Article Entretien Guy Le Boterf Sur Professionnalisation
Article Entretien Guy Le Boterf Sur Professionnalisation
Article Entretien Guy Le Boterf Sur Professionnalisation
GLB. Si je résume à grands traits mon évolution, mes travaux actuels sur la profes-
sionnalisation proviennent de ceux que j’ai menés et que je continue à réaliser
pour définir de façon opératoire ce qu’est un professionnel compétent. Cette
recherche m’a conduit à mettre en évidence, lorsqu’on veut avancer sur cette défi-
nition, les limites des approches exclusivement centrées sur « les » compétences.
Mon métier de consultant me donne la chance d’intervenir comme conseil
auprès d’organisations diverses, dans des pays variés situés dans différents conti-
nents. Partout, existe la préoccupation, souvent induite par des réglementations
d’institutions officielles, gouvernementales ou européennes, de mettre en œuvre
« l’ approche par les compétences ». Comme s’il existait une seule approche par
les compétences ! Trop souvent, cela se traduit par l’établissement de listes de
GUY LE BOTERF, directeur du cabinet Le Boterf Conseil (France), professeur associé à l’université de
Sherbrooke (Canada), expert-consultant sur les questions relatives aux compétences et à la pro-
fessionnalisation (www.guyleboterf-conseil.com).
GUY LE BOTERF
1. Guy Le Boterf, « Etre et devenir compétent », Education promotion, uNrEP, n° 337, 1997 ; « Vers une nouvelle
approche du professionnalisme : assurer une relation de confiance par la construction des compétences »,
Qualité et compétence en médecine, Paris, Conseil national de l’ordre des médecins, juin 2000 ; « Pas de
confiance sans compétence », Le Monde Initiatives, décembre 2001 ; Construire les compétences individuelles
et collectives, Paris, Editions d’Organisation, 2000 (5e édition en 2010).
GUY LE BOTERF
reconnaît non pas au fait qu’il possède une liste de compétences mais au fait qu’il
sait agir de façon pertinente, responsable et compétente, dans les diverses situa-
tions qu’il doit traiter ou gérer. Comme je le dis souvent, on peut avoir beaucoup
de compétences et n’être pas compétent.
C’est la raison pour laquelle j’aide les organisations qui font appel à moi à
sortir d’un raisonnement en termes de listes de compétences qui ne peut répondre
à la question de confiance qui leur est posée. Si elles veulent disposer de profes-
sionnels compétents et responsables, il leur faut raisonner en termes de processus.
C’est-à-dire ?
Vous avez raison de relever cette précision. C’est pour moi essentiel. Il
existe malheureusement des professionnels compétents mais qui ne sont pas
responsables, à qui l’on ne peut pas et l’on ne doit pas faire confiance. Ils peuvent
être d’une grande habileté pour cacher leur jeu. Ils sont souvent redoutables.
L’actualité nous en donne de nombreux exemples : l’offre de produits bancaires
2. Guy le Boterf, « La problématique actuelle de l’évaluation des compétences », Education permanente, supplé-
ment EDf-GDf, décembre 2000 ; « Evaluer la compétence d’un professionnel : trois dimensions à explorer »,
personnel (ANDCP), n° 45, 2004.
3. Guy le Boterf, « Pour une approche intelligente de la compétence : l’urgence de raisonner juste », Actualité de
la formation permanente, n° 220, 2010 ; Repenser la compétence : pour dépasser les idées reçues : quinze
propositions, Paris, Editions d’Organisation, 2008 (2e édition en 2010).
GUY LE BOTERF
pourris ou les mensonges sur les effets d’un médicament en sont des cas emblé-
matiques. Les professionnels compétents et sans scrupules ne manquent pas. La
vieille notion de « conscience professionnelle » a trop souvent été oubliée.
Je pense qu’il est important d’intégrer de façon opératoire la notion
d’éthique dans celle du professionnalisme. Ce n’est pas aussi simple que cela peut
paraître. Il ne suffit pas d’afficher des valeurs dans un référentiel de métier ou de
lister des qualités d’honnêteté ou de responsabilité dans une rubrique de savoir-
être. C’est beau et réconfortant à lire, mais l’incantation morale ne suffit pas à
rendre l’action responsable.
L’éthique n’a pas à être au service de la performance, elle doit orienter la
façon de concevoir la performance et la façon d’agir en situation. On attend d’un
professionnel qu’il prenne en compte, dans sa façon d’agir, certaines dimensions
ou certaines caractéristiques des personnes, des groupes ou des populations, qui
utiliseront les produits qui leur sont destinés ou qui se verront impactés par les
services qu’il est censé leur procurer. un article récent sur l’éthique profession-
nelle dans la revue Etudes rejoint mon point de vue. Il y est dit notamment que « le
public attend aussi des professionnels une image socialement et objectivement
100 éthique de leur activité. Il attend d’un médecin qu’il tienne compte4 des nouveaux
rapports qui existent dans le couple et entre les générations : le fait de naître, le fait
EDUCATION PERMANENTE n° 188/2011-3
de mourir, le fait de survivre, ont des répercussions familiales et sociales qui font
partie de la guérison. De même, le public attend d’un professeur qu’il tienne
compte5 de la portée humaine et sociale de la réussite ou de l’échec d’un adoles-
cent : l’école ne peut se contenter de vérifier la conformité d’une prestation à un
type de performance, elle sait qu’elle crée ou détruit les chances, pour des indi-
vidus singuliers, de s’accomplir selon le modèle souhaité6 ». C’est pour les mêmes
raisons que, dans les méthodes que je propose dans mes activités de conseil ou
d’accompagnement, je fais une large place à la façon d’agir, et donc à ce dont il
faut tenir compte quand on agit professionnellement7. Il faut certes tenir compte
de critères techniques, organisationnels, relationnels, environnementaux, etc.,
mais aussi de critères éthiques. Toute mon approche du professionnel compétent
met l’accent sur le fait que la compétence ne réside pas dans l’agir mais dans la
façon d’agir et dans la façon de prendre en compte les conséquences de ses actes.
Tout à fait. Le professionnel compétent est celui qui agit de façon compé-
tente. C’est ici notamment qu’apparaissent les limites des approches définissant
la compétence comme une somme de savoirs, de savoir-faire et de savoir-être.
8. Guy le Boterf, De la compétence : essai sur un attracteur étrange, Paris, Editions d’Organisation, 1994 ;
Compétence et navigation professionnelle, Paris, Editions d’Organisation, 1997.
GUY LE BOTERF
Elle a pour moi toute sa place. Le professionnel compétent sait gérer ses
émotions. Il sait non seulement les contrôler, voire les inhiber en cas de besoin,
mais aussi, et on l’oublie trop souvent, les utiliser. Les travaux des neurophysio-
logistes comme Alain Berthoz9 ou Antonio r. Damasio10 ont bien mis en évidence
102 que l’émotion peut être nécessaire pour guider l’action rationnelle. Il est signifi-
catif qu’une place importante soit faite à la capacité de gérer ses émotions dans la
EDUCATION PERMANENTE n° 188/2011-3
formation d’un métier hautement à risques comme celui des pilotes de l’Armée
de l’air. De même, dans la très innovante université de Sherbrooke dans laquelle
j’ai le plaisir de travailler, la faculté de médecine a mis au point, pour les externes,
un processus de travail sur leur gestion émotionnelle dans les situations cliniques
réelles qu’ils rencontrent.
Là encore, on voit la fragilité de l’approche en termes de listes de savoirs, de
savoir-faire et de savoir être. Je reprendrai alors votre question : quelle place
accorde-t-elle à l’émotion ?
Tout cela milite pour travailler sur un modèle explicatif du processus que
met en œuvre un professionnel quand il agit avec compétence. C’est ce à quoi je
travaille depuis plusieurs années. Nous avons besoin d’un modèle qui intègre,
mais qui dépasse aussi, les approches par les compétences.
J’en suis de plus en plus persuadé. Avec les approches par « les » compé-
tences, malgré leur utilité, il existe un risque : celui que j’appelle le « tout compé-
tences ». un professionnel possède certes des compétences qu’il est important
9. Alain Berthoz, La décision, Paris, Odile Jacob, 2003.
10. Antonio r. Damasio, L’erreur de Descartes. La raison des émotions, Paris, Odile Jacob, 1995 ; Spinoza avait
raison, Paris, Odile Jacob, 2003.
GUY LE BOTERF
Tout cela n’est-il pas complexe et difficile à prendre en compte si l’on veut déve-
lopper le professionnalisme ?
Ce qui se passe dans une personne lorsqu’elle agit avec pertinence et compé- 103
tence dans une situation est en effet fort complexe. Les avancées des neuro-
de l’inédit et du « jamais vu ».
Le professionnel compétent est celui qui sait coopérer avec d’autres profes-
sionnels, mais aussi de plus en plus avec ses clients, ses patients, ses usagers.
J’aimerais aussi rappeler qu’un professionnel oriente ses pratiques en tenant
compte des enseignements qu’il tire, non seulement de sa propre expérience, mais
aussi de celles de sa communauté de métiers. Je rejoins ici les travaux d’Yves Clot
sur la référence à ce qu’il nomme le genre professionnel, ou plus précisément à
la culture professionnelle de son collectif de travail14. J’ajouterais que, de plus en
plus souvent, on demande à un professionnel, non seulement d’aller chercher du
savoir complémentaire au sien, mais aussi de contribuer à la construction de
savoirs opérationnels15.
ment. A mon avis, cela traduit bien la préoccupation majeure et croissante des
entreprises de disposer de professionnels compétents, et cela montre que les
moyens de les professionnaliser peuvent être variés et complémentaires : recrute-
ment, formation, parcours de mobilité, compagnonnage, organisation du travail,
redéfinition des métiers... Bien entendu, il a toujours été question de développer
les compétences, mais l’accent est mis surtout sur le besoin de disposer de colla-
borateurs qui sachent agir en professionnels dans leur métier et non pas qui
sachent seulement exercer leur métier.
C’est un peu la même préoccupation que je rencontre depuis 2005 avec des
établissements de formation professionnelle. Je me suis souvent demandé pour-
quoi ces établissements, dont la finalité officielle et affichée était depuis long-
temps la formation « professionnelle », pouvaient être intéressés par des inter-
ventions de conseil ou d’accompagnement sur le thème de la « professionnalisa-
tion ». Pourquoi vouloir développer une formation professionnalisante alors qu’il
s’agit déjà de formation professionnelle ? Au fur et à mesure de mes interven-
tions, il m’est apparu que ce que recherchaient les responsables de ces établisse-
ments était de savoir comment concevoir une formation qui préparerait non seule-
106 ment à des métiers, mais aussi à se comporter en professionnel dans les situations
de travail de ces métiers. C’est du moins mon interprétation. Bien entendu, cela
EDUCATION PERMANENTE n° 188/2011-3
Face aux divers contextes que vous venez d’évoquer, quelle est alors votre
conception de la professionnalisation ?
16. www.la-manu.fr.
17. Guy Le Boterf, professionnaliser. Construire des parcours personnalisés de professionnalisation, Paris,
Editions d’Organisation, 2010 (6e édition) ; « Qu’est-ce qu’un professionnel compétent ? Comment développer
son professionnalisme », pédagogie collégiale, vol. 24, n° 2, Montréal, janvier 2011.
GUY LE BOTERF
Je distingue deux cas. Celui des facultés, écoles ou instituts d’enseignement 109
supérieur (écoles de formation d’ingénieurs, écoles de management, instituts de
20. Guy le Boterf, « L’ingénierie de la formation : quelles définitions et quelles évolutions ? », dans : Philippe
Carré et Pierre Caspar (dir. publ.), Traité des sciences et des techniques de formation, Paris, Dunod, 1999 ;
« Quelle ingénierie de la professionnalisation pour des individus acteurs de leur professionnalisation ? »,
Education permanente, n° 164, 2005.
21. Guy le Boterf, « Quand la professionnalisation prend le pas sur la formation », Inffo Flash, octobre 1996 ;
« formation professionnelle : quelle contribution à la formation ? », Entreprises Formation, n° 114, 1999 ;
« Professionnaliser : le parcours et les opportunités », L’informatique professionnelle, n° 188, novembre 2000.
22. Guy Le Boterf, « Développer des cursus professionnalisants ou par compétences à l’université : enjeux,
craintes et modalités », Actualité de la formation permanente, n° 209, 2008.
GUY LE BOTERF
culière me semble devoir être donnée aux capacités d’apprendre. Actualiser ses
connaissances, en acquérir de nouvelles ou les approfondir, intégrer de nouveaux
savoir-faire, s’entraîner à des raisonnements divers, tirer les leçons de l’expé-
rience... constituent des impératifs pour tout professionnel soucieux d’évoluer et
d’être à la hauteur des changements de son environnement. une bonne capacité
d’apprentissage est une ressource essentielle pour défendre son employabilité.
Je m’attache à ce que les cursus prennent la forme de parcours progressifs.
Ceux-ci devraient permettre de cheminer vers des objectifs terminaux, compre-
nant des phases finalisées sur des objectifs intermédiaires. un parcours ne se
réduit pas à une addition d’activités ou de situations d’apprentissage. Pour chaque
palier de progression, un ensemble cohérent d’activités (cours magistraux, situa-
tions de simulation, stages, travaux pratiques, projets, ateliers interactifs, groupes
de partage de pratiques, études, travaux de recherche...) peut être proposé. Chaque
activité pédagogique sera centrée sur des objectifs contributifs à l’objectif inter-
médiaire. Dans cette approche, la place d’un apprentissage sur les pratiques
professionnelles en situation est essentielle. Les stages en alternance et les situa-
tions simulées dites « authentiques » (de l’étude de cas aux simulateurs en passant
par les jeux de rôles) prennent alors une place importante. Je me suis attaché
depuis plusieurs années à mettre en œuvre cette pédagogie de la simulation23.
23. Guy Le Boterf, « Spécificité et valeur ajoutée de la pédagogie de la simulation », Education permanente,
n° 139, supplément EDf-GDf, 1999.
GUY LE BOTERF
Il faut adopter une démarche différente pour ces formations. Mon approche
consiste à distinguer deux démarches distinctes : celle concernant la formation
dans un premier cycle allant jusqu’à la licence, et celle ayant trait à la formation
au niveau master.
Dans le premier cas, je considère qu’il ne faut surtout pas essayer de profes-
sionnaliser la discipline enseignée ou vouloir la mettre au service de compétences
professionnelles ou même transversales (c’est-à-dire utilisables dans diverses
professions). Cela n’aurait aucun sens. Le but de l’enseignement de la philo-
sophie, pour ne prendre que cet exemple, ne peut être d’apprendre à rédiger ou de
savoir argumenter. L’objectif des études en histoire n’est pas d’acquérir la compé-
tence à traiter de l’information ou à faire de la recherche documentaire. L’entraî-
nement à mettre en œuvre des pratiques en situations professionnelles n’est pas
non plus approprié étant donné que les étudiants qui suivent ces formations se
dirigent ensuite vers une très grande diversité de professions ou de métiers. 111
Ce que je préconise est de réaliser une excellente formation disciplinaire
Je dirais que vouloir donner aux étudiants toutes les chances d’une insertion
professionnelle réussie ne doit, à mon avis, ni se limiter à mettre en place des
services d’insertion professionnelle, bien que ceux-ci soient importants, ni substi-
tuer la professionnalisation aux missions traditionnelles de l’université de
recherche, de transmission de savoirs scientifiques et disciplinaires de haut
niveau et actualisés, de développement d’une solide culture générale et de la
compréhension des grands enjeux de société, de capacité de réflexion critique, de
capacités d’apprendre à apprendre. La dimension professionnalisante doit être un
plus, une valeur ajoutée, nécessaire par rapport à ces missions essentielles. u
EDUCATION PERMANENTE n° 188/2011-3
112