîne, reste toujours une
négociation.
C’est de cette négociation que le Contact Improvisation est pour nous l’image et
c’est pour cette raison que nous dédions cette enquête à cette forme de danse plutôt
qu’à une autre. Non pas, bien sûr, parce qu’elle serait la seule pratique chorégraphique à
chercher à l’émancipation des danseurs et au développement d’une pensée motrice. Mais
parce qu’elle a l’avantage, en se définissant de manière essentielle comme une pratique

32 Rudolf Laban, La maîtrise du mouvement (1950), traduit de l’anglais par Jacqueline Challet-Haas et
Marion Bastien, Arles, Actes Sud, 1994, p. 39-40.
33 Selon une expression de Hubert Godard, cité in Isabelle Launay, « Le don du geste », Protée, vol. 29(2),
2001, p. 95.
34 Boris Charmatz et Isabelle Launay, Entretenir. À propos d’une danse contemporaine, Dijon, Les Presses
du Réel, 2003.

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de danse en duo ou à plusieurs, de manifester cette négociation dans la relation à l’autre.
Déplaçant l’enjeu de l’intelligence motrice au plan spécifique de l’intermotricité (c’est-à-
dire de l’intersubjectivité par le mouvement), le Contact Improvisation nous aide ainsi à
rendre plus apparente la négociation permanente en laquelle consistent nos existences
en tant qu’être mobiles pour nous la donner à sentir dans les gestes partagés qui s’y
déploient.

Partition et gestes du Contact Improvisation

Ainsi arrivons-nous, enfin, à cerner notre question en sa particularité. Contact


Improvisations (1972) est le nom d’une pièce du chorégraphe Steve Paxton élaborée en
collaboration avec une dizaine de danseurs et de danseuses à New York en juin 1972 35.
Dans cette pièce, qui dure une quarantaine d’heures distribuées sur cinq jours, les
danseurs se réunissent autour d’un matelas de gymnastique où des duos se succèdent.
Soutenus par les regards observateurs de leurs partenaires, ces duos de danseurs et de
danseuses s’essayent à une forme de danse encore incertaine.
Une des premières définitions qu’en donne Steve Paxton est la suivante :

« deux personnes improvisent librement leurs mouvements, elles


utilisent le sol et s’utilisent l’une l’autre comme surfaces, elles
dépendent de la gravité qui sert de constante à leurs mouvements36 »

Sans le savoir, dans ces cinq premiers jours d’un spectacle qui ne devait pas durer
plus longtemps, les danseurs sont en train de développer les linéaments d’une technique
pour une pratique qui n’existe pas encore. Tout, dans leurs cultures motrices, est mis au
service de cette danse : des méditations qu’ils pratiquent ensemble, à l’entraînement à la
danse moderne et aux divers arts martiaux qu’ils reçoivent de Steve Paxton, à leurs
savoirs de gymnastes, de kinésiologues et de danseurs-interprètes. Mais leur danse met
aussi en jeu des gestes archaïques—comme toucher, porter, rouler, sauter—qui

35 Il s’agit d’un groupe composé d’anciens étudiants et collègues rencontrés par Steve Paxton au cours
des années 1960 et 1970 : Tim Butler, Laura Chapman, Barbara Dilley, Leon Felder, Mary Fulkerson, Tom
Hast, Daniel Lepkoff, Nita Little, Alice Lusterman, Mark Peterson, Curt Siddall, Emily Siege, Nancy Stark
Smith, Nancy Topf et David Woodberry.
36 Steve Paxton, « Solo Dancing » (1973), repris dans CQ vol. 2(3), Spring 1977, p. 24.

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empruntent à une histoire de mouvements plus vaste que les techniques qu’ils
connaissent. C’est que ces techniques n’explorent que peu ou plus ces gestes anciens.
Ainsi, adulte et même danseur, je n’entre plus guère en contact avec mes congénères :
même la gymnastique, où je touche parfois mon partenaire, ne m’initie guère à rester en
contact. De même, je ne laisse guère plus personne prendre mon poids sur son corps :
même les arts martiaux, où j’apprends à jeter mon adversaire dans les airs, ne
m’apprennent guère à le porter. D’où tirer ces gestes ? Une réponse développementale
s’impose : il faut aller chercher à la réserve des mouvements du nourrisson ; il faut se
souvenir des roulés-boulés d’enfant ; il faut aller piocher aux caresses qu’aujourd’hui
adulte, on se prodigue dans l’intimité des draps.
Cette forme de danse, qu’on appelle donc Contact Improvisation ou parfois (en
France et au Canada) « danse-contact », est aujourd’hui (45 ans plus tard) pratiquée par
une « communauté d’expérience37 » constituée de plusieurs milliers de danseuses et de
danseurs, professionnels et « amateurs », dans des dizaines de pays d’Europe, d’Afrique,
d’Asie et des Amériques. Les réalités de cette forme de danse sont multiples : danse
scénique, danse sociale, danse expérimentale, entraînement du danseur enseigné dans
de nombreux conservatoires, le Contact Improvisation a aussi été conçu comme un « art-
sport » (en référence aux arts martiaux dont il provient), voire comme une pratique
méditative (en référence aux pensées spirituelles orientales, dont le Yoga et le
bouddhisme, avec lesquelles il a largement dialogué). Ce sont tous ces niveaux
d’existence du Contact Improvisation que nous considérerons comme base pour
interroger l’expérience du mouvement.
Par souci méthodologique, nous essayons de n’en privilégier aucun. Par exemple,
nous donnons toute son importance au fait que le Contact Improvisation était d’abord un
spectacle (qui a été créé en 1972 et qui a fait l’objet de multiples représentations au cours
des années 1970), c’est-à-dire que comme forme de danse, il tendait à se rendre visible et
lisible à d’autres que les praticiens seuls. Mais de fait, le Contact Improvisation apparaît

37 Cynthia Novack, Sharing the Dance. Contact Improvisation and American Culture, Madison (WI),
University of Wisconsin Press, 1990, p. 15. L’anthropologue y distingue la « communauté d’expérience »
des contacteurs du concept traditionnel de « communauté géographique » qui s’attache généralement
à un espace-temps localisable (par exemple : les États-Unis des années 1970, la France des années
2010...).

- 34 -
aujourd’hui, pour l’essentiel, comme une pratique expérimentale et sociale, qui tend à
s’adresser à des partenaires plutôt qu’à des spectateurs et à se vivre au studio plutôt qu’à
la scène—c’est ce statut de pratique qui nous paraît le mieux définir, aussi nous faut-il
nous demander : qu’est-ce qu’une pratique ?
Le concept de pratique tel que nous l’entendons contraste d’abord avec une
certaine idée qu’on pourrait se faire de la technique comme ensemble de formules à
appliquer. En parlant de pratique, nous pointons plutôt l’idée qu’en Contact
Improvisation, il s’agit d’un exercice permanent, d’une habileté certes, mais en perpétuel
affûtage. On objectera peut-être que cela est vrai de tout savoir (technique ou habileté)
puisqu’on ne possède un savoir qu’en le mettant en application et donc en le faisant
varier—ce que Kant pointait déjà en disant que le médecin le plus savant peut toujours
être le plus profond des idiots s’il n’a pas en lui la « faculté de juger » où sa théorie
s’applique38. Mais en parlant de pratique, nous disons un peu plus que cela : nous disons
que le Contact Improvisation est moins quelque chose que l’on fait, que quelque chose
que l’on s’efforce de faire. L’anglais dit plus facilement cela, qui a deux sens clairement
distincts du substantif practice : d’un côté comme « mise en application d’une théorie » (il
est alors synonyme de custom, « mœurs », habit, « habitude », routine, « ritournelle ») ; et
de l’autre comme « exercice d’une compétence en vue de l’améliorer » (il est alors
synonyme de rehearsal, « répétition-création d’un spectacle », drill, « exercice », training,
« entraînement »). C’est en ce dernier sens que nous entendons le Contact Improvisation
comme pratique. L’idée de pratique que nous défendons implique ainsi une humilité,
voire une incertitude, qui résonne avec la manière où l’on dit, dans certains courants du
bouddhisme, que l’on « pratique l’éveil » ou que l’on « pratique la générosité », c’est-à-dire
que l’on ne prétend pas, même si l’on est un sage, être soi-même perpétuellement éveillé
ou généreux. Mais elle résonne aussi plus simplement avec l’idée de travail au studio si on

38 Emmanuel Kant, Critique de la raison pure (1787), traduit de l’allemand par A. Tremesaygues et B.
Pacaud, Paris, Puf, 1905, note p. 148 : « C’est pourquoi un médecin, un juge ou un homme d’État
peuvent avoir la tête pleine de belles règles de pathologie, de jurisprudence ou de politique, à un degré
capable de les rendre savants professeurs en ces matières, et pourtant se tromper facilement dans
l’application de ces règles, soit parce qu’ils manquent de jugement naturel, (…) soit parce qu’ils n’ont
pas été assez exercés à ce jugement par des exemples et des affaires réelles. »

- 35 -
lie ce mot à son étymon latin studium, « l’étude39 » : c’est d’abord ainsi que les espaces de
pratique du Contact Improvisation doivent être entendus, comme des espaces
expérimentaux ou studieux, c’est-à-dire comme des espaces pour des expériences qui se
cherchent (encore aujourd’hui) plutôt qu’elles ne se détiennent.
Si le Contact Improvisation (considéré comme pratique) n’est pas une technique, il
n’est pas non plus une œuvre chorégraphique : sans doute il l’a été, mais en quelques
années, de cette œuvre qui ne se montrait que sur des scènes ou dans des galeries d’art,
une pratique au studio a émergé qui l’a supplantée. S’il était (encore) une œuvre pour
ceux et celles qui le pratiquent, tous s’efforceraient, au moins en intention, de
redécouvrir l’impulsion originelle qui y a donné lieu pour s’y sourcer (en étudiant les
archives, en regardant les vidéos princeps, en rencontrant les fondateurs, comme on fait
pour des reconstitutions d’œuvres chorégraphiques). Or il n’en est rien. Une bonne partie
des praticiens de Contact Improvisation ignore jusqu’au nom de Steve Paxton et à la date
de naissance de la forme. On ne reprend pas le Contact Improvisation comme on reprend
une œuvre du passé, mais plutôt comme quelque chose de présent, voire de sempiternel :
un peu à la manière dont on « joue » au ballon ou à la marelle (cela n’a pas d’âge) et un
peu à la manière dont on pratique certains arts martiaux (où le « maître » est plus
facilement l’enseignant présent dans la salle que le fondateur immémorial de la
discipline).
Si pratiquer le Contact Improvisation, ce n’est ni en appliquer la formule, ni en
interpréter les traits constituants, on peut donc dire que ce serait plutôt comme en
chercher la possibilité, c’est-à-dire en réactiver la découverte. Considéré sous cet aspect,
le Contact Improvisation qui nous intéresse a connu ses formulations les plus claires dans
les années 1970 et 1980. Ce n’est pas qu’aujourd’hui le Contact Improvisation se soit
galvaudé, ou que le véritable Contact Improvisation ait été pratiqué par ses seuls
fondateurs. C’est seulement qu’en ces années de commencement, le sens de la pratique

39 À la Renaissance, on utilise le mot de studiolo pour parler des cabinets de curiosités où des princes
esthètes s’entouraient de peintures et de dessins pour leurs « études » (c’est-à-dire pour la lecture et
l’écriture). Au XIXe siècle, le latin studium donne l’anglais studio, c’est-à-dire l’atelier d’artiste (peintre,
sculpteur...). Ce n’est qu’au début du XXe siècle, probablement sous l’impulsion d’Isadora Duncan, que le
mot « studio » est utilisé en français pour parler de l’espace de répétition et de création
chorégraphique. cf. Marie Glon et Annie Suquet, « Les lieux d’une pratique nomade. Pour une histoire
du studio de danse », Repères. Cahier de danse, n°31, 2013.

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était à peu près pur de toute tentation d’application systématique de ritournelles
préconçues (les contacteurs ne savaient alors pas même ce qu’ils pratiquaient). Dès la fin
des années 1970 en effet, le Contact Improvisation avait déjà engrangé un certain nombre
de tropes (comme le porté-épaule, le porté-bassin, la spirale, le roulé-aïkido, le roulé-en-
forme-de-croissant...) qui, aujourd’hui encore, permettent d’identifier la plupart des duos
de Contact Improvisation au premier coup d’œil (et sont utilisés comme éléments de
distinction et de reconnaissance mutuelle entre danseurs). Mais que ces tropes existent
et soient des éléments d’identification ne veut pas dire que le Contact Improvisation
consiste dans ces tropes : ceux-ci ont simplement été générés par les praticiens et
retenus, au fil des décennies, comme des instruments utiles pour soutenir la pratique, qui
continue d’évoluer et d’en recruter de nouveaux. L’étude du Contact Improvisation en
ses années de naissance nous permet de voir, au-delà des tropes, le problème, les
questions à partir desquels ils ont été générés. C’est en ce moment inchoatif que nous
situons nos propres questionnements, pour étudier, sous les tropes, les gestes du
Contact Improvisation.
Nous voulons faire, avec le Contact Improvisation, ce que d’autres ont fait avec la
vie ordinaire40, la littérature occidentale41 ou les arts gestuels japonais42 : une philosophie
des mouvements attachés à (ou contenus dans) un espace et un temps particulier.
Appelons cet espace-temps : partition du Contact Improvisation. Et appelons les
mouvements qui se déploient dans cette partition : gestes du Contact Improvisation.

Le choix du terme de partition (ou score), il est vrai lourdement connoté en français
du côté de la partition écrite et spécifiquement musicale, impose un détour conceptuel
pour rendre compte de notre usage de ce mot.
On entend généralement dans le mot de partition l’idée d’un objet écrit, ce qui est
d’autant plus le cas en anglais où scoring signifie « marquer », « noter », « inscrire ».

40 Barbara Formis, Penser en corps, Paris, L’Harmattan, 2009 ; et Esthétique de la vie ordinaire, Paris, Puf,
2010.
41 Guillemette Bolens, Le style des gestes : corporéité et kinésie dans le récit littéraire, éditions Bibliothèque
d’Histoire de la Médecine et de la Santé, 2008.
42 Basile Doganis, Pensées du corps : la philosophie à l’épreuve des arts gestuels japonais, Paris, Belles
Lettres, 2012.

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Pourtant, cette dimension écrite n’est pas le seul sens que les danseurs donnent au mot
de partition. En particulier chez les héritiers des improvisateurs des années 1960 aux
États-Unis, un autre usage du mot s’est développé qui s’est excepté du « paradigme
graphique » de la partition43 pour prendre en compte toute instruction, verbale ou non-
verbale, que des danseurs s’accordent à suivre pour improviser ensemble. Faisant ainsi
« partition de tout44 », ces improvisateurs subvertissent les usages habituels de la
partition. Récemment, comme l’a remarqué Isabelle Launay 45, on a beaucoup insisté sur
sa fonction d’identification de l’œuvre, à la fois dans des questions ontologiques (qu’est-
ce qu’une œuvre de danse ?) et dans des questions économico-politico-juridiques (à qui
appartient tel ou tel mouvement ?). Mais plutôt que ces fonctions conservatrices, on peut
envisager les partitions sous l’angle de leur potentiel générateur : par les limites qu’elles
imposent, elles fournissent des prétextes à mouvement et à création. C’est souvent le cas
des partitions que se donnent les improvisateurs—ces partitions n’ont pas pour but de se
perpétuer, mais de permettre l’étude de certains phénomènes (dans le cadre de
l’entraînement du danseur) et/ou le travail en commun (dans le cadre de la pratique au
studio ou sur scène).
On peut tenir une conversation à bâtons rompus pendant une heure, puis décider
que cette conversation est « la partition de la danse qui va suivre ». Elle en est la partition
dans la mesure où elle devient l’ensemble des références disponibles dont se nourriront
les danseurs pour comprendre et organiser les événements qui s’improvisent entre eux.
Nous pouvons de même déclarer, sans autre forme de procès, que tel tableau, tel arbre,
telle musique partitionneront nos mouvements. C’est plus qu’une inspiration : c’est une
méthode qui consiste à laisser nos actions et nos perceptions être structurées ou
polarisées par un être, un événement ou une formule. Classiquement, dans des
improvisations collectives telles que le Contact Improvisation, on se fixera des objets
d’attention ou d’action, des tâches à réaliser ou des puzzles à résoudre : bouger tout en
maintenant une forme de contact avec un partenaire ou bouger en suivant les impulsions

43 Julie Sermon et Yvane Chapuis, PARTITION(S). Objet et concept des pratiques scéniques (20e et 21e
siècles), Dijon, Les Presses du Réel, 2016, p. 30.
44 Ibid., p. 185.
45 Isabelle Launay avec Julie Sermon, « Ouvrir la partition et construire un milieu », in ibid., p. 359.

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internes ressenties au niveau des viscères ; ou, plus complexe, « bouger tout en imaginant
que toutes les cellules de mon corps écoutent, interprètent et abandonnent la danse,
simultanément46 » (score qui occupe Deborah Hay dans ses pratiques performatives des
années 1970 et qu’elle utilise également dans son training de l’interprète). Ces partitions
ne sont pas spécialement écrites47 mais elles écrivent les perceptions et les mouvements
qui en résultent : elles font que les improvisateurs, s’ils travaillent en collectif, habitent un
monde partagé. Leur fonction principale, en ce sens, est au moins autant descriptive que
prescriptive : elle permet aux danseurs et aux danseuses d’avoir une lecture commune de
l’environnement dans lequel elles interagissent.
Cette idée de partition correspond assez bien au concept de « cadre » développé
par Frédéric Pouillaude pour identifier les contours d’une œuvre de danse improvisée.

« L’improvisation se donne généralement un cadre, lequel tient


minimalement dans la détermination de l’espace et l’éventuelle présence
des autres. L’une et l’autre agissent comme contraintes : simultanément,
elles restreignent et démultiplient le champ des possibles. La
détermination de l’espace (telle hauteur, telle largeur, telle profondeur,
la présence d’un pilier, l’absence de fenêtres...) crée bien sûr de
l’impossible ; mais elle instaure en même temps par sa précision et sa
réalité mêmes, toute une sphère d’actions virtuelles que la pure
subjectivité n’aurait pu tirer de son chapeau. Autrui, par l’action
physique qu’il exerce sur mon corps aussi bien que par sa présence à
distance, n’agit pas différemment : tout autant limitation des possibilités
abstraites qu’instauration de virtualités concrètes48. »

46 Deborah Hay, Mon corps, ce bouddhiste (2000), traduit de l’américain par Laurent Pichaud et Lucie
Perrineau, Dijon, Les Presses du Réel, 2017, p. 134.
47 Même si elles peuvent donner lieu à écriture, comme c’est le cas chez Deborah Hay, dont les partitions
pour la pratique génère des matériaux que la chorégraphe s’emploie ensuite à « décrire à l’écrit le plus
concrètement possible afin d’obtenir (…) une liste assez précise des mouvements » qui sont générés
par les questions qu’elle se pose (Myrto Katsiki, « Quatre notes sur les partitions de Deborah Hay », in
Julie Servais et Yvane Chapuis, PARTITION(S), op. cit., p. 411). Mais cette étape n’intervient que dans un
second temps : le raffinement des questions initiales n’est pas, quant à lui, un travail scripturaire ; il est
d’abord une manière de laisser les mots résonner, dans la bouche et dans l’espace où elle les prononce
pour d’autres.
48 Frédéric Pouillaude, Le désœuvrement chorégraphique, op. cit., pp. 341-342.

- 39 -
Par rapport au cadre, la partition joue donc une fonction de recadrage ou plutôt de
surcadrage : elle ajoute et retire des saillances aux contraintes déjà fournies par
l’environnement.
Le meilleur terme pour décrire cette situation serait peut-être celui de
« simplexité », qu’Alain Berthoz a forgé pour désigner les formules biologiques qui
permettent aux vivants de recevoir et traiter les informations (complexes) venues de
l’extérieur en les simplifiant49. Cette simplification du réel à l’œuvre dans la perception des
vivants n’est pas un appauvrissement—elle consiste au contraire à rehausser certains
traits du réel : en le simplifiant, elle le complexifie, elle l’enrichit des polarités propres au
vivant qui s’y rapporte. La simplexification simplifie les données sensorielles, mais elle
n’en appauvrit pas le contenu : les données sont simplifiées (du point de vue du vivant)
parce qu’elles sont articulées, c’est-à-dire qu’elles ne sont pas seulement reçues comme
atomiquement comme un bombardement de données séparées les unes des autres, mais
liées entre elles, molécularisées de telles sortes qu’elles deviennent à la fois plus lisibles et
plus digestes.
De même un score simplifie, condense, l’ensemble du réel perçu et il limite les
réactions possibles (ou pourvues de sens) à une portion congrue d’entre la myriade
disponible. Du point de vue du réel mis en forme par la partition, on dira ainsi que le
danseur qui suit une partition ne s’en remet plus qu’à certains déclencheurs (cues en
anglais, qu’on traduit souvent par le mot « top » en français, comme dans « top départ »)
au mépris d’autres stimuli qui pourraient être signifiants (la toux d’un spectateur, la pluie
si l’on est en extérieur, etc.). Bien sûr, certaines partitions consistent à recruter
maximalement le réel présent. C’est notamment le cas dans ce qu’on appelle les pièces in
situ et plus généralement dans les pièces improvisées, où tout l’art de l’improvisateur est
reconnu à sa capacité à interpréter le moindre événement selon la partition qu’il suit
(voire à adapter sa partition pour l’ajuster aux contours de l’événement). L’improvisateur
suit en cela une « stratégie interprétative » : il fait l’effort de faire comme si les
événements qui se déroulent autour de lui étaient intentionnellement mis au service de
sa partition.

49 Alain Berthoz, La simplexité, Paris, Odile Jacob, 2009.

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En parlant de « stratégie interprétative », nous faisons référence à ce que Daniel
Dennett a appelé intentional stance50, c’est-à-dire l’idée que, dans la plupart de nos
comportements, nous recourrons à une « posture intentionnelle » qui consiste à prêter
des intentions aux choses avec lesquelles nous interagissons, que celles-ci soient
humaines ou pas. Cette stratégie interprétative est une simplexification : elle nous
permet de prédire les actions de machines ou de systèmes organiques sans en passer par
des calculs probabilistes qui seraient trop coûteux ou trop chronophages. Nous faisons
ainsi l’hypothèse secrète de croyances et de désirs finalisés chez ces êtres, ce qui nous
permet d’agir avec eux. C’est un animisme instrumental spontané dans nos attitudes
naturelles à l’égard des choses.
Or ce mécanisme se renforce voire s’entraîne spécifiquement quand on devient
l’interprète d’une pièce. Car, que l’ensemble de ces événements soient en effet contenus
par la partition (comme c’est le cas dans des pièces plus écrites) ou qu’il soit laissé à
l’aventure de ce que ce soir produira (comme c’est le cas dans les pièces plus
improvisées), il y va toujours de l’art de l’interprète (improvisateur ou pas) de savoir lire le
réel en fonction de la partition qui lui est proposée.

Ces précisions étant faites sur la nature de ce que nous entendons par partition, il
est temps de dire que celle du Contact Improvisation ne tient ni dans une formule, ni dans
une instruction, ni dans un nombre arrêté de gestes potentiels. À dire vrai, le Contact
Improvisation est même, originellement, une danse dont l’intention est précisément de
tester ce que pourrait être une « improvisation pure », c’est-à-dire justement dénuée de
partition. Pressé de donner un condensé de la « proposition fondamentale du Contact
Improvisation » par Nancy Stark Smith, Steve Paxton refuse avec force :

« Je ne te dirai sûrement pas ce que je pense être la proposition


fondamentale. Est-ce que tu penses vraiment qu’il y en a une ? Est-ce
strictement nécessaire que nous mettions la main sur ce concept ? C’est
une question intéressante, et c’est intéressant que tu puisses la poser.

50 cf. Daniel Dennett, La stratégie de l’interprète. Le sens commun et l’univers quotidien (1987), traduit de
l’américain par Pascal Engel, Paris, Gallimard, 1990.

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(…) Quoi qu’il en soit, il est bien possible que tu aies une réponse à cette
question quant au concept fondamental du Contact, et je serais bien
heureux de t’entendre là-dessus...51 »

L’attitude du fondateur du Contact Improvisation est ici typique : il ne s’agit pas tant
de refuser de répondre, que de refuser de répondre et de proposer à celui qui demande de
donner sa réponse. Tout l’anarchisme de cette forme de danse tient peut-être dans cette
unique volonté de laisser vide, autant que possible, la place de l’auteur : sans doute vous
suivez une partition, mais vous ne suivez pas quelqu’un qui vous donne une partition,
vous vous donnez la partition que vous suivez à mesure que vous la suivez.
Toutefois, ce paradoxe ne peut tenir que dans une dialectique, qui caractérise
l’histoire du Contact Improvisation, entre différentes définitions ou différentes croyances
à l’égard de ce qu’est la forme. Comme le dit encore Steve Paxton,

« Au fur et à mesure que le temps a passé, la réponse [à la question de


savoir ce qu’est le Contact Improvisation] a changé s’éloignant d’un
phénomène de danse expérimentale et se rapprochant d’une pratique
physique alliée à un certain nombre d’études nouvelles sur le corps et
l’esprit. J’en suis venu à considérer le Contact comme un événement
physique plus facile à décrire par la négative—ce n’est pas un art, pas un
sport, et cela ne relève pas non plus des principales caractéristiques de la
danse de ce siècle52. »

Le Contact Quarterly, revue trimestrielle dans laquelle les contacteurs échangent sur
leur pratique, est ainsi l’espace d’une myriade de définitions, qui oscillent tantôt du côté
de la description de l’événement physique, tantôt du côté des sensations recueillies au
cours de cet événement, tantôt du côté des buts recherchés par les joueurs. Toutes ces
définitions se complètent et s’articulent entre elles.

51 Nancy Stark Smith, « Core prop, Steve, and the empty middle », CQ, vol. 32(2), Summer/Fall 2007.
52 Steve Paxton, « Drafting Interior Techniques », CQ vol. 18(1), Winter/Spring 1993 ; traduit de l’américain
par Patricia Kuypers, NDD 38-39, p. 104.

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La version la plus simple des définitions données du Contact Improvisation se
résume à l’instruction, donnée à deux danseurs au moins, de danser ensemble en
maintenant une forme de contact physique l’un avec l’autre. Comme Steve Paxton
l’indique encore :

« deux personnes improvisent librement leurs mouvements, elles


utilisent le sol et s’utilisent l’une l’autre comme surfaces, elles
dépendent de la gravité qui sert de constante à leurs mouvements53 »

Conformément à ce que nous venons de dire, il est clair que cette description
« physique » ne suffit pas à rendre compte du Contact Improvisation. Steve Paxton le
reconnaît d’ailleurs, cet aspect physique n’est que la partie émergée de sa partition : l’y
réduire, c’est comme « définir le violon en disant que c’est du crin de cheval frotté sur des
boyaux de chat54. »
C’est qu’à l’intérieur et autour de l’instruction simple d’entrer en contact et de
partager son poids avec le partenaire, pour en faciliter ou en soutenir la pratique, toute
une série de techniques55 servent également de partitions ou de co-partitions : la
connaissance de certaines séquences de mouvement (chemins ou schémas pour rouler,
pour porter, pour contrôler la chute), la maîtrise de certaines qualités de toucher ou de
peser propres à ces techniques est tantôt requise, tantôt enseignée, tantôt présupposée
dans la pratique, ce qui contribue à en délimiter les contours. Ces techniques sont ce qui
sert la « stratégie de l’interprète » dont nous avons parlé : ce sont elles qui sont mises en
œuvre lorsqu’il s’agit d’intégrer au duo des éléments qui n’y sont pas prévus. Or ces
techniques sont indéfinies en nombre et dépendent de la culture motrice qu’incorpore au
Contact chaque praticien qui entre dans la communauté d’expériences : elles sont

53 Steve Paxton, « Solo Dancing », art. cit.


54 Steve Paxton cité dans Barry Laine, « Is Contact Improvisation Really Dance? », The New York Times, 3
juillet 1983. Elizabeth Zimmer dit de même que décrire le Contact Improvisation sur le papier, « c’est
comme essayer de décrire un escalier en spirale sans utiliser les mains » (« If Disco’s Not Your Bag Try
Contact Improvisation Ballet », Manhattan East, 11 April 1979.)
55 Nous avons déjà nommé l’Aïkido, la danse moderne puis post-moderne (Paxton était un danseur de
Limon et de Cunningham, ses danseurs et lui-même participent au renouvellement chorégraphique
new-yorkais des années 1960), la gymnastique, le yoga—il faut encore ajouter aujourd’hui : les
pratiques somatiques de Release anatomique, de Body-Mind Centering®, de Rolfing, d’Alexander
Technique ; les arts martiaux du Judo, du Kung Fu, du Tai Chi Chuan, du Systema ; les techniques de
partnering de la danse contemporaine, etc.

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simplement, comme dit Nancy Stark Smith, « jetées dans le pot commun56 » et restent, à
ce titre, « sans auteur ».
Un effet corollaire de la stratégie de l’interprète est la prolifération
(particulièrement visible dans l’histoire de la pratique) des éléments capables d’entrer
dans la partition. Dans la pratique du Contact Improvisation, tout un effort est ainsi fait
pour interpréter tout mouvement humain comme un geste de Contact Improvisation.
Nancy Stark Smith, l’une des plus importantes propagatrices de la forme depuis son
invention, a ainsi dressé une « partition sous-jacente » (Underscore) au Contact
Improvisation, où elle s’est efforcée de lister l’ensemble des catégories de gestes
signifiants dans sa pratique57. Avec cette liste, il devient possible d’interpréter n’importe
quel mouvement comme étant un geste dansé selon la partition du Contact. Il y a
évidemment un danger dans cette pratique inflationniste : c’est que sous la pression
prolifératrice des éléments qui entrent sous la partition, on en perde les contours. Mais la
prolifération n’est pas de facto : elle est de jure. Autrement dit, n’importe quel
mouvement n’est pas effectivement du Contact Improvisation. Simplement, n’importe
quel mouvement peut le devenir, c’est-à-dire que cela fait partie de la pratique (la partie
qu’on appelle donc « stratégie de l’interprète ») que de s’efforcer de reconvertir les
mouvements humains en « gestes du Contact Improvisation ». (Par exemple, si
d’aventure une personne s’endort dans le studio de danse, au lieu de lui reprocher de
faire autre chose, je peux intégrer son action en l’interprétant comme relevant du geste
bonding with the earth, « se lier à la terre ».)
Considérant la diversité pléthorique des « définitions » qui ont été tentées du
Contact Improvisation par ses praticiens, nous ne tenterons pas de donner une formule
qui permettrait de les contenir toutes. Plutôt que de définir la partition du Contact
Improvisation, nous nous intéresserons donc aux gestes qu’elle circonscrit. Notre étude
porte ainsi sur six gestes : regarder, dire, toucher, peser, tomber, ne-pas-faire. Ces six

56 Nancy Stark Smith cité in Cynthia Novack (éd.), Contact Improvisation Symposium at Saint Mark’s Church
(New York), 19 juin 1983, NSS Archives, p. I-5 : « For a long time, a lot of the developments in contact in
terms of techniques for teaching, etc., they were just thrown in. You would learn from one person – it’s
like an oral tradition of some kind. (…) You don’t say: “this is the ‘John’ exercise or this is the ‘Dede’
exercise.” No one gets credit for this and everyone gets the benefit. But that in itself as a phenomenon
seems (…) more like a folk art in some sense. »
57 cf. infra annexe 3, « L’Underscore et ses traductions ».

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gestes fondamentaux n’ont pas vocation à permettre de parler d’une autre pratique que
le Contact Improvisation. Mais inversement, nous n’hésiterons pas à faire intervenir des
éléments d’histoire de la danse, à analyser des pratiques parallèles, à recruter à ses côtés
des compagnons de route plus ou moins distants, pour en constituer l’image. Et surtout,
nous ferons usage des écrits des philosophes pour éclairer ces gestes, considérant que,
comme les danseurs, les philosophes s’y connaissent, en mouvements, même s’ils ne le
montrent pas toujours.

Resserrer les problèmes

Si la philosophie sera donc, pour l’essentiel des chapitres centraux, au service de ce


portrait des gestes du Contact Improvisation, inversement, on peut se demander déjà ce
qu’elle en retire, c’est-à-dire : que gagne la philosophie à se mettre au service, ainsi, d’une
description de la danse ?
On peut à nouveau ici suivre une voie bergsonienne pour situer notre approche.
Bergson disait que la tâche de la philosophie n’est ni d’obéir, ni de commander, mais de
chercher à sympathiser58. Il voulait dire par là que son entreprise, à l’égard des espaces de
réflexion où elle s’inscrit (que ceux-ci soient les terrains des sociétés, des sciences, des
arts ou des spiritualités), n’est ni d’en adopter les règles, ni d’en proposer une synthèse
supérieure qu’elles ne pourraient atteindre par elles-mêmes (les artistes, les
mathématiciens, les poètes n’ont pas attendu les philosophes pour réfléchir leurs
pratiques). Il s’agit, pour le philosophe, de s’immerger dans le problème, de tenter de
faire corps avec le terrain depuis lequel il pense. Matière et mémoire étudie ainsi la
relation du corps à l’esprit à travers une enquête approfondie des aphasies : de la psycho-
physiologie des troubles verbaux, Bergson remonte à la perception et au mouvement. Il
prend le plus petit point, le plus documenté aussi, de la science de son époque, pour
servir d’aiguillon dans la direction du problème qu’il se pose, en métaphysicien, sur la
matière, l’esprit et leur relation.
Suivant cette méthode de resserrement des problèmes, nous cherchons dans la
partition du Contact Improvisation la conversion des questions que nous adressons au
58 Maurice Merleau-Ponty, La prose du monde (1952), Paris, Puf, 1992, p. 139.

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concept de mouvement. Il est vrai que dans la perspective bergsonienne, c’est plus
souvent la science que l’art qui sert d’aiguillon. C’est qu’il prétend, en approfondissant le
savoir de la science, arriver au point où ce qu’il appelle « l’intelligence », qui découpe le
mouvement en morceaux de matière et d’espace, peut se retourner sur elle-même,
remonter sa propre pente, suivant le chemin d’une sympathie avec les choses, plutôt que
de leur analyse. Cet acte de « l’intuition philosophique » qui retrouve la durée de notre vie
intérieure dans les choses mêmes malgré les découpages spatiaux qu’en propose la
science, Bergson le conçoit souvent comme l’effort de résister aux tentations de
l’intelligence. Mais dans les quelques écrits qu’il consacre à l’art, une autre source de
cette intuition est nommée dans la perception artistique. Il l’exprime négativement dans
une page célèbre du Rire, qu’il est difficile de ne pas relire ici.

« Quel est l’objet de l’art ? Si la réalité venait frapper directement nos


sens et notre conscience, si nous pouvions entrer en communication
immédiate avec les choses et avec nous-mêmes, je crois bien que l’art
serait inutile, ou plutôt que nous serions tous artistes, car notre âme
vibrerait alors continuellement à l’unisson de la nature. Nos yeux, aidés
de notre mémoire, découperaient dans l’espace et fixeraient dans le
temps des tableaux inimitables. Notre regard saisirait au passage,
sculptés dans le marbre vivant du corps humain, des fragments de statue
aussi beaux que ceux de la statuaire antique. Nous entendrions chanter
au fond de nos âmes, comme une musique quelquefois gaie, plus
souvent plaintive, toujours originale, la mélodie ininterrompue de notre
vie intérieure. Tout cela est autour de nous, tout cela est en nous, et
pourtant rien de tout cela n’est perçu par nous distinctement. Entre la
nature et nous, que dis-je ? Entre nous et notre propre conscience, un
voile s’interpose, voile épais pour le commun des hommes, voile léger,
presque transparent, pour l’artiste et le poète59. »

Nous citons longuement ce passage, parce qu’il nous semble exprimer avec la plus
grande force de conviction la tentation que nous voulons combattre en nous d’attribuer
59 Henri Bergson, Le Rire, Paris, Puf, 1900, p. 115.

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(uniquement) à l’artiste la génialité de ses perceptions. La transparence, la clarté que
Bergson accorde à l’artiste, si nous n’entendons certes pas y substituer l’opacité ou la
confusion, ne nous semblent pas le privilège de certains génies du mouvement, de la
peinture ou de la musique. Elles sont plutôt le privilège d’espaces et de temps de
pratique, qui appellent certes à déplacer la perception ordinaire, mais qui ne requièrent
pas autre chose que le don que chacun peut recevoir et aiguiser quotidiennement (à
condition qu’on lui en laisse l’opportunité physique, psychique et économique), de
prendre le temps et d’avoir l’espace de s’y consacrer.
Jacques Rancière parle, dans le même sens de cette prise du temps et de l’espace,
des arts comme de « partages du sensible60 », à ceci près que le philosophe s’intéresse
aux espaces mis à part par les œuvres pour les spectateurs, c’est-à-dire à la délimitation,
« pour les autres », d’un domaine d’aisthesis commune—l’œuvre d’art consistant en
« dispositions de corps, en découpages d’espaces et de temps singuliers qui définissent
des manières d’être ensemble ou séparés, en face ou au milieu de, dedans ou dehors,
proches ou distants61 ». Or pour notre part, nous ne nous intéressons pas tant aux œuvres
qu’aux pratiques, c’est-à-dire au faire artistique, au danser : plutôt que de parler de
« partages du sensible », il nous faudrait parler de « partages du mobile ». Une pratique
dégage un espace et un temps qui mobilise les personnes à bouger, à créer, à peindre :
c’est-à-dire qu’elle leur circonscrit des mobiles et elle les autorise à leur répondre. Et s’ils
sont mobilisés, ce n’est pas par une injonction (« bouge ! », « crée ! », « peins ! »), mais
parce qu’ils disposent d’un espace et d’un temps, qu’on appelle selon les arts et selon les
âges, atelier, studio, piste, garage. Comme le musée, le théâtre, la salle de concert offrent
aux spectateurs l’occasion d’un partage du sensible, de même l’atelier, le studio, la piste,
le garage offrent aux créateurs le cadre pour le partage des mobiles 62.
Les danseurs s’offrent et reçoivent cette opportunité unique, encadrée par la
sécurité du studio ou de la scène, de pouvoir explorer une multiplicité hétérogène de

60 Jacques Rancière, Le partage du sensible. Esthétique et politique, Paris, La Fabrique, 2000.


61 Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, Paris, La Fabrique, 2008, p. 61.
62 Et il y a bien sûr des studios et des ateliers sauvages, auxquels correspondent des figures d’artistes
telles que les street artists (skateurs, graffeurs, hip-hopeurs) et les artistes « bruts » qui, aux franges des
espaces appropriés, se ménagent de tels espaces quand on les leur refuse, symboliquement ou
réellement.

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manières de se mouvoir que l’environnement urbain et social limite d’ordinaire : rouler ou
évoluer par terre, sauter dans les airs, être porté, avancer à reculons, tournoyer, ne sont
certes pas interdits dans l’espace quotidien ; mais nos rues, nos places, nos maisons ne s’y
prêtent guère et rares sont les opportunités qui nous sont données de jouer sur une autre
alternance que le passage domestiqué entre debout, assis et couchés.
Notre parti pris esthétique est en ce sens résolument cagien : l’expressivité des
choses ne requiert pas tant un geste d’expression volontaire qu’une mise à disposition
d’un temps et d’un espace pour sentir. John Cage, dans sa musique comme dans la
théorie qu’il partage avec les mêmes artistes qui allaient devenir les porteurs de la danse
post-moderne, défendait l’idée d’un anarchisme en art, où les bruits de la rue sont, en
droit, autant des concerts que les sons qui sortent du piano :

« C’est tellement proche de ce qui arrive à n’importe quelle heure du


jour, si je m’assois par exemple en face d’une fenêtre ouverte et que
j’écoute ce qui se passe ; en principe c’est la même chose [qu’au
concert], même si les sons que nous produisons dans un concert sont
différents. Je suis capable d’être au concert tout en restant chez moi.
(…) Chacun pourrait composer sa propre symphonie assis sur une chaise
en regardant un paysage63. »

Pourquoi, dès lors, avons-nous besoin d’espaces et de temps de pratiques ? Bergson


argumente que si le commun des hommes est séparé des choses mêmes, c’est qu’il doit
vivre et que sa perception est pour cela organisée en fonction des nécessités et de l’utile.
Nous considérons que les espaces de pratique artistique ne suspendent pas ces
nécessités, mais les convertissent en des schémas condensés, par là plus facilement
observables voire restituables. Merleau-Ponty parlait de l’atelier du peintre comme le lieu
d’une « urgence qui passe toute autre urgence 64 » : il ne disait pas que l’urgence y est
suspendue, il disait qu’elle s’y trouve transformée et comme réduite aux dimensions du
tableau, des pigments et des pinceaux.

63 John Cage (en 1970) cité dans Jean-Yves Boisseur, John Cage, Minerve, 1993, p. 145.
64 Maurice Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, op. cit., p. 15.

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Les intercesseurs

C’est ainsi que nous envisagerons le Contact Improvisation comme ce milieu


particulier où les dimensions caractéristiques des gestes qu’on peut y observer sont
rehaussés selon certaines décisions stylistiques. Plus précisément, on pourrait dire que le
Contact Improvisation fonctionne pour nous comme un terrain d’enquête, au sens où
l’anthropologie culturelle (celle de Claude Lévi-Strauss, celle d’Eduardo Viveiros de Castro,
celle d’Eduardo Kohn) entend non pas cartographier le terrain de l’enquête
ethnographique depuis une vue surplombante qui viserait à penser l’autre (le peuple
étudié) à partir des catégories du même (le peuple étudiant), mais bien se situer,
s’immerger dans les pratiques et les modes de vie, penser depuis son sol, penser avec ses
penseurs. Comme le dit Eduardo Viveiros de Castro dans ses Métaphysiques cannibales :

« ce que toute expérience d’une autre culture nous offre, c’est l’occasion
de faire une expérimentation sur notre propre culture—bien plus qu’une
variation imaginaire, une mise en variation de notre imagination65. »

C’est à la tâche d’expliciter ce que le Contact Improvisation nous permet de faire


varier quant à notre compréhension du mouvement que nous dédions ce travail
philosophique de terrain. Nous suivons en cela une méthode qui a déjà été suivie par les
deux grandes études consacrées au Contact Improvisation. La première—Sharing the
Dance (1990) de Cynthia Novack66—réalise un travail de terrain anthropologique et
historique sur les deux premières décennies du Contact Improvisation pour en extraire un
point de comparaison et un outil d’analyse de la culture du mouvement aux États-Unis à la
même époque. La seconde—Prendre corps et langue (2015) d’Alice Godfroy67—réalise un
travail de terrain comparatiste (au sens des méthodes propres à la littérature comparée)
à partir de la pratique personnelle de l’auteure dans les années 2010 pour en extraire, de
même, un point de comparaison et un outil d’analyse de certains poètes contemporains
(Michaux, Celan, du Bouchet, Noël en particulier). En nous inscrivant dans la lignée de

65 Eduardo Viveiros de Castro, Métaphysiques cannibales, traduit du brésilien par Oiara Bonilla, Paris, Puf,
2009, p. 5.
66 Cynthia Novack, Sharing the Dance, op. cit.
67 Alice Godfroy, Prendre corps et langue. Étude pour une dansité de l’écriture poétique, Paris, Ganse Arts et
Lettres, 2015.

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leurs travaux, nous cherchons à réaliser un travail de terrain philosophique qui porte à la
fois sur la première décennie du Contact Improvisation (moment d’invention, où son
statut entre forme de danse spectaculaire, forme de danse expérimentale, forme de
danse sociale, reste entremêlé) et sur la réception qui peut en être faite aujourd’hui, dans
les années 2010. Cette double source nous permet d’interroger, non pas la culture
américaine du mouvement, non pas les poètes contemporains, mais donc une certaine
philosophie contemporaine d’où nous parlons et dont la compréhension du mouvement
nous semble être si ce n’est inquiétée, du moins compliquée, augmentée par l’expérience
qui peut en être faite dans le Contact Improvisation. En toute rigueur heuristique, la
question de savoir qui est ce « nous » serait bien mal traitée en recevant une définition
dès maintenant : c’est l’immersion dans la pratique qui nous le révèle (c’est la rencontre
qui décide, rétroactivement, qui sont les rencontrés) ; c’est-à-dire que l’épreuve de la
pratique nous a conduit, de pas en pas, à recruter des philosophies, des pensées, des
positionnements que nous ne nous connaissions pas. Mais par anticipation, on peut déjà
nommer ce qu’on découvrira des différents « nous » depuis lesquels nous parlons et que
nous avons trouvés, dans notre expérience toute subjective, être inquiétés par la
pratique : nous héritiers de la modernité scientifique (inquiétés par l’expérience du
mouvement, que la modernité a voulu réduire à sa géométrisation et que le Contact
Improvisation découvre en son « intériorité68 »), nous occidentaux (inquiétés par d’autres
modèles anatomiques et esthétiques venus d’Asie), nous humains (inquiétés par d’autres
modes d’existence, végétaux, animaux, minéraux, stellaires qui nous traversent).
D’autres nous sont inquiétés par le Contact Improvisation, mais il s’avérera qu’ils sont
moins nommés dans ce texte—probablement en raison d’un certain manque de plasticité
de notre « nous » (dont nous ne désespérons pas, un jour, de revenir 69) : nous « hommes »
68 Jérémy Damian, dans sa thèse de doctorat en sociologie consacrée aux « entités intérieures » dont les
bougeurs font l’expérience dans le Contact Improvisation et le Body-Mind Centering® (Intériorités /
Sensations / Consciences. Sociologie des expérimentations somatiques du Contact Improvisation et du
Body-Mind Centering, Grenoble, Université de Grenoble, 2014) a suivi une piste similaire en se
demandant comment ces pratiques remettaient en cause le caractère « privé » ou « interne » de
l’expérience du mouvement.
69 Nous avons esquissé ces élargissements de « nous » dans un article dédié aux micro-politiques des
genres et des classes sociales dans le Contact Improvisation (« Sentir et se mouvoir ensemble »,
Recherches en danse, vol. 3, 2015) et dans un entretien avec Steve Paxton autour du concept de
vulnérabilité (« Open Gardenia. On Vulnerability », Contact Quarterly, vol. 42(2), Summer/Fall 2017). Rien
de comparable, en longueur et en intensité, aux travaux d’Ann Cooper Albright, en particulier ceux

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(inquiétés par les autres genres, féminin, trans, queer...), nous « blancs de peau »
(inquiétés par les multiples expériences de la négritude), nous « neurotypiques »
(inquiétés par la neurodiversité des modes d’existence humains, autisme, schizophrénie,
paranoïa), nous « bipèdes » (inquiétés par les diverses guises des personnes en situation
de handicap)...

L’étude de la partition initiale du Contact Improvisation et des découvertes que ses


fondateurs y ont attaché jusqu’à nos jours constitue le centre de ce travail—cela en
constitue l’ancre, le point d’attache. Mais cela ne veut pas dire que cela en constitue le
telos : nous ne voulons pas faire une monographie du Contact Improvisation (pas plus que
le but de Bergson dans Matière et mémoire n’est de faire une monographie sur l’aphasie).
Nous interprétons notre propre expérience de cette danse et les textes des
danseurs qui l’ont fondée (en particulier Steve Paxton, Lisa Nelson, Nancy Stark Smith)
comme nous avons appris à lire les philosophes—en supposant que comme les
philosophes, ils s’efforcent « de penser par eux-mêmes et de prendre pour objet leurs
propres expériences70 ». Sans doute d’autres exigences président à l’écriture en danse
qu’à l’écriture philosophique : par exemple, la cohérence des systèmes n’est pas le but, et
c’est plutôt l’efficace des mots qui est visée—la question se posant, pour les danseurs, de
savoir quelles théories, quels mots apprêteront le mieux au danser 71. Mais de ce que les
concepts (comme les concepts de toucher, de poids, de sphère attentionnelle, de non-
faire) qui sont utilisés par les danseurs ont cette fonction de mettre en mouvement, cela
ne veut pas dire qu’ils n’ont pas aussi une efficace théorique, qu’ils ne nous obligent pas à
tracer de nouvelles cartes à l’intérieur des concepts dont l’écriture philosophique se sert.
En essayant de faire se recouper nos expériences avec celles de ces danseurs, en les

réunis dans Choreographing Difference: The Body and Identity in Contemporary Dance, Middletown (CT),
Wesleyan University Press, 1997.
70 Nous empruntons la formule au sinologue Jean-François Billeter qui se la donne pour antidote à la
tentation de prendre Tchouang Tseu, comme philosophe chinois, pour un « autre » de la pensée
occidentale (cf. Jean-François Billeter, Leçons sur Tchouang-Tseu, Paris, Allia, 2015, p. 12). Si sans doute
Tchouang Tseu est autre que Platon, il puise cependant à la même source de l’humaine expérience.
71 Basile Doganis produit le même argument à l’endroit des discours des maîtres en arts martiaux : les
« sagesses » qu’ils proposent à leurs étudiants n’ont pas vocation à faire système, mais à faire de l’effet
sur ceux qui les écoutent : les confondre, les désorienter peut être un de ces effets... (cf. Basile Doganis,
Pensées du corps, op. cit., p. 237).

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traduisant de l’américain vers le français 72, en les rencontrant, en travaillant avec eux au
studio, en parlant avec eux de philosophie, nous n’avons donc pas tenté de faire d’eux
des philosophes, mais bien de nous placer à leurs côtés, au milieu de leurs concepts
chorégraphiques, pour faire de la philosophie. La plupart des idées qui suivent ont germé
au studio et dans des conversations plus ou moins informelles avec des contacteurs,
comme des tentatives de rendre compte, avec eux, de nos expériences partagées.
La philosophie constitue ainsi notre mode de pensée majoritaire. Plus précisément,
l’enseignement de la philosophie apporte avec lui des habitudes de langage, des réflexes
de pensée, des systèmes de référence et des interrogations pédagogiques qui informent
de part en part le travail qui va suivre. Si de ce point de vue la philosophie est pour nous
d’abord une propédeutique (un mode de transmission du savoir et une disposition à
l’apprentissage), elle n’en laisse pas d’avoir ses propres exigences. Autrement dit, si son
mode d’être est d’abord celui d’un instrument dont la compatibilité est extrinsèque (elle
renvoie d’abord aux étudiants, collègues, partenaires de dialogue auxquels le philosophe
s’adresse), elle fonctionne aussi pour elle-même et selon ses propres moyens. Gilles
Deleuze et Félix Guattari ont nommé ce fonctionnement dans Qu’est-ce que la
philosophie ? : la philosophie est l’activité qui consiste à créer des concepts, c’est-à-dire à
délimiter certains territoires où se rejoignent des problèmes déterminés à l’exclusion
d’autres problèmes73. Le rôle des concepts st de nouer des problèmes entre eux : pour ce
faire, la philosophie pratique un « athlétisme » particulier—celui de l’étymologie, et plus
généralement, celui qui cherche à donner de nouvelles dimensions aux mots. Créer des
concepts, c’est s’échiner à faire grossir la langue.
La philosophie ainsi conçue a tout avantage à ne pas rester en cercle clos, et à se
trouver des interlocuteurs eux aussi occuper à augmenter le monde de nouvelles
connexions. Ces interlocuteurs, Deleuze leur donne le nom d’intercesseurs. Parente de la
« sympathie » dont parlait Bergson, l’intercession consiste à trouver, dans d’autres modes
d’existence, plus ou moins humains, d’autres modes d’accès au réel : si la philosophie est
bien une question de philia, cette amitié est d’abord celle qui nous attache à celles et ceux
qui nous parlent et avec qui nous parlons, amitié par laquelle nous nous entre-exprimons.
72 cf. infra nos « annexes » où figurent une sélection de ces traductions.
73 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 87.

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« Ce qui est essentiel, c’est les intercesseurs. La création, c’est les
intercesseurs. Sans eux il n’y a pas d’œuvre. Ça peut être des gens—pour
un philosophe, des artistes ou des savants, pour un savant, des
philosophes ou des artistes—mais aussi des choses, des plantes, des
animaux mêmes. Fictifs ou réels, animés ou inanimés, il faut fabriquer
ses intercesseurs. C’est une série. Si on ne forme pas une série, même
complètement imaginaire, on est perdu. J’ai besoin de mes intercesseurs
pour m’exprimer, et eux ne s’exprimeraient jamais sans moi : on travaille
toujours à plusieurs, même quand ça ne se voit pas74. »

Ce rapport d’expression réciproque, dans le cas des rapports de la philosophie à


l’art, peut se désigner comme l’opération qui consiste à transformer les sensations en
concepts. À nouveau, il n’y a pas de hiérarchie entre ces deux modes de pensée, par la
sensation ou par le concept. On ne transforme pas les sensations en concepts comme on
transforme un essai en rugby (comme si la philosophie venait dire ce que la pratique du
mouvement ne dit pas par elle-même), mais plutôt comme on produit une image par
transformation géométrique : en changeant l’orientation voire la nature du repère. Mais
comme le rapport est d’entre-expression, et non univoque, cela signifie aussi,
constamment, que les concepts se trouvent transformés, par leur instanciation dans les
expériences artistiques.
Le rapport de la danse à la philosophie doit ainsi être—dans notre idée—à double
tranchant. D’une part, les concepts des philosophes et ceux que nous nous employons à
produire doivent permettre de nouer les problèmes soulevés par l’expérience du danseur.
Et d’autre part, l’expérience du danseur doit permettre de faire sentir ce que les concepts
des philosophes articulent.

Les pensées de la danse

Nommons et décrivons, pour finir ce premier chapitre introductif, les lieux où se


sont écrites des pensées de la danse dont nous nous inspirons.

74 Gilles Deleuze, « Les intercesseurs » (1985), dans Pourparlers, Paris, Minuit, 1990, p. 168 sq.

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Un premier courant que nous dirons « critique » est lié à la philosophie post-
structuraliste française. Cette tradition critique est naturellement très présente aux États-
Unis, dans la mesure où la théorie critique y a eu une forte influence sur les études en
danse75. Dans les années 1980 et 1990, l’introduction des travaux de Foucault, Derrida et
Rancière en particulier y a en effet permis de repenser le statut de la théorie vis-à-vis
d’objets habituellement minorisés par les savoirs institutionnels. Les études en genre, les
études post-coloniales ou afro-américaines, sont directement issues de cette tendance
qui réclame une refonte des techniques discursives elles-mêmes. Ainsi, les études en
genre se sont-elles construites sur l’idée qu’on ne saurait faire l’histoire des femmes en
utilisant les instruments de la même discipline historique qui, pendant plusieurs
millénaires, a justement minoré leurs rôles, voire affirmé la nécessité de leur domination :
il faut inventer de nouvelles manières de narrer, de nouvelles attentions aux sources que
l’historiographie a jusque-là ignorée (d’où, par exemple, l’importance des témoignages en
première personne dans l’historiographie féministe). Minorisée par les autres arts et dans
les discours sur l’art en général, la danse de même réclamait une méthodologie et une
discursivité qui lui correspondent, puisque manifestement, la manière même de parler
des arts jusque-là lui était allergique. Des ouvrages essentiels comme Sharing the Dance
de Cynthia Novack, Choreographing Difference d’Ann Cooper Albright, Choreographing
Empathy de Susan Leigh Foster, ou Exhausting Dance d’André Lepecki aux États-Unis, ou
encore Histoire de gestes sous la direction de Marie Glon et Isabelle Launay, Figures de
l’attention de Julie Perrin en France, réalisent à notre sens ce tour de force d’utiliser la
danse comme clef de lecture, ou comme miroir, des pensées du corps, du mouvement et
plus généralement de l’être-ensemble telles qu’elles s’expriment non seulement dans les
œuvres d’art chorégraphique, mais dans les sociétés qui les abritent.
Une deuxième voie des études en danse est davantage issue de la tradition
phénoménologique et bergsonienne. Bien que les résonnements du bergsonisme76 et de

75 cf. Susan Leigh Foster, « Dancing and Theorizing and Theorizing Dancing », in Brandstetter Gabriele et
Klein Gabriele (dir.), Dance [and] Theory, Bielefeld, Transcript, 2013.
76 Le bergsonisme, et surtout le deleuzianisme, ont sollicité quelques rares écrits sur la danse : José Gil,
Movimento Total. O Corpo e a Dança, Lisboa, Relogio d’Agua, 2001 ; et Marie Bardet, Penser et mouvoir.
Une rencontre entre danse et philosophie, Paris, L’Harmattan, 2011.

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la phénoménologie77 soient multiples, on peut y isoler une tendance qui consiste à se
placer dans la fabrique du geste, plutôt que dans sa signification ou dans sa sémiologie.
Comme dans les Poétiques de la danse contemporaine de Laurence Louppe, les questions
alors soulevées portent sur l’affinement des sensations dans la danse (des danseurs, des
chorégraphes, des spectateurs), sur le vécu du mouvement. Allant chercher aux tréfonds
infra-moteurs du geste, il s’agit de se situer descriptivement dans une zone pré-
expressive, là où le sens est encore à un état inchoatif, latent, là où le mouvement n’est
pas encore intégré à la sphère du signifiant socio-culturel. Avant de chercher ce qu’il y a à
comprendre dans le geste, il s’agit ainsi d’établir des moyens de penser ce lieu où le
geste, depuis la moiteur infra-corporelle, se rend capable de produire du sens. L’œuvre
essentielle d’Erin Manning, dans Relationscapes et dans Always More Than One, a cherché
à donner corps à cette instance pré-expressive, en étudiant les procédures micrologiques
de négociation, les pré-accélérations qui précèdent, anticipent sur la rencontre et le corps
à corps. De même, le travail encyclopédique de Prendre corps et langue par Alice Godfroy
nous initie—au contact des poètes et des danseurs—à une grammaire des infra-gestes
par lesquels le mouvement fait prendre corps.
La signification liminale du mouvement, comme producteur des espaces-temps de
l’existence humaine, comme mise en relation du sujet et du monde, est la question à
laquelle ces approches nous initient et dont notre philosophie des gestes dans le Contact
Improvisation se veut l’écho.

77 La phénoménologie a servi de cadre aux études en danse américaines depuis les années 1960 dans
l’œuvre pléthorique de Maxine Sheets-Johnstone (de sa Phenomenology of Dance, Madison, University
of Wisconsin Press, 1966 à The Primacy of Movement, Amsterdam, John Benjamins, 2011), dans celle
d’Elizabeth A. Behnke (« micro-phénoménologue », auteure de nombreux articles en liens avec les
thérapies manuelles et la danse) et de Sondra Horton Fraleigh (avec par exemple Dance and the Lived
Body, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 1987). En France, la thèse de Paule Gioffredi (Le porte-
à-faux : une notion merleau-pontyenne pour penser la danse contemporaine, sous la direction de
Maryvonne Saison, Paris-10, 2012), ainsi que les travaux de la philosophe de la musique Anne Boissière
(par exemple, Musique Mouvement, Paris, Manucius, 2014) représentent pour l’heure les rares travaux
de phénoménologie à avoir fait place à la danse de manière centrale, même si inversement, les études
en danse françaises la requiert régulièrement (cf. sur ce point Katharina van Dyk, « Usages de la
phénoménologie dans les études en danse », Recherches en danse, vol. 1, 2014).

- 55 -
Chapitre 2 ./. Philosophie et geste

Être-au-monde par les gestes

Avant de mettre les pieds sur le terrain du Contact Improvisation et d’examiner les
gestes qui s’y pratiquent, une question reste encore en suspens : qu’entendons-nous au
juste par le mot de « geste » ? Nous avons dit que les gestes du Contact Improvisation
étaient des mouvements tels qu’ils étaient simplexifiés par sa partition, c’est-à-dire tels
que les contacteurs s’efforçaient de les faire en fonction du cadre de la pratique.
Généralisons sur le même modèle et appelons « gestes » les mouvements que des
humains font, c’est-à-dire les mouvements tels qu’ils sont simplexifiés par la partition que
l’on désigne habituellement sous le nom d’espèce humaine. On pourra parler parfois
d’une gestualité chosique, mais ce ne sera que par référence à cet animisme spontané de
la perception, par où nous voyons les étoiles filer et les graves chuter, c’est-à-dire se
comporter en vérité, comme nos congénères. Parler de geste reviendra ainsi pour nous à
parler d’une manière humaine de se mouvoir.
Dans la langue, une image des gestes nous est donnée par les verbes : clouer,
frapper, pétrir, tourner, tomber, suivre, attendre, paraître, être, avoir, suivre, sauter, mais

- 56 -
aussi douter, concevoir, affirmer, nier, vouloir, ne pas vouloir, imaginer aussi, et sentir, et
encore aimer, parler, écrire, écouter, toucher, regarder. Derrière chacun de ces verbes, il
n’y a pas seulement une activité : il y a aussi une manière de faire paraître le monde.
Donnez-moi un marteau, je ne verrai plus que des clous. Invitez-moi à sauter, les surfaces
autour de moi m’apparaîtront en fonction de leur degré de rebond. Laissez-moi écrire et
le monde autour de moi reculera à la faveur du monde plat de la feuille et des mots. Tous
ces verbes, qu’ils soient « d’action » ou « d’état » comme dit mal la grammaire française,
sont invariablement aussi des verbes « de perception ». Le geste (ou le verbe) nomme
l’indissociabilité de l’agir, de l’être et du sentir. Il « fait sens », comme Lucia Angelino le dit
en prenant l’anglicisme au pied de la lettre : en lui, se fabrique le sens, c’est-à-dire que se
tissent le sentir et le faire qu’il déploie78. C’est ainsi comme source d’expérience, à la fois
proprioceptive (la qualité dynamique du geste vécu) et extéroceptive (la qualité
dynamique du monde découvert par lui), que nous envisageons le geste. La chose est
difficile à penser en raison d’une pente naturelle des langues indo-européennes, où les
verbes pris isolément ne portent de marqueurs que des sujets. Quoi qu’on fasse, quoi
qu’on pense, en effet, nos verbes se conjuguent en fonction de leurs sujets, pas de leurs
objets. Pourtant te toucher toi et me toucher moi, toucher ce siège et toucher cette vitre
diffèrent : ce ne sont pas les mêmes touchers. Il faudra nous habituer donc à penser
autrement nos gestes, à penser autrement nos verbes, de telle sorte que le faire, l’être et
le percevoir y soient indissociables, que le sujet et l’objet y soient solidairement impliqués
par l’action.
Les gestes sont des manières humaines d’habiter le monde (y agir, en être, le
percevoir) par le mouvement. Nous suivons en cela l’axiome de la phénoménologie des
gestes de Vilém Flusser selon lequel « on est dans le monde sous la forme de ses gestes,
et en principe tout changement du Dasein est lisible dans le changement de ses gestes79. »
Ce point de vue était déjà défendu, en 1930, par le psycho-phénoménologue Erwin Straus
dans Du sens des sens, lorsqu’il affirmait l’articulation du se-mouvoir au sentir. Le
philosophe s’inspirait des données de la psychologie expérimentale de l’époque qui, en
faisant fonds sur l’intérêt progressif pour les phénomènes proprioceptifs, donnaient une
78 Lucia Angelino (dir.), Quand le geste fait sens, Milan, Mimésis, 2016.
79 Vilém Flusser, Les gestes (1999), texte établi par Marc Partouche, Al Dante-Aka, 2014, p. 18.

- 57 -
importance accrue à l’affectivité à l’œuvre dans la motricité. Luttant avec fermeté contre
le réductionnisme pavlovien du mouvement animal à la simple réactivité, Straus
contribuait ainsi à renouveler une compréhension du mouvement restée longtemps
prisonnière du seul point de vue mécanique. Parler des gestes, c’est non seulement
décrire la biomécanique du corps humain, c’est comprendre comment celle-ci colore et
détermine notre appréhension du monde. La posture érigée, geste de l’être-debout que
nous sommes, est un paradigme de cette être-au-monde-par-les-gestes : « porteuse d’un
sens qui ne se résume pas aux phénomènes physiologiques de rencontre avec les forces
de gravité et de maintien de l’équilibre80 », elle n’est pas seulement un état du corps, elle
est un « mode spécifique d’être au monde81. » Mais on devrait pouvoir étendre cette
logique à tous les gestes humains.
C’est à cette extension que s’alimente une tradition importante dans les études
françaises en danse : celle qui hérite du kinésiologue, penseur et analyste du mouvement
Hubert Godard. Dans son approche, le point de vue du geste est le point de vue qui
consiste à comprendre le mouvement humain comme étayé par l’affect et le symbolique :
le geste est ainsi un mouvement qui, tout à la fois, a une fonction découvrante ou
perceptive et une fonction positionnante ou existentiale. C’est ainsi qu’il propose de
« distinguer le mouvement, compris comme un phénomène relatant les stricts
déplacements des différents segments du corps dans l’espace—au même titre
qu’une machine produit un mouvement—et le geste, qui s’inscrit dans l’écart
entre ce mouvement et la toile de fond tonique et gravitaire du sujet : c’est-à-
dire le pré-mouvement dans toutes ses dimensions affectives et projectives.
C’est là que réside l’expressivité du geste humain, dont est démunie la
machine82. »

En parlant d’expressivité, Hubert Godard ne veut toutefois pas (ou pas seulement)
dire que le geste met en jeu la communication d’états internes qui seraient
(volontairement ou non) communiqués par le geste à un autre. L’expression n’est pas une

80 Erwin Straus, « La posture érigée » (1949), traduit de l’américain par Anne Lenglet et Christine Roquet,
in Quant à la danse, #1, octobre 2004, p. 22.
81 Ibid., p. 23.
82 Hubert Godard, « Le geste et sa perception », dans Isabelle Ginot, Marcelle Michel (dir.), La danse au XXe
siècle, Paris, Bordas, 1995, p. 225.

- 58 -
signification : si le geste est expressif, ce n’est pas (seulement) parce qu’il serait utilisé
pour dire quelque chose, mais parce qu’en lui, la distinction entre le sens et le
mouvement ne se fait pas : tout mouvement, considéré sous l’aspect gestuel, est
signifiant, soit du monde et des autres auprès desquels il se déploie, soit du sujet qui le
fait (c’est ce qu’on pointe quand on dit que certains gestes nous « trahissent »). Comme le
commente avec précision Christine Roquet,

« le geste est pensé ici comme un événement qui engage certes un


mouvement dessiné par un corps humain (mouvement dont l’on peut
faire éventuellement une description biomécanique) mais un
mouvement aussi et toujours coloré par un fond(s) (une réserve, un
potentiel) posturo-tonico-émotionel non conscient, mettant en jeu la
fonction imaginaire proprement humaine et s’élaborant dans
l’intercorporéité83. »

Nous aurons l’occasion de revenir sur la manière dont ce « fond posturo-tonico-


émotionnel non-conscient » habite le geste, mais contentons-nous pour l’instant de
retenir l’idée qu’il exprime : celle de potentiel, de réserve gestuelle. Cette idée signifie
que, pour qu’un geste soit fait, il ne faut pas seulement qu’il soit mécaniquement
disponible à l’animal humain : il faut encore qu’il soit soutenu par un fonds imaginaire et
symbolique.

L’illusion rétroactive du vrai décriée par Bergson84 concerne autant les possibilités
gestuelles que les procédures de vérité. De même qu’une idée, une fois qu’elle est

83 Christine Roquet, « Du mouvement au geste. Penser entre musique et danse », Filigrane. Musique,
esthétique, sciences, société, mai 2017 ; revues.mshparisnord.org/filigrane/index.php?id=783
84 Henri Bergson, La pensée et le mouvant, op. cit., p. 13 : « Dans la durée, envisagée comme une évolution
créatrice, il y a création perpétuelle de possibilité et non pas seulement de réalité. Beaucoup
répugneront à l’admettre, parce qu’ils jugeront toujours qu’un événement ne se serait pas accompli s’il
n’avait pas pu s’accomplir : de sorte qu’avant d’être réel, il faut qu’il ait été possible. Mais regardez-y de
près : vous verrez que “possibilité” signifie deux choses toutes différentes et que, la plupart du temps,
on oscille de l’une à l’autre, jouant involontairement sur le sens du mot. Quand un musicien compose
une symphonie, son œuvre était-elle possible avant d’être réelle ? Oui, si l’on entend par là qu’il n’y avait
pas d’obstacle insurmontable à sa réalisation. Mais de ce sens tout négatif du mot on passe, sans y
prendre garde, à un sens positif : on se figure que toute chose qui se produit aurait pu être aperçue
d’avance par quelque esprit suffisamment informé, et qu’elle préexistait ainsi, sous forme d’idée, à sa
réalisation. »

- 59 -
apparue, nous paraît irrésistiblement avoir toujours été vraie (comment se pourrait-il, par
exemple, que les Grecs n’aient pas eu de concept pour parler du corps propre si nous en
avons un aujourd’hui ?), de même une fois qu’un geste est introduit dans le fonds
génétique des actions humaines, il nous paraît difficile de ne pas en projeter l’image dans
le passé (comment se pourrait-il qu’on n’ait pas pensé à nager le crawl en Europe avant le
XX
e
siècle ?). Il faudra cependant nous habituer à concevoir autour de chaque individu,
dans chaque société, une sphère de gestes possibles qui ne correspond pas aux seules
possibilités offertes par les anatomies humaines. La « gestosphère85 » sera déterminée en
fonction non seulement de ce que les anatomies permettent, mais encore de ce que son
histoire, la situation, les autres lui autorisent et lui interdisent. Ce qui soutient un geste,
c’est plus qu’une simple possibilité biomécanique : c’est tout un ensemble de savoirs, de
croyances, de conduites symboliques qui viennent étayer nos représentations pour
rendre nos mouvements possibles.

L’approche psycho-phénoménologique que nous proposons ne peut donc se faire


sans se soutenir d’autres connaissances, d’ordre davantage socio-historique. Or un tel
ancrage (socio-historique) suppose d’autres définitions du concept de geste, des
définitions plus spécifiques que notre « manière humaine d’habiter le monde par le
mouvement ». Nous considérerons en particulier deux définitions, qui correspondent aux
deux disciplines qui, classiquement, se sont données le geste pour objet. La première
aborde le geste comme mouvement d’expression dans un contexte intersubjectif : c’est le
sens qu’a d’abord gestus en latin, qui signifie littéralement « le port » ou « la posture »
(gestus est le participe de gerere, « se porter », « porter un objet », « porter un
vêtement ») et qui sert à traduire la périphrase grecque schèmata toû sómatos, « figures
du corps », qu’on trouvait dans les traité de rhétorique antique, où il s’agissait de se poser
la question de savoir comment exprimer des idées ou soutenir l’expression des idées avec
les attitudes physiques. La seconde aborde le geste comme mouvement de manipulation

85 Hubert Godard avec Daniel Dobbels et Claude Rabant, « Le geste manquant » dans Io/Revue
internationale de psychanalyse, #5, 1994, p. 64 : « J’avance la notion de gestosphère pour désigner cette
idée que nous sommes constitués par ce que l’on pourrait appeler des gestes fondateurs. À un certain
moment, ces gestes sont donnés, ils se développent plus ou moins selon les personnes. De telle sorte
que chacun de nous développe une manière d’être au monde, avec une sphère de possibles par rapport
à chacun de ces gestes face à une situation. »

- 60 -
dans un contexte technologique : le geste y est alors conçu comme articulé à un outil, ou
sous la dépendance d’un réseau de techniques—il est une technique du corps86.

Le geste sous la parole

La conception du geste comme support ou soutien de l’expression est sans doute


aussi vieille que le mot, puisqu’on en trouve la première conceptualisation sous sa forme
latine dans les traités de rhétorique de Cicéron87. Dans l’Institution oratoire de
Quintillien88, le geste désigne encore les mouvements (de tout ou partie du corps) qui
accompagnent la voix du rhéteur et qui ont pour vocation de susciter l’émotion. Comme
Cicéron, Quintilien montre une attention et une précision descriptives à l’endroit des
mains, évidemment, mais aussi des mouvements de la tête, du regard, du buste et des
épaules : toutes parties du corps généralement visibles dans l’interlocution, montrant
ainsi qu’on entend d’abord par geste ce qui se tient sous ou autour de la parole.
Le haut Moyen-Âge connaît une éclipse partielle de la question gestuelle, en raison
de deux facteurs au moins89. D’une part, le concept de gesta—en cessant de concerner

86 Nous nous appuyons pour retracer ces histoires sur les synthèses présentées par Jean-Claude Schmidt
(La raison des gestes dans l’Occident médiéval, Paris, Gallimard, 1990), Keith Thomas (« Introduction »
dans Jan Bremmer et Herman Roodenburg, A Cultural History of Gesture, Ithaca (NY), Cornell University
Press, 1992) et Adam Kendon (Gesture. Visible Action as Utterance, New York (NY), Oxford University
Press, 2004). Celle d’Adam Kendon a l’avantage de clairement provenir de la tradition linguistique, ce
qui le conduit à « choisir ses ancêtres » d’une manière partiale : il n’est par exemple pas une seule fois
question des « Techniques du corps » de Marcel Mauss dans tout l’ouvrage. C’est en vertu de cette
lignée que reconstruit Kendon pour sa discipline qu’il nous semble justifié de contraster l’approche
linguistique du geste de l’approche technologique.
Un bon complément à ces textes est fourni, dans les études en danse, par l’article d’Isabelle Launay
(« La danse entre geste et mouvement », Jean-Yves Pidoux (éd.), La danse, art du xxe siècle ?, Lausanne,
Payot, 1990) qui propose une cartographie du concept de geste dans la littérature et dans les textes
des danseurs, montrant comment la pensée du geste, d’abord focalisée autour de l’idée de la
chorégraphie comme « ordonnancement des figures du corps », finit par se retourner sur elle-même
chez Cunningham dans la négation du geste à la faveur d’un mouvement pur qui se veut désincarcéré
de toute référentialité. Ce point culminant fait toutefois la place, à partir des années 1960, à un « retour
des gestes », mais dans un sens subversif, ironique ou détourné comme chez Trisha Brown et tout le
Judson Church qui réinvestit les gestes piétons ; ou comme chez Pina Bausch qui montre la fabrique,
genrée, sociale, des gestes de danse aussi bien que des gestes amoureux.
87 Par exemple, Cicéron, De Oratore, traduit du latin par M. Nésard, Paris, Didot Frères, 1869, livre I, §18,
qui parle de l’art de l’orateur comme d’un art de manipuler les émotions par « les mouvements du
corps, les gestes, les regards, les intentions de la voix. »
88 Quintilien, Institution oratoire, traduit du latin par Jean Cousin, Paris, Les Belles Lettres, 1975-1980, livre
11, §3.
89 Jean-Claude Schmitt, « La morale des gestes », Communications, vol. 46, 1987, pp. 35-37.

- 61 -
les seules actions individuelles (res gestae divi Augusti, « les hauts faits du divin Auguste »)
et en s’étendant aux « histoires » des peuples (Gesta Francorum, Gesta Danorum)—
remplace le concept de gestus (l’articulation du corps) dans ce qui est considéré comme
digne d’intérêt pour les théologiens et les historiens. D’autre part, et de manière solidaire,
les mouvements du corps sont univoquement conçus comme relevant de l’émotion, de la
chair peccamineuse, et non de l’acte volontaire ou de la componction. Pour ces deux
raisons, la réflexion sur le geste disparaît des traités de littérature morale aussi bien que
rhétorique.
Quand la question gestuelle réapparaît au XII
e
siècle, c’est logiquement en lien avec
les disciplines du comportement : reprenant le thème romain de la modestia, de la bonne
composition, les traités gestuels visent alors à établir une norme morale pour l’usage du
corps, en particulier dans la vie monastique. La justification en est donnée en vertu d’une
équation qu’on trouve déjà dans Les Lois de Platon entre les mouvements du corps et les
dispositions de l’âme—le philosophe-roi y a un rôle « onto-typologique90 » : il doit
imprimer (typon : la marque, le sceau) des habitudes motrices harmonieuses chez les
citoyens par des mouvements appropriés, qui sont édictés dans une sorte de
gymnastique rythmique, offrant à Platon l’une des rares occasions où un philosophe nous
aura parlé de danse91. Suivant le même principe que Platon, certains ecclésiastes prônent
une médiété dans le geste et dans la posture comme disposition de l’esprit pour la
contemplation et plus généralement pour la vie bonne. Saint Bernard recommande
même de suivre ces principes pour bien choisir son entourage :

« si tu vois un moine, dit-il, à qui tu faisais d’abord confiance [mais] qui


commence, partout où il se tient, marche ou s’assoit, à promener les
yeux en tous sens, à dresser la tête, à tendre l’oreille, tu reconnaîtras aux
mouvements de l’homme extérieur sa mutation intérieure92. »

Cette inflexion du geste comme signe se confirme à la Renaissance dans les traités à
l’attention des courtisans. Si les gestes sont signes, en effet, cela veut dire qu’ils peuvent

90 Philippe Lacoue-Labarthes, « Typographie », in Mimésis des articulations, Paris, Aubier-Flammarion, 1975.


91 Platon, Les Lois, 653e-654a.
92 Saint Bernard, Liber de gradibus humilitatis et superbiae (1127), cité in Jean-Claude Schmitt, « La morale
des gestes », art. cit., p. 31.

- 62 -
être manipulés, c’est-à-dire contrefaits. Baldassare Castiglione s’en aperçoit assez tôt qui,
dans son fameux Livre du courtisan, admoneste ses lecteurs à contrefaire la nonchalance
(sprezzatura). Par un pernicieux retournement de l’idée de « modestie gestuelle »,
Castiglione propose ainsi toute une poétique qui apprend de l’homme de cour à
apparaître gracieux sans l’être en affectant le détachement. On trouve de cette logique
un écho frappant dans l’Orchésographie de Thoinot Arbeau (l’un des premiers traités sur
l’art chorégraphique) qui définit la danse comme une « rhétorique muette » dont la
fonction est de convaincre le spectateur par les gestes qu’on est digne d’être aimé et
d’être célébré93.
C’est toujours en vertu d’une conception du mouvement comme transparent à
l’égard du sens que les philosophes du XVIIIe siècle se tournent vers les gestes pour donner
une esquisse de solution à la question de l’origine des langues. Vico, Condillac, Diderot, à
la faveur d’une réflexion sur l’enfance et l’état sauvage, se représentent ainsi l’origine du
langage comme un système archaïque de mimiques. Dans l’Essai sur l’origine des
connaissances humaines (1746), Condillac proposait d’imaginer deux enfants abandonnés
à eux-mêmes sans avoir eu connaissance d’aucun système de signes : il suffirait qu’ils
vivent ensemble, dit le philosophe, pour que par instinct au début, puis par convention
progressive, ils reconnaissent les expressions naturelles l’un de l’autre et parviennent
finalement à se venir en aide. Condillac suggérait ainsi que le langage aurait émergé
comme une sorte d’institutionnalisation de gestes et de cris déclenchés par des émotions,
combinés à des gestes exécutés « à vide » sur des objets imaginaires dans les temps où
ceux-ci viennent à manquer. L’Encyclopédie de 1752 entérinera cette conception de la
transparence du mouvement au sens en définissant le geste comme « une des premières
expressions du sentiment donné à l’homme par la nature94. »

93 Thoinot Arbeau, Orchésographie et traité en forme de dialogue, par lequel toutes personnes peuvent
facilement apprendre et pratiquer l’honnête exercice de danser, Langres, Jehan des Preyz, 1589, p. 5 :
« Mais principallement tous les doctes tiennent que la dance est une espece de Rhetorique muette, par
laquelle l’Orateur peult par ses mouvements, sans parler un seul mot, se faire entendre, & persuader
aux spectateurs, quil est gaillard digne d’estre loué, aymé, & chery. » (cité par Isabelle Launay, « La
danse entre geste et mouvement », art. cit.)
94 Cité in Jean-Claude Schmidt, La raison des gestes, op. cit., p. 353.

- 63 -
Le geste sans la parole

Mais cette question de l’origine des langues à laquelle le concept de geste est
longtemps associé par les philosophes va se trouver momentanément occultée avec les
débuts de la linguistique structurale à la fin du XIX
e
siècle, qui se propose d’isoler la parole
comme objet d’étude indépendant. Par un effet de réduction typique des nouvelles
disciplines, cet objet est d’abord conçu selon un modèle théorique pauvre : la
communication verbale s’y limite à un échange séquentiel de phrases complètes et
sagement prononcées l’une après l’autre. Dans les premières pages des Cours de
linguistique générale (1906-1911), Saussure donne ainsi une illustration de deux personnes
(c’est le minimum requis, dit-il) qui s’entretiennent 95 : en fait de personnes, on a deux
têtes suspendues dans le vide et le circuit de la parole est figuré comme allant de la tête
(ou « cerveau ») à la bouche, de la bouche aux oreilles de l’interlocuteur et de ses oreilles
à sa tête.
L’expulsion du geste hors de la sphère linguistique a des conséquences sociales qui
excèdent les seules théories du langage. Par exemple, elle concourt à un revirement de la
pédagogie à l’égard des sourds et muets : alors que la langue des signes avait connu un
essor considérable au XIX
e
siècle, pendant la première moitié du XX
e
siècle, elle est à
nouveau prohibée dans de nombreux instituts pour jeunes sourds (à la suite du
tristement célèbre Congrès international de Milan pour l’amélioration du sort des sourds-
muets de Milan en 1880), parce qu’elle est considérée comme un non-langage 96.
Paradoxalement, cette expulsion du geste hors de la linguistique est toutefois ce
qui lui vaut de trouver une forme d’autonomie par rapport à la parole. Au lieu de n’être
que l’ersatz gesticulatoire de la langue parlée, il en devient l’égal. Ainsi, aux États-Unis,
des linguistes-anthropologues comme Franz Boas s’intéressent à dresser un catalogue
des langues des signes secondaires que l’on trouve chez les tribus indiennes—ce qui par

95 Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale (1916), Paris, Payot, 1995, p. 27.
96 Les causes de ce rejet sont toutefois multiples et bien plus profondément ancrées dans un « malaise
primordial » à l’égard du monde des sourds, dont le silence renvoie aux parlants l’image d’un monde
pulsionnel pré-articulatoire. cf. sur ce point Michel Poizat, La voix sourde, Paris, Métailié, 1996, p. 200 :
« si le geste, si la “mimique”, doivent être réprimés c’est au fond parce qu’ils ne forment pas une
langue : ce sont de pures “répétitions de l’acte”, des manifestations corporelles malséantes, des
expressions déplacées de sensualité. C’est la part animale maudite de l’humain qui s’exprime, bref, c’est
du pulsionnel pur : c’est de l’objet-voix dans sa présentification la plus pure. »

- 64 -
effet de résonance attire l’attention des sociologues sur les gestualités occidentales. À
partir du milieu du XX
e
siècle, la multiplication des études comparatistes des cultures
humaines entre elles et des études éthologistes sur les modes de communication chez les
nourrissons et chez les primates, conduisent de nombreux psychologues, linguistes et
anthropologues à s’intéresser aux modes de communications gestuelles qui
accompagnent le monde des entendants.
C’est ainsi que les gestes en viennent à être considérés comme des formes
discursives ayant une existence parallèle et alternative à celle du langage parlé. Tout le
travail reste cependant à faire pour ces sciences para-linguistiques du geste, car il leur
appartient alors de dresser la cartographie d’une logique gestuelle, dont on doit concevoir
les modes de fonctionnement alternatifs à ceux de la logique de la langue parlée.
Autrement dit, si une sémiotique des gestes doit être faite, elle ne peut s’appuyer sur la
manière dont on analyse les langues humaines : elle ne peut consister en des formules qui
traduiraient termes à termes « ce que disent les gestes » dans le langage parlé, et qui
permettraient de décrypter les gestes comme on traduit un message chiffré en message
décodé. Il faut une pensée, une rythmique, une grammaire des gestes qui leur soit
propres97.
Un certain nombre de disciplines para-linguistiques (la kinésique—étude des
mouvements du corps dans la parole, la proxémique—étude des distances
interindividuelles acceptables selon les cultures, l’haptique—étude du toucher...) naissent
du désir de comprendre et de décoder l’ensemble de ces comportements relationnels
non-verbaux qui régulent les relations intersubjectives. Le fait qu’un certain nombre de
ces disciplines ait parfois ménagé une place à des sortes de « manuels pratiques » où se
livrent les « secrets » d’une lecture systématique des gestes98 est un bon indicateur de la
97 cf. par exemple Gregory Bateson, « Redundancy and coding » dans Thomas A. Sebeok (éd.), Animal
Communiation: Techniques of Study and Results of Research, Bloomington, Indiana University Press,
1968, p. 614-615 : « Nos communications iconiques (c’est-à-dire analogiques) soutiennent des fonctions
totalement différentes de celles du langage parlé, et même plus : elles réalisent des fonctions que le
langage verbal serait inadapté à réaliser. (…) Il semble que le propos de la communication non-verbale
soit d’abord une question de relation. (…) D’un point de vue adaptatif, il est essentiel que ce discours
soit soutenu par des techniques qui sont relativement inconscientes, et sujettes de manière
uniquement partielles au contrôle volontaire. »
98 Par exemple Le langage des gestes du zoologiste Desmond Morris (auquel on doit pourtant de belles
pages dans Manwatching) est sous-titré « un guide international » et se vante (en première de
couverture) de donner « toutes les clefs pour déchiffrer les expressions silencieuses des gestes et des

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fascination exercée, pour une civilisation obsédée par la langue écrite ou parlée telle que
la nôtre, par l’existence de modes de relation alternatifs au verbal. Mais ces manuels sont
bien en-deçà de l’impulsion originelle qui anime les para-linguistes et qui les conduit à
vouloir formuler les principes d’un mode de communication qui ne correspondrait
justement pas, terme à terme, avec la langue parlée.

Nous resituons ce contexte linguistique, car il nous fournit le sol d’où nous
regardons les gestes, que nous le voulions ou non. Notre concept de geste comme
correspondant dans la motricité aux verbes retenus par la langue, c’est-à-dire comme
activité qui est symétriquement un état d’être (une position dans le monde) et un état
d’esprit (un mode de perception), s’en distingue parce qu’il ne vise pas à considérer les
gestes du point de vue sémiotique. Mais dans le même temps, les gestes humains, et
encore moins ceux du Contact Improvisation où il s’agit de duos en corps à corps, ne sont
jamais faits en solitaires. La confrontation avec ces approches para-linguistiques du geste
nous est donc nécessaire si l’on ne veut pas perdre de vue que nos modes gestuels ne
sont pas seulement des manières de faire et de percevoir, mais aussi d’apparaître aux
autres99.

Techniques du corps

Si cette approche de l’intersubjectivité nous sera précieuse, elle ne doit pas occulter
une autre part importante des pensées du geste : celles qui le considèrent dans le cadre
de la technique, c’est-à-dire dans la relation des humains avec la matière. Bien que la
dimension expressive ne soit bien sûr pas absente de ce rapport avec la matière (en
particulier dans les domaines de l’artisanat et de l’art), les considérations sur le geste
technique disent autre chose sur le geste qu’une relation de communication avec un tiers.
Elles s’interrogent sur le comment du geste, dans une perspective plus proprement

attitudes. »
99 Au reste ce recours se justifie par notre objet même, puisque l’explosion des disciplines para-
linguistiques dans les années 1970 (en particulier la kinésique et la proxémique) nous invite à les mettre
en parallèle avec l’invention du Contact Improvisation, qui naît précisément à la même époque, au point
même que les contacteurs entrent en dialogue avec certains kinésiologues.

- 66 -
poïétique ou ergonomique : elles posent la question de l’efficace du geste, non pas en
fonction de ses effets sur l’autre (comme dans la situation interlocutoire), mais en
fonction de son ergonomie, de son « coût » énergétique, physique ou psychique, pour
celui qui le produit et par rapport au but qu’il s’est fixé.
Dans la longue tradition ergonomique du geste technique, la plus grande partie des
traités est consacrée aux méthodes de manipulations des outils : des traités d’escrime
aux méthodes de labours, des « réductions en art » du e
XVI siècle aux projets
encyclopédiques du e
XVIII , il s’agit pour l’essentiel de présenter des modus operandi
d’instruments—silence est généralement fait sur tout ce qui n’a pas trait à l’interaction
avec l’outil. Ces traités technologiques mettent donc le geste au service de l’outil, au
risque de parfois oublier que c’est l’outil qui est au service du geste. C’est pourquoi ces
traités resteraient lettres mortes si les historiens de la technique ne s’efforçaient de faire
remonter, aux côtés des traités ou plutôt les encadrant, tout un « milieu gestuel » en
lequel consiste proprement la culture technique. C’est tellement vrai qu’il faut, aux
historiens de la technologie, se rappeler qu’« un couteau ne sert pas à couper, mais en
coupant », c’est-à-dire que, par exemple, « pour déterminer la fonction d’un couteau, il
faut dire exactement ce qui est coupé, avec quel geste, dans quelles circonstances et
dans quel but100. » Cette prise en compte du milieu gestuel comme totalité circulant entre
les outils et les corps est méthodologiquement inaugurée dans l’histoire des technologies
sous l’impulsion d’Alfred Espinas dans ses Origines de la technologie101. Espinas est en effet
le premier à imaginer une pensée authentique de l’évolution technique (désignée tantôt
comme Technologie, tantôt comme Praxéologie) qui fasse droit à une réflexivité de
l’homme à l’égard de ses gestes. Les Origines de la technologie est justement l’histoire de
cette réflexivité, qui fait passer, selon Espinas, d’outils simples conçus comme
prolongements directs du corps (comme le chopper ou le silex des premiers hominidés),
à des outils plus proprement automatisés, qui requièrent pour être employés une culture
technique complexe.

100 François Sigaut, « Un couteau ne sert pas à couper, mais en coupant : structure, fonctionnement et
fonction dans l’analyse des objets », in 25 ans d’études technologiques en préhistoire. XIe Rencontres
Internationales d’Archéologie et l’Histoire d’Antibes, Juan-les-Pins, éditions APDCA, 1991, p. 21.
101 Alfred Espinas, Les origines de la technologie, Paris, Alcan, 1897.

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Mais c’est surtout Marcel Mauss, élève d’Espinas à Bordeaux entre 1894 et 1897, qui
fera la place à une pensée du geste qui s’autonomise par rapport à l’outil, en particulier
dans une conférence devenue célèbre sur « Les techniques du corps102 » (1934). Pour
Mauss, une pensée (sociologique, anthropologique ou philosophique) du corps en
mouvement se place nécessairement à la croisée des dimensions physiologiques,
psychologiques et sociales. Même s’il n’utilise pas spécifiquement le mot de « geste »,
c’est bien ce concept qu’il vise, c’est-à-dire un mouvement qui, loin de n’être qu’une
simple possibilité biomécanique du corps humain, relève d’un mode d’existence qui est
inséparablement affectif et relationnel.
Le geste de nager, par exemple, est assurément fonctionnel : il implique une
coordination anatomique complexe entre les membres inférieurs et supérieurs et le
rythme respiratoire, dans un environnement inhabituel pour les mammifères terrestres
que nous sommes. Pour autant, comme le note Mauss, on ne nage pas dans les années
1930 comme on nageait dans les années 1870. À la fin du XIXe siècle, le modèle prégnant de
« ce qui flotte » étant la machine à vapeur, on apprend à nager en avalant et en
recrachant l’eau—comme le bateau, le nageur fait passer l’eau dans son corps. Au
contraire, dans les années 1930, le crawl s’est imposé après les victoires répétées des
Amérindiens sur les Européens lors des compétitions internationales : il n’est plus tant
question d’imiter le bateau à vapeur que d’incarner une forme longiligne, empruntant à la
fois à la technique amérindienne et à l’aérodynamique naissante. Le fonds socio-culturel
sur lequel s’étaye le geste est donc tel que, même dans une activité aussi trans-historique
que la nage, cinquante années suffisent à en changer la forme.
Suivant cette méthodologie critique, notre propos consistera à examiner à quel endroit
les contextes liés à l’histoire des idées autant qu’à l’histoire sociale créent des catégories
qui autorisent de nouvelles sensations et avec elles de nouveaux modes de l’agir. Nous
nous efforcerons, pour étudier les gestes, d’en passer par une histoire des techniques du
corps, à l’appui des différentes histoires de la perception, qui placent le corps, les valeurs
esthétiques, les mouvements et l’espace social dans une perspective comparatiste.

102 Marcel Mauss, « Les techniques du corps » (1934), Journal de Psychologie, vol. 32(3-4), 1936.

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C’est le grand apport des travaux développés dans le dialogue (fondateur des
études en danse françaises) entre Hubert Godard et Michel Bernard, que d’avoir su
intégrer ces multiples perspectives sur le geste. Suite, en effet, aux critiques virulentes et
nécessaires que Michel Bernard adresse au concept de « corps103 » et au « simulacre de
l’expérience vécue que [ce mot] prétend désigner et accréditer comme réalité objective,
comme être en soi et pour soi 104 », le philosophe en vient à déployer un concept de
« corporéité » qui tisse les différents niveaux de réalité où s’appréhendent nos gestes,
incluant certes l’expérience vécue, l’intimité, mais aussi bien les représentations
anatomiques, les contraintes biomécaniques et la structuration symbolique. Hubert
Godard, de son côté, reprenant les bénéfices de cette critique et les employant au profit
d’outils de lecture du mouvement dansé, a proposé d’étager la compréhension du geste
en quatre structures imbriquées :

« La structure corporelle, qui est constituée du corps en tant que matière


et peut donner lieu à un ensemble d’interventions comme
l’osthéopathie, le rolfing, la kinésithérapie, etc., les techniques manuelles
dans leur ensemble. L’économie de cette structure est de l’ordre de la
mécanique newtonienne et joue sur la spatialité et la plasticité des
éléments corporels.

La structure kinésique, l’ensemble des coordinations, des musicalités, des


habitus gestuels, qui forment une mémoire qui définit la manière propre
à chacun de se mouvoir. Il s’agit d’une économie neuro-physiologique
qui joue sur l’espace et la temporalité du mouvement s’appuyant sur un
schéma corporel de référence. Un ensemble de techniques du corps
trouvent là leur efficacité première, comme celles de Feldenkrais,
Mathias Alexander, l’idéokinésis, etc.

La structure esthésique, celle du mouvement des perceptions forme chez


chacun un mode de percevoir singulier qui tend à la formation d’une
image du corps dans une économie esthétique. Ces grilles de lectures,

103 Michel Bernard, Le corps, Paris, Seuil, 1995.


104 Michel Bernard, De la création chorégraphique, Pantin, Centre national de la danse, 2001, p. 17.

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ces matrices de la sensibilité qui se constituent dans l’histoire, le langage
et la culture propres à chacun forment une mémoire radicale de notre
rapport au monde. L’atelier de danse, d’improvisation, les arts en
général, de nombreuses techniques du corps viennent questionner cette
mémoire.

La structure symbolique, le sens, qui est le terrain de la psychologie, de


l’économie libidinale du langage, forme un champ qui donne aussi lieu à
une autre entrée de l’image du corps, celle qui touche à l’inconscient105. »

Ces quatre structures ne sont pas des catégories d’expérience, ou plutôt : toute
expérience est transversale par rapport à ces structures, c’est-à-dire qu’elle peut tout à
tour y être ressaisie. Par exemple, je peux rendre compte de la manière dont je viens de
rattraper ce livre qui tombait de ma table d’une manière biomécanique : en parlant de la
manière dont l’extension de ma main gauche a déséquilibré mon buste et comment ma
main droite a immédiatement saisi le rebord de la table pour m’empêcher de tomber de
ma chaise. Je peux aussi remarquer le sentiment inexplicable de panique qui m’a saisi
quand le livre s’est mis à tomber : parce que c’est un livre auquel je tiens, parce que je suis
dans une bibliothèque au silence monastique... Je peux aussi le décrire à partir de ma
culture de danseur, remarquer qu’en même temps que je faisais ce geste de rattraper, à
l’arrière-fond de ma conscience, j’appréciais le subtil jeu d’équilibre et de déséquilibre
dans l’action. Tous ces niveaux descriptifs sont justifiés dans la mesure où le geste les
implique tous, même s’il ne les explique pas nécessairement (même s’il ne les rend pas
explicites). Il est possible qu’une description biomécanique d’un geste comme celui de
saluer soit dépourvue de sens si la question qu’on me pose est de savoir pourquoi j’ai
salué cette personne si je ne la connaissais pas ; mais si la question est de savoir pourquoi
mon bras ne s’est pas levé plus haut, je pourrai parler de ma blessure à la cote et de la
réduction des degrés de liberté du bras qui en découle.

Si chacun de ces niveaux descriptifs est valable, ce n’est pas tellement en vertu de
l’expérience du sujet, dont on peut toujours faire varier les focales rétrospectivement,

105 Hubert Godard, « Des trous noirs » in Nouvelles de Danse, #53, Bruxelles, Contredanse, 2006, p. 69.

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mais plutôt, comme les exemples de Godard invitent à le penser, en vertu des modalités
d’action qui peuvent être menées pour intervenir sur ces gestes. Les niveaux gestuels
doivent alors être compris, non pas comme des niveaux de l’action qu’est le geste, mais
plutôt comme des niveaux d’action sur le geste. Ainsi la structure corporelle ou
somatique est le plan d’action des thérapies manuelles, la structure coordinative celui
privilégié par certaines méthodes somatiques qui interviennent sur des cinématiques, la
structure perceptive met en jeu toutes les écoles du regard et du sentir que sont les
pratiques artistiques ou spectatorielles et la structure psychique correspond plutôt à
l’intervention des psychologues ou des psychanalystes.

L’émergence des gestes

On pourrait se demander pourquoi il est nécessaire de requérir tant de sciences


multiples, tant d’outils de l’analyse, pour traiter d’une forme de danse contemporaine,
qu’il serait loisible aux lecteurs—s’ils le souhaitaient—de pratiquer ou de voir
quotidiennement dans la plupart des grandes villes d’Europe, d’Asie et des Amériques et
dont de nombreuses traces vidéographiques et photographiques documentent l’histoire.
S’il est si facile à tout à chacun de se mettre les gestes du Contact Improvisation sous les
yeux, quels besoins avons-nous d’expliciter la culture gestuelle dans laquelle ils prennent
place ? Une description phénoménologique serrée des phénomènes qui s’y déroulent ne
suffirait-elle pas à en rendre compte ?
Mais poser cette question, c’est faire comme si les gestes existaient
indépendamment du fond gestuel au sein duquel ils sont produits, comme si l’on pouvait
décrire, par exemple, le geste de toucher comme une simple mise en contact de deux
corps, indépendamment de la culture tactile, de la mesure des distances acceptables, des
images de contacts véhiculés par la littérature, la psychologie, la science dans la société
où ce contact se déroule. Or il n’y a pas un toucher humain : il y a des touchers que chacun
d’entre nous stylisons en fonction de nos savoirs-faire et sentir. Face à cette prolifération
des « styles kinésiques106 », l’avantage d’une poétique spécifique, située historiquement,

106 Guillemette Bolens, « Les styles kinésiques : de Quintilien à Proust en passant par Tati », Laurent Jenny
(dir.), Le style en acte. Vers une pragmatique du style, Genève, Mētis Presses, 2011.

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appartenant à une culture et à une société donnée, est de nous donner un cadre où
examiner les gestes. Plutôt que de proposer une théorie générale du toucher, du
regarder, du parler, nous préférons ainsi proposer une philosophie de ces touchers, de
ces regards, de ces paroles que pratiquent les contacteurs, parce que nous évitons par là
le risque d’étouffer la multiplicité des expériences et des styles de toucher, de peser, de
sauter.
Mais cette approche a un autre avantage que de nous protéger derrière un
relativisme du geste bien commode. Elle nous permet surtout d’étudier la fabrique du
geste, c’est-à-dire non seulement les gestes dans ce qu’ils font, mais dans la manière
même dont ils se génèrent, s’apprennent et se transmettent. En ce sens, nous sommes
tributaires du même désir que les auteures d’Histoires de gestes, ouvrage qui reste pour
nous exemplaire d’une méthodologie transdisciplinaire propre aux études en danse 107.
Comme ces auteures, nous nous efforçons non seulement de travailler sur des gestes de
danse : nous nous efforçons de travailler « avec la danse, c’est-à-dire avec un ensemble de
savoirs et savoir-faire108 » qui permettent de regarder les gestes à partir de ce qu’en
savent (faire) les danseurs, mettant à contribution les outils du studio lui-même. Comme
elles, nous voyons dans la danse un « laboratoire de la mobilité collective, où se donnent à
voir toutes les tensions et tous les efforts du corps social pour (dé)construire, exacerber
ou dénouer les modes expressifs109. » De quel laboratoire s’agit-il particulièrement dans le
cas du Contact Improvisation ? Quel type de mobilité y examine-t-on ?
Indépendamment de toute qualité stylistique propre, on peut dire que le Contact
Improvisation se présente comme une forme émergente d’improvisation. Le concept
d’émergence remonte au XIX
e
siècle et renvoie à l’idée d’un tout doté de propriétés
distinctes de celles de ses parties ou de la somme de ses parties. Par exemple, on peut
dire que la vie est une propriété émergente par rapport aux processus chimiques dont
elle est pourtant le produit, ou que la pensée est une propriété émergente de processus

107 Marie Glon et Isabelle Launay (dir.), Histoires de gestes, Arles, Actes Sud, 2012. Y ont contribué : Marie
Bardet (Marcher), Federica Fratagnoli (Courir, Frapper), Sophie Jacotot (Tourner), Isabelle Ginot
(S’asseoir, Regarder), Mahalia Lassibile (Arriver/Partir), Isabelle Launay (Sauter), Marina Nordera
(Prendre par la main), Sylviane Pagès (Tomber), Christine Roquet (Être debout, Porter).
108 Laetitia Doat, Marie Glon et Isabelle Launay, « Introduction » à ibid., p. 16.
109 id.

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neurobiologiques. Analogiquement, parler d’improvisation émergente, c’est affirmer
qu’en dépit de styles, de techniques, qui forment les composantes de chacun des gestes,
l’intérêt se porte quasi-univoquement sur l’apparition du geste comme totalité distincte
de ces éléments. Comme de nombreux jeux à tendance infinie (comme les jeux
d’enfants), comme de nombreuses activités intellectuelles (comme le débat d’idées),
comme de nombreuses autres formes de danse improvisées (comme les danses à deux,
telles que le tango), l’enjeu est d’assister à l’apparaître de la relation : de soi à soi et de soi
à l’autre.
Vous arrivez dans le studio. Allongées par terre, jouez avec votre corps comme si vous
découvriez un nouvel objet, dont vous ne savez rien : vous en testez le poids, les
articulations, les amplitudes maximales et minimales. Ce corps, qui est le vôtre, qui a
sédimenté des habitudes et des savoirs-sentir, vous le redécouvrez. C’est le corps de ce
matin. Pas le corps d’hier, pas le corps de demain ni même le corps qu’il sera, une fois
échauffé, dans dix minutes. C’est le corps tel qu’il se présente à votre action à présent.
Qu’est-ce qu’il peut, maintenant, ce matin ?110

Dans cette procédure de redécouverte de soi, Chris Aiken apprête les contacteurs à une
pratique qui n’est pas seulement située à l’ouverture de la danse, comme manière
d’arriver dans le studio, mais qui devra s’étendre à tous les instants du jeu auquel les
contacteurs s’adonnent : observer le moment du proto-apparaître du geste, faire la place
à ses esquisses et non seulement à ses manifestations.

Cette approche met en avant les savoirs-sentirs spécifiquement entraînés par les
danseurs. Danser, nous l’avons dit avec Laban, ce n’est pas seulement savoir-faire (des
gestes) : c’est inventer des procédures qui disposent au geste, procédures qui me rendent
disponible soit à la recevoir—dans le cadre de chorégraphies plus écrites—, soit à
l’improviser—comme c’est le cas dans le Contact Improvisation. Aussi, plutôt que de
réfléchir au geste à partir de ce qu’il est comme exécution, nous voulons en retracer la
genèse à partir de ce qui met les danseurs en demeure et en capacité de bouger.

La quête de ce pré-geste n’est pas seulement notre objet en tant que chercheur en danse.

110 D’après un atelier de Chris Aiken à Smith College, Northampton (MA), 2015.

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Elle est aussi l’objet de la recherche qui occupe les contacteurs au studio qui se
demandent : qu’est-ce qui me met en mouvement ? Ou plutôt qu’est-ce qui me conduit à
faire tel geste ou tel autre ? Dans la philosophie du geste, c’est l’effort parallèle de se
replacer au moment de l’invention de ce faire original, par l’histoire autant que par les
sciences du mouvement, qui nous permet d’en construire l’image. Faire la poétique du
Contact Improvisation exige de faire retour autant sur l’histoire des techniques du corps
que sur les données des sciences physiques et humaines qui ont soutenu les imaginaires
contacteurs : elles servent, ensemble et à des degrés divers, de cadres pour le
déroulement de l’improvisation.

- 74 -
Partie 2
Contact Improvisation

- 75 -
Comment bouger ensemble ?

Notre propos porte sur six gestes du Contact Improvisation : regarder, dire,
toucher, peser, tomber, ne-pas-faire. Ces gestes, nous en avons dressé la liste au regard
d’une étude systématique des archives de Contact Quarterly, la revue trimestrielle (puis
semestrielle) dans laquelle les contacteurs partagent leurs interrogations depuis 1975 1.
Les questions gestuelles soulevées dans le Contact Quarterly sont à la fois des questions
techniques, politiques, esthétiques, somatiques : Comment faire ces gestes ? Que font-ils
aux autres et peut-on les exporter dans d’autres domaines de l’existence ? Relèvent-ils
bien du Contact Improvisation ? Que font-ils aux corps qui les pratiquent ? De ce souci
constant qu’exhibent les pages de Contact Quarterly, dans lesquelles se lit peut-être avec
le plus de clarté ce fait que le Contact est une pratique qui se questionne plutôt qu’une
technique qui s’applique, nous avons donc extrait six grandes catégories gestuelles, qui
forment les six chapitres centraux de ce travail. À eux six, ils forment un faisceau de
gestes fondamentaux qui, sans être essentiels à la pratique (on peut faire du Contact
Improvisation sans s’être appris à regarder ou même à toucher), peuvent fonctionner
comme des points en lesquels elle se récapitule 2. En ce sens, ces six gestes fonctionnent
comme des fenêtres sur la pratique : on peut entrer en elle par chacun d’eux, mais un peu
comme par effraction (ce n’est pas exactement une porte) ; et c’est ainsi que nous ferons
irruption dans le Contact Improvisation, à chaque nouveau chapitre, sans présupposer les
acquis des chapitres précédents, et sans espérer trouver la voie royale qui nous donnerait
le chiffre de l’énigme que cette forme de danse nous propose.

1 Nous avons donné une priorité aux textes de Steve Paxton dans cette étude, non pas parce que le
chorégraphe détiendrait la vérité de la pratique qu’il a initiée, mais parce que son rôle contradictoire de
« leader anarchiste » leur vaut une certaine notoriété et des échos puissants chez les autres danseurs.
2 Berys Gaut, « “Art” as a Cluster Concept », in Noël Carroll (éd.), Theories of Art Today, Madison,
University of Wisconsin Press, 2000. Le concept de « faisceau » ou de « grappe » est utilisé par la
philosophe pour éviter de tomber dans les difficultés inhérentes à la tentative de poser une
« définition » de l’art. À la place de cette définition, on peut admettre qu’il y a un faisceau de critères
pour l’application d’un concept (comme celui « d’art » en général, ou d’« un art » en particulier), un peu
à la manière dont un cordage est constitué d’un faisceau de cordes : aucun de ces critères n’est une
condition sine qua non en lui-même, ils jouent plutôt « en faveur » du jugement ‘‘ceci est de l’art’’ ou,
dans notre cas, ‘‘ceci est du Contact Improvisation’’.

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Bien que l’histoire du Contact Improvisation ne présente aucune unité
systématique (c’est une histoire : ses devenirs sont empiriques, et non a priori), et bien
qu’il nous ait fallu faire nos choix dans la manière d’organiser les savoirs-sentir qui s’y sont
développés, on peut cependant relever, d’une manière plus objective, une obsession
commune qui travaille les pratiques du Contact Improvisation avec constance, et qu’on
peut formuler sous forme d’une question simple : « comment bouger ensemble ? » Cette
question, sous des apparences anodines, porte une éthique, une politique, une
esthétique (voire une métaphysique : c’est l’objet de la troisième partie) que nous
voulons donc étudier, pour la partie qui nous concerne à présent, de manière poétique,
c’est-à-dire en prenant pour point de départ les réponses pratiques qui y ont été données.
Autrement dit, nous envisageons les gestes du toucher, les gestes du regarder, les gestes
du dire, les gestes du peser, les gestes du tomber, les gestes du non-faire dans la mesure
où ils sont des réponses données par les praticiens à la question « comment bouger
ensemble ? » Comment est-ce qu’on bouge ensemble ? « Hé bien, touchons-nous. Mais
touchons-nous de cette manière, et non d’une autre. » Ou bien, « Regardons-nous. Mais
regardons-nous de cette manière, qui fait signature du Contact Improvisation, ou que tel
contacteur m’a apprise il y a quelques temps, ou que j’ai apprise ailleurs, dans une autre
discipline, mais dont j’aimerais bien tester les résonances dans cette pratique qui est la
nôtre, etc. »
La question « comment bouger ensemble ? », est loin d’imposer, à qui a déjà
entrepris de mener ne serait-ce qu’une coexistence éloignée avec un autre vivant, une
réponse unanime. Et, autant le dire tout de suite, le Contact Improvisation n’a pas trouvé
la formule. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne l’ait pas cherchée, ni inversement qu’il n’ait pas
tout de même soulevé quelques moyens par lesquels en effet faire bouger ensemble des
personnes qui n’y auraient même pas songé autrement : des adultes (plus habitués à
garder leurs trajectoires démêlées de celles des autres), des danseurs modernes (plus
entraînés à danser les uns à côtés des autres), des voyants et des aveugles (plus
accoutumés à vivre dans des espaces séparés), des personnes en situation de handicaps
(plus facilement autorisées à rouler en fauteuil que par terre)... Mais de là à dire qu’il y ait
un système, ce serait une toute autre histoire.

- 77 -
Nous aurions aimé pouvoir construire un parcours a priori qui reconstitue la manière
de bouger ensemble où et moi et l’autre nous nous accomplissons, où et moi et l’autre
avons l’impression que nous avons fait plus que simplement additionner nos singularités
l’une à l’autre, et cependant moins que tout à fait fusionner nos ego au point de nous
oublier dans l’ensemble que nous avons formé. Nous aurions aimé pouvoir présenter la
recette qui permette, à tous les coups, de partager un mouvement. La réalité est que, très
littéralement, chaque nouvelle danse, chaque nouveau partenaire repose, à nouveau, la
même question. Il y aurait de quoi désespérer : il y a, en vérité, de quoi se réjouir. Voilà
que nous avons une manière très sûre de ne pas tenir, ni moi-même, ni l’autre, ni en fait la
relation qui nous lie, pour acquis.
Le reflet de cette négociation constante qui se fait réfractaire à la formule est, dans
notre écrit, l’absence d’un système démonstratif qui lierait avec nécessité le passage d’un
geste à l’autre, qui nous amènerait à penser successivement toucher et regarder selon un
lien qui mènerait, de l’intérieur de la danse, à commencer par le toucher (chapitre 3) et à
continuer par le regard (chapitre 4). Dans la situation où il s’agit en effet de bouger
ensemble, tous les moyens semblent être bons, et ceux-ci ne sont pas recrutés en
fonction d’une nécessité d’essence qu’on pourrait déployer a priori, mais en raison
d’accidents tout empiriques, liés au contexte, à la relation, à l’histoire de chacun de
bougeurs, de chacune des bougeuses en présence. Leur danse est ainsi à concevoir
comme une situation catastrophique, où ils recourent aux moyens du bord, plutôt qu’à
des recettes de cuisine bien définies.
Voilà donc comment chacun de nos six gestes succède à l’autre sans le suivre ou le
parachever. Ceux qui, parmi nos lecteurs et nos lectrices, auraient l’habitude d’écrire
diront peut-être qu’il s’agit là d’une excuse bien commode qui nous soulage de la tâche
de faire système là où justement, l’effort d’écrire un livre exigerait du moins qu’on fasse
somme de ces gestes qu’on a prétention à rassembler. Prenons cette objection au
sérieux, pour ne pas qu’elle vînt inutilement décourager l’entrée dans ces chapitres sous
prétexte qu’ils doivent être, chacun, un nouveau début, une nouvelle entrée en danse, et
non le fil d’une démonstration progressive.

- 78 -
Pour cela, justifions-nous de deux raisons qui, outre celle qu’on a dit qu’il n’y a
justement pas système dans la négociation permanente qui soutient le désir de bouger
ensemble, tiennent à la nature de que pourrait vouloir dire « faire système » avec des
gestes. Envisageons deux options, qui correspondent à deux livres, dont il est opportun à
présent de nommer l’influence majeure sur notre philosophie des gestes, et en même
temps en quels sens nous nous en distinguons.
Le premier livre est celui de Rudolf Laban, La maîtrise du mouvement, où se lisent les
linéaments d’un système qu’il continuera de développer des années durant, le système
Effort-Shape3. Ce système a pour vocation de permettre de décrire n’importe quel
mouvement humain à partir de quatre paramètres dynamiques : le temps, l’espace, le
poids et le flux. Nous aurons l’occasion de revenir plus avant sur ces paramètres, mais
disons pour la question qui nous occupe à présent, que ces paramètres sont instanciés, et
plus qu’instanciés : institués dans le texte de Laban par l’entremise de gestes qui forment,
selon lui, une sorte de cartographie qualitative des mélodies motrices. Ces gestes sont, de
manière remarquable, quasi-univoquement des gestes de la main : épousseter, frapper,
tapoter, tordre, fouetter... En quoi l’on voit bien, sur Laban, l’empreinte d’une certaine
théâtralité, d’une certaine rhétorique du geste, où les possibilités offertes par le
mouvement humain sont articulées en fonction d’une sémiotique qui offre lisibilité. C’est,
en dernière instance, cette sémiotique qui fait système chez Laban, même si elle lui est
l’occasion de détailler, avec une richesse qu’on ne connaît guère ailleurs, certains des
gestes les plus fondateurs ou les plus archaïques du mouvement humain (comme les
gestes de repousser ou de céder). Mais cette richesse phénoménologique ou à tout le
moins descriptive ne repose pas sur le système, qui ne donne à notre sens que les
apparences d’une clôture, toute liée à l’objectif finalement extrinsèque de fournir des
moyens de noter la danse, c’est-à-dire à la fois de lire (de décrypter, de remarquer) et
d’écrire (de prendre note, d’enregistrer sur le papier) le geste.
Or, telle n’est pas notre intention que d’établir un lexique des gestes dont pourrait
se déduire par une savante combinaison l’ensemble des mouvements humains : les gestes
dont nous parlons ne sont pas des morceaux de mouvements, mais des manières à part

3 Rudolf Laban, La maîtrise du mouvement, op. cit.

- 79 -
entière d’être au monde. Au niveau où nous saisissons les gestes, on peut donc retrouver
l’image totale d’une danse à travers ne serait-ce que l’un d’eux. On pourrait faire ou du
moins décrire, ou vraiment a minima imaginer, une danse qui ne serait organisée
qu’autour des gestes de toucher, ou de peser, ou de ne-pas-faire (alors qu’il n’y aurait
guère de sens, pour Laban, à cantonner une danse à l’époussetage, puisque précisément
la danse est conçue par lui comme passage d’une qualité gestuelle à une autre). On peut
donc lire chacun des gestes que nous décrivons non seulement comme une porte
d’entrée dans la danse, mais comme une image, partielle ou plutôt fractale (au sens où la
structure du tout se retrouve dans celle de la partie), de la danse totale. C’est pourquoi,
chaque geste résiste à faire système avec les autres : parce que le point de vue auquel
nous le décrivons veut englober la danse totale à laquelle il donne lieu. Recommandation
est faite au lecteur qui le voudrait bien d’abandonner, donc, tout espoir à l’entrée de
chaque geste de jamais en sortir vers d’autres manières de bouger et d’imaginer un
monde de mouvements qui ne seraient faits que de toucher, ou bien de regarder, ou bien
ne-pas-faire, quitte, en fin de chapitre, à passer à une autre danse.
Le second livre que nous voulons renommer est une somme (Prendre corps et
langue. Étude pour une dansité de l’écriture poétique) qu’Alice Godfroy a dédiée à dresser
le catalogue des gestes communs au Contact Improvisation et à certains poètes
contemporains4. Prenant au sérieux les histoires de corps que se racontent danseurs et
écrivains, l’auteure définit une zone commune à l’écriture poétique et chorégraphique,
celle où l’on s’apprend à « prendre corps ». On y suit l’histoire de bougeurs qui se font un
corps, c’est-à-dire n’en présupposent (de ce corps) ni le sens, ni l’ordonnancement, mais
le suscitent et l’apprêtent de telle sorte qu’il soit capable de ce mouvement commun
dont il s’agit dans la danse avec l’autre. Dans cette genèse des corps dansants, la piste
suivie par l’auteure est celle du développement psycho-moteur, allant chercher structure
dans la manière dont s’invente le corps du nourrisson, de l’enfant et de l’adulte. On y
trouve comme points de passage un abécédaire et une grammaire : abécédaire d’actes
infra-moteurs comme les spirales du dedans, la sensibilité nerveuse à la surface de la
peau, la pré-articulation vestibulaire des chutes ; grammaire d’actes de composition, par

4 Alice Godfroy, Prendre corps et langue, op. cit.

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lesquels des danseurs se rencontrent les uns les autres en s’offrant de se désapprendre
mutuellement les corps constitués, comme le jouer, le faire vide, le rythmer enfin.
Ce livre, il faut le dire, est le livre que nous aurions aimé écrire. Mais comme il n’y
aurait pas de sens à réécrire ce qui a été écrit, nous prenons acte de cette description
encyclopédique des genèses corporantes dont Alice Godfroy a suivi la trace dans les
pédagogies du Contact Improvisation et proposons donc un autre regard sur les gestes.
Cet autre regard part de l’idée qu’abécédaire et grammaire ne gagnent rien à être
séparés, c’est-à-dire qu’à vouloir rendre compte de sensations du dedans sans y faire
circuler le dehors dont elles proviennent, on se met au danger de faire accroire qu’il y
aurait de ce dedans un accès qui n’emprunterait pas de chemin par l’extériorité. Or le
chemin le plus court vers l’intériorité restera toujours pour nous le détour par l’autre :
c’est en un sens ce que disent nos « gestes », si l’on doit bien entendre en eux l’idée d’un
déploiement moteur qui soit inséparablement un sentir, un être-affecté-par. Alice Godfroy
joue deux entrées dans la danse (ce sont les deux grands mouvements qui articulent les
chapitres de son livre) : celle qui remonte de l’infra-corps jusqu’au corps dansé
(mouvement qu’elle dit ex corpore), et celle qui descend des corps communs vers le corps
dansant (mouvement qu’elle dit ex nihilo). Mais c’est le même mouvement qu’elle décrit :
le fonds anonyme auquel j’accède dans l’infra-corps puise aux mêmes sources qu’à la
réserve trans-individuelle qui m’instabilise dans ma relation aux autres.
Nos gestes, nos six gestes, veulent se tenir au milieu de ces deux mouvements
d’aller de soi vers l’autre et de revenir de l’autre vers soi, dans un jeu d’équilibriste qui
pourra paraître de l’immobilité, et qui sans doute y emprunte une part de qualité
vibratoire. C’est que l’examen de chaque geste oblige d’ouvrir une fenêtre temporelle sur
des moments infimes d’une danse, des fractions de seconde ou d’espace qui sont comme
artificiellement élargies et prennent les dimensions d’une relation entière alors qu’elles ne
sont vécues que dans l’espace d’un instant. Dans la danse réelle (et non dans les pauses
philosophiques ou pédagogiques qui peuvent lui être imposées), les gestes se succèdent
en myriades ou plutôt en tissus, ils se superposent et s’entrelacent. Nous les séparons
abstraitement, faisons comme s’ils étaient une danse entière, pour voir ce qu’ils éclairent
de nos manières humaines de bouger.

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Esthétique et efficacité

Transparence de la technique

Avant de commencer, une mise en garde s’impose, contre un aveuglement naturel qui
pourrait être le nôtre. Le Contact Improvisation est un lieu assez rare, mais somme toute
de plus en plus fréquent, où se sont articulées très rapidement la théorie et la pratique.
Dès sa naissance, le Contact Improvisation a été l’occasion d’une prolifération textuelle
pour ainsi dire sans précédent dans l’histoire de la danse. Certes, quelques chorégraphes
du début du xxe siècle comme Isadora Duncan et Rudolf Laban ont laissé de nombreux
écrits, mais jamais auparavant un collectif transnational de danseurs ne s’était donné
l’occasion d’autant écrire sur sa pratique. Sous l’impulsion de Nancy Stark Smith—une des
premières interprètes du Contact Improvisation et sa plus fervente propagatrice, qui était
aussi l’élève de la poétesse beat Diane di Prima—les contacteurs se sont constitués et
continuent de se constituer en une communauté de « littérateurs » et non seulement de
praticiens, publiant et lisant de nombreux textes qui sont rassemblés depuis 1975 dans la
revue Contact Quarterly.

Or assez naturellement, en utilisant une forme de danse pour penser leurs propres
gestes, il vient fréquemment à l’idée des praticiens (et nous en sommes) de prendre leurs
choix proprement poétiques ou esthétiques pour une certaine vérité du mouvement.
Cette tentation est, sans doute, consubstantielle à toute technique. En effet, une
technique efficace est une technique qui s’efface comme technique devant son résultat.
Si bien que des effets de styles peuvent parfois passer inaperçus, et des affaires de goûts
se faire passer comme des nécessités d’ordre pratique voire mécanique. Il est ainsi
fréquent de lire Steve Paxton présenter le Contact Improvisation comme « une danse
dans laquelle la physique naturelle du mouvement humain (gravité, leviers, sensation du
poids et de la masse corporelle) devient visible aux danseurs et au public 5. » Et cette
intention de présenter des mouvements naturels ou « authentiques » a de nombreux
échos chez ses héritiers.

5 Steve Paxton et Anne Kilcoyne, « On The Braille In The Body: An Account Of The Touchdown Dance
Integrated Workshops With The Visually Impaired And The Sighted », Dance Research: The Journal of the
Society for Dance Research, vol. 11(1), Spring 1993, p. 4.

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Ici comme ailleurs, il nous faudra nous rappeler que c’est le propre de tout art que de
faire se superposer ces trois ordres (pragmatique, esthétique et éthique), c’est-à-dire de
ressaisir les nécessités ou autres obstacles matériels pour les intégrer à l’œuvre ou à l’art
en question comme des nécessités d’essence. (Par exemple, la tentation est forte de
dire : « le street art est un réenchantement du monde urbain. » On a raison de le dire, mais
à condition de ne pas oublier qu’il est un art de rue d’abord en raison du fait que graffeurs,
skateurs, artistes hip hop n’ont pas d’autres espaces où pratiquer leurs arts. Les street
artists réenchantent le monde urbain, mais c’est d’abord parce qu’ils sont exclus des
autres mondes.) En réalité, les deux points de vue, matériel et formel, sont également
justifiés, et l’un alimente l’autre—et c’est peut-être même à cela que se reconnaît un
choix esthétique : à la réunion, dans une même décision d’une nécessité matérielle et
d’une exigence formelle. Il nous faudra en tout cas être sur nos gardes quand il est
question d’une nécessité matérielle opposée à un choix formel ou une décision éthique :
les deux aspects sont souvent l’envers l’un de l’autre. La sensibilité simplifiée du Contact
Improvisation relève de cette ambiguïté : elle est à la fois rendue nécessaire par le fait que
la forme devait pouvoir s’enseigner rapidement aux étudiants de Paxton ; et elle
correspond, également, sur la même ligne de faits, à un certain goût de Paxton et de ses
étudiants pour cette crudité.

La tentation du naturalisme est d’autant plus forte que le Contact Improvisation met en
jeu des situations de risque physique réel, où les enjeux pragmatiques de sécurité
semblent parfois prendre le pas sur les enjeux esthétiques ou éthiques. Il semblerait donc
bien justifié de parler alors de « mouvements naturels » au sens où les mouvements qui y
sont requis emprunteraient des chemins en deçà des archaïsmes gesticulatoires de nos
sociations, et iraient chercher à des lois où le corps humain ne suit plus que les pentes
animales ou biomécaniques avec lesquelles il se construit. Mais si nous ne pouvons pas
nier qu’il y ait de tels mouvements, nous ne saurions les confondre avec les gestes : les
mouvements biomécaniques, au mieux, soutiennent les gestes—ils se laissent décrire
comme la manière dont le corps s’organise en fonction des lois de la gravité et de la
biomécanique pour soutenir synergiquement les gestes (le geste de tendre la main, par
exemple, ne requiert généralement de contrôle moteur que sur la main et le poignet :

- 83 -
tous les autres mouvements sont régulés localement en fonction d’une « loi de
simplification » qui lie les angles des membres du bras entre eux). Ainsi, même si le
Contact Improvisation prétendait atteindre à de tels mouvements biomécaniques, il
resterait à expliquer ce qui motive les gestes qu’ils sous-tendent.

Piétonniser le mouvement

La prétention universaliste ou naturaliste qui habite le Contact Improvisation n’est pas


une ruse rhétorique—ou alors c’est une ruse rhétorique qui a duré près de cinquante ans.
Mais elle est aussi plus qu’une simple version de la tendance, bien ancrée dans l’histoire
humaine, à convertir le subjectif en objectif, la culture en nature, le style en spontanéité.
Elle est aussi nous semble-t-il un trait caractéristique des danses expérimentales des
années 1960. De cette avant-garde chorégraphique et théâtrale du New York des années
1960 (Judson Dance Theater, Daniel Nagrin workgroup, Richard Shechner Performance
Group, Living Theater...), on a dit avec humour qu’elle avait mis Terpsichore en baskets6,
c’est-à-dire qu’elle avait cherché à trouver inspiration, et non seulement inspiration,
modèle dans les mouvements ordinaires des piétons. Un bon mot court dans les milieux
chorégraphiques de l’époque : si on veut voir des danseurs danser, il faut aller en boîte de
nuit ; si on va théâtre, on les verra attendre le bus 7.

Yvonne Rainer, une collègue de Steve Paxton dans le Judson Dance Theater, se pose ainsi
la question de ce que serait une danse qui dirait

« non au spectacle non à la virtuosité non aux transformations à la magie


et aux tours de passe-passe non à la sensualité et à la transcendance de
la star non à l’héroïque non à l’anti-héroïque non à l’imagerie trash non à
l’implication du performeur ou du spectateur non au style non au
cabotinage non à la séduction du spectateur par les ruses du performeur
non à l’excentricité non à émouvoir et non à être ému8 »

Steve Paxton explore, comme ses collègues de l’époque, ces mouvements anti-
spectaculaires, comme la marche, la posture érigée, la course, les gestes du sport. Dans
6 Sally Banes, Terpsichore in Sneakers, Middletown (CT), Wesleyan University Press, 1987.
7 Cynthia Novack, Sharing the Dance, op. cit., p. 47.
8 Yvonne Rainer, « Some Restrospective Notes », Tulane Drama Review, #10, Winter 1965, p. 178.

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State (1968), une quarantaine de danseurs se tiennent debout, offrant aux spectateurs
l’occasion d’observer les différences de posture, les efforts, les inconforts de chacun.
Dans Satisfyin’ Lover (1967), c’était la marche qui faisait l’objet de l’observation : les
entrées et sorties y sont précises et nettement délimitées—mais l’essentiel est de donner
à voir le geste dans son ordinaire, de voir le « style » déjà à l’œuvre dans la manière unique
qu’a chacun de varier l’accent de la démarche.

Or cette exploration des mouvements ordinaires s’accompagne chez le chorégraphe


d’une réduction ou reconduction du mouvement à sa littéralité de chose ou
d’« événement physique9 ». Dans les années 1960, son intérêt se porte ainsi sur la part
d’automatisme à l’œuvre dans les mouvements les plus simples :

« Que fait mon corps ? Comment est-ce qu’il se déplace d’un point à
l’autre de la ville pour aller au studio de danse ? Comment est-ce qu’il sait
mettre la main à la poche, sortir l’argent, et se dépêtrer du tourniquet
pour entrer dans le métro ? Il y a toujours ce réservoir incroyable
d’activité, qui reste séparé des activités techniques dans lesquelles le
danseur est impliqué. Mon but était d’examiner ce réservoir10. »

La marche qui est figurée dans les spectacles de Paxton n’est pas une marche qui va
quelque part, ce n’est pas une marche qui a un motif (se balader, se dégourdir les
jambes). Il n’y est ni question d’une histoire qui expliquerait qu’on se rende d’un point à
un autre de l’espace, ni d’une émotion qui expliquerait qu’on ait besoin de marcher. C’est
une marche qui veut montrer comment chacun résout ce problème spécifique : mettre un
corps en branle. Au lieu de montrer une marche qui fait quelque chose, Paxton se
propose ainsi de montrer quelqu’un qui fait une marche, et par souci comparatiste, il
aligne, multiplie les occurrences où observer cette fabrication du mouvement. Il s’agit
pour Paxton de montrer, dans la danse, comment du mouvement se fait, se fabrique,
émerge enfin.

Dans les années 1970, ce désir d’étude systématique trouve un nouveau terrain
d’exploration spécifique : l’improvisation collective, dans le cadre de Grand Union, un

9 Sally Banes, Terpsichore in Sneakers, op. cit., p. 57.


10 Steve Paxton cité dans Cynthia Novack, Sharing the Dance, op. cit., p. 53.

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groupe de danseurs qui se réunit originellement autour d’un spectacle d’Yvonne Rainer,
le Continuous Project Altered Daily (1969)11. Même si les enjeux de ce collectif sont
multiples, le niveau de généralité auquel Paxton saisit le travail est exemplaire de son
attitude à l’égard du mouvement. « La matière, dit-il dans un article qu’il consacre à Grand
Union, ce sont les gens : ce qu’ils se font les uns aux autres, et ce qu’ils font les uns avec
les autres12. »

Mais entendons également le déplacement qui s’opère dans son intérêt : le niveau auquel
l’événement dansé est ici saisi, on l’entend, est un niveau relationnel et intersubjectif (et
non plus strictement physiologique, comme dans les années 1960). Les improvisations de
Grand Union déroulent ces négociations : elles font apparaître en direct les choix, les
ritournelles, les habitudes de chacun. À nouveau, ces improvisations ne visent pas à
raconter autre chose que ces choix eux-mêmes : elles invitent à une certaine manière de
voir, finalement assez proche de ce qu’on observe face à un match de sport collectif
quand on y soustrait l’enjeu (certes majeur dans certains contextes) de la victoire—une
certaine manière de « s’en sortir », de résoudre les problèmes ensemble. Steve Paxton dit
ainsi à propos du Continuous Project Altered Daily que c’est une entreprise sans esthétique
« sauf si on aime l’esthétique à l’état brut 13 ». Cet état brut de l’esthétique, c’est l’état où il
y a de l’esthétique dans les gestes et les relations les plus ordinaires. Le fait de présenter
ces gestes dans le cadre d’un spectacle en change, à l’évidence, le caractère en particulier
pour celles et ceux qui sont sur scène : l’effort, dans la performance, est de ne pas
surjouer la relation sous prétexte qu’elle est placée sous le regard du spectateur, de la
laisser apparaître. Le Contact Improvisation s’inscrit dans la continuité de ce
questionnement, à ceci près qu’il limite le collectif au duo14.

11 Les membres du Rainer and Dance Group qui participent à la création du Continuous Project Altered
Daily sont Becky Arnold, Barbara Lloyd (Dilley), Douglas Dunn, David Gordon, Steve Paxton et Yvonne
Rainer. Lincoln Scott, Trisha Brown et Nancy Lewis (Green) s’ajoutent à eux pour former le collectif
mieux connu sous le nom de Grand Union à partir de 1970.
12 Steve Paxton, « Grand Union », TDR, vol. 16(3), Sep. 1972, p. 131.
13 Ibid., p. 130.
14 C’est ainsi que Paxton peut écrire, à la suite d’un article sur Grand Union, que « le travail continue (…),
même si l’on ne se concentre plus désormais sur les formes quotidiennes du mouvement et leurs
accidents individuels. À présent, les accidents individuels arrivent dans le contexte d’un système de duo
qui a été nommé Contact Improvisation. » (Steve Paxton, « Contact Improvisation », TDR, vol. 19(1),
March 1975, p. 40.)

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Le rêve de la pure improvisation

Steve Paxton parle du point de départ du Contact Improvisation comme de l’investigation


d’une question générale : qu’est-ce que serait une improvisation dansée « pure » de toute
partition ? Au début du XXème siècle, des questions similaires avaient été soulevées par
des danseurs comme Isadora Ducan et surtout Rudolf Laban : qu’arriverait-il aux
mouvements si on les désincarcérait des mélodies motrices contraintes dans lesquelles
les enferment respectivement le carcan du corset (pour le corps féminin) et les lignes de
montage (pour le corps ouvrier) ? Dans la continuité de ces questionnements, Steve
Paxton se demande s’il ne serait pas possible de trouver des mouvements libres, purs de
toute prédétermination sociale, ou du moins assez archaïque pour que cette socialité ne
soit pas d’une société donnée, mais de toute société humaine, de l’ordre d’a priori qui
appartiendraient à l’espèce, plutôt qu’à un groupe humain déterminé.

Or ce rêve, il faut bien faire le constat qu’il échoue.

Il échoue une première fois parce que le vide qu’il dégage (le « sans partition ») n’est lui-
même jamais pur : il est, d’abord, la négation d’un certain nombre d’autres partitions,
d’autres manières de faire, qui n’en continuent pas moins de se manifester à l’intérieur de
la pratique (comme ce qu’on n’y fait surtout pas : par exemple, du ballet, du Martha
Graham, du Merce Cunningham). Ce n’est pas la même chose que d’improviser
« librement » à une époque où le corset est celui du ballet classique, et à une autre où les
contraintes sont données par la danse moderne : on ne s’oppose pas aux mêmes limites.

Il échoue une seconde fois dans la mesure où, même si l’investigation est elle-même
déterminée comme libre, il n’en reste pas moins que certaines techniques du corps sont
mises au service de l’exploration. Ainsi Nancy Stark Smith dit du Contact Improvisation
qu’il est « un cadre avec un centre vide15 ». Et elle précise

« Steve [Paxton] n’a pas défini la pratique par des mots, mais il nous a
entraînés, il nous a amenés vers quelque chose qui existait quelque part,
dans l’espace entre ces sensations et ces images, il nous a installés dans
la danse, dans l’improvisation. Il nous a livrés à nous-mêmes16. »

15 Nancy Stark Smith, « Core prop, Steve, and the empty middle », CQ, vol. 32(2), Summer/Fall 2007, p. 62.
16 Ibid.

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Steve Paxton prétend que l’improvisation ne s’enseigne pas : au mieux, elle peut être
apprise, au sein d’un cadre d’explorations donc, mais on ne peut en transmettre les
principes17. Et pourtant, l’improvisation qu’il permet à ses étudiants d’apprendre requiert
qu’on se munisse des instruments qui créent ces conditions pour apprendre : techniques
empruntées à son propre vocabulaire de chorégraphe, à l’Aïkido, à la méditation, à la
danse moderne, à l’Anatomical Release Technique...

Il échoue une troisième fois, du seul fait que malgré le projet de réduire les danseurs à
n’exprimer rien que leur propre matérialité, leur présence excède nécessairement (pour
eux-mêmes et pour les spectateurs) celle d’une simple masse physique, et d’autres
dimensions du mouvement sont intégrées à la pratique du Contact Improvisation. Ainsi
Steve Paxton donne cette (énième) définition du Contact Improvisation à la fin des
années 1970 qui abjure tout projet de stricte limitation :
« Le Contact Improvisation est déterminé par deux personnes à la fois. Ces
deux personnes improvisent chacune librement et s’efforcent de ne pas se
mettre au travers des efforts de l’autre. Ce à quoi les spectateurs assistent,
c’est à une conversation physique qui peut aller de l’immobilité à l’athlétisme.
Les raisons pour lesquelles un changement arrive peuvent être analysés à
différents niveaux : émotionnel, physique, psychologique. Voire à plusieurs
niveaux à la fois18. »

Le rêve d’une improvisation pure échoue enfin une dernière fois du seul fait qu’elle reçoit
un nom spécifique (le Contact Improvisation) et qu’en ce sens, elle commence à
engranger un certain nombre de traditions qui lui sont propres et qui l’opposent au reste
de l’improvisation dansée. Comme le reconnaît Paxton en effet,
« ‘‘improvisation’’ est un mot pour désigner une activité qui ne peut garder de
nom ; si, malgré tout, elle traîne assez longtemps pour acquérir une
appellation, elle évolue vers la fixité19. »

17 Steve Paxton, « Esquisse de techniques intérieures » (1993), traduction de l’américain Patricia Kuypers,
Nouvelles de danse, #38-39, Printemps-Été 1999, [dorénavant noté NDD 38-39], p. 113 : « Je me rappelle
avoir dit que l’improvisation ne pouvait pas être enseignée, pourtant qu’elle pouvait être apprise. »
18 Steve Paxton, « Is Contact Improvisation a Performance Art ? » (1977) CQ, vol. 30(1), Winter/Spring 2005,
p. 21. (Nous soulignons)
19 Steve Paxton, « Improvisation is... » (1987), traduit de l’américain par Denise Luccionni dans Baptiste
Andrien (éd.), De l’une à l’autre, Bruxelles, Contredanse, 2010, p. 63.

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Mais cet échec est en réalité une chance. L’impur est une chance, parce qu’il fait la place
au multiple, et donc à la nécessité permanente d’une négociation en profondeur entre
celles et ceux qui veulent jouer ensemble au jeu appelé Contact Improvisation. Jouant ce
jeu en effet, il ne suffira pas qu’ils négocient à l’intérieur d’un système arrêté de règles
déterminées a priori, qui seraient fondées sur une humanité « naturelle » dont le Contact
Improvisation aurait pour tâche de suivre les contours. Cette humanité naturelle, réflexe,
automatique, innée est déjà recouverte de gestes, et c’est aux travers de ces gestes que
le Contact Improvisation se signifie comme une négociation permanente entre les
joueurs.

C’est à cette pluralité des manières de négocier le bouger ensemble que cette philosophie
des gestes avec le Contact Improvisation est dédiée : non pas à élaborer un toucher, un
regarder, un parler qui seraient purs de leurs contextes ; mais au contraire, à des
touchers, des regards, des parlers qui alternent, qui se pluralisent, entre lesquels la danse
navigue et à aucun desquels elle ne se réduit.

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Chapitre 3 ./. Regarder

Regarder (0) : voir

La direction des yeux

Pina Bausch reprend le propre rôle de l’aveugle dans Café Müller, quelques années après
sa création. Elle en revisite les gestes : elle avance, les yeux fermés, dans une salle de café
vide, elle bute parfois sur les chaises ou les tables, dont elle n’anticipe pas la présence, et
s’ensuivent ces quelques secondes singulières de maladresse, où—les yeux fermés—la
forme totale et le comportement de la chaise n’étant pas très bien saisis, le rythme du
mouvement pour reprendre l’équilibre est syncopé, inadapté. Mais quelque chose fait
défaut : elle n’arrive pas à se sentir dans la peau de cette femme dont elle avait pourtant
inventé les gestes. Elle ne retrouve plus le mobile qui à chaque pas doit la faire se
recourber un peu plus, doit faire ballotter sa tête, doit casser ses épaules, doit faire
tâtonner ses mains. C’est une reprise de rôle, et elle sent bien que, malgré les hoquets,
malgré les hésitations, un élément fait défaut. Quelques jours plus tard, elle le retrouve :
c’est la direction du regard. Les yeux fermés, il faut, pour que ce geste de l’aveugle soit
complet, regarder vers le bas. Non pas changer l’alignement de la tête par rapport au

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corps, mais simplement changer la direction du regard, les yeux clos : cet acte (que
pourtant nul ne peut voir sous les paupières) change le geste du tout au tout.

La direction des yeux modifie la présence au monde, que ceux-ci soient ouverts ou
fermés. Vers le bas, ma présence devient plus hésitante, plus soumise aussi peut-être
(comme quand les yeux d’un chien se baissent devant ceux d’un autre) ; j’ai le sentiment,
même si je ne fais rien, d’y être moins ; je sens imperceptiblement mon échine se courber,
alors que s’activent en moi des gestes fantômes où s’esquissent des situations anciennes
(venus de l’enfance, ces moments où je me suis senti coupable après avoir fait une bêtise,
qui se réactivent encore, quelques secondes durant, lorsque je casse un verre par
inadvertance). Vers le haut, excédé ou étonné : même si j’ai les yeux fermés, je reçois
aussi plus de lumière quand je regarde vers le haut (la plupart de nos sources lumineuses
sont au ciel) ; je me sens plus léger, j’entame un salto vers l’arrière, ou le geste adolescent
de me jeter sur mon lit à la renverse.

En dehors des polarités haut/bas, droite/gauche, mon regard s’accompagne encore d’une
myriade de mouvements des sourcils (comme quand je fronce), des joues (comme quand
j’écarquille) qui informent non seulement ce que je vois, mais également ce que je fais
avec le reste de mon corps (les yeux écarquillés, ma tête se met insensiblement à flotter,
mon cou la redresse, etc.). Sur un autre plan, change encore la qualité de mes gestes la
focale du regard. On peut facilement en faire l’expérience en répétant un geste simple :
un grand salut, avec la main portée haute au-dessus de la tête, produit une sensation et
une allure bien différente selon que mon regard se porte sur mon corps propre (on dirait
que je m’étire) ou au lointain (on dirait que je salue quelqu’un).

Les techniques de danse se sont clairement saisies de ce potentiel postural du regard, et


si « tout danseur, quels que soient sa technique, son tonus, son style interprétatif,
entretient des modulations du regard20 », il n’en reste pas moins que certaines tendances
peuvent s’observer selon les techniques : regard qui prolonge le geste selon des lignes
figurales dans la danse classique ; regard qui « voit » les réalités émulées dans la danse
indienne ; regard plus émetteur, de désir ou de séduction, dans certaines danses à deux
comme le tango...
20 Isabelle Ginot, « Regarder », dans Marie Glon et Isabelle Launay (dir.), Histoires de gestes, op. cit., p. 220.

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Regard périphérique

Dans le Contact Improvisation, le geste du regard majoritaire, c’est un regard


périphérique.

Par regard périphérique, on entend au sens optique ou physiologique tout ce qui se passe
en dehors des minces deux degrés de vision fovéale qui occupent le centre du champ
visuel et sur lesquels les yeux s’accommodent pour créer une image aux contours nets. En
dehors de ces deux degrés, et à mesure qu’on s’en éloigne, le champ visuel se floute et
prend l’allure d’un halo d’informations magmatiques, dont les valeurs lumineuses et
colorées prennent le pas sur la distinction des formes 21. Que le Contact Improvisation
utilise ce champ de la vision informe plus volontiers que celui de la vision discriminante,
cela ne fait aucun doute : étant donnés les mouvements constants de la tête qui floutent
le champ visuel, et étant donné le fait que les partenaires avec qui je danse sont si près de
moi qu’ils occupent tous les degrés de la sphère qui m’entoure, il n’y a aucune raison que
je me limite au deux degrés de ma vision fovéale, qui me sont essentiellement utiles dans
les interactions en face-à-face, et dans la lecture.

Mais on peut entendre autre chose par regard périphérique que ce seul sens optique.
C’est ce qu’ont fait de nombreux auteurs qui parlent de vision périphérique, non pas pour
désigner la vision extra-fovéale, mais pour parler d’un phénomène neurologique curieux :
la vision aveugle. On observe cette vision aveugle chez des humains avec des lésions au
niveau du cortex visuel primaire : il est apparu que certains patients, malgré d’importants
déficits visuels (tout ou partie du champ visuel est vécu comme aveugle), arrivaient
cependant à orienter leur action en fonction de données rétiniennes. Ainsi d’un patient
atteint d’une lésion à l’hémisphère gauche : bien qu’il ne parvienne pas à nommer, ni
même à déceler consciemment des objets se trouvant dans le champ visuel droit,
lorsqu’on dirige sa main vers un objet qui se trouve dans le champ aveugle, la posture de
la main s’adapte à l’orientation et à la taille de l’objet 22. De la même manière, certains

21 Hans Strasburger, Ingo Rentschler, Martin Jüttner, « Peripheral vision and pattern recognition : a
review », Journal of Vision, 11(5):13, 2011.
22 Melvyn A. Goodale and G. Keith Humphrey, « Separate Visual Systems for Action and Perception », E.
Bruce Goldstein (éd.), Blackwell Handbook of Sensation and Perception, Blackwell Publishing Ltd, 2005,
p. 322. Les premières études sur la vision aveugle remontent à un article de Klüver et Bucy en 1939 sur la
fonction des lobes temporaux chez le singe. Le terme de vision aveugle est toutefois dû à Lawrence

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patients incapables de remarquer une chaise dans leur champ de vision sont à même de
l’éviter en marchant dans sa direction : ils ne la voient pas, au sens où ils ne la détectent
pas corticalement ; mais ils la voient, au sens où ils l’intègrent à leurs schémas spatiaux
actuels. On peut s’appuyer sur ces données et faire l’hypothèse que, chez le sujet sain, la
vision est un couplage de ces deux regards, voyant et aveugle, objectivant et non-
objectivant, cortical-conscient et instrumental. Jack Heggie, dans un article sur « L’usage
des yeux23 », a proposé de penser les pratiques somatiques comme un entraînement à ce
regard. Cette vision, en prise avec l’action et la direction du mouvement plutôt qu’avec la
capacité de nommer, cette vision qui ne requiert pas de discriminer les objets pour les
voir, est ce que nous entendons lorsque nous parlons de regard périphérique.

Disons d’abord que ce regard, dans le Contact Improvisation, est emprunté aux arts
martiaux et plus spécifiquement à l’Aïkido, qui constitue une des sources importantes des
techniques travaillées par Steve Paxton. Dans l’Aïkido, le regard périphérique est employé
comme technique d’approche de l’adversaire : plutôt que de l’aborder frontalement (au
risque de révéler mon intention à l’adversaire), l’Aïkido m’entraîne à regarder l’adversaire
par le biais, par le côté (ce qui facilite notamment les feintes). Une des structures
d’entraînement marque bien cette situation : l’aïkidoka se trouve au centre d’un cercle et
subit des attaques multi-directionnelles de ses uke. Cette structure ne laisse pas au
praticien le temps d’ajuster la focale de sa vision, elle l’oblige à considérer le champ visuel
dans son extension maximale.

De la même manière, dans le Contact Improvisation, une sensibilité exacerbée et non-


focale est requise du fait que les partenaires me sollicitent de tous les côtés de ma sphère
motrice, et non seulement dans l’axe sagittal où mes yeux se rejoignent.

« C’est bien cela qui est en jeu dans la Danse Contact, essayer d’être en
face de l’autre en tant que poids, que contour, que couleur, en tant que
geste et d’être dans l’urgence de ces choses premières. Dans la pratique
de la Danse Contact surgit une espèce de vigilance incroyable, de clarté
géographique. Quelqu’un peut sauter derrière soi, nous pouvons être
Weiskrantz dans un article de 1974, que l’auteur prolonge dans deux livres, Blindsight: A Case Study And
Implications (1986) et Consciousness Lost and Found (1997).
23 Jack Heggie, « The Use of the eyes », Somatics, vol. 5(3), Fall-Winter 1985.

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bousculés par quelqu’un d’autre, et cela devient extrêmement
dangereux si l’on est dans la lenteur du regard objectivant. Et le fait
d’échapper à ce regard objectif—tout un travail est produit dans ce sens
—induit la fulgurance de l’espace. Cela permet de faire des actions
apparemment dangereuses, sans qu’il n’y ait de risque. L’impact des
‘‘images du corps’’ et des fantasmes diminue, le réel se rapproche,
l’espace est saisi à 360° : c’est le regard périphérique, panoramique24. »

Cela dit, il nous faut insister sur le fait que ce qui se présente ici comme une nécessité
pratique est inséparablement aussi un choix esthétique et éthique : ce n’est pas
seulement parce que le regard périphérique permet de collecter de nombreuses
informations à haute vitesse et de manière inventive qu’il est sollicité, c’est aussi parce
que les contacteurs en ont le goût.

Une raison éthique d’abord : c’est le fait que a vision périphérique « n’accentue pas
l’opposition, mais plutôt l’idée d’un ‘‘nous” non-polarisé25. » Steve Paxton insiste sur cette
découverte que lui a ouvert l’enseignement de l’Aïkido : on ne gagne pas un combat en
luttant contre l’adversaire, mais en répondant à l’agression avec amour 26. En effet, tant
que l’ennemi est un opposant, c’est sa logique (la logique de la guerre) qui prévaut. Or
c’est cette logique, et non l’adversaire lui-même, qu’il s’agit de combattre. L’enjeu du
combat n’est pas de triompher de l’autre, mais de faire triompher une manière de se
rapporter à l’autre. Comme l’a noté Basile Doganis, cette valorisation du « nous » par
rapport au « je » est un trait systématique des arts gestuels japonais, qui favorisent le
décentrement des sujets comme technique martiale :

24 Hubert Godard, « Le regard aveugle », art. cit.


25 Steve Paxton, « Aikido, information in deed », art. cit., p. 17.
26 Cette idée est très présente dans les enseignements du philosophe chinois Lao-Tseu et fait partie
intégrante du « non-agir » qui y est prôné. Ursula Le Guin, dans la traduction américaine qu’elle propose
de l’ouvrage princeps du taoïsme, traduit volontiers ce non-faire en bonté, générosité et amour. cf. par
exemple Lao-Tzu, Tao Te Ching. A Book About the Way and the Power of the Way, traduction du chinois
Ursula K. Leguin, Shambala, 1998, chapitre 63 :
« Do without doing, Act without action.
Savor the flavorless.
Treat the small as large,
the few as many.
Meet injury
with the power of goodness. »

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« Tout le talent de l’individu consistera à (re)trouver en lui les facultés qui
relèvent du tout et qui englobent la partie, afin de devenir lui-même ce
tout et de ne pas se contenter de n’être qu’une partie, qu’un élément
partiel et partial. En arts martiaux, l’ensemble des rapports de force peut
être pensé dans les mêmes termes, et non comme la simple supériorité
d’une ‘‘partie’’ sur la partie adverse : le vainqueur sera ainsi celui qui aura
su au mieux s’identifier à l’ensemble de la situation de combat,
englobant adversaires et environnement27. »

L’abandon de la subjectivité est le moyen de défaire non pas l’adversaire, mais la notion
même d’adversité. C’est cela que retient Paxton de l’Aïkido pour la « confrontation de vie
à vie » qu’est le Contact Improvisation : le projet d’une manière de partager un espace,
une pratique, une conversation qui ne se vive pas dans l’opposition frontale (telle qu’y
invite le regard focal), mais dans une inclusion de l’autre à côté de moi. C’est ce que
pointe également Hubert Godard à la suite du texte que nous venons de citer lorsqu’il dit
que « si je reste dans cette vigilance pure, qui est le regard aveugle et le toucher aveugle,
il y a une espèce de manière de rejoindre le collectif28. »

Cette éthique du collectif impliquée par le regard périphérique s’accompagne encore


d’une épistémique : aux côtés, ou au travers de cette manière d’inclure l’autre dans mon
action, il y a aussi, plus généralement, une manière de me rapporter aux objets du
spectacle visible. La pratique du regard périphérique revient à soutenir l’apparence
magmatique des choses qui se tiennent à la périphérie de mon champ de vision. Au lieu
de considérer le flou comme une moindre vision ou comme une connaissance inchoative,
il devient une manière de connaître à part entière. Alan Watts, qui fut le grand
vulgarisateur des pensées orientales de l’action aux États-Unis, insiste sur cette
dimension épistémique :

« Il existe une analogie, et peut-être même plus qu’une analogie, entre la


vision centrale et la pensée consciente fractionnée (qui n’intègre qu’une

27 Basile Doganis, Pensées du corps, op. cit., p. 59-60.


28 Hubert Godard avec Suely Rolnik, « Regard aveugle », dans Suely Rolnik (éd.), Lygia Clark : de l’œuvre à
l’événement, Dijon, Les Presses du réel, 2005 ; cité d’après la version électronique disponible sur
www.danse.univ-paris8.fr, n.p.

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idée à la fois) et entre la vision périphérique et ce processus assez
mystérieux qui régit à notre insu la régulation de l’incroyable complexité
fonctionnelle de notre organisme. Il faut cependant souligner que notre
corps nous semble complexe parce que nous essayons de le comprendre
selon les critères de la pensée linéaire, par des mots et des concepts.
Mais la complexité n’est pas tant dans notre corps que dans la tentative
de comprendre son fonctionnement par notre seul mode de pensée 29. »

Cette épistémique n’est pas tout à fait absente de la pensée européenne moderne,
même si ce n’est pas ce qu’on en retient régulièrement depuis que les « idées claires et
distinctes » de Descartes ont imposé la vision focale comme paradigme du (sa)voir.
On en trouve notamment une image dans la technique de l’attention flottante
défendue par les psychanalystes, et par Freud en particulier. En écoutant son patient, le
psychanalyste ne doit pas s’en tenir aux significations saillantes, aux propos volontaires
qui sont tenus. À ce jeu-là, il se mettrait au risque de soumettre ce qu’il entend à ce qu’il
s’attend à entendre, c’est-à-dire à ce que son idée du patient ou de l’humain en général,
lui permet d’isoler comme signifiant dans le discours du patient. Or les mots mêmes,
comme unités sémantiques découpées les unes des autres, ne peuvent être tenus pour
les unités signifiantes dernières. Un patient qui vit un deuil difficile et dont le poignet le
fait souffrir, il suffit parfois d’une écoute flottante, qui ne s’attache pas aux mots, pour
entendre qu’il nous parle de son poids nié (celui du deuil) et non, ou non seulement, de
son poignet (le point d’articulation de sa main). Bien sûr, on ne soigne pas avec des
calembours, surtout s’ils deviennent des clefs de lecture systématique (votre « je-nous » /
genou vous fait mal, vous en avez plein le dos, etc.). Mais il reste vrai, comme dit Freud,
qu’« en conformant son choix à son expectative, l’on court le risque de ne trouver que ce
que l’on savait d’avance. En obéissant à ses propres inclinations, le praticien falsifie tout
ce qui lui est offert30. » D’une manière similaire, l’absence de focalisation dans le champ
perceptif évite de trop soumettre la perception aux attentes qu’on peut avoir d’un
partenaire.
29 Alan W. Watts, Le bouddhisme zen (1957), traduit de l’américain par P. Berlot, Paris, Payot, 1972, p. 21.
30 Sigmund Freud, La technique psychanalytique, traduit de l’allemand par Jean Altounian et alii., Paris, Puf,
2010, p. 63 ; cité dans Basile Doganis, ibid.

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Le regard qui ne demande rien

Le regard périphérique que le Contact entraîne est un « œil qui ne demande rien »,
qui s’efforce de se défaire de ces préconceptions. On peut dire de cet œil ce que Paxton
dit de « l’esprit » (mind) :

« volontairement dépouillé de toute préconception et de tout souvenir ;


il est uniquement dans le moment présent, méditant sur les potentiels et
sur les voies les plus aisées que les danseurs pourront emprunter
ensemble au sein de l’édifice énergétique qu’ils partagent : c’est un état
d’abandon31. »

L’idée que l’improvisateur se « dépouille volontairement de tout souvenir » semble


paradoxale vis-à-vis de la manière dont fonctionne l’anticipation dans la perception
visuelle quotidienne. La capacité à anticiper les mouvements des objets (vivants ou
inanimés) dans un espace que j’occupe n’est en effet pas rare : à vélo, en voiture, je suis
sans cesse amené à une « lecture » des comportements probables des acteurs autour de
moi, dont les trajectoires à venir se dessinent à même mon présent sans que j’aie besoin
de passer ni par un raisonnement complexe, ni même par une concentration particulière
sur tel ou tel acteur présent dans le champ perceptif. Pour éviter le piéton qui marche à
cent mètres de moi, pour savoir que mon trajet ne va pas intercepter le sien, je n’ai pas
besoin de me concentrer particulièrement sur ses mouvements : je « sens » que nous
n’allons pas nous rencontrer, même si nous pouvons nous frôler. Tout se passe comme si
le piéton qui s’apprête à traverser alors que je descends la pente était non seulement sur
le trottoir mais aussi, fantômatiquement ou projectivement, déjà au milieu de la route, au
croisement de nos chemins. On pourrait dire que cette anticipation revient à une
présence, à même l’espace environnant, des trajets à venir : comme objet futur de mon
action, il est déjà présent, au sens où il la dirige.
La psychologie de la perception contemporaine montre ainsi que, face à un objet
(connu ou inconnu), nous « passons en revue une multiplicité de modèles anticipatoires
qui prédisent le comportement des systèmes moteurs à partir des interactions connues

31Steve Paxton, « Solo dancing », art. cit., p. 24.

- 97 -
avec des objets précédemment rencontrés32 ». Bergson parlait déjà de « divination
concrète33 » pour qualifier ce caractère anticipatoire de la perception, et il prenait pour
l’illustrer l’exemple de la lecture. Si nous devions effectivement lire tous les caractères
imprimés sur la page, remarque Bergson, nous n’aurions jamais fini de lire un livre : c’est
parce que nous ne cessons d’anticiper quel mot suivra quel autre, que déjà dans les
lettres « cœ » s’annonce le « cœur », que la lecture d’un texte peut être un parcours plutôt
qu’une suite d’obstacles (en un sens, l’écriture poétique est en exception sur ce régime :
elle fait buter sur les anticipations, évite les redondances). La divination concrète de la
perception consisterait ainsi à « lire » à même le présent ce qui, appartenant au passé, se
rappelle : elle est extériorisation, dans le présent, des souvenirs utiles qui permettent
d’en prévoir le déroulement futur. C’est donc dire que le passé s’insère dans la perception
comme le fil directionnel qui relie le présent au futur.
Appelons « invite » la forme dans laquelle ce passé se donne à même le perçu.
« Invite » est la traduction française du terme affordance, néologisme forgé par le
psychologue James Jerome Gibson34. Pour Gibson, reconnaître les objets de la
perception, c’est déjà savoir ce que je peux en faire : la table, le stylo, le papier, sont en ce
sens l’ensemble de mes mouvements possibles à leur égard. Toute perception est
traversée de « pré-perceptions », schémas dynamiques que la mémoire motrice alimente.
Les associations que je fais entre mon corps et les objets ne sont pas sans limite, comme
dans l’écriture automatique surréaliste ou dans les associations libres des rêves, mais liées
à un impératif de cohérence et d’équilibre. Elles correspondent aux potentiels offerts par
ma propre nature/culture motrice : en tant qu’être humain, en tant que citoyen français,
en tant que danseur, en tant qu’homme, en tant que droitier. La table n’est pas de
manière prédominante un objet « à grignoter » ou « à fendre en deux », elle est ce à quoi
je m’assois pour travailler ou manger ; le piéton qui passe au loin est « à éviter » et non
majoritairement « à escalader » ou « à emporter sur mon vélo », etc. Tout entraînement,
toute pratique gestuelle renforce la salience de certaines invites sur d’autres : à mesure

32 Daniel M. Wolpert et J. Randall Flanagan, « Motor prediction », Current Biology, vol. 11(18), septembre
2001, p. 731.
33 Henri Bergson, L’énergie spirituelle, Paris, Puf, 1919, p. 98-99.
34 James Jerome Gibson, Approche écologique de la perception visuelle, op. cit.

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que le savoir-faire est entraîné, le savoir-sentir qui en permet le guidage se développe. La
psychologue de l’enfance Eleanor Gibson a fourni à son époux le concept d’« accordage
perceptif » (perceptual attunement) ou d’« apprentissage perceptif » (perceptual learning)
pour qualifier ce processus35. Ainsi apprendre à marcher en haute montagne est
inséparable d’un certain apprentissage perceptif de repérage des irrégularités du sol. De
même le chasseur se reconnaît-il à sa capacité à lire les trajectoires et les mouvements
récents des animaux à partir de leurs traces.
L’essentiel de l’environnement visuel en Contact Improvisation est composé du sol,
de mon propre corps, et des corps de mes partenaires. En raison de la spécialisation
technique autour des gestes de prise de contact (toucher, entrer en collision, rouler) et
de poids (sauter, tomber, peser), les invites les plus prégnantes dans cet environnement
sont les invites de surface, c’est-à-dire que corps ou sol sont également considérés
comme « à-glisser-sur », « à-me-réceptionner-sur », « à-me-porter ». Une grande finesse
dans la perception granulaire des différentes qualités de surface est travaillée, si bien que
l’œil est capable d’évaluer avec une grande acuité les trajectoires de bond, et les qualités
d’impact à la réception. C’est ainsi que Steve Paxton peut mettre sur un même plan le sol,
la peau, les muscles, les os et le partenaire considéré comme masse totale en parlant de
caractéristiques des surfaces :

« deux personnes improvisent librement leurs mouvements, elles


utilisent le sol et s’utilisent l’une l’autre comme surfaces, elles
dépendent de la gravité qui sert de constante à leurs mouvements ; la
part d’inertie dans l’élan est une variable ; les caractéristiques des
surfaces vont du plus inflexible (le sol) au plus accueillant (peau – muscle
– os – masse totale)36 »

Or, la surspécialisation dans la perception d’invites de surface tend à faire reculer


l’apparaître de l’autre comme individu (comme autre être humain), ce qui est clairement
une des visées esthétiques voire éthiques premières du Contact Improvisation (ce que
nous avons appelé l’esthétique du « corps comme masse »). Mais cet affinement perceptif
35 Eleanor J. Gibson, Principles of Perceptual Learning and Development, Englewood Cliffs (NJ), Prentice-
Hall, 1969.
36 Steve Paxton, « Solo Dancing », art. cit., p. 24.

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s’accompagne également d’une cécité relative, et d’une réduction des invites à ce qui sert
l’activité en cours, au détriment de ce qui ne répond pas aux attentes perceptive et
motrice du faiseur.
Et le Contact Improvisation ne repose pas seulement sur les mises en contact : c’est
aussi une forme d’improvisation, qui vise à une certaine forme d’émancipation des
danseurs de leurs propres routines. La question se pose alors de savoir comment éviter ce
siphon d’invites de plus en plus spécialisées : comment rouvrir les invites des objets (et en
particulier des personnes) avec qui nous dansons ?
Les manières privilégiées par le Contact Improvisation pour entraîner le regard à ne
pas (pré)voir sont multiples, mais elles consistent généralement à renforcer la fonction
sensorielle des yeux à la défaveur de la fonction objectivante de la vision. Tout un travail
est ainsi réalisé les yeux fermés, qui consiste à recevoir et à détailler le champ visuel qui se
donne sous les paupières :
Placez vos mains devant vos yeux, créez comme de petites cavernes pour les abriter, et
laissez vos paupières se refermer. Qu’est-ce que vous voyez ? Tâchez de détailler, pour vous-
mêmes, l’éventail des sensations que vous rencontrez : ce noir, qui est plutôt comme un
rouge foncé, traversé par moments de saccades lumineuses, tantôt verticales, tantôt
horizontales. Si vous regardez vers le bas, est-ce que vous voyez la bordure de vos joues ?
C’est le champ visuel qui s’assombrit, comme un halo arrondi. Et si, lentement, lentement,
vous commencez à détacher vos mains, en les soulevant légèrement, qu’est-ce que vous
voyez ? Comment décrire cet influx massif de lumière ? Comme une cascade lumineuse qui
s’engouffre par les persiennes entr’ouvertes d’une maison laissée à l’abandon ? Ou plutôt
comme une lente variation, du noir au rouge, de l’intime à l’extime 37 ?

37 Henri Bergson (dans sa conférence sur « Le rêve » de 1901) fait de ces événements infra-palpébraux
l’une des sources de nos fantasmagories nocturnes : « Fermons les yeux et voyons ce qui va se passer.
Beaucoup de personnes diront qu’il ne se passe rien : c’est qu’elles ne regardent pas attentivement. En
réalité, on aperçoit beaucoup de choses. D’abord un fond noir. Puis des taches de diverses couleurs,
quelquefois ternes, quelquefois aussi d’un éclat singulier. Ces taches se dilatent et se contractent,
changent de forme et de nuance, empiètent les unes sur les autres. Le changement peut être lent et
graduel. Il s’accomplit aussi parfois avec une extrême rapidité. D’où vient cette fantasmagorie ? Les
physiologistes et les psychologues ont parlé de « poussière lumineuse », de « spectres oculaires », de
« phosphènes » ; ils attribuent d’ailleurs ces apparences aux modifications légères qui se produisent
sans cesse dans la circulation rétinienne, ou bien encore à la pression que la paupière fermée exerce sur
le globe oculaire, excitant mécaniquement le nerf optique. Mais peu importe l’explication du
phénomène et le nom qu’on lui donne. Il se rencontre chez tout le monde, et il fournit, sans aucun

- 100 -
Voir n’est pas toujours voir quelque chose, c’est aussi recevoir de la lumière : le
champ visuel ne m’offre pas simplement des objets à manipuler, mais aussi des objets qui
m’impressionnent, dont je peux m’entraîner à recevoir la qualité sous forme magmatique
même lorsqu’ils sont en face de moi. De ce magma, il n’y a rien à faire, il n’y a qu’à défaire
la tentation de l’objet.

La danse qui ne donne rien à regarder

Mais ces regards de danseurs (périphériques, non-objectivants) n’ont pas que valeur
pragmatique, éthique ou épistémique. Ils appartiennent et sont soutenus par une
esthétique fortement répandue dans la danse théâtrale de tradition post-moderne à
laquelle Paxton appartient : on peut donc retourner le propos et commencer à se poser la
question de ce qui est donné à regarder (aux autres, et aux spectateurs en particulier)
dans cette manière de détourner le regard.

À la même époque où s’invente le Contact Improvisation, l’évitement du regard est mis


en scène par de nombreuses chorégraphes contemporaines. La pièce la plus topique de
cette stratégie est Trio A (1966) d’Yvonne Rainer—dont Steve Paxton est encore
l’interprète en 1972 lorsqu’il fonde le Contact Improvisation—joue ainsi d’un regard qui ne
se fixe sur rien, qui reste oblique. Ce regard sans points fixes institue une relation
particulière au spectateur : il n’en capture pas l’attention, il n’en cherche pas
l’approbation, il ne tente pas de le diriger. Bref, il se construit au rebours des
automatismes les plus fondamentaux de l’usage des yeux dans la relation intersubjective.

Tout en effet est construit chez moi pour que la direction de mon regard oriente
l’attention de mes congénères. Par exemple, le blanc de l’œil, caractéristique unique chez
l’humain permet aisément à mes vis-à-vis de savoir où je pointe mon regard. Ainsi que
l’ont montré des études éthologiques comparatives,

« La comparaison entre coloration des yeux et coloration de la face, en


particulier autour des yeux, suggère que la couleur foncée de la
sclérotique exposée chez les primates non-humains est une adaptation
ayant pour but de camoufler la direction du regard face aux congénères

doute, l’étoffe où nous taillons beaucoup de nos rêves. » (L’énergie spirituelle, op. cit., p. 85-86)

- 101 -
et/ou aux prédateurs, et que la sclérotique blanche de l’œil humain est
une adaptation ayant pour but de faciliter les signaux liés au regard.
L’unicité de la morphologie de l’œil humain chez les primates illustre la
différence remarquable entre l’humain et les autres primates dans leur
aptitude à communiquer par l’entremise de signaux liés au regard38. »

Prenant le rebours de cette adaptation de l’œil humain à la socialité, le regard dans la


danse de Rainer ne pointe vers rien : il est « comme happé par la seule danse et jamais ne
s’en échappe car celle-ci ne tente jamais de désigner d’autres lieux, ni d’indiquer des
directions39. »

Cette approche oppose également une alternative à certaines danses de l’époque qui
développent un rapport direct à l’environnement dans lequel elles s’exécutent. À partir
d’Anna Halprin au moins et de la reconnaissance de l’espace du théâtre dans Parades and
Changes (1962) où les danseurs escaladaient les sièges et les murs du théâtre, jusqu’aux
pièces de Trisha Brown jouées sur les toits et même sur les murs d’immeubles new-
yorkais, toute une tendance de la danse post-moderne consiste à établir des danses in
situ, dont la fonction est de donner à voir, non seulement le corps en mouvement, mais
l’environnement dans lequel il se déploie. Rien de tel dans Trio A : l’espace dont il est
question chez Rainer est intérieur au mouvement lui-même, il lui appartient, il est déployé
par lui et le regard n’a pas besoin de venir en chercher la confirmation à l’extérieur des
limites du corps.

Dans le Contact Improvisation, le floutage du regard obéit en partie à cette double


esthétique qui se déploie dans Trio A : l’événement n’est pas ailleurs que dans la
rencontre entre les partenaires.

C’est sans doute ce qui le rend « irregardable » pour de nombreux spectateurs des années
1970 : comme le regard n’est pas projectif, comme il ne vient pas chercher le spectateur,
ce dernier ne s’y sent pas interpellé. Un critique de danse parle ainsi du Contact

38 Hiromi Kobayashi et Shiro Kohshima, « Unique morphology of the human eye and its adaptive meaning:
comparative studies on external morphology of the primate eye », Journal of Human Evolution, vol.
40(5), 2001.
39 Julie Perrin, Figures de l’attention. Cinq essais sur la spatialité en danse, Dijon, Les Presses du Réel, 2012,
p. 101.

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Improvisation comme d’« un flux lent, une progression exploratoire sans accent et anti-
spectaculaire40 ». Même lorsque les critiques ont le goût de l’anti-spectaculaire, cette
absence d’accent se retourne rapidement en difficulté : « Ce flux de mouvement en
silence nous interpelle. Il sollicite même l’imagination, encore aujourd’hui. Mais en
dernière instance, c’est la frustration qui vient, parce que rien n’arrive, rien n’est
communiqué au-delà de l’obvie41. » Et inversement, quand certains performeurs de
Contact Improvisation s’engagent avec les spectateurs dans des rapports de séduction ou
d’humour, quand ils viennent chercher le public et sortent de la sphère visuelle utilitaire
qui leur permet de danser les uns avec les autres, ils sont jugés négativement par leurs
pairs42.

Mais si le Contact Improvisation ne se construit pas dans une relation frontale avec les
spectateurs, et introduit plutôt l’idée d’une focalisation qui appartient à l’événement et à
l’événement seul, cela ne veut pas dire qu’il n’invite pas à un regard spectatoriel
spécifique. L’une des premières tournées mentionnait même le rôle du spectateur : You
Come and We’ll Show You What We Do, « vous venez et on vous montrera ce qu’on fait ».
Sous son apparence anodine, ce titre-injonction impose en réalité un mode de regard très
spécifique : « n’attendez pas de nous que nous vous en mettions plein les yeux,
contentez-vous de venir, et nous ferons ce que nous faisons ». C’est donc une sorte de
regard apaisé qui est requis, un regard lui aussi (comme le regard périphérique) sans
attente ou tension, un peu le genre de regard que l’on peut avoir devant une rivière qui
s’écoule ou un feu de cheminée43. Une critique de danse commente ainsi un solo de

40 Max Wyman, « Contact Improvisation is no theatrical spectacle », The Vancouver Sun, 6 février 1978.
41 James Armstrong, « in contact with mangrove », Dance Magazine, décembre 1977.
42 Ainsi Laurie Booth, à propos du collectif masculin Mangrove : « Leur attention était presque
continuellement tournée vers le public, et rarement les uns envers les autres. En conséquence de quoi,
leur danse était toute en efforts, ce qui avait l’air de provenir de l’idée que plus ils sauteraient haut et
vite les uns sur les autres, plus le public serait impressionné. Le résultat en était de nombreux moments
de Contact insensible et hautement manipulatoire. » (Laurie Booth, « West Coast Dialect », New Dance,
vol. 16, 1980.)
43 Ce qui ne veut pas dire que le spectateur soit pour cela préparé, comme c’est le cas de pièces plus
récentes comme les Promenades floues (2006-2008) de Matthias Poisson et Manolie Soyvouanh dont
Isabelle Ginot fait état dans son article sur le geste de « Regarder » et où il s’agit véritablement de
chorégraphier cet état de réceptivité sensible, et où chaque spectateur est invité à « réfléchir sur son
regard et à le découvrir comme activité à part entière » (Isabelle Ginot, « Regarder », Histoires de gestes,
op. cit., p. 228). Dans le Contact Improvisation, le spectateur est plutôt, et de manière plus anarchique,
laissé à lui-même.

- 103 -
Contact Improvisation de Nancy Stark Smith en disant :

« c’est, et ce doit être, une activité qui absorbe intégralement l’attention


de la danseuse. Mais qu’en est-il du spectateur ? Je crois que lentement,
nous sommes en train d’être éduqués à regarder le mouvement par et
en lui-même44. »

Sally Banes décrit encore son expérience avec la forme :

« Pour le public, le Contact Improvisation est tantôt épuisant à regarder,


tantôt exaltant, tantôt ennuyeux, tantôt effrayant. Le matériau n’est pas
édité, ni présenté dans l’idée de servir le plaisir ou le divertissement du
public (…) Il se peut qu’on se sente submergée d’informations, mais nos
corps répondent au spectacle, même quand le champ visuel est trop
plein. Celle qui assiste à une représentation dans l’attente de
mouvements virtuoses ou d’une danse joliment polie, celui qui s’attend à
recevoir passivement son plaisir de spectateur, ceux-là ne peuvent
qu’êtres déçus. Par contre, celles qui apprécient de voir ‘‘de bons vieux
corps’’ bouger auront de quoi se délecter45... »

Les premières performances de Contact Improvisation se déroulent dans une galerie


d’art : la pièce est montrée cinq heures par jours en après-midi, face à un public qui ne fait
parfois que passer (pour aller voir une vidéo projetée au fond de la même galerie), et qui
parfois reste plusieurs heures à regarder les danseurs s’essayer, de manière assez
maladroite, à se manipuler et à se sauter les uns sur les autres46. La taille de la galerie fait

44 Julie Tolley, « Questions about Contact », New Dance Spring, vol. 18, 1981.
45 Sally Banes, Terpsichore in Sneakers, op. cit., p. 67.
46 Aux États-Unis, la première de la pièce Contact Improvisations est donnée dans la galerie John Weber de
New York City, du 1er au 5 juin 1972, cinq heures par jour, de 13h à 18h. La pratique est présentée dans
une salle au bout de laquelle se trouve un écran, où sont projetés Dr Chicago et Cry Dr Chicago de
George Manupelli, films expérimentaux où Steve Paxton joue un rôle secondaire de toxicomane
mutique. En Europe, la première de la pièce a lieu en 1973 dans la galerie L’Attico à Rome les 25, 26 et 28
juin, sous forme de trois performances qui ont lieu en soirées (avec la participation de Mary Fulkerson,
David Woodberry, Danny Lepkoff, Margot Basset, Annette La Roque, Nancy Stark Smith, Steve Paxton
et Steve Christiansen). Un an plus tôt, la même galerie avait accueilli le Festival Music and Dance USA
avec Steve Reich, Laura Dean, Yvonne Rainer (qui présentait, entre autres pièces, Trio A, interprété par
Paxton), Joan Jonas, Simone Forti, Charlemagne Palestine, Trisha Brown et Philip Glass. cf. Luca
Barbero et alii., Macroradici Del Contemporaneo: L’Attico Di Fabio Sargentini, 1966-1978, Roma, MACRO,
Museo d’arte contemporanea, 2010, pp. 122-137.

- 104 -
que malgré la douzaine de danseurs présents, seul un duo est dansé à la fois, ce qui a
pour conséquence de rendre extrêmement visibles les danseurs qui attendent leur tour :
ceux-ci sont occupés à regarder la danse, et offrent ainsi un relais au spectateur. Ils
deviennent des « figures de bord », comme ces figures dans les tableaux renaissants qui
restent à la lisière de la scène, sur le rebord du tableau (un escargot, un papillon) et
servent de relais au regard du spectateur47. Les danseurs, plus ou moins avachis en bord
de scène (fig. 1), servent ainsi de portes d’entrée dans la danse : la danse est à voir du
point de vue des danseurs, et non seulement d’un point de vue de spectateur détaché.
Autrement dit, la danse est à regarder comme une pratique, plutôt que comme une
performance. Ou plutôt : elle est à observer comme un phénomène qui se déploie, et
qu’on étudie.

Le regard invité, plutôt qu’un regard inquisiteur ou esthète, est un regard d’étude—un
regard de studio plutôt que de scène—un regard d’enfants qui devant une fourmilière en
étudient les relations complexes qui rythment une vie sociale aux lois invisibles.

* * *

Cette introduction nous a conduit à nous demander ce que le Contact Improvisation


invitait ses praticiens à faire de leurs yeux, ce qui nous a révélé un projet à la fois
relationnel, éthique et esthétique. Mais cette enquête sur l’usage (ou plutôt le non-
usage) du regard dans la danse doit être complétée par une autre enquête, relativement
distincte, sur l’usage du regard face à la danse. Ce regard est un regard que partagent
spectateurs et danseurs : les uns comme les autres voient danser. Après de brèves

47 Daniel Arasse donne comme exemple de ces figures de bord un célèbre escargot, représenté sur le
bord d’une Annonciation. L’escargot, d’une taille déraisonnable selon les lois de la perspective, se
trouve sur le cadre « peint » à l’intérieur du tableau, anomalie qui, pour Arasse, « vous fait signe ; elle
vous appelle à une conversion du regard et vous laisse entendre : vous ne voyez rien dans ce que vous
regardez. Ou plutôt, dans ce que vous voyez, vous ne voyez pas ce que vous regardez, ce pour quoi,
dans l’attente de quoi vous regardez : l’invisible venu dans la vision. » (Daniel Arasse, « Le regard de
l’escargot », On n’y voit rien. Descriptions, Paris, Denoël, 2005, p. 44)

- 105 -
considérations sur le voir-danser du spectateur de danse qui nous permettront surtout de
situer historiquement notre propos, nous nous concentrerons toutefois davantage sur la
manière dont les danseurs se regardent entre eux. Les danseurs, en effet, se regardent—
ils se regardent eux-mêmes (dans le miroir, en vidéo) et ils se regardent les uns les autres,
dans leurs espaces d’entraînement, de création et de scènes. Ce sont ces regards de
danseurs que nous voulons interroger à l’intérieur des pratiques du Contact
Improvisation.

Regarder (1) : Sympathiser

Sentir, bouger-avec

Considérons un premier regard spectateur que nous appellerons sympathie. La sympathie


est un sentir-avec. Elle est peut-être le mieux exemplifiée dans la relation de regard avec
l’acrobate, l’équilibriste, ou le danseur de sabres : c’est elle qui me coupe le souffle, me
fait serrer les dents, me fait tendre les muscles du coup et serrer les poings 48. La
sympathie est parfaitement commune et s’observe quotidiennement dans la contagion
gestuelle (bâillement, rire) et dans les mimiques d’accompagnements (voir quelqu’un
faire la grimace me fait froncer les sourcils, voir quelqu’un se taper le doigt avec un
marteau me fait serrer les dents, etc.). En deçà de tout ce que les philosophes moraux (de
Locke à Hume et à Rousseau) ont pu y voir de fondement de la vie morale à titre de
disposition à la compassion envers la souffrance des autres, disons que la sympathie est
l’attitude du regard qui consiste à accompagner dynamiquement le spectacle visible.

La sympathie atteste que l’autre n’est pas un objet qui se tiendrait à distance et dans
lequel j’aurais à introjeter le rapport à soi que je trouve dans mon propre rapport à moi-
même. L’autre est, avant toute objectivation, à mes côtés, c’est un coexistant avec lequel
je vibre et non un objet (ou un corps) que j’aurais besoin d’animer magiquement
d’intentions.

On appelle neurones miroirs la fonction neuronale par laquelle percevoir un individu faire

48 L’idée (et le mot) sont notamment utilisés par l’Abbé DuBos dans ses Réflexions critiques sur la poésie et
la peinture (1719) pour décrire le plaisir pris au théâtre. cf. sur ce point Susan Leigh Foster,
Choreographing Empathy, op. cit., p. 131 sq.

- 106 -
un geste (par la vue, mais aussi par le toucher ou l’ouïe) implique l’activation simultanée
(en sus des zones liées à la réceptivité sensorielle) de certaines zones du cortex moteur.
Les neurones miroirs ne sont pas un groupe de neurones qui seraient spécialisés dans
l’imitation : ce sont les mêmes neurones qui sont activés lors de l’ego-locomotion qui,
lorsqu’on assiste au spectacle d’un autre humain en mouvement, s’activent. Comme dans
les cas de sympathie mentionnés, mais sans qu’il y paraisse autrement qu’à l’imagerie
cérébrale, on observerait ainsi une activité neuronale en miroir de l’activité physique
perçue chez l’autre. L’hypothèse généralement émise (qui reste très largement une
hypothèse et non une certitude, en particulier chez l’humain) est que cette activation
miroir du cortex moteur permet au sujet percevant de comprendre, d’imiter, ou
d’anticiper la suite des gestes de son vis-à-vis49.

Le mot de « miroir » toutefois est mal choisi, puisqu’il présuppose l’existence d’un original
et d’une copie. Il fait comme si nous existions en face de l’autre comme nous existons en
face de l’image de nous-mêmes au miroir, et dans laquelle nous aurions loisir d’introjeter
notre propre motricité. Mais les autres ne sont pas—ou alors rarement—en face de nous.
La plupart du temps, c’est à peine si nous les plaçons au centre de notre champ visuel. Le
plus souvent, ils sont présupposés dans notre champ de vision : ils sont avec nous, « de
notre côté », c’est-à-dire « à nos côtés », à partager nos regards sur le monde. Ainsi
disposés l’un à côté de l’autre et avant toute projection ou injection, « nos deux corps ont
en commun un lexique d’actes moteurs, qui n’est pas davantage le mien que celui de
l’autre50 ». S’il y a activation des mêmes zones motrices quand je regarde et quand je fais,
c’est que les gestes que je fais et les gestes que les autres font apparaissent selon la
même guise. Me voir bouger et voir l’autre bouger (et de même m’entendre bouger et
entendre l’autre bouger), ce n’est guère différent : l’apparence de mon corps depuis la
sentinelle de mes yeux correspond à peu près à celle de mon voisin (des bras, des mains,
un buste, des jambes si nous sommes assis). Les gestes de l’autre et mes gestes arrivent
du même côté du monde, non pas en face de moi, mais entre nous. De même qu’on a pu

49 cf. Giacomo Rizzolatti et al., « From Mirror Neurons to Imitation: Facts and Speculations » in Andrew N.
Meltzoff et Wolfgang Prinz (éd.), The Imitative Mind: Development, Evolution and Brain Bases,
Cambridge, Cambriduge UP, 2002.
50 Etienne Bimbenet, L’animal que je ne suis plus, Paris, Gallimard, 2011, p. 358.

- 107 -
dire que le langage c’est « autrui en nous » (Valéry), on peut dire que les gestes sont la
marque d’une altérité, d’une culture, d’un faire qui circulent en chacun de nous sans que
nous en soyons purement les auteurs. Ma compréhension d’un geste n’est pas plus
primordialement celle de mon geste que celle du geste de l’autre. Son mode d’existence
est en deçà du partage entre le moi et l’autre.

C’est ce qu’atteste une simple phénoménologie de l’interactivité : je suis à vélo, et un


piéton marche dans la direction qui va couper la mienne ; je n’en passe pas par un calcul
qui me permettra de savoir comment, de son point de vue, la route est perçue, pour
vérifier qu’il est bien dans le même monde comme moi. L’espace de mon action est
d’emblée enveloppé dans l’espace de l’action de l’autre et c’est de l’intérieur de ces
directions partagées que je puis choisir. Le plus souvent, je n’ai pas besoin de me mettre à
la place de l’autre, parce que nous sommes déjà dans le même espace. Ce n’est d’ailleurs
que sur cette base que je puis, par un effort de la réflexion, me mettre à sa place, tenter
de concevoir sa vision des choses si par aventure nos deux trajectoires se mettaient à
devenir inadéquates l’une à l’autre : si le monde n’était pas présupposé comme commun,
on ne comprendrait pas comment une telle substitution de point de vue pourrait avoir
lieu et c’est ce partage du monde qui sert de pivot à la sympathie.

« Sympathie musculaire » : face à la danse

Le phénomène de la sympathie a fourni un appui important à la pensée de la danse au


début du XXe siècle. Une des premières contributions à l’esthétique de la danse moderne,
celle que John Martin écrit dans les années 1930, s’appuie en effet largement sur la
description de ces effets de résonances entre spectateur et danseur. John Martin, dans sa
Danse moderne, propose une sorte de manuel du spectateur de danse, expliquant qu’il n’y
a nul besoin d’être rompu à l’esthétique des modernes pour aller voir danser : par
« sympathie musculaire51 », le néophyte a accès à la danse sans médiation intellectuelle,
par transport auprès du dynamisme vécu des danseurs.

51 John Martin, La Danse moderne (1933), traduit de l’américain par Sonia Schoonejans, Christine Le Bœuf
et Jacqueline Robinson, Arles, Actes Sud, 1991, p. 28 : « Vous n’avez pas à vous y arrêter pour les
analyser (...) Instantanément, vous associez le mouvement à sa fonction, par mémoire musculaire
mimétique. Vos muscles se souviennent que lorsque vous effectuez une certaine série de mouvements,
le résultat est un résultat spécifique. »

- 108 -
Seulement, Martin ne se contente pas d’affirmer que le spectateur de danse entre, par
sympathie, dans les mouvements et les dynamiques des danseurs. Il affirme que le
spectateur rejoint les intentions et les émotions des danseurs, dont les mouvements sont
le support. L’enjeu explicite de Martin est en effet de défendre une danse (moderne) qui
cherchait à se défaire de la narration comme soutien à son déroulement chronologique.
Or en prenant « le mouvement comme matière », cette danse court (d’après ce que
perçoit Martin dans les revues critiques de l’époque) le risque de passer pour indicible, et
donc « ésotérique52 ». Mais pour Martin, la danse moderne, loin d’être abstraite, absconse
ou même « moderne » en aucune manière, fait en réalité appel aux sources les plus
fondamentales de la danse. Il le répète dans un ouvrage ultérieur :

« Assurément, nulle autre forme d’art n’a été nommée si


malheureusement que la ‘‘danse moderne’’. Non seulement l’expression
ne décrit rien, mais elle est décidément inadaptée, puisqu’il n’y a
absolument rien de moderne dans la danse moderne. Il s’agit, en fait, de
la forme la plus fondamentale de danse, de la plus ancienne de ses
manifestations. Le danseur moderne, au lieu d’employer les ressources
accumulées de la tradition académique, coupe court et accède
directement à la source de toute danse53. »

Quelle est cette source ? C’est, pour Martin, l’expressivité du geste, qu’il pense assez
naïvement comme directe relation entre l’émotion et la motricité :

« À la racine de toutes les manifestations variées du danser (et d’autres


activités innombrables) se trouve l’impulsion commune de recourir au
mouvement pour externaliser des états qu’on ne saurait externaliser par
des moyens rationnels. Voilà la danse originaire (basic dance)54. »

Martin entend ainsi démontrer que, même si les gestes de la danse moderne ne sont pas
codifiés comme ceux du ballet, ils expriment bien quelque chose : ils expriment les états
d’âme, en vertu d’une corrélation « entre le mouvement physique et l’intention

52 Ibid., p. 23 et 28.
53 John Martin, Book of the Dance, New York (NY), Tudor Publishing Company, 1963, p. 183.
54 Ibid., p. 8.

- 109 -
mentale55 ». Ce rapport psycho-somatique reçoit le nom de « métakinésis » que Martin
emprunte au père de la biologie émergente, C. Lloyd Morgan. Cette rencontre (fort
discrète, puisque Martin ne cite même pas le nom de Morgan) de la danse et de la
biologie modernes est frappante : elle indique une certaine communauté de
préoccupations—en particulier ici, la question des rapports corps/conscience. Ces
rapports prennent en effet un tour déterminant avec le darwinisme et l’inscription de
l’humanité dans la filiation animale : alors qu’il devient urgent de rendre compte de la
manière dont les humains en viennent à acquérir la conscience qu’ils appartiennent au
même règne que les autres animaux, la thèse de la biologie émergente dépasse les
oppositions habituelles du physique et du psychique. Morgan ne propose ni un simple
parallélisme (les deux arrivent en même temps sans s’influencer mutuellement), ni un
dirigisme (l’un a le pas sur l’autre), mais plutôt de réfléchir à leurs existences comme à
deux niveaux de réalités distincts : d’un côté, la kinésis où s’observent des mouvements
d’ordre mécanique ou énergétique ; et de l’autre, la métakinésis, où s’observent les
mouvements de la conscience56. Martin trouve « dans le dictionnaire Webster—source de
référence des plus communes57 » la justification pour employer ce terme et pour affirmer
la réalité des contenus (psychiques et émotionnels) transmis par la danse moderne.

Ces rappels sont importants, parce qu’on confond souvent la question de la sympathie
(commotion du spectateur devant l’autre en mouvement) avec celle de la métakinésis
(c’est-à-dire le fait que ces mouvements soient attachés à des états émotionnels). Or
cette équation n’est qu’un trait d’époque : elle appartient à une certaine esthétique
expressionniste, que John Martin entend défendre.

55 John Martin, La Danse moderne, op. cit., p. 29.


56 cf. C. Lloyd Morgan, Animal Life, London, E. Arnold, 1890, p. 467 : « Il est généralement admis que les
phénomènes physiques, y compris ceux que l’on appelle physiologiques, peuvent être expliqués, ou
explicables en termes d’énergie. Il est également admis que la conscience est quelque chose qui s’en
distingue, et qui appartient à un tout autre ordre phénoménal que l’énergie. Il est par ailleurs
généralement admis que la conscience est toutefois, d’une certaine manière, située à proximité sinon
indissolublement associée à des manifestations particulières de l’énergie dans les centres nerveux du
cerveau. Nous appelons ces dernières manifestations d’énergie des manifestations ‘‘kinétiques’’ et
nous utilisons le terme de ‘‘kinésis’’ pour les manifestations physiques de cet ordre. Parallèlement, nous
pourrons appeler les manifestations concomitantes d’ordre mental ou conscient ‘‘métakinétiques’’, et
pourrons utiliser le terme ‘‘metakinésis’’ pour toutes les manifestations appartenant à cet ordre
phénoménal. »
57 John Martin, La danse moderne, op. cit., p. 29.

- 110 -
(Et l’expressionnisme n’est pas seulement une esthétique. C’est aussi une épistémique.
Ainsi un grand nombre de linguistes et de philosophes tout au long de la première moitié
du e
XX siècle défendent la même idée que voir gesticuler, c’est lire des émotions 58.
Merleau-Ponty, par exemple, parle de la compréhension des gestes de l’autre comme
d’une sympathie avec l’état d’esprit de l’autre :

« La communication ou la compréhension des gestes s’obtient par la


réciprocité de mes intentions et des gestes d’autrui, de mes gestes et
des intentions lisibles dans la conduite d’autrui. Tout se passe comme si
l’intention d’autrui habitait mon corps ou comme si mes intentions
habitaient le sien. Le geste dont je suis le témoin dessine en pointillé un
objet intentionnel59. »

Le contexte dans lequel Merleau-Ponty pense ici la lecture du geste est un contexte pour
l’essentiel émotionnel (ses exemples sont ceux du geste de colère ou de caresse). Il est
vrai que l’intention du philosophe est d’abord de montrer comment le geste ouvre
immédiatement sur un monde. Pour Merleau-Ponty, ce n’est pas tant autrui que je
regarde, que ce à quoi il se rapporte et c’est ce rapport, cette relation que ses
mouvements contiennent et me donnent à voir. « Le sens du geste ainsi “compris” n’est
pas derrière lui, il se confond avec la structure du monde que le geste dessine et que je
reprends à mon compte, il s’étale sur le geste lui-même 60. » On comprend donc que
l’émotion soit l’exemple privilégié par Merleau-Ponty pour rendre sensible cette qualité
intentionnelle.)

Toutefois la sympathie peut parfaitement être décorrélée de l’expressionnisme comme


correspondance terme à terme du mouvement et de l’émotion. Sans doute, de temps en
temps, voir bouger, c’est faire l’expérience de certains états émotionnels. Mais il y a
assurément d’autres éléments à percevoir lorsqu’on se place au sein du mouvement de
l’autre par le regard.

Par exemple, le danseur et neuro-esthéticien Ivar Hagendoorn émet l’hypothèse qu’une

58 cf. Susan Leigh Foster, Choreographing Empathy, op. cit., p. 163-164.


59 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 215.
60 Ibid., p. 216-217.

- 111 -
partie du plaisir esthétique retiré dans le voir danser est lié à la fonction anticipatrice (et
non émotionnelle) de l’empathie : en regardant les mouvements des danseurs, je tire un
certain plaisir à faire des « paris sur l’avenir » du geste, qui sont tantôt satisfaits, tantôt
contrariés—l’art de la chorégraphe consistant à ménager ces deux pôles 61. Mais tous les
chorégraphes ne jouent pas à ce jeu, et si les artistes que Hagendoorn cite (Balanchine,
Cunningham, Forsythe) ont assurément cherché à tromper le régime anticipatoire du
mouvement en créant pour eux-mêmes et pour leurs danseurs, des déroutes
systématiques du geste (par exemple Cunningham en utilisant le logiciel Lifeform comme
moyen de dicter aux danseurs des mouvements « surhumains »), ce n’est pas toujours
vrai de toute danse.

Une seconde alternative nous est fournie par les analyses de l’ethno-psychologue
de l’enfance Daniel Stern. Passons quelques instants avec cet auteur : nous verrons que
ses travaux nous éclairent singulièrement sur les relations de sympathie à l’œuvre dans la
danse et singulièrement, nous y revenons par cette bande, dans le Contact Improvisation.
Dans La première relation et surtout dans Le monde interpersonnel du nourrisson62, il
développe le concept d’« accordage » qui lui permet de décrire des échanges parents-
enfants dont la fonction est, non pas certes l’échange de contenus verbaux de pensées
(on imagine d’ailleurs difficilement ce que cela pourrait vouloir dire qu’un adulte et un
nourrisson « pensent » verbalement la même chose), mais plutôt le partage de tonalités
affectives. Ces tonalités affectives sont—comme le vocabulaire musical auquel Stern
emprunte l’indique—des mélodies gestuelles ou vocales, des rythmes, des dynamiques.
Elles existent sur un plan que Stern appelle « amodal », plan qui lui permet d’expliquer
comment, par exemple, les parents accompagnent les gestes du nourrisson en sons ou
inversement comment le nourrisson vocalise les gestes du parent : il n’y a pas là imitation
ou traduction, mais habitation d’un monde dynamique commun qui existe en deçà de la
distinction entre sonore et gestuel. Amodaux, les affects sont en deçà de la division des

61 Ivar Hagendoorn, « Some speculative hypothesis about the nature and perception of dance and
choreography », Journal of Consciousness Studies, vol. 11(3-4), 2004 ; cité dans Susan Leigh Foster, op.
cit., p. 167.
62 Daniel N. Stern, The First Relationship, Cambridge, Harvard University Press, 1977 et The Interpersonal
World of the Infant, New York (NY), Basic Books, 1985.

- 112 -
sens entre eux, en deçà de la localisation des sensations dans des organes des sens ou du
geste dans des organes moteurs spécialisés : c’est tout le corps qui est concerné par ces
affects, d’une manière non-localisée, sous la forme de variations du tonus musculaire,
dont les deux pôles primordiaux sont la contraction (hypertonicité, quand le bébé a faim
par exemple) et le relâchement (hypotonicité, dans la satiété).
Ces affects amodaux, Stern les baptise du nom d’« affects de vitalité » (vitality
affects) pour les distinguer de ce qu’on appelle généralement affect, à savoir des
émotions ou des sentiments déjà catégorisés, comme la joie, la tristesse, la colère, la
peur, le dégoût, la surprise, l’intérêt...

« Par exemple, une “explosion” (rush) de colère ou de joie, l’expérience


d’être inondé de lumière, l’accélération d’une séquence de pensées, une
vague incommensurable de sentiment évoquée par de la musique, et
une prise de narcotique peuvent tous être ressentis comme des
‘‘explosions’’. (…) La qualité ressentie de chacun de ces changements
similaires est ce que j’appelle l’affect de vitalité d’une ‘‘explosion’’ 63. »

Les affects de vitalité sont des qualités dynamiques, dotées de certains « profils
d’activation » typiques (aller crescendo, surgir, s’évanouir, exploser, s’allonger...).
Curieusement, ces qualités sont plutôt exemplifiées par des verbes ou des adjectifs
attachés à des phénomènes atmosphériques ou minéraux : surgir (comme la montagne),
s’évanouir (comme le soleil derrière les nuages), exploser (comme les étoiles), s’allonger
(comme les ombres). Cette provenance extra-humaine indique bien ce dont il est
question : avec les affects de vitalité, Stern entend se placer dans un espace affectif qui
précède non seulement la distinction entre les sens, mais aussi entre le sujet et l’objet.
C’est en ce sens que le monde du nourrisson est relationnel (c’est-à-dire inter-cosmique)
avant d’être interpersonnel (c’est-à-dire inter-humain). Avant l’interpersonalité, il y a une
« relationalité64 » (relatedness), qui n’est pas la mise en lien de plusieurs « moi », mais le
milieu commun d’où des soi émergent. parce que c’est un monde de relation, un monde

63 Ibid., p. 55.
64 Daniel N. Stern, The Interpersonal World of the Infant, op. cit., p. 63 : « La relationalité interpersonnelle
ne se distingue pas encore de la relationalité aux choses. »

- 113 -
où il n’y a pas un seul sens de soi, mais plusieurs 65 ; un monde, autrement dit, où le soi au
lieu d’être contenu dans les frontières du moi, n’a de cesse de fuir de tous côtés et de se
déverser dans l’extériorité66.
En quoi cette approche nous est-elle précieuse, à nous qui nous intéressons à la
danse ? Elle nous est utile notamment parce qu’elle permet de répondre à plusieurs
difficultés rencontrées quand il est question de « l’expressivité » du geste. C’est une
difficulté régulière des théories du geste en danse que de rendre compte « de quoi » le
geste est expressif, surtout dans la modernité. En effet, outre les danses qui
appartiennent à des systèmes de signification dénotative (comme dans la danse
kathakali, comme dans certains gestes du ballet), outre celles qui « se signifient elles-
mêmes » (comme dans quelques danses post-modernes), outre celles qui pointent vers
des affects (comme dans de nombreuses danses expressionnistes), la danse moderne
met en demeure de penser des danses qui, sans vouloir rien dire, transmettent cependant
bien une certaine mobilité spécifique au spectateur, mobilité qui ne repose pas sur un
système de signes. Or les mouvements partagés par le parent et le nourrisson permettent
de penser cette sorte d’expresssivité, par ce qu’ils sont expressifs, ils ne le sont pas d’une
expressivité qui serait indicielle ou signifiante. À la limite, on pourrait parler de
communicativité (au sens où l’on dit que le rire est communicatif) : il s’agit d’une
contagion gestuelle et non d’une signification. Plus encore, comme l’exemple de
« l’explosion » l’atteste, les qualités portées par les partages gestuels pré-linguistiques
entre parents et enfants sont transversales à différents modes d’activité, comme la
pensée, la perception, l’affect et la motricité. À partir des affects de vitalité, on peut
penser des mouvements dont l’objet n’est pas de s’auto-signifier, ni de signifier autre
chose, mais de partager une dynamique, et de pointer en ce sens certains aspects d’eux-
mêmes : le surgissement, l’évaporation, la fugacité, l’explosion, l’éclatement... 67

65 Ibid., p. 6 : « … plusieurs sens de soi existent bien avant la conscience de soi et le langage. »
66 La philosophe Erin Manning parle en ce sens d’un leaky sense of self, d’un « sens du soi en écoulement. »
(Erin Manning, Always More Than One, Durham (NC), Duke University Press, 2013, pp. 1-12.)
67 cf. sur ce point Frédéric Pouillaude, « L’expression en danse : au-delà de l’exemplification ? », dans Lucia
Angelino (éd.), Quand le geste fait sens, Milan, Mimésis, 2015. Le philosophe y résout autrement la
difficulté, en s’inspirant notamment du système Effort de Rudolf Laban, dont les paramètres présentent
de nombreuses homologies avec les affects de vitalité de Stern, à commencer par leur
rétroconvertibilité en verbes d’action et leur caractère intermodal.

- 114 -
Mais même indépendamment de la possibilité d’étendre ces résultats à la situation
spectatorielle, l’approche pré-verbale de Stern a l’avantage pour nous de permettre de
penser des situations d’échange, des situations dialogiques qui ne se limitent pas à
l’échange de contenus thétiques et qui relèvent de passation, de contagion, de partage
de styles, de manières, de formes dynamiques. Or c’est justement en cet espace que le
Contact Improvisation nous met en demeure de nous placer : dans une relation
intermotrice, dans un « dialogue » fait de qualités dynamiques et non de mots, dont la
logique est pré- ou plutôt « a-verbale », c’est-à-dire anti-logique. Nous reviendrons bientôt
sur ces questions, à l’endroit des usages du langage dans le Contact Improvisation. En
attendant, munis de cette pensée sternienne de l’accordanse, nous pouvons reprendre
nos considérations sur la sympathie.

Remarquons que les démonstrations de sympathie sont généralement inhibées dans le


contexte de la danse théâtrale au XX
e
siècle. Au rebours de cette tendance, Steve Paxton
se félicite, en 1979, d’avoir su créer avec le Contact Improvisation un public de
spectateurs qui n’ont pas peur d’applaudir, de s’exciter, de pousser des oh et des ah
d’approbation, de contentement, de peur et de surprise. Steve Paxton dit ainsi à propos
du public à un spectacle donné en Californie, où une forte communauté de praticiens
s’est développée :

« À présent, c’est arrivé deux fois : une fois à Berkeley, une fois à New
York. Malgré l’expression neutre que nous conservons quand nous
dansons, malgré nos inévitables joggings, tee-shirts, duos, (…), deux fois
cette année je me suis retrouvé dans un spectacle où le public réagissait
vocalement à la danse qui se déroulait face à lui. Il poussait des ahh, des
ooh, lançait des biiien joué. C’était un public de Contact, constitué en
grande partie de contacteurs, d’amateurs de Contact, de futurs
contacteurs, et d’amis de contacteurs. La sensation générée par cette
attention réactive et de qualité était celle d’une véritable convivialité. La

- 115 -
bonne humeur et la libération des sensations sont communicatifs, et je
me suis senti soutenu, adouci, touché, libéré. Enfin. Après toutes ces
années : des spectacles avec des publics vivants68. »

L’effet d’un tel regard par sympathie, c’est que les danseurs se trouvent soutenus ou
portés par des spectateurs qui ne sont pas seulement des récepteurs neutres, mais des
partenaires qui se tendent, se détendent, vivent avec le spectacle comme on en trouve
dans les sports. Ce soutien n’est bien sûr pas propre au Contact, et tout comédien, tout
danseur, tout orateur même connaît le sentiment d’une « bonne » salle, c’est-à-dire de la
salle dont le souffle s’arrête, dont le rire se déclenche, dont les tensions sont palpables et
viennent soutenir, à l’instant-clef, la parole ou le mouvement. Ces soutiens sont du même
ordre que ceux que les interlocuteurs se donnent dans la conversation verbale : les
hunhun d’approbation, les hochements de tête, les clignements des yeux—tous ces
signes que les linguistes appellent « intersubjectivité primaire69 » et par lesquels les
interlocuteurs s’attestent que « oui, le message passe ». Il y a une joie particulière dans le
fait d’apporter ce soutien et sentir ce lien entre interlocuteurs, et le Contact
Improvisation en tant qu’« art-sport » s’est proposé de l’instituer en méthode du regard
pour les spectateurs.

Regarder (2) : Empathiser

Aux côtés de la sympathie, nommons regard empathique l’opération par laquelle le


regardeur cette fois non seulement émotionne et manifeste ses émotions en soutien et
en solidarité avec le regardé mais se projette dans le regardé, prend pour ainsi dire sa
place dans la scène et ressent ce que l’autre ressent, ou du moins, s’essaye à le ressentir.
Dans la sympathie, bien que le spectateur vibre avec le danseur, il ne se confond pas avec
lui : son rôle est de soutenir, et non pas de fusionner, même fantasmatiquement avec le
bougeur. Dans l’empathie, au contraire, il y a tentative d’absorption de soi dans l’autre.

68 Steve Paxton, « Twice Now », CQ vol. 5(2), Winter 1979, p. 11.


69 Colwyn B. Trevarthen, « Communication and cooperation in early infancy: A description of primary
intersubjectivity », dans Margaret Bullowa (éd.), Before Speech: The Beginning of Interpersonal
Communication, Cambridge, Cambridge University Press, 1979.

- 116 -
L’empathie peut être un moyen pour atteindre à la sympathie, mais elles ne se
confondent pas toujours. Pour rendre cette différence sensible, et parce que le concept
est d’origine plus récente et plus contournée, il nous faut nous y appesantir un temps
avant de l’envisager dans son rapport à la danse et au Contact Improvisation en
particulier.

L’invention du concept d’empathie, c’est-à-dire de l’idée d’une perception qui consisterait


à se placer et sentir à l’intérieur d’une autre personne ou d’un autre objet, s’est appuyée
sur le renouvellement des conceptions de la proprioception. On l’a dit, en effet, les
médecins, les psychologues, les philosophes du XIXe siècle n’ont eu de cesse de nommer et
renommer différents sens du soi : sens musculaire, sens de l’effort, kinesthésie... Mais il
faut à présent préciser comment ce renouvellement a pour conséquence une nouvelle
compréhension du sens de l’autre. Comme l’a remarqué Susan Leigh Foster,

« À mesure que le corps se dote d’une musculature et se transforme en


un organisme volumique et dynamique [i.e., à mesure que se développe
la conceptualité des « sens intimes »], le projet d’habiter la situation ou
les sentiments d’un autre change. Au lieu de s’imaginer dans la situation
de l’autre, il devient nécessaire de projeter nos structures tri-
dimensionnelles dans l’énergie et dans l’action de l’autre70. »

Le concept d’empathie enregistre cette conception nouvelle dans la langue (d’abord


allemande, Einfühlung en 1873 ; puis anglaise, empathy en 1909) : il ne s’agit plus
seulement de sentir « avec » l’autre (sym-pathie), mais d’entrer « dans » ses sensations
(em-pathie). Le rapport à autrui n’est plus une reprise de ses sentiments ou de sa posture
à l’égard de la situation, mais une incorporation de son dynamisme :

« Plutôt que de recevoir une image de l’autre et de la reproduire en son


esprit, l’observateur appréhende l’autre au travers de ses propres
mouvements simultanés, en assimilant l’autre à sa propre substance.
Plutôt que d’évaluer les circonstances et la situation de l’autre,
l’observateur s’élargit aux dimensions de l’autre, s’accapare sa structure,

70 Ibid., p. 129.

- 117 -
son rythme, son bougé. Dans cet acte, c’est tout le dynamisme de l’autre
qui est produit à l’intérieur du soi observateur. L’empathie travaille ainsi
à affirmer les capacités d’une intériorité nouvellement construite, dont
les propensions au refoulement, à l’identification, au transfert et à la
sublimation commençaient seulement à être explorées [i. e. dans la
psychanalyse], et dont la prise de conscience requérait un travail
introspectif intense [i. e. dans la psychologie]71. »

L’idée d’empathie est pour la première fois développée au regard des arts visuels et
musicaux, comme manière de nommer la relation à l’objet esthétique 72. Le fait est curieux
tant il semble que la grande majorité des expériences esthétiques soit fondée et
organisée autour d’usages de soi (voir et entendre) qui intiment un silence relatif du
corps proximal (toucher, humer, goûter, se sentir). Mais c’est justement un trait commun
des théories esthétiques au tournant du XX
e
siècle que d’inclure, au sein de cette
appréhension visuelle et sonore, la contribution des autres systèmes perceptifs. En 1901,
par exemple, l’historien de l’art Aloïs Riegl déploie le concept de « regard haptique » pour
désigner la manière dont les œuvres—en particulier sculptées—non seulement sollicitent
le plaisir de l’œil, mais se présentent encore comme des invitations au toucher 73. On cite
souvent l’Objet (1936) de Meret Oppenheim (une tasse et sa cuillère recouverte de
fourrure) pour illustrer cette sorte de prise de conscience intersensorielle des qualités
tactiles d’un objet qui est visuellement perçu : objet du quotidien, la tasse évoque l’action
de boire, qui invite à la palpation imaginaire de la fourrure ainsi apprésentée
synesthétiquement dans l’objet. Mais il n’est pas nécessaire de se référer à des œuvres
d’art qui sollicitent spécifiquement l’aspect tactile pour que l’engagement moteur du
sujet soit requis, et Riegl ou ses élèves généralisent la logique descriptive pour tenter de
replacer l’expérience de l’art dans son contexte. Cette méthode nous prévient de toute

71 Susan Leigh Foster, op. cit., p. 150.


72 cf. Stefania Caliandro, « Empathie et esthésie : un retour aux origines esthétiques », Revue française de
psychanalyse, vol. 68(3), 2004.
73 Ces invitations sont certes contrecarrées, tabouisées par le contexte muséal (nous y reviendrons), mais
justement Riegl en appelle à son expérience d’archéologue, confronté à la matérialité de la pierre, pour
penser le regard haptique. cf. Emmanuel Alloa, « Tactiques de l’optique » dans Aloïs Riegl, L’industrie
d’art romaine tardive (1901), traduit de l’allemand par Marielène Weber et Sophie Yersin Legrand, Paris,
Macula, 2014.

- 118 -
iconologie pure, et nous replace dans un espace vécu et habité : pour regarder un vitrail,
je dois tordre le cou vers les cieux ; pour faire l’expérience d’une sculpture, j’en fais le
tour ; pour regarder un tableau, je dois me maintenir en équilibre sur mes deux jambes en
face du tableau ; pour écouter de la musique, je m’assois dans un fauteuil confortable—
ou je tournoie dans la salle de bal... Ces dimensions motrices de l’expérience esthétique
ne sont pas accidentelles : elles participent soutiennent et encadrent l’expérience des
œuvres.

Il reste tout de même paradoxal que ce soit précisément au moment où l’ascèse du


spectateur moderne atteint son comble que cette perspective sur l’expérience motrice
de l’art voie le jour. Par ascèse, nous pointons le fait que, depuis un siècle au moins de
culture esthétique occidentale, les spectateurs ont été habitués à ne pas parler, ni bouger
—à se figer enfin dans une attitude contemplative dédiée à la seule écoute et/ou à la
seule vision des œuvres. C’est dans le domaine des arts plastiques la naissance de la
galerie comme boîte blanche aseptisée, définitivement instituée en 1930 par une
exposition du MoMA à New York et qui contraste avec les « papiers-peints de tableau »
caractéristiques du XIX
e
siècle74. C’est parallèlement dans celui des arts scéniques, la
naissance du théâtre comme boîte noire et silencieuse, qui contraste d’un côté avec le
décorum intime de la musique de chambre ou du récital (où l’on peut admirer le sens de
l’hospitalité du bourgeois qui accueille le concert) et de l’autre avec le théâtre populaire
(où l’on dîne autant que l’on écoute les acteurs). Richard Wagner fut l’un des plus grands
artisans du refoulement des mouvements du spectateur au théâtre. Paradoxalement, son
« œuvre d’art totale » au sein de laquelle musique et mise en scène devaient coexister
pour créer une expérience synesthésique, supposait la mise au silence de la salle, qui se
trouvait plongée dans le noir75. La structuration même du festival de Bayreuth dont
Wagner invente la forme comme celle d’une retraite féerique hors du monde de
l’industrie et ses paysages sonores assourdissant 76 indique bien ce qui est recherché par le

74 Brian O’Doherty, White Cube. L’espace de la galerie et son idéologie, traduit de l’américain par Patricia
Falguières, Zurich, JRP Ringier, 2008.
75 Max Keller, Light Fantastic: The Art and Design of Stage Lighting, Munich-New York (NY), Prestel, 2010,
pp. 15-17.
76 cf. R. Murray Schafer, The Soundscape: Our Sonic Environment and the Tuning of the World, Rochester
(VT), Destiny Books, 2011.

- 119 -
compositeur : la création d’un contexte pour une contemplation esthétique coupée des
sensations proximales et quotidiennes. Ce silence des organes chez le regardeur et
l’écoutant ne signifie pas qu’il ne s’agit pas, dans les œuvres, de solliciter des expériences
intimes (les effets dramatiques des percussions, chez Wagner, pourraient seuls en
attester) ; simplement, il est postulé que la condition pour ce déplacement de soi par
l’œuvre, c’est le silence intérieur du regardeur/écoutant : sa posture doit être de
réception seulement s’il veut faire place en lui au spectacle avec lequel il entre en
résonance.

C’est justement dans ce contexte d’ascèse du spectateur que Robert Vischer développe le
concept d’Einfühlung, à savoir l’idée que la perception des œuvres d’art implique non
seulement un plaisir plastique face à des formes extérieurement bien arrangées, mais
sollicite encore la conformation du spectateur à un état de corps ou d’esprit projeté dans
la scène qu’il contemple. L’expérience esthétique advient, pense Vischer, par une sorte de
commotion où nous introjetons notre moi dans les êtres et dans les choses et
réciproquement ressentons les forces qui les traversent comme si elles nous traversaient
nous-mêmes :

« Quand j’observe un objet immobile, je peux sans difficulté me placer


dans sa structure interne, à son centre de gravité. Je peux me penser en
lui, comprendre sa taille par la mienne, m’étirer, m’étendre, me tordre,
me confiner en lui. (...) L’impression d’un objet tordu ou cassé nous
remplit de l’expérience mentale correspondante, celle d’une oppression,
d’une dépression ou d’une aspiration, un état d’esprit abattu, en mille
morceaux77. »

Comprise en ce sens de projection du centre subjectif dans l’objet ou dans le


spectacle, l’empathie est en jeu dans de nombreux moments de la vie quotidienne. Elle
recouvre parfois une sorte d’animisme spontané, qui réapparaît souvent dans des
moments où la centration subjective est en défaut. Par exemple, le matin, je suis pressé

77 Robert Vischer, « On the Optical Sense of Form: A Contribution to Aesthetics » (1873) traduit de
l’allemand vers l’américain dans Harry Francis Mallgrave et Eleftherios Ikonomou (éds.), Empathy, Form,
and Space. Problems in German Aesthetics, 1873-1893, Santa Monica, The Getty Center for History of and
the Humanities, 1994, p. 104.

- 120 -
et je me cogne contre une table : au lieu d’avoir mal « dans ma jambe », je dis à la table
« pardon », et parfois, je peux aller, tantôt par plaisanterie, tantôt sans y penser, jusqu’à la
caresser en lui disant que ça va aller.
Cette puissance de projection du centre subjectif dans l’objet est encore en jeu dans
l’activité—banale à l’âge adulte—de se regarder dans un miroir. En toute rigueur,
l’expression « se regarder dans un miroir » n’est pas exacte : ce que je regarde, en effet,
ce n’est pas « moi » dont j’ai déjà une vue (certes partielle) depuis la sentinelle de mes
yeux qui me découvrent principalement mes mains, et un peu de mes jambes ou de mon
buste si je suis assis ; ce que je regarde, dans le miroir, c’est une image de moi, réfléchie
en direct dans un miroir. Pour que le « moi » soit donc présent dans le miroir, il faut l’y
introjeter, projection qui est facilement mise en défaut. Un simple exercice de
recoupement des sphères tactiles et visuelles nous le confirme.
Devant mon miroir, je me touche la joue. Avant de me toucher la joue, je décide que
l’événement tactile (le moment du contact) sera perçu « dans le miroir ». Je regarde
attentivement le doigt s’approcher de la joue, et au moment où il la touche, c’est dans
l’image que le toucher se produit. Une fois, deux fois. Puis je recommence : mais avant de me
toucher la joue, je décide à présent que l’événement tactile (le moment du contact) sera
perçu « dans ma joue » ou « dans ma main ». Mon regard cesse de suivre attentivement mon
doigt, il regarde la scène de manière détachée, et au moment où il touche ma joue, c’est bien
sur la carte tactile que cet événement se produit.
Cela s’apprend, de se regarder dans un miroir, comme chaque adolescent à la barbe
nouvelle le sait qui a dû, à force de micro-coupures, apprendre un jour à se raser. Cette
capacité, nous la considérons ici sur le même plan que la capacité à l’empathie (au sens
défini de projection de soi dans une image ou un objet), et elle connaît des degrés fort
différents d’expertise. À l’évidence, les danseurs s’y entraînent dans le travail au miroir,
où il s’agit d’ailleurs non seulement de placer mon propre centre et mes propres
orientations dans l’image que le miroir me renvoie de moi-même, mais aussi d’intégrer et
de lire l’image que le miroir me renvoie du chorégraphe et de mes partenaires.

- 121 -
Le Contact Improvisation n’a que très peu l’usage des miroirs, mais il a d’autres
stratégies pour pratiquer l’empathie comme forme d’apprentissage de la danse. Les deux
prochains gestes de regarder nous sont l’occasion de détailler deux de ces stratégies. Il
s’agira, d’un côté, d’un regard d’observation, médié par un outil nouveau dans le champ
de la danse, la vidéo—ce sera le regard-caméra ; et de l’autre, d’un regard d’ingestion ou
d’appropriation des mouvements de l’autre—ce sera le regard anthropophage. Dans le
premier cas, je me place dans l’autre (ou dans l’image de moi-même filmée) avec
l’intention de revivre l’expérience et de la détailler pour en rendre la conscience plus
aiguë. Dans le second, je me place dans l’autre pour qu’en un sens elle se place en moi,
c’est-à-dire dans l’intention de me laisser transformer par elle : ce n’est pas une imitation,
mais plutôt une incorporation, un se-laisser-altérer-par.

Regarder (3) : Observer

… et ceux qui sont sur le bord, souvenez-vous que vous avez toujours à votre disposition
trois manières de regarder. 1. Regarder pour soutenir la danse. 2. Regarder pour apprendre.
Et enfin 3. Regarder pour y prendre plaisir. Remarquez comment, et quand vous passez de
l’un à l’autre. Remarquez vos stratégies, si vous en avez, pour le signaler aux autres et aux
danseurs en particulier. Remarquez enfin quand ces catégories en viennent à se mélanger, à
perdre leurs contours. Comment, par exemple, il y a une qualité de « regard pour
apprendre » qui enlève la pression au bougeur de faire quelque chose, et qui donc le
soutient. Ou alors comment vous prenez plaisir à soutenir...78

Dans les premiers temps du Contact Improvisation, il y a, dans le regard des danseurs
s’observant les uns les autres, un désir de quasi-objectivation : si les danseurs se
regardent, c’est pour se détailler, pour apprendre, avec la méticulosité de physiciens au
laboratoire, ce qu’ils font. Or, un élément déterminant sert à soutenir ce regard de détail,
c’est l’intégration de la captation vidéo à la pratique de l’improvisation.

Les premiers contacteurs se sont en effet, dès les premières heures de la pratique, saisis
du dispositif caméra pour observer la part improvisée qui échappait à leurs souvenirs.

78 D’après Nancy Stark Smith, January Workshop, Earthdance, 2017.

- 122 -
C’est par accident que Steven Christiansen se retrouve à filmer Magnesium (1972), la
première pièce où Paxton met la partition du Contact au test des danseurs. Mais lorsque
Paxton prolonge le travail en mai de la même année, il invite à dessein le jeune vidéaste à
filmer les premières étapes de travail. La caméra accompagne alors systématiquement les
explorations libres des danseurs, qui se trouvent partiellement, au moins le temps de la
pratique, désencombrés du souci de leur apparence (laissée à la mémoire de la caméra),
alors qu’ils tâchent de se laisser guider par les nécessités du moment et par les échanges
de poids et de peau qui résultent des rencontres entre leurs corps-masses en
mouvement. Pendant la semaine de résidence qui précède la première de Contact
Improvisations (1972), la vidéo joue un rôle stratégique : tous les soirs, après les
répétitions, les danseurs observent les prestations de la journée, les commentent,
tentent, image à l’appui, de détailler les sensations qui accompagnent certains moments
clefs de la danse, à la recherche d’un vocabulaire pour dire un événement qui reste pour
l’essentiel muet. Ce visionnage systématique, soirs après soirs, permet de nommer les
événements tels qu’ils se déroulent sans encombrer la danse.

Vidéo et para-linguistique

Ces usages de la vidéo dans l’observation du mouvement offrent un écho frappant dans
l’histoire de la danse au développement, à partir des années 1950, des sciences du
mouvement humain (kinésique, proxémique, haptique...), dont l’essor a justement été
rendu possible par le développement des moyens de captation vidéo. Ces sciences ont
repris, au sortir de la guerre, l’enquête sur la motricité humaine là où la
chronophotographie l’avait laissée. Alors que Muybridge et Marey s’intéressaient à la
biomécanique du mouvement humain sur des individus isolés 79, la proxémie et la
kinésique ont à présent les moyens de s’intéresser, non seulement à des individus isolés

79 Dans les études sur la Locomotion animale (1887) de Muybridge, par exemple, on ne trouve guère que
quelques couples de femmes, généralement munies d’une jarre et engagées dans d’étranges
cérémonies d’ablutions. Par ailleurs, quasi-systématiquement, quand Muybridge chronophotographie
deux personnes, il crée des sortes de romans-photos qui retiennent les moments clefs des relations, au
lieu de proposer l’analyse systématique et chronométrique des moments du geste. Tout se passe
comme si la relation intersubjective aveuglait le chronophotographe au temps des horloges qui fut
pourtant la base de son travail. cf. Monique Sicard, La Fabrique du regard : images de science et appareils
de vision (XVe-XXe siècle), Paris, Odile Jacob, 1998.

- 123 -
en mouvement, mais encore aux relations interindividuelles et à leurs aspects gestuels 80.

Nous avons déjà dit81 comment les premiers moments de la linguistique structurale ont
contribué à faire reculer la place réservée aux gestes dans les théories philosophiques du
langage. En raison de l’intérêt pour la structure de la langue, l’origine gestuelle de la
parole cessait d’être une question pour les philosophes : les gestes n’avaient plus à voir
avec la communication, au point qu’on a pu, nous l’avons dit, revenir sur les acquis
pédagogiques de l’Abbé de l’Épée dans la nécessité de transmettre une langue des signes
aux jeunes sourds.

Un autre élément d’importance que nous n’avons pas mentionné était le progrès, à la
même époque, de l’industrie du livre et plus généralement de la presse écrite, avec le
développement spectaculaire de l’imprimerie mécanique de masse. Alors qu’au e
XVIII

siècle, les sociétés européennes avaient une forte composante orale, la diffusion de
matériaux imprimés moins chers, l’exacerbation des aspects bureaucratiques de la vie
citoyenne, le développement de l’éducation universelle obligatoire qui donne un accès à
la lecture de plus en plus important, font que, dès la deuxième moitié du XIX
e
siècle, on
peut déjà parler d’une société fondée sur le texte. Or comme l’a montré Adam Kendon, ce
n’est qu’un siècle plus tard, lorsque les technologies d’enregistrement audio-visuel se
sont suffisamment diffusées pour que les chercheurs commencent à les utiliser
couramment (par exemple dans le contexte de conversations psycho-thérapeutiques)
qu’on redécouvre que

« les humains, non seulement prononcent des mots, mais encore


bougent leurs corps et font un certain nombre d’autres choses dont la
seule prise de notes des paroles qu’ils prononcent ne pourrait rendre
compte, mais qui, cependant, paraissaient d’une grande importance
dans ce qui était communiqué82. »

80 cf. Ray L. Birdwhistell, Kinesics and Context. Essays on Body Motion Communication, Philadelphia (PA),
University of Pennsylvania Press, 1970, p. 3-4, où le fondateur de la kinésique montre l’influence de la
caméra sonore sur l’appréhension des interactions. Il parle notamment de progrès exponentiels dans
l’analyse des images : en une dizaine d’années (de 1959 à 1969), les chercheurs passent d’un rythme de
100 heures à 1 heure d’analyse par seconde de film. C’est ce gain de temps qui, selon le kinésicien,
permet enfin de passer de l’étude de l’individu à celle l’interaction.
81 cf. infra chapitre 2.
82 Adam Kendon, Gesture, op. cit., p. 357.

- 124 -
C’est dans ce cadre que naît le concept mal formé de « communication non-verbale »,
dont la formule même indique bien le fonds idéologique contre lequel elle se construit, à
savoir une pensée pour laquelle le mot—en particulier l’écrit—constitue la base de la
communication. Les technologies d’enregistrement audio-visuel permettent en particulier
aux scientifiques de « revoir » le geste, ce qui permet de le constituer en objet stable de
l’analyse.

Ray Birdwhistell, le fondateur de la kinésique, donne en 1966 une conférence, Micro-


Cultural Incidents in Ten Zoos, dont on peut se servir pour donner une image de ce qui est
étudié par ces nouvelles sciences du mouvement. L’anthropologue y détaille, vidéo à
l’appui, des scènes de la vie familiale dans différents pays : des familles généralement bi-
parentales se présentent face à des enclos et sont filmées plus ou moins à leur insu.
Birdwhisttel étudie et compare leurs comportements un à un. Il se livre à « une étude,
seconde par seconde, du micro-monde, de la micro-vie, des interactions sociales 83. » Le
père anglais, par exemple, imite et nourrit l’animal avec un air de dignité sobre,
inaccessible aux enfants pétris d’admiration. Le père français, par contraste, place la
nourriture dans la main de l’enfant, et tend le bras de l’enfant en direction de la bouche
de l’animal. Les familles italiennes alternent, face aux animaux encagés, deux activités : se
nourrir, nourrir les animaux, se nourrir, nourrir les animaux, et ainsi de suite. Le père
chinois se met systématiquement accroupi et aligne sa vision sur celle de l’enfant, tout en
gardant une distance respectueuse avec les animaux. Les visiteurs américains passent
dans le zoo sans s’arrêter focalement sur les animaux : ils interagissent entre eux plutôt
qu’avec les animaux, sont parfois au bord de la cage mais regardent alors dans l’autre
sens ; et s’ils regardent, ils regardent comme on regarde la télé dans ce pays, avec une
forme de passivité et d’expression neutre sur le visage. La vidéo, on l’aura compris, est
particulièrement plaisante, fortement évocatrice des habitudes contractées par chacun :
visionnée aujourd’hui, elle donne une idée de la manière dont, vivant dans un monde
relativement mondialisé, ces différences de comportement appartiennent plutôt à des
styles kinésiques individuels qu’à des nations, comme ce pouvait encore être le cas, peut-

83 Ray L. Birdwhisttel, Microcultural Incidents in Ten Zoos (1966), University Park (PA), Penn State Media
Sales, 2005.

- 125 -
être, à l’époque de Birdwhistell.

Comment décrire ce regard pratiqué par le spécialiste du mouvement ? C’est, d’abord, un


regard contextuel, suivant le principe selon lequel « on ne peut pas étudier le
comportement social d’un poisson en le sortant de l’eau 84 ». C’est ce contexte qui fait le
véritable objet de la recherche sur l’interaction et qui la distingue des théories
linguistiques de forme « littéraire » où la communication a lieu selon un schème d’action-
réaction (A dit x, puis B répond y, puis A répond z). Alors que cette vision a tendance à
placer le locus de la conversation dans chacun des interlocuteurs, l’approche kinésique
entend traiter du milieu au sein duquel l’échange se déploie.

Tim Ingold, dans son anthropologie, a donné le nom d’observation participante à ce


mode de regard. Le terme est classique en anthropologie depuis que l’École de Chicago
en a fait un principe dans les années 1920-1930 : il veut dire que l’anthropologue doit
s’immerger dans la relation avec son sujet, au point de se confondre avec lui, d’être « l’un
d’eux » (en travaillant comme salarié dans l’usine qu’il étudie par exemple). Mais Tim
Ingold le réinvestit autrement : il insiste davantage sur l’idée que l’observateur est au
service (ob-serf) de ce qu’il observe. C’est en ce sens qu’il y prend part (qu’il est
« participant ») : au sens où il laisse son œil s’affûter aux rythmes de ceux qu’il observe.

« Il est important de réfuter, une fois pour toutes, la fausse croyance


répandue selon laquelle l’observation est une pratique uniquement
dédiée à l’objectivation des êtres et des choses qui appellent notre
attention, et à leur extraction de la sphère de notre implication sensible
avec nos congénères. (…) Observer n’est pas objectifier : c’est prêter
attention aux personnes et aux choses, c’est apprendre d’elles et les
suivre, en précepte et en pratique. L’observation participante, en peu de
mots, est une pratique de correspondance : une manière de vivre
attentivement avec ceux auprès desquels nous vivons85. »

84 Ray L. Birdwhisttel, Kinesics and Context, op. cit., p. 6.


85 Tim Ingold, The Life of Lines, New York (NY), Routledge, 2015, p. 157.

- 126 -
Pour que l’observation ne soit pas objectivante, remarque toutefois Tim Ingold, elle
doit prendre conscience que l’objectivation est une de ses œuvres : elle doit s’apprendre
à se regarder regardant.

Se regarder regardant

Un des emplois majeurs de la vidéo dans le Contact Improvisation est qu’elle permet
d’observer les différentes stratégies du regardeur pour renouveler son intérêt à ce qu’il
regarde86. Lisa Nelson, qui fut l’une des grandes instigatrices de cet usage de la caméra,
qu’elle introduit dans la pratique au studio et dans des ateliers vidéo-danse dès les années
1970. Elle propose ainsi une pratique qu’elle intitule Shoot / Talk, où les regardeurs,
équipés de caméra, zooment et dézooment, font leurs propres cadrages, éditent en
direct un duo dont ils sont les témoins. À côté d’eux, la chorégraphe (qui observe, sur un
écran de télévision auquel est branchée la caméra, les images filmées) pose des
questions : qu’est-ce que tu vois ? Qu’est-ce qui attire ton attention, maintenant, sur les
pieds de la danseuse ? Sur leurs visages ? Est-ce que tu suis le déroulé du poids, celui des
émotions, est-ce que tu traques les figures, les images produites ? La caméra permet ainsi
d’externaliser les attitudes du regard, de les opacifier et de les rendre conscientes aux
regardeurs.

Déjà Birdwhisttell se faisait cette remarque que le film ne nous aide pas seulement à
détailler les comportements que nous observons : il nous donne le moyen de voir ce que
nous voyons.

« Le film, dit-il, enregistre nos propres observations : il ne consiste pas


seulement d’images prises au hasard. Le film nous fournit des données
sur nous-mêmes en tant qu’observateurs et en tant que cinéastes, en
tant que monteurs87. »
86 Et pas seulement dans le Contact Improvisation. Les premiers artistes vidéos à s’être emparés de
caméras portatives l’ont ainsi régulièrement utilisée à des fins de commentaire sur les propagandes
véhiculées par la télévision, démontrant ainsi le rôle du regard dans la production du visible. Nam June
Paik, l’artiste qui fut sans doute le premier à faire l’acquisition de la Sony Portapak (la première caméra
portative, commercialisée en 1965), filme ainsi l’arrivée du Pape Jean-Paul II à New York City et, au
moment même de la retransmission télévisée de la scène, branche sa caméra sur un écran où il diffuse
en parallèle « sa version » des images. cf. Catherine Elwes and Shirin Neshat, Video Art. A Guided Tour,
I.B. Tauris, 2014, p. 4.
87 Ray Birdwhisttel, Micro-Cultural Incidents in Ten Zoos, op. cit.

- 127 -
De la même manière dans le Contact Improvisation, la vidéo donne les moyens, par la
médiation instrumentale, de prendre conscience que ce qui est vu n’est pas simplement
ce qu’on a sous les yeux, mais ce qu’on regarde, c’est-à-dire ce qu’on prélève
(volontairement ou pas) dans le champ du visible. Elle est, plus avant, un support qui
permet aux contacteurs de s’informer mutuellement sur ce qu’ils remarquent, sur ce
qu’ils regardent, constituant ainsi, sinon une esthétique partagée, du moins l’aperçu
d’une diversité de goûts et de regards au sein de la communauté des danseurs.

Recoudre l’expérience

Mais le bénéfice immédiat recherché par les contacteurs auprès de la vidéo est tout autre
que celui qu’amène Lisa Nelson avec son oeil-caméra. La vidéo résout en effet (en partie)
un problème important dans la relation du langage au mouvement, à savoir le fait que la
parole est elle-même un événement physique, qui redirige l’événement moteur, ou qui en
tout cas ne le laisse pas intact. Avec la vidéo, cette superposition n’est plus
problématique, puisque le commentaire ne vient pas déranger le vécu, mais est prononcé
en parallèle. Par surcroît, l’usage de la vidéo et des possibilités offertes par le « montage »
en direct (ralenti, accéléré, retour en arrière dans le visionnage) permet d’adapter la
temporalité du mouvement exécuté à la temporalité du commentaire verbal. Chaque
instant de pratique est en droit infiniment descriptible : la vidéo permet de « s’arrêter »
sur des moments de la pratique (sans avoir à l’interrompre dans le flux direct) pour faire
la place à cette description.

On dira peut-être que le problème s’en trouve déplacé au plan de la mémoire du


mouvement et qu’il y a là sans doute une bonne part d’illusion rétrospective à croire
qu’on pourrait reconstituer l’expérience vécue en la découpant par le ralenti ou par la
pause. Dans un passage de Signes, Merleau-Ponty avait déjà fait cette objection à l’endroit
d’un célèbre documentaire consacré à Matisse (Un grand peintre français (1947) par
François Campaux) où, phénomène prodigieux, l’on pouvait voir les mouvements du
pinceau au ralenti. On ne résiste pas à citer le passage où le philosophe décrit ces images :

- 128 -
« Une caméra a enregistré au ralenti le travail de Matisse. L’impression
était prodigieuse, au point que Matisse lui-même en fut ému, dit-on. Ce
même pinceau qui, vu à l’œil nu, sautait d’un acte à l’autre, on le voyait
méditer, dans un temps dilaté et solennel, dans une imminence de
commencement du monde, tenter dix mouvements possibles, danser
devant la toile, la frôler plusieurs fois, et s’abattre enfin comme l’éclair
sur le seul tracé nécessaire88. »

Dans la Prose du monde, revenant sur les images de ce film, Merleau-Ponty parlera
encore à l’endroit de ces pré-mouvements d’hésitation du pinceau d’une « danse
propitiatoire89 » du pinceau. Comme les danses de la pluie préparent la Terre à recevoir
l’averse, cette danse du pinceau prépare la toile à recevoir la peinture, elle hâble la
matière « dans une imminence de commencement du monde » pour la rendre pétrissable.
Cette danse indique que le geste magistral du peintre n’est pas une action pure, mais une
action-perception, un tâtonnement, par lequel l’oeil se conjoint à la main, par lequel la
main devient instrument de détection et d’enquête autant qu’elle est instrument d’action
et de décision.
Pourtant, malgré la finesse descriptive avec laquelle le philosophe rend compte de
ces hésitations invisibles à l’œil nu, Merleau-Ponty commence par n’en pas croire l’œil de
la caméra :

« Il y a, bien entendu, quelque chose d’artificiel dans cette analyse, et


Matisse se trompait s’il a cru, sur la foi du film, qu’il eût vraiment opté, ce
jour-là, entre tous les tracés possibles et résolu, comme le Dieu de
Leibniz, un immense problème de minimum et de maximum ; il n’était
pas démiurge, il était homme. Il n’a pas tenu, sous le regard de l’esprit,
tous les gestes possibles, et pas eu besoin de les éliminer tous sauf un,
en rendant raison de son choix. C’est le ralenti qui énumère les
possibles90. »

88 Maurice Merleau-Ponty, Signes, op. cit., p. 57.


89 Maurice Merleau-Ponty, La prose du monde, op. cit., p. 62.
90 Maurice Merleau-Ponty, Signes, op. cit., p. 57.

- 129 -
On voit ici Merleau-Ponty lutter contre lui-même. Ce n’est pas Matisse qui a cru, sur
la foi du film qu’il était un démiurge (en tout cas, il n’en est nullement question dans le
documentaire). C’est le philosophe lui-même qui, voyant l’image au ralenti, y lit une
démultiplication de possibles à chaque instant de l’action. Dans l’objection que le
philosophe se fait donc à lui-même, il faut voir le spectre de Bergson qui vient hanter
l’appréhension de l’image filmique : comme Bergson reprochait au cinéma de découper le
mouvement en pauses artificielles (ces pauses étant représentées par chacun des clichés
qui sont enregistrés sur le film), Merleau-Ponty reproche ici au ralenti de nous faire croire
à un temps qui serait autre que celui du présent continué de gestes qui se fondent les uns
dans les autres.

« Matisse, installé dans un temps et dans une vision d’homme, a regardé


l’ensemble ouvert de sa toile commencée et porté le pinceau vers le
tracé qui l’appelait pour que le tableau fût enfin ce qu’il était en train de
devenir. Il a résolu par un geste simple le problème qui après coup paraît
impliquer un nombre infini de données, comme, selon Bergson, la main
dans la limaille de fer obtient d’un coup l’arrangement compliqué qui lui
fera place. Tout s’est passé dans le monde humain de la perception et du
geste, et si la caméra nous donne de l’événement une version
fascinante, c’est en nous faisant croire que la main du peintre opérait
dans le monde physique où une infinité d’options sont possibles91. »

Or si sans doute il est vrai et bon de rappeler que Matisse « n’a pas tenu sous le
regard de l’esprit tous les gestes possibles », doit-on rejeter l’idée qu’il n’y avait pas
fantômatiquement au moins, un certain nombre de gestes inchoatifs qui ont été en effet
esquissés et éliminé, à une vitesse que l’œil nu n’enregistre pas ? C’est finalement ce que
conclut Merleau-Ponty :

91 Ibid.

- 130 -
« il est vrai que la main de Matisse a hésité, il est donc vrai qu’il y a eu
choix et que le trait choisi l’a été de manière à observer vingt conditions
éparses sur le tableau, informulées, informulables pour tout autre que
Matisse, puisqu’elles n’étaient définies et imposées que par l’intention
de faire ce tableau-là qui n’existait pas encore92. »

C’est justement à fournir l’appui pour recouvrer les dimensions de ce choix que la vidéo
sert dans le visionnage de la danse. Même si la reconstitution est artificielle, même si en
effet le geste avait sa mélodie unique qui en impliquait le déroulement, il n’en reste pas
moins qu’une mémoire et une compréhension peuvent en être développés par
l’intermédiaire de l’œil caméra, qui rend visible le travail du négatif à l’œuvre dans tout
comportement, qui ne consiste pas seulement à faire, mais aussi à ne-pas-faire, à éliminer
des options contemplées et simulées inchoativement à tout instant.

Au début des années 1970, Steve Paxton invite ainsi le psychologue de l’enfance Daniel
Stern à exposer son travail—vidéos à l’appui—sur la relation mère-enfant auprès d’un
groupe important d’artistes new-yorkais (dont Richard Shechner, Lisa Nelson, Yvonne
Rainer...). Paxton se souvient que Daniel Stern

« avait amené des films où il passait au ralenti les comportements entre


mère et enfant pour rendre visible (le comportement est trop rapide
pour qu’on puisse le remarquer) et démontrer qu’il y a une réciprocité
constante des mouvements entre eux à une vitesse qui se fond dans le
flux plus lent des gestes que nous sommes capables de voir à l’œil nu 93. »

Réciproquement (dans une interview donnée en 1973 à la suite de cette rencontre) Daniel
Stern affirme le sentiment d’une parenté d’interrogation avec les chorégraphes et
metteurs en scène de son époque : « nous bataillons tous avec les mêmes problèmes—

92 Ibid., p. 58.
93 Steve Paxton, correspondance avec l’auteur, 2 avril 2015 : « I invited him down to a loft in SoHo to show
his films and give a lecture on the work. I invited a lot of the local artists to it. He was a captivating
lecturer, with films which slowed maternal/infant behavior down to visible levels (the behavior is too fast
to be noticed) and demonstrated that there is a constant movement reciprocity between them at a rate of
speed which blends into the slower flow of gestures we do pick up. »

- 131 -
nous essayons de comprendre la manière dont se séquence le comportement humain 94. »

En quel sens ce problème est-il celui de Paxton ? La grande hantise de Paxton, ce qu’il
cherche à éviter, ce sont les trous noirs : il ne doit rien manquer dans l’expérience. De ce
point de vue, la vidéo s’est présentée comme une véritable aubaine pour le danseur :
l’enregistrement mécanique des images de la pratique permet de revenir avec une
certaine objectivité sur ce qui s’est passé, et recoudre l’expérience dans une continuité
qui pour l’essentiel s’échappe à la perception actuelle. Les situations de risque sur la base
desquelles le Contact Improvisation se construit sont en effet constamment des mises en
lumière de la faiblesse des capacités attentionnelles, de ces moments où la conscience
s’en va. Steve Paxton observe très tôt ce phénomène, en particulier avec des gestes tels
que le roulé-aïkido ou les portés, qui mettent au défi l’appréhension normale de
l’environnement. En enseignant les roulés-aïkido, il observe notamment comment les
élèves, peu accoutumés à utiliser la diagonale au lieu du plan sagittal, ferment
systématiquement les yeux au moment où ils touchent le sol.

« Par exemple, la traversée de l’espace se fait normalement avec la tête


érigée et avec des impressions visuelles confortablement constantes,
l’horizontalité de l’horizon restant une référence première pour notre
orientation. Quand ces références visuelles changent trop vite pour que
notre conscience (relativement lente) puisse comprendre, comme dans
les tours, les roulés et d’autres mouvements désorientant, quelque
chose de l’ordre du réflexe et de beaucoup plus rapide que la conscience
prend le dessus95. »

Steve Paxton appelle ainsi « réflexe » le régime d’activité par lequel le corps se sort de
situations de désorientation. Le réflexe est bien un régime d’activité : ce n’est pas un
moment où je me convertis en pantin passif. Dans le réflexe, je suis actif, mais je le suis à
une vitesse, à un rythme qui excède le rythme habituel de la conscience—qui, quant à
elle, saisit comme au ralenti, le monde qui l’entoure. Nous nous trouvons ici au plus près
de certaines définitions philosophiques de la conscience : comme ruse de la nature pour

94 Daniel Stern, « On Kinesic Analysis », The Drama Review, vol. 17(3), 1973, p. 122.
95 Steve Paxton, « Esquisses de techniques intérieures », art. cit., p. 108.

- 132 -
insérer un délai dans la matière (Bergson), ou comme « désincarnation », c’est-à-dire
« ajournement de la corporéité du corps 96 » (Lévinas). La fonction de la conscience est
d’ajourner le temps de l’action réflexe : plus je suis conscient, plus je suis lent. Dans de
nombreuses situations du Contact Improvisation, la nécessité d’enclencher le régime
d’activité réflexe est fréquente : soit parce que les mouvements vont trop vite, soit parce
qu’ils mettent le corps dans des situations inhabituelles. C’est en tout cas ainsi que Steve
Paxton présente le Contact Improvisation : comme une danse de réflexes. Mais en
définissant ainsi le Contact Improvisation, Paxton ne veut pas dire qu’il soit une danse où
la conscience doit disparaître. Au contraire, ce qui intéresse le chorégraphe, c’est
d’étudier les changements de régime d’activité, du réflexe à la conscience, de la
conscience au réflexe.

Le philosophe Tchouang-Tseu propose une analogie qui peut nous éclairer sur ce désir :

« Si un homme ivre tombe d’un char, il ne se fera aucun mal même s’il
roule vite. Bien que ses os et ses tendons ne diffèrent en rien de ceux
d’un homme ordinaire, il ne se blesse pas, parce que sa vitalité est
entière. Il a perdu et la conscience de rouler en char et la conscience de
la chute. Les notions de vie, de mort, de frayeur ne pouvant plus
pénétrer jusqu’à sa cervelle, il heurtera n’importe quoi sans rien
ressentir. Si un homme peut parvenir à une telle plénitude grâce à
l’alcool, que dire quand on doit sa plénitude à l’action céleste ! L’homme
sage se tient dans le régime du Ciel, si bien que rien ne peut
l’atteindre97. »

Il y a une double efficacité dans la disparition de la conscience. À un premier niveau, on


peut dire : sans la conscience, pas de souffrance—c’est un avantage dans les situations
désespérées, et qui explique pourquoi nous nous évanouissons de peur : évanouis, au
moins, nous n’aurons pas à souffrir. Sartre expliquait les comportements de peur en leur
attribuant une sorte de pensée magique secrète : nous nous évanouissons face à l’objet

96 Emmanuel Lévinas, Totalité et infini, op. cit., p. 179.


97 Tchouang-Tseu, Les Œuvres de Maître Tchouang, traduit du chinois par Jean Levi, Paris, Editions de
l’Encyclopédie des Nuisances, 2010, p. 152.

- 133 -
parce que nous voulons sa suppression ; mais pris par le temps, nous jetons le bébé avec
l’eau du bain—non seulement nous supprimons le sujet, mais nous supprimons l’objet
avec lui98. C’est cette première efficace de la « pensée magique » que réalise l’ivresse.
Mais à un second niveau on peut ajouter que l’ivresse ne supprime pas seulement la
conscience comme vigilance : elle la supprime aussi comme appréhension. Cette fois,
c’est un avantage dans les situations inconnues, puisqu’alors le corps, au lieu d’être tiraillé
entre les lois de la physique et de la biologie d’un côté et les lois de l’esprit (« les notions
de vie, de mort, de frayeur... ») de l’autre, s’organise en fonction d’une seule logique, le
corps comme masse.

Toutefois, des deux côtés de ces avantages, la dissolution de la conscience reste un


régime d’activité inférieur : c’est un régime qui procède par soustraction (j’enlève la
conscience) plutôt que par addition. Un autre régime d’activité est possible, que
Tchouang-Tseu appelle « le Ciel » (t’ien), c’est-à-dire un régime où l’activité est

« complète ou entière, en ce sens qu’elle résulte de la conjonction de


toutes les facultés et de toutes les ressources qui sont en nous, celles
que nous connaissons aussi bien que celles que nous ne connaissons
pas99. »

Cette intégration supérieure ne fait pas alternative avec le réflexe : elle s’y superpose. La
manière dont l’homme ivre tombe du char est la même que la manière dont le sage en
tomberait : ce n’est pas le comportement réflexe qu’il faut changer ; c’est le niveau
auquel celui-ci est appréhendé. C’est exactement en ce sens que Paxton dit que le
Contact Improvisation est une danse des réflexes : il faut danser ses réflexes, c’est-à-dire
les vouloir, les faire.

De nombreuses méthodes sont utilisées dans ce sens, y compris la plus simple et la plus
directe : ralentir l’action, l’étudier, millimètres par millimètres pour relever, newton par
newton, centimètre par centimètre, les moments où l’envie de fermer les yeux, de tendre
les muscles pour faire carapace, se déclenche. La vidéo joue un rôle déterminant dans
cette étude, parce qu’elle permet avec le visionnage, de réellement ralentir l’action, de

98 Jean-Paul Sartre, Esquisse d’une théorie des émotions (1938), Paris, Hermann, 1995, p. 84.
99 Jean-François Billeter, Leçons sur Tchouang-Tseu, op. cit., p. 46.

- 134 -
coudre la conscience (en l’occurrence visuelle, mais avec la vision, viennent les souvenirs
attaché à la danse visionnée), comme une seconde couche de vêtement, à l’expérience
trouée. L’observation qu’autorise la vidéo permet ainsi de colmater les diverses brèches
d’une attention parcellaire.

Regarder (4) : le regard anthropophage

Voilà pour ce qu’il en est d’une première version du regard empathique dans le Contact
Improvisation : c’est une empathie qui opère entre le soi passé et le soi présent, qui
cherche à faire se correspondre les cartes des mouvements vécus. Un second type de
regard empathique est pratiqué, en un sens plus classique du terme « empathie » : c’est
un regard qui vise les mouvements des autres, qui vise à en comprendre les motifs et
pour cela, à se placer de leurs points de vue.

Par définition, au début du Contact Improvisation, personne ne sait véritablement ce en


quoi consiste la pratique. Les premiers praticiens développent ce paradoxe : une
technique pour une pratique qui n’existe pas encore. Tout un travail est donc nécessaire
pour déterminer ce qu’est cette pratique : quelles en sont les limites si elles existent ?
Comment chacun interprète la forme ? La décision de ne pas copyrighter la pratique, d’en
laisser les contours indéterminés100, rend d’autant plus cruciale l’observation des
poétiques de chacune.

Une réelle curiosité pour la multiplicité des réponses motive les premiers contacteurs,
qui, tout en apprenant à reconnaître leurs propres styles, ont la curiosité d’incorporer les
micro-variations que leurs partenaires développent à l’intérieur de la forme. Nancy Stark
Smith parle ainsi de certains exercices auxquels les danseurs se prêtent et qui consistent
à « danser l’autre » pour adopter, le temps d’une danse, le corps et la temporalité de
l’autre : cela procure

100 cf. infra chapitre 4.

- 135 -
« la sensation inquiétante d’être dans le corps de quelqu’un d’autre, et
dans son temps. Mes choix, mes réactions, mes directions et ma
temporalité m’étaient totalement étrangers, bien que parfaitement
familiers101. »

Dans la même idée, Ann Cooper Albright parle du Contact Improvisation comme d’une
stratégie qui consiste à se défaire d’une « approche territoriale du corps 102 », à rendre
poreuses les frontières entre le soi et l’autre. Cette stratégie d’incorporation, est au reste
bien connue des danseurs—toutes techniques et traditions confondues—même si elle
reste le plus souvent tacite. Comme le remarque Chrysa Parkinson, en tant que danseuse,

« On suit des cours avec quantité de gens. On se retrouve à la barre avec


une autre et on sent la manière dont elle travaille, on voit ce qu’elle fait...
Il y a là une combinaison d’expérience et de goût. Je peux regarder une
danseuse et en la regardant, découvrir ce qu’elle fait, ou ce que j’aime
dans ce qu’elle fait, et peut-être en prélever un élément. (…) Il y a là des
éléments techniques bien sûr. Par exemple, Jeremy Nelson : il ne faisait
aucun bruit. Il pouvait sauter : aucun bruit. C’était comme étudier une
souris, étudier un autre animal. (…) Cette imitation empathique est
fréquente, même si cela reste inexprimé, c’est ce qu’on fait,
spontanément103. »

La chorégraphe Lisa Nelson utilise, pour décrire cette relation, le néologisme américain
grokking. Forgé par l’auteur de science-fiction Robert A. Heinlein dans son roman
Stranger in A Strange Land (1961)104, l’action indiquée par le grokking est une manière de
101 Nancy Stark Smith, « Back in time », Contact Quarterly, vol. 11(1), Winter 1986, p. 3.
102 Ann Cooper Albright, « Feeling In and Out : Contact Improvisation and the Politics of Empathy » (2011),
repris dans Engaging Bodies: the Politics and Poetics of Corporeality, Middletown (CT), Wesleyan
University Press, 2013, p. 230.
103 Moriah Evans, « Interview with Chrysa Parkison », Movement Research Performance Journal, 1er
septembre 2010. Consulté le 1er juin 2017 : sarma.be/docs/1360
104 Robert A. Heinlein, Stranger in A Strange Land, New York (NY), GP Putnam’s Sons, 1961 ; traduit de
l’américain par Frank Straschitz, En terre étrangère, Paris, Robert Laffont, 1970. Frank Straschitz traduit
grokking par le malheureux « gnoquer », qui résonne un peu trop avec le patois gniocquer (c’est-à-dire
tuer un animal en le frappant à la nuque), et dans lequel on n’entend guère la parenté linguistique avec
le verbe « boire » (drinking) qu’Heinlein projetait dans le terme anglais. Nous préférons traduire par
grokker, où l’on entend un peu du « croquer » français, c’est-à-dire à la fois manger (une pomme, ou un
fruit à la chair dure) et faire une esquisse en dessin ou en peinture.

- 136 -
« comprendre » (en un sens assez actif, donc), mais qui ne permet pas de la distinguer
d’un être-compris-par. Ainsi Heinlein peut-il dire, à propos d’un personnage qui a appris à
nager, qu’il grokke l’eau mais aussi qu’inversement l’eau grokke la personne. Le grokking
désigne plus spécifiquement un acte au sein de la société du personnage principal
(« l’homme de Mars ») : un rituel anthropophage où chaque membre de la collectivité
grokke le défunt pour l’incorporer à la tribu. Par la voie de ce rituel, il ne fait par exemple
aucun doute à l’homme de Mars que ses ancêtres sont actuellement présents et actifs
dans le monde : en tant qu’ils ont été grokkés par les vivants, réciproquement, les
ancêtres grokkent les vivants et il existe, à ce titre, à leurs côtés. Un aspect essentiel de ce
rituel anthropophage, sur lequel insiste volontiers Heinlein, est la joie avec laquelle
chaque membre de la société se réjouit, à l’inverse, de se laisser manger. C’est qu’en effet
il y a, dans le fait d’être cannibalisé par les autres, une forme de reconnaissance : s’ils
veulent bien nous grokker, c’est que nous valons la peine de circuler perpétuellement
dans la communauté des grokkants (c’est-à-dire des êtres qui « comprennent », des êtres
qui agissent et qui sentent). L’anthropophagie marque l’honneur qu’on concède au
consommé (puisqu’on veut lui prendre ses forces, puisqu’on veut se laisser investir par
lui, on lui reconnaît bien une valeur). Cette reconnaissance est essentielle, et distingue le
rituel anthropophage de la simple consommation de nourriture : alors que, dans le fait de
manger les nutriments sont assimilés et confirment l’identité du mangeur, dans le
grokking, dans le rituel anthropophage, le cannibale s’expose à être changé par ce qu’il
ingère.

Certaines remarques de Hubert Godard sur sa pratique thérapeutique nous donnent le


moyen de détailler ce qui se joue dans le grokking. Hubert Godard parle en effet lui aussi
d’un regard anthropophage. Ce regard est pour lui l’antidote que les pratiques
somatiques se sont données au danger d’objectivation qu’encourt le regard médical
porté sur le patient. Le regard médical, en tant que regard informé ou expert, est en effet
toujours au risque de projeter sur le corps souffrant les cartes anatomiques qui forment le
fondement de sa connaissance mais qui ne correspondent ni à la pathologie, ni à ce que la
santé signifient pour la personne. Or, dit Godard,

- 137 -
« La seule manière de changer cela, c’est d’avoir un regard quasi
anthropophage : c’est laisser entrer la personne en soi. Ne pas chercher
à nommer, à objectiver, dans un premier temps. Et une fois que je suis
devenu en quelque sorte cette personne, c’est ma propre corporéité qui
m’informe des mouvements qui ont lieu chez l’autre105. »

Hubert Godard recommande une certaine manière de sentir l’autre à travers soi, une
manière de « devenir en quelque sorte » l’autre personne. Ce transfert est comme un
regard empathique qui se retourne sur lui-même : alors que l’empathie consiste à me
mettre à la place de l’autre, le grokking, le regard anthropophage consiste à inviter l’autre
à prendre ma place, à faire circuler l’autre en moi, à vivre le monde depuis son point de
vue.

Regarder (5) : regarder ceux qui sont vus

Mais regarder l’autre n’est pas un événement à sens unique : mon regard en effet
concerne l’autre, le modifie. La sympathie, l’empathie et plus généralement tout regard
porté sur l’autre ne peuvent prétendre à l’objectivité—non pas parce que je regarde
l’autre depuis ma culture, mon histoire, mes savoirs, mais parce que se sachant vue,
l’autre ne bouge pas comme elle bougerait sans regard.

Le regard dépose sur la peau comme une pellicule qui la durcit. Tout se passe en effet
comme si, lorsque je suis regardée, mes frontières se définissaient avec plus d’acuité, plus
de finesse, mais aussi plus de dureté. Quand je me sens regardée, je me trouve face à la
possibilité de n’être pour l’autre rien qu’un corps, rien même que cette surface-enveloppe
sur laquelle son regard s’arrête. Le regard m’assigne à résidence dans les frontières de ma
peau. C’est ce que dit Sartre dans les analyses célèbres de L’être et le néant, lorsqu’il dit
du regard d’autrui qu’il façonne mon corps, « le fait naître, le sculpte, le produit comme il
est106 ». Ce regard me met sous la garde de l’autre. « J’entre en sa possession », dit
emphatiquement Sartre, c’est-à-dire—plus simplement—que je deviens ce que je suis
« pour-lui », je me vois de son point de vue et j’aspire à satisfaire, ou à tromper, ou à
105 Hubert Godard, « Regard aveugle », art. cit.
106 Jean-Paul Sartre, L’être et le néant, op. cit., p. 404

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ignorer ses attentes : je vis dans le cadre qu’il définit.

Henri Wallon donne le nom de « réactions de prestance » à la manière dont, dès la prime
enfance, l’individu, confronté aux regards des adultes, présente parfois certaines
hypertonies :

« l’attitude est contractée avec les coudes collés au corps, la tête


légèrement inclinée et comme déviée par un faible torticolis, les lèvres
serrées et creusées aux extrémités, les sourcils froncés et écartés
comme cela se produit dans les cas d’éblouissement107. »

Adulte, au centre du regard, je rejoue—même minimalement—cette tension : adulte,


j’aspire à être vu, et en même temps, dès que je le suis, une raideur m’enveloppe. Comme
tout homme de scène, comme toute femme de théâtre, comme chaque homme et
femme publiques le savent, ce n’est que de la percer que je me trouve renforcé : plus
séduisant, plus exacte, plus intense, plus vif que je ne l’étais dans le secret d’un monde
sans yeux.

Inversement, en tant que regardeur, prendre conscience de cet effet de mon regard sur
l’autre est un élément important dans les espaces de pratique du Contact Improvisation,
où des structures d’observation du mouvement aident à mesurer les sensations liées à
l’être observé108. La discipline du Mouvement Authentique joue, sur ce point, un rôle
important dans le développement du Contact Improvisation à partir des années 1980 109.

107 Henri Wallon, « L’instabilité posturo-psychique chez l’enfant », Enfance, vol. 16(1-2), 1963, p. 165.
108 Il est vrai que la jam, aujourd’hui l’espace majoritaire de pratique du Contact Improvisation, semble
évacuer cette question des regards. Fréquemment décrites comme des bains tactiles et kinesthésiques
où les danseurs s’immergent dans leur pratique sans souci des apparences visuelles de leurs gestes, les
jams semblent des espaces quasi-aveugles. Pourtant, et comme tout espace social, les jams sont des
lieux où se tissent les regards : regards de ‘‘prédation’’ envers les partenaires d’élection (comme dans
tous les bals du monde), regards d’admiration, regards de sympathie, etc. S’il est peu question de ces
regards dans la littérature sur le Contact Improvisation, c’est qu’ils sont largement contrebalancés par
l’attitude majoritaire dans la jam : le papillonnage—comme une myriade d’événements ne cesse de
s’enchaîner, comme pendant les deux heures que dure la jam, le souci n’est que le temps de quelques
minutes de garder les regards des autres sur soi, mon regard flotte (de cette même attention flottante
dont nous parlions à l’endroit du regard des danseurs dans le feu de l’action). Il y a, dans ce regard sans
attache, une forme d’autorisation donnée au danseur de ne pas me plaire, de ne pas danser pour
séduire.
109 Les chemins du Contact Improvisation et du Mouvement Authentique se croisent une première fois en
1982, quand Susan Schell, qui avait été l’élève de Nancy Stark Smith à Seattle (WA), déménage chez la
fondatrice du Contact Improvisation dans sa maison à Northampton (MA) pour suivre la formation que
Janet Adler, la fondatrice du Mouvement Authentique, venait tout juste de commencer dans cette ville.

- 139 -
Le Mouvement Authentique s’appuie sur une structure simple : une bougeuse (en anglais,
mover) bouge les yeux fermés, et elle est vue par un témoin (en anglais, witness, qui
partage avec le latin video, la racine indo-européenne *wid, « voir »). Le Mouvement
Authentique s’appuie entre autres sur l’idée que bon nombre de nos actions sont
déterminées par le désir d’être vues, ou, génétiquement, par des manques de réciprocité
dans nos désirs d’être regardées110 :

« Parce qu’on n’a pas été assez vus, ou parce qu’on ne nous a pas assez
reconnus, ou vus avec assez d’amour, ou avec assez d’attention, nous
arrivons à l’âge adulte avec un désir d’être vus par l’autre. Il y a un besoin
palpable, en particulier en Occident, d’être vus pour ce que l’on est, pour
ce que l’on fait111. »

Paradoxalement, l’offre qui est faite à la bougeuse dans le Mouvement Authentique n’est
cependant pas, ou pas uniquement, de lui donner ce « regard d’amour » qui aurait
manqué dans l’enfance ou dans la genèse de l’individu. Au contraire, il s’agit d’offrir à
l’autre un regard qui n’entre pas dans cette logique des dépendances, de donner un
regard qui ne joue pas le jeu des jeux des rôles. Ce regard, c’est un regard qui s’observe
plutôt que d’observer, ou plutôt : c’est un regard pour lequel l’autre devient un terrain
d’étude de ce à quoi je suis attentif.

« En tant que témoin, je ne peux rien connaître de ton expérience. Je ne


peux que connaître l’expérience qui est la mienne en ta présence. Je
m’engage à détailler mon expérience du mieux que je peux. C’est mon

La collaboration entre Susan Schell et Nancy Stark Smith s’étend sur plusieurs décennies : elles ont
enseigné ensemble dans de nombreux espaces, en particulier dans des rencontres de Contact
Improvisation qui ont servi de plate-forme pour l’enseignement de la forme dans les années 1980 (A
Capella Motion / Northampton, MA) et 2000 (Moving’s View / Plainfield, MA). Depuis cette première
rencontre, de nombreuses trajectoires individuelles tissent ensemble ces deux pratiques dans
l’enseignement et dans l’expérience.
110 cf. sur ce point les travaux d’Alessandra Lemma, qui lie les troubles psychiques ayant trait à l’image du
corps avec l’histoire des regards portés sur l’individu, notamment au cours de l’enfance. Le parent
« suffisamment bon » regarde avec suffisamment de constance et de soutien pour que « si tout va bien,
ces échanges précoces installent un observateur bienveillant à l’intérieur de la psyché, un ‘‘autre’’ qui
nous regarde pour ce que nous sommes, sans fioritures, et continue de nous aimer. » (« Être vu ou être
regardé ? Une perspective psychanalytique sur la dysmorphophobie », L’année psychanalytique
internationale, vol. 2010/1, p. 128)
111 Janet Adler, Offering from the Conscious Body: The Discipline of Authentic Movement, Rochester (VT),
Inner Traditions, 2002, p. 6.

- 140 -
intention, c’est ma pratique, de noter tout ce qui se passe en moi alors
que je te vois112. »

En observant ma propre observation, je soulage ainsi l’autre de porter le poids de


solliciter mon regard : mon regard, d’une part lui est acquis (je m’engage à être là
voyante), et d’autre part ne porte pas sur elle, mais sur la relation qui nous unit. C’est ce
regard qui se sent regardant, qui a l’affect et la compréhension de ce qui l’appelle.

On trouve un modèle de compréhension pour cette attitude, à nouveau, chez Hubert


Godard. Pour Godard, je ne peux jamais que percevoir l’effet de mon regard sur l’autre—
autrement dit, ce que je vois, ce n’est pas « l’autre », mais l’autre tel que mon regard la
fait être, c’est-à-dire ce que le fait d’être regardée change dans sa manière de se tenir ou
de s’articuler au monde. Par exemple, face à une personne atteinte de scoliose, c’est à
une torsion de l’espace de mes actions possibles que j’ai affaire, et non seulement à un
dos tordu. Je perçois en l’autre et autour de lui une série d’invites, comme celle de ne pas
me placer du côté d’où sa scoliose éloigne son visage, car cette partie de l’espace me
paraît affectée négativement. Autour de chaque personne rayonne ainsi une gestosphère
qui signe à la fois le style de chacune, mais aussi leurs « trous noirs », ces zones interdites
qui, irrésistiblement, bien que de manière micro-phénoménale, orientent ma manière de
me tenir en leur entourage, comme si je souhaitais en éviter les zones opaques.

« Ces trous noirs sont des zones de l’espace qu’une personne a du mal à
percevoir ou qui sont perçues d’une manière uniquement focalisée ou
menaçante ; par exemple, dans un accident de voiture il arrive que
même après les traitements physiques nécessaires, une peur subsiste,
souvent non consciente, dans la direction où le choc s’est produit, et
cette peur limite le travail de perception dans cette direction. Beaucoup
de déficits de mouvements d’une partie du corps, qui peuvent entraîner
une pathologie, démarrent par un déficit de perception de l’espace 113. »

D’un point de vue thérapeutique, l’idée que l’observatrice (la thérapeute) fait partie de
l’observée (la cliente) a des conséquences sur la nature du traitement. Soigner une

112 Ibid., p. 10.


113 Hubert Godard avec Patricia Kuypers, « Des trous noirs », art. cit., p. 64.

- 141 -
blessure par exemple, ne reviendra pas seulement à soigner la blessure là où elle tord le
corps anatomique (redresser le dos tordu). La blessure n’est pas ou pas seulement
« dans » le corps : elle est—telle que la thérapeute peut la percevoir—dans la relation que
l’observée entretient avec l’observatrice, et au travers de l’observatrice, à l’altérité en
général. Parce que la soignante peut ainsi jouer le rôle de l’autre, elle peut aussi jouer le
rôle de support d’une réhabilitation de la confiance dans les zones affectées
négativement, attirer son attention dans les espaces opaques.

Ces phénomènes concernent directement le Contact Improvisation, dans la mesure où


j’observe souvent l’autre, non pas certes pour le soigner, mais pour savoir ce que je peux
faire avec elle. J’évalue, d’une évaluation qui s’affine avec le temps et l’usage de l’autre,
les appuis qu’elle m’offre, les touchers qu’elle peut accepter. Parce que je lui jette mon
poids sur la colonne, dans les bras, sur la tête, parce que je mets en danger son intégrité
physique, il est essentiel à mon regard de pouvoir évaluer d’un coup d’œil où il est censé
que je puisse accentuer son déséquilibre par ma présence. C’est d’autant plus urgent que
ces invites ne sont jamais acquises une fois pour toutes : chaque jour, ma partenaire a de
nouveaux trous noirs, chaque jour, il m’appartient de réapprendre à lire en elle.

* * *

Le Contact Improvisation nous a permis de traverser au moins deux grands gestes


du regard : d’une part, le regard comme direction et usage des yeux (on pourrait appeler
cela zyeuter) ; d’autre part, comme sélection (c’est la « garde » du regard) au sein du
visible, de certaines propriétés vis-à-vis desquelles réagir (on pourrait appeler cela du nom
général de voir). Le zyeuter a trait avec l’œil comme organe, qui a son poids et son rôle
physiologique dans l’organisation du mouvement : cette physiologie est inséparable de la
physionomie du vu, c’est-à-dire que, selon que je regarde par le bas, ou par le haut, par la
périphérie ou par le centre, le vu n’a pas le même sens pour moi. Le voir, quant à lui, a

- 142 -
trait avec ce que je fais pour soutenir mon activité d’observation : la question est celle de
ce que je fais pour accompagner le vu, il pointe vers quelque chose comme une attitude
épistémique, c’est-à-dire que, selon que je m’échauffe en regardant l’autre, selon que je
projette en lui les articulations de mon corps, selon que j’injecte en moi les siennes, selon
que je me contente d’observer mon observation, je ne vois pas la même chose.

Les stratégies mises en place pour zyeuter et pour voir convergent en un lieu commun :
l’on zyeute, en Contact Improvisation, à la périphérie plutôt qu’au centre, on floute plutôt
qu’on ne concentre, de même que l’on voit l’autre comme source de savoirs ou
d’observations, mais sans en faire le sujet central de l’observation puisque c’est toujours
de moi, de ce que j’apprends, de ce que j’observe, qu’il y est question. Ce double
décentrement du regard est caractéristique de l’espace collectif qu’essaye de ménager le
Contact Improvisation : c’est lui que nous allons retrouver à l’œuvre dans le chapitre qui
suit, consacré au geste de dire.

- 143 -
Chapitre 4 ./. Dire

Penser ce qu’on dit

En quel sens dire est-il un geste ? Pour répondre à cette question qui nous ouvre à la
place de la parole dans le Contact Improvisation, partons d’une remarque sur la
grammaire du verbe penser : où et comment se passe la pensée ? De nombreuses
expressions, et même quelques impressions laissent à penser qu’on pense dans la tête,
voire dans le cerveau. C’est sans doute, d’un certain point de vue, justifié. Mais
examinons, pour notre part, un autre aspect de la pensée. Examinons cette partie de la
pensée qui a lieu, qui s’imprime dans la matière. Intéressons-nous à la pensée qui existe
dans le corps, dans la main, dans le stylo qui écrivent, ou dans les parties du corps, de la
soufflerie, du larynx, des résonateurs qui émettent les mots.

Bref, disons que nous pensons en gestes : gestes de la main (qui requiert la
stabilisation de ma posture et l’immobilisation de la feuille sur laquelle je trace en
motricité fine les déliés des lettres) et gestes de la voix (qui « implique tout le corps

- 144 -
depuis la plante des pieds jusqu’à la racine des cheveux 114 »). En parlant de pensée-en-
gestes, nous voulons dire qu’il n’y a pas d’abord une pensée qui serait formulée
intérieurement comme telle, qui ensuite, se matérialiserait sur la feuille ou dans l’espace
sonore. L’écriture ou la parole ne copient pas dans l’espace partagé avec les autres une
pensée qui leur préexisterait. Sans doute il y a bien de la pensée avant que je ne
l’imprime, mais l’imprimer n’est pas un accident qui arrive à cette pensée : l’imprimer,
c’est la penser. Écrire et parler sont des styles du penser, des « manières de penser115 » et
non des répliques d’une pensée qui existerait par ailleurs de manière privée.

Appelons pré-pensée la pensée qui se prépare avant d’être dite par l’écrit ou par la
parole, celle sur laquelle qu’il m’arrive de méditer pour bientôt la coucher sur le papier ou
pour le seul plaisir de jongler avec les images dont elle est faite. Cette pré-pensée que je
tourne et que je retourne en mon esprit n’est pas de la même nature que la pensée que je
produis en l’écrivant ou en la parlant : inchoative, n’ayant d’existence que comme ersatz,
elle apparaît plutôt comme la tension d’un champ de mots dans un espace abyssal. Les
mots s’y ébattent, sans trop de cohérence, et tentent de s’ordonner en phrases qui me
font soupçonner des idées, mais qui restent à l’état de rudiment. C’est une pensée qui est
« pré-articulation », comme dit Erin Manning, c’est-à-dire qu’elle est « la pré-accélération
de la langue, là où la tonalité affective du langage arrive à l’expression 116 ».

On peut comparer cette pré-articulation aux pré-mouvements par lesquels un geste


se prépare : de même que, avant même que j’aie étendu le bras vers l’avant, le poids de
mon corps commence à se porter vers l’arrière pour compenser le déséquilibre à venir, de
même, avant même que j’aie commencé d’articuler des paroles, une danse propitiatoire
me mouvemente du dedans, qui prépare le terrain de la profération. Cette comparaison
entre pré-articulation et pré-mouvement est d’autant plus tentante que penser vient du
latin pensare, c’est-à-dire peser ou soupeser (probablement en raison de la

114 cf. pour le détail de ces concepts, Claire Gillie-Guilbert, « ‘‘Et la voix s’est faite chair...’’ Naissance,
essence, sens du geste vocal », Cahiers d’ethno-musicologie, vol. 14, 2001, p. 6.
115 Vilém Flusser, Les gestes, op. cit., p. 50 : « Il est faux de dire que l’écriture fixe la pensée. Écrire, c’est une
manière de penser. Il n’y a pas de pensée qui ne soit pas articulée par un geste. La pensée avant
l’articulation n’est qu’une virtualité, donc rien. Elle se réalise par le geste. À la rigueur, on ne pense pas
avant de gesticuler. Le geste d’écrire est un geste de travail grâce auquel des pensées sont réalisées en
forme de textes. (…) Celui qui dit qu’il ne sait pas exprimer ses pensées dit qu’il ne pense pas. »
116 Erin Manning, Relationscapes. Movement, art, philosophy, London, MIT Press, 2009, p. 216.

- 145 -
« concentration de l’esprit » dont la dynamique est analogue à celle de la condensation de
la masse) : il y a, dans la pré-pensée infra-gestuelle, une histoire de poids, ou de pente ; la
sensation d’une direction dans laquelle je suis sur le point de me verser, sans qu’elle ait
encore pris pleinement corps. On a longtemps appelé du méchant nom de réflexion ce
moment où je me saisis de ma propre pente—mais le repli sur soi qu’indique la ré-flection
(de flecto, « plier, courber, ployer ») n’est jamais qu’un moyen dans l’opération la plus
essentielle : celle où je me rends sensible à mes inclinations. Si l’on veut parler d’un pli, il
faudrait donc plutôt parler d’un pli adventice, d’une in-flectio : la pré-articulation serait
cela—saisie de l’infléchissement, sur le bout de la langue, vers la pensée qui se dira. De
même que le pré-mouvement par lequel je pré-articule un geste n’est pas ce geste, mais
le fond sur lequel il se dresse et se distingue, de même cette pré-pensée me dispose au
penser-en-écrivant ou au penser-en-parlant sans se confondre avec lui. Et il y a une joie
particulière à habiter l’espace pré-articulatoire du penser ou du mouvement, où la pensée
et le geste existent aux états d’ersatz : c’est la joie d’un potentiel immense, que rien ne
semble contenir, qui laisse rêver les édifices les plus fous, les danses les plus ciselées. Ce
monde pré-articulé, chaotique encore, fait de fantômes de perceptions, de micro-
tensions, n’est pas étranger au penser/danser : il en est la lisière, le presque.

Il est des écritures, poétiques ou chorégraphiques, qui se sont données pour tâche
de faire remonter à la surface ces presque-gestes, de les rendre perceptibles. Alice
Godfroy les a appelées écritures de la dansité et leur a dédié deux livres essentiels117, où la
dansité se laisse définir comme « phénomène dansant, invisible et intérieur (…) qui
marque le pliage du danser et de l’écrire à l’étage de la naissance expressive, dans le sous-
sol de l’acte créateur118. » Se placer dans ce lieu infra-poïétique permet de voir, dans la
seconde moitié du XX
e
siècle, une interrogation commune aux danseurs et aux poètes
dans leur désir de nommer le double mouvement de « prendre corps et langue », où, dit
encore Alice Godfroy, « les poètes se muent en danseurs virtuels, pétris de forces et
d’amorces de gestes dont la vibration devient le mode privilégié de

117 Alice Godfroy, Danse et poésie : le pli du mouvement dans l’écriture. Michaux, Celan, du Bouchet, Noël,
Paris, Honoré Champion, 2015 et Prendre corps et langue. Étude pour une dansité de l’écriture poétique,
op. cit.
118 Alice Godfroy, Prendre corps et langue, op. cit., p. 11.

- 146 -
phénoménalisation119 ». Ces poètes—Michaux, du Bouchet, Celan, Noël—lui apprennent,
à force d’une patience éperdue pour les tréfonds d’un corps tout en inchoations, à
manifester cette « immobilité explosive120 », ce silence germinatoire qui ouvre sur la
langue sans lui appartenir encore.

À l’endroit du geste où nous nous situons, ce pli ou infléchissement de la langue et


du geste nous est un indice précieux. Il nous enseigne la gestualité du penser. C’est ce
que les écritures de l’infra rendent manifeste : elles nous font voir que le penser se
prépare en infléchissements qui sont sensibles à la manière des pré-mouvements de la
posture.

Or si elles nous le font voir, c’est que la perception en est ordinairement obscurcie.
Appelons récitation l’effet par lequel le caractère matériel, moteur, gestuel de la pensée
est masqué. La récitation est pour ainsi dire le mode « par défaut » du dire. Le plus
souvent, en effet, une simple observation me permet de remarquer que quand je parle je
ne pense pas ce que je dis. Je pense sans doute à ce que je dis, mais je ne le fais pas
exister par l’activité de le penser. Je reviens sur une idée déjà pensée, écrite, parlée ou
entendue, une idée que j’ai déjà formulée quelque part, que j’ai entendue dire ou que je
me suis déjà entendu dire. Il est sans doute utile à ma santé psychique de ne pas penser
tout ce que je dis : toutes ces récitations où je me contente de réciter ce que j’ai pensé, ou
de dire ce qu’« on » pense, tous ces instants me sont des moments de pause, où je puis
me reposer sur mes savoirs disponibles.

Il est toutefois des moments, très-limpides, où il n’est pas abusif de dire que je
pense ce que je dis. Il y va là d’une certaine authenticité dans la parole (« voilà quelqu’un
qui dit ce qu’il pense »). Mais cela ne veut pas dire que je serais malhonnête ou
inauthentique quand je me contente de dire ce que je pense ou ce à quoi j’ai pensé :
simplement, quand je dis ce que je pense, je me limite à un certain nombre d’idées déjà
circonscrites, déjà catégorisées—« je sais ce que je dis ! », comme on dit, avec un ton
parfois péremptoire.

Quand je pense ce que je dis au contraire, je ne sais rien de ce que je dis avant de le

119 Id.
120 Bernard Noël, Les yeux dans la couleur, Paris, P.O.L., 2004, p. 121 ; cité in ibid., p. 378.

- 147 -
dire. Je le découvre à même le dire. Ce qui contraste avec le réciter, dont chacun a pu
faire l’expérience qu’il peut être l’occasion d’une frustration à l’égard du dire : quand je
récite, la matérialité du dire est plutôt un frein ; je peine à exprimer ce que j’ai déjà pensé
avec la même force de clarté, et j’éprouve la sensation d’une inadéquation entre la
pensée que j’ai eue ce matin en marchant, ou en parlant hier à cet ami, et la pensée que
j’arrive à avoir en l’écrivant maintenant. Dans le penser ce que je dis, la matérialité est au
contraire un support du penser : ce que je dis en l’écrivant, j’ai le sentiment que je ne
pourrais pas le dire autrement. C’est que, quand je découvre ce que je pense à mesure
que je le dis, je le découvre moins comme contenu que comme manière de dire : je le
découvre dans le ton que j’utilise, dans la longueur des mots que j’emploie, dans les
ponctuations, dans les formes ou plutôt dans les rythmes des phrases. Ce n’est pas
nécessairement que je me relise, ou que je repense à ce que j’ai dit : c’est plutôt qu’au
moment du penser, je me laisse affecter par le dire, je me laisse saturer par l’expérience
du dire, par ses qualités dynamiques. Cézanne disait « je pense en peinture 121 ». Il ne
voulait pas dire, à l’évidence, qu’il lui arrivait de penser à quelque chose tout en peignant.
Il voulait dire qu’il y avait pour lui, au bout de son pinceau, dans la matière picturale elle-
même, l’expérience d’un penser. Quand je dis que je pense en parlant, je dis de même que
le poids des mots, leur matière verbale, sonore, laryngée, linguale, m’est un support à
l’articulation de la pensée. Quand je dis que je pense en écrivant, ce sont les signes sur la
page, les ponctuations, les blancs entre les mots, tous ces rythmes visuels sur lesquels
j’achoppe et avec lesquels je joue qui me sont des soutiens.

Envisageons que la danseuse s’entraîne de même à « penser-en-mouvement122 ».


Assurément, quand je danse, il m’arrive de penser aux choses que je vais faire avant de les
faire ; et assurément, pendant que je danse, il m’arrive aussi de penser à d’autres choses
—par exemple, aux mouvements que je vais faire ensuite, ou à ce à quoi je ressemble, à
ce à quoi va penser la chorégraphe, ou à ma liste de courses. Mais quand je pense-en-
mouvements, ma pensée se trouve, se fait, s’invente en mouvements : non pas en même
temps que le mouvement, mais par, avec, dans le mouvement. Dans de tels cas, ce n’est

121 Paul Cézanne, cité dans Maurice Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, op. cit., p. 60.
122 Maxine Sheets-Johnstone, « Thinking in Movement » (1981) repris dans The Primacy of Movement, op.
cit.

- 148 -
pas que je ne pense à rien, ce n’est pas que j’aie l’esprit vide 123 : c’est simplement que mes
pensées sont des mouvements, c’est-à-dire que j’explicite le monde et moi-même dans les
mouvements que je fais—de la même manière que, parfois, quand je parle, j’explicite le
monde et moi-même dans les mouvements du complexe phonatoire, et par son
entremise, du reste du corps en lequel il vibre.

Parler de penser-en-mouvement nous est nécessaire, parce que cela nous évite de
considérer que lorsque les danseurs parlent, ils traduisent une expérience qui n’a en elle-
même rien de la pensée. Nous ne voulons évidemment pas dire que penser en parlant et
penser en bougeant soit la même chose : à l’évidence, les matières verbales et écrites ont
d’autres qualités que les matières qui circulent dans mon métabolisme. Mais cette réserve
étant faite, nous affirmons que plus profond que la séparation entre la pensée verbale et
le mouvement, il y a le fait que toute pensée verbale relève elle-même d’un geste
(d’écrire ou de parler) qui la place sur le même plan que le mouvement.

Muni de cette idée que dire est autant gestique que les gestes dont il a jusque-là été
question dans la danse, nous voilà un peu plus à même d’aller voir, dans le Contact
Improvisation, ses manières de dire, et de nous poser la question de savoir quelles sont
les espèces sous lesquelles la danse non seulement se prépare dans la parole, mais s’y
prolonge, voire s’y constitue.

* * *

Dire (1) : récolter et partager

Commençons par observer que dire est un geste qui se pratique avec régularité
dans le Contact Improvisation. Les contacteurs n’ont sans doute pas inventé le dire

123 cf. sur ce point Barbara Mantero, Thought in Action. Expertise and the Conscious Mind, New York (NY),
Oxford University Press, 2017, construit point à point comme une contestation du « mythe du just do
it ».

- 149 -
comme geste de danse, mais leur communauté fait assurément partie de celles qui ont
contribué, dans la danse des années 1960 et 1970, au « tournant kinesthésique124 » qui a
préparé l’usage aujourd’hui largement répandu, de tourner les échanges au studio vers
l’expérience des danseurs.

Depuis ce tournant, ce n’est pas seulement que les mots accompagnent la danseuse
dans son geste : que leur signification soit pré-codifiée (tendu, en pointe, plié) ou qu’elle
soit fondée sur un vocabulaire anatomique, kinésiologique ou commun (étirement du
psoas, extension de la jambe en pointant le gros orteil, pencher la tête), cela a en un sens
toujours été le cas (au moins à l’entraînement, si ce n’est sur scène). C’est plus encore
que la danseuse est invitée à se constituer une réserve lexicale et grammaticale
idiomatique, qui lui permette de déployer un imaginaire autant qu’une pensée d’où se
nourrissent ses gestes. Même en danse classique, où le vocabulaire qui sert à indiquer les
positions du corps est fortement codifié (arabesque, attitude, battement, dégagé,
développé...), de grandes différences peuvent se faire sentir d’un maître de ballet à
l’autre, selon l’accent postural, physiologiste, imaginaire qu’il donnera à sa transmission
verbale.

La création chorégraphique contemporaine implique corrélativement la mise en


place d’un lexique interne à chaque compagnie, d’usages du langage spécifiques : les
mots font partie des outils de la chorégraphe, au même titre que la mélodie gestuelle
qu’elle transmet, au point qu’on a pu parler « d’identité orale125 » à propos des œuvres de
danse. La parole participe ainsi de l’immersion dans un « bain » de motricité et
d’imaginaires communs, que Frédéric Pouillaude a décrit avec exactitude :

« Un auteur-chorégraphe institue et prolonge en forme d’idiolecte la corporéité


qui lui est propre. Cet idiome singulier (qui, le signant, assure aussi bien sa
signature) doit passer aux danseurs. Ce qui opère généralement selon la
quotidienneté du cours et une forme de mimétisme inconscient où, malgré la
singularité des uns et des autres, semble s’inventer une même ‘‘pâte’’
corporelle, un même habitus général de posture et de mouvement. Bref : une
124 cf. André Lepecki, « Concept and Presence: The Contemporary European Choreography », dans
Alexandra Carter (éd.), Rethinking Dance History: A Reader, London, Routledge, 2004.
125 Frédéric Pouillaude, Le Désœuvrement chorégraphique, op. cit., p. 265-285.

- 150 -
sorte de corps commun, bien réel et pourtant difficilement assignable, dont
l’institution paraît strictement corrélative de la structure ‘‘compagnie’’ et de la
quotidienneté de fréquentation que celle-ci induit, de ce que beaucoup
appellent spontanément le ‘‘bain’’126. »

Le bain de la compagnie n’est pas seulement un bain lexical, c’est aussi bien le bain
des histoires qu’on se raconte et il n’est pas uniquement l’affaire d’une transmission « du
haut vers le bas », du chorégraphe aux danseurs. La constitution d’un collectif
d’interprètes en passe en effet par la création, en coulisse, d’un blason commun des corps
qu’on se dresse ensemble : chutes d’enfance ou accidents d’adulte, blessures de danseurs
aux articulations, histoires de maladies, tumultes de la digestion, partage d’habitudes
alimentaires, enseignement réciproque de routines matinales... Apprendre à danser avec
quelqu’un, c’est aussi dresser ensemble le journal de nos corps—comme les amants sur
l’oreiller se racontent parfois leurs cicatrices, leurs grains de beauté, leurs drôles de
formes. Le bain de la compagnie ce n’est pas seulement le bain dans lequel l’œuvre elle-
même entraîne, mais aussi une certaine culture commune, une appropriation des
histoires qui mènent chacun des danseurs à avoir ce corps-là, ces possibilités-là, ces
pentes-là, aujourd’hui.

Dans le cas du Contact Improvisation, le bain est toutefois plus large que celui d’une
compagnie de danse contemporaine : il est celui d’une « communauté d’expérience127 »
aux contours flous et internationaux, qui a survécu pendant plus de quarante ans dans
plus d’une vingtaine de pays et dans de nombreuses langues. Défendons l’idée qu’un
soutien important à cet export se trouve justement dans une pratique spécifique de la
parole au studio, qui, en faisant institution, a permis la survivance de cette forme de

126 Ibid., p. 276.


127 Cynthia Novack, Sharing the Dance, op. cit., p. 15-16 : « Le Contact Improvisation se laisse analyser
comme une communauté : bien que ses frontières ne soient pas géographiques, il a constitué autour de
lui une communauté d’expérience. Les individus dans cette communauté ont partagé une forme de
danse, des manières habituelles de discuter cette forme de danse, une publication, et une histoire
artistique qu’on peut faire remonter à un groupe de personnes constitué et mené par une figure
identifiable, Steve Paxton. Ils ont partagé des idéaux artistiques communs ainsi que, souvent, des
idéaux sociaux qui de bien des manières coïncident avec le système de valeurs impliqué dans leur
danse. »

- 151 -
danse au-delà des frontières contenues de la communauté géographique où elle a
émergé.

La place de ce dire dans le Contact Improvisation est d’abord instanciée dans une
pratique rétrospective, celle de la « récolte (harvesting) » (session d’écriture ou de
ressouvenir solitaire après la pratique) et du « partage (sharing) » (session parlée, en
cercle, où les partenaires se retrouvent à la fin de la danse pour nommer leurs
expériences)128. Traditionnellement, les « partages » se font en cercle (fig. 2), selon un
formalisme égalitaire qui emprunte notamment à des traditions religieuses comme celles
des Quakers, où les congrégations se réunissent et prennent leurs décisions par
consensus129. Dans les partages du Contact Improvisation, les modes de communication
de l’expérience sont assez strictement régulés (même si cela reste tacite) par ce qu’on
pourrait appeler un impératif de subjectivité : la parleuse est invitée à parler « depuis son
expérience », c’est-à-dire en préjugeant le moins possible de ce que les autres ont
traversé quant à elles (il s’agit par exemple, d’éviter le « nous » et de préférer le « je »). Ce
subjectivisme tourne parfois au solipsisme (dans la mesure où c’est mon expérience, je
n’ai pas besoin d’essayer de l’ouvrir aux autres), mais se révèle être un instrument
précieux pour ne pas s’approprier l’expérience commune sous prétexte qu’on l’a vécue
en même temps. La parole vise bien ainsi à partager l’expérience au double sens du mot
partage en français : elle permet de départager les points de vue (comme on partage un
territoire ou un gâteau, c’est-à-dire en divisant, en se différenciant) mais aussi de créer les
assises d’une communauté (comme on partage une danse, c’est-à-dire en s’unissant avec
le partenaire). L’un n’est possible, en l’occurrence qu’à travers l’autre, c’est-à-dire qu’il

128 Ces pratiques et les concepts pour les nommer ont été formalisés dans l’enseignement de Nancy Stark
Smith et en particulier dans l’Underscore. cf. infra Annexe 3 « Underscore et ses traductions ».
129 Steve Paxton témoigne d’un usage répandu de « la méthode Quaker de prise de décision par
consensus » au sein du Judson Church dans les années 1960, tout en pointant que malgré l’égalitarisme
formel, de fortes hiérarchies continuaient d’y apparaître (Cynthia Novack, Sharing the Dance, op. cit., p.
207). Ce qui est aujourd’hui appelé la Méthode Quaker pour les Affaires (Quaker Business Method) est
une pratique quasi-méditative, où le silence de recueillement est une phase cruciale de préparation, et
où le « consensus » n’est pas recherché par le débat, mais plutôt par la multiplication des témoignages
en première personne pour atteindre à une unité de vue (con-sensus : sentir ensemble) sur le sujet en
question. Pour un exposé critique de l’approche Quaker et ses prolongements dans les méthodes de
communication non-violente, cf. Starhawk, Webs of Power. Notes from the Global Uprising, Gabriola
(BC), New Society Publishers, 2008, p. 221 sq.

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n’est justement possible d’atteindre un accord que parce qu’on s’est préalablement
autorisé au dissensus.

Cette double fonction du partage se retrouve dans la production écrite pléthorique


à laquelle donne lieu le Contact Improvisation autour d’une revue, le Contact Quarterly,
qui rassemble depuis 1975, des écrits, témoignages et réflexions de danseurs, et qui a
fortement contribué à la constitution d’une communauté de pratique. La création de
cette revue correspond à un désir de recherche collective, qui se veut le substitut à la
solution de protéger la pratique par un copyright, comme Steve Paxton, Nancy Stark
Smith, et quelques autres l’envisagent un temps. Plutôt que d’exercer un contrôle sur
l’enseignement, le choix est ainsi fait de laisser la forme libre de droits, et d’inviter les
enseignantes et praticiennes à réfléchir sur ce qu’elles transmettent et à élargir le champ
des découvertes130.
L’intérêt de ces échanges est qu’ils sont l’opportunité d’un travail critique
permanent à l’égard des mythologies propres à la communauté que le Contact
Improvisation fictionne autour de lui. Ces « mythologies » sont à comprendre au sens de
Barthes131 : comme la part, inévitable dans toute communauté, des paroles dépolitisées où
les valeurs prônées ont tendance à être converties en idéaux naturels. Typiquement, en
Contact Improvisation, « on » considère les mouvements explorés comme « plus
naturels » en vertu de leur référence au toucher ; « on » loue, sans trop les questionner,
les valeurs de l’écoute ou de la douceur. Or vis-à-vis de ces mythologies, on pourrait dire
qu’au moins épisodiquement, Contact Quarterly se présente comme appareil critique

130 La création de la Contact Newsletter coïncide en effet avec un débat, au sein des fondateurs du Contact
Improvisation, quant à l’opportunité de poser un copyright su la pratique. Ce débat survient à la suite
d’une série de blessures dont ils ont vent dans des communautés où ils n’ont fait que de courtes
performances-démonstrations, ils envisagent de protéger le Contact Improvisation afin d’éviter que des
danseurs inexpérimentés ne s’essayent à la pratique sans l’entraînement suffisant. Nancy Stark Smith
signale : « On a dressé le contrat et on était sur le point de signer, mais on a finalement décidé de ne pas
le faire. J’aime à penser qu’on s’est alors imaginés, dans le futur, devenir une sorte de police mondiale
du Contact, où il nous aurait fallu fliquer la pratique, et vérifier si les enseignants étaient bien des gens
que nous connaissions, et si ce n’était pas le cas, leur dire qu’ils n’avaient pas le droit... (…) Donc au lieu
de protéger la pratique, on a fait un bulletin d’information, où chaque personne impliquée dans
l’apprentissage pouvait rendre compte de ce qui se passait pour elle. » (Nancy Stark Smith, « Harvest.
One History of Contact Improvisation », CQ, vol. 31(1), Summer/Fall 2006, p. 50.)
131 Roland Barthes, Mythologies, Paris, Seuil, 1957, p. 256 : « En passant de l’histoire à la nature, le mythe
fait une économie : il abolit la complexité des actes humains (…) il organise un monde sans
contradictions ni profondeurs. »

- 153 -
voire mythographique. Nancy Stark Smith, rappelle ainsi régulièrement le rôle primordial
de Steve Paxton dans l’invention du Contact Improvisation, dont les contacteurs ont
tendance à considérer qu’il a émergé spontanément et collectivement : non, dit Nancy,
c’est d’abord le travail d’un individu132. Et inversement, Steve Paxton en profite
régulièrement pour affirmer que : non, le Contact Improvisation n’est pas le travail d’un
individu, mais le résultat d’une histoire, qui hérite de loin en loin, du ballet, de la danse
moderne et des autres formes d’improvisation 133. Dans ces chassés-croisés tragi-
comiques, le Contact Improvisation bénéficie d’un mouvement permanent de
réinscription historique, par lequel les contacteurs luttent contre leur propre tentation de
faire du Contact Improvisation et de ses gestes des objets universels ou atemporels.
Nancy Stark Smith est, plus que tout autre, une actrice centrale dans ce travail
mythographique, qu’elle déploie encore par les moyens de l’archive, en accumulant
autant de traces que possible du travail effectué depuis les années 1970 (le sien, mais
aussi celui de ses collègues qui lui envoient encore régulièrement textes, affiches,
images). Elle invite par ailleurs les contacteurs à se donner le rôle de scribe de la pratique
(à prendre en notes conversations, conférences, cours, qui sont ensuite publiés dans la
revue), fonction originale dans un milieu (la danse, la chorégraphie) où c’est
généralement la « mémoire vive » et l’oralité qui priment dans la transmission des œuvres.
Un bénéfice important de ce passage à l’écrit est ainsi de permettre de rompre avec
l’adresse « fermée » de la parole vive : il permet une remise en cause des auteurs, parce
qu’il laisse à tous le temps de la lecture, qui n’impose pas de se soumettre au rythme et à
la rhétorique imposante de ceux qui parlent. C’est le revers positif de ce que Platon, dans
le Phèdre, déplorait à propos du texte : si le texte est « orphelin » de son auteur, cela

132 On peut se reporter pour cela à l’étonnante collection des « editor notes » de Nancy Stark Smith, qui, à
tous les numéros de Contact Quarterly depuis 1975, ouvrent le magazine par une page où la danseuse
tantôt rappelle une anecdote des années de création du Contact Improvisation, tantôt situe ses
influences multiples au contact des pratiques somatiques et performatives. L’attitude curieuse et
syncrétique de Nancy Stark Smith, qui s’évertue à constamment faire la place aux opinions
contradictoires est presque aux antipodes de celle de Steve Paxton, qui n’hésite jamais à prononcer
jugements et condamnations. À eux deux, ils tiennent une cartographie exigeante des pratiques du
Contact Improvisation, en tenant les deux bouts de l’exclusion et de l’inclusion proliférante : leurs
attitudes, comme l’a noté avec précision Cynthia Novack, ne sont pas étrangères au développement de
la forme, qui repose pour une bonne part sur le rôle de « leaders charismatiques désintéressés » que
jouent ses fondateurs (Cynthia Novack, Sharing the Dance, op. cit., p. 202)
133 cf. ci-dessous, Annexe 2 « Définitions et débats ».

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permet aussi qu’on se le réapproprie. Autrement dit, le passage systématique à l’écriture
des propos tenus dans les classes, laboratoires et autres rencontres de contacteurs sont
autant d’autorisation au travail de critique adressée à la forme : chacune peut s’en
emparer, défaire et refaire ce qui s’est dit, sans avoir à affronter l’autorité dont il émane.
On pourrait ainsi dire que ce qui, paradoxalement, cimente la communauté de
« chercheurs » en Contact Improvisation, c’est cette mise en tension permanente de ses
croyances propres. Constamment, celles-ci sont exposées pour en examiner le bien-fondé
ou l’archéologie.

Au total, on peut ainsi dire qu’en instituant la tenue d’un journal d’improvisations, le
Contact Improvisation a donné une autorité à l’expérience du danser qu’elle n’avait guère
connu jusque-là et corrélativement, on peut dire qu’il a institué l’idée que l’écriture n’est
pas un « reflet » (ou une explication) de la danse, mais une de ses « dimensions134 ». Si
d’autres journaux de danse ont vu le jour à la même période ou dans les mêmes parages
intellectuels que Contact Quarterly (comme le plus éphémère Writings on Dance et le plus
récent sarma.be), la revue du Contact Improvisation forme une des plus importantes
productions littéraires qu’on doive à des praticiens d’une forme de danse et elle contribue
fortement à la constitution de la communauté d’expérience transnationale qui en
soutient la pratique.

Dire (2) : attentionographies

Les danses de l’attention

Mais le dire n’a pas que cette fonction de (critique) rétrospective dans le Contact
Improvisation : il est aussi impliqué, en direct, dans la pédagogie de la pratique. Comme

134 Isabelle Ginot insiste sur cette même distinction en insistant sur le caractère stratégique de la parole
dans les pratiques somatiques : celle-ci a une fonction efficace sur l’action, son ordre de vérité n’est
donc pas celui de la description de ce qui s’est passé (même si c’est ce qu’il se donne comme objectif)
mais de la transformation de ce qui est témoigné. C’est important de le souligner si l’on ne veut pas être
dupes dans nos lectures : les textes écrits par les contacteurs sont au moins autant des manières de
penser leur pratique qu’ils sont des manières d’agir sur leur pratique. (cf. Isabelle Ginot, « Discours,
techniques du corps et techno-corps. À partir et non à propos de Conscience du corps de Richard
Shusterman » dans Paule Gioffredi (dir.), À l[a’r]encontre de la danse contemporaine : porisités et
résistances, Paris, L’Harmattan, 2009.)

- 155 -
dans ces pages, nous n’avons de cesse d’emprunter aux paroles des enseignants, sous
forme d’extraits de leurs ateliers, il est temps de nous poser la question de la manière
dont ces paroles fonctionnent : comment parle-t-on pour donner à danser dans le Contact
Improvisation ?

Remarquons que, dans le Contact Improvisation comme ailleurs, la parole


pédagogique tisse, de manière souvent tacite et discrète, deux grandes catégories
d’énoncés : les uns ayant traits à la direction du mouvement, et les autres ayant trait à la
direction de l’attention. On reconnaît, ici, les deux pôles, moteurs et sensitifs du geste : la
direction du mouvement s’adresse au déploiement moteur, la direction de l’attention à
son pendant sensitif. Ce pourquoi, bien sûr, l’un influence l’autre. Si je vous dis « levez la
main », votre attention se portera probablement sur votre main (sauf si vous avez une
blessure à l’épaule, par exemple, auquel cas votre attention se portera prioritairement à
cette articulation). Inversement, si je vous dis, « pensez à votre genou » ou « sentez le sol
sous vos pieds », ces appels à vos gestes de penser ou de sentir feront probablement
changer votre posture (par exemple, vous pencherez peut-être votre tête en direction de
vos jambes pour aller voir votre genou ou vos pieds).

Empruntons à la chorégraphe Lisa Nelson le terme d’attentionographie135 pour


désigner la part du travail au studio ou sur scène qui consiste à étudier les mouvements
de l’attention dans la danse.

Le mot d’attentionographie contraste avec l’autre terme habituellement utilisé pour


parler de la création de danses scéniques : la chorégraphie. Étymologiquement,
chorégraphie veut dire : tracer ou écrire (graphein : « gratter », « graver », et puis par
135 Attentionography (2014) est le titre d’une série de spectacles que Lisa Nelson a dansés à Paris et à São
Paulo. Mais son étude des mouvements de l’attention anticipe largement ces spectacles. cf. par
exemple, sa description d’une partition qu’elle s’est donnée pour certaines représentations de PA RT
(1978-2002) qu’elle danse avec Steve Paxton : « La structure était solo-duo-solo-duo. Il n’y avait aucun
autre matériau préétabli, sinon l’enregistrement de l’opéra de Robert Ashley (Private Parts) qui donnait
un environnement à la danse pour se développer, et puis nous avions des costumes, que nous avons
essayé de conserver à peu près identiques tout du long. C’est la seule danse que j’ai faite où ma seule
partition personnelle était de « danser ». Mais à l’intérieur de cette partition, il y a eu une période où j’ai
utilisé une autre partition intérieure, que j’ai appelée « lire à voix haute ». Dans la danse, je lisais
l’espace, et moi-même contenue dans l’espace. En un sens, je rendais visible ce qui me touchait dans
l’espace. » (Lisa Nelson avec Nita Little, « Tuning Scores », Movement Research, 2006 ;
movementresearch.org/publications/critical-correspondence/lisa-nelson-in-conversation-with-nita-little)

- 156 -
métonymie « écrire ») des mouvements ordonnés (choreia)136. La plupart du temps, dans
la création d’une danse, chorégraphie et attentionographie travaillent ensemble : une
danse est en effet inséparable de ce que l’on y fait et ce que l’on y sent, quelle que soit la
méthode employée par le chorégraphe pour la transmission.

En ballet par exemple, la cinquième position pour les bras (couronne) peut être
décrite comme une manière de porter les bras à l’arrondi au-dessus et légèrement en
avant par rapport à la tête. Mais comment le danseur se rapporte-t-il à ses propres
mouvements ? Est-ce qu’il tient une couronne imaginaire ? Est-ce qu’il est sensible à
l’espace négatif dessiné par ses bras ? Est-ce qu’il reçoit la position de ses membres dans
l’espace et dans le temps ? Tout cela à la fois ? L’option à préférer est parfois transmise
par le chorégraphe, parfois par le maître de ballet au cours de l’entraînement, parfois ne
relève que de la manière unique dont chaque danseur sait—d’un savoir qui n’est pas
toujours explicite—être « l’auteur de son expérience » comme nous le disions plus haut
avec Chrysa Parkinson. La chorégraphie et l’attentionographie sont ainsi les deux
composants de l’art de faire des danses, ne serait-ce que parce que les danseurs-
interprètes ont pour tâche, indépendamment de ce que leur demande le chorégraphe
directement ou non, de trouver une certaine plasticité attentionnelle qui leur permette
de naviguer d’un univers chorégraphique à un autre.

Dans la seconde moitié du XX


e
siècle, un certain nombre d’artistes chorégraphiques
ont cherché à isoler la fonction attentionographique dans leur travail, et conçu des
entraînements spécifiques fondés sur des directives exclusivement dédiées à donner
formes aux gestes de l’attention, sans prendre soin, ou en ne prenant soin que
minimalement, des autres gestes. Une grande part de l’enseignement et des motifs qui
soutiennent le Contact Improvisation relève d’une telle tendance à attentionographier
plutôt qu’à chorégraphier. Nous examinerons ces techniques attentionographiques en en

136 Dans la Grèce ancienne, et notamment chez Platon, choreia est en effet indifféremment utilisé pour
désigner les mouvements orbitaux des planètes et les mouvements ordonnés des chœurs de danseurs
dans la tragédie (cf. A. P. David, The Dance of the Muses: Choral Theory and Ancient Greek Poetics, New
York (NY), Oxford University Press, 2006, p. 23-24). Ce double usage s’est maintenu jusque dans nos
langues contemporaines lorsque nous parlons de la chorégraphie des nuages dans le ciel, ou du ballet
des voitures et des piétons dans les rues de nos villes.

- 157 -
cherchant des paradigmes chez quelques artistes contemporains du Contact
Improvisation, qui serviront de modèles pour lire ses stratégies attentionnelles.

Mais avant de nous plonger dans ces attentionographies, justifions de la place que
nous lui accordons dans notre philosophie des gestes en insistant sur ceci que, pour nous,
l’attention n’est pas tant quelque chose que l’on a, que quelque chose que l’on fait.
On définira ainsi le geste attentionnel (geste qui correspond au verbe anglais
attending, du vieil anglais tenden, « entretenir un feu », « prendre soin ») comme le geste
qui distribue des saillances dans un champ perceptif. Suivons, ici comme ailleurs, les
paroles d’un danseur, Daniel Lepkoff, pour en détailler la mélodie :
« Dans le cours ordinaire des événements, la plupart de nos actions sont
profondément automatisées. Marcher, par exemple, est ordinairement une
activité qui ne requiert quasiment aucun effort. Mais imaginons que nous nous
retrouvions à marcher sur un lac gelé : incertains de la solidité de la glace, notre
marche, au lieu de son allure gracieuse et sans effort, se syncope, hésite ; nous
tendons l’oreille aux sons de la glace qui pourrait commencer à rompre ; nous
testons, nous sentons le soutien qu’elle nous offre dans toutes ses subtilités en
faisant passer le poids d’un pied sur l’autre. La frontière entre ce que nous
imaginons et ce qui est réel se floute légèrement. Dans cette situation, le
mouvement de notre attention s’intensifie : notre attention est au-devant de
nous et précède nos mouvements. Dans mon travail au studio, j’expérimente
avec un état physique dans lequel le mouvement de l’attention précède
l’implication dans l’action physique137. »

Dans la situation que décrit ici Lepkoff, faire attention est une série de gestes qu’on
pourrait dire de précaution : il marche plus lentement, il teste, revient en arrière, ses
mouvements sont des antennes au moins autant que des avancées sur la glace, chaque
pas étant franchi en attendant la résonance qu’il provoque dans la glace. Son
« mouvement de l’attention » n’est pas un mouvement métaphorique : c’est une qualité
de sa mélodie motrice, qu’il peut ainsi chercher à transposer dans des temps où l’urgence
137 Daniel Lepkoff et Simone Forti, « The Movement of Attention », Movement Research, 2005 ;
movementresearch.org/publications/critical-correspondence/mrpj-29-improvisation-is-dead-long-live-
improvisation-the-movement-of-attention-an-interview-with-daniel-lepkoff-by-simone-forti

- 158 -
de la situation ne la force pas, comme l’est le travail au studio.

Cette manière de faire attention n’est toutefois pas la seule. Scruter, par exemple,
en est une autre : c’est le geste où je plisse les yeux, fronce le nez, tend le cou, et focalise
ma vision fovéale sur un emplacement pour faire apparaître ses contours avec plus de
vivacité—je « repasse les contours » de la chose perçue, comme dit Bergson138. Rêvasser,
à l’autre bout du spectre des manières de faire attention, peut aussi se décrire comme un
geste précis : la tête en l’air, les muscles détendus, les pieds joueurs.

En parlant ainsi des diverses manières de faire attention, nous nous débarrassons de
l’illusion selon laquelle les pondérations du champ perceptif que les directions de l’attention
permettent s’effectueraient sur un fond en lui-même inchangé. Il n’y a pas un champ neutre
inattentif constant au sein duquel je pourrais déplacer mon attention comme on déplace une
lampe-torche sur un paysage nocturne, éclairant de-ci de-là une réalité qui, par elle-même,
resterait inchangée. On ne met pas des lunettes attentionnelles comme on mettrait des
lunettes de vue : l’attention n’est pas un simple changement de focale au sein d’un champ
perceptif stable. Le champ perceptif n’est tel qu’il est qu’en tant que l’attention le pondère
de cette manière, et non d’une autre : ce n’est donc pas que je perçois quelque chose et
qu’ensuite je « fais » attention à certaines régions de ce champ ; le percevoir, c’est déjà le
pondérer attentionnellement. Comme dit Merleau-Ponty, « la première opération de
l’attention est de se créer un champ, perceptif ou mental 139 ». C’est-à-dire que la première
opération de l’attention est de tendre ou détendre (ad-tensio) le champ au sein duquel elle
pourra se déplacer. En ce sens, l’attention est bien un geste : c’est-à-dire un faire qui est
identiquement un faire-paraître.

Les autres êtres mobiles, en particulier les autres êtres humains (du moins dans un
contexte neurotypique), ont tendance à me provoquer à faire attention. Ils m’y
provoquent souvent par leurs seuls mouvements : en général, les choses qui bougent
attirent ainsi davantage mon attention que les choses stables, qui ont tendance à la

138 Henri Bergson, Matière et mémoire, op. cit., p. 112 : « Supposons (…) que l’attention implique un retour
en arrière de l’esprit qui renonce à poursuivre l’effet utile de la perception présente : il y aura d’abord
une inhibition de mouvement, une action d’arrêt. Mais sur cette attitude générale viendront bien vite se
greffer des mouvements plus subtils, dont quelques-uns ont été remarqués et décrits, et qui ont pour
rôle de repasser sur les contours de l’objet aperçu. »
139 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 37.

- 159 -
laisser divaguer140. Les êtres humains, dans un contexte social, peuvent fonctionner
comme attracteurs (quand ils me parlent par exemple) ou comme déflecteurs (quand ils
pointent du doigt ou regardent avec insistance dans une certaine direction) 141. On peut
supposer que c’est en vertu de cette fonction sociale de l’attention que l’attention est
connotée du côté du soin offert à l’autre, comme dans l’expression française « être
attentionné » et dans les expressions verbales comme « donner » ou « prêter son
attention ». L’attention n’est en effet pas un geste qui ne serait que cognitif 142. C’est aussi,
ou d’abord, un geste de la relation.

Munis de cette justification de la gestualité de l’attention, nous pouvons voir à


présent de quels styles il est question de faire attentionographie dans le Contact
Improvisation. Gageons que nous gagnerons ainsi à diversifier notre conception de
l’attention, non pas à partir d’une phénoménologie transcendantale, non pas à partir des
données de la science143, mais à partir de pratiques qui s’acheminent à la travailler.

Attentionographie (0) : Laisser flotter la langue

Proposons d’abord, avant d’entrer dans les pratiques de l’attention du Contact


Improvisation, une réflexion générale sur la fonction de l’attentionographie dans son
rapport à l’improvisation. À la fin des années 1970, Bill T. Jones a conçu une pratique où
s’entrecroisent la parole et le geste dansé qui peut nous servir d’instrument pour aiguiser
cette compréhension.

Cette pratique s’appelle : « laisser flotter la langue » (floating the tongue). Laisser

140 D. E. Berlyne, « Attention to change », British Journal of Psychology, vol. 42(3), août 1951.
141 Janet Metcalfe et Herbet S. Terrace (éd.), Agency and Joint Attention, New York (NY), Oxford UP, 2013.
142 Ou si c’est une cognition, c’est une cognition qui enveloppe une éthique. Jouant sur la parenté, justifiée
par l’étymologie, entre processus attentionnels et gestes attentionnés, les philosophes du care passent
souvent de l’un à l’autre : le premier des gestes attentionnés, c’est de remarquer l’autre, d’être attentif
à ce qu’on dit et à l’effet de ce qu’on dit sur l’autre. cf. par exemple Sandra Laugier, « L’éthique comme
politique de l’ordinaire », Multitudes, #37-38, 2009, p. 84 : « une première façon d’exprimer le care : faire
attention à, être attentionné (…). Attention serait alors une traduction possible en français du terme
care et de son sens éthique : il faut prêter attention à ces détails de la vie que nous négligeons (qui a
nettoyé et rangé cette salle où nous sommes ? qui s’occupe de mes enfants en ce moment ?) »
143 Travail massif qui a été réalisé par Nathalie Depraz dans Attention et vigilance. À la croisée de la
phénoménologie et des sciences cognitives, Paris, Puf, 2014. Au reste, Nathalie Depraz ne s’appuie pas
seulement sur la phénoménologie et les sciences cognitives, comme le titre le laisse à penser, mais aussi
sur des expériences pratiques : de pédagogie, de thérapie, de méditation...

- 160 -
flotter la langue provient d’un exercice de Yoga où le yogi s’entraîne à sentir le poids de
sa langue dans sa bouche : la langue devient alors comme une image du poids de la tête
et du corps en général, en suspension entre la terre (le bas de la mâchoire) et le ciel (le
palais). Après s’être exercé à cette sensation, l’interprète s’enjoint à bouger en recevant
ses instructions des fluctuations réflexes de l’agilité de la langue : le moindre de ses petits
mouvements oriente la chute de la tête, et avec elle, celle du reste du corps. Les
mouvements de la langue sont, dans la tête, « comme un pilote en son navire »—une
sorte de personnage miniature à l’intérieur du crâne dont les gesticulations font varier le
grand corps qui le contient144. Suit, de là, une improvisation, qui forme le prélude à quatre
nouvelles étapes, qui sont le véritable objet de la pratique. Il s’agit d’un exercice de
mémoire, qui s’échelonne ainsi : (1) je m’apprends une phrase de mouvements ; (2) je
reprends la phrase de mouvements, tout en décrivant chaque geste avec la plus grande
minutie possible (comme si je l’enseignais) ; (3) je reprends la phrase à l’exact, tout en
prononçant tout ce qui me passe par la tête, « sans censure » ; (4) je reprends la phrase
tout en prononçant tout ce qui me passe par la tête, mais maintenant « ce que je dis
affecte ce que je fais et ce que je fais affecte ce que je pense, et ce que je dis 145. » Un des
buts entretenus par cette courte forme était de montrer à ses collaborateurs, mais aussi
aux spectateurs—la partition en a été reprise dans divers spectacles, dont Floating the
Tongue (1978) interprété par Bill T. Jones lui-même dans les années 1980 et 1990 et par
Leah Cox dans les années 2000—que la danse n’est pas qu’une affaire de mouvements
techniques. Danser, c’est aussi un certain état de l’esprit.

Chez Bill T. Jones, cet état d’esprit est le mieux adéquatement décrit comme trait
d’esprit (wittiness, ou wit qu’on a déjà rencontré plus haut avec le witness du Mouvement
Authentique : celui qui voit). Dans le wit, ce n’est pas tant que les danseurs parlent avec

144 cf. Barbara Browning, « Incessant Daily Negotiations: Bill T. Jones’s ‘‘Floating the Tongue’’ », TDR, vol.
49(2), Summer 2005, p. 89 : « Flotter la langue ne veut pas dire la fixer en état de flottaison, mais laisser
la langue être traversée de petites fluctuations et observer son retour à l’immobilité. Jones commence
sa phrase : sa tête tombe légèrement vers l’avent, puis vers l’arrière. Son épaule droite s’enroule vers
l’avant, puis vers l’arrière. Son bras gauche en extension, l’épaule vers l’avant, puis coupe en diagonale
au travers du torse. Ces mouvements isolés, apparemment abstraits s’accumulent, circulent le long de
sa colonne jusqu’à son bassin, le long de ses hanches : mouvement en balancier de la jambe qui reste en
suspend. L’implication du corps est maintenant intégrale. »
145 Bill T. Jones, retranscription d’après un extrait du spectacle Breathing Show (2008), consultable sur
youtu.be/NOSsDHLooi0

- 161 -
humour : c’est plutôt qu’ils montrent, d’instant en instant, la conscience large et claire de
la situation ; qu’ils reconnaissent, sans détour, où ils sont, d’où ils parlent, pourquoi ils
sont en train de faire ceci plutôt que cela. Dans le wit des danseurs de Bill T. Jones, il y a la
manifestation d’une certaine présence d’esprit à ce qui se fait. La parole en est
l’indicatrice : non qu’elle soit absolument nécessaire, mais elle sert de rappel à ce simple
fait—que les danseurs ne sont pas ici simplement en train de bouger, et qu’un imaginaire,
une pensée active soutiennent, d’instant en instant, leurs gestes. Telle serait la fonction
du dire dans sa danse : manifester et aiguiser le wit, donner les moyens aux danseuses,
d’être les témoins de leurs propres mouvements, et d’incorporer cette intelligence
motrice à leurs gestes.

Pourquoi ce rappel est-il nécessaire ? Et peut-on en généraliser la nécessité à


d’autres pratiques de danse comme le Contact Improvisation ? Argumentons que ce
rappel est nécessaire en raison de ce qu’on pourrait appeler le paradoxe de la dextérité.
Le paradoxe de la dextérité s’énoncerait ainsi : à mesure que croît mon expertise dans ma
capacité à me mouvoir, ma tendance à penser-en-mouvement décroît. Ce qui est une
autre manière de dire que mieux je sais bouger, moins j’ai à penser que je bouge. Nous
avons dit que nous considérions les gestes comme des verbes, et que les verbes mal
nommés en français comme d’action ou d’état étaient aussi invariablement des gestes de
perception. Quand je saute, ce n’est pas seulement que je fais quelque chose, c’est aussi
que je perçois quelque chose, et ces deux-là sont indissociables : je perçois et je fais tout à
la fois le mouvement de mes membres et de mon tronc, le choc sous mes pieds à la
réception, la perturbation de mon équilibre, le bruit et le toucher de l’air sur ma peau... ;
mais aussi en un autre sens, je perçois et je fais la variation des sons à mon entourage, la
destructuration de mon champ visuel en impressions futuristes. Tous ces phénomènes
primaires qui signent l’indissociabilité du faire et du sentir tendent toutefois à se
dissoudre à mesure que j’apprends à bouger : adulte, aujourd’hui, quand je saute en place
par exemple, je n’ai pas le sentiment que mon champ visuel chavire ; par contre, si je ne
suis pas acrobate, une simple roue me donnera l’impression que le monde se dissout en
un fluide discordant de couleurs et que mon corps s’est désarticulé. L’apprentissage,
autrement dit, me permet de stabiliser des invariants à l’intérieur de l’espace d’action-

- 162 -
perception, invariants qui seront donc d’un côté mon corps plus ou moins identique à lui-
même dans le mouvement et de l’autre mon environnement plus ou moins stable à
mesure que je le traverse146.

La fonction de la direction de l’attention, dans cette situation d’appauvrissement


naturel du penser-en-mouvement, est de rappeler le bougeur à son geste, c’est-à-dire de
faire du geste (et de ce qu’il découvre soit sur le monde, soit sur lui-même, soit sur les deux)
le contenu perceptif même dont se remplit l’action, de ne pas le laisser à la transitivité
naturelle à laquelle conduit l’apprentissage moteur. Elle opacifie le geste en quelque sorte,
en lui retirant la transparence dont peut l’avoir doté l’apprentissage qui le rend possible.

Le dire appelle ainsi celui ou celle auxquels on le dit à la conscience qu’ils le


reçoivent. Il y appelle d’autant plus si le dire surgit au milieu d’un geste qui ne leur dit plus
rien : il suscite alors la pensée-en-mouvements. Les mots, comme ils résonnent voire
comme ils s’écrivent, nous rappellent ainsi aux mouvements que nous faisons. Ils
pointent vers la mélodie intérieure qui soutient la mélodie gestuelle, et donnent un appui
(comme d’autres gestes qui nous donnent à aiguiser notre tact ou notre vue), tout
matériels qu’ils sont, pour repérer les rythmes auxquels nous bougeons.

Suivons cette piste, qu’il nous faut regarder au langage comme une manière de
rythmer les pulsations de la pensée-en-mouvement qu’est l’improvisation, dans les
diverses attentionographies du Contact Improvisation.

Attentionographie (1) : L’émulation

Un premier exemple peut être tiré des techniques du butoh, une forme de danse
développée au Japon dans les années 1960. Il s’agit d’un dispositif attentionnel
notamment rendu célèbre par le chorégraphe Ushio Amagatsu, où les danseurs se
visualisent au milieu d’une chaîne de marionnettes et de marionnettistes :

146 On trouve une explication similaire de l’apprentissage moteur dans un texte du physiologiste russe
Nikolaï Bernstein sur « La dextérité et son développement » (Nikolaï A. Bernstein, « On Dexterity and its
Development », in Mark L. Latash et Michael T. Turvey (éds.), Dexterity and its Development, Mahwah
(NJ), Lawrence Erlbaum Associates, 1996), où la compétence motrice est définie écologiquement—
comme la capacité d’un organisme à rencontrer un éventail de variations environnementale pour un
problème moteur donné et à en extraire les invariants.

- 163 -
« Le corps droit, bien assuré sur ses jambes, lever un avant-bras et le maintenir à
l’horizontale. De l’épaule au coude, le bras est relâché. Une légère tension au-delà du coude.
Main ouverte, doigts allongés, sauf le pouce et l’index dont les extrémités se touchent en
formant un rond. De ces doigts, tombe à l’aplomb un fil imaginaire au bout duquel une
miniature de moi-même est suspendue. Comme si j’actionnais une marionnette, comme si je
me manipulais moi-même. Inversement, à la verticale de mon corps (réel), en surplomb, sur
l’axe qui le traverse, un moi géant me tient suspendu à son fil. Trois corps sont ainsi en
présence : moi miniature, moi grandeur nature, moi géant, ainsi que deux verticales
virtuelles. La conscience du moi réel, du moi intermédiaire, m’actionne moi-même en même
temps qu’elle est actionnée par moi147. »

L’effet que cherche Amagatsu à tirer de ce dispositif sophistiqué, ce sont des


mouvements à la fois denses et suspendus : à la fois marionnette et marionnettiste, je
combine la passivité la plus pure (celle de la machine) et l’activité la plus méticuleuse
(celle du machiniste) ; je suis activement passif et passivement actif, je m’abandonne à
mon propre contrôle, j’observe avec précision chacun de mes mouvements, depuis
différentes échelles, depuis différents points de vue.

Cette forme d’attentiononographie s’appuie sur une faculté que Basile Doganis a
nommée « émulation » et qu’il repère à l’œuvre dans de nombreuses pratiques gestuelles
japonaises148. L’émulation correspond à une activité de l’imagination à laquelle invite, soit
originellement la parole du pédagogue, soit, dans des situations plus automatiques, le
choix plus ou moins actif de la personne en mouvement. Tsuda Itsuo, maître d’aïkido,
recommandait ainsi, dans une situation où l’on se trouve attaqué et étreint par un
adversaire, de « ramasser un coquillage149 » (alors qu’évidemment, il n’y a pas de
coquillage dans le dojo). Pourquoi ? Parce que l’étreinte de l’adversaire n’est pas tant celle
qui consiste à m’enserrer le corps de tout son poids que de me contraindre à n’agir que
dans le cadre de la situation qu’il impose. Autrement dit, l’attaque consiste à enfermer
l’adversaire dans une situation de défense, où les muscles qui résistent ne font
147 Ushio Amagatsu, Dialogue avec la gravité, traduit du japonais par Patrick de Vos, Arles, Actes Sud, 2000,
p. 29-30.
148 cf. Basile Doganis, Pensées du corps, op. cit., p. 68-75.
149 « Dans l’aikidô, je dis : ‘‘[...] oubliez l’adversaire qui vous étreint par derrière. Ramassez le beau
coquillage qui est devant vous.’’ » Itsuo Tsuda, cité dans Basile Doganis, op. cit., p. 68.

- 164 -
qu’alimenter l’attaque, comme un boa constrictor resserre son étreinte à mesure que sa
victime se débat. Se défendre contre l’attaque dès lors ne peut consister à riposter selon
la logique de l’adversaire (qui ne fera que l’alimenter), mais à produire, pour soi (et pour
l’adversaire) une nouvelle réalité : par exemple, une réalité où il s’agit de cueillir des
coquillages.

En ce sens, on peut distinguer l’émulation de deux fonctions gestuelles mieux


connues : la simulation et l’imitation. D’abord, l’émulation n’est pas simulatrice, parce
qu’il ne s’agit pas de reproduire une activité (« je fais comme si je ramassais un
coquillage »), mais de produire « un véritable double fantôme de l’objet émulé 150 » : je fais
comme s’il y avait un coquillage et en conséquence je m’organise différemment (ce qui
n’est pas la même chose que « faire comme si je ramassais un coquillage » : dans un cas,
j’imite l’action ; dans l’autre, j’émule l’objet, et j’exécute « réellement » l’action).
L’émulation produit des « objets fantômes » en un sens similaire aux « membres
fantômes » des amputés : bien que les objets soient activement sollicités par
l’imagination, une fois « produits », ils s’intègrent au schéma d’action (comme le membre
fantôme est intégré au schéma corporel). Les « objets fantômes » sont ainsi solidaires du
plan pré-noétique de la perception et de l’action : au même titre que je n’ai pas
conscience que mes yeux bougent pour percevoir, « j’oublie » que l’objet imaginaire est
produit (ou plus justement a été produit) par moi. On pourrait comparer le phénomène à
celui d’amnésie post-hypnotique, au sens où, si c’est bien moi (ou un autre) qui suggère
activement la réalité imaginée, une fois la suggestion « admise », je l’intègre à mon
schéma d’action sans plus l’interroger. Autrement dit, il serait faux de penser que je
continue de vivre dans un monde imaginaire, que mon imagination continue d’être
productive. L’imagination, en tant qu’acte cognitif complexe, serait trop lente à se
réadapter aux différentes situations : je ne peux pas me reposer sur elle pour, à chaque
nouvelle posture, à chaque nouveau mouvement, reproduire, réagencer la réalité
fictionnée. Il faut donc que l’acte imaginaire se soit sédimenté dans le corps ou dans la
situation, c’est-à-dire qu’il s’y adjoigne comme une prothèse, et non comme un nuage
susceptible de s’évaporer et requérant un soutien actif constant. La situation est

150 Basile Doganis, ibid., p. 69.

- 165 -
analogue à celle où, après avoir réorganisé mon appartement en déplaçant ses meubles,
j’intègre au schéma du lieu la nouvelle disposition : après quelques jours d’expériences
déceptives où je bute encore sur les chaises, j’acquiers « dans mes jambes » les distances
et les directions principales de cet espace151. De même le travail d’émulation revient à
déposer (par un premier acte d’imagination) dans l’espace qui sollicite mes mouvements,
des objets qui réorganisent mes potentiels d’action.

Plus encore, l’émulation n’est pas imitatrice parce qu’il ne s’agit pas de singer les
formes ou apparences extérieures qui se rapporteraient à la situation, mais de devenir les
situations ou les êtres auxquels l’émulation invite à se rapporter. Lorsque les danseurs de
butoh se proposent de « renaître » sous d’autres formes (devenir pierre par exemple), il
ne s’agit pas tant pour eux de reprendre les caractéristiques générales de pesanteur, de
clôture sur soi, de solidité, que d’y arriver par une situation : « des insectes courent sur
votre peau ou dans votre corps », « vous vous appuyez sur quelque chose d’ancien ».
Comme le note Doganis, « on a donc moins affaire à de la mimesis qu’à une étrange
genesis, genèse ou hétérogenèse, accueil de l’altérité et déploiement de cette altérité
latente en soi152. » Cette hétérogenèse consiste à activer ce qui, tout en échappant à
l’espace de l’action quotidienne, continue de la hanter : il s’agit, comme avec les
légendes, de réenchanter le monde au sens d’y faire vivre en les incarnant d’autres modes
d’existence que les nôtres. La pierre, le bois, l’animal, la lignée des ancêtres, la fratrie, les
morts et les non-nés sont ainsi replacés et revécus au sein de l’espace. Mais
contrairement aux légendes, dont la fonction est d’intégrer magiquement ces êtres aux
espaces sociaux (les esprits des lieux, les terres sacrées, les personnes taboues), dans
l’émulation, ces êtres restent articulés au corps propre comme des modes
d’investissement de l’espace. Comme l’a bien noté l’anthropologue Jérémy Damian, le
langage fonctionne donc ici comme « prothèse » du corps sensible, par lequel il est
« équipé » c’est-à-dire « enrichi de nouvelles sensibilités envers le monde 153 ».

151 cf. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 163 : « Mon appartement n’est
pas pour moi une série d’images fortement associées, il ne demeure autour de moi comme domaine
familier que si j’en ai encore dans les mains ou dans les jambes les distances et les directions principales
et si de mon corps partent vers lui une multitude de fils intentionnels. »
152 Basile Doganis, Pensées du corps, op. cit., p. 71.
153 Jérémy Damian, Intériorités / Sensations / Consciences, op. cit., p. 467.

- 166 -
L’émulation est l’une des stratégies les plus populaires d’orientation de l’attention :
c’est par elle que les histoires que nous nous racontons sur le monde qui nous entoure
modulent les perceptions que nous en avons. Les histoires que nous nous racontons
n’ont toutefois pas besoin d’être fictives (comme les histoires de marionnettes
enchâssées les unes dans les autres, de coquillage à ramasser, de fantômes). Elles
peuvent aussi bien être véridiques ou vraisemblables.

Dans le Contact Improvisation, l’émulation tend à être utilisée dans ce sens, pour
rendre sensibles des aspects de la réalité supposément masqués par l’habitude ou la
pauvreté du langage.
« J’en suis venu, dit Steve Paxton, à reprocher au langage de ne pas avoir les
matériaux nécessaires à la description des sensations. Bien sûr, il est question
des sens dans le langage, ils reçoivent des noms et les matériaux qu’ils
prélèvent ou les choses qu’ils sentent sont également nommés, mais le sentir
de la sensation me paraît être une toute autre catégorie qui fait défaut dans le
langage. En particulier pour des sensations aussi communes que faire passer le
poids d’un côté à l’autre. Je crois que ce sentir devrait avoir un nom. Et comme
il n’en a pas, on se retrouve à devoir créer des images pour l’évoquer, sans
pouvoir vraiment lui donner un nom154. »

Les sources utilisées pour ces images sont diversement empruntées aux pratiques
somatiques orientales (Hatha Yoga, Vipassana, Tai Chi Chuan 155) et occidentales

154 « I became and still am offended at the language because the language doesn’t have in it the materials of
our sensations. The senses are described, are named, and the materials that they gather or the things
sensed are named, but the feeling of the sensation seems to me another whole category that we should
have included in the language. Especially such common sensations as shifting the weight from side to side.
I think that feeling should have a name. And as it doesn’t, we’re left with creating images to evoke it but
not actually naming it. » (Steve Paxton avec Nancy Stark Smith, « Conversation at Mad Brook Farm », 12-
13 octobre 1983, p. 10. NSS Archives.)
155 Dans le même entretien, Paxton dit ainsi : « une des raisons pour lesquelles j’ai commencé à travailler
avec des images a été la rencontre avec cette image utilisée en T’ai Chi où une jambe se remplit d’eau
pendant que l’autre jambe se vide. La jambe qui s’est remplie, bien sûr, est la jambe qui prend le poids.
Et il s’agit de verser l’eau lentement dans l’autre jambe, en vidant la première. Cela m’a frappé comme
étant la seule expression verbale que j’aie jamais rencontrée qui paraissait transmettre avec précision la
sensation d’un transfert de poids. » (« One of the reasons I started to work with images at all was because
of that T’ai Chi image of having one leg filled with water and the other leg empty. The full leg of course is
the one supporting weight. And to pour the water slowly into the other leg, and empty the first leg. Struck
me as the only verbal expression I’d run into that seemed accurately to convey the image of the snesation

- 167 -
(Feldenkrais, Anatomical Release Technique) : en fonction de représentations que ces
anatomies expérientielles lui apportent, il en vient donc à développer un vocabulaire dont
la fonction est de donner accès à des sensations mal reconnues par le langage. Alors que
dans le butoh, les exemples sont clairement fictionnels (le danseur sait qu’il n’est pas une
marionnette manipulée par une autre marionette, et décide de ne plus le savoir), dans ces
cas, les images anatomiques ont pour fonction de donner accès à ce qui est conçu comme
une réalité du corps ou de son dynamisme qui serait oubliée par le corps quotidien. Ainsi
de cette description de la posture érigée :

« Voilà une image : le centre de votre masse est dans votre bassin ; le centre de la
masse de la Terre est le centre de la Terre. Imaginez une ligne qui les connecte. Imaginez que
cette ligne descend au travers du sol... étirez cette ligne... relâchez-la... continuez à bouger...
observez la ligne. Observez par où elle passe. C’est un fil à plomb qui tombe de votre centre
vers le centre de la Terre. Chacun de vos membres a ce même centre. Le buste en a deux.
Imaginez le centre de votre buste, et maintenant le centre de votre bassin, qui descendent
au travers du sol... Et la relation entre ces lignes... Observez-le dans des mouvements rapides
et dans des mouvements lents (le rythme s’accélère dans la classe). Puis laissez-vous vous
remettre debout... Sentez le centre de votre crâne. Alignez-le avec d’autres centres. La
poitrine, le bassin, la Terre156. »

On pourrait parler, dans cet usage des images, d’une sorte d’émulation piétonne : il ne s’agit
pas de produire de nouvelles réalités, mais d’amener le danseur à accéder à une formulation
raffinée d’une expérience quotidienne jusque-là muette.

Une autre catégorie d’images, empruntées cette fois au Body-Mind Centering® de Bonnie

of shifting one’s weight. »)


156 « Here’s an image: the center of your mass is in your pelvis; the center of the mass of the earth is the center
of the earth. Imagine a line connecting them. Imagine what this line is going down through... Stretch that
line... release it... continue moving... watch the line. Where it passes. It’s a plumbline from our center to
the center of the earth. Each limb has such a center, the torso has two. Imagine the center of the torso,
now center of the pelvis, down through to center of the earth... relationship of those two lines... see it in
fast and slow movement (pace picks up in class) let it evolve back to standing. Feel center of your skull.
Line it up to other centers. Chest, pelvis, earth. » (Steve Paxton, « ReUnion Class transcript », Seattle
(WS), 24 février 1977. NSS Archives.)

- 168 -
Bainbridge Cohen157, sert encore une autre fonction, qui est moins celle d’une vérité
anatomique présente qu’une manière de donner accès, au présent, à certaines genèses de
l’individu. On la trouve par exemple à l’œuvre dans les imaginaires cellulaires ou amibiens
que certains enseignants de Contact sollicitent :

« Votre amibe commence par respirer en son centre. En inspirant, de l’eau pénètre par votre
nombril et irrigue de place en place votre dedans ; en expirant, vous vous videz comme une
outre. À chaque inspiration, l’eau qui vous parcourt fore davantage, au niveau de la
naissance de vos quatre membres et de votre tête, des débuts de branches. Laissez-les
pousser. Vous êtes à présent une étoile de mer. Vous vous déplacez au sol à partir de votre
centre. Vos cinq branches n’initient aucun mouvement, elles ne font que suivre 158. »
La fonction de cette émulation est alors de dissoudre les structures hiérarchiques du corps
en proposant une image de soi comme masse-oeuf dont les pseudopodes se détachent
progressivement. Elle permet de se réapproprier un lien des membres au tronc qui, au lieu d’être
présupposé, est produit. Elle vient ainsi chercher à une certaine histoire (embryologique et
phylogénétique) du corps humain pour le « re-produire », le revivre ab initio.

Mais que ces images transportent dans des mondes clairement fictionnels (comme le
coquillage en Aïkido), ou qu’elles se content d’élargir l’espace (comme le fil de plomb de la
verticale gravitaire) ou le temps (comme l’Amibe) où la danseuse appréhende son expérience
actuelle, elles n’en restent pas moins des fictions, c’est-à-dire qu’une grande part de leurs

effets repose sur la « suspension volontaire de l’incrédulité159 ». Même si l’Amibe nous

157 C’est en 1977, lors d’un Colloque sur le Contact Improvisation à Windham College (Putney, VT), que Beth
Goren introduit pour la première fois le BMC ® aux fondateurs du Contact Improvisation : Steve Paxton,
Nancy Stark Smith, Lisa Nelson, Daniel Lepkoff ( cf. sur ce point Deborah Jowitt, « Fall You Will Be
Caught », Village Voice, 5 septembre 1977). L’été suivant, Nancy Stark Smith et Lisa Nelson emménagent
à Northampton (MA) où Bonnie Bainbridge Cohen crée une formation dont elles deviennent les
étudiantes (tout en commençant à enseigner le Contact Improvisation aux autres élèves). Pendant
quarante ans, les deux danseuses continueront à collaborer avec la praticienne, notamment en publiant
de longs entretiens dans lesquels cette dernière articule son travail, et qui seront rassemblés dans
l’ouvrage de référence de Bonnie Bainbridge Cohen (Sentir, ressentir, agir, traduit de l’américain par
Madie Boucon, Bruxelles, Contredanse, 2002).
158 Alice Godfroy, Prendre corps et langue, op. cit., p. 43-44.
159 Le concept de willing suspension of disbelief provient de l’analyse littéraire, et aurait été forgé par le
poète S. T. Coleridge pour décrire la nécessaire « foi littéraire » mise en jeu dans la lecture de romans :
« l’accord fut que je porterai mes efforts en direction des personnes et caractères surnaturels ou du
moins romantiques ; le but étant de puiser au fond de notre nature intime une humanité aussi bien
qu’une vraisemblance que nous transférerions à ces créatures de l’imagination, de qualité suffisante
pour frapper de suspension, ponctuellement et délibérément, l’incrédulité, ce qui est le propre de la foi
poétique. » (Samuel Taylor Coleridge, « Autobiographie littéraire, chap. XIV » (1817), traduit de l’anglais

- 169 -
donne accès à une forme embryologique de ce que nous avons été, même si, comme le
pensent les praticiens de BMC®, ce moment génétique reste une dimension de notre
présent d’adulte, il va aussi de soi pour le praticien qu’il n’est pas une Amibe, et qu’il doit
donc l’oublier volontairement le temps de l’émulation. Ou plus exactement, l’oubli ne se
situe pas tant au niveau du contenu (après tout, quand je « fais l’Amibe » je ne doute pas
non plus que je suis un humain), qu’au niveau de l’opération d’émulation, c’est-à-dire qu’il
me faut oublier que j’émule la réalité dans laquelle j’évolue pour qu’elle soit efficace : ce
n’est pas tellement que je doive oublier qu’il s’agit d’une image (cela, je le sais), c’est
plutôt qu’il faut que j’oublie que j’en suis l’origine.

Attentionographie (2) : L’hyper-vigilance

D’autres options attentionographiques dans le Contact Improvisation visent au contraire à


se rapporter à des expériences tenues pour objectivement réelles. Les images ne sont plus alors
présentées comme des fictions ou des métaphores, mais comme des descriptions 160. Les images
ne sont pas alors anatomiques, mais relèvent de cinématiques fondées sur des verbes d’action
aisément accessibles sans savoirs techniques particuliers sur le corps en mouvement. L’attention
ici n’est pas augmentée de prothèses qui prolongent le corps en mouvement, mais simplement
portée sur ce que le danseur a sous les yeux, et qu’il oublie à la faveur de perceptions plus
distales.

« ...Transférez votre poids sur la jambe gauche... quelle est la différence... dans la cuisse,
dans l’articulation de la hanche... en appelant cette sensation “compression”; mettez la
compression sur la jambe droite... sentez ce changement... la compression tout au long de
l’os...161 »

Paxton guide ici l’attention de l’élève, invité à explorer ses sensations dans la
posture érigée. Pour ce faire, il propose :
(1) une cinématique (debout, transfert de poids à gauche) ;

par Jacques Darras dans La Ballade du vieux marin et autres textes, Gallimard, 2013, p. 379.)
160 Steve Paxton, « Esquisses de techniques intérieures », art. cit., p. 105 : « … j’ai décidé, dit Paxton, que
j’avais à travailler dans le domaine des images, quoique prudemment. Les images devaient être bien
réelles. En d’autres termes, elles ne pouvaient pas être trop irréalistes [not obviously unreal]. »
161 Steve Paxton, « Transcription » (1986), traduit de l’américain par Kitty Kortes Lynch, NDD 38-39, op. cit.,
p. 92.

- 170 -
(2) un appel attentionnel (considérez le rapport cuisse/hanche) ;

(3) une dénomination (« appelez cette sensation ‘‘compression’’ ») ;

(1’) une nouvelle cinématique (« mettez la compression sur la jambe droite ») ;

(2’) un nouvel appel attentionnel (qu’est-ce que ça change ?).

Le pivot, comme on le voit, est la dénomination : la croyance est ici qu’en proposant
un mot pour concentrer l’expérience du sujet, on aura produit un nouveau type d’action
ou de sensation possible. L’invention du vocabulaire n’a donc pas seulement pour
fonction de rendre compte de l’action a posteriori dans le témoignage au passé (comme
on l’a montré plus haut), mais il permet de grossir l’action ou la sensation au présent.

Il s’agit de rééquiper en mouvements un schéma corporel qui se serait fixé autour


de certaines empreintes privilégiées. Paxton parle ainsi d’« étirer la sensation » comme on
« étire les muscles » à titre d’échauffement et d’entrée dans la danse 162. Pour mieux
comprendre la manière dont fonctionne cet étirement ou cette invitation, on peut
requérir les concepts d’image du corps et de schéma corporel, tel que le
phénoménologue Shaun Gallagher les a déployés dans L’esprit phénoménologique163. D’un
côté, l’image du corps désigne un « système d’expériences, d’attitudes et de croyances où
l’objet de ces états intentionnels est le corps propre 164 », englobant ainsi (1) l’expérience
perceptive que le sujet a de son corps propre (je vois mes mains, je sens mon ventre, ma
peau a une certaine odeur...) ; (2) la compréhension conceptuelle que le sujet a du corps
en général (savoirs populaires ou scientifiques : l’anatomie, le système nerveux central) ;
(3) l’attitude émotionnelle que le sujet a vis-à-vis de son corps (je suis gros, maigre, joli,
laid...). De l’autre, le schéma corporel désigne le « système des capacités sensorimotrices
qui ne requiert pas nécessairement de contrôle perceptif pour son fonctionnement. » De

162 Steve Paxton, « Q & A » (1980), art. cit., p. 49 : « J’ai vu bien des étudiants s’appliquer à étirer leurs
muscles de toutes leurs forces dans l’effort d’améliorer leurs danses. Mais je n’ai pas encore vu
d’étudiants essayer d’étirer leurs sensations. » Trente années plus tard, le chorégraphe français Boris
Charmatz fait de ce « stretching sensoriel » un des fondements de sa pédagogie, où se lisent de
nombreux acquis, au contemporain, de l’apport pédagogique du Contact Improvisation. cf. Boris
Charmatz, « Je suis une école », expérimentation, art, pédagogie, Paris, Les prairies ordinaires, 2009, p.
126-127 : « pourquoi les étirements seraient-ils uniquement musculaires ? Les différentes manières de
toucher, de sentir, de regarder, de humer peuvent, elles aussi, faire l’objet d’un stretching salutaire. »
163 Shaun Gallagher et Dan Zahavi, Phenomenological Mind. An Introduction to Philosophy of Mind and
Cognitive Science, Routledge, 2008.
164 Ibid., p. 146

- 171 -
là, Gallagher intègre deux dimensions au schéma corporel : « (1) le système quasi-
automatique des processus qui régulent constamment la posture et le mouvement au service de
l’action intentionnelle ; (2) notre conscience corporelle pré-réflexive et non-objectifiante165 ».

L’idée de Gallagher est de dire, suivant en cela les analyses que Merleau-Ponty
propose dans le chapitre de la Phénoménologie de la perception sur « La spatialité du
corps propre et la motricité », que l’action comme la perception supposent l’invisibilité du
schéma corporel : c’est, dit Merleau-Ponty, « l’obscurité de la salle nécessaire à la clarté
du spectacle166 », le fond latent, pré-perceptif, sur lequel se détachent les formes de la
perception. La question de savoir si l’on peut « prendre conscience » de son schéma
corporel est, de ce point de vue, une fausse question : par définition, le schéma corporel
est l’activité motrice et posturale pré-réflexive de laquelle des vécus conscients se
détachent par différenciation ; si je venais à prendre conscience, par exemple, de mon
activité respiratoire (du gonflement et dégonflement de mes poumons, du passage de
l’air dans ma trachée...), ce ne serait pas au titre où celle-ci participe de mon schéma
corporel, mais au titre où la respiration fait partie des images que j’ai de mon corps
(l’extension de ma peau, mes intéroceptions attachées à la cage thoracique, le savoir
anatomique que j’ai de mes poumons, trois lobes à droite, deux lobes à gauche, etc.).
Mais cela ne change rien au fait que la respiration arrive « sans moi » : et il n’est pas
question de réduire la quantité d’événements dont je serais inconscient. La pré-réflexivité
est un appui nécessaire à la vie et à la perception. En revanche, il est question de rendre
plastique ce qui est susceptible de servir de fond ou de figure dans ma perception.

L’exercice de dénomination de la sensation auquel Paxton invite le danseur aurait


donc pour conséquence de jouer sur ce rapport figure/fond. Dans la méthode Feldenkrais,
dont Paxton s’inspire167, c’est selon cette logique de malléabilisation du rapport schéma
corporel/image du corps que les indications perceptives sont offertes au cours d’une
séance. Comme en Contact Improvisation, ces indications sont essentiellement données
sous formes de suggestions ou d’inductions : elles ne plaquent pas une représentation,

165 Ibid.
166 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 130.
167 Interrogé sur les sources intellectuelles de son travail pédagogique, Steve Paxton renvoie à quatre
sources principales : « J’avais lu La danse moderne éducative (Laban), Le corps pensant (Todd) et observé
des cours de Feldenkrais et de danse moderne. » (correspondance avec l’auteur, 3 avril 2015)

- 172 -
mais plutôt interrogent le sujet (« est-ce que vous sentez plus de poids à gauche ou à
droite ? »). Isabelle Ginot, qui suit les lignes de la distinction de Gallagher, montre qu’à
terme, cette modification de l’image du corps peut s’intégrer au schéma corporel, c’est-à-
dire repasser à un plan pré-réflexif de l’action et de la perception :
« les indications perceptives et conceptuelles viennent guider l’attention et
induire de nouvelles représentations quant aux actions engagées (…) agissant
ainsi sur l’image du corps pour atteindre progressivement l’organisation du
schéma corporel168. »

Comment ce passage s’effectue-t-il ? À nouveau, l’attitude interrogative est ici


essentielle : l’objectif n’est pas de fixer des habitudes supplémentaires ou substitutives,
nouvelles habitudes qui seraient réputées être les bonnes ; il ne s’agit pas (ou en tout cas
pas seulement) d’apprendre à bien se tenir. Ce qui se transmet au schéma corporel, ce
n’est pas un ensemble d’automatismes nouvellement acquis, c’est un ensemble de
questions, c’est la tendance même à poser des questions à l’égard du mouvement, bref la
capacité à faire passer des éléments habituellement réservés au schéma corporel (la
respiration, les ajustements posturaux, les sensations attachées aux organes internes, le
système vestibulaire) au plan de l’image du corps. L’entraînement est donc au
clignotement entre visée intentionnelle et existence pré-réflexive du mouvement. Mais à
dire vrai, il s’étend aussi bien à ce qui, dans l’image du corps, relève des habitudes
sédimentées :

« … La force ascensionnelle des os. Les omoplates tombent derrière le dos, relâchant les
intestins dans le bassin... dans la direction de vos bras tombants, sans changer cette
direction, faites le plus petit étirement que vous pouvez encore sentir. Pourrait-il être plus
petit? Pourriez-vous faire moins? L’initiation de l’étirement, suivant la longueur des os, dans
la même direction, la force y va déjà169. »

Un des moyens mis en œuvre pour solliciter cette attitude analytique est le mélange
d’instructions descriptives et prescriptives, jusqu’à arriver à leur superposition. Quand par

168 Isabelle Ginot, « Que faisons-nous et à quoi ça sert ? Images du corps et schéma corporel dans la
méthode Feldenkrais », dans Isabelle Ginot (dir.), Penser les somatiques avec Feldenkrais. Politiques et
esthétiques d’une pratique corporelle, Lavérune, L’Entretemps, 2014, p. 53.
169 Steve Paxton, « Transcription », art. cit., p. 88.

- 173 -
exemple Steve Paxton dit « les omoplates tombent derrière le dos », c’est dans cette
ambivalence qu’il me maintient : est-ce moi qui pointe mes omoplates vers le bas ? Ou est-
ce mes omoplates qui pointent vers le bas et moi qui m’en rends compte ? Par cette
ambiguïté, il s’agit de donner aux danseurs l’opportunité de s’approprier les activités qui
chez eux ne semblent relever que de l’automatisme. Le corps réflexe, le corps digestif, le
corps qui vibrent de ses micro-tensions spontanées n’est plus alors un corps anonyme qui
« m’arrive » sans que j’y fasse rien : il devient un corps que je me fais.

La philosophe Elizabeth A. Behnke a parlé, à l’endroit de cette mise en


correspondance de l’automatique et du volontaire de matching, c’est-à-dire : accordage,
appariement, alignement, ou encore acquiescement envers l’automatique 170. Behnke en
donne un exemple à partir d’une sensation commune, celle d’une contracture, par
exemple dans le cou et qui s’accompagne d’un léger rehaussement de l’épaule :

« À ce moment, il y a plusieurs choses que je peux faire. Je peux essayer une variété de
techniques de relaxation, ou je peux m’étirer, ou je peux masser la zone contractée, etc. Mais dans le
matching, je n’essaye pas de changer la contracture ou sa forme : je m’accorde à elle. Mais cela ne
veut pas dire que j’essaierais de contracter cette zone de mon corps plus fort qu’elle ne l’est déjà,
comme cela peut se faire dans certains exercices de relaxation. Bien plutôt, j’entre dans la
contracture ou dans sa forme, je la sens de l’intérieur aussi clairement qu’il m’est possible, et je
commence à me l’approprier comme quelque chose que je fais moi-même—comme si je contractais
moi-même mes muscles précisément à cet endroit, comme si je me tenais moi-même exactement
dans cette forme. Ce qui est crucial c’est que même si, dans les faits, je ne pouvais pas
volontairement changer la forme de ce que je ressens, je pourrais toujours me faire croire à moi-
même que je la maintiens volontairement, exactement telle qu’elle est 171. »

Cet appariement, cet accordage de l’automatique et du volontaire se retrouve dans


le Contact Improvisation, dans les entraînements perceptifs tels que ceux de la petite
danse. Pédagogiquement, il est le résultat de l’ambivalence dans la parole entre le
descriptif et le prescriptif : il vise à un mode d’attention que nous pouvons appeler « hyper-
vigile », au sens où s’y accentue à l’excès l’état de vigilance qui, dans la veille, nous permet de

170 Elizabeth A. Behnke, « Matching », repris dans Don Hanlon Johnson (éd.), Bone, Breath and Gesture.
Practices of Embodiment, Berkeley (CA), North Atlantic Books, 1995.
171 Ibid., p. 320.

- 174 -
nous maintenir debout. Dans cette hyper-vigilance, ce qui sert normalement de fond attentionnel
(ma posture, l’orientation de mes os dans l’espace, la tonicité de mes muscles) passe au premier
plan : lumière est faite sur ce qui d’ordinaire n’est que l’obscurité de la salle autorisant la visibilité
du spectacle distal. Par elle, le fond est considéré à l’égal de ce qui s’en détache : les perceptions
du monde autour de moi et avec lequel je suis en échange reculent pour s’équilibrer avec le fond
dont elles se détachent. Bien sûr, je ne peux rester longtemps dans cette hyper-vigilance, qui
rendrait impossible, poussée à l’extrême, que je veille à quoi que ce soit d’autre : mais du moins
l’apprentissage qu’elle me fournit m’offre l’opportunité de rendre plastique mon rapport à ce
fond qui reste, à l’ordinaire, tacite.

Attentionographie (3) : L’accordanse

Un troisième usage du langage dans les directions attentionnelles des danseurs


nous est fourni par la pratique des Tuning Scores de Lisa Nelson. Nous avons déjà
rencontré la chorégraphe à plusieurs reprises. Il est temps de dire que son travail a reçu,
depuis les années 1990, ce nom de tuning scores (littéralement, « partitions d’accordage »
ou « partitions d’accordanse », selon un mot de la danseuse et chorégraphe Patricia
Kuypers). Les Tuning Scores émergent en partie du compagnonnage de la chorégraphe
avec le Contact Improvisation, puis avec la vidéo-danse au cours des années 1970. Une
grande partie de l’entraînement dans les Tuning Scores emprunte à l’approche hyper-
vigile dont se soutient le Contact Improvisation : comme dans le Contact, on y joue à
passer d’une carte sensorielle à l’autre, de l’attention à soi ou à l’environnement, on
s’entraîne à rendre plastique notre rapport à l’expérience.

Mais une spécificité des Tuning Scores tient dans un système de communication et
de feed-back constitué d’appels (comme BEGIN, PAUSE, REWIND, REPEAT) que se lancent
les « joueurs » (danseurs et spectateurs) entre eux. Alors que les mouvements des
joueurs sont improvisés, ils sont ainsi invités à composer en direct avec l’image totale
qu’ils constituent. La fonction de ces appels est donc d’éditer la danse en direct (comme
on éditerait une vidéo), mais le but entretenu par la pratique n’est pas à proprement
parler de permettre aux agents de manipuler l’image. Ce qui est recherché, dans la
pratique des Tuning Scores, c’est la révélation des désirs à l’œuvre pour chacun des

- 175 -
joueurs : ce qui est recherché, c’est la création d’un sens commun des potentiels
contenus dans un espace-temps partagé. Les appels sont ainsi des outils qui permettent
de tenir le registre des trajets de l’attention à l’intérieur d’un collectif de danseurs, qui
disposent ainsi des moyens pour investiguer leurs propres tendances et leurs propres
goûts.

Rendus sous forme de spectacles, les Tuning Scores ont été en ce sens baptisés
Observatories (« observatoires ») :
« L’observatoire est une invitation à explorer la nature de notre propre manière
de voir. Nous pratiquons une partition qui induit un dialogue entre les joueurs
en rendant perceptible à chacun la manière dont nous utilisons nos sens et la
manière dont nous donnons sens au mouvement. (…) Ensemble, nos opinions
dévoilent la forme telle qu’elle se dévoile172. »

En effet, il se pourrait que nous ayons la croyance, en face d’un événement partagé, qu’il
recèle pour chacun une perception identique—que, par exemple, en face de ce verre qui se
trouve devant moi, ce que tout le monde voit est un instrument-à-boire. Mais l’image que nous
avons devant les yeux présente virtuellement une infinité d’invites : le verre n’est pas seulement
à-boire, il est aussi pour-que-la-lumière-se-reflète, pour-peser, pour-trinquer-contre-un-autre-verre,
à-écraser, toutes relations qu’il pourrait offrir avec plus de saillance à quelqu’un d’autre que moi,
surtout dans un contexte de danse, où une utilisation créative du monde est attendue.
Ce que les danseurs perçoivent dans un événement commun est rarement limité à
une seule signification ou même à une seule catégorie de significations, et ce même en
dépit du « bain de la compagnie » qui fournit un fonds commun d’expérience sur lequel se
détachent les invites. Mais les Tuning Scores ne cherchent pas à réduire l’attention
collective à une seule et même perception : bien plutôt, ils visent à permettre aux
individus de s’accorder aux styles attentionnels de chacun (à ce que les autres tendent à
remarquer—et à préférer voir). Pour prendre une analogie musicale, on pourrait dire
qu’ils visent à la polyphonie, c’est-à-dire à la combinaison attentive de plusieurs voix
mélodiques, sans que leurs lignes aient spécifiquement à se rejoindre dans une monodie
unique où elles convergeraient. Le moyen mis ici en œuvre est la création d’une réserve

172 Lisa Nelson, « The Sensation Is The Image. It’s What Dancing Is To Me », Writings on Dance, #14,
Summer, 1995, p. 16.

- 176 -
commune de compréhension mutuelle, qui ne signifie pas qu’on doive parler la même
langue, mais qu’a minima, on puisse être diplomate, c’est-à-dire capable de nous plier
entre deux ou plusieurs langues.
Certains linguistes ont appelé « intersubjectivité primaire » ce premier niveau
d’échange qui rejoue à l’âge adulte l’accordage qui se déroule entre la mère et l’enfant
sans parole173. Autrement dit, la parole joue souvent un rôle infra- ou pré-verbal, dont la
signification n’est pas le contenu, mais l’accordage auquel il permet d’arriver. Ce
processus d’accordage apparaît naturellement dans de nombreuses situations. Par
exemple dans les relations dyadiques de dialogue parlé, une grande quantité d’énergie
est dépensée à « signaler la signalité174 ». C’est que dans tout dialogue suppose la
cartographie d’un territoire commun où l’échange s’effectue : c’est notamment ce
territoire commun que nous établissons en commençant une conversation en parlant du
temps qu’il fait, ou, lorsque nous sommes au téléphone, en décrivant où nous sommes, ce
que nous faisons (« t’es-où-tu-fais-quoi ? »). La description de l’environnement immédiat
(prix sur le menu, température ambiante, aspect des personnes aux alentours) est un
instrument frappant d’accordage ou de nivelage du territoire : contrairement à ce qui
apparaît, ce n’est pas que je n’apprends rien à mon vis-à-vis ; je lui apprends (voire vérifie)
que nous percevons bien la même chose, j’établis une structure attentionnelle partagée.
Ce territoire ou contexte partagé (ce qui ne veut pas dire qu’il doit être identique—il doit
simplement intégrer ou souder les deux territoires en une continuité) est la base sur
laquelle un comportement signifiant peut émerger. Seulement, comme ce terrain partagé
n’est jamais pleinement garanti, les partenaires d’une conversation se retrouvent souvent
à tester et à réaffirmer qu’ils sont bien « sur la même page », avec des indices plus ou
moins verbaux, comme des hunhuns d’approbation, des oui, des hochements de tête. La
plupart de ces signes sont prélevés de manière indirecte voire inconsciente. Ainsi, la
plupart du temps, je ne fais pas exprès de parler du temps pour commencer la
conversation, et même si je le fais volontairement, je ne dis pas à l’autre : « si on se

173 Colwyn B. Trevarthen, « Communication and cooperation in early infancy: A description of primary
intersubjectivity », dans Margaret Bullowa (éd.), Before Speech: The Begining of Interpersonal
Communication, Cambridge, Cambridge University Press, 1979.
174 Thomas C. Scott-Philipps, Kirby Simon et Graham Ritchie, « Signalling signalhood and the emergence of
communication », Cognition, vol. 113(2).

- 177 -
mettait d’accord sur ce qui nous entoure (en parlant du temps qu’il fait) » ; je me
contente de directement parler du temps qu’il fait. Ou, quand une conversation
m’ennuie, je baille : parfois pour signifier qu’elle m’ennuie sans (trop) paraître impoli ;
parfois parce que je m’ennuie.

Dans la pratique des Tuning Scores, les appels consistent à nommer directement le désir
que j’ai que la situation change, et à court-circuiter ainsi le jeu des négociations subtiles
par lesquelles nous tentons, en permanence, de manipuler les situations dans lesquelles
nous nous trouvons : dès qu’un changement est désiré, il est nommé. Un des enjeux
poursuivis dans cette manière directe de nommer la situation est de renforcer la
responsabilité individuelle dans une situation partagée. Au lieu de laisser la situation se
régler d’elle-même, au lieu de laisser à une négociation tacite l’opportunité d’affronter les
problèmes, les Tuning Scores donnent aux joueurs un instrument qui les rend
responsables, qu’ils soient spectateurs ou danseurs, du succès ou de l’échec esthétique
de la situation.

Ceux des contacteurs qui nous lisent se diront peut-être que justement, rien de tout
cela ne se trouve dans le Contact Improvisation, qui reste, pour l’essentiel et à l’exception
de pratiques spécifiquement conçues en exception par rapport à cette norme 175, une
pratique en silence. C’est en effet le cas, et il faut dire que pour une bonne part, les
Tuning Scores ont été conçus comme un antidote aux pentes naturelles du Contact
Improvisation : l’idée de négociation tacite, de communication magique et non-verbale
entre deux masses anonymisées, fait partie des mythes que les Tuning Scores combattent
frontalement dans le Contact Improvisation. Lisa Nelson le martèle : l’accordanse qui se
déroule entre deux partenaires ne consiste pas en une fusion des corps-esprits entre eux ;
elle suppose une négociation permanente de ce qui est signifiant à l’intérieur du duo—et
il est irénique de croire que l’accord sera atteint sans en passer par une négociation
frontale. Autrement dit : si la relation dansée est un acte de communication, la

175 On peut penser à Touch+Talk, une pratique développée par Malaika Sarco-Thomas qui consiste à utiliser
les duos de Contact Improvisation comme des moyens de répondre à une question : par exemple, les
danseurs se demandent « qu’est-ce que toucher un corps de femme ? » ou « comment oublier mes
habitudes ? » et, tout en dansant, décrivent leur expérience en rapport avec cette question ( cf. Malaika
Sarco-Thomas, « Touch+Talk: Ecologies of questioning in contact and improvisation », Journal of Dance
& Somatic Practices, vol. 6(2), 2014).

- 178 -
communication n’est pas établie entre deux pôles stables, mais suppose l’invention
commune, à l’intérieur de la structure sémantique délimitée par la partition à laquelle les
danseurs s’adonnent, d’un petit « langage à deux » où nous nous entr’exprimons. En
employant une expression verbale directe comme les « appels », les Tuning Scores
rendent cette négociation manifeste.

Au rebours de cette remontée de la négociation vers le dire, le Contact


Improvisation est, tout au contraire, l’objet d’une accordanse tacite. Plus avant, on peut
même dire que, dans la pédagogie, certains usages du langage visent à solliciter cette
négociation tacite entre partenaires : c’est l’usage d’impératifs d’ordre catégorématique,
c’est-à-dire d’impératifs qui, au lieu d’indiquer une qualité à incarner, indiquent une
catégorie qui supporte des états contraires de mouvement. Ainsi de cette instruction de
Steve Paxton :

« Dans ce travail, la tête n’est qu’un membre du corps. Elle a sa densité. La densité
pourra être à elle seule la sensation la plus importante. La sensation de la pesanteur.
Continuez à sentir la densité et la pesanteur en bougeant176. »
Comme on le voit, les images sollicitées ici pour qualifier la tête (densité, sensation de
pesanteur) n’ont pas la même valeur « fictionnante » que les images sollicitées tout à l’heure pour
parler du bras (fil de plomb) ou de l’articulation de la hanche (compression). Densité, sensation de
pesanteur ont une signification beaucoup plus large et nettement équivoque : dire que la tête a
une densité, c’est presque ne rien dire, dans la mesure où la densité est une échelle supportant
des contraires (espacement et compaction sont deux densités au même titre) et il faudrait que
cette densité soit précisée pour que l’énoncé soit signifiant ; de même, dire que la tête a du poids
(qu’une sensation de pesanteur lui est attachée) n’indique rien de la qualité de ce poids (lourd ou
léger ?).
L’inventivité n’est donc pas tellement visée par une proposition « ouverte », comme on
pourrait d’abord le croire, mais parce que la proposition met l’étudiante dans une situation
d’incompatibilité ou d’hésitation. Cette incompatibilité, cette hésitation n’est pas un accident de
l’enseignement : elle est recherchée pour sa valeur de remise en cause des schèmes préétablis,

176 Steve Paxton, « Transcription », art. cit., p. 88.

- 179 -
mais surtout, et c’est là qu’entre en jeu l’originalité de la forme, pour la disponibilité qu’elle ouvre
à l’égard des partenaires.

« Placez le sommet de vos crânes l’un contre l’autre. (…) Essayez d’être en accord
avec la petite danse de l’autre sans manipuler la vôtre... (…) Permettez à votre corps de
s’ajuster au mouvement et à la pression de ce point 177. »
Des consignes du type « essayez d’être en accord avec la petite danse de l’autre sans
manipuler la vôtre » induisent un état de résonance interne à l’intérieur du duo. Puisqu’il n’y a pas
d’autre manière de comprendre la consigne qu’en examinant ce qu’en comprend le partenaire,
nous sommes tous les deux conduits à nous prendre mutuellement comme modèles. Il y a une
forme de boucle rétroactive fermée qui se crée : je dois « donner mon poids » en posant mon
crâne contre le crâne de l’autre, mais la seule manière que j’ai de comprendre ce que signifie
donner son poids (quel poids ? celui de ma tête, du reste de mon corps ? dois-je appliquer une
pression ?) est d’examiner ce que l’autre fait face à cette consigne, qui opère de même.
L’exécution de la consigne passe ainsi par un échange dynamique entre : ma représentation de ce
que veut dire « donner son poids » (peut-être une certaine lourdeur, si par exemple j’estime être
plus lourd que mon partenaire, ou que la moyenne) ; la représentation qu’a mon partenaire de
son poids ; et l’ajustement réciproque de ces représentations, auquel nous nous rapportons
comme modèle.
Au total, dans cette attentionographie, on peut dire que les images ne sont donc
pas présentées avec l’intention de provoquer des schèmes moteurs, mais au contraire de
maintenir une forme d’ambiguïté, voire d’état contradictoire : que dois-je faire quand on
me dit « sens ton poids » ? Peser lourd, me rendre léger, peser ce que je pèse ? La
contradiction n’est pas dans la multiplicité des images motrices proposées 178 : elle est

177 Steve Paxton, « Transcription », art. cit., p. 89.


178 Cette approche pédagogique est aussi pratiquée par Steve Paxton. Il l’appelle l’approche « rater la
cible » (missing the target practice) ou « fusil à canon scié » (shotgun approach) : « Au début, je proposais
une approche de type “fusil à canon scié”—je lançais une douzaine de techniques en même temps,
dans l’espoir que personne ne retiendrait aucune de ces techniques plus intensément qu’une autre.
Cela immergeait les danseurs dans un champ d’informations dont ils pouvaient extraire ce dont ils
avaient besoin, et qu’ils pouvaient reconnaître au moment où ils arrivaient, involontairement, aux
postures correspondantes. (…) L’improvisation avait par là de meilleures chances de se déployer pour
elle-même, plutôt que d’aller d’une posture à une autre. » (« Earlier, it was much more of a shotgun
approach—I would throw out dozens of techniques in the hope that nobody would remember any one
technique too intensely. There would be a field of information that dancers could draw from and that they
would recognize when they hit positions. […] Then the improvisation itself would have a better chance of
growing, rather than a sense of moving from one position to another. » (Steve Paxton cité dans Maggie
Gale, « Dancing for the Blind or with the Blind? New Directions in Movement Research », New Theatre

- 180 -
dans le fait qu’aucune image motrice ne m’est proposée, et qu’on ne fait que m’indiquer
des catégories de rapport à la réalité (poids, densité, mais encore : espace, temps,
vitesse). En maintenant l’image proposée dans cet état d’indécision, l’enseignant créée
un espace de mimesis original : comme les indications sont paradoxales voire
apparemment contradictoires, les danseurs sont conduits à s’adapter à la compréhension
qu’ont les autres des instructions, et à interroger leurs compréhensions mutuelles.

* * *

On retrouve, dans cette dernière attentionographie, une qualité que nous avions
déjà soulevée à l’endroit du rapport au langage dans le partage rétrospectif : c’est la
recherche du consensus au travers de la dissonance. À un niveau méta-attentionnel, on
peut maintenant ajouter une dimension à cette stratégie du consensus/dissensus : c’est
l’aiguisement de la conscience d’une pluralité de modes d’accès à l’expérience qui y est
manifestée. Tel est le véritable enjeu de l’accordanse polyphonique : non pas seulement
se mettre d’accord, mais le faire en manifestant la pluralité des niveaux de réalité sur
lesquels chacun des danseurs se situent. Et tel est, plus généralement, l’enjeu de
l’aiguisement de la pensée-en-mouvement dans le Contact Improvisation par l’entremise
des mots tels qu’ils se mêlent de la pratique : permettre aux danseurs d’inclure, de
recruter dans leurs expériences certains dehors qui n’y sont pas immédiatement liés,
équiper la conscience actuelle de prothèses qui, sans doute, ne remplacent pas
l’expérience immédiate et en première personne du présent, mais invitent à la
reconnaissance d’une plasticité, d’un élargissement des domaines de réalité au sein
desquels circuler.

Quarterly, vol 9(34), May 1993, p. 168.)

- 181 -
Chapitre 5 ./. Toucher

En 1921, Filippo Tommaso Marinetti écrit un court apologue intitulé Le tactilisme179. Le


futuriste y fait le diagnostic de la coupure instituée par la société industrielle entre les
individus et leur expérience du contact : la prolifération du monde des machines, dont le
futurisme loue l’avènement et dont la Première Guerre a fait sentir l’impact, fait encourir
à la société le risque de perdre, la richesse des expériences tactiles que connaissaient les
sociétés agricoles au contact de la Terre et du vivant. Pour pallier cet appauvrissement du
monde moderne, il ne s’agit cependant pas de proposer un retour à la Terre ou au
sauvage : il ne faut pas détruire les villes, il faut les améliorer ou plus exactement,
améliorer notre sensibilité à elles. C’est pour ce faire que le futuriste imagine d’élaborer
un art qui exaucerait le toucher : pour rendre l’humanité sensible à la diversité des
matières toujours disponibles, malgré l’urbanisation voire grâce à elle. Le tactilisme est en
ce sens un art pédagogique : il s’agit d’y soumettre le tact à une « cure intensive », d’y
cultiver le toucher en le confrontant à des matières originales, que Marinetti classifie à
l’intérieur d’une sorte de sémiologie tactile. Dans cette sémiologie, on trouve de grandes

179 Filippo Tommaso Marinetti, « Le Tactilisme » (1921), repris dans Giovanni Lista, Futurisme. Manifestes,
documents, proclamations, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1973, pp. 341-345.

- 182 -
catégories : un toucher froid, persuasif, réfléchissant (soie lisse, crêpe de soie), un
toucher excitant, tiède, nostalgique (velours, laine, crêpe de laine), un toucher irritant,
chaud, volontaire (soie granuleuse, soie treillissée, étoffe spongieuse), etc. Mais cette
sémiologie n’est qu’une étape : elle sert de fondement à la création de sculptures « à
toucher », composées de ces différentes matières, et dont les dimensions varient de la
table, aux vêtements, aux lits, aux chambres et même aux rues tactiles180.

Le Contact Improvisation se pose ces mêmes questions tactiles. Il le fait, non pas en
extériorisant les sensations dans des objets à toucher, mais en explorant les variétés du
contact peaux à peaux entre deux ou plusieurs partenaires. Ces variétés ne sont pas
infinies dans le Contact Improvisation : elles relèvent d’un certain style tactile propre
auquel on peut aisément reconnaître ses praticiens. Ce style est plutôt comme une
constellation d’usages, que les contacteurs sollicitent lorsqu’ils entrent en relation les uns
avec les autres.

Toute technique (de danse ou autre) contient ses usages tactiles : la main d’un chirurgien
ne touche pas comme la main d’un dentiste ou d’un menuisier ; mais le plus souvent, ces
touchers sont médiés par des instruments qui en modifient la sensibilité. Dans le Contact
Improvisation, la rencontre est sans médiation ou presque : peau nue pour mains têtes et
pieds, peau recouverte de vêtements pour torse et jambes. En vertu de cette absence de
médiation, le style tactile n’est donc contenu nulle part ailleurs que dans un corpus de
gestes, développés et transmis peaux à peaux depuis les années 1970 (en un sens, toutes
les personnes qui ont participé, une fois au moins, à la pratique ont ajouté à la réserve de
ces styles tactiles). L’histoire de ces styles est, par essence, lacunaire, et il nous faudra
nous habituer à la concevoir comme un écheveau de lignes de faits plutôt que comme
une succession linéaire d’événements. Les styles tactiles que nous décrivons sont plutôt à
concevoir comme différents moments d’un même long duo qui n’aurait pas vraiment
connu de rupture depuis la création du Contact Improvisation en 1972. Ils apparaissent et
disparaissent dans les différentes communautés de Contact Improvisation et même au

180 L’artiste italien Bruno Munari, à partir des années 1970, a donné une réalité à ces « œuvres à toucher »
imaginées par le futuriste en proposant des « ateliers tactiles » dans différents musées européens. cf.
Bruno Munari, Les Ateliers tactiles (1985), traduction de l’italien par Annie Mirabel et Agnès Levecque,
Paris, Les Trois Ourses, 2004.

- 183 -
sein d’une même danse.

Ces manières de toucher forment des idéaux-types de gestes qui sont parfois visés et
réalisés comme tels, en particulier dans le cadre pédagogique, où l’on peut
volontairement s’exercer à un type de toucher spécifique. Mais le plus souvent ces
touchers ne font des apparitions qu’intermittentes, ambiguës, éphémères au sein de
danses aux dynamiques changeantes.

* * *

Toucher (1) : Entrechoquer

Quand le Contact Improvisation est présenté par Steve Paxton pour la première fois en
1972 dans une galerie d’art new-yorkaise, toute une contre-culture attachée à la libération
des mœurs a déjà rendu possible la promiscuité tactile sur laquelle il s’appuie. De
nombreux artistes de la génération du chorégraphe, dans les arts visuels en particulier,
jouent ainsi avec des situations de corps à corps. Tandis que le Body Art naissant met en
scène les artistes dans leur rapport tactile avec la matière travaillée (comme dans les
explorations de Yves Klein avec l’Anthropométrie (1960) où des danseuses-pinceaux
utilisent leurs corps pour étaler la peinture sur une toile à taille plus qu’humaine), des
institutions plus classiques proposent des structures de médiation où les spectateurs sont
invités à mettre les mains aux œuvres (ainsi de Sculpture for the Blind (1976), une
exposition de la Tate Modern où certaines œuvres de son fonds sont livrées, au risque de
la patine, aux mains des visiteurs181). Sur les scènes chorégraphiques, l’avant-garde des
années 1960 investit la relation au toucher, comme c’est le cas dans les œuvres comme
Parades and Changes (1965) d’Anna Halprin où les danseurs, nus, se roulent les uns sur les
autres et dans de grandes feuilles de papier, ou Huddle (1961) de Simone Forti, où un

181 Richard Cork, Everything Seemed Possible. Art in the 1970s, Yale University Press, 2002, p. 351.

- 184 -
groupe de sept danseurs rassemblés en un tas compact, s’escaladent les uns les autres.

C’est toutefois davantage en opposition, plutôt qu’en soutien à la contre-culture tactile


issue du mouvement hippie que Steve Paxton explore le toucher dans le Contact
Improvisation. Le contact y est en effet d’abord conçu comme un événement physique :
la rencontre entre deux masses. Ainsi dans Magnesium (1972), Steve Paxton explore
chocs, collisions, frictions : la référence à la magnésie des gymnastes (la poudre blanche
qui empêche le glissement) indique bien de quels contacts il s’agit—non pas un couler,
mais un frotter, non pas un céder, mais un entrechoquer. Ce parti pris en faveur des
contacts physiques abrupts est une manière de prendre à contre-pied la voie royale du
toucher qu’est l’intimité et qui avait été massivement explorée dans les années 1960.

Mais pourquoi, au juste, opérer cette réduction de l’événement tactile à l’entrechoc des
masses ? Elle répond d’abord à un certain désir de littéralité dans l’approche du corps
humain, qui consiste à tenter de le défaire de la polysémie socio-culturelle qui lui est
attachée. Là où la physiologie nous apprend à parler du corps anatomique, là où la pudeur
nous apprend à penser des zones taboues, le corps-masse entend prendre le corps au
pied de la lettre, c’est-à-dire ne pas sursémiotiser son apparence.

Dans un texte-manifeste de 1955, Merce Cunningham déclarait qu’« un corps qui s’élance
dans l’espace ne donne pas une idée de la liberté humaine : c’est un corps qui s’élance
dans l’espace182. » En travaillant pour Cunningham de 1960 à 1964, Steve Paxton avait eu
l’opportunité de se frotter à ce fantasme d’un « mouvement pur », c’est-à-dire d’un
« mouvement au-delà de toute intention 183 ». Luttant contre la codification signifiante des
gestes dans la danse classique dont nous avons fait état plus haut, Cunningham rêvait en
effet d’un en deçà du geste :

182 Merce Cunningham, « The impermanent art » (1955) repris dans Rebecca Caines et Ajay Heble (éds.),
The Improvisation Studies Reader. Spontaneous Acts, London/New York, Routledge, 2015, p. 166.
183 Merce Cunningham, cité dans Isabelle Launay, « La danse entre geste et mouvement », art. cit., p. 283.

- 185 -
« J’aime les mouvements purs, dit encore le chorégraphe, complètement
clairs, et je tente toujours d’amener la danse vers le plus haut degré de
ce que je considère comme la pureté. Poignets, coudes, épaule, tout doit
n’être qu’un184. »

La logique qui conduit de la résistance au geste au corps-masse par l’intermédiaire du


fantasme d’un mouvement pur est ici on ne peut plus clairement exprimée : parce qu’on
refuse la partition sémiotisée du corps dans le geste (poignets, coudes, épaules), on en
vient à penser un corps qui se meut tout entier d’un seul élan (même s’il ne se meut pas
nécessairement en bloc)—élan unique qui trouve son expression la plus directe dans le
mouvement de la masse soumise à la gravité.

Comment le Contact Improvisation s’y prend-il pour développer son « corps-masse » et les
entrechocs qui en découlent. Une réponse peut être trouvée dans une définition que
propose Steve Paxton de son « idéal-type », ou de ce qu’il appelle son « modèle de
travail » pour le développement des techniques autour du Contact. Ce modèle de travail,
il le présente comme un être fictionnel duquel on aurait défalqué toute « inhibition
physique, sensorielle ou sociale185 ». Et c’est bien en fonction de cet impératif de
« désinhibition » que le contact est d’abord pensé dans les premiers temps de la pratique.
Or une source majeure des inhibitions du toucher dans la culture occidentale c’est
l’association systématique qui est faite entre le domaine du tactile et le domaine de
l’érotique. De fait, la culture occidentale réserve généralement le contact à deux usages
—la brutalité, dans les sports (l’entrechoc, le combat) ou la sensualité, dans la sexualité.
Le Contact Improvisation, « art-sport186 » (l’expression est de Simone Forti), penche
plutôt, au début, pour le premier aspect que pour le second.

L’approche contraste notamment avec celle de l’artiste visuelle Carolee Schneemann.


Dans des œuvres comme Newspaper Event (1962) ou Meat Joy (1964), la plasticienne met
en scène le frottement des corps avec différentes matières (des feuilles de papier journal
aux morceaux de viandes ou de poissons crus) à la recherche des collisions, des glissades,

184 Ibid.
185 Steve Paxton, « Esquisses de techniques intérieures » (1987), NDD38-39, p. 113.
186 Katy Dymoke, « Contact improvisation, the non-eroticized touch in an ‘art-sport’ », Journal of Dance &
Somatic Practices, vol. 6(2), 2014, p. 208.

- 186 -
expérimentant avec les tabous du corps mis à nu et avec « les qualités tactiles du corps
humain considéré comme matériau187 ». Intéressée à la performance, mais aussi artiste
féministe engagée, Carolee Schneemann s’interroge sur la manière dont les différences
de genre produisent des inégalités à l’égard de ce que chacune se sent autorisée à faire.
Ainsi dans Thames Crawling (1970) où les performeurs improvisent au contact les uns des
autres188, mettant à l’épreuve les relations homme/femme dans les relations au poids, au
toucher, et aux zones érogènes189. Carolee Schneemann veut ainsi mettre en évidence « la
complexe politique sexuelle qui gouverne les pratiques artistiques 190 » aussi bien que
l’usage social des corps.

Steve Paxton reconnaît, comme elle, l’existence des tabous autour du toucher, en
particulier autour des zones érogènes. Mais il en tire la conclusion inverse : il s’agit pour
lui de défaire notre rapport à ces zones, dans lesquels il voit autant de trous noirs pour la
conscience du danseur. C’est ainsi qu’il n’a pas de mots trop durs pour parler de
Mangrove, un collectif de danseurs qui performent le Contact Improvisation à la fin des
années 1970 et jouent sur les stéréotypes masculins de domination (ce que Paxton
appelle « le jeu des glandes »)—à leur propos, il se demande si cette rivalité masculine,

187 Leslie Satin, Legacies of the Judson Dance Theater: Gender and Performing Autobiography, New York
University, Graduate School of Arts and Science, 1997, p. 115.
188 Dans un texte indiqué comme une « note de travail 1968-1969 » (More than Meat Joy, Mcpherson & Co,
1979, p. 184-187) Carolee Schneemann utilise le syntagme « contact improvisation », quatre ans avant
que Steve Paxton ne forge le terme pour qualifier sa pratique. Il ne semble pas, cependant, que la
maternité du terme puisse lui être attribuée : Paxton a peu collaboré avec Scheemann dans les années
1960 (malgré leur appartenance commune au Judson Dance Theater), et le syntagme est, à notre
connaissance, un pur hapax chez elle. Steve Paxton confirme pour sa part : « Je ne connaissais rien de
cet aspect du travail de Carolee, ni des analyses précises qu’elle en propose. (…) Il est évident que ses
mots ne décrivent pas son travail dans des termes similaires à ceux du CI. Je pense qu’il est révélateur
que Carolee se soit concentrée sur les tabous et sur les odeurs corporelles, et sur le fait que les femmes
soient systématiquement portées. Bien sûr, l’élément commun est le toucher, et j’apprécie certaines de
ses analyses sur la posture et sur le geste. (…) Mais il me semble assez clair que le toucher est organisé
d’une manière bien différente dans le Contact Improvisation. [Chez Carolee], le toucher a l’air de se
fonder à un niveau interpersonnel, dans des actions socialement transgressives. » (correspondance
avec l’auteur, 10 avril 2015)
189 Carolee Schneemann, More than Meat Joy, op. cit., p. 185 : « les portés, par exemple, dans lesquels les
femmes sont soulevées et transportées par un homme et déposées dans les bras d’un autre. Il faudrait
deux femmes pour soulever un homme, et même si on le fait, cela reste moins fréquent. Pourquoi cette
emphase sur la disparité musculaire, sur les usages, sur les mouvements où les femmes semblent
‘‘passives’’ et les hommes ‘‘actifs’’ ? »
190 Susan Leigh Foster, « Improviser l’autre : spontanéité et structure dans la danse expérimentale
contemporaine », traduit de l’américain par Jean-Philippe Vidal dans Protée, vol. (29)2 « Danse et
altérité », 2001, p. 30.

- 187 -
même si elle n’est que jouée, n’en vient pas à produire une forme d’irresponsabilité dans
la danse, où au lieu de prendre soin de soi-même et des autres, on s’abandonne à la
facilité des jeux de rôle pervers que la société occidentale attribue au masculin 191. « La
tension masque la sensation192 »—l’adage fondamental des enseignements de Paxton
auquel nous ne cesserons de revenir, trouve ici sa première application dans le refus du
corps érotique ou genré : un corps polarisé par des intérêts sexuels, postule le
chorégraphe, est un corps moins disponible à d’autres aspects de la réalité, notamment
parce que c’est un corps qui se vit dans le fantasme des consommations futures. Là où
Carolee Schneemann se concentrait dans ses « improvisations en contact » sur la
transgression du toucher et sur les relations interpersonnelles, le Contact Improvisation
entend ainsi défaire le corps-masse de ses tensions sexuelles, et c’est pourquoi il le
présente d’abord comme une simple masse physique.

C’est un toucher qui s’effectue pour ainsi dire en deçà de ce qui sépare les individus, dans
ce qu’ils ont de commun (être des masses). Ce fondement, cette communauté anonyme
est la base de ce qui se présente véritablement comme une méthode d’investigation
(davantage que comme une forme de danse) pour étudier « la manière dont la
communication s’établit par le toucher193 » : si l’on veut savoir comment deux individus
communiquent entre eux au travers de la peau, postule le Contact Improvisation,
commençons par suspendre leurs individualités socio-culturelles, ne présupposons rien
de qui ils sont, apprenons à nous les représenter comme des masses. Cela veut-il dire que
ces individualités socio-culturelles sont effacées ? Non, mais elles doivent être conçues
comme des « notes de bas de page de l’événement physique 194 », c’est-à-dire que leur
statut doit rester épigénétique, surnuméraire par rapport à la manière dont la
communication s’établit par le toucher. Elles ne dirigent pas l’action mais « arrivent » à
l’action, sans qu’on cherche ni à s’en débarrasser, ni à y obéir.

Il y a quelque chose de naïf—et de vertigineux en même temps—dans ce rêve d’un corps

191 Steve Paxton, « Mangrove », Contact Newsletter, #5, Summer 1976, p. 19.
192 Steve Paxton, « Transcription », NDD 38-39, p. 88.
193 Steve Paxton, « Q & A », CQ 6(2), Winter 1981, p. 47.
194 « footnotes under the physics » (Steve Paxton, « Teaching CI », ECITE Berlin, 1988. NSS Archives.)

- 188 -
d’avant la chute dans les systèmes de signes et dans l’intentionnalité 195. L’idée même de
dire que mon corps n’est qu’un corps physique est une idée située dans le temps et dans
l’espace social : elle s’appuie sur un certain nombre de privilèges, notamment celui de ne
pas avoir à prendre en compte le fait que mon corps aurait par exemple une certaine
couleur de peau, ou des formes protubérantes, ou certaines anomalies. L’idée de pureté
(« le mouvement pur ») est d’ailleurs une idée dangereuse à manipuler : on la retrouve à
peu près à tous les étages de la domination—du blanc (couleur pure) sur le noir (couleur
du mélange), ou de l’homme (genre pur) sur la femme (genre impur).

Accrocher au vestiaire les topographies accidentées et tabouisées de la sexualité semble


donc faire courir le risque d’oublier que ce corps « idéal » n’efface pas certaines inégalités
et de laisser in-interrogées des différences (par exemple genrées) sous prétexte qu’on
opère à un niveau (la masse) où elles n’apparaissent pas 196. De fait, aujourd’hui encore,
malgré l’évidente réversibilité des rôles dans le Contact, les hommes y portent plus
souvent les femmes que l’inverse, et sur un plan plus classiquement économique, ils
occupent plus facilement des positions de pouvoir (dans l’enseignement notamment)
que leurs collègues de sexe féminin 197. Nombreux ont été les praticiens de Contact
Improvisation à prendre en compte cette difficulté 198, rappelant que l’impératif de
désexualisation de la masse est davantage révélateur d’un temps (les années 1970,
encore héritières du mouvement hippie) où le corps était sur-sexualisé, où l’on ne pouvait
guère toucher sans offrir par là son corps à la consommation sexuelle. Or depuis les
années 1970, ce contexte n’a cessé d’évoluer, notamment à la faveur des luttes pour les
droits des minorités sexuelles et de la crise du SIDA, en raison desquels paradoxalement
195 Isabelle Launay pointe le même vertige et le même danger à propos de Cunningham : « Qu’est-ce qu’un
mouvement “pur” ? Peut-il être si indépendant de tout code gestuel ? Il supposerait un contexte
entièrement neutre, des corps pratiquement asexués, une technique sans rapport au passé. Là est
l’utopie qui fut sans doute la condition de cette rupture dans l’histoire de la danse qu’est l’œuvre de
Cunningham. Mais de fait, celui-ci a créé un style, un système, et finalement une nouvelle gestuelle à
partir des techniques précédentes que le spectateur reconnaît immédiatement. » (Ibid., p. 284)
196 cf. sur ce point l’excellent article critique de Robert Turner, « Steve Paxton’s “Interior Techniques”:
Contact Improvisation and Political Power », TDR, vol. 54(3), 2010.
197 Nous nous permettons de renvoyer le lecteur sur ce point à notre article « Sentir et se mouvoir
ensemble. Micro-politiques du Contact Improvisation », Recherches en danse, vol. 4, 2015 ;
danse.revues.org/1135
198 cf. par exemple Keith Hennesy, « Love & Sex & Touch & Weight. 11 Notes on Sexuality, Sex, Gender,
Community & Contact Improvisation », CQ, vol. 21(1), Winter/Spring 1996, pp. 68-70 et plus récemment,
Kristin Horrigan, « Queering Contact Improvisation », CQ, vol. 42(1), Winter 2017, pp. 39-43.

- 189 -
la valeur transgressive de la sexualité a aujourd’hui largement diminué 199. Alors qu’hier,
parler de parties érogènes, c’était inviter à réfléchir en termes sexuels, aujourd’hui, c’est
se donner les moyens de contraster les inégalités de genre.

Toucher (2) : À fleur de peau

Une deuxième qualité de toucher, distincte de l’entrechoc, mais liée au même impératif
de trouver un corps anonyme duquel on aurait défalqué les inhibitions, est représentée
par ce qu’on pourrait appeler le toucher-réflexe. Dans ce toucher-réflexe, ce n’est plus
tellement au corps anonyme de la physique mécaniste qu’on a affaire comme modèle de
travail, mais plutôt à un corps animal d’avant l’individuation humaine et sociale. C’est
cependant un animal à peine sensible, ou dont la sensation relèverait davantage de
l’irritabilité de l’Amibe que de la sensualité qu’on trouve à l’œuvre chez les humains et
d’autres animaux complexes, où sensation et sentiment s’entrecroisent.

La fonction de ce toucher-réflexe n’est pas, comme certains l’ont pensé à tort, de faire
atteindre à une « spontanéité » que les contacteurs réputeraient plus authentique que
des gestes plus esthétisés200. Sa fonction est simplement informative ou fonctionnelle : il
ne s’agit pas, autrement dit, de nier la gestualité (où sensation et sentiment
s’entrecroisent), mais d’autoriser, en son sein, des perceptions qu’elle tend à faire
reculer.

199 cf. Sally Banes, « Spontaneous Combustion: Notes on Dance Improvisation from the Sixties to the
Nineties » dans Ann Cooper Albright et David Geere (éds.), Taken by Surprise: A Dance Improvisation
Reader, Middletown (CT), Wesleyan UP, 2003.
200 cf. par exemple Bruno Traversi, Le corps inconscient et l’Âme du monde selon C. G. Jung et W. Pauli, Paris,
L’Harmattan, 2015, où l’auteur, manifestement aussi bien versé dans la culture martiale japonaise qu’il
est mal informé sur l’histoire de la danse contemporaine, croit pouvoir y lire une obsession pour
l’authenticité qu’il dénonce comme « spontanéité hétéronome », c’est-à-dire comme une spontanéité
chosique, fausse liberté qui ne serait que pure mécanique. « Chez Paxton, croit-il ainsi pouvoir affirmer,
le sujet (entendu comme centre autonome) n’existe pas, puisque l’intimité est créée par les influences
extérieures—toujours changeantes. Autrement dit, il existe par autrui, et comme autrui lui-même existe
par les autres, ce sont des corps évidés qui se rencontrent. » (p. 39) Or, si assurément, il est bon de
contester le « culte de la spontanéité » et sa rhétorique facile (comme l’a fait Daniel Belgrad, The
Culture of Spontaneity: Improvisation and the Arts in Postwar America, Chicago (IL), University of
Chicago Press, 1998), c’est une idée bien pauvre du rapport à autrui que de penser que, dès lors qu’on
se prête à ses influences, on y aliène sa liberté. C’est ainsi faute de concepts adéquats pour penser cette
relation que Traversi ne voit dans la réciprocité des mouvements partagés qu’une dissolution des
individualités.

- 190 -
On peut reprendre le vocabulaire de Jean-Marie Schaeffer pour exprimer cette polarité
entre le toucher-sensation et le toucher-information. Le philosophe propose d’opposer
un mode proximal de connaissance, qui serait mis en jeu dans les organismes simples
(comme l’Amibe), et un mode distal, qui serait propre aux organismes dotés d’un système
nerveux central.

« Le grand saut de l’évolution cognitive, dit Schaeffer, se produit avec les


organismes capables à la fois de retirer l’information à partir de sources
d’information distales (donc spatialement éloignées) et de défaire le lien
automatique entre la réception d’information et la production d’une
réaction motrice. Chez l’être humain, ce sont le sens de l’odorat, de
l’ouïe et de la vision qui rendent possible la réception d’informations
distales : ils mettent l’environnement à distance et nous permettent
d’avoir une information spatialement structurée et dotée d’une grande
puissance d’anticipation temporelle201. »

Ainsi, au rebours de l’usage distal des sens, l’usage proximal sollicite l’organisme en
globalité plutôt que localement et la perception y est d’emblée corrélée à la réaction
motrice. Un grand nombre d’expérimentations par lesquelles passent les contacteurs
vont dans ce sens, dont les plus parlantes restent les pratiques à l’aveugle, où les
danseurs s’entraînent à changer d’orientation dans l’espace les yeux fermés ou bandés.

Si un tel entraînement est nécessaire, c’est que l’existence humaine est de manière
prédominante fondée sur les sens distaux (audio-visuels principalement, comme
l’attestent nos arts). En particulier dans les sociétés urbaines, l’usage proximal des sens
est rendu obsolète par l’environnement sécurisé et la sursignalisation de l’espace
d’habitation. C’est ainsi que Paxton peut dire que sa méthode «
avait pour but de récupérer des
possibilités physiques qui avaient pu devenir inactives, réactiver les sens que nous avons
été entraînés à ne pas prendre en compte 202. » Qu’est-ce qui, en dehors de l’érogène ou
de l’investissement sexuel des zones sensibles, empêche le fonctionnement des sens ?
Quelles inhibitions, pour le dire autrement, se superposent aux réflexes et en empêche le

201 cf. Jean-Marie Schaeffer, Adieu à l’esthétique, Paris, Puf, 2000, p. 21.
202 Steve Paxton, « Esquisse de techniques intérieures », NDD 38-39, p. 115.

- 191 -
fonctionnement ? Faisant l’hypothèse que « le corps, ayant évolué durant des millions
d’années sur cette planète, était d’abord réglé par des éléments planétaires qui
façonnent nos potentiels, et ensuite par les éléments culturels qui développent certaines
parties du potentiel203 », Steve Paxton s’emploie à découvrir une sensibilité tactile encore
latente sous les tabous institués socialement.

C’est que, comme commence à l’attester la science nouvelle de la proxémie (dont les
premiers résultats sont popularisés par le livre d’Edward T. Hall, La dimension cachée, en
1966204), les distances interpersonnelles acceptables selon les cultures sont variables. Plus
encore, la sphère d’intimité qui entoure chaque individu est elle-même élastique selon les
situations : en une journée de vie urbaine, je peux ainsi passer de situations où ma
sensibilité tactile est maximale (mon lit par exemple, ou mon domicile, où je suis attentif
aux détails et aux raffinements des surfaces, des tissus, des peaux de mes proches) à
d’autres où elle est pour ainsi dire éteinte (le métro par exemple, où je ne prends même
pas garde au fait que mon voisin me touche). Contrastant avec ces différences, le
« modèle de travail » visé par Paxton se veut un corps tactile équanime, où « les sens
s’étendent dans un espace sphérique et le système musculaire apprend à répondre au
toucher reçu sur n’importe quelle surface du corps 205 ». En lieu et place de la toile
hiérarchisée des sensibilités culturellement déterminées, le Contact Improvisation
réclame un éveil maximal de la peau dans toutes les directions.

Cet éveil maximal, exprimé par l’image de la sphéricité attentionnelle offerte par
l’enveloppe (en tant qu’organe elle est en effet multidirectionnelle), on le voit, s’éloigne
déjà fortement de tout corps prétendument « d’avant » la culture. La surface tactile n’est
pas, n’est jamais, équipotentielle. Les gradations proxémiques remarquées par Edward T.
Hall sont entées sur des polarités « naturelles » liées à la concentration des cellules
sensibles selon les zones de la peau : mains, lèvres, face ventrale hypersensibles ; dos,
pieds presque insensibles. Rien n’est moins évident que d’équipotentialiser la sensibilité
de la peau, car s’il est vrai qu’elle est présente partout, elle l’est autant comme
couverture que comme feuillet sensible, mettant en effet en place nombres stratégies,
203 Ibid., p. 114.
204 Edward T. Hall, La dimension cachée (1966), traduit de l’américain par Amélie Petita, Paris, Seuil, 1978.
205 Steve Paxton, « Fall after Newton. Transcript » (1987), CQ vol. 13(3), Fall 1988, p. 38.

- 192 -
comme gaine et enveloppe, pour se protéger et protéger ce qu’elle recouvre 206. La peau,
par sa topologie contorsionnée, n’a rien de la sphère qu’y rêve le Contact Improvisation :
elle est partout invaginée, pliée, cachée dans les plis du bras, dans le creux de l’aine, mais
aussi, dans les narines, dans les circonvolutions de l’oreille et entre les lèvres. Ce n’est
donc qu’à la faveur d’un travail de sensibilisation spécifique, et donc en un sens d’une
négation de sa répartition « naturelle » (si le naturel doit être compris ici comme
physiologique), que la peau peut servir le projet de distribution équitable de l’attention
dans l’espace que requiert le corps anonyme.

Allongée sur le sol, je respire. Et à chaque inspire, c’est comme si j’aspirais, par les
pores de ma peau en contact avec le sol, la matière du parquet ; et à chaque expire, je
restitue cette matière au sol. Comme cela, je pratique un parcours, qui va de mes talons, à
mes mollets, à mes cuisses, au bas de mon dos, à mes épaules, à mon crâne207.
Le travail de relaxation sur le sol avec lequel commence souvent l’entrée au studio (en
Contact comme ailleurs en danse contemporaine) a ainsi en partie pour fonction de
prendre la mesure du sac de peau-enveloppe, tendu de tous côtés, et de lui faire servir le
rôle imaginaire de viaduc, de surface poreuse. C’est en ce sens comme un certain art du
découvrement de la peau que le Contact Improvisation pourrait être compris : non pas un
strip-tease, où c’est du vêtement qu’on se débarrasse pour exposer la peau à la vue ; mais
bien une levée des protections (sans cesse à négocier), où l’on se risque à exposer la peau
aux contacts. C’est ce sur quoi insiste Steve Paxton : « Je crois que ce qu’on dit avec le
Contact Improvisation, c’est ça : vas-y, sois poreux—ça ne dure jamais que deux heures,
et après, tu pourras revenir à ta carapace208. »

La prise de contact avec le sol vise à exacerber cette porosité qui se défait des hiérarchies
sensibles de la surface cutanée209. En roulant sur le sol en particulier, l’équivalence des
zones de ma peau est mise en avant. Alors que dans la posture érigée et dans la bipédie,

206 cf. François Dagognet, La peau découverte, Paris, Les Empêcheurs de Penser en Rond, 1993, pp. 19 sq.
207 D’après un atelier de Marie Rousseaux, Paris, 2014.
208 Steve Paxton (avec Romain Bigé), « Mouvements ancestraux », Repères : Cahier de la danse, #36,
novembre 2015, p. 6.
209 cf. Marie Bardet, Penser et mouvoir, op. cit., p. 86 : « le contact d’une plus grande partie du corps
possible avec le sol répartit concrètement les appuis dans tout le corps, actualisant le plus directement
possible cette déhiérarchisation des parties du corps. »

- 193 -
la plante de mes pieds a le privilège du contact avec le sol, et les mains, au bout de mes
bras, remplissent la fonction à la fois de me tenir à distance des autres et de prendre les
premiers contacts, dans la posture allongée et dans le rouler, chacune des parties de mon
corps se relaie comme zone d’appui et zone de prise de contact210.

La porosité ne peut toutefois jamais être tenue pour acquise, car comme l’escargot qui se
recroqueville dans sa carapace au moindre toucher, la peau humaine se durcit à chaque
rencontre inattendue. C’est que la puissance d’assignation attentionnelle du toucher est
démesurée par rapport à tous les autres sens : autant les événements dans le champ
visuel, dans le champ sonore peuvent me laisser (à la longue) relativement indifférent,
autant un contact appuyé ne se laisse guère oublier. Inversement, tant, que je reste
intact, ma localisation reste relativement aérienne : j’habite l’espace de mes actions avec
une certaine élasticité. Je peux « être à » plusieurs choses à la fois, m’évader en pensant à
d’autres choses, au passé, au futur. Loin d’être contenu dans les limites étroites de mon
sac-enveloppe de peau, je suis relativement flottant, je fuis de tous côtés—comme un
ballon rempli d’eau fuit, mon attention est sans cesse en train de s’écouler hors de moi.
Mais dès que je suis touché, tout change : mon attention se porte irrésistiblement au
point de contact, je m’y absorbe ; de nouvelles ancres s’imposent à moi.

Toucher (3) : Toucher-pour-être-touché

(En pratique) Suivre, écouter

Ceci impose de travailler à certains touchers qui ménagent la sensibilité de l’enveloppe et


négocient avec les réflexes d’escargot qui sont les nôtres. C’est un tel toucher non-
assignant qui est développé, dans le Contact Improvisation, à l’appui de pratiques de soin
par le toucher manuel—en particulier le Body-Mind Centering ®—auxquelles les danseurs
se forment à mesure que le Contact Improvisation se propage. Un des points communs

210 Steve Paxton and Ann Kilcoyne, « On the braille of the body », art. cit., p. 45 : « En considérant le rapport
habituel au sol et aux autres surfaces, nous voyons bien qu’une très petite quantité de parties du corps
reçoivent l’essentiel du travail de levier du mouvement et de support du poids. Assis, nous bougeons
entre nos ischions et nos pieds. À genoux, les genoux font le travail. Au jardin, il peut nous arriver d’être
sur nos mains et sur genoux. Et pour nous reposer, nous nous allongeons. Voilà qui couvre à peu près
l’ensemble des mouvements urbains normaux au XXe siècle, et c’est une liste bien pauvre. »

- 194 -
de ces pratiques somatiques est de se proposer, comme on l’a dit en introduction de
travailler sur les représentations de l’individu, sur ses habitudes et sur ses stratégies
attentionnelles. À l’intérieur de ce parti pris pédagogique, un mode de toucher est
pratiqué qui ne cherche pas à modifier directement la matière mais invite à un
remodelage indirect des muscles, des os, des fluides par l’indication d’une direction à la
conscience : plutôt qu’un potier qui moule la terre, le praticien offrirait quelque chose
comme un « tuteur » en botanique, c’est-à-dire un point d’appui qui oriente la pousse.

Bonnie Bainbridge Cohen dit ainsi à propos des séances individuelles :

« Je suis mes mains partout où elles vont. Si mes mains disent “n’approche pas”, si je les sens
repoussées, je n’y vais pas. Si mes mains sont attirées vers une zone, j’y vais et j’observe.
Après toutes ces années à étudier la structure, je peux voir où mes mains sont en train de se
diriger, mais je ne les dirige pas directement vers la structure. Je ne manipule pas, au sens où
je ne suis pas en train de faire quelque chose à quelqu’un. Je reçois plutôt des informations
en réponse au toucher, depuis différents tissus211. »

Il s’agit donc d’un toucher informé mais qui n’impose pas l’information : la dynamique
d’assignation (ceci est une colonne, ceci est un muscle psoas, ceci est une clavicule) est
en retrait, par rapport à une logique de prise ou de réceptivité à l’information. La main du
soignant/pédagogue guide dans l’exact mesure où elle écoute : ce n’est pas qu’elle
écoute l’élève pour le guider, c’est que le guider c’est l’écouter.

De nombreux artistes du bois ou de la pierre mentionnent une relation similaire à la


matière qu’ils travaillent : sculpter, ce n’est pas assigner une forme à un matériau
informe, c’est suivre les lignes de forces que la matière propose déjà—cela requiert une
connaissance intime de la matière, et dans le même temps, la volonté de ne pas plier la
matière à un désir qui lui préexisterait. Le romancier Henry Bauchau parle de cette
relation à la matière dans son Œdipe sur la route, où un sculpteur, aveugle, palpe à même
la pierre la forme qu’elle veut lui suggérer :

211 Bonnie Bainbridge Cohen, Sentir, ressentir, agir, op. cit., p. 148. (Traduction modifiée.)

- 195 -
« Œdipe a rêvé qu’il sculptait la falaise. Il vient explorer celle-ci avec Clios.
Il tâte la pierre des mains, il se hisse dangereusement sur la paroi. Il se
colle aux aspérités du rocher, il l’ausculte, l’étreint avec les mouvements
lourds, ralentis d’un nageur à demi submergé. Clios lui dit : ‘‘La roche
ressemble à une énorme vague qui s’élève et va tout engloutir en
retombant.’’ Œdipe approuve. ‘‘Il y a la vague, il faut trouver le moyen
pour qu’elle ne nous emporte pas212.’’ »

Dans le Contact Improvisation, ce parti pris poétique est au fondement de certains


touchers : « le toucher qui n’exige pas » (Chris Aiken), « la main qui ne demande rien »
(Kirstie Simson), « la main vide » (Charlie Morrissey).

Appelons haptique la qualité de ce toucher qui s’efforce de ne pas présupposer ce qui est
touché chez l’autre. Le mot charrie une histoire assez lourde, en particulier parce qu’il a
été soumis à plusieurs appropriations successives au XX
e
siècle (chez Aloïs Riegl, chez
Gilles Deleuze, chez James J. Gibson, chez Hubert Godard), mais nous voudrions ici en
déployer un sens particulier, tiré de sa racine grecque, et conforme à la poétique du
toucher déployée par le Contact Improvisation.

(En grammaire) La voie moyenne

Le mot haptique provient du grec haptomai, qui signifie, comme le latin populaire
toccare : toucher. Mais contrairement à toccare où résonne la frappe, le heurt, le faire toc
—c’est-à-dire un toucher qui rebondit, qui ne s’attarde pas à sentir ce qui se passe de
l’autre côté de la surface—, le toucher dont il est question dans haptomai implique la
réciprocité entre le touchant et le touché. Haptomai a ainsi plutôt la signification de
s’attacher à, d’adhérer, de s’accrocher à : c’est un toucher qui reste auprès de ce qui est
touché, qui prolonge le contact. Quand après la résurrection du tombeau, le Christ dit à
Marie de Magdala « ne me touche pas car je ne suis pas encore monté vers mon Père », il
le dit en grec mè mou haptou, « ne me retiens pas213 ».

Ce sens du toucher haptique comme adhérence est renforcé par le fait qu’haptomai se dit

212 Henry Bauchau, Œdipe sur la route, Arles, Actes Sud, 1990, p. 133-134.
213 Jean-Luc Nancy, Noli me tangere : essai sur la levée des corps, Paris, Bayard, 2003.

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en grec selon la diathèse moyenne, voie verbale qu’on ne rencontre dans quasiment
aucune autre langue indo-européenne214. En français par exemple, nous ne sommes guère
habitués à penser les verbes qu’au sein de la polarité entre la voie active, où l’action
verbale est centrifuge (elle s’accomplit à partir du sujet et hors de lui), et la voie passive,
où l’action verbale est au contraire centripète (elle provient de l’extérieur et se dirige sur
le sujet). La plupart de nos verbes sont susceptibles de naviguer entre actif et passif par la
simple adjonction de l’auxiliaire être (par exemple, j’affecte/je suis affecté, je conduis/je
suis conduit, je soumets/je suis soumis), tandis que certains ne se disent guère qu’à l’actif
(« marcher », « vivre »...) et que d’autres manifestent une préférence pour l’usage passif
ou pronominal (« être assis » ou « s’asseoir », mais rarement « asseoir quelqu’un »).

Or le moyen échappe à cette polarité du passif et de l’actif, du centripète et du


centrifuge. Comme le note Émile Benvéniste dans un article essentiel :

« Dans le moyen, (…) le verbe indique un procès dont le sujet est le siège
(…). Le sujet est centre en même temps qu’acteur du procès ; il
accomplit quelque chose qui s’accomplit en lui215. »

Comme certains verbes en français sont susceptibles d’être à l’actif et au passif, certains
verbes en grec peuvent se dire à l’actif et au moyen. Ils acquièrent alors des significations
assez différentes. Par exemple, orao, à l’actif, signifie « je vois »—sous-entendu,
conformément à ce que de nombreux traités d’optique grecs affirment : voir est une
activité qui sort du sujet en direction de l’objet, comme s’il émettait une sorte de lumière
depuis les fenêtres de ses yeux. De l’autre côté, oraomai, au moyen, signifie
« contempler » ou « regarder avec intérêt » : dans un tel cas, je continue de voir,
activement, mais dans le même temps, je me laisse affecter par ce que je vois, je prends
part au spectacle et n’en suis pas simplement le spectateur désintéressé—il y va de moi
dans ce voir. Toucher, on l’a dit, se dit haptomai (au moyen). À l’actif, hapto est
également possible, mais il signifie alors « mettre en contact » ou « faire un nœud », où
l’on voit bien en effet que le sujet se retire du toucher, n’est pas concerné dans son être

214 Émile Benvéniste, « Actif et moyen dans le verbe » (1950), Problèmes de linguistique générale, Paris,
Gallimard, 1966, tome 1.
215 Ibid., p. 172.

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par l’action, n’est en somme pas lui-même touché.

Les exemples de verbes seulement moyens (c’est-à-dire qu’on ne peut pas les dire à
l’actif) sont des verbes comme gignomai (naître), sequor (suivre, épouser un
mouvement), potior (être maître), fruor (jouir), phato (parler). Dans ces verbes, il n’est ni
seulement question d’une passion (qui me vient de l’extérieur sans que j’y fasse rien) ni
simplement d’une action (qui part de l’intérieur pour modifier l’extérieur), mais des deux
à la fois. Naître est bien, pour l’être concerné, un certain faire, c’est-à-dire que personne
d’autre que lui ne le fait ; mais dans le même temps et dans la mesure où il est produit par
ce faire, il faut bien reconnaître que le sujet y est tout autant « fait » par la naissance. La
question de savoir s’il y a un objet au bout de l’action ne fait pas la différence : même si le
procès demande un objet, c’est le sujet qui est « centre en même temps qu’acteur du
procès ; il accomplit quelque chose qui s’accomplit en lui 216. » Ainsi jouir (de quelque
chose, de quelqu’un) implique, quoi qu’il en soit de ces objets, une jouissance
(intransitive) de soi. Jouir de ne laisse pas mon être indifférent : je suis en jeu dans mon
jouir, c’est-à-dire que mon jouir m’altère autant qu’il provient de moi.

La compréhension de ces verbes en fonction de leur appartenance aux catégories


moyennes ou actives dans les langues anciennes est, comme on le voit, riche en
enseignements. On apprend ainsi que pour les Grecs, parler (phato, qui se dit au moyen)
ce n’était pas seulement émettre des sons, mais être affecté par ces sons. À quel niveau
ils comprenaient cette médiété de la parole est une autre question : pensaient-il à la
résonance interne de l’organe phonatoire ? Entendaient-ils par là que la parole prononcée
contribue à définir la pensée du locuteur ? Nous ne pouvons le déduire de ces seules
catégories linguistiques, mais du moins ces catégories mettent-elles en lumière certaines
directions pour penser ces gestes. C’est ce rôle critique que joue pour nous le grec
haptomai, que nous intégrons au français sous les espèces du mot « haptique » : haptique
nous présente l’idée d’un toucher-où-je-suis-touché.

Au reste, cette idée ne nous est pas propre. C’est même très exactement ce sens
d’activité qui engage et transforme le sujet qui retient l’attention du psychologue James
Jerome Gibson lorsqu’il se saisit du concept d’haptique (jusqu’alors utilisé pour désigner
216 Ibid.

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la science qui s’intéresse au toucher 217, comme l’optique s’intéresse à la vue et
l’acoustique à l’ouïe) pour redéfinir la sphère du toucher. Le psychologue définit en effet
l’haptique comme « la sensibilité de l’individu au monde adjacent à son corps par l’usage
de son corps218 ». Cela signifie que pour Gibson, le toucher n’est jamais un événement de
surface : c’est une action qui engage le sujet. Le système haptique est tout entier
construit sur le fondement que l’activité exploratoire est, en elle-même, indicatrice des
objets rencontrés. Selon lui, il faut ainsi accorder toute son importance au fait que
toucher équivaut à laisser l’enveloppe se déformer219. Lorsque je poursuis les veinures de
la table de mes doigts, la manière dont mes mains sont réorientées par le grain de la table
est donatrice des qualités tactiles. Il est vrai que je peux également ne pas suivre les
rainures, traverser librement la surface, bref me mouvoir indépendamment de la forme
de l’objet exploré : mais alors malgré moi, d’autres auto-mouvements (le changement de
ma forme ou les tressautements de ma main qui achoppent sur les obstacles que me
présentent les rainures) m’indiqueront les caractéristiques de la surface. Le système
haptique a donc cette singularité que les mouvements qui me placent dans la position de
percevoir l’objet ne sont pas distincts de l’expérience de l’objet lui-même : les deux
actions, aller vers l’objet et le percevoir, empiètent l’une sur l’autre. Plus encore que la
réversibilité de droit entre proprioception et extéroception, la compréhension du toucher
comme déformation indique qu’il y va d’une mise en jeu de mon intégrité dans
l’expérience tactile, puisque je n’y sens qu’à la mesure exacte où j’y perds
momentanément une partie de ma forme : toucher n’est pas seulement le revers d’un
être touché ; pour toucher, il faut que je me laisse toucher.

(En phénoménologie) Réversibilité et espacement

Deux phénoménologues français ont détaillé avec précision ce toucher-pour-être-touché.


Lisons-les : ils nous permettront de donner une image plus précise de ce geste.

217 cf. Géza Révész, Psychology and Art of the Blind, London, Longmans, Green and Co, 1950.
218 James Jerome Gibson, The Senses Considered As Perceptual Systems, Boston, Houghton Mifflin
Company, 1966, p. 97.
219 Ibid., p. 106 : « Tous les tissus vivants, depuis le protozoaire uni-cellulaire, sont sensibles à la
déformation. Par quoi j’entends un changement de forme, un mouvement non-rigide. Dans les
organismes de taille importante, la stimulation des tissus peut difficilement être séparée de la
stimulation des récepteurs, car ces derniers se trouvent de part et d’autre de la masse des tissus. »

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Merleau-Ponty a fait de l’haptique le phénomène majeur du toucher, au point parfois de
le prendre pour paradigme de tout contact. Si je puis toucher-pour-être-touché, nous dit
en effet le philosophe, ce n’est pas un accident : c’est qu’en vérité, il me faut être
touchable pour toucher, c’est-à-dire qu’il me faut être moi-même « tactile », être tissé de
la même étoffe que cela que je touche. Il détaille avec précision cette réversibilité dans
une des premières descriptions du chiasme intra-sensoriel :

« Quand ma main droite touche ma main gauche, je la sens comme une “chose physique”,
mais au même moment, si je veux, un événement extraordinaire se produit : voici que ma
main gauche aussi se met à sentir ma main droite (…). La chose physique s’anime—ou plus
exactement elle reste ce qu’elle était, l’événement ne l’enrichit pas, mais une puissance
exploratrice vient se poser sur elle ou l’habiter220. »

Autrement dit, la réversibilité tactile n’est pas un fait du toucher : c’est un faire auquel je
peux m’adonner quand j’entre en contact avec les choses. « Si je veux » je peux faire que
ma main soit tantôt touchante, tantôt touchée. Reprenons la description de Merleau-
Ponty : mes deux mains sont l’une sur l’autre, ma main droite sur ma main gauche. Pour
ma conscience perceptive, il ne fait aucun doute que c’est bien ma main droite qui touche
ma main gauche. C’est le cas en raison de leur relation spatiale (l’une a l’ascendant sur
l’autre) et sans doute aussi à cause des mouvements qui précèdent, puisque comme pour
la plupart des droitiers, quand j’ai décidé de mettre mes mains en contact, c’est ma main
gauche qui s’est immobilisée, et ma main droite qui l’a rejointe (si j’applaudis, c’est cette
même main gauche qui servira de tambour à ma main droite qui bat la mesure sur elle) :
comme pour la plupart des droitiers, ma main gauche est la main « contextuelle » (par
exemple, c’est elle qui immobilise la pomme que j’épluche de la main droite).

Malgré ces tendances, sans même déplacer mes mains, à tout moment, je peux par un
simple acte de la volonté (« si je veux ») faire que la main touchée devienne la main
touchante : je peux investir d’une intentionnalité exploratoire ce qui n’était, à l’instant,
que le contexte d’une exploration. Si une telle réversibilité est possible, c’est sur la base
d’un vide, d’un espace que je laisse à l’intérieur de la main touchée. Je prends ainsi
conscience que lorsque ma main droite touchait ma main gauche, elle n’avait pas tout à
220 Maurice Merleau-Ponty, Signes, Paris, Gallimard, 1960, p. 211.

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fait le dessus, elle n’avait pas encore arraisonné ce qu’elle touchait au point d’en faire une
simple chose que l’on touche. Il y avait encore de l’espace dans la main touchée, vide qui
autorisait le retournement de mon intentionnalité : cette distance qui restait encore à
parcourir pour que ma main gauche continue de toucher ma main droite, ce creux sert de
point de pivot à la réversibilité du touchant et du touché, et fait qu’à présent, c’est ma
main droite qui touche ma main gauche.

Il est important de dire que la réversibilité est un geste, et non seulement une donnée
vraie pour toujours dans l’événement tactile. Il faut plus qu’une introspection pour
accéder au chiasme : il y faut un geste, il faut y mettre en œuvre une manière de toucher
et non seulement une acuité sensorielle ou une finesse descriptive. Et si ce geste n’a
guère été pratiqué en philosophie avant qu’Husserl le premier ne le mentionne et que
Merleau-Ponty ne le répète, c’est que cette possibilité n’est guère intégrale aux mélodies
tactiles quotidiennes. Quand je touche, habituellement, en particulier dans le monde
urbain, je ne suis guère touché—et pour cause, l’essentiel de mon monde urbain est
composé de choses inertes (ce qui contraste avec le monde des Grecs, où l’évidence du
toucher comme être-touché s’inscrivait dans un monde pour l’essentiel agraire et rural). Il
est vrai que dans certains cas, il m’arrive spontanément de me sentir touché par ces
choses : ainsi, pressé, je bute contre une table, et c’est comme si elle m’avait fait un
croche-pied ; ou bien, je me blottis contre mon oreiller, et c’est comme s’il me prenait
dans ses bras. Mais pour l’essentiel de mes actions envers les choses, c’est moi qui touche
les choses, et elles n’y sont pour rien. Lorsque, comme à l’instant, je touche le plastique
de mon clavier, ce ne sont pas mes doigts qui m’apparaissent être touchés par
l’ordinateur, mais bien chacune des lettres qui semblent être frappées par mes doigts.
Mon geste (ici, frapper sur les touches du clavier), lui-même, demeure intact dans le
toucher : c’est, pour ma conscience perceptive, l’objet qui est touché, et non le
mouvement qui me porte vers lui. Ce toucher ignorant de soi comme touché est une
anesthésie haptique, c’est-à-dire non pas une insensibilité tactile (comme lorsque je ne
sens pas mon vêtement, ou lorsque le moustique m’injecte son anesthésiant local), mais
plus spécifiquement, l’attitude par laquelle je ne me laisse pas toucher par les autres,
même en contact.

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On peut appeler « violent » tout toucher ainsi anesthésié. Même si la frappe du clavier est
bien éloignée des coups donnés à un autre vivant, elle en fournit un modèle de pensée :
en elle, je touche en perdant contact avec moi-même, je touche sans être touché. Dans Le
toucher—Jean-Luc Nancy221, Jacques Derrida a fait de la possibilité de cette violence la
situation originaire du toucher : l’espacement (espacement qu’il signale
typographiquement, dès le titre de l’ouvrage, par cet énorme tiret cadratin qui dédie le
toucher à Jean-Luc Nancy). Contre la métaphysique haptocentrique qui fait du toucher le
sens de la plénitude intuitive, Derrida invite à penser le toucher comme le premier sens de
l’extériorité : dès que je me touche, je fais cette épreuve de ma propre extériorité à moi-
même, et non de mon intimité. Il y a un « hiatus du non-contact222 » dit Derrida, dans
lequel peut en effet se loger la violence, l’anhaptique, l’insensibilité ; mais aussi,
inversement, l’approche, la caresse, la tendresse.

À l’inverse, il faudrait appeler « toucher esthétique » la quête consciente et curieuse qui


explore les formes et se rend sensible à leurs effets. C’est la plasticienne Rosalyn Driscoll
qui développe ce concept de toucher esthétique à propos de ses « sculptures à
toucher223 », petits labyrinthes de bois ou de papier qui invitent l’exploration à l’aveugle
de myriades de détours et d’angles et qui agissent, pour qui les touche, comme des
partitions d’une chorégraphie manuaire. Le tactilisme de Marinetti visait à le solliciter en
proposant différentes matières à l’exploration. Le Contact Improvisation y confronte en
mettant, face-à-face ou plutôt, peau-à-peau, deux partenaires qui ne savent pas quoi faire
l’un avec l’autre.

Il est important de souligner l’existence des touchers-sous-anesthésie et des touchers


esthétiques : elle montre que ce n’est qu’à partir d’une certaine décision, d’une certaine
poétique qui est à la fois une certaine éthique, qu’on peut décider d’investir un style
tactile ou l’autre. On ne saurait essentialiser le toucher du côté du toccare latin (toucher
anhaptique, percussif, pénétrant) ou de l’haptomai grec (toucher haptique, sensible,
pénétré) : l’essence du toucher est justement son ambiguïté à l’égard de cette polarité.

221 Jacques Derrida, Le toucher—Jean-Luc Nancy, Paris, Galilée, 2000, §2.


222 Ibid., p. 47.
223 Rosalyn Driscoll, « Aesthetic Touch », dans Francesca Bacci and David Melcher (éd.), Art and the Senses,
Oxford University Press, 2011.

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Trouvez une partenaire. Vous pouvez vous asseoir l’une en face de l’autre et fermer vos
yeux. L’une d’entre vous va tendre son bras dénudé à sa partenaire : ce bras, c’est un
environnement pour l’autre. Cela ne signifie pas qu’il est passif, cela signifie simplement qu’il
se donne comme contexte aux explorations de l’autre. L’exploratrice, quant à elle, a deux
possibilités, deux motifs d’exploration. Premier motif : elle cherche à amener des sensations
dans sa main ; elle ne cherche pas à connaître ce qu’elle explore, elle cherche à ressentir sa
main au travers du contact que lui fournit l’autre. (… un temps...) Second motif :
l’exploratrice cherche cette fois à déterminer les caractéristiques de l’environnement : de
quoi c’est fait ? Quels reliefs ? Quelles textures ? Quelles résistances ? Prenez le temps.
Remarquez : quelles parties de votre main utilisez-vous pour découvrir que vous n’utilisiez
pas pour apporter des sensations dans votre main ? Est-ce que vous êtes capables de bien
dissocier les deux modes exploratoires224 ?

Dans cette partition de Lisa Nelson, on retrouve l’ancienne figure de la masse anonyme :
le bras de l’autre est un environnement, dont le danseur explore les caractéristiques
comme un enfant « teste » un jouet. Mais une alternative est à présent proposée, où le
toucher n’a plus la neutralité de l’examen objectif : cette fois, je touche pour recevoir des
sensations. Je touche, à nouveau, pour être touché. Dans les deux cas, la posture est
remarquablement solipsiste : dans le premier, parce que l’autre est « objectifié » comme
environnement au lieu d’être considéré comme autre ; dans le second, parce que l’autre
est « instrumentalisé » comme outil à procurer des sensations. Ce solipsisme est
probablement un des composants essentiels de l’éthique anarchiste du Contact
Improvisation, qui part du principe que le meilleur service à rendre à l’autre dans la
relation, c’est d’être attentif à l’effet de l’autre sur moi, et non à mon effet sur lui. En
touchant pour être touché, je désactive ainsi mon désir de toucher l’autre : je me touche à
l’autre, et j’autorise par là l’autre à se toucher à moi, ou à me toucher s’il le désire ; mais je
ne lui assigne pas la signification de ce toucher. Je lui laisse la main.

224 D’après un atelier de Lisa Nelson, Tuning Scores, Valcivières, 2015.

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Toucher (4) : Fluer, rouler

Il y a pourtant de nombreux touchers, en Contact Improvisation, qui se présentent


comme au service de l’autre. Cette mise au service de soi peut être décrite, à la manière
de l’haptique, comme un abandon du mouvement à la sensation. Mais au lieu de toucher
pour être touché, dans cet abandon, je touche pour laisser à l’autre l’opportunité de me
toucher. La différence est mince, mais la qualité d’espacement distincte : dans le premier
cas, l’espacement est adventice, je touche pour être touché en l’autre ; dans le second,
l’espacement est un retrait, je touche pour laisser venir l’autre. On pourrait dire que c’est
un toucher qui a du tact. Ce qu’on vise en effet lorsqu’on dit de quelqu’un qu’il a du tact,
c’est qu’il sait mesurer les distances auxquelles se tenir : c’est quelqu’un qui me laisse la
place pour exister tout en étant au plus proche. Disons que le tact est le style tactile dans
lequel le toucher est symétriquement approche et accueil : il consiste à mesurer les effets
de mon approche sur l’autre, à m’ajuster pour lui.

Appelons « flux » cette relation d’hospitalité réciproque où nous nous efforçons


mutuellement d’approcher l’autre avec tact. Une des manières dont le Contact
Improvisation a répondu à cette exigence a été d’inventer un type d’engagement en duo :
le rolling point of contact (littéralement, « le point de contact qui roule ») ou, plus
largement, suivre le point de contact.

« Placez le sommet de vos crânes l’un contre l’autre. Restez là un instant. (…) et puis, (…)
laissez le point de contact de vos têtes se déplacer en roulant. Permettez à votre corps de
s’ajuster au mouvement et à la pression de ce point. Ce qui est important, c’est de partager
ce point de contact... il faut se fier à l’équilibre et au fait que votre système musculaire
s’adapte automatiquement225. »

Dans ces expériences de flux, quelle que soit la partition suivie, le sentiment partagé par
les deux danseuses est d’être au service du point de contact qu’elles s’efforcent de
maintenir. Le point de contact est partagé, cela veut dire qu’il n’appartient ni à l’une ni à
l’autre des partenaires : l’intention derrière leurs touchers n’a pas de qualité particulière
autre que de maintenir le toucher. Dans un tel cas, elles ne touchent pas pour être

225 Steve Paxton, « Transcription », NDD 38-39, p. 89.

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touchées, mais seulement pour continuer à pouvoir toucher. Le style qui en découle est
ce qu’on pourrait appeler un toucher d’espacement : en effet, pour pouvoir continuer à
toucher, il n’est pas suffisant de simplement rester en contact—pour pouvoir toucher, il
faut que j’aie l’espace d’approcher mon partenaire.

C’est à nouveau dans les mots d’un sculpteur qu’on peut trouver une compréhension
exacte de ce style mis en œuvre dans le Contact Improvisation. Giuseppe Penone parle
ainsi d’un certain tact où la prise en main est pensée comme un accordage rythmique
avec la matière. Penone conçoit ainsi son œuvre sculptée comme la manifestation des
vitesses d’érosion des matières qu’il travaille :

« Selon moi, tous les éléments sont fluides. La pierre même est fluide :
une montagne s’effrite, devient sable. Ce n’est qu’une question de
temps. C’est la courte durée de notre existence qui fait que nous
appelons “dur” ou “mou” tel ou tel matériau. Le temps met à mal ces
critères226. »

L’accordage tactile est en ce sens accordage de vitesses : il consiste à se mettre au


diapason de ce qui est touché, à inclure, dans le geste, la vitesse à laquelle l’autre (fût-il
montagne) se meut. Si la montagne est friable à condition d’aller à sa vitesse propre, à
condition d’en saisir les assises géologiques, inversement, la peau de mon partenaire peut
devenir dure si je n’en saisis pas le rythme propre, et si je vais trop vite vers elle, je peux
m’y brûler. Dans le tact, mon toucher sait déjà, peut-être d’un savoir dont il entend se
déprendre pour redécouvrir l’objet qu’il frôle, mais d’un savoir qui a inscrit la déformation
cohérente de l’objet dans le schème moteur qui s’y frotte. Sans doute à la rencontre de
l’objet que j’effleure, je ne déforme guère mon enveloppe, comme nous le suggérions à
propos du contact palpatoire, mais à dire vrai, je déforme bien plus qu’elle puisque c’est
jusqu’au temps et à l’espace dans lesquels mes mouvements s’effectuent, c’est jusqu’aux
possibilités de mes gestes à son encontre, qui se trouvent façonnés par lui.

On le comprendra peut-être au mieux en décrivant le style tactile qui le contrarie : le

226 Giuseppe Penone, cité dans Georges Didi-Huberman, Être crâne, Paris, Minuit, 2000, p. 48.

- 205 -
visqueux227. Le visqueux est l’empêchement du flux : fluide ralenti, empâté, empêtré en
lui-même, il est la prison de lenteur dans laquelle s’enlise le toucher. Le visqueux est plus
qu’une simple mollesse que je pourrais tâter vaguement : il me présente les aspects d’une
certaine solidité, et, dans le cas d’une substance comme le miel, il m’invite de prime abord
au contact. Mais très vite il prend sa revanche : au moment où je me saisis de lui, c’est lui
qui se saisit de moi – il ne veut plus me quitter, il adhère à ma peau, ne me permet pas de
passer au travers lui ni de le parcourir. À chaque instant, il m’arrête ou me retient, me
piège dans l’acte par lequel je tentais d’entrer en contact avec lui. Par cet agrippement, le
visqueux exerce une violence inédite, celle de la fascination tactile. Avec le visqueux, « je
ne suis plus le maître d’arrêter le processus d’appropriation. Il continue. En un sens, c’est
comme une docilité suprême du possédé, une fidélité de chien qui se donne, même quand
on ne veut plus de lui, et en un autre sens, c’est, sous cette docilité, une sournoise
appropriation du possédant par le possédé 228. » Cette docilité pernicieuse du visqueux est
le véritable envers du fluide : toute idée de surface, toute idée de glissement est interdite
et comme sucée, ralentie, empêtrée par lui. Une fois le contact réalisé, le visqueux ne
m’autorise pas à le renouveler, il ne me permet pas de continuer d’aller vers lui. En ce
sens, le visqueux n’arrête pas le mouvement comme le dur, qui offre du moins la
possibilité du rebond et a fortiori du retour : le visqueux absorbe, piège, capture le geste
qui me fait aller vers lui au point de m’en interdire le départ.

Le contact fluide a ceci de commun avec le visqueux qu’il intègre l’autre dans le toucher.
Dans le flux comme dans la viscosité, il y a une certaine adhérence à l’autre, mais cette
adhérence n’est pas une tentative d’absorption. Dans le flux, au lieu d’indifférencier le
touché en le suivant partout où il va, je cherche à rester fidèle au contact sans m’y
dissoudre. La prise de conscience de cette qualité d’espacement est ce qui facilite l’entrée
en flux. Élevé au plan intersubjectif, cette qualité d’espacement peut être comprise
comme une relation qui ne présuppose pas la situation de l’autre. Comme le dit Erin
Manning à propos du tango, un tel toucher est alors « une directionnalité vers un corps
qui n’est-pas-encore-advenu, non pas un corps en stase, mais un corps bougé et
227 Jean-Paul Sartre, L’être et le néant. Essai d’ontologie phénoménologique (1943) Paris, Gallimard, 1976, pp.
646-659.
228 Ibid., p. 655.

- 206 -
bougeant. » Et plus loin : « je m’abstiens de toucher ce que je touche avec une abstinence
qui contient en elle le désir de toucher, de ressentir, de te sentir 229. » En un sens, ce
toucher est articulé comme un double mouvement contraire, d’aller vers et de retrait.

Dans le toucher-flux du Contact Improvisation, c’est cette qualité d’espacement qui est
visée : le rolling point atteint cet espacement en laissant le point de contact se dérouler
sur la surface. Dans le rolling point, je garde l’autre sur la carte de ma peau, mais je ne l’y
retiens à aucun endroit, je le laisse continûment glisser ou rouler d’un point à l’autre de la
carte. Si je t’écrase dans la contiguïté, si je te « colle » (comme on dit en français
vernaculaire), on ne peut guère dire que nous fluons ensemble. Et rien n’oblige à ce que
l’espacement se déroule sur un seul plan : je peux tout aussi bien « donner de l’espace » à
mon partenaire en l’autorisant simplement à prendre ces distances. Tel est en effet le
véritable tact : je te touche de telle sorte qu’à tout moment, le contact peut disparaître
sans que je ne te coure après. Le tact est don d’espace et patience du temps qui autorise
à l’autre la possibilité d’une approche. C’est dans l’ajustement, dans l’imminence que se lit
le tact : le contact n’arrive pas (à son terme), et c’est parce qu’il affleure qu’il me donne à
sentir.

La possibilité d’un tel ajustement a récemment été soulevée à l’endroit de l’espace vécu
autour du corps propre, que le neurophysiologue Giacomo Rizzolatti230 a dénommé
« espace péri-personnel ». Cet espace correspond au plan cérébral (dans le lobe fronto-
pariétal) à un ensemble de neurones répondant à des fonctions multi-sensorielles au
voisinage de l’enveloppe cutanée : en particulier aux alentours des mains et du visage (là
où les corpuscules de Meissner, particulièrement sensibles aux pressions légères, sont les
plus répandus), on constate que les mêmes neurones s’activent lorsque nous sommes
directement en contact avec les objets et lorsque ceux-ci se trouvent à une petite
distance (souvent autour de 10 cm). Or une étude récente 231 a montré que l’espace péri-
personnel variait selon les modalités de l’interaction entre deux sujets. L’équipe de Chiara

229 Erin Manning, Politics of Touch, op. cit., p. 12.


230 Giacomo Rizzolatti et al., « Response properties and behavioral modulation of “mouth” neurons of the
postarcuate cortex (area 6) in macaque monkeys », Brain Research, 1981.
231 Chiara Teneggi et al., « Social modulation of peripersonal space boundaries », Current Biology, vol. 23(5),
2013.

- 207 -
Teneggi, partant du constat que l’espace péri-personnel est susceptible de variations au
contact des outils manipulés (ainsi, comme chacun peut en faire l’expérience en jouant au
tennis ou en bricolant, c’est au bout de la raquette ou du marteau que je sens les objets
dans l’espace auquel je m’adapte, même avant de frapper la balle ou le clou), s’est
demandée comment les rapports interindividuels pouvaient influencer la taille de cette
enveloppe qui s’intègre à notre schéma corporel. Les sujets étaient invités à un jeu où leur
partenaire cherchait soit à coopérer, soit à trouver des stratégies pour faire perdre
l’autre ; les psychologues testaient ensuite le temps de réaction à des stimuli sonores
émis à proximité du visage. Les résultats ont montré que la détection des stimuli à
proximité du partenaire coopératif devenait presque aussi rapide que lorsqu’ils se
manifestaient à proximité du corps propre. Autrement dit, après une interaction
coopérative, les frontières des espaces péri-personnels entre moi et mon partenaire en
viennent à fusionner leurs valences, au point qu’un son qui s’approche du visage de mon
partenaire me fait réagir presque aussi vite qu’un son qui s’approche du mien.

Trouvez deux partenaires. L’un d’entre vous se met au milieu des deux autres. Le partenaire
du milieu a une fonction de conducteur : comme l’eau conduit l’électricité, le danseur du
milieu cherche à retransmettre la danse, les mouvements du partenaire de droite au
partenaire de gauche et inversement. Ceux qui se trouvent à l’extérieur dansent ensemble,
sans se toucher, ou plus exactement, en se touchant à travers le partenaire du milieu 232.

C’est à l’évidence, cette fonction d’élargissement de l’espace péri-personnel au travers


non seulement des outils, mais également des partenaires dans un jeu coopératif, qui est
exploitée en Contact Improvisation. Car plus encore qu’être simplement sensible à la mise
en mouvement des masses, aux chocs ou aux poussées que reçoit mon partenaire, c’est
jusqu’à l’espace qui l’environne qui me touche et auquel je m’associe.

* * *

232 D’après un atelier de Ray Chung et Chris Aiken, I Seem To Be A Verb, Vienne, 2015.

- 208 -
La cartographie sensorielle sur la base de laquelle travaillent les contacteurs consiste à
activement investir l’environnement d’une multiplicité de qualités tactiles dont nous
avons tenté de dresser une carte partielle. Il n’y a pas, dans le Contact, le toucher, mais
une multiplicité de manières de s’engager auprès des autres et de soi-même par des
gestes tactiles. Cet investissement concerne d’abord la sensibilité de la peau du danseur,
tantôt conçue dans sa matérialité physique, tantôt conçue comme surface réactive, dans
tous les cas, anonymisée pour mieux en étudier les caractéristiques. Le symétrique de ces
questionnements sur la sensibilité du corps propre conduit les contacteurs à interroger
les modalités de l’adresse à autrui impliquée dans la prise de contact : l’haptique et le flux
nous ont donné deux voies d’entrée dans ces dynamiques relationnelles impliquées par le
toucher.

Mais nous avons, jusque-là, un peu fait comme si le toucher ne concernait jamais que des
humains entre eux, oubliant par là que le contacteur n’est pas seulement un duettiste,
mais aussi un soliste. Il est vrai que le Contact Improvisation est, primordialement, une
forme de duo et sans doute pour l’essentiel, ce qui est dit ici doit s’entendre dans une
relation où touchants et touchés sont, au moins, des vivants 233. Mais le contact s’étend
aussi encore aux choses, et le contacteur vit dans un monde où les métaphores qui
parlent de contact du sol avec le mur, de la rencontre de la lumière avec les surfaces, sont
vécues de manière littérale.

Il est tentant de dire que c’est le rapport à autrui, c’est-à-dire le caractère de réciprocité
effective du contact dans la danse en duo ou à plusieurs, qui sert de modèle pour
l’extension de la tactilité à l’environnement. Mais l’inverse est aussi vraie, et c’est parfois
parce que je déploie une certaine attention à l’environnement comme touchant, parce
que j’exerce ma capacité à répondre aux touchers qu’il me prodigue, que je suis en
mesure d’entrer en contact avec mes partenaires humains sous les auspices du tact.

233 Sur les pratiques inter-spécifiques de Contact Improvisation, les œuvres de Chisa Hidaka et Benjamin
Hartley avec un groupe de dauphins vivant dans les Caraïbes (dolphindanceproject.com) et de Nita
Little avec un cheval (« Enminded Performance: dancing with a horse », dans Lynette Hunter, Elisabeth
Krimmer and Peter Lichtenfels (éds.), Sentient Performativities of Embodiment. Thinking alongside the
Human, Lexington Books, 2016).

- 209 -
L’entrée en danse n’est pas alors l’entrée en contact avec une partenaire : il faut d’abord
le temps de s’apprivoiser soi-même. Ce n’est qu’après cette provision que je me rends au
contact des autres partenaires de jeu. Il est vrai qu’ils peuvent bien m’y aider, que par eux
pourrait bien transiter ce nouveau rapport aux choses qu’institue le tact, au point de
considérer en effet le sol, les murs, la lumière comme des partenaires de jeu. Mais cette
transition ne doit pas masquer le fait que c’est dans le rapport aux choses que le tact
s’établit, que les dimensions d’accueil et d’approche se négocient d’abord. Ainsi Paxton
peut-il décrire le Contact Improvisation comme « une forme de danse (…) qui considère
chaque danseur comme une surface sur laquelle jouer, un sol 234 » : c’est dire que s’il y a
extension de la sphère de ce qui me touche, le partenaire n’est en un sens que le dernier
des autres à en bénéficier, et s’il est sans doute le telos de cette extension, il n’en est
assurément pas l’archétype. Comment le pourrait-il au demeurant, lui qui ne cesse de se
frotter à moi, de sauter dessus, de me soulever, de me toucher ? Les contacts qu’il me
prodigue auraient tôt fait de me faire revenir à ma coque protectrice s’ils ne s’inscrivaient
pas dans un espace que j’ai déjà autorisé à me toucher de toutes parts.

Il y a une « chose » qui fait cela (me toucher de toutes parts) sans que j’aie besoin de
m’abandonner à un fantasme animiste : c’est la Terre. Et entendons bien par là ce que la
majuscule indique, à savoir : la planète Terre—non seulement la terre sous mes pieds,
mais encore la Terre comme masse qui, par l’attraction gravitaire qu’elle exerce sur moi et
les autres, me retient à elle. Elle m’invite au toucher, mais elle ne m’y contraint pas tout à
fait non plus. Car bien qu’elle m’enveloppe sans cesse et qu’en un sens, je ne puisse
jamais me séparer de sa force, elle n’a rien de l’empâtement du visqueux : elle ne colle
pas à moi, et à tout moment, je puis en décoller—ce qu’on appelle marcher, bouger,
sauter. Les vecteurs gravitaires m’unissent et me séparent du reste du monde dans le
même mouvement : ils m’y unissent parce que c’est bien la gravité qui nous relie, qui
donne un sens commun au senti et au sentant (« vers le bas ») ; ils m’en séparent, non
seulement parce que je m’en relève, mais parce qu’elle ne m’attire qu’à la mesure de ma
masse (en quoi la Terre elle-même a son tact). La Terre définit dans son rayonnement
l’espace haptique par excellence : elle autorise la légèreté du pas. Léger veut dire : ce qui
234 Steve Paxton, « Solo Dancing », art. cit., p. 24.

- 210 -
se lève, ce que je soulève sans effort (levo). Mais aussi : ce qui glisse avec aisance (*lei).
L’espace qu’elle déploie est lisse—non pas sa surface, dotée d’obstacles et d’arrêts, de
granules et de cailloux—mais les verticales gravitaires qui partent d’elle.

La mise en avant du toucher comme mode de communication avec les autres et


avec nous-mêmes nous conduit ainsi naturellement à la mise au jour d’une masse omni-
englobante au sein de laquelle s’exprime la parenté du sujet et de l’objet de la sensation.
Il restera à savoir comment cette pesanteur est investie dans l’expérience du
mouvement : si le poids prend la place de la peau dans la situation du partage, ou plutôt,
si c’est la gravité qui finalement prend en charge la qualité tactile de l’environnement, il
reste à penser une graviception qui autorise le partage du mouvement.

- 211 -
[Images]

- 212 -
Fig. 1 : Stephen Petegorsky, Sans titre (Northampton, 1980)
[Observer] Le Contact Improvisation s’observe aussi bien qu’il se danse, ou plutôt :
regarder fait partie des gestes du Contact Improvisation. Dans cette photographie d’un
spectacle du collectif Freelance Dance, on peut voir qu’en même temps que Nancy Stark
Smith est soumise à la force centrifuge qui la projette autour du corps-pilier de Steve
Paxton, Lisa Nelson les observe, le dos droit, Daniel Lepkoff, légèrement avachi, et
Christina Svane, prête à danser. Ils sont visibles par les spectateurs, leur renvoyant
l’image de leur propre activité de regard.

Fig. 2 : Stefano Forlini, Sans titre (Paris, 2015)


[Parler] Placés en début ou en fin de pratique, les cercles de paroles sont l’occasion
pour les bougeurs de faire passer l’expérience vécue dans un régime discursif que
prolonge parfois l’écriture sur différents blogs et dans le magazine Contact Quarterly.
L’échange verbal n’est pas un à-côté du travail au studio : comme on le voit dans cette
photographie des Rencontres internationales de Contact Improvisation de Paris, il

- 213 -
s’effectue dans le lieu-même où la pratique a son cours (ici un gymnase, attestant au
passage du statut d’« art-sport » qu’il faut bien conférer à la pratique) ; pour parler, les
danseurs ne raccrochent pas leurs tenues aux vestiaires, ils sont prêts à bouger, ou
recueillent encore l’essoufflement des danses d’où ils parlent.

Fig. 3 : Nancy Stark Smith, Hieroglyphs (1982)


[Écrire, tracer] Comme une signature, les hiéroglyphes de Nancy Stark Smith ne se
disent pas : ils sont la trace d’un geste sur le papier, que la danseuse utilise comme
manière d’enregistrer un état d’être ou d’esprit, mais aussi, parfois, comme apprêtement
au danser. Ces glyphes, dont NSS remplit des cahiers entiers, sont parfois rendus visibles
à d’autres, comme ici, dans les pages de Contact Quarterly (vol. 7:2). Bien qu’inspirés par
différents systèmes d’écriture et en particulier la calligraphie chinoise, ces « glyphes »
(glyphè : ciselure, gravure) ne sont pas encastrés dans un système symbolique, et font
donc la place à la spécificité de l’expérience vécue de celle qui les trace. Comme les
dessins de Mouvements frénétiquement tracés par Henri Michaux, ils visent à la
commotion du regard, qui se trouve entraîné dans les sinuosités du geste, par-delà les
langues. Comme le dit Ann Cooper, ils « tissent un tissu qui nous invite à nous glisser entre
ses mailles* ». Ils donnent en ce sens, une image de la parole sollicitée en Contact
Improvisation : un dire dont la subjectivité ne doit pas être défalquée.

* Ann Cooper Albright, « Writing the moving body : Nancy Stark Smith and the Hieroglyphs », Frontiers: A
Journal of Women Studies, vol. 10(3), 1989, p. 49.

- 214 -
Fig. 4 : Steve Paxton, State (Vancouver, 1969)

[Être-debout] Dans State (1968), Steve Paxton explore déjà la « petite danse » qui
deviendra le coeur de l’entraînement au Contact Improvisation dans les années 1970. La
pièce se déroule ainsi : « 42 personnes entrent dans l’espace, se tiennent debout à une
distance pré-définie les uns des autres ;elles sont réparties aléatoirement dans l’espace,
mais aucune n’est isolée. 3 minutes. Puis 15 secondes de noir, pour bouger, s’ajuster, se
gratter. Et à nouveau : 3 minutes. Puis 15 secondes. Noir. Et ainsi de suite. Une horloge
indique la fin*. » C’est l’occasion donnée, aux spectateurs comme aux bougeurs, de faire
l’expérience de la gravité dans la posture érigée.

- 215 -
Fig. 5 : Bill Arnold, Sans titre (1984)
[Porter] Nancy Stark Smith porte Steve Paxton (en position de scorpion) sur la
pointe de son épaule. Tout le poids du danseur se déverse dans la colonne de la danseuse,
qui ajuste sa posture pour minimiser l’effort musculaire représenté par cette
multiplication de son propre poids (deux voire trois gravités au lieu d’une... comme dans
les montagnes russes, où les remontées soudaines vers le haut impriment environ une
accélération de 2,5 g aux corps des passagers).

- 216 -
Fig. 6 : J. J. Gibson, Statocystes dans leur relation à différents supports (1966)
[Tomber] Dans Les sens considérés comme systèmes perceptifs, le psychologue (il
faudrait dire l’écologue) de la perception James Jerome Gibson attribue au système
d’orientation un rôle primaire : la perception est d’abord, pour le psychologue, une
fonction de l’orientation dans l’espace. Ici, le diagramme d’un statocyste donne une idée
de la manière dont le statolithe (la petite sphère au centre et en haut de la cellule) pèse
sur les récepteurs ciliés en fonction de l’inclinaison de la cellule sur différents supports
terrestres.

- 217 -
Fig. 7 : Parachute Jump [at Coney Island] (1972)
[Sauter] Cette carte postale d’une célèbre attraction de fête foraine construite à
Coney Island (NY) dans les années 1930 est utilisée par Steve Paxton comme carton
d’invitation à la première du spectacle Contact Improvisations (1972). Le choix de cette
image, où s’allient imaginaires circassiens (le métal, la foire, le vertige) et idées d’envol
(les parachutes, le ciel) marquent bien le lien du Contact Improvisation, dès ses débuts,
avec la figure des jeux ilinxiens.

- 218 -
Chapitre 6 ./. Peser

L’espace tonique
(à propos d’un texte d’Erwin Straus)

L’animal humain vit en troupeau, il est bipède et il n’a pas de plumes. Telle est la célèbre
définition de l’être humain à laquelle arrive Platon dans Le Politique : elle intervient au
moment où le philosophe se demande de quel art relève l’exercice du politique ; et il
apparaît comme une branche de l’art de gouverner les animaux (« l’élevage collectif »), et
plus spécifiquement, ces animaux particuliers qui vivent en groupe, et marchent « nus »
ou sans plumes, à savoir les êtres humains 1. On rapporte que Diogène le Cynique ne put
s’empêcher, lorsqu’il entendit la sentence platonicienne, de jeter un poulet déplumé au
milieu de ses étudiants réunis en s’écriant : « voici l’homme selon Platon ! » Platon, en bon
logicien, s’empressa de modifier sa définition : l’être humain est un animal bipède sans
plumes et sans ergots2. L’absurdité de la situation continue de faire rire sur les bancs
d’école, et on ne cite plus guère cette définition que pour la saveur de la réponse qui lui a
été faite.

1 Platon, Le politique, 266e.


2 Diogène Laërce, Vies des philosophes, VI, 40.

- 219 -
C’est pourtant de la même prémisse que nous voudrions partir ici. Non pas, comme
Platon, pour déterminer qui ou quoi il convient de gouverner, mais pour nous intéresser à
cette mobilité spécifique qui qualifie des animaux qui se tiennent en effet sur leurs deux
jambes à distance du sol (bipèdes), sans pour autant avoir accès à l’envol (sans plumes).
La définition platonicienne commence à perdre de sa tournure humoristique quand on en
saisit cette profondeur : l’être humain est un être debout, c’est un être à distance de la
terre, et cependant, dans sa verticalité, il n’échappe pas à la pesanteur. L’être humain,
c’est l’être, tenu entre deux pôles, qui à la fois s’élève et pèse de tout son poids selon le
même axe vertical. Tel est le paradoxe qui qualifie sa posture érigée : il se tient au-dessus
de l’horizon, mais ne tend qu’à s’aplatir, alternance qui rythme ses jours (debout) et ses
nuits (couchées)3.

On ne peut faire l’économie, lorsqu’on parle de la motricité humaine, de cet incessant


dialogue avec la gravité qui qualifie notre mode d’existence vertical, bien que cette tenue
soit toujours comme mise en danger, ou en sursis, par le retour au sol et l’affaissement. La
posture érigée, loin d’être une donnée acquise pour le bipède sans plumes que nous
sommes, est une tâche permanente de l’état vigile, qu’il nous faut maintenir plus ou
moins consciemment sous peine de nous effondrer : c’est de ce mouvement d’auto-
entretien de notre verticalité qu’il sera ici question, comme de ce poids vivant qui habite
et soutient tous les instants de notre vie éveillée. Nous nous plaçons, en ce sens, dans les
pas du psycho-phénoménologue Erwin Straus qui dans un article célèbre de 1930 (« Les
formes du spatial. Leur signification pour la motricité et pour la perception ») a consacré
d’importantes réflexions à la relation entre danse et musique. Il s’agissait, pour lui comme
pour nous, de reconnaître dans la danse une initiation à des expériences originales de la
spatialité, et de s’en inspirer pour décrire une appréhension des mouvements humains
qui prennent en compte la variété des directions et des gestes qui nous sont disponibles.
À titre d’introduction à nos réflexions sur le geste de peser en Contact Improvisation,

3 Sauf quand l’urgence politique lui demande d’inverser cette logique, ce en quoi il y aura toujours
quelque chose de profondément solidaire avec la révolte dans le fait de tenir une, des Nuits Debout,
face au sentiment d’être aplati, couché, le jour. La fête, la révolution politique, sont des activités
nocturnes parce qu’elles consistent dans le renversement des valeurs, dont la première part est sans
doute le passage de l’horizontalité à la verticalité.

- 220 -
nous voudrions rappeler et commenter ce cheminement qui conduit Straus à penser
l’espace par la danse : nous verrons que, bien qu’il ne les ait jamais thématisés comme tel
dans l’article, c’est bien de la posture et de sa relation à ce que nous appelons le poids
vivant qu’il est question pour lui.

C’est d’abord en quasi-anthropologue du contemporain que Straus envisage la danse


comme ressource pour établir sa « psychologie du mouvement » : en tant que pratique
humaine, elle est un fait qui nous permet de toucher à des modes de fonctionnement qui
s’écartent de la perception et de la motricité quotidienne, et qui doit donc nous
permettre d’interroger ce qui, dans l’histoire des humains, la rend possible dans ses
formes spécifiques. Comment est-il seulement possible d’entrer dans l’espace d’un
studio, d’une scène, d’une salle de bal, où tournoyer, marcher en arrière, se secouer en
cadence, sont autorisés et même requis ? C’est ainsi que Straus cherche à voir dans les
pratiques de danses populaires de son époque une manière de comprendre les modes de
vie de ses contemporains : la perte d’intérêt pour le menuet (forme soliste en vogue sous
Louis XIV) atteste ainsi d’un « abandon de l’existence singularisée », à la faveur d’une
« immersion dans le mouvement général4 » qui se manifeste d’abord dans la valse (forme
en duo) puis s’exprime de manière flagrante dans le jazz, où écoute musicale et danse se
fondent dans des rythmes collectivement partagés.

Mais plus encore qu’un simple reflet du monde dans lequel nous vivons, le philosophe
entend voir dans la danse une occasion d’élaborer un examen systématique des formes
d’insertion motrice du vivant dans son environnement, ce que le phénoménologue
appelle justement des formes du spatial. Parmi les divers moments du danser, Straus
s’intéresse spécifiquement à la part qu’il appelle « extatique » et qui correspond assez
bien à la danse immersive qu’il juge être une figure exacerbée dans les danses sociales qui
lui sont contemporaines, même si on peut la rencontrer à tous les moments de l’histoire
humaine. De la transe orphique aux danses collectives qui investissent les clubs de jazz au
début du XXe siècle et les boîtes de nuit à partir des années 1980, l’expérience dont entend
parler Straus est celle d’un « devenir-un » avec l’environnement ou avec les partenaires,

4 Ibid., p. 42.

- 221 -
où « la tension existant entre le sujet et l’objet, entre le moi et le monde se trouve
pleinement suspendue5 ». Plus avant, Straus qualifie cette expérience comme relevant
d’un mode pathique de perception (pathos : « ce qui est éprouvé »), indiquant par là qu’il
déploie un espace affectif, plutôt que d’action, d’un espace commun, plutôt que
subjectivé.

Le danseur et chorégraphe Dominique Dupuy donne une image de ce mode pathique de


la motricité en danse : il appelle cela « la dansée. » La dansée est ce moment où

« le visiteur est visité, comme suspendu à cette chose qu’il a surprise et qui le
surprend, à laquelle il a peu à peu l’impression de participer activement, corps
et âme6. »

C’est très exactement de cette saisie, de cette visitation que parle Straus : non pas de la
danse donc, mais bien de la dansée, comme moment pathique du danser, c’est-à-dire
comme moment où je me sens dansé, plutôt que je ne danse. Il serait tout à fait légitime
de s’intéresser à d’autres aspects de la danse (comme la chorégraphie, la danse scénique,
etc.), voire à d’autres moments du danser (comme ceux où, plutôt que de me dissoudre
dans une unité supérieure, j’en viens au contraire à me subjectiviser). Mais Straus décide
méthodologiquement de mettre de côté tous ces autres aspects. On aurait ainsi pu
imaginer un Straus phénoménologue du travail de mémorisation du mouvement, ou de la
chorégraphie, ou du menuet, ou de l’entraînement régulier du danseur. Ce n’est pas le
cas : Straus se veut le phénoménologue de la dansée.

Il est pourtant bien question, au début de son texte, d’une forme de danse scénique. Il
s’agit de la danse absolue, c’est-à-dire « sans musique », qui constitue l’avant-garde
chorégraphique des années 1930 en Allemagne, et vis-à-vis de laquelle il exprime sa
déception :

« Dans les années d’après-guerre, toutes sortes d’essais furent tentés pour
trouver de nouvelles formes de danse artistique. L’on forgea le slogan de danse
absolue. La danse, disait-on, ne pouvait languir plus longtemps sous le joug de

5 Ibid., p. 36.
6 Dominique Dupuy, La sagesse du danseur, Paris, Éditions Jean-Claude Béhar, 2011, pp. 34-35.

- 222 -
l’invention musicale ; elle devait se libérer de la tyrannie de la musique.
Seulement, en considérant de telles danses austères et privées de musique, l’on
s’aperçut justement que la liaison entre la musique et la danse n’était pas une
liaison aléatoire, simplement empirique7. »

On a souvent pointé le manque de flair historique d’Erwin Straus, au point de réduire le


texte à un document d’époque : l’Ausdruckstanz qu’il décrie est l’influente cousine de la
« danse moderne » américaine dont les manifestations retentissent encore aujourd’hui.
Mais l’on a rarement commenté le fait qu’il commence cet article sur les danses
extatiques à partir d’une expérience de spectateur où, précisément, il n’y a pas eu extase
pour lui. Autrement dit, le point de départ de la réflexion de Straus, ce dont il veut rendre
compte, ce n’est pas tellement de l’impossibilité d’une danse sans musique (ce qu’on aura
beau jeu de moquer aujourd’hui). Ce qui l’intéresse, c’est plutôt ce qui rend possible (ou
empêche) l’extase dansée. C’est d’abord de cette expérience que Straus cherche à
rendre compte. Ce n’est que secondairement qu’il s’attache à un élément qu’une
meilleure perspective historique lui aurait peut-être évité de prendre pour essentiel, à
savoir le fait que le spectacle qu’il a vu s’effectuait sans musique—ce qui, rappelons-le,
est une pratique qui se généralise au XX
e
siècle dans la danse scénique et même dans
certaines danses sociales. N’ayant pas connaissance de ce fait, faisant l’hypothèse d’une
liaison d’essence entre musique et danse, Straus considère alors que cette danse libérée
de son inféodation musicale a vu dans le même temps le sol se dérober sous ses pieds.
Ainsi, et telle est l’hypothèse principale que Straus formule à l’orée de sa recherche dans
cet article : en se libérant de la musique, la danse perdrait dans le même moment « la
structure spatiale que la musique engendre8 ».

Pourtant, malgré cette limitation de perspective historique, les chercheurs en danse n’ont
pas cessé de faire crédit à Straus d’avoir conçu un cadre théorique fort pour comprendre
les activités de danser et de musiquer : pour penser la danse et la musique, il faut penser
leurs relations spécifiques à l’espace 9. Quelle est l’erreur de Straus, en dehors de son

7 Erwin Straus, « Les formes du spatial », art. cit., p. 15.


8 Ibid., p. 16.
9 C’est le cas notamment chez les philosophes Katharina van Dyck (« Sentir, s’extasier, danser »,
Implications philosophiques, 2010) et Anne Boissière (Musique Mouvement, op. cit.).

- 223 -
diagnostic historique sur la danse moderne allemande, et comment réarticuler ses propos
pour rendre compte de la réalité des pratiques chorégraphiques ? Son erreur n’est pas
d’avoir lié musique et danse : leur articulation traverse en effet l’histoire des arts humains.
Son erreur est de n’avoir pas reconnu ce simple fait que les mouvements libres et les jeux
des enfants n’ont pas attendu la danse moderne pour attester du fait qu’il y a bien un
danser qui s’excepte de son inféodation à la musique, et même au sonore. Son erreur est
de n’avoir pas conclu, de cette dissociation, que la relation à l’espace extatique n’est pas
seulement donnée au danseur par un stimulus qui lui vient de l’extérieur—que si sans
doute il y va, dans l’expérience de la dansée, d’un être-saisi ou d’un être-affecté, cela ne
veut pas dire que celui ou celle qui est saisi n’y est pas actif. Il est sans doute vrai que la
musique dispose à la mise en mouvement, mais il faut bien qu’à cet appel, des danseurs
répondent. Plus avant, Straus nous dit que l’espace acoustique dispose les écoutants à
une spatialité dansée. Mais soyons pragmatiques : sans l’espace (physique, architectural,
symbolique) nécessaire pour qu’ils évoluent, la musique ne pourrait pas apparaître, ni à
eux-mêmes et ni aux autres, comme dansée (tout au plus sera-t-elle « dansante », comme
on dit en français). Autrement dit, la musique produit sans doute une spatialité (un
rapport à l’espace) de l’ordre du remuement, mais l’espace qui accueille ces remuements
n’est pas qu’acoustique : il est tissé par les regards et par les activités des autres
écoutants, par l’architecture, par l’heure du jour, par les convenances. Ainsi si j’écoute de
la musique dans une salle de concert classique tapissée de fauteuils où tout le monde est
confortablement assis, on conviendra que la dansée n’est pas la même que celle qui a lieu
dans une salle de bal où un partenaire me tend la main. En un certain sens, on pourrait
dire que le phénoménologue oublie ici sa propre leçon, à savoir que la motricité et la
sensorialité sont l’envers et l’endroit d’une même pièce, et que si les danseurs savent
répondre à une musique, il ne suffit pas que la musique leur en impose, il faut encore
qu’ils la dansent et déploient par là son orchésalité.

Ces objections adressées à Straus ne le sont que pour mettre à contribution la génialité
de ses intuitions : Straus a décrit comme nul autre penseur la spatialité déployée dans
l’expérience de la dansée ; mais pour recueillir la profondeur de ses propos, il nous faut
reconnaître une dimension plus originaire du mode de rapport à l’espace que celle qu’il

- 224 -
décrit, dimension qui existe en deçà du partage entre l’être-dansé par la musique et l’être-
dansé sans elle. Straus fournit les éléments pour trouver cette dimension originaire dans
la description qu’il donne de l’expérience acoustique propre à la dansée. Cette expérience
n’est selon Straus ni liée à la musique proprement dite (c’est-à-dire à telle ou telle
tradition musicale) ni même liée au son à proprement parler (c’est-à-dire au son de telle
ou telle chose). En effet, si la dansée devait reposer sur la reconnaissance d’une musicalité
spécifique ou d’un objet particulier, on ne pourrait guère parler d’un « être-saisi » par la
danse. Le jeu des assignations (« tiens, voilà du Bach » ; « ah, voilà le premier violon ») est
étranger à l’expérience du danser comme être-saisi : si je joue à savoir d’où provient le
son, je ne suis plus saisi par lui—je l’assigne hors de moi. Or il y a une modalité de
l’expérience acoustique qui ne relève pas de cette assignation : c’est l’expérience du ton
(Ton), que l’on doit comprendre comme une expérience acoustique pré-objectale. Dans
toute audition en effet, il y a deux parts pour Straus : une part sensible (« pathique ») où
nous nous laissons être-affectés, où nous sommes de simples résonateurs pour la
sensation ; et une part cognitive (« gnosique »), qui consiste à nous saisir de ce qui nous
affecte (tel ou tel objet). Le ton est ce moment pathique, dont la modalité d’apparaître se
laisse définir comme un apparaître autonome par rapport au sujet de l’audition :
contrairement au son ou à la musique, que je peux n’écouter que distraitement et
finalement faire reculer à l’arrière-plan de ma conscience comme simple bruit, le ton
s’impose à moi—même si je voulais, je ne pourrais pas y échapper (c’est, par exemple, du
ton que je fais l’expérience quand, écoutant une musique, je ne peux pas m’empêcher de
danser en rythme).

« Le ton, dit ainsi Straus, a une activité propre, il se précipite sur nous, nous
saisit, nous affecte, s’empare de nous. (…) L’acoustique nous poursuit, nous ne
pouvons lui échapper, nous lui sommes livrés10. »

Cet état d’obligation en lequel nous place l’écoute du ton se rejoue dans l’origine
latine des mots ouïr et obéir. Comme le synthétise Pascal Quignard, en effet, « ouïr
(audire), écouter (obaudire), c’est obéir, et l’audition (audientia) est une obéissance

10 Erwin Straus, « Les formes du spatial », art. cit., p. 27.

- 225 -
(obaudientia)11. » Alors que la vision renvoie primordialement (même si elle ne s’y limite
pas) à l’idée de pointer, de suivre une flèche (l’allemand sehen, « voir » résonne ainsi avec
le latin sequi, « suivre »), l’entendre renvoie ainsi à l’idée d’être-saisi, d’être-emporté ou
embrassé : c’est ce qu’indique l’expérience du ton.
Le ton désigne ainsi une modalité du mouvement et non seulement de la perception : c’est
la modalité d’un mouvement qui obéit, qui se laisse saisir, et que Straus veut donc rapprocher des
danses « extatiques » où il y va en effet d’un abandon similaire du mouvement individuel au
mouvement collectif. L’argument de Straus tient donc en ce parallèle : de même que l’expérience
du ton nous emporte, de même la danse extatique nous dissout dans le collectif.

L’opérateur de cette analogie, c’est la « forme » de la spatialité suscitée par


l’expérience acoustique, forme qui doit s’entendre non seulement au sens
transcendantal, mais aussi au sens, plus simple, de configuration spatiale. L’expérience du
ton a en effet une configuration spatiale parfaitement reconnaissable : c’est la sphère. Le
ton se présente en effet dans une expérience acoustique qui n’est pas seulement non-
assignable, mais aussi (et pour cette raison) non-directionnelle : le ton, remarque Straus,
« vient à nous ; il pénètre, emplit et homogénéise l’espace 12. » L’espace du ton est en ce
sens bien différent de l’espace de la vision (il suffit d’ailleurs de fermer les yeux au concert
pour s’assurer que l’expérience acoustique est bien moins directionnelle que ce que le
couplage vision-audition semble indiquer) : alors que dans la vision, l’espace se limite à
l’hémisphère déployé sagittalement devant mon visage, dans l’audition, c’est de tout
l’espace que le son vient me toucher, puisqu’il traverse toutes mes matières, et que je
l’entends non seulement de mes deux oreilles (écoute aérienne, par vibration de l’air dans
les tympans), mais aussi dans les vibrations qu’il impose à tout mon corps (écoute
solidienne, par vibration des os).

Or cette omni-directionalité de l’expérience pathique du ton correspond à certaines


activités qu’on trouve de manière primordiale dans la danse. Un élément notamment
attire l’attention de Straus, c’est le fait que les mouvements dansés manifestent une
certaine détente de la gestosphère : les danseurs semblent pouvoir faire des gestes qu’ils

11 Pascal Quignard, La haine de la musique, Paris, Gallimard, 1997, p. 108.


12 Erwin Straus, « Les formes du spatial », art. cit., p. 19.

- 226 -
ne s’autorisent pas dans d’autres espaces. C’est particulièrement le cas dans l’ouverture
de l’hémisphère gestuelle arrière, par contraste avec sa valeur dans le monde optique de
la marche :

« la marche arrière nous déplaît dans l’espace optique ; nous cherchons à


l’éviter. Pourtant, ce même—ou apparemment même—type de mouvement
devient dans la danse une chose tout à fait évidente ; nous ne remarquons rien
de toutes les difficultés et de toutes les résistances que nous ressentons dès le
moment où nous sommes forcés de faire marche arrière13. »

Dans l’espace optique, en effet, la marche arrière est systématiquement vécue comme
une bizarrerie, voire avec un certain malaise, qui n’est pas seulement lié à l’impression de
chute que les muscles antagonistes du tronc sont moins adaptés à rattraper que dans la
marche avant, mais plus probablement au fait qu’il est associé à la fuite devant l’ennemi
ou le danger, qu’il fait signe vers un état d’alarme anormal. C’est pourquoi, remarque
Straus, le simple fait de se diriger à l’envers de ce sur quoi la vision nous ouvre appelle
irrésistiblement la tête à se retourner, comme pour s’assurer, malgré notre volonté, de
l’absence d’obstacle. Au contraire, dans l’espace dansé, je n’ai plus aucun problème pour
reculer : les pas vers l’arrière ne sont plus vécus comme un aller vers le danger, mais
appartiennent à un espace qui s’est détendu de ces valences que lui attribuait l’espace
optique (dans les danses à deux, la raison évidente en est que mon partenaire me prête
ses yeux et regarde dans la direction où je ne vois pas ; mais même ailleurs et en dansant
en solo, le recul n’est pas nécessairement une image, pour moi et pour les autres, d’une
situation dangereuse). En analysant successivement les modes du se-mouvoir qui lui
paraissent spécifiques à la danse, comme le tournoiement et la marche arrière, le
phénoménologue peut donc conclure que « les mouvements dansants emplissent
l’espace de tous côtés14 » : la danse s’institue ainsi comme un système de rapports aux
directions qui cessent d’être univoquement frontales, comme dans l’espace optique, mais
rayonnent autour du sujet et tendent à faire s’équivaloir la gestosphère avec la
kinesphère plutôt qu’avec la seule sphère des objets sur lesquels il a une prise optique.

13 Erwin Straus, « Les formes du spatial », art. cit., p. 43.


14 Ibid., p. 35.

- 227 -
Il semble donc bien qu’il y ait homologie entre d’un côté l’expérience tonale comme
expérience d’être affecté et saisi de toutes les directions à la fois sans que l’objet de
l’expérience acoustique soit assignable nulle part, et de l’autre l’espace multi-directionnel
des mouvements qui me sont disponibles dans la danse. Mais Straus a tort d’interpréter
cette homologie comme l’effet d’une relation de cause à effet : même si danse et musique
étaient toujours corrélées (ce qu’elles ne sont même pas anthropologiquement), cela ne
voudrait pas nécessairement dire que l’une a besoin de l’autre pour exister—tout ce que
cela veut dire, c’est qu’elles puisent à la même source.

L’étymologie du mot ton nous met sur la piste de cette source commune.
Étymologiquement, le ton auquel le phénoménologue attache tant d’importance ne
désigne pas tant un objet acoustique que, depuis le grec tonos, un certaine tension entre
deux pôles d’attache : tonus d’un muscle, d’un tendon, tension d’une corde, qui ne
s’applique que tardivement à la tension de la lyre, donnant par là le « ton » entendu
comme mode acoustique. Cette tension ligamentaire qu’indique le ton, c’est la même
qu’on retrouve à l’origine du mot que la plupart des langues européennes emploient pour
désigner la danse—danza, dance, dança, dans, Tanz, tánc, tanec provenant de l’indo-
européen *tan, qui renvoie à l’action de tendre, tension ou détente. Or que le ton de la
musique « donne le ton » au danseur, qu’il le mette dans un état de tension (ou de
détente) propre à cet espace omni-englobant dont ne cesse de s’autoriser Straus, voilà
qui ne fait aucun doute : la musique informe le sujet moteur d’une certaine détente de sa
gestosphère, qui lui fait perdre en effet le caractère de face-à-face sagittal que la
prédominance de l’optique lui faisait aborder. Mais c’est cette détente, ou cette nouvelle
tension, qui caractérise en propre l’espace du danser, et non l’écoute elle-même : ce dont
il s’agit, dans la danse, c’est d’un certain état de disposition, un certain état pathique,
dont on ne voit guère pourquoi il ne serait provoqué, apprêté, que par la musique. Plutôt
qu’un espace tonal (dont les coordonnées seraient définies par le ton musical), c’est donc
un espace tonique (dont les coordonnées seraient définies par les tensions dans la
gestosphère) qu’il faudrait parler comme ce fond qui ouvre sur le geste dansé 15.
15 Dans Chanter, Narrer, Danser. Contribution à une philosophie du sentir (Sampzon, Delatour France, 2016),
Anne Boissière propose de même d’élargir la conceptualité straussienne du ton : d’une part, comme
nous, au tonus musculaire et d’autre part, à la tonalité vocale (Stimmung). Ce parallèle laisse, chez la

- 228 -
Notre propos, dans ce chapitre, sera de qualifier cet espace tonique à partir de certaines
pratiques de danse, celles-là même que Straus considérait comme ayant perdu la
spatialité qui leur était propre, qui ont mis au centre de leur compréhension du
mouvement celle du tonus musculaire, en particulier dans la relation des danseurs à la
gravité. Nous nous intéressons dans un premier temps à la manière dont de nombreux
danseurs modernes ont investi cet espace tonique en fondant leurs esthétiques sur une
relation spécifique au poids : de la dialectique entre tension et abandon chère à Delsarte,
à la polarité entre ramasser et disperser chez Laban, au contract et release de Graham, et
au fall et recovery chez Humphrey, ce sont ces esthétiques de « l’alternance entre
dilatation et densification16 » qui nous serviront de point d’appui pour entrer dans
l’univers pondéral. Nous ferons ainsi l’hypothèse que, dans ces danses modernes (en
particulier celles de Cunningham et de Laban que nous étudierons plus spécifiquement),
la gravité est l’autre nom de cet espace omni-englobant que Straus avait repéré dans le
ton, et les sensations attachées au poids synonymes de l’ouverture à cet espace tonique
qui sert de fonds à la danse. Nous proposerons, à l’issue de ce premier parcours, une
analyse plus spécifique du Contact Improvisation, qui nous amènera à nous poser la
question du partage de cet espace tonique avec d’autres bougeurs.

* * *

philosophe, apercevoir une communauté à la musique (art du ton), à la danse (art du tonus), au chant
et au conte (arts de la tonalité). Ce fond commun d’avant la distinction en arts expliquerait les effets de
parentés qu’on exprime dans la langue en parlant de la « musicalité d’un geste » ou du « rythme d’une
phrase », en vertu non pas d’une métaphore qui transporterait le sens musical vers d’autres domaines,
mais plutôt en vertu d’une métonymie : la musique, comme partie du tout que forment les arts du
ton/tonus/tonalité, servirait de metonymon pour le comprendre. Nous nous situons, pour notre part, un
peu ailleurs : non pas à la recherche du commun au musiquer et au danser, mais plutôt à la recherche
d’un commun entre la danse musiquée et la danse sans musique (et qui serait donc un « propre » à la
danse).
16 Benoît Lesage, « La danse—fondamental et universel : le corps (é)mouvant », Ciro Bruni (éd.), Danse et
pensée : une autre scène pour la danse, Sammeron, GERMS, 1993, p. 137.

- 229 -
Peser (1) : le pré-mouvement et la petite danse

Le tonus postural

Mais tout d’abord, qu’est-ce que le tonus ? En français, le mot connote positivement la
bonne santé, l’énergie ou la vigueur, idées qui entouraient déjà le grec tonos. Il indique
plus spécifiquement l’état de tension d’un ligament c’est-à-dire (dans l’anatomie animale)
d’un muscle ou d’un groupe musculaire. Au début du XX
e
siècle, les recherches du
physiologiste Charles Sherrington ont montré le caractère non pragmatiquement orienté
du tonus musculaire, puisqu’il désigne d’abord chez l’auteur les variations de la
consistance des muscles (de l’hypertonicité à l’hypotonicité, remarquable notamment
chez les nourrissons avant et après satisfaction des besoins) indépendantes des efforts
musculaires commandés par le système nerveux central. Les variations toniques se
distinguent donc des raccourcissements et allongements des muscles liés au
déplacement des membres ou du tronc dans l’espace. Mais il ne s’en sépare pas
complètement : il possède en effet une fonction de maintien postural, c’est-à-dire de
correction des déséquilibres liés à la translation de tout ou partie du corps dans l’espace.
Ainsi Sherrington conçoit-il les fonctions de variation du tonus musculaire comme
appartenant à l’ordre du réflexe postural :

« … la plupart des réactions réflexes exprimées par la musculature autour du


squelette sont posturales. Les os et autres leviers du corps sont maintenus
dans certaines positions, en rapport à la fois à l’horizon, à la verticale, et à la
relation de l’un avec l’autre. (…) L’influx nerveux et la coordination sont tout
autant exigées pour le maintien de la posture dans l’exécution d’un
mouvement17. »

L’idée de Sherrington consiste donc à voir dans l’état de tension des muscles en l’absence
d’activité corticale une expression du « fond » postural (au sens gestaltiste) sur lequel la
figure des mouvements volontaires se déploient. Le tonus est réellement ce qui me
soutient—et me maintient dans un état que Sherrington appelle « anti-gravitaire »,

17 Charles Sherrington, The Integrative Action of the Nervous System (1906), Cambridge, Cambridge
University Press, 1947, p. 339.

- 230 -
voulant dire par là non pas que je serais en apesanteur, mais bien que je n’ai pas sans
cesse à déjouer volontairement l’appel de la gravité, comme ce peut cependant être le
cas lorsque je trébuche, ou que je tente en vain de m’extirper de l’engourdissement du
sommeil. Constamment, je suis baigné, enveloppé par la gravité, et cependant le tonus
musculaire y réagit de telle sorte que je n’ai pas constamment à sentir ni à gérer (de
gerere, « porter ») le poids de mon corps.

Considérons que le travail du danseur consiste à réclamer la responsabilité de ce poids en


affûtant la sensibilité à l’activité du tonus musculaire. Il ne s’agit certes pas d’en arriver à
commander aux réflexes posturaux (en quoi ils cesseraient d’être réflexes), mais
simplement à observer l’activité posturale et ce qui l’influence.

Une grande part du travail d’apprêtement à la danse en Contact Improvisation provient


de ce désir de se saisir de ce mouvement qui nous porte dans le bain gravitaire : c’est ce
que Steve Paxton a appelé « la petite danse » et qui constitue le socle de son
enseignement, avant même la création du Contact Improvisation (fig. 4). La petite danse,
à laquelle nous consacrons en annexe plusieurs traductions 18, est une pratique méditative
qui consiste à se tenir debout et à observer le travail des mécanismes posturaux qui
soutiennent l’être-debout. Dans cette section, nous en détaillons les mécanismes en la
considérant, non seulement comme une porte d’entrée dans le Contact Improvisation,
mais aussi et surtout comme le résultat et le parangon de plusieurs décennies de danse
moderne dédiée à l’affinement de la perception pondérale du danseur. Relisons la
description déjà mentionnée plus haut :

« … la force ascensionnelle des os. Les omoplates tombent derrière le dos, relâchant les
intestins dans le bassin... dans la direction de vos bras tombants, sans changer cette
direction, faites le plus petit étirement que vous pouvez encore sentir. Pourrait-il être plus
petit ? Pourriez-vous faire moins ? L’initiation de l’étirement, suivant la longueur des os, dans
la même direction, la force y va déjà. La petite danse—vous vous détendez et cette détente
vous soutient. Les muscles distribuent le poids sur le squelette. Transférant le poids d’une

18 cf. infra, annexe 1, « La petite danse ou l’art de se tenir debout ».

- 231 -
jambe à l’autre ; jouant l’interface, prenant le poids, la compression. L’étirement sur la ligne
de la compression. Le centre de la petite danse19. »
Dans ces instructions, Steve Paxton invite ses élèves à ce qu’il appelle donc « la
petite danse », dont la fonction est d’appeler l’attention des danseurs aux micro-
ajustements posturaux qui constituent la possibilité même de tenir debout. L’instruction
paradoxale de tenir la posture érigée et en même temps de relâcher les tensions ouvre
sur cette expérience tonique. « C’est, remarque Steve Paxton, un mouvement statique
qui sert de fonds (…) qu’on occulte avec nos diverses activités, mais qui est
constamment présent pour nous soutenir20. » Comme on le voit, il est clair que
l’expérience tonique n’est pas liée directement au déplacement et à la pesanteur d’un
corps qu’il faudrait surmonter ; au contraire, pense le danseur, les déplacements (nos
« diverses activités ») ont tendance à masquer les sensations liées à la posture. Il s’agit
ainsi d’y faire abstraction de la couche volontaire qui se surimpose sur ce fonds qui me
soutient et que je soutiens pour en découvrir les détails.
Les bénéfices directs pour le Contact Improvisation ont à voir avec un
accroissement de la vigilance. Steve Paxton retrouve ici une autre intuition d’Erwin Straus
dans son article de 1949 sur « La posture érigée », qu’il comprenait comme « une tâche à
accomplir durant la vie entière21 » : malgré les apparences d’auto-entretien et
d’automatisme associées au « simple » fait de se tenir debout, nous n’avons jamais tout à
fait fini de nous relever de l’attraction gravitaire. Straus argue notamment d’une liaison
d’essence entre une certaine forme de vigilance et le fait de se tenir debout, qui s’atteste
au moins négativement dans le fait que le sommeil est synonyme d’un abandon complet à
la gravité qui s’accompagne d’une clôture perceptive. Au contraire, « l’éveil perceptif et la
force de gravitation, dit Straus, dépendent l’un de l’autre. L’éveil est essentiel à la posture
érigée afin de contrecarrer la gravité, et la gravité détermine l’expérience éveillée 22. »
Telle serait la fonction de cette pratique méditative qu’est la « petite danse » : elle est une
porte d’entrée vers cette vigilance de l’être debout, et c’est assurément ainsi que Steve

19 Steve Paxton, « Transcription », art. cit., p. 88.


20 Steve Paxton avec Elizabeth Zimmer, « The Small Dance », CQ, vol. 3(1), Fall 1977, p. 11.
21 Erwin Straus, « La posture érigée », art. cit., p. 24.
22 Ibid., p. 25.

- 232 -
Paxton la conçoit en tant qu’improvisateur—loin d’être un repos, elle est une préparation
aux mouvements plus athlétiques, aux imprévisions dont les duos de Contact
Improvisation peuvent être traversés.

Le poids dans l’effort

Mais indépendamment de cette vigilance (qui pourrait être atteinte par d’autres
moyens), qu’y a-t-il de spécifique dans les bénéfices tirés de la méditation que Paxton
propose dans la posture érigée ? Pourquoi le danseur devrait-il, voudrait-il se mettre en
relation avec cette vigilance, au travers de l’activité primaire de la posture qui se fait en lui
sans lui ? Pour répondre à cette question, il nous faut emprunter des chemins de
traverses, qui nous font élargir la réponse à d’autres formes de danse que le seul Contact
Improvisation.
Heinrich von Kleist, dans un texte Sur le théâtre de marionnettes, donnait la parole à
un danseur qui considérait que la recherche de son art consiste à raffiner l’adéquation
entre l’impulsion motrice et le centre du mouvement : toute la difficulté, pour le danseur,
consisterait à faire se conjoindre « l’âme (vis motrix) » et le « centre de gravité du
mouvement ». Partant, le mauvais danseur, le danseur « maniéré » dissocierait son geste
(l’impulsion motrice) de sa posture (indicatrice du centre du mouvement). L’interlocuteur
de Kleist décrit ainsi F..., un jeune danseur pareillement maniéré : « quand il symbolise
Pâris, debout entre les trois déesses et tend la pomme à Vénus, son âme se tient cachée
(c’est effroyable à voir) dans le coude 23. » On l’entend, la perspective selon laquelle
l’interlocuteur de Kleist écrit pointe vers l’idée qu’il s’agit de rendre visible l’impulsion
motrice au niveau du centre de gravité. Cette idée correspond assurément à une
esthétique et à un temps différents des nôtres (Kleist écrit en 1810). Par exemple, en
1980, Merce Cunningham disait au contraire qu’il cherchait à « sauter vers le bas » ou à
bondir en même temps vers l’avant et vers l’arrière, à déjouer donc le rapport entre
l’organisation tonico-posturale et le mouvement : en sautant, il cherchait à faire comme
s’il descendait dans le sol. Il était notamment fasciné par la gaucherie dans le mouvement
(« lorsque vous cherchez à faire ce que vous ne savez pas encore comment faire », il faut
23 Heinrich von Kleist, Sur le théâtre de marionnettes (1810), traduit de l’allemand par Jacques Outin, Paris,
Mille et Une Nuits, 1993, p. 14.

- 233 -
« s’y prendre comme le ferait un enfant qui trébuche ou un poulain qui se lève pour
marcher24 »), gaucherie qu’on pourrait dire être une parfaite désappropriation de
l’intention de bouger et du placement du centre. Quoi qu’il en soit de ces deux options
opposées, on comprend toutefois bien l’idée qui leur est commune, à savoir que le
danseur travaille à même une certaine plasticité de la relation entre impulsion motrice et
centre du mouvement.
Le jeu entre impulsion motrice et posture serait donc l’opportunité d’un choix
stylistique. C’est que, comme les danseurs ont commencé à le remarquer dès le début du
XX
e
siècle, la gravité n’est pas une force dont le danseur pourrait faire abstraction, mais
l’élément constitutif de tout mouvement : sa négation peut faire l’objet d’un choix
esthétique ; mais sa dénégation dans les pointes de la ballerine a trop longtemps duré, au
risque de la santé des danseurs dont les kinésiologues commencent d’ailleurs à
s’inquiéter25. C’est ce que Merce Cunningham, à nouveau, exprimait pour sa part lorsqu’il
disait que
« L’une des plus grandes découvertes dont la danse moderne ait fait l’usage est
la gravité du corps dans le poids [the gravity of the body in weight], c’est-à-dire
que plutôt que de nier (et d’ainsi affirmer) la gravité par l’élévation dans l’air, le
poids du corps est senti en allant dans le sens de la gravité, vers le bas 26. »

Et Cunningham insiste bien pour dire que ce n’est pas tant dans l’attraction ou dans
la polarisation autour de mouvements chthoniens, terriens, que la danse moderne se
révèle : c’est plutôt dans l’idée de jouer avec les manifestations de l’appel de la gravité—
que ce soit vers le bas (dans l’abandon), ou vers le haut (dans l’effort d’élévation). Il ne
s’agit pas, pour le danseur moderne, de s’opposer aux qualités de légèreté par lesquelles
on qualifie d’ordinaire la danse classique. La question n’est pas d’apparaître léger ou
d’apparaître lourd, mais plutôt de savoir si cet apparaître repose sur une relation à la
gravité. Ainsi Cunningham dit que

24 Merce Cunningham avec Jacqueline Lesschaeve, Le Danseur et la danse, Paris, Belfond, 1980, p. 44.
25 cf. par exemple Mabel E. Todd, Le corps pensant (1937), traduit de l’américain par Elise Argaud et Denise
Luccioni, Bruxelles, Contredanse, 2012.
26 Merce Cunningham, « Space, Time and Dance » dans Transformations: Arts, Communication,
Environment, vol. 1(3), New York, 1952, p. 150.

- 234 -
« parler de “poids lourd” connoterait quelque chose d’incorrect, puisque ce
que l’on entend par [le rapport au poids] n’est pas la lourdeur d’un sac de
ciment qui tombe, (…) mais bien le poids d’un corps vivant qui chute tout en
conservant pleinement l’intention d’une élévation éventuelle 27. »

Des pieds nus d’Isadora Duncan manifestant adhésion (dans les pièces tragiques) autant
que décollage (dans les pièces plus apolliniennes) à la polarité entre la chute et son
rétablissement (fall and recovery) de Doris Humphrey, il est clair qu’il s’agit de jouer avec
les différents degrés du rapport à la gravité, de jouer avec la pesanteur comme puissance
des contraires. C’est, pour le dire autrement, la relation haut/bas qui est par là
découverte : le poids n’est plus simplement tenu et comme déplacé en translation dans
un espace horizontal, comme c’est exemplairement le cas dans La sonnambula de
Balanchine où la danseuse, sur ses pointes, glisse et flotte sur l’espace scénique. La danse
moderne serait ainsi la découverte des allers-retours sur l’axe vertical. C’est dire que la
gravité n’est plus l’ennemi dont les danseurs auraient pour fonction de nous faire rêver
d’un impossible affranchissement : l’ennemi, la mort verticale, c’est la posture droite dans
ses pointes, la fixité qui oublie que le poids n’est pas seulement lourdeur, mais occasion
de prendre un élan. De ce point de vue, la gravité est un pivot pour le mouvement et non
son arrêt.

C’est là une des leçons du système Effort qu’invente le danseur et chorégraphe Rudolf
Laban dans la première moitié du XX
e
siècle pour décrire et « noter » le mouvement
humain à partir de la combinaison de quatre facteurs principaux : le poids, le temps,
l’espace et le flux. Or dans ce système, le poids est plus qu’un simple facteur du
mouvement : temps, espace et flux ne servent en fait qu’à « définir qualitativement la
sensation de poids et à la distribuer selon des coloris corporels différents 28 ». Toute
description du mouvement doit pouvoir se concevoir comme une nuance apportée sur la
manière dont le bougeur s’oriente par rapport au poids de son corps ; ou pour le dire de
manière plus exacte, tout mouvement est un certain type d’effort qui s’exprime chez
Laban comme la rencontre entre une impulsion intérieure et la résistance qu’y opposent

27 Ibid.
28 Laurence Louppe, Poétique de la danse contemporaine, Bruxelles, Contredanse, 1997, p. 96.

- 235 -
différentes pesanteurs, sous la forme littérale des objets extérieurs ou du corps lui-même
(notamment dans l’action des muscles antagonistes) ou sous la forme plus métaphorique
des habitudes contractées29. C’est ainsi que les facteurs du mouvement sont
systématiquement ressaisis en fonction de deux pôles : ce qui résiste et ce qui cède30. Le
rapport au temps, par exemple, s’étage entre ces deux opposés que sont le temps
soudain (« qui résiste » à ce qu’on pourrait appeler l’écoulement du temps) et le temps
soutenu (« qui accompagne » ou « qui cède » à ce même écoulement en laissant l’action
durer). De même, le rapport à l’espace est soit direct, au sens où il atteste d’un espace
compact, solide, percussif (comme mon pas lorsque je suis en colère) et où l’on peut lire
une manière de résistance à l’appel gravitaire ; soit flexible, au sens cette fois-ci où le
mouvement s’inscrit dans un espace meuble, multi-directionnel (comme l’explosion des
directions dans les cours d’école lorsque sonne l’heure de la récréation). Tous les facteurs
du mouvement reprennent donc la polarité fondamentale qui concerne l’axe gravitaire
lui-même, et dont celui-ci est un modèle : lutter ou s’abandonner, résister ou se
soumettre à l’appel du poids.

Pour notre propos, le plus remarquable dans cette définition du mouvement comme parti
pris pondéral est l’idée qu’elle se décrit comme la rencontre entre des « élans intérieurs »
précédant les mouvements effectifs et une certaine résistance rencontrée dans le geste.
Bien que rien ne permette d’assurer que Laban ait lu Maine de Biran, le lecteur informé ne
peut que reconnaître ici la parenté entre les deux théoriciens qui ont placé, au centre de
leurs pensées, le terme d’effort. Comme Laban un siècle plus tard, Biran n’avait de cesse
d’affirmer la liaison d’essence entre l’impulsion motrice et ce qu’elle rencontre 31. En effet,

29 Rudolf Laban, La maîtrise du mouvement, op. cit., p. 36 : « L’effort “humain” peut être décrit comme
l’effort capable de résister à l’influence des capacités innées ou acquises. Avec l’effort “humain”,
l’homme est capable de contrôler des habitudes négatives et de développer des qualités et des
inclinations dignes d’estime, malgré des influences contraires. »
30 cf. Angela Loureiro, Effort. L’alternance dynamique, Paris, Ressouvenances, 2014, p. 20 : « Chaque
facteur a des intensités différentes et présente une polarité. Ces pôles sont dénommés “éléments”.
Dans un pôle se situent les éléments conciliants (indulgent), dénommés ainsi parce que l’attitude de la
personne est d’accepter les conditions physiques qui influencent le mouvement, dans l’autre les
éléments combatifs (fighting) dénommés ainsi parce que l’attitude est de résister et de lutter contre
ces conditions. »
31 Maine de Biran, Influence de l’habitude sur la faculté de penser (1803), Paris, Puf, 1953, p. 17 : « Si
l’individu ne voulait pas ou n’était pas déterminé à commencer de se mouvoir, il ne connaîtrait rien. Si
rien ne lui résistait, il ne connaîtrait rien non plus, il ne soupçonnerait aucune existence, il n’aurait pas

- 236 -
pour Biran, la résistance n’est extérieure à la volonté que secondairement (dans le
contact avec des surfaces dures par exemple), et la loi est plutôt que la résistance elle
aussi est « intérieure », et qu’elle est plutôt faite des débats entre deux moments de
l’impulsion, celui qui va avec, et celui qui résiste. Et comme Laban, Biran conçoit ce
différentiel comme l’expérience du moi : c’est ce qu’à la suite de Jan Patočka, on a pu
appeler le cogito moteur de Biran, c’est-à-dire ce fait que « l’articulation du “je pense” et
du “je suis” s’effectue au sein du mouvement, en est pour ainsi dire l’œuvre 32. » Et nous
pourrions colorer, ou préciser cette expression, en disant que l’expérience du je suis est
davantage une expérience de la substance pesante qu’une expérience de la pensée se
confirmant elle-même. La formule est d’autant plus tentante que l’étymologie la suggère :
penser, rappelons-le, provient du latin penso, « peser » ou « soupeser ». « Je pense, c’est-
à-dire je pèse, c’est-à-dire je fais l’expérience d’une résistance, donc je suis. »

Le cogito, plus encore que moteur, serait pour Biran et quoi qu’il en soit de ces
étymologies anti-cartésiennes, pondéral : c’est dans la mesure où je fais l’épreuve de moi-
même comme « à bouger » et non seulement comme en mouvement que je peux bien
dire qu’il y a un moi. C’est ainsi que Biran s’autorise des effets de la paralysie sur la
capacité à localiser les sensations pour confirmer sa théorie de l’effort : un patient
paralysé des jambes ressent une douleur s’il est pincé, mais ne sait pas où elle se trouve—
si l’incapacité de se mouvoir va de pair avec une autotopoagnosie, c’est donc que la
spatialité même du corps propre est floue sans possibilité motrice 33. De même Biran
réinvestit l’expérience de pensée de Condillac : imaginons une statue, à laquelle on
adjoindrait progressivement les sens – il serait trompeur, dit Biran, de considérer qu’un
tel être immobile serait jamais capable de sensation. Une statue, aussi miraculeusement
sentante qu’on l’imagine, n’aura jamais la perception d’événements extérieurs à un moi
qui resterait stable sous le changement. Si par miracle elle pouvait être affectée par
l’extérieur, on ne pourrait pas dire que la statue sentirait l’odeur de la rose qu’on lui ferait
humer : sans possibilité de se mouvoir, sans l’expérience de l’effort, la statue deviendrait

même d’idée de la sienne propre. »


32 Renaud Barbaras, L’ouverture du monde. Lecture de Jan Patočka, Chatou, La Transparence, 2011, p. 147-
148.
33 Maine de Biran, L’effort, textes choisis par Antoinette Drevet, Paris, Puf, 1966, p. 65.

- 237 -
la rose sentie, sans pouvoir la distinguer d’elle-même34.

La découverte du moi, soit en sa localisation, soit plus généralement en son existence,


requiert le bougé : sans mouvement, sans l’effort qui l’accompagne, pas de moi.

En un sens, on pourrait dire que Laban a cherché à dérouler les conséquences artistiques
de cette découverte. Pour Laban, l’artiste, notamment dans les arts de la scène, aurait
pour tâche d’exhiber cet effort dans lequel le moi se reconnaît. Cette idée s’atteste dans
le rapport qu’entretient Laban à l’habileté. Assurément, c’est un bien pour le danseur
comme pour tout travailleur manuel que d’acquérir un certain niveau d’adresse qui lui
permettra d’effectuer ses gestes sans effort. Mais justement, du danseur ou du
comédien, on attend plus qu’une simple virtuosité, c’est-à-dire la convenance entre
l’impulsion intérieure et les moyens mis en œuvre : si quelque chose doit être
communiqué (à la salle, aux partenaires, à soi-même), le geste qui le porte ne pourra être
seulement efficace, il faut encore qu’il manifeste en lui l’effort requis pour l’atteindre. La
danseuse doit ainsi délaisser l’adresse, rendre visible « l’atelier de la pensée et de
l’action35 » et manifester non pas seulement ce qu’elle sait faire, mais la manière même
dont ce faire s’élabore en elle. Le poids du geste sera, de ce point de vue, la marque
subjective qui habite le mouvement, et c’est d’ailleurs ainsi que Laban le conçoit : il est le
style propre à chacune, constitué par nos « tendances d’effort » qui se trouvent
progressivement limitées au cours de nos existences par la contraction des habitudes,
mais dont tout le travail chorégraphique a pour fonction de proposer la réouverture.
Laban conçoit ainsi l’entraînement du danseur comme développement d’une « pensée
motrice » présentée comme capacité de s’orienter dans le monde intérieur, à la différence
de la « pensée en mots » que Laban considère plus utile pour l’orientation dans
l’environnement36. Aussi contre-intuitive qu’elle puisse paraître, cette manière de
présenter les choses est tout à fait rigoureuse du point de vue de l’effort : la pensée en
mots permet de repérer les nécessités de l’action, elle nous oriente dans le monde parce
que le monde est socialement intégré ; mais la pensée motrice, elle, nous met d’abord en

34 Ibid., p. 26.
35 Rudolf Laban, La maîtrise du mouvement, op. cit., p. 27.
36 Ibid., p. 39.

- 238 -
relation avec nous-mêmes, c’est-à-dire avec la manière dont nous qualifions chacun de
nos actes, non pas en fonction d’un but, mais en raison du style propre par lequel nous
habitons ce monde.

La posture comme signature

Telle serait la découverte spécifique de la danse moderne : celle de l’empreinte


personnelle de chacun comme manière unique de varier l’accent postural. C’est bien, au
demeurant, ce que signifie le mot de « posture » lorsqu’on l’utilise pour parler d’une
attitude, d’un point de vue sur le monde : la manière dont je me tiens et les valeurs
auxquelles je tiens sont liées, et c’est pourquoi il faut voir dans la posture (comme nous
l’avons déjà rappelé) un mode spécifique d’être-au-monde et non un simple phénomène
physiologique.

C’est, au demeurant, de cette manière que Merleau-Ponty avait défini son concept de
style : à partir de la démarche. Ainsi avant de définir le style du peintre comme
déformation cohérente, Merleau-Ponty ne manquait-il pas de se référer à la manière dont
autrui m’apparaît :

« une femme qui passe ce n’est pas d’abord pour moi un contour corporel, un
mannequin colorié, un spectacle en tel lieu de l’espace, (...) c’est une chair tout
entière présente, avec sa vigueur et sa faiblesse, dans la démarche ou même
dans le choc du talon sur le sol37. »

Si le style d’un peintre est bien ce « principe unique qui prescrit à chaque élément sa
modulation38 » et pas seulement le monogramme qu’il apposerait à sa perception comme
une signature qui parachèverait une vision du monde dont il disposerait, c’est bien à la
manière dont la démarche d’une femme au loin m’apparaît comme cette variation unique
de l’accent sur l’être féminin et sur l’être humain en général. C’est ainsi à propos de la
reconnaissance d’une posture que Merleau-Ponty déclare que « la perception déjà
stylise » : c’est que lorsque je vois une personne se mouvoir, je ne vois pas seulement les
gestes qu’elle exécute ; je vois encore le fond dont ces gestes se détachent, fond

37 Maurice Merleau-Ponty, La Prose du monde, op. cit., p. 84.


38 Ibid., p. 91.

- 239 -
dynamique, tonique et postural, qui fait d’elle un être debout.

Cette appréhension de soi comme poids n’est pas sans lien avec les mécanismes
posturaux, évidemment : comme l’a bien vu Paul Schilder dans L’image du corps, la
sensation du poids en général (le nôtre, ou celui des objets que nous manipulons) est en
effet inévitablement liée à l’activité musculaire : si je tends mon bras devant moi et en
contracte les muscles, la sensation sera inévitablement un alourdissement du bras, même
si la masse objective n’en aura évidemment pas changé. Plus généralement, dans tous
mes déplacements, plus je ferai d’effort pour me déplacer (peut-être, par exemple, parce
que je suis engourdi ou fatigué), plus j’aurai la sensation que mon corps est lourd : la
quantité de matière apparente dans une masse, y compris la mienne, est ainsi donnée
dans l’effort musculaire que j’exerce à son encontre. Comme le dit Schilder, « dans nos
tendances au mouvement, nous traitons notre corps comme n’importe quelle autre
masse39 ». Par là, Schilder ne veut pas tellement dire que nous considérerions notre corps
comme un objet à déplacer au même sens que ma tasse est susceptible d’être détachée
de son emplacement pour être portée à mes lèvres—ce n’est pas comme si je devais me
placer sous moi-même pour me soulever ou à côté de moi-même pour me déplacer. En
revanche, Schilder veut bien dire que nous nous représentons notre poids comme nous
nous représentons le poids des objets, à savoir comme une certaine quantité d’effort à
faire, ou pour le dire autrement, nous nous représentons notre corps à la mesure de la
qualité de mouvement dans laquelle nous nous trouvons impliqués. C’est ce qu’il veut
dire lorsqu’il affirme que

« notre corps perçu n’est rien de plus qu’une masse lourde, et les changements
dans la perception du corps ne seront souvent que des changements dans la
perception de cette masse lourde40. »

Ces changements sont l’accomplissement central de notre motricité : bouger, c’est


bouger cette masse pesante ou plus exactement, en changer la répartition à l’intérieur de
la topologie du corps propre. Les variations du tonus musculaire liées à la dynamique

39 Paul Schilder, L’image du corps. Étude des forces constructives de la psyché (1935), traduit de l’américain
par François Gantheret et Paule Truffert, Paris, Gallimard, 1968, p. 111.
40 Ibid., p. 113.

- 240 -
posturale, même si elles ne relèvent pas de la même contractilité qui est impliquée dans
l’effort pour se déplacer ou soulever un objet, nous informent des variations du poids de
notre corps.

Dans la petite danse, Steve Paxton propose des exercices de représentation qui mettent
en jeu cette sensation pondérale.

« Imaginez, mais ne le faites pas, imaginez que vous êtes sur le point de faire un pas
avec votre pied gauche. Quelle est la différence ? En restant où vous êtes. Imaginez...
(répétition de la même proposition). Imaginez que vous allez faire un pas avec votre pied
droit. Avec le gauche. Avec le droit. Le gauche. Restez immobile41. »

À l’évidence, Steve Paxton invite ici les danseurs à observer les effets de l’intention
motrice sur la dynamique posturale—et la découverte qui est faite est que la seule
intention ou préparation ou imagination de faire un pas en avant a immédiatement une
répercussion sur la posture. Si je sollicite imaginairement un pas en avant avec ma jambe
droite, je peux ainsi observer un déplacement du poids du corps dans la jambe gauche
qui, fort logiquement, prend en charge celui de la jambe droite pour qu’elle puisse se
soulever. Il y a transfert interne du poids : une jambe prend le relais de l’autre.

Ces mécanismes compensatoires que l’animal en mouvement met en jeu dans sa


motricité ont fait l’objet d’une théorisation magistrale par le danseur et analyste du
mouvement Hubert Godard à laquelle nous devons nous arrêter. Le concept qu’il forge
pour rendre compte de ces mécanismes est celui de « pré-mouvement42 », dont le préfixe
indique d’abord que les mouvements posturaux ne sont pas compensatoires après le
geste, mais anticipent sur lui. Ce mode anticipatoire du pré-mouvement est assez évident
dans le cas des déplacements des membres inférieurs lorsqu’ils ont la charge de
supporter le tronc : il faut bien que j’aie allégé ma jambe droite si je veux la soulever, et si
je l’ai allégée, il faut bien que son poids ainsi que le poids du tronc et de la tête qu’elle
supporte (c’est-à-dire les mécanismes posturaux qui me maintiennent au sol par elle) ait
été distribué ailleurs, à savoir sur la jambe opposée. Mais le pré-mouvement vaut aussi

41 Steve Paxton, « Esquisse de techniques intérieures » (1987), art. cit., NDD 38-39, p. 106.
42 Hubert Godard, « Le geste et sa perception », art. cit., p. 224.

- 241 -
bien pour tous mes engagements moteurs. « Par exemple, si je veux tendre un bras
devant moi, le premier muscle à entrer en action, avant même que mon bras ait bougé,
sera le muscle du mollet, qui anticipe la déstabilisation que va provoquer le poids du bras
vers l’avant43. » Et encore ces pré-mouvements qui anticipent sur des gestes de la jambe
et du pied sont-ils bien visibles : le moindre clin d’œil, le moindre coup de langue, le plus
petit frémissement a ses pré-mouvements, ses « mouvementements44 » intérieurs qui
tapissent, d’une toile de fond à peine sensible, ma vie motrice. La posture n’est ainsi pas
seulement la couleur de mon être-debout : elle est sous-entendue dans tous mes
mouvements.

Ce rapport entre la masse totale et ses parties, cette relation posturale, est (au moins)
commune à tous les vertébrés, dès lors qu’en eux des membres sont distribués autour
d’un centre. C’est même en vertu de cette communauté trans-spécifique que les
premières grandes thèses sur le rapport entre posture et motricité sont formulées à
partir des études menées par Magnus sur les mammifères et par Coghill sur l’axolotl.
Dans les travaux pionniers de Magnus, la relation entre posture et motricité est pensée
sous les aspects de la préparation. C’est dans les orientations/désorientations de la tête
que cette préparation se lit le plus clairement chez les mammifères :

« Supposons un chat se tenant dans le milieu d’une pièce, et une souris courant
à sa droite le long du mur. Les stimuli optiques et acoustiques agissent sur les
télérécepteurs de la tête du chat et lui font tourner sa tête pesante vers sa
droite, ce qui déplace le centre de gravité de la partie antérieure du corps vers
la droite. En même temps, se déclenchent des réflexes toniques du cou qui
courbent la colonne vertébrale et étendent fortement le membre antérieur
droit si bien qu’il supporte seul le poids du corps et l’empêche de tomber. Le
membre antérieur gauche n’a rien à porter et en accord avec ceci il se relâche
sous l’influence du réflexe tonique du cou. En même temps la distribution de
l’excitabilité dans les centres moteurs de la moelle épinière est remaniée par la
rotation du cou, de telle sorte que, si pour quelque raison les mouvements de
43 Ibid.
44 Le terme de mouvementement est un néologisme proposé par Jean Clam à partir de movimentum,
dont l’anglais momentum (l’élancement, la lancée d’un mobile) est la crase. cf. Jean Clam, Orexis, désir,
poursuite. Une théorie de la désirance, Paris, Ganse Arts et Lettres, 2012, p. 53.

- 242 -
course commencent, le membre qui n’a pas de fonctions statique fera toujours
le premier pas. Ainsi la souris en mouvement déclenche par l’intermédiaire des
réflexes toniques du cou une attitude du chat qui attire son attention vers la
souris et le prépare au mouvement. La seule chose que le chat ait à faire est de
décider : sauter ou ne pas sauter ; tout le reste a été préparé à l’avance de
façon réflexe sous l’influence de la souris qui sera l’objet du saut résultant 45. »

Magnus s’intéresse ainsi à la concaténation perception-posture-action, où l’organisation


posturale sert de médiation biomécanique entre l’événement perçu et l’action qui peut
en résulter. La tête attire éminemment son attention parce qu’elle est à la fois un centre
perceptif (la plupart des télérécepteurs—visuels, auditifs et olfactifs—y sont localisés) et
une masse : toute nouvelle information de l’environnement en sollicite l’orientation et en
conséquence modifie sa répartition pondérale et exige une réorganisation de l’ensemble
du corps qui prépare à l’action à venir. La ligne qui sépare le geste de la posture est
mince : qu’est-ce qui est action ou qu’est-ce qui est préparation à l’action ? On ne saurait
le dire46.

Dans son cours sur La nature, Merleau-Ponty pointe précisément l’effacement de cette
séparation : « il n’y a aucune frontière précise entre l’attitude et l’action ; l’action de
l’organisme peut être considérée comme une posture et l’attitude, fût-elle la plus calme,
peut toujours être comprise comme une action ou une préparation à l’action 47. » La
moindre posture est ainsi déjà un mouvement au sens où elle est symétriquement un
dévoilement du monde (une attitude envers lui) et, au moins, une préparation pour son
exploration.

45 Rudolf Magnus, « Animal Posture (Croonian Lecture) », Proceedings of the Royal Society, vol. 98, 1925, p.
345 ; cité dans Arnold Gesell (avec Catherine S. Amatruda), L’embryologie du comportement (1945),
traduit de l’américain par Paul Chauchard, Paris, Puf, 1953, p. 58.
46 George E. Coghill, Anatomy and the Problem of Behavior, New York (NY), Hafner Pub, 1964, p. 122 :
« Toute division importante du schéma total doit s’effectuer sous condition d’inhibition, que ce soit
lorsqu’une partie acquiert une indépendance d’action par rapport au tout, ou lorsque cette même
partie est inhibée pour permettre au tout d’agir. Si bien que le tout de l’individu agit probablement dans
toutes les réponses, soit comme agent soit comme inhibiteur. »
47 Maurice Merleau-Ponty, La Nature. Notes, cours du Collège de France [1956-1960], Paris, Seuil, 1995, p.
195.

- 243 -
Fonction phorique

Tout mouvement suppose un dépôt du poids : lorsque je me déplace, ce n’est pas


seulement que je transporte mon poids d’une partie de l’espace vers une autre. Pour ce
faire, il faut encore que j’en laisse derrière moi une partie. C’est ce que Godard appelle la
« fonction phorique », c’est-à-dire « ma capacité à avoir des demeures nomades 48 » :
chaque déplacement suppose une manière renouvelée d’habiter les parties du corps qui
soutiennent celles qui se déplacent (le grec pherô est calqué par le latin gerere dont on a
déjà dit qu’il se traduisait en « porter », « supporter », « soutenir »). En attirant l’attention
sur les sensations pondérales, les pratiques chorégraphiques d’éveil au postural mettent
spécifiquement au jour ce nomadisme des appuis qui qualifie la locomotion animale (par
opposition au mouvement de croissance végétale, où le déplacement à la surface se
symétrise en enfouissement des racines) : elles appellent à s’emparer du nécessaire
renouvellement de l’ancrage que chaque pas présuppose.

De là peut naître une vision renouvelée de la mise en mouvement : l’attitude naturelle


(spontanée) à l’égard de la mise en branle consiste à penser qu’il y a d’abord une
immobilité, voire un empâtement, de laquelle le bougeur se relève pour ainsi dire, contre
laquelle il lui est nécessaire de lutter. C’est d’ailleurs, biographiquement, de cette
appréhension du corps comme résistance que vient la théorie biranienne de l’effort : il y a
une résistance foncière du corps, une inertie, qui s’atteste quotidiennement dans la
paresse, la maladie, la courbature. Les extraits du Journal de Biran ne laissent d’ailleurs
aucun doute sur ce caractère lourd et pesant du corps dont le philosophe
(hypocondriaque notoire) fait l’expérience quotidiennement, notamment dans sa
soumission aux aléas de la saison :

48 Hubert Godard avec Loïc Touzé, « Fond/figure » (2013), dans Mathieu Bouvier et Loïc Touzé, Pour un
atlas des figures, maquette, 2014 ; mathieu.mathieu.free.fr/pourunatlasdesfigures

- 244 -
« La température est douce, humide et fort relâchée depuis le 2. Cette influence
produit en moi une disposition plus forte à la paresse, plus d’inactivité d’esprit,
de tristesse, de timidité, de méfiance de moi-même et de besoin d’être rassuré
par les choses du dehors. C’est une existence misérable que celle qui a besoin
d’être ainsi soutenue et qui cherche sans cesse des appuis extérieurs 49. »

Cette pensée biranienne de la résistance est en outre née à un moment où l’on


découvrait, avec les recherches de Charles Bell, un « sens musculaire » indépendant des
autres sens50. Bell avait ainsi découvert que certaines personnes étaient incapables
d’ajuster leurs gestes à un objet qui n’entrait pas dans leur champ visuel : il en avait donc
conclu à l’existence d’organes sensoriels propres à la tension des muscles (que l’on sait
être aujourd’hui les fuseaux musculaires et les organes tendineux). Mais de ce qu’en effet
la contraction soit source de sensations ne signifie pas qu’elle soit la seule, et de surcroît,
ne nous indique en rien que l’impulsion motrice elle-même soit nécessairement
d’affrontement.

Au contraire, on peut penser la naissance du mouvement, non pas à partir de l’effort ou


de la contraction qui oppose une résistance à l’inertie, mais à partir de ce qui, chez le
bougeur, doit céder. Ainsi Hubert Godard insiste :

« On peut imaginer que, pour tenir debout immobile, je suis tendu et il suffirait
que je fasse chuter, baisser, que je fasse une dépression de ce tonus musculaire
pour entamer un mouvement. À partir de là peut naître ce qu’on a longtemps
appelé le flow, free flow ou bound flow. Est-ce que je fais un mouvement avec
une résistance, est-ce que je fais ce mouvement avec les antagonistes de mon
corps qui font résistance, ou est-ce que je commence par supprimer toute
résistance au mouvement ? C’est toute une manière de penser le démarrage du
mouvement ; le mouvement ne démarrerait pas par une contraction
musculaire, mais par une décontraction musculaire51. »

Hubert Godard propose donc de penser que c’est l’immobilité qui requiert la tension, la

49 Maine de Biran, L’effort, op. cit., p. 6.


50 cf. Robert Smith, « “The sixth sense”: towards a history of muscular sensation », Gesnerus, vol. 68(2),
2011, pp. 218-71.
51 Hubert Godard et Laurence Louppe, « Synthèse I », Nouvelles de danse, #17, 1993, p. 67.

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contraction, et non le mouvement lui-même. Cette tension est liée à l’histoire de chacun,
c’est-à-dire qu’elle s’inscrit dans le tonus postural : c’est ce que j’ai appris à tenir, ce à quoi
j’ai appris à tenir, ce qui me fait tenir, ou ce qui me retient. Et c’est une partie de cela que
je dois abandonner pour me mettre en mouvement.

Une simple observation kinésiologique de deux gestes du don fait apparaître cette
logique. Un enfant forcé de remettre son jouet montre sa résistance en donnant, non
seulement l’objet, mais lui-même—il s’accroche à son don, il ne laisse rien derrière lui qui
permettrait d’opérer la séparation d’avec l’objet. Au contraire, l’attitude d’offrande des
bouddhas sculptés manifeste le retrait absolu de l’objet du don : le bras est pour ainsi dire
séparé du tronc qui se tient, immensément droit et bon, sur ses ischions, manifestant la
liberté laissée à l’autre de prendre ; même si le bouddha sculpté est en attente de
l’offrande des visiteurs, tout semble concourir à donner l’image que c’est lui qui nous
donne l’occasion de donner, plutôt qu’il n’attend de nous le don.

Pour Godard, le travail du danseur consiste à étudier ce qu’il est nécessaire de laisser
s’ancrer pour rendre le mouvement possible : c’est un travail qu’il faudrait dire de release
(« relâchement », « relaxation ») au sens des Release Techniques mises en place au milieu
du e
XX siècle aux États-Unis et qui exercent une influence importante sur la danse
contemporaine52 : elles permettent en effet d’atteindre ce « flux » auquel se réfère
Godard, par une attention permanente à consentir au poids, plutôt qu’à le garder par
devers soi. On peut penser à nouveau au danseur de Kleist qui, incarnant Pâris dans
l’offrande de la pomme—conservait « quelle horreur ! »—son centre de gravité au niveau
du coude : le don n’était qu’à demi effectué, le poids restait coincé aux articulations. Le
flux indique au contraire un relâchement du poids dans les directions qui lui sont
proposées : comme la rivière flue dans les sillons que le terrain lui offre, de même le
mouvement s’oriente en fonction des appels de poids que les gestes précédents lui

52 La technique de relâchement anatomique [Anatomical Release Technique] développée par Mary


Fulkerson a eu une importance déterminante sur le développement du Contact Improvisation : une
bonne moitié des premiers contacteurs étaient ses élèves et pendant plus de quinze ans, Paxton
enseigne le Contact aux côtés de la praticienne à Rochester (NY) et à Dartington en Angleterre. cf. Mary
Fulkerson, « Prendre le gant sans la main » (1996), traduit de l’américain par Vincent Brunetta, NDD38-
39, p. 191-195 ; et Daniel Lepkoff, « What is Release Technique? », Movement Research Performance
Journal, #19, Fall/Winter 1999.

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suggèrent.

Vous êtes debout, la petite danse vous met en tension entre deux pôles, ciel/terre. Et dans
cette petite danse, vous testez la plus petite initiation possible d’un geste que vous pourriez
faire vers la droite : une légère extension de l’index. Et plutôt que de retenir le poids vers la
gauche comme les habitudes anti-gravitaires vous l’apprennent, vous consentez au poids,
vous suivez cette suggestion et ce lent déplacement, newton après newton, de votre
orientation par rapport au sol : vous vous laissez suivre les conséquences de cette
suggestion minimale53.

Le danseur s’approprie, étudie le style qui le caractérise : ce peut être pour l’effacer au
profit d’une écriture chorégraphique qui en diffère, ce peut être au contraire pour
l’exprimer en son essence si l’improvisation le demande, ou si c’est ce matériau individuel
avec lequel le chorégraphe travaille.

Peser (2) : être-porté

Après ce long détour, qui prenait la petite danse de Steve Paxton pour occasion de
retraverser les pensées du poids dans l’histoire de la danse moderne et contemporaine et
dans les biologies et philosophies de la posture, nous pouvons à présent nous demander
à quoi elle sert dans le Contact Improvisation : quelle est la fonction de cette
connaissance spécifique des mécanismes posturaux dans la relation qu’institue le Contact
Improvisation ? En quoi sert-elle le bouger-ensemble dont le Contact Improvisation se
soutient ? Disons que la fonction de l’étude gravitaire, outre l’état de vigilance qu’elle
sollicite, est qu’elle permet de jouer avec et de consentir au poids du corps : c’est à ce don
du poids que nous voulons à présent nous consacrer, comme la modalité spécifique mise
en œuvre par le Contact Improvisation pour entrer dans la dansée. Elle a deux aspects
principaux : l’abandon aux forces gravitaires d’un côté, et le don du poids dans le porté de
l’autre.

S’abandonner à la gravité

Un texte célèbre—écrit à quatre mains par Steve Paxton et Nancy Stark Smith et qui sert
53 D’après un atelier avec Karen Nelson, Moving’s View, Earthdance, 2016.

- 247 -
d’accompagnement à la vidéo documentaire Fall After Newton—s’intéresse
spécifiquement à cette question :

« Quand une pomme lui est tombée sur la tête, Isaac Newton a reçu
l’inspiration de décrire ses trois lois du mouvement. Celles-ci sont devenues le
fondement de nos idées quant à la physique. Étant essentiellement objectif,
Newton ignorait ce que c’est que d’être une pomme [what it feels like to be the
apple]. Lorsque nous mettons nos masses en mouvement, nous nous portons,
au-dessus de l’appel constant de la gravité, aux balancements et aux
mouvements circulaires de la force centrifuge. Les danseurs surfent sur ces
forces et jouent avec elles54. »

Le danseur est ici présenté à la manière dont la danse moderne, comme nous l’avons
montré, l’a conçu, c’est-à-dire en détenteur d’un certain savoir-sentir. Ce savoir-sentir,
toutefois, est d’emblée analysé, non comme savoir du corps en mouvement, ni même
comme savoir des mécanismes posturaux, mais comme savoir de la pomme, c’est-à-dire
le savoir d’un corps soumis à l’attraction gravitaire. Ce savoir de la pomme opposé au
savoir du physicien a un statut paradoxal, car il n’est pas exactement un savoir subjectif
que le danseur opposerait à la science objective du mouvement. Steve Paxton ne dit pas
que « étant essentiellement objectif, Newton ignorait ce que c’est que d’être un
danseur » ou « un vivant en mouvement ». Il ne veut donc pas dire que le savoir du
danseur serait—ou serait seulement—un savoir subjectif de l’être en mouvement : ce
n’est pas, du moins pas spécifiquement, le savoir de la motricité subjective. On voit déjà là
pointer une originalité du Contact Improvisation eu égard à l’organisation posturale : le
savoir-sentir du contacteur se veut être un savoir de la masse plutôt que du poids.

Bien sûr, ce consentement au devenir-masse ne va pas sans une certaine mise en danger
de soi. Comme l’a noté Alice Godfroy, il revient à « accepter l’écrasement de soi par l’effet
des forces gravitaires », cela « ne peut que réveiller le fond inconscient des peurs
archaïques liées à l’effondrement55. » Ce vertige de l’effondrement n’est pas tant celui du
déséquilibre proprement dit, que celui lié à une sorte de retour à l’indifférenciation avec

54 Steve Paxton, « Fall after Newton » (1987), art. cit., p. 38.


55 Alice Godfroy, Prendre corps et langue, op. cit., p. 108.

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un sol omni-englobant, vertige qui n’est pas sans lien avec l’équivalence freudienne entre
Eros et Thanatos : c’est la fusion, le retour nostalgique à une unité qui me dédifférencie
de l’environnement. Comment serais-je encore individu, moi qui suis alors gouverné, dans
le relâchement des tensions, par les mêmes lois de la gravité que l’environnement qui
m’accueille ? Une grande partie de l’entraînement du danseur, en particulier en Contact
Improvisation, consiste à défaire les réflexes de tensions liés à cette peur de la perte de
verticalité. C’est que, comme le dit souvent Steve Paxton, « la tension musculaire masque
la sensation de pesanteur56 ». Tel est en effet le lieu où se joue la sensation du poids : il ne
s’agit pas tant de s’approprier le poids du corps propre à l’aune du poids des objets
(comme le suggérait Schilder), c’est-à-dire l’aune de la quantité d’activité musculaire
nécessaire à la levée ; mais bien de le mesurer à l’aide de cet autre type d’effort qui
consiste à céder au poids, et non à y résister.

On pourrait trouver, dans cet effort de céder à la pesanteur, les moyens de réhabiliter la
notion un peu oubliée de « grâce ». La grâce n’est en effet pas la négation de la bassesse
et de la pesanteur, comme toute l’iconographie chrétienne et une certaine image du
ballet classique nous le laissent penser—la grâce est plutôt l’inflexion ou la reprise de la
pesanteur. Pour penser la grâce, il faut, dit Simone Weil, « descendre d’un mouvement où
la pesanteur n’a aucune part57. » Loin que pesanteur et grâce face alternative, ajoute
encore la philosophe, il faut penser une grâce qui ne soit certes pas écrasement mais qui
soit un aller vers le bas, une descente. Cette remarque toute liée chez Simone Weil à
l’idée d’humilité trouvée dans la grâce divine, on peut l’étendre au travail
chorégraphique : c’est en effet pour le danseur un effort non moins important
d’accompagner le poids du corps s’effondrant vers le sol que de le (re)tenir, et ce
relâchement n’est pas une simple détente : c’est le processus actif par lequel
continuellement je fais céder les barrières que la peur et l’habitude placent entre moi et le
sol.

56 Steve Paxton, « Transcription », art. cit., p. 88.


57 Simone Weil, La pesanteur et la grâce (1947), Paris, Plon, 1988, p. 45.

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Le don du poids

« Le danseur n’a de poids que pour le donner—pas pour le posséder 58. » Dans cette
formule lapidaire, Steve Paxton résume d’une part cette centralité conférée à l’idée de
consentement au poids et d’autre part le caractère relationnel que ce consentement
implique. Il est temps en effet de se rappeler que la forme de danse pour laquelle le
« savoir-sentir de la pomme » est développé est essentiellement une forme de duo
improvisé, où les portés sont nombreux (fig. 5). Dans le contact, il n’y a pas simplement
une contiguïté de peaux, mais un constant aller, voire un « tomber » vers l’autre : le
contact maintenu est une rencontre perpétuelle des deux partenaires, qui ne se
contentent donc pas de maintenir une relation où ils seraient l’un à côté de l’autre, mais
où sans cesse ils se désaxent pour s’atteindre. D’entrer en contact, les partenaires en
viennent ainsi à partager leurs poids : allant à la rencontre l’un de l’autre continuellement,
ils s’appuient l’un sur l’autre, et font de leurs partenaires ces demeures nomades d’où
émerge le mouvement.

Mais pour que nous partagions nos poids, je n’ai pas besoin de te porter sur l’épaule. Le
partage est impliqué dès que se mêlent et s’écoutent mutuellement les mécanismes de
nos ajustements posturaux.

« Placez le sommet de vos crânes l’un contre l’autre. Restez là un instant. L’idée d’une petite
danse, le mouvement dans, et autour, du squelette, le surgissement et la pause des
muscles... très petit... essayez d’être en accord avec la petite danse de l’autre sans manipuler
la vôtre... et puis, de la même façon que vous laissez la petite danse se transformer en une
marche, laissez le point de contact de vos têtes se déplacer en roulant. Permettez à votre
corps de s’ajuster au mouvement et à la pression de ce point. Ce qui est important, c’est de
partager ce point de contact... il faut se fier à l’équilibre et au fait que votre système
musculaire s’adapte automatiquement59. »

L’accordage des petites danses est un accordage tonique : les systèmes musculaires
posturaux s’allient pour résonner ensemble. C’est un mécanisme bien connu des danses à

58 Steve Paxton, « Solo Dancing », art. cit., p. 24.


59 Steve Paxton, « Transcription », art. cit., p. 89.

- 250 -
deux, comme le tango ou même le swing : les deux partenaires fonctionnent comme un
système dont le centre de gravité n’est plus seulement tenu en chacune, mais partagé. Or
on le conçoit, dans ce partage postural, le risque de l’effondrement que nous soulignions
à l’endroit du consentement à la gravité se complique à présent d’une dimension
relationnelle. L’ouverture de l’espace tonique que nous désignions comme la
caractéristique primordiale de l’espace dynamique du danseur prend donc la couleur
spécifique d’un espace de soutien, au moins potentiel, fourni par le partenaire : c’est dans
la mesure où une partie de mon poids est susceptible d’être soutenue par une autre, c’est
dans la mesure où l’autre peut momentanément en prendre la charge, que l’espace
s’ouvre pour moi.

Cet accordage tonique réactive un dialogue ancestral qui met en jeu la relation entre le
nourrisson et les parents. De la mère qui porte l’enfant dans son ventre, aux premiers
mois de la vie du nourrisson où il est suspendu au rôle de véhicule que jouent pour lui les
parents, toute l’organisation posturale du bébé est d’abord traversée par sa relation à
autrui—bouger, primordialement, c’est orienter l’attention d’un autre être humain et
l’appeler à me transporter. Au reste, c’est de ce rôle de transport que provient le concept
de « phorique » que nous avons relevé chez Hubert Godard, puisque c’est ainsi que l’on
rend en français ce que Winniccott appelle holding, à savoir le fait que les parents
tiennent et par là contiennent le petit enfant : par leurs soins, leurs caresses et plus
fondamentalement par le fait qu’ils le portent et le transportent 60. L’apprentissage, plus
avant, de la motricité individuelle ne quitte pas cette dépendance, puisque les pas restent
accompagnés, sinon du support confortable du corps du parent en cas de chute, des
mots et des intonations utilisés pour soutenir l’enfant. Dans la posture, autrui transite de
part en part, ou du moins tel est l’héritage qui semble s’en donner dans les schèmes du
développement moteur.

60 cf. notamment Donald W. Winnicott, « La théorie de la relation parent-nourrisson » (1960), De la


pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1969, p. 365 et 371 : « Le terme de « maintien » (holding) est
utilisé pour dénoter que l’on porte physiquement l’enfant, mais il désigne aussi tout ce que
l’environnement lui fournit antérieurement au concept de vie commune. (…) Le maintien protège
contre les dangers physiologiques ; tient compte de la sensibilité de la peau de l’enfant... ; comprend
toute la routine des soins jour et nuit (…) ; s’adapte aussi jour après jour aux changements infimes dus
à la croissance et au développement, changements à la fois physique et psychologiques. (…) Dans
« maintien », il y a surtout le fait qu’on tient physiquement l’enfant, ce qui est une forme d’amour. »

- 251 -
En mettant au centre du Contact Improvisation la pratique de « donner son poids » aux
partenaires, Paxton fait fond sur cette relation phorique antérieure à l’individuation
posturale de l’enfant. Cette logique n’est évidemment pas propre au Contact
Improvisation : la relation de confiance qui se construit dans les danses à deux, par
exemple, implique de la même manière une remise partielle à l’autre de la fonction
phorique (dans le tango par exemple, celle ou celui qui est guidée se dresse sur les
pointes, accentuant son état de déséquilibre et sa dépendance à l’égard du partenaire).
On pourrait même arguer que toute danse qui implique une part plus ou moins
importante de transe implique un tel abandon postural, ce qu’au reste Straus semble
avancer lorsqu’il parle de la danse comme de l’expérience d’un « vivre participatif61
(miterleben) ». Ce vivre participatif est ce qui ouvre à l’espace sphérique, non structuré
par le vis-à-vis qui donne leurs formes aux mouvements dansés.

Pour autant, la situation relationnelle n’est pas l’unique cause de cet état
d’ouverture de la gestosphère. À dire vrai, une relation, même de contact, avec un autre
n’est pas nécessairement permissive, et peut au contraire impliquer la fermeture. Sans
même parler des gestes de violence effective, qui ont immédiatement pour effet de créer
une tension dont tous les arts martiaux se sont rendus maître à chercher l’évitement, la
plupart de nos gestes envers autrui ont en effet un potentiel d’assignation plutôt que de
libération : en serrant une main plutôt qu’en embrassant, j’indique à mon vis-à-vis le degré
d’intimité que nous partageons, j’ouvre une gestosphère à mon partenaire qui peut
impliquer effusion ou froideur. Et même sans toucher ou sans diriger effectivement un
geste vers celui ou celle que je rencontre, il est clair que ma posture à elle seule est
productrice d’espace pour l’autre : un collet-serré ne restreint pas seulement ses propres
mouvements, mais les miens et tout se passe comme si sa posture se communiquait à
moi.
Si l’espace est en effet « vécu participativement » avec les autres et leurs manières
d’être avec le poids, il y faut donc une certaine qualité relationnelle pour que cet espace
soit ouvert et non contraint. Le Contact Improvisation, en tant que technique
d’improvisation requérant vitesse et gestes acrobatiques de portés et de sauts en l’air,
61 Erwin Straus, « Les formes du spatial », art. cit., p. 40.

- 252 -
offre une porte d’entrée pour comprendre cette qualité relationnelle mise en jeu dans
l’espace tonique de la danse. La situation, en Contact Improvisation, n’est en effet pas
seulement celle de deux danseurs, stables sur leurs pieds, qui partageraient leurs petites
danses : bien que la petite danse partagée soit une partie importante de la pratique, les
danseurs sont plus généralement occupés à se sauter les uns sur les autres, se soulever,
s’utiliser mutuellement comme appuis. Ils ne sont plus seulement des êtres debout, mais
des êtres penchés, allongés, soulevés et soulevant. Le partage du postural, qui est la
situation relationnelle en général, se double en Contact Improvisation donc d’un partage
pondéral : à tout moment, je puis recevoir ton poids (et doubler le mien, car
soudainement je pèse deux fois plus lourd sur mes jambes) ou être porté par toi (et
diminuer, presque à zéro, le mien, car soudainement, c’est toi qui portes la charge de me
maintenir au-dessus de la surface). Ce que ce partage pondéral fait apparaître, c’est donc
la possibilité pour le poids, non seulement d’être tenu (dans la posture érigée), mais bien
soutenu : que ce soit moi qui te soutienne, ou toi qui me portes, le poids est l’objet d’une
rencontre entre deux mouvements.

La Terre bouge

Évidemment, les danseurs n’ont pas attendu de se sauter les uns sur les autres pour
découvrir que le poids est relationnel. Il est vrai, comme le remarque le danseur butô
Ushio Amagatsu dans son livre au titre évocateur, Dialogue avec la gravité, que longtemps
la scène théâtrale a été pensée à partir des quatre murs de l’habitation (le fond de scène,
surface de projection des images et des narrations dans le ballet ; les côtés, plans de la
circulation des entrées et sorties ; et le « quatrième mur », surface poreuse de visibilité
offerte au public), oubliant, par là-même, la cinquième face qui sert de fondement aux
autres : « le plan du plateau », lieu du réel et de la confrontation avec soi-même. Mais
comme nous l’avons montré, la danse moderne est redécouverte de ce plan horizontal.
C’est dans la relation que les danseurs entretiennent avec lui que s’attestent les modes de
sentir que chacun met en jeu dans sa danse. C’est ce sol qui est « l’assise où s’essaie, à
travers le contact de nos pieds, le dialogue avec la gravité 62. » Or le mot de dialogue doit

62 Ushio Amagatsu, Dialogue avec la gravité, op. cit., p. 42-43.

- 253 -
bien, ici, faire comprendre l’essentiel : ce n’est pas simplement que je suis soumis à une
force qui, par sa constance, me rive au sol—l’attraction gravitaire est l’objet d’une
négociation. Malgré l’énormité des différences de dimensions qui nous séparent, je suis
dialogue d’égal à égal avec la Terre : elle me laisse l’espacement suffisant pour prendre
mes distances et m’élever au-dessus d’elle. Le travail de la perception posturale en danse
m’enseigne à découvrir à cet espacement, ce tact dont la Terre fait preuve en ne me
plaquant pas contre elle.
Imaginez que la surface du studio devient réfléchissante. Vous marchez sur un miroir,
ou plutôt, vous marchez sur vos pieds, et sur toute l’étendue de vos jambes et de votre
corps réfléchi. Ces jambes, ce tronc, cette tête enfin vous rendent au newton près la masse
posée sur eux. C’est ce corps inversé qui vous soutient. Passez à l’accroupi : il plie ses jambes
pour mieux vous recevoir. Sautez : il prend l’élan pour vous récupérer, et il est là,
invariablement pour vous reprendre. Marchez : chacun de ses pas vient rencontrer les
vôtres, accueille, adoucit l’atterrissage63.
Il est tentant, depuis les investigations de Husserl sur la question, de répéter contre
Copernic que, non, « la Terre ne se meut pas », et il est essentiel de continuer à
« renverser la théorie copernicienne 64 », comme tout à l’heure il fallait renverser la théorie
newtonienne et se placer, avec Steve Paxton, dans un « sentir de la pomme ». De même
que Newton ignorait ce que c’est que d’être un poids qui tombe, Copernic ignorait le
donné phénoménologique primaire de la Terre, à savoir qu’elle est l’inamovible sous mes
pas. Certes Husserl ne veut pas dire que la Terre serait au repos : l’immobilité de la Terre
n’est pas l’envers du mouvement, mais le fait qu’elle est, toujours, sol et repère de tous
les mouvements possibles, qu’elle est, enfin, ce qui se confirme constamment comme la
continuabilité de mon expérience de marcheur.
Mais il faut aller plus loin que Husserl et reconnaître que si dans notre expérience, la
Terre ne se déplace pas comme un objet, cela ne veut pas dire qu’elle ne bouge pas, et

63 D’après un atelier de Matthieu Gaudeau, Contact et technique Alexander, Paris, 2015.


64 cf. Edmund Husserl, « L’arche-originaire Terre ne se meut pas » (1940), traduction de l’allemand par
Didier Franck dans La terre ne se meut pas, Paris, Minuit, 1989. Le titre du manuscrit original indiquait :
« Renversement de la doctrine copernicienne dans l’interprétation de la vision habituelle du monde.
L’arche-originaire Terre ne se meut pas. Recherches fondamentales sur l’origine phénoménologique de
la corporéité, de la spatialité de la nature au sens premier des sciences de la nature. » (p. 11)

- 254 -
qu’au contraire, c’est en raison du mouvement d’attraction constant par lequel elle me
maintient à sa surface qu’elle peut être pour moi un sol. C’est d’ailleurs bien le sens qu’y
reconnaît Husserl lorsqu’il parle de la Terre comme d’un foyer : même un vaisseau en
mouvement permanent (bateau ou navette spatiale) peut être pour moi une Terre,
pourvu qu’il soit pour moi une patrie. Ainsi, si je suis enfant de marin et que je suis élevé
sur les eaux, le bateau de mon père « ne se caractérisera pas, pour moi, comme navire par
rapport à la Terre (…) il sera même ma ‘‘Terre’’, ma patrie originaire 65. » Autrement dit, la
Terre n’est pas un simple support, spatium extensif sans affect : elle est un système de
lieux, doté de polarités auxquels il faut reconnaître d’abord une valeur existentiale.
Mais cette valeur existentiale n’est pas qu’un phénomène symbolique
d’attachement à certains territoires. C’est aussi une caractéristique dynamique de la Terre
elle-même, non pas comme portion de sol, mais bien comme mouvement. De même que
le parent qui soutient le nourrisson n’est pas une simple surface de portance sous le corps
de l’enfant, de même la Terre n’est pas simplement le plan terrien que j’habite : c’est une
force qui m’accueille, m’enveloppe et me soutient. C’est ce que, mieux que quiconque, le
phénoménologue tchèque Jan Patočka a su montrer à la suite des réflexions de Husserl.
Tout en reconnaissant (comme Husserl) que « la Terre est le référent des mouvements
corporels comme tels, comme cela qui n’est pas en mouvement, comme cela qui est
ferme », il insistait pour dire que
« nous faisons l’expérience de la Terre comme une puissance : non pas comme
une force au sens physique—qui a pour corrélat qu’elle reçoit un effet, alors
qu’ici le contre-effet est manifestement négligeable—mais comme quelque
chose qui n’a pas de contre-partie dans notre expérience vécue. (…) La
corporéité de ce pour quoi nous luttons dans notre vie témoigne de cette
puissance de la Terre en nous66. »

Sans qu’il la nomme, cette puissance est indéniablement l’attraction gravitaire elle-
même : puissance qui « n’a pas de contre-partie dans notre expérience vécue » parce
qu’aucun de nos mouvements ne nous permettrait de nous affranchir de sa force, elle

65 Ibid., p. 22.
66 Jan Patočka, Body, Community, Language, World (1968-1969), textes rassemblés et traduits du tchèque
vers l’américain par Erazim Kohák, Chicago & La Salle (IL), Open Court, 1998, p. 149.

- 255 -
forme la basse fondamentale de tous nos mouvements qui sont en dialogue permanent
avec elle. La gravité est constitutive de notre corporéité en tant que « terriens », c’est-à-
dire qu’elle est le mouvement en nous sans nous sur lequel nous nous appuyons pour
nous mouvoir sur les surfaces de notre environnement.
C’est ainsi moins comme sol que comme force que la Terre est infailliblement sous
ou plutôt dans chacun de mes pas. Car enfin, le sol sous nos pieds ou sous nos appuis est-
il aussi inamovible que le donné phénoménologique primaire de la continuabilité le laisse
penser ? Sans doute le sol ne se transporte pas dans l’espace intersidéral et est
constamment là, mais sa structure est loin d’offrir la stabilité qu’on pourrait en espérer.
Au contraire, le sol est fait d’accidents, de butées, de chaises qui tombent et de sables
mouvants : l’environnement n’est pas simplement une surface sur laquelle je puis
m’appuyer comme sur un sol stable, il est plus meuble, plus variable que ce que la
constance de l’attraction gravitaire qu’elle exerce sur moi ne peut le laisser penser.
Nul écrivain n’a mieux fait goûter les variétés de cet environnement inconstant que
l’écologiste de la perception James Jerome Gibson67. Il remarque ainsi que la surface de la
Terre n’est, pour sa grande majorité, ni solide, ni horizontale : elle est constamment ridée,
réorientée, trouée par différents éléments. La surface de la Terre est—pour plus de deux
tiers—recouverte d’eau, dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle n’offre que peu
d’appuis solides : elle coule et tombe, elle ne tend qu’à aller plus bas et, dans sa passion
pour le sol, ne vient à ma rencontre que pour céder sous mon poids. Même quand elle se
mélange de terre (dans les marécages par exemple) elle m’enlise, m’absorbe, m’interdit
ou ralentit ma locomotion bipède. Et plus encore que la diversité des éléments qui
composent la surface terrestre, il faut surtout se souvenir de la diversité des modes
d’existence de ceux sur qui nous marchons. Car comme le remarque Gibson l’essentiel des
substances non-rigides sur lesquelles nous évoluons est composé non pas de minéraux,

67 Steve Paxton et Lisa Nelson diffusent les écrits de Gibson dans les milieux contacteurs à partir des
années 1980. Paxton décrit sa première lecture de Gibson comme « marcher dans un champ rempli de
sensations » (communication personnelle : « like walking in a field filled with sensations »), tandis que
Nelson voit dans son maître-ouvrage, Les sens considérés comme systèmes perceptifs, « une série de
solutions pratiques » pour la danse et un « classique » que tout danseur devrait avoir sur sa table de
chevet (Lisa Nelson dans Vu du corps / Nouvelles de danse, #48-49, 2001, p. 96).

- 256 -
mais de plantes et d’animaux68. Nous marchons, nous nous déplaçons sur la surface d’un
monde vivant.
La chose est peut-être difficile à concevoir pour moi qui vis en ville, entouré de
béton et qui marche sur un sol lisse et ferme de part en part. Dans les grandes villes, à
l’exception des parcs, il n’est plus guère que les revêtements dits « tactiles » disposés à
l’endroit des aveugles et les sols caoutchouteux des aires de jeux pour enfants qui
m’offrent une relative variété. Si l’ère industrielle est synonyme de la naissance d’une
série de gestes répétitifs et d’un appauvrissement du vocabulaire moteur des ouvriers 69,
et si l’ère post-industrielle et tertiaire renforce encore cet appauvrissement en érigeant
l’assise face au bureau comme quasi unique mélodie cinétique, l’urbanisation avait déjà
commencé le travail de fort longue date en normalisant le sol et en réduisant l’éventail
des possibilités offertes à l’être debout 70. C’est en êtres urbains que l’on peut dire sans
équivoque que la Terre ne nous bouge pas.
À l’inverse, la danse moderne et singulièrement le Contact Improvisation qui en est
un épigone tardif ont réactivé la variété des sols perdue par la vie urbaine. C’est ce qu’a
remarqué avec pertinence la phénoménologue Elizabeth A. Behnke lorsque, confrontant
la philosophie husserlienne de la Terre avec la phénoménologie implicite du Contact
Improvisation, elle remarque que les contacteurs vivent l’environnement comme un
champ d’appuis :
« En tant que terrestres, nous sommes ancrés dans un sol inamovible qui
soutient tous nos mouvements. Cependant, malgré l’importance de la Terre
comme surface fondamentale sur laquelle nous nous déplaçons, que nous

68 James Jerome Gibson, The Senses Considered as Perceptual Systems, op. cit., p. 9-10 : « les substances
non-rigides les plus remarquables dans l’environnement d’un organisme sont les corps des autres
organismes, dont les formes sont variables. Les plantes et les animaux sont flexibles. »
69 Rudolf Laban, Modern Educational Dance, (1958), London, MacDonald & Evans, 1963, p. 7 : « L’ouvrier
d’aujourd’hui est spécialisé, non seulement dans un seul type de travail, mais confiné dans une seule
fonction de ce travail, il ne produit, le plus souvent, qu’une séquence de mouvement simple du matin au
soir et du début à la fin de sa vie. »
70 L’architecte Friedensreich Hundertwasser a fait de ce constat un des fondements de sa pratique
architecturale, celle des sols inégaux. Résistant à l’artificielle mise à niveau des sols pour des raisons
d’ingénierie et de maçonnerie, l’architecte en appelle à un éveil de l’haptique des pieds au contact du
sol par la construction de sols « vivants et inégaux » comme autant de moyens pour les humains de « se
réapproprier la dignité dont ils ont été privés par les tendances aplanissantes de l’urbanisme. »
(Friedensreich Hundertwasser, Hundertwasser Architecture: For a More Human Architecture in Harmony
with Nature, New York (NY), Taschen, 1997, p. 282.)

- 257 -
pouvons repousser et sur laquelle nous pouvons atterrir, nous bougeons plutôt
en relation avec un champ d’appuis variés (actuels et potentiels)71. »

Au rebours de la tendance à l’aplanissement du sol, le Contact Improvisation, en


faisant de « chaque partenaire un sol72 » cherche à retrouver la variabilité de la surface
terrestre : puisqu’à chaque moment, je ne repose pas seulement sur la surface plane du
studio (le plus souvent un parquet), mais encore sur les partenaires sur lesquels je
m’appuie ou qui me portent, il y a sans cesse parcours ou plutôt dérive entre plusieurs
qualités de sol. Comme les skateurs le font dans la ville en réactivant ses potentiels de
parcours et en faisant résonner, sous le roulis de leurs planches d’érable, les différents
grains du sol, les contacteurs déploient à même le corps du partenaire la variété des
compacités dont sont susceptibles leurs appuis. Sont ainsi mis sur le même plan la surface
du studio (parquet, béton, tapis de danse) et la surface du corps de l’autre (peau, muscle,
os)73.
La conséquence paradoxale de cette redistribution des sols est d’une part la
découverte d’un sol mouvant, qui « ne doit jamais être tenu pour acquis 74 » et dont tout le
travail est de m’assurer des degrés de solidité. Mais d’autre part, cet apparaître-troué du
sol donne lieu à la sensation corrélative de vivre, non pas dans un espace euclidien et
espace vide, mais d’un champ gravitaire. C’est ainsi précisément parce que les partenaires
qui me servent de soutien peuvent à tout moment se dérober ou surgir, que je me
découvre happé, appelé par l’attraction que la Terre exerce sur moi, qui joue non
seulement hors de moi sur les choses, mais en moi sans moi, sous la figure du poids que je
pèse. La Terre-surface semée d’embûches que me révèlent mes partenaires de jeu dans le
Contact Improvisation fait place à la Terre-puissance d’attraction, qui s’atteste dans
l’expérience du poids que je donne.

71 Elizabeth A. Behnke, « Contact Improvisation and the lived world », Studia Phenomenologica, 2003, p.
44.
72 Steve Paxton, « Solo dancing », art. cit., p. 24.
73 Ibid. : « les caractéristiques des surfaces vont du plus inflexible (le sol) au plus accueillant (peau –
muscle – os – masse totale) ».
74 Steve Paxton, « Fall after Newton », loc. cit.

- 258 -
* * *

L’envol

Nous avons montré, au début de ce chapitre, que la thèse d’Erwin Straus sur les liens de la
danse à la musique devait être réévaluée, au profit d’une dimension originaire commune
et distribuée aux deux pratiques, de la danse sollicitée par la musique et de la danse sans
accompagnement musical. Cette dimension originaire, c’est la fabrique des tensions au
sein de l’espace, que nous avons nommée « espace tonique », tantôt sollicité par le ton
musical, tantôt exploré par le danseur dans les sensations propres de son tonus.

Nous n’avons guère abordé une autre thèse de Straus, pourtant elle aussi discutable : à
savoir l’idée que l’espace déployé par le ton musical fournirait au danseur une sorte
d’espace pacifié, espace qui fournirait une forme d’assurance quant à la fermeté de la
Terre sous les pieds des danseurs (la détente de la gestosphère étant en effet produite,
selon Straus par une forme d’homogénéisation, ou d’harmonisation de l’espace). Or nous
l’avons vu, en Contact Improvisation du moins, l’espace dans lequel les danseurs évoluent
est loin d’être un espace de confort, et si sans doute la marche arrière, les tours en place
ou l’air sont facilités, si la gestosphère est étendue, ce n’est pas à raison d’une certitude
quant au sol-support. Les sols (corps des autres danseurs, parquet, murs) sont considérés
comme de véritables partenaires, c’est-à-dire aussi bien qu’ils sont susceptibles de me
faire défaut : l’espace est troué et variable. Dans la marche avant sur un sol aplani comme
l’urbain que je suis en a l’habitude, je n’ai pas besoin de dégager l’espace comme champ
d’appuis : je sais qu’il l’est et je puis repérer où mettre mes pieds. Dans l’espace accidenté
de la danse, je ne sais pas où je mets les pieds, aussi chaque geste doit déployer avec lui
un savoir précis du poids que j’y déploie. C’est à cette condition que mon poids n’est pas
seulement un poids mort que je traîne et que je dois mettre en mouvement, mais un
poids vivant, c’est-à-dire cet espace intérieur de tensions que nous avons nommé espace
tonique.

- 259 -
En un sens, on pourrait dire que c’est faute d’avoir su penser l’espace de la danse comme
un espace de risque, ou inversement, c’est parce qu’il y voit un espace protégé ou
protecteur, que Straus n’avait pas les moyens de concevoir ce qui s’y déployait en deçà du
rapport à la musique : à savoir ce poids vivant soumis à l’attraction terrestre. Il y a un
certain irénisme de Straus dans le rapport à l’espace qu’il assigne au danseur, ne retenant
du mouvement que ce qui contribue à exalter la vitalité 75. Défendons, à son rebours, l’idée
que l’espace omni-englobant que Straus décrit comme une caractéristique de la spatialité
dansante n’est qu’une partie de l’expérience du danseur, qui compose aussi avec un
espace gravitaire dont la force n’est pas qu’une force douce.

Nous avons étudié, dans ce chapitre, le pré-mouvement dans lequel le dialogue s’institue
avec cette force, c’est-à-dire en fait l’écoute qui prédispose à entendre ce partenaire
immense de la locomotion qu’est la Terre. La petite danse de Steve Paxton est alors
apparue comme étude des réflexes d’ajustements posturaux qui nous maintiennent dans
cette relation avec elle : la posture érigée se comprenant, non plus comme un
redressement contre le sol, mais avec le bain gravitaire. Et nous avons vu que tout un
apprentissage était requis pour sentir ces pré-mouvements de la posture, apprentissage
qui requiert de céder à l’appel du poids, plutôt que d’y résister. Le contexte particulier du
Contact Improvisation nous a permis d’investiguer une relation au poids spécifique, dans
laquelle non seulement je cède à l’attraction gravitaire pour mieux bouger (c’est la
logique de la « fonction phorique » que décrit Hubert Godard), mais où l’enjeu même de la
danse est le don du poids à l’autre et à l’espace. Autrement dit, ce n’est plus seulement
que pour bouger, il faut bien que je reconnaisse mon ancrage, comme cela a été la leçon
de la danse moderne—plus encore, dans le Contact Improvisation, bouger c’est donner
son poids, le partage pondéral est la motivation et l’origine du mouvement, et non plus
seulement, comme on l’a découvert analytiquement, son préalable.

Par quel mouvement répondons-nous à l’appel de la gravité ? Le Contact Improvisation


75 cf. Anne Boissière, Chanter, Narrer, Danser, op. cit., p. 78 : « Le pouvoir du rythme est synonyme pour
[Straus] d’un plus de vie ; comme à la danse correspond pour lui un vécu de joie et d’élévation. Il est
important de souligner qu’une telle perspective s’inscrit en même temps contre l’évolution de la danse
de son époque, en particulier représentée en Allemagne par l’expressionnisme de Mary Wigman. Celle-
ci, comme on le perçoit immédiatement dans sa fameuse danse de La sorcière, privilégie le mouvement
vers le bas et ne refuse pas, au contraire, de se livrer à la pulsion de mort. »

- 260 -
répond : l’objet du dialogue avec la Terre, l’objet de la négociation, c’est le don du poids
—c’est-à-dire, si nous devons à présent formuler ce don en termes de geste, la chute.
Ainsi, dès la petite danse, l’enjeu n’est autre que d’examiner le vertige qu’il y a à se tenir
debout, l’incertitude et la menace que la posture érigée recèle : « en explorant le léger
mouvement de l’alignement squelettique en position debout (la petite danse), je peux
sentir des chutes subtiles de certaines parties du squelette 76. » Au rebours de tout ce que
nous avons pu pointer à propos de la valeur affirmative de « l’être debout », le Contact
Improvisation cherche à mettre en avant la vulnérabilité qui travaille notre existence
pondérale. Chaque pas devra être compris, non pas comme mise en branle d’une masse,
mais comme modulation de l’arc de chute auquel la Terre m’invite. Paul Valéry, dans
L’âme et la danse, dit de la danseuse que « nous ne la voyons jamais que devant
tomber77… » Et c’est ainsi que le danseur Dominique Dupuy conçoit sa « dansée » :
comme opération de haut vol, dans laquelle le danseur, loin de nier la gravité dans
l’élévation, l’assume et s’y abandonne dans une chute perpétuellement différée qu’on
appellera l’envol.

« Quittant sa prétention à se tenir debout sur la verticale, qui a fait de lui


l’homme que l’on sait, le volateur abandonne son corps à l’espace, dans un
double plongeon, où l’ascension est un précipité à l’envers et la descension une
escalade inverse, et dans une immersion quasi sans limite. Il faut, pour y réussir,
que la station debout ne soit pas le seul apanage de la gravité, mais que chaque
élément du corps puisse y être à tout moment confronté par lui-même, dans
son vol propre78. »

L’envol est abandon du poids : non pas négation, ni non plus oubli, mais déplacement ou
déterritoritalisation de sa problématique. C’est ce qu’indique le double plongeon—quand
la chute est ascension et l’élévation est concentration du poids. L’élévation est
concentration du poids dans les pointes de la danseuse classique : le gros orteil y porte
tout le poids du corps, sur un point d’équilibre fragile et instable. La chute est ascension

76 Steve Paxton, « Chute » (1982), art. cit., NDD 38-39, p. 84.


77 Paul Valéry, L’Âme et la danse (1921), dans Œuvres, Paris, Gallimard, 1960, t. 2, p. 173.
78 Dominique Dupuy, « Danser outre. Hypothèses de vol », dans Io/Revue internationale de psychanalyse,
#5, 1994, p. 47.

- 261 -
dans le porté, où je ne m’abandonne que pour mieux être soulevé. Des deux côtés, on
retrouve exprimé le même thème fondamental et comme une parenté par-delà les
différences : c’est comme êtres qui tombent que les danseurs s’exhibent et se sentent,
tantôt pour accroître les chances d’y surmonter, tantôt pour l’infléchir, tantôt pour s’y
abandonner. De même que Steve Paxton disait que « le danseur n’a de poids que pour le
donner », il faudrait dire que je ne me lève, dansant, que pour mieux tomber : l’envol, la
propulsion, l’être debout, ne le sont pas tant au titre d’une conquête sur les forces
d’effondrement, qu’au titre d’une prise de distance avec la Terre qui justifie leurs
dialogues. Telle serait peut-être au moins une des origines de cet espace sphérique,
fluctuant, aux forces gravitationnelles multiples que décrivait Erwin Straus lorsqu’il
pensait la danse : au lieu de tirer le fil de plomb de la verticale gravitaire, je m’efforce de
me rapporter à ce que cette gravité fait bouger en moi – je me lève, mais c’est pour mieux
tomber, et ma danse est une chute sans cesse différée.

Les mouvements explorés dans la danse nous font ainsi sortir du rapport de dépendance
muette à l’égard de la pesanteur qui sert de basse fondamentale à nos mouvements
quotidiens : en rendant consciente ou sensible l’activité de la gravité en nous, il devient
possible de jouer avec elle, au lieu de simplement s’appuyer dessus. C’est ce sur quoi
insiste Steve Paxton lorsqu’il dit que « lorsque nous mettons nos masses en mouvement,
nous nous portons au-dessus de l’appel constant de la gravité 79. » C’est en vertu de ce
dépassement qu’un partage du mouvement réel s’instancie dans la relation avec la Terre,
que nous avons donc appris à concevoir sous deux guises : la terre-sol qui vient à ma
rencontre (dans le toucher), et la Terre-force qui m’attire (dans le peser). Ces deux Terres
sont évidemment la même, puisque c’est dans l’exacte mesure où elle est une masse
pleine qu’à la fois elle m’attire à elle et me fournit le support sur lequel cette attraction
vient achopper. Dans notre dialogue avec la gravité, le poids est la langue commune que
nous parlons avec la Terre (newton à newton) et le toucher est la puissance
d’espacement dans cette langue, fournissant les ponctuations aux propos que nous nous
tenons. La réciprocité des attractions est une donnée de la physique (la Terre m’attire
autant que je l’attire), mais elle n’est phénoménologiquement attestée qu’à la mesure
79 Steve Paxton, « Fall after Newton », art. cit., p. 38.

- 262 -
d’un certain savoir-sentir que le danseur s’entraîne à acquérir. De la même façon, si sans
doute les choses se touchent, ma sensibilité à leur contact mutuel implique que j’en
prenne une mesure non géométrique : il faut du tact pour savoir sentir que le mur aussi
me touche quand je m’appuie sur lui. Le studio est le lieu de ces mesures qui s’effectuent
à même les gestes.

En tant que lieu préservé d’une certaine urgence, le studio me permet d’étudier ces
relations, et pour peu que je m’y trouve seule, il est l’occasion de me mettre en relation
avec ce partenaire immense qu’est la Terre, sol-support tactile et masse-force
d’attraction. Même au plan le plus minimal de la posture érigée, cette mise en relation est
déjà rythmée par l’alternance des allers et retours terre-ciel. Debout, j’oscille entre chutes
et redressement partiels. C’est comme modulation de ce rythme que le mouvement dans
l’espace peut se comprendre : la locomotion n’est jamais une simple translation, elle
relève d’une dynamique d’ancrage dans des demeures nomades ; chaque pas suppose
une prise d’appui, un dégagement, et un retour au sol dans lequel il me faut, de nouveau,
habiter. C’est ce moment du dégagement qui fait l’objet de l’art de la chute.

- 263 -
Chapitre 7 ./. Tomber

Tomber-vers (1) : sauter

Voler

En 1960, Yves Klein entreprend une série de performances-démonstrations où


il convie les spectateurs à assister à une pratique saugrenue : des sauts dans le vide,
au milieu d’une galerie d’art. Le peintre monochrome voulait ainsi offrir aux visiteurs
de la galerie le sentiment, même momentané, d’une suspension de la gravité. Cette
conquête de la lévité, dit le peintre, est de la même nature que l’aventure
monochrome : il s’agit de s’y exposer au vertige du « face-à-face avec le vide absolu
qui est tout naturellement le véritable espace pictural80. » Dans le saut (même en sa
version minimale de saut... à un mètre du sol), le peintre connaît pour ainsi dire une
transe momentanée : celle de ne plus dépendre de la Terre.

En 1971, une partition similaire occupe Steve Paxton avant l’invention du

80 Yves Klein, cité dans Emmanuelle Ollier, « Performer pour léviter. Le défi d’Yves Klein », in Aurore
Després (éd.), Gestes ailleurs, Dijon, Les Presses du réel, 2016, p. 229.
Contact Improvisation. En résidence en Californie, il avait en effet entamé un travail
de solo qui avait pour partition un désir de « quitter la planète et ne pas avoir à se
soucier du retour81 ». C’est muni de cette partition, et des savoirs-sentirs acquis dans
sa pratique de gymnaste et d’aïkidoka, que Steve Paxton vient à la rencontre de
celles et ceux qui allaient devenir les premiers praticiens de Contact Improvisation.
Avec eux, il commence à examiner les chocs, les collisions, les roulés et les portés
qui découlent de la mise en commun de cette volonté de décoller de la Terre 82. Dans
la genèse de la pratique du Contact Improvisation, c’est ainsi l’exploration du saut
qui vient en premier, la rencontre tactile et pondérale étant la conséquence de cet
examen.

Les premières Contact Improvisations qui émergent de ce solo d’envol placent


logiquement l’expérience de la désorientation au centre du travail. Simplement, il
ne s’agit plus seulement (comme dans le solo de 1971) d’éprouver l’anti-gravité pour
soi, mais de partager l’envol, d’envisager l’autre comme support de la propulsion, et
plus avant, comme terre secondaire où le retour s’effectue 83. La dynamique s’en
trouve changée : il ne s’agit pas tant d’abandonner le sol pour éprouver « ce que
peut un corps » sans l’attache terrienne, que d’examiner les modalités d’une
rencontre où le danseur abandonne provisoirement son assise à la faveur de l’autre.
L’expérience du saut n’est alors pas pure expérience de désorientation, pure mise à
l’épreuve de soi face au vide : elle sert un telos, celui d’une relation au partenaire
sans présupposés, sur fond de vide. Une éthique relationnelle en découle, qui place

81 Steve Paxton, « Interview » dans Contact Improvisation at CI 36, DVD Contact Editions, 2012.
82 Jane McDermott, « An Interview with Steve Paxton », New Dance, #4, Autumn 1977, p. 7 :« peu
après ce travail [de solo], j’étais en résidence à Oberlin College (Ohio) et j’avais un groupe de
neuf jeunes gens dans ma classe à qui j’ai décidé d’enseigner ce solo. J’ai commencé par
développer le matériau nécessaire à leur enseigner les compétences qu’il requérait. Nous
n’avions que trois semaines – alors que cela m’avait pris plusieurs mois pour développer le solo,
sans compter mes années d’expérience – donc il me fallait trouver les moyens de leur enseigner
le matériau rapidement. »
83 Comme le souligne Nancy Stark Smith, « notre question initiale était celle de savoir comment
utiliser cette force qui vous éloigne du centre (la force centrifuge) pour rencontrer à nouveau le
partenaire et transférer cette force dans l’échange de poids. » (Nancy Stark Smith, « Teaching
exchange » dans European CI Newsletter, 1986, #1, p. 4 : « The initial question was how to use the force
which takes you away from center (centrifugal force) to meet your partner again, and transfer that
force into weight exchange. »

- 265 -
la rencontre sous le signe du risque : l’improvisation, si elle doit permettre la mise en
rapport des improvisateurs, se fait au risque de la perte d’équilibre. Pour que nous
trouvions un sol commun, il faut que nous nous défaisions partiellement ou
momentanément de nos appuis.

Steve Paxton pointe ainsi très tôt l’essentiel de la découverte du Contact


Improvisation :

« Danser en solo, ça n’existe pas : le danseur danse avec le sol : ajoutez


un autre danseur, et vous aurez un quartet : chaque danseur l’un avec
l’autre, et chacun avec le sol84. »

La mise en commun des propulsions rend possible cette découverte : tout solo
est d’abord un duo avec le sol ; tout duo est un quartet, c’est-à-dire la rencontre,
non seulement de deux danseurs au-dessus d’un sol qui les soutient, mais de deux
danseurs apportant chacun leurs « sols » respectifs, leurs appuis, leurs assises
géologiques.

Le saut est l’opération par laquelle, pendant un bref instant, ces sols sont
suspendus : ils ne sont pas niés, mais mis entre parenthèses. De cette mise entre
parenthèses dépend la qualité de la rencontre : jusqu’à quel point suis-je dans la
mesure d’abandonner, même pour un bref instant, ma provenance, mes appuis,
mes centres, pour admettre et intégrer qu’il en est d’autres, que ma partenaire en
charrie elle aussi, et que notre danse sera celle de leur accordage mutuel ? C’est la
question que nous poursuivons en examinant l’art du saut dans le Contact
Improvisation.

Balistique

Le saut prolonge, dans le temps et dans l’espace, le moment de suspension


qui habite toute locomotion ; il permet d’y voir de plus près, comme si, en
augmentant la puissance de propulsion, il offrait à l’observateur l’occasion de

84 Steve Paxton, « Solo Dancing », art. cit., p. 24.

- 266 -
détailler les mécanismes de la marche la plus simple (comme les pas sur la Lune
nous paraissent inévitablement des sauts, par simple allègement de la gravité). Mais
plus qu’une simple amplification de nos motricités piétonnes, le saut change le
temps et l’espace de la locomotion, et se faisant il en change aussi les valeurs et les
postures qu’elle renferme.
Pour comprendre cette modification existentiale, il faut insister sur la phase
spécifique qui qualifie le saut par rapport à la locomotion piétonne : sa phase aérienne. Les
phases de préparation et de réception, en effet, ne font qu’accentuer les valeurs d’ancrage
qui habitent nos pas de marche les plus simples. Dans la phase aérienne en revanche, le
bougeur, s’il ne se tient pas exactement au-dessus de la troisième loi de Newton (comme
l’espère Steve Paxton85), est cependant soumis à une tout autre logique. Son mouvement
répond aux lois de la balistique, étudiée depuis Aristote au moins, et qui dicte au mobile une
structure parabolique (que les manuels de voltige à la Renaissance interprétaient comme
une confirmation de l’homologie postulée entre macrocosme et microcosme puisque
la trajectoire balistique du voltigeur « imitait » le déplacement circulaire des
astres86). Selon la vitesse, le graphe du saut décrit également une parabole, mais inversée,
où l’on peut observer deux micro-phases, l’une ascensionnelle où la vitesse est décroissante
à mesure que la gravité terrestre contrebalance l’inertie contractée par le corps lors de
l’impulsion ; l’autre en descente où la vitesse s’accélère en raison de l’inertie contractée par
le corps en relation avec la gravité terrestre. C’est entre ces deux micro-phases que se
trouve le moment de suspension anti-gravitaire, moment qui n’est à la rigueur qu’un point
au sens mathématique, où la progression en hauteur du mouvant est nulle, puisque la
gravité a réduit à zéro la vitesse de propulsion ascensionnelle mais n’a pas encore
commencé à la faire augmenter dans le sens de la descente. Ce point mathématique fait
cependant suffisamment illusion pour être l’objet même de la recherche aérienne ou
volatile en danse ou en acrobatie, où ce sont les moments tangentiels au point (les

85 Steve Paxton, « Fall after Newton », art. cit., p. 38 : « Au-delà de la troisième loi de Newton, nous
découvrons que pour chaque action, plusieurs réactions égales ou opposées sont possibles. C’est
en cet endroit que se loge la possibilité que nous avons d’improviser. »
86 cf. par exemple les remarquables Trois dialogues de l’exercice de l’art de sauter et de voltiger en
l’air d’Arghange Tuccaro (Paris, Montr’oeil, 1599) où l’auteur indique que pour bien sauter, il faut
savoir « respecter les conjonctions et oppositions triangulaires, voire sexangulaires, qui
interviennent tous les jours entre la Terre et autres sphères célestes. »

- 267 -
moments où la vitesse tend vers zéro, mais ne l’atteint pas encore ou ne l’a pas quitté tout
à fait) qui sont recherchés87.
Au sommet de la courbe du mouvement, je semble n’obéir plus à la loi qui
constamment m’attire et me confirme dans mon appartenance au régime terrestre : j’entre
dans l’anti-gravité. Or, c’est ici peut-être que la balistique biomécanique fait place à une
balistique existentielle, cet instant n’est pas seulement la suspension entre le haut et le bas
(état instable qui n’appartient ni à l’un ni à l’autre régime) : il est aussi suspension entre
d’où je viens et où je vais. Dans la marche, l’ancrage du pied gauche autorise le dégagement
du pied droit vers l’avant : mon pas enjambe la distance qui me sépare d’ici à là, et ce n’est
qu’en tant que trait d’union entre ces deux espaces que mon pas existe. Dans le saut, nul
ancrage qui autoriserait le déploiement de ce lien : sans doute arrivé au point de suspension
au sommet de ma courbe il y a l’irrésistible attrait et du sol, et de la direction dans laquelle
je saute, mais si la direction est maintenue, le caractère de vecteur est presque effacé, faute
de point d’origine. Je ne suis plus que « devant tomber », faute de pouvoir ressourcer,
réorienter le mouvement dans lequel je me trouve prise. Une fois la rampe de lancement
activée, une fois le saut élancé, je suis le passager de mon mouvement jusqu’à ce que la

87 Sur les diverses stratégies mises en œuvre dans l’acrobatie pour rallonger la suspension, on peut
se reporter à l’excellent article de Françoise K. Jouffroy, « Le saut ou l’art de ne plus toucher
terre », dans Odette Aslan (dir.), Le corps en jeu, Paris, CNRS, 1993. Disons d’abord, pour en
condenser les acquis, que la manière la plus directe d’allonger la suspension est de toute
évidence de sauter de plus haut. En physique mécanique, on dira qu’on augmente alors l’énergie
potentielle, mais avec l’inconvénient, du point de vue biomécanique, de rendre plus malaisée la
réception. Les animaux arboricoles jouent pour l’essentiel sur cette augmentation de l’énergie
potentielle en se hissant au-dessus d’un arbre élevé pour atteindre à un arbre situé plus bas à
une grande distance et compensent la difficulté avec des membranes alaires (comme chez
l’écureuil volant, mais aussi certains singes qui ralentissent la phase de chute par le frottement
de l’air sur leurs membres déployés). Dans les activités acrobatiques humaines, c’est souvent en
augmentant l’élasticité des matériaux dont le sol est composé que la difficulté est résolue—la
réception devient moins difficile, puisque le sol réagit avec davantage de rebond. Cette première
stratégie (d’augmentation d’énergie mécanique) est complétée par la prise d’élan qui consiste à
emmagasiner de l’énergie cinétique avant la propulsion : les courses d’élans de l’athlète (comme
du cheval ou du chat) et les oscillations du trapéziste (ou de l’orang-outang) visent à accroître
cette énergie cinétique, comme les multiples rotations et le jeu sur la force centrifuge en Contact
Improvisation visent à augmenter la vitesse initiale des danseurs avant le saut proprement dit.
Ces deux stratégies sont exemplairement réunies dans un certain usage de soi dans le
mouvement qui consiste à faire fond sur l’élasticité des structures d’appuis internes : muscles,
tendons, et mêmes os. Les pieds humains sont remarquablement adaptés à l’égard de cet
impératif d’élasticité pour le saut : leurs trente-trois tendons relient vingt-six os qui permettent
des mouvements dans toutes les directions, mais surtout offrent l’occasion d’une redistribution
des forces de propulsion et de réception. Par ses pieds, l’humain est ainsi non seulement un
animal bipède : c’est aussi un animal sauteur.

- 268 -
gravité me ramène au sol. Le tout ne prend pas plus de quelques secondes, mais pendant
ces secondes, c’est à un mouvement sans provenance que je m’adonne. La prise d’élan,
pour volontaire qu’elle puisse être, revient donc à se remettre à se jeter dans le vide, et en
accepter les conséquences. C’est d’abord en ce sens que le saut est désorientation : il
consiste à perdre, pour un instant (celui de la suspension), les repères en fonction desquels
je m’organise.

Une troisième spatialité

Par définition, l’espace de la désorientation est difficile à décrire : tournoyant, sans


repères ni coordonnées d’où le saisir, on peine à s’y situer. C’est pourquoi, sans doute,
lorsque Merleau-Ponty s’est intéressé à détailler le phénomène de l’orientation (dans le
chapitre de la Phénoménologie de la perception consacré à « L’espace »), il a cherché à se
tourner vers une expérience très particulière et bien délimitée : celle de la fameuse
expérience d’inversion optique menée par George Stratton à la fin du XIX
e
siècle88.
Détaillons cette expérience et les conclusions que tire Merleau-Ponty à son propos :
nous verrons qu’elle nous fournit les linéaments pour comprendre le phénomène à
l’œuvre dans la désorientation du saut. Stratton s’était confectionné un masque qui
d’une part recouvrait l’œil gauche et d’autre part, par un jeu de prisme et de
réflexion, apportait à l’œil droit une version inversée de l’arrangement optique
normal, de telle sorte que, bien que debout et la tête à l’endroit, l’environnement lui
apparaissait visuellement comme il apparaît lorsque nous nous plaçons la tête à
l’envers. L’objet explicite de l’interrogation de Stratton était ce qu’il appelle « la
vision debout » (upright vision), autrement dit le lien entre la posture d’un côté et
l’organisation cohérente des sensations de l’autre : comme l’atteste le compte-
rendu, jour par jour, qu’il donne de son expérience, il s’agissait pour lui de
déterminer l’influence de la sphère optique sur les possibilités de l’action ainsi que
sur l’image de soi.
« Premier jour. La scène entière me paraissait renversée. Lorsque je bougeais

88 George M. Stratton, « Some Preliminary Experiments on Vision without Inversion of the Retinal
Image », Psychological Review, #3, 1896 ; et « Vision without Inversion of the Retinal Image »,
Psychological Review, #4, 1897.

- 269 -
ma tête ou mon corps de sorte à ce que je puisse parcourir la scène du regard, le
mouvement n’était pas senti comme un mouvement de l’observateur (comme c’est le
cas dans la vision normale) mais était référé à la fois à l’observateur et aux objets à
distance. (...) Je n’avais pas la sensation visuelle de passer en revue un ensemble
d’objets immobiles, bien plutôt, c’est tout le champ des choses qui se balayait lui-
même, se balançait devant mes yeux. Quasiment tous les mouvements exécutés sous
la conduite de la vue étaient laborieux et embarrassés. Les mouvements étaient
constamment inappropriés : par exemple, pour bouger ma main d’un lieu du champ
visuel à un autre que j’avais moi-même choisi, la contraction musculaire qui aurait
accompli ce transport dans la situation normale d’arrangement visuel, amenait ma
main à un endroit complètement différent. Je corrigeais alors le mouvement,
recommençais dans une autre direction, et finalement, par une série d’approximations
et de corrections, parvenais au point choisi89. »

Dans le commentaire que Paul Schilder (dont s’inspire largement Merleau-


Ponty) a donné de cette expérience ce n’est toutefois pas tant la manière dont le
champ optique inversé renverse l’image du corps qui l’intéresse, que le fait que le
mouvement nous aide à nous orienter dans l’espace. L’expérience de Stratton
atteste en effet que le mouvement alimente la précision du geste par une sorte de
boucle rétroactive entre le geste et l’intention qui y est visée. Ainsi au quatrième
jour, Stratton développe une méthode pour « trouver » la bonne main pour saisir un
objet : « si, avec un de mes pieds à proximité de l’objet, je tapais une ou deux fois sur
le sol avant de m’abaisser pour le saisir, c’était la bonne main qui entrait
immédiatement dans l’action. De manière assez curieuse, il était donc plus aisé, à ce
moment-là, de commencer le mouvement avec le bon pied plutôt qu’avec la bonne
main90. » Or comment rendre compte de ce fait que le monde moteur habituel
exerce une prégnance telle que le champ visuel, non seulement soit « oublié »
comme dans les cas où je ferme les yeux pour atteindre à une plus grande

89 George M. Stratton, « Vision without... », art. cit., p. 344.


90 Ibid., p. 352.

- 270 -
concentration, mais soit orienté en fonction de l’activité elle-même, plutôt que de sa
physiologie directe ?
L’explication de Stratton consiste à dire qu’alors, c’est le « choix » entre deux
« corps » incompossibles (le corps visuel et le corps tactile) qui permet ce
réajustement : comme si l’esprit, face à la contradiction entre les deux mondes
(visuels et tactiles) choisissait finalement le plus habituel et le plus plausible. Mais
cette explication ne fait que montrer l’endroit où la question se pose, à savoir :
comment l’espace est-il doté des valences haut et bas ? Il reste en effet à déterminer
pourquoi le « corps tactile » de Stratton avait cette puissance de polarisation. Or ce
que l’expérience de la vision inversée montre, c’est que cet espace ne peut être ni
celui des contenus eux-mêmes (sinon on ne comprendrait pas comme des objets
physiologiquement imprimés sur la rétine comme inversés pourraient apparaître
dans le bon sens), ni celui du sujet constituant (sinon le monde n’aurait pas
seulement été inversé, mais dissous par le renversement faute de possibilité
constituante).

La manière dont nous nous organisons dans l’espace, la manière dont notre
corps occupe cet espace, n’est donc pas un simple fond muet qui soutient notre
activité sans que nous le sachions. Ce que Schilder insiste bien pour nommer « le
modèle postural du corps » est plutôt une totalité dynamique jamais achevée :
« c’est une création, non un donné 91 », non une forme au sens de ce à quoi nous
arriverions par stabilisation, mais la production d’une forme, un processus de
structuration. L’expérience de Stratton ne fait pas qu’attester de la plasticité du
schéma postural : elle en désigne le caractère dynamique, c’est-à-dire le fait que,
contrairement à ce que le terme d’image peut exprimer de fixité, il n’est pas donné
ailleurs que comme mouvement.
C’est pourquoi, dit Merleau-Ponty, nous avons besoin d’une troisième
spatialité : ni l’espace des choses, ni l’espace du sujet, mais un espace qui soit

91 Paul Schilder, L’image du corps, op. cit., p. 132.

- 271 -
« un absolu dans le relatif, un espace qui ne glisse pas sur les apparences,
qui s’ancre en elles et se fasse solidaire d’elles, mais qui, cependant, ne
soit pas donné avec elles de manière réaliste, et puisse, comme le montre
l’expérience de Stratton, survivre à leur bouleversement92. »

Faisons l’hypothèse que c’est de cette troisième spatialité, celle du corps comme
agent, c’est-à-dire du mouvement directionnel qui le porte, qu’il sera question dans le
Contact Improvisation. Toutes les désorientations auxquelles il donne lieu ne sont ainsi pas
tant une perte de repères qu’un abandon de l’espace où choses et sujets s’opposent à la
faveur de l’espace où mes orientations se conjoignent avec celle de mon activité, sans plus
se remettre aux cartographies du dehors ou dedans en fonction desquels j’ai pris l’habitude
me situer. Plutôt que de m’orienter en fonction de mes axes ou des axes de la pièce où je
me trouve, je m’orienterais alors en fonction des mouvements qui me portent : ce serait
mon mouvement qui serait boussole, et non des points cardinaux.

Le vestibulaire

Confirmons cette balistique existentielle par les données de la physiologie des sens.
Dans le saut, quatre des principaux facteurs sensoriels de la perception de l’orientation sont
suspendus : le contact de mes pieds au sol, la perception visuelle des verticales dans
l’espace, l’orientation de mes viscères par rapport à la gravité et la perception de l’activité
posturale sont sinon annulés, du moins fortement perturbés. Or, reste actif un cinquième
système perceptif : le système vestibulaire situé dans l’oreille interne.
C’est en effet sur le système vestibulaire que repose, dans le moment du saut, notre
notion du sol, du haut et du bas, et de la vitesse de chute. Détaillons-en le fonctionnement.
Et remarquons d’abord que la plupart des vivants multi-cellulaires au niveau macroscopique
ont développé un système qui leur permet de s’orienter vis-à-vis de l’attraction gravitaire.
La forme la plus simple que prend ce système est celle d’un statocyste, une cellule qui, à
l’intérieur des vivants, est composée d’une enveloppe remplie de liquide et bordée à
l’intérieur de cils sensibles à la pression : au milieu de cette enveloppe, un statolithe (une
petite « pierre » qui, en dépit de son nom, est mobile et soumise à la gravité) rencontre les
mécano-récepteurs ciliés de l’enveloppe qui déchargent alors leur information en direction

92 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 295-296.

- 272 -
des centres nerveux. Ainsi en cas de déplacement du vivant vers le haut, le statolithe est
déplacé vers le bas et excite les cils internes du statocyste (fig. 6).
Le statocyste, dans sa simplicité, ne permettrait guère de percevoir la différence
entre des rotations en place et des variations de l’orientation vis-à-vis de la gravité, puisqu’il
confondrait l’effet de la force centrifuge avec celle d’une variation de l’orientation de la
masse à l’intérieur de la cellule. C’est exemplairement le cas chez les plantes, qui s’orientent
dans leur environnement en fonction, non seulement du phototropisme positif (vers la
lumière), mais d’un gravitropisme à la fois positif (pousse des racines vers le bas) et négatif
(pousse des bourgeons vers le haut) 93. À la suite des premières remarques de Duhamel sur
la graviception végétale (La physique des arbres, 1758), Thomas Andrew Knight en 1806 a
développé un dispositif expérimental qui annulait les effets de la gravité sur les plantes en
les soumettant à une force centrifuge : quelle que soit l’orientation de départ des plantes
examinées (il s’agissait de plans de haricots), toutes leurs racines poussaient dans la
direction de la force centrifuge (vers l’extérieur) tandis que les bourgeons poussaient vers
le centre. C’est que faute de systèmes d’orientation plus complexes, les plantes ne peuvent
faire la différence entre deux forces gravitaires : celle de la Terre ou celle d’un autre
mouvement auquel elles seraient soumises. Évidemment, la lenteur de la locomotion chez
les végétaux explique cette confusion : il n’y avait pas de raison, pour les plantes, de se
doter d’un autre système graviceptif que le statocyste pour s’orienter vers le sol, étant
donné que la vitesse de leur croissance ne peut provoquer une modification telle des forces
gravitaires qu’elle annule ou contredise la gravité terrestre.
Pour les vivants plus complexes, en particulier les animaux vertébrés capables de
locomotions complexes et rapides, le statocyste s’est doublé d’un organe plus élaboré, le
système vestibulaire, composé de canaux semi-circulaires spécialisés qui permettent de
distinguer les rotations des déplacements. Ce labyrinthe, situé dans l’oreille interne chez
l’être humain et de nombreux animaux terrestres et marins, donne accès à l’orientation du
corps (ou de la tête seulement chez les animaux terrestres, mais le reste du corps est
généralement aligné avec elle) selon les mêmes trois axes qui composent le repère
euclidien : l’axe longitudinal (devant-derrière), l’axe latéral (droite-gauche), et l’axe dorso-
ventral (haut-bas). L’orientation du corps est donnée par rapport à une « normale », un peu

93 Daniel Chamovitz, La plante et ses sens, traduit de l’américain par Jeremy Oriol, Paris, Libella,
2014, p. 117 sq.

- 273 -
à la manière dont le niveau des maçons permet de déterminer l’alignement horizontal ou
vertical d’un mur. Cette normale reste relativement plastique (elle peut être modifiée par
entraînement) et individuelle (elle dépend notamment de l’histoire de notre redressement),
même si certaines constantes peuvent s’observer.
Le système vestibulaire présente un cas relativement unique d’information sensible
sans sensation clairement assignable. Si je suis assis sur une chaise tournante à laquelle on
donne un quart de tour, je pourrai—même avec les yeux fermés—reconnaître sans
conteste que j’ai fait un quart de tour (et non un demi) et dans quel sens je l’ai fait. Et
pourtant, je serais bien en peine de localiser cette sensation dans la cupule du canal
horizontal qui me donne cette information, ni même vaguement dans « ma tête » qui est la
région du monde sur laquelle porte cette information. On objectera peut-être que dans la
vision pas plus que dans la perception vestibulaire je ne perçois certainement pas la
sensation là où elle est reçue (à savoir sur ma rétine), mais bien dans le monde, à même les
objets, et que comme disait Bergson, l’image n’est pas dans le cerveau, mais déjà tirée dans
les choses. C’est vrai, mais il me reste encore possible de fermer un œil, et de savoir par la
négative que cet œil m’offrait à voir cette partie maintenant obscurcie. Et surtout, je sais
bien que la vision que j’ai des choses est donnée du point de vue de ma tête, et non de mes
pieds. Tandis que dans la perception vestibulaire, il n’y a même plus cette simple
somatotopie : la perception du changement de situation est là, mais elle concerne
indistinctement tout le perçu (corps et champ perceptif) sans sensation introspectivement
accessible. James Jerome Gibson en a tiré toutes les conséquences pour sa philosophie de
la perception94 : pour lui, loin que la perception vestibulaire soit un cas exceptionnel de
perception, elle en est le modèle adéquat ; et ce n’est que par les artifices du langage et de
la technologie que nous nous persuadons que les organes récepteurs sont localisables
introspectivement et des sensations assignables à ces organes. Car en dépit de cette
possibilité (qui n’est assurément pas une nécessité dans la perception), la réalité de la
perception est qu’elle ne se fonde pas sur la sensation95 et si elle peut parfois être analysée
en moments sensoriels, elle relève plutôt d’un se-sentir-en-situation. En ce sens, ce que
Gibson appelle « le système d’orientation basale » (à savoir, pour l’essentiel, le système

94 James Jerome Gibson, The Senses Considered As Perceptual Systems, op. cit., p. 69.
95 Ibid., p. 71.

- 274 -
vestibulaire) est l’archétype du système perceptif : sa fonction est de m’informer de ma
situation dans le monde.
On comprend, en ce sens, que sa perturbation dans le saut puisse être l’occasion
d’une remise en cause plus profonde du sens de la direction de l’action (et non plus
seulement du mouvement), qu’il puisse ainsi avoir une signification existentielle, et non
seulement biomécanique.

Tomber-de (2) : tourbillonner (le vertige)

Saltophobie

Définissons le vertige comme saltophobie, peur d’avoir envie de sauter. Les


personnes prises de vertige au sommet d’une tour ou sur le bord d’une corniche
expriment ainsi la peur qui les saisit : non pas comme une peur de tomber du haut
du précipice, mais comme la perception simultanée d’un désir de sauter et de sa
répression. La saltophobie s’indique ainsi comme attitude ambivalente face à
l’(im)pulsion de sauter. La perception de la distance entre les deux bords (de la
falaise, des barres d’immeuble) est, dans le vertige, symétriquement perçue comme
invitation à sauter et comme sa négation (« il ne faut pas que je saute ») : c’est dans
le « et » que tient le vertige, comme contradiction.

Cette double invective est d’ailleurs analytiquement contenue dans la


perception de la distance : la manière pour deux « bords » qui se séparent
d’apparaître, c’est de m’« inviter » à les enjamber, à relier les deux bouts. Le vertige
est nécessairement vertige de la distance et non de la profondeur : la béance à
laquelle il me confronte, ce n’est pas tant la profondeur du trou, que la distance qui
me sépare de l’autre rive. Même si rien actuellement ne semble me provoquer à
franchir cette distance, c’est sa perception elle-même qui présente le caractère
d’invite, et c’est au cœur de cette perception que la commande inverse (« ne saute
pas ! ») fait son apparition insensée.

C’est pourquoi il n’y a de vertige que pour l’être debout, c’est-à-dire l’être qui

- 275 -
s’appuie de toute sa verticalité sur la terre. Si le vertige cesse au moment où je me
rassois, c’est qu’il faut être debout pour voir (et avoir) à distance. Le vertige est
donc un affect qui colore les surfaces qui me soutiennent, et non à proprement
parler l’espace-trou « dans » lequel je pourrais sauter. Ou plus exactement, c’est à
partir de l’appui que le vertige vient emplir négativement cet espace dans lequel je
pourrais tomber, précisément parce que c’est en lui que s’éprouve la possibilité de
l’impulsion (assis, mon saut est bien moins imminent).

Dans le vertige, pour le dire encore autrement, je suis déjà de l’autre côté, j’ai
déjà amorcé le saut, et c’est le caractère irrésistible de l’élan qui me met à mal. C’est
ce que décrit Erwin Straus avec rigueur :

« Dans le vertige, la perception de l’espace se trouve modifiée avant


même que la chute ne s’amorce et le continuum spatial paraît
entièrement désintégré parce que rien ne relie plus l’ici et le là. Et de fait,
il n’existe plus de véritable ici et de véritable là ; la profondeur, la hauteur
et la distance prennent l’apparence de l’altérité la plus absolue en sorte
que c’est l’endroit même occupé par l’homme atteint de vertige qui se
transforme en perdant la fixité caractéristique de l’ici96. »

Le vertige est donc perte de la situation, c’est-à-dire perte de la relation qui


réunit le proche et le lointain dans un même mouvement. Ou plutôt, le vertige est
perte du caractère de vis-à-vis qui qualifie l’espace : c’est en ce sens que Henri
Maldiney, dans un texte de jeunesse, insistait déjà pour dire que le vertige est une
« situation pré-cosmique dans laquelle nous sommes en proie à l’espace, lui-même
‘‘abymé’’ dans une dérobade universelle autour de nous et en nous 97 ». Ce n’est pas
seulement que je suis pris, dans le vertige, par un espace qui m’aspire : c’est que
l’espace lui-même est comme pris par un tourbillon qui l’effondre. L’impression de
dérobade du sol caractéristique du vertige emporte ainsi nécessairement celle du
ciel qui tournoie sans plus offrir de repères fixes : c’est que symétriquement, le
96 Erwin Straus, Du sens des sens, op. cit., p. 307.
97 Herni Maldiney, Vertige et autres textes (1960-2006), dans Jean-Pierre Charcosset (éd.), Henri
Maldiney : plus avant…, Chatou, La Transparence, 2012, p. 14.

- 276 -
vertige emporte dans un mouvement d’expulsion et l’ici et le là, et le haut et le bas.

Partant de cette appréhension du vertige, on pourrait définir deux modalités


du saut. La première correspondrait au saut conçu comme lancer, qui domine le
vertige : par la propulsion, il joint les deux rives, il dresse un pont entre deux
réalités ; le jet est jonction, il clôt l’ouvert de sa cloche parabolique. Dans le saut
comme lancer, la phase aérienne n’est que l’occasion d’une transition entre la
propulsion et la réception : elle n’est visée que pour son efficace balistique. La
seconde serait le saut comme bond qui quant à lui va dans l’air sans aller nulle part.
Bondir, comme bouger, c’est une certaine manière d’ébullition : le bombitire latin
dont il provient signifie en effet bourdonner, vrombir (le changement de sens étant
dû, d’après le Trésor de la langue française, à un changement d’image : « à
l’impression auditive de sons montants et descendants, s’est substituée une
impression visuelle du même rythme »). Le bond est une manière de sauter qui
n’enjambe pas les lieux, ne dresse pas de pont, mais reste suspendue à l’entre-deux.
Ou plutôt, si le bond est dirigé quelque part, il n’y présuppose rien, ou se tient prêt à
la réorientation immédiate de sa propulsion. En ce sens, même s’il va « vers l’avant »
ou « vers l’arrière », le bond est une espèce de saut qui ne s’effectue pas contre le
vertige (comme son surmontement), mais avec le vertige ou comme vertige.

Le saut n’est, de ce point de vue, pas le seul mode d’apparaître authentique


du vertige. Steve Paxton a d’ailleurs une fascination constante pour toutes les
situations dans lesquelles le vertige apparaît sans trouée de l’espace, dans lesquelles
il y a bombition de l’espace sans bond. Par exemple : je descends un escalier et
soudain, le sol vient me rencontrer plus tôt que prévu—ce n’est pas que le sol se
dérobe, c’est que je vais à sa rencontre là où il n’est pas—c’est plutôt comme une
chute inversée—je perds pied, non pas parce qu’il n’y a pas de sol, mais parce qu’il y
en a trop. Le tourbillon, la force centrifuge, la rotation dont on fait l’expérience
dans la « petite danse » sollicitent, de même, ce déplacement du sol qui n’en est pas
la suppression, mais du moins l’ébranlement.

- 277 -
Les jeux de l’Ilinx

De nombreux animaux s’appuient sur ce remue-ménage dans leurs loisirs.


Dans Les jeux et les hommes, Roger Caillois a baptisé du terme d’Ilinx (« tourbillon »
en grec) ces manières uniques de jouer qui consistent à tirer plaisir de la
perturbation du système perceptif d’orientation : les vols planés à plat dos du
corbeau, les roulés-boulés des jeunes mammifères qui s’ébattent au sol, et nos jeux
de fête foraine (comme les Montagnes Russes) relèvent de ce bonheur singulier 98.
Notre « saut de joie » lui-même puise à sa source : sauter, c’est se donner les
moyens, pendant une fraction de seconde, de se laisser porter ou transporter sans
activité musculaire correspondante, comme la joie indique un certain transport de
soi, une certaine absence d’effort dans l’existence—si nous sautons de joie, c’est
que le même mode d’être à l’espace est en jeu dans l’être-en-l’air et l’être-joyeux.

Le vertige, toutefois, est ambivalent : il donne la joie singulière de la


démesure, en même temps qu’il sollicite l’angoisse de la perte de repères. C’est ce
que remarque Roger Caillois quand il dit que les jeux ilinxiens se dessinent sur fond
de « panique volupteuse99 ». Il y a une certaine jouissance mise en jeu dans le
tourbillon qui me désarticule. La joie de l’Ilinx est en ce sens une joie mixte : elle est
simultanément vertige de l’anéantissement et délice de son surmontement. Caillois
voit dans l’acrobatie et plus généralement dans les pratiques de danse, des
manières de ritualisation, voire de délégation de cette jouissance à certains
professionnels qu’on va voir se mettre au risque de la chute, avec lesquels par
empathie, nous nous mettons au bord du précipice, tout en restant
confortablement assis dans nos sièges. Ainsi des voladores mexicains qui, munis

98 cf. Roger Caillois, Les jeux et les hommes (Le masque et le vertige), Paris, Gallimard, 1958, pp. 48-
49 : « Les chiens tournent sur eux-mêmes pour attraper leur queue, jusqu’à ce qu’ils tombent.
D’autres fois ils sont pris d’une fièvre de courir qui ne les abandonne qu’épuisés. Les antilopes,
les gazelles, les chevaux sauvages sont fréquemment saisis d’une panique qui ne correspond à
aucun danger réel, ni même à la moindre apparence de péril, et qui traduit plutôt l’effet d’une
impérieuse contagion et d’une complaisance immédiate à y céder. (…) Le gibbon choisit une
branche flexible, la courbe de son poids jusqu’à ce qu’elle se détende et le projette dans les airs.
Il se rattrape comme il peut et recommence sans fin cet exercice inutile et inexplicable
autrement que par sa séduction intime. »
99 Ibid., p. 45.

- 278 -
d’ailes aux alentours des poignets, simulent une chute de trente mètres, la tête vers
le bas et les bras ouverts, en nouant leurs orteils à une corde suspendue.

Et, plus avant, nul besoin d’être volateur pour chercher cet abandon à
l’espace, qui se manifeste dès les plus simples tournoiements des enfants, où la
force centrifuge entraîne une forme de fuite hors de soi. L’adulte cherche encore
dans la vitesse les instruments d’une griserie qui se fondent sur le dérèglement des
sens, non seulement de l’oreille interne mais encore de tout le corps, comprimé par
des différences de rythmes, exacerbé par les sensations tactiles du vent sur le
visage ou de la matière tantôt lisse (ski, surf, vélo) tantôt grumeleuse (skateboard,
rallye automobile) sous le plancher du véhicule. Caillois lie ce plaisir particulier de
l’extase à la passion destructrice si présente chez les enfants et qu’atteste encore
« l’étrange excitation que [les adultes] continuent à éprouver (…) en faisant tomber
en avalanche la neige d’un toit100 ». C’est sans doute que le spectacle de la chute s’y
atteste comme dans le vertige, et qu’à la faveur de la destruction, c’est la
confirmation de la force immense de la Terre et l’échec, devant elle, du
redressement que la posture érigée nous a enseigné à transmettre à nos
constructions, qui se voit exprimée.

Un risque point alors dans les jeux ilinxiens : celui d’une « séparation d’avec le
reste de la réalité101 », d’un oubli de soi et de l’autre au profit de la surenchère
sensorielle. C’est pourquoi les jeux ilinxiens sont très associés, d’après Caillois, aux
« sociétés à tohu-bohu102 », c’est-à-dire aux sociétés soit inchoativement socialisées,
comme les sociétés primitives, soit en proie à la déstructuration sociale, comme les
sociétés industrielles contemporaines. C’est pourquoi aussi Caillois oppose l’Ilinx à
cet autre jeu qu’est l’Agôn qui n’est pas seulement compétition (antagonisme) mais
aussi, bravade, effort, goût de la difficulté : l’Ilinx est un jeu d’abandon et non
d’habileté, car « la paralysie qu’il provoque, la fureur aveugle qu’il développe (…)

100 Ibid., p. 47.


101 Ibid., p. 51
102 Ibid., p. 171.

- 279 -
constituent la négation stricte de l’effort contrôlé103. »

C’est pourtant cette « conjonction interdite104 » entre l’abandon et l’effort que


le Contact Improvisation déploie, comme art de se donner le vertige (fig. 7). Cet art
de se donner à soi-même le vertige se trouve au mitan de deux autres arts qui
pratiquent, eux aussi, la conjonction interdite de l’agôn et de l’ilinx : les arts du
risque (sports extrêmes), où le vertige tient à la mise en danger de soi 105 ; et les arts
de l’acrobatie (équilibristes, funambulistes, joueurs d’agrès, cascadeurs), où le
vertige est senti par procuration et tient à l’apparence de mise en danger de l’autre.
Des arts du risque, le Contact Improvisation retient la mise en danger de soi ; mais
des arts du cirque, il retient que l’apparence suffit à donner le vertige. Ce milieu où
se tient le Contact Improvisation le place au plus près des attractions de fête
foraines qui stimulent la désorientation sans engager la survie.

C’est pourquoi il faut les en distinguer : il ne s’agit en effet nullement de


chercher, dans la danse, un lénifiant pour adultes en manque de « sensations fortes
bas de gamme106 » qui n’alimenterait que leur passion pour les poussées
d’adrénaline et les états hypnotiques provoqués par les chutes. L’apparence de
vertige dont il est question dans le Contact Improvisation n’est pas là pour faire
illusion : elle est là pour permettre l’étude du phénomène même dont le vertige est
le signe, à savoir la dissolution de la conscience.

Ainsi, sans aller jusqu’au vertige du bond ou du saut, la seule pratique du


roulé-aïkido, par exemple, est recommandée par Steve Paxton comme un
instrument pour étudier la perte de repères. Parce que dans le roulé-aïkido, le corps
emprunte une configuration inhabituelle (se conformant à un plan diagonal au lieu
de la roulade sagittale coutumière en Occident), il suscite le vertige : c’est là que le
travail du danseur commence, au moment où les orientations socio-habituelles ne

103 Ibid., p. 147.


104 Raphaël Zarka, La Conjonction interdite. Notes sur le skateboard, Paris, Editions B42, 2007.
105 David Lebreton, Passions du risque, Paris, Éditions Métailié, 1991 ou plus récemment Conduites à
risque, Paris, Puf, 2002.
106 Steve Paxton, « Aikido Information Indeed », art. cit., p. 17.

- 280 -
permettent pas de donner un sens au mouvement. La perte de repères n’est donc
pas visée pour elle-même, mais comme occasion d’étudier la production même de
l’espace comme structure d’orientation : en dégageant notre être à l’espace, en
nous soustrayant jusqu’à la sensation d’être arrimé au sol, le vertige nous donne
l’occasion de reconstruire un espace qui n’est plus seulement donné une fois pour
toute, mais se réinvestit, s’atteste dans le moment où le tournoiement nous met à
mal.

La rencontre

La perte de repères n’a pas qu’une fonction épistémique et généalogique : il


ne s’agit pas que d’y voir apparaître, pour soi seul, la genèse de l’espace. Le jeu
ilinxien auquel je m’adonne en Contact Improvisation n’est pas un jeu solitaire,
comme c’est le cas dans les sports de glisse où il en va de mon rapport d’opposition
et de concertation avec les surfaces de l’environnement. « L’environnement » dans
lequel je danse (outre le studio qui nous contient), c’est mon partenaire : la perte de
repères caractéristique du tourbillon est ainsi au service de la rencontre de l’autre.

C’est ce que pointe avec rigueur Nancy Stark Smith dans sa description du
geste de sauter :

« Peut-être qu’il y a des manières d’approcher l’air qui permettent de


rejoindre le partenaire (…) ? Comment est-ce qu’on continue de danser
dans les airs ? Certaines personnes parfois se jettent dans les airs, et
aussitôt perdent leur sensibilité tandis que leurs partenaires s’échinent à
les manipuler : on dirait qu’elles essayent de se contenir, de se
rassembler, ce qui les rend plus lourdes. En réalité, elles ne sont pas
vraiment dans les airs : elles sont déjà en bas. (…) Tout cela à avoir avec
la distance du sol à partir de laquelle tu acceptes de chuter. (…) La chute
a quelque chose de bon : elle est simplement l’expérience d’un

- 281 -
mouvement dans l’air avec la gravité. Quand on trouve le confort dans la
chute, on met la main sur ce qui se passe de l’autre côté de la chute : la
chute vous donne une force qui part dans la direction du ciel 107. »

Je ne peux sauter, faire l’expérience de l’air, en relation à l’autre qu’à


admettre de me défaire si radicalement de l’ici et du là que c’est à la chute que je
m’expose. Sans ce vertige de l’expulsion (hors du non-ici et du non-là) qui ouvre sur
rien, il n’y aurait pas la place suffisante pour que l’autre soit rencontrée. C’est en ce
sens, que je bondis plutôt que je ne m’élance : je bondis parce que je ménage la
place pour une rencontre qui ne présuppose rien, qui s’effectue sur le fond d’une
possible chute au sol. Quand je me jette dans les airs, je suis autant prête à ne pas
être accueillie qu’à être soutenue : c’est ce que veut dire Nancy Stark Smith
lorsqu’elle dit que la chute doit être envisagée comme un mouvement potentiel
vers le haut autant que vers le bas—on n’y présuppose pas la suite des événements.
Par l’assomption de la chute, j’efface les coordonnées de l’existant pour me
remettre à celles qui appartiendront à la rencontre.

Des deux côtés de la rencontre acrobatique (de la rencontre dans les airs),
l’habileté à la rencontre est travaillée par le Contact Improvisation. Du côté du
sauteur, le travail sensoriel de la fonction haptique concourt à favoriser l’élasticité
de l’atterrissage : la peau est adoucie aux chocs et à la rencontre, et l’entraînement
vise à former un corps-boule, capable de dérouler au sol les parties osseuses
(coudes, crâne, genoux) qui, sans cela, y achopperaient. Ce corps-boule est le miroir
de l’espace-sphère dont nous parlions plus haut : comme je puis verser mon poids
de chaque côté de ma kinesphère, il me faut me dessiner des contours ronds. Les
fonctions de cette rondeur vont d’ailleurs au-delà de la simple protection des

107 Nancy Stark Smith, « Teaching exchange » (1986), art. cit., p. 4 : « Maybe there’s another way to
approach from the air, that asks the other person to join your force (…)? How to keep dancing in
the air? People sometimes throw themselves in the air, and then lose their sensitivity while their
partner just works with them. They are trying to hold themselves together in the air, and that
makes it heavy. They are not really there, they just want to get down. (…) A lot of it has to do with
if you’re willing and ready to fall from any height (…). Falling is good, because falling is moving
through the air with gravity, and if people get comfortable with falling, on the other side of the fall
is something that comes up. Falling gives you a force in upward direction. »

- 282 -
angles. Comme l’a vu Bachelard, en effet, « les images de la rondeur pleine nous
aident à nous rassembler sur nous-mêmes, à nous donner à nous-mêmes une
première constitution, à affirmer notre être intimement, par le dedans. Car vécu du
dedans, sans extériorité, l’être ne saurait être que rond 108. » En devenant boule,
l’exposition de soi dans le saut est ainsi contrebalancée par un retour à la Terre dont
la rondeur annule la percée. Voilà pour le sauteur.

Du côté de celui qui reprend à la volée le corps de son partenaire,


inversement, tout un travail balistique est effectué pour saisir le saut au moment où
le vertige l’habite.

« Exercice : prendre un large matelas, se tenir à quelque distance de votre


partenaire. Vos partenaires (les uns après les autres) courent et sautent sur votre
corps. Au moment où le sauteur entre en contact, absorber le choc en bougeant dans
la même direction que le saut. Essayer de porter l’énergie du saut vers un nouveau
chemin, le haut, le bas, le tour. Offrir de la résistance pour soutenir le saut, mais ne pas
contracter au moment de la prise ou du porté. Utiliser sa force pour aider le sauteur à
atteindre le sol avec délicatesse, ou à spiraler l’élan plutôt qu’à le laisser tomber 109. »

Si je le rattrape trop tôt, au moment de la montée, ou trop tard, au moment


de la descente, son mouvement n’est pas dépouillé de sa direction, il appartient à là
où se déployait son bond : la force de propulsion m’entraîne, et au lieu de nous
accorder ensemble, me voilà pris à résister et à réorienter le flux qui le traversait.
Mais si je parviens à le saisir au sommet de la courbe, dans le moment anti-gravitaire
du vertige, rien ne préjuge plus dans son mouvement de ce qui peut advenir.

108 Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, (1957), Paris, Puf, 1989, p. 210.
109 John Gamble, « On Contact Improvisation », The Painted Bride Quarterly, vol. 4(1), Spring 1977,
p. 44 : « Exercise: Using a large mat, stand some distance from your partner. Have your partner and
others (one at a time) run and jump on your body. As the jumper makes contact, absorb the shock
by moving in the same direction as the jumper. Try to carry the jumper’s energy into a new
pathway, sometimes up, sometimes down, and sometimes around. Provide resistance to support
the jumper, but do not strain to catch or hold the jumper. Use your strength to help the jumper
reach the floor gently with forward or spiral momentum instead of downward momentum. »

- 283 -
On peut trouver confirmation phénoménologique de la nécessité de cette
double préparation à la rencontre acrobatique dans une sentence de Henri
Maldiney : « après le vertige, le rythme 110 ». Tentons de voir de plus près ce que dit le
phénoménologue de ce rapport du rythme au vertige : nous verrons qu’il nous en
apprend, par un détour architectural, sur ce qui s’opère de la rencontre motrice
dans la danse. Car Maldiney, pour image de cette articulation du rien qui s’opère
dans le rythme, prend une relation qu’il tisse, non pas comme dans la danse avec un
autre bougeur, mais avec un autre espace : la basilique Sainte-Sophie d’Istanbul. Il
parle, notamment, de sa première visite : entrant dans l’espace, il fait l’expérience
d’une tension spatiale telle qu’il ne sait plus si c’est le plafond qui soutient le sol, ou
si c’est la Terre sur laquelle s’élèvent les façades. Or cette tension, qui commence
par jeter Maldiney à la renverse, est résolue au point d’acmé où le vertige emporte
le visiteur, quand sa tête suivant l’invitation des murs qui s’élèvent se trouve
presque à le faire tomber par terre : c’est à ce moment précis que la coupole vient
contenir et résoudre les contradictions—et c’est alors à elle (et non plus au sol) que
se trouve arrimée l’église. L’inversion des valeurs spatiales originaires se résout dans
une convergence, à quoi l’on reconnaît le rythme d’une rencontre qui fait
événement : tout y concourt, bien que rien ne semble y conduire. C’est ce que,
d’après Maldiney, l’architecture de la basilique Sainte-Sophie enregistre
éternellement : s’y fait jour une ouverture « ni à rien, ni à soi », béance qui donne
lieu à la rencontre sans offrir la promesse de « reprendre pied, entre-temps, dans le
monde111. »

Dans la danse, cette rencontre constitue un kairos sans cesse réinstitué dans
les multiples chocs dont s’essaime le duo : à chaque fois, il s’agit d’y remettre sur le
tapis l’espace et les coordonnées d’où je proviens pour admettre que la carte de
mes mouvements n’est pas seulement mienne, mais partagée avec le partenaire,
comme les murs de la Sainte-Sophie concourent à la coupole, plutôt qu’ils ne la
soutiennent par le dessous.
110 Henri Maldiney, Vertige..., op. cit., p. 21.
111 Ibid., p. 33.

- 284 -
La rencontre est ainsi sous la dépendance du vertige. C’est ce qu’indique
encore le thème de la transpassibilité chez Maldiney, qui ressaisit au plan
transcendantal ce que nous venons de qualifier sur le plan de l’inter-motricité : il n’y
a rencontre authentique, c’est-à-dire rencontre de l’inattendu, que sur fond d’un
rien, auquel je suis donc « transpassible », c’est-à-dire passible de rien, sans projet,
« ouvert » à ce qui peut advenir. Telle est la guise du sensible en ce qu’il se distingue
du perçu : le sensible, c’est ce qui ne se donne pas en vertu de mes projets ou
projections, ce qui échappe au règne de la légalité, qui m’advient ; je ne le
circonviens pas, je ne me l’objecte pas, c’est plutôt lui qui se produit et que je
recueille. C’est en ce sens que Maldiney peut dire que « la transpassibilité consiste à
n’être passible de rien qui puisse se faire annoncer comme réel ou possible. Elle est
une ouverture sans dessein ni dessin, à ce dont nous ne sommes pas a priori
passibles112. » La solidarité ici du réel et du possible (« rien qui puisse se faire
annoncer comme réel ou possible ») est conséquente d’une manière d’entendre le
réel, à la manière bergsonienne, qui en fait un miroir du possible sous la forme de la
correspondance à une loi de conversion de l’un dans l’autre. Le réel, c’est ce qui est
prévisible, dans ce sens qu’il est ce qui obéit aux lois de la nature, ou de la
perception. Le vrai sens de la phénoménalité n’est jamais de percevoir le réel, mais
toujours des événements qui se détachent au sein du réel comme uniques. Le sentir
se caractérise par le caractère à la fois absolument nécessaire et en même temps
absolument sans cause de ce qui advient pour la première fois : rien ne le requiert,
et c’est pour autant que précisément il advient sur fond de rien qu’il advient
vraiment.

Toute rencontre authentique se place sous ce signe, au moins rétroactif,


d’effacer aussitôt les traces des projets qui pouvaient par ailleurs occuper les
rencontrés. C’est vrai lorsque je croise par accident une amie et me retrouve à
oublier jusqu’à l’endroit où je me rendais ; c’est vrai du regard amoureux qui, même
s’il ne dure que l’instant d’une surprise, suspend le cours de l’espace de mes

112 Henri Maldiney, Penser l’homme et la folie, Grenoble, Millon, 1997, p. 421.

- 285 -
mouvements au point que je deviens rapidement gauche et me prends les pieds
dans le tapis. Ce n’est pas tant, dans un tel cas, qu’une conscience de soi exacerbée
me rendrait inattentive au reste ; c’est plus fondamentalement que jusqu’aux
savoirs les plus simples de ce qui m’occupe (à savoir marcher) sont comme défaits
et annulés pour que la rencontre ait (eu) lieu sans être en prise sur un régime
d’attentes. Le thème du vertige amoureux, du tomber amoureux, des jambes qui
flageolent, du sol qui se dérobe, n’est évidemment pas étranger à cette logique :
avec les projets qui se suspendent à la clef de voûte que n’est pas encore l’autre,
c’est comme dans la chapelle Sainte-Sophie jusqu’à la construction architecturale
qui m’entoure qui ne tient plus debout.

Tomber-hors (3) : accueillir/enraciner

Espaces nomades

L’analyse des espaces nomades qu’ont proposée Deleuze et Guattari dans


Mille plateaux peut servir ici à mieux faire sentir la nature de cette forme spécifique
de spatialité vertigineuse. Dans l’espace nomade, Deleuze et Guattari pointent en
effet ce paradoxe : alors même que le désert, la steppe, la glace semblent être des
espaces où se dégagent le plus des horizons à perte de vue, il ne s’agit jamais d’y
voir de loin. Tout au contraire, l’orientation s’y fait de proche en proche. Il n’y a pas,
pour qui cherche à s’orienter dans le désert, d’espace neutre omni-englobant qui
permettrait de juger où aller d’après des points cardinaux stables. La nature y est
trop changeante pour pouvoir s’appuyer sur des régularités d’année en année de
passage. Bien plutôt, il faut obéir à des systèmes de raccordements par proximité,
parce que l’oasis, les lieux de chasse ou de pêche n’existent pas dans un repère
absolu, mais comme une certaine concentration de l’humidité dans l’air, comme la
présence de certaines traces à pister.
En attestent, sur un autre plan, certaines pièces de l’art nomade qui
représentent des animaux tordus. S’ils sont tordus, c’est pour Deleuze et Guattari,

- 286 -
non pas en raison d’une contraction/défiguration interne, mais plutôt d’une
dépolarisation externe : ils se contorsionnent parce que leurs repères ne cessent de
changer, parce qu’ils n’ont pas une terre stable qui permettrait la constitution d’un
corps dans le repère orthonormé. Pour ces animaux de l’art nomade, « le sol ne
cesse de changer de direction, comme dans une acrobatie aérienne ; les pattes
s’orientent à l’inverse de la tête, la partie postérieure du corps est renversée 113 ». Le
modèle acrobatique, qui ne semble ici venir qu’à titre métaphorique, est en réalité
essentiel à la compréhension de l’espace nomade : il est le modèle d’un espace où le
sol n’est pas déroulé à partir d’un point de vue dominant où, comme dans la
perspective artificielle, le point de fuite ouvre sur les dalles de marbre des palais
italiens. Le sujet de l’espace nomade ou plutôt, le sujet à l’espace nomade (comme
on dit qu’on est sujet au vertige) y est plongé : il n’y a pas de vis-à-vis, mais des
directions temporaires, constamment susceptibles d’être réorientées par le
déroulement d’un mouvement qui est moins percée que réceptivité. Le fait est que
les espaces nomades intéressent Deleuze et Guattari dans l’exacte mesure où ils
leur permettent de renforcer l’opposition qu’ils construisent entre le lisse et le strié,
c’est-à-dire entre deux modes de spatialisation : l’un, le lisse, où le mouvement se
subordonne les points qu’il traverse ; l’autre, le strié, où le mouvement suit des
lignes qui lui préexistent114. Merleau-Ponty déjà, dans la Phénoménologie de la
perception, s’autorisait d’un espace alternatif à celui de la civilisation urbaine,
l’espace primitif, pour assurer que le centre du monde perçu n’est pas tant le sujet
en mouvement que le paysage et le monde auquel il se rapporte :
« Pour un primitif, savoir où se trouve le campement du clan, ce n’est pas
le mettre en place par rapport à quelque objet repère : il est le repère de
tous les repères, – c’est tendre vers lui comme vers le lieu naturel d’une

113 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 616.
114 Ibid., p. 597 : « Dans l’espace strié, les lignes, les trajets, ont tendance à être subordonnés aux
points : on va d’un point à un autre. Dans le lisse, c’est l’inverse : les points sont subordonnés au
trajet. (…) C’est la subordination de l’habitat au parcours, la conformation de l’espace du dedans
à l’espace du dehors : la tente, l’igloo, le bateau. »

- 287 -
certaine paix ou d’une certaine joie, de même que, pour moi, savoir où
est ma main c’est me joindre à cette puissance agile qui sommeille pour
le moment, mais que je puis assumer et retrouver comme mienne 115. »

Cette formulation est peut-être la plus claire de la source à laquelle Merleau-


Ponty pense finalement l’expérience sauvage : elle n’est jamais que le nom d’une
sorte d’extension, sur un plan social ou culturel, d’une expérience dont le
philosophe fait l’épreuve phénoménologique en portant son attention sur le
caractère constituant du mouvement dans la perception. L’image du primitif, qui
sera travaillée plus scientifiquement et pour elle-même dans les cours au Collège de
France, revêt ici une fonction presque herméneutique : elle est l’histoire qui nous
permet d’adhérer, en la projetant sur des structures plus grandes, à ce dont je fais
l’expérience quotidiennement dans une forme de pensée sauvage qui habite mon
propre être-au-monde. Les espaces du primitif et du nomade nous initient à cet état
fondamental de toute perception où « notre corps et notre perception nous
sollicitent toujours de prendre pour centre du monde le paysage qu’ils nous
offrent116 ».
On le voit, il n’est donc nul besoin d’être dans le désert nomade de Deleuze et
Guattari ou dans l’espace du primitif merleau-pontyen pour que le trajet se
subordonne ses propres lieux de passage : il s’agit plutôt d’une différence d’accent
au sein d’un même mouvement. Est-ce que je me meus pour aller ici et là ? Ou est-ce
que je me meus comme je formule une question, c’est-à-dire en suivant, de proche
en proche, les indications que m’offrent les sensations qui résultent du mouvement
lui-même ? Ou pour le dire encore autrement, mon mouvement consiste-t-il à
traverser, ou à aller vers ? Si je traverse, si je perce l’espace, sans doute mon geste
est-il encore adapté à mon environnement, mais c’est plutôt l’environnement que
j’organise par mon geste que l’inverse. Si je vais vers, je me laisse toucher par
l’espace que je traverse, quitte à changer d’orientation ou d’approche en cours de

115 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 337.


116 Ibid., p. 338.

- 288 -
route. C’est très exactement ce que nous pointons dans le mouvement du bond : le
bond est un départ qui n’arrive qu’aux lieux où les rencontres le mènent.
Il y a dans l’expérience esthétique du paysage un médiateur fondamental de
cette modalité du mouvement. Au reste, c’est bien de cette expérience que partent
Deleuze et Guattari aussi bien que Merleau-Ponty, puisqu’ils y empruntent aux
pages qu’Erwin Straus consacre à l’opposition paysage/géographie :
« Dans le paysage, nous sommes entourés d’un horizon ; aussi loin que
nous allions, l’horizon se déplace toujours avec nous. L’espace
géographique n’a pas d’horizon. Lorsque nous cherchons à nous orienter
quelque part, lorsque nous demandons notre chemin à quelqu’un ou
même lorsque nous utilisons une carte nous établissons notre Ici comme
un lieu dans un espace sans horizon. Dans le paysage nous ne parvenons
jamais qu’à nous déplacer d’un endroit à un autre et chaque endroit est
déterminé uniquement par son rapport aux lieux adjacents à l’intérieur
du cercle de la visibilité117. »

Non sans une certaine nostalgie pour les paysages ruraux, dont Merleau-Ponty
se fera plus tard l’écho en se référant au malaise paysan face à l’industrialisation et à
la révolution des transports, Straus insiste donc sur le caractère d’horizon que
recèle l’expérience du paysage. Le phénoménologue n’a d’ailleurs pas de mots trop
durs pour ce qui déjà en 1930 se présente comme son opposé : l’expérience
touristique de l’environnement, où le promeneur se rend en certains points-clefs à
la recherche de l’expérience esthétique. Or ce qui manque au touriste urbain à la
recherche de succédanés de nature, c’est l’expérience constitutive du vertige qui y
ouvre, à savoir la sensation de se perdre, ou de se fondre dans le paysage : dès le
moment que nous savons d’où voir, dès le moment où nous nous repérons sur une
carte pour aller contempler, la contemplation est déjà compromise faute d’avoir
laissé la place à l’être-saisi par l’environnement. L’expérience esthétique du paysage
est de ce point de vue l’expérience d’un être-déssaisi du projet. Straus désigne cette
déprise du projet comme une vie dans l’horizon, par quoi il ne faut pas entendre un

117 Erwin Straus, Du sens des sens, op. cit., p. 378.

- 289 -
horizon qui rayonne depuis le sujet, mais au contraire, un déroulement ou plutôt un
écoulement qui s’impose à lui, par où le monde se déborde à ses confins.
Le caractère d’horizon qui qualifie le paysage ne devrait pas nous faire penser
qu’il ne s’agirait que d’une expérience optique : il y a des horizons tactiles autant
qu’optiques ; et même, le toucher est davantage en prise avec l’horizonalité de la
perception que la vision, parce qu’en lui se manifeste le caractère inséparablement
moteur et sensible de la perception : dans le toucher, je fais toujours l’épreuve
d’une perpétuelle continuabilité de l’expérience, le monde bouge avec moi quand je
bouge et je ne suis pas tant un point qui navigue à l’intérieur d’un environnement
stable qu’une chair appliquée à une autre chair, mouvante elle aussi. Quand Straus
dit que, dans l’expérience du paysage, tout se passe comme si j’emportais l’horizon
avec moi, il ne dit pas autre chose que ceci : l’horizon m’obsède plus qu’il ne fuit au-
devant de moi ; il vient à moi plutôt que je ne m’oriente en fonction de lui et s’il y a
un point de fuite pour le paysage, c’est en moi qu’il se situe comme au terme qui
l’absorbe, dans un large mouvement de perspective inversée.

Sculpter l’espace

L’idée de définir l’espace en fonction de polarités qui ne seraient plus celles


d’un monde dans lequel je me projette, mais au contraire d’un monde qui
m’interpelle, pourrait se subsumer sous le terme bachelardien de « poétique de
l’espace ». Il y a poétique de l’espace lorsque l’espace n’est non seulement pas pré-
donné à mes gestes, mais plus fondamentalement où il m’est ouvert par l’altérité
(par un autre être, humain, animal, végétal, minéral, sidéral), qui m’initie et m’invite
dans un mode de relations qui n’émanent plus de moi.
Dans l’histoire de la danse contemporaine, comme l’a pointé Laurence
Louppe, cette « approche poétique de l’espace 118 » indique d’abord ce fait,
constamment répété depuis les débuts du XX
e
siècle, que le milieu objectif
newtonien, ou le repère géométrique euclidien, n’épuisent pas le sens de
l’investissement moteur. La kinesphère de Laban avait pour vocation de rendre
118 Laurence Louppe, Poétique de la danse contemporaine, op. cit., p. 178

- 290 -
compte de cela : plutôt que de décrire le mouvement en fonction des paramètres
euclidiens (largeur, hauteur, profondeur), il s’agit de penser le mouvement comme
rayonnant du centre du danseur. Pour Laban, le mouvement doit être pensé comme
« sculpture de l’espace [carving space119] ».
La rhétorique anti-newtonienne est clairement à l’œuvre chez les contacteurs
qui se réclament d’une chute après Newton ; mais il nous faut maintenant y insister :
ce n’est pas un hasard si le savoir-sentir de la pomme dont se réclame le Contact
Improvisation soit précisément après et non avant Newton. Le monde auquel ont
affaire les contacteurs est un monde qui veut tirer les bénéfices d’une
géométrisation de l’espace, non les annuler. Il ne s’agit donc pas, comme Rudolf
Laban prétendait notamment le faire, d’en revenir à un « monde du silence120 »
d’avant la chute dans le monde urbain (d’où la valorisation des espaces naturels de
Monte Verità), mais bien d’assumer ce monde euclidien pour le subvertir 121.
L’oubli des paramètres euclidiens serait en effet l’oubli des espaces
architecturaux qui forment le monde de la vie humaine et qui ont été conçus, pour
la plupart, selon des normes géométriques auquel le studio, la scène de danse
n’échappent pas. Si les paramètres fixés par Euclide, qui produisent cet espace
tridimensionnel où viennent se rencontrer trois plans perpendiculaires, ont en effet
une validité, ce n’est pas tant en raison d’une validité qui serait seulement
mathématique. Henri Poincaré avait ainsi cru bon d’affirmer le caractère de part en

119 Rudolf Laban, Choreutics, édité par Lisa Ullmann, London, Macdonald & Evans, 1966, p. 25.
120 Rudolf Laban, A Life for Dance (1935), traduit de l’américain par Isabelle Launay dans A la
recherche d’une danse moderne, Paris, Chiron, 1997, p. 75 : « Derrière les événements extérieurs
de la vie, le danseur perçoit un monde tout à fait différent. Il y a une énergie derrière tout
événement et derrière toute chose, qu’on peut difficilement nommer. Un paysage caché et
oublié. La région du silence, l’empire de l’âme ; en son centre, il y a un temple en mouvement.
Pourtant, les messages venus de cette région du silence sont éloquents et nous parlent en
termes toujours changeants de réalités qui sont pour nous d’une très grande importance. Ce que
nous appelons communément danse vient de ces régions-là, et celui qui en est conscient est un
vrai habitant de ce pays, tirant directement sa force de ces trésors inépuisables. »
121 Il est vrai que nombreuses sont les rhétoriques naturalistes dans les écrits des contacteurs, y
compris chez Steve Paxton qui dit par exemple se vivre comme « un chasseur-cueilleur » (alors
qu’il passe l’essentiel de sa vie à être chorégraphe-agriculteur). Mais le caractère physicaliste,
factuel jusqu’à la sécheresse, des descriptions que le chorégraphe instigue dès les débuts du
Contact Improvisation continue d’instaurer une forme de méfiance, chez les praticiens, à tout
prétendu retour à une naturalité originelle.

- 291 -
part pratique de la validité théorique des postulats d’Euclide : non pas que ceux-ci
soient plus cohérents en termes de géométrie ou mieux descriptifs en termes de la
réalité physique, mais tout simplement parce que le monde de l’action humaine est
pour l’essentiel orienté par des corps qui se comportent de manière euclidienne 122.
Or un argument supplémentaire, dont Poincaré ne semble pas avoir connaissance,
va dans le même sens : c’est la structure de notre système vestibulaire, puisqu’elle
correspond pour l’essentiel à la répartition triplanaire d’Euclide. C’est ce que, dès les
années 1870, le physiologiste Elias de Cyon avait déjà défendu en arguant d’un
« sixième sens » qu’il baptise du nom de « sens de l’espace » : pour Cyon, la
disposition géométrique des sensations, qui ne trouve nulle origine dans les cinq
sens habituels dont la structure topologique est toute différente, « trouve sa
solution complète dans l’existence d’un organe sensoriel disposé dans trois plans
perpendiculaires l’un à l’autre de manière à nous envoyer des sensations de
directions ayant les mêmes rapports entre elles 123 ». Le syntagme a un succès
important au XXe siècle, et même si son inventeur et le contexte de l’invention sont
largement oubliés124, l’idée d’un système perceptif spécifique de l’organisation
géométrique de nos sensations a encore une large portée, notamment dans
certaines approches thérapeutiques qui prônent le traitement des désordres
attentionnels par la réhabilitation des cadres perceptifs euclidiens 125.

122 Henri Poincaré, La science et l’hypothèse, Paris, Flammarion, 1902.


123 Elias von Cyon, « Le sens de l’espace », L’année psychologique, vol. 8(1), 1901, p. 418.
124 Il est notamment repris dans l’ouvrage que Pierre Bonnier consacre au vertige (Le vertige, Paris,
Masson & Cie, 1904) où le physiologiste part du constat que les états réguliers de conscience
n’attirent que rarement notre attention : c’est tellement vrai que le plus souvent, ils n’ont même
pas de nom dans nos langues, ou s’ils en ont, ces noms sont techniques ou vieillis. Ainsi,
remarque Bonnier, aussi essentielle que soit manifestement notre activité d’orientation et de
situation, il ne semble pas qu’il y ait de terme propre pour qualifier l’état de non-vertige qui
qualifie la vigilance qui sous-tend notre possibilité à nous déplacer : c’est le sens de cet état de
non-vertige, qu’il appelle du nom de sens de l’espace.
125 cf. notamment Benoît Lesage, « Naître à l’espace », Enfances & Psy, #33, 2006, p. 117 : « Le second
niveau d’organisation de la spatialité se structure selon le pattern de l’architecture de l’oreille
interne. Or, les trois canaux semi-circulaires qui la constituent sont orthonormés, c’est-à-dire
qu’ils forment entre eux des angles droits, et la résultante de l’intégration droite-gauche établit
une perception précise des trois plans de l’espace, sagittal, frontal et horizontal. (...). Ce second
niveau de spatialité présente donc une structure qui favorise une géométrie euclidienne. »

- 292 -
Ces approches sont cependant en porte-à-faux avec la réalité de la diversité
des modes d’appréhension du réel qu’elles tendent à vouloir corriger vers la
« normale ». Elles s’appuient sur un positivisme physiologique stricte qui ne prend
pas en compte le simple fait que nous ne percevons pas seulement l’espace en
fonction de nos systèmes perceptifs, mais encore de manière relationnelle,
conjointement avec les êtres qui nous initient aux espaces que nous habitons 126.
C’est pourtant une leçon que la danse contemporaine n’a cessé de nous enseigner :
autour, avec, contre la structure triplanaire de l’espace, d’autres topologies
complexes viennent s’articuler, qui ne la requiert pas nécessairement. Notre sens de
l’espace est plus plastique que la rigidité de nos espaces architecturaux ne le laisse
penser, comme nous y initient les rapports entretenus entre partenaires dans le
Contact Improvisation.

À nouveau, la radicalité esthétique de Merce Cunningham, dans la compagnie


duquel Steve Paxton travaille pendant des années formatrices (de 1960 à 1964 : il a
donc 21 ans lorsqu’il rencontre le chorégraphe), nous permet ici de comprendre la
logique d’assomption dans laquelle le Contact Improvisation s’inscrit. Comme l’a
bien vu Laurence Louppe, l’espace cunninghamien est, en toute rigueur, un espace
utopique127 : c’est un espace sans topoi, sans polarités, où tous les points sont
d’égales valeurs, dégageant une égale froideur qui désarçonne la logique orientée
du mouvement vivant. Contrairement à l’espace de la praktognosie (le même
espace-activité que reconnaît la notation Laban en référant le geste à la trajectoire
prise par le bougeur128), l’espace cunninghamien est déconnecté de tout pôle : celui

126 cf. sur ce point les critiques adressées par Erin Manning et Brian Massumi aux thérapies
cognitivistes adressées aux « neurodivergents » (selon le nom de baptême que se donnent
certaines personnes déclarées sur le spectre autistique). Erin Manning et Brian Massumi, « Vivre
dans un monde de textures. Reconnaître la neurodiversité », traduit de l’anglais (Canada) par
Ronald Rose-Antoinette et Anne Querrien, Chimères, #78, 2012.
127 Laurence Louppe, Poétique de la danse contemporaine, op. cit., p. 184.
128 cf. sur ce point le parallèle ingénieux que Vera Maletic a proposé entre les pages de Merleau-
Ponty sur la praktognosie orientée et la Labannotation dans Vera Maletic, Body—Space—
Expression. The Development of Rudolf Laban’s Movement and Dance Concepts, Mouton de
Gruyter, Berlin, 1987, p. 190 sq. La philosophe cite notamment ce passage de Die Welt des
Tänzers (Stuttgart, Walter Seifert, 1920, p. 50) : « On perçoit ce tout entrelacé qu’est l’homme

- 293 -
de l’adresse (qui se centralise sur la face dans ballet classique depuis le modèle
perspectiviste qui occupe la Renaissance) ou celui du geste lui-même. Tel est ce que
permet l’artifice du tirage au sort dans l’écriture chorégraphique : créer des
mouvements qui ne s’enchaînent pas selon une logique qui appartiendrait à l’espace
du mouvement précédent ou aux exigences du quatrième mur ouvrant sur le
spectateur-roi.
Or, cette logique de neutralisation de l’espace a donné lieu à de multiples
réinvestissements après la rupture cunninghamienne, notamment un
questionnement de l’espace théâtral lui-même et de son mobilier : Trisha Brown et
Lucinda Childs se transportent sur les toits des immeubles new-yorkais, Pina Bausch
fait s’intervertir les sols et les murs comme espaces de parcours (ainsi de
Wiesenland (2000) où un large mur végétal tombe à l’entracte pour devenir une
prairie). La particularité du Contact Improvisation, dans l’histoire de ces reprises, est
de mettre en avant l’idée que les coordonnées de l’espace ne sont ni définies
centralement depuis le bougeur, ni excentrées dans la vue panoptique du
spectateur, mais reportées et qualifiées en fonction du partenaire.
Ce qui autorise cette prise en compte, c’est précisément l’espace tonique tel
que nous l’avons décrit, à savoir le fait de considérer l’espace, non pas en fonction
d’une prise de vue, mais en fonction d’une prise ou d’une déprise d’appui. La
mesure de l’orientation devient alors davantage tactile que vestibulaire ou optique,
puisque c’est ce sur quoi je m’appuie qui vient me signifier le lieu d’où partir : au lieu
de m’orienter en fonction de la gravité seulement (et des indications des
statocystes de l’oreille interne) ou de l’espace avant ouvert par l’optique, c’est
l’appui qui devient spatialisant. La logique de la spatialité s’en trouve inversée :
plutôt que de me mouvoir dans un espace que j’aurais ouvert par mes sens distaux
(vue, ouïe), je me meus depuis l’espace tactile ouvert en proximité, qui fonctionne

avec le monde comme un ‘‘je’’, comme une chose, comme un phénomène. L’enthousiasme ou
l’excitation de ce ‘‘je’’ sont rythmées par les densités dont nous faisons l’expérience : des corps,
du tactile. La base unifiante de ce tout est le pouvoir toujours changeant du geste. »

- 294 -
par une orientation de proche en proche comme le désert nomade ou le paysage
aux multiples horizons qui m’accompagnent sans cesse.
L’idée d’un espace dont les repères seraient relatifs aux mouvements ou aux
qualités des objets qui s’y trouvent nous renvoie aux espaces non-euclidiens et à la
théorie de la relativité générale d’Einstein et correspond à l’idée de « champ
gravitationnel » : à côté d’un objet particulièrement massif, il y a ce qu’on appelle
une « courbure » de l’espace ; c’est-à-dire que la lumière qui le traverse se retrouve à
décrire un arc au lieu de passer en ligne droite. Il revient au mathématicien Bernhard
Riemann d’avoir formulé le premier l’hypothèse d’un tel espace susceptible de
variations lorsqu’à la fin du XIXe siècle, il s’est employé à synthétiser les investigations
autour des géométries non-euclidiennes : l’espace, suggérait-il, n’est pas seulement
le repère orthonormé qui correspond aux postulats d’Euclide ; il est plutôt comme
une nappe susceptible de se déformer, d’adopter des courbures positives ou
négatives en fonction des objets qui s’y trouvent. Après qu’Einstein eut montré que
cet espace riemannien à courbures variables pouvait permettre de comprendre les
phénomènes physiques, des sociologues, des psychologues (notamment Eugène
Minkowski, qui inspire largement Erwin Straus dans sa conception de l’espace) et
des géographes ont cherché à utiliser ce même paradigme pour expliquer les
phénomènes sociaux. Les cartogrammes des géographes, où les surfaces d’une
carte orthonormée sont agrandies ou diminuées en fonction des activités qui s’y
déroulent, correspondent à cette nouvelle manière de concevoir l’espace. Par
analogie ou appropriation, l’analyse du mouvement dansé nous semble pouvoir
bénéficier de ces représentations topologiques de l’espace perceptif et moteur :
comme les masses réorientent les trajectoires des rayons de lumière qui passent à
leur voisinage, les corps-mouvements en présence dans le studio de danse
polarisent, infléchissent, courbent les trajectoires possibles de ceux de leurs
partenaires.
Nous avons fait du bond et de la désorientation à laquelle ils exposent le danseur les
moyens privilégiés pour fluidifier l’espace de la rencontre, pour se rendre à cette

- 295 -
perception d’un espace aux courbures variables. Pourtant, selon toute apparence, il
semble que les partenaires du duo, loin de faire varier l’espace, aient pour tâche,
dans le Contact Improvisation, de se fournir des appuis mutuels, d’être là pour
assurer une solidité sur laquelle l’autre peut se reposer, bref tout semble concourir
à faire accroire que la fonction du duo serait de trouver un équilibre partagé. Mais
en vertu du caractère fondamental du vertige qui œuvre à la rencontre, il nous
semble qu’une telle idée ne peut être plus longtemps défendue : si le partenaire est
un soutien, un appui, c’est au sens où il m’aide à trouver le déséquilibre (ce qui était
très manifeste aux tout débuts de la forme, où les danseurs se jetaient littéralement
les uns sur les autres). Il s’agirait, en un sens, d’une forme d’hospitalité
inconditionnelle telle que Derrida la thématise dans De l’hospitalité129, où l’accueil se
fait au risque de la dissolution de la maison :

« Pour que l’hospitalité inconditionnelle puisse avoir lieu, il faut que vous
admettiez le danger de quelqu’un qui vient détruire votre lieu, en
commençant une révolution, en volant tout, ou en tuant tout le monde.
C’est cela le danger de l’hospitalité pure130. »

Cette dimension d’exposition est liée à une forfaiture des rôles : par la qualité de
l’accueil fait à l’étranger, la notion de « maître de maison » en vient à disparaître,
chacun des deux se retrouvant chez lui avec l’autre. Les deux sens du mot « hôte »
en français sont ainsi entremêlés—c’est le même qui en même temps accueille et
est accueilli.

On pourrait exprimer ce paradoxe de l’accueil qui se retourne en exposition de soi


de manière gestuelle, dans la figure topologique de la spirale : exécutée dans la
stature érigée, la spirale montre un ancrage au sol qui s’accompagne d’une rotation
en place conduite par les bras qui cherchent à atteindre l’extérieur ; dans la spirale,
on se trouve à la fois au sol et au ciel, ancré et déplacé.
129 Jacques Derrida, De l’hospitalité : Anne Dufourmantelle invite Jacques Derrida à répondre, Paris,
Calmann-Lévy, 1997.
130 Jacques Derrida, « Hospitality, Justice and Responsibility, A dialogue with Jacques Derrida »,
Richard Kearny et Marc Dooley (dir.), Questioning Ethics: Contemporary Debates in Philosophy,
Londres et New York (NY), Routledge, 1999, p. 71.

- 296 -
De même, l’accueil de l’autre me déplace et m’ancre : l’espace partagé avec
l’autre, ce que Paxton appelle le « sol », n’est pas seulement un milieu pour le
partage du mouvement : il est véritablement co-constitutif de ma motricité, il est ce
avec quoi je m’explique, au double sens où je suis en tension avec lui, et en même
temps ne peut me découvrir qu’à travers lui. Être ancré dans le sol ne signifie pas
que je devrais y construire des appuis solides : il ne s’agit pas de construire une
forteresse capable de recevoir les chocs venus de l’extérieur. Cette interprétation
de l’ancrage au sol, on pourrait l’appeler la tendance athlétique (d’athlos : concours,
combat) du Contact. Elle est le pendant, au plan de la réception du saut, de
l’attitude du jet qui consiste à ne pas se risquer au vide : au lieu de me tenir prêt à
être emporté dans le bond de l’autre, j’en arrête la puissance de déséquilibre. En
réalité être ancré signifie m’ouvrir à son interpellation, c’est-à-dire être disponible
aux déséquilibres qu’il provoque en moi. Pour le dire dans les termes de notre
discussion des espaces riemanniens, on pourrait dire que dans l’ancrage, il ne s’agit
pas de redresser les courbes de l’espace en construisant des appuis solides et
inébranlables. Au contraire, étant donné que nous appréhendons spontanément
l’espace comme un espace euclidien (c’est-à-dire l’espace orthonormé de la boîte), il
s’agit pour nous d’en fluidifier les coordonnées, c’est-à-dire de le rendre à ses
courbures variables.

* * *

Tel est l’enjeu de cette chute perpétuelle dans laquelle m’insère la rencontre avec le
partenaire : fluidifier les coordonnées de l’espace géométrique, le rendre malléable

- 297 -
au partage et faire en sorte que du duo, émerge ce quartet où chacun danse avec le
sol de son partenaire. Mes mouvements prennent alors pour cadre de référence la
spatialité de mon partenaire au même instant où il reporte les siens sur la carte de
mes trajets. Et encore, parler de ma carte et de la sienne est-il inadéquat à rendre
compte de la co-création des orientations dans le duo. Il s’agit en effet, comme
Steve Paxton ne cesse de le répéter sous une forme ou sous une autre, d’« oblitérer
le « je » hiérarchique (invitation à la guerre, Atlas contre Hercule) et pour exposer le
Nous que nous formons ensemble avec les forces qui nous traversent 131 ». L’entrée
dans l’alter-espace que constitue le duo n’est donc pas entrée dans l’espace de
l’autre, comme s’il s’agissait de se démettre de son orientation pour accepter que la
carte de mon mouvement soit calquée sur celle de l’autre. Il ne s’agit pas non plus,
inversement, d’un abandon pur et simple de l’orientation dans la sensation forte du
vertige ilinxien, où les deux partenaires s’en remettraient à des conduites
automatiques de survie où leurs sols, leurs représentations, leurs mouvements
subjectifs n’auraient plus part. La difficulté, encore une fois, est de penser un
mouvement partagé qui à la fois absorbe et individue les partenaires dans la
rencontre. La thématique du vertige dans le bond nous a fait comprendre que la
rencontre ne pouvait s’effectuer que sur fond d’un vide premier ; celle du sens de
l’espace nous donne l’appui rythmique pour organiser ce rythme : c’est dans la
relation à la gravité, dans l’ancrage commun des choses et de nous-mêmes que
nous renouvelons nos manières d’être articulés.

« Vous arrivez, vous êtes en train d’arriver dans vos corps. Laissez-vous démembrer
par le poids de chacun de vos membres. Laissez-vous tomber en mille morceaux [falling into
parts], laissez chacun de vos membres trouver leur propre chemin vers le sol, comme s’il n’y
avait plus un corps central, mais plusieurs centres, plusieurs chutes vers le sol. (…) Et puis,
laissez la Terre vous remembrer, vous ressouvenir [let the Earth re-member you] : laissez-vous
être réorganisés par votre activité posturale132. »

131 Steve Paxton, « Aikido Information Indeed », art. cit., p. 17.


132 D’après un atelier avec Nita Little, Vienne, 2016.

- 298 -
Dans ces mots de Nita Little, la chute des membres hors du pouvoir
centralisateur de l’activité fait découvrir, par différence, le caractère constitutif du
rapport à la gravité : c’est parce que je me laisse transir par la Terre, comme appui et
comme force, que je tiens en un seul morceau. C’est donc encore une fois la Terre
qui vient assurer le partage du sentir, mais cette Terre n’est plus seulement sol
(toucher) ou force (peser) : elle est béance (sauter) ; c’est parce que je peux m’en
séparer (et incidemment y revenir), ou plus exactement y tomber, que je suis en
mesure de m’articuler à l’autre.

- 299 -
Chapitre 8 ./. Ne-pas-faire

Les choses, nous-mêmes, les autres, les états (de faits, de guerre) délimitent pour nous
des mélodies gestuelles, des ritournelles, des manières de faire. Deleuze et Guattari ont
appelé cette puissance de structuration « appareil de capture133 ». Une prison est un tel
appareil de capture : elle contraint les gestes des hommes et des femmes qu’elle
enferme. Mais un outil est aussi un appareil de capture : il détermine pour moi un certain
nombre de gestes, il vient avec son mode d’emploi. Un verre me contraint à un certain
nombre d’actions plutôt que d’autres, il « m’invite » à des gestes, et même s’il ne m’en
interdit en apparence aucun, il se présente comme une constellation de possibilités qui
sont telles qu’elles effacent, répriment les plus saugrenues. Des espaces qui nous
capturent (comme la prison) aux objets qui nous invitent à en suivre les modes d’emploi
(comme le verre), on peut facilement passer au corps d’autrui : le corps d’autrui, comme il
m’apparaît, présente un certain nombre d’invites qui capturent mes gestes. Je ne peux
pas lui faire n’importe quoi. Ou plutôt, je pourrais lui faire n’importe quoi, mais je n’y
songe même pas.

133 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, op. cit., « 12. 1227 – traité de nomadologie : la machine de
guerre ».

- 300 -
Dans les années 1950 et 1960, le chorégraphe Merce Cunningham a exploré une
série des méthodes qui visaient à le libérer de ces invites imposées aux corps des
danseurs : il voulait se donner les moyens d’accéder à des suites de mouvements qui ne
répondraient pas à sa propre histoire, comme chorégraphe, comme enfant du XX
e
siècle,
avec le corps humain. Il l’a fait en empruntant à une philosophie orientale de l’action, que
son compagnon et collaborateur, le musicien John Cage, avait trouvée dans le
bouddhisme zen et dans le I Ching en particulier.
Le I Ching ou Livre des changements est un livre de divination, qui propose (en
fonction de tirages aléatoires réalisés originellement avec des tiges d’achillée, mais qu’on
peut aussi bien obtenir en tirant à pile-ou-face avec une pièce de monnaie) des morceaux
de sagesse à suivre dans les événements qui se préparent pour ceux qui consultent
l’oracle. Je peux, par exemple, me lever le matin d’un grand événement et demander au I
Ching comment me comporter dans la journée—il pourra me conseiller avec un oracle du
genre de l’hexagramme 49, la mue, qui me propose cette sentence : « la situation voit ce
qui est nouveau, ce qui est récent, rejeter ce qui est ancien et qui a vieilli 134. » Il
m’appartient alors, à l’intérieur de cet oracle, d’orienter mon action en fonction de
l’instruction que j’en interprète. Dans les recommandations qui précèdent les oracles du I
Ching, on trouve une philosophie de l’action qui explique le recours à la divination. On y
affirme d’abord ceci : aucun choix n’est pleinement réalisé en toute connaissance de
cause—au moment où il est temps de prendre une décision, il n’est jamais possible
d’avoir amassé toutes les informations qui m’en garantissent le succès. Partant de ce
constat, suggère le Livre des changements, il n’est pas plus illogique de s’en remettre à
des tirages au sort qu’à des procédures rationnelles de détermination de l’action : au
moins, en tirant au sort, nous saurons où précisément se trouve la part d’aléatoire—dans
le tirage au sort. Comme le résume Alan Watts,
« Nous sommes convaincus que nos décisions sont rationnelles parce que nous
nous appuyons sur un faisceau de données valables touchant tel ou tel
problème : nous ne nous en remettons pas au jeu de pile ou face (…) [Mais un

134 Yi Jing. La marche du destin, traduit du chinois par Michel Vinogradoff, Paris, Dervy, 1996, p. 450.

- 301 -
pratiquant du I Ching] pourrait demander comment nous déterminons le
moment où nous avons rassemblé suffisamment d’informations pour prendre
une décision135. »

Cela ne veut pas dire que le pratiquant du I Ching s’en remet complètement à la
divination. C’est plutôt que le tirage aléatoire est un moyen de mettre au jour la part
intuitive de nos choix d’action : le I Ching prône un art de poser les bonnes questions, de
se mettre dans les bonnes dispositions pour choisir quoi faire. « On ne consulte pas
l’oracle sans une préparation convenable (…) afin d’amener l’esprit dans cet état de
quiétude supposée être favorable à “l’intuition”136. »
C’est en suivant cette logique que Cunningham va laisser aux tirages aléatoires le
soin de décider des combinatoires de mouvements, non pas tant pour le plaisir de
l’aléatoire, mais afin de restreindre sa propre tendance, en tant qu’humain, en tant
qu’homme, en tant que chorégraphe, en tant que danseur, à retomber dans ses propres
habitudes et à obérer d’autres modes prises de décision. Merce Cunningham travaille
ainsi seul au studio, tirant au sort les séquences de mouvement qu’il transmettra ensuite
aux danseurs. Ces mouvements choisis de manière « inhumaine » (c’est-à-dire en ne
répondant pas ou en répondant le moins possible à une logique gestuelle interne) sont
autant de puzzles pour les danseurs. C’est ce qui intéresse Cunningham : rompre la suite
mélodique impliquée dans les gestes par des revirements arbitraires, qui piègent et
mettent l’inventivité des danseurs à l’épreuve. Cette approche permet, selon lui,
d’instituer une sorte de « gaucherie » qui l’intéresse particulièrement137. La méthode de
tirages aléatoires consiste ainsi à placer les danseurs dans des situations qu’aucun
n’aurait pu anticiper, et donc de donner à voir le danseur aux prises avec des gestes dont
il doit négocier la maîtrise, de le placer de force dans cette situation « intuitive » de
réceptivité dont parle le I Ching.
Steve Paxton est particulièrement influencé par l’approche « zen » du couple Cage/
Cunningham, avec qui il travaille de 1960 à 1964. Ce sont en particulier les références

135 Alan W. Watts, Le bouddhisme zen, op. cit., p. 27-28.


136 Ibid.
137 Merce Cunningham, Le Danseur et la danse, op. cit., p. 44 : « Lorsque vous cherchez à faire ce que vous
ne savez pas encore comment faire, il faut s’y prendre comme le ferait un enfant qui trébuche ou un
poulain qui se lève pour marcher. Je trouve leur côté un peu “gauche” spécialement intéressant. »

- 302 -
philosophiques zen de Cage qui influencent le jeune danseur. Lorsqu’il entend John Cage
pour la première fois, lors d’une conférence que le compositeur donne en Arizona en
1958, Paxton se sent interpellé par les questions qu’il soulève, en particulier celle de
savoir
« comment échapper à la responsabilité qui est ce que la plupart des
chorégraphes croient faire dans leur art. [Comment éviter de] choisir les
personnages, choisir les costumes, amener une idée, la transmettre. 138 »

Merce Cunningham, quant à lui, ne transmet guère ces principes dans sa relation
aux danseurs. La structure de la compagnie reste fortement hiérarchisée et polarisée
autour de la figure du chorégraphe qui élabore ses danses dans une tour d’ivoire
retranchée des danseurs et les leur transmet sans autre forme d’explication. C’est
pourquoi Paxton peut dire que
« la question de Cunningham, celle de savoir comment éliminer le facteur du
goût humain [dans la composition], n’a jamais été vraiment abordée parce qu’il
continuait de produire lui-même les mouvements 139. »

Il fallait donc, pour Paxton, aller plus loin, et cela requérait de remonter plus avant,
aux principes gestuels qui soutiennent le non-faire. C’est à cette extension que vise Steve
Paxton avec le Contact Improvisation, en se posant la question de ce qui pourrait arriver
si on éliminait le facteur du « goût » du chorégraphe ou des danseurs dans l’exécution des
gestes eux-mêmes : c’est ainsi qu’il faut entendre l’improvisation telle que la conçoit
Paxton—comme tentative d’éradication des choix, du goût, ou de la volonté dans le
mouvement.
Une bonne part des pratiques du Contact Improvisation est fondée sur la croyance
en la nécessité d’atteindre ce zéro d’intention. Cette croyance est fortement liée au
dogme émergentiste et moderniste (dont nous avons parlé plus haut) qui a l’espoir de
donner accès à une version pure de l’improvisation, dont la pureté tiendrait justement au

138 Steve Paxton (avec Douglas Rosenberg), Speaking of Dance. Interview with Steve Paxton, M. & D. Myers,
1994 (DVD). On trouve cette idée exprimée chez Cage au moins dès 1948, dans un article sur la danse
(« Grâce et clarté », traduit de l’américain par Monique Fong dans Silence. Discours et écrits, Paris,
Denoël, 2004, p. 48-52) où le compositeur clame que « la personnalité est un fondement léger sur quoi
construire son art. »
139 Ibid.

- 303 -
fait que le mouvement ne serait pas prédéterminé par des schèmes anciens. Nous
n’avons guère mentionné cette question jusqu’ici, pour montrer par l’étude des gestes du
Contact Improvisation, qu’en dépit du terme d’improvisation qui en fait le titre, le Contact
n’est pas moins « chorégraphié », c’est-à-dire sujet à des gestes stylisés, que d’autres
formes de mouvement. Comme l’a remarqué avec rigueur Susan Leigh Foster,

« Bien qu’ils [les contacteurs] prétendissent se défaire de l’habitude pour


se brancher sur le primal, leur pratique peut fort bien être considérée
comme une façon de repositionner et de redéfinir une semiosis
chorégraphique. Ils se préoccupaient en effet manifestement de leur
orientation dans l’espace, de leur localisation dans l’espace, de la
synchronisation et de la qualité des diverses énergies mises en jeu, de
leur persévérance dans une action donnée ou dans la danse avec une
autre personne140. »

Il n’en reste toutefois pas moins que les contacteurs prétendent se défaire de leurs
habitudes, qu’ils prétendent à une certaine authenticité dans leurs mouvements ou à une
certaine qualité réflexe de leurs gestes. Même si cette prétention est irréaliste, elle a,
comme prétention, des effets sur les pratiques qui sont inventées pour rendre l’abandon
des habitudes possible. C’est de ces pratiques que nous parlons ici. Nous appellerons
« non-faire » toutes les stratégies mises en place par le Contact Improvisation pour
favoriser la dissolution des goûts ou des habitudes. Nous en examinerons deux
principales : l’arrêt et le jeu.

* * *

140 Susan Leigh Foster, « Improviser l’autre », art. cit., p. 34-35.

- 304 -
Ne-pas-faire (1) : Arrêter

Le désœuvrement du danseur

Problème : j’arrive au studio avec le projet de m’y mouvoir (je sais que c’est ce qui
s’y passe, j’ai sans doute aussi imaginé déjà mes mouvements sur le chemin qui m’y mène,
j’ai peut-être encore un surplus d’énergie à dépenser) ; j’y entre aussi avec les habitudes
attachées au temps de l’arrivée dans le studio (j’ai suivi des cours de yoga, des barres au
sol, quantité de cours techniques qui m’ont appris à m’étirer, à écouter mon souffle).
Bref : je suis travaillée par les mouvements à venir (la chorégraphie que je suis venue
répéter, les gestes communs de ma pratique) et par les mouvements passés (mes
habitudes, mes savoirs-faire).
Question : dois-je m’en débarrasser ? Un nombre important de chorégraphes
improvisateurs des années 1960 aux États-Unis y croient fortement. Toutes les formes de
danse ne m’inviteraient pas à un tel vide, qui souvent commencent par emplir la salle de
musique, ou de mots, ou de mouvements. Certaines pratiques du Contact Improvisation,
par contre, visent à installer dans la corporéité dansante une forme de délaissement du
mouvement.
Au reste, les caractéristiques du studio de danse, où il est généralement pratiqué
(plutôt que dans la rue ou même dans la nature, comme certaines autres formes de
danse), y aident : dans un studio de danse, il n’y a rien à faire. Le sol et les murs sont
lisses, l’air est stationnaire, la lumière stable ; et si l’on n’a pas de musicien dans la salle, ce
qui tend plutôt à être le cas avec le Contact Improvisation, les sons sont rares. Mais de ce
désœuvrement du studio, il n’est pas aisé d’arriver au désœuvrement du danseur. Le
geste de s’allonger est une des pratiques utilisées dans le Contact Improvisation pour
atteindre à ce désœuvrement. Nancy Stark Smith appelle cette non-action d’apprêtement
au sol : dropping into skinesphere, « se laisser tomber dans la sphère-peau »—où
skinesphere est un mot-valise reliant skin, « peau » et kinesphere, « sphère des
mouvements anatomiquement possibles ». Se laisser tomber dans la sphère-peau, c’est
atteindre cet état où les seuls mouvements disponibles, même à l’imagination,
deviennent des gestes inchoatifs qui ne dépassent même plus la limite de l’enveloppe.

- 305 -
C’est couper les fils kinésiques qui nous relient au monde pour n’avoir plus que des ersatz
de tensions qui échouent à la bordure de soi. Dans ce « laisser tomber », la sensation est
similaire à celle qu’on peut observer dans les premiers instants du sommeil, où la vigilance
s’échappe, où notre tête tombe comme si l’on avait coupé le fil d’une marionnette.
Comme dans le « je préférerais ne pas » de Bartleby, il y a, dans ce rien, l’expérience d’un
délassement, d’un défaire qui ne refait rien : les fils intentionnels qui me relient au monde
sont coupés, mais en la faveur de rien d’autre. Ou plutôt, de rien qu’une sorte de vie
anonyme et minimale (souffle et battement de cœur) qui me soutient dans l’être sans que
j’y sois pour quoi que ce soit. Dans la skinesphere, le passage par cette vie anonyme
commence par la reconnaissance du mouvement qui nous rive au sol, et auquel nous
cédons : la gravité (la première étape de la sphère-peau est d’ailleurs désignée comme
geste de bonding with the earth, « faire le lien avec la Terre141 »).
Pour Nancy Stark Smith, le passage par la skinesphere est le point-clef qui permet
l’entrée en danse : il est le lieu où le sujet se défait de ses projets, où il devient, selon
l’expression de Merleau-Ponty, « cette masse sans regard et presque sans pensées,
clouée en un point de l’espace, et qui n’est plus au monde que par la vigilance anonyme
des sens142. » Nous avons parlé plus haut de la masse anonyme du corps. Celle-ci a
clairement la fonction, chez Steve Paxton, de court-circuiter l’intervention du sujet, de
son histoire et de ses désirs, pour faire place à ce que Cunningham appelait déjà
« l’expressivité nue de l’énergie143 », et qui forme véritablement le leitmotiv de l’imaginaire
de Paxton. Nancy Stark Smith, dans la sphère-peau, retrouve une version charnelle,
sensible de la masse anonyme : c’est une masse intérieurement travaillée, mobile, mais
sans rayonnement.
Comment passer de ce rien à un début de quelque chose ? La Petite Danse, pratique
méditative sur laquelle nous n’aurons cessé de revenir, est à nouveau une école pour
répondre à cette question : elle consiste à reconnaître qu’il n’y a jamais un rien de
mouvement. Relisons un passage qui la décrit :

141 cf. infra annexe 3, « L’Underscore et ses traductions».


142 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 191.
143 Merce Cunningham, « The impermanent art » (1955) repris dans Rebecca Caines et Ajay Heble (éds.),
The Improvisation Studies Reader. Spontaneous Acts, London/New York, Routledge, 2015, p. 166.

- 306 -
« tout ce que tu dois faire, c’est te tenir debout et te relaxer—tu vois ?—et à un
certain point, lorsque tu as relâché tout ce que tu pouvais relâcher et que tu es toujours
debout, tu te rends compte que dans cette posture érigée il y a un grand nombre de très
petits mouvements... (…) Tu es consciente que tu n’es pas en train de “faire”, et donc c’est
un peu comme si tu étais ta propre spectatrice, comme si tu étais en train de regarder le
spectacle de ton corps en fonctionnement. Et ton esprit ne “sait” pas ce qui se passe, il
n’essaye pas de trouver des réponses non plus—tu ne l’utilises pas comme un instrument
actif : c’est simplement une espèce de microscope dont tu fais varier les focales pour te
concentrer sur certaines perceptions144. »
On ne s’arrête donc pas tant pour arrêter le mouvement que pour justement
montrer qu’on ne peut l’arrêter. La prise de conscience de cette impossibilité d’arrêter le
mouvement est le premier sens de la suspension : j’arrête de me mouvoir pour prendre la
mesure que je suis mû. Cet être mû sans le faire correspond assez bien à ce que l’anglais
peut appeler stillness, une immobilité suspendue et instable qui se tient au bord de
l’impulsion motrice sans y céder. Un passage du poème de T. S. Eliot, Four Quartets,
donne de cette stillness une idée plus précise en la pensant comme un perpétuel entre-
deux : entre-deux de la chair et de l’inincarné, entre-deux du d’où et du vers-où, entre-
deux de l’arrêt et du mouvement, de l’ascension et du déclin, où « le passé et le futur se
rassemblent145. » Debout, les danseurs sont invités à faire l’expérience de cette stillness
habitée par les mouvementements de l’ajustement postural. Sur fonds de silence et de
clôture perceptive relative, la petite danse est la découverte des instructions que
présente, anonymement, la relation qu’entretient le corps avec le sol et avec lui-même.
En s’arrêtant, le danseur ne fait pas rien : il observe. Le fait de s’être arrêté lui laisse
d’ailleurs tout le temps du monde pour observer (il n’a rien d’autre à faire) : il devient le
spectateur de son propre mouvement, par une espèce de dissociation typique de la
144 Steve Paxton (avec Elizabeth Zimmer), « Interview on CBC Radio », CQ vol. 3(1), Fall 1977.
145 T. S. Eliot, Four Quartets, San Diego (CA), Harcourt, 1943. Nous nous référons et traduisons des passages
de la seconde strophe du poème intitulé « Burnt Norton » :
« At the still point of the turning world. Neither flesh nor fleshless;
Neither from nor towards; at the still point, there the dance is,
But neither arrest nor movement. And do not call it fixity,
Where past and future are gathered. Neither movement from nor towards,
Neither ascent nor decline. Except for the point, the still point,
There would be no dance, and there is only the dance. »

- 307 -
suspension. En effet, alors que j’ai décidé d’arrêter de bouger, je fais l’expérience que je
bouge encore. Même allongé, même lorsque la gravité n’est pas là pour me faire vaciller,
il y a encore le souffle, il y a encore les activités métaboliques qui me soutiennent et qui
me font bouger. Je fais l’expérience donc, que je ne fais pas (toujours) ce que je veux.
Cette expérience de la résistance du mouvement n’est pas la même chose que
l’expérience de la résistance du corps-masse : ce n’est pas l’expérience de l’effort où la
pesanteur de mon corps me saute aux yeux quand la fatigue oppresse mes muscles. Dans
l’expérience de la résistance du corps-masse, je fais l’expérience de mon vouloir faire et
de ses limitations : je fais l’expérience de ce moi d’effort, de ce cogito moteur que Maine
de Biran offrait comme porte de sortie au doute cartésien. Dans l’expérience de la
résistance du mouvement, je fais l’expérience inverse : non pas celle d’un moi souverain,
mais plutôt d’une couche de vie anonyme qui, loin d’être fermée sur soi dans la
promiscuité du sens intime, me sort de moi-même. Bien loin de la clôture, de l’immixtion à
soi, de la sphère d’auto-affectivité que semble receler l’arrêt du mouvement, me voilà jeté
dans le monde par les mouvements qui n’en finissent pas de m’y lier. Autrement dit,
quand j’arrête tout, quand je me coupe du monde, il me suffit d’être attentif à une
certaine vitalité en moi pour découvrir qu’en réalité, je ne m’en coupe jamais tout à fait.

C’est l’expérience que décrit avec rigueur Merleau-Ponty dans deux passages
étonnants (dans la Phénoménologie de la perception et dans le cours au Collège de France
sur Descartes). Suspendons-y notre description du geste d’« arrêter » : nous verrons, ici
comme ailleurs, que le philosophe nous fournit une conceptualité précise sur ces
expériences minimales de l’infra-mobilité.
Dans le premier de ces deux passages est consacré à la dépression et le
phénoménologue y parle des sens subtils par lesquels nous faisons l’expérience interne
de la vie en nous. Pourquoi la dépression est-elle l’occasion d’une méditation
phénoménologique sur « l’arrêter » ? Parce que, comme le mot même de « dépression »
l’indique (mouvement de descension et d’abandon à la gravité), dans la souffrance
psychique dont elle est le pendant moteur, nous ne faisons pas que nous couper du
monde, nous replions sur nous-mêmes : dans l’emmurement même auquel je

- 308 -
m’abandonne dans la dépression, il y a aussi comme un amplification des
mouvementements qui soulèvent mes organes. Ce pouvoir de rétractation n’est d’ailleurs
pas restreint à la seule aboulie dépressive. Il fait fond sur un pouvoir qui m’est
constamment disponible, celui de « fermer les yeux, m’étendre, écouter mon sang qui bat
à mes oreilles, me fondre dans un plaisir ou une douleur, me renfermer dans cette vie
anonyme qui sous-tend ma vie personnelle 146. » Je peux, autrement dit, habiter une autre
vie que la mienne, une vie qui n’est celle de personne, qui est la vie des vivants, et au sein
de laquelle « je » ne suis pas en relation parce que le « je » s’est défait.
Cependant, ajoute Merleau-Ponty, la possibilité de cette clôture se retourne
immédiatement : cette vie anonyme qui me traverse est déjà une promesse ou une
tension vers le monde.
« Je n’arrive pas à supprimer toute référence de ma vie à un monde, à chaque
instant quelque intention jaillit à nouveau de moi, ne serait-ce que vers les
objets qui m’entourent et tombent sous mes yeux ou vers les instants qui
adviennent et repoussent au passé ce que je viens de vivre. Je ne deviens
jamais tout à fait une chose dans le monde, il me manque toujours la plénitude
de l’existence comme chose, ma propre substance s’enfuit de moi par
l’intérieur et quelque intention se dessine toujours. En tant qu’elle porte des
“organes des sens”, l’existence corporelle ne repose jamais en elle-même, elle
est toujours travaillée par un néant actif, elle me fait continuellement la
proposition de vivre147. »

Ainsi je ne peux qu’envier et imiter la plénitude d’être des choses inertes : je ne serai
jamais comme elles une substance pleine et sans dehors—dans le travail intérieur qui me
mouvemente, il y a déjà l’inchoation d’une sortie hors de moi, comme le fantôme d’un
aller-vers qui s’esquisse.

Le deuxième texte qui nous intéresse provient d’un cours prononcé au Collège de
France de 1960-1961 et dédié à l’ontologie cartésienne. Il s’agit, plus précisément, du
dernier cours que prononce Merleau-Ponty (quelques jours à peine avant sa mort brutale

146 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 192.


147 Ibid., p. 192-193.

- 309 -
en 1961), où le philosophe tente d’élucider, une dernière fois dans sa carrière, le sens du
doute radical et de la découverte du cogito comme substance pensante.
« Je suis—que suis-je ? Cogitatio—Cela veut dire un être ouvert à, disposé
pour... Une ouverture (facultas cogitendi)—Ouverture qui n’est pas simple
béance, nichtiges Nichts, qui n’est pas libre de rester béante, même si elle est
libre de penser ceci ou cela : même si le rien se transforme pour elle en quelque
chose : pensée. Res cogitans n’est pas construction substantialiste, mais façon
de dire que cette ouverture à... quelque chose n’est pas un zéro d’être 148. »

Les similitudes sont frappantes entre cette description du geste de Descartes de


« se retirer dans son poële » pour y méditer et y pratiquer le doute, et la puissance
découvrante de l’emmurement dans la dépression. On comprend ce qui s’y joue de
contestation de l’idée de res cogitans en tant que pensée close sur elle-même, enfermée
sur elle-même : de même que le dépressif n’est jamais irrémédiablement coupé du
monde, de même que le mur qu’il construit autour de lui est toujours déjà une passerelle
vers le monde dont il se retire, de même le « moi » qui doute n’est jamais la substance
qu’y postule Descartes, mais « ouverture ». Au lieu de mettre l’accent sur la res (« la
chose »), Merleau-Ponty met donc l’accent sur la cogitatio (« la pensée ») qui est lien,
portée, béance en direction du monde. Ce que voit Merleau-Ponty, c’est que la coupure
n’est jamais complète : ce qu’il voit, c’est qu’il y a toujours une tension, même minimale,
qui lie le sujet à l’extériorité, même réduit à ce presque rien de la coupure méditative. Ce
sujet minimal il lui donne le beau nom de « témoin » :
« on ne peut pas le désigner positivement, puisqu’il est non-être—Et il faut qu’il
soit non-être pour être témoin dernier, derrière lequel il n’y en a plus d’autre.
C’est ce que Descartes appelle cogitatio : ouverture à149... »

Et c’est cette vigie secrète que nous pouvons reconnaître, quant à nous qui la
pensons comme la résultante du geste de s’arrêter comme la couche inframotile de la vie
animée qui ne disparaît jamais tout à fait. Cette sentinelle est à l’image du tonus basal qui

148 Maurice Merleau-Ponty, Notes de cours au Collège de France (1958-1959 et 1960-1961), texte établi par
Stéphane Ménasé, Paris, Gallimard, 1996, leçon du 27 avril 1961, p. 251.
149 Ibid., p. 258-259.

- 310 -
anime tous nos muscles tant qu’ils sont encore traversés des nerfs moteurs ou
sensoriels : c’est une pulsation, un éveil inchoatif, une préparation.

C’est à ce témoin que nous permet d’accéder la suspension du repos, et qui sert de
fondement à la défaite du faire en nous : en se posant la question de ce qui soutient le
non-faire, nous tombons ainsi sur un faire qui nous fait, plutôt que nous ne le faisons,
faire inchoatif qui mouvemente le corps, plutôt que le corps ne l’origine. Mais si la
suspension telle qu’elle est pratiquée dans ce repos est un apprêtement, une mise à la
disposition de l’attention, il ne s’agit en aucun d’en rester à ce niveau moteur de quasi-
immobilité. Pas plus que pour Merleau-Ponty critique de Descartes il ne s’agit de rester
assis « dans son poële », pour les danseurs, il ne s’agit de rester allongé au sol ou à
méditer dans la petite danse. Tout l’enjeu est justement d’arriver à transporter dans
l’engagement auprès du monde cette qualité de l’observation de soi, cette position dans
laquelle le danseur se place où il est le spectateur de sa propre danse en même temps que
son acteur150.

L’inhibition

Parmi les stratégies utilisées pour solliciter cette qualité attentionnelle, le choc ou le
blocage sont des moyens fréquemment employés dans le Contact Improvisation. C’est
que naturellement de telles situations sont produites par la rencontre avec le partenaire :
nos kinesphères ne sont pas libres, mais contraintes, compactées par nos partenaires 151.
Même s’il ne m’immobilise pas nécessairement, en effet, mon partenaire est sans cesse
sur mon chemin : parce que nous sommes présents l’un à proximité de l’autre, nous
sommes bien forcés de condenser nos gestes, et de moment en moment, de faire

150 Steve Paxton, « Esquisses de techniques intérieures », art. cit., NDD 38-39, p. 106 : « Le fait de rester
immobile était utile. L’événement de base consistait à se tenir debout et à observer le corps. Ceci était
un exercice en soi, même si c’en était un très réducteur. Ce que l’on exerçait de cette manière, dans la
position debout, c’était l’habitude d’observation ; un mouvement de conscience perceptible à travers le
corps. »
151 Karen Schaffman, « Colliding kinespheres: investigating the point between Labananalysis and Contact
Improvisation », Linda J. Tomko (éd.), Proceedings of the Twenty-First Annual Conference, Riverside (CA),
Society of Dance History Scholars, 1998, p. 8 : « chaque danseur abandonne son espace d’extension
propre—dans le vocabulaire de Laban : sa kinesphère—afin de se mettre au service de la relation à un
autre corps. Les kinesphères se conjoignent, fusionnent, collisionnent, se superposent, s’effondrent,
s’étendent, se mêlent l’une à l’autre. »

- 311 -
l’épreuve des limites de nos possibilités de nous mouvoir. Même si son intention est
plutôt de collaborer avec moi que de lutter, la plupart du temps et malgré qu’il en ait, il
me fait bégayer dans le geste : notre ilinx se mélange d’agôn, nos vertiges de
confrontations.

Toute une partie de l’entraînement en Contact Improvisation vise à favoriser la capacité à


accuser le coup de cette opposition. Appelons inhibition la pratique volontaire de cette
interruption, qui consiste par soi-même ou par un autre, à briser la mélodie cinétique du
geste.

Vous bougez. De temps à autre, je dirai : « pause ». Ce sera l’occasion de regarder de plus
près aux multiples directions qui s’offrent dans votre mouvement. Peut-être que vous étiez
en train de tendre la main, par exemple. À ce moment-là, dans cette pause où vous vous
trouvez, vous vous rendrez compte qu’en même temps que vous tendiez la main, vous étiez
en train de reculer l’épaule opposée, ou d’abaisser votre regard en direction de là où vous
tendiez la main. Au moment où je dis « reprends », vous avez maintenant le choix : prolonger
la première direction (tendre la main), ou en prolonger une autre (reculer l’épaule). Dans
tous les cas, en connaissance de cause : votre geste habite l’espace dans une multiplicité de
lieux plus vastes que la seule zone d’action provisoire dans laquelle vous vous investissiez 152.

Deux éléments ressortent de la pratique de l’inhibition. Le premier aspect est ce que


Jacques Gaillard a appelé « l’activité d’accueil sensoriel153 » ou « remplissage ». En
suspendant mon geste à ce qu’il était en train d’effectuer, en effet, je lui retire sa
transparence ou sa transitivité : ce faisant, je remets en cause sa fonction première, qui
est de modifier le monde, pour porter mon regard sur ce qu’il me fait en retour.
Autrement dit, je le fais apparaître pour ce qu’il est pour moi plutôt que pour ce qu’il fait à
l’extérieur : je le rends sensible, comme infra-motricité, directionnalité, potentiel. Mon
geste n’est plus acteur, mais sentinelle. En tenant la pose, en figeant le mouvement au
milieu de son effectuation, je crée pour ainsi dire un contenant (les limites de mon corps

152 Procédure tirée d’un atelier avec Jurij Konjar, Les dynamiques du dialogue, Paris, 2015.
153 Jacques Gaillard, « L’improvisation dansée : risquer le vide. Pour une approche psycho-
phénoménologique », dans Anne Boissière et Catherine Kintzler (éds.), Approche philosophique du geste
dansé, Villeneuve d’Asq, Presses Universitaires du Septentrion, 2006, p. 77.

- 312 -
ou de la situation) dans lequel peuvent se verser les sensations présentes. Ces sensations
n’étaient pas là avant la pause. La pause n’a pas une fonction épistémique : il ne s’agit pas
de découvrir des sensations qui étaient par ailleurs recouvertes ou cachées par l’action.
Ces sensations, je les produis, par le cadre que je leur donne. Et c’est dans cette activité
de production de la sensation (par une disposition accueillante) que consiste l’inhibition.
Deuxième élément : à la faveur de ce remplissage sensoriel, d’autres chemins, que
ceux qui étaient actuellement suivis, sont ouverts. La prégnance de la mélodie gestuelle
est sapée, les germes de suites nécessaires sont gelés, la pente naturelle remise à niveau.
Un geste, en effet, pourvu qu’il crée un déséquilibre, appelle sa conclusion—à la manière
dont des notes dissonantes, en harmonie tonale, appellent irrésistiblement leurs
résolutions. Les issues, dans le geste comme dans le son, sont multiples et liées à de
multiples causes. En musique, le système, la tradition, mais aussi certaines lois de
l’acoustique humaine offrent des opportunités de résolution. Dans le geste, les facteurs
appartiennent à tout ce qui codifie le convenable : la société, le style de danse que je
pratique, mais aussi certaines lois de la bio-mécanique humaine. Si mon habitude est de
suivre la gravité, comme le Contact Improvisation y invite, la cause principale sera
l’orientation du poids de mon corps dans l’espace. Mais ce n’est jamais le seul facteur et
une pléthore d’autres raisons de bouger, qui appartiennent à la culture cinétique de
chacun, entrent en cause : si je commence à soulever la jambe droite par exemple,
j’observe que j’aurai tendance à me mettre en pointes et à lancer la jambe vers l’arrière.
Pour une raison que j’ignore, ce geste me donne beaucoup de joie. Il est ainsi ma pente
naturelle. Dans l’inhibition, je m’efforce de considérer cette tendance à égalité avec les
potentiels que le commencement de geste m’offrirait si je ne suivais pas cette première
impulsion : commencer à marcher, faire un plié de la jambe gauche, baisser la tête,
remettre le pied par terre... La liste est formellement infinie, même si elle est limitée par le
temps qui m’est imparti de faire le tour de mon imagination. En tenant l’arrêt, en me
tenant au bord du faire, j’ai ainsi la possibilité d’étudier les différentes directions offertes
par chacune des parties du corps mises au service du geste.
La pratique de l’inhibition est présente dans de nombreuses techniques,
notamment méditatives (comme le zazen) ou thérapeutiques (comme la technique

- 313 -
Alexander)—le Contact Improvisation y emprunte régulièrement son vocabulaire, même
s’il cherche à mettre en place l’inhibition dans une relation réciproque, plutôt que dans
une relation de soi à soi, comme dans les pratiques méditatives, ou de soignant à soigné,
comme dans les pratiques thérapeutiques.
Dans les pratiques somatiques où l’inhibition est utilisée de manière centrale,
comme chez F. M. Alexander, la fonction de l’inhibition est la mise au jour des habitudes
motrices : dans des sessions individuelles, le praticien peut ainsi donner des injonctions
contradictoires (« lève toi... non ne te lève pas ») ou même piéger l’élève (retirer la chaise
quand il s’assoit, proposer un appui et ne pas le donner au dernier moment). Ces
contradictions ou ces trous révèlent les pentes naturelles de l’élève. Le but n’est
évidemment pas de les remplacer par de nouvelles pentes (ce qui ne ferait jamais que
reculer le problème d’un cran), mais de les donner à sentir. La véritable fonction de
l’inhibition n’est donc pas ainsi de lutter contre une habitude en particulier plutôt qu’une
autre, mais de lutter contre une tendance au sein de l’habitude : l’anesthésie. Le propre
d’un geste maîtrisé en effet est de ne plus requérir l’accordage sensori-moteur fin qui est
en jeu dans l’apprentissage du geste. C’est même là son avantage : parce que je n’ai pas à
suivre attentivement le déroulé de ma marche, je peux sentir les odeurs des sous-bois où
je me promène ; parce que je n’ai pas à contrôler sans cesse le jeu de mes pieds sur les
pédales, je peux conduire ma voiture d’un endroit à un autre. Mais dans un autre sens,
l’habitude désactive l’investissement du sujet de son activité. C’est d’ailleurs en ce sens
que l’habitude a souvent été condamnée comme de la mécanique coulée dans du vivant.
C’est ainsi notamment que Bergson voit dans l’habitude « le résidu fossilisé d’une activité
spirituelle154 » : le contenu sensible et même volontaire de l’action y est appauvri pour
laisser place à une simple mécanique. Cette méfiance à l’égard du mécanique,
immédiatement confondu avec le machinal, est typique du grand mouvement de réaction
à l’industrialisation de la société au début du e
XX siècle : face à l’appauvrissement du
monde gestuel, on blâme l’habitude (fonction biologique qui n’a rien de machinal en elle-
même) pour ce dont elle est l’habitude.

154 Henri Bergson, « La vie et l’œuvre de Ravaisson », in Mélanges, Paris, Puf, 1972, pp. 1461-1462.

- 314 -
C’est la part machinale de l’habitude que la technique de l’inhibition de F. M.
Alexander (qui est bien un contemporain de Bergson en ce sens) veut exposer—non pas
donc, on l’aura compris, pour débarrasser le sujet de ses habitudes, mais pour le
provoquer à en faire un usage inventif. Cet usage inventif de l’habitude cesse de la faire
fonctionner comme un montage de réflexes conditionnés (habitude comme « fossile
d’activité spirituelle »), pour faire place à ce qui en elle est adaptabilité, ressource, bref :
aptitude, plutôt qu’habitude. La méthode de l’inhibition est utile pour toute personne qui
s’est rendue experte dans son domaine : elle permet de faire passer l’habitude de son
statut d’anesthésiant à celui de puissance ou de potentiel à l’action.

La puissance-de-ne-pas

Le concept aristotélicien d’hexis (aptitude ou faculté) rend assez bien compte de


cette idée d’une habitude comme potentiel plutôt que comme routine. Arrêtons-nous y
un instant : il nous servira à comprendre avec plus de précision les stratégies du non-faire
dans le Contact Improvisation155.
Être apte, être habile, affirme Aristote, c’est acquérir une certaine puissance
(dynamis). Par exemple, dire de quelqu’un qu’il a l’aptitude de la médecine, c’est dire qu’il
a la puissance de soigner. Jusque-là, rien de surprenant. Mais en vertu d’une analyse fine
de la notion de puissance, Aristote propose d’aller plus loin. Être puissant ou avoir la
puissance de faire quelque chose, remarque Aristote, ce n’est pas seulement être capable
de le faire : si, en acquérant la faculté de faire quelque chose, on ne devenait que cela (si
on n’était plus capable que de faire cela), cette faculté deviendrait ce que nous sommes et
non pas seulement ce que nous pouvons. Quand on apprend à soigner, il faut bien aussi
qu’on apprenne, en même temps, à ne-pas-soigner : c’est de fait ce que l’on fera pour
l’essentiel de notre vie—la nuit quand nous dormons, le matin quand nous faisons la
vaisselle, etc. Croire qu’on est toujours en train de soigner (que notre simple présence
dispense le soin), « se croire » médecin quand on n’a fait qu’acquérir la puissance de
soigner, c’est autre chose qu’être médecin : c’est en avoir le délire. Jacques Lacan donnait

155 Nous nous appuyons sur ce point sur les analyses incontournables de Giorgio Agamben en particulier
dans La puissance de la pensée. Essais et conférences (2005), traduit de l’italien par Joël Gayraud et
Martin Rueff, Paris, Payot, 2011, p. 315 sq.

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de ce délire particulier du « se croire » la formule suivante : « si un homme qui se croit un
roi est fou, un roi qui se croit un roi ne l’est pas moins 156. » Inversement, doit-on
comprendre, le moins fou est celui qui distingue ce qu’il sait faire de ce qu’il est, qui ne se
croit pas « roi » dans toutes ses actions, mais seulement dans celles qui relèvent de sa
royauté.
Voilà ce que nous enseigne Aristote : pour qu’une puissance soit vraiment
puissance, il faut que ce qui est doté de puissance puisse aussi ne pas être ou faire ce
dont il a la puissance. Ou, comme le synthétise Giorgio Agamben,
« La puissance est définie essentiellement par la possibilité de son non-exercice,
ainsi que le signifie hexis : disponibilité d’une privation. L’architecte est puissant
en tant qu’il peut ne pas construire et le joueur de cithare est tel parce qu’à la
différence de celui qui est dit impuissant seulement au sens général et qui tout
simplement ne peut pas jouer de la cithare, il peut ne-pas-jouer de la cithare 157. »

C’est ce que dit la définition du puissant (to dynaton) dans la Métaphysique :


« ce qui est doté de puissance (to dynaton) peut aussi bien être que ne pas être
en acte (me energein). En effet, la même chose a la puissance d’être autant que
celle de ne pas être (to auto ara dynaton kai einai kai me einai)158. »

Toute puissance, autrement dit, est double : à la fois puissance-de et puissance-de-


ne-pas. Ainsi, il est vrai (et tautologique) de dire que le médecin qui a appris à soigner a,
après ses études, la puissance de soigner : il a, par ses savoirs-faire et savoirs-sentir,
acquis la capacité de poser des diagnostics, de proposer des remèdes, d’imaginer des
pronostics de guérison. Mais cette puissance ne serait rien si elle ne s’accompagnait de sa
contrepartie, à savoir une puissance-de-ne-pas soigner. Cette puissance-de-ne-pas soigner
est quelque chose comme un second niveau de l’hexis pour le médecin, une sorte de

156 Jacques Lacan, Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 170. Et il ajoute : « Qu’on n’aille pas me dire que je fais de
l’esprit, et de la qualité qui se montre dans ce mot que Napoléon était un type qui se croyait Napoléon.
Car Napoléon ne se croyait pas du tout Napoléon, pour fort bien savoir par quels moyens Bonaparte
avait produit Napoléon, et comment Napoléon, comme le Dieu de Malebranche, en soutenait à chaque
instant l’existence. S’il se crut Napoléon, ce fut au moment où Jupiter eut décidé de le perdre, et sa
chute accomplie, il occupa ses loisirs à mentir à Las Cases à pages que veux-tu, pour que la postérité
crût qu’il s’était cru Napoléon, condition requise pour la convaincre elle-même qu’il avait été vraiment
Napoléon. » (p. 171)
157 Giorgio Agamben, La puissance de la pensée, op. cit., p. 317-318.
158 Aristote, Métaphysique, Δ, 1050b10-12 ; cité in ibid.

- 316 -
couronnement de son apprentissage. Voyons le jeune interne en médecine : à quoi
reconnaît-on son inexpérience ? Non pas à ses mauvais diagnostics, non pas à sa mauvaise
manière de mettre en acte sa capacité. Cela il sait le faire—ou du moins, il ne sait pas
vraiment moins le faire que le médecin expérimenté—il a peut-être un peu moins de
savoirs, mais la différence sur ce point est quantitative et non qualitative. La véritable
différence qui sépare l’inexpérimenté de l’expérimenté, c’est qu’en l’inexpérimenté la
puissance-de-ne-pas fait défaut. Le jeune médecin, on le reconnaît à cela qu’il ne peut pas
s’empêcher de soigner, il ne peut pas s’empêcher de diagnostiquer, de palper, de faire
tomber ses jugements. Il voit des maladies partout. Ainsi, alors que ce qui différencie le
médecin du non-médecin, c’est le savoir soigner, ce qui différencie le médecin
expérimenté du presque-médecin, c’est le savoir ne-pas-soigner.

En suivant les indications de Giorgio Agamben159, on peut tenter de comprendre


l’acte de création comme l’espace au sein duquel cette puissance-de-ne-pas est
manifestée, c’est-à-dire rendue visible à soi-même et aux autres.
Certaines œuvres cherchent à manifester directement la puissance-de-ne-pas
comme impuissance. Suivons, sur ce point, l’exemple de Cézanne, et restons un instant
avec lui : cela nous permettra de donner une chair à la puissance-de-ne-pas. Cézanne
laisse souvent intactes certaines zones de sa toile. Dans ces vides, ce qui se donne à voir
ce n’est pas le talent du peintre, sa touche : il n’y a rien à y voir. Et pourtant, tout amateur
de sa peinture y reconnaîtra sa manière de faire : cette manière, ce n’est pas son toucher,
mais son non-toucher ou sa non-touche, c’est-à-dire le savoir qu’il a d’arrêter son geste. Il
y a un tremblement, une oscillation contenue du pinceau qui sont propres à Cézanne, et
s’il ne donne pas la touche finale, c’est parce qu’elle romprait l’enchantement de cette
vibration sourde—la couleur cristalliserait, deviendrait enfin forme. C’est cette netteté,
c’est-à-dire cette manière d’accommoder le tout de la surface peinte à une vision fovéale
monoculaire, que Cézanne se refuse d’accomplir. Nous présentant les formes des choses
à leur état naissant, à ce moment où elles ne sont encore qu’esquisses de ce qu’elles
pourraient devenir. Les peintures de Cézanne nous laissent voir double, nous
159 Giorgio Agamben, « Qu’est-ce que l’acte de création ? », repris in Le feu et le récit (2014), traduit de
l’italien par Martin Rueff, Paris, Payot, 2015.

- 317 -
maintiennent en ce lieu où les choses ne sont encore que de simples phénomènes
prétendant à la solidité nue de l’en-soi, sans y parvenir.
Le déploiement de cet exemple cézannien nous est nécessaire, parce qu’il permet
de mieux comprendre ce que veut dire ne-pas faire. Chez Cézanne, la négation ne fait plus
alternative avec la position, elle l’accompagne au contraire comme son dédoublement :
elle pose un monde inachevé, mais elle le pose tout de même.
Cette négation doit donc s’entendre à la manière dont le vide, dans certaines
pensées chinoises, ne fait pas alternative avec le plein, mais le présuppose. François
Cheng, dans Vide et plein, cite à cet égard un traité du peintre chinois Fan Chi qui nous
éclaire :
« Dans la peinture, on fait grand cas de la notion de Vide-Plein. C’est par le vide
que le Plein parvient à manifester sa vraie plénitude. Cependant, que de
malentendus il convient de dissiper ! On croit en général qu’il suffit de ménager
beaucoup d’espace non peint pour créer du vide. Quel intérêt présente ce vide
s’il s’agit d’un espace inerte ? Il faut en quelque sorte que le vrai Vide soit plus
pleinement habité que le Plein. Car c’est lui qui, sous forme de fumées, de
brumes, de nuages ou de souffles invisibles, porte toutes choses, les entraînant
dans le processus de secrètes mutations160. »

On se trouve, avec ces propos, au plus proche de ce que nous décrivions chez
Cézanne (lui-même d’ailleurs fortement influencé, si ce n’est par les traités de peinture
chinois, du moins par certaines esquisses, qu’on le sait consulter régulièrement). Le vide
manifeste le plein dans la mesure où il est interruption au bon moment, au moment où le
plein deviendrait « trop plein », ou saturation : il se tient en deçà, dans cet infra riche en
potentiel où tout n’a pas été dépensé.

Mais ce qui est vrai de la peinture chinoise ou de la peinture de Cézanne est-il vrai de
toute peinture ? Et plus encore de tout acte de création ? De manière abstraite, oui, en un
sens : l’acte de création est, en lui-même, un processus à tendance infinie—comme dans
de nombreuses autres activités, comme les jeux et le sexe, il n’y a rien dans l’action qui

160 Fan Chi, Propos sur la peinture du Pavillon des Nuages Effacés (fin XVIIe siècle), traduit du chinois et cité
dans François Cheng, Le vide et le plein : l’art pictural chinois, Paris, Seuil, 1991, p. 58.

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commanderait, par elle-même, son interruption. L’arrêt du jeu, l’arrêt du désir sexuel,
l’arrêt de la création sont des événements de surcroît par rapport à l’activité : ils ne lui
appartiennent pas en propre. C’est pourquoi en art, le parachèvement est souvent
effectué par la bande, en vertu des nécessités extrinsèques : le commanditaire a fixé une
date pour la remise du tableau, le théâtre n’est disponible que tels et tels soirs. Ces fins
extérieures sont une bénédiction : psychologiquement, parce qu’on peut rager contre
elles ; ontologiquement, parce qu’elles circonscrivent l’espace dans lequel l’œuvre peut
exister comme chose, et non se perpétuer infiniment, en un processus qui pourrait tirer à
l’épuisement. De la même manière que la jouissance vient mettre fin à l’acte sexuel sans
en être l’accomplissement, de la même manière la création s’arrête dans l’œuvre finie
sans que celle-ci en soit autre chose que la trace. Et ce sont ces nécessités extérieures qui
viennent couper le savoir-faire, qui viennent donc laisser dans un certain état de
suspension l’acte de création. Comme le dit Renaud Barbaras à propos de la jouissance
sexuelle,
« du point de vue du mouvement même du désir, il n’y aucune raison que cela
cesse—et c’est d’ailleurs pourquoi nous reprenons dès que cela est possible. La
logique du désir est celle d’une intensification sans fin, dans les deux sens du
terme, c’est-à-dire sans but ni terme, de sorte que l’interruption est pour ainsi
dire contingente ; elle tient aux limites de ce que le corps et plus encore le sujet
peuvent supporter, au fait que les conditions de notre existence, aussi bien
biologiques que proprement existentielles, ne peuvent être à la hauteur de la
sexualité161. »

Analogiquement, la fin de l’œuvre signifie simplement que les conditions matérielles


—autant du sujet que de l’objet (la toile, la peinture, le plateau, les danseurs)—sont
épuisées ; épuisement qui ne signifie pas celui de l’élan créatif proprement dit, mais du
fait que l’artiste n’est pas à la hauteur de la création, c’est-à-dire qu’il n’est pas en mesure
de supporter jusqu’au bout le désir qui soutient son faire. Ce que la rhétorique
aristotélicienne appelait le kairos pointe vers cet état in extremis : alors que le public est
épuisé, tiré hors de lui par les arguments, le kairos est le moment où il s’agit de les saisir,

161 Renaud Barbaras, Le désir et le monde, Paris, Hermann, 2016, p. 43-44.

- 319 -
de donner le coup de grâce, et de « ramener l’argument à la maison ». Analogiquement,
l’œuvre (réussie ? mais pour qui ?) se reconnaît à ce qu’en elle l’artiste a su s’arrêter avant
que ses forces ou celles du système avec lequel il travaille s’épuisent, se dilatent,
s’étiolent enfin.
Quelle qualité du geste créatif vise-t-on ici, qui manifesterait cette fragilité à même
l’acte créatif ? Dans l’article d’Agamben dont nous nous inspirons pour ce propos, le
philosophe cite un vers de la Divine Comédie où Dante dit que « l’artiste qui a l’usage de
l’art a la main qui tremble162 » : ce tremblement est celui de la puissance-de-ne-pas, qui se
manifeste dans l’art comme fragilité de la création. Le tremblement, la fragilité est le
signe d’une exposition de l’artiste, dans le faire œuvre, au risque qu’il puisse ne pas faire :
que la matière résiste, que l’inventivité, le désir même de créer fassent défaut. De ce
point de vue, les arts scéniques ont l’avantage de pouvoir manifester directement, sans
médiation, ce risque du non-faire : le fait de monter sur scène est, par essence, le fait de
se confronter à la possibilité de ne-pas, c’est-à-dire à la fragilité ou la vulnérabilité de
l’acte en train de se faire.

Extemporiser

Mais encore faut-il accueillir cette possibilité, et ne pas céder à la tentation de la masquer
par les savoirs-faire. Cette difficulté n’est pas seulement de nature psychologique : elle n’est
pas seulement liée à la tendance qui fait que, face à l’inconnu, j’enclenche les ritournelles
rassurantes du connu. C’est une difficulté d’ordre ontologique :

« si l’acte de la puissance de jouer du piano est certainement, pour le pianiste,


l’exécution d’un morceau sur le piano, qu’advient-il de la puissance de ne pas
jouer au moment où le pianiste commence à jouer ? Comment se réalise donc
une puissance-de-ne-pas jouer163 ? »

Comment puis-je, en même temps que je fais ce que je sais faire, manifester ma
puissance-de-ne-pas le faire ? Répondre à cette question exige d’en passer par une
discussion du temps de la création, en mettant donc l’accent sur la question de ce « même

162 Dante Aligheri, La divine comédie : Le paradis, chant 13 ; cité et traduit dans Giorgio Agamben, Le feu et le
récit, op. cit.
163 Giorgio Agamben, Le feu et le récit, op. cit., p. 50.

- 320 -
temps » où je fais ce que je sais faire et où je m’efforce de ne-pas-faire, c’est-à-dire d’y
manifester une certaine impuissance.

Cette question nous replonge directement dans la question du non-faire telle qu’elle
se pratique dans le Contact Improvisation. Suivons, comme à notre habitude, un texte de
Steve Paxton—ayons confiance, malgré le caractère hésitant du propos, dans sa finesse
descriptive. Parlant du non-faire, du non-vouloir, il note que
« ce qui est remarquable dans cette idée d’absence de but, d’absence de fin
recherchée, de non-savoir, c’est qu’elle est très liée à une quête de création
non-subjective du futur. Parce que si tu entretiens un but, ou même
simplement un rêve ou un désir, même si c’est encore un peu flou, tant que
c’est quelque chose que tu essayes d’atteindre (…) c’est de l’énergie que tu
mets dans le futur. Or ce futur, il est là. Enfin ce n’est pas le futur, c’est un
quasi-futur. Et il te bouge. (…) Je n’essaye pas de trouver un endroit où rien
n’est prévu. J’essaye de trouver un endroit où ce qui est prévu est la question
posée164. »

Ce qui est remarquable dans ces propos de Paxton, c’est le retournement


conceptuel qu’ils sous-tendent. Steve Paxton ne dit pas en effet qu’on devrait éviter
toute appréhension du futur : le « non » du « non-faire » serait alors une pure négation de
l’action, un rien, qui n’est ni souhaitable, ni même souhaité. Il dit plutôt que la pratique
implique de vivre le futur comme une des formes que prend l’expérience présente : à
savoir comme désir, anticipation, volonté. Ce désir, cette anticipation, cette volonté sont
normalement « réglés » sur l’objet du désir, de l’anticipation, de la volonté, c’est-à-dire
qu’ils guident l’action comme une sorte de tunnel ou de canal dans lequel elle vient se
couler. L’état dont parle Paxton ne consiste pas à nier cette relation au futur : elle est
inévitable. Même si le futur est seulement quelques secondes plus tard, c’est la fonction
de ma perception que de m’informer sur lui et de m’offrir des possibilités d’action 165. S’il

164 Steve Paxton (avec Robert Steijn), « Training Perception », Jeroen Fabius (éd.), TALK / SNDO (1982-2006),
Amsterdam, School For New Dance Development, 2009 ; [en ligne] www.theaterschool.nl
165 C’est la thèse de « l’énaction » : nous percevons pour agir ou pour guider l’action ; et inversement, il n’y
a pas de perception qui ne soit prise dans une mélodie motrice. cf. sur ce concept, Francisco Varela,
Evan Thompson et Eleanor Rosch, L’Inscription corporelle de l’esprit : sciences cognitives et expérience
humaine (1991), traduit de l’américain par Véronique Havelange, Paris, Seuil, 1996.

- 321 -
ne s’agit pas de sortir de l’état d’anticipation (ce qui n’est ni possible, ni même
souhaitable étant données les situations où nous place le Contact Improvisation), l’état
dont parle Paxton consiste plutôt à vivre dans ce que ces désirs, anticipations, volontés
ont de présent. Par exemple, je peux observer en ce moment mon désir de me lever de
l’engourdissement de la chaise à ce que mes pieds sont en position pour m’aider à me
sortir de là. Et au lieu d’aller vers ce dont cette position des pieds est la préparation, je
peux l’accentuer, lui donner du relief : par exemple en suivant la direction proposée par la
courbe de mon pied. Tout le contraire d’une négation des anticipations impliqués dans
mes savoirs-faire, on pourrait dire qu’il s’agit de les sortir de leur rapport au temps, de les
renvoyer à ce qu’ils modifient ici et maintenant.

La faculté d’improviser se dit en latin : ex tempore (gerendi) facultas, faculté d’agir


hors du temps166. Comprenons ce hors-temps comme une présentialisation, c’est-à-dire
comme un empêchement, un frein donné au présent de faire place au futur, ou plutôt,
comme la manifestation de ce présent (qui appelle le futur) comme présent (et non
comme viaduc conduisant à un futur). Il s’agit ainsi d’opacifier le présent, de le rendre
plus dense de sorte qu’on achoppe sur lui, au lieu de se laisser porter par lui vers l’action
future. C’est dans ce rapport avec les données immédiates de la conscience que se
manifeste « l’impuissance » ou « la puissance-de-ne-pas » : il est toujours possible, à
l’intérieur de chaque moment, de ne pas en accomplir la suite mélodique parce qu’il est
toujours possible de céder, à l’intérieur du mouvement, au sentir dont il est le miroir.

Ne-pas-faire (2) : Jouer

Jeux infinis

Mais l’écoute auto-affective, le tourné attentionnel dont il est ici question dans
l’inhibition n’est pas la seule ressource du danseur pour atteindre au non-faire. Si à
l’intérieur d’une danse, je peux décider de me donner tout entier au sentir, il me faut bien

166 Quintilien parle d’une « faculté de dire hors du temps » (ex tempore dicendi facultas) que nous
transposons au régime de l’agir (cf. Quintilien, Institution oratoire, traduit du latin par Jean Cousin,
Paris, Les Belles Lettres, 1975-1980, livre X, VII, §1.)

- 322 -
aussi, comme une mesure de compensation, quelques prétextes pour bouger : même si
j’étais le pur improvisateur que certaines rhétoriques du Contact Improvisation ont rêvé, il
me faudrait bien, de temps à autre, des prétextes pour bouger. En réalité, dans une
danse, j’alterne (sans jamais y atteindre tout à fait) entre deux pôles extrêmes :
l’immersion dans le sentir, la perte de repères caractéristiques du non-savoir ; et le jeu
avec des prétextes qui me disposent à l’action. Il y a une sorte de clignotement, qui est
sans doute caractéristique du vivre en général, où tantôt je fais l’expérience transparente
de mon action sur le monde et où tantôt je dois me donner à moi-même les raisons d’agir.

La question, de ce point de vue, se repose : comment ne-pas-faire (si telle est mon
intention) à l’intérieur d’une activité que je me donne à moi-même ? Nous trouvons la
réponse dans un des gestes fondamentaux du Contact Improvisation : jouer. Le lien du
Contact Improvisation au jeu est structurel et historique, comme le rappelle Steve
Paxton :

« Je crois que, quand j’ai conçu le Contact Improvisation, la première chose qui
m’est revenue était la manière dont les enfants jouent avec les adultes. Et
comment les adultes traitent les corps des enfants : en les balançant dans les
airs, en les câlinant. Et comment les enfants, pourchassant les adultes,
cherchent à obtenir des interactions avec eux. L’autre chose qui était très
présente, c’était que mes chats venaient d’avoir une portée de chatons : et j’ai
observé comment ces petites boules de poils aveugles utilisaient le jeu, le
combat, la taquinerie comme autant de modes d’apprentissage pour toutes
leurs activités. Le jeu se présentait de manière évidente comme la boîte
d’instruction pour tout ce qu’ils avaient besoin d’apprendre, de la chasse au
sexe. Tout cela provenait du terrain de jeu167. »

L’anthropologue Melvin Konner a désigné du nom de gentle-and-tumble ces


taquineries que s’adressent les jeunes êtres humains dans les situations d’apprentissage
moteur au sortir des jeux avec le parent. Il remarque qu’elles tendent à s’effacer dans les
sociétés occidentales à la faveur de simulacres de bagarre de nature agonistique et
compétitive, tandis que dans les tribus d’Afrique de l’Ouest qu’il étudie (en particulier les !

167 Steve Paxton avec Romain Bigé, « Mouvements ancestraux », art. cit., p. 4.

- 323 -
Kung), cette taquinerie douce est encore le mode prioritaire de socialisation dans la prime
enfance (1 à 5 ans). Le gentle-and-tumble implique les mêmes gestes que nous avons
repérés dans le Contact Improvisation, puisque les enfants

« y entrent en contact les uns avec les autres, emmêlent leurs jambes les unes
aux autres, s’accrochent les uns aux autres, se roulent les uns sur les autres au
sol. L’absence de rire, la lenteur des mouvements, et la faible probabilité de se
lever sont des éléments qui le distingue de nos bagarres [rough-and-tumble].
Sauf quand ces jeux incluent explicitement l’activité génitale (qui commence à
se produire à cette même période) ce comportement, qu’on pourrait désigner
comme une chamaille [gentle-and-tumble], est ignoré des adultes168. »

La particularité des jeux que Konner décrit et qu’on pourrait reprendre termes à
termes pour qualifier le Contact Improvisation est que s’y esquisse une autre idée du
corps-à-corps que celle à laquelle nous habituent les arts martiaux et en général, l’image
retenue par les sociétés occidentales de la confrontation ludique entre deux individus. Ils
indiquent qu’une autre agonistique est possible, qui ne soit pas fondée sur l’antagonisme,
mais sur la collaboration, sur le rassemblement plutôt que sur l’opposition. On peut
définir cette agonistique en empruntant à James P. Carse 169 une distinction entre deux
types de jeux : les jeux à tendance finie, dont le but entretenu est de mettre fin au jeu
(tous les jeux de compétition relève de cette tendance finie, puisqu’il s’agit de remporter
la victoire sur l’adversaire, et donc de mettre fin au jeu) ; et les jeux à tendance infinie,
dont le but entretenu est de permettre au jeu de continuer. La plupart des jeux d’enfant
relève des jeux infinis, où les règles sont tissées et détissées à mesure que le jeu avance :
si par exemple, un des joueurs est « attrapé » et que les règles du jeu initiales prescrivent
que le jeu est fini, on peut à tout moment inventer une nouvelle règle qui dira qu’un « sort
de protection » nous permet de nous échapper, et autoriser ainsi le jeu à continuer. Cette
« triche » fait partie du jeu, puisqu’à nouveau : le but du jeu n’est pas d’achever le jeu,
mais de soutenir son prolongement.

Le Contact Improvisation fait plutôt partie de ces jeux à tendance infinie :

168 Melvin J. Konner, The Tangled Wing: Biological Constraints on the Human Spirit, New York (NY), Henry
Holt, 1982, p. 301.
169 James P. Carse, Finite and Infinite Games, New York, Ballantine Books, 1987.

- 324 -
assurément, il s’agit bien, dans le Contact Improvisation, d’une confrontation—je fais
face à l’autre, je m’adapte à lui, nous négocions ensemble l’espace de jeu—mais dans le
même temps, il n’y a pas d’affrontement dans cette confrontation : il n’y a que le désir de
soutenir la relation, du moins jusqu’à ce que l’épuisement ou l’ennui nous gagnent.

L’obstacle et le flux

Quels sont les moyens mis en œuvre par les joueurs pour en prolonger indéfiniment
la pratique et pourquoi le souhaitent-ils ? La première partie de la question (quels sont les
moyens du jeu ?) nous conduit à travailler à partir de la philosophie des jeux de Bernard
Suits et de la fameuse définition qu’il propose du jeu comme « tentative volontaire de
surmonter des obstacles inutiles170 ». La seconde partie de la question (pourquoi jouons-
nous ?) nous amène à penser l’expérience dite du flow ou de la zone, caractéristique du
plaisir de jouer.
Repartons de la définition du jeu proposée par Bernard Suits. Nous en avons donné
ce qu’il appelle la « définition portative », lisons à présent la définition complète et
tentons de comprendre :
« Jouer à un jeu, c’est essayer d’atteindre un état de choses particulier [but pré-
ludique] en employant uniquement des moyens définis par des règles [moyens
ludiques], où ces règles interdisent l’usage de moyens plus efficaces et
favorisent l’usage de moyens moins efficaces [règles constitutives] et où les
règles ne sont acceptées que parce qu’elles rendent cette activité possible
[attitude ludique]. J’offre également une version condensée de la précédente,
qui en est pour ainsi dire la version portative : jouer à un jeu, c’est la tentative
volontaire de surmonter des obstacles inutiles 171. »

Prenons l’exemple d’un marathon : le but d’un marathon est de franchir la ligne
d’arrivée en premier. Mais ce but ne suffit pas à faire le jeu. Si tel était le cas, les coureuses
ne verraient aucun problème à prendre des raccourcis, ou à monter dans une voiture
pendant la course. Or elles ne le font pas, et il n’y aurait aucun sens pour elles à le faire.

170 Bernard Suits, The Grasshopper: Games, Life and Utopia, Toronto, The University of Toronto Press, 1978,
p. 41.
171 id.

- 325 -
C’est donc que le marathon n’est pas seulement une course où il s’agit de franchir la ligne
d’arrivée, mais bien une course où il s’agit de le faire en courant et en suivant le chemin
prescrit, qui sont tous deux des moyens relativement inefficaces pour arriver la première
sur la ligne d’arrivée (surtout si je ne suis pas très athlétique). Ces moyens inefficaces sont
ce que Suits appelle donc des « obstacles inutiles » et c’est le désir de se confronter à de
tels obstacles qui définit l’attitude ludique : vouloir jouer, c’est accepter de se donner des
obstacles inutiles pour la simple raison que ces obstacles rendent le jeu possible.
De ce point de vue, les jeux sont notamment en contraste avec les activités
techniques—c’est-à-dire avec les activités qui consistent à utiliser des moyens efficaces
pour obtenir une fin dont la valeur est (relativement) indépendante des moyens utilisés
pour y arriver (pour clouer, que j’utilise ma chaussure ou un marteau, l’important est que
le clou soit entré dans le mur ; sauf si j’utilise, par exemple, un tableau de maître à la place
du marteau et que je le brise pour planter mon clou, auquel cas la valeur de mon action de
clouer sera jugée à tout le moins inefficace, si ce n’est criminelle).
Or contrairement aux activités techniques, les jeux sont des espaces où les moyens
mis en œuvre sont au moins autant valorisés que la fin. Par exemple, dans les sports, on
dira qu’un tennisman a fait un beau match, même s’il ne l’a pas gagné. On pourra même
valoriser, plus localement, la grâce d’un geste indépendamment de la manière dont il
permet de réaliser la fin qu’il se donne : par exemple, un saut tentaculaire au basket peut
échouer à atteindre le panier, et conserver une élégance propre. C’est ce qu’on
appellerait en propre un « beau geste » et qu’on peut définir, avec Giorgio Agamben,
comme geste qui consiste « à exhiber une médialité, à rendre visible un moyen comme
tel172 ». Le beau geste répond en cela à l’étymologie du mot geste lui-même : ni agere ni
facere où les moyens sont soumis à une fin tantôt interne (agir, praxis) tantôt externe
(faire ou produire, poiesis), le geste est gerere, c’est-à-dire suivre, soutenir, (sup)porter.
Le beau geste n’est qu’ancillaire et c’est cette ancillarité qu’on loue, non le but qu’elle
soutient—ce qui ne veut pas dire que l’activité soit elle-même sans but, ou que l’activité

172 Giorgio Agamben, « Note sur le geste », traduit de l’italien par Martin Rueff dans Giorgio Agamben,
Moyens sans fins. Notes sur le politique, Paris, Rivages, 1995, p. 69. cf. pour une application à la danse du
concept de geste ainsi entendu : « Le geste et la danse », traduit de l’italien par Daniel Loayza et
Dominique Noguez dans Revue d’esthétique, #22, 1992.

- 326 -
prenne pour but le moyen lui-même—mais simplement que le moyen se manifeste lui-
même momentanément, comme « beau » moyen en lui-même, comme moyen « bien
taillé » non pas à la fin, mais à la situation. C’est d’ailleurs ce qu’on entend dans des
expressions comme « c’est le geste qui compte » : il n’est pas nécessaire au geste, pour
être signifiant, d’arriver à la fin qu’il s’était fixée ; il manifeste, de lui-même, une intention
ou un effort qui suffisent à le renommer. C’est aussi à l’appréciation de ce geste qu’on
reconnaît le bon joueur (le mauvais joueur étant celui qui ne joue que « pour gagner »,
pour qui seul le but compte).
Ceci nous conduit déjà à nous poser la question de savoir pourquoi nous adoptons
une attitude ludique. Manifestement, l’attitude ludique permet à des spectateurs de
valoriser les moyens mis en œuvre, plutôt que les fins obtenues par une activité. Mais il
nous faut aller plus loin, et examiner ce plaisir du point de vue des joueurs eux-mêmes.
Après tout, la plupart du temps, nous ne jouons pas pour le plaisir d’être regardé jouant
par d’autres : pourquoi cherchons-nous à jouer si ce n’est pas (ou pas seulement) pour
qu’on congratule nos beaux gestes ?
Dans l’élégance du geste ou du match de tennis, nous avons affaire à un spectateur
qui juge de la beauté de certains moyens mis en œuvre en les coupant momentanément,
le temps de les regarder, de la fin qu’ils servent. Est-ce cette même expérience auquel le
joueur se rapporte ? Est-on, joueuses, spectatrices de nous-mêmes ? Assurément, cette
(auto-)inspection n’est pas absente des plaisirs tirés à faire un beau geste. Mais nous
défendrons qu’il y a plus, dans le plaisir tiré à jouer, que l’opportunité d’être au premier
rang pour assister au beau coup. Il y a l’expérience d’une qualité distincte, dont seul celui
qui agit peut faire l’expérience. C’est ce qu’a montré avec rigueur le philosophe Thi
Nguyen dans une conférence sur « Les jeux et l’esthétique de l’agentivité » :
« L’expérience du jeu (…) repose sur des traits distinctifs qui sont disponibles
seulement au joueur en tant qu’agent causal. Ce sont les expériences de l’agir,
du décider, du résoudre—expériences qui ne consistent pas seulement à
apprécier un mouvement ou une solution, mais à les produire, et à les produire
face à une opposition récalcitrante. Ces expériences peuvent être considérées
comme esthétiques. Prenons une propriété paradigmatiquement esthétique :

- 327 -
l’harmonie. Quand un joueur d’échec découvre le coup parfait qui échappe avec
élégance au piège tendu par l’adversaire et, dans le même temps, place
savamment celui-ci dans une situation d’inconfort, l’harmonie du coup—
l’adaptation élégante qu’on y trouve entre la difficulté et sa résolution—peut
être appréhendée à la fois par lui-même, et par le spectateur. Mais il y a
quelque chose que seul le joueur peut appréhender : une expérience
particulière d’harmonie, d’adaptation entre son attention, ses capacités à
résoudre les problèmes et à prendre des décisions, et l’élégance du résultat. Ce
n’est pas seulement que la solution convient à la situation ; c’est que mes
capacités s’adaptent à la situation, en étant capables de générer la solution.
Lorsque nos capacités s’adaptent précisément aux difficultés, lorsque notre
esprit ou notre corps sont à peine capables de remplir une tâche, lorsque nos
capacités sont à peine à la mesure de la situation, voilà où se trouve
l’expérience de l’harmonie qui n’est accessible qu’aux joueurs, une harmonie
entre le soi et la difficulté, une harmonie d’efficacité causale, entre le soi
pratique et les obstacles du monde173. »

Cette sensation spécifique que « mes capacités s’adaptent à la situation en étant


capables de générer la solution » est une des manières de décrire le non-faire. Dans
l’inhibition et dans l’arrêt, nous avons vu que le non-faire était atteint par un mouvement
inverse, qui consistait à faire baisser au maximum la « difficulté » de la situation : les arrêts
du mouvement permettaient ainsi de faire à nouveau se correspondre la vigilance
sensorielle avec les exigences de la situation, de créer une sorte d’alignement entre le
faire et le sentir. Dans le jeu, nous voyons à présent que le non-faire est atteint par des
règles qui permettent de faire goûter une cohésion similaire entre ce que je sais faire et
ce que je fais. Le point de recoupement n’est plus tant entre le sentir et le faire—il est
entre le savoir-faire et l’à-faire.
Il y a une joie singulière dans le fait que quelqu’un reconnaisse en moi mes savoirs-
faire, joie qui est d’autant plus forte quand elle prend la forme d’une tâche qui m’est
donnée et vis-à-vis de laquelle il s’avère que je suis apte. Ce mouvement par lequel je

173 C. Thi Nguyen, « Games and the aesthetics of agency », conférence donnée lors de l’American Society
for Aesthetics Annual Meeting, Philadelphie (PA), 2017. Ce passage apparaît également dans son livre à
paraître, Games: Agency as Art.

- 328 -
découvre ma propre capacité à faire est le noyau de l’expérience esthétique de
l’agentivité. C’est notamment ce dont me prive l’aliénation dans le mode de production
capitaliste : en me privant d’une vue d’ensemble sur le processus de production,
l’aliénation m’empêche de faire l’expérience de ma puissance en tant qu’agent ; je suis
dépossédé, non pas seulement des fruits de mon travail (sous la forme d’une exploitation
qui me prive de la valeur tirée de ma production), mais des fruits de mon agentivité, c’est-
à-dire de ma capacité à résoudre des problèmes de manière inventive à l’intérieur même
de ce travail. Le jeu est ainsi le contraire d’une aliénation : une autorisation, c’est-à-dire
une manière de donner au faiseur, l’opportunité même momentanée (le temps du jeu) de
réinvestir sa capacité à s’adapter harmonieusement à une situation.
La satisfaction de voir se conjoindre la difficulté et l’habileté à la résoudre a fait
l’objet d’une des premières études systématiques de psychologie des états positifs dans
les années 1970174, celle que Mihály Csíkszentmihályi a dédiée au concept de flow. Son livre
Par-delà l’angoisse et l’ennui (1975) rassemble les témoignages de nombreux sportifs de
haut niveau, ainsi que de danseurs et de joueurs d’échec, qui rencontrent de telles
expérience d’adaptation ou d’harmonie entre les capacités subjectives et les difficultés
rencontrées. Il en extrait diverses définitions, dont voici une synthèse :
« Dans l’état de flow, l’action succède à l’action selon une logique interne qui ne
semble pas requérir l’intervention consciente de l’acteur. Celui-ci ressent
l’action comme un fluide qui s’écoule d’un moment à l’autre, dans lequel il est

174 La psychologie des états positifs ou « psychologie positive » est une discipline fondée par Martin
Seligman dans les années 1990 pour rassembler les chercheurs en psychologie expérimentale qui,
depuis les années 1970, se sont intéressés aux phénomènes que les individus jugent comme des
expériences joyeuses, satisfaisantes ou désirables. Le postulat de cette approche est qu’une
psychologie expérimentale uniquement tournée vers les états négatifs et pathologiques se prive d’une
part importante de la réalité humaine, et ne donne guère les moyens que de comprendre l’origine des
pathologies, sans avoir d’éléments pour soutenir la vie bonne. Certes, comme Fabrice Midal l’a
remarqué avec justesse, « évoquer ces valeurs positives et mettre l’accent sur le bonheur peut
dégénérer en un discours à la fois mièvre et totalitaire (gare à ceux qui sont pris par l’angoisse!), ou
encore à la naïveté selon laquelle “il n’y a qu’à” », mais si l’on trouve de telles facilités dans des manuels
de vulgarisation, des psychologues tels que Seligman ou Csíkszentmihályi, dont les écrits sont
descriptifs et non prescriptifs, s’en gardent bien (Fabrice Midal, La méditation, Paris, Puf, 2014, p. 80).

- 329 -
au contrôle de ses actes, et au sein duquel la distinction est mince entre le soi
et l’environnement, entre le stimulus et la réponse, ou entre le passé, le
présent, et le futur175. »

Un des arguments majeurs du psychologue est d’affirmer qu’une expérience


manque de flow à raison de la distance et de l’extériorité des buts que le sujet se propose
dans son activité. Nous échouons au flow, autrement dit, lorsque nos actions sont
contrôlées en fonction d’un but éloigné d’elles-mêmes, c’est-à-dire lorsqu’elles sont
jugées par rapport à leur degré de rapprochement de ce but plutôt qu’en fonction de leur
qualité propre. Lorsque je me rapporte davantage à la peinture que je veux faire, plutôt
qu’à l’acte de la peindre actuellement ; lorsque je rêve à la théorie que je veux atteindre,
plutôt que de vivre l’acte de l’écrire actuellement, etc., de quoi mon expérience est-elle
faite ? Elle se remplit, non pas d’elle-même, mais de la sensation de l’écart ou du manque
entre l’acte et ce qu’il réalise : c’est sans doute, pour une bonne part, la sensation de cet
écart qui me conduit à continuer ; mais dans le même temps, cette sensation porte en elle
une insatisfaction constitutive qui me frustre de mon expérience, et ne me la fait guère
goûter pour ce qu’elle est. L’argument qu’en tire Csíkszentmihályi est qu’en toute rigueur,
ce n’est jamais parce qu’elle permet d’accomplir un but qu’une action est satisfaisante. Au
mieux, elle peut l’être une fois qu’elle a permis à ce but de s’accomplir, mais alors ce n’est
plus l’action en elle-même qui est satisfaisante, c’est le but qu’elle m’a permis d’atteindre.
C’est le but qui, par son absence, me meut : mais pendant l’action elle-même, le but
n’étant, par définition, pas là, ce n’est pas lui qui me satisfait. Le flow est cette expérience
presque contradictoire où je suis à la fois mû (et donc en un sens insatisfait, puisque la
motion est l’indice de quelque chose qui me fait défaut) et satisfait (et donc en un sens
démobilisé, puisque le défaut, le manque, l’écart est ce qui me motive à bouger).
Csíkszentmihályi définit ainsi l’action en flow comme autotélique, mais il nous prévient :
par autotélique, il ne faut pas entendre l’idée que l’action n’aurait de but qu’elle-même—
l’action entretient bien des buts (sans quoi on ne voit pas pourquoi on aurait entrepris de
bouger), mais ces buts ne sont plus la mesure de ce qui, dans l’action, est réussi ou pas.
Quand j’entre au studio, comme nous le disions plus haut, j’y entre déjà habité de désirs,
175 Mihály Csíkszentmihályi, Beyond Boredom and Anxiety: Experiencing Flow in Work and Play, San
Francisco (CA), Jossey-Bass, 1975, p. 36.

- 330 -
de projets, de volontés : répéter un spectacle, exercer mes muscles, mes perceptions,
mon corps, prendre du plaisir, etc. Mais, quand cette pratique au studio devient une
expérience de flow, ces projets ou ces prétextes qui m’engagent à danser, sont comme
suspendus, ou mis entre parenthèses : ce n’est pas que je les oublie, mais c’est
simplement que ce n’est plus en fonction d’eux que j’évalue ou que je contemple ma
propre action. Mon action est régulée par un contrôle plus local de l’activité elle-même, et
non de l’objectif en fonction duquel elle est exécutée.

L’à-tour-de-rôles et l’agir

La médialité de l’action semble donc être au cœur de l’expérience du jeu. On


retrouve ainsi un thème qui nous a occupé tout au long des chapitres précédents, à savoir
l’idée de gestes « moyens » : toucher-pour-être-touché, peser-pour-être-porté, voir tout
en se sachant vu-voyant, sauter-pour-tomber... Tous ces gestes moyens peuvent à
présent être lus comme autant de méthodes que le Contact Improvisation déploie pour
rester au milieu, au moyen de l’action. Ce n’est pas, à nouveau, que le but soit annulé, que
le mouvement soit sans finalité autre que lui-même. C’est plus simplement qu’à l’intérieur
même de l’activité qui atteint son but : toucher, peser, sauter... le geste se renverse et se
laisse affecter par ce qu’il fait. Tel serait le jeu du Contact Improvisation, jeu qu’il faut
donc comprendre au sens où il nous donne le moyen de manifester les gestes en leur
médialité.
Cette médialité est toutefois à tout moment mise en danger, ou à tout le moins
inquiétée, par un autre jeu ou disons un super-jeu, aux règles duquel il est difficile de ne
plus se soumettre : appelons ce jeu « l’à-tour-de-rôles » et son but « l’existence sociale ».
Le problème, en effet, est qu’on ne danse pas seulement avec des règles et des choses en
Contact Improvisation, on danse aussi avec des personnes. Or des personnes ne sont pas
des masses ou des surfaces anonymes avec lesquelles jouer : ce sont aussi des êtres
socio-historiques dont l’aspect, la forme physique, le poids, l’âge, le genre, la sexualité, la
couleur de peau, malgré que j’en ai, en raison des histoires que je porte et que portent
nos histoires communes, me provoquent à jouer un rôle plutôt qu’un autre, c’est-à-dire
me contraignent à une certaine performance de mes réserves gestuelles. De même que la

- 331 -
parole est autrui en nous, en effet, le geste existe « entre nous » : ce n’est pas seulement
quelque chose que je fais, c’est aussi quelque chose qui nous arrive. C’est en ce sens que
l’autre est pour moi un appareil de capture : il m’oblige à certaines performances
gestuelles, ou en tout cas, informe, oriente, donne à ma danse une structure qui la limite.
Cette structure n’est ni un mal ni un bien, mais elle brise la ligne gestuelle que me propose
le Contact Improvisation, où s’invite l’idée de considérer mon corps et le corps de l’autre
comme une masse dont j’accompagne les aventures gravitaires.

Fernand Deligny, dans Les détours de l’agir, a distingué entre deux manières de
bouger en présence d’un autre : le faire et l’agir176. Soient deux enfants : l’une (Anne)
qu’on dit autiste ; l’autre (Isabelle) dont on ne dit rien de particulier. Anne et Isabelle sont
occupées par une flaque d’eau et des pierres. Anne bouge des pierres d’un côté de la
flaque à l’autre en les faisant passer dans l’eau. De ce qu’en comprend Isabelle, Anne joue
à laver les pierres dans l’eau, ce qu’elle essaye de confirmer tantôt en aidant Anne, tantôt
en la contrecarrant. Mais rien n’y fait : Anne tient une ligne d’action, que les tentatives
d’Isabelle ne font que briser sans jamais la rejoindre. Hypothèse de Deligny : il y va pour
Isabelle d’un jeu à-tour-de-rôle, tandis que pour Anne, il n’y a ni rôle, ni tour, mais
simplement la ligne ou la forme du geste—il faut le faire, ce geste, de cette manière,
« dans les formes », voilà tout ce qui compte pour Anne. Pour Isabelle, « je » est
substituable par l’autre : chacune peut faire ce que l’autre fait. Tandis que pour Anne, il y
a insubstituabilité : le tout que l’on forme avec le monde ne s’analyse pas.
Or, en raison de ce principe de substituabilité, il y a aussi, dans les gestes d’Isabelle,
l’élévation d’une prétention à l’existence et la peur qui lui est associée de se la voir dénier.
Dans tous les gestes d’Isabelle, il y a comme une réclamation ou une question : m’as-tu
vue faire ? Oui ? Et, c’était bien ? Dis ? D’où Deligny tire donc cette conclusion :

176 Fernand Deligny, Les détours de l’agir ou le moindre geste, Paris, Hachette, 1979.

- 332 -
« Dès qu’apparaît ne serait-ce qu’une once de l’existence de soy, on voit
s’exercer ce besoin de preuves. Certains diront que c’est tant mieux. Peut se
voir là, au plus rudimentaire, la souche de ce qui devient le rôle social. Mais si la
société se conçoit comme étant ce qui permet à d’innombrables soy de se
prouver leur existence, l’autre gravité est donc éliminée 177. »

Voilà, pour ainsi dire, contenue en quelques phrases et l’image de deux enfants
occupées auprès d’une flaque, la difficulté que me constitue l’autre quand il s’agit de
jouer ensemble au jeu de s’abandonner aux forces de la gravité. Tout occupé que je suis à
jouer mon jeu sérieux, mon jeu « grave » d’adulte socialisé ou de pré-adulte avec ses
fantasmes de rôles sociaux, il m’est difficile de faire place à « l’autre gravité », celle qui me
traverse et m’organise en relation avec la Terre. Il m’est ainsi difficile de me débarrasser
de l’idée que nous jouons « à tour de rôle » et que donc je dois entrer dans le jeu de
l’autre et que l’autre doit entrer dans mon jeu. Nous nous sommes mutuellement des
partitions en ce sens : nous nous donnons à nous lire et à nous interpréter, l’un à l’autre,
sans cesse. Comme dit encore Deligny,
« Si tu joues au policier, ils joueront aux bandits. Si tu joues au bon Dieu, ils
joueront aux diables. Si tu joues au geôlier, ils joueront aux prisonniers. Si tu es
toi-même, ils seront bien embêtés178. »

Or si en un sens le Contact Improvisation ne veut pas nier ce jeu d’échanges et de


rôles (et si quant à nous nous ne souhaitons aucunement romantiser les modes
neurodivers de l’agir), on peut cependant dire qu’il y va, dans cette danse, d’une pratique
de dissolution des rôles : non qu’elle atteigne à cette dissolution, mais qu’elle en soit
l’exercice, c’est-à-dire qu’elle la remette sur le tapis d’instants en instants. Dans un texte
programmatique, Steve Paxton parle ainsi des rôles passifs et actifs dans la danse :
« Ces formes émergent naturellement, et je n’ai jamais vraiment cherché à les
enseigner, sinon pour souligner ce que l’on gagne à ne pas s’arrêter, dans
l’improvisation, à ces rôles (sociaux ou relationnels) prédéfinis, et pour indiquer
quelles formes s’avèrent sans issue. Au début, on peut avoir tendance à tomber

177 Ibid., p. 13
178 Fernand Deligny, Graine de crapule, Paris, Dunod, 1998, p. 31.

- 333 -
dans une forme et à s’y cantonner plusieurs secondes durant. Personne n’est
forcé d’être actif ou passif pendant longtemps, et il est désirable d’avoir
l’intelligence et la liberté de choisir quel mode est approprié à l’improvisation
qui est en train d’avoir lieu. Le couple dépasse alors le niveau des réponses
socio-glandulaires pour atteindre un niveau supra-social 179. »

Ainsi le partenaire nous pousse (sans, il est vrai, nous y forcer) au faire plutôt qu’à
l’agir, c’est-à-dire qu’il nous pousse par sa seule présence à remettre, ne serait-ce que
minimalement, le costume de nos rôles sociaux ou sexuels-genrés (c’est ce que veut dire
Paxton par « glandulaire »). Le problème n’est pas le rôle en soi, mais de s’y cantonner
« pendant plusieurs secondes », c’est-à-dire de ne pas le lâcher quand il n’est plus utile, ou
de ne pas réévaluer son utilité une fois qu’il a servi.

Quelques remarques de Steve Paxton sur les premiers spectacles du collectif


masculin Mangrove attestent assez bien de l’allergie que le chorégraphe semble avoir à
l’égard de la provocation dans sa forme masculine : celle d’une hostilité gratuite, qui
consiste à faire compétition (de muscle ou d’adresse) et à pousser l’autre à réagir, plutôt
qu’à lui ouvrir la possibilité d’être. Revenant sur les bénéfices de l’Aïkido, il remarque
notamment ce qu’on y apprend :
« on accueille les agressions hostiles avec amour, l’énergie est calculée avec le
respect de l’autre et pour être plus efficace que l’attaque. Dans un
entraînement de longue haleine de cette sorte, les rôles alternent, et l’étudiant
apprend à détailler ce qui déclenche l’agressivité chez lui 180. »

Au contraire, le collectif masculin Mangrove, en incarnant les stéréotypes masculins


de l’agressivité, de la compétition, prône une forme de relation réductrice qui est à
l’opposé des principes de l’Aïkido en vertu desquels Steve Paxton entendait fonder le
Contact Improvisation. Son article sur Mangrove se termine sur cette question :
« comment déjouer la défiance au-delà de ces jeux d’hostilité habituels que nous nous
sommes enseignés les uns les autres181 ? » Il semble que telle soit la recherche à laquelle le

179 Steve Paxton, « Contact Improvisation » (1975), art. cit., p. 41.


180 Steve Paxton, « Mangrove », art. cit., p. 19.
181 id.

- 334 -
Contact Improvisation se dédie, en défendant une compréhension des relations
interindividuelles fondée sur la permission plutôt que sur la provocation, sur l’accueil,
plutôt que sur la réaction ou la demande. Certains théoriciens de la danse en ont tiré la
conclusion que la pratique du Contact Improvisation était pour cela « démocratique »
puisque chaque partie du corps et chaque positionnement de la personne se veulent
capables « d’assumer n’importe quelle fonction182 » ; d’autres ont voulu le dire
« anarchique183 » parce qu’il proposait la dissolution des rôles. Steve Paxton a répondu
que le Contact Improvisation n’était, pour lui, ni l’un ni l’autre : c’est simplement « une
collaboration formelle184 » : autrement dit, c’est l’effort de s’en tenir aux formes qui rend
la collaboration possible.
Il y a sans doute quelque chose d’un peu désarmant dans cette tendance à faire les
choses dans les formes, dans cet agir qui s’en tient au faire-dans-les-formes et qui n’a
finalement qu’assez peu d’intérêt pour les formes produites. Deligny encore, s’en étonne
à l’égard des arts qu’on dit (pour ne pas dire primitifs ?) premiers :
« Quand un aborigène de la Terre d’Arnhem, au nord de l’Australie, grave et
peint une tortue sur un morceau d’écorce mis à plat, que fait-il ?

Rien.

La tortue une fois faite—et avec quel soin, quelle minutie scrupuleuse—
l’aborigène s’en désintéresse ; il peut l’abandonner, s’asseoir dessus, laisser la
pluie délaver la peinture185. »

On a dit comment le Contact Improvisation avait mis au désespoir un certain


nombre de publics, dans l’absence de fin que semblait présenter la pratique : on ne savait
trop guère que faire de ce mouvement qui n’en cessait pas de se relancer. Mais voilà tout
entier le nom de la pratique justement qu’est le Contact Improvisation : ne pas laisser les
choses ni s’éteindre, ni culminer—les maintenir dans un flot de gestes qui s’ensuivent.

182 Philippe Guisguand, « L’improvisation : corps démocratique/corps citoyen », dans Anne Boissière et
Catherine Kintzler (éd.), Approche philosophique du geste dansé, op. cit., p. 174. L’idée en remonte à
Sally Banes, qui parle d’un « corps de la démocratie » à propos du Judson Church (Sally Banes,
Democracy’s Body: Judson Dance Theater 1962-1964, Durham, Duke University Press, 1995).
183 cf. par exemple Aat Hougée, « Paths of Change », CQ, vol. 17(2), Summer/Fall 1992, p. 36.
184 Steve Paxton, « Jumping Paradigms », art. cit., p. 37.
185 Fernand Deligny, L’Arachnéen et autres textes, Paris, L’Arachnéen, 2008, p. 66.

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Pour cela, j’apprends donc à ne pas être provocateur, c’est-à-dire à laisser aux
autres l’opportunité de rester « en puissance » de ce qu’ils peuvent faire, de ne pas le
forcer à agir. Une figure bien connue en politique du provocateur, c’est celle de
l’agitateur, celui « dont la tâche est précisément d’obliger celui qui a le pouvoir à
l’exercer, à le mettre en acte 186. » Par exemple, un agitateur s’agite face aux gendarmes :
pourquoi ? Pour les tenter, pour les provoquer à exercer la force, la violence dont ils ont la
puissance, mais qu’ils ne montrent pas. Il veut ainsi exhiber le vrai visage de l’État comme
dépositaire de la violence légitime. Le provocateur, l’agitateur, ce sont ceux qui ne
laissent pas l’en-puissance tranquille, qui ne laissent pas aux puissants leurs réserves, les
obligent à les dépenser.
Or si cette fonction du provocateur est essentielle, s’il est essentiel d’apprendre à
voir la puissance se dérouler en acte devant nos yeux pour en prendre la mesure, la
pratique du Contact Improvisation se veut l’étude de ce que serait une puissance
conservée, maintenue, suspendue à l’état de puissance. De ce point de vue si comme
certaines théoriciennes l’ont proposé le Contact Improvisation doit être approché comme
une forme de contestation politique, il peut être associé aux politiques non-violentes 187 et
plus généralement à ce qu’Isabelle Ginot a nommé, à propos des pratiques somatiques,
une « politique de la douceur188. » Pratiquer une politique de la douceur, c’est pratiquer un
« activisme perceptif » fondé sur l’ouverture à soi-même et aux autres de nouveaux
points de vue sur l’expérience : il ne s’agit pas de diriger cette expérience, et encore
moins de diriger des foules, mais de faire la place (par son attitude, par ses actes, par une
qualité d’écoute) à la découverte et à la construction de nouveaux savoirs. Quelque chose
est sans doute agité par cette disposition : mais l’agitation ne vient pas du déclenchement
de l’action, elle vient du mouvementement qui s’effectue dans le repli des savoirs
disponibles189.

186 Giorgio Agamben, Le feu et le récit, op. cit., p. 48.


187 Danielle Goldman, « Bodies on the Line: Contact Improvisation and Techniques of Nonviolent Protest »,
dans I Want to Be Ready: Improvised Dance as a Practice of Freedom, Ann Arbor, University of Michigan
Press, 2010.
188 Isabelle Ginot, « Douceurs somatiques », Repères, cahier de danse, #32, 2013, p. 23.
189 Notons bien que l’inverse de cette politique de la douceur n’est donc pas la politique de l’agitation. La
douceur est du même côté que l’agitation, son œuvre est la même : elle vise à la manifestation des

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* * *

On ne cesse donc de revenir, avec le non-faire, du côté de l’idée de maintenir la


puissance en tant que puissance, de faire voir la puissance-de-ne-pas, bref, de manifester
en l’autre et en moi-même le potentiel, plutôt que l’actuel. Dans les gestes d’arrêter et
d’inhiber, la manifestation du potentiel se fait dans une suspension littérale de l’action : la
mélodie du geste s’interrompt, laissant la place à une restructuration des désirs et des
sentirs du bougeur. Dans le geste de jouer, les fins sont perpétuellement reportées (jeux
infinis) et les rôles suspendus (agir) pour faire la place aux moyens comme tels, au plaisir
du geste comme médialité.

Le mot de métastabilité permet de réunir et de qualifier ces opérations par


lesquels les potentiels sont maintenus comme potentiels. Le concept provient de la
physique thermodynamique et désigne l’état paradoxal d’un système où l’on observe à la
fois une stabilité cinétique apparente (rien ne bouge) et une activité énergétique
disponible importante (à tout moment, cela peut bouger). Une image peut être donnée
de la métastabilité en considérant une boule en équilibre au sommet d’une colline. Cette
boule ne bouge pas, certes, mais son absence de mouvement n’est pas la même que celle
d’une boule qui se tiendrait, par exemple, au fond d’un trou. Pour bouger la boule au fond
du trou, il faut solliciter une grande quantité d’énergie extérieure au système (par
exemple, il faut que j’étende mon bras, la saisisse, l’en sorte). Pour bouger la boule au
sommet de la colline en revanche, la plus petite brise suffira à déclencher une longue
cascade de roulés et de rebonds qui ne s’achèvera que bien plus loin, au bas de la plaine.
Le potentiel cinétique de mouvement recelé par la boule au sommet de la colline est ainsi

potentiels. Simplement, là où l’agitation manifeste les potentiels des dominants (en les forçant à agir),
la douceur cherche à manifester les potentiels des dominés (en les y autorisant). Les deux opérations
sont donc complémentaires. L’inverse—et aussi bien—l’ennemi de la douceur, c’est le mielleux tel
qu’on la définit avec Sartre, auquel la douceur somatique s’oppose tout autant que l’agit-prop’, car le
mielleux c’est celui qui fait de la douceur une arme perverse de domination : celle de l’engluement
consensuel.

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maximal, sans qu’actuellement, dans son équilibre, il n’y paraisse rien. Sans bouger, elle
est cependant pleine de mouvements. Elle est métastable.

Gilbert Simondon, dans L’individuation à la lumière des notions de forme et


d’information, a fait de la métastabilité un concept central pour comprendre la manière dont
des formes sont sans cesse prises et abandonnées par des vivants au cours de leur vie. Il
décrit ainsi la vie des vivants comme une succession de prises de forme métastables, suivies
d’un relâchement de l’énergie accumulée jusqu’à de nouvelles prises de forme. Un bon
exemple de cette progression qui va de l’état métastable à la libération d’énergie vers une
forme qui n’atteint sa perfection que pour devenir un nouvel état métastable est l’évolution
des schèmes corporels de pronation chez l’enfant, que Simondon cite comme référence190.

Lors d’un premier stade, les schèmes corporels acquis lors de la première phase de
pronation, la reptation, commencent par atteindre une perfection chez l’enfant, qui rampe
alors très vite et sans difficulté. Mais soudainement, lorsque la maturation du corps est
suffisante, il se produit une brusque désadaptation de ces mêmes mouvements : l’enfant
rampe mal, il se dresse sur ses bras, se met à genoux—il n’avance plus. C’est qu’il cherche
alors une nouvelle forme pour le mouvement d’avancée, qui sera bientôt celle de la marche à
quatre pattes. Or ce qui est remarquable, c’est que dans cette nouvelle forme, le contenu de
la reptation (à savoir : les mouvements ipsi- et contralatéraux, le « déhanché » spécifique de
la reptation) est réincoporé dans la marche à quatre pattes pour permettre à l’enfant de
lancer bras et jambes en avant, jusqu’à devenir, au terme de l’évolution, la marche debout, où
les mouvements ipsi- et contra-latéraux deviennent les mouvements de balancier des bras et
des jambes. Dans cette dialectique des moments qui conduisent du ramper au marcher,
chaque structure précédente est comme suspendue pour se restructurer sans changer de
contenu autour d’une nouvelle forme présentant un nouveau degré de métastabilité. Ainsi
Simondon peut-il interpréter les moments de fragilité, de maladresse, non pas comme des
désadaptations ou des régressions de l’enfant en cours de croissance, mais comme des

190 cf. Gilbert Simondon, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information (1964), Grenoble,
Millon, 2005, p. 544 sq. Le philosophe se réfère aux travaux de Gesell sur l’ontogenèse du
comportement, auxquels nous aurons à revenir plus tard, et en particulier à Arnold Gesell et Louise B.
Ames, « The Ontogenetic Organization of Prone Behavior in Human Infancy », The Pedagogical Seminary
and Journal of Genetic Psychology, vol. 56(2), 1940.

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moments où l’individu se reconstitue « des schèmes de potentiels, à partir desquels ce
domaine de schèmes élémentaires en quelque façon liquéfiés (…) pourra se restructurer
très vite par sa propre énergie autour d’un thème d’organisation présentant une plus haute
tension de forme191. »

Cette description correspond point pour point à la dialectique du faire et du non-faire


dans le Contact Improvisation. Un des éléments auxquels ne cessent de revenir les
improvisateurs y est la sensation partagée du poids, que les danseurs s’efforcent de
maintenir au point métastable où le potentiel cinétique est maximal. Évidemment, la gravité
ne cesse de faire retomber le poids jusqu’à la dissolution et il faut, d’instants en instants, en
remonter la pente : les désirs, les habitudes, les schèmes disponibles sont alors mis au service
de ce qui m’élèvera à nouveau, et me permettra, à nouveau, de suivre la pente des chemins
les plus aisés vers le bas. Cette dynamique des ascensions et descensions qui situe le Contact
Improvisation du côté de la « chute après Newton » que rêvent Steve Paxton et Nancy Stark
Smith dans le documentaire du même nom, donne l’image rythmique de l’opération du non-
faire : il n’y a de non-faire que comme effort de me défaire, d’improvisation que comme effort
de me dépourvoir, de m’inexpertiser, de me rendre à la métastabilité qui qualifie en moi ce
qui est encore à devenir.

191 Ibid., p. 545-546.

- 339 -
Partie 3
Mouvements

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Notre langue est mal adaptée pour penser l’action collective. Quand nous décrivons
un mouvement (physique, biologique, politique), même si l’on essaye de donner à voir la
diversité qui s’y déploie, c’est toujours d’une seule et même entité qu’il est question :
même quand il est mis au pluriel, le sujet (« ils » ou « vous », ou « les arbres », ou « les
danseuses ») est rassemblé en une pluralité, certes, mais qui se grammatise comme une
unité (le sujet du verbe). Cette grammaire fait miroir à la pente narrative dont la
préférence va vers l’unité (du temps, de l’espace et de l’action, comme dans le théâtre
classique). Comme il est plus aisé de percevoir ce qui ne se passe que d’une traite dans un
espace et dans un temps circonscrits, il est plus aisé de référer ce qui se passe à un seul et
même auteur, auquel on remet la responsabilité des actions (qu’il les porte ou qu’elles
transitent par lui). L’auteur ou le héros est une figure dont on peut suivre les motifs
psychologiques comme nous croyons pouvoir suivre les nôtres. C’est—entre autres
raisons idéologiques—on a longtemps fait l’histoire des « Grands Hommes » (histoire de
César, histoire de Napoléon, histoire des Borgia), plutôt que celle des classes (histoire du
prolétariat, histoire de la bourgeoisie) ou des choses (histoire du bleu, histoire du pain,
histoire du climat) : le multiple, dans sa profusion, ne se laisse guère prendre pour sujet et
ce n’est que récemment qu’on a essayé de l’intégrer à nos idées de ce qui existe
historiquement.
Or même mes mouvements ne sont pas aussi subjectivement circonscrits que
j’aimerais peut-être le croire quand je parle à la première personne. Dans le moindre de
mes gestes, il y a déjà une cohorte de faire multiples qui se conjoignent à chaque instant,
un étagement de mouvements volontaires et involontaires, conscients et inconscients, en
moi et hors de moi. À chaque instant, toutes les strates du cellulaire au symbolique, du
musculaire à l’émotionnel, du biomécanique au cortical, sont sollicitées et se déploient
ensemble pour soutenir l’action. Il est vrai que, par effet de simplexité, je n’ai pas besoin
d’avoir conscience de tous ces niveaux pour agir : quand je lève la main, il me suffit de
contrôler le mouvement de mes doigts pour que poignet et bras les suivent, par
stéréotypie. Et plus important, phénoménologiquement, il est même souvent essentiel de
« se centrer », c’est-à-dire de rassembler cette cohorte en un seul et même acteur, pour
agir (c’est tout le thème du débat des parties—du corps humain ou du corps social—

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qu’on trouve déjà chez Platon, où la dissension entre tête, cœur et ventre mène à la
dissolution du corps total). Mais il ne s’agit pas, en reconnaissant les multitudes dont
nous sommes faits, de nier le sujet. Reconnaître qu’il y a d’autres niveaux de réalité ne
nous force en rien à considérer que le niveau où il n’y a qu’une entité (celui où l’on se
saisit du sujet, qu’on désignera donc comme niveau de la grammaire de l’action) est un
faux niveau. Le sujet existe, mais il existe tantôt par, tantôt avec, tantôt malgré ces
mouvements anonymes qui le soutiennent dans l’être.
Et si nous le disons, ce n’est pas pour dissoudre sa responsabilité. C’est au contraire
pour augmenter son autorité (au sens de « capacité à dire que je suis l’auteur de »). Nous
voulons renommer la vie anonyme en nous pour rendre visibles ces zones, ces niveaux
d’être desquels il se pourrait que nous ayons envie de répondre—même s’ils n’en ont pas
besoin. Cet élargissement de la responsabilité à l’égard de la vie anonyme est bien connu
chez les mystiques : jeûnes, disciplines du souffle, veilles forcées, manies musculaires
(piétinements, tournoiements, prosternations en génuflexions périodiques, égrenages du
chapelet) visent ainsi à prendre la charge momentanée de ce qui s’effectue en nous sans
nous. Dans la plupart des religions, cette prise en charge humaine de la vie anonyme joue
un rôle de « désinsertion cosmique1 » dont la première étape se situe dans une prise de
contrôle des fonctions métaboliques (digestion et respiration en particulier) qui prend le
revers de l’automatisme des fonctions vitales. Mais cette prise de conscience et cette
inflexion donnée à la vie anonyme peuvent aussi suivre le mouvement exactement
inverse, et se manifester dans des recherches de « cosmose2 », dans le désir de faire corps
avec la nature, conçue tantôt sous les aspects du naturel (« retour » à la nudité animale
par exemple, ou à des comportements jugés plus instinctifs) que des lois de la nature
physique (abandon aux forces gravitaires, dans l’allongé ou dans l’assise) ou cosmique
(respect strict des rythmes circadiens dans les religions solaires). Dans les arts et dans la
danse en particulier, des stratégies similaires de cosmose (la chute avec la gravité du
Contact Improvisation) et de désinsertion cosmique (la légèreté du ballet) sont

1 André Leroi-Gourhan, Le geste et la parole. Tome 2 : La mémoire et les rythmes, Paris, Albin Michel, 1965,
p. 102.
2 Bernard Andrieu, Se fondre dans la nature : figures de la cosmose, Montréal, Liber, 2017.

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poursuivies qui visent à rendre conscients et sensibles ces autres mouvements qui ne sont
pas les nôtres, mais avec lesquels nous sommes en dialogue.
Depuis la Renaissance, l’ensemble de la pensée occidentale du mouvement humain
s’est convaincue que le sujet n’était pas tant mû qu’auto-moteur. À peu près au même
moment sont inventés : la perspective artificielle (qui dévoile un espace d’action dominé
par le sujet humain), l’horlogerie (temps mesuré à l’aune des machines humaines) et
l’anatomie vésalienne (qui découvre littéralement le corps en lui retirant son enveloppe
de peau pour en expliquer les ressorts intérieurs, au mépris de son rapport aux forces qui
l’entourent). La traversée des gestes du Contact Improvisation nous a mis en demeure de
contester cette triple séparation, en nous apprenant qu’un mouvement peut être
partagé, en nous apprenant à voir qu’on pouvait bouger ensemble. C’est en effet ce que
le Contact Improvisation nous a appris à reconnaître : que le danseur est autant « mis en
mouvement » qu’il se meut. Si le Contact Improvisation nous a ainsi initié au bougé, il
nous reste cependant à nous demander ce que ce bouger appelle à modifier dans nos
ontologies.

Comment penser l’humain dans sa relation dynamique à l’environnement ?


Comment admettre l’expérience subjective du mouvement comme traversée de
mouvements qui n’appartiennent pas au sujet ? Qu’est-ce qui nous fera sentir le
mouvement comme partagé avec—plutôt que soustrait à—l’extériorité ? Nous suivrons,
dans nos trois chapitres finaux, deux voies qui soutiennent cette appréhension du
mouvement : la biologie et l’anthropologie.
Dans nos propos biologiques (chapitre 9), nous nous consacrons au thème de la
symbiose, c’est-à-dire à la question de la communauté biotique au sein de laquelle nous
existons en tant que vivants. Le détour est vaste pour parler d’une forme de danse : il est
en vérité nécessaire, non seulement en raison d’une certaine urgence politique et tout
actuelle de renommer ces questions (il n’est pas certain qu’il y ait du sens aujourd’hui,
alors que la Terre est menacée comme entité biologique, à livrer un écrit qui n’essaye pas
de penser, même par la bande, des modes de rapports nouveaux aux autres vivants),
mais également, de manière plus interne, parce que les mouvements partagés dont il est

- 343 -
question dans le Contact Improvisation puisent, dans la convivance biologique, matière à
danser. Le moindre de nos gestes en direction d’un autre humain s’appuie en effet sur des
millénaires d’une co-évolution avec les autres vivants qui habitent la planète que nous
partageons. Ce partage de la Terre—c’est-à-dire ce partage au sein de la Terre (comme
sol) et avec la Terre (comme entité biologique d’ordre supérieur)—est en ce sens le
partage du mouvement le plus ancien mais aussi celui que reprennent tous les partages
actuels : l’expliciter, c’est se donner les moyens de tracer l’archéologie du partage des
mouvements dans la danse.
Dans nos propos anthropologiques (chapitre 10), nous revenons sur la question de
la posture érigée. L’être debout contient en effet très précisément cette réserve de vie
pré-subjective ou pré-intentionnelle en moi dont il est question dans la cosmose. Pourvu
que j’y prête attention, je peux me saisir de cette réserve de vie pré-subjective en prenant
conscience de la précarité, de l’instabilité de ma posture. La biomécanique me le
confirme : la posture érigée bipède est, du règne animal, la posture la moins adaptée au
repos (puisque le polygone de sustentation atteint son minimum en elle). Cette instabilité
est renforcée par le poids considérable représenté par la tête humaine qui, placée au
sommet de l’édifice, entraîne le reste du corps dans des déséquilibres gravitaires
immédiats à la moindre situation qui m’invite à lui tendre l’oreille ou à y jeter un œil. Cette
réalité biomécanique instable est, en un sens, tout ce que l’image de l’humain tel que
nous le présente Vésale veut nous faire oublier : la tête tenue et tirée vers le haut de ses
écorchés est en effet une tête qui ne vacille pas, qui n’entraîne pas le corps dans sa chute.
C’est sous cette image d’Épinal de la posture érigée que nous tenterons de redécouvrir le
bougé qui qualifie l’humain.
Descendant de ces deux points de vue (biologiques et anthropologiques), pour
revenir à la philosophie des gestes humains, nous pourrons revenir à la question du
partage du mouvement dans la danse et plus généralement dans l’existence humaine
(chapitre 11). Nous nous nous confronterons pour cela à une théorie du désir où nous
verrons l’antidote aux mythes de la séparation et trouverons les éléments d’une pensée
du bouger-ensemble.

- 344 -
Proposer une biologie et une anthropologie dans une étude philosophique
consacrée à la danse peut paraître un détour, voire une échappée. Mais il ne s’agit d’une
échappée que si l’on considère que la danse, et le Contact Improvisation en particulier, ne
contiennent pas en elle-mêmes une biologie et une anthropologie, au moins formulées
inchoativement, au moins présupposées. Or c’est la tâche d’une philosophie qui désire
s’écrire avec le Contact Improvisation, et non seulement sur le Contact Improvisation, que
de rendre visibles ces pensées (immanentes, tacites) de la vie et de l’humain, de les
solidifier en un corps de pensées qui chercherait à faire système. Car en ne tentant pas
d’élever au rang de philosophies biologiques et d’anthropologies philosophiques les
concepts découverts avec le Contact Improvisation, on se met au risque de laisser ces
philosophies coexister avec la pratique de la danse comme des appendices surnuméraires
et décoratifs.
Tel n'est pas notre parti pris. Nous prenons plutôt le parti de considérer que s’il est
régulièrement question de données de la biologie et de la psycho-motricité, de la
biomécanique et de la psychologie de la conscience, dans les pratiques du Contact
Improvisation, c’est parce que cette pratique est en elle-même un programme de
recherche en ces disciplines. Gageons, ou plutôt, ayons la générosité méthodologique de
croire que la posture engagée par le Contact Improvisation nous donne une perspective
sur le monde telle qu’elle est à même de fournir les bases d’une biologie et d’une
anthropologie. Écrivons, en d’autres termes, une biologie et une anthropologie depuis le
Contact Improvisation, en imaginant ou en écrivant le programme de ce que serait une
biologie pour une personne qui serait habituée à penser ses propres mouvements à partir
de la question : comment puis-je les mettre au service de mon partenaire ? Comment
partager mon mouvement ?

Cette question gestuelle qui a trait à la commotion, au co-déplacement du bougeur


et du bougé, fournit un programme de recherche ou de pensée d'autant plus stimulant
qu'elle prend le contre-pied de la question gestuelle qui a dominé la science moderne
depuis la révolution scientifique, et qui a justement surdéterminé la biologie et
l'anthropologie au moins jusqu'à l'orée du ème
XX siècle. Alors que la question gestuelle du

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Contact Improvisation est en effet de savoir comment me mettre au service de mon
partenaire quand il bouge, la question de la science moderne est plutôt celle de savoir
comment mettre les choses, en particulier les objets inertes, à mon service quand je veux
bouger (et agir dans le monde). Cette question, comme l'a montré Vilém Flusser, la
science l'a reçue de la bourgeoisie marchande des XVIème et XVIIème siècles. En effet, qui est le
bourgeois, qui le premier pratique ou finance la nouvelle science ?

« Le bourgeois est artisan : il manipule des objets inanimés. Il cherche


quoi faire avec eux. Il ne manipule pas des animaux : c'est le paysan qui
fait cela. Il ne manipule pas des gens : ce sont l'aristocrate et le prête qui
le font. Sa connaissance pratique se borne aux objets inanimés. C'est la
raison pour laquelle la recherche moderne commence par l'astronomie
et la mécanique. Par ces disciplines qui cherchent à comprendre les
mouvements des objets inanimés3. »

La validité de ces questions n’est bien sûr pas à remettre en cause comme telle, non
seulement parce qu’elle a mené aux techno-sciences actuelles, mais aussi, tout
simplement, parce qu’il est aussi vrai qu’il peut arriver que nous manipulions des objets
inanimés. Mais on peut se donner d’autres gestes-paradigmes pour fondement de la
recherche, en particulier sur le vivant et sur l’humain, que la manipulation des objets
inertes : nous avons d’autres choses à faire avec eux—comme bouger et plus
généralement vivre à leurs côtés. Et nous verrons même qu’à dire le vrai, non seulement
nous pouvons, mais nous devons prendre d’autres paradigmes pour la recherche, car ni le
vivant, ni l’humain ne peuvent se penser pleinement à partir du modèle de l’inerte
manipulable : ni le vivant ni l’humain ne sont partes extra partes et les dissoudre en cette
solution mécanique et sans vie est à la fois criminel et fallacieux 4.

3 Vilém Flusser, « Le geste de chercher », Les gestes, op. cit., p. 99.


4 Au reste, le geste de la manipulation comme paradigme de la connaissance scientifique depuis la
révolution bourgeoise du XVIème, en tant que geste qui suppose la séparation du sujet connaissant et de
l’objet connu, est en crise depuis déjà plus d’un siècle dans la science physique elle-même, et par
extension dans toutes les sciences, à partir du moment où la physique quantique s’est mise à
reconnaître que le geste de rechercher lui-même n’était jamais pur, et que le chercheur était toujours
en un sens impliqué dans l’objet recherché.

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La biologie et l’anthropologie qui vont suivre sont une biologie et une
anthropologie considérées du point de vue du Contact Improvisation : une biologie et une
anthropologie où ce sont les questions posées par des danseurs pour bouger ensemble
qui fournissent le programme des questions que nous posons à notre tour à ces sciences.
Il s’agit ainsi d’écrire une « philosophie inversée » au sens où l’anthropologie parle
d’« anthropologies inversées » (reverse anthropology) pour décrire la manière dont
certains peuples étudiés (notamment mélanaisiens) par des anthropologues occidentaux
se sont mis à théoriser sur les structures élémentaires des sociétés d’où provenaient
lesdits anthropologues5.
La conséquence de cette inversion de la philosophie, qui au lieu de s’appliquer à des
objets (en l’occurrence les mouvements dansés) part de ces objets pour s’appliquer à elle-
même (ce que nous avons fait jusque-là), c’est une certaine sélectivité dans les sources
sollicitées, dans les questions posées : en un sens, nous cherchons ce qui, dans la biologie
et dans l’anthropologie, viendrait asseoir ou confirmer l’éthique, l’esthétique et la micro-
politique du Contact Improvisation. Mais cela ne veut pas dire que la philosophie qui suit
aurait pour vocation à fonder le Contact Improvisation ou à en justifier l’existence a priori
(le Contact Improvisation n’a besoin d’être fondé en rien—c’est un objet historique, et
donc contingent, on ne peut fonder son existence autrement que par empirie). Dans le
même temps, il ne s’agit pas non plus d’oublier qu’il y a une biologie et qu’il y a une
anthropologie qui se sont déjà formulées, et c’est de leurs données qu’il nous faut partir
pour, de leur intérieur, tenter d’inquiéter leurs résultats.
Le Contact Improvisation cesse donc dorénavant d’être le thème de notre travail,
pour en devenir plus proprement le fond, l’ambiance et comme le contexte d’où nous
écrivons. Cet usage non-thématique du Contact Improvisation n’est pas moins une étude
que les pages qui précèdent et qui relevaient davantage de l’étude de cas. Mais alors que
les chapitres centraux de notre travail considéraient le Contact Improvisation comme un

5 Le terme d’anthropologie inversée apparaît chez Roy Wagner (The Invention of Culture, Chicago (IL),
The University of Chicago Press, 1981) dans son commentaire du fameux « culte du cargo » chez les
Mélanaisiens. Il y voit une manière pour les Mélanaisiens de prendre à revers la tentative des
anthropologues occidentaux d’arraisonner leurs modes de fonctionnement. En observant la richesse et
le développement matériel des occidentaux, ils ont inféré l’existence d’un système de puissances
magiques à l’origine de la production de ces biens matériels.

- 347 -
« objet » qu’il s’agissait de circonscrire, il s’agit à présent d’en faire le « sujet », c’est-à-dire
de considérer le point de vue de ses danseurs et de ses danseuses comme nous ouvrant à
une appréhension renouvelée des êtres, vivants et humains, qui nous entourent.

- 348 -
Chapitre 9 ./. La symbiose

Nous parlons ici de mouvements. Des mouvements, il n’y en a pas que


d’humains. Il en est même d’abord (au sens simplement historique de l’histoire du
cosmos) sans nous : chutes des astres et des pierres, pousse des plantes et
comportement des animaux qui, pour « obéir » à des lois (physiques, biologiques,
biomécaniques), n’en sont pas moins des mouvements qui modifient et structurent
nos mondes et ne manquent pas de nous apparaître comme des gestes à nous qui
les percevons (étoiles filantes, pierres qui roulent, arbres qui balancent...)
La question de la mobilité des choses et des autres vivants n’est sans doute
pas métaphysique (puisqu’il ne s’agit assurément pas de quitter le domaine de la
nature et de ses poussées dynamiques) mais elle est à tout le moins méta-
anthropologique : elle tend à dépasser l’humain. Or comme l’ordre de notre écriture
l’indique, ce dépassement ne suppose pas que nous annulions l’humain comme
mode d’initiation au mouvement : au contraire, il s’agit pour nous de prendre les
gestes comme paradigmes et modes d’entrée et de sympathie vis-à-vis d’autres
allures de l’être. Hans Jonas appelle « anthropomorphisme méthodologique » ce
chemin qui consiste non pas à prendre l’humain comme « mesure de toute chose »,
mais à prendre en compte que nous sommes cette mesure pour nous-mêmes et
notre monde, et qu’il nous est impossible ou plutôt qu’il serait inutile et contre-
productif de nous extraire tout à fait du monde que nous voulons penser. Nous
avons beau en effet avoir converti en mètres, les pouces, les pieds, les coudées de
nos anciens systèmes de mesure, tout notre monde géométrisé reste à l’aune de
nos dimensions gestuelles (poser le pouce, arpenter du pied, brasser du coude)
même si l’on prétend s’en remettre à des événements purement mondains
(l’explosion du Cesium pour la mesure de la seconde, d’où est ensuite déduite la
mesure du mètre par l’intermédiaire de la vitesse de la lumière). Et de même, nous
avons beau nous être extraits du reste des vivants en leur refusant la pensée, la
raison, le langage (toutes différences anthropologiques aujourd’hui battues en
brèche), il n’en reste pas moins que comme certains animaux nous sommes
omnivores, que comme certaines plantes nos rythmes biologiques sont saisonniers
et nycthémères, que comme tout vivant enfin, un de nos problèmes majeurs est la
conversion et la conservation de l’énergie solaire dans l’enceinte de nos cellules.

La démarche anthropomorphique ainsi comprise, qui s’appuie sur les parentés


entre l’humain et les vivants ou les choses pour comprendre ces dernières, a une
fonction « diplomatique6 » plus qu’épistémique : ce n’est pas tellement qu’elle nous
assure d’une vérité objective (dont l’objectivité est d’ailleurs bien discutable : si c’est
celle de nos sciences, n’est-elle pas, cette objectivité, anthropocentrique ?), c’est
qu’elle nous permet de penser des manières de nous lier avec d’autres êtres que
nos seuls congénères. Or, indépendamment de l’urgence qu’il y a, par ailleurs, à
réfléchir aux moyens d’instaurer une diplomatie avec les autres vivants étant
donnés les états de guerre et de spécicide permanents dans lesquels l’humanité se
trouve depuis plusieurs siècles d’anthropocène, il est à penser qu’une telle pratique
diplomatique aurait de quoi nous soutenir quant à notre désir d’expliciter les
relations intermotrices chez l’humain. C’est que dans toutes les négociations
gestuelles chez les humains, il n’est pas question que d’un partage de mouvements
humains à mouvements humains : au travers de nous ou avec nous, se rencontrent
aussi, à d’autres niveaux, les animaux que nous ne sommes plus, les plantes que
6 Baptiste Morizot, Les diplomates. Cohabiter avec les loups sur une autre carte du vivant, Paris,
Wildproject, 2016.

- 350 -
nous n’avons jamais été mais qui sont nos convives, les masses physiques que la
mort nous menace à tout moment de nous faire redevenir.
Cette conscience d’étagements diplomatiques dans la négociation intermotrice
n’est pas qu’une ruse philosophique que nous mettrions ici au service d’un
élargissement de notre propos. Les techniques du Contact Improvisation y empruntent
en effet directement. Nous avons vu comment le Contact Improvisation parlait du
corps du danseur comme d’une masse ou comme d’un système de réflexes, en
empruntant aux images et aux imaginaires de la mécanique ou de la biologie. Nous
avons vu aussi comment il étudiait les négociations spatiales, les sauts, les chutes,
selon un régime qui se tenait à la limite de l’intersubjectivité, qui tentait d’effacer ou
d’atténuer les effets de la sexuation, du social, pour en revenir tantôt à de mythiques
comportements animaux (des amibes aux mammifères supérieurs) voire stellaires—
suivant, autant que possible, les lignes de force de l’attraction universelle plutôt que
celle de l’attraction sociale. Ces circulations dans d’autres domaines de l’être que
l’humain nous invitent donc à dépasser les contours de notre propos et à circuler en
dehors de la seule poétique du Contact Improvisation.

Faisons-y incursion et établissons dans ce chapitre par où la vie, y compris dans


sa différence avec la non-vie, nous apprend quelque chose du partage du mouvement.

* * *

Ontologie de la vie et ontologie de la mort

Dans son importante philosophie biologique, Hans Jonas a contrasté deux grandes
approches de la vie—deux écoles philosophiques, pourrait-on dire—qu’on retrouve
régulièrement au cours de l’histoire de l’humanité. Il s’agit de deux ontologies : l’ontologie
de la mort et l’ontologie de la vie.

- 351 -
L’ontologie de la vie, c’est (par exemple) l’ontologie majoritaire de la Grèce antique.
Pour les Grecs, le monde est sinon un « grand vivant » doté d’un haut et d’un bas et de
rythmes saisonniers (comme chez Aristote), du moins rempli de puissances vitales qui
habitent le moindre événement (un vent, une marée, une pluie qui sont chacun soit des
dieux, soit des comportements des dieux). Corrélativement, le mystère pour les ontologies
de la vie, c’est la mort : c’est elle l’inexplicable, c’est elle dont la réflexion philosophique doit
rendre compte (d’où l’omni-présence du problème de la mortalité humaine dans la pensée
grecque). Le mobilisme (l’idée que tout est en mouvement) est ainsi peut-être la première
formulation de cette volonté philosophique de trouver solution à l’existence de la mort, en
l’occurrence par dénégation : non, dit Héraclite, rien ne meurt—tout bouge, tout flue, tout
passe, tout le temps.
Par contraste, l’ontologie de la mort est l’ontologie pour laquelle la mort est le
phénomène fondamental : le monde est inerte, sans différences, partout empli d’une même
matière. Au sein de ce monde, c’est la vie qui devient mystérieuse : comment peut-il y avoir
des vivants dans un univers matériel qui ne contient, au moins dans sa plus grande
généralité, que de la matière inerte ? Cette « ontologie de la mort » est l’ontologie moderne
par excellence, et elle est la conséquence directe de la réduction opérée par le projet de
mathesis universalis qui à partir de la naissance de la physique mathématique à la
Renaissance diffuse à l’ensemble de la réalité un modèle de l’être conçu comme
pure matière. Au sein du cosmos moderne, la vie n’est plus qu’un empire dans un
empire infiniment plus vaste et au sein duquel elle fait exception. Comme le
synthétise Jonas, dans ce monde, la vie
est « quantitativement infinitésimale dans l’immensité de la
matière cosmique » et « qualitativement une exception à la règle qui en régit les
propriétés7. »
Dans la description que Jonas propose de ce changement de paradigme, un
fait doit retenir notre attention : c’est le rôle pivot qu’y joue une redéfinition de
l’expérience corporelle, en première personne, du mouvement. En effet, pour
Jonas, l’ontologie de la mort est sous la dépendance du dualisme : on ne peut tenir
le monde pour « mort » que si l’on a institué une séparation, au sein de ce monde,
entre deux principes—les principes mécaniques qui concernent la matière, et les
principes vitaux qui concernent l’esprit (puisqu’il faut bien maintenir vivant au

7 Hans Jonas, Le phénomène de la vie (1966), traduit de l’anglais par Danielle Lories, Bruxelles, De
Boeck, 2001, p. 22.

- 352 -
moins l’esprit qui connaît ce monde matériel). Au plan scientifique, le dualisme
produit une division culturelle du travail scientifique : d’un côté, une physique de
l’étendue s’intéresse aux phénomènes mécaniques ; de l’autre, une
phénoménologie de la conscience s’intéresse aux phénomènes psychiques8. Mais
sur quoi s’appuie ce dualisme ?
L’œuvre de Descartes est exemplaire de la décision méthodologique qui le
sous-tend et qui oppose non pas tellement deux principes ou substances (le fameux
« dualisme » de l’âme et du corps), mais bien deux manières de se disposer à la
connaissance, à savoir : d’un côté, un retrait méditatif qui consiste à « s’enfermer
seul dans son poêle9 » et à se couper du monde ; de l’autre, une pratique physique
qui consiste à expérimenter aux côtés de la nature pour s’en rendre « comme maître
et possesseur10 ». Bien que Descartes lui-même ne pratique guère l’expérimentation
à laquelle il en appelle et bien que dans sa physique on trouve davantage de
déductions a priori à partir de la métaphysique (d’où les absurdités des Principia), la
séparation des activités qu’il prône dans le Discours de la méthode fait des émules
dans toute la postérité galiléo-cartésienne et dans la division sociale du travail
scientifique entre physique et psychologie. Or ce que cette séparation institue, ce
n’est pas tant une séparation entre le corps et l’âme que (comme le dit Renaud
Barbaras) une opposition entre le mouvement et le sens 11 : la séparation de l’âme et
du corps n’est qu’un dérivé de cette séparation plus profonde entre deux modes de
compréhension, moteur et immobile. Le dualisme moderne doit être ressaisi en sa
vérité : il n’est pas tant l’opposition de l’esprit et du corps, que l’opposition de deux
8 Ibid., p. 28.
9 cf. Renés Descartes, Discours de la méthode (1637), repris dans Œuvres, éditées par Charles Adam
et Paul Tannery, Paris, Vrin-CNRS, 1964-1974 [dorénavant citées AT, suivi du numéro de volume et
de la page] : « J’étais alors en Allemagne, où l’occasion des guerres qui n’y sont pas encore finies
m’avait appelé et comme je retournais du couronnement de l’empereur vers l’armée, le
commencement de l’hiver m’arrêta en un quartier où, ne trouvant aucune conversation qui me
divertît, et n’ayant d’ailleurs, par bonheur, aucuns soins ni passions qui me troublassent, je
demeurais tout le jour enfermé seul dans un poêle, où j’avais tout le loisir de m’entretenir de mes
pensées. » (AT VI 11)
10 « Au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une
pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des
cieux, et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous
connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à
tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de
la nature. » (AT VI 61-62)
11 Renaud Barbaras, « Préface » à Lucia Angelino (dir.), Quand le geste fait sens, op. cit.

- 353 -
manières d’être un corps—corps sans effort, au repos d’un côté, corps au contact
des choses, en mouvement de l’autre. Hypostasiant ces deux usages du corps, on
peut alors parler d’un côté de « mon âme » (corps au repos) et de « mon corps »
(corps en mouvement), ce qui revient à polariser le monde entre : un principe
immobile spirituel, capable de se fonder lui-même, et un principe mobile qui ne
signifie rien. Dans le cartésianisme comme chez Galilée, le mouvement est un état et
non une activité (ce pourquoi il perdure tant qu’une force ne vient pas le contrarier).
Autrement dit, le mouvement n’est pas quelque chose que l’on fait : c’est
simplement quelque chose qui arrive. Le mouvement « ne fait rien, n’accomplit rien
et ne va donc nulle part. Il n’a aucune direction ontologique, c’est-à-dire aucun
sens ; il est aussi étranger au sens que l’étendue l’est à la sphère de la pensée 12. »
Un rejeu significatif de cette expulsion du sens hors de la sphère du
mouvement, c’est le fantasme chorégraphique et plus généralement esthétique du
corps fluide. Dans la préface à Épuiser la danse, André Lepecki suggère que la double
équation danse=mouvement et mouvement=fluidité est un des épigones de
l’idéologie contemporaine qui réclame pour toutes les marchandises et pour tous
les travailleurs une mobilité sans accrocs ni bégaiement, dont on trouverait l’image
dans la « flexsécurité » du libéralisme : de même que le travailleur doit pouvoir être
licencié sans accrocs et passé des mains d’une entreprise à l’autre, de même on doit
attendre du danseur qu’il passe d’une position à l’autre sans effort 13. Or cette
idéologie remonte à bien plus loin qu’au libéralisme : elle est le propre de la
modernité scientifique, et elle s’en accompagne esthétiquement d’ailleurs depuis la
sprezzatura du Livre du courtisan de Castiglione au XVIe siècle (qui cherche à simuler
l’absence de pensée dans la posture). L’opposition entre un geste (fluide) qui ne se
pense pas et un geste (bégayé, épuisé) qui pense rejoue ainsi, à l’intérieur des styles
dynamiques contemporains, la division moderne du sens et du mouvement. Les
apologues de la sprezzatura, de la fluidité semblent ainsi nous dire : « si vous devez
bouger (puisque vous êtes vivants) faites au moins en sorte qu’on ne vous voie pas
le faire, c’est-à-dire que vous n’y soyez pas en jeu ».

12 Ibid., p. 10.
13 André Lepecki, Exhausting Dance, London, Routledge, 2006, p. 1-4.

- 354 -
L’abdication de la signification dans l’étude du mouvement est
particulièrement patente dans l’abandon (synonyme de la modernité en science) de
l’explication par les causes finales. Cet abandon est parlant pour nous qui nous
sommes dédiés à étudier les gestes et qui savons, en effet, qu’on ne saurait
comprendre aucun geste sans référence à la finalité dans laquelle il s’inscrit. Pour
rendre compte même du plus simple geste de la main, j’aurai beau recourir à toute
la biomécanique du monde pour parler des muscles fléchisseurs, à toute la
neurophysiologie qui rend compte du cortex moteur où ce dessein s’inscrit, il y aura
toujours quelque chose d’insatisfaisant et d’incomplet dans ma description si je ne
dis pas que ce geste est fait pour (par exemple) saluer quelqu’un. Or c’est
précisément pour cette raison que l’explication par les causes finales dans la
« science du mouvement » (par opposition au geste, donc) devait être exclue : elle
fait partie des « idoles de la tribu » comme dit Francis Bacon dans le Novum
Organum (1620), c’est-à-dire qu’elle est la manière dont nous nous expliquons nous-
mêmes (« … de la tribu »), et que nous aurions tort de projeter (« idole... ») dans le
monde. Les causes finales, dit-il, « tiennent plus à la nature de l’homme qu’à la
nature de l’univers » et sont en ce sens « à la source d’une corruption singulière de
la philosophie14. » Hans Jonas, dans le commentaire qu’il propose de cette décision,
pointe bien son caractère circulaire : elle s’appuie sur ce qu’il y a à démontrer, à
savoir que l’attitude cognitive de l’homme serait étrangère à la nature, autrement
dit, que nos manières de penser seraient en dehors du monde qu’il y a à penser. Or
tel est bien le préjugé fondamental de la pensée moderne : la réalité (res extensa)
n’est pas seulement étendue, elle est extérieure c’est-à-dire « détachée (…) de la
réalité intérieure de la pensée15 ». Rien ne fonde une telle attitude, dit Jonas, sinon
un préjugé anti-anthropomorphe : la peur d’introduire la petitesse des vues
humaines dans la compréhension des choses.
Le plus grand acte de méfiance envers l’morphisme est sans aucun doute la décision
prise par le cartésianisme de refuser la sensibilité aux autres vivants. Les animaux-
machines de Descartes présentent tous les aspects de la sensibilité et même du

14 Francis Bacon, Novum Organum, I, 48 ; cité in Hans Jonas, Le phénomène de la vie, op. cit., p. 46.
15 Hans Jonas, Le phénomène de la vie, op. cit., p. 47.

- 355 -
sentiment (de la peine et du plaisir à la joie et à la tristesse), mais ces apparences ne
sont que le résultat d’une introjection que nous produisons en raison de « la
ressemblance qui est entre la plupart des actions des bêtes et les nôtres 16 ». Ainsi
selon Descartes, les comportements animés ne sont que des signes vides que nous
—humains—lisons comme pointant vers une intériorité dont les bêtes sont en
réalité dénuées, n’étant que de purs mécanismes. C’est à nouveau une « idole de la
tribu » qui vient interférer dans notre appréhension des « bêtes brutes » : la
sympathie pour le mouvement, qui interprète affectivement un geste qui n’est
qu’une mécanique vide. Les bêtes ne sont que des corps sans âme, et à celles et
ceux qui objecteraient qu’elles font tous les mouvements extérieurs qui
correspondent en nous aux mouvements intérieurs, Descartes peut répondre : « je
n’explique pas sans âme le sentiment de la douleur... mais j’explique ainsi tous les
mouvements extérieurs qui accompagnent en nous ce sentiment, lesquels seuls se
trouvent chez les bêtes, et non la douleur proprement dite 17. » Jonas commente
avec humeur :

« L’impudence de cette dernière affirmation a quelque chose de


désarmant. On ne peut s’empêcher de se demander si Descartes
lui-même croyait en ce décret de son raisonnement en dehors du
cercle enchanté de la théorie, c’est-à-dire quand il avait réellement
affaire à des animaux18. »

Quoi qu’il en soit de la véracité de cette position pour l’homme Descartes (qui
l’assurait dans une lettre à Morus : « je ne suis pas si cruel aux bêtes... »), elle n’est
assurément pas un accident de son épistémologie : c’est même une de ses pierres
de touche. Sans elle en effet, l’union de l’âme et du corps—qui s’atteste partout
chez l’humain, et que Descartes ne nie absolument pas—serait de même attestée
partout où l’on trouve la vie, ce qui freinerait considérablement le projet de
mathesis universalis—qui ne peut s’appliquer que là où il n’y a que de l’étendue. Par
la ruse des animaux-machines, Descartes débarrasse donc tous les « corps » de leur

16 René Descartes, Lettre à ***, mars 1638, AT II 39.


17 René Descartes, Lettre au R. P. Mersenne, 11 juin 1640, AT III 85.
18 Hans Jonas, Le phénomène de la vie, op. cit., note 9 p. 66.

- 356 -
relation à l’esprit, des astres aux animaux, ce qui en autorise l’étude. Reste le corps
humain, qui continue de poser le problème de l’union, et encore n’est-ce pas tout le
corps humain, mais seulement cette partie congrue du corps qui, dans le cerveau,
est le « siège de l’âme » (l’épiphyse ou glande pinéale des traités de L’homme et de
La dioptrique) ; tout le reste du corps humain étant, comme les astres et comme les
animaux, pur mécanisme. Comment l’union se réalise-t-elle ? On ne le sait pas ou
plutôt, jamais l’entendement n’en rendra compte (elle est, pour lui, une idée
confuse). C’est une notion simple, c’est-à-dire qu’elle est une donnée inanalysable
(comme il le dit à Elizabeth : il suffit de bouger pour se rendre à son évidence 19).
Mais le gain en liberté théorique vaut bien qu’on paye « le prix de ce problème
métaphysique ingérable20 » : en s’en acquittant, il devient possible d’épurer le
monde matériel des esprits qui l’habitent et de réaliser ainsi le projet d’une science
universelle.

Ironie ultime du dualisme, le monisme matérialiste qui en est issu dans les
sciences de la vie est finalement ce qui rendra possible, au XIX
e
siècle, le succès de la
théorie de l’évolution de Darwin. Or la théorie de Darwin est précisément la même
théorie qui met un terme définitif à « la position spéciale de l’homme [au sein du
règne animal] qui avait garanti le traitement cartésien de tout le reste 21 ». En effet,
alors que le dualisme de l’âme et du corps chez Descartes avait été posé en
sauvegardant une parcelle de résistance à l’opposition des deux règnes (matériel et
spirituel) dans l’existence humaine (où s’observe l’union de l’âme et du corps), les
succès de la science même que ce dualisme contribue à fonder finissent par intégrer
le seul endroit où l’union s’observait dans la série des « animaux-machines » soumis
au pur mécanisme, à savoir le corps humain dont l’émergence est à présent intégrée
dans la filiation animale. Par un étrange retournement de situation, c’est par cette
voie que se redécouvre à la fin du XIXe siècle une union somato-psychique qui circule
parmi tous les êtres, de l’amibe à l’humanité, mais en partant cette fois de

19 Descartes parle ainsi de « l’union que chacun éprouve toujours en soi-même sans philosopher ; à
savoir qu’il est une seule personne, qui a ensemble un corps et une pensée, lesquels sont de telle
nature que cette pensée peut mouvoir le corps, et sentir les accidents qui lui arrivent. » (René
Descartes, Lettre à Elizabeth, 28 juin 1643, AT III 694.)
20 Hans Jonas, Le phénomène de la vie, op. cit., p. 67.
21 Ibid., p. 67.

- 357 -
l’humanité qui, au sommet de la série des vivants, ne peut plus être le seul être qui
aurait miraculeusement été doté de sensations.

« Ainsi, après la contraction amenée par le transcendantalisme


chrétien et le dualisme cartésien, la province de l’âme, avec le
sentiment, l’effort, la souffrance, la joie, se répandit à nouveau, à
partir de l’homme, grâce au principe de gradation continue, sur le
règne de la vie22. »

Nous (re)voilà donc, nous post-darwiniens, en un point de l’histoire des idées qui
reconnaît de la sensibilité (de « l’esprit ») aux vivants. Mais, héritiers d’un monisme
mécaniste avec lequel nous sommes toujours aux prises, le problème reste entier
d’expliquer comment cette sensibilité peut exister au sein d’un univers mécanique,
c’est-à-dire au sein de la non-vie.

La continuabilité du partage

L’autonomie des vivants

Tentons de ne pas présupposer la différence du mécanique et du vivant :


tentons de la produire à partir de l’expérience que nous faisons de ces
phénomènes. Partons pour cela du fait qu’au moins selon toute apparence, les
phénomènes vivants nous apparaissent être des phénomènes dotés d’une
spontanéité qui excède la simple réactivité : comme toute chose, un vivant reçoit
des mouvements ; mais il apparaît également capable d’en produire par lui-même.
Une difficulté singulière est posée à cette distinction par l’existence d’êtres
automobiles, en particulier parmi les artefacts humains : de la statue du dieu Amon
actionnée par les prêtres égyptiens au canard de Vaucanson et à nos voitures à
pilote automatique, il semble que de nombreux êtres soient capables de
mouvements par eux-mêmes sans pour autant être vivants. La difficulté que les
automates représentent s’adresse à une partie de la définition du vivant comme
autonome, c’est-à-dire qu’elle repose sur le fait qu’on conçoit la vie comme seule

22 Ibid., p. 67-68.

- 358 -
disposant d’un soi (auto) capable de se donner ses propres règles (nomos).
Examinons cette idée selon ses deux versants : le soi et la règle.
Quant au soi, la biologie contemporaine défend la position que le soi
particulier au vivant tient aux propriétés émergentes de la matière qui y est
organisée. Ainsi dans leur récente Biologie, Campbell et Reece considèrent qu’« à
chaque niveau de l’organisation biologique apparaissent de nouvelles propriétés qui
n’existaient pas au niveau précédent23 » (c’est cela qu’on appelle émergence) : « une
molécule possède des propriétés qu’aucun des atomes qui la composent ne
présente et une cellule est beaucoup plus qu’un simple paquet de molécules 24 ».
L’idée gestaltiste selon laquelle le tout n’équivaut pas à la somme de ses parties,
que les propriétés attribuables au tout sont qualitativement différentes des
propriétés attribuables aux parties, est ainsi utilisée pour décrire la vie comme objet
spécial de l’étude biologique.
Mais comme le montre Tristan Garcia dans son Traité des choses, cette
opposition ne tient pas. Formellement, en effet,

« tout a du soi, au sens où toute chose, quelle qu’elle soit, est la


différence entre ce qui l’est et ce qu’elle est. Soi, ce n’est rien
d’autre, pour toute chose, que la différence entre ce que cette
chose comprend et ce qui la comprend25. »

Ainsi un morceau d’astéroïde comprend de nombreux composés minéraux


(c’est ce qui l’est, c’est-à-dire ce qui le fait), mais de ces composés je ne peux pas
déduire notamment le fait qu’il se sépare d’un autre morceau d’astéroïde, ou d’une
planète, et qu’il est influencé par eux (c’est ce qu’il est, c’est-à-dire ce qu’il fait ou,
mais c’est la même chose, ce dans quoi il est, ce en quoi il est compris). Il est
possible que de tels soi (composés-composants) n’existent dans l’univers que parce
que ce sont des vivants (humains) qui s’y rapportent. Mais, puisqu’il s’agit
justement de savoir ce qu’il en est pour nous de cette distinction, ceci n’ôte rien au
fait qu’il est insuffisant, pour comprendre la distinction entre les mouvements

23 Neil A. Campbell, Jane B. Reece, Biologie, traduction de l’américain par Mathieu Richard,
Bruxelles, De Boeck Université, 2004, p. 5.
24 Id.
25 Tristan Garcia, Forme et objet, ibid., p. 206.

- 359 -
mécaniques et les mouvements vivants, de faire passer la frontière entre des
mouvements où s’observeraient un soi et des mouvements où il ne s’y donnerait
pas à voir.
On pourrait objecter qu’avoir du soi et agir en fonction d’un soi n’est pas la
même chose, et que telle serait la spécificité des mouvements vivants—dans
l’autonomie, on mettrait alors plutôt l’accent sur la capacité à se donner des règles,
que sur celle d’avoir un soi. Le problème est qu’il se trouve certains phénomènes
physiques qui justement s’organisent en fonction du tout qu’ils forment. C’est ce
que la philosophie de la Gestalt a appelé « forme » et qu’on reconnaît, selon la
définition topique de Merleau-Ponty,

« partout où les propriétés d’un système se modifient pour tout


changement apporté à une seule de ses parties et se conservent au
contraire lorsqu’elles changent toutes en conservant entre elles le
même rapport26. »

Ainsi le comportement d’une vague n’est pas réductible à la somme des


comportements de chacune des vaguelettes qui la composent : la vague « a sa
propre unité distincte, sa propre histoire et ses propres lois, et ces dernières
peuvent devenir des objets indépendants pour l’analyse mathématique par
abstraction à partir des identités plus immédiates du substrat 27. » C’est ainsi que le
calcul qui porte sur les unités oscillantes élémentaires n’est pas du même ordre que
le calcul qui porte sur la vague qu’elles contribuent, momentanément, à former.
La distinction entre le mécanique et le vivant, si elle doit fonctionner, ne peut
donc pas porter sur le rapport entre les mouvements et le soi. Des mouvements et
du soi, c’est ce dont disposent toutes choses, tout le temps : il n’y a pas d’être
absolument immobile, pas plus qu’il n’y a d’être absolument sans soi.

Quoi d’autre alors ? Faisons l’hypothèse que ce dont ne disposent pas toutes
choses tout le temps, sauf au sein de la biosphère, c’est du partage, c’est-à-dire de la
relation au non-soi. En effet, dans la biosphère, à tout instant, tout ce qu’il y a

26 Maurice Merleau-Ponty, La Structure du comportement, Paris, Puf, 1942, p. 50.


27 Hans Jonas, Le phénomène de la vie, op. cit., p. 87/77.

- 360 -
d’individué en elle est, dans le même temps, relié à elle. La différence entre le vivant
et le mécanique ne porterait pas sur les types de mouvements, ni mêmes sur leurs
relations à leurs soi, mais sur les modalités du partage.
Définissons le partage comme un rapport de composition tel que ce qu’est la
chose et ce qu’elle n’est pas sont en relation. A minima physique (dans la théorie de
la relativité), on dira que cette relation est gravitationnelle. Soit le mouvement d’un
astéroïde : ce mouvement peut se diviser en deux si l’astéroïde est scindé ; mais
alors chacun des mouvements des deux astéroïdes résultants influence l’autre,
même infinitésimalement.
Or dans l’univers comme sur Terre, deux mouvements peuvent se scinder et
cesser d’être en relation.
Au plan de l’existence humaine, le moment de la naissance est un carrefour
pour cette raison : le nouveau-né qui se sépare de la mère peut être abandonné ou
adopté. De ce que l’enfant est né, l’adoption ne découle pas, il y faut un acte de
surcroît : dans la Rome antique, cet acte de surcroît était un acte du père qui avait
tout pouvoir de créer le lien, en adoptant ou en exposant l’enfant à la nature.
Cette réalité existentiale de mouvements qui se séparent s’entend aussi
cosmologiquement, du moins dans l’univers pluraliste de la science contemporaine.
Le grand acquis de la théorie de la relativité est en effet d’avoir rejeté l’idée d’une
interconnexion absolue par ce que la physique mécanique appelait encore des
actions à distance. Il est essentiel (et non accidentel) à la théorie de la relativité
générale que les actions prennent du temps, d’où la possibilité qu’il y ait, au sein du
cosmos tel qu’elle se le représente, des « faux raccords » entre plusieurs
événements. Comme l’a pointé Élie During,

« au principe de la connexion immédiate, Einstein substitue ainsi


l’idée d’une propagation locale, de proche en proche. Ce principe
de localité, qu’on pourrait aussi bien appeler “principe de lumière”,
énonce, très simplement, que toute interaction à distance prend

- 361 -
du temps. Toute transmission de signal, toute connexion prend du
temps dès lors que les choses à connecter n’entretiennent pas une
relation de contiguïté spatiale28. »

L’univers, contrairement à ce que supposaient les classiques, n’est pas plein,


et il n’est plus vrai de dire que « tout corps se ressent de ce qui se fait dans
l’univers » (Leibniz). Notre univers (à nous héritiers d’Einstein) est troué.
Ces possibilités existentiales (l’abandon) et cosmologiques (le faux raccord)
devaient être nommées, parce qu’elles permettent de voir qu’un mouvement peut
se diviser et cesser de se partager, ce qui signifie que le partage du mouvement n’est
jamais simplement un donné : il doit encore et toujours être effectué.

Pour ce qui concerne les vivants, on peut dire que cette effectuation (dont rien
ne garantit certes la continuabilité) est produite dans et par l’espace même où la vie
se déploie, à savoir la biosphère. Il faut en effet donner toute notre attention à ce
fait que la région de réalité au sein de laquelle des vivants existent est une sphère :
cela signifie, topologiquement, que nul vivant ne peut se séparer des autres sans
aussitôt retomber sur d’autres (car contrairement à ce qui se passe dans un espace
linéaire par exemple où plus je m’éloigne de mon point de départ, plus j’en suis
séparé, dans un espace sphérique, plus je m’éloigne de mon point de départ, plus je
m’en rapproche). Dans la biosphère, l’interrelation des vivants entre eux est telle
qu’on peut dire qu’aucune action locale ne peut jamais cesser. Il n’est certes pas
exact de dire que la biosphère ne serait qu’un espace-temps compact (puisque les
espaces-temps sont des principes d’observation). En revanche, rien de ce qui s’y
passe ne peut cesser d’être en relation réciproque avec d’autres choses, et aucun
vivant ne sort de ses connexions locales avec d’autres vivants. Ainsi, même
abandonné par ses parents, l’enfant restera, inévitablement, en relation avec
d’autres vivants et ce jusqu’à sa mort. La vie même est cette interrelation et la
biosphère est le nom de ce nouage (ainsi dans le cas exceptionnel des voyages
spatiaux, on peut parler en toute rigueur de la création de nouvelles biosphères,

28 Élie During, Faux raccords. La coexistence des images, Arles, Actes Sud, 2010, p. 189.

- 362 -
c’est-à-dire de nouveaux êtres vivants séparés et dotés d’une durée de vie limitée 29).
Si en effet chaque cellule est un être à part des autres cellules, si chaque animal est
un être à part des autres animaux, pourtant, en un autre sens, aucune cellule
n’existe indépendamment d’autres cellules, et aucun animal n’existe
indépendamment d’autres animaux.

Le métabolisme

La particularité du contexte qu’est la biosphère est ainsi qu’elle contient des


êtres (les vivants) dont chaque moment d’existence peut être défini comme un
partage de mouvements. Dans le contexte particulier de la biosphère et des vivants
qui l’habitent, ce partage perpétuel est ce qu’on appelle la relation métabolique.
Hans Jonas définit ainsi la forme métabolique : formellement identique à elle-même
dans le temps, elle n’est pourtant jamais la même matériellement. Ou plus
exactement : la forme métabolique

« perdure comme son même soi, par ceci qu’elle ne reste pas la
même matière. Une fois qu’elle se confond réellement avec la
mêmeté de son contenu matériel—si deux quelconques de ses
“coupes temporelles” deviennent quant à leurs contenus
individuels identiques l’une à l’autre et identiques aux coupes
intermédiaires entre elles—, elle cesse de vivre30. »

Métabolique, le vivant ne se maintient identique à lui-même qu’en vertu du


renouvellement incessant de ce dont il est fait. D’un côté, je maintiens une certaine
stabilité dans mon rapport au monde (en tant qu’humain, en tant qu’individu, j’ai un
certain nombre d’attitudes envers le monde qui ne varient pas constamment) ; de
l’autre, cette identité qui me qualifie s’appuie sur une différence à moi-même

29 C’est ce qu’ont bien vu les initiateurs de la plus longue expérience (trois ans) de recréation
artificielle d’un écosystème fermé lorsqu’ils l’ont baptisée Biosphère 2 (en considérant que la
Terre était la première biosphère). Réalisée de 1991 à 1994, Biosphère 2 s’étendait sur 1.2
hectares, pour une atmosphère de 180 000 m 3. Et encore n’était-elle pas pleinement autonome
(c’est-à-dire qu’elle restait, en toute rigueur, liée à biosphère 1), puisque des simulateurs de vents
et de courants aquatiques étaient alimentés de l’extérieur par des sources électriques provenues
de la Terre. cf. sur ce point John Polk Allen, Mark Nelson, Abigail Alling, « The Legacy of
Biosphere 2 for the study of biospherics and closed ecological systems », Advances in Space
Research, vol. 31(7), 2003.
30 Hans Jonas, Le phénomène de la vie, op. cit., p. 86/76.

- 363 -
permanente. Le tout que je forme n’est pas seulement supérieur à la somme de mes
parties : il ne se maintient que comme leur incessant renouvellement.

Le concept de métabolisme est daté31 : il provient des débats de la biologie


contemporaine de Jonas (celle des années 1960) notamment dans la toute
naissante cybernétique appliquée au vivant. Mais Jonas en déplace le sens,
puisqu’au lieu d’en faire une fonction de l’organisme, il en fait la définition : le vivant
est un partage métabolique. Jonas arrive à cette caractérisation négativement, en
affrontant le fait qu’une pensée du vivant comme Gestalt (tout supérieur ou distinct
de la somme de ses parties) n’est pas suffisante. On l’a déjà dit en effet, toute chose
a une Gestalt. Avoir une Gestalt est tout aussi essentiel à certaines unités physico-
chimiques comme les atomes et les molécules que cela l’est aux vivants. Les atomes
comme les vivants sont en effet des entités formelles qui intègrent une diversité
matérielle (en l’occurrence, électrons, neutrons, positrons...) dans une structure
stable et ce, non pas en fonction de pressions seulement extérieures, mais bien en
raison d’une structure interne qui leur est propre. La différence du vivant et de
l’inerte ne saurait donc passer entre émergentisme et mécanisme : même les
atomes sont « émergents ». La différence, en réalité, tient à la place de l’échange
avec l’extériorité dans cette existence formelle : là où un cristal par exemple
possède son unité du fait qu’il ne tolère pas l’incursion d’autres éléments matériels
en son sein, la plus simple cellule n’existe que dans la mesure même où la
membrane qui la différencie du monde environnant est aussi surface d’échange
avec lui (ce qu’on appelle respiration cellulaire).

On pourrait arriver à la même conclusion en partant du fait que de nombreux


artefacts sont maintenus identiques à eux-mêmes dans le temps par le
renouvellement de leurs parties. Les premiers paradoxes autour de l’identité
provenaient d’ailleurs de ce phénomène banal : en espaçant mes réparations dans le
temps, je peux remplacer intégralement toutes les pièces qui composent, par
exemple, un vaisseau ; le vaisseau conservera alors sa forme et sa fonction malgré le

31 cf. sur ce point Nathalie Frogneux, Hans Jonas ou la vie dans le monde, Bruxelles, De Boeck, 2001,
chapitre 4 « La polarisation de l’inerte et du vivant ».

- 364 -
renouvellement total de son substrat matériel32. Sans entrer dans les débats des
logiciens quant à savoir s’il s’agit ou non du même navire, on peut relever le fait que
si ces débats existent, c’est que justement la question de ce qui est renouvelé dans
la réparation du navire dépend justement d’un certain point de vue (d’où la
possibilité de paradoxes), à savoir le point de vue de l’usage. Ainsi on pourrait dire
que si les utilisateurs ont le fétiche de l’ancien, ce sont les planches vermoulues qui
seront le navire ; tandis que s’ils ont intérêt à la navigation efficace, c’est le navire
reconstruit qui sera le véritable exemplaire 33. Par contraste, le vivant est sa propre
norme, c’est-à-dire qu’il n’a pas besoin d’agents extérieurs qui cherchent à le
restaurer à l’identique : le vivant se maintient à l’identique par et pour soi et non par
et pour des autres. C’est donc ce qui distingue l’organisme vivant des artefacts
qu’on répare : il est à l’origine de son propre métabolisme.

Mais ce serait encore trop diviser le vivant que de dire qu’il y aurait d’un côté un
organisme et de l’autre un métabolisme qui lui permettrait de continuer à être.
Cette option a notamment été défendue par le cybernéticien Norbert Wiener, dans
son Human Use of Human Beings. Partant du constat que l’identité physique d’un
individu ne peut consister dans la matière dont il est fait étant donné le rythme du
renouvellement cellulaire, il en conclut que l’individualité biologique de l’organisme
consiste dans une certaine continuité processuelle et dans la mémoire que
l’organisme conserve de lui-même. Mais pour lui, forme et matière s’opposent,
c’est-à-dire que la forme se maintient malgré le renouvellement de la matière, et
non par elle :

32 C’est le paradoxe dit du « bateau de Thésée » dont on trouve une première mention chez
Plutarque : « Le navire à trente rames sur lequel Thésée s’était embarqué avec les jeunes enfants,
et qui le ramena heureusement à Athènes, fut conservé par les Athéniens jusqu’au temps de
Démétrius de Phalère. Ils en ôtaient les pièces de bois, à mesure qu’elles vieillissaient, et ils les
remplaçaient par des pièces neuves, solidement enchâssées. Aussi les philosophes, dans leurs
disputes sur la nature des choses qui s’augmentent, citent-ils ce navire comme un exemple de
doute, et soutiennent-ils, les uns qu’il reste le même, les autres qu’il ne reste pas le même. »
(Plutarque, Vies des hommes illustres, traduit du latin par Alexis Pierron, Paris, Charpentier, 1853,
« Vie de Thésée », §23.)
33 C’est ainsi que Thomas Hobbes est un des premiers (dans le De Corpore, II, 11, §7) à envisager le
problème des limites de l’individuation (à partir de quand Socrate vieillissant est-il encore le
« même » que Socrate jeune ?) en se posant la question de ce qui est recherché par
l’observateur : on reconnaît là la position moderne par excellence, dans laquelle le changement
(ici d’identité) n’est pas reconnu dans l’être, mais dans le sujet connaissant.

- 365 -
« Nos tissus changent au cours de notre vie : la nourriture que nous
ingérons, l’air que nous respirons devient la chair de nos chairs, l’os
de nos os, et les éléments momentanés de nos chairs et de nos os
passent, jour après jour, hors de nos corps, dans nos excrétions.
Nous ne sommes que des tourbillons dans le flux continu de l’eau
d’une rivière. Nous ne sommes pas quelque chose qui reste, mais
des formes (patterns) qui se perpétuent elles-mêmes34. »

L’image du tourbillon devrait pourtant nous faire comprendre que forme et matière
n’ont pas besoin d’être opposées pour se distinguer. Dans le tourbillon, la forme est
inhérente à la matière et n’est pas elle : le tourbillon est une forme immanente à
l’eau—elle ne s’en distingue pas— et pourtant en tant que forme elle s’est séparée
du flux (la rivière, dans le tourbillon, tourne sur elle-même) qui l’alimente. De même
l’organisme est la matière qui le compose et son métabolisme.

« De même que, dans une bougie en train de se consommer, la


permanence de la flamme est une permanence, non pas de la
substance, mais du processus par lequel à chaque moment le
“corps” avec sa “structure” de couches intérieures et extérieures
est reconstitué avec des matériaux différents des précédents et
des suivants, de même l’organisme vivant existe comme un
échange constant de ses propres éléments, et ne tient sa
permanence et son identité que de la continuité de ce processus,
et non d’une quelconque persistance de ses parties matérielles. Ce
processus, en effet, est sa vie, et en dernière instance l’existence
organique signifie, non pas être un corps défini composé de parties
définies, mais être une telle continuité de processus dont l’identité
est soutenue par-delà et au travers du flux de ses éléments35. »

Telle est en effet la spécificité du métabolisme : alors que dans le partage


mécanique du mouvement, la scission entre le soi et le non-soi précède
ponctuellement la relation entre le soi et le non-soi, dans le partage métabolique du
34 Norbert Wiener, The Human Use of Human Beings, London, Eyre & Spottiswoode, 1950, p. 95.
35 Hans Jonas, Philosophical Essays, Chicago-London, University of Chicago Press, 1980, p. 211.

- 366 -
mouvement, scission et relation arrivent continuellement l’une par l’autre. Dans le
partage mécanique, on le conçoit, il faut qu’il y ait d’abord deux morceaux
d’astéroïdes pour qu’ensuite il y ait une relation entre eux. La relation au non-soi
suppose chronologiquement l’antériorité de la constitution du soi. Mais dans le
partage métabolique, la relation temporelle est tout autre : c’est le même
événement qui institue le soi et la relation au non-soi, ou plutôt, les deux
s’alimentent de telle sorte que soi et relation au non-soi se présupposent
réciproquement. Cette présupposition mutuelle est telle qu’une fois le premier
partage du mouvement arrivé, c’est-à-dire après l’événement qu’est la naissance, il
n’a de cesse de recommencer. « Explosion stabilisée36 », comme dit Merleau-Ponty
du sensible, la naissance des vivants a pour ainsi dire un sens pré-temporel : le vivant
ne naît pas une fois pour toute, sa vie est une naissance continuée, la séparation et
l’union s’y réalisent de manière permanente. Dans le cas du mouvement de
l’astéroïde, le partage du mouvement est un événement qui arrive à l’astéroïde (un
choc par exemple, lié à un autre astéroïde). Dans le cas du mouvement
métabolique, le partage relève de ce que Renaud Barbaras appelle un « archi-
événement » : cela arrive au vivant, mais c’est aussi ce par quoi le vivant arrive. Le
vivant n’arrive pas une seule fois le jour de sa naissance : il est toujours en train
d’arriver, incessamment entrain de « se produire ». Le partage métabolique n’est
jamais pleinement institué : il est plutôt l’institution du vivant, au sens où il est l’acte
continué par lequel il se réalise. C’est ainsi que le vivant ne peut pas quitter sa
biosphère sans soit en recréer une (cas des voyages spatiaux), soit mourir. Être,
pour un vivant, ce n’est pas tant être en mouvement qu’être en partage, c’est-à-
dire : se séparer des mouvements desquels il naît (l’environnement dynamique qui
l’entoure), se lier aux mouvements dont il se sépare.

Le partage du mouvement permet ainsi de qualifier l’existence du vivant en dehors


des limites matérielles qui l’enclosent. Un vivant n’est pas plus séparable de son
environnement qu’il n’est démembrable, c’est-à-dire : sans que « ce qu’il est » soit
par là tronqué. Comme dit Canguilhem,

36 Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 316.

- 367 -
« du point de vue biologique, il faut comprendre qu’entre
l’organisme et l’environnement, il y a le même rapport qu’entre les
parties et Ie tout à l’intérieur de l’organisme lui-même.
L’individualité du vivant ne cesse pas à ses frontières
ectodermiques, pas plus qu’elle ne commence à la cellule. Le
rapport biologique entre l’être et son milieu est un rapport
fonctionnel et par conséquent, mobile, dont les termes échangent
successivement leur rôle37. »

La particularité du vivant n’est donc pas que le tout qu’il forme soit qualitativement
différent de la somme de ses parties : elle tient à l’intrication en lui de ce dont il est
composé et de ce avec quoi il compose. L’enchâssement des niveaux de
composition (composé-de et composé-avec) est un trait distinctif du partage
métabolique du mouvement. Comme le synthétise Renaud Barbaras, il faut donc
dire que

« Le vivant ne s’accomplit qu’en s’ouvrant à ce qui n’est pas lui, sa


clôture a pour condition une ouverture au milieu :
l’individualisation de l’individu et son appartenance à un monde, le
devenir soi et l’ouverture à l’autre la différence et l’identité avec le
monde ne font pas alternative. Le vivant ne doit pas être compris
comme un être substantiel qui se rapporte après coup au milieu, ni
d’ailleurs comme une production de ce milieu. Il est contemporain
de ce rapport et ne fait finalement qu’un avec lui. Le milieu et le
vivant naissent ensemble de leur relation vitale38. »

Sur un plan très direct, il va de soi qu’un animal aquatique placé hors de l’eau, une
plante méditerranéenne placée dans les tropiques, souffrent si mal le détachement
de leur milieu d’origine qu’ils en meurent. Le phénomène de l’exil, dans l’existence
humaine, en donne également une idée : le sentiment d’irréalité qui accompagne
toute expulsion du pays d’attachement, plus qu’une nostalgie, atteste du caractère
définitionnel de l’environnement dans l’appréhension de soi comme dans les
37 Georges Canguilhem, La connaissance de la vie (1952-1965), Paris, Vrin, 1992, p. 144.
38 Renaud Barbaras, La perception. Essai sur le sensible, Paris, Vrin, 2009, p. 86.

- 368 -
possibilités d’action corrélatives. Il est vrai que les êtres humains, par le caractère
technologique de l’environnement dont ils s’entourent, font montre d’une plasticité
exceptionnelle à l’égard de la relation de codéfinition qu’ils entretiennent avec leur
environnement. Le cas du voyage est exemplaire de cette plasticité, où la solution
semble consister en une fusion imaginaire entre l’environnement passé et
l’environnement présent : aux premiers jours de mon temps dans une ville
inconnue, je n’ai ainsi de cesse de croiser, au détour des rues, des visages de ma ville
d’origine, comme si je simulais la familiarité au sein de l’environnement nouveau. De
même qu’il y a, pour l’amputé, réapparition des membres disparus sous formes de
fantômes de sensation, de même il y a, pour le voyageur, superposition de
l’environnement natal à l’environnement actuel, sous la forme d’hallucinations de
familiarité.

Mais comme le plus petit traumatisme l’atteste, cette plasticité est vite
endommagée dès que la fonction symbolique est atteinte par un interdit physique.
Comme le remarquait déjà Kurt Goldstein, « des individus paraissent malades dès
que cette adaptation à un milieu personnel leur fait défaut39 ». En ce sens, on
pourrait définir la maladie comme inaptitude physiologique au déplacement : la
maladie est limitation de la capacité à changer de milieu ou plutôt à le reconstituer.
La pathologie sert ici à mettre en lumière le phénomène normal, qui se laisse décrire
comme relation de co-constitution du vivant et de son milieu : même les humains et
leurs appareils technologiques complexes n’y coupent pas—le vivant forme avec
son milieu une totalité dynamique dont il procède.

Gaïa

En vertu de cette relation de co-constitution, l’environnement d’un vivant ne


doit donc pas seulement être décrit comme une niche écologique, milieu auquel il
serait particulièrement adapté et sans lequel il ne pourrait pas vivre. Décrire ainsi
l’environnement d’un vivant, ce serait faire comme si l’environnement existait
indépendamment du vivant qu’il entoure ; or s’il y a co-constitution, il faut qu’elle

39 Kurt Goldstein, La structure de l’organisme (1934), traduit de l’allemand par E. Burckhardt et Jean
Kuntz, Paris, Gallimard, 1983, p. 347.

- 369 -
aille dans les deux sens, c’est-à-dire que non seulement le vivant soit sous la
dépendance de son milieu, mais qu’en un sens, il soit lui aussi, réciproquement,
responsable de son milieu.
La tentation est pourtant forte de faire comme si les vivants habitaient un seul
et même espace auquel ils ne doivent rien. Le modèle de cet espace unique nous est
par ailleurs fourni par la science physique, qui le présuppose. Mais l’espace de la
physique n’est pas un espace qui nous préexiste : c’est l’espace de nos possibilités
d’action à nous, humains occidentaux appareillés technologiquement comme nous
le sommes aujourd’hui. S’il y a des bosons, dans cet espace, ce n’est que parce que
nous avons un accélérateur de particules suffisamment puissant (le LHC du pays de
Gex) pour les faire apparaître. Or cet univers de l’(action) physique humaine n’est
pas le monde qu’habitent tous les vivants, et si l’on veut décrire biologiquement
leurs mouvements, on ne peut pas faire comme s’ils se déroulaient dans l’espace de
la physique. Comme dit encore Canguilhem,

« Le vivant ne vit pas parmi des lois mais parmi des êtres et des
événements qui diversifient ces lois. Ce qui porte l’oiseau c’est la
branche, et non les lois de l’élasticité. Si nous réduisons la branche aux
lois de l’élasticité, nous ne devons pas non plus parler d’oiseau, mais de
solutions colloïdales40. »

Appelons sophisme de l’inclusion le raisonnement qui sous-tend l’opération


par laquelle on ignore le fait élémentaire des partages réciproques du mouvement
entre chaque individu et son environnement. C’est un sophisme en ce sens qu’il
consiste à séparer deux éléments qui existent l’un par l’autre pour ensuite s’étonner
qu’ils soient réunis. Ainsi dans le sophisme de l’inclusion, l’environnement est
d’abord séparé de sa relation au vivant : on fait comme si l’habitat pouvait exister
indépendamment de sa relation aux activités que les habitants produisent pour
aménager leur territoire (on parle de « l’espace » sans les vivants qui l’aménagent)
—on fait comme si un foyer pouvait exister sans des personnes qui se rassemblent
autour (on parle de « la ville » sans les habitants qui l’innervent). Dans la deuxième
étape du sophisme, le sentiment de surprise et d’inexplicabilité face à l’union peut

40 Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, Puf, 1966, p. 131.

- 370 -
alors s’exprimer, car il faut bien en effet reconnaître, même si l’on a abstrait
l’habitat de l’activité des habitants, que cependant « dans » l’habitat il y a des
individus qui habitent—or voilà : en vertu de l’abstraction qui les a détachés l’un de
l’autre (première étape du sophisme), la relation de l’habitant à l’habitat ne peut
plus être d’essence. L’un ne produit plus l’autre et l’autre n’accueille plus l’un : ils
existent comme deux entités distinctes. Leur relation, dès lors, ne peut plus être
qu’une relation d’inclusion spatiale : l’habitant « se trouve » dans l’habitat, il
l’occupe tout au mieux, mais il ne l’habite plus.
Depuis au moins deux siècles, ce sophisme de l’inclusion explique la division
sociale du travail des sciences de la vie et de la terre—les biologistes et les
géologues s’étant mis d’accord, au cours de l’ère victorienne, pour dire que
l’environnement était le produit de processus géologiques et physico-chimiques
auxquels les organismes devaient s’adapter41. C’est même, en un sens, un des
présupposés de la théorie de la sélection naturelle proposée par Darwin puisque
l’adaptation y est conçue comme une correspondance entre les capacités du vivant
(produites aléatoirement) et les caractéristiques de l’environnement.

Francisco Varela, Evan Thompson et Eleanor Rosch 42 ont montré d’ailleurs les
faiblesses de ce modèle adaptatif en pointant le caractère peu satisfaisant de
l’explication de l’évolution par adaptation quant à la pluralité des formes vivantes :
si en effet les vivants adaptaient leurs caractéristiques à leurs environnements, on
ne comprend pas pourquoi ils seraient si différents les uns des autres. S’ils le sont,
c’est que le mécanisme d’adaptation ne fait qu’éliminer les plus inaptes, mais tout
en laissant libre cours à tout ce qui ne contrevient pas aux nécessités.

Mais plus encore que ce simple argument interne à la théorie de l’évolution,


depuis les années 1970 au moins, la biologie n’a cessé d’insister sur le fait que
l’environnement est déterminé par cette profusion des formes vivantes qui
l’habitent, y compris au plan macrologique de la biosphère. Telle est « l’hypothèse

41 En 1788, le fondateur de la géologie moderne, James Hutton avait pourtant élaboré une Theory
of the Earth qui se représentait la Terre comme un super-organisme dont l’étude devait englober
les sciences de la terre et de la vie sous les espèces d’une « physiologie » terrestre. cf. James E.
Lovelock, « Geophysiology, the science of Gaia », Reviews of Geophysics, 17(11), May 1989.
42 Francisco J. Varela et alii., L’inscription corporelle de l’esprit, op. cit., ch. 9.

- 371 -
Gaïa », défendue dès 1974 par James Lovelock et Lynn Margulis43. D’après cette
hypothèse, la composition de l’atmosphère, les sédiments et les environnements
aquatiques sont contrôlés par les organismes vivants dans leur interaction avec
leurs milieux. Les proportions des gaz sur Terre notamment sont des « anomalies
géophysiques » qu’on ne peut expliquer en recourant aux seules propriétés physico-
chimiques de la géologie : par exemple, « le nitrogène sous forme gazeuse n’a pas
sa place sur une Terre dotée d’océans de cette taille ; on devrait plutôt s’attendre à
le trouver sous sa forme stable (l’ion nitrate) dissous dans la mer 44. » Or la seule
explication pour la présence du nitrogène, c’est que les vivants en produisent et
contribuent ainsi à réguler le milieu qui leur est favorable. Pour les tenants de
l’hypothèse Gaïa, on peut ainsi parler d’un contrôle de l’atmosphère par les vivants
et plus généralement, sur le très long terme des âges géologiques, d’une
coévolution des formes de vie et des conditions environnementales. Il serait abusif
d’affirmer qu’au cours de l’évolution les vivants manipulent en leur faveur les
conditions environnementales, mais on peut du moins argumenter que ces
conditions sont le « produit dérivé45 » d’une évolution qui est d’abord régie par la
nécessité de s’adapter au milieu présent. La théorie de l’Anthropocène qui veut que
la période géologique contemporaine (depuis 1610, 1945 ou 1964 selon les études 46)
soit univoquement déterminée par l’activité humaine abonde dans ce sens et
n’atteste d’aucune rupture par rapport à la logique qui informe le dialogue entre les
vivants et leurs milieux depuis le Précambrien (avec l’apparition des premières
photosynthèses chez Cyanobacteria en - 3,5 Ga, responsables de l’élévation du taux
d’oxygène atmosphérique) : la nouveauté (et peut-être aussi son horreur) étant
qu’une seule espèce vivante, l’espèce humaine, s’est accaparée un dialogue jusque-
là relativement pluriel.

D’où vient qu’on a pu, pendant aussi longtemps, négliger le caractère


réciproque du rapport entre les vivants leurs milieux ? Un médiateur important du

43 James Lovelock et Lynn Margulis, « Biological modulation of the Earth’s atmosphere », Icarus,
vol. 21(4), avril 1974.
44 James Lovelock, Gaia: A New Look at Life on Earth, Oxford, OUP, 1982, p. 7.
45 C’est l’argument de Tyler Volk dans Gaia’s Body: towards a physiology of Earth, New York,
Copernicus, 1998, p. 241 : « Gaia is probably built from free by-products, side effects. »
46 cf. Simon L. Lewis et Mark A. Maslin, « Defining the Anthropocene », Nature, vol. 519, 2015.

- 372 -
sophisme de l’inclusion est le concept d’intériorisation, qui permet « d’enfermer » ou
en tout cas de « situer » dans les agents les contraintes du milieu. Par
l’intériorisation, on répond à la difficulté d’expliquer la cohérence des actions des
individus à l’intérieur de leur milieu : ce n’est pas parce qu’ils le créent, c’est parce
qu’ils ont en intériorisé (sous formes d’instincts ou de normes) les codes. C’est ce
qu’affirme avec finesse Tim Ingold dans son anthropologie de la vie :

« Le champ par lequel une chose ou une personne est impliquée


dans le monde est converti en schéma intérieur dont les
apparences et comportements manifestes sont réduites à des
expressions extérieures. Ainsi, l’organisme qui bouge ou croît selon
des lignes qui l’intègrent au tissu de la vie est reconfiguré comme
l’expression extérieure d’un dessein intérieur. De la même manière,
on suppose que la personne, agissant et percevant à l’intérieur
d’un nexus de relations entremêlées, se comporte en fonction des
directives inhérentes aux modèles culturels ou aux schémas
cognitifs incrustés dans sa tête. Par l’entremise de l’inversion, des
êtres originellement ouverts au monde sont enfermés sur eux-
mêmes, scellés dans les limites d’une frontière, ou d’une coquille
qui protège leur constitution interne de l’échange interactif avec
leur entourage47. »

Le sophisme de l’inclusion produit ainsi un concept de spatialité où l’habitant


n’est plus qu’un occupant. La vie elle-même, dans cette logique, est réduite à une
propriété interne des vivants, comme les vivants eux-mêmes occupent le monde
sans l’habiter. Autrement dit, le monde (« l’espace ») est en lui-même « vide » ou
« mort », mais il se trouve qu’il est rempli d’êtres à l’intérieur desquels la vie se
trouve enfermée. Le sophisme de l’inclusion produit ainsi une suite d’imbrications
partes extra partes dont les contenants n’ont pas de liaison d’essence avec les
contenus, sinon le fait qu’ils les renferment : l’espace contient des lieux (habitats,
territoires...), les lieux contiennent des vivants, les vivants contiennent la vie.

47 Tim Ingold, Being Alive. Essays on Movement, Knowledge and Description, London and New York,
Routledge, 2011, p. 68.

- 373 -
Le piège représenté par le sophisme de l’inclusion est évité si l’on fait l’effort
de décentrer nos interrogations sur le vivant. Le concept de métabolisme nous a
permis de réaliser ce décentrement au niveau de l’identité formelle du vivant : cette
identité ne se maintient que par un échange continuel avec le milieu, elle n’est donc
pas auto-suffisante mais dépend d’un partage sans cesse réinstancié avec
l’entourage. Les vivants sont toujours avec d’autres vivants, c’est-à-dire qu’au sein
de la biosphère, un partage métabolique du mouvement est toujours enté sur un
autre : soit sur un autre niveau d’existence (les cellules sont intégrées dans des
organites qui sont intégrés dans des tissus qui sont des parties dans des individus
qui sont pris dans des populations qui font partie de la biosphère et inversement, la
biosphère comme tout est sous la dépendance du fonctionnement intégré de ses
parties, etc.) soit sur d’autres individus au même niveau (la symbiose est en effet la
chose la mieux partagée du monde de la vie : les cellules d’un individu dépendent
les unes des autres, comme les diverses espèces et individus qui cohabitent dans
une prairie, dans une jungle ou dans un littoral).

Le partage du monde

Mélodies et polyphonies

Mais nous pouvons aller plus loin qu’à une théorie du métabolisme, et étudier,
au plan du comportement, des trajectoires, des modes d’occupations du milieu
comment l’intrication des vivants entre eux se réalise. L’éthologie de Jakob von
Uexküll nous donne les fondements théoriques pour contester de cette manière le
sophisme de l’inclusion. L’originalité de l’approche d’Uexküll est de considérer que
le vivant dégage autour de lui un monde (Umwelt, « monde-environnant, milieu »),
et qu’il appartient à l’étude du vivant de le saisir à même ce monde 48. Il y a, pour

48 Jakob von Uexküll, Streifzüge durch die Umwelten von Tieren und Menschen (1933), traduction de
l’allemand Charles Martin-Freville, Milieu animal et milieu humain, Paris, Payot, 2010. Malgré la
traduction pertinente par « milieu » du mot Umwelt (c’est-à-dire littéralement le « monde-
environnant », um-Welt), nous préférons conserver le concept de monde (Welt). Cela permet
d’éviter de réunir l’humain et le vivant par le bas au risque de faire croire que, si humains et
animaux partagent bien le fait d’avoir un milieu, en revanche seul les humains auraient un
monde. Pensons selon la logique anthropomorphique : le point commun entre les animaux et les

- 374 -
Uexküll, une Umwelt propre à chaque espèce, et l’on peut étendre cette logique en
disant qu’il y a une Umwelt propre à chaque individu à l’intérieur de ces espèces, qui
est fonction de leurs histoires singulières, et même une Umwelt propre à chacun des
moments de la vie de ces individus, correspondant aux pôles formés par leurs
intérêts, leurs aversions et plus encore par leurs possibilités d’action actuelles.
Contrairement à ce dont l’éthologie béhavioriste semble s’être persuadée, le vivant
n’est pas une somme d’outils (moyens pour agir—dont les équivalents chez
l’humain serait le marteau, le couteau...) et de perceptils (moyens pour percevoir—
dont les équivalents seraient le télescope, le gant, le cornet...). Le réduire à la
somme de ces appareils, ce serait « supprimer l’essentiel à savoir le sujet, celui qui se
sert des moyens, perçoit avec eux et agit avec eux 49. » Or il n’y a pas seulement des
moyens pour percevoir et agir, il y a le percevoir et l’agir d’un sujet et le monde qui
en est déployé. Ainsi, remarque Uexküll, le travail de l’éthologue de la Tique est
d’abord de reconnaître qu’en tant qu’être humain, son propre intérêt est
relativement restreint pour l’acide butyrique (le composant chimique qui entre dans
la composition de la sueur des mammifères). Au contraire, l’acide butyrique forme
véritablement la passion de cet insecte qui, juché sur une branche, peut attendre
jusqu’à dix-huit années en parfaite immobilité que cette odeur ne vienne l’éveiller
de sa torpeur pour se jeter sur la proie animale où elle viendra pondre ses œufs. Si
donc l’éthologie d’Uexküll étudie le comportement animal, elle ne le sépare pas de
son intrication avec le milieu. Uexküll nomme cette intrication d’un terme que nous
voudrions étoffer, c’est celui de mélodie. Appréhender un vivant, dit Uexküll, c’est
appréhender une mélodie cinétique, dotée d’une temporalité et d’une spatialité
qu’elle génère, plutôt qu’un ensemble de fonctions ou de mécanismes. Cette image
mélodique permet à Uexküll de rendre compte élégamment de la coexistence des
vivants et de la manière dont leurs mondes communiquent.

Les lecteurs de Mondes animaux et mondes humains objecteront peut-être


qu’Uexküll y parle bien peu de mélodies, et qu’il compare d’abord cet

humains, ce n’est pas l’animalité mais « l’humanité » (dont la guise, en l’occurrence, serait le fait
d’avoir un monde).
49 Ibid., p. 26.

- 375 -
entrecroisement des mondes vivants à une autre image : celle des « bulles de savons
qui se traversent sans accrocs50 ». Autour de chaque vivant, rayonneraient ainsi des
sphères de signes, dont les coexistences seraient partielles et sélectives : par
quelques coins, les vivants interagiraient avec d’autres sur des plans qui cependant
ne communiquent que par de rares endroits. Une prairie par exemple, avec les
myriades de plantes, d’insectes, de rongeurs et d’herbivores, serait comme d’un
champ rempli de sphères plus ou moins vastes et plus ou moins opaques autour de
chaque vivant. Mais il semble qu’Uexküll se soit rendu compte que l’image des
bulles de savon peut être trompeuse : elle porte en effet malgré elle l’idée que les
vivants seraient enclos dans des « mondes privés ». Or ce n’est pas ce que veut dire
l’éthologue (qui s’intéresse plutôt au mystère du fait que ces bulles « se traversent
sans accrocs »). C’est sans doute pourquoi il propose une seconde image de la
coexistence des vivants, qui emprunte cette fois, donc, au domaine du sonore.

L’éthologue utilise le mot de « ton » (Ton) pour décrire la manière dont les
choses apparaissent aux vivants : la pomme a pour la chèvre une tonalité
d’alimentation (Esston), la lampe a pour moi une tonalité d’éclairage (Lichton), la
ruche a pour l’abeille une tonalité de résidence (Wohnton). La métaphore de la
tonalité présente un avantage : parler de tonalité, c’est en effet se référer au monde
acoustique où la coexistence simultanée des objets est possible, puisqu’un même
moment peut contenir plusieurs mélodies distinctes. L’autre bienfait du concept de
mélodie pour penser le vivant est le rapport temporel sous lequel il nous permet de
penser la vie. On peut ainsi comparer le vivant, selon une heureuse expression
d’Uexküll, à une « mélodie qui se chante elle-même51 ». L’animal est alors conçu
comme un carillon complexe dont chacune des cloches serait attribuée à chacune
des fibres musculaires—c’est l’activité vitale de l’animal qui enclenche la mélodie 52.

Il est remarquable que les exemples de vivants sollicités par Uexküll pour

50 Jakob von Uexküll, Milieu animal et milieu humain, op. cit., p. 71.
51 Cité (sans référence) par Frederik F. Buytendijk dans « Les différences essentielles des fonctions
psychiques chez l’homme et les animaux », Cahiers de Philosophie de la nature, vol. IV, 1930, p. 131.
52 Jakob von Uexküll, Bedeutungslehre (1940), traduit de l’allemand vers l’américain par Joseph D.
O’Neil dans Foray into the Worlds of Animals and Humans. With A Theory of Meaning, Minneapolis,
University of Minnesota Press, 2010, p. 148.

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élaborer son éthologie soient systématiquement des exemples d’animaux impliqués
dans des relations symbiotiques. La Tique, dont l’étude est annoncée comme
paradigmatique du « récit de voyage » que constitue Mondes animaux et mondes
humains, est ainsi un symbiote (parasite) dont l’ensemble des actions peut se lire
comme commandé par sa relation à ses hôtes : même dans l’étape où elle se juche
au sommet d’un brin d’herbe, elle le fait en vue d’être à hauteur de mammifère. La
prairie comme milieu intégrant une variété d’animaux et de végétaux en relation les
uns aux autres offre de nombreux exemples de co-adaptation symbiotique : la
relation abeille-fleur, typiquement, est une relation symbiotique mutuelle puisque la
fleur fournit à l’abeille le nectar qui forme la base de son alimentation, tandis que
l’abeille offre à la fleur un moyen rapide de polliniser et d’essaimer ses progénitures
—ces avantages mutuels n’étant pas simplement accidentels mais étant le produit
d’une co-évolution symbiotique où fleurs et abeilles ont renforcé mutuellement l’un
chez l’autre les traits qui leur étaient bénéfiques53.

L’image même de la mélodie sert d’ailleurs très précisément cette explication


de la vie par la symbiose. L’idée que le vivant serait une mélodie qui se chante elle-
même vise en effet, non seulement l’existence dans le milieu, mais corrélativement
le développement de l’organisme lui-même. Autrement dit, voilà ce que vise
Uexküll : la mélodie que représente l’Umwelt pour l’animal, l’ensemble des tonalités
qu’il éveille en lui d’un côté, et de l’autre la formation même de cet animal ne font
pas alternative.

« Les mélodies formatrices qui prennent en charge la structure


tiennent leurs motifs des mélodies formatrices d’autres sujets,
qu’ils rencontrent à différents moments de leur vie. (...) Ces motifs
sont prélevés sur les zones, entre autres, de l’alimentation, du
danger, ou de la sexualité. La mélodie formatrice tient la plupart de
ces motifs de la zone de l’environnement ambiant : la structure de
nos yeux est “solaire”, et celle de la feuille d’érable avec ses canaux
pour évacuer les gouttes d’eau est “pluiesque”. (...) La fleur affecte

53 cf. Surindar Paracer et Vernon Ahmadijan, Symbiosis: An Introduction to Biological Associations,


Oxford, OUP, 2000, chapter 14 « Symbiosis and coevolution ».

- 377 -
ainsi l’abeille comme un faisceau de contrepoints54. »

Uexkül fait ainsi de la symbiose un véritable paradigme du principe


organisateur de la vie en général : l’organisme se chante lui-même, sans doute, mais
en contrepoint avec les organismes et les éléments (soleil, pluie) qui l’entourent ; sa
ligne mélodique est indépendante et en relation avec eux.

Dans l’étonnante conclusion de Mondes animaux et mondes humains, il appelle


ce principe organisateur « l’Un ». Il est tentant de considérer cet « Un » à la manière
de l’univers du physicien, c’est-à-dire à la manière d’un monde uniforme et non-
polarisé, indépendant des vivants. Ce serait tomber, à nouveau, dans les rets du
sophisme de l’inclusion, et ce n’est pas ce que veut dire Uexküll. Cet « Un » est
plutôt à concevoir comme le produit d’un partage métabolique des vivants entre
eux à l’échelle de la biosphère, hypothèse qu’à nouveau certaines biologies
contemporaines assument depuis les travaux de Lynn Margulis qui placent la
symbiose au centre du processus de l’évolution (à l’opposé de la « compétition »
darwinienne) et défendent une conception symbiotique de l’imbrication de la vie au
sein de la planète55.

Uexküll proposait, comme analogie à « l’Un » constitué par cette convivance


au sein de la communauté biotique, l’image des différentes Umwelten que
représente un chêne pour ses habitants :

« Dans les cent différents milieux de ses habitants, le chêne joue en


tant qu’objet un rôle des plus variables, avec telle partie ou avec
telle autre. Les mêmes parties sont grandes ou sont petites. Son
bois est dur ou tendre. Il sert pour se protéger ou pour attaquer. Si

54 ibid., p. 198.
55 cf. Lynn Sagan (nom d’épouse de Lynn Margulis), « On the origin of mitosing cells », Journal of
Theoretical Biology, vol. 14(3), 1967, qui développe les linéaments de la théorie de la
symbiogenèse à partir de considérations sur les toutes premières mitoses : l’endosymbiose serait
à l’origine d’Eukarya (le domaine du vivant qui comprend les plantes et les animaux) par
absorption, au sein d’une cellule originellement dépourvue de noyau, des mitochondries
capables de stocker l’énergie (Animalia) et des chloroplastes capables capter l’énergie lumineuse
(Plantae). Lynn Margulis étendra plus tard à la théorie de l’évolution darwinienne l’idée que,
plutôt qu’une lutte compétitive pour la vie, c’est la collaboration qui semble être le phénomène
le plus fondamental de la vie sur Terre (en particulier dans Lynn Margulis, Symbiotic Planet: A
New Look at Evolution, New York, Basic Books, 1998.)

- 378 -
l’on voulait récapituler toutes les propriétés contradictoires que le
chêne présente en tant qu’objet, il en résulterait un chaos. Et
pourtant, elles ne sont que les parties d’un sujet, en soi solidement
structuré, qui supporte et préserve tous les milieux, sans jamais
être reconnu de tous les sujets de ces milieux, et ne jamais pouvoir
l’être56. »

Le caractère inconnaissable de l’Un en soi par les différents habitants du milieu


est ainsi lié à l’apparence de chaos qui résulterait de sa totalisation : la même partie
du chêne, son écorce par exemple, est à la fois plaque dure et protectrice pour la
colonie de fourmis qui vivent derrière elle, et éponge molle dans laquelle
l’ichneumon peut insérer son dard pour pondre ses œufs.

Lignes de vie

Une autre image peut être donnée de l’existence vivante, qui poursuit la
métaphore de la mélodie, mais lui donne un sens autant spatial que temporel : c’est
l’image de la ligne. C’est Merleau-Ponty (commentant Uexküll) qui nous met sur la
voie de cette transposition lorsqu’il parle du vivant comme d’un « pur sillage qui
n’est rapporté à aucun bateau57 ». Reconnaître un vivant pour ce qu’il est, c’est
reconnaître cette ligne : plutôt que de penser l’organisme comme une entité close, il
faut ainsi nous habituer à voir les vivants comme des parcours non pas « au sein du
monde », mais qui dessinent le monde. Dans cette perspective, la naissance devient
le départ d’une ligne tracée dans l’environnement et dans le temps. Cette ligne,
dans les environnements bétonnés où j’existe, est certes bien difficile à imaginer et
il me faut un effort cartographique certain pour la produire (encore que, grâce aux
dispositifs de géolocalisation qui habitent mon téléphone portable, je pourrais
facilement la reconstituer). Mais il suffit de se rappeler ou d’imaginer la terre
(l’humus, les végétations) sur laquelle évoluent les animaux et sur laquelle les
humains aussi ont longuement évolué pour se représenter cette ligne comme un
marquage effectif sur le sol, que certes les intempéries effacent, mais qui retient

56 Jakob von Uexküll, Milieu animal et milieu humain, op. cit., p. 161-162.
57 Maurice Merleau-Ponty, La Nature, op. cit., p. 231.

- 379 -
tout de même un temps mon passage, sous la forme d’empreintes, de chemins, de
layons.

L’anthropologue Tim Ingold a donné toute sa profondeur à cette conception


du vivant, depuis sa Brève histoire des lignes jusqu’à sa plus récente Vie des lignes58. Il
la contraste notamment avec une conception du vivant comme « blob », c’est-à-dire
comme entité enclose sur elle-même, qui est à la fois la conception régnante mais
aussi la conception la plus spontanée du vivant : c’est la conception qui l’enferme
dans ses limites, qui le considère dans son sac de peau. Cette conception n’est pas
fausse : elle est, au niveau le plus archaïque de la cellule, ce qui atteste de la vie
comme individuée. Et il n’y a pas de vie sans vivants, c’est-à-dire sans limites posées
entre le soi et le non-soi. Mais dans le même temps, cette conception du vivant
comme entité fermée sur elle-même tend à occulter l’autre aspect du vivant, qui
n’est pas seulement ensaché dans son enveloppe, mais aussi harnaché, extirpé,
emmêlé avec d’autres.

Dans le corps humain, une bonne image de cette double nature des vivants,
comme entité enclose et comme ligne, est donnée dans la polarité entre l’ensemble
tronc-tête d’une part, et l’ensemble jambes-bras de l’autre : l’œuf tronc-tête
contient ce qui est nécessaire à notre survie ; les lignes bras-jambes sont les organes
du lien, par lesquels je m’accroche, me mêle, m’immixte aux corps des autres et à
ceux des choses. Mais la partition clôture-ligne n’est pas seulement spatiale. Elle
structure aussi l’appréhension temporelle du vivant : d’un côté, comme clôture,
c’est une forme qui se répète et se maintient elle-même au travers du temps ; de
l’autre, comme ligne, c’est un parcours du monde, comme la trace laissée derrière
lui par le vivant.

L’image des lignes nous donne une idée de ce que veut dire exister en société
avec d’autres vivants : non pas soumettre des êtres, mais rejoindre des parcours.
Soumettre des êtres, c’est la manière classique, disons « pastorale » de penser la
convivance, dans des communautés d’exploitation instaurées depuis environ 10 000

58 Tim Ingold, Une brève histoire des lignes (2007), traduit de l’anglais par Sophie Renaut, Bruxelles,
Zones sensibles, 2011 ; et The Life of Lines, op. cit.

- 380 -
ans59 et qui, quant à elles, ont rendu certaines espèces dépendantes de l’activité
humaine en les désadaptant de leur milieu. Typiquement, la brebis d’élevage est un
mouflon affaibli : c’est-à-dire que la brebis est un mouflon sélectionné comme
peureux, grégaire et inadapté aux pentes escarpées—ainsi rendue incapable de
prendre en charge sa propre protection contre les prédateurs naturels avec lesquels
le mouflon avait coévolué avant la domestication humaine, la brebis « oblige » le
berger à la guider en troupeaux et à prendre en charge sa protection contre ses
prédateurs naturels, dénoncés pour cela comme sauvages... Ces communautés
d’exploitation font partie des freins importants à une appréhension des autres
vivants comme des conviviaux et non seulement comme des vassaux sous notre
dépendance (quand ils sont domestiqués) ou des étrangers indépendants de nous
(quand ils sont féraux).

En parlant de société, nous contestons le pastoralisme comme unique


ontologie au sein de laquelle appréhender le vivant et voulons réhabiliter le terme
en son sens originel, celui qu’utilise encore Pline l’Ancien quand il parle de societas,
c’est-à-dire : la manière qu’ont les animaux de vivre en compagnie des humains et
inversement (collaborations entre pêcheurs et dauphins, chasseurs et fauves,
oiseleurs et rapaces...). Cette societas « concrétise le sentiment d’un lien entre les
capacités spécifiques de différents animaux et ce que peut en faire une espèce en
particulier, l’espèce humaine, qui marque à la fois son appartenance à une même
communauté et la possibilité d’échanges entre l’humain et les autres animaux 60. »
Cette autre carte ontologique est possible car de l’intérieur même du pastoralisme
où nous vivons, des espoirs de société ou des éclairs de convivance ne sont pas tout
à fait interdits.

Considérons, à partir de la « biologie des lignes » d’Ingold, que ce qui ouvre


une brèche en direction des autres vivants, c’est un entremêlement de nos
parcours. Le poète Rainer Maria Rilke a appelé « espace intime du monde »
(Weltinnenraum) ce coin par lequel les mouvements se partagent :

59 Sur l’ontologie animale du pastoralisme, cf. Paul Shepard, Nous n’avons qu’une seule terre (1996),
traduit de l’anglais par Bertrand Fillaudeau, Paris, José Corti, 2013.
60 Tristan Garcia, Forme et objet, op. cit., p. 226-227.

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« Pénétrant tous les êtres se déploie l’unique espace : espace
intime du monde. Les oiseaux volent en silence à travers nous 61. »

La perception ainsi donne accès à cet espace intime du monde partagé avec
les autres vivants. Un vol d’oiseau n’est pas nécessairement un événement dans un
champ perceptif à distance : en certains moments, en certains éclairs qui donnent
des sentiments de consonance, il n’y a pas seulement des oiseaux qui volent dans le
ciel, mais des oiseaux qui volent à travers nous. Michel Haar, dans son Chant de la
terre, donne à ces événements le rôle de nous éclairer sur la perception en général :
dans toute perception, dit-il, il y a plus que « l’acte contemplatif d’un sujet face à un
objet »—il y a encore une « participation au mouvement, à la spaciosité propre des
choses62. » Quand Rilke dit que les arbres poussent en moi ou que les oiseaux volent
en silence dans l’espace intime ou intérieur (innen) que nous partageons avec eux, il
indique ce rejeu tout différent d’une représentation :

« leur vol même, non seulement nous l’éprouvons dans notre


corps, (…) il nous passe à travers le corps, au sens où il ne s’agit
pas seulement d’une perception, mais d’un emportement, d’un
élan ekstatique de “sympathie”, d’un battement d’ailes qui frémit
à travers et au-delà de nous, dans un espace qui nous rassemble et
nous enveloppe63. »

L’appel à reconnaître ces battements d’ailes qui nous traversent au lieu de


n’être que des perceptions à distance est à un appel à percevoir le décentrement
que contiennent nos expériences, pourvu qu’on s’y prête à y voir plus que des
confirmations de nous-mêmes.

Une pensée de la vie qui se laisserait qualifier par ses verbes (par lesquels
nous avons décrit les gestes comme manières humaines d’être au monde) nous
semble être une réponse partielle à ce désir de se mettre au rythme d’autres modes
d’existence que les nôtres. Au reste, de nombreuses langues enregistrent cette

61 Rainer Maria Rilke, Poésie, Paris, Seuil, 1972, p. 430.


62 Michel Haar, Le chant de la terre. Heidegger et les assises de l’histoire de l’être, Paris, L’Herne,
1985, p. 247.
63 id.

- 382 -
guise animale comme verbe ou comme geste plutôt que comme substance enclose
dans une limite. Les Koyukons d’Alaska par exemple64, nomment et distinguent les
aigles et les faucons comme autant de manières de traverser l’espace : l’Autour des
palombes (Accipiter gentilis) est nommé yoda ou nik’eedoya, « vole-haut » ; la Buse
pattue (Buteo lagopus) est nommée kk’olkk’eya, « glisse-sur-place » ; le Balbuzard
pêcheur (Pandion haliaetusi) se reconnaît comme taagizee’aana, c’est-à-dire
« observe-l’eau ». Chez les Koyukons, comme dans de nombreuses cultures
chasseresses, ces verbes forment des pivots totémiques : un jeune garçon qui élève
et entraîne un animal dans son enfance acquiert son verbe, c’est-à-dire qu’il apprend
la technique gestuelle et perceptive qui lui correspond. Une pensée verbale similaire
reste à exhumer de nos langues, qui ferait la place à la merveille de ces mots
inusités, qui disent comment certains bourdonnent ou vrombissent, comment
d’autres barètent, belottent, cacabent ou carcaillent, feulent, flûtent, glatissent,
graillent, grésillent, hululent, jasent, jappent ou trompettent, jargonnent et
criaillent, trissent, grondent, grommellent, hurlent ou crient, chicotent, gémissent,
craquettent ou stridulent. Et plus encore que ces verba sonandi, ce sont les guises
des vivants dont nous avons besoin d’apprendre pour diversifier notre
appréhension de leurs gestes et des nôtres, ce que déjà le français connaît un peu
qui fait naviguer, entre les animaux et les humains, des manières de cavaler, de
fourmiller, de fureter, de lézarder, de papillonner, de renauder, de serpenter, qui
sont—comme dynamiques—déjà plus que des allures : des manières de se rapporter
au monde.

À défaut de vivre dans le même « monde » (perceptif, cognitif, affectif) que les
autres vivants, il reste possible de dire et de voir que nos lignes s’entrecroisent sans
cesse avec celles des autres vivants. Les verbes qui circulent d’une espèce à l’autre
en sont l’indice ou la trace. Ces entrecroisements sont ténus et les instants où ils se
produisent tiennent plus du miracle de la rencontre amoureuse que du quotidien,
mais pour qui veut parler des vivants, c’est sur leur crête que la pensée biologique
doit tenter de se situer.

64 Richard K. Nelson, Make Prayers to the Raven. A Koyukon View of the Northern Forest, Chicago
(IL), The University of Chicago Press, 1983, p. 103-104.

- 383 -
* * *

Résumons ce que ce chapitre nous aura appris, et qui servira de base à une
réflexion sur les partages humains du mouvement. Nous avons différencié le
mouvement physique du mouvement biologique à partir du partage métabolique.
Le partage métabolique est l’opération par laquelle le vivant s’individue
continuellement au cours de son existence par une double opération : en se
distinguant de son entourage immédiat, et en dialoguant sans cesse avec lui. Le
partage du mouvement signifie qu’être soi c’est ne pas être l’autre par la relation
qu’on entretient à lui. Ainsi le vivant ne saurait être conçu comme une chose ou une
substance : il est le déploiement d’une relation à l’intérieur d’un milieu. L’altérité
constituée par le milieu n’est donc jamais en surplus par rapport à l’existence de
l’ipséité : ce sont les deux faces de la même pièce.
Mais les vivants ne sont pas seulement en dialogue avec un milieu : ils sont
surtout en dialogues avec d’autres vivants (c’est de cela qu’est fait le milieu).
Autrement dit, le partage du mouvement n’est ainsi pas seulement constant, il est
aussi réciproque. Ainsi, non seulement chaque individu vivant se sépare du reste du
monde en engageant une relation avec lui, mais ce monde lui-même, en tant que
monde de vivants (et non seulement environnement pour un vivant) lui répond : le
partage métabolique du mouvement n’est pas univoque—de l’autre côté des
frontières qui marquent l’individu vivant, un monde lui-même métabolique
s’échelonne jusqu’au niveau maximal de la vie qu’est la biosphère.
C’est ce partage mutuel du mouvement que les chapitres qui suivent vont
s’employer à exhiber au plan de l’existence humaine.

- 384 -
Chapitre 10 ./. La posture

Nous avons longuement examiné la partition chorégraphique des mouvements


humains par le Contact Improvisation : elle nous a permis de délimiter la carte des gestes
spécifiques qui s’y déploient. Il est temps à présent d’élargir ce propos, et d’examiner une
partition plus vaste : l’appartenance à l’espèce humaine. Conformément à ce que nous
avons établi sur la nature de ce que nous entendons par partition au sens
chorégraphique, la partition, au sens cette fois anthropologique, ne sera pas examinée en
fonction de règles abstraites en lesquelles elle consisterait—règles qui seraient ainsi que
des « propriétés » (comme le langage ou la raison), ou ainsi que des « codes » (comme le
génotype)—mais bien en fonction des gestes qu’elles font apparaître. Ces gestes
humains qui nous intéressent ne sont toutefois plus des gestes socio-historiquement
situés, comme ceux qui ont fait l’objet de l’analyse jusque-là—ou plus exactement, leur
situation sociale et historique n’est plus à saisir au niveau de l’histoire et des sociétés
humaines, mais bien à celui de l’histoire et de la société du vivant.

- 385 -
Adolf Portman a élaboré, dans sa Forme animale65, les linéaments d’une science qu’il
désigne comme phanérologie et qui se doit comprendre comme la superposition d’une
phénoménologie et d’une éthologie du comportement animal : la superposition provient
du fait que la forme extérieure des animaux et de leurs comportements n’est pas
seulement « pour eux » mais aussi pour les autres : il y a un apparaître à l’œuvre dans les
formes animales, qui se montrent aux congénères et aux conviviaux. Disons que nous
voulons faire, dans ce chapitre, la phanérologie de l’humain : nous nous y demandons à la
fois comment nous nous comportons et comment nous nous donnons à voir (à nous-
mêmes et aux autres), quelles sont, non pas nos caractéristiques fondamentales, mais
nos modes d’agir et nos modes d’(ap)paraître.

Or un phénomène-comportement ne peut que nous saisir à regarder l’être humain :


c’est qu’il avance debout (sur ses pieds, su son bassin s’il est en fauteuil, ou s’il est alité, sur
son atlas). Le Contact Improvisation nous a initiés aux petits mouvements de l’ajustement
postural. Steve Paxton les a appelés « la petite danse », et l’on y a reconnu le
mouvementement de fond qui nous soutient dans l’existence motrice, fond sur lequel se
détachent nos gestes, auquel on nous reconnaît comme individu, comme manière unique de
varier l’accent de l’être en mouvement. Ce règne micro-logique ou infime de la posture est la
signature individuelle que les contacteurs s’apprennent à lire les uns chez les autres pour
arriver à conjoindre leurs gestes : c’est parce qu’ils partagent leurs « sols », c’est-à-dire leurs
rapports à la gravité, qu’ils arrivent à sentir, le temps de courtes intuitions fugaces, où et
comment se trouvent leurs partenaires.

Dans le Contact Improvisation, ces phanéromènes posturaux étaient étudiés pour


permettre aux danseurs d’explorer autre chose que le debout (le rouler, le sauter le
tomber). À présent, nous nous proposons d’utiliser ces acquis pour étudier comment la
bipédie et la posture singulière qu’elle nous offre constitue une caractéristique humaine
fondamentale, sur la piste d’une possible anthropologie dont le concept organisateur ne
serait pas le corps ou la raison (comme il en est souvent question dans les anthropologies
philosophiques), mais bien l’être-debout.

65 Adolf Portmann, La forme animale (1960), traduit du suisse allemand par Georges Remy et Jacques
Dewitte, Paris, La Bibliothèque, 2013.

- 386 -
Nous avons regardé aux gestes du Contact Improvisation comme autant de manières
humaines d’être-au-monde par le mouvement : nous sommes à la recherche, à présent, du
mouvement auquel on reconnaît l’humain dans le règne animal. La locomotion et la posture
érigées seront les fondements de la réponse que nous proposons.

* * *

Debout, non pas plus haut

L’anthropologie positive

Même sans l’usage de mes jambes, même sans l’usage de mon tronc, on peut
encore dire que je suis de-bout (sur un bout) : tête dressée sur mon atlas lorsque mon
tronc est immobilisé (puisque, même paralysé sur mon lit d’hôpital, l’éveil ou les soins de
l’entourage maintiennent ma tête debout sur le sommet de ma colonne), colonne
dressée sur mes ischions lorsque je suis privé de mes jambes (assis ou roulant en fauteuil),
ou bassin dressé sur celles-ci comme les bipèdes (lorsque je marche)—je suis, humain, un
être debout.
Hormis les humains, il y a peu d’êtres qui se tiennent comme moi sur un bout d’eux-
mêmes si petit que mes jambes, mon bassin ou mon atlas. Il est vrai que les arbres et de
nombreuses autres plantes poussent à la verticale (sous la forme d’une demi-oscillation
qui est fonction de la gravité et de la place du soleil dans le ciel) : mais elles ne tiennent
guère sur un bout, puisque chez elles, tout gain de hauteur s’accompagne d’un
enracinement symétrique et horizontal dans le sol. Quant aux oiseaux, s’ils sont bipèdes à
l’arrêt, leur mode de locomotion implique quasi-systématiquement le retour à
l’horizontale, qui augmente considérablement leurs polygones de sustentation 66 : même

66 Le polygone de sustentation (chez l’humain) peut être défini comme la « surface virtuelle comprise
entre les points d’appui des deux pieds, pendant la station debout, à l’intérieur de laquelle doit se

- 387 -
la poule, quand elle avance, abaisse son bec et prend et une position de quasi-vol qui lui
fait adopter une posture plus proche de la quadrupédie (tube digestif dans le sens de la
marche et polygone de sustentation élargi) que de la bipédie (tube digestif
perpendiculaire au plan de locomotion et polygone restreint). Si l’on met de côté les
quelques exceptions représentées, aux pôles antarctiques et australiens, par les
pingouins (toutefois plus à l’aise dans l’eau, à l’horizontale, que sur la glace) et les
kangourous (cependant dotés d’une large queue qui leur permet à l’arrêt un appui plus
tripode que bipède) et les quelques mammifères (rongeurs et primates) qui pratiquent la
posture érigée occasionnellement, les êtres humains semblent être les seuls vivants à
avoir adopté l’être debout comme mode majoritaire d’être au monde par le mouvement.
L’idée d’organiser l’anthropologie autour de la posture n’est pas nouvelle : on la trouve déjà
exprimée chez le paléoanthropologue André Leroi-Gourhan qui défendait, dans les années
1960, l’idée que l’évolution humaine commence par les pieds 67. Contre les tenants d’une
théorie de l’évolution de la vie pensée comme un progrès vers des animaux aux cerveaux de
plus en plus développés (ce qui permettait sans ambages de placer les humains en tête de la
série évolutive puisque leur coefficient d’encéphalisation est le plus important du règne
animal), Leroi-Gourhan affirme que la cérébralisation loin d’être ce qui conduit l’évolution,
n’est en fait qu’une conséquence lointaine d’une possibilité offerte par la stature érigée. Ce
serait ainsi en vertu du progressif redressement des premiers hominidés que se serait
opérées conjointement la libération des mains qui, n’ayant plus à soutenir le poids du torse,
auraient été disponibles pour manipuler les outils, et la libération conséquente de la bouche
qui, n’étant plus rivée aux fonctions de détection et de manducation de la nourriture, aurait
pu s’autonomiser et se spécialiser dans l’articulation des mots. Le développement du
cerveau lui-même ne se serait accompli que de manière concomitante à cette
restructuration de la mâchoire, qui fait la place dans la boîte crânienne pour l’apparition
d’aires absentes chez les premiers Hominidés, au premier rang desquelles les aires de Broca,
dédiées justement à la parole. Il n’est jusqu’à la socialité humaine qui ne puisse être définie

projeter le centre de gravité du corps pour qu’il n’y ait pas déséquilibre et chute » (Dictionnaire de
médecine, Paris, Flammarion, 1975 ; cité in Trésor de la langue française).
67 André Leroi-Gourhan, Le geste et la parole. Tome 2 : La mémoire et les rythmes, op. cit., p. 25 : « le départ
de l’évolution humaine n’a pas été pris par le cerveau, mais par les pieds. »

- 388 -
par rapport à la posture érigée, puisque le vis-à-vis que cette dernière permet accentue le
réseau des signifiants lisibles sur la face avant, des mimiques du visage (en particulier
l’orientation du regard) aux attitudes posturales et aux gestes des mains.

Une difficulté est toutefois représentée par le fait que la signification de cette posture érigée
n’est, pas moins que la cérébralisation, traditionnellement interprétée comme une
supériorité de l’humain sur l’animal. En effet, on n’a pas attendu la paléoanthropologie pour
se rendre compte que les êtres humains étaient bipèdes. Simplement, comme c’est le cas
par exemple dans le Timée de Platon, cette bipédie était elle-même le signe de l’élévation
humaine : c’est parce que l’intellect des humains est parent des sphères les plus élevées du
cosmos que le lieu où il réside (la tête) est ancré dans le ciel, car « nous sommes une plante,
non pas terrestre, mais céleste68. » Pour Platon, le corps humain est ainsi suspendu à
l’enracinement céleste du crâne, son érection en dépend comme celle d’une marionnette
suspendue à un filin. Aristote le répétait après lui : l’être humain, « est le seul des animaux à
se tenir droit parce que sa nature et son essence sont divines 69 »—autrement dit,
contrairement aux mammifères terrestres, le groin fouissant la boue à la recherche de
nourriture, l’être humain est un être qui s’élève (autant moralement que physiquement) de
e
sa condition animale. Au XVIII siècle encore, Herder ouvre sa philosophie de l’histoire en
déclarant que la posture érigée est la conséquence d’une nature particulière du genre
humain, que l’élévation physiologique ne fait que confirmer : « je ne comprends pas, dit
Herder, comment le genre humain, s’il avait jamais eu par nature ce mode de vie bas, aurait
jamais pu s’élever à un autre, si contraignant, si artiste... Si l’homme était un animal à quatre
pattes, il l’aurait été pendant des millénaires 70. » Or nous voulons proposer une
anthropologie posturale qui ne tombe pas dans ce piège de l’humanisme « positif » qui
postule la séparation d’avec l’animal, plutôt qu’elle n’en rend compte.

68 Platon, Timée, 90a-b ; Œuvres complètes, traduit du grec ancien par Léon Robin, Paris, Gallimard, 1950, t.
2, p. 520.
69 Aristote, Les Parties des animaux, livre IV, 686a : « Car il est le seul des animaux à se tenir droit parce que
sa nature et son essence sont divines. Or la fonction de l’être divin par excellence c’est la pensée et la
sagesse. Mais cette fonction n’aurait pas été facile à remplir si la partie supérieure du corps avait pesé
lourdement. » (traduit du grec ancien par Pierre Louis, Paris, Les Belles Lettres, 2002).
70 Johann Gottfried Herder, Idées pour la philosophie de l’histoire de l’humanité, traduit de l’allemand par
Max Rouché, Paris, Aubier/Montaigne, 1962, p. 99.

- 389 -
Il nous faut donc répondre à cette difficulté et inscrire le debout dans la lignée animale dont
il provient. Pour cela, repartons de ce simple fait : les humains sont des êtres vivants.
Morphologiquement et génétiquement, il n’y a pas plus de différence entre un être humain
et un chimpanzé qu’entre un bonobo et un gorille. Par leurs comportements mêmes, les
humains ne sont pas vraiment « plus » différents des autres espèces animales qu’elles ne le
sont entre elles. Cette continuité est affirmée dans les cultures de nombreuses sociétés
humaines (qu’on appelle animistes ou totémiques) où les mouvements des autres vivants
servent de modèle (moral, esthétique ou heuristique) pour comprendre ou ajuster les
mouvements humains. Même à l’intérieur de nos sociétés dans lesquelles cette continuité
est supposément expulsée, de nombreuses pratiques s’y appuient—des tests réalisés par la
pharmacologie et par la médecine sur des animaux, aux réflexions éthiques sur la
consommation de viande par les humains, aux pratiques artistiques qui ne se cachent pas de
s’inspirer des mouvements animaux. De l’intérieur de « notre » culture (celle des modernes
que nous n’avons jamais été), l’existence de cultures animales, transmissibles de génération
en génération, fait également de moins en moins de doute. L’invention et la transmission de
la recette des « patates lavées à l’eau de mer » par Imo (une jeune macaque habitante de
l’île de Koshima) a ainsi provoqué, depuis les années 1950, les recherches des éthologues sur
la culture des primates71. Les comportements animaux et humains sont tellement parents
que certains individus d’espèces animales cousines peuvent s’approprier certaines de nos
pratiques culturelles : dans les années 1960, un certain nombre d’éthologues se sont ainsi
prêtés au jeu d’adopter un gorille—pour découvrir que dans ce cadre familial, nos
« cousins » hominidés eux aussi pouvaient utiliser une langue faite de signes, et
communiquer par des gestes abstraits. Comme l’éthologie du XXe siècle s’est ainsi employée à
le montrer, il y a ou il peut y avoir des cultures, des langues animales ; et ces cultures, ces
langues peuvent même s’articuler aux nôtres, pourvu qu’on fasse preuve de la diplomatie
nécessaire.

Sortis de l’ébahissement et de la confusion face à l’existence de ces cultures animales, nous


pouvons partir de cette prémisse : les humains sont humains par là où ils sont animaux 72. La
71 Frans B. M. De Waal, « Cultural Primatology Comes of Age », Nature, vol. 399, #6737, 1999.
72 Dominique Lestel, Les Origines animales de la culture, Paris, Flammarion, 2001, p. 8 : l’humain est « une
créature différente des autres animaux, comme l’oiseau à berceau australien l’est également, mais pour

- 390 -
raison, le langage, la culture sont des faits de notre existence comme êtres métaboliques, et
non des sortes d’appendices extérieurs qui seraient ajoutés partes extra partes à nos
organismes73. Les institutions humaines, pour le dire autrement, sont des institutions qui
nous permettent de vivre, c’est-à-dire d’entretenir une relation dialogique avec notre
milieu : elles ne peuvent être séparées des modalités d’interaction motrice qui qualifient ce
dialogue—et singulièrement, donc, de la posture érigée qui semble en être le point nodal.

Le corps hiérarchique

Nous voilà donc muni de la carte et du chemin à parcourir : nous voulons penser la posture
comme une fonction métabolique d’échange avec le milieu environnant. Or,
paradoxalement, pour arriver à cette représentation d’une posture métabolique, c’est
d’abord du corps qu’il nous faut nous débarrasser, du moins du corps tel que la
représentation anatomique moderne nous en a livré l’image.

Cette image est celle d’un corps organisé, sous la peau, en organes, muscles et os séparés les
uns des autres : elle est celle d’un corps statique, constitué (selon le modèle platonicien) de
places fortes, à la manière des bâtiments d’une cité, au sein desquelles sont supposés
circuler des fluides (sang, lymphe, humeurs...). Ce corps « dur », tout fait pour correspondre
à l’ontologie des substances sèches et de tailles moyennes qui qualifie la modernité, est le
résultat de deux abstractions consécutives : la première qui consiste à prendre le cadavre
pour modèle du corps vivant ; la deuxième qui consiste à prendre les découpes que l’œil et
le bistouri imposent au « corps découvert » sous la peau pour des distinctions d’essence
entre les organes. Sous l’effet des transferts culturels Orient-Occident (où l’anatomie des
méridiens chinois par exemple superpose sa carte à celle des muscles et des organes
européens) et sous l’impulsion parallèle des recherches en anatomie fonctionnelle et en
anatomie du développement (en particulier grâce aux développements de l’imagerie
médicale), la diversification des anatomies a depuis quelques décennies au moins largement
remis en cause cette représentation « solide » du corps humain. On sait aujourd’hui de plus

d’autres raisons. »
73 cf. Etienne Bimbenet, L’animal que je ne suis plus, op. cit., p. 88 : « dire “la pensée”, ou “la raison”, c’est
mal nommer l’humain, car c’est métaphysiquement le construire comme adjonction au corps vivant
d’une superstructure nouvelle. »

- 391 -
en plus que nos organes bougent à l’intérieur de notre tronc, que le corps est au moins
autant fluide que solide, qu’enfin qu’il n’y a pas une anatomie humaine mais des anatomies
c’est-à-dire des manières de découper (ana-temno : geste de « couper au travers ») qui
dépendent de systèmes de représentations et des modalités d’action sur le vivant. Ceci
contraste déjà fortement avec la représentation du corps humain livrée par la modernité
scientifique, et en particulier celle que la médecine moderne a extraite de la Fabrique du
corps humain de Vésale, dont les planches anatomiques ont longtemps servi de modèle.
Mais l’anatomie moderne institue plus que la simple séparation des organes entre eux à
l’intérieur du corps et ce n’est pas encore assez de dire que l’anatomie humaine est plus
fluide que le dessin ne le fait paraître.

Car l’anatomie moderne ne coupe pas que dans les chairs : elle coupe aussi et surtout entre
le corps et l’environnement au sein duquel il se tient. Elle le fait déjà une première fois en
séparant l’humain des autres vivants et en l’instituant dans un régime d’exception par
rapport à eux. Cette exceptionnalité humaine est une des clefs de l’humanisme renaissant, à
savoir une délimitation de « ce qui est humain » par opposition à d’autres règnes—en
particulier ceux de l’animal et de la machine... mais aussi bien ceux de la folie, et des
sauvages, que l’on peut en conséquence enfermer dans des asiles ou exploiter comme
esclaves. Comme le dit Claude Lévi-Strauss,

« c’est, en quelque sorte, d’une seule et même foulée que l’homme a


commencé par tracer la frontière de ses droits entre lui-même et les autres
espèces vivantes, et s’est ensuite trouvé amené à reporter cette frontière au
sein de l’espèce humaine, séparant certaines catégories reconnues seules
véritablement humaines d’autres catégories qui subissent alors une
dégradation conçue sur le même modèle qui servait à discriminer entre espèces
vivantes humaines et non humaines74. »

En quoi la Fabrica soutient-elle ce mouvement de discrimination ? Elle le fait d’abord en


affirmant l’humain contre l’animal. En effet, la Fabrica de Vésale, publiée exactement la
même année (1543) que le De revolutionibus de Copernic, réalise le mouvement inverse de

74 Claude Lévi-Strauss (entretien avec Jean-Marie Benoist), « L’humanisme dévergondé », Le Monde, 21-22
janvier 1979, p. 14.

- 392 -
la révolution copernicienne : là où Copernic décentre l’homme et la Terre pour les mettre
dans l’orbite solaire, Vésale se propose de recentrer l’étude de l’homme sur l’homme seul.
L’humain se trouve ainsi coupé de la série animale et mammifère selon laquelle
l’aristotélisme et le galiénisme l’avaient jusqu’alors étudié (c’était notamment la justification
épistémologique, chez les Grecs, de la dissection animale pour l’étude « analogique » du
corps humain).

Mais ensuite, et surtout, l’anatomie vésalienne institue une séparation entre le corps
humain et l’environnement dans lequel il doit être saisi de manière littérale : que signifie en
effet le geste d’écorcher les cadavres ? Comme l’a remarqué Georges Canguilhem75, en allant
voir ce qui se passe sous la surface, Vésale inaugure l’idéologie selon laquelle les
mouvements vivants s’expliquent prioritairement de manière interne, en deçà de l’interface
avec l’extériorité. Ce geste culmine, à l’autre bout de l’aventure physiologique, dans le
concept de « milieu intérieur » duquel Claude Bernard finit par dire qu’il est le seul véritable
milieu d’existence des vivants76. Héritier de la tradition initiée par Vésale, Bernard affirme
ainsi que pour expliquer le mouvement des parties anatomiques ou des organes et leurs
fluides il suffit de se centrer au-dedans des limites internes de la peau. Le torse bombé, la
tête tirée vers le haut et vers l’arrière, les images du corps humain représentées dans les
planches anatomiques de La Fabrique constituent le premier pas qui conduit à cette coupure
qui passe entre le vivant d’un côté et l’environnement de l’autre. Les paysages figurés en
arrière-plan des planches attestent bien de cette séparation humaniste et du rejet
conséquent de la nature : derrière les écorchés, des paysages de clochers, de palais, bref des
paysages humanisés renvoient l’humain à son activité créatrice. Ainsi tout contribue à
présenter l’humain comme « un sujet responsable de ses attitudes77 », un individu séparé et
autonome : loin d’être un vivant parmi les vivants, l’homme de Vésale se dresse de tous ses
75 Georges Canguilhem, « L’homme de Vésale dans le monde de Copernic », Etudes d’histoire et de
philosophie des sciences, Paris, Vrin, 1968, p. 30.
76 Claude Bernard, Leçons sur les phénomènes de la vie communs aux animaux et aux végétaux , Paris, J.-B.
Baillère et Fils, 1878, t. 1, p. 112 : « Je crois avoir le premier insisté sur cette idée qu’il y a pour l’animal
réellement deux milieux : un milieu extérieur dans lequel est placé l’organisme, et un milieu intérieur
dans lequel vivent les éléments des tissus. L’existence de l’être se passe, non pas dans le milieu
extérieur, air atmosphérique pour l’être aérien, eau douce ou salée pour les animaux aquatiques, mais
dans le milieu liquide intérieur formé par le liquide organique circulant qui entoure et où baignent tous
les éléments anatomiques des tissus... »
77 Georges Canguilhem, « L’homme de Vésale », art. cit., p. 31.

- 393 -
muscles dans des paysages urbains où il retrouve ses propres œuvres78.

Erwin Panofsky voyait dans ce moment historique la naissance d’une vision déthéologisée du
monde, alimentée par l’invention de la perspectiva artificialis : dans ces peintures nouvelles,
la logique de l’icône où les saints saturent le champ de vision est remplacée par celle de la
fenêtre, qui ouvre sur une cour de palais, et où les affaires et les affects humains deviennent
centraux. Plus récemment, Daniel Arasse79 argumentait que cette déthéologisation n’est
qu’un effet d’un mouvement plus profond : celui qui consiste à faire de l’humain l’étalon des
e
choses. La perspective n’est en effet qu’un des événements qui marquent le XVI siècle, où
s’inventent au même moment l’anatomie moderne, donc, mais aussi la cartographie et
l’horlogerie (Brunelleschi par exemple, qui invente la perspective, était aussi un grand
fabricant d’horloges mécaniques). Que signifie cette commensurabilité du monde aux
humains pour la compréhension du vivant qu’il est ? Elle signifie la coupure du partage du
mouvement, c’est-à-dire l’oubli de l’idée que l’humain n’existe que par son lien métabolique
avec les autres vivants, qu’il est mû autant qu’il se meut.

Le résultat de cette césure au sein du partage du mouvement est le renforcement, sous


formes de substances, de deux des pôles qui constituent le métabolisme humain : son corps
d’un côté, sa conscience de l’autre. La coïncidence des inventions de la perspective en art et
de l’anatomie moderne dans les sciences médicales en est une bonne attestation. La fenêtre
perspective en effet ouvre sur un monde à distance qui n’englobe pas le sujet percevant :
retranché dans un espace littéralement hors monde (hors du monde représenté), le sujet
face au tableau perspectiviste n’est pas impliqué dans la scène qu’il observe—tout le
contraire du sujet face à l’icône, dont la fonction propédeutique n’était pas tant de s’offrir à
la vue que d’emporter, d’enthousiasmer le spectateur (ou à tout le moins d’être des
supports de remémoration des saints dans l’enseignement théologique). Or au même

78 Notons toutefois, comme y insiste Canguilhem à la fin de son article, que Vésale lui-même n’était pas
plus vésalien que Copernic n’était copernicien. De même que Copernic, se voulant plus ptoléméen que
Ptolémée, finit, bien malgré lui, par contredire les acquis de son maître, de même Vésale , en tant
qu’aristotélicien, se représentait plutôt une humanité intégrée à la nature. La lecture que nous pouvons
en faire en tant que modernes est ainsi probablement au rebours de ce qu’y voyait Vésale lui-même, à
savoir un « homme s’éprouvant du dedans comme participant actif de ce mouvement universel
d’organisation » (ibid., p. 33). C’est cet aristotélisme qu’il nous faudrait donc rejoindre, sous le vernis
« moderne » qui le recouvre.
79 Daniel Arasse, Histoires de peintures, Paris, Denoël, 2004, pp. 44-46.

- 394 -
moment où la peinture nous présente une situation où le sujet a prises sur le monde plutôt
que d’être mû par lui (ou par le divin), que nous enseigne l’anatomie de Vésale ? L’anatomie
de Vésale nous initie, pour la première fois dans l’histoire de la médecine, à la musculature
humaine. Dans les siècles précédents, l’anatomie, ce n’était pas le système musculaire :
c’étaient ou les viscères, ou l’humeur, parce que, comme le dit Hubert Godard, « ce n’étaient
pas nous qui nous bougions—on était bougé par Dieu 80. » À la Renaissance au contraire,
« c’est moi qui deviens l’agent de mon propre mouvement, d’où l’intérêt pour ce qui est
l’opérateur de cette agence de mouvement : la musculature81. » Autrement dit, l’anatomie
me confirme dans ma capacité à me mouvoir par moi-même. L’idée même de « spontanéité
et d’autonomie organique82 » se trouve instituée au rebours d’une représentation de
l’humain comme participant au tout cosmique.

Corps et conscience sont ainsi les deux sédiments qui résultent de la coupure du partage du
mouvement. Cette coupure ne commence pas à la Renaissance. Mais elle n’est pas non plus
aussi vieille que l’humanité. Comme l’a suggéré le psychologue Julian Jaynes 83, pour
certaines cultures et pour certains individus dans notre culture (en particulier dans la
schizophrénie, dont il est spécialiste), la « conscience » comme phénomène de prise de
décision subjectivement centré et le « corps » comme objet du monde manipulé par cette
conscience est loin d’être une évidence.

Un bon témoin de l’absence d’une telle scission est l’Iliade. Dans l’Iliade, affirme le
psychologue en lisant le texte avec précision, les héros n’ont pas de conscience (psychè,
phren ou noos—nul n’apparaît au sens moderne). Plus encore, et comme chacun sait, dans
le récit homérique, le processus de prise de décision n’est jamais l’affaire du seul sujet :
même quand il s’agit de grands héros, leurs actions ne sont pas dirigées par leurs désirs,
leurs volontés ou leurs représentations—ce sont, en lieu et place de ce que nous nous
représentons comme une pensée propre ou intérieure, les dieux qui débattent, décident et
mettent en mouvement le cœur, l’estomac ou la main des sujets. Les sujets du poème

80 Hubert Godard, « Fond/figure », art. cit.


81 Ibid.
82 Georges Canguilhem, « L’homme de Vésale dans le monde de Copernic », art. cit., p. 31.
83 Julian Jaynes, The Origin of Consciousness in the Breakdown of the Bicameral Mind, Boston, Houghton
Mifflin Company, 1976.

- 395 -
homérique, en d’autres termes, sont (au moins en partie, au moins de temps en temps) de
« nobles automates84 » animés par les dieux au service de voix qui leur intiment leurs actions
et dont ils ne se sentent pas plus responsables que je ne rends responsable la chaise de
l’habitude que j’ai de m’asseoir dessus plutôt que de la jeter à la tête de mon voisin 85. Or, ce
qui peut nous intéresser ici, c’est qu’aux côtés de cette absence étonnante de la conscience
dans le poème homérique, on observe l’absence concomitante du corps humain comme
unité vécue. Si, dans l’Iliade, il y a bien des morceaux de corps (bras, jambes, têtes) ou des
mouvements (des lances pointées vers les remparts), nulle trace de corps humain unifié
(soma) sinon lorsqu’il est question de cadavres. Cette absence n’est pas qu’une figure
rhétorique : c’est plutôt une forme de représentation de l’humain, forme qui n’est pas
propre au style des aèdes-auteurs du poème homérique, puisqu’elle est aussi attestée dans
les peintures sur vase de l’époque mycénienne, qui ne présentent que des corps morcelés,
dont le tronc est le plus souvent séparé des jambes au point de figurer un large trou à
l’endroit où se trouvent les intestins, et où les bras et les têtes sont systématiquement
désarticulés du buste.

La double absence de la conscience et du corps dans l’Iliade nous met sur la piste de
l’anthropologie posturale (c’est-à-dire, « sans corps ni raison ») que nous voulons construire.
e
Au cours du XX siècle, nombreuses ont été les philosophies qui ont clamé la nécessité d’un
retour au corps pour parer à l’idéalisme prétendu d’une philosophie et d’une civilisation
occidentales trop occupées par l’intellect. Mais le corps humain n’a jamais été oublié (« que
l’on pense seulement au coût en temps, en énergie et en argent des stratégies destinées à
transformer le corps, à le rapprocher de la conformation tenue pour légitime, maquillage ou
vêtement, diététique ou chirurgie esthétique, à le rendre présentable ou représentable 86 »),
84 Ibid., p. 75.
85 Jaynes en tire la conclusion attrayante mais peu scientifique que l’humanité du temps d’Homère et
probablement avant le temps d’Homère se concevait de même (ou plutôt : ne se concevait pas elle-
même), c’est-à-dire que les humains se soumettaient aux voix des dieux sans avoir la conscience que
ces voix étaient leurs propres raisonnements (d’où, notamment, l’omniprésence des théocraties dans
les premières civilisations humaines connues). Sans aller jusqu’à cette position pour le moins
scandaleuse, on peut cependant être d’accord avec Jaynes pour constater que la conceptualité
attachée à la conscience est remarquablement absente de l’Iliade—premier grand récit conservé par
écrit en Occident—, qu’en conséquence il était au moins possible de dire le monde (de raconter une
histoire) en faisant l’économie de ce concept.
86 Pierre Bourdieu, « Remarques provisoires sur la perception sociale du corps », Actes de la recherche en
sciences sociales, vol. 14, avril 1977, p. 51.

- 396 -
pour la bonne raison que toute idée de l’humain qui fait la part belle à la raison, au langage
ou à la conscience se place nécessairement dans l’après-coup de la coupure du partage du
mouvement, dont le corps est tout autant la résultante que la raison. Le corps n’est pas ce
dont personne ne parle : il est au contraire le grand objet des discours, derrière lequel est
masquée la réalité dynamique ou posturale de l’existence humaine.

Debout, séparés et ensemble

L’anthropologie lacunaire

Une solution remarquable à cette difficulté représentée par l’omniprésence de la


combinaison corps+conscience dans les discours sur la différence anthropologique nous est
fournie par les théories dites de « l’homme lacunaire ». Ces théories prennent le contre-pied
de la tradition optimiste qui voyait dans l’humanité une sorte d’animal ou de vivant
augmenté. Dans les théories de l’homme lacunaire, le signe est inversé—au lieu que
l’humain soit un animal (un corps) « plus » le langage ou « plus » la raison (une conscience),
l’humain devient un animal diminué. L’approche rilkéenne est typique de cette définition de
l’homme par ce qui lui manque pour être animal. L’humain est pour Rilke enfermé dans un
monde d’objets. Ceux-ci lui interdisent d’atteindre à l’unité du mouvant et de son
environnement qui caractérise la vie animale dans l’Ouvert :

« avec l’Ouvert donc, je n’entends pas le ciel, l’air et l’espace, car ceux-là aussi
sont, pour le contemplateur et le censeur, objet*, et, par conséquent, opaques*
et fermés. L’animal, la fleur, il faut l’admettre, sont tout cela sans s’en rendre
compte, et ont ainsi devant eux et au-dessus d’eux cette liberté d’une
ouverture indescriptible87... »

Descension plutôt qu’ascension, l’humanité se qualifie plutôt comme en défaut par rapport à
l’animal et à la plante. Un demi-siècle plus tôt, Samuel Butler défendait une théorie similaire
de la conscience humaine : d’après lui, loin d’être une faculté supérieure, la conscience est

87 Rainer Maria Rilke, « Lettre du 25 février 1926 » reprise et traduite dans Maurice Betz, Rilke vivant.
Souvenirs, lettres, entretiens, Paris, Emile-Paul Frères, 1937.

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un défaut d’être88. En effet, remarque le romancier, on n’est conscient que de ce qu’on n’a
pas maîtrisé, que de ce qui n’est pas encore passé dans la mémoire et dans l’habitude—
lorsqu’on dit que les animaux et les plantes n’ont pas d’activité consciente, on loue en
réalité la virtuosité dont ils disposent pour la réalisation de leurs mouvements. La conscience
n’est pas un avantage, c’est tout le contraire : le signe du caractère inexpérimenté et fragile
de l’existence humaine.

e
Ce défaut est lié à un aspect sur lequel la biologie insiste depuis le début du XX siècle au
moins : l’être humain est un être néoténique—c’est-à-dire que les humains sont des
animaux qui conservent à l’état adulte des traits habituellement juvéniles. Une sentence du
biologiste Louis Bolk synthétise ce point de vue en affirmant que l’individu humain adulte
« peut être défini comme un fœtus de primate devenu capable de se reproduire 89 ». Pour
Bolk, la plupart des caractères typiques de l’espèce humaine—comme l’orthognathie,
l’absence de pelage, le poids élevé du cerveau par rapport à la masse totale du corps, la
forme du bassin, de la main et des pieds—peuvent être décrits comme des états fœtaux
devenus permanents.

Un bon exemple est fourni par la structure de la main humaine, qu’on associe volontiers (au
point d’en faire le symbole) à l’activité technologique humaine. Or les mains,
paradoxalement, sont ce qui chez les humains, est la part la plus archaïque. Comme le
synthétise Renaud Barbaras à partir de Leroi-Gourhan,

« contrairement au membre antérieur de la plus grande partie des mammifères


qui a évolué dans le sens d’une adaptation parfaite à un milieu très spécifique
(par exemple le sabot des chevaux, parfaitement adapté à la course en plaine),
notre main est très proche de l’extrémité du membre antérieur des reptiles. Les
cinq doigts en particulier ne sont pas un trait anatomiquement évolué mais,
tout au contraire, témoignent de l’indétermination initiale du membre antérieur

88 Samuel Butler, Erewhon (1872), Londres, Penguin, 1985. En particulier dans les chapitres 26 et 27, qui
s’intitulent respectivement : « Opinions d’un prophète d’Erewhon à propos des droits des animaux » et
« Opinions d’un philosophe d’Erewhon à propos des droits des légumes ».
89 Louis Bolk, « Le problème de l’anthropogenèse », Comptes rendus de l’Association des anatomistes de
France, 1926 ; repris dans Andréas Sniadecki & Co (éd.), Louis Bolk : la genèse de l’être humain par
néoténie, s.l., Copyrate, 2016, p. 22.

- 398 -
entre locomotion et préhension. Autrement dit, notre main n’est faite pour
rien, ou plutôt n’est bien faite pour quoi que ce soit de spécifique : son
archaïsme morphologique correspond à une indétermination fonctionnelle 90. »

Il n’y a donc pas une surnature qui s’ajouterait à l’existence animale pour qualifier
l’humanité : les humains—et en particulier la main humaine—sont plutôt caractérisés par
une régression par rapport à la plupart des mammifères qui ont évolué au cours de la même
période géologique.

Un argument supplémentaire en faveur de cette caractérisation néoténique de l’humain est


l’objective pré-maturation de nos nouveaux-nés, qui sont incapables de subvenir à leur
existence pendant plusieurs années. De nombreux philosophes 91 ont inféré de cet
inachèvement constitutif de l’être humain à l’existence d’une culture humaine :
l’incomplétude individuelle appelle à une complémentarité culturelle qui s’atteste dès les
premiers mois d’existence dans la prise en charge par les parents, et ne fait qu’être relayée
tout au long de l’existence humaine par le langage et la technologie. C’est en vertu de cette
pré-maturation que la place est faite à un prolongement de l’existence somatique dans des
prothèses d’ordre culturel. Le développement des techniques médicales en est une bonne
attestation : s’il a été tant nécessaire pour les êtres humains de prévenir la mortalité
infantile par des inventions culturelles, c’est que ce travail de mise en défaut des risques de
l’existence n’était déjà plus assuré par le métabolisme. L’être humain, du moins compris
dans sa réalité individuelle, est loin de savoir s’adapter à toutes les situations : c’est le tout
que forme l’être humain avec la culture dont il s’entoure, c’est l’habitacle culturel de
l’homme qui est malléable en fonction des conditions environnementales extérieures, et
c’est bien parce que l’homme vit dans un monde technicisé qu’il peut s’adapter partout ;
parce que partout, il transforme le milieu pour y vivre92.

Autrement dit, l’importance de l’épigenèse dans la formation de l’individu se mesure à


l’aune de sa pré-maturation : autant de place faite à l’influence de l’environnement, autant
90 Renaud Barbaras, La vie lacunaire, Paris, Vrin, 2011, p. 171.
91 cf. sur ce point la synthèse de Marc Levivier, « Bref historique sur la fœtalisation et la néoténie » dans
Louis Bolk : la genèse de l’être humain par néoténie, op. cit.
92 cf. Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, op. cit., où la santé est définie par le philosophe
comme « marge de tolérance à l’égard des infidélités du milieu » (p. 130), et la création de milieux
sociaux humains, et la technologisation du monde, comme une tentative de réduction de ces infidélités.

- 399 -
d’incomplétude à la naissance. C’est ce qu’Agamben propose de penser avec son image de
l’humanité comme « enfant néoténique », un enfant qui

« serait pour ainsi dire tellement abandonné à sa propre enfance, si peu


spécialisé et tellement tout-puissant qu’il se détournerait de tout destin
spécifique et de tout milieu déterminé, pour s’en tenir uniquement à sa propre
immaturité et sa propre ignorance. (…) Dans son infantile toute-puissance, il
serait saisi de stupeur et jeté hors de soi, non pas, comme les autres êtres
vivants, pour une aventure et un milieu spécifiques, mais pour la première fois
dans un monde : il serait vraiment à l’écoute de l’être 93. »

On entend ici résonner le thème de l’en-puissance cher à Agamben : l’enfance pré-maturée


des humains est une manifestation de la puissance non pas comme potentiel de devenir tel
ou tel, mais précisément comme « puissance-de-ne-pas », puissance de rester suspendu au
moment de la détermination. Autrement dit, la situation de l’humanité comme enfance
perpétuelle serait celle de n’avoir pas d’essence qu’elle puisse réaliser, ou plutôt : la seule
essence qu’elle pourrait réaliser, ce serait celle de ne pas en avoir, de rester latente.

On voit, ici chez Agamben comme ailleurs, poindre le risque des anthropologies négatives
qui à tout moment sont sur le point de se retourner positivement : l’humain est un animal
auquel il manque quelque chose (en l’occurrence, d’atteindre jamais à un état adulte), mais
ce manque constitutif est la case vide dans laquelle vient se loger sa grandeur (l’éternel
enfant qu’est l’être humain conserve une puissance de devenir autre qu’il n’est né). Ce serait
ainsi parce que les humains sont moins qu’ils pourraient plus—à savoir un langage, une
culture. Dès l’instant où la culture oublie qu’elle est cet échec, dès l’instant où elle devient
conservatrice de l’actuel plutôt que du potentiel, dès l’instant où elle cherche à
« transmettre des valeurs immortelles et codifiées », elle est perdue comme culture et tend
à imiter la transmission des « caractères essentiels de l’espèce94 » comme chez les autres
vivants.

Si on peut être d’accord avec les admonestations anti-traditionalistes d’Agamben, il est

93 Giorgio Agamben, Idée de la prose (1985), traduit de l’italien par Gérard Macé, Paris, Christian Bourgois,
2006, p. 83.
94 Ibid., p. 85.

- 400 -
regrettable qu’elles s’appuient finalement sur une distinction entre la culture humaine et la
nature animale, même si cette opposition prétend affirmer une certaine infériorité de
l’humain, conçue comme « impropriété ». On ne connaît que trop et on a peut-être déjà trop
répété ici les conséquences pratiques désastreuses de cette opposition. Car se cache,
derrière l’affirmation d’une « impropriété », d’une « éternelle enfance humaine », un
principe d’irresponsabilité que les dérèglements de Gaïa sous pression anthropique ne nous
permettent plus de tenir. Non, la Terre n’est pas la cours de récréation de l’éternel enfant
humain : elle est sa maison, son habitat—il la façonne et il a pour cela en charge d’en
prendre soin, comme tous les autres habitants de ce territoire commun. Et il faut aller plus
loin dans la critique, car quand ce n’est pas un principe d’irresponsabilité qu’amène l’idée de
l’humain comme éternel enfant de la nature, c’est un principe d’appropriation qui se trouve
défendu secrètement : depuis plusieurs siècles, au moins depuis la Renaissance, nous (je
parle ici en tant qu’européen moderne) avons joué de cet argument pernicieux qui consiste
à nous déclarer sans propriété—c’est-à-dire sans place assignée par le cosmos—pour nous
arroger des droits illimités sur toutes les propriétés des autres humains (ennemis ou
« sauvages ») et des autres vivants (domestiqués ou féraux). La colonisation, l’exploitation
outrancière des ressources de Gaïa, si elles ne sont pas les conséquences de ces théories de
l’impropriété, pourraient du moins y trouver des manières de justification.

Pour ces raisons au moins, on ne peut guère tenir, non pas pour des raisons ontologiques—il
n’y a pas de vraie ou de fausse ontologie—mais pour des raisons pratiques, que les humains
seraient les seuls éternels enfants, sans place à tenir au sein du cosmos. Si l’on tient à
l’image de l’enfant (ce qui est sans doute nécessaire au vu de la néoténie), il faut admettre
que l’enfance n’est pas un propre de l’humain, mais qu’il la partage les autres espèces
vivantes : comme l’humanité, et sans doute de manière différente d’elle, mais d’une
différence qu’il nous faut apprendre à minorer ou à ne pas considérer comme une différence
qui nous éloigne des autres espèces, celles-ci ont de la capacité à devenir, du potentiel qui
peut être accompli ou gâché.

Il était nécessaire de répéter ces réserves géopolitiques car l’idée de l’éternel enfant
irresponsable n’est pas—ou pas nécessairement—ce que défend la théorie néoténique, dont

- 401 -
nous avons besoin comme cadre pour penser la posture érigée. Ce que dit, ou ce qu’on peut
se contenter de faire dire à la théorie néoténique, c’est que le langage, la culture, la
différence anthropologique enfin ne surviennent que dans la part inaccomplie de la vie. Cet
inaccomplissement s’il est ce qui fait la place à l’humain, il n’y aucune raison qu’il soit le
propre des humains. Même si, à nous humain, c’est dans l’humain que l’inaccomplissement
est le plus facile à voir, cela ne veut pas dire qu’il s’y cantonne (au reste, c’est chez un autre
animal que l’humain que les biologistes ont découvert la néoténie : il s’agit de l’Axolotl, petit
amphibien mexicain, dont les auteurs semblent oublier parfois que sans lui, on n’aurait
jamais eu l’idée de penser cette forme d’inaccomplissement somatique). De l’inaccompli, en
vérité, il y en a dès que la vie devient vie individuée : en vérité, comme on l’a montré au
chapitre précédent, la vie des vivants, comme vie séparée mais nécessitant la relation avec
les autres vivants (vie en partage) est déjà cet inaccomplissement, où viennent se loger les
cultures et les sociétés, humaines comme animales et végétales.

La distance

Ces réserves étant faites, nous nous proposons de réfléchir à la posture érigée dans le cadre
d’une biologie négative. Le redressement des humains peut alors être compris, non pas
spécialement comme une élévation et l’affirmation d’une supériorité, mais au contraire
comme un signe particulier de l’incomplétude du vivant dans l’humain.

Qu’est-ce qui dans la genèse de l’espèce humaine a conduit au redressement ? La plupart


des paléoanthropologues s’accordent sur le fait que la posture érigée a été sélectionnée
chez les premiers hominidés à la faveur d’une modification du climat 95. À différentes
époques (entre -20 et -6 millions d’années) et en de multiples endroits du continent africain,
certaines sous-populations auraient été isolées les unes des autres conduisant à la
séparation des deux branches divergentes actuelles de la famille des Homininés, les
Hominines (Homo et australopithèque) et les Panines (chimpanzés) 96. L’hypothèse
95 Pour un tableau général des quelque 60 hypothèses formulées, au cours du XXe siècle, sur les causes du
redressement, cf. Carsten Niemitz, « The evolution of the upright posture and gait—a review and a new
synthesis », Naturwissenschaften, #97, 2010.
96 C’est Yves Coppens (Le Singe, l’Afrique et l’Homme, Paris, Fayard, 1983) qui a rendu célèbre l’hypothèse
de l’East Side Story selon laquelle il y a environ dix millions d’années, la formation du grand rift en
Afrique de l’Est aurait été responsable de la séparation des deux populations chimpanzées et pré-
hominidées. Des découvertes récentes d’ossements antérieurs au grand rift ont montré que le milieu

- 402 -
majoritairement retenue, dite « de la savane », suggère que la bipédalité aurait été
sélectionnée à la faveur d’un abandon progressif d’un biotope à la végétation dense (celui de
la forêt tropicale humide) à la faveur d’un environnement dégagé et plat (celui de la
steppe) : dans cette hypothèse, les premiers hominines sont alors caractérisés par une
double locomotion (bipédalité et arboréalité) et un régime alimentaire prélevé sur les arbres
(fruits) et tiré du sol (racines)97. Hans Blumenberg, clair partisan de cette hypothèse de la
savane, en tire une formule anthropologique générale. Pour lui, le milieu typiquement
humain en effet, c’est un milieu à l’horizon dégagé et l’histoire de l’humanité peut se
comprendre à partir du phénomène correspondant : la prise de distance.

« C’est l’avantage de la steppe sur la forêt vierge, qui propose aussitôt certes
des cachettes, mais aussi toujours ce qui menace, dans l’environnement
proche. Si le vaste espace de la steppe peut être appréhendé optiquement—et
cela signifie toujours simultanément : structuré selon des distances et donc
selon des temps de mises en garde évaluables—alors est conquis ce laps
temporel qui laisse place à un comportement qui ressemble à nos yeux à de la
réflexion et à la recherche d’une décision98. »

Parce que le monde est à découvert (sans arbres, en terre plate), un poste de vigie devient
avantageux et nécessaire pour prévoir et agir à distance. « L’action à distance », qui recouvre
pour le philosophe la quasi-intégralité des activités humaines, trouve sa première
instanciation dans la maîtrise des projectiles, qui apparaissent en effet très tôt chez les
premiers Hominines. L’anthropologue Paul Alsberg l’affirmait déjà, l’humanité et en
particulier son appareillage technologique, est la conséquence d’une « adhésion tenace » à

des premiers hominidés a probablement été longtemps un mixte de savane et de forêt car « les
premiers bipèdes avaient besoin des arbres pour se nourrir et/ou échapper à leurs prédateurs. »
(Brigitte Senut, « Bipédie et Climat », C. R. Palevol, vol. 5, 2006, p. 96.)
97 Une autre hypothèse, dite du « généraliste amphibien », affirme que le milieu de préférence des
premiers hominines aurait été les bords de fleuves ou de mer en Afrique équatoriale : dans cette
hypothèse, le régime alimentaire aurait essentiellement été composé de fruits de mer, et la locomotion
aurait alterné entre aboréalité, bipédalité et marche en eaux peu profondes, alternance qui aurait
facilité le redressement par la semi-immersion du corps dans l’eau et l’allègement conséquent des
contraintes exercées par le poids sur les articulations. cf. Carsten Niemitz, « A theory on the habitual
orthograde human bipedalism—the “Amphibische Generalistentheorie” », Anthropol Anz., vol. 60,
2002.
98 Hans Blumenberg, Description de l’homme, (1976), traduit de l’allemand par Denis Trierweiler, Paris,
Cerf, 2011, p. 521.

- 403 -
cette méthode de défense balistique :

« en faisant de la défense extra-corporelle son moyen de protection privilégié,


moyen qui a été instinctivement adopté, pratiqué et complexifié par chaque
nouvelle génération, les humains ont créé une nouvelle situation dans laquelle
l’utilisation d’outils artificiels s’est automatiquement incorporée dans son
schéma évolutif99 ».

Le dégagement de l’environnement a ainsi appelé un usage balistique du bras et de la main


où la motricité directe du reste du corps était mise hors circuit. Cette mise hors circuit n’a
fait que s’accentuer au cours de l’histoire de la technologie militaire, qui chemine
systématiquement vers des armes qui permettent le retrait de l’attaquant hors du champ de
bataille—du bâton à la catapulte et aux drones télécommandés 100. Entre les mouvements du
guerrier et les conséquences réelles de ce geste, l’écart ne fait que se creuser. Ce n’est pas
seulement le signe d’une automation renforcée, mais plus généralement le symptôme de la
tendance humaine à creuser la différence entre les accomplissements à distance des gestes
et leur nature motrice réelle. Tout tend à rendre absolue la distance (spatiale et temporelle)
qui me sépare de l’extériorité : tout tend à me permettre de toucher mon adversaire sans
être touché en retour.

Car la balistique n’est qu’un exemple de ce phénomène d’éloignement et d’abolition de la


réciprocité du contact. André Leroi-Gourhan disait ainsi que « la main humaine est humaine
par ce qui s’en détache et non par ce qu’elle est 101 ». Il voulait dire par là que le propre de la
main humaine n’est pas tant d’être le sujet d’actions spécifiques (préhension, rotation et
translation, qui sont présents chez les quadrumanes) mais d’être justement l’objet d’une
extériorisation des fonctions pour lesquelles elle a été sélectionnée. Les premiers outils
(percuteur, chopper, bois de cervidés) ne prolongent pas la main : ils la remplacent, au sens
où « les opérations de section, de broyage, de modelage, de grattage et de fouissement

99 Paul Alsberg, In Quest of Man. A Biological Approach to the Problem of Man’s Place in Nature, New York,
Pergamon Press, 1970, p. 132.
100 Pour une analyse de cette logique pré-emptive à l’œuvre dans les arts de la guerre, et qui culmine avec
la « guerre contre la terreur » conçue comme guerre contre une « menace qui n’a pas encore émergé »,
cf. Brian Massumi, Ontopower. War, Powers and the State of Perception, Duke University Press, 2015.
101 André Leroi-Gourhan, Le geste et la parole. Tome 2 : La mémoire et les rythmes, op. cit., p. 41.

- 404 -
émigrent dans les outils102. » Or, parce qu’elle s’extériorise dans des outils, la motricité humaine
ne peut se lire comme un ensemble de possibilités physiologiques qui auraient été sélectionnées par
l’évolution comme un tout en fonction de leur adaptation aux matières d’un environnement donné
(comme c’est le cas des pieds, par exemple, extrêmement adaptés à la course). La main, on l’a dit,
est tout le contraire d’une adaptation : c’est une extrême inadaptation qui est le miroir d’une
extrême plasticité, par laquelle elle devient capable d’amplifier et d’extérioriser ses propres fonctions
(broyage, modelage, grattage, fouissement) dans des outils. Leroi-Gourhan conçoit quatre étapes de
l’extériorisation progressive des fonctions du corps propre dans l’outil. Dans la première, c’est le
dispositif osseux qui est mis à portée de main : au lieu des dents, et même des ongles, le chopper et
le silex sont utilisés pour les fonctions de déchiquetage. Dans la seconde, ce sont les fonctions
remplies par les muscles qui sont mises à disposition de la main : au lieu de devoir impliquer le corps,
la main n’a plus qu’un rôle de déclencheur de l’action. C’est déjà le cas dès l’invention des premiers
leviers, vers - 30 000, ou des arbalètes. Mais dans cette seconde étape, la main donne encore une
impulsion directionnelle : ce n’est plus le cas dans la troisième étape, où la motricité de la main n’a
plus aucune parenté avec le déploiement effectif de l’activité. L’élevage, et l’usage des animaux de
traits, est la première occurrence de cette extériorisation des fonctions musculaires où la main n’a
plus qu’un rôle de guide. La machine automotrice (pilons à eau, moulins, machine à vapeur) n’en est
que le prolongement, ce qui s’atteste encore aujourd’hui lorsqu’on parle des chevaux d’une voiture.
La machine automatique (le robot, ou plus accessible à Leroi-Gourhan, les postes de pilotage
automatique des avions) est l’étape ultime de cette évolution technique et correspond à
l’extériorisation du cerveau moteur : « mutation idéale où l’homme aurait hors de lui un
autre homme, entièrement artificiel, qui agirait avec une rapidité, une précision et une force
sans limite103 ».

C’est selon cette logique de mise hors circuit du corps de l’acteur que peuvent se
comprendre les gestes rituels, et plus généralement les gestes expressifs. Comme Darwin
l’avait suggéré avec sa théorie des émotions, on peut en effet penser l’expression
émotionnelle comme un résidu de mouvement qui aurait perdu sa finalité (par exemple,
l’augmentation du rythme cardiaque dans la peur serait liée à la nécessité d’augmenter le
flux sanguin pour faciliter une fuite qui—en raison de la sécurité relative de l’environnement
social—n’a cependant plus besoin d’avoir lieu) : même l’activité du corps propre est donc ici
102 Ibid.
103 Ibid., p. 51.

- 405 -
comme « mise à distance » de la réaction aux stimuli proprement dite. Cette mise à distance
du corps s’atteste notamment au niveau inter-relationnel dans les gestes de politesse. Dans
un curieux passage, Blumenberg propose ainsi d’envisager l’accolade comme une « mise à
distance » du geste d’étranglement : tout se passe comme si, dit le philosophe, « en
exerçant l’action résiduelle, on laissait le partenaire montrer sa confiance dans le caractère
innocent de l’accolade, et l’on démontrait soi-même la justification de cette confiance 104 ».
Blumenberg en tire la conséquence que la socialité elle-même devrait pouvoir être décrite
comme une mise hors circuit réciproque des corps, adhérant à la loi suivante : « moins le
corps lui-même est instrument, organe de réalisation d’actes, et plus globalement il peut
devenir pur support d’expression105 ». Le propos est somme toute assez classique : moins j’en
fais, plus j’en dis. Mais cette coupure ne vient plus concerner la séparation entre le langage
et la parole : la coupure s’effectue au sein même du mouvement, dont le propre est d’avoir
gagné, avec la socialité, une efficace (expressive) distincte et à raison inverse de son
effectuation (réelle).

Au total, ce que la posture érigée rend possible peut donc se synthétiser dans l’idée
d’usage balistique du corps propre : la manipulation des outils (geste technique) d’un côté,
l’utilisation du corps comme signe expressif (parole) de l’autre accomplissent le même
paradoxe—le retrait du corps hors de l’action pour en maximiser les effets. Hans
Blumenberg remarque avec justesse que c’est un trait des communs des pensées de l’art
au XX
e
siècle que d’éprouver, à l’égard de cette extériorisation, une « nostalgie
esthétique106 ». Face au renoncement à l’immédiateté, face au fait que l’être humain se
met à distance, il n’est plus guère que dans des pratiques ritualisées comme les arts qu’il
retrouve la proximité. Telle serait l’attitude romantique, pour laquelle l’art n’est pas tant
couronnement de la culture humaine que nostalgie d’un retour à l’Ouvert auquel
l’immédiateté de la vie animale alimentait sa prise. Cette rhétorique du retour à un
contact plus immédiat avec la nature n’est toutefois pas nouvelle : déjà Francis Bacon
invitait à se débarrasser des artifices pour revenir à l’expérience, réagissant ainsi à
l’avènement de la bourgeoisie capitaliste au XVIe siècle et avec elle de l’hygiène bourgeoise
104 Hans Blumenberg, Description de l’homme, op. cit., p. 553.
105 Ibid., p. 554.
106 Ibid., p. 522.

- 406 -
tardive qui s’exprime dans l’interdit spécifique du toucher, d’y mettre les doigts. Mais
quelle que soit la date où ce désir de retour à la proximité s’atteste, c’est, du point de vue
de Blumenberg, une confusion rationnelle de croire que la culture pourrait produire autre
chose que cette mise à distance : elle en est le synonyme.

À première vue, la genèse de la posture chez l’enfant semble confirmer l’idée que la
verticalisation est une telle opération de mise à distance. Comme le remarque Erwin
Straus dans ses analyses pionnières,
« dans la posture érigée, le contact direct avec les choses est reporté. Lorsque
l’enfant rampe sur ses mains et ses genoux, il reste non seulement en contact
avec le sol, mais à quatre pattes comme les quadrupèdes, il entre directement
en contact avec les choses. L’axe longitudinal de son corps coïncide avec la
direction de son déplacement. Tout cela change en se levant. Dans la marche,
l’homme déplace son corps dans une transposition verticale, l’étendue de son
corps étant perpendiculaire à la direction de son déplacement 107. »

Ontogénétiquement, le redressement semble ainsi synonyme d’une prise de distance à


l’égard de l’entourage, autonomisation que confirment d’ailleurs les proches en signalant
que l’enfant marche « comme un grand ». Le déplacement cesse d’être lié à la manducation
comme c’est le cas chez le jeune enfant qui rampe ou marche à quatre pattes, et dont le
tube digestif est sur le même axe que celui de la locomotion :

« Les animaux [et les nourrissons] se meuvent dans le sens de leur axe digestif.
Leur corps s’étend de la bouche à l’anus, soit de l’entrée à la sortie, d’un début
à une fin. L’orientation spatiale du corps humain est différente. La bouche est
toujours une arrivée (pour la nutrition) mais plus un début (dans le
déplacement), l’anus une issue, mais plus une fin. L’homme en posture érigée,
les pieds au sol, et la tête en haut, ne bouge pas dans la direction de son axe
digestif108. »

Si l’être debout ne bouge pas dans la direction de son axe digestif, en fonction de quoi
bouge-t-il ? On peut remarquer qu’au plan sensoriel, la posture érigée signifie d’abord la fin
107 Erwin Straus, « La posture érigée », art. cit., p. 22-41.
108 Ibid., p. 39-40.

- 407 -
du privilège des lèvres, de la langue et du nez comme organes d’orientation encore majeurs
dans l’espace infantile (essentiels notamment dans la localisation du sein). Les conséquences
de cette exclusion sensorielle sur les représentations symboliques des conduites matures
sont ambiguës. D’un côté, tout ce qui a trait au contact (avec les aliments, avec les
semblables) est plutôt l’objet d’un tabou pour les civilisations qui valorisent la posture érigée
comme posture humaine par excellence. Mais de l’autre, pour les mêmes civilisations, le
« goût », qui concerne une des fonctions les plus élémentaires de la vie infantile, est
précisément le sens que de nombreuses langues retiennent pour qualifier les conduites
esthétiques les plus gratuites—ce qu’on peut expliquer symétriquement en disant que c’est
parce que le redressement, le passage à l’autonomie, est synonyme de l’abandon de ce sens
qu’il peut ainsi être réapproprié et réinvesti dans le sens symbolique de la délicatesse.

Nous avons dit avec les paléoanthropologues que si la posture érigée signifie une diminution
importante des surfaces de contact immédiat avec les choses proches (debout, je ne touche
plus que depuis mes extrémités, pieds ou mains), cette perte a pour corrélat le dégagement
d’un horizon pour des yeux situés au sommet d’un poste de vigie surélevé. Des études
menées par Uexküll ont de même confirmé que la distance à laquelle un objet était perçu
comme « au lointain » est variable en fonction de l’âge des sujets et s’élargir au fur et à
mesure de la croissance.

« À l’intérieur d’un rayon de dix mètres, les choses dans notre milieu nous sont
connues comme étant proches et lointaines (…). À l’extérieur de ce rayon, il y a
à l’origine juste un devenir-grand et un devenir-petit des objets. Pour le
nourrisson, l’espace visuel finit ici, avec un lointain qui cerne tout. C’est
seulement progressivement que nous apprenons, à l’aide des signaux
d’éloignement, à repousser toujours plus le lointain, jusqu’à ce qu’il se trouve à
une distance de six à huit kilomètres où le lointain, aussi chez l’adulte, clôt
l’espace visuel et inaugure l’horizon109. »

Ainsi, pour un enfant, une scène qui se situe objectivement à distance (par exemple des
ouvriers travaillant sur la façade d’un bâtiment) peut ainsi être perçue comme un petit objet
figé sur un plan (comme le seraient de petites figurines qu’on aurait placées sur une maison

109 Jakob von Uexküll, Milieu animal et milieu humain, op. cit., p. 66.

- 408 -
de poupée).

Le soutien

Il semblerait donc que du côté de la paléoanthropologie comme de celui de


l’ontogenèse du comportement et de la perception, la posture érigée doive bien être
envisagée comme mise à distance des autres, retranchement, plutôt que prise de contact.
Mais une toute autre histoire est possible, sans doute moins « virile » (au sens de
« l’érection » en solitaire de l’individu dans un milieu d’adversité), où l’on pourrait d’abord
remarquer que l’histoire du redressement est inséparable de l’histoire de la socialité
humaine. Certes Blumenberg le remarque, qui insiste sur le fait que la parole et les gestes
expressifs ne peuvent en effet se développer qu’au sein d’une espèce dont la face avant
se découvre et est présentée à l’entourage (puisque c’est sur cette face que les individus
peuvent lire des signes de plus en plus raffinés). Mais c’est pour dire que les humains sont
capables d’agir les uns sur les autres à distance : la prise de contact par le langage se fait
alors à raison inverse d’une relation réelle.
L’autre histoire que nous voudrions dessiner s’appuie sur une caractéristique simple
et essentielle de la posture érigée : c’est le fait qu’elle n’est justement pas tant érigée
comme une forteresse imprenable et solide, que suspendue, précaire, instable : c’est dans
cette précarité de la posture érigée que ses implications transindividuelles se laissent lire
le plus aisément.
L’être humain, nous l’avons déjà dit, est caractérisé par une pré-maturation
motrice : à la naissance, il ne dispose pas des schèmes les plus élémentaires de
mouvement. Ainsi même l’acte de nutrition n’est pas une donnée immédiate de la vie
instinctive du nourrisson : au cours des premiers mois, la tétée est l’objet d’une
négociation avec les parents qui alimentent l’enfant, qui doivent diriger l’enfant vers le
sein ou le biberon110. Quant à la locomotion, elle est quasiment impossible au nourrisson
au cours d’une période qui peut aller jusqu’à plusieurs années, plaçant l’enfant humain
sous la dépendance extrême de l’entourage pour subvenir à ses besoins les plus

110 cf. Alva Noë, Strange Tools: Art and Human Nature, Hill and Wang, 2015, ch. 1. Noë rend compte de cette
inaptitude à la tétée en en faisant le nexus des premières organisations attentionnelles conjointes
parent/enfant.

- 409 -
primaires. Jacques Lacan parlait à ce propos d’un « “retard” du développement du
névraxe pendant les six premiers mois » de la vie des petits humains, attesté dans
« l’incoordination motrice et équilibratoire du nourrisson 111 » qui est incapable de se
soutenir ou de se déplacer seul dans son environnement. Des travaux récents
d’anthropologie comparée ont montré que ce phénomène, l’inadaptation motrice, est
tellement inscrit chez l’humain qu’à la naissance, il ne dispose pas même des fondements
anatomiques qui lui permettraient de se mouvoir sur deux pattes. Comme Christine
Tardieu l’affirme, la bipédie n’est pas une disposition native chez l’être humain :
« une fois sorti du ventre de sa mère, le nouveau-né qui n’a connu in utero que
des contraintes de contention, très fortes en fin de gestation, va devoir faire
face à des conditions totalement inverses. Hanches et genoux fléchis, colonne
vertébrale enroulée dans le ventre de sa mère, voilà qu’il doit apprendre à tenir
sa tête verticalement, à ériger son tronc, à étendre ces hanches et ses genoux,
à tenir sur ses deux pieds. Se redresser, apprendre à marcher, c’est donc se
modifier, se transformer totalement112. »

Autrement dit, alors que chez la plupart des mammifères, la posture in utero semble
préparer à la locomotion (quadrupède), chez l’humain, la locomotion (bipède) exige un
abandon ou plutôt une refonte des schèmes fondamentaux (y compris anatomiques) de
la position fœtale. Le dispositif ostéo-musculaire du nourrisson n’est pas apte à la posture
érigée : à la naissance, la conformation de la colonne, du bassin et de l’articulation
fémuro-rotulienne en particulier ne sont pas adaptées à la bipédie—et ce n’est que sous
l’effet de la gravité, au cours d’un redressement d’abord incertain et peu commode pour
le nourrisson, que ses articulations se conforment à la marche 113. Or cela laisse entière la
question de savoir : qu’est-ce qui motive le redressement, si rien ni dans les schèmes
posturaux ni dans le dispositif ostéo-musculaire, n’y prépare ?
On peut tenter de répondre à cette question par la négative, au travers de cas chez
l’humain où justement le passage à la bipédie ne s’effectue pas. De nombreux troubles du
comportement chez l’enfant attestent de cette plasticité à l’égard de la bipédie. Ceux que

111 Jacques Lacan, Écrits, op. cit., p. 186.


112 Christine Tardieu, Comment nous sommes devenus bipèdes, Paris, Odile Jacob, 2012, p. 60.
113 Ibid., p. 81.

- 410 -
l’on appelle les enfants-placards114 notamment, que leurs parents abandonnent à domicile
la journée et contraignent à rester dans l’espace restreint de la chambre (là où, au moins,
« ils ne feront pas de bêtises »), exhibent ainsi des troubles de la motricité tels que
l’acquisition de la locomotion bipède exige une rééducation psychomotrice complète.
L’hypothèse émise pour expliquer ce phénomène de jeunes humains quadrupèdes
s’appuie sur le fait que, dans un tel cas, l’environnement affectif nécessaire à assurer la
mise en branle du corps dans l’espace déséquilibré de la marche a fait défaut au moment
de l’âge de l’apprentissage de la marche. L’enfant humain, en effet, aux moments où il
tente ses premiers pas,
« jette toujours un coup d’œil discret à son entourage, cherchant un
encouragement, quêtant une adhésion, un appui... qu’il reçoit sous de multiples
formes—coup d’œil complice, geste d’approbation, ton de la voix venant de la
mère, du père, d’une nourrice, d’un proche... (…) Faute de cet encouragement,
il reste à quatre pattes115 ».

C’est l’entourage qui fournit son sol au redressement de l’enfant humain, en lui
assurant la stabilité affective au sein de laquelle le « déséquilibre fondateur116 » de la
bipédie peut être acquis. Loin d’être un redressement contre l’environnement, la bipédie
est donc étayée sur des regards et des soins qui rendent cet environnement confortable.
L’idée que la posture érigée est une relation plutôt qu’une coupure renvoie à ce que le
précurseur de l’approche psychomotrice en psychologie, Julian de Ajuriaguerra, appelle le
« dialogue tonique » entre la mère et le nourrisson117. La néoténie humaine est telle, on y a
insisté, que pendant les premiers mois de sa vie, le nourrisson est incapable de se mouvoir
par lui-même. Ajuriaguerra en tire toutes les conséquences : cela veut dire que l’enfant est
sans cesse porté et transporté par les parents, sans pouvoir engager sa motricité. Le
nourrisson, au départ, ne dispose même pas de la plus simple coordination, notamment
entre les muscles fléchisseurs et extenseurs, qu’il s’apprend à lui-même progressivement en
mettant à l’épreuve de manière désordonnée un certain nombre de gestes aveugles

114 Boris Cyrulnik, La naissance du sens, Paris, Pluriel, 2010, p. 38.


115 Christine Tardieu, Comment nous sommes devenus bipèdes, op. cit., p. 83.
116 Hubert Godard, « Le déséquilibre fondateur », Art Press, « Les Vingt Ans d’Art Press », Automne 1992.
117 cf. Michel Bernard, Le corps, op. cit., ch. 6.

- 411 -
caractéristiques des gesticulations au berceau. Avant que cette coordination n’apparaisse,
de quoi dispose le nourrisson ? Comme Henri Wallon (dont s’inspire largement Ajuriaguerra)
le remarquait déjà, l’essentiel du mode d’action dont dispose le nourrisson est de l’ordre du
spasme musculaire, dont le cri est la première expression et le sédiment :

« Le spasme a pour étoffe l’activité tonique des muscles qui précède les
mouvements proprement dits. L’agitation du nourrisson est faite de brusques
détentes qui le font passer d’une attitude à une autre. Dans chacune d’elles, les
muscles semblent se tendre et se durcir, plutôt qu’ils ne se raccourcissent ou ne
s’allongent en vue de gestes qui puissent explorer l’espace. La contraction y est
massive, tétaniforme, s’y propage en nappe, intéresse particulièrement la
musculature vertébrale et proximale, c’est-à-dire celle qui servira surtout à
l’équilibre du corps118. »

Autrement dit, l’essentiel de l’activité du nourrisson est posturale, à ceci près qu’il
n’y a pas là (pas encore) de posture à tenir, puisque l’enfant repose en permanence, soit
sur le sol, soit, et c’est précisément là que la théorie d’Ajuriaguerra intervient, dans les
bras des parents. Telle est en effet l’hypothèse de travail du psychiatre que d’avoir
considéré que la fonction de ces premières réactions toniques est relationnelle : l’activité
tonico-posturale est « la fonction de communication essentielle pour le jeune enfant,
fonction d’échange par l’intermédiaire de laquelle l’enfant donne et reçoit 119. » Ainsi, si
« l’enfant, dès sa naissance, s’exprime par le cri, par les réactions toniques axiales, par des
grimaces ou gesticulations où parle tout le corps », s’il « réagit aux stimulations ou
interventions extérieures par l’hypertonie, ou se laisse aller à une paisible relaxation 120 »,
c’est rapidement dans son rapport à autrui que ces modifications toniques sont
employées—dans la mesure où elles sont investies psychiquement comme expressives
par l’entourage qui les interprète et les comprend. Ce mode de communication s’exprime
au mieux en parlant de contagion tonique : l’enfant partage avec les parents son état
affectif en leur présentant des variations toniques auxquelles ceux-ci s’accordent (et non

118 Henri Wallon, L’évolution psychologique de l’enfant (1941), Paris, Armand Colin, 2012, p. 148.
119 Julian de Ajuriaguerra et René Angelergues, « De la psychomotricité au corps dans la relation avec
autrui : à propos de l’œuvre de Henri Wallon », L’évolution psychiatrique, vol. 27, 1962, p. 24.
120 Julian de Ajuriaguerra et Michèle Cahen, « Tonus corporel et relation avec autrui, l’expérience tonique
au cours de la relaxation », Revue de Médecine Psychosomatique, 1960.

- 412 -
seulement réagissent) ; l’état d’alarme du nourrisson (hypertonicité) est partagé par les
parents comme son état d’apaisement (hypotonicité), ou plus exactement, ce partage est
ce qui est recherché par le nourrisson et en fonction duquel les réactions seront
progressivement adaptées aux situations de l’environnement. La syntonie ou l’accordage
tonique avec le ou les parents sera ainsi le facilitateur de l’émergence d’une relation
objectale. La personnalité du nourrisson se façonne en même temps qu’elle façonne et
met en question l’environnement qui l’accueille et prend soin de lui. C’est dire que le
nourrisson n’est pas, du fait de son immobilité, un être passivement informable ni même
naïvement transportable—bien plutôt, c’est parce qu’il met à l’épreuve, dans la relation
tonique avec le parent, les situations auxquelles il est confronté, qu’il peut se les
approprier.

On peut trouver confirmation de ces idées dans la théorie patočkienne des


mouvements de l’existence humaine. Jan Patočka appelait notamment « proto-
mouvement » de l’existence ce rapport premier au monde, mouvement qui est placé,
dans son vocabulaire, sous le signe de l’affect (ce qui se symétrise, au niveau
psychomoteur, dans le dialogue tonique) plutôt que de l’action (ce qui se symétrisera,
dans le cours du développement, en déploiement musculaire). Dans le proto-mouvement
de l’existence, « l’homme est par tout son être, tributaire de l’autre homme dans sa
fonction de protecteur, créateur de sécurité et de chaleur vitale, donateur d’unité,
d’adhérence et d’attachement121 ». Le phénoménologue tchèque ne s’y trompait pas en
référant ce proto-mouvement à la Terre comme son lieu d’ancrage : c’est en effet dans le
rapport gravitaire que s’entretient cette première relation, à la fois parce qu’elle suppose
l’enracinement du parent (qui, pour accueillir l’enfant, doit se ménager une place dans le
monde), et parce qu’elle met en jeu les mêmes mécanismes qui deviendront les
colorations posturales des mouvements une fois l’enfant debout.
Mais surtout, ce que voyait bien Patočka et que confirment les études
d’Ajuriaguerra, c’est que cet accueil correspond à l’ouverture d’un espace de
mouvements possibles. Ainsi, là où Ajuriaguerra atteste d’un lien fort entre l’accès à la
121 Jan Patočka, Papiers phénoménologiques, traduction du tchèque par Erika Abrams, Grenoble, Millon,
1995, p. 109.

- 413 -
motricité chez les jeunes enfants et la coordination tonique avec le parent (et c’est
pourquoi « l’enfant hypertonique marche plus tard que l’enfant hypotonique et, en outre,
la préhension et la motricité fine est plus précoce chez l’enfant hypotonique que chez
l’enfant hypertonique122 »), Patočka voit dans le proto-mouvement un « mouvement de la
disposition, du se-trouver, mouvement grâce auquel notre situation reçoit une
détermination et une forme123 » qui constituera la « basse fondamentale » de la mélodie
cinétique de l’existence.

Et il faut bien entendre cette image symphonique qui nous permet ici d’avancer : en parlant
du proto-mouvement de l’existence comme de l’ostinato de la mélodie de la vie, Patočka
veut bien dire qu’il est plus qu’une simple base—il continue, tout au long de la vie, à être
réinvesti.

C’est notamment le cas dans les moments d’apprentissage de nouveaux mouvements.


Comme y insiste Ajuriaguerra,

« l’acquisition de nouvelles capacités motrices est indissociable à la fois de la


manière dont l’enfant se représente et se sent agir (intégration d’un schéma
corporel statique et dynamique) et d’autre part de la manière dont
l’environnement de l’enfant accueille cette motilité et accepte les modifications
qui peuvent en résulter124. »

Autrement dit, si le redressement est à l’évidence sous la dépendance des soutiens de l’entourage
(au point qu’il n’est pas possible sans eux), le vocabulaire moteur qui s’y articule n’en continue pas
moins de se faire sous les yeux des autres et d’incorporer leurs soutiens, jugements négatifs ou
approbations. L’exemple des « faux gauchers125 » donne une bonne image de cette dialectique de
confirmations dans la genèse de la motricité individuelle. On parle de faux gauchers à propos
d’individus latéralisés à droite, c’est-à-dire avec une dominance posturale droitière (par exemple un
pied et un œil dominant à droite) mais qui utilisent la main gauche pour des activités plus valorisées
symboliquement—en particulier l’écriture. Pourquoi l’individu écrit-il avec sa main gauche alors que
tout dans sa posture et dans l’usage de ses polarités axiales soutiendrait l’usage de la main droite ?
122 Michel Bernard, Le corps, op. cit., p. 61.
123 Ibid.
124 Julian de Ajuriaguerra et Daniel Marcelli, Psychopathologie de l’enfant, Paris, Masson, 1982, p. 87.
125 Ibid., p. 89.

- 414 -
L’enjeu pour l’enfant est, dit Ajuriaguerra, soit de s’opposer à l’entourage qui manifeste plus ou
moins directement sa préférence pour la latéralisation à droite, soit au contraire d’élire un des
membres (gauchers) de la famille auquel l’enfant s’identifie. Le résultat en est des difficultés
éprouvées dans le geste d’écrire, qui se réalise le plus souvent au prix de contorsions importantes du
reste du corps et en particulier du tronc et de la tête, qui ne savent où se placer pour soutenir
l’activité. Comme on le voit dans ce cas, l’intégration gestuelle est placée sous le signe du jeu des
affects, dans la boucle rétroactive qui s’établit entre chaque geste et sa confirmation ou son
infirmation par l’entourage.

Ces différences ne sont pas seulement individuelles : elles recouvrent des réalités sociales qui
peuvent concerner des partitions entre les genres, les niveaux de vie, les cultures. Dans son fameux
article « Lancer comme une fille », Iris Marion Young s’inspire de l’article d’Erwin Straus sur la
posture érigée pour montrer comment des personnes éduquées-femmes dans les sociétés post-
industrielles ont ainsi tendance à limiter l’amplitude de leurs mouvements de lancer et à ne pas
utiliser au maximum les potentiels de déséquilibre offerts par la posture érigée :

« La différence fondamentale que Straus observe entre la manière dont les


garçons et les filles pratiquent le lancer consiste en ce que les filles impliquent
moins leurs corps en totalité que ne le font les garçons. Elles ne se penchent
pas vers l’arrière, ne tordent pas le buste, ne reculent ni ne s’avancent. Au
contraire, les filles ont tendance à rester relativement immobiles, à l’exception
de leurs bras, et même les bras ne sont pas étendus au maximum 126. »

Les manières dont les regards sont posés sur le mouvement des individus en
fonction de leur genre étaye ainsi des manières de se tenir qui autorisent ou empêchent
l’usage de certains gestes. Même si selon toute apparence biomécanique, ces gestes sont
disponibles, le soutien affectif qui permettrait leur exécution fait parfois défaut
(actuellement ou dans l’histoire de la personne) au point non pas de les interdire, mais de
les contraindre ou d’en diminuer l’efficace.

126 Iris Marion Young, « Throwing Like a Girl: A phenomenology of feminine body comportment, motility
and spatiality » (1977) repris dans On Female Body Experience: ‘Throwing Like a Girl’ and Other Essays,
Oxford, Oxford University Press, 2005, p. 31.

- 415 -
Corporer

En substituant le concept de posture à celui de corps, nous nous donnons les


moyens de voir que le corps vécu n’est pas seulement quelque chose que nous avons, ni
même quelque chose que nous sommes, mais quelque chose que nous faisons. La forme
typique qu’occupe mon corps (ma posture) n’est pas ainsi une forme fixe, mais plutôt une
prise de forme incessamment rejouée. J’enfile ma posture comme un gant : je me fais un
corps comme l’anglais peut dire qu’on « fait un poing » (making a fist, « serrer le poing »)
ou qu’on « fait un visage » (making a face, « faire la grimace »).
La philosophe canadienne Erin Manning insiste sur cette dimension processuelle en
proposant de dire qu’on n’a pas un corps, mais qu’on est plutôt un mouvement de corporation
(bodying) : mon corps n’est pas quelque chose qui m’appartient comme une propriété stable
et identique à elle-même ; c’est une « écologie de processus et de pratiques (…) toujours en
co-constellation avec l’environnementalité à laquelle il prend part. Un corps, c’est un nodule
dans un processus relationnel127. » Parler de ce mouvement de corporer plutôt que
d’incorporation ou d’incarnation, c’est éviter cette contradiction contenue dans le concept
équivoque d’embodiment, où l’on pourrait croire qu’il s’agit, pour un élément désincarné (mon
âme, mon esprit, ma vie), de prendre une chair qu’il n’avait pas. Or mon âme, mon esprit, ma
vie sont mon incarnation, ils ne la précèdent pas. C’est ce que veut dire le verbe corporer : le
mouvement de corporation ne parle pas d’un passage entre deux ordres de réalité, mais part
d’un seul et même plan, indivisiblement somato-psychique, dans son processus de prise de
forme.
Bien sûr, cela ne veut pas dire que le corps ne soit pas vécu comme quelque chose qui
nous échoit. L’effort, la fatigue, la maladie nous l’indiquent ou nous le rappellent, le corps n’est
pas seulement quelque chose en constante mutation mais aussi une masse, un point d’arrêt
que rencontrent parfois mes impulsions de mouvements. Mais de son apparaître-masse, on ne
peut conclure à son existence objectale distincte de l’impulsion motrice qui le rencontre :
même cet apparaître-masse est un mouvement que nous faisons et non une matière sur
laquelle achoppe notre mouvement. C’est ce que pointe Jan Patočka quand il parle du corps
comme de « l’ensemble des possibilités que nous ne choisissons pas, mais dans lesquelles nous

127 Erin Manning, Always More Than One, op. cit., p. 19.

- 416 -
nous insérons, des possibilités pour lesquelles nous ne sommes pas libres, mais que nous
devons être128. » Patočka ne veut pas dire que nous sommes condamnés à habiter notre corps
tel qu’il nous est échu—il veut au contraire mettre l’accent sur le fait que, même dans cette
impression d’être-jetés dans nos corps, cette déréliction n’est pas une réception passive, mais
une prise de vie active.
Ce faire tacite, cette vie anonyme qui soutient notre être-au-monde, qui retient en elle la
somme des gestes passés dans lesquels nous nous insérons sans les choisir, a fait l’objet de
nombreuses analyses phénoménologiques, depuis les réflexions de Husserl sur les
« kinesthèses » jusqu’aux réflexions de Straus sur la « posture érigée » et de Merleau-Ponty sur
le schéma corporel, qu’il définit comme « l’obscurité de la salle nécessaire à la clarté du
spectacle, le fond de sommeil ou la réserve de puissance vague sur lesquels se détachent le
geste et son but, la zone de non-être devant laquelle peuvent apparaître des êtres précis, des
figures et des points129 ». Mais c’est sans doute dans la philosophie phénoménologique de Jean
Clam130 que les mouvements posturaux ont trouvé leur plus exacte mise au jour, sous les
espèces de ce que le philosophe appelle tantôt « mouvementements » tantôt « mouvements
corporants ».
Chez Jean Clam, la traque pour les mouvements qui nous mouvementent a en effet le
bénéfice de s’appuyer sur les savoirs et l’expérience de la psycho-motricité de l’enfant. Cela lui
permet d’aller chercher structures aux corps premiers infantiles, dont les remuements servent
de modèles à la compréhension du corps adulte qui, dans son immobilité apprise et contenue,
n’en rejoue pas moins les mouvementements incessants de cette motilité première.
« Le corps premier, insiste ainsi Jean Clam, n’est pas simplement le lieu d’une
agitation qui lui fait accomplir une très grande variété de mouvements avec les
différentes parties de son corps, agitation impressionnante par la violence de ses
phases, son hypertonicité, ses discontinuités, ses emballements, ses endurances et
les dépenses énergétiques qu’elle engage. Il est le lieu ou plutôt l’actualité, l’espace
spatié, de mouvements corporants, c’est-à-dire de mouvements qui constituent le

128 Jan Patočka, Le monde naturel et les mouvements de l’existence humaine, édité et traduit du tchèque par
Erika Abrams, Dordrecht, Kluwer Academic Publishers, 1988, p. 94.
129 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 117.
130 cf. en particulier Jean Clam, Genèses du corps : du corps premier aux corps contemporains, Paris, Ganse
Arts et Lettres, 2014.

- 417 -
corps à travers le relationnement de ses sentis sur des aires de plus en plus
resserrées du nouage du corps-monde. Ces mouvements ne sont pas d’‘‘autres’’
mouvements qui viennent s’ajouter à ceux qui font l’agitation du corps premier
apparent. Ce sont les mêmes mouvements, mais se donnant le sens de ce par quoi
s’effectue la ‘‘carnation’’ du corps en devenir131. »

Traquer l’apparaître de ces mouvements peut être une manière de prendre conscience
des traces laissées en nous par l’existence et plus singulièrement par la coexistence avec les
autres êtres. Une heure d’un mouvement répétitif suffit parfois à faire apparaître certains de
ces mouvements corporants. Quand je sors de la piscine et que je m’assois dans le métro, des
échos des gestes du crawl m’apparaissent encore aux entournures des épaules, et mes jambes
propulsent encore l’eau à l’arrière de moi. Pourtant je suis bien assis, et n’était l’odeur de chlore
que mon corps dégage, nul ne pourrait soupçonner qu’en un sens je suis encore dans l’eau.
C’est pourtant ce que ces « gestes fantômes » qui hantent mon corps présent me laissent
sentir comme « tendances vers le mouvement qui persistent dans le corps même après que les
mouvements de grande ampleur ont disparu132. » Ce faire inchoatif n’est même pas une
ébauche de geste, comme lorsque je m’apprête à saluer quelqu’un puis me retiens au dernier
moment, mais l’ersatz de cette ébauche. À peine perçus, ces fantômes de gestes ne
m’apparaissent guère que quand je suis au repos, assis ou allongé, dans le demi-sommeil où
émerge déjà le rêve qui ravive les mémoires du jour écoulé. Or ces gestes fantômes, ces
mouvements corporants habitent ma posture. Ma posture, pour le dire autrement, est al
forme où se sédimentent et se sont sédimentés tous mes gestes, par habitude ou par trauma.
Comme les membres fantômes des amputés apparaissent comme des rémanences du
membre disparu, certains gestes continuent de hanter mon présent en l’absence de leur
stimulus actuel. Ainsi du geste de remonter mes lunettes sur les hauteurs de mon nez : une fois
qu’elles ne glissent plus, il reste en moi comme un quasi-geste, dans lequel s’exprime le désir de
« remettre les choses en place » même si les lunettes ne sont plus le lieu où le désordre se
déroule. Nous connaissons tous ces micro-gestes dont l’accumulation est synonyme du corps
que nous nous faisons, du style qui nous compose, même (et surtout) lorsqu’ils sont inhibés :

131 Ibid., p. 370.


132 Elizabeth A. Behnke, « Ghost Gestures: Phenomenological Investigations of Bodily Micromovements
and Their Intercorporeal Implications », Human Studies, vol. 20(2), 1997, p. 188.

- 418 -
car les gestes fantômes ne sont pas exactement des tics, mais plutôt des tics non-réalisés, qui,
en tant qu’inchoatifs, s’expriment plutôt dans des modes de mobilisation de certains muscles.
Différentes raisons peuvent conduire à l’inhibition des gestes et à leur fantômatisation : la
répression sociale en est une majeure, qui contribue ainsi à voiler la kinèsis première qui
mouvemente le corps premier. Nous venons au monde, disait humoristiquement Ray
Birdwhistell, comme « des babilleurs et des remueurs amoraux133 », même si bien vite, la société
des autres humains nous impose les mœurs qui canalisent ces babillages en langage et ces
remuements en gestes.
Cette canalisation peut aller jusqu’au confinement. C’est ainsi que dans l’Algérie occupée
par l’empire colonial français, les médecins de la métropole ont longtemps remarqué chez
certains Algériens une raideur musculaire généralisée (où la marche ne se fait qu’à petits pas
serrés, où le corps semble se replier sur lui-même) qu’ils attribuaient à des facteurs
congénitaux. Frantz Fanon, dans Les damnés de la terre, conteste ce diagnostic—cette
contracture généralisée est pour lui « l’accompagnement postural, l’existence dans les muscles
du colonisé de sa rigidité, de sa réticence, de son refus face à l’autorité coloniale 134 ». Cette
résistance se présente ainsi sous forme de gestes fantômes où le corps se durcit, se forme en
coque protectrice, et il appartient au travail d’émancipation de rendre sensible ces gestes pour
permettre aux colonisés de s’approprier leur résistance, plutôt que de la subir.

* * *

C’est à Hubert Godard que l’on doit d’avoir pointé avec le plus d’acuité le potentiel
signifiant de la posture, quand il affirme que « la posture érigée, au-delà du problème

133 Ray Birdwhistell, Kinesics and Context, op. cit., p. 8 : « Le nourrisson humain est une masse amorale de
remuements et de babillages (an amoral mass of wrigglings and vocalizing). Cette masse vit dans un
milieu de parleurs et de bougeurs de bonne moralité (moral speakers and movers). Arrivée à l’âge de six
ans, cette masse sera devenue une vocalisatrice de bonne moralité (a moral vocalizer), c’est-à-dire
qu’elle aura réduit l’éventail des bruits possibles à la liste restreinte employée par les membres de son
milieu. Je ne suis pas certain de pouvoir dater le moment où elle devient une remueuse de bonne
moralité (a moral wriggler), bien qu’il y ait certaines indications qui attestent que l’adolescence marque
une période où les remuements se restreignent à de telles limites. »
134 Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Paris, La Découverte, 2002, p. 280.

- 419 -
mécanique de la locomotion, contient déjà des éléments psychologiques, expressifs, avant
même toute intentionnalité de mouvement ou d’expression135. » En un sens, tout ce qui
précède est une tentative d’explication avec cette intuition.
Nous en concluons que la part posturale du mouvement, la toile de fond tonique dont se
détachent les déploiements moteurs, est tout à la fois pré- et trans-individuelle. Elle est pré-
individuelle en ce sens qu’elle est « avant toute intentionnalité », avant tout projet sur le
monde : elle est bien moi, mais elle est dans le même temps le signe et la trace de la vie non-
intentionnelle (de la vie au sens de leben et non d’erleben) que je suis ; elle est ce qui me
soutient malgré moi. Mais de l’autre côté, cette vie anonyme, pré-individuelle, n’est pas
seulement une vie mécanique ou biologique sans marque humaine : par elle, je suis transi
d’autrui ; par elle, mes mouvements portent la marque du monde dans lequel je suis jeté et
accueilli ; elle est la manière dont les paysages (humains et non-humains) dans lesquels mon
existence s’est coulée continue de m’habiter au présent.
C’est ainsi étayés que les humains se meuvent et leur posture n’est jamais tout à fait
détachable de ce fonds affectif qui les a soutenus. La posture érigée, chez l’enfant qui l’a
développée, chez l’adulte qui la tient pour acquise, est ainsi lestée ou transie, pour chaque
individu, de celles et ceux qui ont tissé l’espace de soutien dans lequel la bipédie a pu s’exercer.
Dans mon être debout, il y a tous les soutiens et toutes les absences qui ont constitué l’histoire
de mon redressement. En ce sens, la posture érigée donne une image, et plus qu’une image, un
rappel constant du caractère relationnel de l’existence humaine : dès lors que je me lève, je ne
me dresse pas tant sur un sol neutre que sur un sol affectif et historiquement construit. La
posture érigée (et à dire vrai déjà toute locomotion, par reptation ou à quatre pattes) est non
seulement ce par quoi je m’autonomise (en tant qu’être debout et automoteur, par la distance
que j’instaure entre moi et le monde) : elle est encore ce par quoi je suis relié aux autres (en
tant qu’être social, par le sol sur lequel je m’appuie).

S’il est nécessaire de renommer cette dimension de l’existence, c’est que tout semble
concourir à ce que je m’appréhende moi-même et les autres, malgré la continuité de
l’expérience motrice qui est la mienne, comme un corps enfermé dans les limites encloses de
ma peau et habitant derrière les sentinelles de mes yeux. Or si sans aucun doute je suis bien un

135 Hubert Godard, « Le geste et sa perception », art. cit., p. 224.

- 420 -
corps, il est aussi vrai, non pas que je suis un esprit (c’est ce qu’était déjà mon corps en tant
qu’être sensible), mais que je suis un mouvement, c’est-à-dire une ligne qui se déploie dans le
temps et dans l’espace. C’est en vertu de ce mouvement que je suis que je peux me lier à
d’autres êtres, qu’un partage est possible : c’est de ce partage des mouvements qu’il doit à
présent être question.

- 421 -
Chapitre 11 ./. Le partage du mouvement

Bouger

La posture érigée, comme manière humaine de se mouvoir mais aussi de soutenir le


moindre de nos gestes, nous fait déborder de l’idée, soutenue par la modernité, d’un
sujet supposé se mouvoir centré sur lui-même. C’est toujours plus que moi seul qui bouge
—me voilà, en mouvement, déjà une cohorte d’autres mouvants qui m’accompagnent, au
moins dans la posture qu’ils ont contribué à étayer.
Ce sens du partage à l’œuvre dans tout mouvement, l’entremêlement de passivité
et d’activité qui habite nos gestes, est bien mal rendu, dans la langue française, par le
verbe mouvoir. Mouvoir est en effet soit transitif (je meus quelque chose) soit pronominal
(je me meus), mais il n’est pas intransitif (si bien que pour dire que je suis mû, je suis
obligé d’en passer par la voie passive). C’est pourquoi nous lui préférons bouger qui
correspond mieux aux idées de passivité dans l’activité et d’activité dans la passivité qui
sont à l’œuvre dans nos mouvements. Bouger, d’abord, est un verbe de vibration : il
provient du latin bullicare, c’est-à-dire bouillonner, bouillir—avoir la bougeotte. Mais
ensuite, et surtout, bouger dit d’un seul terme un mouvement pronominal et intransitif :

- 422 -
bouger peut signifier à la fois se mouvoir (« bouger sur de la musique ») et être-mû (« mon
torse bouge sous l’effet des mouvements de mes bras »). Bouger c’est à la fois être bougé
et être bougeant, faire et recevoir. Le bougeant-bougé qu’est le corps mobile, plus
encore que le touchant-touché qu’est le corps sentant, indique la réceptivité qui travaille
l’activité. Ce n’est pas seulement, comme dans le chiasme merleau-pontyen, que pour
toucher il faut bien que je sois de la même étoffe que ce que je touche et sois touché en
retour (la passivité étant le revers de toute activité). C’est plus fondamentalement que
toute expérience du mouvement contient en elle le bouger et l’être-bougé, en dépit des
apparences qui nous font souvent préférer l’un à l’autre. Cette inhérence du bouger à
l’être-bougé se donne au plan de la perception sous la forme de la liaison nécessaire du
sentir et du se mouvoir (neurologiquement, la perception de l’objet équivalant à
l’activation des zones motrices correspondant à sa manipulation). Mais cela s’exprime
aussi bien au plan de la motricité elle-même, notamment dans l’effort, où l’activité
motrice se révèle à elle-même comme la face positive de l’être-mû du corps (dans l’effort,
je découvre négativement que pour me mouvoir, il faut que je me laisse bouger ou puisse
me laisser bouger).

Or, à l’aune de l’explication que nous avons eue avec les savoirs-sentir qui s’affûtent dans le
Contact Improvisation, on peut juger qu’il y va, dans cette danse, d’un aiguisement de la
sensibilité au bougé. Danseur, au lieu que je m’imagine que les choses se contentent d’imprimer
sur moi leurs traces, j’apprends à sentir en elles, et singulièrement, en mes partenaires, un
moteur, un motif, un mobile pour bouger.
Cet aiguisement des sens subtils dont nous n’avons eu de cesse de parler à propos
des savoirs-sentir des danseurs paraît s’appuyer sur les bases d’un sens intime, d’un sens
de soi qui va chercher aux impulsions qui nous mouvementent dans un for intérieur à
peine visible. Or il est temps de nous interroger sur le sens de cette intériorité mise en jeu
dans ces perceptions subtiles. Nous avons déjà esquissé cette interrogation en refusant
l’idée que le sens du mouvement soit seulement un sens interne : sentir que je bouge,
c’est sentir que l’air siffle à mes oreilles, que le paysage s’avale sous moi, au moins autant
que sentir que mes muscles se contractent, que mes os s’orientent dans l’espace, que ma

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tête tourne. Si l’affûtement des sensations du bougé est un affinement de la perception
des mouvementements intimes, cet intime n’est donc pas de l’ordre de l’interne.
Mais il faut à présent aller plus loin : ce n’est pas seulement que le sens de mon
mouvement est donné dans l’extériorité, c’est que la réserve même à laquelle je puise
mon mouvement, loin de s’opérer dans un milieu intérieur privé, inclut au contraire
l’environnement dans lequel il a lieu. L’intime dont le sens s’affûte quand il s’agit de se
savoir-sentir-bougé n’est pas au dedans de moi, ou plutôt, il est dans un dedans qui est
l’endroit en moi qui en relève le moins. Rainer Maria Rilke nous le proposait déjà en
parlant d’« espace intérieur de monde » (Weltinnenraum) : le plus intime, c’est le plus
extérieur : plus je creuse en moi, plus c’est sur le monde que je débouche.
La figure du « monde »—c’est-à-dire de cet extérieur qui se rencontre dans l’espace
intime de l’auto-mouvement—pour les danseurs de Contact Improvisation et pour de
nombreux danseurs modernes, c’est la gravité. Certes, dans la gravité, il ne s’agit que de
la Terre et non du monde au sens technique que les métaphysiciens donnent à ce terme
(comme totalisation de toute expérience possible), mais il s’y joue, à un niveau empirique,
le même sens d’une immensité et d’une permanence qui sert d’horizon à toutes les
perceptions qui sont les miennes en tant que terrien. Le danseur chtonien, le danseur qui
se construit en lien avec la gravité en assumant son mouvement d’attraction, est ainsi
celui qui, dans la petite danse qui habite toute posture érigée, trouve au plus intime de
ses mouvements, le mouvementement du monde qui l’anime, et se sent ainsi bougé plus
que bougeur.
Mais il n’y a pas qu’à la mesure de la gravité que nous pouvons nous donner à sentir
notre être-mouvementé. Sans doute, la plupart du temps, l’expérience du mouvement
est tantôt l’expérience de ma mobilité envers les choses, tantôt l’expérience de mon être
mû par moi-même (ou par autre chose), et rarement des deux à la fois. Mais il y a d’autres
situations qui, sans impliquer la gravité, me donnent à m’appréhender comme à la fois mû
et mouvant.
Par exemple, quand je parle. Certes, le plus souvent, l’activité semble provenir de
moi, les mots expriment mes idées, les idées sortent par ma bouche ou par mes mains si
je signe, pour aller dans le monde affecter un autre. Mais en un autre sens il est des

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moments, peut-être plus fréquents que je ne le crois, où je puis percevoir que les mots me
bougent. D’abord ils me bougent de l’intérieur, m’affectent physiquement (ce n’est pas
« moi » qui bouge mes cordes vocales ou mes bras de cette manière—ce sont les mots
que j’utilise qui commandent à mes cordes vocales de se comporter de la manière dont
elles le font). Et plus que les mots, parfois les « idées » semblent me venir, plutôt que
venir de moi : c’est la situation qui les provoque, ou mes préjugés, ou un souvenir. Nous
sommes tellement peu habitués à considérer ce mouvement de venir-à-moi des mots que
les seuls cas que nous répertorions du phénomène relèvent de la pathologie (« entendre
des voix »). Gageons pourtant qu’il n’y a pas qu’en étant schizé qu’on entend des voix, et
qu’en vérité notre bouche, notre larynx, notre corps enfin sont plus souvent mus que
mouvants, parlés que parlants.
Nous partons dans ce chapitre à la recherche de ces bougés qui se retrouvent, de
loin en loin, dans l’existence humaine. Nous avons vu qu’ils étaient inscrits en notre
posture, sous les espèces de la relation (gravitaire) que nous partageons avec la Terre :
nous voulons à présent nous poser la question de leur inscription dans les mouvements
que nous partageons avec d’autres humains.

* * *

La rencontre

Diviser et réunir

Nous avons dit, au début de la deuxième partie, qu’il s’agissait en Contact


Improvisation de se donner les moyens de bouger ensemble. C’est ainsi que nous avons
pisté nos six gestes (regarder, dire, toucher, peser, tomber, ne-pas-faire) : comme autant
de stratégies, de partitions dans la partition, mises au service de l’intermotricité ainsi

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comprise comme le partage, à parts plus ou moins égales, du mouvement.

Arrivés au terme de notre traversée des gestes du Contact Improvisation, la


première leçon que nous pouvons en tirer est qu’à tout le moins, les modalités du bouger-
ensemble sont multiples : non seulement parce qu’il y a une multiplicité de gestes, mais
plus encore parce qu’à l’intérieur de ces gestes, il y a encore plusieurs modes de relation à
l’autre qui s’attestent.

Ces modes de relation vont de la simple simultanéité, qui est comme le degré
minimal du bouger-ensemble (in-simul : « qui se déroule en même temps »), à la fusion,
qui en est comme le degré maximal (où la simultanéité temporelle se double d’une
indistinction spatiale). On peut détailler les étapes intermédiaires entre ces deux
extrêmes en les comparant aux différentes modalités de la symbiose : elles vont de la
coexistence (où les mouvements de l’un sont indifférents aux mouvements de l’autre), au
parasitisme (où les mouvements de l’un se font au détriment des mouvements de
l’autre), au commensalisme (où les mouvements de l’un se font à son propre avantage
sans bénéficier à l’autre mais sans lui nuire non plus), au mutualisme (où la collaboration
est réciproquement bénéfique) pour s’achever dans l’endosymbiose (où les mouvements
de l’un ont lieu au sein du cadre donné par les mouvements de l’autre). Tous ces partages
symbiotiques concernent non seulement des mouvements, mais évidemment des
mondes, des milieux de vie, des signes et des comportements qui leur sont attachés, et
c’est pourquoi ils peuvent ici servir de paradigmes pour comprendre les partages du
mouvement dans la danse ou dans l’existence humaine : partager une vie ou un geste, ce
n’est jamais seulement partager une guise de translation, mais à travers elle, circuler dans
d’autres modes de perception et d’habiter le monde.

La multiplicité des portes d’entrée dans le partage du mouvement (de la


coexistence, au parasitisme, au commensalisme, au mutualisme, à l’endosymbiose et à la
fusion) est un indicateur précieux d’un fait primordial : le mouvement se partage selon
des directions qui ne lui appartiennent pas. Nous voulons dire par là que rien ne nécessite
de l’intérieur des mouvements eux-mêmes qu’ils se partagent de la manière dont ils se
partagent. (Comme dans l’atomisme des Anciens, il faut la contingence du clinamen pour

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que le partage ait lieu.) Le partage ne présuppose pas que les individus qui s’y rejoignent
y étaient destinés ou contraints par les mouvements dans lesquels ils étaient engagés de
prime abord.

Cette dimension contingente de l’inclinaison qui porte au partage est essentielle,


parce que c’est elle qui permet la figure du partage du mouvement qui va nous intéresser
à présent et que nous nommerons d’un terme déjà entr’aperçu : la rencontre. La
rencontre est plus qu’une figure du partage du mouvement, c’en est le premier instant :
celui de la mise en présence de deux mouvements qui sont inconnus l’un pour l’autre. La
rencontre est sous la dépendance de la contingence du partage, car si les mouvements
étaient prédestinés à aller ensemble, la modalité de leur partage serait déjà décidée, ce
qui exclurait le choc, l’inadaptation, le crissement, l’encontre qu’elle implique. Or par
principe, ceux qui se rencontrent ne peuvent pas savoir comment ils vont se rencontrer :
ils ne contiennent pas en eux le programme qui dicterait les modalités de la rencontre—la
rencontre en décide, et elle ne reste rencontre que tant que la modalité n’est pas décidée
une fois pour toute.

La rencontre est le moment où les deux sens du mot partage—comme opérateur de


disjonction (partager la poire en deux) et de réunion (partager une discussion)—sont
vrais en même temps. Que sont-ils l’un sans l’autre ? L’union de deux mouvements sans le
maintien de leur disjonction, appelons-la indifférenciation : les mouvements de foule, par
exemple, produisent de telles masses indifférenciées. L’indifférenciation rassemble des
individus, mais elle en efface les caractères individuels. Les individus y sont absorbés par
le collectif : on pourrait dire que les individus prennent part au mouvement collectif (ne
serait-ce que par effet quantitatif), mais qu’ils ne le partagent pas. Inversement, la
disjonction de deux mouvements sans leur ajointement, appelons-la départage : un
exemple topique de départage est fourni par le partage territorial enregistré par le
cadastre, qui institutionnalise la fixation des mobilités. Sans doute il s’agit d’un partage,
mais alors c’est un partage sans mouvement au sens précisément où le partage a pour
fonction de prévenir le mouvement (on partage la poire en deux pour éviter le débat) ou
de l’enregistrer après coup (on partage le territoire après que la guerre en a fixé les

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limites). A contrario de ces deux situations de partage sans mouvement (comme le
partage territorial) et de mouvement sans partage (comme le mouvement de foule), la
rencontre réalise la disjonction par la réunion et l’union par la disjonction : elle est partage
du mouvement de part en part.

En ce sens, la rencontre suppose le dialogue, c’est-à-dire non pas la confrontation


de deux discours ou de deux parlants qui lui préexistent (ce qui s’appellerait, en bon grec,
un duologue ou à la limite un dyalogue) mais la tentative, par un ou plusieurs locuteurs, de
percer « au travers du langage » (dia : par, à travers) les oppositions qui les tiennent en
vis-à-vis. Le dialogue suppose à la fois le désir de défendre une position et la
reconnaissance du fait que cette position ne peut apparaître que par le dialogue lui-
même. Dans un (véritable) dialogue, c’est-à-dire dans ces pointes extrêmes d’une pensée
partagée (en mots ou en d’autres mouvements) où le sentiment est celui d’une
réalisation mutuelle par la matière commune, je suis à la fois parlant et parlé, bougeant et
bougé : non pas parce que nous échangeons successivement nos places (un coup c’est
moi qui écoute, un coup c’est moi qui émet), mais parce que ma pensée ne me viendrait
pas sans ta présence, et bien qu’elle émane de moi, elle est sollicitée par toi. Le plus
souvent, il est certain que le dialogue ressemble plutôt à une confrontation de
monologues, où la rencontre n’a donc guère lieu. Il n’en reste pas moins qu’il y a ces
moments spécifiques où nous nous entr’exprimons l’un l’autre, où je sens que toutes mes
pensées sont les miennes, et qu’en même temps, si tu n’étais pas là, aucune ne me
viendrait. Ce que nous partageons, nous le partageons de telle sorte que nous sommes
mutuellement au service l’un de l’autre : tu m’aides à me réaliser, comme être complet ou
total, autant je t’aide à te réaliser. En réalité, je ne pourrais pas être ce que je suis
actuellement si ce n’était par ta présence, et inversement, cette présence qui est la tienne
n’est elle-même rendue possible que par la mienne. Mais dans un autre sens (et cette
restriction est essentielle), on ne peut pas dire que tu sois la condition sine qua non de
mon existence : je pourrais me passer de toi ; je serais sans doute autre que je ne suis,
mais je n’en serais pas moins. Nous nous accomplissons sans fusionner, nous nous
réunissons tout en nous séparant : nous atteignons ce paradoxe d’une « liberté mutuelle

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par dépendance réciproque136 » (mutual freedom within mutual reliance).

Cette dernière formule est de Steve Paxton. Elle lui sert à désigner « l’état d’être
ou d’esprit » dans lequel nous place le Contact Improvisation. Et en effet, c’est ce que
nous a appris le Contact Improvisation : qu’un mouvement peut se partager en ce sens
d’une rencontre qui se prolonge indéfiniment. On peut même dire à présent ce que nous
n’avons pas dit jusque-là, à savoir que le Contact Improvisation se veut le développement
d’un certain art de la rencontre, c’est-à-dire l’art de tout faire pour que deux partenaires
bougent ensemble de telle sorte qu’aucun n’impose le mouvement à l’autre et en même
temps, de telle sorte que chacun y acquiesce. L’espoir ou l’enjeu est que ni l’un, ni l’autre
ne le dirige et que pourtant, et l’un, et l’autre l’agissent. À la fois sujet et objet de la danse
qui me danse et que je danse, voilà la chance qui est faite à l’autre et à moi-même de nous
y rencontrer en conjoignant nos mouvements.

À nouveau, c’est à la relation aux autres vivants qu’on peut puiser modèle pour
comprendre l’idée de rencontre (rien d’étonnant à cela au reste : où trouverions-nous
meilleur modèle d’un autre mouvement encore étranger à nos mouvements et cependant
suffisamment proche pour nous inviter à l’y rejoindre ?). Jean-Christophe Bailly, au début
de son Versant animal en donne une image précise en décrivant, sur une route, la nuit,
voiture plein phares, le surgissement d’une bête :

« C’est un chevreuil qui a débouché d’une lisière et qui, affolé, remonte la


route dont les haies le contraignent : il est lui aussi pris dans l’estuaire, il
s’y enfonce (…). Une sorte de poursuite s’instaure, où le but, n’est pas,
surtout pas, de rejoindre, mais simplement de suivre, et comme cette
course dure plus longtemps qu’on aurait pu le penser, plusieurs
centaines de mètres, une joie vient, étrange, enfantine, ou peut-être
archaïque. Puis enfin un autre chemin s’ouvre à lui et le chevreuil, après
une infime hésitation, s’y engouffre et disparaît137. »

136 Steve Paxton, « Solo dancing », art. cit., p. 24.


137 Jean-Christophe Bailly, Le versant animal, Paris, Bayard, 2007, p. 10.

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Ce qu’esquisse cette rencontre, c’est l’idée d’un accordage, d’une accointance,
d’une mise au pas momentanée avec l’autre. Loin de tout romantisme (Bailly est en
voiture, le chevreuil est apeuré), cette rencontre par-delà les frontières entre espèces
nous donne cependant l’idée de cette fulgurance intime qui peut se produire dans la
synrythmicité. Mais la raison pour laquelle nous amenons ici Bailly est plus que de
montrer que des rencontres, il en est qui s’effectuent aussi entre les espèces. Nous la
mentionnons en raison du caractère fugace qu’elle suggère : la rencontre s’évanouit
presque aussitôt qu’elle advient. Voilà qui nous permet de progresser.

En l’occurrence, la rencontre est éphémère parce que les cartes des parcours de
l’humain et du féral ne font calques que sur une courte portion (une route, un instant de
la nuit). Mais ce n’est pas la seule raison pour laquelle une rencontre, en général, peut
s’interrompre : la co-présence peut parfois et plus facilement encore que la disjonction
des lignes de parcours provoquer la fin de la rencontre. Dès en fait que la modalité du
partage est décidée, actée et prolongée (que ce soit comme séparation, ou comme mode
de coexistence défini), on peut dire que la rencontre a cessé, pour faire place au second
temps du partage, à savoir la symbiose proprement dite, c’est-à-dire le partage de la vie
(dans la coexistence oublieuse de l’autre, comme lorsque les chemins de l’humain et du
chevreuil se séparent, ou dans toutes les autres modalités intermédiaires du parasitisme à
la fusion).

Gageons pourtant qu’il est possible de maintenir et de soutenir la rencontre comme


rencontre, avant qu’elle ne se transforme en une symbiose, et examinons les modalités,
dans l’existence humaine, où des partages de mouvement ont lieu qui maintiennent
vivante la négociation en laquelle la rencontre consiste.

L’en-puissance

Avant d’en arriver là, une question reste toutefois à éclairer, celle de savoir ce qui
dans le mouvement de chacun d’entre nous permet la rencontre. Qu’est-ce qui est
l’opérateur du « nous » ? Nous avons déjà dégagé les coordonnées du problème : ce qui se

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rejoint en nous ne peut être ce qui nous amène à nous rencontrer—sans quoi nos
rencontres seraient prédestinées, et la négociation serait inutile. Ce qui se rejoint en nous
ne peut être que ce qui n’est pas vraiment nous, ce que nous n’avons pas, ou pas encore
(même pour nous seuls).

À nouveau, il faut partir du fait que nos concepts moteurs sont réfractaires à penser
ce commun anonyme que désigne le « nous » sujet de l’action. L’idée de mouvement telle
que nous (modernes) l’avons héritée de la science galiléenne, nous pousse à solliciter un
sujet supposé se mouvoir, c’est-à-dire un sujet doté d’un centre (de gravité) qui peut
s’entrechoquer, être redirigé ou attiré par un autre, mais jamais au point que ce centre de
gravité le quitte pour exister hors de lui, dans un espace partagé avec un autre. Ce sujet
supposé se mouvoir n’est pas absent de la danse moderne, malgré les élaborations
autour des savoirs-sentir qui s’y sont construites. Chez Rudolf Laban par exemple,
l’espace d’action du danseur rayonne depuis et autour d’un sujet centré sur lui-même
sous la forme d’une kinesphère dont le point zéro reste le centre de gravité. Dans ce
cadre de pensée kinesphérique, la rencontre est bien difficile à penser autrement que
comme l’entrecroisement de bulles qui conservent leur autonomie, mais sans que
l’espace même qu’elles génèrent ne soit l’objet d’une négociation entre les bougeurs : au
mieux les centres s’accompagnent, mais ils ne se conjoignent pas. Or ce qu’il nous
faudrait penser, ce n’est pas seulement l’addition de kinesphères autonomes, mais une
dé-multiplication des centres. Ce qu’il nous faudrait penser, ce sont des koinosphères
(koinos : « commun »), des sphères de mouvements possibles qui rayonneraient, non à
partir de centres séparés, mais à partir d’un centre partagé 138.

Une définition du mouvement alternative à celle du déplacement des centres de


masses fait la place à ce qui pourrait faire l’objet d’un tel partage. Ce n’est certes pas la
définition à laquelle la modernité nous a habitués, mais c’est une définition célèbre et

138 Au reste, la Labannotation permet de réaliser cet artifice en décidant, en début de partition, de
déplacer le centre d’où le mouvement est généré, centre qui pourrait bien en effet être partagé entre
plusieurs danseurs, et dont on pourrait décrire les mouvements. (Nous remercions Noëlle Simonet pour
son éclairage sur cette question ainsi que le danseur et linguiste Asaf Bachrach pour avoir dégagé
l’espace pour la penser en imaginant, un jour, le concept-chimère de ki-nous-sphère dont notre
koinosphère s’inspire.)

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importante139 : c’est la définition qu’Aristote propose du mouvement dans sa Physique.
Pour la déployer, nous pouvons repartir du concept de « puissance ». On s’en rappelle,
nous avions sollicité le concept de puissance à partir des considérations d’Agamben sur la
création artistique, que le philosophe italien définissait comme « conservation de la
puissance dans l’acte140 ». Une création, disions-nous, c’est cet acte dans lequel le créateur
s’efforce, non pas de montrer ce qu’il sait faire, mais plutôt de donner à voir ce qu’il ou
elle ne fait pas ; nous en étions ainsi arrivés à dire que toute maîtrise (technique,
artistique, scientifique) consiste non pas tant en un savoir faire qu’en un savoir non-faire,
un savoir-suspendre, un savoir-manifester-l’impuissance. Les concepts de puissance et
d’impuissance qui étaient mobilisés pour définir ainsi l’acte de création, nous l’avons dit,
Agamben les empruntait à Aristote. Il est temps à présent de dire plus précisément qu’il
les empruntait à la théorie aristotélicienne du mouvement, et notamment à la célèbre
définition que le Stagirite en propose. Rappelons-en la formule : « l’en-acte de l’en-
puissance en tant qu’il est en puissance, voilà ce qu’est le mouvement 141. »

Tentons de rendre compte de cette définition dans le cas d’un geste comme
courir142. Au moment où il commence à courir, le coureur est en-puissance de se trouver
en son point d’arrivée ; son acte est quasiment tout entier dans son point de départ. Mais
déjà, d’avoir commencé à courir, du seul fait qu’il se prépare au mouvement, son acte
d’être là où il est se trouve déjà considérablement amoindri : il pourrait être davantage en
acte là où il est, si par exemple, il était occupé à y faire quelque chose 143. Or il ne l’est déjà
139 Rémi Brague affirme même qu’en un sens elle est la seule définition authentique du mouvement dans
l’histoire de la métaphysique occidentale, dans la mesure où elle est la seule qui prétende « valoir pour
toutes les espèces du mouvement, et pas uniquement, par exemple, pour le déplacement local » et qui
évite « le cercle qui consiste à définir le mouvement par lui-même » en le référant au temps ou l’espace
qu’il produit, ou au repos (qui le présuppose) comme dans la définition galiléenne du mouvement
comme « ce qui opère en tant qu'il est en relation avec des choses qui en sont privées. » (Rémi Brague,
« Note sur la définition du mouvement (Physique III 1-3) » dans François de Gandt et Pierre Souffrin
(dir.), La Physique d’Aristote et les conditions d’une science de la nature, Paris, Vrin, 1991, p. 108).
140 Giorgio Agamben, Le feu et le récit, op. cit., p. 51.
141 Aristote, Physique, 201a10 (traduit du grec par Jean-Pierre Lefebvre, Paris, Flammarion, 2000).
142 Ce que ne fait pas Aristote, qui préfère des exemples empruntés à la transformation technique d’une
matière, comme la construction d’une maison, ou l’édification d’une statue à partir du bronze. En nous
situant dans la course, nous prenons toutefois une activité orientée par une fin, conforme en cela aux
exemples d’Aristote, qui toutefois permet d’insister, plus que ne le fait le Stagirite, sur la dimension
expérientielle du mouvement.
143 Et encore ces considérations psychologiques sont-elles étrangères à Aristote, pour qui, en toute
rigueur, rien n’est jamais pleinement en acte là où il se trouve : mis à part Dieu qui est le seul être
intégralement impuissant de la physique aristotélicienne, tous les étants de la nature sont partagés

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plus, il se prépare déjà à être en son point d’arrivée, ce qui veut dire que son acte d’être-là
se mélange d’un autre acte : celui de la puissance d’arriver là où il veut aller. La
formulation est importante : ce n’est pas l’acte-d’arriver-là-bas qui se mêle de l’acte-
d’être-ici : si c’était le cas, la contradiction serait patente, puisque le coureur réaliserait
deux actes incompossibles, être ici et être là. Commençant sa course, le coureur n’est pas
arrivé-là-bas (c’est-à-dire n’a pas « l’arriver-là-bas » en acte). Mais cependant sa puissance
d’être là-bas s’est précisée : alors qu’elle n’était qu’une simple possibilité, une simple
éventualité, elle est maintenant puissance-d’arriver-là-bas en-acte.

Ces considérations nous permettent de déterminer ce qui se passe lorsque je suis


en mouvement, en dehors de la manière galiléo-cartésienne de réduire le mouvement à la
translation. La mobilité que pointe Aristote n’est pas en effet un simple transport, un
simple passage d’un lieu à un autre qui ne ferait rien au sujet : même la plus simple
translation (comme celle du coureur) implique un déplacement, un décentrement du
sujet qui est impliqué, transformé par son mouvement. Le sujet n’est pas simplement
translaté d’un point à un autre de l’espace : il vient à la détermination. Ainsi lorsque je
cours, ma puissance d’être quelque part s’actualise d’une certaine manière, c’est-à-dire
qu’elle prend corps, et dans le milieu que je parcours, et en moi : elle cesse d’être une
puissance générale d’occupation de l’espace pour devenir et apparaître comme la
puissance singulière que j’ai d’être à tel ou tel endroit (là-bas, vers où je cours). Examiné
du point de vue de l’analyse du geste, on dira ainsi que dans le geste de courir, l’élan et
l’orientation de la face ventrale de mon corps donnent une direction à ma puissance
d’habiter l’espace : mon en-puissance n’est pas simplement une latence indéterminée, il
est déjà visiblement ailleurs en-acte.

Ainsi le mouvement n’est pas une force aveugle, mais comme l’indique Patočka, une
« force voyante144 » au sens où elle produit de la visibilité, où elle rend les choses

entre l’acte et la puissance. cf. notamment l’excellente synthèse de Gwenaëlle Aubry, Dieu sans la
puissance. Dunamis et Energeia chez Aristote et Plotin, Paris, Vrin, 2007.
144 Sous-jacent au mouvement qui se déroule « dans l’espace », qui passe d’un point à un autre, Patočka
parle d’un mouvement plus originaire qui « n’est pas le changement de lieu des choses, mais bien plutôt
cet élan dynamique qui porte l’existence hors d’elle-même, qui fait qu’elle est toujours déjà hors de soi,
qu’elle s’est excédée en direction des choses, qu’elle est devenue une force voyante. » (Jan Patočka,
Papiers phénoménologiques, édité et traduit du tchèque par Erika Abrams, Grenoble, Millon, 1995, p. 72.)

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manifestes. Dans le mouvement, ma puissance n’est pas seulement quelque chose que
j’ai, c’est quelque chose qui (se) montre. Comment (se) montre-t-elle ? Nous l’avons
abordé dans nos remarques sur le concept d’hexis chez Aristote en disant qu’en toute
rigueur la possession d’une habileté se manifeste non pas dans la possibilité de faire
(dans l’exemple du médecin : savoir-soigner) mais plutôt de la possibilité ne-pas-faire
(savoir-ne-pas-soigner, savoir-s’abstenir-de-soigner). Or ce qui est vrai de l’hexis l’est
également de la dynamis qui se manifeste dans l’être-en-mouvement. En effet, tant que je
n’ai pas commencé à courir, la possibilité que j’arrive-là-bas est sans doute peu
remarquable, mais sa négation l’est moins encore ; il apparaît avec peu de clarté que je
puisse ne-pas-arriver-là-bas. Mon pouvoir d’échouer, psychologiquement, n’est ni un
enjeu, ni une menace, ni même une idée qui me vient à l’esprit. Dans le mouvement au
contraire, la puissance se révèle comme « ce qui accueille et laisse advenir le non-être et
cet accueil du non-être définit la puissance comme passivité et passion fondamentale 145. »
De même qu’être architecte, c’est être capable de s’abstenir de construire comme aucun
autre ne saurait le faire, de même être en mouvement, c’est être capable de ne pas
arriver là où l’on va comme aucun être en repos ne pourrait le faire, c’est accueillir la
possibilité que je n’y arrive pas (c’est-à-dire sinon l’accueillir à bras ouverts, du moins
composer avec cette possibilité).

Que gagnons-nous à utiliser ce vocabulaire de l’en-puissance par rapport au


problème du partage du mouvement ? Nous y gagnons le nom du problème qu’il nous
reste à résoudre, à savoir : qu’est-ce qui est partagé dans deux (ou plusieurs)
mouvements qui se conjoignent, si ce n’est pas ce qui leur appartient en propre. La seule
« chose » qui puisse convenir aux contraintes de ce problème, nous pouvons à présent lui
donner un nom : c’est la puissance, c’est-à-dire ce qui n’est pas de soi déterminé, mais, qui
dans le mouvement vient à la détermination.

Ces remarques métaphysiques sur le mouvement nous servent d’appui pour


l’enquête plus empirique qui va suivre. Elles nous permettent de faire l’hypothèse que
pour rencontrer l’autre, il est nécessaire de reconnaître cette puissance qui travaille, de
l’intérieur, chacun de nos gestes. Et comme c’est dans ce que nos gestes manifestent ou

145 Ibid., p. 323.

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« possèdent » de potentiel que la rencontre s’effectue, il faut dire que l’art qui consiste à
prolonger le moment de la rencontre est l’art qui consiste à manifester, dans le partage
du mouvement, l’en-puissance plutôt que l’en-acte.

À partir de ces réflexions, nous pouvons donc aborder les deux modèles empiriques
nous permettront de penser la rencontre : il s’agira de la rencontre improvisée et de la
rencontre amoureuse. En chacun d’eux il y va en effet d’un certain apprêtement, d’une
certaine éthique de la relation à l’autre, dont les descriptions qui suivent ne se veulent
toutefois pas être normatives : il n’est pas meilleur de rester indéfiniment sur le plan de la
rencontre que de laisser passer ce moment sur d’autres cartes d’existence partagée. Cela
n’exige pas plus ou moins d’art que de savoir suspendre le partage du mouvement pour
en rester à la négociation permanente des conditions du partage, que de savoir prolonger
de manière durable un partage continu de mouvements selon une même modalité (que
celle-ci soit d’ignorance mutuelle ou d’existence partagée...). La rencontre nous semble
seulement être ce que vise, apprête et entraîne le Contact Improvisation, et c’est toujours
dans la perspective de nous laisser initier par cette forme de danse à des modalités du
mouvement qui lui appartiennent que nous écrivons ce qui suit.

La rencontre improvisée

La troisième entité

L’idée qu’une rencontre est l’occasion de la reconnaissance de « ce qui est en


puissance » s’entend dans les usages les plus communs du verbe improviser. Ainsi de
l’hôte qui reçoit des invités inattendus et qui doit « improviser un dîner » : il leur prépare
« une petite bricole », il travaille non pas certes à partir de rien (il a bien des ingrédients
disponibles dans sa cuisine), mais rien de ce avec quoi il travaille n’avait été provisionné,
c’est-à-dire destiné à préparer ce dîner—l’art du cuisinier-improvisateur consiste à
découvrir ce qui est en-puissance (de convenir pour le dîner) dans ce qui ne s’y oriente
pas. On pourrait distinguer en ce sens les ressources et les provisions : sans provisions
(im-provisus), l’improvisateur fait appel à ses ressources qui ne consistent en rien d’autre
que les « moyens du bord », c’est-à-dire les éléments présents bien qu’imprévus.

- 435 -
Autrement dit, l’improvisateur est un bricoleur : les éléments avec lesquels il travaille ne
sont pas à sa disposition en vertu d’un projet (comme l’ingénieur dispose des matières
pré-formées à intégrer à sa construction) ; tout l’art du bricoleur consiste (comme le dit
Lévi-Strauss dans un parallèle célèbre entre pensée sauvage et pensée bricoleuse) à
interroger les choses pour comprendre ce que chacune d’elle pourrait signifier : « ce cube
de chêne pourrait être cale pour remédier à l’insuffisance d’une planche de sapin, ou bien
socle, ce qui permettrait de mettre en valeur le grain et le poli du vieux bois. Dans un cas il
sera étendue, dans l’autre matière 146. » Disposant ainsi d’une « science du concret »,
j’opère—en tant qu’improvisateur-bricoleur—à l’intérieur d’un monde de signes, c’est-à-
dire de quasi-interlocuteurs. Suivant la stratégie de l’interprète, je suis en dialogue avec
mon environnement plutôt que je ne le subsume sous des catégories classificatoires. Et je
ne le fais pas parce qu’une ontologie floue serait « meilleure » (moralement,
épistémiquement) qu’une ontologie dure, mais parce qu’une telle attitude me permet de
m’en sortir en l’absence de provisions adéquates. Cette attitude me permet de produire
des ressources, non pas en les recrutant d’ailleurs, mais en changeant le signe de ce qui
m’est déjà disponible mais que je ne soupçonnais pas pouvoir me servir.

Disons que l’improvisation dont nous parlons serait quelque chose comme un
bricolage, non plus avec des rudiments d’objets collectionnés (comme le bricolage dont
parle Lévi-Strauss), mais avec mes propres habiletés au sein d’un monde en mouvement.
Le premier niveau où ce bricolage de mouvement existe est celui du solo improvisé avec
les éléments. Gilles Deleuze en a trouvé la formule en parlant (à propos des sports de
glisse) d’« insertion dans une onde préexistante147 ». La question n’est pas celle d’être à
l’origine du mouvement : elle est plutôt de savoir « comment se faire accepter dans le
mouvement d’une grande vague, d’une colonne d’air ascendante, ‘‘arriver entre’’ au lieu
d’être origine du point d’effort148. » Avec génialité, Deleuze décrit ici l’enjeu même du
désapprovisionnement qui concourt à la rencontre : celui de se mettre au service d’un
mouvement qui est en cours.

Or, à un deuxième niveau, qui nous intéresse plus spécifiquement, cet effort de se
146 Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 32.
147 Gilles Deleuze, Pourparlers, op. cit., p. 126.
148 Ibid.

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mettre au service d’un autre mouvement, cet effort de « se faire accepter », peut devenir
une relation réciproque et non plus à sens unique. Ainsi dans le Contact Improvisation, on
peut dire que les danseurs s’efforcent mutuellement de se désapprovisionner : ils se
présentent l’un à l’autre avec le désir d’abandonner une partie des provisions dont ils se
sont munis, remettant à plus tard leurs rôles et autres ritournelles gestuelles dans un
temps suspendu. Désapprovisionnés, les improvisateurs se retrouvent, face à leurs
partenaires, à être bougés l’un par l’autre, plutôt qu’à se mouvoir ou à faire arriver
quelque chose. Or ce désir n’est pas sans poser une difficulté : chacun des partenaires
entretient le même but, qui est de « se fondre » dans l’autre. Contrairement au surfeur,
qui a pour partenaire la mobilité incessamment renouvelée de l’océan, les danseurs n’ont
affaire, semble-t-il, qu’à d’autres danseurs aux forces d’autant plus limitées qu’ils n’ont
eux-mêmes de but que de suivre la pente, « l’onde » que représente l’autre. D’où
s’origine, alors, le mouvement ? D’où vient l’onde, si ma présence ne se veut qu’écoute de
l’autre ?

Il est rapidement apparu aux contacteurs qu’un troisième terme surgissait, en


réalité, de la rencontre : qu’on n’était, en vérité, jamais seuls à deux. C’est en effet à une
boucle motrice bien close qu’on assisterait si l’on s’en tenait à n’être que nous deux,
puisque si et moi et mon partenaire n’avions d’intention que d’écoute mutuelle, nous
nous retrouverions vite à tourner en rond. C’est ce qui conduit les contacteurs à une vive
méfiance à l’égard de toute idée d’abandon complet de la subjectivité (cela et l’idéal
anarchiste porté par les fondateurs). Nancy Stark Smith affirme ainsi que si la fusion dans
un flux partagé est chose souhaitable, cela ne veut pas dire que l’autre soit la source où je
puise mes ressources : si je m’efforce d’être sans provisions, ce n’est pas pour accaparer
celles de mon partenaire149. Si je viens sans provision, c’est justement pour être mise en

149 cf. Nancy Stark Smith avec Carol Horwitz, « Interview material for Challenging Dominant Gender Ideology
Through Contact... », s.l., 1994, s.p. [NSS Archives.] « Je crois que parfois, avec cette image du tiers
esprit, de la coopération ou de la collaboration permanente, les personnes impliquées peuvent perdre
le sens de leurs individualités. (…) Certaines personnes s’attachent à la pratique du Contact parce
qu’elles manquent d’un sens de soi, et donc elles se retrouvent à en chercher confirmation chez l’autre.
Je ne crois pas qu’il se soit s’agit de cela dans les premiers temps : on allait rencontrer nos partenaires
parce qu’on avait quelque chose à leur offrir. » (« I think that sometimes with this issue of third mind and
the cooperative and working with other people all the time, people do lose a sense of themselves
individually, (…). Sometimes people that end up going to contact because they don’t feel a strong sense of
self are looking for something from the other person. I don’t think that was part of it initially, or that was

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demeure d’en produire : la relation n’amène pas à la dissolution du soi, mais bien à sa
réalisation. Où vais-je donc piocher ces ressources ?

Au cours des années 1980, sous l’impulsion de Nancy Stark Smith, ce lieu ressource
reçoit le nom de « troisième entité » ou de « tiers esprit », par référence à un livre écrit à
quatre mains par deux poètes beat : The Third Mind150. Dans ce livre, William S. Burroughs
et Brian Gysin déclarent qu’« aucune rencontre entre deux esprits ne peut se produire
sans, par là, créer une tierce force, invisible et intangible, qu’on peut assimiler à un tiers
esprit151. » Comme un livre à quatre mains agence les quatre mains ensemble plutôt que
les quatre mains n’écrivent le livre, de même la danse bouge les deux danseurs plutôt
qu’ils ne la dansent. Cette dictée reçue de la troisième entité est parfois jugée si
essentielle au Contact Improvisation qu’elle se confond avec la pratique : le Contact
Improvisation c’est cette troisième entité, « personnifiée » ou instanciée comme un
surmouvement qui préside à nos mouvements, qui, bien qu’invisible ou inséparable de
nous qui dansons, se trouve entre nous et nous danse152.

Comment qualifier cette troisième entité ? Il nous faut tirer les leçons de nos
parcours biologiques et anthropologiques et superposer les calques qu’ils nous offrent
sur la carte du partage du mouvement. Le partage biologique du mouvement nous a
appris qu’il n’y a de vie qu’au sein d’une communauté biotique, et le partage postural du
mouvement nous a appris qu’il n’y a pas de geste où ne transitent les étayages fournis par
autrui : il est temps de voir que ces étayages empruntent à des domaines plus vastes de
l’être que nos seuls congénères. Dans le partage du mouvement entre deux êtres
humains tels qu’il s’instancie dans le Contact Improvisation, la relation intermotrice
tournerait bien vite à vide s’il n’y avait pas toutes les autres relations, avec la Terre, avec

always the way it was practiced. You go with your partner because you have something to offer. »)
150 Rappelons-le, Nancy Stark Smith a été l’élève de la poétesse beat Diane di Prima avec qui elle travaille
dès 1972 : c’est à cette occasion qu’elle fait la connaissance de ce livre et du concept qui l’accompagne.
Sur l’origine de ce transfert conceptuel entre la littérature et le Contact Improvisation, on peut se
reporter aux notes du colloque qui s’est tenu à St Mark’s Church à l’occasion du 11ème anniversaire du
Contact Improvisation (Cynthia Novack (éd.), Contact Improvisation Symposium at St Mark’s Church, op.
cit., [NSS Archives]).
151 William S. Burroughs et Brian Gysin, The Third Mind, New York (NY), Viking, 1978, p. 25.
152 Steve Paxton parle ainsi d’une « troisième entité entre les danseurs qui n’est autre que le Contact
Improvisation lui-même » (cité in Cheryll Pallant, Contact Improvisation. An Introduction To A Vitalizing
Dance Form, Jefferson (NC) et Londres, McFarland & Company, 2006, p. 10.)

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les choses, avec les vivants, pour continuer d’alimenter notre rencontre.

C’est pourquoi, dans l’entraînement des danseurs, une autre sensibilité est travaillée
que la sensibilité à l’autre humain, sensibilité qui vient nous décaler en dehors de notre
rétroaction ou plutôt, qui vient alimenter notre rétroaction à autre chose que ce qu’il y a
d’humain, y compris en l’autre. La troisième entité, qui émerge de la rencontre des deux
partenaires, n’est pas simplement une fiction utile pour rendre compte d’une danse
vouée à l’abandon aux forces en présence : elle pointe le fait qu’il y a, dans un duo avec
un autre partenaire, une sensibilité accrue à ce qui dans le partenaire et autour de nous
n’est pas de lui.

Le mimisme

On peut trouver confirmation ou plutôt inspiration à penser la relation à cette


troisième entité et plus généralement aux forces extra-humaines en présence « dans
l’autre » dans L’anthropologie du geste de Marcel Jousse. Le père jésuite, dans ce qui
constitue l’une des théories du geste les plus profondes (en même temps qu’elle en est
assurément la plus ésotérique) a donné au partage du mouvement avec les autres êtres
qu’humains le nom de Mimisme 153. Tentons de donner corps pour nous à ce concept :
nous y trouverons quelque chose du partage du mouvement qui s’institue entre moi et
mes partenaires dans la danse.

La théorie du Mimisme de Marcel Jousse part d’une idée toute physique : celle
d’une résonance cosmique d’envergure universelle, où tout événement physique
consonne en toutes choses. Le cosmos joussien est ainsi qu’un système d’inter-vibration,
finalement assez peu différent du cosmos de Newton et de Leibniz : c’est un monde tout
plein, où toutes choses agissent sur toutes autres choses. En cette caisse de résonance
cosmique, Jousse (anthropologue de son métier, élève de Marcel Mauss) concentre son
attention sur l’humain. Pas moins que les autres choses, l’humain résonne. De ce qu’il a
été bien éduqué, toutefois, il semble qu’il tende plutôt à résonner avec ses congénères : il
converse (plutôt qu’il ne consonne), au sein de cette semblance d’humanité qu’on
commence par appeler famille, qu’on élargit à la tribu, et parfois à certaines nations,

153 Marcel Jousse, L’anthropologie du geste (1969), Paris, Gallimard, 1975.

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pourvu qu’on les unisse. Il est cependant, d’après Jousse, d’autres mimiques qui
manquent d’être renommées, et que l’on aurait tout intérêt à rendre célèbres si l’on
voulait expliquer comment l’on en vient à savoir des choses sur d’autres choses que nos
congénères. Il y a Mimisme, pour Jousse, dès qu’il y a perception : percevoir, c’est
toujours percevoir un mouvement, et percevoir un mouvement, c’est se l’attacher aux
articulations en le rejouant. Ce rejeu est l’activité où s’éduque ainsi notre vocabulaire
moteur : non pas à contempler papamaman, mais à intussusceptionner (c’est-à-dire à
faire grandir au-dedans) aussi bien chats que lierres et étoiles filantes. Comme il l’affirme
de manière synthétique :

« L’homme ne connaît que ce qu’il reçoit en lui-même et ce qu’il rejoue.


C’est le mécanisme de la Connaissance par nos gestes de rejeu. Nous ne
pourrons jamais connaître ce qui est totalement en dehors de nous.
Nous ne pouvons connaître que ce que nous avons intussusceptionné
plus ou moins parfaitement154. »

Ce Mimisme par lequel nous nous faisons donc des gestes non pas seulement en
nous les empruntant les uns aux autres dans un cercle d’humanité qui se serait bien vite
refermé sur lui-même, on le reconnaît encore bien à l’œuvre chez les enfants (qu’on a
bien pour cela besoin d’éduquer par la parole à s’articuler avec plus de préférence aux
autres humains). Dans certains de leurs jeux d’imitation, les enfants ne se mesurent en
effet pas tant les uns aux autres qu’à des moulins, des ruisseaux ou des nuages. Ces jeux
—qui agrandissent le cercle des entités qui circulent en eux non seulement aux autres
humains mais encore aux vivants, aux éléments et aux machines—sont très sérieusement
joués et permettent, sans qu’il paraisse y avoir pour cela crime de lèse-humanité, de
sauter par-delà les frontières entre espèces et même entre modes d’existence.

Décrire et accéder à ce moment de la perception humaine où les mouvements des


choses sont vécus comme des gestes inchoatifs relève d’un certain entraînement dont
Marcel Jousse avait eu le secret. Mais en deçà de ces perceptions affinées, on peut
s’intéresser à reconnaître le Mimisme à l’œuvre dans toutes les relations motrices que
nous pouvons enclencher avec les choses regardées en sympathie, sympathie par laquelle
154 Ibid., p. 54.

- 440 -
j’accompagne de mouvements de mes yeux, de mon tronc, voire de tout mon corps, les
mouvements que je vois au dehors. Et même à un niveau tout à fait quotidien, on peut
remarquer que mon rapport à l’environnement n’est que rarement une simple
manipulation, que les choses me « répondent », que je « négocie » avec elles : quand je
m’essaye à nager, il faut que je m’accoutume au rythme de la vague et si assurément
l’océan ne fait pas d’effort pour s’accoutumer à moi, la nage réussie est le moment où
cependant, nous fluons ensemble.

On dira que ce ne sont là que des métaphores, que les choses n’ont pas le système
nerveux ou les cellules sensibles qui permettraient de parler en elles de tactilité, pas plus
qu’elles ne disposent de l’appareil phonatoire qui permettrait, en toute rigueur, de leur
prêter la parole. Mais parler de métaphore ne résout pas le problème : c’est seulement en
poser les termes, car il faut bien qu’il y ait une communauté d’être sur la base de laquelle
le transfert de sens puisse s’effectuer. Tout n’est pas métaphore de n’importe quoi : si les
métaphores existent, c’est donc qu’elles pointent vers une unité plus profonde que la
distance ontique ne semble le laisser penser. Or, la reconnaissance d’un mouvement voire
d’une gestualité chosiques est d’autant plus requise que, d’être humains, nous n’en
laissons pas, inversement, d’être choses : la fatigue fait volontiers apparaître mon corps
comme poids à extirper du lit comme je désembourbe une masse de l’emprise de la
gravité ; et quand le marteau du médecin vient frapper le ligament de la rotule et que, par
réflexe ostéotendineux, ma jambe se soulève, sa logique m’échappe et c’est bien elle qui
semble se mouvoir, sans moi.

Le Mimisme a-t-il de quoi inquiéter les frontières bien établies du soi et de l’autre ?
En un sens oui, car voilà l’humain en danger de s’évider évidé de tout contenu propre,
condamné à ne pouvoir mettre la main sur lui-même qu’en s’essayant à savoir avec quoi il
résonne. Mais en un autre sens, on peut dire que Jousse sauve l’humain du solipsisme
intraspécifique qui le ferait tourner en rond sur les origines humaines de ses propres
gestes, et qu’il invite à penser qu’on puisse trouver, non seulement trace, mais plus
encore ascendance du sujet dans ces espèces de choses qui ne sont pas lui, ce qui ne doit
pas s’entendre uniquement comme une relation de filiation via papamaman, mais bien
plutôt comme une relation de convivance qui déborde des contours bien fixés de la

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chromosomie. Que donc, dans ce Mimisme qui nous lie à la gestualité des choses, il y soit
cependant question de soi, c’est ce qui ne devait pas faire question pour Jousse, étant
donné qu’en effet, c’est bien le sujet qui leur répond. Et cependant, ce qui dans le sujet
leur répond est un « je » traversé par les choses, plutôt qu’un « je » qui articule ou qui
agence les choses entre elles. Il faudrait ainsi dire que le rejeu dont il est question dans le
Mimisme ne peut mettre en jeu un « je » qu’à condition que cette réponse lui vienne de
plus loin que du moment où il est capable de l’articuler, moment donc où il covibre avec
les choses, moment où « l’arbre pousse en moi » et où « les oiseaux volent à travers
nous ».

Or c’est de ce même endroit, à cette même ressource que puise ma capacité à


bouger avec un autre de manière à partager nos mouvements : d’un endroit où la
différence du sujet et de l’objet n’est pas encore suffisamment marquée pour que j’aie à
opter, d’une manière ou d’une autre, pour l’un ou l’autre de ces visages qui sont les
miens.

En nous inscrivant dans un mimisme généralisé qui touche à tous les êtres mobiles,
Jousse nous donne à renouveler notre compréhension de ce qui se joue dans les relations
motrices des humains entre eux : il nous donne à sentir l’idée que ce qui s’échange, même
entre deux humains, ce n’est pas que ce qui en eux ressortit à la partition que leur prescrit
leur espèce, ou leur société. Il nous donne même à penser plus avant, que ce qui se
partagerait, entre eux bougeurs, ce n’est justement pas ce qui serait contenu dans ces
prescriptions, mais au contraire, quelque chose qui n’y serait pas, si bien que serait
partagé, non pas quelque chose de circonscrit et tenu en propre par celui qui la partage,
mais au contraire, quelque autre chose d’immaîtrisé.

La rencontre amoureuse

Une autre série de gestes (que ceux de la danse improvisée à deux) nous amène au
même résultat et nous permettent d’en raffiner le sens : c’est la série des gestes
amoureux. Repartons-en : nous verrons qu’il est question, dans la rencontre amoureuse,
du même don réciproque de potentiel que nous trouvons dans le duo dansé.

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Aimer

Le terme même de rencontre—par lequel nous qualifions ce début du partage du


mouvement que l’improvisation s’efforce de prolonger—trouve dans le vocabulaire
érotique une de ses acceptions les plus centrales. C’est ainsi de la rencontre amoureuse
qu’il est question, en français, quand je parle d’une rencontre tout court. Si je dis à un ami
que « j’ai fait une rencontre » ou que « j’ai rencontré quelqu’un », voilà bien ce qu’il
entendra : que j’ai le sentiment du « début de quelque chose » entre moi et un autre,
qu’une relation amoureuse est en train de s’ouvrir pour moi. Or de quoi retourne-t-il dans
la rencontre amoureuse ? Qu’est-ce qui s’y échange, quel est l’objet du don ? Le
psychanalyste Jacques Lacan en a donné la formule, non pas en parlant de la rencontre
amoureuse elle-même, mais en parlant du geste d’aimer comme d’un don très particulier :
« aimer, dit-il, c’est donner ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas 155. » Qu’est-ce à
dire ?

Tout d’abord, clarifions les choses : dans la formule de Lacan, l’amour n’est pas
l’objet qui est donné. L’amour n’est pas l’objet de la transaction—il en est l’enjeu : c’est
par amour que l’on donne (« quelque chose » que l’on n’a pas) et que l’on reçoit
(« quelque chose » qu’on ne veut pas) ; mais ce n’est pas l’amour qu’on donne (sans
l’avoir) ou qu’on reçoit (sans le vouloir). Tel est le sel de la formule, qui laisse entière la
question de savoir : qu’est-ce alors qu’on donne (si on ne l’a pas) et qu’on reçoit (si on
n’en veut pas) ?
Intéressons-nous à la première partie de la transaction : le don. Quelle est cette
chose que je peux donner sans l’avoir ? On peut y réfléchir a contrario, en pensant à ce
qu’on a et qu’on donne : de l’argent, des objets matériels, des « possessions », bref tout
ce qui ressortit à l’ordre du titre sur lequel j’ai propriété, et dont je peux transférer la
propriété. De titres, je n’en ai pas que de matériels : j’ai aussi des titres de noblesse, ou
bien encore des capitaux symboliques, culturels, des « connexions » comme on dit aussi.
Tous ces titres (matériels et immatériels), je peux en effet les donner, c’est-à-dire soit
m’en départir, soit les partager (les avoir en commun avec un autre). Mais une chose est
remarquable dans chacune de ces versions du don du possédé : c’est qu’une fois que la
155 Cité dans Jean Allouch, L’amour Lacan, Paris, Epel, 2009, p. 15.

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transaction s’est produite, le don n’est plus possible. Une fois que je t’ai donné les clefs
de ma maison, une fois que j’ai partagé mes amis, la transaction est faite et je ne peux
plus véritablement revenir dessus : même si sans doute, dans le sens négatif, je peux
cesser de l’effectuer (reprendre mes clefs, t’interdire de voir mes amis), dans le sens
positif, la transaction n’a plus besoin de moi, elle suit son cours.
Or on voit bien qu’une telle transaction ne peut convenir à la situation amoureuse
où, on l’espère, il y aura encore des réserves pour aimer une fois que les caisses seront
vides ou que les comptes seront partagés. C’est pourquoi Lacan propose cette ruse
syntaxique, donc, qu’il s’agit de donner à l’autre non pas quelque chose qu’on a (et que
pour cela je serais au risque d’épuiser), mais quelque chose qu’on n’a pas. Et en effet, si je
te donne ce que je n’ai pas, je ne suis pas près de l’épuiser.
Cette dernière précision est d’importance, car elle permet de raffiner les contraintes
théoriques qui pèsent sur cette chose qui transite dans l’amour : c’est non seulement une
chose que je n’ai pas, mais en tant que chose non-possédée, c’est une chose dont j’ai une
réserve formellement infinie. En réalité, il faut préciser le sens de cette infinité : ce n’est
pas que mes ressources soient inépuisables en elles-mêmes (par exemple : je peux
mourir) ; c’est plutôt que nous nous retrouvons, dans l’amour, dans cette étrange
situation où plus j’en donne, plus j’en ai à revendre. En trompant la logique, Lacan nous
propose ainsi une conception d’un don qui non seulement ne s’épuise pas à mesure qu’il
se dépense, mais qui, par surcroît, s’exauce, se renforce de se dépenser. Contrairement à
la possession, dont le transfert signifie la dépossession, ce qui transite dans l’amour est
tel que le don m’en enrichit plutôt que de m’en priver.
Quelle est donc cette chose que je peux donner sans l’avoir et qui s’augmente
d’être donnée ? Une seule réponse peut convenir et c’est l’idée de puissance, de
potentiel, de pouvoir-devenir qui nous permet justement de le circonscrire. En effet, ce
que je peux devenir, je ne l’ai pas : si je l’avais, ce ne serait justement plus une puissance,
mais un acte, une propriété, un titre. Mais dans un autre sens, si je ne la donne pas, cette
puissance, si je ne la fais pas transiter, elle s’étiole, elle s’amenuise : elle ne donne
véritablement ce qu’elle a à donner que pourvu que je la mette en jeu (sans l’acte de la
donner, cette puissance ne reste qu’une simple possibilité théorique). En donnant ma

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puissance à l’autre, je ne m’en épuise pas, mais tout au contraire, je donne un sens à cette
puissance en la mettant dans le pot commun de ce que nous pourrons devenir ensemble.
Nous nous mobilisons ensemble : mutuellement, nous nous faisons don de faire passer à
l’acte nos puissances en tant que puissances.
À présent que nous avons retrouvé (sans trop de surprise), notre concept de
puissance, on peut comprendre (sans trop d’effort) pourquoi de l’autre côté, l’aimé ne
« veut pas » du potentiel qu’il reçoit de moi. En effet, s’il le voulait—c’est-à-dire s’il le
visait, le circonscrivait avant de le recevoir—il le réduirait à de l’actuel (de l’argent, une
belle voiture, une situation sociale) si bien qu’au moment où il serait satisfait, la relation
cesserait. Sans doute l’autre veut « de moi », mais en toute rigueur il ne me veut rien—
sans quoi il courrait le risque, bien vite, de « m’en vouloir » de ce que je ne lui donne pas.
Fernand Deligny parlait de sa relation amoureuse en ces termes :

« Elle n’a pas plus besoin de moi que je n’ai besoin d’elle, ce qui permet
des relations de voisinage de fort bon aloi.

On me dira qu’il y manque la dimension de l’échange.

Quelle erreur. Je ne veux rien d’elle et elle n’attend rien de moi, ce qui
nous protège de nous en vouloir156. »

Recevoir le don d’amour, ce n’est pas la même chose que recevoir ce dont on a
besoin : quand j’ai besoin d’eau, si j’en obtiens, je n’ai plus soif (au moins pour un temps,
ma satiété est satisfaite, je peux me détendre). Au contraire, quand j’aime quelqu’un,
nous nous trouvons dans cette situation où, au moment même où l’autre est là, c’est
comme si je ne l’avais pas, comme s’il n’y avait pas assez de lui dans sa présence : d’où ces
étranges impressions de nostalgie par anticipation, qui traversent comme des
fulgurances la vie aux côtés de l’être aimé, où l’autre me manque alors qu’il est là. Ainsi
recevoir, dans la relation amoureuse, a tellement peu à voir avec l’entrée en possession
d’une propriété que j’ai l’autre entre les mains, c’est comme si je ne l’avais déjà plus. Voilà
la véritable dimension de l’échange. Dans l’amour, je ne veux pas de ce que me donne
l’autre parce que ce que je veux (sa puissance), je ne peux pas le vouloir (le viser) sans

156 Fernand Deligny, L’arachnéen et autres textes, op. cit., p. 13.

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risquer de le nier (le réduire à de l’actuel, du consommable).

Dans l’amour, je te donne ce que j’ai d’inépuisable en moi (« ce que je n’ai pas »), et tu le
reçois de telle sorte que tu ne l’épuises pas en attendant de moi que j’en fasse quelque
chose (« tu n’en veux pas »). Dans l’amour, ce que j’offre c’est ce que je ne suis pas
encore, c’est la part de moi que nous pouvons—toi et moi—faire devenir ensemble. Dans
notre vocabulaire, on peut ainsi dire que la relation amoureuse se réalise comme
rencontre : ce n’est pas qu’il y a une rencontre amoureuse, qui serait ensuite suivie d’une
relation amoureuse qualitativement distincte du moment de la rencontre ; la relation
amoureuse elle-même est la perpétuation du kairos de la rencontre.

Faire l’amour

Ce qui s’exprime ainsi au plan de la relation amoureuse, on peut en trouver


confirmation dans un phénomène moins diffus que le sentiment d’amour. Ce phénomène
plus circonscrit, plus spécifiquement orienté, c’est le désir.

La phénoménologie érotique de Renaud Barbaras nous met sur cette piste. Depuis
Le désir et la distance jusqu’à sa Phénoménologie de la vie et son dernier traité sur Le désir
et le monde157, Renaud Barbaras n’a en effet eu de cesse de nous apprendre à voir dans le
désir une manière de viser l’autre telle que, à l’inverse du besoin, la présence qu’il réclame
—une fois offerte—exacerbe la visée au lieu de la combler. Plus le désiré est là, plus je le
désire : sa présence, au lieu d’étancher ma soif de lui, l’exauce, l’attise, l’excite enfin. C’est
en vertu de cette structure que le philosophe a fait du désir le transcendantal de toute
opération (et en particulier la perception) qui me livre l’autre comme tel, c’est-à-dire
comme autre que moi. En effet, dans le désir, la dialectique de la visée et du
remplissement est perpétuellement mise en défaut : l’autre n’est en un sens jamais où je
l’attends, où j’entends lui fixer une place, il déborde les catégories par lesquelles je le vise.
En dehors des coordonnées, des structures ou des projets par lesquels je le vise, l’autre
en sa présence même attise mon désir d’être auprès de lui. Et cet échec n’est pas un
échec empirique : ce n’est pas que mes catégories seraient mal faites, que mes

157 Renaud Barbaras, Le désir et la distance, Paris, Vrin, 2006 ; Introduction à une phénoménologie de la vie,
Paris, Vrin, 2008 ; et Le désir et le monde, op. cit.

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préconceptions seraient mal taillées à la réalité de cet autre que je désire, alors que je
devrais en désirer un autre qui conviendrait mieux à mes catégories, ou que je devrais
avoir d’autres catégories pour désirer cet autre. L’échec est intégral à la relation de désir :
l’autre n’y peut apparaître comme autre désiré que dans la mesure où il excède le
mouvement par lequel je le vise. C’est en ce sens que le désir livre les clefs de ce que
serait une rencontre avec un autre dont je m’efforcerais de maintenir l’altérité, dont je ne
voudrais à aucun prix résorber la différence et ce en raison même du fait que je ne désire
que le rejoindre lui (et non un autre). Car si je devais véritablement le rejoindre, la
condition réciproque de la relation érotique viendrait à se défaire : lui-même n’aurait plus
à tendre vers moi, puisque je ne serais plus à distance, mais dans une proximité si proche
de la fusion qu’il n’y aurait plus rien de la dynamique, du mouvement requis pour
m’atteindre. Il n’est donc ni possible que je le vise d’après des coordonnées qui seraient
les miennes, auquel cas je réduirais son altérité, ni que je passe de son côté, auquel cas je
réduirais la mienne.

Cette situation nous permet de franchir un pas supplémentaire par rapport à


l’analyse de la relation amoureuse. Alors que la relation amoureuse nous permettait de
comprendre que la transaction qui a pour enjeu l’amour ne peut concerner que les
potentiels de chacun, et non leurs déterminations actuelles, le désir nous amène à penser
le don réciproque du potentiel comme un don de quelque chose qui m’excède, plutôt que
je ne le contiens. Ce que je vise dans l’autre aimé, ce n’est pas lui, mais plutôt ce dont il est
lui-même l’excès, ce à quoi lui-même il ouvre. C’est ce qu’on appelle communément : son
monde—monde qui n’est pas mondain (je ne vise pas son « titre » dans le monde) mais
plutôt cosmique : c’est le monde qui s’organise autour de lui, le monde de ses
perceptions, de ses habitudes, les rues où il habite, les parfums qu’il porte. Comme Proust
l’avait vu avec les jeunes filles en fleur, et comme Deleuze et Guattari l’ont réaffirmé à sa
suite dans leur Anti-Oedipe, ce que je désire en l’autre, c’est toujours plus que lui : un
paysage, une époque, bref un agencement spécifique, un ensemble et non un individu
enfermé dans son enveloppe. Ce que je désire dans l’autre c’est la clef qu’il est pour
ouvrir sur autre chose que lui, c’est la fuite qu’il est hors de lui-même, comme être qui
sent, qui ressent, qui agit, qui vit dans le monde et dans l’histoire.

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Comme le synthétise Barbaras,

« Contrairement à ce que l’on serait enclin naïvement à penser, dans le


désir je ne rejoins pas l’autre en son insularité, je ne m’isole pas du
monde avec lui : tout au contraire, je le déborde vers le monde 158 et ce
n’est pas là le manquer mais au contraire le rejoindre lui-même, en sa
singularité. En effet, comme moi, l’autre n’est pas on ne sait quelle
conscience fermée sur elle-même mais tout simplement désir, c’est-à-
dire mouvement. Le rejoindre, c’est donc bien m’insérer dans son
mouvement, m’ouvrir au monde selon lui-même, reprendre à mon
compte la proposition dynamique qu’il est159. »

Ce passage retient une des idées forces de la phénoménologie de Barbaras, qui


nous place en première ligne pour penser la relation érotique sous les espèces de la
motricité. Retenons, en effet, de ce passage ce qui nous en intéresse, à savoir l’idée que le
désir pour l’autre s’atteste et s’accomplit dans le geste de m’insérer dans son mouvement,
de reprendre à mon compte la dynamique qu’il est. Cette manière de considérer le
phénomène érotique nous ramène, en deçà du niveau de la « vie commune » auquel notre
discussion du texte de Lacan nous avait maintenu, au plan réellement moteur de l’amour.
Il n’est plus alors seulement question d’aimer, mais bien de faire l’amour—car le désir
dont parle Barbaras n’est pas seulement un désir abstrait comme figure transcendantale
de la perception, mais bien un désir concret : le désir sexuel.

Or le désir et la relation sexuelle nous sont des outils précieux pour renouveler
notre compréhension du mouvement et contester, une fois de plus, la réduction du
mouvement à la translation dans un repère orthonormé. Le moins qu’on puisse dire en
effet des mouvements érotiques c’est que la spatialité qu’ils dégagent nous éloigne des

158 Notons que Barbaras, en tant que métaphysicien, va plus loin que nous dans le sens qu’il donne au
concept de « monde » dont il est question dans la relation amoureuse : ce n’est pas seulement, pour le
philosophe, d’un monde qu’il est question dans l’échange, mais du monde, c’est-à-dire de la totalité
processuelle qui nous englobe et moi et l’autre et tous les autres mouvements. N’ayant pas déployé le
dispositif conceptuel qui permettrait de parler d’un tel objet théorique, nous nous contentons d’en
comprendre le sens empirique : « mon » monde, « son » monde et à la rigueur « notre » monde (la
terre).
159 Renaud Barbaras, Le désir et le monde, op. cit., p. 212.

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coordonnées euclidiennes fixes. C’est d’ailleurs ce que retient déjà, à un plan plus polissé,
l’idée de vertige amoureux : tomber amoureux, c’est entrer dans un espace sans Orient,
ou plutôt, dans un espace où le seul Orient devient l’autre. Mais cet espace de la
désorientation amoureuse n’est pas seulement une métaphore de l’orientation de mes
désirs et de mes actions : on le retrouve aussi dans la gestualité sexuelle elle-même.

Sans doute, la carte de la sexualité est territorialisée par des tabous, des habitudes
et des zones érogènes (plus ou moins appuyées par la biologie, l’histoire individuelle de
chacun et la société dans laquelle nous vivons) et en cela les coordonnées qu’elle prescrit
peuvent avoir quelque chose de fixe. Le fait même qu’elle se cantonne, dans la plupart
des sociétés humaines, à des hétérotopies spécifiques (la chambre à coucher en
particulier), indique que son espace de déploiement est contraint et réservé. Mais à
l’intérieur de ces contraintes hétérotopologiques, une lecture toute différente est
possible, où la sexualité dans ses dynamiques propres renverse les tabous—ou plutôt
redessine la carte érotique et ses calques, la polarise par de nouveaux points-clefs, qui
deviennent les « fétiches » propres à chacun. En vertu de cette puissance productrice des
fétiches, capable d’être réinstanciée non seulement à chaque nouveau partenaire, mais
même à chaque nouvelle rencontre érotique, considérons le geste de faire l’amour
comme un geste qui produit son propre espace. Il appartient, à ce titre, à la catégorie des
gestes « moyens » que nous avons rencontrés au cours de nos chapitres sur le Contact
Improvisation : comme le toucher-pour-être-touché, comme le peser-pour-être-porté—et
à dire vrai, employant ces gestes comme ses instruments privilégiés (la caresse,
l’empreinte du poids de l’autre sur mon corps)—, le geste de faire l’amour possède une
carte dont l’Orient est adventice et n’est découvert qu’à l’intérieur d’une négociation
avec l’autre. L’espace érotique est un espace dynamique en ce sens qu’il repose sur
l’accordanse des partenaires, sur la confluence de leurs mouvements.

On pourrait en tirer une sorte de justification existentiale de l’hyperesthésie tactile


des zones érogènes. Que celle-ci soit préparée par la biologie (surreprésentation des
organes récepteurs sur les organes reproducteurs, les mains, les seins et la bouche par
exemple) ou apprêtée par l’histoire individuelle et collective (surinvestissement

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psychique de certaines zones comme la nuque, le bas du dos, les fesses, les genoux, les
pieds...), le monde singulier déployé par ces zones hyperesthésiques est en effet un
monde de démesures perceptives. Ce phénomène est bien repéré sur la carte sensorielle
de la nociception : la moindre blessure dans ma bouche, par exemple, est ressentie
comme une crevasse immense, de même qu’une poussière dans l’œil change de
proportion pour atteindre les « dimensions » absurdes d’un caillou. Comme le sado-
masochisme le démontre dans ses passions pour la douleur, cette carte nociceptive fait
souvent calque avec celle de l’éroception : il n’y a là rien de surprenant, car dans ces deux
cas, la spatialité qui s’y déploie joue du clignotement intense entre précision et
immensité. Comme pour la conscience nociceptive le temps et l’espace semblent se
restreindre au point de douleur (« je ne suis plus que ma douleur ») tout en élargissant ce
point aux dimensions d’un pays, de même pour la conscience éroceptive la caresse me
rive à ma peau (« je ne suis plus que ce coin de moi que tu touches ») et en même temps
cet espace et ce temps déployés par l’intimité paraissent infiniment vastes : elles me
jettent, pourvu que je m’y dédie, dans un cosmos qui ne semble plus connaître de limites.
Dans cet espace, le moindre de mes petits mouvements se laisse ressentir comme le
chavirement de l’univers.

Érotique de la danse

Il n’est pas rare qu’on renvoie la danse—et en particulier les danses à deux, comme
le Contact Improvisation ou le tango—à une essence érotique qu’elles manifesteraient 160.
À première vue, le rapprochement semble justifié parce qu’il y est question de corps qui
s’entremêlent les membres, de partages de peau et de poids qu’adultes, nous ne
connaissons guère plus que dans la relation érotique. Mais cette image du désir que
renvoient certaines danses (à ceux qui les font comme à ceux qui les voient) ne transite
pas seulement, tant s’en faut, par les apparences de la promiscuité : si la danse est

160 Dans un texte de l’entre-deux-guerres consacré aux arts de la danse (Terpsichore, Paris, Émile Hazan,
1928), le poète surréaliste Philippe Soupault émettait ainsi l’hypothèse que la faillite de la danse à se
constituer en art majeur venait de la répression de cette nature érotique : on a voulu, dit Soupault dans
une vive réaction contre les Ballets suédois, sublimer l’érotique dans des mouvements qui ne montrent
de désirs qu’abstraits ou mimiques ; on paye pour cela le prix d’une danse qui n’exhibe pas son objet
propre et se retrouve sous la dépendance des autres arts. « Il faut donc excuser les danseurs. »

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érotique (ce qu’elle n’est sans doute pas toujours), elle ne l’est assurément pas
seulement par exhibitionnisme du corps à corps. En vérité, sous ou plutôt avec et au
travers des conditions matérielles de contact et d’intimité en lesquelles le passage de
monde à monde s’effectue entre les danseurs comme entre les amants, un sens plus
profond de l’érotique peut être décrit.

Nous ne voulons pas dire que l’érotique y serait désincarnée. Une telle érotique
n’existe pas. Comme les amants à distance le savent, même une relation érotique sans
corps à corps a besoin de rudiments corporants. La voix au téléphone, par exemple, où
s’esquisse la tensilité de l’autre. Ou bien, dans les relations épistolaires, les déliés de
l’écriture de l’autre où se donnent à sentir les mouvements de la main qui les a tracés. Ces
rudiments des corporations de l’autre sont l’occasion de partager son mouvement : nous
l’y rejoignons, nous nous accommodons à lui en eux. Ainsi même quand le contact et le
partage de poids dans la moiteur des draps nous est empêché, il nous reste la co-motion,
même à distance, même médiée dans le temps et dans l’espace par une feuille de papier.
L’érotique n’est pas désincarnée, mais elle implique autre chose que des corps : à savoir,
donc, de ces mouvements de prendre-corps. C’est dans les prendre-corps que nous nous
rejoignons en désir et c’est en vertu de cette essence de la relation érotique comme
négociation motrice dont le point d’entrée est le point d’accroche matériel de nos
dynamiques que le rapprochement avec la danse s’impose.

Or parce que le mouvement n’est pas réductible à un déplacement, parce qu’il


enveloppe le déploiement d’un monde, on peut entendre cet accordage inter-moteur
comme plus que la rencontre de nos deux mouvements : il est la pointe, l’apparence en
surface d’un accordage plus profond, accordage qu’il faudrait dire inter-cosmique. Voilà le
point commun, qui circule entre les partages chorégraphiques et érotiques du
mouvement : c’est qu’en eux ou par eux, ce sont des mondes qui se partagent 161. L’objet

161 Dans le chapitre « eros » de leur livre à quatre mains (Entretenir. À propos d’une danse contemporaine,
op. cit.) Boris Charmatz et Isabelle Launay parlent de même d’une « érotique de la danse » qui ne se
réduit pas à la sexuation du plaisir. Ils parlent par exemple, sans que ce soit apparemment connecté, de
l’état de flottement caractéristique quand on sort du bain, soulignant qu’on peut mettre des années à
trouver cet état dans le travail en danse. Quel rapport avec l’érotique ? C’est qu’il y a dans ces
expériences de plaisirs minimaux, comme dans l’érotique et comme dans la danse, à la fois un
affinement extrême de la sensation et une incursion, en elle, de tout un monde qui se déploie sous les
espèces de la gravité, du sol, de la Terre enfin.

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de la rencontre (dansée ou chorégraphiée) n’est pas l’autre ou son corps, mais à travers
eux, le monde qu’ils portent, c’est-à-dire ce qui en eux les excède : leurs potentiels, leurs
« puissances », en tant qu’elles sont les plaques de résonance où se lisent les
mouvementements du monde.

On peut préciser et résumer cette intensification des modes de partage, qui part de
la rencontre des corps pour l’élargir à celle des mondes, à partir d’une célèbre distinction
proposée par Bergson dans les Deux sources de la morale et de la religion. Le philosophe y
distingue deux corps : le petit corps et le grand corps. Le petit corps, c’est le corps auquel
nous nous sommes habitués de nous assigner, c’est le corps où les autres nous
reconnaissent existence, là où nos amis nous regardent quand nous parlons, là où les
médecins nous touchent quand nous avons mal : c’est le corps tel que notre peau en
délimite les frontières plus ou moins étanches. Or, contenant ce petit corps, il nous faut
nous habituer à penser, dit Bergson, un autre corps, un corps immense dont les limites
seraient données non pas par la proprioception seulement, mais par toute perception
possible. Ce grand corps est, ainsi que le petit corps, « la matière à laquelle notre
conscience s’applique162 », mais cette conscience n’est plus limitée à celle que nous avons
de nous-mêmes en tant qu’entité séparée (proprioception)—elle comprend tout ce que
nous percevons. Et c’est ainsi que, selon la formule célèbre, notre corps « va jusqu’aux
étoiles » car « nous sommes réellement (…) dans tout ce que nous percevons ». Bergson
(sans doute) n’est pas dupe du sophisme qu’il produit ici : il sait qu’il met en jeu deux sens
distincts de l’inclusion—car ce n’est pas au même sens que l’on dit que la perception se
passe dans le cerveau ou dans le corps avec lequel on perçoit et d’autre part que la
perception se passe dans l’espace ou dans les choses que l’on perçoit. Mais voilà
justement ce que nos remarques sur la spatialité érotique semblent confirmer : il est (au
moins) des expériences où ces deux corps et ces deux relations d’inclusion en viennent à
se confondre. Dans la relation érotique, en effet, tout se passe comme si une sensation
qui se passe « en moi » devenait comme l’espace même qui me contient. Certes, il semble
d’abord que mon grand corps qui allait jusqu’aux étoiles se réduise, s’amenuise à cette
petite portion de mon corps qui entre en relation avec l’autre, où la sensation est si

162 Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 274.

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intense qu’elle en vient à occuper tout le champ de mon attention. Mais, suivant un
mouvement inverse, il est vrai aussi que ce tout petit corps érotique en vient à prendre
des allures, pour ma conscience, de géant cosmique : le plus petit mouvement qui s’y
produit me fait chavirer comme si la Terre elle-même se trouvait sens dessus dessous.

Or cela, comme le remarque Bergson, n’est pas même en toute rigueur un état
d’exception : qu’il suffise de penser au fait que mon corps immense « change à tout
instant, et parfois radicalement, pour le plus léger déplacement d’une partie de lui-même
qui en occupe le centre et qui tient dans un espace minime 163. » Si je joue avec cette
perception que le champ de ma perception n’est pas seulement un « point de vue » sur le
monde mais un corps gigantesque, le moindre geste peut ainsi être perçu comme une
permutation du monde sur son axe.

La relation érotique, comme la relation improvisée dont nous avons trouvé exemple
dans le Contact Improvisation et dans d’autres formes de danse à deux, jouent à faire
surgir ces corps immenses : elles rendent manifeste ceci que rencontrer l’autre, ce n’est
pas seulement conjoindre nos petits corps, mais encore faire se rencontrer, à travers eux,
des mondes. Ces mondes, on peut les comprendre en divers sens, qui s’étagent du
monde qui signe l’histoire du sujet (« son » monde), au monde comme sol d’appartenance
commune (la Terre), au monde enfin qu’est la perception actuelle (nos grands corps). À
travers nous, ce sont ces mondes qui se rencontrent : ce que nous mettons à contribution
dans la relation, ce ne sont pas nos intimités, ou plutôt, s’il s’agit d’intimité, il s’agit de ce
qui, au plus profond de nous, n’est pas nous ou ne l’est pas encore, qui reste à être
informé, rencontré, résonné par l’autre.

* * *

163 Ibid.

- 453 -
Tordre

Le phénomène de la rencontre nous donne à penser les modalités d’une convivance


qui n’est pas fondée sur la mise à contribution de chacun à partir de la division sociale ou
biologique du monde. Ce n’est pas en vertu de ce que je t’apporte et que tu ne peux pas
m’apporter que nous nous rencontrons (comme se rencontrent employés et employeurs,
dans la version simpliste de la communauté humaine à laquelle le mode de production
capitaliste a donné lieu ; ou comme se rencontrent éleveurs et animaux domestiques,
dans la version simpliste de la société des animaux à laquelle le pastoralisme a donné
lieu). Le seul véritable espace où nous nous rencontrons est celui où, tout au contraire,
nous sommes tous les deux nus, où je t’apporte ce que je n’ai pas et où tu m’apportes ce
que tu n’as pas. Ce que je n’ai pas n’est pas n’importe quoi : personne d’autre ne pourrait
« ne-pas-t’apporter » ce que je ne t’apporte pas ; personne d’autre ne pourrait
t’apparaître dans le dénuement où je t’apparais. Mais le détourage de ce-que-je-ne-
t’apporte-pas ne signifie pas qu’il soit défini : nous ne savons pas, toi et moi, ce qui
manque dans ce qui est donné. Nous ne le saurions qu’au bout du compte, si tant est que
nous nous intéressions à compter.

Et même si nous nous intéressions à compter, que trouverions-nous ? Qu’est-ce


donc que nous nous serions offert dans ce mouvement partagé ? Si l’on comprend bien
l’image d’un don de potentiel, d’un don de quelque chose qui n’est pas encore devenu,
cela signifie-t-il que le partage du mouvement fait « devenir » ce potentiel, c’est-à-dire le
transforme, le fige en actuel ? On aurait peine à voir le gain et l’intérêt de se porter vers le
partage si tel était le cas.

Si l’on veut comprendre quelque chose à la nature de l’échange dont il est question
dans la rencontre, il nous faut modifier notre représentation de la mise en commun des
ressources qui s’y joue. Les ressources ne sont pas mises en commun comme un butin,
des pièces ou des briques. On l’a déjà dit avec Ingold, le nexus qu’est le partage du
mouvement n’est pas un partage entre des vivants enceints dans leurs enveloppes
(cellule ou individu) mais plutôt un partage entre des parcours : ce qui se croise quand
des vivants se rencontrent, ce sont des lignes. Comme le dit l’anthropologue, « un monde

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qui ne serait assemblé que de blocs parfaitement ajustés les uns aux autres ne pourrait
accueillir la vie. Rien ne pourrait y bouger, ou y pousser 164. » Sans doute les lignes
proviennent-elles de cellules qui, en elles-mêmes, ont créé un partage au sens territorial
du terme. La naissance de la vie est en effet synonyme de la naissance de la membrane
cellulaire, où l’on reconnaît une ligne qui fait chevêtre avec elle-même en un cercle d’où
se départagent l’intérieur et l’extérieur. Mais quant à la relation, les cellules ne se mêlent
à d’autres qu’à raison de lignes qu’elles jettent hors d’elles. On en trouve les rudiments
déjà chez les amibes dans les pseudopodes qu’elles tendent hors d’elles pour aller voir de
plus près d’autres êtres qu’elles voudraient ingérer ou dont elles voudraient se protéger.
Et ces rudiments ne cessent de se développer aux confins des enveloppes des vivants
multicellulaires, jusqu’aux racines et branchages des végétaux, et jusqu’aux membres et
antennes des animaux. Ce sont ces lignes qui s’enchevêtrent, parfois quitte à créer de
nouvelles cellules, comme dans les danses en ronde où les bras se lient entre eux pour
faire cercle autour d’une petite communauté de bougeurs.

Or que crée l’enchevêtrement de lignes ? Il ne crée pas des murs, il ne crée pas de
nouvelles lignes : il crée des liens, des nœuds, des tissages. Que gagne le vivant qui
entremêle ainsi ses lignes avec un autre ? Regardons une corde qu’on aurait utilisée pour faire un
nouage : d’être entrée en lien, elle n’est plus la même (contrairement à la brique qui reste la
même, quel que soit l’agencement où elle se trouve assemblée). La voilà tordue. Les liens dont
elle est faite sont torques : on a beau la retirer du nœud, tenter de l’aplanir, de la remettre droite,
elle conserve la forme, même seulement inchoative, de la relation dans laquelle elle se trouvait.

« Une fois le nœud défait, la corde conserve ses nodules et ses plis. Si on la
laisse faire, elle ne tend qu’à s’enrouler dans les configurations dont on l’a
sortie. La mémoire est imprégnée dans le matériau de la corde, dans les
torsions et flexions de ses fibres constitutives 165. »

Imaginons, ou plutôt, voyons qu’il s’agit d’une même torsion de la gestosphère dans le
partage du mouvement. De m’être mêlé de ton mouvement, d’avoir partagé ton destin, ce n’est
pas que j’ai augmenté ma réserve gestuelle, que j’ai appris de nouveaux coups à jouer, c’est plutôt
que je me suis tordu, tordu de telle sorte qu’un biais nouveau m’oriente. Je me suis doté de

164 Tim Ingold, The Life of Lines, op. cit., p. 15.


165 Ibid., p. 25.

- 455 -
nouvelles pentes, j’ai gauchi mes potentiels.

Partager une vie avec un autre être, vivant ou plus spécifiquement humain, c’est voir mes
mouvements tordus par eux, non pas au titre du cadre qu’ils m’imposent actuellement, de la
partition qu’ils me sont, mais plutôt au sens des contrepoints qu’ils ont fournis à la manière dont
j’ai pu chanter mes mélodies gestuelles en leur présence, et où il me sera donné de répéter mes
ritournelles, qu’ils soient présents ou pas. Merleau-Ponty disait que mon appartement ne m’est
pas connu comme une carte mais plutôt comme un territoire : il est attaché à mes articulations, je
l’ai « dans mes jambes, dans mes mains ». On peut étendre cette torsion à toutes les convivances
qui essaiment notre existence. Je ne vis qu’à m’être noué d’autres êtres, et chaque moment,
chaque rencontre est un tel nodule, où nos lignes s’entrecroisent, qui reste attaché à mes
articulations.

La rencontre—ce moment incipient du partage du mouvement que la danse


improvisée et que la relation érotique s’attachent à prolonger—est le moment où le
nœud commence à se nouer, où s’impriment, légèrement, sans encore trop de force mais
avec suffisamment d’impact, les torsions que l’autre vont m’imprimer.

- 456 -
Conclusion

- 457 -
Bouger, avec qui ?

Parti de la question de savoir qui bouge, j’arrive à la conclusion que le problème


était mal posé : ce n’était pas qui ou quoi bouge que je voulais savoir, mais avec qui ou
avec quoi.
Le Contact Improvisation est une initiation à cette question : il s’inaugure dans le
désir d’être-mobilisé-par, de bouger-avec. Avant même la rencontre avec un partenaire,
ce désir d’être bougé est préparé par une sensibilité exacerbée aux mouvementements
qui habitent chaque moment de ma vie. Par cette sensibilité, je prends la mesure de ce
que mon corps est continuellement soutenu par un mouvement de corporation, d’un
côté métabolique et respiratoire (le corps vivant qui se fait en moi) et de l’autre gestuel et
historique (les mouvements qui circulent entre les êtres, les soutiens qu’ils se donnent et
qu’ils se refusent). La perception des mouvements anti-gravitaires dans la petite danse
est comme une porte ouverte sur ces mouvements corporants : elle me sert de rappel
aux mouvements qui me font plutôt que je ne les fais.
Muni de ce savoir-sentir, je rencontre un autre bougeur similairement apprêté.
Différents gestes en découlent, qui visent à maintenir entre nous l’intention d’être-bougés :
toucher-pour-être-touché, zyeuter-à-la-périphérie, penser-en-mouvements, peser-pour-être-porté,
tomber-pour-rencontrer, ne-pas-faire... Tous attestent du mélange de passivité et d’activité
dont il est question dans la rencontre : ce n’est pas seulement que je bouge avec toi, c’est
aussi que je suis bougé par toi. Et il n’y a pas là abandon de ma subjectivité, simple
insertion dans une onde qui me préexisterait et à laquelle je ne prendrais pas part : c’est
dans la mesure même où j’entre dans la composition de ce avec quoi je compose que le
partage du mouvement se produit.

En me demandant avec qui ou avec quoi je bouge, je suis conduit à élargir le cercle de
ceux que je considère comme mouvants. Telle est ma stratégie, en tant qu’interprète de
cette partition du Contact Improvisation : je ne peux pas décider par avance qui ou quoi me
bougera ; je me rends disponible à être bougé par tout ce qui est capable de me mobiliser—
mon partenaire, mais aussi l’espace, la Terre, la lumière, les éléments, mes organes, mes
flux, mes idées...

- 458 -
Or si je bouge avec toutes ces entités, c’est donc bien qu’en un sens elles bougent
elles aussi. Et suivant en cela une logique pragmatique (et non une logique qui
appartiendrait au régime de la vérité), je me dote d’un animisme systématique bien que
discret qui me conduit à parler de la manière dont la Terre bouge, dont les murs me
touchent, dont le sol se rapproche. Je fais sans doute des erreurs de grammaire, mais ces
erreurs de grammaire sont fructueuses : elles me mettent en mouvement, et m’allègent du
devoir, finalement assez pesant, de commencer le moindre geste.

Voilà qui m’apprend plus qu’à bouger dans un studio de danse.


Voilà qui, ce faisant, me donne les linéaments d’une kinésiologie élargie, qui inclut
d’autres êtres que les humains dans les manières de concevoir le mouvement. Cette
kinésiologie élargie m’apprend à multiplier mes modes de compréhension des
mouvements qui m’entourent et par là mes modes d’insertion dans les gestualités qui me
préexistent.
Multiplier les manières d’être au monde par les gestes (pour soi, pour les autres)
m’initie—peut-être petitement, peut-être localement, mais déjà un peu—à des
instruments pour m’émanciper d’un joug discret bien qu’omniprésent : celui d’un
humanisme moderne qui a échoué, depuis plusieurs siècles, à voir dans le reste du monde
une commotion suffisante pour l’appeler à en prendre soin.

Nous

Le texte qui nous lie avec le lecteur s’achève ici.


Nous regagnons nos « je » respectifs.

Avant de nous quitter vraiment, je voudrais cependant dire quelques mots des
« nous » qui nous ont réuni et pointer quelques lieux où je rêve à présent de pouvoir les
élargir.

- 459 -
Par exemple : j’ai dit qu’il était d’urgence de penser l’action collectivement, urgence
qui n’est pas seulement une urgence métaphysique, mais qui est aussi une urgence de
micro-politiques chorégraphiques, où la domination de la figure du chorégraphe masque
les contributions des danseurs-interprètes aux savoirs-sentir développés dans une pièce
ou dans une forme.
Je me dis à présent qu’en concentrant mon attention sur les textes et les pensées
de Steve Paxton, j’ai échoué à favoriser cette micro-politique de multiplication des
auteurs. Je constate, ici comme ailleurs, que la lutte est de longue haleine, surtout contre
moi-même. Ma révérence pour ce maître m’a fait oublier que j’en avais d’autres (et qu’il y
en avait d’autres), à commencer par les autres « fondateurs » du Contact Improvisation
comme Nancy Stark Smith, Daniel Lepkoff et Lisa Nelson—et sans compter toutes les
autres générations de contacteurs qui ont contribué au raffinement de cette forme dont
je parle, après tout, depuis les années 2010, c’est-à-dire aussi avec des dizaines d’autres
danseurs, amis, collègues, partenaires de pensées-en-mouvement avec lesquels j’ai
construit, en d’innombrables dialogues, mes idées.
Leur influence, silencieuse dans le corps de ce texte, est pourtant partout présente :
je rêve, maintenant que ce texte est achevé, de repasser sur chaque paragraphe pour
ajouter le monogramme des noms de ces autres co-penseurs.

Ou encore : j’ai dit, en passant, à quel point le Contact Improvisation s’était impliqué
à faciliter des partages de mouvement entre différents groupes minorisés par leurs
divergences motrices ou perceptives par rapport à la norme. Le Contact Improvisation a
en particulier beaucoup fait pour inclure les mobilités réduites et multiples de ceux qui
roulent en fauteuil, qui marchent en béquille, ou qui ont des déficits visuels.
Je n’ai rien renommé de ces autres allures de l’humanité qui nous apprennent—
dans la diversité qu’elles attestent—à moduler notre idée des mouvements humains. Il y
aurait pourtant tout à gagner à s’appuyer sur les investigations menées par et sur les
personnes en situation de handicap pour diversifier l’« anthropologie posturale » que j’ai
proposée et y glisser ce que le Contact Improvisation s’est en effet employé à insérer
dans la danse : le rouler-par-terre, le marcher-à-quatre-pattes, le marcher-sur-les-mains qui

- 460 -
compliquent fortement l’image de l’humain comme être-qui-avance-debout, la tête haute
et les yeux voyant loin.

Et il faudrait continuer, multiplier encore et encore : quid des couleurs de peaux ?


Quid des différents genres ? Quid des neurodiversités ? Quid des classes sociales ? Quid
des barrières culturelles qu’il faut franchir pour arriver à se faire ces corps et ces savoirs-
sentir affûtés que nous avons renommés dans le Contact Improvisation ? L’urgence de ces
questions et la grandeur de la tâche font pâlir. J’espère avoir donné, dans ce travail,
quelques commencements d’un soulèvement qui permettrait de les affronter.

Ce soulèvement tient peut-être en une idée : nous, première personne du pluriel, est
aussi, et par là-même, première personne du mouvement.
Qui bouge ? C’est nous qui bougeons. Non pas moi qui en toute rigueur ne suis
jamais que bougé-bougeant. Mais nous dans ce pluriel qui implique mes
mouvementements et mes gestes, la vie anonyme en moi et la vie dont je me réclame de
temps à autre être l’auteur. Mais encore tous nos autres nous d’appartenance et d’usage,
tous nos groupes, nos collectifs, nos ensembles.
Travailler et ne pas désespérer, s’entraîner à reconnaître et à élargir ces « nous » :
voilà le programme de la pensée des gestes humains et plus qu’humains—animaux,
végétaux, minéraux et stellaires—qui poursuivrait l’enquête amorcée ici.

- 461 -
Annexes
Annexe 1 : La petite danse

L’intérêt de Steve Paxton pour les formes piétonnes de mouvement remonte à


l’époque du Judson Church Theater, dans les années 1960. Yvonne Rainer et Steve Paxton
se taquinent à ce propos : Rainer aurait « inventé la course » (avec We Shall Run, 1963),
tandis que Paxton aurait « inventé la marche » (avec Physical Things, 1966 et Satisfyin’
Lover, 1967).
Paxton situe cette exploration du côté d’un questionnement sur ce qu’il appelle
l’ancestralité du mouvement :
« il semble que ce que j’ai fait, ça a été de me plonger dans des questions
développementales, presque instinctivement, sans bien comprendre ce que
j’étais en train de faire. Mais j’ai clairement le souvenir que ce que je voulais,
c’était de trouver ce qu’il y a d’ancestral dans le corps, de travailler avec les
mouvements ancestraux. Et c’est ce qui m’a conduit à réfléchir à la marche, et
puis je suppose de là aux réflexes, à la posture érigée, à l’assise. Et alors que
j’examinais ces éléments comme des éléments ancestraux en termes évolutifs,
j’ai réalisé que l’ancestral, ramené à l’échelle d’une vie, c’était l’enfance

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comparée à l’âge adulte. Donc c’est l’enfance qui est ancestrale. Marcher, se
tenir debout, s’asseoir, rouler, ce sont des choses auxquelles on arrive depuis
cet état premier1. »

En 1968, il chorégraphie State, qui constitue la première étude systématique que


Paxton propose de la posture érigée : quarante-deux danseurs y avancent jusqu’au centre
de l’espace puis s’immobilisent, en se groupant au hasard ou en se dispersant sur le
plateau. Pendant deux intervalles de trois minutes, ils se tiennent simplement debout sur
place. Pendant deux noirs de quinze secondes, ils ont le droit de bouger, s’ajuster ou se
gratter. Puis, passées 10 minutes, ils repartent.
Quatre ans plus tard, en 1972, lorsqu’il est invité à donner un atelier lors d’une
résidence de Grand Union à Oberlin College, il propose ce qu’il appelle une soft class
(« classe en douceur ») : une heure durant, au lever du soleil, il guide les étudiants dans
une pratique méditative où, au lieu d’être assis, les danseurs restent debout, méditant sur
l’équilibre dynamique et les micro-ajustements posturaux qui les maintiennent verticaux.
Nancy Stark Smith était de ces étudiants :
« nous arrivions dans un magnifique gymnase pour garçons, tout en vieux bois,
et il y avait une chaise à l’entrée avec une boîte de Kleenex et une petite
assiette avec des morceaux de fruit. On prenait un mouchoir et un morceau de
fruit et on entrait dans le gymnase. Steve nous invitait à rester debout
immobiles dans la petite danse, et on s’endormait à moitié et on se reprenait,
et puis on faisait aussi des exercices de respiration du genre yoga. Et puis on
mouchait notre nez, on mangeait notre fruit, et après une heure, le soleil se
levait et c’était la fin du cours. Mon esprit était absolument en train de s’ouvrir.
Je n’avais aucune idée de ce que nous étions en train de faire, mais j’étais
curieuse et en un sens très émue2. »

La pratique de la petite danse est ainsi au fondement de ce qu’enseigne Steve


Paxton aux étudiants qui allaient devenir les cofondateurs du Contact Improvisation. Au
cours des premières années, elle y est tellement attachée que les performances de

1 Steve Paxton avec Romain Bigé, « Mouvements ancestraux », art. cit., p. 5.


2 Nancy Stark Smith, « Harvest: One History of Contact Improvisation », CQ, Summer/Fall 2006, p. 48.

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Contact Improvisation commencent souvent par une petite danse avant d’entrer dans les
mouvements plus athlétiques en duo.

Étude de la myriade de micro-ajustements posturaux qui soutiennent l’être-debout,


elle donne accès à ce qui, dans une immobilité habitée, continue de nous mouvementer.
Elle relève de la science du pondéral, du savoir-sentir unique auxquels s’entraînent les
contacteurs pour faciliter la rencontre de leurs masses.

Dans ce qui suit, nous traduisons quelques textes consacrés à élucider et décrire ce
qui s’y déroule et ce qu’elle met en jeu.

* * *

Pourquoi commencer par la petite danse ? (1977)

Steve Paxton avec Elizabeth Zimmer, « Interview on CBC Radio », CQ vol. 3(1), Fall 1977.
Elizabeth Zimmer. Au tout début des ateliers de Contact Improvisation, les enseignants
parlent souvent de la Petite Danse. Pourquoi commencer par cette Petite Danse ?
Steve Paxton. Hé bien, tout d’abord, c’est un travail de perception assez facile : tout ce
que tu dois faire, c’est te tenir debout et te relâcher—tu vois ce que je veux dire—et à un
certain point, lorsque tu as relâché tout ce que tu pouvais relâcher et que tu es toujours
debout, tu te rends compte que dans cette posture érigée il y a un grand nombre de très
petits mouvements... C’est le squelette qui te tient bien droit même si tu es mentalement
relaxée. Alors, dans le seul fait de te demander de te relâcher en même temps que de
rester debout, c’est-à-dire de trouver la limite au-delà de laquelle tu ne pourrais pas te
relâcher davantage sans tomber par terre, cela te met en contact avec l’effort
fondamental de soutien qui se maintient constamment dans le corps, et dont tu n’as
généralement pas besoin d’être consciente. C’est un mouvement statique qui sert de
fonds—tu vois ce que je veux dire—et que tu pollues avec tes diverses activités, mais qui
est constamment présent pour te soutenir. Ce que nous essayons de faire, c’est de nous
mettre en contact avec ces différents types de forces primaires du corps, et de les rendre
immédiatement apparentes. On a appelé cela ‘‘la petite danse’’. C’est un nom qu’on a
choisi parce que ça décrit bien la situation et parce que, quand tu te tiens debout et que
tu sens cette petite danse, tu es consciente que tu n’es pas en train de “faire”, et donc
c’est un peu comme si tu étais ton propre spectateur, comme si tu étais en train de
regarder le spectacle de ton corps en fonctionnement. Et ton esprit ne ‘‘sait’’ pas ce qui
se passe, il n’essaye pas de trouver des réponses non plus—tu ne l’utilises pas comme un
instrument actif : c’est simplement une espèce de microscope dont tu fais varier les

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focales pour te concentrer sur certaines perceptions.

* * *

Transcription (1977)

Steve Paxton, « Transcription », originellement publié dans CQ vol. 11(1), Winter 1986, amendé sous formes
de notes de fin par Steve Paxton pour CI36, en 2008 (notes conservées dans les archives personnelles de
NSS).

Ces notes ont été prises en février 1977 au cours d’une tournée de ReUnion dont les
danseurs enseignaient et dansaient le Contact Improvisation sur différentes scènes de la
côte Ouest des États-Unis. Tout au long de cette tournée, les membres de ReUnion 1977 (Nita
Little, Lisa Nelson, Steve Paxton, Curt Siddall, Nancy Stark Smith et David Woodberry)
transcrivaient mutuellement les cours les uns des autres, aussi proche du verbatim que
possible. Les extraits qui suivent sont tirés de plusieurs classes données par Steve. [CQ éds.]
Le texte doit être lu lentement, avec des pauses entre chaque phrase. [S.P.]
La Petite Danse.
Debout.
Détendez profondément le cône de l’orbite de l’œil. Imaginez une ligne qui court entre
les deux oreilles. C’est là que le crâne se dépose. Faites un mouvement, tout petit, comme
pour faire “oui”. Ce mouvement bascule le crâne sur la dernière vertèbre, l’atlas. Vous
devez sentir intuitivement ces os. Comme un donut. C’est la sensation que l’on perçoit
autour qui le définit. Faites le mouvement pour “non”. Entre ces deux mouvements, vous
pouvez déterminer la longueur des vertèbres.
… Ballonnement des poumons. Respirez de la base des poumons jusqu’à la clavicule.
Pouvez-vous élargir les côtes vers le haut, sur les côtés et vers l’arrière ? Est-ce facile ?
Définissez le diaphragme en termes de sensation. Puis la base des poumons. Les deux
dômes de ces muscles. À chaque respiration vous massez l’intestin... ce que fait le
diaphragme est un signal pour le reste du corps. Ciel au-dessus, terre au-dessous...
Dans ce travail, la tête est un membre comme les autres. Elle a sa masse. La masse est
peut-être la sensation la plus importante. Sentez la pesanteur. Continuez à percevoir la
masse et la pesanteur dans la posture érigée. La tension dans le muscle masque la

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sensation de la gravité...
Vous nagez dans la pesanteur depuis le jour de votre naissance. Toutes vos cellules
savent où se trouve le bas. Vite oublié. Votre masse et la masse de la Terre s’attirent l’une
l’autre...
… La force ascensionnelle des os. Les omoplates tombent le long du dos, relâchez les
intestins dans le bassin... Dans la direction de vos bras qui pendent, sans changer cette
direction, faites le plus petit étirement que vous puissiez sentir. Pourrait-il être plus petit ?
Pourriez-vous faire moins ? L’initiation de l’étirement se fait le long des os, elle suit la
direction que la force suit déjà. La petite danse—vous vous détendez et elle vous tient
debout. Les muscles distribuent le poids partout sur le squelette. Transférez le poids
d’une jambe à l’autre, sentez l’interface, prenez le poids, sentez la compression.
L’étirement sur la ligne de compression. Le centre de la petite danse. […]
Position verticale... la colonne verticale... Sentez la base du poumon, le diaphragme ;
sentez-le masser les organes, jusqu’au fond du bassin, détendez vos organes génitaux et
votre anus... respirez profondément... expirez lentement... sentez la pause lors
l’expiration... soyez attentifs au moment où l’inspiration va commencer... Cette chose, ce
temps... plein de précipitation et de pause... sentez le temps passer dans la respiration...
ne provoquez pas la respiration... observez simplement son rythme... essayez d’attraper
votre esprit, au moment exact où l’inspiration va recommencer...
Debout... Détendez-vous verticalement avec le poids vers l’arrière du genou, mettez
un peu de poids sur la plante des pieds... détendez le cuir chevelu... détendez les
paupières... derrière les yeux... profondément dans le cône de l’orbite... ne dépensez pas
votre énergie à bloquer ou à focaliser... laissez vos idées fluer... car certaines choses
masquent d’autres choses... et pour ce qu’on est en train de faire en ce moment, il vaut
mieux ne pas avoir sa concentration... sentez le jeu des précipitations et des pauses de la
petite danse qui vous tient debout quand vous vous détendez... à travers la simple masse
et l’équilibre... 60% sur la plante du pied, un peu sur les orteils, trouvez un adossement...
les genoux légèrement détendus... Laissez votre respiration guider votre torse, vous
rendre symétrique... laissez les côtes s’ouvrir au ballonnement des poumons... les bras
tombent sur le côté... Sentez la petite danse... elle est toujours là... pensez à l’alignement
des os, des membres, vers le centre de la terre... la longueur des os...
… Placez votre poids sur votre jambe gauche... quelle est la différence... dans la cuisse,
dans l’articulation de la hanche... Appelez cette sensation “compression”, placez la
compression sur la jambe droite : sentez ce changement... la compression vers le bas,
tout le long de l’os... Placez votre corps au neutre... penchez-vous en avant... compressez
en avant, étirez en arrière... ne mettez pas de compression dans les bras ; ils ne font pas le
poids... à nouveau : penchez-vous en avant... sentez la différence... détendez-vous...
neutre... penchez-vous en arrière, étirez-vous le long de votre corps... neutre... étirez-
vous vers le haut ... laissez la colonne vertébrale s’élever au milieu des épaules... soutenez
la tête sur une ligne entre les oreilles... faites le mouvement pour dire “oui”... balancez la
tête... l’atlas... faites une connexion entre les étirements, une longue ligne d’étirement
qui part de la plante des pieds et va jusqu’à l’atlas, passe entre les orteils, la plante des
pieds, le long de la jambe et de la colonne vertébrale, jusqu’à l’atlas... Vous tombez dans
la gravité depuis le jour de votre naissance.

- 467 -
Imaginez, mais ne le faites pas, imaginez que vous êtes sur le point de faire un pas vers
l’avant avec le pied gauche. Quelle est la différence ? Revenez à la posture érigée.
Imaginez, mais ne le faites pas, imaginez que vous êtes sur le point de faire un pas avec
votre pied gauche. Quelle est la différence ? Revenez à la posture érigée.
Imaginez, mais ne le faites pas, imaginez que vous êtes sur le point de faire un pas avec
votre pied droit... votre pied gauche... le droit... le gauche, droit, gauche.... debout.
… Lentement, relâchez votre corps dans une position accroupie... laissez-vous tomber
dans une chute volontaire. Respirez, accroupi avec les mains au sol, tête détendue...
voyez si vous pouvez vous détendre dans cette position... et levez-vous.

Notes ajoutées par Steve Paxton. Avril 2008.


1. « Vous devez sentir intuitivement ces os. Comme un donut. C’est la sensation que l’on
perçoit autour qui le définit. »
Un donut est un torus ou tore, une forme circulaire avec un trou en son centre. La pensée ici
est que les muscles distribués autour de l’os sont capables de sentir, et que l’os lui-même est peu
sensible. Les sensations de mouvement entre le crâne et l’atlas sont vagues, non-spécifiques :
c’est pourquoi l’imagination fournit un site précis pour l’action. Comprendre l’anatomie de ce site
donne à l’imagination une plus grande capacité de fournir une image de cette action qui se
déroule au mitan des oreilles, où le crâne est soutenu par la colonne. En général, les os peuvent
être sentis lors de mouvements articulaires et quand ils sont comprimés (comme dans les
transferts de poids sur le sol). Mais ces sensations sont bien plus subtiles que celles obtenues par
les tissus [musculaires] qui les entourent.
2. « Définissez le diaphragme en termes de sensation. Puis la base des poumons. »
L’expression « base des poumons » est utilisée pour amener la conscience à l’endroit
approximatif où se trouve le diaphragme. Que ce diaphragme soit fait de deux dômes
musculaires, toutefois, ne peut être connu qu’anatomiquement. Par ailleurs, de nombreuses
personnes ne sentent pas que le diaphragme s’élève à l’expiration et s’abaisse à l’inspiration. Ce
mouvement de la respiration apporte compression et relâchement que l’on peut décrire comme
un massage des organes et des intestins.
L’expression « Le ciel au-dessus, la terre au-dessous » est empruntée au Taoïsme. Elle a pour
but de faire « voir » l’air dans les poumons d’un côté et les organes situés sous le diaphragme de
l’autre comme liés entre eux d’une relation sensible et intime, et séparés l’un de l’autre par le
mouvement du diaphragme, qui amène l’esprit à l’intérieur du torse, des clavicules aux ischions,
par une douce succession de compression et de relâchements.
3. « Continuez de percevoir la masse et la gravité. »
La gravité est une force naturelle, la masse est ce sur quoi cette force agit. Les sensations de
gravité et de masse sont identiques, un autre exemple de relation intime et changeante. En
général, porter l’esprit sur la masse et la gravité amène la relaxation des tensions musculaires.
Une autre manière d’approcher cette sensation consiste à contracter les muscles (à les empêcher
de céder à la force de la gravité) et à ensuite relâcher cette tension. Dans la posture érigée, cette
méthode révèle la Petite Danse, c’est-à-dire : les réflexes qui nous permettent d’être debout en
équilibre. Comme la respiration, il s’agit d’un événement naturel dans le corps qui peut être
consciemment observé et manipulé, comme lorsqu’on décide volontairement de tomber par terre
—en passant outre l’équilibration.
4. « La force ascensionnelle des os. »

- 468 -
Cette expression renvoie à la notion selon laquelle les os soutiennent le poids. On peut le
sentir lorsque les muscles sont un peu détendus. C’est la sensation de résistance à la gravité, et
dans le même temps, comme la Petite Danse, une manière de reconnaître le soutien offert par le
squelette et les variations posturales. « Les os s’élèvent, les muscles se détendent » décrit un état
de disposition au mouvement dans lequel les tensions musculaires non-nécessaires sont absentes.
La tension musculaire et le tonus restent, naturellement, actifs... c’est une manière d’arriver à une
relation « intime et sensible » avec un partenaire en Contact Improvisation, et aussi avec la surface
sur laquelle nous dansons.
5. « Étirez la ligne de compression. »
En supposant que la compression a été sentie, par exemple dans les articulations du pied et le
long des os de la jambe—c’est-à-dire la sensation de la masse supportée par les os, un effet bien
subtil—, on peut alors sentir la résistance à la force de gravité, une poussée contraire à
l’attraction vers le bas. C’est un ajustement de la posture érigée le long des lignes de compression
du squelette. L’effort musculaire impliqué peut être abandonné une fois que l’alignement vertical
est atteint.
6. « Le centre de la petite danse. »
En temps normal, lorsque je parle du centre, j’entends par là le centre de la masse, dans le
bassin. Mais cette expression est ambiguë. Cela signifie peut-être le centre de la forme tubulaire
qui entoure le corps, ou cela pourrait renvoyer à l’activité mentale non-consciente qui maintient
l’équilibre. Ces derniers temps, mon sentiment est que la Petite Danse est un événement qui
concerne l’intégralité du champ corporel, sans centre.
7. « Détendez-vous verticalement avec le poids vers l’arrière du genou. »
Les genoux sont légèrement fléchis. Si le genou est fermé, la perception du poids se dirige vers
l’avant du genou. En général, lorsqu’on se tient debout, les genoux sont légèrement fléchis vers
l’avant, le bassin légèrement assis en direction des pieds.
8. « Appelez cette sensation ‘‘compression’’... »
Transférer le poids d’une jambe à l’autre est sensible. Centrer ce sens dans les os des jambes a
pour conséquences une compression osseuse, une relaxation musculaire, qui devrait révéler une
sensation subtile du squelette.
9. « penchez-vous en avant... compressez en avant, étirez en arrière... »
Tous les matériaux présents dans le se-tenir-debout [the Stand] sont de simples observations
des sensations ou événements du corps. Placer le poids vers l’avant provoque la tension des
muscles du dos, alors que les muscles du devant sont relâchés. Cela donne une différence claire
dans les sensations entre la face arrière et la face avant du corps, différence qui peut étrangement
passer inaperçue chez beaucoup. L’événement du pencher est lié aux mouvements
d’acquiescement de la tête qui ouvrent cette transcription, et il est impliqué dans la sensation de
commencer à bouger vers l’avant.
10. « étirez-vous vers le haut ... laissez la colonne vertébrale s’élever au milieu des épaules... »
Avec des tensions dans les épaules, les muscles auront tendance à masquer la compression et
la poussée de la colonne vers le support du crâne. Penser à la colonne s’élevant et perçant au
travers de la ceinture scapulaire devrait aider les épaules à trouver le relâchement et, avec un peu
de chance, devrait aider la tête à pivoter légèrement vers l’avant.
11. « Vous tombez dans la gravité... »
C’est tout bonnement un fait, un rappel. Parce qu’elle est constante, la gravité peut être
ignorée. Cette image veut nous rappeler que le mouvement et la gravité ont entre eux une
relation « intime et sensible », c’est-à-dire que tout mouvement est en lien avec la gravité—fait qui

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est dramatisé par la notion que seule la surface sur laquelle nous nous tenons sursoit à la chute.
Debout, nous tombons en direction de nos pieds, c’est-à-dire que la force de la gravité reste
opérante.
12. « Imaginez, mais ne le faites pas, imaginez que vous êtes sur le point de faire un pas »
Avec cet événement, nous observons le pouvoir de l’imagination dans l’initiation du
mouvement. Aujourd’hui, les scanners cérébraux révèlent que, dans les millisecondes qui
précèdent même le désir de bouger, le cerveau a déjà commencé d’envoyer le soutien nécessaire
à l’exécution du mouvement. La sensation de notre désir de faire un pas se situe bien en amont de
la chaîne des événements qui mènera au mouvement. Mais c’est la première que l’on puisse
observer.

* * *

Explorations à l’intérieur de la petite danse (2009)

Joerg Hassmann, « Explorations within the small dance », CQ vol. 34(1), Winter/Spring 2009.

La petite danse c’est, avant tout, se-tenir-debout [standing]. Il n’y a rien de plus
simple. C’est un don que nous a fait la nature : il suffit de se tenir debout et la découverte
se fait d’elle-même. Peut-être que c’est la meilleure manière de la pratiquer.
D’un autre côté, la petite danse est très complexe. Ce n’est pas si facile de se
fasciner pour la petite danse si on ignore ce qu’on y cherche. (…)

Ma lutte pour une définition


La petite danse est l’exploration continue pour l’effort musculaire minimal
nécessaire au maintien d’un alignement vertical mobile.
La petite danse, c’est écouter la manière dont les réflexes communiquent avec la
gravité, dont les muscles et les os se maintiennent sans effort dans un alignement
continuellement changeant.
La petite danse, c’est écouter comment la gravité invite les os à trouver le meilleur
alignement possible à chaque instant.
La petite danse, c’est se-tenir-debout. Se-tenir-debout, c’est inviter la gravité à
aligner les os.
La petite danse est le jeu dynamique qui consiste à créer l’alignement. Les joueurs
sont : la gravité, les os, les articulations, les mouvements intérieurs, les réflexes et un
esprit scrutateur.
La petite danse, c’est se tenir debout avec un minimum d’effort musculaire tout en
se faisant le témoin des réflexes mis en œuvre par le corps pour s’empêcher de tomber.

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La petite danse est une méditation corporelle qui consiste à ne rien faire et à réaliser
tout ce qui arrive.
La petite danse est une méditation qui consiste à laisser-tomber le faire et entrer
dans l’être. Elle contient des questions (et des réponses) autour de sujets tels que : la
présence, la disponibilité...
La petite danse est le point de présence où rien n’a besoin d’arriver, mais où tout
est possible.
La petite danse est parfaitement simple, et en un sens, c’est un don de la nature.
La petite danse, c’est moi. C’est mon corps et ses impulsions et ses réflexes et c’est
ma vigilance qui le scrute avec empathie et lui suggère des aires de jeux.

Se tenir debout—position de base pour la petite danse


La petite danse n’est pas limitée à la posture érigée. Toutes les autres postures qui
requièrent la mise en jeu du sens de l’équilibre peuvent être utilisée pour pratiquer la
petite danse. Plus l’équilibre est vulnérable (tout en restant ancré) plus il est intrigant,
plus se tenir debout est stimulant...
(…)

Libérer le cou (inspiré par Chris Aiken)


Demandez à un professeur de technique Alexander, mais si vous n’en avez pas un
sous la main, essayez ceci : sentez le poids de votre langue dans le lit de votre mâchoire.
Laissez le poids de la mâchoire séparer les dents du bas de celles du haut, mais gardez la
bouche fermée. Sentez le poids de votre visage. Laissez tomber votre visage et
permettez à la tête de se pencher légèrement en avant, en faisant un très petit « oui » de
la tête. Sentez les muscles de votre cou s’ouvrir là où ils s’attachent au crâne, et sentez
l’arrière de votre tête se soulever.
Imaginez que vous avez un visage au dos de la tête. Sentez le poids de ce visage, et
laissez-le tomber. Sentez votre face avant s’élever.
Jouez avec cela quelque temps et puis écoutez où votre tête veut se diriger.
Permettez aux mouvements de se dérouler. Vous pourriez commencer votre petite danse
d’ici, de cette petite danse de la tête qui s’articule aux vertèbres du cou et à toute la
colonne.

* * *

- 471 -
Pourquoi debout ? (2015)

Steve Paxton, « Why Standing? », CQ vol. 40(1), Winter/Spring 2015.


(…)
Se-tenir-debout [standing] parce que c’est à l’extrême opposé des activités
athlétiques ; parce que cela se pratique en solo, plutôt qu’en duo ; parce que c’est la
chose la plus incroyablement humaine à faire. Parce que c’est un de nos événements
archétypaux. Se-tenir-debout parce que c’est une opportunité d’observer les systèmes à
l’œuvre dans le corps.
Ce qui arrive quand on se tient debout, c’est qu’on observe les réflexes qui nous
tiennent à la verticale. Cette pratique est censée être exécutée en étant tout à fait
relâché, avec les genoux légèrement pliés. Aucune tension nulle part. Les membres sont
tirés vers le bas par la gravité, et la colonne s’élève dans la direction opposée. Et puis on
se suspend dans cette position. C’est là qu’on commence à sentir cet événement qu’est le
fait de se tenir debout, de s’empêcher de tomber.
Et il semble que l’événement se déroule à une grande vitesse. La vitesse de la pensée
pour et dans le corps peut être entraînée à atteindre cette vitesse, qui est la vitesse à
laquelle le corps se soutient lui-même. C’est sans doute un des événements les plus
rapides que nous puissions observer par nous-mêmes (...).
Debout, les réflexes sont des événements aisément observables, que la conscience ne
cause pas et qui peuvent prendre un moment pour être examinés.
Se-tenir-debout est un événement qui arrive partout dans le corps : c’est une occasion
d’observer un événement qui concerne le corps total, et un événement qu’on n’a pas à
chercher ; cela arrive, simplement. C’est une chose sur laquelle porter son esprit.
Le Ping-pong est un bon exemple. À mesure que les joueurs deviennent plus
compétents, le jeu accélère et le moindre détail dans le mouvement de la raquette
devient critique. (...) Debout, vous êtes là, et vous pouvez percevoir à la vitesse de votre
esprit votre propre posture érigée, et vos réflexes.
Votre esprit commence à relever de plus en plus rapidement certains aspects—parce
qu’il y a une grande quantité de sensations, délivrées avec rapidité, pour vous tenir
debout—il y a quantité de petites corrections qui vous permettent de ne pas vous
déséquilibrer. Au moment où vous commencer à relever ces subtilités, il y a plus de
nuances et vous devenez plus rapide à percevoir et à comprendre ce qui se passe.
Examiner quelque chose d’aussi rapide, et sans danger, entraîne votre cerveau à
chercher ce niveau de mouvement. Les grands mouvements du Contact sont bien plus
lents que les mouvements qui nous tiennent debout.
J’ai vu certaines danses ce matin, qui étaient bien plus complexes que quoi que ce soit
que j’aurais pu imaginer en 1972. J’ai vu des moments où l’on aurait dit que les sens ne
pouvaient pas prendre charge ce qui était en train de se passer, où la conscience n’avait
pas l’air de pouvoir être aux commandes. C’est vraiment incroyable. Et je ne suis pas

- 472 -
surpris, quand je vois un travail comme celui-là, que le Contact ait fait le tour du monde de
manière si virale.
J’ai le sentiment que s’il y a un risque que nous perdions quelque chose, c’est cette
pratique de se tenir debout. La recherche de la plus petite unité de temps que la
conscience peut suivre. Dans la forme en duo, dans l’accordage mutuel, quand vous vous
débarrassez de l’ambition de faire commencer la danse, quand vous prenez un temps
pour vous connecter—20 minutes m’ont toujours parues représenter une durée
suffisante—, il y a la possibilité pour une danse d’une telle légèreté, d’une sécurité
absolue, d’une beauté absolue.
(…) Voilà, en tout cas, pourquoi on se tient debout : pour suivre et rester auprès de ces
petits mouvements. Et je ne sais pas si ça marche. (...) Mais c’est conçu pour cela. C’est ce
que j’espérais qu’il arriverait. C’est un peu comme se poser la question : pourquoi
méditer ? Il y a tellement à faire, qui oserait prendre le temps de simplement s’asseoir ?
C’est la question des extrêmes de l’expérience.

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Annexe 2 : Définitions du Contact Improvisation

Dans cette section, nous traduisons quelques-uns des débats qui occupent, depuis
quarante ans, les fondateurs du Contact Improvisation quant à la possibilité d’une
définition de cette forme qu’ils ont initiée dans les années 1970.

À l’exception du premier article, nous privilégions les formes dialogiques, qui sont
pléthores dans les pages de Contact Quarterly, et où l’on observe la co-construction des
idées et le goût de la discussion.

* * *

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Steve Paxton
Danser en solo
Programme de salle de la première européenne de Contact Improvisation [NSS Archives]
Repris dans Steve Paxton, « Solo dancing », CQ, vol. 2(3), Spring 1977.
(traduit de l’américain par Romain Bigé dans Recherches en danse, danse.revues.org/1235)

Steve Paxton / Galerie L’Attico / Rome, Italie / 7 juillet 1973


Danser en solo, ça n’existe pas : le danseur danse avec le sol : ajoutez un autre danseur, et
vous aurez un quartet : chaque danseur l’un avec l’autre, et chacun avec le sol.
Aux États-Unis, une forme de danse a récemment émergé qui considère chaque danseur
comme une surface sur laquelle jouer, un sol. Baptisée CONTACT IMPROVISATION, cette
forme ressemble à la lutte, au jitterbug, à la baise, à un rouler-bouler et à la jongle.
Pourtant, aucune de ces formes ne permet de décrire l’autre ; et aucune ne permet de
décrire cette danse. La meilleure manière d’évoquer l’aspect physique de cette danse est
de parler de spectres de potentiels : deux personnes improvisent librement leurs
mouvements, elles utilisent le sol et s’utilisent l’une l’autre comme surfaces, elles dépendent
de la gravité qui sert de constante à leurs mouvements ; la part d’inertie dans l’élan est une
variable ; les caractéristiques des surfaces vont du plus inflexible (le sol) au plus
accueillant (peau – muscle – os – masse totale) ; et les variantes du donner et du recevoir
ne sont pas régies par des rôles prédéfinis pour chaque danseur, mais par une entente
mutuelle où chacun accorde qu’à tout instant, il peut donner ou recevoir.
Ce qui nous amène à l’aspect non-physique de cette danse : l’état d’être ou d’esprit qui
dispose à une liberté mutuelle par dépendance réciproque. Vide de toute préconception
et de tout souvenir, l’esprit est aux moments présents seulement, méditant sur les
potentiels et sur les voies les plus aisées qui seront disponibles aux deux danseurs au sein
de la structure énergétique qu’ils partagent : c’est un état d’abandon ; la confiance en soi
et dans l’autre doit être totale. La capacité à s’entraider ou à se prendre en charge soi-
même doit constamment être disponible : par le mouvement constant, on recherche une
aisance mutuelle à l’intérieur d’un changement mutuel constant. Le danseur n’a du poids
que pour le donner ; pas pour le posséder.
Le dernier facteur à considérer ici est le temps. La division du temps en minutes et en
secondes nous empêche peut-être de voir le temps-comme-flux : mais dans cette danse
où les unités de temps sont définies par les vitesses de masses indépendantes ou semi-
indépendantes impliquées dans le mouvement de et sur les deux corps dansants, le
temps va aussi vite que les danseurs se meuvent : étant donné l’état de chute constante,
les glandes réagissent en fonction de ces chutes où le temps est apparemment suspendu,
et les danseurs passent de nos concepts quotidiens à une perception du temps qui leur
permet un certain contrôle sur la chaîne infinie des accidents qu’ils ont provoqués : telle
est l’improvisation dans laquelle ils entrent en contact.
* * *

Daniel Lepkoff
Questions à ne pas poser
Daniel Lepkoff, « Questions not to ask », CQ vol. 13(3), Fall 1988.

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Pourquoi le porter-épaule est-il la signature d’un danseur de Contact Improvisation
accompli ?
Pourquoi les débutants sont-ils si beaux à regarder, alors que les contacteurs avancés sont
souvent si ennuyeux ?
Pourquoi y a-t-il une hiérarchie dans les savoirs-faire en Contact ?
Pourquoi autant de mes étudiants avancés en Contact résistent-ils inconsciemment à
l’apprentissage ?
Pourquoi quelqu’un peut-il devenir expert dans une forme fondée sur la communication ?
Pourquoi est-ce que je m’attends à ce qu’on me « roule dessus » dans les jams de Contact ?
Pourquoi les spectacles de Contact sont-ils si dénués de perspective et d’auto-critique ?
Pourquoi la démonstration de savoirs-faire gymnastiques prend-elle le pas sur l’exploration
de l’entrée en contact ?
Pourquoi les danseurs expérimentés en Contact sont-ils frustrés par les débutants ?
Pourquoi une forme enracinée dans les sensations donne-t-elle lieu à une manifestation
extérieure unique, alors que la vie elle-même est si variée dans ses résultats ?
Pourquoi est-ce que j’ai entendu un spectateur dire, pendant un spectacle de Contact
Improvisation, « comment des adultes peuvent-ils faire tout ça sans rien ressentir ? » ?
Daniel Lepkoff a été un personnage clef dans le développement de la pédagogie et de la
pratique performative du Contact Improvisation depuis ses débuts en 1972. Il vit et travaille
aujourd’hui à New York City.

Karen Nelson
Réponses à ne pas questionner
Karen Nelson, « Answers Not To Be Questionned », CQ, vol. 14(2), Spring/Summer 1989.

Pourquoi le porter-épaule est-il la signature d’un danseur de Contact Improvisation accompli ?


Il est nécessaire d’avoir certains savoirs-faire physiques, et une grande capacité d’écoute,
pour communiquer le rythme, l’impulsion et la subtilité requise par le déplacement du poids et le
don du support impliqués dans un porter-épaule. Ce n’est peut-être pas la signature du
contacteur accompli, mais c’en est l’encre.
Pourquoi les débutants sont-ils si beaux à regarder, alors que les contacteurs avancés sont
souvent si ennuyeux ?
C’est la Chance du Débutant—nous sommes face à l’exploration d’un territoire totalement
nouveau : l’inconnu. Les contacteurs plus expérimentés travaillent à élargir cet inconnu à l’infini.
Et pourtant, il est vrai qu’à un certain stade de pratique du Contact Improvisation, on trouve une
tendance à la réponse automatique, où tout paraît prévisible tant pour les regardeurs que pour
les bougeurs : même si on y éprouve du plaisir, on fait du surplace. S’apprendre de nouveaux sens
de désorientation et de nouveaux choix pour l’improvisation est une tâche difficile pour
l’imagination.
Pourquoi y a-t-il une hiérarchie dans les savoirs-faire en Contact ?
C’est une question de sécurité ; un semblant d’ordre est utile. S’en remettre aux sensations
(subtiles ou plus grossières) est un champ de découvertes qui ont de quoi étourdir.
La hiérarchie personnelle d’un enseignant est probablement très proche de sa manière
personnelle de danser le Contact. P.S. C’est quoi, ta hiérarchie ?

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Pourquoi autant de mes étudiants avancés en Contact résistent-ils inconsciemment à
l’apprentissage ? Pourquoi quelqu’un peut-il devenir expert dans une forme fondée sur la
communication ?
Comment, en tant qu’enseignant, peux-tu lire les « inconscients » de tes étudiants ? S’agit-il
d’une forme avancée de communication ?
Pourquoi est-ce que je m’attends à ce qu’on me « roule dessus » dans les jams de Contact ?
Ça, c’est ton histoire personnelle.
Pourquoi les spectacles de Contact sont-ils si dénués de perspective et d’auto-critique ?
Parce qu’il s’agit d’une forme spectaculaire sans précédent. Un travail sur les valeurs
spectaculaires manque dans la transmission des savoirs fondamentaux du Contact Improvisation,
et c’est pourquoi il n’apparaît pas dans les spectacles. C’est un style en soi, et qui évolue encore.
Pourquoi la démonstration de savoirs-faire gymnastiques prend-elle le pas sur l’exploration de
l’entrée en contact ?
Cela pourrait être lié au fait que tout le monde aime et s’émerveille face aux savoirs-faire
des gymnastes (comme quand on regarde les Jeux Olympiques). Il y a quelque chose d’excitant à
voir les voltiges exécutées en direct. Peut-être que ça stimule certaines mémoires d’enfance.
Pourquoi les danseurs expérimentés en Contact sont-ils frustrés par les débutants ?
Parce que les débutants sont plus doués qu’eux pour ne pas savoir ce qui va se passer.
Pourquoi une forme enracinée dans les sensations donne-t-elle lieu à une manifestation
extérieure unique, alors que la vie elle-même est si variée dans ses résultats ?
Pourquoi les êtres humains se ressemblent-ils entre eux, et non aux kangourous ?
Pourquoi est-ce que j’ai entendu un spectateur dire, pendant un spectacle de Contact
Improvisation, « comment des adultes peuvent-ils faire tout ça sans rien ressentir ? »
Comment faire en sorte que ce monde incroyablement riche et varié de nos sensations
intérieures visible à l’œil extérieur ?

Karen Nelson est la co-directrice de la Joint Forces Dance Company qui organise la jam de CI
annuelle à Breitenbush (OR), où elle vit. Elle pratique le CI depuis 1977. Elle l’a enseigné et dansé sur
les scènes nord-américaines et européennes.

* * *

Steve Paxton
Court-circuiter les paradigmes
Une réponse à Aat Hougée
Steve Paxton, « Jumping Paradigms: Response To Aat Hougee », CQ vol. 17(2), Summer/Fall 1992.

« Il fut un temps où nous étions convaincus que nous étions sur la voie de la vérité,
mais en avançant, nous nous sommes rendus compte qu’il n’y a pas d’autre vérité
que celle que nous créons nous-mêmes. » – Aat Hougée

Cher Aat,

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Il y a peut-être quelque chose de profond dans cette remarque. Si on la criait au
milieu d’une foule, j’y adhérerais pleinement. Mais c’est de toi qu’elle vient, et tu la
prononces depuis ta tour d’ivoire de brique rouge 3. Je relis : « … pas d’autre vérité que
celle que nous créons nous-mêmes » et j’y lis un cercle logique.
Mais aussi, qui sommes « nous », ici ? Les employés et les enseignants de ton
institution ? Eux et tes étudiants ? L’espèce humaine entière ?
Qui que ce soit, supposons que l’un d’entre nous se mette à créer sa propre vérité,
est-ce qu’on se retrouve avec deux vérités différentes mais égales ? Et qu’en est-il de ceux
qui ont trouvé des vérités pour eux-mêmes dans le passé ? Et qu’arrivera-t-il de ta vérité
dans les générations à venir ?
Aucune de ces notions de vérité ne me paraît bien durable ni même originale. Elles
ne paraissent être que des idées de vérités provisoires et subjectives, des vérités qui
n’existeraient que dans nos têtes.
Ce n’est pas suffisant. On sait que tout est dans la tête. Le problème est, et a
toujours été, de savoir ce que nous pouvons en faire.
Si notre critère est un critère de justice, la première chose à faire sera de ne pas
mettre à la poubelle les vérités des autres. Tes remarques méprisantes sur les formes
traditionnelles de danse créées par des artistes « passés » (au double sens du terme)
annulent les vérités de nombreuses personnes, vivantes ou disparues. Pourquoi ? Ce ne
sont pas des vérités parfaites, bien sûr, mais tu parles d’une tradition chorégraphique
occidentale que tous les enseignants de ton institution connaissent, que j’ai aussi étudiée,
et qui a donné de nombreuses bases au Contact Improvisation.
Est-ce que tu t’imagines que le Contact Improvisation est tombé du ciel ? Tu l’utilises
dans ton institution comme s’il n’avait aucun lien avec les techniques du passé. Mais il est
tellement entrelacé avec la danse moderne (et la danse moderne est tellement
entrelacée avec le ballet) que rejeter les formes anciennes, c’est le rendre orphelin. C’est
éliminer une grande partie de l’entraînement que j’ai toujours supposée devoir faire
partie des études suivies par celles et ceux qui l’utilisent. Est-ce que tu as remarqué qu’il
n’y a pas d’exercices pour les pieds et pour les jambes dans un cours classique de
Contact ? J’ai toujours supposé que les pieds, les jambes, les systèmes circulatoires et les
articulations du passé resteraient des vérités substantielles, et c’est pourquoi je n’ai pas
senti le besoin de les remplacer, ni de les supprimer. Et puis, j’ai toujours supposé que les
praticiens de Contact auraient également à cœur d’étudier le Tai Chi Chuan ou l’Aïkido, et
c’est ainsi que j’ai développé le CI, comme une sorte de pont entre les danseurs
occidentaux et les formes orientales qui ne leur étaient pas familières. C’est une approche
inclusive, que j’ai fondée je crois sur une remarque que j’ai entendue de la bouche de
Pauline Koner (une danseuse moderne célèbre) : j’étudie autant de techniques qu’il m’est

3 NDT : Aat Hougée a été le directeur du département de danse moderne du conservatoire d’Amsterdam
(à présent dénommé School voor Nieuwe Dansontwikkeling ou SNDO, c’est-à-dire « école pour le
développement de la nouvelle danse ») de 1975 à 1989. En 1989, il fonde le Centrum voor Nieuwe Dans
Ontwikkeling ou CNDO (c’est-à-dire le « centre pour le développement de nouvelle danse »), une section
de l’université des beaux-arts d’Arnhem. Ces institutions ont servi de plate-formes pour le
développement des nouvelles formes d’entraînement des danseurs dans les années 1970, 1980 et 1990,
en particulier pour l’intégration de l’improvisation et des pratiques somatiques dans les cursus
classiques. Le bâtiment du CNDO est un château en briques rouges.

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possible en respectant mon intégrité. Voilà un guide sûr, parce que le véritable objet de
l’étude, c’est le corps humain, et l’on trouve dans les techniques diverses empruntées à
différentes époques et à différentes cultures, un large éventail d’informations sur ces
questions éternelles : la conscience, l’efficacité, la longévité.
Étudier veut dire inscrire dans le corps, et pas seulement dans l’esprit. Ce qui, à mon
sens, requiert au moins deux années de cours réguliers dans l’une ou l’autre technique
particulière pour en intégrer les éléments essentiels.
Peut-on utiliser la « vérité » sans la réduire à du subjectif ? Si je suis le conseil de
Pauline Koner, je peux espérer voir mes appréhensions subjectives évoluer, et chacune
des parties de mon corps s’intégrer davantage à ma conscience. L’entraînement peut
alors m’amener à dépasser le confinement de ma compréhension initiale à une attitude
plus large, où j’accepte d’autres vérités que les miennes (sans perdre de vue mes vérités
initiales).
Dans les objectifs que tu te donnes à toi-même, tu dis vouloir « arriver à une forme
an-historique et développer une manière de travailler qui permette un processus permanent
de changement de forme » : voilà une très bonne description des buts qu’entretenait la
danse moderne, fondée il y a un siècle. (Joyeux anniversaire à toi, danse moderne.) Cela
n’a empêché personne de conserver l’entraînement des pieds et des jambes de la danse
classique.
Tu es un pur danseur moderne. Et un peu un philistin aussi. Mais personne ne te
punira pour ces piètres qualités. Le passé n’en a rien à faire : il t’entoure de ses dons,
même si tu n’as pas l’air de t’en rendre compte.
Le Contact Improvisation n’est pas anarchique, c’est une coopération formelle. Il est
difficile de l’enseigner à l’université parce qu’il n’y a pas de norme sur la base de laquelle
mettre des notes aux étudiants—ce qui est aussi difficile pour les étudiants que pour les
enseignants. C’est une forme avec laquelle expérimenter plutôt qu’à juger. Et comme
nous l’avons dit plus haut avec la danse moderne, cela prend environ deux ans de cours
réguliers pour que l’expérience s’approfondisse. Et cette expérience ne cesse de se
creuser, de s’étendre, de se prolonger. On n’y arrive pas d’un « claquement de doigt ».
Steve Paxton, Vermont

* * *

Nancy Stark Smith


La proposition fondamentale, Steve, et le centre vide
Nancy Stark Smith, « Core prop, Steve, and the empty middle », CQ, vol. 32(2), Summer/Fall 2007.

(…) Le mot de « définition » en référence au Contact Improvisation a perdu de sa


vitalité pour moi ces derniers temps. Je me suis donc dirigée vers une autre manière de
poser la question : quelle est la proposition fondamentale du Contact Improvisation, telle
que Steve [Paxton] l’a originellement proposée ? Quelle est la prémisse fondamentale qui
qualifie cette forme de danse et la distingue des autres formes de danses ou des autres

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activités ?
(…) J’en ai parlé à Steve à la Jam de Breitenbush en mars l’an dernier (…). À un
moment, l’air de rien, je lui ai demandé ce qu’il pensait être la proposition fondamentale
du Contact Improvisation. À sa manière habituelle, sec et « Monsieur Neutre », il m’a
répondu qu’il n’en avait aucune idée.
Hmm. Je tentai le coup à nouveau par courriel le mois suivant. Je lui posai deux
questions :
Est-il possible que tu voies deux personnes faire ce qu’elles pensent être du Contact
Improvisation, et ne pas être d’accord avec elles que c’en est ?
Si c’est le cas, qu’est-ce qui manquerait ou serait présent dans leur danse qui n’en ferait
pas du Contact Improvisation pour toi ?
Il n’a pas mordu à l’hameçon. Sa réponse par courriel (…) :
Je ne te dirai sûrement pas ce que je pense être la proposition fondamentale. Est-ce que
tu penses vraiment qu’il y en a une ? Est-ce strictement nécessaire que nous mettions la main
sur ce concept ? C’est une question intéressante, et c’est intéressant que tu puisses la poser.
Est-ce que c’est pour en remontrer à tous ceux qui te demandent une définition et qui n’ont
jamais lu la myriade de définitions publiées dans CQ [Contact Quarterly] ? Quoi qu’il en soit, il
est bien possible que tu aies une réponse à cette question quant au concept fondamental du
Contact, et je serais bien heureux de t’entendre là-dessus... Je file au jardin, s.
Pendant ce temps-là, en discutant au téléphone avec Martin [Keogh] (…), je
réfléchissais à la manière dont, lors de ces deux premières semaines de Contact
Improvisation à New York City en juin 1972, Steve nous avait introduit à une série de
pratiques spécifiques—la « petite danse », rouler, se jeter dans les airs et les uns sur les
autres, et d’autres choses. On s’entraînait à ces pratiques tous les jours, puis des duos se
formaient sur des matelas et improvisaient. Steve nous offrait ces pratiques et puis nous
dansions, nous improvisions dans cet espace vide, inconnu, qui était ouvert entre elles—
dans l’espace impliqué ou délimité par elles. Steve n’a pas défini la pratique par des mots,
mais il nous a entraînés, il nous a amenés vers quelque chose qui existait quelque part,
dans l’espace entre ces sensations et ces images, il nous a installé dans la danse, dans
l’improvisation, livrés à nous-mêmes, pour répondre à cette question : qu’est-ce qui se
passe si je fais ça ?...
Cette histoire a éveillé l’attention de Martin et avec intelligence, il a relevé et m’a
renvoyé ce qu’il m’avait entendu dire : que Steve avait présenté ces pratiques comme une
sorte de cadre, et que nous avions dansé dans l’espace vide qui se trouvait entre elles.
(…) Il y avait pour moi quelque chose d’extrêmement pertinent et même de satisfaisant à
l’idée que Steve avait précautionneusement délimité quelque chose pour ensuite en
laisser le centre vide—la question posée, mais la réponse suspendue.
Peut-être que cette absence d’un centre solide a rendu la « définition » du Contact
Improvisation difficile à atteindre. Même si pour nombre d’entre nous qui pratiquons la
forme depuis longtemps, l’absence de formulation de cette idée fondamentale ne semble
jamais avoir été un danger—le manque de clarté ayant plutôt favorisé les nombreuses
discussions et définitions dans le Contact Quarterly et ailleurs au fil des années.
Simplement, cela s’est toujours avéré difficile de mettre le doigt dessus—rien qui ne
puisse être résolu par une bonne danse.

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(…) Mon intérêt pour la recherche d’une image satisfaisante et simple, ou d’une
synthèse de définitions, n’est pas de limiter la participation à la pratique ou au
développement du CI, mais plutôt de l’approfondir et de l’informer—dans l’intérêt de
chacune, y compris du travail lui-même. Sans doute, en tant qu’enseignante, je pense qu’il
est utile d’avoir une référence claire, dans le corps et dans la pensée, aux racines où
plonge le Contact, d’une manière ou d’une autre. A minima, cela offre de quoi dialoguer,
ou quelque chose à rejeter, à améliorer.
(Il est aussi vrai que ne pas avoir une définition officielle a eu l’avantage de diriger notre
attention vers notre propre expérience et vers celle de nos pairs pour découvrir ce qu’est
le Contact Improvisation.)
(…) Plusieurs mois après (…), j’ai rendu visite à Steve, dans sa ferme au Nord du
Vermont. Installés dans la cuisine, à sa table ronde en bois de chêne, je lui ai parlé (…) de
nos questionnements autour de la proposition fondamentale. Plus tard dans la soirée,
Steve est revenu s’installer à la table pour le dîner en annonçant qu’il avait trouvé : fais
sous autrui ce que tu aimerais qu’il fasse sous toi.

Daniel Lepkoff
Le Contact Improvisation : une question
Daniel Lepkoff, « Contact Improvisation : A Question », CQ vol. 36(1), 2011.

En juin 2008, à l’occasion de la célébration du 36ème anniversaire du Contact Improvisation, je


participais à une table ronde avec les fondateurs, Nita Little, Steve Paxton, et Nancy Stark Smith. Je
ne me voyais pas moi-même comme le fondateur du Contact Improvisation. Pour moi, c’était la
position (unique) de Steve. C’était donc un peu inconfortable. Mais voilà.
Donc nous parlions du Contact Improvisation, et les mots « forme de duo » n’arrêtaient pas de
sonner faux à mes oreilles.
J’ai soudain eu la sensation que mon esprit travaillait trop vite pour me laisser le temps de
composer des phrases bien articulées. Je me souviens avoir réussi à dire que je n’étais pas d’accord
avec l’idée de « forme de duo », que le Contact Improvisation n’a en fait l’air d’une forme de duo que
vu de l’extérieur, mais que pour la personne qui est dans la danse, c’est un solo. La piètre articulation
de mes idées m’a laissé un goût amer d’incomplétude, et c’est en partant de là que j’ai écrit la
première esquisse du texte qui suit.
Pour ce que j’en comprends, l’intention originelle du Contact Improvisation (conçu comme
un événement artistique) était de rendre visible au public la capacité innée du corps à répondre
physiquement à son environnement. Sous-entendu : un certain intérêt pour la diversité des
stratégies de survie utilisées par les joueurs, et une indication que ce matériau physique spontané
puisse être considéré comme de la composition chorégraphique.
Concevoir une forme spectaculaire qui pourrait couper court aux pulsions esthétiques ou
stylistiques des danseurs, révéler un niveau de fonctionnement physique qui est ordinairement
inconscient et un matériaux qui est typiquement évité dans la danse, n’est pas, à tout le moins,
une mince affaire. Quand j’y pense, je crois que Steve Paxton a vraiment eu une intuition de génie
quand il a créé ces spectacles intitulés Contact Improvisation.
La stratégie de Steve a été de placer le corps du danseur dans des situations inhabituelles
d’urgence qui le désorientaient : il a tiré le tapis de dessous nos pieds. En lieu et place de
l’environnement prévisible et familier de soutien que peut connaître, par exemple, la plante de
nos pieds quand elle est en contact avec la surface stable du sol, en Contact Improvisation, nous

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nous retrouvons dans des circonstances qui exigent de requérir le soutien de toutes les parties de
la surface du corps, qui peuvent entrer en contact physique avec n’importe quelle partie de la
surface du corps d’un autre—sans compter que ces surfaces sont mobiles, au lieu d’être stables.
Dans cette situation, on ne peut guère s’en remettre à ses habitudes : les réflexes prennent le
dessus, et le reste suit son cours.
La technique sous-jacente requise pour se préparer et survivre aux surprises d’un duo de
Contact Improvisation consiste à poser et maintenir une question :
Que se passe-t-il quand je bouge ?
Où est mon centre ?
Où est le bas ?
Quelles surfaces de ma peau sont touchées ou touchantes ?
Lesquelles de ces surfaces offrent un support ?
Où est-ce que je crois que je vais ?
Où est-ce que je peux aller ?
De quoi ne suis-pas conscient ?... et ainsi de suite
Ce questionnement, au lieu d’être formulé verbalement, s’articule et élit résidence dans les
tissus du corps : les os, les muscles, les organes, les nerfs et le cerveau.
Que se passe-t-il quand, après quelques années de pratique, ce qui était autrefois une
situation d’urgence imprévisible devient une situation familière ? Cette étape, à laquelle on arrive
rapidement, est le point de jonction où l’essence et les potentiels du Contact Improvisation sont à
saisir. Ce sont les chemins moteurs jamais-encore-vus, ce sont les sensations physiques jamais-
encore-senties, ce sont les relations avec une autre personne jamais-encore-imaginées qui
émergent dans une danse en Contact Improvisation qui sont alors au risque d’être prises pour une
définition du travail, oubliant que c’est que c’est l’activité physique de poser des questions qui
forme le véritable sol dont cette abondance d’innovation jaillit.
L’idée qu’une question puisse être la définition d’une forme de mouvement est sophistiquée.
Le mot de forme déclenche de manière prédominante une association mentale avec l’idée de
contour d’un objet physique. Mais dans le cas du Contact Improvisation, le mot de forme renvoie
à une architecture synaptique, un état de disposition à recevoir certaines fréquences
d’information en temps réel. Ce qui est habituellement conçu comme une « forme de duo » ne
connaît ainsi aucune forme extérieure.
Si le Contact Improvisation est l’image de ce à quoi un duo de Contact Improvisation
ressemble, ou un accord passé avec un partenaire sur un ensemble d’échanges prescrits (et aussi
nombreux et aussi gracieux que ces échanges puissent être), alors la proposition est d’ordre fini.
Si le Contact Improvisation est l’acte physique de poser une question quant à la circonstance
présente, alors le travail connaît une expansion infinie et connaît des applications qui vont bien
au-delà de sa manifestation comme interaction en duo.
Qu’a-t-on en l’esprit quand nous entrons dans un duo de Contact Improvisation ? Qu’est-ce
que nous avons besoin de savoir ? Qu’est-ce que nous nous imaginons ?

Post-scriptum :
En 1972, Contact Improvisation était un projet de performance dirigé par Steve Paxton
pendant une dizaine de jours. En tant que participant, je me suis efforcé d’écouter, de suivre, et
de manifester physiquement ce que Steve recherchait alors. Je ne saurai jamais à cent pour cent
ce qu’il avait en tête. Mais ce que j’en ai compris, quoi que ça ait pu être, m’a touché, s’est imbibé
dans ma peau, et dans une large mesure a dessiné mon cheminement en tant qu’artiste.
Ma propre fascination pour la pratique de danser le Contact Improvisation a été liée à la
découverte qu’au travers de mes sens physiques, je peux collecter de l’information directement
sur mon environnement, et qu’en utilisant mes propres pouvoirs d’observation, je peux changer

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de perspective, me doter de nouvelles perceptions, et me libérer de mes propres habitudes
perceptives.
J’ai alors commencé à pratiquer ceci : maintenir un état physique de questionnement sans
que la situation d’urgence ne m’y force. Afin d’accomplir cette tâche de ne connaître aucun trou
dans ma conscience actuelle, j’ai découvert que mon attention a besoin d’être en mouvement de
manière permanente. Remarquer ce qu’on remarque est chose aisée. Le vrai défi (là où tout est
en jeu) c’est de remarquer ce qu’on ne remarque pas. Quand mon attention interrompt son
mouvement, mon interprétation de ce qui est en train de se passer se fige, ma vision redevient
conventionnelle, et le questionnement se dissout. La perception suit l’attention. Le Contact
Improvisation a porté mon attention sur un sujet bien difficile à saisir et cela, à son tour, a
engendré de nouvelles perceptions.
Observer et participer à la diffusion du Contact Improvisation dans le monde a été un
voyage incroyable et souvent perturbant. Quelques-uns de ses développements, quelques-unes
des directions que le travail a prises se sont éloignées de ma compréhension de son essence. Est-
ce que ce nom nomme bien ce que j’y mets ? Est-ce qu’il nomme autre chose ?
Au cours des années 1980, lentement, et sans violence, j’en suis venu à réaliser que la
définition du Contact Improvisation appartenait en fait à qui voulait bien la produire, et que mes
propres intérêts étaient plus spécifiques, distincts, et qu’ils seraient probablement mieux servis si
je me dissociais du label Contact Improvisation. Je pouvais alors définir et explorer mes idées sans
réserves.
Près de quarante ans plus tard, avec plus de distance, j’ai décidé de décider que, malgré
toutes ses codifications, malgré la collection de 562 techniques qui l’entoure, malgré ses allures
bien lissées, et l’intérêt pour les mouvements gracieux, malgré ses orientations thérapeutiques,
malgré la pratique majoritaire, celle de studios où l’attention est davantage portée sur les
interactions sociales et sur les conversations, malgré le rôle clef qu’il joue pour créer des
communautés, etc., au total, la proposition initiale d’offrir à l’individu l’opportunité de s’en
remettre à son intelligence physique, de rencontrer le moment présent avec des sensations
ouvertes et des perceptions élargies, et de composer leur propre réponse, reste intacte.

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Annexe 3 : L’Underscore et ses traductions

Nancy Stark Smith est l’une des propagatrices les plus importantes du Contact
Improvisation dans le monde : elle n’a cessé de l’enseigner depuis les années 1970, et son
travail éditorial à Contact Quarterly a aussi fait d’elle une des courroies de transmission les
plus fondamentales de la forme.
Dans les années 1990, elle a extériorisé et formalisé sa compréhension du Contact
Improvisation et de son expérience de l’improvisation collective dans une pratique
codifiée : l’Underscore, dont le fondement est une liste de phases qui décrivent
minutieusement le déroulé de sessions d’improvisation dont la seule condition préalable
est que chacun des praticiens ait étudié le « score » et en connaissent la structure.
L’Underscore entretient une relation ambiguë avec les pratiques existantes du
Contact Improvisation. En un sens, il se contente de décrire le déroulé spontané des
sessions de jam où les contacteurs se rassemblent sans suivre de protocole spécifique. En
un autre sens, toutefois, parce que l’Underscore catégorise et distingue en phases plus ou
moins protocolaires ces négociations spontanées, il leur donne un tour compositionnel, il
les souligne comme des choix (comme des com-positions), et non seulement comme des
modes de pratique par défaut.

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L’ambiguïté et la liberté d’interprétation offerte par l’Underscore tient à l’entre-
deux qu’il occupe entre description et prescription : les phases qui y sont décrites sont les
phases que les participants s’engagent à suivre (usage prescriptif) ; et en même temps,
indépendamment du fait que la partition ait été suivie à la lettre, chaque action est
susceptible d’être interprétée selon la partition (usage descriptif). Par exemple, pour ce
qui concerne la première phase intitulée « arriver énergétiquement » et décrite comme
l’activité « d’amener son attention, sa présence, sa volonté dans la pièce » : que j’aie
pensé à le faire activement ou pas, je l’aurai, en un sens, nécessairement fait d’une
manière ou d’une autre, peut-être non pas comme un geste, en prenant le temps de le
faire, mais assurément comme un état que j’aurai traversé, ne serait-ce qu’une demi-
seconde, avant de passer à la prochaine étape qui consiste à « arriver physiquement »
c’est-à-dire à « concentrer mon attention sur les sensations physiques, les textures et
localisations des sensations au travers du corps ».
Une clause importante de la pratique : all in all the time (« tout le monde dedans, à
tout moment »), signifie que du début à la fin de la session, tout ce que chacun fait y fait
compte, ou relève de la pratique. Elle invite ainsi à un travail permanent d’interprétation
et d’incorporation des événements au score.

En raison du caractère international de l’enseignement de Nancy Stark Smith, de


nombreuses traductions ont été proposées de l’Underscore, qui existe aujourd’hui dans
une douzaine de langues. Cet effort de traduction est révélateur d’un rapport au langage
dans les communautés d’expérience du Contact Improvisation : bien que les contacteurs
utilisent souvent des mots techniques qui proviennent de l’américain (à la manière où les
danseurs de ballet, partout dans le monde, utilisent des mots français pour parler de
grands jetés et d’arabesques), tout un travail de traduction est effectué dans le sens
d’une reterritorialisation locale des mots.
À la fois pour donner une idée de ces effets de traduction, et pour introduire à
quelques-uns des éléments de l’Underscore, nous reproduisons ici des extraits de ses
versions en anglais, en allemand, en italien et en mandarin 4, en ajoutant notre traduction
4 Traductions utilisées dans leur enseignement par Ines Heckmann (allemand), Elisa Ghion (italien) et
Yeong Wen Lee (mandarin). Nous les remercions, ainsi que Nancy Stark Smith, d’avoir autorisé la

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française « littérale » des mots utilisés quand ils manifestent un écart par rapport à
l’original. Nous accompagnons la plupart des éléments mentionnés d’une traduction de la
notice qu’en a établie Nancy Stark Smith dans son livre Caught Falling5 et qu’elle transmet
généralement aux personnes qui débutent la pratique.

Cette liste et ces explications donnent une bonne image de ce qu’on appellerait en
anthropologie le « lexique natif » de la communauté des contacteurs, c’est-à-dire
l’ensemble des concepts spontanément utilisés par les praticiens.
Attestant de la pluralité des influences théoriques et pratiques qui contribuent à
définir le Contact Improvisation, on peut observer que s’y amalgament notamment des
représentations « énergétistes » venues d’Asie et des représentations plus classiquement
occidentales. Par exemple la kinesphère, concept labanien, peut être « dilatée » par
« expansion de la capacité de réception et de transmission de l’énergie » : la
représentation des possibles anatomiques à partir du centre de gravité se double ainsi
d’une représentation du corps en termes de flux.
Les éléments précédés d’un astérisque (*) sont ceux que nous avons mentionnés
dans le cœur de notre exposé.

* * *

reproduction partielle de leur travail ici.


5 Nancy Stark Smith (et David Koteen), Caught Falling, op. cit., pp. 90-98. Pour l’explication de « gap »,
nous citons et traduisons de « Taking no for an answer », CQ, vol. 12(2), Spring-Summer 1987, p. 3.

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Underscore
Arriving energetically : arriver énergétiquement, energetisch ankommen (« arriver
énergétique »), arrivare energeticamente, 活力於當下 (« vitalité au présent »)
Amener son attention, sa présence, sa volonté dans la pièce. Amener sa
concentration dans la situation présente. Arriver dans le moment présent.

(*) Arriving physically : arriver physiquement, körperlisch ankommen (« arriver


corporellement »), arrivare fisicamente, 肉 體 於 當 下 (« corps au
présent »).
Arriver dans la sensation. Concentrer son attention sur les sensations physiques,
les textures et les localisations des sensations au travers du corps—le soulèvement et
l’abaissement caractéristiques de la respiration, la sensation du tissu musculaire qui s’étire,
l’activité articulaire, le toucher du corps sur le sol, le poids. Réveiller l’encyclopédie des sensations
à l’intérieur du corps. Je me souviens de l’image qu’utilisait Steve Paxton : « utiliser l’esprit comme
une loupe pour regarder à l’intérieur du corps ». Amplifier la sensation avec l’attention.
Arriver physiquement, c’est arriver dans le « temps du corps », où il y a le temps de recueillir les
sensations, d’absorber les informations qu’elles livrent et leurs « valeurs nutritives » dans le
système (au lieu de se contenter d’accomplir une tâche physique).

(*) Assembly : rassemblement, assemblea, 會聚 (« rencontre »)


Prendre le temps de voir avec qui l’on va pratiquer la partition. Se présenter,
fixer les paramètres temporels, mentionner les problèmes physiques dont
on peut vouloir informer les autres. C’est aussi un temps pour « engrainer »
la pratique : partager des idées, des curiosités spécifiques que chacun, dans
le groupe, pourrait vouloir travailler (…).

Preambulation : pré-ambulation, Raumwege gehen (« déambuler »),


preambulazione, 空 間 中 移 動 探 勘 (« mouvement dans l’espace et
exploration »).
Circuler dans l’espace en marchant, en courant ou autres variations simples.
C’est un temps pour voir l’espace dans lequel on se trouve et l’espace qui se
trouve au-dehors, pour se voir les uns les autres, pour sentir notre mouvement dans
l’espace. (…)

(*) Skinesphere : sphère-peau ou skinesphère, Hautsphäre (« peau-sphère »),


skinesfera, 膚內圓融空間 (« espace harmonique sous la peau »)
Mot inventé, la sphère-peau se réfère à la zone de mouvements à l’intérieur des
frontières de notre peau—c’est-à-dire à la sensation des mouvements et modifications à
l’intérieur de notre corps. Enclencher ou devenir conscient du mouvement à l’intérieur de la
masse corporelle—tous les remuements, tous les déversements de poids, les transferts, les
allongements, les contractions, les chutes, les torsions, les flux, les compressions, les exaltations,
les séquençages, les repos, les explosions/implosions d’activités motrices qui se déroulent dans
notre corps mais qui ne nous bougent pas ou peu dans l’espace. Il y a deux aspects principaux de
la sphère-peau que j’ai identifiés jusque-là :

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(*) Bonding with the earth : faire le lien avec la terre, sich mit der Erde
verbiden (« se conjoindre à la terre »), connettersi con la terra (« se connecter
à la terre »), 與地契合 (« se connecter à la terre »)
Relâcher notre poids dans le sol. Établir une sensation tangible de la masse/
poids du corps dans sa connexion et dans le soutien qu’elle reçoit de la
masse de la Terre.
Une manière : abandonner son poids au sol, s’allonger, relâcher le tonus/la tension
musculaire, laisser faire, laisser tomber. Sentir la sensation de chute qui traverse le corps
et la sensation complémentaire de support qui monte depuis la masse de la terre—le
support s’élève depuis le sol à l’exacte mesure de ce qu’on y relâche, son soutien irradie
au travers de la masse, du squelette, etc. S’appuyer sur cette sensation de détente, de
chute, de soutien.
On peut faire l’épreuve de cette sensation de détente et de soutien dans de nombreuses
postures, y compris la posture érigée, pourvu qu’on s’y exerce à ressentir la « petite danse
de l’être-debout » (Steve Paxton), quand le corps relâche la tension musculaire excessive
pour trouver un soutien squelettique équilibré et sentir les petits ajustements que le corps
exécute par réflexe pour rester en équilibre sur les deux jambes. La petite danse constitue
une des coordonnées primaires du Contact Improvisation.

Mobilizing/agitating the mass : mobiliser/agiter la masse, die Masse


aktivieren/mobilizieren, mobilizzare/agitare la massa, 動員/激勵整體物質能量
(« mobiliser/agiter l’énergie de la matière »)
Stimuler la sphère-peau d’une autre manière. Secouer doucement et délier
la masse, s’engager activement dans l’activité de générer son propre mouvement (au lieu
de la relaxe passive aux forces gravitaires). Mobiliser différentes zones de masse—les
cuisses, le bassin, la cage thoracique, la tête—délasser et stimuler le corps par le
mouvement, énergiser et séparer les « particules de masse » pour faciliter l’articulation et
la rendre disponible pour ce qui va suivre.
Je propose parfois une pratique de « secousse archéologique » : naviguer
séquentiellement à l’intérieur du corps en utilisant l’action de mobiliser/secouer la masse.
Mais il y a d’autres manières de le faire.
On peut mobiliser avant, après, ou à la place de faire le lien avec la terre.

Kinesphere, kinesphère, Kinesphäre, kinesfera, 個 人 圓 融 空 間 (« espace harmonique


personnel »)
Étendre mouvement, énergie, attention, conscience, curiosité, désir dans l’espace
autour du corps. Bouger dans l’environnement en prenant ressource dans la sphère-
peau et en la déversant dans l’espace environnant par augmentation du tonus, par étirement, par
extension, condensation, repoussé.
La kinesphère, terme forgé par Rudolf Laban, est la sphère ou bulle d’espace qui entoure le corps
et signale l’extension maximale des membres sans déplacement du centre du corps. Dans
l’Underscore, la kinesphère est divisée en kinesphère basse et kinesphère haute. Je fais
l’expérience d’une différence bien marquée entre ces zones lorsque je me prépare à la mobilité
complète dans l’espace sphérique. (…)

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Expanding/traveling kinesphere, dilater/faire voyager la kinesphère, sich
ausdehnende/reisende Kinesphäre, espandere/far viaggiare la kinesfera, 拓 展 /
行 旅 中 的 個 人 圓 融 空 間 (« étendre/faire voyager l’espace harmonique
personnel »)
Déployer l’attention et la mobilité dans un plus grand espace, soit en dilatant la taille
de la sphère de mouvement ou de conscience, soit en déplaçant la sphère au travers de l’espace.
Dilater et déplacer sont distincts, mais peuvent se recouper. Par exemple, on peut bouger à
l’intérieur d’une petite sphère proche du corps tout en déplaçant ce cocon d’espace dans le reste
de la pièce. Ou inversement, on peut élargir sa perception de l’espace et les échanges qu’on
entretient avec lui au point d’inclure toute la pièce, mais continuer à bouger dans une zone
limitée, sans se déplacer. Ou encore, on peut dilater et déplacer. Cette dilatation (ou contraction)
se réfère à la fois à la portée de la réception et transmission de l’énergie et de l’activité—ce qu’on
reçoit et ce qu’on retransmet, la perception et l’action.

Overlapping kinespheres, entrelacer les kinesphères, sich überlappende Kinesphären


(« faire se recouvrir les kinesphères »), sovrappore le kinespere (« superposer les
kinesphères »), 個人圓融空間的互相重疊
Dans une pièce remplie de personnes dédiées à s’échauffer, les kinesphères des
danseurs—l’espace au travers duquel leur énergie, leur mouvement, leur attention circule—
finiront par s’entrelacer. La sensation de bouger à côté ou au travers de « l’espace » de quelqu’un,
ou celle de quelqu’un qui passe à côté ou au travers du nôtre, crée le tohu-bohu : de l’énergie se
génère et apprête les danseurs à d’autres rencontres.
Dans l’entrelacement des kinesphères, on bouge au travers d’un paysage composé de
différentes qualités et caractéristiques motrices sans interpréter l’information : on suit la pente,
comme un aigle suit le coteau d’une colline un jour de soleil.

Grazing (« brouter »), papillonner, schnabulieren (« se délecter ») ou naschen


(« grignoter »), brucare, 瀏覽 (« rechercher, passer en revue »)
Se disposer à l’interaction avec les autres et avec l’environnement au travers d’une
série de courtes connexions—connexions perceptives (par exemple : faire
l’expérience visuelle d’une coïncidence) et connexions physiques (par exemple :
mon chemin se joint à celui d’un autre pour confluer avec lui ou le toucher). Remarquer les
connexions dans lesquelles nous sommes inclus, et celles qui englobent d’autres que nous.
Permettre à la danse en solo de passer dans, au travers et entre ces connexions, dans n’importe
quel ordre. Voilà ce qu’est papillonner.

Connections, connexions, Verbindungen, connessioni, 連 接 觸 點 (« point de


connexion »)
Touch, toucher, Beruhrung, tocco, 碰觸
Attraction, attraction, Anziehung, attrazione, 誘引 (« leurrer »)
Repulsion, répulsion, Abstossung, repulzione, 離撤 (« se retirer »)
Coincidence, coïncidence, Zufall, coincidenza, 巧遇
Intersection, intersection, Kreuzung, intersectione, 相錯
Confluence, confluence, Zusammenfluss, confluenza, 融 匯
(« intégration »)
Divergence, divergence, Auseinanderlaufen, divergenza, 離 異
(« divorce »)
Contrast, contraste, Kontrast, contrasto, 對峙

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Influence, influence, Beinflussung, influenza, 影响
Empathy/Resonance, empathie/résonance, Einfühlung/Resonanz,
empatia/risonanza, 移情/共振
Collision, collision, Zusammenprall, collisione, 撞擊 (« accrochage »)
Tangente, tangente, Tangente, tangente, 臨切


Après plusieurs étapes (que nous ne retranscrivons pas ici) incluant l’« engagement » dans un
duo de Contact Improvisation, son « développement » et sa « résolution », l’Underscore entre dans la
« partition ouverte » où toutes les étapes précédentes peuvent être retraversées. La pratique arrive à
son terme par une « résolution finale » et par un « désengagement du processus » qui mène chacun
des joueurs à se retirer dans deux phases de rétrospection : la « récolte » et le « partage ».

(*) Reflection/harvest, réflexion/récolte, Reflektion/Ernte, riflesione/raccolt, 反思/收穫


Prendre le temps pour se reposer, se déchauffer, repasser et réfléchir à son
expérience dans le déroulé de la partition. Nous passons directement de la résolution
finale à la réflexion, sans socialiser, sans autre interaction.
C’est un temps pour revenir sur l’expérience par l’écriture, le mouvement, le dessin, la
pensée—recueillir des observations directes qui peuvent être partagées avec d’autres. Comment
la partition a-t-elle fonctionner pour moi cette fois ? Qu’est-il arrivé de spécifique ? Qu’est-ce que
j’ai observé, senti, appris ? Ce sont des glanes, des notes de terrain, pas des résumés, ni des
interprétations. Ce pourrait n’être que des fragments. (…)

(*) Sharing/thanksgiving, partager/remercier, teilen/Erntedank, condividere/rigraziare,


分享/感念 (« partage et gratitude »)
C’est un temps de rassemblement (souvent en cercle ou en groupe) pour offrir les
réflexions en partage, partager quelques-uns des fruits récoltés. Il s’agit
habituellement de remarques courtes, sans discussion qui s’ensuive. Pas besoin d’introduire ou de
situer : un simple fragment d’observation réellement pris de l’expérience subjective suffit. (On
peut toujours « passer » si l’on n’a rien à partager, ou si l’on n’a pas envie de le faire verbalement.)
Les expressions d’intelligence et de conscience, et la variété des expériences qui s’attestent dans
ces partages sont remarquables, informatives et amusantes. Ces observations sont une manière
de « composter » ou de fertiliser la pratique : elles informent le chemin à venir pour les prochaines
rencontres.


À côté de ces phases, présentées séquentiellement, d’autres gestes sont listés par l’Underscore
qui peuvent apparaître à tout moment : ils incluent « se laisser traverser » (streaming), épreuve ou
sentiment de la continuité des forces vitales entre elles ; « le bouton bête » (idiot button) qui
consiste à simplifier la situation, soit en effaçant momentanément toute référence à la partition ou
soit à revenir au début (arriver énergétiquement, arriver physiquement, se lier à la terre...) ;
« observer » (observing) qui peut vouloir dire se mettre sur le côté, mais aussi bien être son propre
observateur de l’intérieur de la danse ; « écouter » (listening), c’est-à-dire ouvrir les oreilles,

- 490 -
remarquer les sons. Nous ne reprenons ici que le geste de « télescoper la conscience » (telescoping
awareness) et « le blanc » (gap).

Telescoping awareness, télescoper la conscience, Aufmerksamkeit verschieben


(« déplacer la vigilance »), consapevolezza telescopica (« prise de conscience
télescopique »), 意識狀態的伸縮 (télescopage de la conscience)
Ajuster l’échelle et la focale de son attention, à tout moment—comme la lentille
d’un zoom. Choisir de zoomer sur une sensation subtile à l’intérieur du corps, ou
élargir l’image pour prendre conscience de l’intégralité du corps d’un seul coup, ou élargir encore
le point de vue pour englober le corps et l’espace qui l’entoure, ou aller plus loin encore et inclure
toute la pièce.
Ce mouvement de télescoper (zoomer ou dézoomer) permet d’aller chercher l’information aux
différents niveaux où elle se trouve, et de développer la capacité à se concentrer sur différents
niveaux d’information à différents moments. Par exemple, vous pouvez prendre conscience que
votre focale était interne depuis un moment et décider de vous télescoper au-dehors pour vérifier
que vous êtes toujours bien dans la pièce, pour savoir ce qui se passe, à proximité de vous ou plus
loin, mais sans perdre la connexion aux sensations physiques avec lesquelles vous êtes engagés.
On peut jouer entre les points de vue.
Télescoper la conscience est un instrument dont on peut faire usage à tout moment—pour
obtenir différentes vues compositionnelles, pour soulager une claustrophobie ou calmer une sur-
stimulation en élargissant ou en limitant le champ de la conscience, ou encore pour travailler avec
différentes couches/dimensions dans le même temps.

(*) Gap, blanc, Kluft, vuotto (« vide »), 間距 (« espacement »)


Les blancs sont des moments dans l’improvisation où l’on fait l’expérience d’une
absence temporaire de référence, le sentiment d’être entre des formes et
incertains de ce qui arrive ou de ce qu’on doit y faire. Des blancs peuvent aussi
bien se produire à l’intérieur de formes connues. Ils peuvent durer quelques fractions de secondes
ou beaucoup plus longtemps.
(…) Cet endroit où l’on est quand on ne sait pas où l’on est, c’est l’un des espaces les plus
précieux offerts par l’improvisation. C’est un des endroits où les directions offertes sont les plus
variées. (…) Plus j’improvise, plus je suis convaincue que c’est par l’entremise de ces blancs—ces
suspensions momentanées de points référentiels—que l’inattendu se produit, qu’un matériau
‘‘original’’ est généré. (...)
Le blanc, c’est comme ce moment de la chute juste avant de toucher le sol. C’est une
suspension—dans le temps et dans l’espace—et on ne sait pas combien de temps cela va prendre
pour remonter la pente. Et puis, au moment où l’on finit par revenir, personne ne s’est rendu
compte qu’on était parti.

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Daniel N. Stern, The Interpersonal World of the Infant, New York (NY), Basic Books, 1985.
Colwyn B. Trevarthen, « Communication and cooperation in early infancy: A description of primary
intersubjectivity », dans Margaret Bullowa (éd.), Before Speech: The Beginning of Interpersonal
Communication, Cambridge, Cambridge University Press, 1979.
Norbert Wiener, The Human Use of Human Beings, Londres, Eyre & Spottiswoode, 1950.
3.3. Psychologie clinique, psychanalyse et psycho-motricité
Julian de Ajuriaguerra et René Angelergues, « De la psychomotricité au corps dans la relation avec autrui :
à propos de l’œuvre de Henri Wallon », L’évolution psychiatrique, vol. 27, 1962.
Julian de Ajuriaguerra et Daniel Marcelli, Psychopathologie de l’enfant, Paris, Masson, 1982.
Jean Allouch, L’amour Lacan, Paris, Epel, 2009.
Stefania Caliandro, « Empathie et esthésie : un retour aux origines esthétiques », Revue française de
psychanalyse, vol. 68(3), 2004.
Boris Cyrulnik, La naissance du sens, Paris, Pluriel, 2010.
Fernand Deligny, Les détours de l’agir ou le moindre geste, Paris, Hachette, 1979.
Fernand Deligny, Graine de crapule, Paris, Dunod, 1998.
Fernand Deligny, L’Arachnéen et autres textes, Paris, L’Arachnéen, 2008.

- 501 -
Sigmund Freud, La technique psychanalytique, traduit de l’allemand par Jean Altounian et alii., Paris, Puf,
2010.
Jacques Lacan, Écrits, Paris, Le Seuil, 1966.
Alessandra Lemma, « Être vu ou être regardé ? Une perspective psychanalytique sur la
dysmorphophobie », L’année psychanalytique internationale, vol. 2010/1.
Michel Poizat, La voix sourde, Paris, Métailié, 1996.
Henri Wallon, L’évolution psychologique de l’enfant, (1941), Paris, Armand Colin, 2012.
Henri Wallon, « L’instabilité posturo-psychique chez l’enfant », Enfance, vol. 16(1-2), 1963.
Donald W. Winnicott, De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1969.

3.4. Paléo-anthropologie et anthropologie comparée


Paul Alsberg, In Quest of Man. A Biological Approach to the Problem of Man’s Place in Nature, New York,
Pergamon Press, 1970.
Yves Coppens, Le Singe, l’Afrique et l’Homme, Paris, Fayard, 1983.
Tim Ingold, Une brève histoire des lignes (2007), traduit de l’anglais par Sophie Renaut, Bruxelles, Zones
sensibles, 2011.
Tim Ingold, Being Alive. Essays on Movement, Knowledge and Description, New York (NY), Routledge, 2011.
Tim Ingold, The Life of Lines, New York (NY), Routledge, 2015.
Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962.
Claude Lévi-Strauss avec Jean-Marie Benoist, « L’humanisme dévergondé », Le Monde, 21-22 janvier 1979.
Marcel Jousse, L’anthropologie du geste, (1969), Paris, Gallimard, 1975.
Melvin J. Konner, The Tangled Wing: Biological Constraints on the Human Spirit, New York (NY), Henry
Holt, 1982.
André Leroi-Gourhan, Le geste et la parole. Tome 2 : La mémoire et les rythmes, Paris, Albin Michel, 1965.
Richard K. Nelson, Make Prayers to the Raven. A Koyukon View of the Northern Forest, Chicago (IL), The
University of Chicago Press, 1983.
Carsten Niemitz, « A theory on the habitual orthograde human bipedalism—the “Amphibische
Generalistentheorie” », Anthropol Anz., vol. 60, 2002.
Carsten Niemitz, « The evolution of the upright posture and gait—a review and a new synthesis »,
Naturwissenschaften, #97, 2010.
Brigitte Senut, « Bipédie et Climat », C. R. Palevol, vol. 5, 2006.
François Sigaut, « Un couteau ne sert pas à couper, mais en coupant : structure, fonctionnement et
fonction dans l’analyse des objets », in 25 ans d’études technologiques en préhistoire. XIe Rencontres
Internationales d’Archéologie et l’Histoire d’Antibes, Juan-les-Pins, éditions APDCA, 1991.
Christine Tardieu, Comment nous sommes devenus bipèdes, Paris, Odile Jacob, 2012.
Eduardo Viveiros de Castro, Métaphysiques cannibales, traduit du brésilien par Oiara Bonilla, Paris, Puf,
2009.
Roy Wagner, The Invention of Culture, Chicago (IL), The University of Chicago Press, 1981.

3.5. Histoire humaine, ethno-sociologie


Alessandro Arcangeli, « La danse et la codification d’un langage des gestes dans l’Arte de’ cenni (1616) de
Giovanni Bonifacio », e-Phaïstos, vol. (4)1, 2015.
Pierre Bourdieu, « Remarques provisoires sur la perception sociale du corps », Actes de la recherche en
sciences sociales, vol. 14, avril 1977.
François Dagognet, La peau découverte, Paris, Les Empêcheurs de Penser en Rond, 1993.
Alfred Espinas, Les origines de la technologie, Paris, Alcan, 1897.
Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Paris, La Découverte, 2002.
Guglielmo Ferrero, « Les formes primitives du travail », Psychologie, « Revue Scientifique », vol. 5(11), 14
mars 1896.
David Lebreton, Passions du risque, Paris, Éditions Métailié, 1991.
David Lebreton, Conduites à risque, Paris, Puf, 2002.
Marcel Mauss, « Les techniques du corps » (1934), Journal de Psychologie, vol. 32(3-4), 1936.
Fabrice Midal, La méditation, Paris, Puf, 2014.

- 502 -
Anson Rabinbach, Le moteur humain. L’énergie, la fatigue et les origines de la modernité (1992), traduit de
l’anglais par Michel Luxembourg, Paris, La Fabrique, 2004.
R. Murray Schafer, The Soundscape: Our Sonic Environment and the Tuning of the World, Rochester (VT),
Destiny Books, 2011.
Monique Sicard, La fabrique du regard : images de science et appareils de vision (XVe-XXe siècle), Paris, Odile
Jacob, 1998.
Jean-Claude Schmitt, « La morale des gestes », Communications, vol. 46, 1987.
Jean-Claude Schmitt, La raison des gestes dans l’Occident médiéval, Paris, Gallimard, 1990.
Paul Shepard, Nous n’avons qu’une seule terre (1996), traduit de l’anglais par Bertrand Fillaudeau, Paris,
José Corti, 2013.
Starhawk, Webs of Power. Notes from the Global Uprising, Gabriola (BC), New Society Publishers, 2008.
Georges Vigarello, Le sentiment de soi. Histoire de la perception du corps XVIe-XXe siècle, Paris, Seuil, 2014.
Michel Wieviorka, « Du concept de sujet à celui de subjectivation/dé-subjectivation », Fondation Maison
des Sciences de l’Homme. Working Papers, #16, 2012.

3.4. Savoirs des arts (autres que la danse)


3.4.1. Écrits d’artistes, fictions
Henry Bauchau, Œdipe sur la route, Arles, Actes Sud, 1990.
Maurice Betz, Rilke vivant. Souvenirs, lettres, entretiens, Paris, Emile-Paul Frères, 1937.
Jorge Luis Borges, Fictions, traduit de l’argentin par Paul Verdevoye et Nestor Ibarra, Paris, Gallimard,
1974.
William S. Burroughs et Brian Gysin, The Third Mind, New York (NY), Viking, 1978.
Samuel Butler, Erewhon (1872), Londres, Penguin, 1985.
John Cage, Silence. Discours et écrits, traduit de l’américain par Monique Fong, Paris, Denoël, 2004.
Samuel Taylor Coleridge, La Ballade du vieux marin et autres textes, traduit de l’anglais par Jacques
Darras, Paris, Gallimard, 2013.
Rosalyn Driscoll, « Aesthetic Touch », dans Francesca Bacci and David Melcher (éd.), Art and the Senses,
New York (NY), Oxford University Press, 2011.
T. S. Eliot, Four Quartets, San Diego (CA), Harcourt, 1943.
Robert A. Heinlein, Stranger in A Strange Land, New York (NY), GP Putnam’s Sons, 1961 ; traduit de
l’américain par Frank Straschitz, En terre étrangère, Paris, Robert Laffont, 1970.
Friedensreich Hundertwasser, Hundertwasser Architecture: For a More Human Architecture in Harmony
with Nature, New York (NY), Taschen, 1997.
Max Keller, Light Fantastic: The Art and Design of Stage Lighting, Munich-New York (NY), Prestel, 2010.
Heinrich von Kleist, Sur le théâtre de marionnettes (1810), traduit de l’allemand par Jacques Outin, Paris,
Mille et Une Nuits, 1993.
Filippo Tommaso Marinetti, « Le Tactilisme » (1921), repris dans Giovanni Lista (éd.), Futurisme.
Manifestes, documents, proclamations, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1973.
Bruno Munari, Les Ateliers tactiles (1985), traduction de l’italien par Annie Mirabel et Agnès Levecque,
Paris, Les Trois Ourses, 2004.
Bernard Noël, Les yeux dans la couleur, Paris, P.O.L., 2004.
Plutarque, Vies des hommes illustres, traduit du latin par Alexis Pierron, Paris, Charpentier, 1853.
Pascal Quignard, La haine de la musique, Paris, Gallimard, 1997.
Rainer Maria Rilke, Poésie, Paris, Seuil, 1972.
Philippe Soupault, Terpsichore, Paris, Émile Hazan, 1928.
Raphaël Zarka, La Conjonction interdite. Notes sur le skateboard, Paris, Editions B42, 2007.

3.4.2. Histoire de l’art, analyses d’œuvres


Daniel Arasse, Histoires de peintures, Paris, Denoël, 2004.
Daniel Arasse, On n’y voit rien. Descriptions, Paris, Denoël, 2005.
Roland Barthes, Mythologies, Paris, Seuil, 1957.
Daniel Belgrad, The Culture of Spontaneity: Improvisation and the Arts in Postwar America, Chicago (IL),
University of Chicago Press, 1998.

- 503 -
Jean-Yves Boisseur, John Cage, Minerve, 1993.
Guillemette Bolens, Le style des gestes : corporéité et kinésie dans le récit littéraire, Lausanne, éditions
Bibliothèque d’Histoire de la Médecine et de la Santé, 2008.
François Cheng, Le vide et le plein : l’art pictural chinois, Paris, Seuil, 1991.
Richard Cork, Everything Seemed Possible. Art in the 1970s, New Haven (CT), Yale University Press, 2002.
Christoph Cox, « Sonic philosophy », Artpulse, vol. 16(4), 2013.
Georges Didi-Huberman, Être crâne, Paris, Minuit, 2000.
Catherine Elwes and Shirin Neshat, Video Art. A Guided Tour, I.B. Tauris, 2014.
Claire Gillie-Guilbert, « ‘‘Et la voix s’est faite chair...’’ Naissance, essence, sens du geste vocal », Cahiers
d’ethno-musicologie, vol. 14, 2001.
Laurent Jenny (dir.), Le style en acte. Vers une pragmatique du style, Genève, Mētis Presses, 2011.
Jean-Luc Nancy, Noli me tangere : essai sur la levée des corps, Paris, Bayard, 2003.
Emmanuelle Ollier, « Performer pour léviter. Le défi d’Yves Klein », in Aurore Després (éd.), Gestes
ailleurs, Dijon, Les Presses du réel, 2016.
Brian O’Doherty, White Cube. L’espace de la galerie et son idéologie, traduit de l’américain par Patricia
Falguières, Zurich, JRP Ringier, 2008.
Aloïs Riegl, L’industrie d’art romaine tardive (1901), traduit de l’allemand par Marielène Weber et Sophie
Yersin Legrand, Paris, Macula, 2014.
Alan W. Watts, Le bouddhisme zen (1957), traduit de l’américain par P. Berlot, Paris, Payot, 1972.

4. Contact Improvisation
[Nous ne citons ici que les ouvrages que nous avons consultés au cours de nos recherches. Pour une
bibliographie plus complète, nous renvoyons à notre article « Contact Improvisation—Une bibliographie
franco-américaine », Danza e Ricerca, #8, 2016.]
4.1. Écrits de danseurs
4.1.1. Revues
Contact Quarterly—A Vehicule for Moving Ideas, depuis 1975. [Noté CQ] <États-Unis d’Amérique>
Nouvelles de danse, depuis 1984. <Belgique>
<proximity>, depuis 1998. <Australie>

4.1.2. Livres et anthologies


Contact Improvisation Sourcebook, collected writings and graphics from Contact Quarterly dance journal
1975-1992, Northampton, Contact Editions, 1997.
Contact Improvisation Sourcebook II, collected writings and graphics from Contact Quarterly dance journal
1993-2007, Northampton, Contact Editions, 2008.
Contact Improvisation, Nouvelles de danse, #38-39, 1999. [Noté NDD38-39]
Ann Cooper Albright (éd.), Encounters with Contact. Dancing Contact Improvisation in College, Oberlin
(OH), Oberlin College, 2010.
Martin Keogh, The Art of Waiting. Essays on Contact Improvisation, s.l., s.d. (c. 2000)
Cheryll Pallant, Contact Improvisation. An Introduction To A Vitalizing Dance Form, Jefferson (NC) et
Londres, McFarland & Company, 2006.
Nancy Stark Smith avec David Koteen, Caught Falling. The Confluence of Contact Improvisation, Nancy
Stark Smith, and Other Moving Ideas, Florence (MA), Contact Editions, 2013.

4.1.3. Articles et interviews de Steve Paxton


« Grand Union », The Drama Review, vol. 16(3), September 1972 ; traduit de l’américain par Elisabeth
Schwarz, Improviser dans la danse, Alès, Le Cratère, 1998 ; puis par Romain Bigé, Recherches en danse, 2017 ;
danse.revues.org/1235
« Contact Improvisation », The Drama Review, vol. 19(1), March 1975 ; traduit de l’américain par Romain
Bigé, Recherches en danse, 2017 ; danse.revues.org/1235
Avec Liz Béar, « Like The Famous Tree », Avalanche, #11, Summer 1975.

- 504 -
« Letters », Contact Newsletter, #1-3, 1975.
« The Sun Sets, The Wind Is Up... », Contact Newsletter, #5, Summer 1976 ; traduit de l’américain par
Romain Bigé, Écrits sur le Contact Improvisation (1972-1982), Paris, L’œil et la main, 2016 ; www.lolm.eu
[dorénavant noté lolm.eu]
« Aikido: Information In Deed », Contact Newsletter, #5, Summer 1976 ; [lolm.eu].
« Dartington March », Contact Newsletter, #5, Summer 1976 ; [lolm.eu].
« Jam at Cat’s Paw Palace for Performing Arts », Contact Newsletter, #5, Summer 1976.
« Mangrove », Contact Newsletter, #5, Summer 1976 ; [lolm.eu].
« Teacher Teaching », Contact Newsletter, #5, Summer 1976 ; [lolm.eu].
« A Matter of Delicacy », Contact Newsletter, #5, Summer 1976 ; [lolm.eu].
« Letter to Newsletter », CQ vol. 2(1), Fall 1976.
« A Model For Formulae », CQ vol. 2(1), Fall 1976 ; [lolm.eu].
« Hatha Yoga », CQ vol. 2(2), Winter 1976 ; [lolm.eu].
« Now and then », CQ vol. 2(2), Winter 1976 ; [lolm.eu].
« Symbols For What We Do », CQ vol. 2(2), Winter 1976 ; [lolm.eu].
Avec Jane McDermott, « An Interview with Steve Paxton », New Dance, Autumn #4, 1977.
« Book Review: Materials of Dance as a Creative Art Activity by Barbara Mettler », CQ vol. 2(3), Spring
1977 ; [lolm.eu].
« Trisha Brown Company, Inc., at the Palindrome », CQ vol. 2(3), Spring 1977.
« Solo Dancing », CQ vol. 2(3), Spring 1977 ; traduit de l’américain par Romain Bigé, Recherches en danse,
2017 ; danse.revues.org/1235
« Timely (A Poem) », CQ vol. 2(4), Summer 1977 ; [lolm.eu].
« Ruby », CQ vol. 2(4), Summer 1977.
Avec Elizabeth Zimmer, « The Small Dance », CQ vol. 3(1), Fall 1977 ; [lolm.eu].
« Transcript » (1977), CQ vol. 11(1), 1986 ; traduit de l’américain par Kitty Kortes Lynch, NDD 38-39.
« Teaching Seminar at Contact Conference », Putney (VT), August 4 1977, transcription inédite par Cara
Brownell [NSS Archives].
Avec Ellen W. Jacobs « Choreography : Talking To Some of The Workers », Soho Weekly News, Oct 5 1978.
« Chute. Transcript » (1978), CQ vol. 7(3-4), Spring/Summer 1982 ; traduit anonymement de l’américain,
NDD 38-39.
« Twice Now », CQ vol. 5(2), Winter 1979 ; [lolm.eu].
« A Definition », CQ vol. 5(2), Winter 1979 ; [lolm.eu].
« Tape Review: Dances by Heart », CQ vol. 5(2), Winter 1979 ; [lolm.eu].
Avec Nancy Stark Smith, « Current Exchange Last Performance Talk », transcription inédite, Western
Front (Vancouver), August 31 1979. [NSS Archives.]
« Report on the ADG Conference on Improvisation: Dance as Art Sport », CQ vol. 6(1), Fall 1980 ; [lolm.eu].
« Round Up », CQ vol. 6(1), Fall 1981 ; [lolm.eu].
« Bonnie and David », CQ vol. 6(2), Winter 1981.
« Q & A », CQ vol. 6(2), Winter 1981 ; traduit de l’américain par Kitty Kortes Lynch, NDD 38-39 ; [lolm.eu].
Avec Folkert Bents, « Contact Improvisation », Theater Papers: The Fourth Series, Devon, Dartington, 1981.
« Sweat Pants », CQ vol. 7(3/4), Spring/Summer 1982.
« Performance and the Reconstruction of Judson », CQ vol. 7(3/4), Spring/Summer 1982.
Avec Nancy Stark Smith, « Conversation at Mad Brook Farm », transcription inédite, octobre 1983. [NSS
Archives.]
Avec Nancy Stark Smith, « The Judson Project », videotape project produced by Bennington College,
1983.
« Still Moving », CQ vol. 9(2), Spring/Summer 1984.
Avec Bill. T. Jones et Mary Overlie, « The Studies Project », CQ vol. 9(3), Fall 1984.
« Letter to Elizabeth Zimmer », CQ vol. 9(3), Fall 1984.
« Teaching CI », transcription inédite [CQ Archives], ECITE Berlin, 1988.
Avec Nancy Stark Smith, « Fall after Newton. Transcript », CQ vol. 13(3), Fall 1988 ; traduit de l’américain
par Aïda Bogossian, Nouvelles de danse, #17, octobre 1993.
« A Note to Canadian Critics », CQ vol. 12(2), Spring/Summer 1987.

- 505 -
« Improvisation Is A Word For Something That Can’t Keep A Name », CQ vol. 12(2), Spring/Summer 1987 ;
traduit de l’américain par Denise Luccioni, Baptiste Andrien (éd.), De l’une à l’autre, Bruxelles, Contredanse,
2010.
Avec Nancy Stark Smith, « Trance Script. Judson Project interview with Steve Paxton », CQ vol. 14(1),
Winter 1989.
« Hier-Visibility », CQ vol. 14(1), Winter 1989.
« T.M.O.M. a book review of The Moment of Movement by Lynne Anne Blom and L. Tarin Chaplin », CQ
vol. 14(2), Spring/Summer 1989.
« 1966 List », CQ vol. 14(3), Fall 1989.
« Helix », CQ vol. 16(3), 1991 ; traduit de l’américain par Kitty Kortes Lynch, NDD 38-39.
« 3 Days: DanceAbility Workshop, 1991 », CQ vol. 17(1), Winter 1992.
Avec Ann Kilcoyne, « A Common Sense », CQ vol. 17(1), Spring 1992 ; traduit de l’américain par Martine
Bom, NDD 38-39.
« Jumping Paradigms: Response To Aat Hougee », CQ vol. 17(2), Summer/Fall 1992.
« Drafting Interior Techniques », CQ vol. 18(1), Winter/Spring 1993 ; traduit de l’américain par Patricia
Kuypers, NDD 38-39.
Avec Ann Kilcoyne, « On The Braille In The Body: An Account Of The Touchdown Dance Integrated
Workshops With The Visually Impaired And The Sighted », Dance Research: The Journal of the Society for
Dance Research, vol. 11(1), Spring 1993.
Avec Maggie Gale, « Dancing for the Blind or with the Blind? New Directions in Movement Research »,
New Theatre Quarterly, vol. 9(34), May 1993.
« L’éphemère, par-delà le temps », traduit de l’américain par Patricia Kuypers, Nouvelles de danse, #15,
1993.
« Two Book Reviews: Margaret Hupp Ramsay’s The Grand Union (1970-1976), Novack’s Sharing the
Dance: Contact Improvisation and American Culture », CQ vol. 19(1), Winter/Spring 1994.
« The Man in the Box », CQ vol. 20(1), Winter/Spring 1995.
« Letter to Trisha », CQ, vol. 20(1), Winter/Spring 1995, p. 94 ; traduit de l’américain par Martine
Jawerbaum, Nouvelles de danse, #23, 1995.
Avec Aat Hougee, « Steve Paxton and Aat Hougee in Conversation », Movement Research Performance
Journal, #11, Fall 1995.
Avec Lori B., « The Sex Issue », CQ vol. 21(1), Winter/Spring 1996.
« ...To Touch », CQ vol. 21(2), Summer/Fall 1996.
Avec Agnès Benoît, « Conversation », On The Edge/Créateurs de l’imprévu, Bruxelles, Contredanse, 1997.
Avec Yvonne Rainer, « Il y avait du poulet dans le poulet et... », On the edge/Créateurs de l’imprévu,
Bruxelles, Contredanse, 1997.
Avec Maura Keefe, « Pillow Talk Lectures », filmé à Blake’s Barn, Berkshire County (MA), August 7 1998.
« The History and Future of Dance Improvisation », CQ vol. 26(2), Summer/Fall 2001.
« Pensées dans l’espace », traduit de l’américain par Patricia Kuypers, Nouvelles de danse, vol. 48-49,
2002, pp. 195-199 ; « Nothing Comes To Mind: Mindscapes And The Space ; An Amble », CQ, vol. 28(2),
Summer/Fall 2003.
« Brown in the New Body » dans Hendel Teicher (éd.), Trisha Brown. Dance and Art in Dialogue (1961-2001),
Cambridge (Massachusetts), MIT Press, 2003.
« PASTForward », in Sally Banes (éd.), Reinventing Dance in the 1960s. Everything Was Possible, Madison,
The University of Wisconsin Press, 2003.
Avec Daniel Lepkoff, « Between the Lines », CQ vol. 29(1), Winter/Spring 2004.
« For Thirty Years », CQ vol. 30(1), Winter/Spring 2005.
« Is Contact Improvisation a Performance Art?, 1977 », CQ vol. 30(1), Winter/Spring 2005.
« Improvisation Issue? », CQ vol. 30(1), Winter/Spring 2005.
« What Authority? », CQ vol. 30(1), Winter/Spring 2005.
Avec Robert Steijn, « Training perception », TALK / SNDO, 2006 ; www.ahk.nl/en/atd/dance-programmes/
sndo/publications/
Avec Kristin Horrigan, « Reflections on the 25th Anniversary of the Breitenbush Jam », CQ vol. 32(1),
Winter/Spring 2007.

- 506 -
Avec Maxine Sheets-Johnstone, Daniel Stern, et alii., « Dance, Movement & Bodies », transcription of a
meeting at the Philoctetes Center, June 2007 ; www.philoctetes.org
« Fireside Chat », CQ vol. 33(2), Summer/Fall 2008.
« Steve Paxton’s Talk at CI36 (transcript) », CQ vol. 34(1), Winter/Spring 2009.
« Robert Rauschenberg (1925-2008) », CQ vol. 34(1), Winter/Spring 2009.
« As Far As We Can See... Merce Cunningham, 16 April 1919 - 26 July 2009 », CQ vol. 35(1), Annual 2010.
Avec Jurij Konjar, « ...Conversations with Steve Paxton », CQ vol. 36(2), Summer/Fall 2011, Chapbook 2:
The Goldberg Observations.
« 500 Words: Judson Dance Theater: 50th Anniversary », Artforum, 24 July 2012.
Avec Rozella Mazzaglia, « Thoughts on Contact Improvisation », Danza e Ricerca, vol. 5(4), 2013.
« Why Standing? » (édité par Karen Nelson), CQ vol. 40(1), Winter/Spring 2015.
« Cage, Cunningham, and the Modern Dance Mutants », CQ vol. 40(1), Winter/Spring 2015.
Avec Romain Bigé, « Mouvements ancestraux. Le Contact Improvisation et les premiers contacts »,
Repères. Cahier de danse, #36, novembre 2015.
Avec Victoria Looseleaf, « Paxton Unbound », Fjord Review, May 6 2016 ; www.fjordreview.com/paxton-
unbound/
« Notes on a Video of a Glacial Decoy Rehearsal Led by Lisa Kraus and Diane Madden with the Stephen
Petronio Company », Trisha Brown in the New Body, June 6 2016 ; trishabrown.brynmawr.edu
Avec Romain Bigé, « Open Gardenia. On Vulnerability », CQ, vol. 42(2), Winter/Spring 2017.

4.1.3. Autres écrits de contacteurs


Suzanne Cotto, Muriel Guigou, Aline Lecler et Isabelle Uski, « Le Contact Improvisation, dialoguer par le
toucher », 2008 ; www.laboratoiredugeste.com/spip.php?article166
Gretchen Dunn, « Hands. On observation », CQ, Unbound, 2010.
Katy Dymoke, « Contact improvisation, the non-eroticized touch in an ‘art-sport’ », Journal of Dance &
Somatic Practices, vol. 6(2), 2014.
Maggie Gale, « Dancing for the Blind or with the Blind? New Directions in Movement Research », New
Theatre Quarterly, vol 9(34), May 1993.
Joerg Hassmann, « Explorations within the small dance », CQ vol. 34(1), Winter/Spring 2009.
Keith Hennesy, « Love & Sex & Touch & Weight. 11 Notes on Sexuality, Sex, Gender, Community &
Contact Improvisation », CQ, vol. 21(1), Winter/Spring 1996.
Kristin Horrigan, « Queering Contact Improvisation », CQ, vol. 42(1), Winter 2017.
Aat Hougée, « Paths of Change », CQ, vol. 17(2), Summer/Fall 1992.
Daniel Lepkoff, « Questions not to ask », CQ vol. 13(3), Fall 1988.
Daniel Lepkoff, « Improvisation Festival After Thoughts: A Review of My Own Audiencing », Movement
Research Performance Journal, #10, Winter/Spring 1995.
Daniel Lepkoff, « Contact Improvisation : A Question », CQ vol. 36(1), 2011.
Charlie Morrissey avec Romain Bigé, « Mind-fucking and other uncertainties », CQ, vol. 42(2),
Winter/Spring 2017.
Nita Little, « Enminded Performance: dancing with a horse », dans Lynette Hunter, Elisabeth Krimmer and
Peter Lichtenfels (éds.), Sentient Performativities of Embodiment. Thinking alongside the Human, Lexington
Books, 2016.
Karen Nelson, « Answers Not To Be Questionned », CQ, vol. 14(2), Spring/Summer 1989.
Cynthia Novack (éd.), Contact Improvisation Symposium at Saint Mark’s Church (New York), 19 juin 1983.
[NSS Archives]
Malaika Sarco-Thomas, « Touch+Talk: Ecologies of questioning in contact and improvisation », Journal of
Dance & Somatic Practices, vol. 6(2), 2014.
Karen Schaffman, « Colliding kinespheres: investigating the point between Labananalysis and Contact
Improvisation », Linda J. Tomko (éd.), Proceedings of the Twenty-First Annual Conference, Riverside (CA),
Society of Dance History Scholars, 1998.
Nancy Stark Smith, « Where Nothing is Beside the Point: Contact Improvisation at Naropa Institute »,
Naropa Bulletin, Fall 1982-Winter 1983.
Nancy Stark Smith, « Teaching exchange » dans European CI Newsletter, s.l., 1986, #1. [NSS Archives]

- 507 -
Nancy Stark Smith, « Back in time », Contact Quarterly, vol. 11(1), Winter 1986.
Nancy Stark Smith avec Carol Horwitz, « Interview material for Challenging Dominant Gender Ideology
Through Contact... », s.l., 1994. [NSS Archives.]
Nancy Stark Smith, « Harvest. One History of Contact Improvisation », CQ, vol. 31(1), Summer/Fall 2006.
Nancy Stark Smith, « Core prop, Steve, and the empty middle », CQ, vol. 32(2), Summer/Fall 2007.
Curt Siddall, « Bodies in contact », CQ vol. 2(1), Fall 1976.
Mark Tompkins et Julyen Hamilton, « Contact Improvisation, technique de Steve Paxton » dans Odette
Aslan, Le corps en jeu, Paris, CNRS éditions, 1993.
Elizabeth Zimmer, « If Disco’s Not Your Bag Try Contact Improvisation Ballet », Manhattan East, 11 April
1979.

4.1.4. Anarchives
[Outre les archives personnelles de Nancy Stark Smith, que nous avons pu consulter à plusieurs reprises
lors de séjours chez elle et à Contact Quarterly, à Florence (MA), et que nous notons [NSS Archives],
différentes personnalités et institutions du Contact Improvisation s’en sont fait les « anarchivistes » : nous
listons ici les archives que nous avons pu visiter, en ligne ou sur place.]
(-) Écoles, centres chorégraphiques
Alito Alessi / Danceability ; www.danceability.com
Earthdance retreat center (Plainfield, MA) ; www.earthdance.net
Londres Contemporary Dance School (Londres)
School for New Dance Development, SNDO (Amsterdam)

(-) Festivals, communautés


European Contact Improvisation Teacher Exchange (Europe) ; www.ecite.org
International Contact Festival (Freiburg) ; www.contactfestival.de
New York community, curated by Richard Kim (New York, NY) ; contactimprovblog.com
Worldwide community, curated by Jim Davis, Chris Deephouse, Mugsy Lunsford (depuis 1995) et Craig
Harman (depuis 2009) ; contactimprov.net

4.2. Vidéographie
An Intimate Dance, director : Sanford Lewis, 2016.
Artists In Exile: A Story Of Modern Dance in San Francisco, director : Austin Forbord et Shelley Trott, Rapt
Productions, 2000.
Contact Improvisation at CI 36, director : Nathan Wagoner, Contact Editions, 2012.
Extension 1, director : Lutz Gregor, 1999.
Fives Ways In, co-directors : Mike Poltorak, Alyssa Lynes, Sonja Bruhlmann, 2014.
Kontakt Triptychon, director : Lutz Gregor, 1992.
Material for the Spine. A Movement Study, Contredanse, 2008.
Videoda Contact Improvisation Archive [1972 – 1987], Contact Editions, 2014.
<contient : Magnesium, video: Steve Christiansen, 1972 ; Peripheral Vision, camera: Steve
Christiansen, 1975 ; Chute, camera: Steve Christiansen, 1979 ; Soft Pallet, camera: Steve Christiansen,
1979 ; Contact at 10th and 2nd, editing: Lisa Nelson, 1983 ; Fall After Newton, editing: Steve
Christiansen, Lisa Nelson, Steve Paxton, Nancy Stark Smith, 1987.>

4.3. Articles de presse


James Armstrong, « in contact with mangrove », Dance Magazine, décembre 1977.
Luca Barbero et alii., Macroradici Del Contemporaneo: L’Attico Di Fabio Sargentini, 1966-1978, Roma,
MACRO, Museo d’arte contemporanea, 2010.
Laurie Booth, « West Coast Dialect », New Dance, vol. 16, 1980.
John Gamble, « On Contact Improvisation », The Painted Bride Quarterly, vol. 4(1), Spring 1977.
Deborah Jowitt, « Fall You Will Be Caught », Village Voice, 5 septembre 1977.
Barry Laine, « Is Contact Improvisation Really Dance? », The New York Times, 3 juillet 1983.
Julie Tolley, « Questions about Contact », New Dance Spring, vol. 18, 1981.

- 508 -
Max Wyman, « Contact Improvisation is no theatrical spectacle », The Vancouver Sun, 6 février 1978.

4.4. Travaux universitaires


4.4.1. Monographies, anthologies
Contact [and] Improvisation, Journal of Dance & Somatic Practices, vol. 6(2), 2014.
Jérémy Damian, Intériorités / Sensations / Consciences. Sociologie des expérimentations somatiques du
Contact Improvisation et du Body-Mind Centering, Grenoble, thèse, 2014.
Thomas Kaltenbrunner, Contact Improvisation: Moving—Dancing—Interaction, traduit de l’allemand vers
l’anglais par Nick Procyk, Oxford, Meyer und Meyer, 2004.
Cynthia Novack, Sharing the Dance. Contact Improvisation and American Culture, Madison (WS), University
of Wisconsin Press, 1990.
Marina Tampini, Cuerpos e ideas en danza. Una mirada sobre el contact improvisation, Buenos Aires,
Ediciones IUNA, 2012.

4.4.2. Articles ou chapitres de livres


Sally Banes, « Steve Paxton: Physical Things », Dance Scope, vol. 13(2-3), Winter/Spring 1979.
Sally Banes, « Contact Improvisation. A democratic project », dans Terpsichore in Sneakers, Wesleyan
University Press, 1987.
Elizabeth A. Behnke, « Contact Improvisation and the Lived World », Studia Phaenomenologica, 2003.
Romain Bigé, « Sentir et se mouvoir ensemble. Micro-politiques du Contact Improvisation », Recherches
en danse, vol. 5, 2015 ; danse.revues.org/1135
Romain Bigé, « L’haptique et la chute. Espaces du Contact Improvisation », dans In Cheryl F. Stock &
Patrick Germain-Thomas (éds.), Contemporising the past: envisaging the future, Proceedings of the 2014
World Dance Alliance Global Summit, Angers, 6–11 July ; www.ausdance.org.au
Romain Bigé, « L’excursion du temps. Mouvement et anticipation en Contact Improvisation », Oscillation,
vol. 4, 2015.
Romain Bigé, « Tonic space. Steps toward an aesthetic of weight in Contact Improvisation », CQ, vol.
42(2), Winter/Spring 2017.
Ann Cooper Albright, « A corps ouverts. Changements et échanges d’identités dans la Capoeira et le
Contact Improvisation », Protée, vol. 29(2), 2001.
Aurore Després, « La danse contact improvisation et l’enseignement de Lulla Churlin : le travail des
sens », dans Travail des sensations dans la pratique de la danse contemporaine. Logique du geste esthétique,
Villeneuve d’Asqc, Presses universitaires du Septentrion, ANRT, 2001.
Mara De Wit, « Steve Paxton : Most Frequent Long Term Visitor », New dance development at Dartington
College of Arts UK 1971 – 1987, PhD thesis, Middlesex University, 2000.
Gunn Engelsrud, « Teaching Styles in Contact Improvisation: an Explicit Discourse With Implicit
Meaning », Dance Research Journal, vol. 39(2), Winter 2007.
Véronique Fabbri, « Langage, sens et contact dans l’improvisation dansée », dans Approche
philosophique du geste dansé. De l’improvisation à la performance, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires
du Septentrion, 2006.
Susan Leigh Foster, « Closets Full Of Dances: Modern Dance’s Performance Of Masculinity And
Sexuality » dans Jane C. Desmond (éd.), Dancing Desires, Madison, Univ of Wisconsin Press, 2001.
José Gil, « La danse, le corps, l’inconscient », Terrain, #35, 2000 ; terrain.revues.org/1075
Danielle Goldman, « Bodies on the Line: Contact Improvisation and Techniques of Nonviolent Protest »,
dans I Want to Be Ready: Improvised Dance as a Practice of Freedom, Ann Arbor, University of Michigan Press,
2010.
Sara Houston, « The Touch ‘Taboo’ and the Art of Contact: an Exploration of Contact Improvisation For
Prisoners », Research in Dance Education, vol. 10(2), 2009.
Christine Leroy, « Empathie kinesthésique, danse-contact-improvisation et danse-théâtre », STAPS, #102,
2013.
Livia Motterle, « L’esperienza dell’altro nella Contact Improvisation: un percorso fenomenologico
dall’avere all’essere », Danza e ricerca, #0, 2009.

- 509 -
Sarah Pini, Doris J. F. McIlwain, John Sutton, « Retracing the encounter: interkinaesthetic forms of
knowledge in Contact Improvisation », Antropologia e Teatro, #7, 2016.
Carlot Torrent et al., « Discovering New Ways of Moving: Observational Analysis of Motor Creativity
While Dancing Contact Improvisation and the Influence of the Partner », Journal of Creative Behavior, vol.
44(1), 2010.
Robert Turner, « Steve Paxton’s “Interior Techniques”. Contact Improvisation and Political Power », The
Drama Review, vol. 54(3), Fall 2010.
Ching-Wen Yeh, « The Example of Magnesium », Applications of Taoist Principles and Practices in the
Development of American Modern Dance, New York University, thèse, 2001.

- 510 -
Origines des textes

Une partie des idées défendues dans le chapitre 1 a fait l’objet d’une première
publication dans « Ce que la phénoménologie peut apprendre de la danse » (Recherches
en danse, 2016) et dans « Philosophies in movement » (CQ, 2017) et certains
développements des chapitres 5 et 7 ont fait l’objet d’une première méditation dans deux
articles, « L’haptique et la chute » (ausdance.org.au, 2015) et « L’excursion du temps »
(Oscillation, 2015). Enfin, une partie du chapitre 6 a fait l’objet d’une première version en
anglais sous le titre « Tonic space. Steps toward an aesthetics of weight in Contact
Improvisation » (CQ, 2017). Je remercie les rapporteurs et éditeurs de ces revues pour
leurs remarques et leur aide précieuse.

Mon expérience du Contact Improvisation, en tant que danseur et en tant que


pédagogue, m’a servi d’appui à l’écriture de ce texte. Cette expérience est située dans le
temps entre 2012 et 2017 et dans différents espaces entre l’Europe de l’Ouest, la côte Est
des États-Unis et (pour un court séjour de recherche) le Japon. Mais ce sont surtout des
personnes qui font le cadre de cette expérience : il est temps de les nommer (ce que je
n’ai pas voulu faire en ouverture pour éviter qu’il ne paraisse que je me cache derrière ce
paravent de noms : en les nommant à présent, je veux rendre hommage à nos échanges,
pas m’en autoriser).
J’ai été initié au Contact Improvisation par Felize Wolfzahn en 2012 à Amherst College
dans le Massachusetts. J’ai eu l’opportunité par la suite d’en raffiner mon expérience
auprès de différents pédagogues de Paris (Matthieu Gaudeau, Asaf Bachrach, Marie
Rousseaux), d’Europe (Joerg Hassmann, Jurij Konjar, Charlie Morrissey...) et des États-
Unis (Nancy Stark Smith, Karen Nelson, Nita Little, Daniel Lepkoff, Chris Aiken, Ray
Chung...).
Depuis plusieurs années, j’ai eu l’opportunité de mêler au Contact Improvisation un
enseignement de philosophie en collaborant avec différents enseignants en France et aux
États-Unis (Matthieu Gaudeau, Catherine Kych, Céline Robineau, Asaf Bachrach, Mathilde
Papin, Mandoline Whittlesey, Kristin Horrigan, Chris Aiken, Alice Godfroy). Enfin, ma peau
se souvient du contact d’innombrables gestes partagés avec d’innombrables partenaires
à Paris (Justine Wojtiniak, Mathilde Rousseau, Gerry Quévreux, Cléo Laigret...), New York
(Elise Knudson, Sarah Konner, Paul Singh, Shura Baryshnikov, Richard Kim...),
Northampton (Sarah Young, Lani Nahele, Brando...), Freiburg (Daniela Schwarz, Florian
Busch...), Vienne, Ibiza, Tokyo...
C’est avant tout grâce à ces milieux partagés, grâce à cette communauté d’expérience
que tout ce qui précède a pu s’écrire. Que tous et toutes soient ici remerciés (une fois de
plus, et à présent : nommés) pour avoir été et être encore et toujours mes intercesseurs.

- 511 -
Index des noms propres

Arts Alexander Keogh

Arasse Amagatsu Laban

Borges Arbeau 235-238, 257, 290, 291, 293,

Burroughs Bachrach 431

Cage Bainbridge Cohen Launay

Castiglione Banes Lepecki

Cézanne Bausch Lepkoff

Cheng Brown 475, 481, 511

Di Prima Charmatz Little

Driscoll Childs Louppe

Eliot Chung Martin

Heinlein Cooper Albright Morrissey

Hundertwasser Cunningham Nelson

Klein 234, 293, 301-303, 306 169, 175, 176, 178, 203, 256,

Kleist Delsarte 460, 466

Marinetti Duncan Nelson, K.

Matisse Dupuy Novack

Muybridge Forti Parkinson

O’Doherty Foster Paxton

Panofsky Fulkerson 95, 97, 99, 101, 104, 115, 123,

Penone Gaudeau 131-134, 153, 154, 167, 171,

Proust Ginot 172, 174, 179, 184-188, 191-

Quintilien 336 193, 210, 231-233, 241, 247-

Riegl Godard 250, 252, 254, 260, 262, 264-

Rilke 137, 138, 141, 196, 241, 244- 267, 277, 280, 293, 297, 298,

Valéry 246, 260, 395, 419 302, 303, 306, 321-323, 333-

Wagner Godfroy 335, 339, 386, 429, 460, 466,

Zarka Graham 472, 475, 477, 479, 481


Halprin Rainer
Danse
Hassmann Roquet
Adler
Humphrey Schell
Aiken
Jones Schneemann

- 512 -
Stark Smith Deligny Marion Young
104, 135, 139, 153, 154, 247, Dennett Mauss
281, 282, 305, 306, 339, 437, Derrida Merleau-Ponty
438, 460, 466, 479, 481, 484, Descartes 128-130, 159, 172, 200, 201,
511 355-357 239, 243, 269-271, 288, 289,
Wigman Diogène 306, 308-310, 367, 379, 417,
Doganis 423, 456
Philosophie
Dufrenne Morizot
Agamben
Flusser Nancy
400, 432
Formis Nietzsche
Andrieu
Foucault Patočka
Aristote
Freud 416, 417, 433
389, 432-434
Gallagher Platon
Austin
Garcia 342, 389, 391
Bachelard
Godfroy Platon,
Bailly
Goldstein Pouillaude
Barbaras
Guattari Quintillien
398, 446, 448
Husserl Rancière
Barthes
257, 417 Sartre
Beauvoir
Ingold Saussure
Behnke
James Schaeffer
Bergson
Jonas Sheets-Johnstone
52, 54, 59, 98, 100, 130, 133,
363, 364 Simondon
159, 274, 285, 314, 315, 452,
Jousse Straus
453
Kant 252, 259, 260, 262, 276, 289,
Bernard
Lacan 290, 295, 407, 415, 417
Billeter
Lao-Tseu Suits
Blumenberg
Leroi-Gourhan Tchouang-Tseu
Boissière
405 Van Dyk
Caillois
Lestel Vischer
Canguilhem
Lévi-Strauss Viveiros de Castro
Cicéron
Lévinas Weil
Clam
Maine de Biran Whitehead
Cox
244, 245, 308 Zénon
Deleuze
Maldiney
300, 436, 447
Manning

- 513 -
Sciences Uexküll

Ajuriaguerra Varela

Bastian Vésal

Bell Vigarello

Bernstein Wallon

Berthoz
Birdwhistell
Birdwhisttell
Boas
Bolk
Coghill
Csíkszentmihályi
Darwin
378, 405
Einstein
Fanon
Galilée
Gibson
256, 274
Gibson, E.
Hall
Lovelock
Magnus
Marey
Margulis
Newton
339, 439
Piaget
Poincaré
Portman
Rizzolatti
Schilder
Sherrington
Stern
Stratton
Tardieu

- 514 -
Table des matières

Remerciements............................................................................................................................4
Sommaire..........................................................................................................................................5

Introduction......................................................................................................................................6
Qui bouge ?..................................................................................................................................7
Propos........................................................................................................................................13

Partie 1 Gestes................................................................................................................................15
Chapitre 1 ./. Philosophie et mouvement.......................................................................................16
La pensée immergée..................................................................................................................16
L’expérience du mouvement......................................................................................................18
Demander à Achille....................................................................................................................22
Vers une philosophie du danser.................................................................................................28
Partition et gestes du Contact Improvisation.............................................................................33
Resserrer les problèmes.............................................................................................................45
Les intercesseurs........................................................................................................................49
Les pensées de la danse.............................................................................................................53
Chapitre 2 ./. Philosophie et geste..................................................................................................56
Être-au-monde par les gestes.....................................................................................................56
Le geste sous la parole...............................................................................................................61
Le geste sans la parole................................................................................................................64
Techniques du corps...................................................................................................................66
L’émergence des gestes.............................................................................................................71
Partie 2 Contact Improvisation........................................................................................................75
Comment bouger ensemble ?....................................................................................................76
Esthétique et efficacité...............................................................................................................82
Transparence de la technique................................................................................................82
Piétonniser le mouvement.....................................................................................................84
Le rêve de la pure improvisation............................................................................................87
Chapitre 3 ./. Regarder....................................................................................................................90
Regarder (0) : voir.......................................................................................................................90
La direction des yeux.............................................................................................................90
Regard périphérique..............................................................................................................92
Le regard qui ne demande rien.............................................................................................97
La danse qui ne donne rien à regarder................................................................................101
Regarder (1) : Sympathiser.......................................................................................................106
Sentir, bouger-avec..............................................................................................................106
« Sympathie musculaire » : face à la danse.........................................................................108
Regarder (2) : Empathiser.........................................................................................................116
Regarder (3) : Observer............................................................................................................122
Vidéo et para-linguistique...................................................................................................123

- 515 -
Se regarder regardant.........................................................................................................127
Recoudre l’expérience..........................................................................................................128
Regarder (4) : le regard anthropophage...................................................................................135
Regarder (5) : regarder ceux qui sont vus.................................................................................138
Chapitre 4 ./. Dire..........................................................................................................................144
Penser ce qu’on dit...................................................................................................................144
Dire (1) : récolter et partager...................................................................................................149
Dire (2) : attentionographies....................................................................................................155
Les danses de l’attention.....................................................................................................155
Attentionographie (0) : Laisser flotter la langue..................................................................160
Attentionographie (1) : L’émulation....................................................................................163
Attentionographie (2) : L’hyper-vigilance............................................................................170
Attentionographie (3) : L’accordanse..................................................................................175
Chapitre 5 ./. Toucher...................................................................................................................182
Toucher (1) : Entrechoquer......................................................................................................184
Toucher (2) : À fleur de peau....................................................................................................190
Toucher (3) : Toucher-pour-être-touché..................................................................................194
(En pratique) Suivre, écouter...............................................................................................194
(En grammaire) La voie moyenne........................................................................................196
(En phénoménologie) Réversibilité et espacement..............................................................199
Toucher (4) : Fluer, rouler.........................................................................................................204

[Images]........................................................................................................................................212
Chapitre 6 ./. Peser.......................................................................................................................219
L’espace tonique (à propos d’un texte d’Erwin Straus)............................................................219
Peser (1) : le pré-mouvement et la petite danse......................................................................230
Le tonus postural.................................................................................................................230
Le poids dans l’effort...........................................................................................................233
La posture comme signature...............................................................................................239
Fonction phorique................................................................................................................244
Peser (2) : être-porté................................................................................................................247
S’abandonner à la gravité...................................................................................................247
Le don du poids....................................................................................................................250
La Terre bouge.....................................................................................................................253
L’envol......................................................................................................................................259
Chapitre 7 ./. Tomber....................................................................................................................264
Tomber-vers (1) : sauter...........................................................................................................264
Voler....................................................................................................................................264
Balistique.............................................................................................................................266
Une troisième spatialité.......................................................................................................269
Le vestibulaire.....................................................................................................................272
Tomber-de (2) : tourbillonner (le vertige)................................................................................275
Saltophobie.........................................................................................................................275
Les jeux de l’Ilinx.................................................................................................................278
La rencontre........................................................................................................................281
Tomber-hors (3) : accueillir/enraciner......................................................................................286

- 516 -
Espaces nomades................................................................................................................286
Sculpter l’espace.................................................................................................................290
Chapitre 8 ./. Ne-pas-faire.............................................................................................................300
Ne-pas-faire (1) : Arrêter..........................................................................................................305
Le désœuvrement du danseur............................................................................................305
L’inhibition...........................................................................................................................311
La puissance-de-ne-pas.......................................................................................................315
Extemporiser.......................................................................................................................320
Ne-pas-faire (2) : Jouer.............................................................................................................322
Jeux infinis...........................................................................................................................322
L’obstacle et le flux..............................................................................................................325
L’à-tour-de-rôles et l’agir.....................................................................................................331
Partie 3 Mouvements....................................................................................................................340
Chapitre 9 ./. La symbiose.............................................................................................................349
Ontologie de la vie et ontologie de la mort..............................................................................351
La continuabilité du partage.....................................................................................................358
L’autonomie des vivants......................................................................................................358
Le métabolisme...................................................................................................................363
Gaïa.....................................................................................................................................369
Le partage du monde...............................................................................................................374
Mélodies et polyphonies......................................................................................................374
Lignes de vie........................................................................................................................379
Chapitre 10 ./. La posture.............................................................................................................385
Debout, non pas plus haut.......................................................................................................387
L’anthropologie positive......................................................................................................387
Le corps hiérarchique...........................................................................................................391
Debout, séparés et ensemble...................................................................................................397
L’anthropologie lacunaire....................................................................................................397
La distance..........................................................................................................................402
Le soutien............................................................................................................................409
Corporer..............................................................................................................................416
Chapitre 11 ./. Le partage du mouvement....................................................................................422
Bouger......................................................................................................................................422
La rencontre.............................................................................................................................425
Diviser et réunir...................................................................................................................425
L’en-puissance.....................................................................................................................430
La rencontre improvisée...........................................................................................................435
La troisième entité...............................................................................................................435
Le mimisme.........................................................................................................................439
La rencontre amoureuse..........................................................................................................442
Aimer...................................................................................................................................443
Faire l’amour.......................................................................................................................446
Érotique de la danse............................................................................................................450
Tordre.......................................................................................................................................454

Conclusion.....................................................................................................................................457

- 517 -
Bouger, avec qui ?....................................................................................................................458
Nous.........................................................................................................................................459
Annexes.........................................................................................................................................462
Annexe 1 : La petite danse............................................................................................................463
Annexe 2 : Définitions du Contact Improvisation...........................................................................474
Annexe 3 : L’Underscore et ses traductions...................................................................................484

Bibliographie.................................................................................................................................492
Origines des textes........................................................................................................................511

Index des noms propres................................................................................................................512

- 518 -
RÉSUMÉ
Comment les êtres, humains ou plus-qu’humains, en viennent-ils à partager leurs
mouvements ? Qu’est-ce qui exauce, soutient ou empêche la confluence de leurs gestes ? Ces
questions sont des questions métaphysiques (question de la comobilité des êtres),
anthropologiques (question du vivre-ensemble) ou biologiques (question de la symbiose) : pour y
répondre, il est de bonne méthode de lire des philosophes, des anthropologues, des biologistes.
Nous avons décidé de les adresser à une pratique chorégraphique : le Contact
Improvisation, une forme de danse initiée par le chorégraphe américain Steve Paxton en 1972, et
où danseurs et danseuses se sautent les un-es sur les autres, entrent en contact les un-es avec
les autres, roulent par terre et tombent dans les airs, considérant que la philosophie avait tout
intérêt à reconnaître que danseurs et danseuses non seulement savent bouger ensemble, mais,
plus important, savent s’apprendre et penser la manière dont iels bougent ensemble.

MOTS CLÉS

philosophie, mouvement, geste, posture, Contact Improvisation, danse, improvisation, Steve Paxton,
philosophie du vivant, anthropologie philosophique

ABSTRACT
How do human and more-than-human beings come to share movements? What supports,
hinders or ignites the confluence of their gestures? These questions are metaphysical (how do
things coexist?), anthropological (how to live together?), and biological (how do we merge and
exist symbiotically?): to answer them, our anthropo-phenomenological “philosophy of gestures”
offers a reading of contemporary philosophers, anthropologists and biologists.
But next to those field specialists, the investigations also led us to ask our questions to
dancers and to a dance practice—Contact Improvisation, a movement form that was initiated by
North American choreographer in 1972, where dancers jump at each other, enter in contact, roll
on the ground and fall in the air. Our hypothesis was simple: we are in urgent need to renew our
understanding of movement and specifically of our ways of moving together (with other, humans
or more-than-humans), who better than dancers to lead the inquiry with?

KEYWORDS

philosophy, movement, gesture, posture, Contact Improvisation, dance, art, improvisation, Steve
Paxton, philosophy of life, philosophical anthropology

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