Les-Espions-Russes-2010 - (Patrick-Pesnot) - @EpubLivres

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Dans la même collection :

Tim Adler, La Mafia à Hollywood


David Alvarez, Les Espions du Vatican
Éric Branca / Arnaud Folch, Histoire secrète de la droite
Lydia Cacho, Trafics de femmes
Jacques Delarue, Histoire de la Gestapo
Éric Denécé, Histoire secrète des forces spéciales
Yvonnick Denoël, Histoire secrète du xxe siècle
Roger Faligot, Les Services secrets chinois de Mao à nos jours
Jean Garrigues, Les Scandales de la République
Thierry Lentz, L’Assassinat de John F. Kennedy
Philippe Lobjois, Mercenaire de la République
Constantin Melnik, De Gaulle, les services secrets et l’Algérie
Lœtitia Nathan, Planète serial killers
M. X / Patrick Pesnot, Les Espions russes, de Staline à Poutine
M. X / Patrick Pesnot, Les Dessous de la Françafrique
M. X / Patrick Pesnot, Morts suspectes sous la Ve République
M. X / Patrick Pesnot, Les Grands Espions du xxe siècle
M. X / Patrick Pesnot, La Face cachée de l’Amérique
Franck Renaud, Les Diplomates
Yvan Stefanovitch, Aux Frais de la princesse
Nicolas Lebourg/Joseph Beauregard, Dans l’ombre
des Le Pen

Suivi éditorial : Sabine Sportouch


Corrections : Catherine Garnier
Maquette : Farida Jeannet

© Nouveau Monde éditions, 2010


21, square Saint-Charles – 75012 Paris
ISBN : 978-2-36943-764-2
Dépôt légal : février 2010
Imprimé en France par La Source d’Or
Monsieur X / Patrick Pesnot

LES ESPIONS
RUSSES
DE STALINE À POUTINE

LES DOSSIERS SECRETS


DE MONSIEUR X

nouveau monde éditions


Remerciements

Merci à Rébecca Denantes, Yannick Dehée,


Jean-Pierre Guéno, Ilinca Negulesco,
Catherine Pesnot et Sabine Sportouch.
Pour Céline et Édmée
Les espions russes

8
xxxxxxxxxxx

I
Toukhatchevski, le Bonaparte rouge

Peu à peu, et malgré l’inquiétante renaissance du


nationalisme dans l’ex-URSS, les archives s’ouvrent.
Et l’on découvre une partie de la vérité sur quelques
affaires retentissantes. Ainsi ces dossiers sur l’Armée
rouge.
Remontons un peu dans le temps. En juin 1941,
lorsque Hitler lance ses troupes contre l’URSS, il
obtient rapidement des succès stupéfiants. Les nazis
atteindront même les portes de Moscou avant d’être
arrêtés puis repoussés. Mais ils vont occuper durable-
ment de vastes pans du territoire soviétique. Et dès les
premiers mois de la guerre, des centaines de milliers
de soldats sont tués ou faits prisonniers.
La puissante Armée rouge a cédé facilement, trop
facilement, face aux coups de boutoir de l’ennemi.
Les maréchaux soviétiques ont semblé incapables de
résister. Ils ont accumulé les fautes, et leur incompé-
tence a étonné.
La raison de cette débâcle s’explique par les
purges staliniennes qui ont décapité l’Armée rouge
quatre ans plus tôt. Les meilleurs officiers ont été
fusillés ou envoyés au goulag par dizaines de milliers.
Et à l’heure même où il faut se battre contre l’ennemi,
l’épuration continue. Les nazis ont donc en face d’eux

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Les espions russes

des troupes mal commandées par des officiers démo-


ralisés. Certains ont été sortis en hâte des camps où
Staline les avaient fait enfermer. Mais la prison les a
brisés. Et ils se révéleront bientôt incapables d’af-
fronter efficacement les forces hitlériennes. Il faudra
de longs mois avant que de nouveaux officiers sortent
du rang et mènent la contre-offensive jusqu’à la vic-
toire de 1945.
Ce que l’on sait moins, c’est que cette catastro-
phique décapitation de l’Armée rouge a résulté d’une
vaste manipulation, une opération commencée à Paris,
et où les services secrets allemands et soviétiques ont
joué chacun leur partie. Au milieu de cette débâcle de
1941, un général a échappé aux purges, Andrei
Andreïevitch Vlassov, et il manœuvre avec succès contre
les nazis. Mais ce brillant officier, qui a les faveurs de
Staline, sera finalement fait prisonnier à cause de l’in-
compétence de ses pairs. Il ne tardera pas à passer à l’en-
nemi. Nouvelle et terrible avanie pour l’Armée rouge.

Il est difficile d’imaginer l’ampleur de la purge qui a


frappé l’Armée rouge dans la deuxième moitié des
années 1930. Une véritable saignée : la plupart des
maréchaux et généraux sont arrêtés et fusillés. Entre
trente-cinq et cinquante mille officiers sont passés par
les armes, tandis que d’autres sont dégradés ou envoyés
dans des camps disciplinaires. D’où les déboires des
Soviétiques dès l’attaque de juin 1941.
Staline a donc sciemment décapité son armée.
Staline, par ailleurs piètre stratège et qui a multiplié les
erreurs pendant la « Grande Guerre patriotique »,
comme on dit en Russie. Et si les Soviétiques ont fini par
gagner, ce fut au prix d’un gigantesque sacrifice humain
et grâce à l’aide matérielle des Alliés.

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Toukhatchevski, le Bonaparte rouge

Pour bien comprendre cette histoire, il faut mettre


en avant la paranoïa du dictateur soviétique, obsédé par
la trahison et prompt à voir des complots partout, quitte
à les inventer. Mais le Petit Père des peuples avait peut-
être de bonnes raisons pour se conduire ainsi : de plus
en plus d’historiens pensent que, dans sa jeunesse,
Staline avait fricoté avec l’Okhrana, la police secrète du
tsar.
Au milieu des années 1930, le maître du Kremlin
passe à l’action et ouvre les grands procès de Moscou.
Ce sont d’abord les cadres de l’économie qui sont visés.
Ils sont soupçonnés de saboter la production ou
encore de dissimuler les capacités réelles de cette pro-
duction. Viennent ensuite des intellectuels et des poli-
tiques. Les anciens bolcheviques, accusés de comploter
ou d’avoir des contacts avec Trotski, sont systématique-
ment liquidés. Staline se débarrasse de ses anciens
compagnons. Après avoir été physiquement et morale-
ment torturés, la plupart de ces hommes reconnaissent
publiquement leurs prétendues erreurs – ce que l’on
appelle le « patriotisme de parti » – puis ils sont mis à
mort.
Dans tout le pays, des centaines de milliers, des mil-
lions de citoyens sont ensuite arrêtés et envoyés au
goulag. La police secrète, le NKVD, règne par la terreur :
personne n’est à l’abri d’une dénonciation.
En 1937 vient le tour de l’armée. Staline est persuadé
que les militaires complotent contre lui et veulent s’em-
parer tôt ou tard du pouvoir à la faveur d’un putsch.
L’instigateur ne serait autre que le plus illustre des offi-
ciers supérieurs soviétiques, le maréchal Toukhatchevski !
Le Bonaparte rouge, ainsi qu’on le désigne plaisamment.
Certes, Toukhatchevski est loin d’être toujours d’ac-
cord avec Staline, et il ne se prive pas de le dire et de le

11
Les espions russes

lui faire savoir, mais il n’a jamais manifesté l’intention de


prendre le pouvoir. Même si, très populaire parmi les
militaires, il aurait sans doute été suivi s’il avait tenté un
putsch.
Cela suffit pour que Staline nourrisse des craintes.
Mais, s’il veut vraiment se débarrasser de Toukhatchevski,
il doit disposer d’arguments autrement plus sérieux.
Issu d’une famille de la petite noblesse, Mikhaïl
Nikolaïevitch Toukhatchevski est né en 1890, comme de
Gaulle qui sera plus tard son camarade de captivité en
Allemagne et lui donnera des leçons de français.
Le futur maréchal est un jeune homme séduisant,
brillant, cultivé et excellent musicien.

Sophie de Lastours1 :
« Le visage large, la chevelure sombre et luxu-
riante, les yeux gris, légèrement en amande
avec un reflet laiteux autour de l’iris, les pau-
pières un peu lourdes, les sourcils sombres et
harmonieusement arqués, le nez à peine épaté,
le teint coloré, la bouche charnue et sensuelle,
Mikhaïl avait un physique attirant. De taille
moyenne, ses épaules athlétiques lui don-
naient une apparence sportive et sûre de lui
que venait confirmer une voix de basse agréa-
blement timbrée et mélodieuse, que certains
qualifiaient d’envoûtante car légèrement
mélancolique dès qu’il arrêtait de donner des
ordres ou de participer au combat. […] Il était
cultivé, polyglotte, brillant et plein d’humour.
C’était certainement l’officier russe le plus com-

1. Toukhatchevski, Albin Michel, 1996.

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Toukhatchevski, le Bonaparte rouge

pétent de sa génération et l’un des hommes les


plus intelligents du régime. »

Avant la guerre de 1914-1918, Toukhatchevski est


sorti major de l’École militaire. Prisonnier de guerre, il
réussit à s’échapper et revient en Russie en 1917.
Toukhatchevski se met aussitôt au service de la révolu-
tion. D’abord parce qu’il considère que la guerre contre
l’Allemagne a été menée en dépit du bons sens et
ensuite parce qu’il estime que son pays a besoin d’être
sérieusement réformé.
Non encore enrôlé dans les rangs du Parti commu-
niste, il reconnaît cependant que l’action de Lénine va
dans le bon sens et participe activement à la guerre civile
en combattant contre les armées blanches.
Très vite, Toukhatchevski est considéré comme
étant l’un des meilleurs officiers de l’Armée rouge et
même une sorte de génie de l’art militaire. Autant de
compliments qui emportent son imagination : dans une
lettre, il se voit comme un nouveau Bonaparte, celui de
la campagne d’Italie. Mais il ne va pas jusqu’à imaginer
un autre 18 Brumaire.
Audacieux, fringant, en 1920 il s’oppose déjà à
Staline au sujet de la Pologne où l’Armée rouge vient de
subir un cuisant échec. Toukhatchevski impute cette
défaite à Staline qui a fait de mauvais choix tactiques. Le
futur maître du Kremlin, bien connu pour avoir la ran-
cune tenace, n’oubliera pas.
La suite immédiate n’est pas très glorieuse pour
Toukhatchevski. Il participe à l’écrasement des marins
mutins de Cronstadt. Puis il commande la répression
d’une révolte paysanne à Tambov et fait alors preuve
d’une excessive sévérité, utilisant même des gaz pour
venir à bout des rebelles.

13
Les espions russes

La paix civile revenue, il gravit tous les échelons de


la hiérarchie militaire. Président de l’Académie militaire,
général d’armée, chef d’état-major, vice-commissaire à
la Défense et enfin maréchal. On ne pouvait pas faire
mieux et plus vite. Les médailles tintinnabulent sur son
plastron !
Plus sérieusement, Toukhatchevski apparaît rapide-
ment comme un théoricien incomparable. Il écrit des
dizaines et des dizaines de brochures sur la stratégie
militaire et met en avant des idées révolutionnaires.
Celle-ci, par exemple : il prône l’incursion profonde en
territoire ennemi d’une masse de blindés, suivie par des
unités motorisées et protégée par des avions. Une
théorie déjà préconisée en France par le colonel de
Gaulle et qui sera mise en œuvre en 1940 par les
Allemands.
Toutefois, comme son ancien camarade de captivité,
Toukhatchevski n’est guère écouté dans son propre
pays. Ni Staline ni son âme damnée, le maréchal
Vorochilov, ne retiennent cette nouvelle doctrine. À
cette même époque, Toukhatchevski est convaincu que
dans l’avenir les troupes aéroportées joueront un grand
rôle. Il faudra pourtant attendre les premiers revers de
1941 pour qu’enfin on applique les préceptes de
Toukhatchevski. Surtout à partir de 1943 !
Mais c’est une autre affaire qui lui sera fatale : celle
de la coopération militaire entre l’Allemagne et la jeune
URSS. Une coopération secrète qui va être menée tam-
bour battant par le maréchal et qui contribuera finale-
ment à sa perte.
Tout commence très tôt, dès 1921, et à l’initiative de
Lénine qui juge – malgré l’opposition d’un certain
nombre de dirigeants bolcheviques – que les deux
nations ont chacune quelque chose à gagner.

14
Toukhatchevski, le Bonaparte rouge

À la suite du traité de Versailles, les forces armées


allemandes ont été contraintes de faire de gros sacri-
fices : limitation du nombre de soldats, interdiction de
construire des chars et des armes offensives, réduction
de la flotte, etc. Quant à l’URSS, elle a absolument
besoin de réorganiser l’Armée rouge. Et puis il y a la
Pologne indépendante qui représente une menace tant
pour les Allemands que pour les Soviétiques. Alors, très
vite, un accord confidentiel est conclu : les deux pays
conviennent de créer un groupe industriel privé et
secret chargé de concevoir et de construire « sur le sol
soviétique » de nouveaux armements interdits par le
traité de Versailles.
En même temps s’ébauche une coopération dans tous
les domaines militaires : formation des officiers, échange
d’informations sur les armes nouvelles, contacts perma-
nents entre les deux états-majors. Du côté soviétique,
Toukhatchevski est chargé de mettre en musique cette col-
laboration. Non pas qu’il soit particulièrement germano-
phile, pas plus que Lénine, d’ailleurs, mais le jeune maré-
chal ne voit que des avantages à cette coopération qui
devrait permettre à l’Armée rouge de devenir une armée
moderne. Et tant pis si l’Allemagne en profite pour recons-
tituer ses forces et construire en toute illégalité internatio-
nale de nouveaux avions sur le sol soviétique !
Toukhatchevski se rend à de nombreuses reprises à
Berlin. Il visite des usines d’armement, assiste à des
manœuvres. Bref, c’est l’entente cordiale et, entre mili-
taires, on fraternise. Cependant, en 1933, l’arrivée au
pouvoir de Hitler fait que ces liens étroits et confiants se
distendent. Au moins apparemment. Alors que les com-
munistes vont bientôt se lancer dans une gigantesque
campagne internationale antifasciste, la collaboration
avec Berlin devient embarrassante.

15
Les espions russes

Mais Staline, tout autant que Hitler, est un prag-


matique et fait fi de l’antagonisme idéologique entre
les systèmes nazi et soviétique. De la même façon
que, dans la phase de la montée au pouvoir du
nazisme, Moscou a laissé tomber les socialistes alle-
mands jugés anticommunistes et donc beaucoup
plus dangereux que les nazis, Staline n’a de cesse de
vouloir conclure un accord avec Hitler. Ce qui sera
fait en 1939 avec le pacte germano-soviétique. La
raison en est simple : le dictateur soviétique veut que
le Führer attaque le camp occidental et fasse, en
somme, le travail à sa place. C’est pourquoi, jusqu’au
bout, refusant de prendre au sérieux la menace alle-
mande, il sera pris au dépourvu par l’opération
Barbarossa de juin 1941.
Les chefs militaires des deux pays sont déçus par
l’abandon d’une coopération qu’ils jugeaient très posi-
tive dans tous les domaines. Toukhatchevski est de
ceux-là et, comme à son habitude, ne manque pas de le
faire savoir. Toutefois, il ne tarde pas à évoluer. Et
d’abord parce qu’il prend progressivement conscience
du danger que représente l’Allemagne hitlérienne.
Plusieurs signes sont inquiétants : la signature d’un
pacte de non-agression entre l’Allemagne et la Pologne,
ennemi héréditaire de la Russie, et surtout la décision
de Hitler de ne plus respecter les limitations militaires
exigées par le traité de Versailles. Le Führer, décidé à
réarmer son pays, sera forcément tenté un jour ou
l’autre de se servir de cette armée nouvelle et puissam-
ment motorisée. Et, dans ce cas, l’URSS pourrait bien
être l’un des premiers objectifs de Hitler.
Toukhatchevski met en garde Staline : la menace est
réelle, il faut nouer des alliances à l’Ouest. Avec la France
et la Grande-Bretagne.

16
Toukhatchevski, le Bonaparte rouge

Mais Staline, qui travaille secrètement à obtenir un


accord avec Hitler, ne l’entend pas. Toukhatchevski,
furieux, ne veut pas en rester là. D’autant qu’il n’ignore
rien des contacts clandestins qui existent entre un
affidé de Staline, Karl Radek, et un important agent des
services secrets allemands, le colonel Nicolaï, sans
doute un agent double travaillant aussi pour les
Soviétiques.
En 1935, Toukhatchevski franchit le Rubicon : il
publie dans la Pravda un retentissant article où il
dénonce les intentions belliqueuses de Hitler et dresse
un état alarmant des forces allemandes. Tant à Berlin
qu’à Moscou, on enrage.
Qu’importe ! Pour le maréchal, c’est le début d’une
vraie croisade qu’il entend mener contre Hitler et les
dangers qu’il représente ! En ce sens, c’est un pionnier.
À l’époque, dans la vieille Europe, peu de gens s’inquiè-
tent. Certains se félicitent même de voir un dirigeant
mener une politique résolument antibolchevique !
Entre Staline et Hitler, ils ont déjà choisi !
La croisade de Toukhatchevski le mène d’abord à
l’Ouest. En 1936, il se rend en Grande-Bretagne puis en
France. À chaque fois, étant donné son rang et son pres-
tige, il est reçu par les plus hautes autorités militaires de
ces pays et essaie de les convaincre de la menace hitlé-
rienne. Mais les résultats qu’il obtient sont médiocres.
Les Britanniques ne sont nullement persuadés de la
dangerosité nazie et pensent que Toukhatchevski bluffe
et exagère. Même son de cloche en France : c’est à
peine si le chef d’état-major, le général Gamelin,
l’écoute. Nos grands chefs, tant militaires que politiques,
dont le très influent maréchal Pétain, sont alors per-
suadés de l’invulnérabilité de l’armée française. Quant
à Mein Kampf, ils ne l’ont même pas lu !

17
Les espions russes

Seule satisfaction de Toukhatchevski, lors de son


voyage en France : il a pu rencontrer quelques-uns de
ses anciens compagnons de captivité en Allemagne et
parmi eux le général de Gaulle.
Grâce aux anges gardiens du NKVD, la police poli-
tique héritière de la Tcheka, qui accompagnaient le
maréchal, Staline a bien entendu obtenu un rapport sur
tous les entretiens de Toukhatchevski. Celui-ci n’igno-
rait pas la surveillance dont il était l’objet. Mais à
l’époque, il pensait, à tort, qu’il était intouchable. Grave
erreur ! Pour Staline, nul n’était à l’abri. Pas même le
numéro un de l’Armée rouge. Péché d’orgueil de
Toukhatchevski ? Sans doute. En fait, le maréchal a sous-
estimé à la fois la folie destructrice de Staline et la déter-
mination de ceux qui voulaient sa perte.

Alexandre de Marenches, ancien patron


du SDECE1 :
« Dès le début des années 1930, Toukhatchevski
écrivait que l’ennemi numéro un était
l’Allemagne, laquelle se préparait intensément
à une nouvelle guerre mondiale, en premier
lieu contre l’Union soviétique. Il va de soi que
les projets impérialistes de Hitler n’ont pas pour
seul objectif l’antisoviétisme. Cet aspect est aussi
un paravent commode pour des visées revan-
chardes à l’Ouest. […] Toukhatchevski était
plus à l’aise dans la guerre sur le terrain que
dans les arcanes de la guerre secrète. Ses héros
étaient Alexandre, César ou Napoléon, des
capitaines doublés de chefs politiques. Il ambi-

1. Préface du livre de Sophie de Lastours, Toukhatchevski, op. cit.

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Toukhatchevski, le Bonaparte rouge

tionnait que le stratège militaire se confonde en


lui avec le stratège politique. Il fut l’un au détri-
ment de l’autre et mourut de n’avoir pu être les
deux. Ce qu’il concevait comme du domaine
du politique ne ressemblait pas à toutes les intri-
gues montées par Staline. Il avait trop l’expé-
rience des surprises du régime pour s’étonner
de ses coups fourrés et se tenait volontairement
à distance de milieux qui cultivaient le rensei-
gnement intérieur comme une fleur vénéneuse,
faisant rimer délation avec goulag. Il répugnait
aux enquêtes, à la surveillance maladive des
citoyens et se désintéressait avec une ostenta-
tion méprisante de toute dénonciation qui ne
touchât au monde strictement militaire. »

Seul un doute demeure : qui, de Staline ou de Hitler,


a pris l’initiative de faire tomber Toukhatchevski, tant le
maréchal soviétique exaspérait l’un et l’autre ?
À la vérité, la balance penche plutôt du côté de
Staline. Le maître du Kremlin voulait à tout prix se
débarrasser de cet aristocrate arrogant qui, en raison de
sa popularité, représentait un danger pour lui. Sur ses
ordres, le NKVD va donc monter un piège particulière-
ment subtil.
Étrangement, tout commence à Paris. À cause de la
présence dans notre capitale d’un certain général
Skobline. Un personnage dont on a beaucoup parlé
quelques années plus tôt à l’occasion de la mystérieuse
disparition d’un général russe blanc, Koutiepov, chef du
ROVS, une association d’anciens militaires exilés qui
avaient combattu contre l’Armée rouge. Skobline,
membre dirigeant de cette même organisation, avait en
effet été soupçonné d’avoir participé à l’enlèvement. La

19
Les espions russes

police française avait été étonnée par le train de vie du


général Skobline. Et il se murmurait déjà que ce dernier
était rétribué par les services soviétiques. Mais le général
a été blanchi par ses pairs et n’a plus été inquiété par la
police. Quant à Koutiepov, selon toute vraisemblance, il
a été kidnappé et physiquement éliminé par des agents
de Moscou.
Skobline est réellement un espion soviétique. Le
NKVD a en effet infiltré les organisations de Russes
blancs. Ce n’est pas tout : l’ancien général travaille aussi
pour les nazis. Plus étonnant encore : à Moscou, on sait
très bien que Skobline est un agent double. C’est même
pour cette raison qu’on va faire appel à lui.
Son officier traitant du NKVD se rend à Paris et lui
expose sa mission : il doit aller à Berlin et rencontrer le
chef du SD, le service de sécurité du IIIe Reich, Reinhard
Heydrich. Il lui fera part d’une information explosive :
des maréchaux et généraux soviétiques préparent un
attentat contre Staline. Pour pimenter la sauce, Skobline
ajoutera que ces comploteurs sont en relation avec des
officiers supérieurs allemands. Enfin, il suggérera que
l’intérêt du IIIe Reich serait effectivement de donner un
petit coup de main à ces comploteurs. Et donc de
contribuer ainsi à se débarrasser de Staline.
Skobline remplit sans difficulté sa mission.
L’information remonte jusqu’à Hitler. Le Führer n’est
pas enthousiaste. Les deux dictateurs ont encore besoin
l’un de l’autre. La présence du premier justifie la poli-
tique du second. Et vice versa. En outre, Hitler pense,
non sans raison, qu’un putsch militaire à Moscou pour-
rait donner des idées à ses propres généraux qui sont
loin d’être tous acquis au nazisme.
Le renseignement de Skobline n’est pas pour autant
négligé : Heydrich suggère une autre idée, beaucoup

20
Toukhatchevski, le Bonaparte rouge

plus vicieuse. Connaissant la nature soupçonneuse de


Staline, pourquoi ne pas informer indirectement le
maître du Kremlin qui ne manquerait pas de réagir avec
sa férocité coutumière et se livrerait à une purge au
sommet de la hiérarchie militaire ? Une saignée qui affai-
blirait durablement l’Armée rouge.
Le plan Heydrich est approuvé par le Führer. L’état-
major nazi ne met donc nullement en doute les révéla-
tions de Skobline. Et comme celles-ci ont été directe-
ment inspirées par Moscou, cela signifie que le NKVD a
prévu la réaction de Reinhard Heydrich.
Le chef du SD se met immédiatement au travail. Il
faut crédibiliser l’information qui sera transmise à
Staline. Heydrich commande la confection d’un dossier
accusateur contre Toukhatchevski qui est, selon
Skobline, l’âme du complot !
La clé de l’accusation est l’éventuelle complicité du
maréchal soviétique avec les généraux allemands. Il faut
donc donner une base concrète à ce soupçon. Les ser-
vices de Heydrich disposent de documents qui peuvent
servir à conforter ce dossier : dans les archives de
l’armée allemande, il existe de nombreux documents
signés de la propre main du maréchal Toukhatchevski à
l’époque où l’armée allemande et l’Armée rouge coopé-
raient étroitement. Il suffit donc de procéder à quelques
falsifications pour actualiser ces documents. Le SD ne
manque pas « d’artistes » susceptibles de réaliser cette
besogne.
Ensuite, il convient de faire en sorte que ce dossier
de pièces contrefaites arrive jusque dans les mains de
Staline. Mais, très habilement, avant de trouver un inter-
médiaire, Heydrich commence par une campagne de
rumeurs. Dans les cercles du pouvoir, à Paris et à Prague,
on murmure qu’un complot militaire se trame contre

21
Les espions russes

Staline. Dans ces deux capitales, on pense à communi-


quer l’information au personnel diplomatique sovié-
tique. Ce n’est pas innocent : à Paris, où l’on désire
nouer une alliance militaire avec Moscou, le ministre de
la Défense, Édouard Daladier, aurait pris lui-même l’ini-
tiative d’informer l’ambassadeur soviétique. À Prague,
c’est encore plus évident : le président Benes, qui se
sent menacé par les visions expansionnistes de Berlin, a
très envie de faire plaisir à Staline. C’est ainsi que le dos-
sier d’Heydrich arrive mystérieusement dans les mains
de Benes qui le transmet directement à Moscou.
Ce qui est assez tragi-comique dans cette affaire,
c’est que Staline n’a nullement besoin d’être convaincu,
puisque c’est lui qui a piloté toute cette manœuvre.
Mais, afin de mieux confondre Toukhatchevski et ses
amis, il avait besoin de documents. On les lui apporte
sur un plateau.
Les faux ont dû être fabriqués au début de l’année
1937. Au mois de mai, le maréchal Toukhatchevski est
limogé et envoyé comme commandant d’une région
militaire éloignée de Moscou. Il s’agit d’un camouflet !
Mais Staline n’a pas encore décidé de l’arrêter et de le
déférer à la justice. Le Petit Père des peuples est en réa-
lité victime de son propre jeu. Au fond, il n’est pas tout
à fait sûr que ce complot qu’il a inventé de toutes pièces
ne repose pas sur une réalité ! Alors, avant de frapper un
grand coup, il préfère d’abord isoler Toukhatchevski en
l’envoyant en province, car il a peur que le maréchal ne
soulève les troupes contre lui.
Et c’est seulement après avoir constaté que le chef
d’état-major de l’Armée rouge se tient tranquille que
Staline passe à l’action. Quinze jours plus tard, le maré-
chal et plusieurs autres dignitaires de l’Armée rouge
sont officiellement accusés d’être d’infâmes traîtres qui

22
Toukhatchevski, le Bonaparte rouge

conspirent contre l’URSS en collaboration avec l’état-


major allemand et la Gestapo dans le but de renverser
le camarade Staline.
Arrêtés, ils sont longuement torturés car on veut
obtenir des aveux. Leurs familles sont aussi menacées.
Toukhatchevski finit par craquer. Mais lors de son
procès qui se déroule à huis clos, il revient sur ses aveux
extorqués sous la torture et accuse même courageuse-
ment Staline, ennemi du peuple et de l’Armée rouge !
Suprême machiavélisme de Staline, les juges sont
d’anciens compagnons d’armes des accusés. Des
hommes terrorisés qui n’osent pas désobéir au maître
du Kremlin et prononcent donc des condamnations à
mort. Verdict immédiatement suivi d’effet.
Ainsi commence l’épuration dans l’Armée rouge.
Une purge insensée, terrible. Même les familles de ces
officiers sont persécutées et quelquefois même exécu-
tées.
Cependant, dans cette affaire, il n’existe qu’un seul
vainqueur : Hitler. En donnant un petit coup de main à
Staline pour se débarrasser de Toukhatchevski et ses
amis, il a obtenu la décapitation de l’Armée rouge et il
saura en profiter en juin 1941. Mais il ne s’attendait cer-
tainement pas à ce que Staline aille si loin !
Un fait confirme toutes ces assertions : peu de temps
après le commencement de l’épuration, le général Miller,
chef de cette organisation de Russes blancs, le ROVS, dis-
paraîtra à son tour en plein Paris. Tout comme son prédé-
cesseur, Koutiepov. Sans doute avait-il découvert les mani-
gances de son adjoint, le général Skobline. Peut-être avait-
il même percé les secrets de la manipulation montée
contre Toukhatchevski ? Il devait donc disparaître.
Enlevé avec la complicité de Skobline, il est conduit
au Havre par ses ravisseurs. Et là, on l’embarque sur un

23
Les espions russes

navire commercial soviétique qui n’a pas tardé à


prendre la mer. Direction l’URSS. Après, on ne sait pas.
Quant à l’agent double Skobline, il part en Espagne,
malgré la guerre civile et il disparaît à son tour, vraisem-
blablement éliminé par des agents soviétiques parce
qu’il en savait trop !

24
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II
Staline et les Juifs

Des médecins qui tuent ! Des praticiens qui assas-


sinent impunément, protégés par leur symbolique
blouse blanche ! L’idée fait frémir.
En 1953, au pays des Soviets, elle a fait effective-
ment peur ! Car on y a cru. On y a cru d’autant plus
que ces médecins tueurs étaient pour la plupart juifs.
L’antisémitisme latent dans la population russe ne
demandait qu’à se réveiller. Ne disait-on pas autrefois
que les Juifs commettaient des crimes rituels, volaient
et assassinaient des enfants ? Aussi, la publication du
communiqué de l’agence Tass annonçant l’arrestation
d’un groupe de médecins saboteurs appartenant aux
services d’espionnage judéo-américains, accusés
d’avoir tué deux dirigeants du régime et soupçonnés
de préparer l’assassinat de plusieurs autres, a fait
l’effet d’un choc !
Tout de suite après cette révélation, on note ici et
là – et surtout en Ukraine – des manifestations spon-
tanées d’antisémitisme. Des enfants juifs sont battus
par leurs camarades d’école, des adultes sont insultés
par leurs collègues de travail. Et la population juive
semble prise de panique.
Deux mois plus tard, Staline meurt. Les médecins
sont libérés. Bientôt un communiqué officiel
annonce qu’ils ont été accusés à tort. Ils sont réhabi-

25
Les espions russes

lités. Le complot des Blouses blanches a vécu. Et avec


lui la plus virulente période d’antisémitisme qu’ait
connue l’URSS !

Pourquoi Staline a-t-il choisi sciemment d’utiliser le


poison de l’antisémitisme, alors même qu’il avait été
quelques années plus tôt l’un des principaux artisans de
la création de l’État d’Israël ? Quel était son véritable des-
sein ? Était-il lui-même antisémite ? Et, plus largement,
quels ont été les rapports entre le pouvoir stalinien et la
population juive de l’ex-URSS ? Un sujet brûlant à
l’heure où, malheureusement, l’actualité ne cesse de
nous rappeler que, malgré l’existence d’Israël, la ques-
tion juive demeure.
Staline antisémite ? Il s’en est bien sûr toujours
défendu. Et il est impossible de trouver dans ses écrits
et ses discours le moindre signe d’antisémitisme. Mais
de nombreux témoignages prouvent le contraire. Celui
de Khrouchtchev, par exemple. On rapporte aussi que,
venant d’être informé de l’existence de troubles attri-
bués à des Juifs, dans une usine d’aviation de Moscou,
Staline aurait déclaré : « On devrait donner des triques
aux travailleurs afin qu’après leur journée de travail, ils
flanquent une bonne rossée à ces Juifs ! » Il y a aussi le
fait que, lors des grandes purges qui ont décimé la vieille
garde bolchevique, il s’est trouvé nombre de Juifs parmi
les accusés. En fait, très peu en ont réchappé !
Mais c’est sans doute dans sa vie privée que s’est
exprimé le plus clairement l’antisémitisme de Staline.
En premières noces, sa fille Svetlana a épousé un Juif.
Staline n’a jamais voulu rencontrer son gendre. Et
quand Svetlana divorcera, son beau-père sera jeté en
prison. Autre exemple symétrique : son fils, Iakov, s’est
marié avec une Juive. Lorsque, pendant la Seconde

26
Staline et les Juifs

Guerre mondiale, ce dernier a été capturé par les


Allemands, Staline s’est empressé de faire arrêter sa
bru !
Pourtant, il semble que Staline, après le suicide de sa
première femme, se soit marié à une Juive, la sœur de
Lazare Kaganovitch, membre du Bureau politique. Mais
les époux n’ont jamais été vus ensemble. À tel point
qu’on peut même douter de la réalité de ce mariage.
Une union dont le seul objectif était peut-être de
démontrer que le maître du Kremlin n’était pas antisé-
mite !
En fait, sur cette question, Staline n’était pas très dif-
férent d’une grande partie de la population russe dont
les préjugés racistes demeuraient vivaces, malgré la
révolution bolchevique qui avait pourtant aboli toutes
les mesures discriminatoires contre les Juifs.
Si officiellement, les Soviétiques étaient antiracistes et
proscrivaient donc l’antisémitisme, il en allait fort diffé-
remment dans la réalité, et les sentiments antijuifs traver-
saient même le Parti communiste. Ainsi, lorsque Lénine
est mort en 1924, la rumeur a couru dans les rangs bol-
cheviques qu’il avait été assassiné par des médecins juifs !
Bien entendu, cette rumeur n’avait aucune consistance.
Mais elle a certainement marqué les esprits. Staline saura
s’en souvenir plus tard lorsqu’il inventera de toutes
pièces le complot des Blouses blanches.
Il reste que, malgré cet antisémitisme latent, nom-
breux étaient les Juifs dans les instances du Parti et la
nouvelle administration bolchevique. Et d’abord parce
que la population juive, essentiellement urbaine, a
donné à ses enfants une meilleure éducation.
Cela se traduit donc par une surreprésentation (un
quart des fonctionnaires) par rapport au poids démo-
graphique réel de la communauté juive qui ne compte

27
Les espions russes

que deux ou trois millions de sujets sur une population


totale de cent cinquante millions d’habitants. Et dans
l’instance suprême du nouvel État, le Politburo, sur cinq
membres, dont Staline et Lénine, on trouve trois autres
dirigeants prestigieux, Trotski, Kamenev, et Zinoniev,
tous juifs.
Très vite, cette situation a des effets pervers. À l’exté-
rieur comme à l’intérieur de l’URSS, une nouvelle expres-
sion circule : le « judéo-bolchevisme » ! À l’étranger, ça
s’explique assez bien, surtout dans les pays catholiques
encore très imprégnés de sentiments antijuifs. En URSS
même, c’est plus insidieux car on assiste à un vrai regain
de l’antisémitisme après la révolution. Ainsi, les armées
blanches se battent ouvertement contre le judéo-bolche-
visme du nouveau pouvoir. Il en sera de même pour les
nationalistes ukrainiens lors de la guerre civile. En fait, ce
sont les vieux fantômes qui resurgissent et surtout celui
de la prétendue conspiration juive mondiale, une idée
propagée par le trop fameux Protocole des sages de Sion.
Une œuvre fumeuse, tissu de mensonges antisémites
rédigé au début du XXe siècle à l’initiative de la police
secrète du tsar, l’Okhrana. Cet ouvrage ignoble connaîtra
d’innombrables éditions et circule encore aujourd’hui
dans le monde musulman et certaines officines d’ex-
trême droite.
Les ennemis de la révolution russe assimilent donc
pouvoir bolchevique et pouvoir juif. Dans les milieux les
plus populaires, la paysannerie en particulier, l’argu-
ment fait mouche. Staline en est tout à fait conscient.
Dès qu’il prend réellement le pouvoir, il réagit avec le
cynisme qu’on lui connaît. En 1927, il se débarrasse de
Trotski, Kamenev et Zinoniev, les trois membres juifs du
Politburo qui avaient en outre le tort d’être des oppo-
sants politiques. Le pouvoir est donc « déjudaïsé » !

28
Staline et les Juifs

Staline tient à se débarrasser de cette image de judéo-


bolchevisme qui colle encore à l’URSS. Il vendra lui-
même la mèche en insistant lourdement sur le fait que
ces trois hommes ne sont pas liquidés parce qu’ils sont
juifs mais parce que ce sont des opposants. C’est un clin
d’œil machiavélique à l’attention de l’opinion russe.
Staline les désigne donc publiquement comme
étant juifs. Encourage-t-il pour autant l’antisémitisme ?
Plusieurs faits le prouvent : il ne faut pas oublier que
parmi les victimes des grandes purges et des procès de
Moscou avant guerre, il y a beaucoup de Juifs. Ce que
mettra en évidence Trotski, le premier à attirer l’atten-
tion sur l’exploitation de l’antisémitisme dans ces
grands procès.
Mais l’aspect le plus diabolique de cet antisémitisme
qui ne veut pas dire son nom est sans doute la nomina-
tion de citoyens d’origine juive dans les instances les
plus haïes et les plus craintes. C’est-à-dire le Guépéou1
et l’administration du goulag ! Il est clair qu’il s’agit de
dresser la population contre les Juifs, responsables de la
répression, tel Iagoda, un homme brutal et grossier,
patron du NKVD et initiateur des premiers procès de
Moscou, et dont chacun savait qu’il était juif.
Iagoda a ensuite été liquidé au prétexte qu’il était à
la solde de services secrets étrangers. Avec son élimina-
tion, Staline faisait d’une pierre deux coups. Non seule-
ment, il se débarrassait d’un homme détesté mais il
accusait un Juif des pires méfaits.

1. Première police politique, la Tcheka est d’abord remplacée


par le NKVD (Commissariat du peuple de l’Intérieur), qui a auto-
rité sur la GPU (Guépéou, Direction politique d’État). Lui succé-
dera plus tard, après la Seconde Guerre mondiale, le KGB (Comité
de sécurité de l’État).

29
Les espions russes

Léon Troski (article paru en janvier 1937)1 :


« Depuis longtemps, les bureaucrates soviéti-
ques jouent double jeu sur la question juive
comme sur d’autres questions. En paroles, bien
sûr, ils se prononcent contre l’antisémitisme.
Non seulement ils traînent devant les tribu-
naux les pogromistes fanatiques, mais ils les
fusillent aussi. En même temps pourtant, ils
exploitent systématiquement les préjugés anti-
sémites afin de compromettre tout groupe d’op-
position. »
Un mois plus tard, Trotski écrit encore ceci :
« Dans tous les procès de ce genre, les Juifs sont
inévi-tablement représentés dans une impor-
tante proportion, en partie parce qu’ils consti-
tuent une fraction importante de la bureau-
cratie, et, en partie également, parce que,
poussés par l’instinct de conservation, les
cadres dirigeants de la bureaucratie font de
leur mieux pour détourner vers les Juifs l’indi-
gnation des travailleurs. »

En URSS, les Juifs ne bénéficient d’aucun statut par-


ticulier, même si certains bolcheviques, comme Lénine,
parlent de « nation extraterritoriale ». Mais le leader
révolutionnaire changera souvent d’avis sur cette ques-
tion. À partir de 1933, quand le système des passeports
internes est mis en vigueur, à la rubrique « nation », les
Juifs devront s’inscrire comme tels. Cependant, d’autres
communistes ne veulent considérer le judaïsme que

1. Cité par Jean-Jacques Marie dans Les Derniers Complots de


Staline, Complexe, 1953.

30
Staline et les Juifs

sous l’angle religieux. Pour eux, la question juive ne sera


résolue que par l’assimilation.
Il reste que la vraie controverse va opposer commu-
nisme et sionisme. Deux idéologies incompatibles ! Le
communisme se veut universaliste tandis que le sio-
nisme vise le regroupement de tous les Juifs de la dias-
pora au sein d’un État. À noter d’ailleurs, a contrario,
que politiquement, communistes et sionistes préconi-
sent une organisation collectiviste de la société.
La compétition est d’abord très féroce. Les bolche-
viques sont farouchement antisionistes et accusent
leurs adversaires de faire le jeu de l’impérialisme britan-
nique au Proche-Orient en colonisant la Palestine au
détriment de la population arabe. Les sionistes favorise-
raient donc objectivement les intérêts coloniaux de la
Grande-Bretagne. Ensuite, les dirigeants soviétiques
craignent le pouvoir d’attraction du sionisme sur l’intel-
ligentsia juive : si tous ces médecins, scientifiques ou
ingénieurs juifs partaient pour la Palestine, ce serait une
véritable hémorragie de cerveaux. Autant de têtes dont
le pouvoir soviétique a absolument besoin pour
construire le pays ! C’est pourquoi, jusque dans les
années 1980, l’URSS s’opposera toujours à l’émigration
des Juifs soviétiques.

Laurent Rucker1 :
[L’auteur évoque une réunion du Comité central
du PC soviétique de 1919.]
« La question de la nécessité de la liquidation de
cette organisation et de toutes ses branches a été

1. Staline, Israël et les Juifs, Presses universitaires de France,


2001.

31
Les espions russes

débattue par les dirigeants du Parti et par le


Comité central. Les opinions divergent sur un
seul point : la méthode de liquidation. Une
partie du CC insistait sur une liquidation
publique totale et brutale de tous les repaires du
parti sioniste ; une autre partie, cependant,
prenait en considération la situation interna-
tionale et les espoirs de relations diplomatiques
avec l’Angleterre et, craignant qu’une liquida-
tion ouverte des sionistes ne puisse affecter le
succès de notre diplomatie soviétique, croyait
qu’il serait plus utile d’obtenir la déroute de
cette organisation par une répression adminis-
trative, une suppression des subventions, la
confiscation de la propriété de ses institutions
culturelles sous divers prétextes. La majorité du
CC était d’accord avec cette dernière approche.
Afin d’appliquer ces décisions, le bureau cen-
tral a reçu la directive d’établir un organe spé-
cial secret pour combattre la contre-révolution
juive. »

Moscou imagine une autre façon de contrer le sio-


nisme : en donnant une terre aux Juifs à l’intérieur de
l’URSS. Non seulement l’établissement de cette
« Palestine » soviétique dissuadera les Juifs autochtones
de partir en Palestine, la vraie, mais ce geste sans précé-
dent attirera la sympathie des Juifs du monde entier.
La philanthropie n’a rien à voir à l’affaire : le Kremlin
pense que le judaïsme américain et européen aura à
cœur de récompenser l’URSS qui manque autant de
reconnaissance que de devises.
Dans un premier temps, il n’est pas question de
créer une nouvelle république mais seulement un dis-

32
Staline et les Juifs

trict autonome. Reste à trouver une terre pour accueillir


les Juifs ! Certes, le territoire soviétique est vaste. Mais
cette colonisation ne doit pas léser les premiers occu-
pants. Il faut aussi veiller à ne pas exacerber l’antisémi-
tisme ancestral de certaines populations. C’est pour-
quoi, très vite, le Kremlin exclut l’Ukraine ou la Crimée
où se trouvent déjà de nombreuses communautés
juives. On envisage ensuite le Caucase ou, plus à l’est, la
République de Kirghizie. Mais finalement, on se fixe sur
le Birobidjan, une région située à l’extrême-est de
l’URSS, pratiquement à la frontière chinoise.
Le territoire élu n’est guère hospitalier. Il y existe
plus de marécages que de bonnes terres et surtout il est
très éloigné de Moscou et des villes où sont traditionnel-
lement implantées les communautés juives. Et d’aucuns
de penser que ce choix est d’abord antisémite.
En réalité, il obéit aussi à un objectif stratégique : le
Birobidjan, souvent envahi par des Chinois, est une
porte d’entrée pour des groupes de Russes blancs dési-
reux d’en découdre avec les Soviétiques. Or les Juifs
sont naturellement hostiles à ces nostalgiques d’une
politique tsariste farouchement antisémite. Ils s’oppo-
seront donc avec vigueur à ces éventuels envahisseurs.
Le Birobidjan devient donc une Région autonome
juive. Même si ce n’est pas encore une république, le
symbole est fort : c’est la première fois depuis la chute
de Jérusalem que les Juifs ont une terre à eux !
Le Kremlin ambitionne d’y envoyer cent mille
familles juives volontaires. Mais les premiers colons se
découragent vite. Les conditions de vie sont médiocres
et ces pionniers ne sont guère préparés à mettre en
valeur les terres désolées du Birobidjan. Souvent cita-
dins, ils n’ont aucune envie de marcher derrière une
charrue !

33
Les espions russes

Bilan : seules quelques centaines de familles demeu-


rent au Birobidjan. L’échec, tant économique que poli-
tique, est patent : la création d’une « Palestine » sovié-
tique n’a jamais été en mesure de concurrencer sérieu-
sement le mouvement sioniste en URSS.
Après la séduction, le pouvoir soviétique choisit
donc la répression. Des milliers de militants sionistes
sont envoyés dans les camps. D’autres, plus rarement,
sont expulsés.
En 1939, la signature du pacte germano-soviétique
inquiète à juste titre la communauté juive d’URSS. Les
premières conséquences sont effectivement néfastes.
Entrant en Pologne avec l’Armée rouge, les troupes spé-
ciales du NKVD arrêtent les dirigeants du Bund, le parti
socialiste juif. Mais en juin 1941, l’offensive allemande
contre l’URSS change radicalement la donne. Staline
entend désormais se servir des Juifs !
La gravité de la situation impose en effet au Kremlin
une révision en toute hâte de sa politique. À l’extérieur,
il s’agit de s’allier avec les États-Unis et la Grande-
Bretagne, les ennemis d’hier. À l’intérieur tout le pays
doit faire bloc. Staline assouplit sa politique vis-à-vis des
minorités et des nationalités. Avec, encore une fois, une
arrière-pensée : cette relative libéralisation sera forcé-
ment bien vue à l’Ouest. Or, Moscou a un besoin urgent
d’aide militaire et économique pour résister à l’agres-
sion nazie.
Le Kremlin fait donc un geste en direction des
Églises par exemple. Bien entendu, les Juifs ne sont pas
oubliés. D’autant qu’ils sont les plus concernés par la
politique raciste de Hitler.
En août 1941, deux mois seulement après l’invasion
allemande, un grand meeting est organisé à Moscou. Il
regroupe quelques-uns des intellectuels juifs les plus

34
Staline et les Juifs

prestigieux de l’URSS. Il y a là le plus grand acteur du


théâtre yiddish, Solomon Mikhoels, l’écrivain Ilya
Ehrenbourg, mais aussi le cinéaste Sergueï Eisenstein.
Et encore nombre de scientifiques. Ensemble, ces
hommes lancent un appel aux Juifs du monde entier
afin qu’ils se battent contre le fascisme et soutiennent
l’URSS engagée dans ce qu’on appelle officiellement « la
grande guerre de libération patriotique ».
Évidemment, la tenue de ce meeting n’a pas été tout
à fait spontanée et tous les textes lus à la tribune ont été
préalablement visés par les autorités. Il n’empêche que
cette réunion, retransmise par la radio et largement dif-
fusée à l’étranger, a un grand retentissement. Et en
URSS même, il aura pour conséquence la création un
peu plus tard d’un Comité antifasciste juif.
À l’Ouest, l’effet est immédiat : plusieurs comités
d’aide à l’URSS sont créés. Le plus important est nord-
américain. Il regroupe des écrivains, des artistes et des
scientifiques juifs et sera présidé par Einstein en per-
sonne ! Sur le plan de la propagande, le succès est indé-
niable.
À Moscou, cette opération de communication est
téléguidée par un homme très habile, Lavrenti Beria, le
commissaire aux Affaires intérieures1. Il supervise tous
les organes de sécurité et les services de renseignement.
Premier flic du pays, il n’a pas pour autant les mains
entièrement libres. En témoigne une curieuse et drama-
tique affaire longtemps restée secrète, l’affaire Erlich et
Alter.
Ces deux hommes sont des dirigeants juifs du Bund
polonais. En 1939, lorsque la Pologne est dépecée entre

1. Voir chapitre III.

35
Les espions russes

l’Allemagne nazie et l’URSS, Erlich et Alter choisissent


de fuir à l’Est. Ils sont immédiatement arrêtés par le
NKVD ! Accusés d’être des espions, ils sont mis au
secret. En fait, ce qui leur est reproché, c’est d’être réso-
lument hostiles au pacte germano-soviétique ! Leur
situation n’est pas immédiatement reconsidérée
lorsque Hitler attaque l’URSS. Ils sont même
condamnés à mort un mois après l’invasion allemande.
Toutefois, leurs peines sont commuées. Et finalement,
Beria qui envisage de les utiliser décide de leur libéra-
tion.
Il pense en effet que ces deux politiques aguerris
pourraient prendre la tête de ce Comité antifasciste juif
qu’il envisage de créer. Beria leur fait part de son projet.
Cependant, trois mois à peine après leur libération, les
deux hommes sont à nouveau arrêtés sur ordre de
Staline !
Le dictateur n’a pas oublié qu’Erlich et Alter l’ont
vigoureusement critiqué lors de la signature du pacte
germano-soviétique. Et il ne supporte plus ce qui lui
rappelle qu’il a été le complice objectif de Hitler !
D’autre part, ces deux socialistes ne lui semblent pas
assez souples : ils ont surtout le tort d’avoir compris que
le sort des Juifs importe peu à Staline. Seule compte
pour lui cette possibilité de s’attirer la sympathie du
monde occidental, et en particulier des communautés
juives, afin de lever les fonds indispensables à la pour-
suite de son effort de guerre.
Trop lucides, rétifs à l’idée d’être manipulés, Erlich
et Alter disparaissent à tout jamais. L’un a, semble-t-il, été
fusillé tandis que l’autre se serait suicidé dans sa cellule !
Quoi qu’il en soit, cette sinistre affaire ne com-
promet pas les efforts de Beria visant à créer ce Comité
antifasciste juif. Et s’il se trouve quelques étrangers

36
Staline et les Juifs

curieux pour s’interroger sur le sort des deux dirigeants


du Bund, on leur répond invariablement qu’ils étaient
des espions hitlériens. L’affaire est entendue : c’est la
guerre, et l’URSS est l’alliée des démocraties occiden-
tales.
Fin 1941, Beria atteint ses objectifs. Mais ce Comité
antifasciste, qui regroupe la fine fleur de l’intelligentsia
juive de l’URSS, sera toujours étroitement contrôlé par
le NKVD, et donc par Beria lui-même : si le président du
Comité est Solomon Mikhoels, le secrétaire en est un
certain Epstein, une créature du NKVD. L’antisémitisme
a seulement été mis entre parenthèses, le temps de la
guerre.
Le premier objectif de ce Comité antifasciste juif
consiste à recueillir le maximum d’informations sur la
situation des Juifs dans les territoires occupés par les
armées du IIIe Reich. Ensuite il est question de susciter
la création d’autres comités antifascistes à l’étranger et
d’informer l’opinion sur les atrocités antisémites com-
mises par les nazis. Enfin il s’agit – et ce n’est pas le but
le moins important – de collecter à l’étranger de l’ar-
gent, des vivres, des vêtements, à la fois pour l’Armée
rouge et les populations déplacées. Dans ce but, le pré-
sident du Comité, Mikhoels, dirige une délégation
chargée de se rendre en Occident. Un voyage triom-
phal ! L’acteur est reçu par tout ce qui compte aux États-
Unis mais aussi au Canada et en Grande-Bretagne :
Chaplin, Chagall, Einstein. Et des politiques, bien sûr.
La collecte remporte un franc succès. Un succès
pour le mouvement juif mais aussi pour l’Union sovié-
tique ! Inutile de préciser qu’au cours de son voyage,
Mikhoels n’a cessé d’être chaperonné par un homme
du NKVD et les agents de la centrale en poste dans tous
ces pays.

37
Les espions russes

Seul Staline n’a pas goûté, comme il l’aurait dû, ce


triomphe. Il craint que ce succès ne monte à la tête de
Mikhoels et suscite chez lui des velléités d’indépen-
dance. D’autant que le célèbre acteur revient en URSS
avec une idée explosive : la création d’une République
juive en Crimée ! Un nouveau Birobidjan, mais un
Birobidjan qui serait viable et qui récompenserait les
Juifs soviétiques pour leur participation à l’effort de
guerre et rendrait justice à toutes les victimes des crimes
nazis.
Staline a aussitôt été informé de ce projet sérieuse-
ment débattu au Kremlin. Rien n’a filtré. Il est certain
que le Petit Père des peuples n’a jamais vraiment envi-
sagé de donner la Crimée aux Juifs. Mais dans le cadre
des négociations toujours difficiles entre alliés, il n’était
pas mauvais de laisser entendre que le projet pourrait
se réaliser un jour. D’autant que des Américains, mem-
bres d’une organisation juive, le Joint Commitee, ont
tout de suite fait savoir qu’ils financeraient le projet.
Le maître du Kremlin a donc fait semblant. Et il a
longtemps laissé courir l’idée qu’il existerait un jour une
République juive en Crimée. Les dirigeants du Comité
antifasciste, eux, y ont sincèrement cru. Surtout
lorsqu’ils ont appris que Staline déportait les popula-
tions de Tatars installées en Crimée. Mais c’était un piège
destiné à Mikhoels et à ses amis ! Et l’affaire des Blouses
blanches ne sera qu’un lointain avatar de ce piège et du
retour progressif de l’antisémitisme en URSS après la
guerre, dès que le rideau de fer sera tombé entre l’Est et
l’Ouest.
À Moscou, néanmoins, on parle de cette fantoma-
tique République de Crimée jusqu’en 1945 : Staline a
encore besoin de l’Occident. 1945, c’est l’année de Yalta
et du grand partage du monde, même si ce dépeçage a

38
Staline et les Juifs

déjà été esquissé bien avant. En tout cas, dans cette


négociation capitale, Staline doit séduire ses partenaires
anglo-saxons. Et ce projet d’une République juive en
Crimée est un atout de poids. Ayant déjà les faveurs des
Juifs américains, il ne peut déplaire aux Britanniques qui
craignent par-dessus tout la création d’un État juif en
Palestine qui signifierait leur départ. Une telle
République soviétique attirerait les Juifs du monde
entier et affaiblirait donc le mouvement sioniste en
Palestine !
Mais dès que la conférence de Yalta est terminée et
que Staline a obtenu ce qu’il désirait, il n’est plus ques-
tion de République juive en Crimée. Le sujet devient
même tabou. Mikhoels et son Comité antifasciste juif
doivent renoncer à leur rêve. Mais, fidèles à leur idée de
créer une Palestine soviétique, ils se rabattent sur le
Birobidjan qui est toujours une Région autonome juive.
Ça arrange Moscou mais le retour des Juifs survivants
dans les régions d’où ils ont été déportés n’est pas sans
poser quelques difficultés. Surtout en Ukraine,
République où l’antisémitisme demeure vivace, malgré
la révélation du génocide juif ! Nikita Khrouchtchev,
secrétaire du Parti communiste ukrainien, ne s’est-il pas
plaint de tous ces Juifs qui s’abattent sur l’Ukraine
comme des vols de corneilles ?
Des milliers de nouveaux pionniers juifs partent
donc pour le Birobidjan. Mais depuis les années 1930,
rien n’a changé là-bas. Les conditions de vie sont tou-
jours aussi difficiles. L’échec est certain. Déjà, les jours
du Comité antifasciste sont comptés.
Des changements sont en effet intervenus en URSS.
Andreï Jdanov, membre éminent du Politburo et futur
théoricien du réalisme soviétique en art, a été chargé de
la reprise en main des intellectuels. À la faveur de la

39
Les espions russes

guerre, des artistes, des écrivains, ont pris quelques


libertés. Pire, ils ont noué des relations avec leurs homo-
logues des pays alliés. On peut craindre qu’ils soient
influencés par ces représentants de la société capitaliste
décadente. Jdanov reçoit donc l’ordre de remettre ces
égarés dans le droit chemin, de veiller à la pureté idéo-
logique et d’opérer un repli sur les valeurs tradition-
nelles du peuple russe en extirpant de la culture tout ce
qui est occidental ou étranger. C’est-à-dire, dans le lan-
gage de l’époque, « cosmopolite » !
Cet effort de purification culturelle s’accompagne
d’une campagne contre les nationalismes, à l’exception
du nationalisme grand-russe évidemment. Des peuples
entiers sont déportés en Asie centrale ou en Sibérie sous
le prétexte qu’ils ont collaboré avec les Allemands.
Les Juifs soviétiques sont bien sûr concernés au pre-
mier chef par cette campagne. L’adjectif « cosmopolite »
semble même avoir été créé pour eux. C’est ainsi qu’on
parlera désormais d’eux en URSS : des « cosmopolites
dépourvus de racines » !
Cette absence de racines sous-entend que par
nature ils ne peuvent se comporter loyalement vis-à-vis
de l’Union soviétique. Insidieusement, on commence à
reprocher au Comité antifasciste juif son « sionisme
petit-bourgeois ». Autre expression en vogue : le
« judéo-centrisme ! » Dans le jargon soviétique, il faut
traduire que Mikhoels et ses amis sont accusés, dans
leurs écrits ou leurs actes, de mettre exagérément en
valeur l’action des Juifs ! Dans le même temps, il est pro-
cédé à une véritable purge au sein du personnel diplo-
matique soviétique où il y aurait de trop nombreux Juifs.
Pour tous les gens qui connaissent bien Staline, il est
clair que le maître du Kremlin s’est choisi de nouveaux
boucs émissaires. Avant guerre, c’étaient les trotskistes.

40
Staline et les Juifs

Aujourd’hui, ce sont les Juifs ! C’est d’autant plus sur-


prenant qu’en agissant ainsi Staline est obligé de faire le
grand écart, eu égard à sa politique au Proche-Orient.
Un mot d’explication : dès 1946, la guerre froide
commence. Les alliés d’hier sont devenus des adver-
saires. Tout est bon pour les combattre ou, encore
mieux, les diviser ! La question palestinienne se prête
parfaitement à cet exercice de style.
Les États-Unis et la Grande-Bretagne sont alors en
compétition au Proche-Orient à cause du pétrole, les
Américains voulant en finir avec la chasse gardée des
Britanniques dans la région.
Après guerre, l’Empire britannique vacille. La
Grande-Bretagne sort du second conflit mondial très
affaiblie. Les États-Unis comptent en profiter. Leur pro-
position d’autoriser cent mille Juifs à entrer en Palestine
n’est pas tout à fait innocente. Il s’agit d’embarrasser la
Grande-Bretagne, mandataire de la région et farouche-
ment hostile à de nouvelles immigrations de Juifs.
Staline essaie donc d’exploiter cette rivalité entre les
Américains et les Britanniques, d’autant qu’il a le senti-
ment d’avoir été tenu à l’écart. Malgré leurs divergences,
Washington et Londres ont soigneusement veillé à ce
que la question ne soit pas discutée à l’ONU où Moscou
aurait eu forcément son mot à dire. Malgré tous ces obs-
tacles, Staline essaie de s’imposer. D’une façon parfaite-
ment cynique, il se sert des rescapés des camps de la
mort pour enfoncer un coin entre ses deux anciens
alliés !
Le leader soviétique commence par faciliter, sinon
encourager, le départ des Juifs d’Europe de l’Est qui se
trouvent dans les territoires qu’il contrôle, vers les
camps de personnes déplacées installés à l’Ouest,
essentiellement en Allemagne et en Autriche. Au total,

41
Les espions russes

plusieurs dizaines de milliers de personnes font le


voyage ! L’objectif est clair : plus il y a de Juifs dans ces
camps et plus s’accroît l’urgence de trouver une solu-
tion décente pour leur installation définitive dans un
pays qui, pour l’opinion occidentale, ne peut désormais
se situer qu’en Palestine.
Mais là-bas, la puissance mandataire s’arc-boute et
réprime les activités sionistes. La politique de Staline
vise donc à gêner les Britanniques alors même que
Moscou feint d’être toujours hostile à l’émigration des
Juifs. Et d’abord pour ne pas fâcher les Arabes.
En réalité, depuis déjà longtemps, les Soviétiques
ont noué des contacts avec les dirigeants sionistes de
l’étranger et les soutiennent secrètement. Le paradoxe
est donc que Staline lutte contre le sionisme à l’intérieur
des frontière de l’URSS mais l’appuie à l’extérieur.
Encore une fois, de la part du maître du Kremlin, il
ne s’agit que d’un calcul. Le dictateur se moque bien du
sort des Juifs. Mais en donnant un coup de main au sio-
nisme, il affaiblit la Grande-Bretagne et tente, par la
même occasion de prendre position au Proche-Orient !

Pavel Soudoplotov, adjoint de Beria, ancien


maître espion du NKVD puis du KGB1.
[Il révèle que dès 1946, le Kremlin lui a demandé
d’envoyer des agents en Palestine.]
« Ils devaient organiser un réseau clandestin qui
pourrait participer à la lutte et à la campagne
de sabotages contre les Britanniques. Je désignai
trois officiers, Iossif Garbouz, Alexandre
Semionov (de son vrai nom Taubman, il était

1. Missions spéciales – Mémoires du maître-espion soviéti-


que Pavel Soudoplatov, Le Seuil, 1994.

42
Staline et les Juifs

l’assistant de Grigoulevitch 1 dans le mouvement


clandestin lituanien et avait participé à la liqui-
dation de Rudolf Klement à Paris, en 1938) et
Julius Kolesnikov. Semionov et Kolesnikov s’ins-
tallèrent à Haïfa et mirent sur pied deux
réseaux, mais ils ne participèrent nullement de
façon active aux opérations de sabotage contre
les Anglais. Kolesnikov s’occupait d’acheminer
vers la Palestine des armes légères et des gre-
nades antichars saisies dans les arsenaux alle-
mands en Roumanie. Semionov tenta de
reprendre contact avec un agent introduit en
1937 dans le groupe Stern (l’organisation terro-
riste antibritannique). Garbouz resta en
Roumanie, où il s’employait à rassembler des
candidats désireux de s’installer dans le futur
État d’Israël. Quand l’ordre arriva d’implanter
des agents en Palestine et de fournir des muni-
tions aux organisations juives de la résistance
armée, il devint clair à mes yeux que le véritable
objectif était de créer notre propre réseau au sein
de l’organisation politique et militaire sioniste,
tout en feignant d’aider les Juifs. »

En mai 1947, pour tous ceux qui ne connaissent pas


la diplomatie secrète du Kremlin, cette déclaration est
l’équivalent d’un vrai coup de tonnerre : Andreï
Gromyko, vice-ministre soviétique des Affaires étran-
gères, révèle devant l’Assemblée générale de l’ONU le
changement officiel de cap de l’URSS au sujet de la
Palestine. Pour la première fois un dirigeant de Moscou

1. Voir chapitre VI.

43
Les espions russes

établit un lien entre les souffrances du peuple juif et la


légitime aspiration des sionistes ! Ensuite, il affirme
qu’en Palestine, il n’y a que deux solutions : ou bien la
création d’un État judéo-arabe. Ou bien, si les deux peu-
ples ne parviennent pas à s’entendre, la création de
deux États distincts. L’une ou l’autre solution signifit en
tout cas le départ des Britanniques de la Palestine. C’est
l’objectif prioritaire des Soviétiques.
Les sionistes sont ravis. Ils auraient presque pu pro-
noncer eux-mêmes ce discours sans y changer une vir-
gule… Ce qui leur va surtout droit au cœur, c’est que
Gromyko a prononcé l’expression « peuple juif » !
Dans les semaines, les mois qui suivent, la lune de
miel se poursuit entre Moscou et l’agence juive. Des
liens renforcés par une certaine connivence idéolo-
gique : beaucoup de sionistes viennent de la gauche et
du socialisme. Les kibboutz ne sont ni plus ni moins que
des sortes de kolkhozes. Réaliste, Staline ne s’attend pas
pour autant à voir le futur État juif rejoindre le camp des
démocraties populaires. Il n’ignore pas qu’il existe des
liens très forts entre les pionniers de Palestine et la com-
munauté juive américaine. Alors, au moins, peut-il
espérer qu’Israël se rangera dans le camp des non-ali-
gnés.
Pendant ce temps qui précède la création du nouvel
État, les services de renseignement de Moscou ne res-
tent pas inertes. Ils tentent d’infiltrer les organisations
sionistes et, au besoin, les aident. Ainsi, il est vraisem-
blable que des agents soviétiques ont été mêlés à l’assas-
sinat par le groupe extrémiste Stern du comte
Bernadotte, le médiateur suédois nommé par l’ONU.
Ce dernier proposait un plan de partage de la Palestine
violemment combattu par les sionistes. Il fallait donc le
faire disparaître.

44
Staline et les Juifs

Le Kremlin joue ensuite un grand rôle dans le pro-


cessus qui aboutit à la création d’Israël en mai 1948.
Moscou sera la première capitale à reconnaître officiel-
lement l’État hébreu, avant même Washington.
Cette reconnaissance diplomatique s’accompagne
d’une aide totale et assez surprenante. Moscou colle
étroitement à la politique du gouvernement Ben
Gourion. Par exemple sur la douloureuse question des
réfugiés arabes. Le Kremlin épouse la thèse sioniste
selon laquelle ce sont les dirigeants arabes qui ont
appelé les Palestiniens à fuir leurs maisons et leurs vil-
lages, et refuse même tout débat à l’ONU sur cette ques-
tion.
D’autre part – et ce n’est pas le moins important –,
Staline a très certainement permis la victoire militaire
des Juifs sur la coalition arabe en leur octroyant des four-
nitures militaires massives, alors même que
Washington, par exemple, imposait un sévère embargo
sur les ventes d’armes à destination de la Palestine.
Staline a fait pression sur les Tchèques pour qu’ils livrent
du matériel aux organisations sionistes puis à l’État
d’Israël. Des tanks, de l’armement lourd et des avions.
Des pilotes israéliens ont même été formés en
Tchécoslovaquie. Cette coopération militaire se pour-
suivra très tard, jusqu’au début des années 1950. C’est
d’autant plus étonnant qu’à cette date, les rapports
entre l’URSS et Israël se seront déjà notoirement
dégradés.
Cette détérioration était à terme inévitable : le social-
démocrate Ben Gourion nourrissait une profonde aver-
sion pour le communisme. Bien vite, contrairement aux
vœux de Staline, il a mis le cap à l’Ouest et s’est rap-
proché des États-Unis. Il a pu ainsi bénéficier d’un prêt
de plusieurs dizaines de millions de dollars. Ce qui a

45
Les espions russes

fâché le maître du Kremlin. Mais c’est surtout la situa-


tion des Juifs en URSS qui met fin à la lune de miel !
Prudemment, tant que Moscou aidait le jeune État à
remporter la guerre contre les Arabes, les dirigeants sio-
nistes ont mis cette question entre parenthèses. Mais, à
partir de 1949, alors que les menaces s’estompent, Tel-
Aviv feint de s’étonner : pourquoi Staline, qui a encou-
ragé l’immigration des Juifs d’Europe vers la Palestine,
refuse-t-il le départ des Juifs soviétiques ?
Il y a encore plus grave : le réveil de l’antisémitisme
en URSS et dans les nouvelles démocraties populaires.
Dès janvier 1948, cinq mois avant la création d’Israël,
Solomon Mikhoels, président du Comité antifasciste
juif, est invité dans une datcha. Il est accompagné de son
secrétaire. Tous deux, au cours de la soirée, sont habile-
ment piqués par une aiguille empoisonnée. Puis leurs
cadavres sont jetés sous les roues d’un camion.
Officiellement, ils ont été victimes d’un accident de la
route.
Personne en URSS n’ose mettre en cause cette ver-
sion accréditée par le Kremlin qui offre par ailleurs à
Mikhoels des funérailles officielles et solennelles.
Avec cette liquidation, on enterre définitivement
cette vieille lune de la création d’une République juive
en Crimée. Mais Staline poursuit aussi un autre objectif.
Pour bien comprendre, il faut être un kremlinologue
averti. Qui a été à l’origine de la création du Comité anti-
fasciste juif ? Qui en a fait un formidable outil de propa-
gande extérieure en faveur de l’URSS ? Lavrenti Beria !
À travers Mikhoels, c’est donc maintenant Beria qui est
visé. Mais pourquoi ?
Géorgien comme Staline, Beria, le premier flic de
l’Union soviétique, a toujours été un serviteur fidèle du
Petit Père des peuples. Après guerre, Staline lui confie la

46
Staline et les Juifs

supervision de la fabrication de la bombe atomique.


Une tâche dont Beria s’acquitte avec succès puisque dès
1949 l’URSS sera en mesure de faire exploser sa pre-
mière bombe. Mais il n’est plus le patron des orga-
nismes de sécurité, même s’il a pris soin de conserver
un œil sur le ministère de la Sécurité d’État. Cependant,
signe inquiétant, Staline élimine peu à peu les hommes
que Beria y a personnellement nommés.
Ce désamour s’explique aisément : Staline, comme
il l’a déjà fait par le passé, a décidé de liquider sa vieille
garde, les Vorochilov, Molotov, Mikoyan et donc Beria
lui-même, afin de les remplacer par des hommes plus
jeunes. Le dictateur, qui n’a pas oublié la façon dont il
s’est lui-même emparé du pouvoir, craint en perma-
nence la montée en puissance de ses proches. Des pro-
ches qui pourraient être tentés un jour ou l’autre de l’éli-
miner.
Toutefois on ne supprime pas si facilement un
homme qui a été témoin de la plupart de vos crimes.
Témoin et souvent acteur principal !
L’assassinat de Mikhoels et la liquidation du Comité
antifasciste juif ne sont donc que les premières étapes
d’une lutte à mort dans les cercles du pouvoir, lutte où
les Juifs joueront le rôle de boucs émissaires.

Laurent Rucker, historien1 :


[Deux mois après les funérailles officielles de
Mikhoels, Victor Abakoumov, ministre de la
Sécurité d’État, envoie le rapport suivant à
Staline :]
« “Il a été établi que les dirigeants du Comité
antifasciste juif sont des nationalistes actifs pro-

1. Staline, Israël et les Juifs, op. cit.

47
Les espions russes

américains et qu’ils mènent en fait un travail


nationaliste antisoviétique. L’ancien président
du Comité, Solomon Mikhoels, était connu bien
avant la guerre comme un nationaliste actif et
une sorte de porte-drapeau des milieux natio-
nalistes juifs.”
Dans ce même rapport destiné à Staline,
Abakoumov reproche aux dirigeants du
Comité antifasciste d’avoir établi des contacts
avec les services d’espionnage américains au
cours de leur tournée aux États-Unis ; d’utiliser
le Comité comme une couverture pour leur tra-
vail antisoviétique, de diriger des groupes
nationalistes juifs en Ukraine et en Biélorussie
et enfin d’avoir tenté de transformer le Comité
en “une sorte d’organe d’État pour les affaires
juives”. »

En 1949, les premiers signes de la purge qui se pré-


pare deviennent visibles. Ce sont bien sûr des Juifs
soviétiques qui en sont les premières victimes.
Cela commence par l’arrestation de l’épouse juive
de l’un des dirigeants les plus importants du Parti,
Molotov. Sous un prétexte quelconque, elle est accusée,
jugée et envoyée dans un camp. Son illustre mari
courbe l’échine et ne bronche pas. Il en est de même
pour le propre secrétaire de Staline. Sa femme, juive elle
aussi, est arrêtée, jugée et fusillée, tandis que son époux
continue à servir Staline comme si de rien n’était.
La peur a gagné les esprits. Chacun sent qu’une
purge se prépare, aussi sanglante que celle de 1937,
l’année de la grande terreur !
Ce sont ensuite des centaines d’intellectuels juifs
accusés de cosmopolitisme qui sont arrêtés. Parmi eux,

48
Staline et les Juifs

tous les dirigeants du Comité antifasciste juif. Jugés à


huis clos en 1952, beaucoup sont immédiatement
passés par les armes. Dans le même temps, Staline pré-
pare la purge dans le Parti et les organismes d’État. Et
c’est à Leningrad qu’il frappe d’abord.
Le dictateur s’est toujours méfié des dirigeants com-
munistes de cette ville rivale de Moscou qu’il suspectait
d’être un peu trop indépendants. La plupart des lea-
ders sont donc arrêtés dans le plus grand secret.
Condamnés à mort, ils sont aussitôt exécutés. D’autres
militants plus modestes sont exclus et chassés de leur
emploi.
Ces anti-Parti, comme on les a appelés, auraient non
seulement entretenu des rapports avec des agents de
l’Intelligence Service britannique, mais aussi – ce qui est
presque plus grave – diffusé des textes de Trotski,
Zinoniev et Kamenev, trois éminents dirigeants éliminés
physiquement par Staline. Tous juifs ! Il a été aussi
reproché aux communistes de Leningrad d’avoir favo-
risé la promotion des Juifs au détriment des Russes. Une
accusation relayée par leurs successeurs. La preuve : ces
mauvais communistes auraient placé des médecins juifs
dans tous les organismes de santé.
Il s’agit déjà de l’amorce du « complot des Blouses
blanches ». Un peu plus tard, en 1950, un célèbre pro-
fesseur de médecine, Yaacov Etinguer est en effet arrêté.
On veut lui faire avouer qu’il existe un complot de
médecins juifs. Sous la torture, on dit n’importe quoi :
Etinguer en mourra !
Après Leningrad, c’est au tour des organismes de
sécurité d’être victimes des purges. Là encore, ce sont
les officiers juifs qui sont d’abord visés. Des hommes qui
ont souvent été des collaborateurs de Beria. L’étau se
resserre.

49
Les espions russes

Simultanément s’ouvre le monstrueux procès de


Prague. Ce n’est pas innocent. Les accusés, dont beau-
coup sont juifs, étaient au pouvoir lorsque la
Tchécoslovaquie a armé les sionistes et Israël.
L’affaire des Blouses blanches commence officielle-
ment en janvier 1953. Ce mois-là, l’agence Tass publie
un communiqué qui fait sensation : il y est annoncé l’ar-
restation d’un groupe de médecins-saboteurs. Des pra-
ticiens qui ont provoqué la mort de deux dirigeants émi-
nents du Parti, Jdanov, membre du Politburo, et
Chtcherbakov, secrétaire du Comité central.
Ces médecins auraient sciemment prescrit des médi-
caments contre-indiqués qui ont aggravé l’état de santé
déficient de ces deux dirigeants. Pire, ils avaient l’intention
de récidiver en assassinant des chefs militaires soviétiques.
Tous ces médecins ne sont pas juifs mais beaucoup
le sont. Ils ont aussi en commun d’être des profession-
nels éminents puisqu’il leur revient de soigner les digni-
taires du régime.
Accusés d’être des agents des services d’espionnage
judéo-anglo-américains, ils sont aussi mis en cause pour
avoir entretenu des relations avec le Comité antifasciste
juif dirigé par Mikhoels.
Pour la nomenklatura soviétique, c’est le signe que
des événements graves se préparent. Et on se dit très
vite que Beria est le plus menacé. D’ailleurs n’aurait-il
pas dissimulé ses origines juives ?
L’insinuation est parfaitement mensongère mais,
propagée par le ministère de la Sécurité d’État, elle
prouve à l’évidence que Beria est sur la sellette et que
Staline ne va pas tarder à s’en débarrasser. C’est même
peut-être le véritable objectif poursuivi par le dictateur
qui a ordonné de monter de toutes pièces ce complot
des Blouses blanches.

50
Staline et les Juifs

Cependant, quelques historiens ont soutenu que


cette prétendue conjuration n’était que le prélude
d’une vaste campagne antisémite qui se serait terminée
par la déportation de tous les Juifs en Sibérie.
Hypothèse douteuse : Staline avait beau être d’un
cynisme absolu, il lui était quand même difficile de
mettre tout à fait ses pas dans ceux de Hitler !
Quoi qu’il en soit, le communiqué de Tass et la révé-
lation du fait que des médecins juifs pourraient tuer
leurs patients provoquent une vraie panique dans la
population qui propage le fantasme du médecin-
assassin. Il n’en faut pas plus pour exacerber l’antisémi-
tisme traditionnel des Russes !
On sait aujourd’hui qu’à l’origine de toute cette
affaire, il y a une lettre : en 1948, une femme, médecin
elle aussi, le docteur Timachouk, écrit à Staline. Selon
elle, Jdanov aurait été mal soigné par ses confrères.
Le maître du Kremlin a donc gardé cette lettre de
dénonciation sous le coude pendant presque trois ans,
le temps de peaufiner sa machination.
Mais, au début du mois de mars 1953, Staline est
victime d’une grave attaque cérébrale. Une maladie qui
intervient très opportunément pour Beria. Et il est pro-
bable que l’ancien flic du Kremlin a tout fait pour que
Staline ne se relève pas de la congestion cérébrale qui
l’a frappé le 1er mars. Un petit coup de pouce au
destin : Beria s’est arrangé pour que les médecins de
Staline n’arrivent pas trop tôt dans la datcha de son
maître.
Avec la mort de Staline, l’affaire des Blouses blanches
s’éteint d’elle-même. Usant d’une célérité étonnante,
Beria, devenu le numéro un de l’Union soviétique avant
d’être lui-même éliminé, fait publier un communiqué
un mois seulement après l’extinction du dictateur : tous

51
Les espions russes

les médecins impliqués sont innocentés et réhabilités.


Le dossier était vide.

Jean-Jacques Marie1 :
« Le “complot des Blouses blanches” n’est donc
pas seulement le couronnement des campa-
gnes terroristes engagées à dater de 1946, de la
campagne «anticosmopolite » (c’est-à-dire anti-
sémite) déclenchée en janvier 1949 et des deux
grandes épurations sanglantes restées secrètes
(l’affaire de Leningrad de 1949-1950 et la
condamnation à mort des diri-geants du
Comité antifasciste juif exécutés en 1952) ; il
exprime un moment décisif de la crise du stali-
nisme : Staline prépare la liquidation de la
vieille garde stalinienne et la promotion d’une
nouvelle, sur le terreau sanglant d’une purge
généralisée de la société. Pour mener à bien ce
bouleversement violent, moins de huit ans après
la défaite de Hitler et la révélation publique des
camps de la mort, d’Auschwitz, Mauthausen,
Buchenwald, Dachau, Majdanek, il reprend
l’héritage antisémite du nazisme, et souligne
ainsi d’une façon radicale la parenté politique
du stalinisme et du fascisme. »

1. Les Derniers Complots de Staline, op. cit.

52
xxxxxxxxxxx

III
Meurtre au Kremlin

Il s’agit certainement de l’un des personnages les


plus secrets de l’histoire contemporaine. L’un des
plus inquiétants aussi : Lavrenti Beria. Celui que l’on
a présenté comme étant l’âme damnée de Staline.
Son flic numéro un. L’homme des purges, celui qui a
été le principal fournisseur du goulag où il a envoyé
des détenus par millions. Le vrai responsable du mas-
sacre des officiers polonais de Katyn. Et aussi le véri-
table commanditaire de l’assassinat de Trotski.
Cet homme qui a terrorisé pendant des années
l’URSS était peut-être le successeur désigné par
Staline. Mais il n’a survécu que quelques mois à son
maître et sa mort est au moins aussi mystérieuse que
sa vie ! A-t-il été fusillé comme on l’a prétendu officiel-
lement ? Ou bien a-t-il été assassiné par ses rivaux du
Politburo comme Khrouchtchev l’a affirmé plus tard ?
Aujourd’hui encore, on ne le sait pas.

Beria a été accusé de tous les péchés : personnage


impitoyable et cynique, prêt à tout pour arriver au pou-
voir et sauver sa peau. Certainement. Mais il lui est aussi
arrivé d’avoir une influence modératrice sur Staline. Par
exemple, dans l’affaire du massacre de Katyn où des mil-
liers d’officiers polonais ont trouvé la mort. Beria était
opposé à ces fusillades massives. Mais c’est Staline qui

53
Les espions russes

commandait. Beria s’est donc incliné et a donné l’ordre


à ses hommes de passer à l’action.
Il n’était pas l’ogre qu’on a décrit. Il faut en outre se
rappeler que tous ceux qui l’ont accusé plus tard se sont
tus à l’époque. Tous ces dirigeants soviétiques qui l’ont
vilipendé, les Khrouchtchev et les autres, étaient collec-
tivement coupables car ils connaissaient mieux que
d’autres les crimes de Staline et les avaient approuvés
sans broncher. Mais il était plus confortable de trouver
un bouc émissaire ! D’autant qu’à l’Ouest, dans les
années d’après-guerre, les informations étaient rares.
Après la fraternisation de la guerre et de l’immédiat
après-guerre, une véritable chape de plomb s’est en
effet abattue sur l’URSS. C’est le début de la guerre
froide et de la grande chasse aux secrets atomiques.
Grâce aux formidables réseaux d’espionnage mis en
place par Moscou aux États-Unis et en Angleterre, la pre-
mière bombe A soviétique peut exploser dès 1949,
suivie en août 1953, l’année de la mort de Staline, de la
bombe H.
Le grand coordonnateur du nucléaire en Union
soviétique s’appelle justement Beria. Géorgien comme
Staline, il tire les fils du renseignement en matière de
nucléaire. C’est également lui qui impulse les travaux
des savants soviétiques. Dès 1945, après les premières
expériences américaines, il promet la bombe atomique
à Staline.
Cela signifie que tous les services occidentaux l’ont
particulièrement à l’œil. D’autant que selon des infor-
mations sérieuses et concordantes, il apparaît à la fin des
années 1940 comme le successeur probable de Staline.
Or, malgré l’opacité qui règne dans les sphères diri-
geantes de l’URSS, on sait à l’Ouest que Staline est
malade, très malade. Sa fin serait même proche.

54
Meurtre au Kremlin

Né en 1899, Beria rejoint en 1917 le camp de la révo-


lution. Dès cette époque, on murmure que le jeune
Lavrenti fricote avec des services de renseignement.
Lesquels ? Mystère. Cela ne l’empêche nullement d’in-
tégrer les rangs de la Tcheka, la redoutable police poli-
tique du nouveau régime, qui donnera plus tard nais-
sance à la Guépéou puis au NKVD et enfin au KGB.
Dans les années 1920, il gravit tous les échelons sans
quitter la Géorgie. Intelligent, manipulateur, il règne
bientôt sans partage sur toute la Transcaucasie. Petit dic-
tateur régional, il a aussi la réputation d’être un homme
à femmes.
Staline remarque très vite cet habile compatriote. En
1938, il le nomme à la tête du NKVD. Un poste à haut
risque : ses deux prédécesseurs, Iagoda et Iéjov, ont été
physiquement liquidés. L’heure est à la suspicion, aux
purges massives et aux grands procès staliniens. Les bol-
cheviques de la première heure, les plus fidèles, les plus
valeureux, sont décimés. Des centaines de milliers
d’hommes sont envoyés en Sibérie. Staline fait le vide
autour de lui. Beria coupe les branches mortes sans état
d’âme et veille soigneusement à ne pas tomber lui-
même sous le couperet du bourreau.
Heureusement pour lui, son arrivée à la tête du
NKVD coïncide aussi avec une inflexion progressive de
la politique stalinienne. La folie sanguinaire du dictateur
soviétique s’apaise. Beria se paie même le luxe de plai-
santer au cours d’une réunion du Politburo : « Si nous
continuons les arrestations à ce rythme, bientôt il n’y
aura plus personne à arrêter. » Devant une telle inso-
lence, les autres membres de l’instance dirigeante du
Parti sont médusés. Beria, lui, sait qu’il ne risque rien. Il
a compris avant les autres que Staline en a provisoire-
ment fini avec les grandes purges.

55
Les espions russes

La guerre arrive. L’influence de Beria grandit encore.


Artisan des sales besognes, mais aussi chargé du secteur
essentiel de l’armement, il est nommé commissaire à
l’Intérieur. Élevé à la dignité de maréchal en 1945, il
devient peu après vice-président du gouvernement. A-
t-il pour autant la confiance totale de Staline ?
Le dictateur a l’impression que Beria est un autre lui-
même. Aussi intelligent que lui, aussi rusé, aussi calcula-
teur, aussi dénué de tout sens moral. Mais Staline le tient.
Beria a commis des fautes pendant sa toute jeunesse. En
outre, sa vie débridée offre de nombreuses possibilités
de chantage. Le « Sultan », comme on l’appelait en
Géorgie lorsqu’il y régnait sur un véritable harem, kid-
nappe les adolescentes qui ont le malheur de lui plaire.
Il s’est même aménagé une sorte d’appartement secret
au cœur d’une prison, à quelques kilomètres de Moscou.
Staline, bien sûr, sait tout cela. Mais en même temps,
Beria fait partie des rares intimes avec qui Staline passe
des nuits entières à festoyer et à boire. Des beuveries
obligatoires, car il n’est pas question de dire non au
maître du Kremlin.
En réalité, jamais la méfiance du numéro un sovié-
tique ne s’est relâchée. Le dictateur doute de tous ses
proches et vit les dernières années de sa vie dans la peur
permanente du complot.

Nicolas Werth1 :
« Au cours des derniers mois de l’existence de
Staline, presque tous les dirigeants avaient senti
à quel point ils étaient eux-mêmes devenus vul-

1. Le Livre noir du communisme, ouvrage collectif, Robert Laf-


font, 1997.

56
Meurtre au Kremlin

nérables. Personne n’était à l’abri, ni Vorochilov,


traité d’agent de l’Intelligence Service, ni Molotov
et Mikoyan, chassés par le dictateur de leur poste
au Praesidium du Comité central, ni Beria,
menacé par de sombres intrigues au sein des ser-
vices de sécurité manipulés par Staline. Aux
échelons intermédiaires également, les élites
bureaucratiques qui s’étaient reconstituées
depuis la guerre, craignaient et rejetaient les
aspects terroristes du régime. La toute-puissance
de la police politique constituait le dernier obs-
tacle les empêchant de profiter d’une carrière
stable. Il fallait commencer par démanteler ce
que Martin Malia a justement appelé “la machi-
nerie mise en place par le dictateur défunt à son
propre usage”. »

Au début des années 1950, de nombreux signes


montrent que la disgrâce de Beria est proche. On va
rapidement en avoir la démonstration.
Dans ce genre de régime totalitaire, il faut guetter les
moindres indices. Tout compte. Or, soudain, au Kremlin,
on parle de l’affaire mingrélienne (la Mingrélie est l’une
des régions de la Géorgie). Il s’agit d’un complot nationa-
liste. Sans doute imaginaire et à peu près certainement
inventé par Staline. Mais quand on veut noyer son chien,
on l’accuse d’être enragé ! Pour les kremlinologues
avertis, Beria est directement visé. Il s’agit d’un sévère
avertissement qui lui est adressé par le maître du Kremlin.
L’affaire mingrélienne est à peine oubliée qu’on
évoque un nouveau complot, le complot des Blouses
blanches1 !

1.Voir chapitre précédent.

57
Les espions russes

Des médecins, tous des sommités du monde


médical (et qui sont pour la plupart d’origine juive),
sont sur la sellette. On les accuse d’avoir voulu assas-
siner plusieurs dirigeants soviétiques sous prétexte de
les soigner. Parmi ces dirigeants, Staline lui-même !
Beria est encore dans la ligne de mire. Pour deux rai-
sons. Quand éclate cette affaire des médecins fin 1952,
on se rappelle fort opportunément à Moscou que, pen-
dant la guerre, Beria a patronné le Comité antifasciste
juif. C’est donc un protecteur et un ami des Juifs. Or un
vent très fort d’antisémitisme souffle du Kremlin.
Deuxièmement, Beria est l’homme de la police.
Comment n’a-t-il pas démasqué plus tôt ces médecins
criminels ?
Pour tous les observateurs, il est clair qu’une nou-
velle purge se prépare et que Beria en sera la première
victime. Désormais, c’est une question de temps. Beria
joue sa peau. C’est lui ou Staline. À cet instant, sans
doute pense-t-il à faire assassiner le dictateur soviétique.
On a souvent laissé entendre que Staline est mort
empoisonné. La vérité est plus simple.
Le dictateur est alors un homme très malade qui
paie des années et des années d’intempérance. Mais
c’est aussi un homme seul. Il a tellement peur qu’on
attente à ses jours qu’il vit la plupart du temps retiré
dans sa datcha, à proximité de Moscou.
Il est difficile de l’approcher. Et tout autant de le soi-
gner. Sans compter qu’il a lui-même jeté en prison les
plus grands médecins du pays.
Ses proches, les Beria, Khrouchtchev, Malenkov,
Boulganine, ont, seuls, accès à sa chambre. Tous quatre
se relaient à son chevet. Quand Staline a sa première
attaque, ces hommes font en sorte de persuader les
autres hiérarques du régime que la fin est proche, iné-

58
Meurtre au Kremlin

luctable. Ils empêchent qu’on le soigne et le laissent lit-


téralement mourir. Bref, s’il ne s’agit pas d’un crime, il y
a au moins non-assistance à personne en danger.
Il faut ajouter que, seul parmi eux, Beria s’est vanté
d’avoir assassiné Staline. Mais quel crédit accorder à un
tel aveu ?
En tout cas, tous les quatre ont intérêt à voir dispa-
raître Staline. Ils sont bien placés pour savoir qu’une
nouvelle purge se prépare et que certains d’entre eux
en seront les victimes. Staline a toujours agi ainsi, liqui-
dant d’abord ses plus proches compagnons.
Il existe donc une sorte d’alliance objective entre ces
hommes. Mais cet accord dissimule une lutte féroce
pour le pouvoir suprême. La bagarre a déjà commencé,
bien avant la mort du dictateur.
Au sein de la direction collégiale mise en place à la
mort de Staline, tous ont leurs chances. Le mieux placé,
parce qu’il contrôle le ministère de l’Intérieur et donc la
police et les services secrets, c’est Beria. Staline à peine ins-
tallé dans son mausolée, le Géorgien donne le ton : c’est
une vraie douche froide pour ses concurrents qu’il prend
brutalement à contre-pied ! Lui, le premier flic du pays, le
complice des atrocités commises par Staline, se prononce
pour une déstalinisation radicale et immédiate !
Beria donne aussitôt des gages de sa bonne foi. Il fait
d’abord libérer les médecins du complot des Blouses
blanches. Puis il met un terme à la campagne antisémite
inspirée par Staline. Il laisse même entendre que le Parti
communiste ne doit pas tout diriger dans ce pays. Enfin,
il met en place une réforme du goulag qui passe sous la
juridiction du ministère de la Justice.
Dans un premier temps, incontestablement, l’opi-
nion soviétique, tétanisée depuis tant d’années, se
remet à espérer. Il y a comme un parfum de dégel.

59
Les espions russes

Ses rivaux, qui voulaient eux aussi se draper dans le


manteau de la déstalinisation, sont pris de court. Beria,
le bourreau Beria, leur vole leur rôle. Il y a de quoi
enrager ! D’autant que le scénario qu’ils ont imaginé se
trouve soudain caduc.
Dans un style purement stalinien, Khrouchtchev et
ses alliés ont en effet confectionné des dossiers, rédigé
des accusations. Il y a bien sûr la vieille rumeur qui prête
au jeune Beria des amitiés nationalistes géorgiennes.
Une curieuse histoire. En fait, vraisemblablement, Beria
a infiltré ce mouvement sur ordre. Mais les archives, si
on sait bien les utiliser, peuvent dire tout et leur
contraire. On a procédé ainsi dans tous les procès de
Moscou.
N’ayant donc pas prévu que leur rival deviendrait
le champion de l’antistalinisme, les ennemis de Beria
remisent provisoirement leurs dossiers. Mais il leur
faut trouver un autre stratagème très vite avant que
Beria ne devienne véritablement le numéro un du
Parti.
Ils vont être très habiles. Surtout Khrouchtchev, le
plus malin d’entre eux !
Ils imaginent d’abord prendre Beria à son propre
piège. Puisqu’il a décidé de réformer le goulag et qu’il a
décrété une large amnistie, quelques jours seulement
après la mort de Staline, tout sera effectué pour
exploiter les conséquences négatives de ces mesures.
Beria estime que seulement deux cent mille
hommes doivent demeurer au goulag. Les autres mem-
bres de la direction collégiale s’opposent à cette libéra-
tion massive. Plus d’un million de détenus, surtout les
politiques, restent donc prisonniers. Les conséquences
sont prévisibles : ceux qui n’ont pas été libérés se révol-
tent immédiatement lorsqu’ils voient les « droits com-

60
Meurtre au Kremlin

muns » sortir. La contagion gagne tous les camps. Les


insurrections sont matées dans le sang grâce à l’inter-
vention des forces spéciales et des chars ! La responsa-
bilité de ce désordre incombe à Beria qui, le premier, a
ouvert la boîte de Pandore.
Il reste quand même que près de la moitié de la
population pénitentiaire est sortie des camps. Cela
représente plus d’un million de détenus libérés, essen-
tiellement des criminels, voyous et délinquants en tout
genre. Ces types n’ont qu’une idée, regagner les villes et
reprendre leurs trafics passés. D’où une augmentation
soudaine de la criminalité qui soulève le ressentiment
de la population.
Beria, ministre de l’Intérieur, est montré du doigt.
On l’accuse d’être incapable d’assurer la sécurité.
Naturellement, certaines de ces canailles ont été encou-
ragées en sous-main. Après tout, la mafia soviétique a
toujours été très proche du pouvoir : il devait donc être
relativement facile de manipuler ces voyous.
Ces manœuvres obscures suffisent-elles pour mettre
Beria en difficulté ? Pas tout à fait encore. Khrouchtchev
et les autres imaginent un autre plan et c’est encore
Beria qui, malgré lui, les aidera. Mais cette fois, il ne
pourra pas s’en sortir !
Beria, dans la course au pouvoir, veut aller très vite.
Il l’a déjà démontré sur le plan intérieur en devenant
le premier porte-drapeau de la déstalinisation. Sur le
plan extérieur, il doit aussi s’affirmer et prouver au
monde entier qu’à l’Est quelque chose commence à
bouger.
Il travaille dans deux directions. D’abord, il fait un
geste en direction de Tito. Le traître Tito, la bête noire
de Staline ! La manœuvre est très spectaculaire : Beria
est bien placé pour savoir que Staline, peu avant sa

61
Les espions russes

mort, a donné l’ordre d’assassiner le leader yougoslave1.


Le revirement est donc d’importance.
D’autre part, de sa propre initiative, le Géorgien
conduit une politique encore plus radicale en œuvrant
pour la réunification allemande. Il estime en effet que le
meilleur moyen de préserver les intérêts soviétiques en
Europe est de créer une Allemagne réunifiée et neutre,
une sorte d’État tampon entre les forces de l’Otan et
celles du bloc de l’Est.
En échange de l’abandon de l’Allemagne de l’Est,
Beria pense exiger de l’Ouest une importante contre-
partie financière. Comme Gorbatchev le demandera
d’ailleurs plus tard.
Évidemment, ce projet doit être élaboré en secret, à
l’insu des autres dirigeants soviétiques. Beria utilise des
hommes du NKVD, c’est-à-dire des services secrets. Il
les charge de prendre des contacts discrets en
Allemagne de l’Ouest, afin de tâter le terrain.
Mais des fuites, volontaires ou pas, se produisent.
C’est d’abord en Allemagne de l’Est qu’on a vent des
projets de Beria. Le dirigeant de la RDA de l’époque,
Walter Ulbricht, qui est bien sûr farouchement opposé
à toute réunification, réagit aussitôt. Il informe les rivaux
de Beria au sein de la direction collégiale et passe à son
tour à l’offensive avec un cynisme et un machiavélisme
qui étonnent encore aujourd’hui.
La chronologie est édifiante : Staline est mort en
mars 1953. Les libérations des détenus du goulag inter-
viennent un mois plus tard. Les premières révoltes
datent de mai. Ce même mois, Beria commence à
prendre des contacts ultrasecrets avec les Allemands de

1. Voir chapitre VI.

62
Meurtre au Kremlin

l’Ouest. En juin, très soudainement et très mystérieuse-


ment, des grèves et des émeutes éclatent en Allemagne
de l’Est. Les grévistes exigent des hausses de salaires et
de meilleures conditions de vie.
Ces insurrections, qui vont très vite dégénérer, ne
sont aucunement spontanées : ce sont les dirigeants
communistes est-allemands qui les ont secrètement
suscitées et encouragées. Ulbricht lui-même en a pris
l’initiative !
Il se moque bien que ces manifestations soient diri-
gées contre son gouvernement. Ce qu’il veut avant tout,
c’est contrecarrer le plan de réunification imaginé par
Beria en obligeant l’Armée rouge à intervenir.
Effectivement, devant la gravité croissante de la
situation, Beria, à contrecœur, doit envoyer des troupes.
La répression est impitoyable et sanglante : des milliers
de grévistes sont tués.
Ils sont tombés, victimes du machiavélisme
d’Ulbricht. Mais pour ce dernier il s’agit d’un réel
succès : après ce bain de sang, le fossé entre les deux
Allemagnes s’est encore creusé un peu plus. Il n’est
plus question d’envisager avant longtemps la réunifica-
tion.
La duplicité de Walter Ulbricht dans les événements
sanglants de juin 1953 sera en partie confirmée par un
ancien agent du NKVD et collaborateur de Beria, Pavel
Soudoplatov, lorsqu’il écrira ses Mémoires après sa
propre libération.
Quant à Beria, il est forcément condamné. Il est dés-
ormais aisé de l’accuser d’avoir trahi les intérêts soviéti-
ques au profit de l’Ouest en imaginant cette réunifica-
tion allemande. D’autant que ses rivaux, très opportu-
nément, ressortent les dossiers qu’ils ont préparés.
Lavrenti Beria doit passer à la trappe !

63
Les espions russes

Cela se déroule comme dans un film d’Eisenstein, à


la façon d’Ivan le Terrible.
Fin juin 1953, au Kremlin, Beria assiste avec les
autres membres de la direction collégiale à une réunion
du Politburo. La tradition, instaurée par Staline, veut que
les participants, même les militaires, ne portent jamais
d’arme sur eux. Mais ce jour-là, un homme a dissimulé
un pistolet sous son uniforme. C’est un héros de la
Seconde Guerre mondiale, le maréchal Moskalenko.
Sur un signal du président de séance, Malenkov, le
maréchal sort son arme et se précipite sur Beria. Les
autres, dont Khrouchtchev, viennent lui prêter main
forte pour maîtriser le redoutable ministre de l’Intérieur.
Huit ans après la mort de Beria, un journaliste anglo-
saxon, Colin Lawson, a reproduit des confidences qui
auraient été faites par Khrouchtchev lui-même lors
d’une réunion internationale de dirigeants commu-
nistes de pays amis. D’après ce journaliste, l’homme qui
présidait le Politburo, Malenkov, a appuyé discrètement
sur une sonnette qui se trouvait à ses pieds. Aussitôt, le
maréchal Moskalenko est entré, une mitraillette à la
main, et sans autre forme de procès il aurait abattu Beria
d’une rafale.
Selon d’autres témoignages, Beria aurait été étranglé
par ses pairs. Enfin, une troisième version veut que le
Géorgien ait été arrêté, enfermé au secret, jugé sommai-
rement à la stalinienne et exécuté dans la foulée. Ce
nouveau mystère du Kremlin n’a jamais été dissipé. Mais
il est certain que les conspirateurs ne pouvaient pas
prendre le risque de laisser vivant le tout-puissant chef
de la police.
La version officielle soviétique est la suivante : Beria,
arrêté par surprise au cours d’une réunion du Politburo,
a été jugé à huis clos, accusé d’intelligence avec l’en-

64
Meurtre au Kremlin

nemi, puis fusillé. À noter que pour contrer la puissante


machine policière qui aurait pu rester fidèle à Beria,
l’armée est sans doute intervenue pour protéger le
Kremlin.

65
Les espions russes

66
xxxxxxxxxxx

IV
Le congrès des désillusions

Qui est responsable de l’écroulement du système


communiste en Europe ? Certains prétendent que
c’est Ronald Reagan en imposant aux Soviétiques une
coûteuse et inutile course aux armements. D’autres
en tiennent pour Jean-Paul II, premier pape venu de
l’Est. Enfin, les troisièmes affirment que c’est
Gorbatchev lui-même qui, en instituant la glasnost et
la perestroïka, est à l’origine de la chute de l’empire.
Il existe une quatrième hypothèse encore plus
audacieuse : le vrai tombeur de l’URSS ne serait autre
que Nikita Khrouchtchev. En dénonçant les crimes de
Staline en 1956 et donc en amorçant la déstalinisa-
tion, il aurait miné les fondements mêmes du système
soviétique. Dès lors, le régime était condamné à
terme, même si, après Khrouchtchev, l’URSS de
Leonid Brejnev a encore connu une longue période
de glaciation.
C’est à l’occasion du XXe congrès du Parti commu-
niste de l’URSS que Khrouchtchev a lu à huis clos un
rapport secret sur les crimes de Staline. Un rapport
secret, mais qui ne le restera pas longtemps. À l’Ouest,
on le publiera quelques mois seulement après la
tenue de ce congrès historique. Comment ce rapport

1. Voir chapitre III.

67
Les espions russes

a-t-il été divulgué ? Quel rôle ont joué les services de


renseignement occidentaux ? Et qui avait réellement
intérêt à ce que ce rapport soit rendu public ?

On a du mal à imaginer aujourd’hui le choc produit


par la dénonciation des crimes de cette idole commu-
niste. Trois ans seulement après la mort du héros.
Soudain un mythe s’écroulait. Et pas seulement en
URSS ! Pour les communistes du monde entier, ça a été
une douloureuse révélation. À tel point que beaucoup
de militants n’ont pas voulu y croire, tellement c’était
monstrueux.
La déstalinisation commence presque immédiate-
ment après la mort du dictateur1. Un vent nouveau
souffle sur l’URSS et des prisonniers du goulag sont
libérés. Khrouchtchev, qui s’est imposé à la tête du Parti
après s’être débarrassé de Beria, invente même un type
de relations différent avec l’Ouest : la coexistence paci-
fique. Avec l’abandon du culte de la personnalité, c’est
l’un des thèmes principaux du XXe congrès du Parti qui
se tient à Moscou en février 1956.
Ces manifestations solennelles sont d’habitude sans
surprise. Ce sont des grands-messes où l’on se contente
d’approuver des textes élaborés par la bureaucratie
communiste et d’élire des dirigeants désignés d’avance.
Mais cette année-là, les délégués, et parmi eux il y a des
représentants de tous les partis étrangers, sentent que
l’atmosphère est différente. On attend quelque chose,
même si on ne sait pas quoi.
Dès l’ouverture du congrès, on observe déjà plu-
sieurs avancées importantes qui rompent avec le dis-
cours stalinien classique. Au dernier soir, vers minuit, la
clôture officielle est prononcée. Et c’est la surprise !
Contrairement aux usages, le secrétaire général, Nikita

68
Le congrès des désillusions

Khrouchtchev, retient les délégués, à l’exception des


étrangers et des journalistes qui sont fermement invités
à quitter la salle. Dès qu’ils sont partis et que les portes
sont bouclées, le dirigeant soviétique sort de sa serviette
un épais document qu’il va lire quatre heures durant.
Malgré l’heure tardive, aucun délégué n’a envie de
dormir : ce qu’ils entendent cette nuit-là est propre-
ment ahurissant. Staline, l’homme qui a construit
l’URSS, le héros de la grande guerre patriotique, comme
on a l’habitude de dire là-bas, est accusé des pires
crimes. À commencer par sa responsabilité dans les
ignobles grands procès de Moscou.
Khrouchtchev affirme ensuite qu’il a ordonné de véri-
tables massacres dans les rangs mêmes du Parti commu-
niste. Il est aussi responsable des déportations des peu-
ples caucasiens pendant la Seconde Guerre mondiale.
Une guerre qu’il a d’ailleurs conduite avec une incompé-
tence notoire. Sont dénoncés également les faux com-
plots montés de toutes pièces ou encore la désastreuse
situation économique dans laquelle il a laissé le pays.
Pourtant la statue n’est pas totalement débou-
lonnée. Khrouchtchev ne remet pas en cause les pre-
mières années du règne de Staline et ne dit mot de la
grande famine du début des années 1930 ou encore de
la persécution des propriétaires terriens, les koulaks,
systématiquement exterminés à la fin des années 1920.
Cette dénonciation des crimes de Staline est donc
très sélective. Et surtout, si la pratique politique person-
nelle du dictateur est gravement critiquée, à aucun
moment Khrouchtchev ne s’attaque aux responsabilités
du Parti. Cela se conçoit aisément : le dirigeant ukrai-
nien, qui a exercé de très hautes fonctions sous Staline,
a lui-même participé à ces exactions. Et d’abord dans sa
propre patrie sur laquelle il a régné d’une main de fer.

69
Les espions russes

La déstalinisation – et ce rapport en est la démons-


tration la plus éclatante – est donc d’abord effectuée par
des staliniens !
Mais pourquoi Khrouchtchev a-t-il été amené à lire
ce rapport secret ? Certains ont prétendu que le
numéro un soviétique a pris sa décision au dernier
moment. Il n’en est rien. L’affaire a été minutieusement
préparée et nullement improvisée.
Le Bureau politique du Parti avait commandé ce rap-
port secret à un certain Pospelov. Un homme qui avait
été un proche collaborateur de Staline et était bien placé
pour connaître les crimes de celui-ci. Khrouchtchev dis-
posait déjà depuis un certain temps de ce document
accablant et il a choisi son moment pour en faire la lec-
ture à ses camarades. Il faut ajouter qu’en optant pour
cette procédure exceptionnelle, la prolongation du
congrès après la clôture, il savait qu’il attirerait forcé-
ment la curiosité. C’est ce qu’il cherchait !
Le secret, ensuite : Khrouchtchev recommande
aux délégués du XXe congrès d’observer la plus grande
discrétion. Rien ne doit transpirer à l’extérieur. Mais
comment penser que sur un millier et demi de partici-
pants pas un d’entre eux ne sera tenté de parler à l’ex-
térieur ? Ne serait-ce qu’à sa compagne ou à son meil-
leur ami ? Car ils sont maintenant tous détenteurs d’in-
formations explosives. Bien sûr, pour les inciter à
garder le secret, Khrouchtchev fait appel à leur patrio-
tisme de parti, un argument qui porte encore à
l’époque. Mais, doivent se demander nombre d’entre
eux, pourquoi dénoncer les crimes de Staline et n’en
faire qu’un usage interne ? Car d’autres communistes
vont être à leur tour informés. Et même le maréchal
Tito, avec lequel les Soviétiques se sont réconciliés
après la mort du dictateur.

70
Le congrès des désillusions

Des exemplaires du rapport secret sont envoyés aux


secrétaires du Parti dans les Républiques. Ils doivent signer
une décharge en accusant réception du document et ne
sont autorisés à en prendre connaissance que dans les
locaux du Parti. Ces apparatchiks reçoivent la permission de
lire le rapport aux militants de base. Mais en aucune façon,
ils ne peuvent faire de copies du texte : la transmission doit
rester orale ! Puis les exemplaires distribués aux secrétaires
du Parti sont aussitôt récupérés après lecture. Il ne peut
donc pas rester de trace écrite du document. La raison en
est très simple : ce rapport secret n’est pas censé exister !
Alors même que des centaines de milliers de citoyens sovié-
tiques, des millions peut-être, ont été informés des crimes
de Staline. Le Kremlin pourra donc affirmer en toute séré-
nité que le rapport secret est une invention !
Une procédure un peu différente a été mise en place
pour les communistes étrangers qui ont été invités à
quitter la salle du congrès avant la lecture du rapport de
Khrouchtchev. En pleine nuit, alors que Khrouchtchev
parle encore, les plus éminents d’entre eux reçoivent la
visite d’émissaires du Comité central qui leur remettent
une cassette fermée à clé. À l’intérieur se trouve le texte
secret. Ces dirigeants sont autorisés à le lire mais doi-
vent le restituer aussitôt après. Bien sûr, il leur est éga-
lement interdit d’en faire des copies. Les documents
sont d’ailleurs tous récupérés au petit matin. Mais il y a
fort à parier que certains délégués qui connaissaient
bien le russe ont quitté Moscou avec dans leurs bagages
une traduction du rapport secret de Khrouchtchev.
Ainsi en a-t-il été à coup sûr des Polonais.

Extrait du rapport secret :


[Khrouchtchev dénonce les crimes de Staline
mais prend aussi soin de se justifier.]

71
Les espions russes

« Protester contre des suspicions et des accusa-


tions sans fondement avait pour conséquence
de faire tomber l’opposant sous le coup de la
répression. C’est ce qui a caractérisé la chute du
camarade Postychev. Dans l’un de ses discours,
Staline avait exprimé son mécontentement de
Postychev et lui avait demandé :
“Qui êtes-vous vraiment ?”
Postychev avait nettement répondu :
“Je suis bolchevique, camarade Staline, bolche-
vique.”
Cette affirmation fut d’abord considérée
comme la preuve d’un manque de respect à
l’égard de Staline ; plus tard, elle fut tenue pour
un acte préjudiciable, ce qui eut pour consé-
quence l’exécution de Postychev, qui fut
dénoncé, sans aucune raison, comme un
“ennemi du peuple”.
Dans la situation qui existait alors, je me suis
souvent entretenu avec Nikolaï Alexandrovitch
Boulganine. Un jour que nous étions tous deux
en voiture, il dit : “Il est quelquefois arrivé que
quelqu’un se rende chez Staline, à son invita-
tion, comme ami. Et quand il a pris place avec
Staline, il ne sait pas où on l’enverra par la
suite, chez lui ou en prison.”
Il est clair que ces conditions mettaient tous les
membres du Bureau politique dans une situa-
tion très difficile. Et quand on considère égale-
ment le fait que dans les dernières années, le
Comité central n’était pas convoqué en ses-
sions plénières et que le Bureau politique ne se
réunissait que de temps en temps, on com-
prendra alors combien il était difficile pour un

72
Le congrès des désillusions

membre du Bureau politique de prendre posi-


tion contre tel ou tel procédé injuste, contre les
erreurs et les lacunes graves dans l’exercice de
la direction. »

Les révélations de Khrouchtchev ont provoqué un


immense désarroi parmi les dirigeants des partis com-
munistes qui, pourtant, n’ignoraient pas grand-chose
des crimes de Staline. En France, par exemple, Maurice
Thorez était parfaitement au courant, ne serait-ce que
parce qu’il avait longtemps vécu en URSS et qu’il
connaissait très bien les dirigeants soviétiques impor-
tants. Par conséquent, ce n’est pas la vérité qui l’a épou-
vanté mais la dénonciation des crimes staliniens par
Khrouchtchev.
Pour lui cela équivalait à une véritable remise en
cause, car il avait toujours soutenu et même glorifié
Staline. En outre la dénonciation du culte de la person-
nalité était aussi une attaque qui le visait personnelle-
ment : en France, le Parti communiste était d’abord le
parti de Maurice Thorez.
Le choc a donc été terrible pour lui et pour nombre
de dirigeants. Mais à la différence d’un Togliatti, son
homologue italien, Thorez mettra toujours en doute
l’authenticité du rapport secret. Ainsi pendant long-
temps, au Parti communiste français, on ne parlera que
du « rapport attribué au camarade Khrouchtchev ».
Formule subtile utilisée pour en nier la réalité en dépit
de toute vraisemblance.
Le XXe congrès s’est donc tenu en février 1956. À
l’étranger, dès le mois de mars, on commence à évoquer
son existence. C’était presque inévitable : à Moscou tout
le monde s’est interrogé sur cette longue séance à huis
clos qui a suivi les travaux des délégués. Les journalistes,

73
Les espions russes

mais aussi les diplomates et les rares agents occidentaux


présents à Moscou essayaient de percer ce secret.
Le premier, le correspondant du New York Times,
révèle qu’au cours d’un discours prononcé à huis clos,
Khrouchtchev aurait attaqué Staline sur son rôle dans
les grandes épurations des années 1930. Toutefois, le
conditionnel est encore de mise.
Quelques jours plus tard, un journaliste britannique
en poste en Allemagne se fait plus précis et révèle les
grandes lignes du rapport. À ce stade, les fuites ne peu-
vent provenir que des délégués, soviétiques ou étran-
gers, qui ont assisté au congrès.
Curieusement, le papier du journaliste britannique
est jugé assez peu sérieux. En France, Le Monde consi-
dère que ces révélations sont pour le moins romanes-
ques. On a du mal à croire que Khrouchtchev ait pris le
risque de critiquer Staline seulement trois ans après sa
mort et si peu de temps après la victoire de 1945. Étant
donné le nombre de staliniens qui demeurent au sein
des instances dirigeantes du Parti, si Khrouchtchev avait
osé, il aurait été mis en minorité. D’autant que pour la
majorité des Soviétiques, le Petit Père des peuples reste
le vainqueur de Stalingrad.
Néanmoins, le correspondant de L’Humanité à
Moscou envoie un article où il explique que dans toute
l’URSS, on débat sur les mérites et les erreurs de Staline
à la suite d’un rapport de Nikita Khrouchtchev. Bien
entendu l’accent est mis sur les mérites tandis que les
erreurs sont minimisées. On reste donc dans des limites
acceptables. Cependant, à Paris, les dirigeants commu-
nistes ont sans doute estimé qu’il fallait prendre les
devants avant que toute la vérité éclate. D’ailleurs, ils
reçoivent bientôt l’onction du grand frère : à la fin du
mois de mars, la Pravda prend le train en marche.

74
Le congrès des désillusions

Très prudent, l’organe officiel du régime soviétique


se contente de faire allusion au culte de la personnalité,
une pratique étrangère à l’esprit du marxisme-léninisme.
Mais le propos est très balancé : dans un second article,
la Pravda revient sur l’affaire et met en garde de façon
très sévère tous ceux qui seraient tentés de profiter de
cette condamnation du culte de la personnalité pour
attaquer l’URSS et le marxisme-léninisme. Conclusion de
certains soviétologues : on est allé trop vite en besogne,
Khrouchtchev ne s’en est jamais pris à Staline.
Ces allers et retours sont nécessairement calculés.
Khrouchtchev veut appâter mais, pour rester crédible,
il ne veut pas en donner trop.
Le cycle de ces révélations parcellaires se poursuit
en ce premier semestre de l’année 1956. Comme si on
jouait à les distiller petit à petit.
En France, fin mai, France-Soir publie un scoop. Le
journal, dirigé alors par Pierre Lazareff, donne des détails
sur le « rapport secret attribué à Khrouchtchev », pour
reprendre la terminologie du PCF. On y lit que Staline
était un être grossier qui avait arrêté, déporté et fait tuer
des milliers de citoyens soviétiques.
Mais la bombe, la vraie bombe, éclate aux États-Unis.
Le New York Times publie début juin le texte du rapport
secret. Ce document apparaît rapidement à tous les spé-
cialistes de l’URSS comme parfaitement crédible. Une
phrase en particulier frappe l’opinion internationale :
« Quiconque s’opposait aux conceptions de Staline était
voué à l’élimination physique et morale. »
C’est le département d’État américain, c’est-à-dire le
ministère des Affaires étrangères, qui a fourni le texte au
New York Times ! Malgré la coexistence pacifique
prônée par Khrouchtchev, la guerre froide se poursuit :
pour la Maison-Blanche, la publication de ce rapport

75
Les espions russes

secret est un coup extraordinaire porté contre l’URSS et


ses dirigeants.
La CIA a bien sûr été à l’initiative de l’opération.
Cependant les Américains, dès qu’ils ont été en posses-
sion de ce fabuleux document, ont hésité. Ils ont
d’abord eu peur d’être victimes d’une provocation
montée par les Soviétiques, maîtres en falsification.
Ensuite, en rendant public ce rapport secret,
Washington risquait de mettre en difficulté Moscou à un
moment où les relations entre l’Ouest et l’Est commen-
çaient à timidement se réchauffer. Mais les gens de la
CIA et de la Maison-Blanche ont finalement jugé que les
points positifs l’emportaient et ils ont opté pour la publi-
cation.
Contrairement aux réactions attendues, Moscou
demeure étrangement serein, alors que dans d’autres
temps les Soviétiques se seraient déchaînés contre une
telle publication dans la presse bourgeoise. Beaucoup
de communistes y virent la preuve – y compris en
France où Le Monde publia à son tour le rapport secret
– que le document était authentique. Mais personne ne
saisit alors que Khrouchtchev avait tout fait pour que
l’opinion occidentale prît connaissance de son rapport !

Philippe Robrieux1 :
« Accepter le rapport secret, c’était pour Thorez
l’obligation de remettre en cause toute sa vie. Le
document évoquait les innocents sur lesquels il
s’était lui-même acharné, la médiocrité et la
folie sanguinaire d’un Staline qu’il avait
vénéré. Des brumes du passé émergeaient les
camarades qu’il avait admirés et abandonnés

1. Histoire intérieure du Parti communiste, Fayard, 1980.

76
Le congrès des désillusions

à leur triste sort ; surgissaient aussi les men-


songes qu’il avait fait siens, les méthodes dou-
teuses qu’il avait reprises à son compte, les
humiliations et les sacrifices qu’il avait
consentis. Comment admettre qu’il avait fermé
les yeux, et qu’il s’était laissé entraîner, qu’il
s’était sali et avait sali, traîné dans la boue,
pour rien ? Comment admettre enfin que
l’URSS, qu’il avait tant vantée, ait été cette terre
d’injustice et de massacres si éloignée du socia-
lisme ? Comment suivre Khrouchtchev quand il
allait jusqu’à insinuer ici ou là que Trotski,
Boukharine, Zinoviev et les autres n’étaient pas
coupables des crimes et des complots qu’on leur
avait reprochés ? Irait-il jusqu’à les réhabiliter ?
Faudrait-il alors remonter jusqu’aux années de
jeunesse et se retourner vers les vieux maîtres,
Souvarine, Monatte et tous les autres anciens
camarades, calomniés, écrasés et honteuse-
ment chassés, pour leur dire : vous aviez
raison ? Les ombres du passé défilaient devant
lui comme autant de fantômes obsédants qu’il
fallait écarter pour pouvoir continuer à vivre. »

Khrouchtchev voulait donc qu’on connût à l’Ouest


la vérité sur les crimes de Staline. Pour plusieurs raisons.
Certaines relèvent de la politique intérieure, d’autres de
la politique extérieure. Et même, peut-être, du ressenti-
ment personnel de Khrouchtchev vis-à-vis de Staline.
Comme d’autres dirigeants soviétiques, il avait été publi-
quement humilié par Staline. Certains se souvenaient
parfaitement d’une soirée où le dictateur avait obligé
Khrouchtchev à danser une danse folklorique ukrai-
nienne devant lui.

77
Les espions russes

Mais il y avait beaucoup plus sérieux. Le secrétaire


général du PC, en attaquant Staline, voulait d’abord
atteindre tous ceux qui l’embarrassaient encore au sein
du Politburo. C’étaient eux qui étaient visés par le rap-
port secret. Et Khrouchtchev parviendrait ensuite à les
éliminer petit à petit. Seule différence avec les temps
passés, ils ne seraient pas liquidés physiquement mais
simplement mis à l’écart. Khrouchtchev, grâce à cette
opération, renforcerait donc sa position à la tête du
Parti.
Deuxième objectif : l’opinion occidentale. C’est
assez malin. D’une part, Khrouchtchev veut apparaître
comme le véritable artisan de la déstalinisation. Mais
d’autre part, en choisissant la compétition pacifique
entre l’Est et l’Ouest, il fait le pari de l’efficacité. Il sou-
tient en effet que la coexistence est plus payante que la
lutte bloc contre bloc et pense qu’à la longue, c’est le
communisme qui l’emportera sur le capitalisme.
Certes, l’avenir prouvera qu’il s’est lourdement
trompé. Mais à l’époque, ce n’est nullement évident.
Sous Khrouchtchev, au moins dans un premier temps,
l’URSS évolue profondément et remporte de nombreux
succès économiques et scientifiques.
Au reste, si la dénonciation du stalinisme et de ses
crimes ne répondait à aucun objectif de moralisation
politique – comment aurait-il pu en être autrement
puisque Khrouchtchev avait été formé à la meilleure
école stalinienne – le numéro un soviétique n’avait
guère d’autre choix : s’il voulait rester au pouvoir et
triompher des conservateurs staliniens, il devait lâcher
cette bombe atomique au cours du XXe congrès. Au
risque d’y laisser sa peau !
Khrouchtchev, qui était décidément très malin, a fait
en sorte de ne jamais reconnaître qu’il avait effective-

78
Le congrès des désillusions

ment prononcé ce fameux acte d’accusation contre


Staline au soir du XXe congrès : officiellement, dans l’his-
toire de la Russie soviétique, ce rapport n’existe pas.
Il s’agit d’un cas de manipulation absolument prodi-
gieux. Premier temps, Khrouchtchev prononce son dis-
cours en imposant un pseudo-secret. Deuxième temps,
espérant une fuite, il se débrouille pour que le
maximum de militants ait connaissance de ses propos.
Troisième temps : une fuite vers l’Occident est orga-
nisée. Quatrième temps, sans doute le plus subtil, il se
donne les moyens de pouvoir contester lui-même l’au-
thenticité de son rapport secret en introduisant des dif-
férences entre son vrai rapport lu devant le XXe congrès
et le texte publié ultérieurement par les Américains.
Ainsi peut-il faire croire aux Soviétiques tentés de l’ac-
cuser que le document publié en Occident n’est qu’un
texte falsifié. Mieux, sous la pression des dirigeants com-
munistes français, il accepte de revenir sur certaines
accusations portées contre Staline. Il fait même sem-
blant de céder aux exigences des amis de Thorez et
ordonne la destruction d’un million d’exemplaires de
son rapport destinés à être diffusés dans toute l’URSS.
Ce prétendu recul arrange Khrouchtchev.
L’important pour lui est d’avoir lancé sa bombe et de
bénéficier de ses effets positifs. La publication de son
rapport dans les plus grands journaux occidentaux lui
suffit : il a gagné et imposé cette déstalinisation dont il a
tant besoin pour réduire ses adversaires.
Alors comment ce rapport est-il parvenu à l’Ouest ?
L’histoire est très curieuse. Un exemplaire – sans
doute sa traduction en polonais – est parvenu à
Varsovie, tout de suite après le XXe congrès. Cette fuite
a sans doute été facilitée par la confusion qui règne alors
dans les instances dirigeantes du Parti polonais. En effet,

79
Les espions russes

son numéro un, un certain Bierut, est mort à Moscou


tout de suite après le congrès. Assez étrangement,
Khrouchtchev se déplace à Varsovie afin d’assister à la
réunion qui désignera le nouveau patron du Parti. Tous
les observateurs notent alors que Khrouchtchev s’op-
pose violemment à la désignation à la tête du Parti d’un
Juif nommé Zambrowski. Pour ce faire, il n’hésite pas à
se livrer à des allusions ouvertement antisémites. Ce
n’est pas gratuit. Khrouchtchev, en s’attirant l’hostilité
de ce dirigeant juif, le pousse à prendre contact avec un
célèbre journaliste qui est aussi un correspondant des
services secrets israéliens1.
C’est ainsi que le Mossad se procure le rapport
secret de Khrouchtchev. Ensuite, les Israéliens qui com-
mencent à entretenir de très bonnes relations avec les
Américains proposent un marché à la CIA : la communi-
cation du rapport secret contre un échange de rensei-
gnements sur le monde arabe.
Le plus étonnant est que les services américains ont
présenté ce fait comme un formidable exploit de leurs
services secrets alors qu’en réalité ils ont purement et
simplement été manipulés par le numéro un soviétique
qui voulait à tout prix que son rapport soit publié à
l’Ouest pour les raisons déjà exposées.
Khrouchtchev, une fois son objectif atteint, ne se
livre qu’à une déstalinisation très timide qui se traduit
par des libérations de prisonniers du goulag et quelques
réhabilitations. Preuve que son coup d’éclat du rapport
secret n’était qu’une sorte de leurre. Un simple levier !

1. Confirmation vient d’en être donnée par un agent israélien,


Victor Grayewsky. C’est lui qui a transmis le rapport de M. K à Israël,
Victor Grayewsky, agent secret du Shin Beit à Jérusalem , de
Freddy Eytan, éditions Alphée, 2008.

80
Le congrès des désillusions

Nikita Khrouchtchev1 :
« L’émotion fut grande au sein des délégations
des partis communistes français et italien.
Ceux-là étaient à l’évidence plus concernés que
d’autres partis frères, et c’était tout à fait com-
préhensible : il s’agissait comme aujourd’hui
encore de grands partis de masse. Togliatti et
Thorez avaient l’un et l’autre assisté en per-
sonne à certains procès. Ils les avaient cau-
tionnés de leur présence, et aussi par les rap-
ports qu’ils avaient produits ensuite pour certi-
fier la réalité des crimes commis et le bien-fondé
des accusations. Et voilà que tout était remis en
question.
Pour tenir compte de cela, nous nous sentîmes
obligés d’exclure de la réhabilitation ceux qui
avaient été condamnés dans des procès publics. Il
fut déclaré néanmoins qu’ils n’étaient coupables
d’aucun crime, qu’ils avaient été condamnés
arbitrairement et que les condamnations pro-
noncées à leur encontre n’étaient pas fondées sur
les crimes dont ils avaient fait l’aveu au cours de
leur procès.
En ce qui me concerne, je regrette, bien sûr, de
ne pas avoir été en mesure de pousser plus loin
les enquêtes afin d’en finir avec l’ensemble de
ces affaires et de purger définitivement ce dos-
sier dont on m’avait dit à quel point il était
épais. Mais je n’ai pas pu mener à bien cette
entreprise pendant le temps où j’ai exercé le
pouvoir. Et alors ? Ce que je n’ai pas fait, un

1. Mémoire inédits, Belfond, 1991.

81
Les espions russes

autre le fera. Et si celui-ci, à son tour, s’arrête en


chemin, un troisième reprendra sa tâche pour
la terminer. Quand une cause est juste, comme
on dit, elle finit toujours par triompher. »

Le plus important – et Khrouchtchev ne l’avait sans


doute pas prévu – reste qu’en s’attaquant à Staline et en
remettant en cause certains aspects du système sovié-
tique tel qu’il fonctionnait jusqu’alors, il a porté un coup
très dur au communisme. Au fond, dans les années
1980, Gorbatchev ne fera que terminer le travail com-
mencé par Khrouchtchev et qui aboutira à l’écroule-
ment de l’empire sur lui-même. C’est pourquoi
Khrouchtchev est, au premier chef, le responsable de
cet effondrement. Même s’il n’en avait pas conscience !

82
xxxxxxxxxxx

V
La trahison de Budapest

Novembre 1956. Pendant cent cinquante heures,


les Hongrois qui ont secoué le joug soviétique se
croient libres. Moscou leur fait même croire que les
chars de l’Armée rouge ont reflué vers la frontière.
C’est un mensonge. Bientôt, la révolution aura vécu.
Ces événements vont déclencher un véritable
séisme dans l’univers communiste. Toutefois, on ne
sait peut-être pas toute la vérité sur leur déroulement
et les véritables enjeux de cette tragédie où les services
secrets de l’Est et de l’Ouest ont joué un rôle essentiel.

L’Europe de ces années-là vit sous la menace


nucléaire et la perspective d’une troisième guerre mon-
diale. Un homme comme le général de Gaulle y croit
absolument : le conflit aura lieu tôt ou tard. Le monde
est alors en noir et blanc et les affrontements idéologi-
ques sont d’une extrême violence.
Staline meurt en 1953. Pour reprendre le mot d’un
auteur soviétique, « le dégel commence », c’est-à-dire la
déstalinisation. Curieu-sement, c’est Beria1, l’homme de
la police et des services secrets, qui donne le la, en
entrouvrant les portes du goulag. Ou encore en amor-
çant la réconciliation avec le maréchal Tito.

1. Voir chapitre III.

83
Les espions russes

Une fois Beria éliminé, Khrouchtchev continue.


Pour l’opinion occidentale qui s’illusionne, ce nouveau
numéro un soviétique est un bon gros, un paysan, un
gentil avec lequel on devrait pouvoir s’entendre. Il n’em-
pêche qu’au Kremlin le changement est en marche. On
en a la preuve avec le coup de tonnerre du XXe congrès
du Parti communiste de l’Union soviétique, en 19561.
Khrouchtchev y dénonce les crimes de Staline et le culte
de la personnalité. Le choc est considérable pour les
communistes du monde entier. Le traumatisme est si
important que certains partis communistes – en France
en particulier – dissimulent le rapport Khrouchtchev et
nient même purement et simplement son existence !
Cela leur est d’autant plus aisé qu’en principe, ce rap-
port devait demeurer secret.
En Europe de l’Est, les révélations de Khrouchtchev
produisent le plus grand effet : les dirigeants de ces pays
sont presque tous des « enfants » de Staline, dont le pou-
voir risque de vaciller. Le premier signe vient de Pologne.
En juin, des émeutes éclatent à Poznan. Les manifes-
tants réclament d’abord des augmentations de salaires.
Très vite, ces événements dégénèrent. Le régime com-
muniste est visé. Les contestataires bénéficient certaine-
ment d’appuis extérieurs. Les Américains n’ont en effet
jamais cessé de fomenter des troubles de l’autre côté du
rideau de fer. Après avoir renoncé à constituer des
maquis anticommunistes, ils ont choisi la propagande :
tracts parachutés par des ballons et émissions de radio.
Un seul exemple : en 1954, un officier de la police
secrète polonaise fait défection et passe à l’Ouest. Pris
en charge par la CIA, il révèle plusieurs cas de corrup-
tion au sein du gouvernement polonais et dans les

1. Voir chapitre IV.

84
La trahison de Budapest

organes de sécurité. Ses propos sont aussitôt enregis-


trés et diffusés sur Radio Free Europe, une radio qui
émet vers les pays d’Europe de l’Est et qui n’est pas sans
liens avec la CIA. Ces émissions provoquent un tel scan-
dale que le gouvernement polonais se résout à limoger
plusieurs responsables compromis.
Les émeutes de 1956 sont durement réprimées par
la police et l’armée. Il y a une cinquantaine de morts.
Toutefois, il est évident que les autorités polonaises ont
été déstabilisées. À Moscou, on est très inquiets.
Khrouchtchev et les membres du Praesidium les plus
réformateurs imaginent le retour de Gomulka.
Arrêté à la fin des années 1940, au moment des
grandes purges, parce qu’il défendait l’idée d’un
socialisme à la polonaise, tenant compte des spécifi-
cités de son pays, il est l’un des rares leaders commu-
nistes qui jouisse d’une incontestable popularité dans
son pays.
Un mois après le XXe congrès, Gomulka sort de
prison.
Premier acte, il redevient membre du PC. Deuxième
acte, il lui est permis de revenir au premier plan.
Apparemment, il s’agit d’un coup d’État : Gomulka
s’empare du pouvoir avec le soutien de l’armée et d’une
fraction notable du Parti communiste, la moins stali-
nienne. Gomulka devient donc le champion d’un com-
munisme plus libéral et novateur. Cependant il doit faire
face à ses propres ultras, des officiers en particulier, qui
veulent sortir du pacte de Varsovie, ce traité militaire qui
lie entre elles les démocraties populaires. Cette demande
est naturellement irrecevable pour les Soviétiques. Pour
la contrer et assurer du même coup le succès de
Gomulka, une manœuvre machiavélique est élaborée, en
parfait accord avec le Kremlin.

85
Les espions russes

Des chars soviétiques stationnés en Pologne se rap-


prochent dangereusement de la capitale polonaise.
Aussitôt, Gomulka demande solennellement au
Kremlin de retirer ses troupes. Ainsi, jouant sur la peur
d’une intervention militaire de Moscou au cas où la
Pologne romprait le pacte de Varsovie, le leader polonais
peut repousser les exigences de ses partisans les plus
extrémistes sans apparaître comme étant un valet du
Kremlin.
La connivence entre Gomulka et Khrouchtchev
deviendra évidente un peu plus tard. Le leader polonais
n’était pas tout à fait le communiste novateur qu’il affir-
mait être. Bien au contraire, tout en ménageant l’Église,
il s’attachera à revenir sur les principales concessions
qu’il avait faites pour arriver au pouvoir.

Georges-Henri Soutou1 :
« Gomulka, à la suite de la crise, annonça un
programme de libéralisation, s’entendit avec
l’épiscopat, utilisa en novembre la tragédie
hongroise pour démontrer aux Polonais qu’il
convenait d’être prudent. Il conclut le
18 novembre un accord avec Moscou confir-
mant l’alliance polono-soviétique, organisa
des élections en janvier 1957 pour lesquelles il
bénéficia de l’appui de l’Église. À partir de là, et
le pire étant passé, il s’ingénia à resserrer les
boulons et à reprendre une à une maintes de
ses concessions de 1956-1957, jusqu’à sa chute
en 1970, provoquée par les émeutes de Gdansk.
Les Soviétiques avaient préservé ce qui était à

1. La Guerre de cinquante ans – Les relations est-ouest 1943-


1990, Fayard, 2001.

86
La trahison de Budapest

leurs yeux l’essentiel : le maintien de la Pologne


dans le pacte de Varsovie et “le rôle dirigeant du
Parti dans l’État et la société”, selon la phraséo-
logie consacrée. Les concessions, les petites
réformes, l’accord avec l’Église, tout cela était
admissible, cela renforçait d’ailleurs le camp
khrouchtchévien contre les staliniens dans la
ligne du XXe congrès, tant que les liens stratégi-
ques avec Moscou et la dictature du Parti
étaient maintenus. C’est parce que, dans le cas
de la Hongrie, ces deux points parurent
menacés que les choses s’y déroulèrent de façon
beaucoup plus dramatique. »

Les événements polonais ne sont pas sans consé-


quences en Europe de l’Est : ils ont en particulier donné
des idées aux Hongrois.
La Hongrie est devenue une démocratie populaire
en 1948 bien que les premières élections, juste après la
guerre, eussent montré que les communistes étaient
très minoritaires. Mais l’Armée rouge qui avait libéré le
pays était toujours présente, et les communistes, avec
l’aide de conseillers soviétiques, contrôlaient la police
et les services de sécurité. En outre, les accords de Yalta
avaient placé la Hongrie dans l’orbite soviétique. Le
Kremlin pouvait donc y agir comme il le voulait.
Après avoir institué le parti unique, communiste bien
entendu, Moscou confie la réalité du pouvoir à Mathias
Rakosi qui commence par décimer les opposants.
Toutefois un homme lui fait de l’ombre, Laszlö Rajk,
ministre de l’Intérieur. En raison de son passé presti-
gieux, ce leader communiste jouit d’une faveur certaine
dans l’opinion. Engagé dans les Brigades internatio-
nales, il a combattu dans les rangs des républicains espa-

87
Les espions russes

gnols puis, à la fin de la guerre civile, il s’est réfugié en


France où il a été interné dans un camp de réfugiés. Il
s’en est échappé, a réussi à passer en Hongrie où il est
devenu secrétaire du Comité central clandestin et l’un
des chefs de la Résistance alors même que les autres
principaux dirigeants communistes passaient la guerre
à Moscou. Arrêté par la Gestapo, Rajk a été ensuite
envoyé dans un camp de concentration avant de revenir
dans son pays après la défaite du IIIe Reich.
Cette biographie glorieuse ne pouvait que déplaire
à Staline qui s’était déjà débarrassé de presque tous les
anciens des Brigades internationales. Le Petit Père des
peuples n’aimait ni les esprits indépendants – c’était le
cas de Rajk – ni les héros, des hommes sur lesquels il
n’avait pas prise.
À Moscou, il est donc décidé de se débarrasser de ce
personnage encombrant. Mais, ce faisant, Staline tombe
involontairement dans un piège tendu par Allen Dulles,
chef de l’OSS en Suisse pendant la guerre, et futur
patron de la CIA. Le maître espion a manipulé un
citoyen américain, sympathisant communiste, Noël
Field, qui s’est occupé d’un camp de réfugiés en France
où sont passés de nombreux futurs dirigeants d’Europe
de l’Est. En se débrouillant pour informer Moscou que
cet homme est en réalité un agent double, Dulles com-
promet tous ceux qui l’ont approché. La paranoïa de
Staline aidant, tous ces vieux bolcheviques sont les pre-
mières victimes de la terrible purge de 1949-1951.
Rajk est l’un des premiers à tomber. Il est arrêté, tor-
turé. Sa famille est menacée. Accusé d’avoir fomenté un
complot en liaison avec les services secrets occidentaux
et Tito, Rajk, à qui on a promis la vie sauve, finit par
signer des aveux. Par « patriotisme de parti », comme on
disait alors. Malgré cette bonne volonté, Rajk est jugé en

88
La trahison de Budapest

1949, condamné à mort malgré l’absence de preuves, et


aussitôt exécuté ! Rakosi peut donc diriger la Hongrie
d’une main de fer et liquider ses éventuels concurrents,
dont un certain Janos Kadar qui échappe de peu à l’exé-
cution, grâce à la mort de Staline.
La fin du tyran impose à Moscou d’éloigner quelques
satrapes locaux un peu trop voyants. Rakosi, exécuteur
des purges staliniennes, est de ceux-là. Il garde son
poste de secrétaire général du Parti mais un nouveau
Premier ministre, Imre Nagy, est désigné. Ce commu-
niste patriote, plutôt modéré et pas très connu, est à
peine nommé qu’il soulève le couvercle de la marmite :
cet homme d’apparence paisible dresse un bilan catas-
trophique de la situation politique et économique de
son pays. Bref, selon lui, depuis que la Hongrie est
devenue une démocratie populaire, tout va à vau-l’eau !
Quinze ans avant le Tchèque Dubcek, Nagy ose parler
de communisme à visage humain. Incontestablement,
un vent nouveau souffle sur la Hongrie.
Les nouveaux dirigeants de l’URSS n’ont-ils pas pris
un risque énorme en permettant à cet homme d’ac-
céder au pouvoir à Budapest ? Dans leur esprit, non. Et
pour deux raisons : Nagy, qui a longtemps vécu à
Moscou, a sans doute des liens avec le KGB. Ensuite,
c’est un homme seul qui ne dispose pas de réseaux ou
d’appuis solides dans l’appareil du Parti. On peut donc,
le cas échéant, se débarrasser facilement de lui.
Toutefois, la marionnette échappe très vite à ses maî-
tres. Nagy, qui n’ignore rien de sa fragilité, s’adresse
directement aux Hongrois et joue l’opinion publique
contre le Parti. Il s’agit d’une première dans une démo-
cratie populaire. Les intellectuels, les premiers, com-
mencent à bouger. Écrivains, journalistes, étudiants
mettent en cause la politique passée du Parti et exigent

89
Les espions russes

de s’exprimer désormais librement. Une véritable révo-


lution. D’autant que les portes des prisons se sont
ouvertes et que les rescapés des purges staliniennes
réclament réparation…
Combien de temps les dirigeants soviétiques peu-
vent-ils supporter une telle situation pouvant entraîner
la contagion dans d’autres pays d’Europe de l’Est ?
Khrouchtchev, qui s’est débarrassé de ses rivaux et
règne en maître au Kremlin, siffle la fin de la partie : au
printemps 1955, avec l’appui de Moscou, le chef du Parti
reprend les choses en main : Nagy est destitué.
Cependant, cet obstiné refuse de faire son autocritique.
Aussitôt exclu du Parti, il vit désormais sous la surveil-
lance de la police secrète.
Mais des graines ont été semées qui vont inévitable-
ment germer un jour. D’autant que tous ces intellectuels
qui ont commencé à murmurer ne sont pas décidés à se
taire. Le trouble se répand même au sein des Jeunesses
communistes où se crée un cercle contestataire, le
cercle Petöfi, du nom d’un poète nationaliste du
XIXe siècle, héros de la révolution de 1848.
Rakosi riposte en réprimant, censurant, purgeant.
Cela ne suffit pas à museler la contestation qui grandit
dans les milieux intellectuels. On s’arrache les journaux
où les écrivains les plus connus n’hésitent pas à critiquer
le régime avec vigueur et des groupes de discussion, à
l’imitation des clubs de la France pré-révolutionnaire du
XVIIIe siècle, se mettent en place.

Jacques Semelin, historien1 :


« Ces foyers protestataires irriguent la société de
deux manières – soit à travers des écrits, œuvres

1. La Liberté au bout des ondes, Belfond, 2006.

90
La trahison de Budapest

littéraires ou articles dans la presse et les revues,


soit à travers des débats au sein de clubs de dis-
cussion […]. Dès l’automne 1955, la Hongrie
connaît une “révolte de l’esprit” : le 18 octobre,
un mémorandum des écrivains et artistes pro-
teste contre les immixtions du Parti dans la vie
littéraire. L’hebdomadaire Gazette littéraire
devient bientôt la bannière de la contestation.
Les plus grands écrivains de l’époque s’expri-
ment dans ses colonnes et leurs articles sont
attendus avec impatience par des dizaines de
milliers de lecteurs. “Nous attaquâmes le régime
Rakosi et ses actes, dit Gyorgy Paloczi-Horvath.
Notre hebdomadaire fut attaqué en retour par
le quotidien officiel du Parti, parfois confisqué.
Mais sa popularité était telle que Rakosi n’osa
pas le faire disparaître. Les gens se battaient pour
l’acheter lorsqu’il était vendu dans les rues”. »

Nagy apparaît maintenant comme le recours.


C’est alors qu’éclate le coup de tonnerre du
XXe congrès du Parti communiste de l’Union soviétique.
Aussitôt, les contestataires hongrois réclament à cor et
à cri la déstalinisation dans leur propre pays et, très sym-
boliquement, commencent par réclamer la réhabilita-
tion de Laszlö Rajk. Rakosi, qui a orchestré le procès de
son rival, est personnellement mis en cause. La pression
de la contestation est telle que le numéro un hongrois
doit céder sur ce point essentiel et rendre publiques les
conditions dans lesquelles l’ancien combattant des
Brigades internationales a été jugé et condamné. Le
tollé est général. Il est clair que le secrétaire général du
Parti communiste devra tôt ou tard se démettre.
D’autant qu’une autre affaire fait grand bruit.

91
Les espions russes

Un gisement d’uranium aurait été découvert près de


la frontière avec la Yougoslavie. Pour les Hongrois, dont
le pays est dépourvu de toute richesse énergétique, la
nouvelle est capitale. Mais elle est à peine divulguée
qu’on murmure que Rakosi aurait conclu un accord
secret avec l’URSS, au terme duquel les Soviétiques
exploiteraient l’uranium en échange d’une compensa-
tion financière dérisoire. Le dirigeant communiste est
immédiatement accusé de brader les intérêts de son
pays au profit du grand frère soviétique. La haine de
l’URSS est encore attisée.
Toutefois, cette information est sans doute le fruit
d’une manipulation. L’existence de ce gisement d’ura-
nium et la rumeur d’un accord avec les Soviétiques
auraient été purement et simplement inventées par des
services occidentaux dans le but d’affaiblir le régime
communiste. Quoi qu’il en soit, l’objectif est atteint : ce
ne sont plus seulement les écrivains et les artistes qui
contestent le pouvoir mais la majeure partie de la popu-
lation hongroise. Rakosi a beau clamer que les intellec-
tuels sont des agents de la bourgeoisie qui veulent res-
taurer le capitalisme, son discours n’est plus crédible.
Même les militants communistes purs et durs sont
ébranlés. Le Kremlin est de plus en plus inquiet.
La solution la plus sage aurait sans doute consisté à
remplacer Rakosi par Nagy. Ainsi, les Hongrois auraient
fait l’économie de l’insurrection de 1956. Mais non,
Nagy fait peur. Moscou, craignant qu’il aille trop loin
dans la déstalinisation, choisit un bureaucrate qui n’est
pas moins stalinien que Rakosi, un nommé Ernö Gerö,
qui était jusque-là le numéro deux du Parti.
La décision est confirmée par l’envoyé spécial de
Khrouchtchev, Anastase Mikoyan. Cet apparatchik,
plutôt considéré comme un modéré au sein du

92
La trahison de Budapest

Politburo, oblige néanmoins Gerö à accepter un certain


nombre de concessions. Des tortionnaires de la police
secrète sont arrêtés. Un certain nombre de leurs vic-
times sont réhabilitées ou libérées. Et l’archevêque
Mindszenty, bête noire du régime et à qui l’on prête l’in-
tention d’en revenir à la monarchie, peut ainsi quitter sa
prison pour être placé en résidence surveillée.
Ces quelques mesures ne font pourtant guère illu-
sion. La contestation est allée trop loin pour pouvoir
reculer. En témoigne la réunion d’un congrès des écri-
vains qui ressemble plus à la tenue d’États généraux
révolutionnaires qu’à une réunion professionnelle ou
syndicale.
Dans le même temps, Radio Free Europe ne cesse
d’entretenir ses auditeurs de l’évolution de la situation.
Cependant, il y a débat dans cette station proche de la
CIA. Certains des journalistes et des dirigeants pensent
qu’il faut informer les auditeurs d’Europe de l’Est de
façon objective, sans exagérer. C’est la meilleure façon,
selon eux, de montrer les tares du système communiste,
de laisser les auditeurs se faire une opinion eux-mêmes
et surtout de se différencier des radios officielles qui
font de la propagande. Pour d’autres, au contraire,
Radio Free Europe doit être une radio de combat dont
la vocation est de prendre fait et cause pour tous les élé-
ments de la société hongroise qui s’opposent au sys-
tème communiste. Bref, il faut convaincre avant d’in-
former.
Cette deuxième ligne, la plus dure, a bien sûr la pré-
férence de la CIA et cette tendance l’emportera pendant
les dramatiques événements de Budapest. Non sans de
graves conséquences.
Rakosi, démis à l’été 1956, est envoyé tout de suite en
exil en URSS. Dès le début de l’automne, les étudiants et

93
Les espions russes

les jeunes du cercle Petöfi s’agitent. Ils réclament un nou-


veau gouvernement dirigé par Nagy, l’octroi de la liberté
totale pour l’opinion et la presse, et exigent le départ des
troupes soviétiques qui stationnent dans le pays depuis
la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Étudiants et écrivains ont aussi une autre revendica-
tion : ils veulent que Laszlö Rajk, déjà réhabilité à titre
posthume, bénéficie d’obsèques officielles, alors qu’à
l’époque sa dépouille et celles de ses prétendus com-
plices ont été ensevelies dans la plus grande discrétion.
Les autorités hongroises sont contraintes d’accepter
tant le vent de la contestation souffle fort. Mais elles
essaient de récupérer l’événement en étant présentes.
Cependant personne ne s’y trompe : ces obsèques célé-
brées au début du mois d’octobre et qui rassemblent en
silence des dizaines et des dizaines de milliers de per-
sonnes sont bel et bien une manifestation d’opposition
au régime. Encore une fois, il s’agit d’un événement
inédit dans une démocratie populaire et un terrible
affront pour le gou-vernement et l’URSS.
L’opposition est maintenant chauffée à blanc. Les
rapports envoyés par l’ambassadeur soviétique, Iouri
Andropov, sont de plus en plus alarmistes. Si alarmistes
même que le patron du KGB, Serov, prend la décision
de se rendre lui-même sur place, dans une quasi-clan-
destinité. La nomination de Gerö, trois mois plus tôt, a
été un échec. Il convient donc de réagir vite.
Contrairement à ce que l’on a longtemps pensé – les
derniers documents soviétiques déclassifiés le prouvent
– Khrouchtchev n’a guère hésité : la décision de réduire
par la force les opposants hongrois a été prise très tôt !
Et si certains dirigeants conservateurs liés au KGB ont
laissé la situation s’envenimer, c’était uniquement dans
le but de mettre en difficulté Khrouchtchev, l’homme

94
La trahison de Budapest

du XXe congrès, celui qui avait osé dénoncer les crimes


de Staline. Une manœuvre qui obligera plus tard le
Kremlin à réagir avec d’autant plus de férocité.
Quinze jours après les obsèques de Laszlö Rajk, les
cercles oppositionnels organisent une nouvelle mani-
festation afin de célébrer la victoire du Polonais
Gomulka qui vient de prendre le pouvoir à Varsovie. Il
est évident qu’en appelant à ce rassemblement les orga-
nisateurs veulent aussi mettre en avant leurs propres
revendications. Très vite, il apparaît que cette manifes-
tation connaîtra un grand succès. Entre deux cent cin-
quante mille et trois cent mille personnes se réunissent.
Une foule énorme à l’échelle d’un petit pays de dix mil-
lions d’habitants.
En début de soirée, alors que la manifestation a com-
mencé tôt dans l’après-midi, l’homme fort du pays, le
secrétaire général du Parti, Ernö Gerö, intervient à la
radio. Au lieu du discours conciliateur qu’on pouvait
attendre, il prend violemment à partie les manifestants,
accusés d’être des fascistes et des contre-révolution-
naires. Et, dans le même temps, il chante l’éloge du
grand pays frère, l’URSS.
Pour répliquer à cette provocation, la foule se ras-
semble devant l’immeuble de la radiodiffusion et le
Parlement. Soudain, des coups de feu claquent. Des
agents de la police politique et peut-être aussi des élé-
ments provocateurs ont tiré. Plusieurs personnes sont
tuées.
Les manifestants en colère assiègent la radio tandis
que d’autres déboulonnent une gigantesque statue de
Staline. Maintenant, on se bat dans les rues de Budapest.
Des policiers municipaux et même des militaires ont
donné leurs armes aux insurgés. La révolution hon-
groise a commencé.

95
Les espions russes

Le pouvoir a apparemment réagi de façon absurde.


Il n’en est rien : Ernö Gerö est complètement sous
contrôle. En prononçant à la radio cette allocution pro-
vocatrice, il a agi sur ordre d’Andropov et surtout de
Serov, un spécialiste de la manière forte qui a déjà pré-
sidé aux déportations des populations caucasiennes.
L’objectif des Soviétiques consiste à provoquer le dés-
ordre afin, plus tard, de légitimer leur intervention
armée.
Dans la nuit, les dirigeants communistes se réunis-
sent en urgence. Serov, le véritable patron, est naturel-
lement présent. À première vue, la décision qui est prise
étonne : d’un côté, on nomme Imre Nagy au poste de
Premier ministre. Et de l’autre, il est fait appel à l’armée
soviétique. En réalité, ce n’est nullement contradic-
toire : les Soviétiques veulent faire porter la responsabi-
lité de la répression sur Nagy afin de le couper de ses
partisans.
Dans un premier temps, ce calcul semble réussir.
Alors que les chars soviétiques commencent à intervenir
et que de violents combats se déroulent un peu partout
dans le pays, Nagy prononce un discours très décevant.
Il est clair qu’il n’a pas encore pris la dimension de la
protestation. À la tête d’un gouvernement à peine diffé-
rent du précédent, il annonce qu’il faut poursuivre la
répression contre les insurgés. Seul point positif, il
déclare qu’il a refusé de signer un appel écrit à l’armée
soviétique.

Jacques Sémelin1 :
« À Budapest, la foule ne cherche pas à obtenir
quoi que ce soit des dirigeants staliniens qu’elle

1. op. cit.

96
La trahison de Budapest

exècre. Si elle se rend à la place Kossuth vers


17 heures, c’est pour entendre celui en qui elle
met tous ses espoirs, Imre Nagy. Ce dernier avait
fait une première ouverture en 1953, puis avait
été limogé ; il venait d’être réintégré au sein du
Parti. Réticent, Imre Nagy paraît devant la foule
vers 19 heures 45. Commençant son discours
par la formule rituelle, “Mes camarades”, il est
aussitôt hué par ceux-là mêmes qui l’ont
attendu depuis si longtemps. Son allocution
déçoit : elle ne correspond pas aux attentes de
la foule et ne lui donne aucune perspective
concrète. Quand Nagy invite l’assistance à ren-
trer paisiblement chez elle, la déception s’ag-
grave. Toute la place gronde, murmure, et
aucun applaudissement n’accueille la péro-
raison de Nagy. Un instant embarrassé, celui-ci
invite enfin l’assistance à entonner l’hymne
national. Cette initiative permet in extremis au
leader hongrois de communier un instant avec
la population réunie. Mais elle ne comble cer-
tainement pas la frustration de la foule, née de
ce profond hiatus entre elle et celui qui est pour-
tant, en principe, le plus proche de ses attentes. »

Dès la première journée de l’insurrection, on


compte déjà près de trois cent cinquante morts. Des
policiers et des militaires hongrois ont pris le parti des
rebelles. Plus grave encore pour le pouvoir, de nom-
breux ouvriers combattent les envahisseurs et la police
politique alors que le Parti espérait couper les intellec-
tuels de la classe ouvrière.
Autre échec, l’intervention des chars ne parvient pas
à réduire rapidement l’insurrection. Les soldats russes

97
Les espions russes

ne sont pas préparés à mater ce genre de mouvement


populaire. D’autre part, ni les Soviétiques ni les commu-
nistes au pouvoir n’ont prévu que la révolution gagne-
rait tout le pays. Le Parti, fort d’un million d’adhérents,
s’est effondré sur lui-même. Il n’existe pratiquement
plus.
Devant ce désastre, Moscou décide de reculer. Au
moins provisoirement. En chassant d’abord le secrétaire
général du Parti qui personnalise tous les excès du
régime et en le remplaçant par Janos Kadar. Acteur des
purges staliniennes de la fin des années 1940, ce dernier
a fini lui-même par en devenir une victime avant d’être
réhabilité. Toutefois, pour les insurgés, ce n’est pas
assez…
Le Kremlin donne alors l’impression d’être débous-
solé et d’osciller entre le désir de réprimer et celui de
composer. Cette supposée hésitation est symbolisée par
la composition de la mission que Khrouchtchev envoie
à Budapest. Un modéré, Mikoyan, est accompagné d’un
dur, Souslov, tandis que sur place Serov continue à jouer
sa partition conservatrice. Le patron du KGB ordonne
par exemple à certains de ses agents implantés à l’Ouest
de rejoindre la Hongrie afin d’y fomenter des provoca-
tions. On assiste ainsi à de curieux lynchages de mem-
bres de la police politique. Autre fait étrange : fin
octobre, des forces de sécurité, pourtant ralliées aux
insurgés, tirent soudain à la mitrailleuse sur une foule
pacifique réunie devant le Parlement. On relève deux
cents morts.
Simultanément, les observateurs notent que les
revendications de la rue sont de plus en plus radicales.
Si, au début, les intellectuels et les cercles Petöfi créés
au sein des Jeunesses communistes voulaient libéraliser
le système sans rompre avec le socialisme, il se mêle

98
La trahison de Budapest

maintenant à ces révolutionnaires des gens de droite et


même d’extrême droite, nostalgiques du régime fasciste
d’antan. Ce qui permettra aux communistes – notam-
ment les Français – d’affirmer plus tard que tous ces
révolutionnaires hongrois n’étaient que des réaction-
naires et des revanchards fascistes.
Nagy, après être d’abord passé à côté de son sujet,
évolue très vite. Sous la pression de la rue, ce dirigeant
qui prônait autrefois la construction d’un communisme
à visage humain est peu à peu amené à rompre avec le
système.
Le 26 octobre, les insurgés décrètent la grève géné-
rale. Le lendemain, Nagy remanie son gouvernement et
y introduit des têtes nouvelles dont la plupart sont des
chefs de partis autrefois interdits. Deux jours plus tard,
après avoir appelé au cessez-le-feu sans être franche-
ment entendu, il franchit un pas supplémentaire : il
prend fermement position en faveur du multipartisme
et reconnaît la légitimité de la lutte contre la police poli-
tique et les unités soviétiques.
Les émissaires de Khrouchtchev, Mikoyan et Souslov,
semblent approuver les propos de Nagy. C’est une posi-
tion uniquement tactique qui n’a pour seul but que
d’endormir la méfiance des Hongrois. Les deux
Soviétiques persuadent même Nagy que le Kremlin veut
sincèrement aboutir à une solution politique de la crise
hongroise. Et ils en donnent aussitôt la preuve : les
chars rebroussent chemin et abandonnent la ville de
Budapest.
Les insurgés peuvent donc penser qu’ils ont gagné.
Imre Nagy, de plus en plus confiant, leur emboîte le pas.
Il procède à un nouveau remaniement gouvernemental
et ne garde auprès de lui qu’une poignée de ministres
communistes. En outre, pour couper le cordon ombi-

99
Les espions russes

lical avec le Parti, il quitte symboliquement son siège


pour s’installer au Parlement et annonce officiellement
qu’il dissout la police politique et met fin au système du
parti unique.
Le Kremlin ne bronche toujours pas. Mieux, Nagy, à
nouveau poussé par les insurgés, affirme sa volonté de
faire de la Hongrie un pays neutre. La désintégration du
bloc de l’Est est maintenant en jeu.
Pour la première fois depuis 1948, les Hongrois se
sentent libres. Un sentiment qui engendre une
euphorie certaine mais trompeuse. La manœuvre d’in-
toxication des Soviétiques a réussi. Elle se poursuit alors
même que les chars font leur retour en Hongrie dans la
nuit du 31 octobre. Nagy, aussitôt informé, appelle en
toute hâte l’ambassade soviétique. Andropov lui affirme
avec le plus grand sérieux qu’il ne s’agit pas d’une inva-
sion. L’Armée rouge doit seulement organiser la sécu-
rité de ses troupes qui quittent le territoire hongrois.
Nagy est provisoirement rasséréné, même s’il menace
d’en appeler à l’ONU. Il est d’autant plus rassuré que
dans le même temps la Pravda publie un article annon-
çant que le gouvernement soviétique est prêt à engager
des négociations avec son homologue hongrois afin
d’examiner la question de la présence des troupes de
l’Armée rouge sur le territoire hongrois. Il est même
proposé à Nagy d’envoyer une délégation à Varsovie
pour renégocier le pacte du même nom et examiner les
modalités du départ des militaires soviétiques.
Trop confiant, le Premier ministre hongrois aurait
pourtant dû être alerté par un curieux événement : le
1er novembre, le nouveau patron du Parti communiste,
Janos Kadar, déclare à la radio que grâce au soulève-
ment, le peuple hongrois a conquis la liberté et l’indé-
pendance. Puis il disparaît mystérieusement.

100
La trahison de Budapest

Où est-il allé ? On ne l’apprendra que quelques jours


plus tard quand il réapparaîtra dans les fourgons de
l’armée soviétique : Kadar s’est rendu à Moscou. Mais
peut-être n’a-t-il pas eu le choix ?
Quoi qu’il en soit, en ce tout début du mois de
novembre, les Hongrois, abusés par les Soviétiques,
peuvent donc croire qu’ils ont triomphé. L’armée s’est
mise spontanément aux ordres des nouvelles autorités
et, un peu partout dans le pays, se sont créés des
conseils ouvriers qui sont les véritables détenteurs du
pouvoir.

Miklos Molnar1 :
« L’un des caractères originaux du changement
est la formation spontanée d’organes d’auto-
gouvernement. Appelés comités nationaux,
conseils révolutionnaires ou conseils ouvriers,
ils assurent tantôt les tâches administratives,
surtout dans les localités, tantôt la direction de
l’institution ou de l’entreprise. Il serait toutefois
faux de considérer ces derniers comme des
organes d’autogestion ouvrière et, partant, les
événements de Budapest comme une révolu-
tion des conseils. Plusieurs ouvrages présentent
une telle interprétation romantique-révolu-
tionnaire de gauche, démentie pourtant par la
multiplicité des formes d’organisation et des
programmes. Le mouvement des conseils
ouvriers imprime donc sans aucun doute un
caractère spécifique aux événements, celui
d’une révolution spontanée, pluraliste, multi-

1. Histoire de la Hongrie, Hatier, 2004.

101
Les espions russes

forme, sans direction centrale ni tendance


dominante si ce n’est la volonté commune d’in-
dépendance nationale et de liberté civile. Le
dénominateur commun, à part le sentiment
national, est l’élan vers une société civile mul-
tiple et policée. Personne certes n’a même
entendu parler de société civile, mais, du vil-
lage perdu à la grande usine, en passant par les
associations d’écrivains, d’artistes ou de
croyants, chacun a saisi une parcelle du pou-
voir appartenant aux citoyens. »

Seule ombre au tableau : l’attitude du cardinal


Mindszenty. À peine libéré, ce prélat issu de l’aristocratie
prend aussitôt position contre le gouvernement de
Nagy en l’accusant d’être l’héritier du régime commu-
niste. Ce n’est pas tout à fait faux, même si les nouveaux
dirigeants ont clairement annoncé leur volonté d’en
finir avec l’ancien système, sans pour autant choisir le
capitalisme.
Le 3 novembre, les généraux hongrois sont invités à
se rendre au QG de l’armée soviétique dans la banlieue
de Budapest. Ils sont aussitôt arrêtés dans le plus grand
secret par des hommes du KGB. Simultanément, les
chars soviétiques se rapprochent de Budapest.
Dans la nuit qui suit, alors que Imre Nagy s’entretient
avec Iouri Andropov, il reçoit un coup de téléphone
d’un général qui l’informe de l’avancée des chars de
l’Armée rouge. Le Premier ministre hongrois interroge
l’ambassadeur : qu’en est-il ? Le futur numéro un sovié-
tique nie avec le plus grand sang-froid : le Kremlin n’a
pas donné l’ordre d’envahir la Hongrie.
Nagy ne comprendra qu’à l’aube de ce 4 novembre.
Mais il est trop tard. Il s’adresse une dernière fois à son

102
La trahison de Budapest

peuple en annonçant à la radio l’attaque soviétique et


en lançant un appel à la communauté internationale. Un
discours pathétique qui bouleverse le monde entier.
Mais c’est bien tout. Car Moscou n’est pas intervenu au
hasard. Les Soviétiques ont choisi d’attaquer au
moment même où les premiers paras français et britan-
niques sautent sur l’Égypte ! Ils peuvent donc agir en
toute impunité et auront beau jeu de dénoncer l’agres-
sion colonialiste commise par deux pays membres de
l’Otan. Ils sont d’autant plus sûrs de leur coup qu’ils
savent que Washington ne réagira pas !
Cela ne signifie pas que la Maison-Blanche se désin-
téresse de la Hongrie. Bien au contraire. Les spécialistes
de la CIA suivent depuis longtemps, et très attentive-
ment, la situation dans les pays d’Europe de l’Est. Grâce
à leurs agents infiltrés au-delà du rideau de fer, ils obser-
vent les progrès de la dissidence hongroise. Et en haut
lieu, on se pose la question : est-ce que cette contesta-
tion peut déboucher sur une vraie résistance qui pour-
rait être éventuellement appuyée par une action directe
des États-Unis ? Pour des raisons à la fois politiques et
géographiques, la réponse est négative. La Pologne, la
Tchécoslovaquie et même la Roumanie apparaissent,
pour reprendre le jargon des hommes du renseigne-
ment, comme des terrains plus prometteurs.
En outre, le président américain, Ike Eisenhower,
craint qu’une intervention, quelle qu’elle soit, ne
débouche sur une guerre totale avec l’URSS.
Paradoxalement, il observe avec une grande inquiétude
les premiers soubresauts de la révolution hongroise car
il a peur que les Américains ne soient accusés d’entre-
tenir la contestation. Lorsque la situation empire à la fin
du mois d’octobre 1956, il prend même une décision
étonnante : son ambassadeur à Moscou, Charles

103
Les espions russes

Bolhen, est chargé d’informer les maîtres du Kremlin


que les États-Unis ne profiteront pas des événements
pour essayer de détacher la Hongrie du bloc militaire du
pacte de Varsovie. Eisenhower n’entend donc pas
remettre en cause le partage de l’Europe tel qu’il a été
décidé à Yalta.
Telle est la position officielle de la Maison-Blanche.
Toutefois, il existe aux États-Unis des gens qui, eux, ont
choisi d’exploiter la crise hongroise, essentiellement à
la CIA. Leur instrument, c’est Radio Free Europe où les
partisans de la désinformation l’ont emporté sur les
vrais journalistes. Cela leur a été d’autant plus facile que
les bulletins sont assurés par des émigrés anticommu-
nistes dont certains ont été autrefois les zélateurs du
régime fasciste du dictateur Horthy.
Radio Free Europe, dans ses émissions en langue
magyare, a d’abord participé à créer ce climat d’eu-
phorie trompeuse en exaltant le patriotisme des
Hongrois, en les encourageant à se lever contre le
régime communiste et en les poussant à se montrer
toujours plus intransigeants. Ainsi, alors qu’il eût été
logique que les journalistes de cette station applaudis-
sent aux initiatives d’Imre Nagy, ils prennent une posi-
tion contraire : le nouveau Premier ministre est accusé
de ne prendre que des demi-mesures. Dirigeant com-
muniste, même s’il a pris ses distances avec l’URSS, il ne
peut pas représenter le peuple hongrois.
Il y a encore plus grave : lorsque les milliers de chars
soviétiques déferlent sur la Hongrie, Radio Free Europe
appelle non seulement à la résistance, mais laisse
entendre clairement que les insurgés vont recevoir de
l’aide des Occidentaux. Bref, tenez bon, on arrive !
Il s’agit d’un mensonge cruel : la CIA est bien placée
pour le savoir, les États-Unis n’ont nullement l’intention

104
La trahison de Budapest

de venir au secours des Hongrois, sinon en émettant


des protestations auprès des instances internationales.
Quant aux autres pays occidentaux qui auraient pu agir,
essentiellement les Français et les Britanniques, ils ont
déjà fort à faire avec leur aventure égyptienne pour
penser à envoyer des troupes en Hongrie. D’autant que,
même dans un contexte pacifique, le gouvernement
français ne serait pas intervenu. Le président du Conseil
Guy Mollet ne s’en est pas caché : en encourageant l’in-
surrection hongroise, et donc en provoquant une rup-
ture avec Moscou, on aurait renforcé en URSS le courant
stalinien !
Radio Free Europe a donc trompé les révoltés hon-
grois mais les a aussi envoyés à la mort ou contraints à
l’exil. Ce que feront plus de deux cent mille Hongrois.

François Fejtö, journaliste et écrivain1 :


« Tous les journalistes et observateurs étrangers
ayant eu des contacts avec les insurgés étaient
frappés par les espoirs que ces derniers avaient
placés dans une aide morale sinon matérielle
de l’Occident. Un grand nombre de réfugiés
déclareront plus tard que les émissions de
Radio Free Europe à partir de Munich avaient
fait naître de fortes illusions à cet égard. Il est
certain que les émissions de cette radio étaient
très suivies en Hongrie et exerçaient une cer-
taine influence sur les esprits qui considéraient
ce poste comme l’interprète autorisé de l’opi-
nion américaine. Or les émissions en hongrois
étaient à cette époque dirigées par des émigrés

1. Histoire des démocraties populaires, Le Seuil, 1972.

105
Les espions russes

de droite qui ne comprenaient pas grand-chose


à la situation réelle de la Hongrie et firent
preuve d’une irresponsabilité criminelle. »

Très curieusement, la plupart des archives de Radio


Free Europe ont été détruites : il fallait oblitérer cet épi-
sode peu glorieux de l’histoire de la station et surtout
masquer les véritables objectifs de ses commanditaires.
En réalité, la CIA voulait briser l’image bonhomme et
libérale de Khrouchtchev en démontrant que le cham-
pion de la déstalinisation n’était qu’un dictateur et un
boucher. Plusieurs milliers de Hongrois l’ont payé de
leur vie. Telle est la sinistre vérité. Mais du strict point de
vue de l’efficacité, les Américains ont gagné :
Khrouchtchev a été discrédité et l’écrasement de la
révolution de Budapest a créé un véritable schisme chez
les communistes. En 1956, des militants du monde
entier ont rendu leur carte et des compagnons de route
ont rompu avec le Parti.
L’Armée rouge est intervenue avec deux cent mille
hommes et plus de quatre mille chars. Les insurgés,
même épaulés par l’armée hongroise, n’ont pu résister
longtemps et ont perdu entre deux et trois mille vies.
Quant à Nagy, dès que les Soviétiques se rendent
maîtres de Budapest, il se réfugie avec quelques compa-
gnons à l’ambassade yougoslave. Tito est embarrassé :
il vient à peine de se réconcilier avec le Kremlin et n’a
pas très envie de subir à nouveau les foudres des diri-
geants moscovites. Heureusement pour lui, Kadar, le
nouveau maître de la Hongrie, déclare publiquement
que, malgré ses crimes, aucun procès ne sera intenté à
Nagy. Confiant, ce dernier et ses compagnons quittent
donc l’ambassade de Yougoslavie. Mais ils sont à peine
sortis qu’ils sont arrêtés par le KGB.

106
La trahison de Budapest

Ils sont immédiatement emmenés en Roumanie où


ils sont emprisonnés sous bonne garde. Interrogés,
peut-être même torturés, ils sont reconduits en Hongrie
en 1958 puis jugés. Nagy et quatre de ses amis, reconnus
coupables, sont condamnés à mort et bientôt exécutés.
La répression ne se limite pas à l’exécution de Nagy.
Des intellectuels, des savants sont jugés. Des dizaines
sont exécutés et des milliers condamnés à de longues
peines de prison. Il faudra attendre 1963 pour qu’ils
soient enfin amnistiés.
Le plus étrange demeure le fait que Janos Kadar sera
le dirigeant communiste d’Europe de l’Est qui conduira
aussi son pays dans la voie du modernisme et d’une rela-
tive libéralisation.

107
Les espions russes

108
xxxxxxxxxxx

VI
Le véritable assassin de Trotski

Dans le petit monde du renseignement, c’est une


légende. Un « illégal », comme on disait à l’Est, qui a
eu une carrière exceptionnelle, joué un rôle capital
dans quelques-uns des événements les plus impor-
tants du XX siècle et qui, bien sûr, s’est toujours gardé
e

d’apparaître au grand jour. À tel point qu’aujourd’hui


encore la vie de cet homme aux cent métiers et aux
cent identités est auréolée d’un vrai mystère. S’il a
accepté de se laisser photographier, c’est seulement
au soir de sa vie, alors qu’il était devenu un écrivain et
un historien reconnu. Et encore ce membre corres-
pondant de l’Académie des sciences de l’URSS n’a-t-il
publié sa soixantaine de livres que sous des pseudo-
nymes !
Espion, assassin, diplomate, il a approché les plus
grands personnages de son époque et même le pape
Pie XII.
L’écrivain chilien José Miguel Varas en brosse le
portrait suivant : « Un homme à l’énorme tête qua-
drangulaire, dans laquelle prédominait un très grand
front ; des yeux protubérants, malicieux et générale-
ment à moitié fermés ; un grand nez irrégulier et une
bouche sardonique. Il avait la peau pâle, un peu oli-
vâtre, et une petite moustache à peine fournie, trian-
gulaire, qui brillait au milieu du vaste espace qui allait

109
Les espions russes

de la base du nez jusqu’à la lèvre supérieure. Son


visage avait à la fois un air vaguement militaire et une
touche orientale. Dans une rue de Santiago, personne
n’aurait pu le prendre pour un Soviétique. On aurait
pensé peut-être à un professeur de lycée ou à un
général. »
Tel était donc l’homme qui s’appelait peut-être
Iossif Romualdovitch Grigoulevitch. À moins que ce
ne soit José Grigoulevitch Lavretski. Ou même
Teodoro Castro ! Véritable Zelig de l’espionnage
soviétique !
Premier sujet d’étonnement : Grigoulevitch a
échappé aux purges staliniennes. Et pourtant il avait le
profil : Juif, ancien de la guerre d’Espagne, intellectuel,
communiste de la première heure, tout le désignait à la
folie meurtrière de Staline.
Mais lorsque les bourreaux ont sévi, il se trouvait par
chance hors d’URSS et n’a pas été rappelé à Moscou
comme bien d’autres agents soviétiques, immédiate-
ment liquidés dès leur retour dans leur patrie. D’ailleurs,
s’il a séjourné en URSS à l’époque, c’est brièvement et
après le paroxysme de cette épidémie de purges.
Autant qu’on puisse le savoir, Iossif – ou Iossip –
Grigoulevitch est né juste avant la Grande Guerre en
Lituanie. Le pays fait alors partie de l’Empire russe, avant
de devenir polonais après le premier conflit mondial.
Son père, pharmacien, ne tarde pas à émigrer en
Argentine, abandonnant épouse et rejeton. Adolescent,
celui-ci voyage en Europe afin de parfaire ses études. Il
s’inscrit notamment à la Sorbonne avant de rejoindre
son père. Auparavant, il a adhéré au Parti communiste
polonais et ce brillant sujet qui parle plusieurs langues
a probablement été déjà recruté par l’ancêtre du KGB,
le NKVD.

110
Le véritable assassin de Trotski

En Argentine, il aurait été chargé d’organiser le mou-


vement communiste en Amérique du Sud. Si le condi-
tionnel est de rigueur, c’est que les informations fiables
sur Grigoulevitch sont très rares. On sait quand même
qu’il se rend en Espagne dès le début de la guerre civile.
L’homme qui lui a procuré son faux passeport est un
agent du Komintern, un certain Joseph Broz, qui se fera
connaître plus tard sous le nom de Tito ! Un détail qui
ne manque pas de sel : après la Seconde Guerre mon-
diale, Grigoulevitch sera chargé de liquider le leader
yougoslave.
En Espagne, toujours au service du NKVD, il est
chargé de lutter contre les trotskistes et les anarchistes
qui ont rejoint les rangs républicains. Les staliniens font
alors preuve de la plus grande férocité pour se débar-
rasser de leurs rivaux politiques, à tel point qu’on peut
se demander si, pour Moscou, l’ennemi principal n’est
pas le franquiste mais le trotskiste.
Le chef de Grigoulevitch est alors un nommé Leiba
Lazarévitch Nikolski, qui se fait appeler Alexandre Orlov
pour faire oublier ses origines juives. À la tête de la
police secrète du camp républicain, c’est un homme
impitoyable et redoutablement efficace, sans doute le
conseiller soviétique le plus effroyable jamais envoyé en
Espagne. Grigoulevitch, qui le seconde, participe à tous
ses méfaits ou coups d’éclat. Ainsi est-il mêlé à l’assas-
sinat du dirigeant trotskiste Andrew Nin ou au transfert
en URSS de l’or de la Banque centrale d’Espagne.
Pourtant Orlov, stalinien pur jus, rompt bientôt avec
Moscou. Lorsqu’il apprend que son beau-frère a été
arrêté, il se sent lui-même menacé. Au lieu de revenir en
URSS, il passe à l’Ouest et devient du même coup un
danger pour tous ceux qui ont travaillé avec lui. C’est le
cas de Grigoulevitch mais aussi de l’homme qui a rem-

111
Les espions russes

placé Orlov en Espagne : Leonid Eitingon, un vieux rou-


tier de l’espionnage soviétique qui a déjà traîné ses
bottes dans de nombreux pays et sera le véritable
mentor du jeune Grigoulevitch.
Durant sa période espagnole, le jeune agent secret
a fait la connaissance de plusieurs personnages impor-
tants de la scène communiste qui auront une grande
influence sur lui : le poète chilien Pablo Neruda, les
peintres mexicains Diego Rivera et David Siqueiros.
Parmi ses familiers se trouve également un certain
Ramon Mercader. Le futur assassin de Trotski lui a été
présenté par Eitingon, amant de sa mère, Caridad
Mercader, une militante communiste aussi belle que
déterminée. Enfin, Grigoulevitch se lie aussi avec
Santiago Carillo qui deviendra plus tard le secrétaire
général du Parti communiste espagnol. Les deux
hommes sont si proches que Grigoulevitch sera le par-
rain laïc du fils de Carillo.
Lorsque le putschiste Franco finit par triompher,
tout ce petit monde doit fuir l’Espagne. Grigoulevitch,
après un bref séjour à Moscou, revient dans cette
Amérique latine qu’il connaît si bien et où il compte de
nombreux amis. Le NKVD lui a confié une nouvelle mis-
sion : l’assassinat de Trotski.
L’ancien chef de l’Armée rouge s’est alors établi au
Mexique dans une maison qui appartient à Diego Rivera.
Si ce dernier ne jouera aucun rôle dans l’élimination du
leader révolutionnaire, il n’en ira pas de même pour son
compatriote et confrère Siqueiros.
Staline est alors littéralement obsédé par Trotski qui
a été son principal rival et a même failli le supplanter.
Mais le maître du Kremlin a pris le dessus et réussi à le
faire expulser d’URSS. Et s’il ne l’a pas fait assassiner,
c’est que l’heure n’était pas encore à l’utilisation de ce

112
Le véritable assassin de Trotski

genre de méthodes expéditives. D’autant que Trotski


demeurait un personnage populaire.
Staline a dû regretter de lui avoir permis de quitter
vivant le territoire soviétique. En tout cas, le Petit Père
des peuples lui voue plus que jamais une haine farouche
et quasi irrationnelle. En réalité, Trotski et les siens ne
menacent nullement le pouvoir de Staline, mais le
leader révolutionnaire reste pour lui une sorte de
reproche vivant qui l’accuse d’avoir abandonné les
idéaux communistes et vient, en outre, de dénoncer la
signature du pacte germano-soviétique.
Trotski, qui a déjà échappé aux tueurs du NKVD, sait
que tôt ou tard il sera rattrapé par ces assassins. Aussi
son entourage lui a-t-il imposé une garde particulière-
ment vigilante. Au Mexique, la maison de Rivera est
devenue une petite place forte où il faut montrer patte
blanche avant de pénétrer.
Avant de choisir cette dernière résidence, Trotski,
toujours pour échapper aux tueurs, a été contraint à de
nombreuses pérégrinations. On l’a d’abord vu en
Turquie puis en Europe et particulièrement en France.
Désireux de se rendre aux États-Unis, il s’est vu opposer
une interdiction de séjour. Il a donc finalement opté
pour le Mexique où la direction du Parti communiste ne
participait pas à l’hystérie anti-trotskiste en vigueur dans
toutes les organisations inféodées à Moscou.
Cependant, au mois de mars 1940, cette direction a dû
céder la place. Immédiatement, les nouveaux dirigeants
se sont montrés extrêmement hostiles à Trotski et ont
même suscité des manifestations pour réclamer son
expulsion du Mexique.
La position du chef révolutionnaire devient donc de
plus en plus délicate. Il est plus que jamais convaincu
qu’il ne tardera pas à être assassiné. Un peu plus tôt, son

113
Les espions russes

fils aîné est mort dans une clinique parisienne où il était


hospitalisé pour une banale appendicectomie.
Vraisemblablement empoisonné.

Pavel Soudoplatov1, ancien patron des


« Missions spéciales » du NKVD :
[Nouvellement nommé à la tête de ce départe-
ment, il est convoqué au Kremlin au tout début
de 1940. Staline lui parle :]
« “À part Trotski en personne, il n’y a aucune
figure politique importante dans le mouvement
trotskiste. Si on élimine Trotski, tout danger dis-
paraîtra.” Staline se raidit alors comme s’il était
en train de donner un ordre et déclara : “II faut
en finir avec Trotski dans l’année, avant le
début de la guerre qui est inévitable. Si cela
n’est pas fait, lorsque les impéria-listes attaque-
ront l’Union soviétique, nous ne pourrons pas
nous fier à nos alliés du mouvement commu-
niste international, comme l’a montré le précé-
dent espagnol. Ils auront le plus grand mal à
remplir leur devoir de déstabilisation de l’en-
nemi sur ses arrières, par des opérations de
sabotages et de guérilla, s’il leur faut veiller en
outre à ne pas se laisser traîtreusement infiltrer
par les trotskistes.”
“L’histoire ne nous a pas encore appris à édi-
fier la puissance militaire et industrielle du
pays tout en consolidant la dictature du pro-
létariat”, poursuivit-il – exprimant ainsi la
théorie selon laquelle la défense de la révolu-
tion devait être d’abord assurée en Russie

1. Missions spéciales, op. cit.

114
Le véritable assassin de Trotski

même. Cette idée, qui consistait à défendre


d’abord la révolution dans un seul pays, était
à l’opposé de l’internationalisme manifesté
par Trotski qui prônait une révolution simul-
tanée de toutes les classes laborieuses dans
tous les pays ; c’était là le cœur même de la
lutte idéologique entre les deux hommes.
Staline conclut son bref exposé de la situation
dans le monde en me donnant l’ordre de
prendre la tête de l’équipe des boieviki
(troupes de choc), pour mener à bien l’action
contre Trotski exilé au Mexique. »

En cette année 1940, Trotski, atteint d’une sclérose


en plaques, est au plus mal. Il a même rédigé son testa-
ment et envisagé le suicide si son état de santé continue
à se dégrader. Mais ni les menaces qui pèsent sur lui ni
sa maladie ne l’empêchent de continuer à écrire et à tra-
vailler.
Grigoulevitch, en charge sur le terrain de l’élimina-
tion du « Vieux », comme l’appellent ses fidèles,
constitue deux groupes, relativement indépendants les
uns des autres. Son plan recueille l’assentiment de ses
chefs, Eitingon et Pavel Soudoplatov, le grand manitou
des Missions spéciales du NKVD.
La première équipe s’appuie sur un réseau d’illé-
gaux, c’est-à-dire d’agents soviétiques qui ne disposent
pas d’une couverture diplomatique. Le numéro un de
ce groupe est Caridad Mercader, maîtresse d’Eitingon et
mère de Ramon. Ce dernier est un très beau jeune
homme qui met à profit cette qualité pour pénétrer l’en-
tourage du vieux chef bolchevique en séduisant une
jeune Américaine, Sylvia Angelov, employée au secréta-
riat de Trotski.

115
Les espions russes

Ramon Mercader prétend être un certain Jackson,


fils d’un diplomate canadien fortuné. Il arrive très vite à
ses fins et conquiert cette naïve jeune fille. Ce qu’il veut
obtenir d’elle, ce sont des renseignements sur la maison
et les habitudes du « Vieux », la tâche d’éliminer physi-
quement la cible étant assignée à l’autre groupe.
De façon tout à fait inattendue, c’est Siqueiros, ce
grand peintre mexicain, qui commande la deuxième
équipe pour laquelle il a recruté des militants commu-
nistes espagnols exilés au Mexique.
Grigoulevitch lui a préparé le terrain en réussissant à
entrer en contact avec un dénommé Robert Harte, un
Américain engagé au service de Trotski en tant que garde
du corps et qui prétend lui aussi être un militant commu-
niste. Toutefois, son passé familial intrigue : le père de ce
jeune homme est en effet un ami personnel du chef du
FBI américain, Edgar Hoover. Ce qui a permis à certains
de se demander si le NKVD et le FBI, alliés de circons-
tance, n’auraient pas collaboré pour liquider Trotski. Une
hypothèse fort peu crédible au demeurant.
Grigoulevitch et Harte ont noué des rapports si
confiants que ce soir de la fin mai 1940, lorsque
l’homme du NKVD se présente à la porte de la maison
de Trotski, l’Américain lui ouvre aussitôt. Mais
Grigoulevitch n’est pas seul : une vingtaine d’hommes
armés avec Siqueiros à leur tête font irruption dans la
maison et se dirigent immédiatement vers la chambre
de Trotski. Sans même ouvrir la porte, ils arrosent la
pièce de plusieurs rafales de mitraillettes. Sûrs d’avoir
abattu Trotski, ils s’enfuient non sans avoir jeté quelques
grenades incendiaires dans la maison.
Mais le vieux révolutionnaire n’est pas mort !
Dès qu’ils ont entendu l’arrivée du commando de
tueurs, sa femme et lui, se sont précipités hors de leur

116
Le véritable assassin de Trotski

lit et se sont cachés dessous. Seul leur petit-fils qui se


trouvait dans la pièce a été légèrement blessé au pied.
Harte sera l’unique victime de cette agression man-
quée. Ayant vu les membres du commando, l’Américain
sera abattu un peu plus tard.
À Moscou, Staline et les dirigeants du NKVD font la
grimace. Grigoulevitch, qui craint à juste titre la colère
de Staline, prend les devants. Dans un rapport envoyé
au Kremlin, il déclare assumer l’entière responsabilité
du fiasco et offre même de venir en URSS afin d’expier
son ratage. Mais il affirme surtout pouvoir récidiver avec
succès.
Cette proposition semble calmer le dictateur.
Grigoulevitch reçoit dix mille dollars pour accomplir sa
nouvelle mission. Mais il doit imaginer un nouveau plan.
Ramon Mercader y jouera le premier rôle.
Malgré les derniers événements auxquels il n’a été
mêlé en aucune façon, le jeune homme n’a jamais cessé
de flirter avec Sylvia, la secrétaire de Trotski. Devenu un
familier de la maison, on ne se méfie pas de lui. Il entre,
va et vient à sa guise. Il emmène même Sylvia et l’épouse
du « Vieux » faire leurs courses.
Il est évident que le système de sécurité mis en place
autour de Trotski est très défaillant : personne n’a
demandé à ce pseudo-Jackson d’où il venait. Au reste,
Mercader fait preuve d’une grande discrétion et feint de
ne rien comprendre à la politique. Pourtant, un jour du
mois d’août, il sollicite l’attention de Trotski. Il a écrit un
petit texte et voudrait son avis. Le « Vieux » accepte dis-
traitement.
Ainsi, trois jours plus tard, le jeune homme est auto-
risé à pénétrer dans le bureau de Trotski. Celui-ci est assis.
Le faux Canadien lui tend un papier et passe derrière la
table de travail afin de lire en même temps que lui.

117
Les espions russes

Mais soudain Mercader sort un piolet caché sous son


imperméable et frappe Trotski à la tête. Un coup d’une
extrême violence. Avant de s’écrouler, le « Vieux »
pousse un long cri. Devant sa victime ensanglantée mais
encore vivante, Mercader est tétanisé. Il perd quelques
précieuses secondes. Le hurlement a alerté la mai-
sonnée. On entre en force dans le bureau. L’assassin est
maîtrisé puis remis à la police tandis que le « Vieux » se
meurt.
La suite est connue : Mercader, après voir purgé
vingt ans de prison, est accueilli comme un héros à
Moscou. Puis il ira finir sa vie à Cuba où il deviendra
conseiller de Fidel Castro.

La Pravda1 :
« Trotski a été victime d’un attentat commis par
Jacques Mornard [c’était un autre pseudo de
Mercader], l’un des individus et des partisans
les plus proches de Trotski. Celui qui est des-
cendu dans la tombe est un homme dont le
nom sera prononcé avec mépris et malédiction
par les travailleurs du monde entier. Les classes
dirigeantes des pays capitalistes ont perdu leur
fidèle serviteur. Les services secrets étrangers ont
perdu leur vieil agent acharné, organisateur
d’assassinats. […] Ce sont ses partisans qui l’ont
tué. Ceux qui l’ont liquidé sont les terroristes
mêmes auxquels il avait appris à tuer en

1. Article du 24 août 1940, paru sous le titre « La mort d’un


espion international » et reproduit dans le livre de Jean-Jacques
Marie, Trotski, le trotskisme et et la Quatrième internationale,
Payot-Rivages, 1980.

118
Le véritable assassin de Trotski

traître, à qui il avait enseigné la trahison et les


crimes contre la classe ouvrière, contre le pays
des Soviets. Trotski, l’homme qui a organisé le
meurtre perfide de Kirov, de Kouibychev, de
Gorki est tombé victime de ses propres intrigues,
trahisons, reniements et forfaits. »

Grigoulevitch, qui n’a pas été dénoncé par


Mercader, peut tranquillement quitter le Mexique et
rejoindre l’une de ses planques, un drugstore qu’il a
acheté au sud des États-Unis. Un établissement proche
de Los Alamos, le centre américain de recherches
nucléaires. Il permettra à d’autres clandestins de l’Est,
ceux qu’on a appelés les « espions atomiques », d’y
trouver parfois refuge.
Une nouvelle mission conduit Grigoulevitch en
Argentine où son père possède toujours une phar-
macie. L’espion est chargé d’installer une résidence illé-
gale du NKVD. Ce pays neutre pendant la Seconde
Guerre mondiale abrite une importante colonie alle-
mande et les nazis y font leur marché : armes, matériaux
stratégiques, etc. Autant de marchandises qui sont trans-
portées par mer en Espagne et gagnent ensuite
l’Allemagne.
Grigoulevitch et ses agents perpètrent de nombreux
sabotages de bateaux ou d’entrepôts. Mais l’agent sovié-
tique se livre aussi à un travail de renseignement plus
classique dans ce pays qui est devenu un vrai nid d’es-
pions nazis et où, bientôt, beaucoup de criminels de
guerre s’expatrieront et jouiront de la sympathie des
militaires au pouvoir.
Ces connivences n’empêchent pas Grigoulevitch,
nom de code « Arthur », de mettre sur pied un réseau
comportant des dizaines d’agents. On le découvrira beau-

119
Les espions russes

coup plus tard lorsque les télégrammes Venona1 seront


enfin déchiffrés. De façon plus anecdotique, cet homme
cultivé fréquente le gratin de la société intellectuelle. Il
aurait ainsi été l’un des familiers de la famille de la Serna,
la branche maternelle d’un nommé Ernesto Guevara
dont, plus tard, Grigoulevitch rédigera une biographie.
Vers la fin des années 1940, l’agent du NKVD
(devenu KGB après la Seconde Guerre mondiale) se
trouve à New York où il guide les premiers pas d’un
autre célèbre espion soviétique : l’énigmatique Rudolf
Abel qui sera l’un des agents soviétiques installés aux
États-Unis les plus efficaces. C’est lui qui dirigera le
réseau des « espions atomiques » qui permettra à l’URSS
de fabriquer sa première bombe A en un temps record.
En 1949, dès son arrivée à New York en provenance
de Finlande, Abel (pseudonyme du colonel William
Genrikowitsch Fischer), est pris en charge par
Grigoulevitch qui lui donne d’impeccables faux papiers,
une grosse somme d’argent et de précieuses recom-
mandations. Puis le Lituanien disparaît : une nouvelle
vie l’attend. Et bien sûr une nouvelle identité :
Grigoulevitch s’appelle désormais Teodoro Castro.
Sa « légende2 », mentionne que le pseudo-Castro est
le fils d’un notable costaricain décédé. Lui-même s’est
installé à Rome où il se lance dans l’import-export. Son
épouse l’a rejoint. Également au service des Soviétiques,

1. Il s’agit des communications cryptées échangées pendant


et après la guerre entre Moscou et ses agents. Elles ont été enre-
gistrées par les services américains. Mais elles ne seront décodées
que plusieurs années plus tard et permettront alors de démante-
ler les réseaux soviétiques implantés en Amérique du Nord.
2. Construction fictive d’une identité et d’une existence for-
gée par un service secret.

120
Le véritable assassin de Trotski

cette communiste mexicaine, Laura Aguilar, alias Luisa,


est aujourd’hui devenue officiellement Mme Castro.
Le couple installe à Rome une nouvelle résidence illé-
gale. Mais, parallèlement, Grigoulevitch tisse des liens
avec les diplomates de sa prétendue patrie, le Costa Rica.
Personne ne met en doute son identité. Sa « légende » a
été si bien confectionnée que le faux Castro se lie avec
l’un des politiciens costaricains les plus en vue : José
Figueres Ferrer, l’homme qui a permis à son pays de
recouvrer la démocratie et qui sera ensuite président de
la République à deux reprises. Les deux hommes devien-
nent même si proches que Grigoulevitch parvient à per-
suader Ferrer qu’ils sont de lointains parents.
Avec l’argent du KGB, l’espion soviétique monte une
entreprise d’importation de café costaricain et, naturel-
lement, il offre des parts à son nouvel ami ! Tout va
ensuite très vite. Dès 1951, il est officiellement nommé
chargé d’affaires du Costa Rica à Rome. Un mois plus
tard, en tant que tel, il assiste à Paris à la 6e session de l’as-
semblée générale de l’ONU. Cela lui permet d’appro-
cher quelques figures éminentes de la diplomatie occi-
dentale, comme Anthony Eden ou le secrétaire d’État
américain Dean Acheson. On voit même Castro, atlan-
tiste prétendument convaincu, s’opposer publique-
ment au représentant soviétique, Andreï Vichinsky, l’an-
cien procureur des sinistres procès de Moscou.
Un agent du KGB contre un diplomate soviétique !
Pour ceux qui savent, la confrontation est pittoresque !
De retour à Rome, Grigoulevitch-Castro continue à
fréquenter le milieu diplomatique et politique et
devient ami avec le leader de la Démocratie chrétienne,
Alcidio de Gasperi. Érudit et d’un commerce agréable,
l’espion continue à creuser son chemin et à s’approcher
de son véritable objectif, le Vatican !

121
Les espions russes

Le KGB est en effet préoccupé par l’Église uniate


d’Ukraine, une Église catholique qui est par conséquent
proche de Rome et mène une guerre souterraine
contre Moscou, allant même jusqu’à encourager un
mouvement de guérilla local contre le pouvoir commu-
niste. Autre particularité : pas mal de ses fidèles ont col-
laboré avec les nazis au cours de la Seconde Guerre
mondiale.
La question embarrasse depuis assez longtemps le
Kremlin et en particulier le secrétaire général du Parti
communiste ukrainien, Nikita Khrouchtchev. À tel point
que le futur numéro un de l’URSS fera empoisonner l’ar-
chevêque Romja, tête de file de la rébellion.
Grigoulevitch fournit de précieux renseignements
sur les uniates à ses maîtres soviétiques et tente d’inflé-
chir l’attitude du Vatican. Son intervention a-t-elle été
couronnée de succès ? En tout cas, il a obtenu pas moins
de quinze audiences papales.

Pavel Soudoplatov1 :
« D’après les renseignements communiqués par
Grigoulevitch en 1947, le Vatican tentait de
convaincre Américains et Britanniques de
prêter assistance à l’Église catholique ukrai-
nienne et au mouvement de guérilla qui la sou-
tenait ; ces informations n’étaient pas seule-
ment adressées à Staline et à Molotov, mais
aussi à Khrouchtchev, en Ukraine. Ce dernier
réagit en demandant à Staline l’autorisation
de liquider en secret la hiérarchie de l’Église
uniate. Khrouchtchev envoya à Staline une

1. Op. cit.

122
Le véritable assassin de Trotski

note pour expliquer que l’archevêque Romja,


de l’Église uniate ukrainienne, entretenait de
nombreux contacts avec les chefs de la guérilla
et les représentants secrets du Vatican, lesquels
cherchaient à faire obstacle au gouvernement
socialiste ukrainien et à encourager le bandi-
tisme. »

Autre point intéressant : décoré de l’ordre de Malte,


très lié à quelques cardinaux, Grigoulevitch est aussi à
l’origine de la création de la très célèbre et très sulfu-
reuse Banco Ambrosiano, la banque du Vatican compro-
mise dans les scandales des années 1970-1980.
Enfin, toujours au nom du petit Costa Rica, l’espion
du KGB a réussi à devenir ambassadeur non résident en
Yougoslavie. Un poste éminemment important pour le
Kremlin qui ne cesse d’accuser des pires vilenies le
maréchal Tito coupable d’avoir dédaigné la tutelle de
Moscou. Le dirigeant yougoslave fait l’objet, de la part
de Staline, d’une détestation égale à celle qui l’a conduit
à décider de l’élimination physique de Trotski.
Il est donc demandé à Grigoulevitch de préparer
l’assassinat de Tito. Déjà, avant même le début de
l’année 1953, le pseudo-ambassadeur costaricain s’est
rendu à deux reprises en Yougoslavie. En tant que diplo-
mate, il a pris contact avec des proches du chef de l’État.
On lui a même promis qu’il serait personnellement reçu
par le maréchal.
Certes, il a déjà rencontré Tito avant son départ en
Espagne. Mais des années ont passé. Il a peu de chances
d’être reconnu. Car il est évident que Tito, extrêmement
méfiant, n’aurait pas accepté d’être mis en présence
d’un homme qui avait appartenu au NKVD et travaillait
peut-être toujours pour son successeur, le KGB.

123
Les espions russes

Grigoulevitch soumet à ses chefs, et donc à Staline


qui supervise de près l’affaire, quatre scénarios possi-
bles. Il est remarquable de constater que cet agent, qui
n’a jamais mis lui-même la main à la pâte, se déclare prêt
à agir personnellement. Parmi ces quatre projets, un
seul, le moins farfelu, est retenu : Grigoulevitch-Castro,
reçu par Tito, doit lui administrer à l’aide d’un pulvéri-
sateur silencieux, camouflé dans ses vêtements, une
dose mortelle de bactéries de la peste pulmonaire. Pour
éviter qu’il ne soit lui-même contaminé, l’assassin aura
préalablement ingurgité un antidote.
L’espion s’apprête à prendre des risques et rédige
une lettre d’adieux à l’intention de son épouse. En
mars 1953, prêt à passer à l’action dès qu’une audience
lui sera accordée, Grigoulevitch apprend alors la mort
de Staline1. Le projet est immédiatement abandonné. Et
bien au contraire, à l’initiative de Beria, l’URSS amorce
une réconciliation avec la Yougoslavie.
Cette dernière mission inachevée met fin prématu-
rément à la carrière clandestine de l’agent Grigoulevitch.
D’autant que son patron, le redoutable Beria, est rapide-
ment liquidé par ses rivaux du Bureau politique.
Prestement, l’espion tente de se faire oublier et, au
grand étonnement de ses amis costaricains, il s’évanouit
dans la nature. Quand il reparaît, c’est en URSS : sous un
autre patronyme, il est devenu un respectable écrivain,
spécialiste de la littérature d’Amérique du Sud et auteur
talentueux de nombreuses biographies. Une reconver-
sion qui correspondait sans doute à sa véritable voca-
tion. Cependant, il est douteux que Grigoulevitch ait
rompu tout lien avec le renseignement ! On peut ima-

1. Voir chapitre III.

124
Le véritable assassin de Trotski

giner que l’ancien espion a continué à rendre de dis-


crets services au KGB. Après tout, dans les réunions
d’écrivains, il est aussi possible de glaner des informa-
tions intéressantes. Ne serait-ce que sur les dissidents
qui demandent l’aide de leurs confrères occidentaux
pour passer leurs manuscrits à l’Ouest !

Pavel Soudoplatov1 :
« L’ordre d’assassiner Tito n’ayant plus aucune
raison d’être, Grigoulevitch fut rappelé à
Vienne, puis à Moscou, pour examiner avec
Beria les possibilités d’améliorer les relations
entre l’URSS et la Yougoslavie. Ce fut une autre
opération avortée, à cause de l’arrestation de
Beria. Grigoulevitch était désormais catalogué
comme un sujet à risques parce qu’il avait ren-
contré Orlov et pouvait être identifié à
l’étranger depuis que ce dernier avait publié
des articles dans le magazine Life. On ne le revit
plus jamais chez lui en Italie et le gouverne-
ment costaricain, pour lequel il faisait fonction
d’ambassadeur auprès du Vatican et en
Yougoslavie, perdit sa trace. Il fit sa réappari-
tion à Moscou dans les années 1960 en tant que
grand spécialiste de l’Amérique latine. »

1. Op. cit.

125
Les espions russes

126
xxxxxxxxxxx

VII
Un printemps trop précoce

1953, Allemagne de l’Est. 1956, Pologne puis


Hongrie. 1968, Tchécoslovaquie. Régulièrement, tout
au long de la période de glaciation communiste en
Europe de l’Est, des pays ont essayé de secouer le
joug soviétique. Mais, à chaque fois, ce sont les chars
de l’Armée rouge qui ont mis fin à ces tentatives
d’émancipation. Pour Moscou, il était évident qu’il fal-
lait éviter la contagion et donc l’effondrement du bloc
de l’Est. Pour l’Occident, au contraire, il était tentant
d’enfoncer un coin dans le rideau de fer en aiguillon-
nant les rebelles et en leur apportant une aide plus ou
moins déguisée. Cependant, la realpolitik l’a toujours
emporté. Et, jusqu’à la chute du mur de Berlin,
l’Europe est demeurée telle qu’elle avait été dessinée
par les vainqueurs, à l’issue de la Seconde Guerre
mondiale.
Cette histoire des révolutions manquées a été
émaillée d’interventions secrètes et d’obscures
manœuvres1. Ainsi en a-t-il été au cours de ce que l’on
a appelé le « Printemps de Prague » en 1968. Un mou-
vement qui a nourri pendant quelques mois l’illusion
d’une possible édification d’un « socialisme à visage

1. Voir chapitre V.

127
Les espions russes

humain », débarrassé des tares du communisme à la


soviétique.

L’histoire du brave soldat Schweik a été racontée avec


talent par le dramaturge Bertolt Brecht à partir d’un
roman de l’écrivain tchèque, Jaroslav Hasek, qui se
déroule pendant la Grande Guerre. Schweik est un mar-
chand de chiens. Il a été réformé pour débilité mentale.
Pourtant, quand éclate la Première Guerre mondiale, il
est quand même mobilisé dans l’armée impériale austro-
hongroise. Tout à la fois soumis et zélé, il épuise ses supé-
rieurs et ce naïf finit par les conduire au bord de la folie.
Ce Schweik symbolise le peuple tchèque. Mais son
histoire peut se lire de deux façons. Pour les uns, les
Tchèques sont passifs, dociles et donc incapables de
faire face à l’ogre soviétique. Tout comme ils se sont
autrefois inclinés devant Hitler lors de l’affaire des
Sudètes. Pour d’autres au contraire, Schweik est un per-
sonnage positif qui finit par triompher de l’autoritarisme
et de la bêtise. Un héros malgré lui.
Cette fable politique explique en partie l’attitude des
grandes puissances pendant le Printemps de Prague.
Petit retour en arrière : c’est l’Armée rouge qui libère
la Tchécoslovaquie au début de 1945. Mais le libérateur
se mue bientôt en occupant. Les troupes de Moscou
demeurent l’arme au pied. Toutefois, alors que dans
d’autres pays de l’Est, l’URSS a imposé une soviétisation
brutale, la Tchécoslovaquie échappe un temps à ce rou-
leau compresseur. L’ancien président Benes, qui a signé
pendant la guerre des accords avec Staline, recouvre le
pouvoir. Il espère même que son pays saura se main-
tenir à mi-chemin entre l’Est et l’Ouest.
L’illusion ne durera guère. Pour Staline, il est évident
que la Tchécoslovaquie relève de sa zone d’influence.

128
Un printemps trop précoce

D’autant qu’en 1946 les élections ont consacré la pri-


mauté du Parti communiste qui s’attribue la plupart des
ministères clé et infiltre peu à peu la police et l’armée de
cette jeune République socialiste et démocratique.
Dès 1947, le maître du Kremlin jette le masque :
alors que le gouvernement tchécoslovaque vient à l’una-
nimité d’accepter l’éventualité de bénéficier du plan
Marshall1, Staline met son veto. Benes, impuissant, doit
s’incliner. Quelques mois plus tard, au début de 1948,
c’est le « Coup de Prague » ! À la suite d’une manifesta-
tion monstre, les communistes s’emparent de la totalité
du pouvoir. Benes démissionne et est remplacé par
Clément Gottwald, le numéro un du PC. Bientôt les
« partis bourgeois », comme les appellent les commu-
nistes, sont déclarés hors la loi. La Tchécoslovaquie est
devenue une démocratie populaire. Et jusqu’à la moitié
des années 1960, il ne se passera plus rien. Schweik
subit en silence.
Même les événements de Budapest en 1956 et la
mise au pas des Hongrois n’auront aucun écho dans le
pays. La Tchécoslovaquie est alors considérée par
Moscou comme la meilleure élève de l’Europe de l’Est.
C’est-à-dire la plus disciplinée. Ou la plus soumise !
Cela s’explique aisément : la « normalisation » qui a
suivi le « Coup de Prague » a été impitoyable.
L’épuration a touché des centaines de milliers de
citoyens, et même des dirigeants communistes de pre-
mier plan, tels Slansky ou London, ont été victimes de la
répression exigée par Staline : le Petit Père des peuples
en a profité pour se débarrasser de leaders historiques
qui avaient souvent combattu en Espagne au sein des

1. L’aide américaine à la reconstruction économique des pays


européens.

129
Les espions russes

Brigades internationales et qui avaient donc été témoins


des crimes soviétiques commis là-bas. Autant
d’hommes qui, à cause de leur courageuse résistance au
nazisme, étaient aussi susceptibles de faire de l’ombre à
Staline.
Au sein des démocraties populaires, la Tchéco-
slovaquie occupe pourtant une place à part. À cause de
son riche passé industriel et industrieux, elle jouit de
conditions économiques relativement confortables et
les citoyens y vivent mieux que les autres habitants du
bloc de l’Est. Un privilège qui justifie sans doute la pas-
sivité des Tchèques qui, après les révélations des crimes
de Staline par Khrouchtchev, n’ont jamais demandé la
déstalinisation et la réhabilitation des dirigeants
condamnés à tort.
Cependant, dans les années 1960, les mentalités
évoluent, essentiellement en raison des erreurs du pou-
voir communiste. Le gouvernement impose alors une
nouvelle vague de collectivisation et le lancement d’un
programme d’industrialisation lourde inspiré par le
modèle soviétique. Mêmes causes, mêmes effets : le
désastre est patent et se traduit par une récession éco-
nomique et une sérieuse pénurie de biens de consom-
mation.
La population commence à gronder. Tant et si bien
que le gouvernement doit renoncer au plan quin-
quennal qu’il avait préparé.
Toutefois les dirigeants au pouvoir ne s’inquiètent
pas outre mesure. Et d’abord parce qu’ils tiennent soli-
dement en main le pays. Grâce au Parti communiste qui
contrôle les principaux secteurs de la vie économique
ou culturelle, et grâce à l’armée. Celle-ci est épurée lors
de la normalisation et ses principaux cadres ont été
formés en URSS. Nombreux sont ses officiers qui sont

130
Un printemps trop précoce

en réalité des agents soviétiques. Quant à la police


secrète, la StB, c’est-à-dire la Sécurité de l’État, c’est un
organisme complètement inféodé au KGB, qui surveille
la population et accomplit aussi à l’occasion quelques
mauvais coups pour le compte des services soviétiques.
Les dirigeants communistes tchèques peuvent donc
légitimement se croire à l’abri d’un mouvement de
révolte tel qu’il s’est produit en Hongrie en 1956.
Cependant, dès l’année 1967, la contestation com-
mence à montrer le bout de son nez. Comme bien sou-
vent, ce sont les intellectuels qui donnent le la en récla-
mant une plus grande liberté d’expression.
Sans surprise, le pouvoir répond à sa façon : fermeté
et durcissement ! Ainsi, en octobre 1967, une manifes-
tation d’étudiants est brutalement réprimée par la
police. Ce qui ne fait qu’accroître le mécontentement.
D’autant que le feu couve à l’intérieur même du Parti
communiste. Alexandre Dubcek, secrétaire du PC slo-
vaque1, reproche à Novotny, président de la République
et chef du Parti communiste, de négliger les intérêts des
Slovaques au profit des Tchèques.
Cette querelle nationale s’envenime très vite. Au
mois de janvier 1968, le praesidium du Parti tchécoslo-
vaque élit Dubcek au poste de premier secrétaire à la
place de Novotny.
Ce remplacement n’a pas pu être effectué sans l’aval
du grand frère soviétique. Le Kremlin considère que
Novotny a fait son temps et que sa politique répressive
risque à terme de provoquer l’implosion du système.
Alexandre Dubcek jouit donc de la confiance de

1. Il ne faut jamais oublier que la Tchécoslovaquie est alors for-


mée de deux entités distinctes, la Tchéquie proprement dite et la
Slovaquie.

131
Les espions russes

Moscou où on lui donne du « notre Sacha », gros


comme le bras !
Pur produit de la bureaucratie du Parti, cet apparat-
chik est le fils d’un charpentier communiste. Il a passé
une partie de son enfance en URSS où ses parents se
sont installés. Mais le paradis soviétique n’étant pas tout
à fait ce que Dubcek père espérait, la famille revient en
Tchécoslovaquie. À la fin des années 1940, le jeune
Alexandre adhère au Parti communiste.
L’épuration ne lui inspire aucun état d’âme et il
grimpe les échelons. Sujet exemplaire, il suit même les
cours d’une école supérieure du Parti à Moscou. À son
retour, il entre au Comité central et dès 1963, il est
nommé à la tête du Parti slovaque.
C’est pourtant ce même homme discipliné et d’appa-
rence un peu terne qui va bouleverser le monde commu-
niste, redonner espoir à son peuple et à tous les déçus du
stalinisme et inventer le « socialisme à visage humain » !

Vaclav Havel, écrivain et auteur dramatique, dis-


sident, puis futur président de la République
tchèque1 :
« Cette évolution n’était pas l’aboutissement d’un
programme précis ou d’une volonté unanime
de ceux qui dirigeaient l’État et le Parti commu-
niste, c’était une manifestation de la surpression
existant dans la société et qui, à travers la lutte
au sein du Parti et les changements politiques de
la société d’alors, a trouvé le moment et l’occa-
sion favorables pour faire sauter le couvercle. La
peur disparaissait, des tabous étaient levés, les

1. Libération, article publié à l’occasion du trentième anniver-


saire du Printemps de Prague, mai 1998.

132
Un printemps trop précoce

diverses contradictions sociales pouvaient enfin


être appelées par leur nom, les médias commen-
çaient enfin à accomplir leur mission véritable,
l’esprit civique s’épanouissait. C’était évidem-
ment un moment fort et il était difficile de ne pas
être concerné et fasciné. Je sentais pourtant l’em-
barras des dirigeants face à cette évolution.
Soudain, ces hommes faisaient l’objet d’un sou-
tien général et de sympathies spontanées, chose
qu’ils n’avaient pas connue jusqu’alors. Ils
n’avaient pas accédé au pouvoir de façon
démocratique et ne connaissaient que des mani-
festations de soutien artificiellement organisées
par leurs pairs. N’oublions pas qu’il s’agissait,
dans la plupart des cas, de bureaucrates du
Parti, avec tous les préjugés, toutes les manies qui
étaient les leurs, sauf qu’ils étaient un peu plus
libres d’esprit, plus corrects et intelligents que
ceux qu’ils venaient de remplacer. »

Le paradoxe dans cette affaire du Printemps de Prague


demeure que Dubcek et tous les dirigeants du Parti qui
vont secouer le cocotier ont d’abord reçu l’assentiment de
Moscou et donc l’onction du KGB. La centrale soviétique
est alors depuis peu présidée par Iouri Andropov. Un
homme redoutablement intelligent et un grand manipu-
lateur qui a mené de main de maître, du moins aux yeux
des hiérarques du Kremlin, l’affaire hongroise1.
Il n’est même pas exclu qu’Andropov en personne
ait encouragé Dubcek et lui ait permis de devenir le
numéro un du Parti communiste tchécoslovaque dans

1. Voir chapitres V et IX.

133
Les espions russes

le but de chasser les caciques, tous ces conservateurs


qui conduisaient le pays vers l’abîme.
Dubcek n’arrive pas au pouvoir les mains vides mais
avec un programme politique qui est somme toute
assez proche de celui que Gorbatchev mettra en œuvre
vingt ans plus tard en URSS.
Le point essentiel, c’est la démocratisation du
régime. La démocratisation et pas la démocratie, car,
fondamentalement, Dubcek reste un apparatchik qui
n’entend pas mettre en cause le fondement du régime,
c’est-à-dire le rôle dirigeant du Parti communiste.
La mesure la plus spectaculaire est l’abolition de la cen-
sure politique. Fait inouï dans une démocratie populaire, il
est permis aux écrivains, journalistes, cinéastes et gens de
télévision de s’exprimer librement. Ils s’en donnent aussitôt
à cœur joie ! L’Union des écrivains, à laquelle appartiennent
Milan Kundera et Vaclav Havel, joue un rôle notable dans
cette émancipation. Mais d’autres membres de la société
civile réunis au sein de clubs, comme celui des anciens pri-
sonniers politiques, accompagnent le mouvement.
Sur le plan économique, Dubcek plaide pour l’auto-
gestion des entreprises et la fin de la centralisation. Le
Parti communiste est donc de fait plus ou moins écarté
des prises de décisions.
Mais est-il possible de démocratiser un régime qui
demeure communiste ? C’est la question qui se pose à
Dubcek. D’autant que ses propres partisans le poussent
à aller toujours plus loin. Certains réclament par
exemple l’instauration du multipartisme et même la
sortie de la Tchécoslovaquie du pacte de Varsovie1.

1. Pacte militaire qui lie entre elles les démocraties populaires


sous la férule de l’URSS.

134
Un printemps trop précoce

Il est évident que Moscou ne peut pas accepter un


tel sacrilège ! D’autant qu’une telle décision risquerait
de donner des idées aux autres membres du pacte de
Varsovie.
Les dirigeants de ces pays, comprenant aussitôt le
danger, sont les premiers à demander aux Soviétiques
de siffler la fin de la partie pour en terminer avec cette
éruption démocratique.
Officiellement, on n’en est pas encore à imaginer
une intervention militaire. Mais il est certain qu’à
Moscou des hiérarques communistes y pensent déjà.
Les chefs de l’Armée rouge ne sont pas les derniers à
prôner cette solution : le Printemps de Prague, s’il
débouchait sur un découplage de la Tchécoslovaquie
avec le pacte de Varsovie, menacerait leurs plans. Ils
comptent en effet installer trois sites de fusées
nucléaires en Tchécoslovaquie, sur la frontière occiden-
tale du bloc de l’Est.
La question n’est donc pas seulement politique mais
stratégique. Et le lobby militaro-industriel soviétique
entend peser de tout son poids, qui est considérable.
À Moscou, au plus haut niveau, c’est-à-dire au
Politburo, les discussions sont vives. Cette absence
d’unanimité s’explique aisément : la précédente inter-
vention militaire de l’Armée rouge dans un pays socia-
liste, la Hongrie, a eu des effets catastrophiques en
termes d’image. Dans le monde entier, de nombreux
communistes ont rompu avec le Parti et des compa-
gnons de route se sont éloignés. Khrouchtchev lui-
même y a perdu le capital de sympathie que lui avait
valu sa dénonciation des crimes de Staline.
Son successeur, Leonid Brejnev, hésite par consé-
quent à prendre une initiative semblable. D’autant qu’il
s’est engagé dans la politique de détente avec l’Ouest. Il

135
Les espions russes

est même prévu la signature d’un traité de non-prolifé-


ration nucléaire en juillet 1968. Envoyer l’Armée rouge
en Tchécoslovaquie risquerait donc de ruiner des négo-
ciations entamées depuis de longs mois à un moment
où, tant à l’Ouest qu’à l’Est, on vit encore alors dans l’ob-
session d’une guerre par accident. Un conflit nucléaire
qui serait déclenché à cause d’une erreur d’apprécia-
tion. Ou à cause d’un conflit adjacent, comme à
l’époque de la guerre des Six- Jours, où l’on était passé
tout près d’une conflagration mondiale.
En Europe, dans les milieux progressistes, l’expé-
rience tchécoslovaque suscite de nombreux espoirs. Les
« eurocommunistes » principalement inspirés par les
« camarades » italiens y voient l’émergence d’une idée
neuve : un communisme débarrassé des tares du stali-
nisme et qui renouerait avec l’utopie originelle. Bref, un
socialisme sans barbarie !
Chez l’autre super-Grand, à Washington, l’opinion
américaine éclairée suit avec sympathie la démocratisa-
tion impulsée par Alexandre Dubcek. Mais à la Maison-
Blanche, Johnson est beaucoup plus réservé. Et d’abord
parce que le principal souci du président américain est
le Viêt Nam.
Néanmoins, à Prague le Printemps bat son plein. Le
1er mai 1968, par exemple, est l’occasion d’une formi-
dable et joyeuse manifestation retransmise par la télévi-
sion qui symbolise la rupture avec le système. Au lieu
d’assister comme d’habitude à une ennuyeuse parade
militaire, les Tchécoslovaques descendent dans la rue et
expriment leur joie. On aperçoit au milieu du défilé des
banderoles insolentes. Avec ce slogan par exemple :
« Pour toujours avec l’URSS ! Mais pas un jour de plus ! »
Ce 1er mai praguois est ressenti à Moscou comme
une véritable gifle ! Les partisans d’une intervention

136
Un printemps trop précoce

militaire marquent des points face aux tenants d’une


solution politique. Ceux-là sont persuadés qu’il existe
au sein du Parti communiste tchécoslovaque un noyau
sain, non contaminé par les idées du Printemps de
Prague. En s’appuyant sur ces éléments qui ont échappé
à la contagion démocratique, il serait donc possible de
reprendre la main en Tchécoslovaquie. Une thèse illu-
soire : on s’en rendra compte lors de l’invasion militaire
du mois d’août, quand ces factions sûres n’auront rien
de plus pressé que de se défiler !
En attendant, Brejnev lui-même tergiverse.
Cependant, dans l’ombre, on travaille à emporter sa
décision. Andropov et ses services ont déjà choisi leur
camp : celui des faucons. Exactement comme si le futur
numéro un de l’URSS voulait faire oublier qu’il avait
d’abord soutenu Dubcek.
Sans attendre que les organes suprêmes se déci-
dent, le patron du KGB lance une subtile manœuvre de
désinformation. Une manœuvre qui finira par obliger
Brejnev à agir !
Mais en dehors des manœuvres secrètes
d’Andropov, un événement met le feu aux poudres : la
publication d’un texte tiré à trois cent mille exemplaires
fin juin 1968, le Manifeste des deux mille mots. Cosigné
par quelque cent personnalités de tous horizons, ce
document souligne les menaces qui pèsent sur la libé-
ralisation tchécoslovaque. Et il en appelle à un vrai coup
de balai au sein des instances dirigeantes issues de l’an-
cien système, en même temps qu’il encourage la mobi-
lisation contre l’ennemi intérieur et extérieur.

Extrait du Manifeste des deux mille mots :


« Le Parti communiste, qui, après la guerre, pos-
sédait la confiance du peuple, a graduellement

137
Les espions russes

troqué cette confiance pour des places, jusqu’à


ce qu’il ait toutes les places et rien d’autre. Nous
devons le dire, et ceux parmi nous qui sont
communistes le savent. Leur déception devant
les résultats est aussi grande que la déception
des autres. La ligne incorrecte des dirigeants a
transformé le Parti, qui était un Parti politique
et un groupement idéologique, en une organi-
sation du pouvoir qui a attiré les égoïstes avides
de dominer, les lâches habiles et les gens ayant
mauvaise conscience. Leur afflux dans le Parti
a affecté la nature et la conduite de celui-ci.
[…] Nous exigeons le départ de ceux qui ont
abusé de leur pouvoir, qui ont dégradé le patri-
moine collectif et qui se sont comportés de
façon malhonnête ou brutale : il est indispen-
sable de trouver les moyens de les obliger à
partir. La possibilité de voir des forces étran-
gères intervenir dans notre évolution inté-
rieure a été ces derniers temps une grande
source d’appréhension. Face à ces forces supé-
rieures, tout ce que nous pouvons faire, c’est de
tenir les nôtres et de ne pas prendre d’initia-
tive. »

Andropov prépare une opération qui porte bien mal


son nom, Progrès, avec la participation d’un certain
nombre d’« illégaux ». Suffi-samment entraînés et
habiles pour s’être complètement infiltrés dans le milieu
étranger où ils devaient opérer, ces grands espions
représentaient pour les Soviétiques l’aristocratie des
agents. Des hommes qui, de retour en URSS, étaient
généralement considérés comme des héros et traités en
tant que tels.

138
Un printemps trop précoce

Pour la première fois, le patron du KGB va utiliser


ces superespions dans un pays socialiste. L’opération
Progrès est conduite dans le plus grand secret. Même à
Moscou, très peu de dirigeants sont dans la confidence.
Et à Prague, où il existe déjà une résidence du KGB,
Andropov décide la création d’une seconde résidence
qui double la première, et tient dans l’ignorance le ser-
vice secret tchèque, la StB. Seul son chef est informé
parce qu’il est violemment hostile au Printemps de
Prague. D’ailleurs, il ne tardera pas être limogé par
Dubcek et ses amis. Mais auparavant, il aura transmis à
Moscou un certain nombre de dossiers qui seront très
utiles à Andropov lors de la normalisation.
Ces illégaux chargés d’agir en Tchécoslovaquie –
quelques dizaines d’agents – se font généralement
passer pour des touristes allemands, autrichiens ou
britanniques. Pourvus pour la plupart d’une longue
expérience, il ne leur est pas très difficile d’apparaître
comme d’authentiques visiteurs munis de passeports
occidentaux. Leur premier objectif consiste à infiltrer
les organisations les plus en pointe dans la contesta-
tion du système communiste : l’Union des écrivains,
la presse ou encore les clubs, comme celui des
anciens prisonniers politiques. Tout en récoltant des
informations, ils doivent chauffer les esprits et exa-
cerber les sentiments antisoviétiques des militants de
ces mouvements, le but étant de persuader les hiérar-
ques soviétiques que la contestation est irréversible.
Et qu’il faut donc intervenir au plus vite pour mettre
fin au Printemps de Prague et au désordre qu’il pro-
voque.
La mission des illégaux ne s’arrête pas là. Il leur est
aussi confié la mise en œuvre de ce que les spécialistes
du KGB appellent des « mesures actives », c’est-à-dire la

139
Les espions russes

désinformation1. Il faut faire croire que les animateurs


du Printemps de Prague sont manipulés par l’Occident
et qu’ils sont en réalité des contre-révolutionnaires et
des ennemis de classe. Pour atteindre leur objectif, ces
agents du KGB montent une opération parfaitement
machiavélique : l’installation d’une fausse cache
d’armes américaines.
On découvrira plus tard que ces armes dataient de
la Seconde Guerre mondiale et qu’elles faisaient partie
de lots fournis par les États-Unis à leurs alliés soviéti-
ques. En tout cas, l’affaire fait grand bruit car elle accré-
dite l’idée que les hommes du Printemps de Prague sont
en train de fomenter une véritable contre-révolution
avec le soutien actif des puissances occidentales.
Ici, une parenthèse s’impose. Plus tard, certains de
ces illégaux, de retour en URSS, finiront par craquer psy-
chologiquement. Tous ces espions qui ont longtemps
vécu à l’Ouest ne sont pas des naïfs. Ils sont bien placés
pour savoir que le paradis soviétique est une pure fic-
tion. S’ils continuent à travailler pour le KGB, c’est par
pur patriotisme. Mais soudain, plongés dans la ferveur
et l’enthousiasme du Printemps de Prague, ils sont à
leur tour contaminés et vivent très mal le fait de trahir
ces partisans d’un « socialisme à visage humain » qu’ils
approuvent au fond d’eux-mêmes.
Ils ne vont pas jusqu’à retourner leur veste, mais leur
mauvaise cons-cience aidant, ils se réfugieront dans l’al-
cool, certains choisissant même de se suicider.
Néanmoins, pour Andropov, l’opération Progrès est
un succès puisqu’elle emportera la conviction des dino-
saures du Politburo et aboutira au déclenchement de

1. Voir chapitre VIII.

140
Un printemps trop précoce

l’invasion militaire en Tchécoslovaquie. Mais le patron


du KGB aura dû auparavant jouer très serré et désin-
former Brejnev lui-même.
Le résident du KGB à Washington s’appelle alors
Oleg Kalouguine. Cet agent qui agit sous couverture
diplomatique est généralement bien informé et très
introduit dans les milieux politiques américains. Il
envoie régulièrement à Moscou des dépêches où il
s’inscrit en faux contre toute immixtion de la CIA dans
l’effervescence tchécoslovaque. Mieux, il affirme que les
États-Unis n’ont nullement l’intention de se mêler de ce
qu’ils considèrent comme une affaire intérieure.
Mais Andropov se garde bien de faire parvenir ces
informations au Politburo et à Leonid Brejnev ! Bien au
contraire, le patron du KGB ne cesse d’alimenter le
Kremlin en faux renseignements impliquant l’Occident
dans ce qu’il appelle la « contre-révolution tchécoslo-
vaque ».
C’est pourtant le même homme qui plus tard, au
début des années 1980, impulsera le mouvement de la
perestroïka que Gorbatchev reprendra ensuite à son
compte. Mais pour Andropov, il n’y a là aucune contra-
diction : c’est avant tout un réaliste. En 1968, il pense
que si on laisse agir Dubcek et ses amis, l’empire sovié-
tique finira par exploser. Et en 1981, il se rendra compte
que la seule façon de sauver ce même empire, c’est de
procéder à d’importantes réformes.
En tout cas, sous la pression d’Andropov, les faucons
du Politburo l’emportent peu à peu. La décision d’inter-
venir militairement est précédée par d’intenses tracta-
tions avec Dubcek. Ce dernier semble un instant céder
et lâcher du lest. Des accords sont même scellés. Mais
Dubcek est allé trop loin. Ses partisans sont hostiles à
tout retour en arrière. Ce qui permet aux Soviétiques

141
Les espions russes

d’affirmer que l’homme du Printemps de Prague tergi-


verse et ment. Des Soviétiques eux-mêmes harcelés par
les autres dirigeants du pacte de Varsovie qui les pres-
sent de passer à l’action.
Dubcek et les siens n’ont pas tout à fait sous-estimé
le danger qui les menace. Pourtant jusqu’au bout, ils
penseront que Moscou n’osera pas.
Au reste, il faut admettre qu’ils étaient le dos au mur.
Que pouvaient-ils faire ? Appeler à l’insurrection, c’était
mettre le pays à feu et à sang et provoquer des cen-
taines, peut-être même des milliers de morts. C’est
pourquoi, en désespoir de cause, ils ont demandé à
l’armée tchécoslovaque de ne pas s’opposer à une éven-
tuelle invasion de l’Armée rouge.
Effectivement, lorsque les six cent mille soldats des
troupes du pacte de Varsovie, précédés par des cen-
taines d’Antonov qui déchargent sur les aérodromes
véhicules et chars, déferlent sur la Tchécoslovaquie, ils
ne rencontrent aucune opposition armée, alors même
que les Soviétiques s’attendent à une forte résistance et
à une répétition de l’insurrection hongroise. Cependant
cette absence de réaction violente est trompeuse : les
Tchécoslovaques, dans leur immense majorité, désap-
prouvent l’intervention soviétique. Une grève générale
en témoigne presque aussitôt. Moscou s’aperçoit très
vite que son intention première, la formation d’un gou-
vernement ouvrier anti-Printemps de Prague, est
condamnée à l’échec. Quant aux communistes ortho-
doxes, ils n’entendent pas se compromettre, tant l’hos-
tilité de la population est manifeste.
Dans un premier temps, Dubcek et ses camarades
sont arrêtés. Tous sont conduits à Moscou.
De mauvais gré, les Soviétiques doivent composer
et négocier avec Dubcek qui accepte certaines de leurs

142
Un printemps trop précoce

conditions, en particulier l’occupation de son pays par


les troupes du pacte de Varsovie et l’abandon de quel-
ques avancées du Printemps de Prague. On le lui a beau-
coup reproché. Mais que pouvait-il faire d’autre ?
L’ancien apparatchik n’a-t-il pas cédé un peu trop
vite ? La question reste posée. Et cette « faiblesse » a sans
doute empêché Dubcek de revenir au premier plan lors
de la Révolution de velours, vingt ans plus tard.
Quoi qu’il en soit, la résistance passive de la popula-
tion et des dirigeants du Printemps de Prague ont
retardé la normalisation. Mais celle-ci était à terme iné-
vitable. En avril 1969, elle est concrétisée par l’éviction
de Dubcek et son remplacement par un communiste
pur et dur, Gustav Husak.
Cependant, c’est l’attitude occidentale qui étonne,
tant elle a été prudente et même pleutre. En France, par
exemple, Michel Debré, ministre des Affaires étran-
gères, qualifie l’invasion soviétique « d’accident de par-
cours ». C’est dire l’importance qu’il y attachait.
Quant aux autres puissances occidentales, si elles se
sont bien gardées d’intervenir, c’est que l’essentiel pour
elles était la préservation de la détente qui s’amorçait
entre les deux blocs. Cela valait tous les atermoiements,
toutes les lâchetés. En outre, les Américains, englués
dans leur guerre du Viêt Nam, pouvaient espérer que
leur attitude compréhensive dans l’affaire tchécoslo-
vaque leur vaudrait une position plus nuancée des
Soviétiques qui étaient alors les meilleurs alliés des
Nord-Vietnamiens. Et puis il y avait le précédent hon-
grois, cet encouragement uniquement verbal qui,
lorsque les chars de l’Armée rouge ont entamé la répres-
sion, ne s’est traduit par aucun acte, alors que les radios
contrôlées par la CIA avaient au contraire laissé espérer
une intervention directe de l’Occident.

143
Les espions russes

Les Américains n’ont donc pas voulu rééditer une


telle faute, responsable de tant de morts chez les
insurgés. Ordre a donc été donné à ces radios de faire
silence. Et la Maison-Blanche a choisi la passivité. La
meilleure preuve, c’est que l’ambassadeur soviétique à
Washington a pris soin de prévenir Lyndon Johnson de
l’imminence de l’invasion de la Tchécoslovaquie. Le pré-
sident n’a émis aucune objection. Bien au contraire, le
compte-rendu de cette rencontre mentionne l’excellent
climat qui a régné au cours de cette conversation. Et
même les rires de l’un et de l’autre !
La vérité est encore plus machiavélique : les États-
Unis n’avaient aucune envie que l’expérience Dubcek
réussisse ! L’eurocommunisme prôné par les
Tchécoslovaques leur paraissait aussi dangereux que le
communisme tout court !
Résultat : la doctrine Brejnev a prévalu dans toute
l’Europe de l’Est. Une doctrine qui prônait des restric-
tions de souveraineté afin de protéger le socialisme à la
sauce rouge foncé. Jusqu’en 1989.

144
xxxxxxxxxxx

VIII
Victor Louis, journaliste du KGB

Où finit le journalisme et où commence la désin-


formation, c’est-à-dire la divulgation intentionnelle de
fausses nouvelles ?
Les spécialistes incontestés de la désinformation
ont été les Soviéti-ques. Et dans la Russie de Poutine,
les vieilles méthodes du KGB n’ont pas été oubliées.
En URSS, la désinformation faisait partie de ce que
les stratèges de l’espionnage appelaient les « mesures
actives ». C’est-à-dire les méthodes destinées à
tromper l’adversaire. Marcel Chalet, qui fut le patron
de notre service de contre-espionnage, la DST, en
donne un parfait exemple dans un livre intitulé Les
Visiteurs de l’ombre.
« On fabrique par exemple un personnage, si on
ne l’a pas sous la main, qui est supposé avoir des
informations privilégiées grâce à des circonstances
particulières, à son propre talent ou à son esprit d’ini-
tiative – prove- nant de milieux proches du pouvoir.
Et ce monsieur va colporter jusqu’au niveau souhaité
les informations qui lui auront été distillées, en par-
faite connaissance de cause. C’est une sorte de diplo-
matie parallèle qui sera ainsi mise en place, l’agent
d’influence rapportant comme le ferait un ambassa-
deur les “confidences” reçues de personnalités bien
placées. »

145
Les espions russes

L’un de ces personnages évoqués par Marcel


Chalet s’appelle Victor Louis. Mort en 1992, ce jour-
naliste soviétique, qui travaillait essentiellement pour
la presse occidentale, a été l’un des as de la désinfor-
mation. Mais était-il pour autant un agent stipendié
du KGB ?

Victor Louis était une star. Un personnage hors du


commun. Surtout si l’on tient compte du caractère
rigide et quasi concentrationnaire du système sovié-
tique.
À une époque où beaucoup de gens devaient se rési-
gner à vivre dans des logements communautaires, ce
journaliste vivait dans un luxueux six-pièces de la pers-
pective Lénine. Un appartement équipé des appareils
dernier cri importés d’Occident. Il possédait aussi une
datcha située près de Moscou dans un quartier réservé
aux dignitaires du régime. Piscine chauffée, court de
tennis, cave garnie de vins fins, Victor Louis ne se refu-
sait rien.
Il faut ajouter – et c’était inouï en URSS – qu’il dispo-
sait de plusieurs voitures dont une Porsche. D’autre
part, ce dandy qui collectionnait œuvres d’art et icônes,
pouvait voyager à sa guise dans le monde entier alors
que les Soviétiques devaient montrer patte blanche
pour sortir d’URSS et qu’il leur était pratiquement
interdit de fréquenter des étrangers sous peine d’en-
courir les foudres de la police secrète. Mais Victor Louis,
lui, donnait de fastueuses réceptions dans sa datcha où
l’on retrouvait la crème des diplomates ou journalistes
occidentaux présents à Moscou.
Victor Louis, né à la fin des années 1920, se serait
appelé en réalité Vitali Euguenevitch Loui. Loui, sans s.
Il prétendait être un lointain descendant de huguenots

146
Victor Louis, journaliste du KGB

français qui avaient fui notre pays après la révocation de


l’édit de Nantes. Mais certains, non sans un relent évi-
dent d’antisémitisme, affirmaient que son véritable
patronyme était Levine.
Le jeune Victor Louis, d’après ce qu’il est possible de
savoir, aurait fait des études de droit et de langues étran-
gères. Le conditionnel est de rigueur car le passé du
journaliste présente de nombreuses zones d’ombre. En
revanche, ce qui est certain, c’est que l’homme était cul-
tivé et qu’il parlait l’anglais et le français à la perfection.
Il aurait d’ailleurs commencé par être traducteur au ser-
vice de deux ambassades, celles de Nouvelle-Zélande et
de Suède, peut-être même celle de Grande-Bretagne.
Le détail est intéressant : en général, les Soviétiques qui
travaillaient pour les diplomates occidentaux étaient
souvent des agents du KGB.
Autre caractéristique importante, on rencontrait
Victor Louis partout où il se passait ou allait se passer
quelque chose de notable. Au reste, c’était un type char-
mant, très sympathique, toujours élégant. Un grand
échalas distingué au visage rond, auquel de grosses
lunettes donnaient un air d’intellectuel.
À la fin des années 1940, Victor Louis a de sérieux
ennuis. Mais là encore, on ne sait pas exactement pour-
quoi. Seule certitude, il est envoyé au goulag. Selon les
uns, il aurait été convaincu d’espionnage, mais d’autres
prétendent qu’il aurait été condamné pour marché noir
et trafic de devises. À moins qu’il n’ait été victime de la
campagne antisémite enclenchée par Staline1.
Déporté comme des millions d’autres citoyens
soviétiques, il ne sera libéré que lorsque Khrouchtchev

1. Voir chapitre II.

147
Les espions russes

prendra le pouvoir et mettra en marche la déstalinisa-


tion. Une version qui ne satisfait pas un autre prisonnier,
l’écrivain Alexandre Soljenitsyne qui l’a connu au
goulag : il soutient que Victor Louis était un mouchard,
chargé de rapporter à ses geôliers les propos de ses
codétenus. Une collaboration qui lui aurait valu d’être
libéré.
Aussitôt relâché, il se lance dans le journalisme.
Victor Louis devient l’adjoint d’un célèbre correspon-
dant britannique à Moscou, Edmund Stevens, du
Sunday Times.
Cette exceptionnelle collaboration avec un journa-
liste occidental n’a pu être envisagée qu’avec l’accord
des « organes », comme on disait alors pudiquement
pour désigner les services de sécurité et en particulier
le KGB.
Rapidement, Victor Louis fait son trou dans le
monde de la presse occidentale. Il pige désormais dans
plusieurs grands journaux européens comme le Daily
Mail, le Bild Zeitung, France-Soir, et surtout l’Evening
News britannique auquel il apporte de nombreux
scoops. Mais il lui arrive aussi d’envoyer des papiers à un
quotidien américain, le prestigieux Washington Post.
Il doit évidemment son succès aux nombreuses
informations confidentielles qu’il est le seul à propager.
Des informations que les dirigeants de l’URSS, pour une
raison ou pour une autre, veulent faire passer à l’Ouest
par un canal non officiel.
Ces nouvelles, toujours puisées aux meilleures
sources, sont rigoureusement fiables. Il importe en effet
que Victor Louis soit considéré à l’Ouest comme un
authentique journaliste. La suite de l’opération en
dépend, c’est-à-dire son utilisation future à l’occasion de
manœuvres de désinformation.

148
Victor Louis, journaliste du KGB

Cependant, pour parfaire sa personnalité, il faut aller


encore plus loin : Victor Louis, pour séduire ses
confrères occidentaux, doit donner l’impression d’un
homme qui observe avec lucidité les tares du régime
soviétique. Un cynique qui sait prendre ses distances et
qui est le premier à se moquer des lourdeurs et des rigi-
dités de son pays.
Incontestablement, le journaliste excelle à inter-
préter ce personnage détaché. Doué d’un sens certain
de l’humour, il a aussi à sa disposition une impression-
nante collection de blagues antisoviétiques. Des anek-
doty, des fausses nouvelles attribuées à une radio
mythique, Radio-Erevan, et qui obtiennent un grand
succès chez les interlocuteurs occidentaux qu’il fré-
quente. Il raconte par exemple : « Savez-vous comment
on résout les problèmes agricoles chez nous ? C’est très
simple : on débaptise l’entreprise d’exportation de blé
et on la renomme entreprise d’importation de blé. »
Autre plaisanterie, Victor Louis pose cette question :
« Savez-vous pourquoi les chapeaux de fourrure sont si
rares aujourd’hui alors qu’ils étaient si abondants sous
Staline ? » Réponse : « C’est que sous Staline on abattait
plus de têtes que d’animaux à fourrure ! »
Ce genre de blagues montre à l’évidence que Victor
Louis jouit d’une vraie liberté d’expression. Et qu’il n’a
pas peur de prendre des risques. Cependant, il dispose
d’un autre atout dans ses manches pour séduire les
Occidentaux de Moscou : son épouse ! Une charmante
Anglaise, Jennifer. Une femme intelligente qui, elle aussi,
tâte du journalisme et édite régulièrement un petit
ouvrage très pratique : un répertoire des gens qui
comptent à Moscou. Avec leur adresse et leur numéro
de téléphone. Une sorte de Who’s Who ou de trombi-
noscope comme on en édite chez nous pour les parle-

149
Les espions russes

mentaires et les hommes politiques. Cet agenda est très


demandé car l’URSS est un pays sans annuaire ! Sans
doute une conséquence de l’obsession du secret.

Érik de Mauny, journaliste en poste à Moscou1 :


« Le meilleur maître de maison de Moscou est
un citoyen soviétique du nom de Victor Louis. Il
a à peine plus de 50 ans, une femme anglaise et
blonde prénommée Jennifer, très “bon chic, bon
genre”, trois enfants élevés moitié en Union
soviétique, moitié en Grande-Bretagne. Il a sur-
tout un duplex de six pièces sur la perspective
Lénine et une grande datcha de trois étages
avec parc privé, dans cette zone privilégiée de
Bakovka, au nord-ouest de Moscou, où, nor-
malement, les étrangers ne peuvent pénétrer
sans autorisation. C’est le plus souvent à
Bakovka que Victor Louis accueille ses invités.
Assistance triée sur le volet, où se retrouvent
généralement plusieurs ambassadeurs et une
poignée de correspondants de presse occiden-
taux. Mais rarement des Soviétiques. Dans cette
propriété, il aime assez épater les nouveaux
venus avec sa cave maintenant ses bouteilles de
vins fins à température constante ; avec son
étonnante collection d’objets d’art où se mêlent
icônes, toiles diverses et meubles sculptés ; avec
les engins compliqués de sa chaîne haute-fidé-
lité, ses télévisions en couleurs et les derniers
appareils ménagers américains. À cela s’ajou-
tent une piscine, un court de tennis et un vaste

1. Auteur en 1981 d’un portrait du journaliste soviétique pour


L’Express.

150
Victor Louis, journaliste du KGB

garage abritant une Porsche, une Land Rover


et une Mercedes 300 blanche. »

Victor Louis a rencontré son Anglaise alors qu’elle


était gouvernante des enfants de l’attaché naval britan-
nique à Moscou. Le journaliste ne s’est sans doute pas
intéressé à cette jeune et jolie femme par hasard. Et il y
a fort à parier que c’était d’abord son employeur qui
était l’objet de ses préoccupations. Mais parfois, on peut
joindre l’utile à l’agréable. D’autre part, ce mariage avec
une Anglaise correspondait à l’image que Victor Louis
voulait donner de lui-même : à l’époque, c’est-à-dire en
pleine guerre froide, les Soviétiques mariés à des
Occidentales étaient plutôt rares.
Afin de crédibiliser son personnage de journaliste
très bien informé, Victor Louis a publié des scoops
retentissants. Il a ainsi été le premier, en 1961, à
annoncer que les dirigeants soviétiques avaient décidé
d’extraire le corps de Staline du mausolée où il reposait
à côté de la dépouille de Lénine. Bien sûr, il ne s’agissait
que d’un geste symbolique. Mais dans l’ex-URSS les
symboles parlaient à l’opinion. Encore plus fort ! En
1964, il annonce avec douze heures d’avance sur
l’agence Tass la disgrâce de Khrouchtchev et sa mise au
rancart !
Tout cela explique que ce séduisant journaliste appa-
raisse assez vite aux yeux de ses confrères occidentaux
comme l’un des hommes les mieux informés de
Moscou. Pour autant, les plus méfiants d’entre eux ne
manquent pas d’être étonnés par son train de vie fas-
tueux et par la liberté de mouvement dont il dispose.
Questionné sur le premier point, Victor Louis affirme
que c’est son seul travail de correspondant pour des
journaux occidentaux qui lui permet de vivre de façon

151
Les espions russes

aussi luxueuse. Car ses employeurs le paient en devises


fortes et pas en roubles. Ce qui l’autorise à pratiquer au
marché noir des opérations de change très fructueuses.
Il paraît toutefois douteux que ses seules piges aient pu
lui permettre un tel train de vie. Manifestement, Victor
Louis dispose d’autres ressources. Certaines légales et
d’autres beaucoup plus secrètes.
En dehors de son travail de journaliste, il est en effet
extrêmement entreprenant. Il sert d’abord de rabatteur
pour son épouse et le répertoire qu’elle édite. Autant
pour récolter ces précieuses adresses et ces numéros de
téléphone introuvables que pour vendre cet opuscule
dont les diplomates et les journalistes en poste à
Moscou sont très friands.
Et puis Victor Louis s’occupe aussi de théâtre.
Toujours avec son épouse, le journaliste a adapté pour
le public soviétique la fameuse comédie musicale amé-
ricaine My Fair Lady.
Quant à ses activités occultes, elles ont forcément un
lien avec le KGB. Sa datcha, où la vodka et le whisky cou-
lent à flots, et où le caviar se déguste à la petite cuiller,
fonctionne comme une sorte de piège à journalistes et
diplomates. Ces fastueuses réceptions remplissent deux
objectifs. D’une part, elles lui permettent, à lui et donc
au KGB, de recueillir de précieux renseignements et de
cultiver des liens qui vont au-delà des simples contacts
sociaux. D’autre part, à l’occasion, Victor Louis distille
lui-même à ses invités des informations que le pouvoir
entend transmettre à l’Ouest par ce biais officieux.
D’abord authentiquement vraies (toujours le souci
de ne pas entamer la crédibilité du personnage), elles le
sont de moins en moins. Mais l’opération est habile :
pour mieux faire passer une information douteuse,
Victor Louis y ajoute un tuyau garanti !

152
Victor Louis, journaliste du KGB

Il peut s’agir, par exemple, de données erronées sur


la situation économique de l’URSS ou sur la position
soviétique au sujet de tel ou tel conflit. Une façon pour
le KGB, via Victor Louis, de lancer des ballons d’essai.
Avant d’entreprendre une action, le Kremlin teste ainsi
la réaction des pays occidentaux afin de n’intervenir
qu’à coup sûr ! En toute connaissance de cause.
Ainsi en a-t-il été pour la répression du Printemps de
Prague1. Victor Louis a été le premier à informer l’Ouest
que les Soviétiques avaient décidé d’en finir avec
Dubcek au mois d’août 1968. Mais si le journaliste, à
l’instigation du KGB, a transmis cette information capi-
tale, c’était pour savoir si les Occidentaux viendraient ou
non au secours des Tchèques. Quand les Soviétiques
ont été certains que rien ne se passerait, ils ont envoyé
leurs chars à Prague !
Mais auparavant, toujours dans le souci de polir son
personnage d’homme indépendant, n’hésitant jamais à
critiquer le régime, il a dû participer à une étrange
affaire.
Dans les années 1960, un écrivain russe, Valéry
Tarsis, fait beaucoup de bruit. Et pour tout dire, en haut
lieu, ce contestataire – on ne parle pas encore de dissi-
dents – commence à agacer. Il serait facile de l’envoyer
au goulag pour se débarrasser de lui. Mais le patron du
KGB de l’époque, Iouri Andropov, imagine une autre
solution avec le concours de Victor Louis. Un plan assez
machiavélique qui consiste autant à servir l’image du
journaliste qu’à éliminer le trublion.
Ce Tarsis est non seulement un contestataire mais
c’est aussi un excité, un type véhément qui a du mal à se

1. Voir chapitre VII.

153
Les espions russes

contrôler. Andropov pense, non sans raison, que si l’on


accepte de le laisser choisir la liberté, comme on disait
à l’époque, il sera considéré à l’Ouest comme un malade
mental et non pas comme un opposant politique !
Valéry Tarsis est donc autorisé à quitter son pays.
Mais il n’est pas seul : Victor Louis l’accompagne. Les
deux Soviétiques se rendent donc à Londres où réside
la famille de l’épouse du journaliste. Tarsis est même
logé chez les parents de Jennifer. Peu après son arrivée,
l’écrivain contestataire donne une conférence de
presse. Victor Louis lui sert d’interprète.
Égal à lui-même, Tarsis fait preuve d’une violence
extrême. Pour lui, les dirigeants soviétiques sont des fas-
cistes, des esclavagistes. Victor Louis traduit fidèlement.
Peut-être même en rajoute-t-il un peu. En tout cas, les
journalistes qui assistent à cette conférence, et qui sont
loin d’être procommunistes, en concluent que l’écrivain
est un agité un peu surmené dont l’état mental requiert
des soins. Quant à Victor Louis, qui n’a pas hésité à
relayer oralement les accusations de Tarsis, il apparaît
comme un homme courageux et intrépide qui, en
raison de sa notoriété, va peu à peu devenir un journa-
liste-diplomate.

Robert Lacontre, journaliste,


ancien correspondant du Figaro à Moscou1 :
« Victor Louis, alias Vitali Loi, alias Vitali Lévine,
le “journaliste le mieux informé” de Moscou,
affirment ceux qui ne le sont pas. Depuis
quinze ans, c’est l’espion le plus connu, le plus
célèbre de l’URSS, plus exactement l’agent non

1. Le Figaro-Magazine, 1980.

154
Victor Louis, journaliste du KGB

secret du Kremlin, le numéro un des public


relations du KGB. “Si je vous disais que ce n’est
pas vrai, me croiriez-vous ? Certainement pas.
Alors, pourquoi démentir ?” a-t-il répliqué un
jour à l’un de ses accusateurs.
Le curriculum vitae de cet agent diplomatique
est plutôt chargé. On l’a repéré en Iran, quelques
mois avant la chute du Shah, en Afghanistan à
la veille de l’invasion, au Portugal juste avant la
révolution. Il a flâné au Japon, au
Mozambique. Peut-être même est-il entré clan-
destinement en Afrique du Sud. À Taïwan, il a
cherché à convaincre le fils de Chiang Kaïchek,
qui a fait ses études à Moscou et qui parle cou-
ramment le russe, de négocier avec l’URSS un
accord secret contre la Chine de Mao. En 1970,
il a même été reçu par les dirigeants espagnols.
L’année suivante, il a pris contact, en catimini,
à Tel-Aviv, avec un membre du cabinet de Golda
Meir qui a été, en 1948, le premier ambassadeur
de l’État juif à Moscou. Il s’agissait de savoir si les
Israéliens envisageaient de renouer des rela-
tions diplomatiques avec les Soviets. Il vient
régulièrement en France. Partout, on lui
accorde son visa avec la déférence qui convient
à un espion de premier choix. Son coup de
maître : sa visite sur les bords du Potomac. C’est
le vice-président Humphrey qui lui fit les hon-
neurs de la Maison-Blanche. »

Victor Louis avait un maître, un redoutable espion


qui s’appelait Ivan Agayants. Arménien, chef du dépar-
tement D du KGB, c’était un spécialiste des trucages de
toute nature.

155
Les espions russes

Le journaliste, même s’il n’était pas affilié réellement


à la centrale soviétique, a beaucoup travaillé avec cet
homme. L’une de ses premières opérations sous les
ordres de cet Arménien a consisté à essayer de piéger
Soljenitsyne.
Le KGB avait réussi à se procurer le manuscrit du
Pavillon des cancéreux, en volant un exemplaire chez
l’écrivain. Victor Louis a été chargé de le faire passer à
l’Ouest alors même qu’une revue soviétique devait le
publier en URSS.
L’objectif était clair. Il fallait montrer que Soljenitsyne
était un traître à sa patrie. D’autant que l’un des éditeurs
occidentaux choisis était une maison dirigée par des
Russes émigrés très antisoviétiques.
À partir de cet épisode, Victor Louis est devenu une
sorte de champion des manuscrits truqués ou arrangés.
Toujours à propos de Soljenitsyne, le journaliste a ainsi
diffusé une fausse interview de l’écrivain où il n’appa-
raissait pas sous son meilleur visage mais comme un
personnage pleurnichard qui cherchait avant tout à se
faire passer pour un martyr et qui regrettait le bon
temps de l’occupation nazie !
Autre exemple : peu après le passage à l’Ouest de
Svetlana Allilouïeva, la fille de Staline, Victor Louis a par-
ticipé activement à une odieuse campagne de calomnie
contre elle, en faisant circuler de fausses interviews de
ses proches et même en vendant en Europe un exem-
plaire falsifié de ses souvenirs.
Enfin, il faudrait évoquer les Mémoires de
Khrouchtchev que Victor Louis, encore lui, a introduit en
Occident. Il n’était bien sûr pas question de laisser l’an-
cien numéro un soviétique étaler ses rancœurs dans un
ouvrage publié en Occident. Les hommes du KGB ont
procédé avec une grande habileté. Ils ont d’abord enre-

156
Victor Louis, journaliste du KGB

gistré des conversations avec Khrouchtchev. Peut-être


même est-ce Victor Louis – rappelons qu’il devait sa
liberté à l’ancien dirigeant – qui l’a interviewé. Quoi qu’il
en soit, ce sont ces bandes magnétiques, soigneusement
expurgées des principales critiques que Khrouchtchev
avait formulées contre ses successeurs, que Victor Louis
a transmises à un journaliste américain de ses connais-
sances. Des spécialistes américains ayant établi qu’il
s’agissait bien de la voix de Khrouchtchev, l’authenticité
des enregistrements n’a pas été mise en doute et le livre
de Mémoires a été imprimé à partir de ces bandes tron-
quées par le KGB. Ce n’est que bien plus tard, dans les
années 1990, que le texte complet a été publié.
Victor Louis, instrument de ce département du KGB
spécialisé dans la désinformation, n’a pourtant pas
connu que des succès, tant cette méthode est un instru-
ment très difficile à maîtriser. Son premier échec se situe
à la fin des années 1960. Les relations entre Moscou et
Pékin se sont alors fortement dégradées. On a même
observé de très violents combats à la frontière sino-
russe qui ont fait un millier de morts. En outre, la Chine
traverse alors la tempête de la Révolution culturelle et
les révisionnistes soviétiques n’ont pas très bonne
presse chez les gardes rouges.
Au Kremlin, on est inquiet. D’autant plus inquiet que la
Chine est désormais une puissance nucléaire. Il est donc envi-
sagé d’inspirer une grande peur aux Chinois. Victor Louis doit
être l’instrument de cette campagne d’intimidation.
Fin 1969, il publie dans la presse occidentale une
série d’articles indiquant que Moscou, alarmé, est prêt
à intervenir militairement avant que Pékin ne soit doté
de missiles capables d’envoyer ses bombes atomiques
sur le territoire soviétique. Rien n’est exclu, pas même
une attaque nucléaire.

157
Les espions russes

C’est aussi une façon d’alerter l’Occident sur les dan-


gers que représente la Chine. Et Victor Louis de mettre
en garde contre le péril jaune qui menace son pays ainsi
que les puissances de l’Ouest. Mais le résultat escompté
n’est pas à la hauteur de ses ambitions. Bien au contraire.
Les Chinois croient vraiment à la menace soviétique.
Conséquence, ils se tournent vers les Américains. Le
renversement d’alliance est tel qu’en 1972 Richard
Nixon fera son spectaculaire voyage de Pékin !
Deuxième échec : dans les années 1970, la grande
préoccupation des dirigeants soviétiques devient l’exis-
tence des dissidents. Surtout après la signature des
accords d’Helsinki en 1975 qui prévoient en principe la
libre circulation des hommes et des idées.
En URSS et dans les pays satellites, les opposants, au
nom de ces accords, donnent de la voix et se font
connaître en Occident. Malgré la prison, les interne-
ments psychiatriques et les brimades de toute sorte, les
autorités soviétiques ont du mal à juguler le mouvement
contestataire. Et elles ont encore plus de mal à faire taire
ceux qui les soutiennent à l’Ouest.
Victor Louis s’est d’abord occupé du plus célèbre de
ces dissidents, Andreï Sakharov. Lorsque le physicien
reçoit le prix Nobel en 1976, il demande aux autorités de
pouvoir se rendre à Oslo. Moscou tergiverse, prétexte
que le physicien, qui a travaillé à l’édification de la
bombe H soviétique, ne saurait voyager à l’étranger sans
danger. Furieux, Sakharov envisage d’écrire une lettre
de protestation à destination de la presse étrangère.
Mais Victor Louis lui brûle la politesse. Il écrit dans son
quotidien préféré, Evening News, que si Sakharov a été
interdit de voyage, c’est parce qu’il est en possession de
secrets d’État. Et en aucun cas parce que c’est un dissi-
dent.

158
Victor Louis, journaliste du KGB

Un peu plus tard, le journaliste récidive dans le men-


songe. Après l’explosion d’une bombe dans le métro de
Moscou, Victor Louis, toujours dans son quotidien londo-
nien, accuse les dissidents d’être à l’origine de cet attentat.
L’objectif est limpide : il s’agit de discréditer les dissidents,
mais aussi de tester auparavant la réaction des
Occidentaux en cas de répression massive de la contesta-
tion. Mais l’affaire fait long feu tant l’accusation paraît
invraisemblable. Il n’empêche qu’elle a été publiée dans
un journal britannique important ! Et qu’elle témoigne
une fois de plus de l’influence de Victor Louis en Occident.
Quoi qu’il en soit, Moscou, constatant que l’accusa-
tion contre les dissidents n’est pas prise au sérieux,
change son fusil d’épaule. Ce sont maintenant les natio-
nalistes arméniens qui sont impliqués. Trois d’entre eux
sont arrêtés et bientôt passés par les armes. Fin de l’his-
toire. Mais il n’est pas exclu que cet attentat, qui a fait de
nombreuses victimes, n’ait pas été une provocation per-
pétrée par les organes de sécurité. Une méthode qui
sera reprise beaucoup plus tard par Poutine et ses amis1.
Notons en passant que Victor Louis n’en restera pas
là avec Sakharov. Quand le physicien et son épouse
seront relégués loin de Moscou, à Gorki, il ira les photo-
graphier et les filmer. Des images destinées à prouver à
l’opinion occidentale que le couple n’est nullement mal-
traité. Et encore un peu plus tard, en 1986, c’est encore
Victor Louis qui fera parvenir au Bild Zeitung une inter-
view de Sakharov où celui-ci, sur la foi des informations
scientifiques publiées par la presse soviétique, minimi-
sera les conséquences de la catastrophe de Tchernobyl.
Victor Louis est mort à Londres en 1992. Crise car-
diaque. Mais, dans les années qui ont précédé sa dispa-

1. Voir chapitre XVI.

159
Les espions russes

rition, le journaliste n’était plus guère actif. Sous


Gorbatchev, le KGB avait peu à peu cessé de recourir
aux mesures actives. Victor Louis ne servait donc plus à
rien. Cependant son pouvoir de nuisance a longtemps
été considérable. La preuve avec cette dernière informa-
tion assez peu connue : Victor Louis voyageait beau-
coup et rencontrait des personnages haut placés. Des
rencontres qui pouvaient aussi se révéler compromet-
tantes pour ses interlocuteurs à cause de ses liens sup-
posés avec le KGB. Ainsi, c’est à dessein que Victor Louis
a par exemple rencontré à plusieurs reprises Henry
Kissinger dans les années 1970. Résultat : pendant un
temps, le secrétaire d’État de Nixon a vraiment été soup-
çonné par la CIA, mais aussi chez nous par le SDECE,
d’être un agent des services soviétiques !

Jacques Almaric, journaliste au Monde1 :


« Malade et devenu inutile, Victor Louis avait
progressivement disparu de la scène depuis
l’arrivée de Gorbatchev au pouvoir. Sans doute
mettait-il en application ses connaissances de
l’économie de marché. Peut-être aussi travail-
lait-il à des Mémoires en forme d’autoréhabili-
tation. Plusieurs personnes se souviennent,
après tout, de l’avoir vu pleurer sur son sort
d’incompris, au petit matin et la vodka aidant,
dans les années 1960 et 1970. »

1. 1992.

160
xxxxxxxxxxx

IX
Le mystère Andropov

Qui gouverne la Russie ? Pour de nombreux spé-


cialistes et historiens, c’est incontestablement le KGB
ou plutôt son avatar d’aujourd’hui, le FSB ! Le KGB
dont Poutine a été un zélé serviteur. Le KGB qui tire
les ficelles de l’histoire russe depuis plus de trente
ans. Depuis qu’un certain Iouri Andropov s’est ins-
tallé à la Loubianka, siège redoutable et redouté de la
police politique soviétique, l’ancienne Tcheka des
premiers temps de la révolution.
Ainsi, tous les changements spectaculaires
constatés en URSS dans les années 1980, perestroïka
et glasnost, auraient été décidés dans le secret des
bureaux du KGB. Et la fin de l’empire soviétique
aurait même été programmée dans ces mêmes offi-
cines… En effet, si l’on considère objectivement la
situation de la Russie contemporaine, on constate
que des hommes de l’ex-KGB occupent les plus
hautes fonctions et ont largement profité de la manne
financière des privatisations et de la corruption1.
Andropov, l’homme qui a porté le KGB au pou-
voir, demeure un personnage mystérieux. Était-ce un
personnage libéral, ouvert aux mœurs occidentales,
qui, s’il n’était pas mort prématurément, aurait peut-

1. Voir chapitre XIII.

161
Les espions russes

être transformé l’URSS en profondeur ? Ou n’était-ce


qu’un néostalinien qui cachait son jeu ? Il est en effet
difficile d’oublier qu’Andropov, pendant les quinze
ans où il a dirigé le KGB, a traqué impitoyablement les
dissidents…
Il n’est jusqu’à sa mort qui ne pose des questions.
Mort naturelle ou assassinat ?
Khrouchtchev1 est le premier dirigeant qui a secoué
le cocotier soviétique. Après lui, il était inévitable qu’un
jour ou l’autre, le système craque. La déstalinisation por-
tait en germes la dislocation du régime même si, après
Khrouchtchev, les apparatchiks ont pris leur revanche
et imposé sous la férule de Brejnev une glaciation qui a
duré dix-huit ans. Mais une brèche avait été ouverte qui
ne demandait qu’à s’agrandir.
Iouri Andropov est certainement l’un des person-
nages les plus singuliers de l’ex-URSS. Lorsqu’il est arrivé
au pouvoir, à la mort de Brejnev, les Occidentaux ont
découvert un dirigeant soviétique atypique. Un homme
qui tranchait avec les vieillards du Politburo.
Anglophone et moderne, il était censé aimer le jazz et le
whisky, vivait de façon modeste. Sa fille, journaliste, était
mariée à un acteur d’un théâtre populaire d’avant-garde
et lui-même était connu pour ses amitiés littéraires et
artistiques. Incontestablement, Iouri Andropov, spécia-
liste en communication, avait peaufiné son image. À
destination des Soviétiques mais surtout de l’Occident !
L’objectif était d’abord de faire oublier qu’il venait de
diriger le KGB pendant près de quinze ans et que cet
homme prétendument nouveau avait suivi une carrière
parfaitement orthodoxe.

1. Voir chapitre IV.

162
Le mystère Andropov

Né au début de la Première Guerre mondiale dans


le nord du Caucase, comme son protégé Gorbatchev, il
est le fils d’un cheminot. À seize ans, le jeune Iouri tra-
vaille déjà comme ouvrier et s’engage dans les
Komsomol, les Jeunesses communistes. Il devient
ensuite batelier puis télégraphiste tout en progressant
dans l’appareil du Parti. Il a à peine vingt-cinq ans
lorsqu’il est nommé responsable d’un comité de
Komsomol et s’inscrit dans une université technique.
L’apparatchik Andropov est un jeune militant modèle
promis à grimper rapidement dans la hiérarchie.
D’autant que les purges staliniennes ont creusé de nom-
breux trous dans l’appareil. Au début des années 1950,
il est appelé à Moscou. Il est alors chargé des relations
avec les partis communistes des pays frères, ce qui lui
vaut d’être ensuite nommé conseiller d’ambassade en
Hongrie, puis ambassadeur. À ce titre, il joue un rôle
important lors des événements de Budapest en 1956. Il
y fait preuve d’un grand machiavélisme et contribue à
tromper les dirigeants hongrois1. Ce succès lui vaut
d’être promu. De retour à Moscou, il entre au secréta-
riat du Comité central où il prend la tête du départe-
ment des Affaires étrangères.
Dès cette époque, même s’il est assez peu connu de
l’opinion soviétique, Andropov est déjà un dirigeant qui
compte. En 1964, signe indubitable de son ascension, il
est appelé à prononcer le traditionnel discours annuel
d’hommage à Lénine. Khrouchtchev est encore au pou-
voir et Andropov ne se prive pas de lui envoyer des
fleurs. Il est alors rangé dans le camp des antistaliniens.
Lorsqu’en cette même année 1964 Khrouchtchev
est démis et remplacé par Brejnev qui siffle aussitôt la fin

1. Voir chapitre V.

163
Les espions russes

de la déstalinisation, Andropov, contre toute attente,


surnage. Il garde son poste au Comité central. Et, trois
ans plus tard, il est nommé patron du KGB, ce qui
prouve qu’il a donné des gages de fidélité au nouveau
pouvoir. Toutefois, il hérite d’un poste à hauts risques.
La plupart de ses prédécesseurs ont mal fini. Sous
Staline, ils ont été liquidés les uns après les autres. Et
après 1953, ils ont généralement été disgraciés. En
outre, Andropov arrive à la tête d’un KGB affaibli par la
déstalinisation. Gestionnaire du goulag, maître d’œuvre
de la répression, le premier organisme policier de l’État
a cristallisé toutes les critiques et perdu son autonomie :
désormais, il est soumis au contrôle du Parti !
Cependant, le nouveau patron du KGB est bien
décidé à redonner à ce Comité pour la sécurité de l’État
son lustre et sa puissance d’autrefois. Pour Andropov, il
s’agit clairement d’en faire un instrument de conquête
du pouvoir. Il entend remodeler complètement un
organisme dont le personnel est démotivé, et procède
à un véritable retour aux sources : dès son arrivée à la
tête du KGB, il affirme qu’il faut revenir à l’esprit tché-
kiste des débuts, tel qu’il existait sous la main de fer de
son fondateur, Dzerjinsky !
Andropov commence donc par rappeler aux
hommes qu’il commande que la mission du KGB est
d’abord de défendre le pouvoir soviétique contre tous
les dangers qui le menacent. À l’extérieur comme à l’in-
térieur.
À l’initiative d’Andropov, qui se sert de ses amitiés
dans les milieux artistiques, « une campagne bien
orchestrée est lancée dans la littérature, au cinéma et au
théâtre afin d’améliorer l’image de marque des services
de sécurité ».

164
Le mystère Andropov

Jaurès Medvedev1 :
« Avant son affectation au KGB, Andropov était
connu pour ses amitiés littéraires et artistiques.
Sa fille, Irina, s’était mariée à Alexander
Filipov, acteur au théâtre populaire d’avant-
garde Taganka, et il devint l’ami de Iouri
Lioubimov, directeur de ce théâtre, un créateur
et un acteur de talent. Ses rapports avec le
théâtre étaient discrets : il y avait sans cesse des
problèmes avec le ministère de la Culture et
autres “chiens de garde idéologiques”, et il
essaya de protéger Lioubimov. En fait, ses rela-
tions littéraires ne furent pas inutiles au KGB.
En 1970, une grande partie de la population ne
se souvenait plus des crimes commis sous
Staline et les censeurs veillaient à taire cette
information. Une campagne bien orchestrée,
visant à améliorer l’image de marque des ser-
vices de sécurité, fut lancée dans la littérature,
au cinéma et au théâtre.
Les romans policiers redevinrent un genre
populaire, et des films, des pièces de théâtre et
de grands feuilletons télévisés louèrent l’hé-
roïsme des agents secrets soviétiques pendant et
après la guerre. Lentement, l’attitude du public
commença à changer. »

Cette nouvelle politique donne assez vite des résul-


tats. Sous Andropov, le KGB connaît de nombreux
succès en matière de renseignement. Les agents sovié-
tiques se livrent à un pillage systématique des connais-
sances scientifiques occidentales et mènent d’impor-

1. Andropov au pouvoir, Flammarion, 2007.

165
Les espions russes

tantes opérations de désinformation. Mais ce sont cer-


tainement les activités intérieures du Comité qui pas-
sionnent le plus Andropov. Or il y a fort à faire ! Les pré-
rogatives du KGB sont en effet innombrables : il est
chargé de réprimer les atteintes à la sûreté de l’État, de
surveiller les frontières, d’assurer la protection des
secrets et documents confidentiels, de lutter contre le
terrorisme, la contrebande et le trafic de fausse mon-
naie, etc. Bref, il peut intervenir pratiquement dans tous
les secteurs de la société soviétique. Et justement, c’était
pour réduire ce pouvoir exorbitant que Khrouchtchev
avait décidé de porter atteinte à son indépendance. Mais
Andropov, qui mène une active politique de recrute-
ment, est bien décidé à reconquérir peu à peu l’intégra-
lité de ses attributions. Dès 1973, il obtient de recouvrer
son autonomie et d’entrer en tant que président du
KGB au Politburo, l’instance suprême de l’URSS…
Toutefois, là où Andropov innove profondément,
c’est dans le traitement de l’opposition politique. Il
engage la lutte contre les « dissidents », comme on les
appelait alors en URSS. C’est-à-dire ceux, essentielle-
ment des intellectuels, qui osent contester le pouvoir et
l’omnipuissance du Parti. Là où autrefois le système
soviétique usait de brutalité et instruisait des procès mal
ficelés, et pour tout dire assez ridicules, Andropov, lui,
utilise des méthodes plus sophistiquées. À cette fin, il
crée d’abord un nouvel outil de surveillance, le fameux
5e Département du KGB, un organisme exclusivement
chargé de combattre la dissidence idéologique en infil-
trant les groupes oppositionnels et en mettant sur pied
un gigantesque système d’écoute. Il élabore ensuite une
nouvelle théorie : le dissident n’est plus seulement
considéré comme un ennemi politique mais comme un
malade ! Un être asocial, incapable de s’intégrer dans la

166
Le mystère Andropov

vie soviétique, un anormal en un mot. Il ne sert donc à


rien de l’envoyer en prison. Il faut au contraire essayer
de le guérir dans un hôpital psychiatrique !
Le bon monsieur Andropov, ce dirigeant soviétique
occidentalisé, cultivé et ouvert, invente donc l’interne-
ment médical pour soigner les dissidents à coup d’élec-
trochocs ou d’ingestion massive de drogues. Toutefois,
ces traitements ne peuvent pas être appliqués aux dissi-
dents les plus prestigieux, tel Soljenitsyne qui embar-
rasse de plus en plus les autorités soviétiques, surtout
depuis qu’il s’est vu décerner le prix Nobel de littéra-
ture. Après avoir en vain essayé les caresses, Andropov
prend la décision de l’expulser à l’étranger et de lui
retirer sa nationalité. Reste le cas de l’autre dissident le
plus célèbre et le plus remuant, Andreï Sakharov. Un
savant qu’il est impossible d’expulser à l’Ouest, car le
père de la bombe H détient de considérables secrets
scientifiques. Pour le neutraliser, Andropov choisit l’exil
intérieur à Gorki. Un exil qui n’altère ni la santé ni la
capacité de travail de Sakharov.
Assez curieusement, pour l’opinion soviétique, cette
façon d’agir avec les dissidents a plutôt été portée au
crédit d’Andropov… Après tout, sous Staline, ces
contestataires auraient été purement et simplement
liquidés ou, au mieux, envoyés au goulag.
À l’étranger, il n’en va pas de même. Les persécu-
tions contre les dissi-dents soulèvent des vagues de pro-
testations. Le président Carter, en particulier, fait de la
question des droits de l’homme un point central dans
l’amélioration des rapports entre les deux superpuis-
sances. Une décision qui risque paradoxalement de pro-
duire des effets pervers : Andropov, devenu de fait une
sorte d’arbitre du dialogue Est-Ouest, est un person-
nage avec lequel il faut désormais compter. Dans sa stra-

167
Les espions russes

tégie de conquête du pouvoir, le maître du KGB en a


même fait un élément essentiel.
Toutefois, Andropov dispose d’une arme encore
plus puissante pour se poser en recours : la lutte contre
la corruption. Une corruption généralisée chez les
élites. Les hiérarques soviétiques vivent de façon dispen-
dieuse et bénéficient de privilèges exorbitants : datchas,
voitures de luxe, possibilité d’acheter des biens occiden-
taux dans des magasins qui leur sont réservés.
Il est d’autant plus facile à Andropov de dénoncer la
corruption des apparatchiks que lui-même vit modes-
tement. Mais il lui faut être très prudent, procéder par
étapes et surtout ne pas s’attaquer tout de suite aux
principaux dignitaires du régime.
Une première occasion lui est offerte peu après son
arrivée à la tête du KGB. Une nuit, un important respon-
sable de la région de Leningrad, un certain Tolstikov, orga-
nise une fête sur un bateau de plaisance : alcool, caviar,
jolies filles. Bientôt, passagers et membres d’équipage sont
ivres. Le bâtiment franchit la limite des eaux territoriales
soviétiques. Repéré par une vedette des gardes-côtes, il est
arraisonné et tous ses passagers sont ramenés à terre afin
d’y être interrogés. Tolstikov fait état de ses hautes fonc-
tions politiques. Malheureusement pour lui, il est
dépourvu de papiers justifiant de sa qualité. Le douanier
qui l’interroge prend la décision d’avertir la direction du
KGB. Immédiatement informé, Andropov ordonne que
Tolstikov soit relâché. Cependant, en même temps, il
adresse au douanier une lettre publique de félicitations. La
manœuvre est particulièrement habile : le patron du KGB
veut ainsi empêcher que l’affaire soit étouffée. Pour éviter
le scandale, le Kremlin est obligé de démettre le fêtard.
Andropov ne veut pas en rester là. Il est bien placé
pour savoir que le Parti communiste soviétique fonc-

168
Le mystère Andropov

tionne comme une véritable mafia. Ce que permet sa


structure pyramidale. Du haut en bas de l’échelle, on
gruge l’État en truquant les statistiques, en volant, en
recevant des pots-de-vin.
Désirant faire un exemple, Andropov s’attaque au
clan qui met en coupe réglée l’une des Républiques
soviétiques, l’Azerbaïdjan, où la corruption est encore
plus voyante qu’ailleurs. Il charge donc le chef local du
KGB, Aliyev, de nettoyer les écuries d’Augias. Le coup de
balai est spectaculaire : les plus hauts responsables de la
République sont démis de leurs fonctions. La corrup-
tion a-t-elle été éradiquée pour autant ? Ce n’est pas cer-
tain, tant le poison est imprégné depuis longtemps dans
toutes les strates de la société soviétique.
Déjà, Andropov pense à une nouvelle opération
« mains propres ». En Géorgie, cette fois-ci, où la mafia
locale est encore plus puissante qu’en Azerbaïdjan.
Dans cette République, une véritable bande armée est
installée au pouvoir. Un clan qui a fait son nid au sein des
instances du Parti et qui est bien décidé à se défendre
les armes à la main si on ose toucher à ses privilèges. Les
agents du KGB envoyés sur place par Andropov échap-
pent à plusieurs attentats et doivent se déplacer dans
des voitures blindées dont les vitres sont à l’épreuve des
balles.
La mafia géorgienne subit de nombreux coups mais
le KGB s’avère impuissant à la démanteler. Toutefois,
grâce à cette opération, le nouveau patron du PC géor-
gien, Chevardnadze, a pu constituer des dossiers suffi-
samment précis pour contrôler les mafieux et les tenir à
distance.
Quoi qu’il en soit, l’affaire géorgienne montre donc
les limites de la lutte contre la corruption. Tous ces
potentats locaux ont des antennes en haut lieu, c’est-à-

169
Les espions russes

dire au sommet de l’État, dans l’entourage direct de


Brejnev. Même Andropov, tout-puissant patron du KGB,
ne peut rompre ces liens. Et s’il obtient la révocation de
ces ripoux, il échoue à les faire passer en jugement.
Cependant, Iouri Andropov n’a pas l’intention de se
résigner ! Il joue d’abord assez finement en rendant
publiques certaines informations sur sa lutte contre la
corruption. Et, afin d’échapper à la censure que le pou-
voir brejnevien impose à la presse, il a choisi de les faire
passer à l’Ouest, grâce au célèbre journaliste Victor
Louis1 qui était en fait un agent du KGB. En opérant
ainsi, Andropov fait coup double : non seulement il
améliore son image en Occident mais il prend aussi des
garanties contre d’éventuelles mesures de rétorsion du
Kremlin. Toutefois cela ne lui suffit pas : il informe per-
sonnellement certains journalistes influents à Moscou
et leur fait savoir qu’il possède également des dossiers
compromettants sur certains hiérarques.
La suite est prévisible. Lorsque Andropov se sent
assez fort, il n’hésite pas à s’attaquer à l’entourage direct
de Leonid Brejnev et en particulier à sa fille, Galina, et
aux nombreux amis de cette dernière. Pour Andropov,
la tâche est d’autant plus aisée que le KGB étant officiel-
lement chargé de la protection de la famille du numéro
un soviétique, il n’ignore rien de la vie privée de Galina
et de ses combines !
Cette jeune femme a toujours été une source de
tracas pour son père qui s’est pourtant bien peu soucié
de la ramener à la raison. Galina, malgré un physique
ingrat, multipliait maris et amants. Sa position de fille du
numéro un soviétique n’était bien sûr pas étrangère à
ces succès amoureux. En outre, elle vivait de façon

1. Voir chapitre VIII.

170
Le mystère Andropov

somptuaire et oubliait parfois de régler ses achats.


Mariée pour la troisième fois à un certain Tchourbanov,
nommé aussitôt général et vice-ministre de l’Intérieur,
elle entretient également une liaison avec Boris
Bourïatia, surnommé « Boris le Gitan » depuis ses
débuts de chanteur au théâtre gitan de Moscou.
Naturellement, ses amours avec Galina ont eu un prodi-
gieux effet sur l’évolution de sa carrière : ce médiocre
artiste n’a pas tardé à être admis au Bolchoï. La fille de
Brejnev, entichée de spectacles de cirque, entretient
aussi des rapports très intimes avec le directeur général
du Cirque soviétique, Anatoly Kolevatov.
À la fin des années 1970, le KGB découvre que tout
ce petit monde est lié à un considérable trafic de dia-
mants et de devises. Des malversations couvertes par le
propre beau-frère de Brejnev, le général Semion
Tsvigoun, vice-président du KGB. Pour Andropov, l’oc-
casion est trop belle : cet officier supérieur est l’œil du
Kremlin au KGB, et depuis longtemps Andropov brûle
de s’en débarrasser. Il se décide donc à soulever le cou-
vercle de ce panier de crabes et parie sur le fait que
Brejnev est affaibli par la maladie et de plus en plus sou-
vent éloigné des affaires.
Cependant, le maître du KGB doit conduire la
manœuvre avec une grande habileté. Il s’abstient
d’abord de toucher directement à Galina et s’en prend
au général Tsvigoun qui, tout beau-frère de Brejnev qu’il
soit, est le plus vulnérable de la bande. Pour ne pas appa-
raître en première ligne, le patron du KGB commu-
nique son dossier à l’idéologue du Politburo, Souslov.
Celui-ci, effaré par ce qu’il découvre, convoque le
général. L’entrevue est particulièrement rude : à l’issue
de cette rencontre, Tsvigoun se suicide. Quant à
Souslov, éprouvé par cette affaire, il succombe huit jours

171
Les espions russes

plus tard d’une crise cardiaque. Encore une fois,


Andropov a fait coup double : ce membre éminent des
instances suprêmes de l’URSS était aussi un candidat
sérieux à la succession de Brejnev !
Galina Tchourbanova n’est pas inquiétée mais elle
est hospitalisée, officiellement pour une dépression
nerveuse. Son amant, Boris le Gitan, lui, est jugé et
condamné. Il meurt peu de temps après en prison. La
nouvelle ne sera ni infirmée ni confirmée.

Virginie Coulloudon1 :
« Le 17 février 1982, on arrêta à son tour
Anatoly Kolevatov, proche ami de Brejnev,
accusé de corruption aggravée. On apprit à
son procès qu’il n’accordait aux vedettes et aux
techniciens du Cirque l’autorisation de voyager
en tournée qu’en échange d’importants pots-
de-vin ou d’une collaboration dans un trafic
international de caviar et de pierres précieuses.
À la tête de l’administration centrale du Cirque,
Anatoly Kolevatov avait sous sa coupe vingt
mille employés, dont six mille entraîneurs : une
splendide source de revenus. La police déclara
que son attention avait été attirée par le fait que
des troupes de modeste qualité effectuaient fré-
quemment des tournées à l’étranger quand de
véritables vedettes ne sortaient pas du territoire
soviétique. Lors de perquisitions effectuées dans
sa datcha et son domicile principal, la police
judiciaire confisqua de nombreux objets de
valeur en provenance d’Occident et plus de un

1. La Mafia en Union soviétique, Lattès, 1990.

172
Le mystère Andropov

million de dollars en bijoux et devises étran-


gères.
Deux ans plus tard, en août 1984, le tribunal
condamna Anatoly Kolevatov à treize ans de
détention. Un an plus tard, la rumeur colportait
à Moscou qu’Anatoly Kolevatov avait succombé
en prison à un infarctus. Comme pour Bourïatia,
aucune source officielle n’est jamais venue ni
confirmer ni infirmer cette version des faits. »

Toutes ces morts, auxquelles il faut ajouter celle de


l’époux de l’infirmière particulière de Brejnev au cours
d’un mystérieux accident de voiture, semblent sus-
pectes. Mais il est certain que beaucoup de gens avaient
alors intérêt à ce que ces éminents personnages se tai-
sent. Pourtant là n’est pas l’important : la mise en cause
de l’entourage de Brejnev est essentielle dans la stra-
tégie de conquête du pouvoir de Iouri Andropov. Non
seulement parce qu’elle fragilise tout le camp Brejnev et
en particulier ceux qui peuvent prétendre à la succes-
sion, comme Constantin Tchernenko, mais aussi parce
qu’elle fait de lui le « Monsieur Propre » du régime et
donc le dirigeant le plus à même de devenir le futur
secrétaire général du Parti.
Il y a aussi le fait que la façon dont il a osé s’attaquer
à l’entourage de Brejnev a impressionné les vieillards du
Politburo. Après tout, rares sont ceux qui n’ont rien à se
reprocher et ils ne peuvent plus ignorer qu’Andropov a
les moyens de les confondre.
Deux jours à peine après la mort de Brejnev, en
novembre 1982, Iouri Andropov est intronisé. Mais il ne
se fait guère d’illusion : la tâche qui l’attend est écra-
sante. Plus qu’aucun autre hiérarque du régime, il sait
que son pays, malgré les apparences et même malgré

173
Les espions russes

son énorme potentiel militaire, se trouve dans une


situation catastrophique ! Cela fait déjà longtemps que
Iouri Andropov a compris que l’URSS ne subsisterait
qu’au prix d’une réforme radicale, ce qu’on appellera
plus tard la « perestroïka », c’est-à-dire la reconstruc-
tion… ou bien encore la « pensée nouvelle ». Andropov
est donc le véritable inventeur de la peres-troïka.
Ensuite, Gorbatchev ne fera qu’appliquer les préceptes
établis par l’ancien patron du KGB en y ajoutant quand
même la transparence, la « glasnost ».
En vérité, Andropov ne se veut réformateur que
parce qu’il est réaliste et lucide ! Déjà, avant même de
devenir le numéro un de l’URSS, il avait compris que la
meilleure façon de lutter contre la dissidence était de
moderniser et d’améliorer les performances de son
pays. De la même façon, il pense que la seule façon de
sauver le marxisme-léninisme, c’est de le débarrasser de
toutes les scories qui l’ont dénaturé au fil des années,
sans rompre avec un système qu’il désire perpétrer. Il
n’existe donc qu’une solution : adapter les structures de
l’URSS afin de les rendre enfin efficaces. Car le pays,
paralysé par l’inertie de ses dirigeants et la lourdeur de
sa bureaucratie, rongé par le laisser-aller et la gabegie,
stagne inexorablement. Andropov dispose d’un rapport
de l’Académie des sciences accablant mais jamais
publié. Les académiciens soviétiques ont effectué dans
tous les domaines des comparaisons systématiques
entre les États-Unis et l’URSS. Conclusion : partout, le
pays des Soviets est dominé ! Un seul secteur surnage,
celui du charbon-acier, le seul où l’URSS l’emporte sur
les États-Unis. Toutefois cette puissance industrielle fait
illusion : c’est une activité du passé.
Par conséquent, les réformes doivent être radicales.
Mais avec quels hommes les entreprendre ? De toute

174
Le mystère Andropov

évidence, les structures du Parti sont sclérosées. Le je-


m’en-foutisme règne à tous les niveaux. Il faut donc res-
taurer la discipline au travail et surtout rénover le per-
sonnel politique en suscitant de vrais débats au sein des
organes du Parti afin de permettre l’émergence
d’hommes nouveaux. Il s’agit d’en finir avec des élec-
tions de dirigeants faites d’avance et de donner un véri-
table coup de pied dans la fourmilière en commençant
par écarter les dirigeants communistes les plus incapa-
bles ou les plus corrompus. Une corruption qui coûte
très cher : la nomenklatura vit et s’enrichit sur le dos de
l’État.
Dans l’esprit d’Andropov, il n’est nullement question
de démocratiser ou de construire un socialisme à visage
humain comme voulaient le faire les dirigeants du
Printemps de Prague1. Il veut au contraire reconstruire
le Parti. Le fortifier. Son image de libéral est donc une fic-
tion uniquement destinée à l’exportation.
Mais en a-t-il les moyens ? Certes, Andropov peut
compter sur le soutien de l’opinion publique. Il peut
également s’appuyer sur le KGB qui lui est entièrement
dévoué et qu’il a profondément transformé en recru-
tant des hommes jeunes et entreprenants. Cependant
est-ce suffisant, tant le système est pesant ?
Dès son arrivée au Kremlin, Andropov donne un
premier signal d’importance : il s’attaque aux structures
du commerce de Moscou et frappe fort. Par dizaines,
des voleurs, vendeurs, responsables de dépôts et de
magasins sont arrêtés, condamnés et envoyés au
goulag. Même le tout-puissant patron du Gastronom,
c’est-à-dire le magasin central d’alimentation de

1. Voir chapitre VII.

175
Les espions russes

Moscou, fait partie du lot. Aucun dirigeant n’est plus à


l’abri !
Ensuite, Andropov s’intéresse à l’Ouzbékistan où la
corruption atteint des sommets. Cette République est
le grenier à coton de l’URSS. La planification soviétique
y a imposé la monoculture. Une aberration de plus car
l’Ouzbékistan ne dépend plus que de la ressource
cotonnière, « l’or blanc » comme on le nomme.
Au départ, il y a un incident banal : un chef de gare
s’aperçoit que certains wagons d’un train de coton en
provenance d’Ouzbékistan sont en réalité vides. Leurs
portes ont pourtant été plombées lors du chargement.
Que s’est-il passé ? Un vol au cours du voyage ? L’affaire
paraît tellement curieuse que le Kremlin décide d’effec-
tuer une enquête sérieuse. Deux juges antimafia sont
envoyés là-bas. L’enquête ne se déroule pas sans diffi-
cultés : à plusieurs reprises, les deux magistrats échap-
pent à des attentats et le KGB doit envoyer des équipes
pour assurer leur protection. Mais ce qu’ils vont décou-
vrir est ahurissant : la récolte de coton ne représente en
réalité que la moitié de la quantité officiellement
déclarée. L’État soviétique achète donc chaque année
du coton qui n’existe pas. L’argent de la fraude tombe
directement dans la poche des dirigeants de la
République. En outre, ces mêmes hommes touchent
des primes parce qu’ils ont apparemment respecté les
quotas fixés par le Plan ! Au total, il y en a pour des mil-
liards de roubles !
L’enquête établit que toute la caste politique de
l’Ouzbékistan est pourrie. Là-bas, tout se vend à prix
d’or ! À commencer par les postes de députés et même
les distinctions.
Grâce au travail des deux juges, la plupart des
têtes de la République sont décapitées. Une purge

176
Le mystère Andropov

incroyable : des dizaines et des dizaines de responsables


sont traduits en justice. Cependant, il est évident que les
dirigeants ouzbeks ne pouvaient pas agir tout seuls : ils
devaient forcément disposer de complicités au
Kremlin !
Au début de l’année 1984, Iouri Andropov, après
seulement quinze mois de pouvoir, s’éteint, victime
d’une maladie des reins, selon la version officielle.
Toutefois, des témoins attestent que le numéro un
soviétique n’était pas aussi malade qu’on l’a prétendu à
Moscou. Ces mêmes personnes s’étonnent que sa fin ait
été aussi rapide. Alors a-t-il été assassiné ?
Il existait en URSS, dans les laboratoires des services
secrets, d’excellents spécialistes des poisons. En particu-
lier des poisons de contact qui ne laissent aucune trace.
Si l’enquête ouzbeke était remontée jusqu’au
Kremlin, elle aurait pu embarrasser un certain nombre
de hiérarques. Jusque dans l’entourage de Iouri
Andropov. Il pouvait donc être tentant d’abréger les
jours du secrétaire général du Parti communiste qui
menaçait leurs prébendes et leur existence même !

Hélène Blanc, historienne1 :


[Après avoir rappelé que Gorbatchev, protégé de
Iouri Andropov, était responsable de l’agriculture
au sein du Comité central, elle rapporte les
propos d’un des deux juges à propos du futur
numéro un soviétique.]
« Évidemment, il s’occupait aussi du coton
ouzbek, et se rendait régulièrement (à partir de
1978) en Ouzbékistan. Aujourd’hui, plus per-

1. KGB, connexion – Le système Poutine, Hors Texte, 2004.

177
Les espions russes

sonne ne nie les énormes machinations qui


eurent lieu avec le coton en Ouzbékistan, et
rapportèrent des milliards de roubles. Nul ne
réfute désormais qu’il était impossible de ne pas
remarquer ces fraudes, tout simplement parce
que les données élémentaires ne coïncidaient
pas. Gorbatchev était-il seul à être aveugle à ce
moment-là ? »
Et plus loin, Hélène Blanc remarque :
« En 1989, Gorbatchev perd patience et claque
les portes blindées du Kremlin au nez de la jus-
tice. Dessaisis du dos-sier, les magistrats sont mis
à pied et menacés d’être jugés à leur tour pour
irrégularités dans l’enquête. Mais seul Iouri
Tchourbanov (gendre du défunt Leonid
Brejnev, privé de l’appui politique de son beau-
père) sera sacrifié et condamné à douze ans de
prison. »

178
xxxxxxxxxxx

X
Le monde de la terreur

Et si le monde était passé à côté de l’apocalypse


nucléaire sans le savoir ? À l’automne 1983, très exac-
tement. Au beau milieu de la crise des euromissiles.
Jamais autant qu’en 1983 la tension n’a été aussi
vive entre les deux super-Grands. Le président Ronald
Reagan vient d’annoncer la mise en œuvre de l’IDS,
c’est-à-dire la « guerre des étoiles », qui représente
une importante brèche dans l’équilibre de la terreur.
D’autre part, l’URSS, accusée d’avoir abattu un
Boeing 747 coréen, est l’objet d’une violente cam-
pagne d’opinion alors que l’Otan commence, après
l’échec des négociations de Genève, à installer en
Europe de l’Ouest ses premiers missiles Pershing des-
tinés à riposter à la menace virtuelle des SS-20 sovié-
tiques positionnés de l’autre côté du rideau de fer.
Enfin et surtout, au Kremlin, on se dit persuadé que
tôt ou tard, les États-Unis lanceront une attaque
nucléaire contre l’URSS. Jamais depuis la crise des
fusées de Cuba, le monde ne s’est trouvé aussi prêt du
gouffre.
Mais quelle est la part de la réalité et celle de la dés-
information ?

Une nuit de la fin septembre 1983, le bruit lugubre


d’une sirène retentit dans un bunker ultrasecret de la

179
Les espions russes

banlieue de Moscou où est installé l’état-major de pré-


vention des attaques de missiles. Cet organisme dispose
d’un réseau de satellites qui couvrent le monde entier
et particulièrement l’Amérique du Nord. Or, justement,
l’un de ces satellites vient de détecter le lancement de
cinq fusées américaines qui se dirigent vers le territoire
de l’URSS. Pour le lieutenant-colonel Petrov qui com-
mande cette nuit-là ce centre de surveillance, la
Troisième Guerre mondiale vient de commencer.
Son devoir lui commande d’avertir immédiatement
le Kremlin qui décidera presque automatiquement du
déclenchement du feu nucléaire. Toutefois, Petrov,
malgré la panique qui s’est emparée de tous les officiers
présents, hésite un instant. Certes, l’information
donnée par le satellite est précise. Mais, par expérience,
Petrov sait que ce réseau de satellites n’est pas entière-
ment fiable et se détraque fréquemment. Et puis il y a le
fait que les systèmes de surveillance au sol n’ont encore
rien détecté.
Pour le lieutenant-colonel, c’est un terrible cas de
conscience. Cet officier zélé a le sort de la planète entre
les mains. Et il n’a pas plus de quelques secondes pour
prendre une décision. Finalement, Petrov prend sur lui
et décide qu’il s’agit d’une erreur technique. Et il a eu
heureusement raison : on s’apercevra plus tard que le
satellite Cosmos a confondu le scintillement du soleil sur
un lac américain avec un tir de missiles de croisière. Sans
le sang-froid de ce lieutenant-colonel, le monde allait
tout droit à la catastrophe.
Cette anecdote est très révélatrice du climat explosif
de cette époque pas si lointaine où l’on était revenu aux
pires moments de la guerre froide.
En fait, tout a commencé en 1977 avec la décision
soviétique de déployer des SS-20, des missiles de

180
Le monde de la terreur

moyenne portée, en Europe de l’Est. Ces armes sont


alors essentiellement destinées à frapper l’Europe de
l’Ouest. En Allemagne, on est particulièrement très
inquiet : il s’agit d’une rupture de l’équilibre militaire en
Europe. Jusque-là, la RFA vivait à l’abri du parapluie de
l’Otan. Un parapluie classique, capable de résister à une
invasion des blindés soviétiques. Mais l’installation à
l’Est d’armes dotées d’ogives nucléaires change radica-
lement la situation.
Assez rapidement, sous la pression des dirigeants
ouest-allemands, l’Otan envisage de riposter en posi-
tionnant à son tour des missiles Pershing en Europe
occidentale. Toutefois, en attendant d’en venir là, il est
d’abord décidé de discuter avec l’URSS. Ce seront les
fameuses négociations SALT et START de Genève.
Entre-temps, les États-Unis changent de président.
Ronald Reagan arrive à la Maison-Blanche. D’emblée, il
affirme que l’URSS représente « l’empire du mal ». Il est
évident qu’il adoptera une politique beaucoup plus
ferme que celle de son prédécesseur Jimmy Carter.
D’autant que les Soviétiques viennent d’envahir
l’Afghanistan, fin 1979. Et que, bientôt, on assistera en
Pologne à la reprise en main du général Jaruzelski qui
décrète l’état de siège.
Toutes les conditions sont donc réunies pour durcir
les relations entre les deux Grands. Après la détente des
années 1970, une deuxième guerre froide commence.
Pourtant, 1981, qui voit Reagan devenir le nouveau loca-
taire de la Maison-Blanche, débute par une proposition
de Leonid Brejnev, le maître du Kremlin : il se dit prêt à
accepter un moratoire sur le déploiement des SS-20 et
même le gel de nouvelles installations. Mais les
Occidentaux ne peuvent répondre positivement sous
peine d’entériner la présence des missiles déjà déployés

181
Les espions russes

en Europe de l’Est. D’autant que Brejnev pose ses


conditions : ce gel n’interviendra que si l’Otan renonce
à disposer des Pershing en Europe de l’Ouest. À l’évi-
dence, c’est un marché de dupes. Les Occidentaux refu-
sent cette proposition avec la plus grande fermeté et
affirment qu’ils déploieront leurs propres missiles fin
1983.
Toutefois ce n’est pas encore la rupture. Les discus-
sions se poursuivent à Genève. Mais le climat est de plus
en plus méfiant. Car, en même temps, les États-Unis se
lancent dans une politique d’armement sans précédent.
L’objectif, on le comprendra plus tard, consiste à essouf-
fler l’URSS en la contraignant à se mettre à niveau. Les
Américains n’ignorent pas que, malgré le pillage systé-
matique d’informations scientifiques auquel se livrent
les taupes soviétiques en Occident, l’URSS est très en
retard dans les secteurs de pointe. Or l’effort militaire
américain porte essentiellement sur les technologies les
plus sophistiquées et donc les plus coûteuses. Ce sera
encore plus évident lorsque Reagan lancera son pro-
gramme d’IDS, l’Initiative de défense stratégique, que
les journalistes baptiseront abusivement la « guerre des
étoiles ».
De quoi s’agit-il ? Le président américain demande à
ses savants de mettre au point un système de défense
qui rendrait les armes nucléaires inefficaces et dépas-
sées en construisant une sorte de bouclier qui protége-
rait le territoire américain d’une attaque de missiles. Des
lasers installés sur des satellites tueurs frapperaient les
fusées soviétiques dès qu’elles auraient décollé. Et des
missiles abattraient les engins balistiques qui auraient
réussi à passer à travers les mailles du filet.
L’IDS était-elle crédible ? Ou ne s’agissait-il que d’un
bluff destiné à abuser l’URSS ?

182
Le monde de la terreur

Aux États-Unis même, beaucoup de spécialistes – à


la CIA, par exemple – doutent de l’efficacité d’un tel
bouclier et même de sa possible mise en œuvre avant
l’an 2000, terme fixé par Reagan. D’autant que ces
hommes n’imaginent pas la possibilité d’une attaque
nucléaire préventive de l’URSS.
Et Reagan ? Croyait-il lui-même à sa guerre des
étoiles ? Il ne pouvait ignorer que les Soviétiques avaient
été les pionniers en la matière en construisant des satel-
lites tueurs de satellites. Mais là n’était pas l’essentiel :
en mettant sur la table des milliards de dollars pour éla-
borer le projet de l’IDS, le président permettait au com-
plexe militaro-industriel d’accomplir de considérables
progrès en matière de recherche.
Cependant, ce programme mirifique était surtout
destiné à continuer à ruiner l’URSS dans cette coûteuse
course aux armements. La preuve en est qu’au-
jourd’hui, ce système de guerre des étoiles n’existe tou-
jours pas et que les Américains ont toujours des diffi-
cultés à frapper un missile en vol avec un autre engin.
Même s’ils viennent d’opérer récemment une spectacu-
laire démonstration en détruisant l’un de leurs satellites
grâce à une fusée. En revanche, l’IDS a clairement
contribué à affaiblir l’URSS. Ajoutons-y l’enlisement
soviétique en Afghanistan, largement suscité par les
États-Unis qui ont encouragé et armé les moudjahidin,
et nous avons les deux causes principales de l’effondre-
ment de l’empire soviétique.
Quoi qu’il en soit, bluff ou pas, ce programme ne
peut alors qu’inquiéter les Soviétiques : si les États-Unis
construisent un vrai bouclier protecteur, c’en est fini de
la dissuasion nucléaire ! D’un seul coup, dès la mise en
place de ce système, les fusées soviétiques ne servent
plus à rien. Et à Moscou, faute de l’existence d’un bou-

183
Les espions russes

clier comparable, on risque de se trouver un jour ou


l’autre sous la menace de l’arsenal nucléaire américain
sans pouvoir répliquer.
À Genève, les négociations sur les euromissiles s’en-
lisent. Aucun des camps ne veut céder. L’atmosphère de
cette difficile tractation subit le contrecoup de la des-
truction en vol du Boeing coréen, le vol Kal 007, qui a
causé la mort de trois cents personnes. Une tragédie
beaucoup moins claire qu’il n’y paraît au premier
abord : la suite de ce récit le démontrera.
En tout cas, la négociation de Genève capote en
novembre 1983. Dès le mois suivant, les premiers
Pershing arrivent en Europe de l’Ouest. Ça ne va pas
sans provoquer de sérieux remous dans l’opinion occi-
dentale. De grandes manifestations de protestations
sont organisées avec ce slogan : « Plutôt rouges que
morts ! »

Jean-Pierre Clerc et Paul Iorcète1 :


« 1983 devait être l’année de la grande querelle
des euromissiles : RFA, Grande-Bretagne, Italie,
Hollande et Belgique allaient devoir décider si,
oui ou non, elles donneraient une suite
concrète à la décision prise par l’Otan d’ac-
cueillir sur leurs territoires des Pershing en
réponse à l’installation, les années précédentes,
par l’URSS de ses fameux SS-20.
L’Union soviétique comptait visiblement beau-
coup sur une sorte de « soulèvement pacifiste »
des peuples européens pour empêcher un tel
aboutissement – tout comme en une précédente

1. « Le duel USA-URSS dans l’espace », Revue Persée, Politique


étrangère N° 1, 1987.

184
Le monde de la terreur

occasion, à la fin des années 1970, un fort cou-


rant d’opinion avait convaincu le président
américain Jimmy Carter de renoncer à la
bombe à neutrons.
En mars 1983, on pouvait penser après tout
que, les mêmes causes produisant les mêmes
effets, la mobilisation contre les Pershing aurait
pour conséquence d’obliger les gouvernements
occidentaux à renoncer au déploiement des
euromissiles. Et voici que le président améri-
cain venait compliquer à l’extrême une situa-
tion déjà passablement délicate ! Car Moscou
avait joué son va-tout, laissant clairement
entendre que l’installation des euromissiles
créerait une situation de tension comme le
monde n’en avait plus connu depuis la crise
des fusées de Cuba en 1962. Or le discours du
président Reagan remettait d’un seul coup les
choses à leur juste place : la perspective de la
guerre des étoiles était autrement plus préoccu-
pante pour Moscou. Mais comment mener de
front deux combats capitaux ? Ou alors com-
ment changer efficacement de cheval au milieu
du gué ? N’avait-on pas trop vite, trop souvent,
crié « au loup ! » Et ne serait-il pas très difficile
d’ameuter contre un projet se présentant, en
première analyse, comme purement défensif et
de toute façon fort lointain ? »

On peut se demander dans quelle mesure les paci-


fistes occidentaux n’ont pas été manipulés par Moscou.
Ce qu’exprimera à sa façon François Mitterrand lorsqu’il
constatera : « Les pacifistes sont à l’Ouest et les SS-20 à
l’Est ». Mais les services soviétiques ont été sans doute

185
Les espions russes

un peu trop prompts à revendiquer le succès de ces


manifestations contre l’installation des Pershing. Il leur
fallait se faire mousser auprès de leurs dirigeants, des
hommes qui vivaient dans un véritable climat de psy-
chose à cause du déclenchement de l’opération Ryan.
Ryan est un acronyme qui signifie en russe « attaque
de missiles nucléaires ». Depuis de longs mois déjà, au
Kremlin, on se persuade peu à peu que les États-Unis
vont déclencher tôt ou tard une attaque nucléaire
contre l’URSS. En mai 1981, au cours d’une réunion
secrète du KGB, Brejnev prend la parole et dénonce
avec une grande violence la politique belliciste de la
nouvelle administration américaine du président
Reagan. Mais c’est surtout le discours de Iouri
Andropov1, patron du KGB, qui retient l’attention des
participants. Sans doute parce qu’il est parmi les diri-
geants les mieux informés mais aussi les mieux placés
pour succéder à Brejnev déjà très malade.
Il affirme qu’à Washington, la Maison-Blanche envi-
sage très sérieusement de déclencher une attaque
nucléaire contre l’URSS. Il convient donc de recueillir le
maximum de renseignements sur les préparatifs de
cette frappe et surtout essayer de savoir quand elle aura
lieu afin d’attaquer préventivement. Pour montrer qu’il
ne s’agit nullement d’une menace fictive, le camarade
Andropov annonce que, pour la première fois de leur
existence, le KGB et le GRU, c’est-à-dire le service de
renseignement militaire, vont collaborer ensemble dans
le cadre de l’opération Ryan.
Même les plus sceptiques sont ébranlés. Certes les
spécialistes soviétiques des États-Unis doivent d’abord
penser que le patron du KGB est exagérément alar-

1. Voir chapitre IX.

186
Le monde de la terreur

miste. Mais après tout, Andropov peut disposer d’infor-


mations inédites. D’autant que le plus haut dignitaire de
l’Armée rouge, le vieux maréchal Oustinov, accrédite la
réalité de la menace qui pesait sur l’URSS.
Ryan devient donc toutes affaires cessantes la prio-
rité des priorités ! Il s’agit de mettre en place un système
de détection fiable et ultra-rapide. Toutes les résidences
du KGB, surtout celles établies dans les pays de l’Otan,
reçoivent l’ordre d’alerter leurs taupes et de chercher
des informations sur une éventuelle préparation d’une
attaque nucléaire. Le moindre détail compte : il faut
noter tout ce qui peut apparaître comme anormal et
indiquer un commencement de mobilisation. Les
agents du KGB doivent surveiller les allées et venues des
responsables militaires occidentaux, les changements
d’horaires dans les administrations et même l’évolution
des stocks de sang…
Cela se traduit par une énorme surcharge de travail
pour tous les résidents du KGB. Mais peuvent-ils renâ-
cler alors que le patron du KGB lui-même affirme croire
à cette menace nucléaire ? D’autant qu’il faut tenir
compte du contexte de la crise des euromissiles : si les
Occidentaux installent effectivement des missiles
Pershing en Europe de l’Ouest, la donne change com-
plètement. En cas d’attaque du territoire soviétique par
des engins balistiques intercontinentaux tirés à partir
des États-Unis ou de sous-marins nucléaires, une demi-
heure s’écoulerait avant que l’URSS ne soit frappée.
Mais si des fusées sont installées en Europe, ce laps de
temps se réduirait à dix minutes. Dix minutes seulement
pour détecter l’attaque, ordonner la riposte et prendre
toutes les mesures de protection pour les dirigeants et
les quelques civils qui trouveraient un abri dans les bun-
kers ou le métro de Moscou, par exemple. Ça signifie

187
Les espions russes

que tous les plans soviétiques devraient être modifiés.


Dans ces conditions, Ryan prend donc une dimen-
sion encore plus cruciale et accroît la panique des diri-
geants soviétiques qui ont maintenant l’impression
d’être acculés.
Quand Andropov s’installe au Kremlin, en novembre
1982, Ryan subit une nouvelle accélération : désormais,
les résidents du KGB doivent même noter l’heure à
laquelle on éteint la lumière dans les bureaux des admi-
nistrations anglo-saxonnes. Toute modification soudaine
des horaires peut revêtir une signification importante et
être assimilée à la préparation d’une attaque.

Christopher Andrew et Oleg Gordievski1 :


« Au début de 1983, certains services de rensei-
gnement du bloc soviétique se joignirent à
l’opération. À Londres, le soutien le plus impor-
tant vint du StB tchécoslovaque, dont le résident
confia à un collègue du KGB que c’était la pre-
mière fois que son service avait à traiter des
questions militaires. En février, les résidents
dans les capitales de pays membres de l’Otan
reçurent des directives “strictement person-
nelles” qu’ils devaient conserver dans leurs dos-
siers personnels et qui leur donnaient des pré-
cisions supplémentaires sur la menace
nucléaire occidentale et les mesures à prendre
pour l’entraver. Le déploiement des missiles
Pershing II en Allemagne fédérale à la fin de
l’année devait, affirmait inexactement le
Centre, placer les cibles russes à 4 à 6 minutes

1. Le KGB dans le monde, 1917-1990, Fayard, 1990.

188
Le monde de la terreur

de vol, ce qui ne donnait même pas aux diri-


geants soviétiques le temps de gagner leur abri
(à aucun moment les SS-20 soviétiques déjà
pointés sur l’Europe occidentale ne furent men-
tionnés dans les télégrammes du KGB). Cette
directive envoyée à Guk, le résident de Londres,
contenait des passages d’un tragi-comique
involontaire, révélant de terrifiantes lacunes
dans la façon dont le Centre voyait l’Occident
en général et la société britannique en particu-
lier. On disait en effet au résident qu’un “signe
important” des préparatifs britanniques à la
guerre nucléaire serait probablement “l’aug-
mentation des achats et la hausse du prix du
sang” dans les centres de collecte : il reçut
l’ordre de rendre compte immédiatement de
toute variation de prix (le KGB avait oublié que
les donneurs de sang étaient bénévoles). »

En même temps, comme à l’habitude, le KGB met


en œuvre un certain nombre de mesures actives,
comme on disait dans le jargon de la maison. L’objectif
recherché est d’affaiblir les deux champions du camp
occidental, le président Ronald Reagan et le Premier
ministre britannique Margaret Thatcher. Et même, si
c’est possible, de ruiner leurs espoirs de réélection.
Le premier se représentera à la présidence en
novembre 1984, la deuxième en juin 1983, lors de la
consultation législative. Tous les deux sont les plus
fermes partisans de l’installation des Pershing. Égale-
ment populaires, ils sont promis à retrouver leurs fonc-
tions sans difficultés. D’autant que la Dame de fer s’est
refait une santé grâce à la guerre des Malouines…
Malgré tout, le KGB, par l’intermédiaire d’un journaliste,

189
Les espions russes

qui est aussi un agent d’influence, essaie de monter une


campagne visant à présenter le Premier ministre britan-
nique comme une va-t-en-guerre raciste et inféodée au
grand capital. Cette mesure active n’est guère cou-
ronnée de succès, ne serait-ce que parce que les papiers
de ce journaliste très spécial ne sont guère brillants. Le
parti conservateur de Margaret Thatcher remporte haut
la main les élections.
Contre Reagan, la première mesure active mise en
œuvre à Moscou vise à discréditer l’ambassadeur améri-
cain à l’ONU, Jeane Kirkpatrick. Encore une fois, c’est un
journaliste qui est utilisé. Mais lui, sans doute à son insu :
on lui communique un dossier qui fait état des relations
privilégiées que la diplomate entretient avec les diri-
geants racistes d’Afrique du Sud et leurs services secrets.
Malheureusement pour le KGB, les documents fabri-
qués à Moscou comportent de nombreuses erreurs.
Ensuite, les services soviétiques confectionnent un autre
dossier qui démontre que la CIA se trouvant derrière
Solidarnosc, la révolte des Polonais n’est nullement
improvisée. Mais là encore, les documents sont mal
ficelés. C’est un nouvel échec. La centrale soviétique
décide alors de s’en prendre à Reagan directement.
Toujours via la presse. Le KGB inspire plusieurs articles
qui le discréditent et le présentent comme un fauteur de
guerre. Un dirigeant qui soutient tous les régimes répres-
sifs un peu partout dans le monde. Ce qui n’est pas tout
à fait faux. Toutefois, les mesures actives contre Reagan
ne produisent pas l’effet escompté.
À l’Ouest, dirigeants politiques et services de rensei-
gnement savent pertinemment que le pouvoir soviétique
est obsédé par la perspective d’une attaque nucléaire des
forces de l’Otan. Pour une excellente raison : les
Occidentaux, particulièrement les Américains, ont

190
Le monde de la terreur

contribué à créer cette obsession et l’ont savamment


entretenue !
Très peu de temps après son entrée à la Maison-
Blanche, le président Ronald Reagan initie une curieuse
série d’opérations secrètes regroupées sous le nom de
code PSYOP. Des actions psychologiques destinées à
inquiéter les Soviétiques. Dans l’esprit des Américains,
il s’agit de persuader Moscou que ses systèmes de pro-
tection et de surveil-lance sont obsolètes et que les
forces de l’Otan sont en mesure de les déjouer quand
elles le voudraient. Et là où elles le voudraient.
Toutefois, il faut en faire la preuve. PSYOP met donc en
œuvre des opérations très concrètes. À plusieurs
reprises, la marine américaine déploie des bâtiments
dans des zones sensibles sans être détectée par les
radars et les satellites soviétiques. Les navires américains
ont observé un strict silence radio et ont sans doute éga-
lement envoyé de fausses informations en direction des
radars et satellites soviétiques.
Ces exercices ont déclenché une vraie panique à
Moscou quand les militaires ont enfin réalisé que les
bâtiments de guerre américains pouvaient approcher
de leurs côtes sans être repérés. Même au niveau de
bases extrêmement secrètes. Les Soviétiques se sont
soudain rendu compte qu’ils étaient beaucoup plus vul-
nérables qu’ils ne le pensaient. C’était naturellement le
but recherché.
Au début de ces années 1980, les forces américaines
ont sciemment multiplié ce genre de démonstrations.
Des avions de combat américains simulent par exemple
des attaques contre des chasseurs soviétiques alors
qu’ils se ravitaillent en vol. Des navires de guerre s’ap-
prochent au plus près de la péninsule de Kola, là où se
trouve une des plus importantes bases militaires de

191
Les espions russes

l’URSS. Ils réussissent même à y demeurer pendant plu-


sieurs jours sans être détectés.
C’est d’ailleurs souvent dans ces régions du nord et de
l’extrême-est de l’URSS que les Américains concentrent le
maximum de leurs manœuvres psychologiques et mili-
taires. À dessein : ces territoires soviétiques fourmillent
d’installations militaires, toutes plus secrètes les unes que
les autres. S’y abrite par exemple la formidable flotte sovié-
tique du Pacifique, forte de centaines de bâtiments et sous-
marins nucléaires équipés de missiles intercontinentaux.
Ces intrusions sont autant de provocations et com-
portent des risques de confrontation directe. Pourtant
les Américains n’hésitent pas à organiser au large de ces
côtes de gigantesques manœuvres avec au moins trois
porte-avions et une quarantaine de bâtiments… Au
printemps 1983, en particulier, pas très loin de la pénin-
sule du Kamchatka et de l’île de Sakhaline, qu’on a d’ail-
leurs souvent comparée à un porte-avions et où station-
nent des centaines, peut-être même des milliers de
chasseurs et de bombardiers parmi les plus modernes
que l’URSS possède ! Une zone très sensible où a été
également implanté un centre d’expérimentation de
missiles. Or le Boeing 747 coréen survolait justement
cette région quand il a été abattu !
Alors que s’est-il passé ? Les Soviétiques, exaspérés
par les provocations américaines – qui servaient aussi à
tester les systèmes de défense et de repérage des forces
soviétiques – ont-ils voulu y mettre un terme par la
force ? Le Boeing, qui avait dévié de sa route, a-t-il été la
victime indirecte d’une bataille aérienne ? Il faut simple-
ment remarquer que sa « signature » radar ressemblait
beaucoup à celle des avions-espions américains, des
Boeing transformés, qui essayaient régulièrement de
violer l’espace aérien soviétique.

192
Le monde de la terreur

La politique de harcèlement menée par Reagan


n’était donc pas sans danger. En dehors même de la tra-
gédie du Boeing sud-coréen, elle contribue à accentuer
la paranoïa d’Andropov qui ne voit dans toutes ces
manœuvres que préludes à une attaque nucléaire mas-
sive. Elle risque donc de pousser Moscou à prendre l’ini-
tiative d’une offensive. Et, au beau milieu de l’année
1982, les Américains, à leur tour, y croient !
À cette époque, l’Union soviétique procède à une
répétition grandeur nature d’une guerre nucléaire.
D’un site proche de Baïkonour, les militaires soviétiques
lancent toute une batterie de fusées et de missiles balis-
tiques. L’alerte dure plus de sept heures et, pendant les
premières minutes, les officiers américains qui obser-
vent cet exercice, terrés dans leur bunker des
Rocheuses, pensent vraiment que la Troisième Guerre
mondiale commence. Exactement comme ce lieute-
nant-colonel soviétique qui a reçu un an plus tard la
fausse alerte en provenance d’un satellite Cosmos. Non
seulement ils ont peur mais ils s’aperçoivent à cette
occasion que les Soviétiques sont capables de détruire
un satellite en orbite. Ça signifie que dans l’hypothèse
d’une vraie guerre, ils pourraient aveugler les satellites
chargés de guider les fusées intercontinentales améri-
caines.
Pour Moscou, c’est un peu la réponse du berger à la
bergère. Mais soudain, à Washington, on réalise qu’une
guerre nucléaire n’est pas du tout impensable et que les
Soviétiques ont les capacités technologiques de lancer
une attaque préventive. À l’évidence, c’est aussi l’une
des raisons qui a poussé Ronald Reagan à rendre public
son projet de guerre des étoiles.
En peu de temps le monde est devenu encore plus
dangereux qu’on ne le soupçonne. D’autant qu’à

193
Les espions russes

Moscou, Andropov est de plus en plus obsédé par Ryan


et les faits semblent lui donner raison…
Fin 1983, c’est-à-dire quelques semaines après l’af-
faire du Boeing coréen, l’Otan procède à son tour à
une manœuvre d’envergure, nom de code Able Archer
83, c’est-à-dire en bon français : « Archer compétent
83 ». Cet exercice doit permettre aux généraux occi-
dentaux de tester leurs dispositifs d’alerte en cas de
menace nucléaire. Une sorte de répétition grandeur
nature.
Au Kremlin, c’est aussitôt le branle-bas de combat :
l’état-major soviétique est en effet persuadé que le jour
où les Américains décideront d’attaquer l’URSS, ils le
feront sous couvert de manœuvres. Or les agents du
KGB en poste dans les pays de l’Otan ont révélé toute
une série d’indices très préoccupants : une agitation
inhabituelle dans les principaux organes de commande-
ment occidentaux et des changements subits de codes
de transmission. Ou encore des modifications dans le
système de quarts des officiers. À Moscou, on croit que
le compte à rebours d’une attaque nucléaire a com-
mencé. L’opération Ryan !
Tous les spécialistes s’accordent aujourd’hui à dire
qu’on est vraiment passé très près de la guerre.
Andropov était à deux doigts d’appuyer sur le bouton
de l’arme atomique. L’Occident n’en a rien su à
l’époque. C’est un transfuge, le célèbre Oleg
Gordievsky, qui a révélé toute l’affaire lorsqu’il est passé
à l’Ouest. Les Américains ont sans doute alors compris
qu’ils avaient joué aux apprentis sorciers : il est toujours
dangereux d’exploiter la peur de l’autre !

194
Le monde de la terreur

Christopher Andrew et Oleg Gordievsky1 :


[Après avoir révélé à l’Ouest l’existence de Ryan,
ils évoquent une conférence prononcée en jan-
vier 1984, un mois avant la mort de Iouri
Andropov, par le nouveau patron du KGB, le
général Alexandrovitch Krioutchkov, pour qui
Ryan demeure la priorité absolue. Un discours
prononcé dans la meilleure des langues de bois
soviétiques !]
« Le risque d’une guerre nucléaire, a-il dit,
atteint de dangereuses proportions. Cette
menace dérive des contradictions inhérentes
au système capitaliste. Les monopoles améri-
cains aimeraient retrouver les positions per-
dues durant les dernières décennies et en
conquérir de nouvelles. Les plans du Pentagone
pour une guerre nucléaire se fondent sur l’idée
fan-tasmatique d’une domination mondiale.
La Maison-Blanche est engagée dans la prépa-
ration psychologique de la population à la
guerre nucléaire. L’approfondissement de la
crise économique et sociale dans le monde
capitaliste, avec la récession industrielle et le
chômage massif, laisse entrevoir, en particulier
aux impérialistes américains, la guerre comme
la solution de leurs difficultés. La décision des
capitalistes d’abandonner la détente pour pré-
parer une guerre nucléaire est une réaction de
classe à la consolidation des positions socia-
listes. Obtenir les copies des plans de guerre
secrets des États-Unis et de l’Otan constitue donc
la tâche prioritaire. »

1. Op. cit.

195
Les espions russes

196
xxxxxxxxxxx

XI
Les trucages de la révolution
roumaine

Ces images télévisées ont frappé l’opinion


publique internationale. Alors que le monde célébrait
les fêtes de fin d’année, on voyait soudain apparaître
sur nos écrans un couple, deux vieillards interrogés
et jugés par des magistrats invisibles. Des inquisiteurs
anonymes en face desquels les deux accusés oppo-
saient une résistance inattendue et une incontestable
dignité. Bientôt, au bout d’une petite heure, la sen-
tence tombait : deux condamnations à mort. Les exé-
cutions suivaient aussitôt. Mais sur le film, on n’assis-
tait pas à la scène. On ne voyait que sa conclusion :
deux corps gisant près d’un mur… Les cadavres de
Nicolae Ceausescu et de sa femme Elena. Et malgré le
peu de sympathie qu’inspirait ce couple de dictateurs,
on avait honte d’avoir assisté à ce simulacre de justice.
C’était à la fin du mois de décembre 1989. Le
temps fort d’une révolution qui s’est déroulée en
direct à la télévision et qui a donné lieu à un déluge
de fausses nouvelles et à une formidable opération de
désinformation. À tel point qu’aujourd’hui, on peut
légitimement se demander si cette révolution rou-
maine était réellement une révolution ou bien un
immense trucage qui n’avait pour but que de liquider
la dictature trop voyante et plus trop présentable de

197
Les espions russes

Ceausescu sans porter atteinte aux fondements


mêmes du régime communiste.

Dès le début de l’année 1989, les services secrets


occidentaux savent que les jours de Ceausescu sont
comptés.
Le dictateur vient alors tout juste de dépasser ses
soixante-dix ans. Cet ancien cordonnier a adhéré très
jeune au Parti communiste. Ce qui lui valut d’être incar-
céré au moins à deux reprises avant la Seconde Guerre
mondiale. Ensuite, il grimpe très vite les échelons. À la
faveur de la prise du pouvoir par le Parti en 1947, il
prend du galon, devient même plusieurs fois ministre
avant de succéder à la tête du Parti au numéro un rou-
main, Gheorghiu Dej.
Tout de suite, Nicolae Ceausescu se révèle être un
modéré : il fait libérer des prisonniers politiques rou-
mains et conduit une politique économique efficace,
puisque son pays connaît alors le plus fort taux de crois-
sance en Europe. En même temps, il semble prendre
ses distances avec le bloc soviétique, en particulier au
moment de la répression du Printemps de Prague1. Non
seulement il refuse d’envoyer des chars en
Tchécoslovaquie aux côtés des autres contingents des
forces du pacte de Varsovie mais il condamne l’invasion
soviétique. Dès lors, certains voient en lui un de Gaulle
de l’Est. Et beaucoup de dirigeants du camp occidental
le considèrent très favorablement.
Son flirt avec Pékin, nouvelle provocation vis-à-vis de
l’URSS, est une autre manifestation de son indépen-
dance. Au début des années 1970, le dirigeant roumain
se rend en voyage officiel en Chine populaire. Il est

1. Voir chapitre VII.

198
Les trucages de la révolution roumaine

immédiatement séduit. Cet enthousiasme aura pour la


Roumanie des conséquences très importantes et réelle-
ment catastrophiques : Ceausescu décide d’adapter à
son pays quelques-unes des recettes maoïstes. Des ini-
tiatives désastreuses, comme la destruction du vieux
Bucarest ou encore celle de nombreux villages. Le
Roumain, à l’image de Mao, veut créer un nouvel
homme. Ni rural ni urbain. Un citoyen vivant dans des
demeures collectives, tout entier attaché au service de
l’État et n’existant que par celui-ci. Une civilisation
orwellienne, en somme.
Parallèlement, Ceausescu met en place un formi-
dable système de surveillance des citoyens : la
Securitate, une police secrète, militairement très bien
équipée, toute-puissante. Rien ou presque ne lui
échappe. Elle dispose d’une nuée de mouchards dans
toutes les strates de la société : près d’un Roumain sur
quinze travaille pour la Securitate ou la renseigne. C’est
considérable !
Cela permet à Ceausescu de diriger la Roumanie
d’une poigne de fer. La presse est étroitement contrôlée
et, à l’intérieur même du Parti, Ceausescu, grâce à une
série de purges, règne en maître.
Presque naturellement, ce régime dictatorial en est
venu à développer un incroyable culte de la personna-
lité. Ceausescu se fait appeler le « Conducator », un titre
que d’autres dictateurs roumains d’extrême droite ont
utilisé avant guerre. Dans la presse ou dans les publica-
tions du Parti, ses fidèles le nomment aussi communé-
ment le « Danube de la pensée » ou encore le « Génie
des Carpates » !
Ce pouvoir sans partage s’accompagne d’un népo-
tisme éhonté. Le Conducator case la plupart des mem-
bres de sa famille, à commencer par son épouse dont il

199
Les espions russes

fait son vice-Premier ministre. Elena, ambitieuse et auto-


ritaire, s’est autoproclamée d’une façon assez ridicule
académicienne et s’est décerné un titre de docteur en
chimie. Ce qui lui permet de signer des livres scientifi-
ques écrits par d’autres.
Les Roumains ne sont pas dupes. Même si
Ceausescu a longtemps été populaire, en particulier à
cause de sa politique d’indépendance vis-à-vis de
Moscou, sa position personnelle s’est dégradée à
mesure que la vie quotidienne des citoyens est devenue
de plus en plus difficile.
La collectivisation à outrance a provoqué une catas-
trophe dans le domaine agricole. En outre, Ceausescu,
toujours dans un souci d’indépendance, s’est mis en
devoir de rembourser à tout prix, et le plus vite possible,
la dette extérieure considérable de la Roumanie. Ce qui
se traduit par un appauvrissement du pays et des restric-
tions de toutes sortes pour la population.
La pénurie alimentaire menace alors même que les
produits agricoles sont exportés en URSS. Le pouvoir
décide aussi de façon autoritaire que la température
dans les appartements ne doit pas dépasser 14° !
Dans un pays où la délation est généralisée, la popu-
lation ne peut que subir sans avoir les moyens de pro-
tester. Les rares dissidents, souvent des intellectuels,
doivent choisir entre l’exil ou la prison. Seuls les
mineurs, traditionnellement très puissants en
Roumanie, osent faire grève à la fin des années 1970.
Toutefois, en 1987, plusieurs événements démon-
trent que quelque chose est en train de changer.
Cela commence d’abord à l’occasion d’un voyage de
Gorbatchev en Roumanie. Ceausescu et l’artisan de la
perestroïka se regardent en chiens de faïence. Surtout
lorsque le numéro un soviétique plaide ouvertement

200
Les trucages de la révolution roumaine

pour une libéralisation du système roumain. Le


Conducator n’y est pas du tout prêt et le fait savoir fer-
mement à Gorby ! Cependant, Ceausescu, même s’il le
regrette, ne peut pas se passer de l’URSS dont l’éco-
nomie roumaine dépend étroitement. Perestroïka ou
pas, Moscou demeure l’indispensable grand frère.

Catherine Durandin1 :
« Ceausescu se répète dans un monde qui
change à l’Ouest et à l’Est : les mutations de l’ère
Gorbatchev lui échappent. Il demeure un stali-
nien, il ne doute pas, et la faillite de son système
est, selon lui, le fait des mauvaises volontés inté-
rieures et d’un complot extérieur. La réflexion
ouverte sur la réforme qui s’affirme depuis
1983 en Union soviétique n’a pas cours en
Roumanie. Et pourtant les réalités économi-
ques imposent une dépendance accrue à
l’égard de l’URSS. Dépendance qui débouche
sur des remontrances des Soviétiques à
l’adresse d’une Roumanie qui ne répond pas
aux attentes de son partenaire. La presse rou-
maine tait cette coopération significative de la
dépendance roumaine : comment annoncer à
une population qui souffre de la pénurie ali-
mentaire que des exportations importantes de
produits agricoles sont dirigées vers l’Union
soviétique ? Comment expliquer à une opinion
que l’on dresse à défier un Occident décadent
que la technologie occidentale est trop oné-
reuse et que les marchés occidentaux sont trop
exigeants pour absorber une production indus-

1. Histoire des Roumains, Fayard, 1995.

201
Les espions russes

trielle roumaine dont la qualité baisse faute


d’investissements technologiques ? »

À la fin de cette même année 1987, on assiste à une


véritable révolte à Brasov, une grosse ville industrielle au
nord de Bucarest. Les émeutiers protestent contre la
décision du gouvernement de procéder à un nouveau
tour de vis : restrictions sur le charbon et les salaires. Les
ouvriers, auxquels se sont joints certains cadres, pillent
quelques édifices publics et brûlent des portraits du dic-
tateur. Deux policiers sont tués.
Le Conducator envoie aussitôt l’armée. Au prix de
nombreux morts, les émeutiers sont matés. Mais cette
victoire en force laisse de profondes cicatrices. Pour la
première fois, des citoyens roumains ont osé affronter
massivement dans la rue le régime et son chef. On s’en
souviendra… Il s’agit en fait de la vraie rupture entre la
dictature communiste et la classe ouvrière !
Le troisième fait, toujours en 1987, est très curieux.
À la suite des émeutes de Brasov, un certain Sylviu
Brucan transmet un texte très critique vis-à-vis de
Ceausescu à une agence américaine. Cet homme est un
personnage qui compte. Rédacteur en chef du Parti à la
Libération, il a occupé diverses hautes fonctions avant
d’être nommé ambassadeur à Washington.
Ceausescu réagit très modérément à la publication
de ce texte critique dans un organe de presse occidental.
Pourtant, n’importe quel autre opposant aurait été
immédiatement arrêté. Or, Brucan est simplement placé
en résidence surveillée. Cela signifie que le diplomate,
homme prudent et avisé, a pris un risque très calculé…
Il a une bonne raison de le croire. Il dispose en effet d’un
puissant talisman : chaque semaine, il reçoit la visite du
correspondant permanent de l’agence Tass à Bucarest !

202
Les trucages de la révolution roumaine

Les journalistes de l’agence de presse soviétique ne


sont pas tout à fait des journalistes comme les autres. Ils
sont en quelque sorte la « voix de l’URSS » pour
reprendre une expression qui a fait florès chez nous.
Mais, souvent, ce sont aussi des agents.
Il n’est pas très difficile de décrypter cette affaire : en
envoyant toutes les semaines le correspondant de Tass
chez Brucan, Moscou entend signifier à Ceausescu :
« Cet homme est intouchable ! » Gorbatchev pro-
tège donc quasi officiellement un opposant avéré du
dictateur.
L’année suivante, Brucan, assigné à résidence, reçoit
néanmoins l’autorisation de voyager à l’étranger. Après
une étape à Moscou, cet ancien ambassadeur, qui
connaît bien l’Occident, se rend à Washington puis à
Londres. Dans ces deux capitales, il rencontre des gens
importants proches des autorités de ces pays. À chacun
de ses interlocuteurs, il explique que la coupure est telle
entre le peuple et le Conducator que la chute de celui-
ci est devenue inéluctable. Il ne va pas jusqu’à
demander qu’on l’aide à renverser Ceausescu, mais il
laisse entendre qu’un peu de compréhension ne serait
pas inutile. Bref, comme on dit communément
aujourd’hui, il conviendrait de mettre la pression sur le
dictateur roumain.
Peu de temps après, ce dernier est effectivement mis
en accusation par la commission des droits de l’homme
de l’ONU. Brucan a manifestement été entendu.
Exceptionnellement, l’URSS ne s’oppose pas à cette
mise en accusation et son représentant se contente de
s’abstenir. Le message est clair. Brucan, lors de son
voyage en Occident, n’a pas caché que Gorbatchev en
personne soutient son action. Le numéro un soviétique
a donc décidé d’en finir avec Ceausescu !

203
Les espions russes

L’information circule très vite dans les chancelleries


et les services secrets. Reste à savoir comment les
Soviétiques vont procéder pour éliminer le Conducator.
Dès la fin de l’hiver 1988-1989, Brucan, toujours lui,
allume la mèche de la bombe. Il est à peine de retour en
Roumanie que la presse occidentale fait état d’une mys-
térieuse lettre envoyée à Ceausescu par six vétérans du
Parti dont cet ancien ambassadeur. Certes, il prend un
nouveau risque mais il se sait toujours protégé par
Gorbatchev et sa tournée occidentale l’a conforté.
Brucan pense donc qu’il est désormais pratiquement
intouchable.
Nicolae Ceausescu fait le gros dos. Il n’ignore pas
qu’il est menacé. Mais il est persuadé qu’il tient encore
fermement le Parti et son bras armé, la redoutable
Securitate. D’ailleurs, fin novembre 1989, le
Conducator, lors du congrès du Parti, est réélu à l’una-
nimité secrétaire général et président de la République.
C’est-à-dire très peu de jours avant sa chute. Ce n’est pas
très étonnant : ces congrès sont des grands-messes où
tout est écrit à l’avance. En Roumanie, les délégués qui
s’y expriment parlent même en play-back, leurs discours
étant pré-enregistrés : à la tribune, ils ne font que mimer
leurs propres textes !
La cérémonie est par conséquent bien verrouillée.
Pourtant, le processus qui va conduire à l’élimination de
Ceausescu est déjà en marche.
Un commentaire auparavant : un peu partout en
Europe de l’Est, les régimes communistes viennent de
s’écrouler en même temps que le mur de Berlin. Dans
la plupart des cas, Gorbatchev a poussé à la roue1 et
tenté de placer au pouvoir des réformateurs proches de

1. Voir chapitre XII.

204
Les trucages de la révolution roumaine

lui. Conséquence, le dictateur roumain est de plus en


plus isolé au sein de cette Europe autrefois muselée par
le Kremlin.
Tout commence dans une ville proche de la fron-
tière hongroise, Timisoara. Dans la région, il existe une
forte minorité hongroise très remuante qui demande
son rattachement à la mère patrie. Un pasteur protes-
tant, Lazlo Tökes, entend symboliser cette revendica-
tion nationaliste. En octobre 1989, ce gêneur est prié par
sa hiérarchie d’aller exercer son ministère ailleurs qu’à
Timisoara. En Roumanie, comme dans d’autres pays de
l’Est, les autorités religieuses ont souvent collaboré sans
état d’âme avec les communistes. Dans ce cas précis,
c’est la Securitate qui a fait pression sur l’évêque de
Tökes. Toutefois, le pasteur refuse cet exil et s’enferme
dans son temple.
Assez étrangement, l’ecclésiastique est informé que
la police politique l’arrêtera à la mi-décembre. Le pro-
cédé est parfaitement inhabituel : dans la Roumanie de
Ceausescu, on n’est jamais prévenu à l’avance qu’on va
être arrêté ! Il y a donc eu une fuite. Une fuite délibérée
qui va mettre le feu aux poudres.
Dès le 15 décembre, les partisans du pasteur Tökes
forment une sorte de chaîne humaine autour du temple
pour faire obstacle à son arrestation. Cette manifesta-
tion est pacifique. Or, en même temps des actes de van-
dalisme sont perpétrés au centre-ville. Des déborde-
ments qui dégénèrent très vite en émeutes et en mani-
festations dirigées contre le gouvernement. L’armée
intervient. D’abord impuissante, elle finit par tirer à
balles réelles sur les manifestants.
Il y a des morts des deux côtés. Ce n’est pas le plus
important. Seul compte le retentissement donné à cette
affaire par la presse étrangère. Dans un pays bouclé sur

205
Les espions russes

ordre des autorités roumaines, les seules sources d’in-


formations sont les télévisions et les agences de presse
des pays voisins, Hongrie et Yougoslavie, relayées par les
radios, la Voix de l’Amérique ou Radio Free Europe,
elles-mêmes contrôlées par les États-Unis.
Très vite, ces organes de presse évoquent les
dizaines de milliers de morts abattus par l’armée et la
Securitate, et affirment que tout le pays serait embrasé
par les émeutes et soumis à une répression des plus
féroces. Sans guère de précautions, la presse occiden-
tale accrédite ces informations. L’exagération est inima-
ginable, le clou étant la supercherie du fameux charnier
de Timisoara, quelques cadavres extraits de la morgue
présentés comme étant les victimes de Ceausescu.

Michel Tibon Cornillot1, journaliste :


« Dénombrer les morts, les blessés, c’est là une
sinistre comptabilité ! Mais c’est aussi une des
dimensions des événements, de leur violence,
de leur impact meurtrier. La chute de
Ceausescu n’échappe donc pas à cette
recherche, d’autant plus que les chiffres des
pertes, 60 000 officiellement, sont si considéra-
bles qu’ils ont en quelque sorte tétanisé l’opi-
nion publique des pays occidentaux. Pour
réussir un tel travail d’estimation, mieux vaut
alors être sur place, mener son enquête auprès
des témoins directs, des responsables des hôpi-
taux, des médecins. Ce travail mené par nous à
Bucarest, les lundi 25 et mardi 26 décembre, a
consisté à interroger les responsables des orga-
nisations humanitaires réunis pour la plupart

1. Le Monde du 5 janvier 1990.

206
Les trucages de la révolution roumaine

à l’École française, de nombreux médecins


roumains et les responsables de l’hôpital d’ur-
gence de la ville. Pour Bucarest et ses environs,
les chiffres avancés par les représentants de ces
sources différentes convergent sur un point,
moins de 500 morts. À partir du lundi, les quel-
ques journalistes ayant mené une enquête
serrée à Timisoara ont pu se faire entendre : les
gigantesques charniers de 4 500 morts puis
7 000 morts n’existaient pas. À Brasov, ville
industrielle à 250 kilomètres au nord de la
capitale, où l’on avait annoncé de terribles
affrontements accompagnés de massacres
dans les hôpitaux, rien de cela n’a eu lieu. Sans
doute 17 morts, parmi lesquels il faut compter,
comme partout ailleurs, les cadavres des « ter-
roristes », les terribles partisans du couple
Ceausescu. C’est en tout cas la première estima-
tion fiable rapportée par une équipe de
Médecins du monde à son retour, lundi 25, de
Brasov. Les chiffres avancés par Bernard
Kouchner, 766 morts pour tous les hôpitaux de
Roumanie, 364 pour Bucarest, paraissent fia-
bles. »

La manipulation est donc patente. Il faut donner


l’impression que la dictature du Conducator se livre à de
véritables massacres pour mieux justifier l’élimination
de ce dernier.
Or le point de départ de cette manipulation, l’af-
faire du pasteur Tökes, a été montée de toutes
pièces ! La preuve ? Le 22 décembre, c’est-à-dire le
jour même où Ceausescu est déchu, cet ecclésiastique
qui a refusé de quitter sa paroisse accepte bien genti-

207
Les espions russes

ment de partir comme son évêque le lui a demandé


dès le mois d’octobre.
Le pasteur Tökes n’a donc été qu’un instrument.
Ceux qui l’ont manipulé sont les mêmes que ceux qui
ont mis en œuvre cette opération de désinformation sur
le chiffre des morts. D’après les estimations les plus fia-
bles, les combats auraient causé la mort de sept cent
soixante personnes – ce qui est déjà beaucoup – mais
on est loin des soixante mille morts annoncés.
Quoi qu’il en soit, la manœuvre a été parfaitement
concertée à partir d’un scénario écrit des mois à
l’avance. Contrairement à ce que prétendront les
hommes qui accèdent au pouvoir après la chute de
Ceausescu, la révolution n’était nullement spontanée.
Le film des événements le prouve.
Le Conducator, qui n’a pas pris la mesure réelle de la
gravité de la situation, commet une erreur fatale – c’est
d’ailleurs le seul événement que les comploteurs n’ont
pas prévu – en refusant d’annuler une visite officielle en
Iran. Dès qu’il revient à Bucarest, le 20 décembre, il se
croit capable de reprendre les choses en main. Il remet
au pas quelques fidèles qui lui ont manqué, dans
l’armée ou la Securitate. Mais il compte surtout sur son
charisme personnel. À peine rentré, le Conducator
organise le 21 décembre une gigantesque manifestation
qui doit lui permettre de reconquérir les ferveurs de la
foule.
Des cars, des camions viennent chercher les
Roumains jusque sur leur lieu de travail. Le meeting est
en somme obligatoire avec, comme à l’habitude, un
sévère encadrement de la Securitate et des applaudisse-
ments préenregistrés. La place du Comité Central est
rapidement envahie par des milliers de personnes. Les
premiers orateurs prononcent des discours sans sur-

208
Les trucages de la révolution roumaine

prise qui condamnent les événements de Timisoara,


provoqués par des éléments fascistes instrumentalisés
par l’Occident. La foule ne réagit pas. Elle attend
Ceausescu. Enfin il paraît, sa femme Elena à ses côtés. À
peine a-t-il commencé à parler que les spectateurs com-
mencent à s’agiter. Certains quittent même la place en
toute hâte. Il ne s’agit pas encore de manifestations
d’hostilité mais on a entendu dans les haut-parleurs des
cris et des crépitements d’armes automatiques. Sur la
place, les gens prennent peur. Ils ont l’impression qu’on
leur tire dessus ! Comme à Timisoara.
En réalité, c’est une bande enregistrée qui est dif-
fusée. Seuls des agents de la Securitate, maître d’œuvre
de la cérémonie, peuvent avoir pris cette initiative. La
police politique trahit donc délibérément Ceausescu. À
partir de ce moment, la fin du meeting est pitoyable. Le
Conducator est complètement dépassé et il a beau pro-
mettre des augmentations de salaires, la foule le
conspue. D’autant que surgissent soudain au milieu des
spectateurs des pancartes hostiles à Ceausescu. Du
jamais vu en Roumanie !
L’armée intervient contre les manifestants. En vain.
Ce sont les opposants qui tiennent la rue. Et d’ailleurs,
bientôt, les militaires fraternisent avec les insurgés,
grâce à une nouvelle manipulation. Le 22, c’est-à-dire au
lendemain de ce meeting raté et alors que les opposants
au régime tiennent toujours la rue, la radio roumaine
annonce le suicide du général Milea, ministre de la
Défense. Un véritable choc pour tous les officiers ! Ils ne
doutent pas un instant que c’est Ceausescu qui l’a « sui-
cidé », Ceausescu qui lui reprochait sa tiédeur face aux
manifestations.
Quelle que soit la vérité – objectivement, le crime
profite aux comploteurs qui veulent se débarrasser du

209
Les espions russes

Conducator – l’armée tout entière bascule dans le camp


des rebelles dès l’annonce de la mort de Milea.
Ceausescu, sans le soutien de l’armée et d’une partie
de la Securitate, est désormais condamné. Selon la ver-
sion officielle, il fuit. Les manifestants qui marchent le
22 décembre sur le palais présidentiel voient s’envoler
un hélicoptère blanc. À bord, il y aurait eu Nicolae
Ceausescu, sa femme Elena et leurs gardes du corps.
Mais le pilote les aurait trahis et se serait posé en pleine
campagne, obligeant les Ceausescu à faire de l’auto-
stop. Reconnus, ils auraient été arrêtés, comme Louis
XVI et Marie-Antoinette à Varennes.
Toutefois cette version semble improbable. Si
Ceausescu avait vraiment voulu s’échapper, il en aurait
eu la possibilité. Sous la menace au besoin, le pilote de
l’hélicoptère aurait pu en deux heures le transporter, lui
et son épouse, hors des frontières du pays. Il s’agit donc
là vraisemblablement d’une nouvelle fable qui ajoute à
la vilenie du personnage. La fuite apparaissant comme
un aveu, l’expression de la lâcheté.
Vient ensuite ce procès filmé et tronqué. Un procès
stalinien où les prétendus avocats de la défense sont
encore plus impitoyables que le procureur. Encore une
fois, cela ressemble à une pièce écrite à l’avance.
Et que penser du suicide de l’accusateur du procès
Ceausescu, le général Popa ? Trois mois seulement après
cette étrange révolution, en mars 1990. Pourquoi ce
général s’est-il donné la mort ? Quel remords le poursui-
vait ? Ou quel secret détenait-il ?
Une dernière question : les nouveaux dirigeants rou-
mains ont prétendu, après la fuite de Ceausescu, et
même après son procès, que ses partisans n’avaient pas
renoncé. On a même parlé de mercenaires arabes. Et il
est vrai qu’on a entendu de nombreux coups de feu

210
Les trucages de la révolution roumaine

nocturnes dans les rues de Bucarest : les « terroristes »,


comme on les appelait, étaient à l’œuvre !
Mais, dans la plupart des cas, ces snippers étaient
des simulateurs de tirs chargés de balles à blanc… Du
matériel appartenant à l’armée roumaine ! Il convenait
de persuader la population que tout danger n’était pas
écarté et qu’il fallait donc faire bloc autour des nouveaux
dirigeants.
Alors qui étaient les comploteurs ? Ces hommes qui
ont conquis le pouvoir, et qui ont été épaulés par
nombre d’autres personnages qui avaient été tous, à un
titre ou un autre, des notables du système Ceausescu.
C’étaient donc des communistes, mais des commu-
nistes devenus gorbatcheviens. Car le cerveau du com-
plot se trouvait au Kremlin ! Gorby voulait éliminer
Ceausescu à condition que le Parti demeure au pouvoir.
Ce n’est pas un hasard si les informations sur les pré-
tendus massacres ont été données par des radios
influencées par les communistes, relayées ensuite par
des radios américaines, contrôlées par la CIA.
Il est donc permis de supposer que Gorbatchev avait
passé une sorte de marché avec son homologue George
Bush… Un deal préparé par la visite de Brucan en
Occident. Les deux super-Grands étaient tout simple-
ment d’accord pour se débarrasser de Ceausescu ! Par
l’intermédiaire de la Securitate, infiltrée au moins à cin-
quante pour cent par le KGB. Cela explique pourquoi
cette police politique qui faisait si peur aux Roumains
n’a pas été épurée après la révolution.

Michel Castex, envoyé spécial de l’AFP :


[Les instigateurs de cette pseudo-révolution
avaient un objectif principal], « camoufler la
manipulation, accréditer la thèse que la révo-

211
Les espions russes

lution était spontanée, un sanglant soulève-


ment populaire et rien d’autre, avec tout ce que
cela comporte d’héroïsme ; on lavait dans le
sang vingt-cinq ans de soumission, de honteuse
collaboration. Avouez que c’est flatteur pour le
peuple roumain. Cela s’appelle rédemption.
C’est lui qui se soulève, et lui seul. Il s’agissait du
même coup d’occulter qu’il ait pu y avoir des
préparatifs et des contacts préalables, en d’au-
tres termes que cette révolution ait pu n’être pas
si transparente. »

212
xxxxxxxxxxx

XII
Une révolution de velours

« Un Biafra culturel » ! Ainsi l’écrivain communiste


Louis Aragon définit-il la Tchécoslovaquie de la fin des
années 1960, alors que les espoirs du Printemps de
Prague1 viennent d’être écrasés sous les chenilles des
chars de l’Armée rouge.
Un Biafra, parce que si l’invasion des troupes du
pacte de Varsovie ne donne pas lieu à des actions vio-
lentes, la répression qui suit est impitoyable. La « nor-
malisation », telle qu’on l’appelle hypocritement,
n’épargne aucun des acteurs du Printemps de Prague.
La purge est massive, féroce, durable. À tel point que
les historiens estiment qu’elle n’a pas d’équivalent
dans le monde communiste, à l’exception peut-être
de la Révolution culturelle chinoise.
Le pays est assommé pour de longues années.
Même les réformes entreprises en URSS par
Gorbatchev resteront longtemps sans écho dans la
société tchécoslovaque verrouillée par un Parti com-
muniste archaïque, débarrassé de ses éléments les
plus novateurs. Dubcek, par exemple, le héros de
1968, est devenu un modeste jardinier de sa ville
natale, Bratislava. Quant aux intellectuels qui essaient

1. Voir chapitre VII.

213
Les espions russes

de relever la tête, ils connaissent la prison ou sont


astreints à exercer des métiers manuels. Et beaucoup
d’entre eux choisiront l’exil.
Pourtant, après la chute du mur de Berlin, le
régime s’écroulera de façon surprenante, en seule-
ment quelques jours et pratiquement sans effusion de
sang. C’est ce qu’on a nommé la « révolution de
velours ». Une très curieuse révolution qui n’était
peut-être pas aussi spontanée qu’il y paraissait.
Une anecdote pour commencer, une histoire telle
qu’on aimait à les raconter sous le manteau dans les
anciennes démocraties populaires pour railler le sys-
tème. La scène se passe à Prague sur la célèbre place
Venceslas. Un homme vomit dans une fontaine. Un pas-
sant s’approche alors de lui et dit : « Comme je vous
comprends, monsieur ! » C’est dire à quel point la nor-
malisation entreprise par les autorités après la fin du
Printemps de Prague a dégoûté et surtout démoralisé la
population tchécoslovaque. Ce qui explique sa longue
apathie. Cela et surtout la peur suscitée par l’État poli-
cier. Les citoyens – avec raison – ont l’impression que les
mouchards sont partout. Et l’on s’apercevra après la
révolution de velours et l’ouverture des archives de la
police secrète, le StB, qu’il existait en effet des dizaines
de milliers de délateurs. Un dissident, qui occupe
aujourd’hui un poste officiel, découvrira même qu’une
femme avec laquelle il a vécu de longues années était
chargée par la police de l’espionner1.
Ces mouchards collaboraient parfois volontaire-
ment avec le StB. Mais, le plus souvent, ils y étaient
contraints. De peur de connaître la prison, ils finissaient
par céder. Un demi-million de Tchécoslovaques ont en

1. De tels exemples ont été observés en RDA, voir le chapitre XV.

214
Une révolution de velours

effet été victimes des purges. C’est pourquoi des intel-


lectuels tels que Milan Kundera ou Milos Forman ont
préféré fuir leur pays pour échapper à la censure. Tandis
que Vaclav Havel, le futur président, a choisi de rester et
de résister à l’intérieur. Cela lui coûtera très cher. Il faut
aussi souligner que si le pays a mis tant d’années avant
de se réveiller, alors même que les autres démocraties
populaires commençaient à bouger, c’est que le Parti
communiste était particulièrement fossilisé ! Les élé-
ments les plus réformistes, ceux qui avaient été à l’ori-
gine du Printemps de Prague, avaient été éliminés. Il ne
restait que les plus staliniens. Des dirigeants qui enten-
daient surtout ne rien changer.
Paradoxalement, le Parti communiste, qui avait sou-
levé l’espoir de l’édification d’un socialisme à visage
humain, était devenu l’un des plus orthodoxes ! Une
spécificité qu’il partageait d’ailleurs avec le PC français
qui s’était empressé d’oublier l’éclaircie du règne de
Waldeck-Rochet.
Toutefois, malgré cette chape de plomb qui s’était
abattue sur la Tchécoslovaquie, des dissidents ont com-
mencé à renâcler dès 1977.
Ce sont des intellectuels qui lancent la Charte 77, ce
mouvement qui plaide essentiellement pour le respect
des droits de l’homme et l’application des conclusions
de la conférence d’Helsinki sur la libre circulation des
hommes et des idées. Convention qui a été ratifiée par
le Parlement tchécoslovaque, ce qui donne des argu-
ments à ces dissidents.
Ces hommes à l’initiative de la création de la Charte
77 viennent de tous les horizons. Il s’y trouve d’anciens
communistes exclus du Parti, des catholiques, des trots-
kistes et aussi des gens qui n’ont aucune attache poli-
tique particulière. De simples opposants qui ne suppor-

215
Les espions russes

tent plus l’oppression, la censure et les brimades. Et


parmi eux, Vaclav Havel.
Le futur président est alors un écrivain et drama-
turge dont les œuvres sont systématiquement interdites
en Tchécoslovaquie dès qu’il a pris position sans ambi-
guïté contre la normalisation imposée par Moscou
après le Printemps de Prague. En 1969, on lui confisque
son passeport, et ses livres sont retirés des bibliothè-
ques publiques et des établissements scolaires, alors
que ses œuvres et ses textes sont joués et publiés avec
succès à l’Ouest. Huit ans plus tard, après la création de
la Charte 77, le pouvoir s’en prend encore plus énergi-
quement à Vaclav Havel devenu le porte-parole de ce
mouvement d’opposition. Interrogatoires, perquisi-
tions, calomnies, détention préventive, le dramaturge
est accusé de subversion. Il ne cessera plus d’être har-
celé par la police et sera emprisonné à plusieurs
reprises.
En nombre de participants, la Charte 77 ne repré-
sente pas grand- chose. Quelques centaines de mem-
bres, un millier au bout d’un an. Il en va autrement en
terme d’influence, d’autant que la répression qui frappe
les signataires ne fait que renforcer le mouvement et
accroître sa popularité parmi les milieux intellectuels.
Un événement frappe en particulier les consciences. En
mars 1977, un éminent philosophe, Jan Patocka, est
arrêté et interrogé sans ménagement. Victime d’une
crise cardiaque, il décède ensuite à l’hôpital d’une
hémorragie cérébrale.
Pourtant, ce drame n’incite pas le pouvoir à changer
de politique. Bien au contraire. Les autorités rédigent
même une anti-Charte 77, un texte dans lequel les
rédacteurs affirment leur solidarité avec le Parti,
condamnent les éléments subversifs, et invitent ferme-

216
Une révolution de velours

ment les Tchécoslovaques à apposer leur signature sur


cette anti-Charte !
Personne n’est dupe, mais la population ne bronche
pas. Et d’abord parce qu’elle est lasse. Le Printemps de
Prague avait soulevé un immense espoir. Mais c’est fini.
Peu enclins à la violence, les Tchécoslovaques sont rési-
gnés et supportent en silence.
Cependant, lorsque Gorbatchev annonce sa venue
en Tchécoslovaquie en 1987, les citoyens se remettent à
espérer. La déception est à la mesure de cet espoir. À
Prague, les dirigeants du Parti campent sur leurs posi-
tions et n’entendent pas appliquer chez eux la glasnost
et la perestroïka. Un peu plus tard, l’hebdomadaire offi-
ciel du Parti se paiera même le luxe de critiquer les
réformes de Gorbatchev qui pourraient à terme
conduire à la trahison de la cause ouvrière. Quant aux
laudateurs occidentaux de Gorbatchev, selon ce même
journal, ils ne cherchent qu’à déstabiliser et éradiquer
le socialisme.
En revanche, une autre visite a des conséquences
heureuses : à l’occasion d’un voyage officiel en
Tchécoslovaquie, le président François Mitterrand invite
ostensiblement les dissidents de la Charte 77 à l’ambas-
sade de France. Le geste est important et irrite les auto-
rités de Prague. Il contraint les dirigeants à permettre
pour la première fois depuis le Printemps de Prague une
manifestation de l’opposition. Manifestation au cours
de laquelle Vaclav Havel prend la parole. Toutefois, cette
relative mansuétude ne dure pas. Dès le mois de jan-
vier 1989, le pouvoir renoue avec ses vieilles habitudes.
L’opposition a alors décidé une semaine de manifes-
tations pour commémorer le suicide de Jan Palach, un
étudiant qui s’est immolé par le feu après le Printemps
de Prague afin de protester contre l’occupation sovié-

217
Les espions russes

tique. Vingt ans plus tard, les dissidents veulent honorer


sa mémoire. Dès le premier jour, la police intervient.
Quelques dizaines de manifestants sont arrêtés, dont
Vaclav Havel qui est condamné à plusieurs mois de
prison et ne sera mis en liberté conditionnelle qu’au
mois de mai.
Simultanément, des rumeurs d’attentats circulent
en Tchécoslovaquie. Il s’agit d’une manœuvre de la
police secrète, le StB, à seule fin de braquer la popula-
tion contre les opposants. Mais cette classique
manœuvre de désinformation ne convainc guère les
Tchécoslovaques.
Encore une fois, la contestation vient du milieu intel-
lectuel, essentiellement à cause du procès et de l’empri-
sonnement de Vaclav Havel. Au mois de mai, une péti-
tion d’artistes et d’écrivains réclame sa libération et celle
des autres dissidents. Résultat : de nouvelles arresta-
tions.
Havel, qui a purgé la moitié de sa peine, est libéré. Il
sort de prison en vainqueur. Désormais, le mouvement
est lancé. On ne pourra plus l’arrêter !

Jiri Menzel, cinéaste1 :


« Les événements de janvier ont été un choc pour
tout le monde. Dans notre histoire il n’y a pas eu
de plus grande honte que ce mois de janvier.
Même en 1968. En 1968, ce n’est pas notre gou-
vernement qui a agi, c’était une intervention
étrangère. Voyez-vous, je ne peux plus supporter
de vivre confortablement quand quelqu’un qui

1. Déclaration de septembre 1989. Jusque-là, Menzel n’a jamais


contesté publiquement le pouvoir et a même refusé de signer la
Charte 77.

218
Une révolution de velours

est plus honnête que moi doit payer en prison.


Havel n’agit pas contre l’État. C’est un type plus
progressiste, plus utile à notre république que
tous ceux qui, en leur for intérieur, sont contre
le régime mais acceptent et exploitent la situa-
tion. Havel, lui, sait exprimer ses opinions et en
supporter les conséquences. Pourquoi me faire
meilleur que je ne suis ? Moi, je me suis laissé
décourager. Je suis opportuniste, je n’aime pas
les conflits. C’est en cela qu’il est plus honnête
que moi. »

Au cours du premier semestre 1989, l’Europe de


l’Est commence à bouger. Signe important, alors que
Vaclav Havel est encore en prison, le Premier ministre
polonais, Rakowski, assiste à Varsovie à la représentation
d’une pièce du dramaturge. Un véritable affront pour les
autorités tchécoslovaques. Ailleurs, en Hongrie, le pou-
voir communiste autorise une manifestation en faveur
de Vaclav Havel, tandis qu’à Moscou, des intellectuels
lancent un appel pour sa libération.
Cependant, à Prague, on reste inflexible. Après avoir
brièvement soufflé le chaud en libérant l’écrivain, les
dirigeants communistes soufflent à nouveau le froid. Au
mois d’août, quelques semaines après le massacre de la
place de Tienanmen, la presse officielle laisse entendre
que le gouvernement pourrait bien s’inspirer des
Chinois pour mater les dissidents.
La menace est prise au sérieux : Havel, qui sera d’ail-
leurs critiqué par certains de ses amis, appelle les
Tchécoslovaques à demeurer calmes. Il craint une pro-
vocation qui déboucherait sur une répression féroce.

219
Les espions russes

François Fejtö1 :
« Havel estimait que le processus de réforme
dans son pays serait beaucoup plus lent et com-
pliqué que par exemple en Hongrie, vu que les
épurations pratiquées au sein du PC après la
défaite du Printemps de Prague n’ont laissé en
position d’influence que très peu d’esprits rai-
sonnables et réformistes. “Je suis convaincu, dit
Havel, que le système communiste totalitaire est
en crise. Ce que nous percevons, ce sont les
symptômes de la naissance d’un nouveau sys-
tème, plus démocratique. Je ne sais pas quel
type de système ce sera. En tout cas, il n’y aura
pas de retour au passé. Mais selon toute appa-
rence, ce sera différent d’une démocratie par-
lementaire normale 2. La Tchécoslovaquie,
ajoutait-il, sera le lieu où le monde commu-
niste devra démontrer s’il est réformable.” On
voit donc que, cinq mois à peine avant l’effon-
drement du système, Vaclav Havel n’était tou-
jours pas très loin, pour employer un terme
courant du vocabulaire politique italien, de
l’améliorationnisme de 1968. »

Mais en même temps, d’autres signaux viennent des


pays frères. Un peu partout, sauf à Prague bien sûr, des
dirigeants communistes procèdent à une véritable auto-
critique à propos de l’intervention des troupes du pacte
de Varsovie en Tchécoslovaquie en 1968.
Mais c’est le Kremlin qui donne le la et orchestre
cette campagne d’autocritique.

1. La Fin des démocraties populaires, Le Seuil, 1992.


2. Interview de 1989, donnée à Radio Free Europe.

220
Une révolution de velours

Le 21 août 1989, vingt et unième anniversaire de la


répression du Printemps de Prague, est une date que les
autorités tchécoslovaques redoutent particulièrement.
Dès l’aube, la capitale tchèque est en état de siège,
tandis que les principaux dissidents, privés de télé-
phone, sont assignés à résidence ou même invités à aller
à la campagne. Cela n’empêche pas quelques jeunes,
auxquels se mêlent des Hongrois et des Polonais, de se
rendre place Venceslas pour manifester leur hostilité au
régime.
La réaction du pouvoir est sans surprise : il sort les
matraques. Quelques centaines de jeunes gens sont
arrêtés. Certes, aucune démonstration de masse n’a eu
lieu. Mais la preuve est faite que les menaces sont
impuissantes à juguler la contestation.
Les dissidents tchécoslovaques, qui ont toujours uti-
lisé très habilement les dates clés de leur histoire pour
manifester leur mécontentement, attendent désormais
le 28 octobre, c’est-à-dire le soixante et onzième anni-
versaire de la proclamation de la République.
Auparavant, un autre événement trouble les
Tchécoslovaques, l’exode des Allemands de l’Est. Des
femmes et des hommes qui fuient le régime commu-
niste et entendent passer par la Tchécoslovaquie pour
rejoindre la République fédérale. Le spectacle de ces
Allemands de l’Est refoulés par les miliciens à coups de
matraque, alors qu’ils s’agglutinent autour de l’ambas-
sade de la RFA, heurte les Tchécoslovaques. Finalement,
les autorités, débordées, acceptent que ces citoyens de
la RDA traversent le rideau de fer !
La reculade du pouvoir est manifeste et annonce les
premiers craque-ments !
Pour les dissidents, l’anniversaire de la proclamation
de la République sera donc un nouveau test. Une fois

221
Les espions russes

encore, les autorités prennent un luxe de précautions


et des contestaires sont préalablement incarcérés.
Malgré tout, des Praguois descendent dans la rue : le
scénario du 21 août se reproduit. Les manifestants ne
sont pas très nombreux mais ils osent défier le pouvoir
et se préparent déjà pour le prochain anniversaire, la
commémoration de la mort d’un étudiant tué en
novembre 1939 par les nazis alors qu’il manifestait
contre l’occupant.
La date est particulièrement symbolique et fait d’ail-
leurs l’objet chaque année d’une commémoration offi-
cielle. Il est donc difficile d’interdire aux gens de parti-
ciper à cette cérémonie.
La manifestation est autorisée mais les dissidents
comptent bien lui donner un autre sens en effectuant
un parallèle entre l’occupation nazie et l’occupation
communiste. Le 17 novembre, de nombreux étudiants
et lycéens sont prêts à descendre dans la rue.
Cependant, on observe préalablement des faits très
curieux. Si Dubcek, qui voulait participer à la manifesta-
tion, a été discrètement reconduit à Bratislava, les auto-
rités font par ailleurs preuve d’étranges négligences qui
ne doivent rien au hasard.
Mais le contexte international a joué : quelques jours
auparavant, le mur de Berlin est tombé. Un véritable
séisme pour le monde communiste qui aurait dû
pousser les dirigeants tchécoslovaques à redoubler de
vigilance. Or, ce 17 novembre 1989, les principaux hié-
rarques du pays, tel le ministre de l’Intérieur et le chef
du Parti communiste, Milos Jakes, sont partis tranquille-
ment à la campagne. Seuls restent à Prague le vice-
ministre de l’Intérieur, le responsable du Parti dans la
capitale et surtout le chef du StB, la police secrète, le
général Aloïs Lorenc.

222
Une révolution de velours

Jusqu’à 17 heures, la manifestation est bon enfant.


Mais soudain, des slogans politiques fusent. Ils sont
essentiellement hostiles au pouvoir communiste. Les
manifestants réclament aussi la tenue d’élections libres.
La police laisse faire : tout se passe comme si ses respon-
sables avaient reçu l’ordre de ne pas intervenir. Au
moins dans un premier temps, car bientôt elle fera
preuve d’une violence inouïe.
Autre fait bizarre : les manifestants sont autorisés à
gagner la place Venceslas, haut-lieu de la contestation.
Là encore, les policiers sont en mesure de s’y opposer
mais ils restent passifs.
Tout au long de son parcours, la manifestation reçoit
de nombreux renforts. Des passants, des voyageurs ins-
tallés dans les trams se joignent au cortège. Le succès est
incontestable : lorsque le défilé atteint la place
Venceslas, ils sont au moins cinquante mille. Les forces
de l’ordre n’ont toujours pas bougé.
Quand le chef du Parti pour Prague s’inquiète et télé-
phone au général Lorenc, le chef de la police secrète,
celui-ci le rassure. D’ailleurs, il a mieux à faire que de
s’occuper de la manifestation car il doit dîner avec le
général Grouchko, un Soviétique qui est le numéro
deux du KGB.
Au début de la soirée, les manifestants applaudis de
toutes parts, peuvent estimer avoir gagné. Quant à
Vaclav Havel, il se trouve lui aussi à la campagne. Le dra-
maturge, qui jouit d’une santé fragile que ses séjours en
prison ont aggravée, est parti se reposer. Mais le porte-
parole de la Charte 77 a peut-être sous-estimé l’impor-
tance de la mobilisation. Quoi qu’il en soit, il ne tardera
pas à revenir très vite à Prague.
Enivrés par leur succès, les manifestants n’ont pas
prêté suffisamment garde aux manœuvres d’encercle-

223
Les espions russes

ment de la police ni même à la présence de bérets


rouges parmi les forces de l’ordre.
Soudain, vers 20 heures 30, après deux sommations,
la police charge. Les parachutistes en particulier se
déchaînent. Les manifestants sont frappés sans ména-
gement, roués de coups, piétinés. Des journalistes occi-
dentaux sont eux aussi pris à partie. On relève plus de
cinq cents blessés, dont des enfants. Et brusquement, la
rumeur enfle : un manifestant aurait été tué ! Un certain
Martin Smid ! Des manifestants affirment avoir vu un
homme inanimé emmené sur une civière. La propre
petite amie de cet homme témoigne : elle a vu Martin
roué de coups, le visage en sang. Son compagnon ne
s’est pas relevé, il est vraisemblablement mort. Il n’y a
donc plus guère de doute. Le sang a vraiment coulé. Les
conséquences seront considérables !
Une observation d’abord : Martin Smid, c’est à peu
près l’équivalent en France de Jean Dupont, un prénom
et un patronyme très répandus. Deuxième point, à
propos du témoignage de la petite amie, une certaine
Drahumil Drazka. Après la manifestation, cette jeune
femme est allée directement trouver des dissidents très
proches de Vaclav Havel. En parti- culier un journaliste
qui a créé une agence de presse indépendante.
De façon curieuse, elle refuse par exemple de
fournir les coordonnées des parents de son ami. Elle
affirme en effet qu’elle a promis de préserver leur inti-
mité.
En tout cas, à l’annonce de la mort de Martin Smid,
la colère est immense, dévastatrice, dans un pays où la
violence est pourtant quasi inconnue. Dès le
19 novembre, deux jours après la manifestation, toutes
les organisations dissidentes se rassemblent et créent
un Forum civique avec Vaclav Havel comme leader. Ce

224
Une révolution de velours

jour-là qui est un dimanche, des milliers, des dizaines de


milliers de Tchécoslovaques descendent spontanément
dans la rue. On voit même des gens déposer des bou-
gies sur les trottoirs, en mémoire de Martin Smid.
Les forces de l’ordre semblent incapables de réagir
alors même que dans la rue les policiers se font traiter
d’assassins ! Devant l’émotion soulevée, les autorités
publient en toute hâte un communiqué qui affirme qu’il
n’y a pas eu de mort. Ce texte est relayé par haut-par-
leurs dans les rues de la capitale. Bien évidemment, per-
sonne n’accorde foi à ce communiqué, tant les Praguois
semblent habitués aux mensonges du pouvoir.
Cependant, pour une fois, le pouvoir a raison. Il n’y
a jamais eu de mort !
Le pseudo Martin Smid n’a jamais existé ! C’est un
lieutenant du StB, la police secrète, qui a joué le rôle du
mort sur la civière. Quant à sa petite amie, Drahumil, on
apprendra qu’il s’agit d’une informatrice de la police
secrète qui la tient et la manipule en raison de sa toxico-
manie.
L’affaire a donc été entièrement montée par le StB.
Mais pourquoi ? Avant de répondre, voyons la suite des
événements.
Malgré les dénégations des autorités, les
Tchécoslovaques n’entendent pas en rester là ! Ils sont
désormais maîtres de la rue et le pouvoir est peu à peu
condamné à l’impuissance. Le point d’orgue a lieu le
24 novembre. Une véritable marée humaine envahit la
place Venceslas. Et soudain, au balcon du journal socia-
liste Svobodne Slovo rallié à l’opposition, un homme
apparaît, Alexandre Dubcek. Curieusement, l’homme
semble ne pas avoir changé depuis les journées drama-
tiques de l’été 68. L’air grave, un peu compassé, toujours
vêtu aussi modestement. Mais d’un seul coup son visage

225
Les espions russes

s’éclaire lorsqu’il découvre la foule au-dessous de lui. Il


dit alors à peu près ceci : « Je suis heureux et je vous
aime. » Il est follement applaudi. Puis Vaclav Havel le
rejoint sur le balcon et les Praguois célèbrent leurs
héros.
Malgré ce grand moment d’émotion, les deux
hommes ne sont pas sur la même ligne. On en a la
preuve un peu plus tard au cours de cette même
journée lorsque, toujours ensemble, ils donnent une
conférence de presse au QG de la révolution, un théâtre
qui porte le joli nom de Lanterne magique. Dubcek est
resté l’homme du Printemps de Prague, le dirigeant
communiste qui voulait humaniser le socialisme. Fidèle
à lui-même, il pense toujours qu’on peut améliorer le
communisme. Et il regarde clairement en direction de
Gorbatchev. Vaclav Havel, lui, affirme sans ambiguïté
que le système communiste a vécu. L’avenir, c’est dés-
ormais l’Europe et l’économie de marché.
Pour autant, il n’y a pas rupture entre les deux
hommes et, un peu plus tard, Dubcek sera élu président
de la Diète1.
Ce même soir du 24 novembre, la télévision
annonce la démission en bloc du Politburo du PC. Mais
ce n’est pas encore tout à fait la fin du régime. Les com-
munistes s’accrochent. De nouveaux dirigeants sont
élus alors que la pression de la rue ne faiblit pas, bien au
contraire.
Peu à peu le système s’effiloche. Les communistes
ont beau accorder de plus en plus de concessions à l’op-
position, il est évident qu’ils ne pourront plus reprendre
la main. Au début du mois de décembre, un gouverne-

1. Alexandre Dubcek mourra prématurément dans un accident


de voiture en 1992.

226
Une révolution de velours

ment à majorité non-communiste est constitué et


annonce aussitôt la tenue d’élections libres, tandis que
le président de la République, Gustav Husak, démis-
sionne. L’homme qui a incarné la fin du Printemps de
Prague baisse donc les bras : le symbole est fort. À la fin
de ce même mois, Vaclav Havel le remplace à la tête de
l’État.
La révolution de velours est donc terminée mais le
pays n’en a pas fini avec son passé communiste. Car il lui
faudra aussi épurer. Et comme dans toutes les autres
démocraties populaires, ça n’ira pas sans provoquer de
nombreuses difficultés et de douloureux problèmes
humains.
Suffisait-il par exemple d’avoir son nom dans les
fichiers de la police secrète pour être considéré comme
un mouchard ? Certains citoyens y figuraient sans le
savoir. On assistera aussi à la scission de la
Tchécoslovaquie. Une partition voulue par les nouveaux
dirigeants – à l’exception notable de Vaclav Havel – mais
qui n’a guère enthousiasmé les populations.
Quoi qu’il en soit, cette triomphante révolution de
velours n’était pas aussi spontanée qu’il y paraissait. En
fait, une nouvelle fois, l’initiative est partie de Moscou.
Alors que dans les autres démocraties populaires, peres-
troïka et glasnost produisaient leurs effets, la
Tchécoslovaquie restait à la traîne. Pire même, les diri-
geants communistes s’arc-boutaient pour rester au pou-
voir et refusaient toute démocratisation.
Pour Gorbatchev, c’était inacceptable. Sans évolu-
tion, le pays était condamné un jour ou l’autre à
connaître une révolution brutale qui l’aurait précipité
dans le camp occidental. Le Kremlin a donc décidé d’ac-
compagner le mouvement afin de continuer à tirer les
ficelles.

227
Les espions russes

Moscou a pris contact dès la fin de l’année 1988 avec


des membres réformateurs du Parti communiste
tchèque. Mais pas seulement. Des dissidents, ayant par-
ticipé au Printemps de Prague, ont été eux aussi solli-
cités. Et c’est ainsi qu’a été élaboré le scénario qui devait
aboutir au départ des dirigeants staliniens au pouvoir.
Mais au Kremlin on n’imaginait certainement pas
que les choses iraient aussi loin. En fait, Gorbatchev et
les siens espéraient rééditer l’expérience du Printemps
de Prague. Dans cet esprit, ils misaient sur un ex-com-
pagnon de Dubcek, Zdenek Mlynar. Un homme qui
avait été l’idéologue du Printemps de Prague et avait
trouvé refuge en Autriche où il était devenu professeur.
Cependant, auparavant, il fallait provoquer un choc
dans l’opinion publique. La répression violente et le faux
mort de la manifestation du 17 novembre n’avaient pas
d’autre objectif !
Ce soir-là, le général Lorenc, chef du StB, qui est en
charge de la sécurité publique, dîne avec Grouchko, le
numéro deux du KGB. Mais avant de se mettre à table,
il a mis au point la manipulation du faux mort. Quant à
l’absence de tous ces dirigeants partis à la campagne, il
ne fait nul doute qu’on avait dû trouver des moyens
convaincants pour les éloigner de la capitale.
Seulement, les comploteurs ont été dépassés par
l’ampleur du mouvement de protestation qui a suivi.
Lorsque les réformateurs ont essayé de reprendre les
choses en main, il était trop tard.
Le professer Mlynar est pourtant bien arrivé à
Prague. L’ambassade tchécoslovaque en Autriche a
même mis une voiture à sa disposition afin qu’il rejoigne
son pays au plus vite. Mais il était trop tard, les jeux
étaient faits et la fiction du faux mort avait trop bien
réussi.

228
Une révolution de velours

Cependant, contrairement à ce qui s’était passé en


Roumanie (les faux morts de Timisoara1) et qui avait
permis aux communistes de Bucarest de rester au pou-
voir, le scénario gorbatchévien, si parfait qu’il ait été, a
échoué : le Parti communiste a été mis hors jeu. C’est
sans doute qu’au Kremlin, on connaissait bien mal la
Tchécoslovaquie qui avait derrière elle une longue tra-
dition démocratique !

Vaclav Havel, nouveau président de la


République2 :
« Il ne serait pas raisonnable de considérer le
triste héritage des dernières quarante années
comme quelque chose d’étranger légué par un
parent lointain. Nous devons au contraire
accepter cet héritage comme quelque chose que
nous avons nous-mêmes commis contre nous.
Si nous le prenons ainsi, nous comprendrons
qu’il dépend de nous tous d’en faire quelque
chose. Nous ne pouvons pas faire porter la res-
ponsabilité de tout cela sur les gouvernants pré-
cédents, non seulement parce que cela ne
répondrait pas à la vérité, mais encore parce
que cela affaiblirait le devoir qui se pose
aujourd’hui à chacun de nous, le devoir d’agir
indépendamment, librement, raisonnable-
ment et vite. Détrompons-nous : le meilleur
gouvernement, le meilleur Parlement et le meil-
leur président ne peuvent pas, à eux seuls, faire
grand-chose. Et ce serait très injuste d’attendre

1. Voir chapitre XI.


2. Allocution prononcée le 1er janvier 1990.

229
Les espions russes

la solution d’eux seulement. La liberté et la


démocratie, cela signifie la participation et la
responsabilité de tous. »

230
xxxxxxxxxxx

XIII
Le trésor du PC

Début mars 2007 : Ivan Safronov, journaliste du


quotidien russe indépendant Kommersant, regagne
son appartement moscovite, sacs de provision à la
main. Quelques minutes après, une fenêtre s’ouvre
au quatrième étage de l’immeuble. Un instant plus
tard, le corps du journaliste s’écrase sur le trottoir.
Très vite, les policiers évoquent la thèse du sui-
cide. Une version immédiatement contestée par tous
les proches de Safronov : le journaliste, âgé d’une cin-
quantaine d’années, n’avait aucun souci d’ordre
privé. Et puis fait-on ses courses avant de se suicider ?
Non, pour la plupart des gens qui connaissaient
Safronov, il est quasi certain que le journaliste a été
défenestré. Assassiné, donc ! Mais c’est pourtant sans
illusion que le Kommersant écrit le lendemain : « Il
est peu probable que l’enquête officielle apporte un
résultat. »
Le pessimisme résigné du quotidien s’explique
aisément : il existe plusieurs précédents dont celui de
la célèbre journaliste Anna Politkovskaïa. Des assassi-
nats qui n’ont jamais été élucidés et qui ont même été
si fréquents qu’une organisation internationale spé-
cialisée a constaté que la Russie est, tout juste derrière
l’Irak, le pays où l’on compte le plus grand nombre
de journalistes morts en exerçant leur métier. Des

231
Les espions russes

femmes, des hommes qui ont été manifestement trop


curieux et qui ont cherché par exemple à percer quel-
ques-uns des mystères du Kremlin.
Mais le journalisme n’est pas la seule catégorie
professionnelle russe à avoir subi les coups des tueurs
professionnels. Des banquiers, des hommes d’af-
faires, des politiciens sont aussi tombés par dizaines.
Assassinats politiques ? Ou mafieux ? Ou les deux à la
fois ? Et ont-ils un rapport avec l’étrange disparition,
au moment où l’URSS s’effondrait, de ce que l’on a
appelé le « trésor du Parti communiste » ?

Safronov n’était pas tout à fait un journaliste ordi-


naire. Ce quinquagénaire était un ancien officier supé-
rieur. Comme il avait gardé de nombreux contacts
dans l’armée, il s’était spécialisé dans les questions
militaires. Un domaine sensible. En Russie comme ail-
leurs, le complexe militaro-industriel n’aime guère les
curieux. Or Safronov, semble-t-il, enquêtait sur les des-
sous d’importants contrats militaires passés avec la
Syrie et l’Iran. Des ventes d’avions ultramodernes et de
batteries anti-missiles. Naturellement, étant donné le
contexte international, ces contrats avaient fait l’objet
de négociations très discrètes directement traitées au
Kremlin.
Selon ses amis, le journaliste avait quand même
réussi à obtenir de précieux détails sur ces contrats. Des
informations si dérangeantes qu’elles risquaient même
de provoquer un scandale international si elles étaient
rendues publiques.
Le FSB, le service héritier du KGB, a-t-il eu connais-
sance de ces fuites ? En tout cas, toujours d’après ses
proches, le journaliste avait été mis en garde et avait
récemment reçu des menaces.

232
Le trésor du PC

Alors Safronov a-t-il été défenestré par des hommes


de main au service du FSB ? Ce n’est nullement exclu.
Même si la curieuse épidémie de défenestrations que
connut la Russie dans les années 1990 n’a peut-être pas
nécessité l’utilisation de violences physiques. Il existe en
effet des drogues très subtiles qui agissent directement
sur la personnalité du sujet et peuvent susciter des bouf-
fées suicidaires. Le FSB a non seulement hérité des com-
pétences du KGB en matière de contre-espionnage
mais aussi de quelques-uns de ses secrets les mieux
gardés : son expérience en matière de poisons en parti-
culier !
Sous ses alias précédents, Tcheka, NKVD, Guépéou,
le KGB a toujours été au centre de la vie soviétique dans
la mesure où il concourait à instaurer le régime de ter-
reur propre à éliminer toutes les velléités d’opposition.
C’est d’ailleurs le KGB qui gérait en direct le goulag,
c’est-à-dire le système concentrationnaire. Mais jusqu’à
preuve du contraire, ce service de police et de rensei-
gnement était soumis à l’autorité du Parti et de son
secrétaire général.
Toutefois, on observe un net changement lorsque
Iouri Andropov1, un brillant apparatchik, accède à la pré-
sidence du KGB en 1967, très peu de temps après le
limogeage de Khrouchtchev. Une fonction qu’il occu-
pera jusqu’au moment où, au début des années 1980, il
sera appelé à succéder à Brejnev. Cette longévité excep-
tionnelle lui a permis de marquer durablement tous
ceux qui ont servi sous ses ordres. Et non seulement
ceux-là mais aussi ceux qui leur ont succédé. Pour tous,
Iouri Andropov est incontestablement un grand
homme et une sorte de modèle. Aujourd’hui comme

1. Voir chapitre IV.

233
Les espions russes

hier. À commencer par Poutine, et indépendamment du


changement de régime.
Andropov a permis au KGB de retrouver son lustre
et l’esprit de combat, l’esprit tchékiste, qui l’habitait à
l’origine. Il a également fait du Centre, comme on disait
en URSS, l’organe essentiel du pouvoir. Mais il est allé
encore plus loin.
Premier parmi les dirigeants soviétiques, Andropov a
compris que, faute d’un changement radical et d’une pro-
fonde réforme économique, l’URSS était condamnée et
serait largement dépassée par les États-Unis. Mais lorsque
Andropov est arrivé au pouvoir, après les longues années
de stagnation brejnévienne, il était déjà trop tard. En
outre, il est mort assez rapidement après un règne qui a
duré moins de deux ans. Cependant, c’est réellement à
lui qu’on doit les mots d’ordre que Gorbatchev va popu-
lariser ensuite : la perestroïka et la glasnost.
Iouri Andropov, conscient du déclin soviétique et de
la fin prochaine de l’empire, a voulu qu’une institution
au moins survive : le KGB ainsi que tous les hommes
qu’il avait formés et qu’il chargeait d’assurer la conti-
nuité et de conserver le pouvoir. Et si l’on regarde bien
ce qui se passe aujourd’hui dans l’ex-URSS, il est aisé
d’observer que la plupart des postes clés, tant en poli-
tique qu’en économie, sont détenus par des hommes
qui ont été liés à l’ex-KGB devenu aujourd’hui FSB.
C’est donc à travers cette grille de lecture qu’il faut
analyser l’évolution de la Russie depuis les dernières
décennies. Même si beaucoup d’obstacles ont jonché le
chemin d’Andropov. Et d’abord la pesanteur bureaucra-
tique qui prévalait sous Brejnev, pesanteur contre
laquelle se sont brisés bien des projets de Iouri
Andropov et qui a encore accentué le retard de l’URSS
dans son impitoyable compétition avec les États-Unis.

234
Le trésor du PC

Andropov pensait donc qu’il en était fini de la perpé-


tuation du régime soviétique. C’est pourquoi il a engagé
très tôt l’opération Survie. À la fois pour sauver les meu-
bles qui étaient encore en bon état et préparer l’avenir.
Dès le début des années 1980, le KGB, en liaison
avec le DI, le puissant Département international du
Comité central, a imaginé organiser un véritable réseau
de dépôts financiers hors de l’URSS. La tâche était d’au-
tant plus facile à réaliser que les Soviétiques contrôlaient
déjà des établissements bancaires ou commerciaux à
l’extérieur de leurs frontières. Des firmes qui leur ser-
vaient en particulier à aider financièrement les « partis
frères », comme on les appelait à l’époque. C’est-à-dire
les autres partis communistes et même des organisa-
tions révolutionnaires plus ou moins clandestines. En
France, par exemple, il était de notoriété publique que
l’argent soviétique destiné au PCF transitait par la BCEN,
la Banque commerciale pour l’Europe du Nord.
Toutefois, les stratèges du KGB ont estimé que ce sys-
tème n’était pas suffisant et qu’il était de surcroît trop
connu. Il a donc été décidé de mettre en place un échelon
supplémentaire en créant une myriade de sociétés-écrans
et en investissant à l’étranger. Il ne s’agissait plus de
donner à fonds perdus aux partis frères mais d’opérer des
placements qui devaient rapporter et préparer l’avenir.

Paul Klebnikov1 :
« Dans les années 1980, le KGB fonda de nom-
breuses fausses banques et entreprises commer-

1. Journaliste nord-américain correspondant de Forbes, auteur


d’une biographie de l’oligarque Boris Berezovski, Le Parrain du
Kremlin, parue en France chez Robert Laffont, en 2001. Klebnikov
a été assassiné en juillet 2004.

235
Les espions russes

ciales dans des pays aux législations favorables,


notamment la Grèce, Chypre, l’Italie et le
Portugal. Des milliards de dollars y furent
transférés par la Banque soviétique du com-
merce extérieur. D’ordinaire, le mécanisme
était le suivant : l’entreprise patronnée par le
KGB achetait à l’URSS une cargaison de pétrole,
de métal ou de bois de construction qui lui était
facturée à une fraction de sa valeur réelle sur
le marché international. Elle vendait ensuite
ces biens aux prix mondiaux et les bénéfices ser-
vaient à financer les opérations extérieures
soviétiques ou les partis frères. Vers la fin de la
décennie, alors que la déliquescence du pou-
voir soviétique devenait chaque jour plus évi-
dente, le DI utilisa les mêmes procédés pour le
compte du Parti communiste soviétique lui-
même.
À l’exception de quelques départements du
Comité central, le KGB fut la seule institution
soviétique à mettre en place une stratégie des-
tinée à répondre à la détérioration de la situa-
tion. Il avait pour tâche de préserver la puis-
sance de la caste dirigeante – la nomenklatura
communiste – même dans le cas où le pouvoir
communiste s’effondrerait. En collaboration
avec le DI, il entreprit donc de transférer des
fonds du Parti se chiffrant en milliards de dol-
lars vers des entreprises écrans dans le secteur
privé soviétique et à l’étranger. Ce fut une opé-
ration extraordinaire. »

Il s’agissait en fait d’organiser à grande échelle un


transfert de capitaux. Des opérations de nature fraudu-

236
Le trésor du PC

leuse, mais les gens du KGB considéraient qu’ils travail-


laient pour le bien du pays car il leur faudrait un jour
faire face à l’inéluctable chaos qui suivrait l’effondre-
ment du régime. Il était donc indispensable de veiller à
ce que tout le monde garde la tête froide car des
sommes énormes étaient en jeu.
Au fur et à mesure de la détérioration de la situation,
et tandis qu’on entend les premiers craquements de
l’empire, l’évasion des capitaux s’accélère. Des spécia-
listes estiment même que le KGB a effectué avant l’im-
plosion de l’URSS des dépôts bancaires sur sept mille
comptes à l’étranger, dans des paradis fiscaux, en Suisse
et aussi dans les îles anglo- normandes. Il y en aurait
pour des milliards de dollars. Tout était donc minutieu-
sement préparé. Même si l’évolution politique a parfois
contrarié les desseins des « guébistes », comme on les
appelait dans l’ex-URSS. Par exemple, le putsch de 19911,
mais aussi l’inopportune irruption sur la scène politique
de Boris Eltsine.
Quoi qu’il en soit, avant la chute, en même temps
qu’il ferme pudiquement les yeux sur les évasions de
capitaux orchestrées par le KGB, le pouvoir soviétique
prépare le passage en douceur de l’Union à l’économie
de marché. Cela commence assez timidement par la
création de coopératives, des sociétés commerciales
autonomes. Il faut noter, et c’est très intéressant, que
Gorbatchev confie cette tâche au Komsomol, le mouve-
ment des jeunes communistes. Le Kremlin veut en faire
les cadres économiques de demain. Et, effectivement,
la plupart des oligarques seront issus du Komsomol
devenu une vraie pépinière de bébés-oligarques !

1. Voir chapitre XIV.

237
Les espions russes

Dans l’esprit du numéro un soviétique et des hiérar-


ques du KGB, cette organisation doit fonctionner
comme un laboratoire. Et il est remarquable de
constater que certains de ces pionniers fournissent rapi-
dement des preuves de leur talent et de leur ambition.
Premier exemple particulièrement emblématique, celui
d’Alexander Konanykhine, l’un des premiers million-
naires de l’URSS de Gorbatchev. Ce très jeune mathéma-
ticien, profitant des nouvelles dispositions réglemen-
taires, crée une coopérative grâce au Komsomol et à l’ar-
gent du KGB. Cette première société donne elle-même
naissance à une banque dont la principale activité sera
la spéculation sur les devises. Konanykhine engage
même dans sa société un des pontes de la Centrale
soviétique. Grâce à cette haute protection, la banque du
jeune homme – il a vingt-quatre ans en 1991 – obtient
une faveur incroyable : le monopole des transactions en
devises de la Fédération de Russie.
Autre exemple, celui de Mikhaïl Khodorkovski, un
ami de Konanykhine. Il fait de sa modeste coopérative
l’une des plus puissantes banques russes. Puis il se
construit un empire pétrolier considérable, la compa-
gnie Youkos. Tous, car on pourrait citer beaucoup d’au-
tres cas, édifient en simplement quelques années des
fortunes inimaginables.
Bien évidemment, la mafia n’est jamais très loin.
Rouge, elle existait déjà sous le régime soviétique où son
organigramme avait une fâcheuse tendance à épouser
étroitement les structures du Parti et remontait jusqu’au
Kremlin1. Il est évident que l’ouverture progressive du
régime a permis aux milieux mafieux de prospérer et de
profiter de la mise sur le marché d’un certain nombre

1. Voir chapitre IX à propos du scandale du coton ouzbek.

238
Le trésor du PC

de spécialistes issus des organes de sécurité de l’État :


hommes de main ou officiers qui arrondissent leur
pelote en se mettant au service de ces nouveaux million-
naires et deviendront de futurs chefs de bandes. Autant
de malfaiteurs, grands ou petits truands, qui mettent à
profit les nouvelles possibilités des systèmes bancaires
pour blanchir en toute impunité l’argent sale de leurs
multiples trafics.
La création de ces coopératives, souvent financées
en grande partie par le KGB, intervient donc à la fin des
années 1980. Et tout va très vite. En mars 1990, le pou-
voir est contraint à renoncer à l’un des piliers du régime
soviétique : le rôle dominant du Parti communiste. Les
élections libres ont en effet vu une spectaculaire pro-
gression des réformateurs et du leader de ceux-ci : Boris
Eltsine. Mikhaïl Gorbatchev a beau avoir été élu confor-
tablement à la présidence de l’URSS, il sait qu’il ne
pourra plus s’arrêter sur le chemin des réformes et qu’il
subira en permanence les coups de boutoir de son nou-
veau et principal rival. Nouvel homme fort de la
Fédération de Russie, Eltsine est bien décidé à user de
tout ce qui est en son pouvoir pour affaiblir Gorbatchev
et même pour en finir avec l’URSS !
Le Parti ayant perdu le considérable privilège qui
était le sien, ses dirigeants doivent plus que jamais
prendre leurs précautions et mettre à l’abri les biens de
l’organisation afin d’éviter de partager ce considérable
gâteau. Un trésor aux contours si flous qu’il est difficile
d’estimer sa véritable valeur.
Les ennemis du Parti ont eu naturellement tendance
à en exagérer le montant total : il s’agissait aussi d’ac-
cuser les principaux dirigeants soviétiques d’avoir
détourné le magot. En sens inverse, ces derniers ont
essayé d’en minorer la valeur.

239
Les espions russes

Ce trésor regroupe d’abord les biens immobiliers,


immeubles, imprimeries, maisons d’édition. Mais aussi
des appartements, des maisons de vacances, des sana-
toriums, des magasins, ainsi qu’un gigantesque parc
automobile. Le tout étant grossièrement évalué à trois
milliards de dollars. Un chiffre malheureusement dou-
teux : le prix des bâtiments a été évalué en tenant
compte du prix de leur construction et non de leur
véritable valeur commerciale. Mais il y a aussi les liqui-
dités, les devises, les capitaux placés à l’étranger et,
selon un colonel du KGB, soixante tonnes d’or, huit
tonnes de platine, cent cinquante tonnes d’argent et
d’innombrables diamants dont l’URSS était l’un des
plus gros producteurs mondiaux. Encore des milliards
de dollars ! Alors, au total, combien ? Un procureur, qui
n’était peut-être pas tout à fait impartial, a évoqué le
chiffre astronomique de cent soixante dix milliards de
dollars dont la plus grande partie se serait volatilisée à
l’étranger.
De telles sommes ne peuvent pas disparaître sans
laisser de traces. Un homme au moins sait : un impor-
tant apparatchik qui est au centre de toute cette affaire
car il a reçu des consignes de Gorbatchev en personne.
Véritable mémoire vivante, il est réputé connaître par
cœur des centaines de codes correspondant aux dépôts
effectués à l’étranger.
Directeur financier du Comité central, il s’appelle
Nikolaï Kroutchina. Lui seul aurait pu livrer les clés du
trésor aux nouveaux maîtres de la Russie de l’ère post-
soviétique. Mais on ne lui en a laissé ni le temps ni l’oc-
casion. Il est mort avant. Une curieuse défenestra-
tion !

240
Le trésor du PC

Roumania Ougartchinska, journaliste et cher-


cheuse installée en France1 :
« L’expert Richard Palmer, un ancien de la CIA,
a identifié six phases dans cette ultime et magis-
trale opération du KGB commanditée par le
Parti communiste de l’URSS.
• La légalisation de l’argent de l’économie grise
par la création de coopératives et de structures
autogérées (1987-1989)
• La préparation du trésor de guerre réalisée
par le PCUS grâce à l’exportation de devises, or,
diamants, etc. en utilisant le réseau existant de
financement des « partis frères » (1986-1989)
• La création de sociétés et joint-ventures en
URSS et à l’étranger (1989-1991)
• La mise en place de sociétés spéculatives et
intermédiaires pour acheter à bas prix pétrole
et matières premières et les revendre à leur juste
valeur sur le marché international en engran-
geant des profits frisant les 100 % (1991-1994)
• La création massive de banques (Inkombank,
Rosinformbank, AREB, banque Menatep, etc.)
• Enfin, la création de sociétés écrans par des
anciens émigrés en Europe ou dans les paradis
fiscaux entre 1991 et 1994 (Seabaco, Fimaco, etc.)
Ces dernières devaient d’une part permettre
l’évasion fiscale sur les transactions de matières
premières et d’autre part contracter des crédits
auprès de leurs propres partenaires pour par-
ticiper aux privatisations en tant qu’investis-
seurs au- dessus de tout soupçon. »

1. KGB et Cie à l’assaut de l’Europe, Anne Carrière, 2005.

241
Les espions russes

En 1991, Nikolaï Kroutchina, âgé d’une soixantaine


d’années, était l’un des plus proches collaborateurs de
Mikhaïl Gorbatchev. Mais il a été nommé à ce poste clé
de directeur financier du Comité central par Iouri
Andropov qui voulait promouvoir un fidèle parmi les
fidèles et un homme sûr. Traditionnellement, au sein de
la bureaucratie soviétique, le personnage qui occupe
cette haute fonction est chargé de veiller sur tous les
biens du Parti.
Kroutchina, faux modeste, était donc l’un des
hommes les plus puissants de l’ex-URSS. D’autant – et
c’est un point qu’il ne faut surtout pas négliger – que ce
trésorier occulte avait aussi connaissance d’autres
secrets : des dirigeants soviétiques ont profité de cette
énorme évasion de capitaux pour s’occuper de leurs
propres affaires et placer eux aussi de l’argent dans des
paradis fiscaux sur des comptes dont ils pouvaient dis-
poser à leur guise. Certes, il s’agissait de vols commis au
détriment du Parti ou de la collectivité. Mais en URSS,
depuis longtemps, certains hiérarques ne faisaient plus
guère de différence entre leur cassette et le trésor
public. Alors, vérité ou mensonge ? On a par exemple
prétendu que Gorbatchev lui-même ne se serait pas
oublié. Mais comme la rumeur a été propagée par des
partisans de Boris Eltsine, il convient bien entendu
d’être prudent.
Quoi qu’il en soit, Kroutchina a minutieusement
préparé son affaire. À la fin de l’année 1990, à son initia-
tive, et donc avec l’accord de Gorbatchev, Valentin
Pavlov, ministre des Finances et futur Premier ministre,
se rend incognito en Suisse. Il voyage avec un faux pas-
seport et se garde bien de signaler sa présence à l’am-
bassade soviétique. Dans la plus grande discrétion, il
prend contact avec les dirigeants de plusieurs grandes

242
Le trésor du PC

banques suisses. Mais des établissements financiers


français, britanniques ou allemands sont aussi sollicités.
L’objectif consiste à vendre clandestinement des
roubles contre des dollars. De précieuses devises qui
demeureront à l’abri en Suisse. Pas question que ces
capitaux retournent en URSS.
Quelques semaines plus tard, le manège se répète.
Pavlov étant devenu Premier ministre, c’est son succes-
seur, Vladimir Orlov, qui se rend en Suisse. Il est accom-
pagné d’un adjoint du patron du KGB, preuve supplé-
mentaire de l’intérêt du « Centre ».
Orlov, comme Pavlov, est chargé de vendre des rou-
bles. Mais il va plus loin : il négocie aussi des stocks d’or
et de diamants. Des transactions qui doivent s’effectuer
dans la plus grande discrétion, sous peine de faire
chuter les cours de ces matières précieuses.
La vente de ces « bijoux de famille » montre à l’évi-
dence que Gorbatchev ne se fait plus guère d’illusions.
Sur ses propres chances de rester le numéro un. Mais
aussi sur l’avenir de l’URSS.
En dépit de cette vision pessimiste, son plan est
assez machiavélique. Si l’URSS implose, les Républiques
qui la composent prendront leur liberté. Or l’un des
garants de l’indépendance d’un pays consiste en la soli-
dité de sa monnaie et la nécessité de la garantir en deve-
nant membre du FMI, le Fonds monétaire international.
Mais, pour adhérer à cette organisation et profiter en
particulier des possibilités d’emprunts offertes à ses
membres, il faut déposer dans cette institution une
quote-part constituée notamment d’or.
En procédant à ces ventes massives de l’or de la
Banque d’État soviétique, le pouvoir communiste
entend donc handicaper la naissance mais aussi l’exis-
tence même de ces futures Républiques.

243
Les espions russes

Dès que Gorbatchev et les communistes sont


obligés de quitter le pouvoir, l’une des priorités des nou-
veaux arrivants consiste à découvrir ce qu’il est advenu
du trésor du Parti. À vrai dire, leur curiosité a même pré-
cédé le départ de Gorbatchev à l’automne 1991. Boris
Eltsine a en effet constitué secrètement une petite cel-
lule de collaborateurs très proches chargés d’élucider le
mystère. Ces enquêteurs, qui ont bénéficié de l’aide de
magistrats acquis aux idées réformatrices, réussissent à
mettre en évidence le mécanisme d’évasion des capi-
taux et l’existence d’une véritable économie invisible
créée par les communistes. Une toile d’araignée com-
posée de centaines de sociétés établies dans le monde
entier. Ils ont aussi retrouvé la trace d’étranges voyages
entrepris à l’étranger par des apparatchiks. Seulement,
ça ne leur suffit pas : ces découvertes, aussi intéres-
santes fussent-elles, n’entraînent pas pour autant la res-
titution des capitaux détournés !
Ni les banquiers ni les gouvernements des pays où a
été placé l’argent ne répondent favorablement aux
demandes de Boris Eltsine et de ses amis.

Éric Laurent, journaliste1 :


« Au milieu du mois de novembre 1991, trois des
collaborateurs de Boris Eltsine se rendirent
secrètement en Suisse. Ils séjournèrent durant
cinq jours à Genève et à Zurich. Les trois
hommes eurent de longues réunions avec plu-
sieurs banquiers. Ils avaient entre les mains un
dossier qui regroupait toutes les informations
recueillies au cours des enquêtes sur les dispa-
ritions de l’argent du Parti.

1. Le Figaro, juin 1992.

244
Le trésor du PC

De nombreux indices révélaient que des


sommes importantes avaient été placées dans
plusieurs banques helvétiques. Les responsables
de ces établissements écoutèrent les arguments
des émissaires d’Eltsine, mais expliquèrent qu’il
n’était pas question de restituer aux autorités
russes des sommes éventuellement placées chez
eux tant que ces autorités ne disposeraient pas
de davantage d’éléments. Les banquiers exi-
geaient d’abord que les responsables russes
connussent les numéros des comptes utilisés et
qu’ils obtinssent des détenteurs de ces comptes
l’autorisation de retirer l’argent placé dessus.
Les émissaires russes se montrèrent indignés,
affirmant qu’il s’agissait d’argent volé, soustrait
au peuple. »

Mais le nouvel homme fort de la Russie ne se rési-


gnera pas et finira par faire appel à de véritables détec-
tives.
Avant d’examiner ce dernier point, un mot sur la dis-
parition de l’homme qui a été chargé de mettre à l’abri
le trésor du PC.
En cette journée de la fin d’été 1991, Kroutchina,
dont le nom veut dire en russe « affliction », vaque
comme d’habitude à ses activités. En raison de l’acces-
sion de Boris Eltsine à la présidence de la Fédération de
Russie, Kroutchina a démissionné de son poste au
Comité central, mais il continue d’expédier les affaires
courantes sous les ordres de Gorbatchev qui est encore
formellement président de l’URSS.
Cependant, Kroutchina a déjà reçu des visiteurs très
pressants qui veulent à tout prix percer le secret de ses
comptes. Si l’apparatchik consent à livrer quelques

245
Les espions russes

détails intéressants sur le patrimoine du Parti, il refuse


évidemment de donner des informations sur les capi-
taux qu’il a lui-même contribués à placer hors de l’URSS.
Ce jour-là, il regagne son appartement un peu plus
tôt que d’habitude. Il habite un immeuble réservé aux
dignitaires du régime. Son voisin est Édouard
Chevardnadzé, le ministre des Affaires étrangères de
Gorby.
Que se passe-t-il ? Mystère. Mais, quelques minutes
après son retour, le corps de Kroutchina est retrouvé
cinq étages plus bas. Il s’est défenestré ou il a été défe-
nestré !
Les investigations sont rapides, excessivement
rapides. D’ailleurs tout va très vite dans cette affaire. Un
quart d’heure plus tard, des miliciens transportent le
cadavre à la morgue tandis que l’appartement est aus-
sitôt placé sous scellés. Une célérité étonnante dans un
pays comme l’URSS.
Quant à l’enquête, elle conclut au suicide au vu d’un
papier que le KGB aurait trouvé sur le bureau de
Kroutchina et où l’apparatchik aurait écrit : « Je ne suis
ni un traître ni un comploteur, je suis un lâche. » Mais
personne ne sera autorisé à consulter ce document.
Peu de temps après, son prédécesseur, Guergui
Pavlovitch, est aussi retrouvé au bas de son immeuble.
Puis c’est au tour de Dmitri Lissovolik, l’adjoint de
Kroutchina. Trois défenestrations et trois curieux sui-
cides !
Manifestement, ces hommes ont été assassinés.
Kroutchina parce qu’il connaissait le chiffre des comptes
bancaires numérotés. Et les deux autres parce qu’ils
savaient qui pouvait y avoir accès. Malgré ses incontes-
tables talents, Kroutchina a donc été sacrifié. Au
moment même où, chez le principal adversaire de

246
Le trésor du PC

Gorbatchev, Boris Eltsine, on commençait sérieusement


à rechercher la trace de l’argent disparu. Par consé-
quent, on ne peut s’empêcher de penser qu’on a voulu
s’assurer du silence définitif de ces trois apparatchiks.
Les exécuteurs ont certainement été des hommes
de main mais il fait peu de doute que les commandi-
taires se trouvaient dans les hautes sphères du KGB. Ce
même KGB qui avait orchestré la fuite du trésor du PC.
Une magistrale opération dont le secret devait être pré-
servé à tout prix.
Dans cette série d’assassinats, un aspect étonne
pourtant : si la Cen-trale soviétique est effectivement
compromise, pourquoi n’a-t-elle pas usé de méthodes
plus discrètes ? Depuis longtemps, en effet, ses spécia-
listes étaient maîtres dans l’art de faire passer des assas-
sinats pour des morts naturelles. En général, des défi-
ciences cardiaques provoquées par des poisons très
sophistiqués. Mais le KGB a aussi expérimenté d’autres
techniques comme les empoisonnements aux métaux
lourds ou aux éléments radioactifs, comme dans l’affaire
récente de l’ancien espion Litvinenko1.
Alors pourquoi cette méthode brutale de la défenes-
tration, sans même avoir « préparé » le sujet en lui admi-
nistrant des drogues censées le pousser au suicide ? Une
seule explication s’impose : l’urgence.
Une anecdote, en passant. Les Moscovites ont le
sens de l’humour. Et l’un d’eux a placé devant le siège
du Parti communiste un panneau indiquant :
« Attention, chutes de cadavres ! Prière de changer de
trottoir ! »
Les dirigeants du KGB (ou du nouveau FSB, mais
c’étaient les mêmes) appliquaient à la lettre près l’ensei-

1. Voir chapitre XVIII.

247
Les espions russes

gnement de leur mentor Iouri Andropov en contribuant


à donner financièrement à leur organisation les moyens
de survivre. Mais, toujours pour assurer l’avenir des
leurs, ils préparaient aussi politiquement le terrain.
Traditionnellement – c’était même l’une de ses mis-
sions – le KGB, fidèle à ses origines policières, infiltrait
les groupes oppositionnels. Il pouvait s’agir de mouve-
ments nationalistes, ethniques ou séparatistes. Ou
encore d’organisations religieuses. Le système était très
au point : en introduisant des agents provocateurs dans
ces groupes, on les conduisait rapidement à s’autodé-
truire. Andropov, qui préférait la carotte au bâton, avait
contribué à perfectionner de façon très efficace ces
techniques qui empruntaient beaucoup plus à la psy-
chologie qu’à la brutalité. Alors quand les dirigeants du
KGB ont compris que la démocratisation était inéluc-
table, ils ont mis en œuvre cette technique d’infiltration
qui leur était familière.
Aussi incroyable que cela paraisse, ce sont les gué-
bistes qui, en 1990, ont recruté des milliers de candidats
pour les premières élections libres de l’Union, élections
pour les Parlements des fédérations et les soviets régio-
naux. L’étiquette importait peu. On a retrouvé des créa-
tures du KGB dans le parti prétendument libéral et
démocrate de l’extrémiste Vladimir Jirinovski. D’autres
ont investi le mouvement nationaliste Pamiat, un autre
groupe d’extrême droite, nostalgique du tsarisme, qui
développait une idéologie fasciste. Mais les gens du
KGB ont également infiltré le mouvement authentique-
ment démocratique. Ainsi, près d’Anatoli Sobtchak, l’un
des plus ardents partisans de la démocratie et futur
maire de Leningrad redevenu Saint-Pétersbourg sous
son mandat, on trouve déjà un certain Vladimir
Poutine !

248
Le trésor du PC

Les candidats promus sous différentes étiquettes par


les guébistes seront pour la plupart élus. Toutefois, un
grain de sable grippe bientôt cette belle machine : l’as-
cension fulgurante de Boris Eltsine. Lui-même ancien
apparatchik communiste, il a décidé très vite de s’affran-
chir du Parti pour réaliser ses ambitions. Élu président
du Parlement de Russie en 1990 puis président de la
Fédération de Russie en 1991, il apparaît évident que sa
lutte contre Gorbatchev sera totale et se terminera par
l’élimination de l’un d’entre eux.
Pour le KGB, un vrai dilemme se pose. D’un côté, il
y a l’homme qui a conduit les réformes et accompagné
la transformation de l’URSS. Mais au fil des mois, Gorby
devient de plus en plus impopulaire. Alors jusqu’où
faut-il le soutenir ? Et ne faut-il pas plutôt se tourner vers
le libéral Eltsine ? En outre, au sein même du KGB, il n’y
a pas unanimité. Il reste un clan de conservateurs, des
néostaliniens, violemment hostiles aux réformes. C’est
ainsi qu’on s’achemine vers le putsch de 19911. Un très
étrange coup d’État au cours duquel les deux rivaux
vont jouer leur va-tout et tenter de se duper l’un l’autre.
Mais, en attendant le duel final, les affaires conti-
nuent !

Roland Jacquard2 :
« À la veille du putsch, il régnait à Moscou une
ambiance très particulière d’affairisme, où l’on
voyait les apparatchiks communistes d’hier se
transformer tout à coup en autant de busi-
nessmen à la mode des Soviets. Tout était à
vendre : or, diamants, pétrole, caviar, armes…

1. Voir chapitre XIV.


2. La Fin de l’Empire rouge, Robert Laffont, 1992.

249
Les espions russes

Les plus actifs, dans cette grande braderie,


étaient les dignitaires du Parti et certains chefs
du KGB ou des usines d’armement. Le trafic
d’armes était un secteur privilégié du KGB. À
cette fin, il avait même créé une société “privée”
appelée ANT (abréviation russe formée des
mots “automation, science, technologie”).
Fondée à Noguinsk, aux environs de Moscou,
en 1986, cette structure comptait cinq mille
employés en 1989. Son activité consistait à
exporter de la ferraille ou à “échanger” avec
certains pays arabes du matériel militaire
soviétique contre des technologies sensibles
importées d’Occident en violation de l’embargo
du COCOM1. Selon une source soviétique, le sec-
teur militaire constituait 60 % de son chiffre.
Dans son récent ouvrage, Chronique d’une
chute annoncée 2, Anatoli Sobtchak parle de
cette affaire, qu’il connaît bien en raison d’une
commission d’enquête qu’il a été chargé de
diriger sur ce dossier. D’après le maire de Saint-
Pétersbourg, ANT était dispensé de tout contrôle
douanier dans ses opérations avec l’étranger. Il
précise avoir vu des documents portant sur la
vente de 600 chasseurs modernes ainsi que
d’éventuelles livraisons d’uranium enrichi à
un pays du Moyen-Orient. »

À l’occasion de ce coup d’État raté, on dénombre


encore des suicides, pas moins étranges que ceux de

1. Organisation atlantiste chargée de surveiller les exportations


de matériels sensibles à destination des pays communistes.
2. Flammarion, 1991.

250
Le trésor du PC

Kroutchina et de ses collaborateurs. La série commence


avec Boris Pougo, patron du KGB en Lettonie puis
ministre de l’Intérieur du gouvernement fédéral. C’est
l’un des chefs du putsch. Il se donne la mort en compa-
gnie de son épouse. Officiellement, pour échapper au
déshonneur. Seul hiatus : les corps de Pougo et de sa
femme ont été atteints de plusieurs balles mortelles.
Alors, à moins d’imaginer que les Pougo se sont tirés
dessus, l’événement est pour le moins bizarre.
Autre « suicide », celui du maréchal Akhromeiev, le
chef d’état-major général de l’URSS. Putschiste lui aussi,
ce dignitaire choisit une forme de suicide qui ne lui res-
semble guère. Il se pend, alors que son entourage s’at-
tendait plutôt à le voir se servir de son arme d’ordon-
nance.
Mais si ces deux hommes ont été assassinés, pour-
quoi ? Comme Eltsine et Gorbatchev se sont servis du
putsch avec des succès divers, il n’est pas exclu de
penser que les modernes du KGB en ont eux aussi pro-
fité pour se débarrasser de quelques caciques.
Quoi qu’il en soit, le gagnant, Eltsine, ne tarde pas à
engager le dépeçage de l’URSS. Une initiative qui ne
recueille pas l’unanimité. Nombreux sont par exemple
les jeunes turcs du KGB qui regrettent cette implosion.
Poutine est de ceux-là et, arrivé au somment du pouvoir,
il rêve toujours de reconstruire un ensemble aussi pres-
tigieux que l’ex-URSS.
Pour leur part, les gouvernements occidentaux
considèrent plutôt avec sympathie l’arrivée au pouvoir
de Boris Eltsine, essentiellement à cause du change-
ment de cap anticommuniste qu’il engage. Pourtant, ces
mêmes dirigeants ne montrent guère d’enthousiasme
à l’idée d’aider Eltsine à retrouver le trésor du PC. Il en
va en effet de la confidentialité du système bancaire, ce

251
Les espions russes

système opaque qui permet de dissimuler pots-de-vin,


commissions versées à l’occasion de passations de mar-
chés et comptes de tous ces dirigeants du tiers-monde
qui s’enrichissent sur le dos de leurs concitoyens. Alors
ouvrir une brèche, non ! C’est pourquoi Eltsine finit par
faire appel à d’authentiques détectives. Le nec plus
ultra de la profession, les enquêteurs de la société new-
yorkaise Kroll International. Des spécialistes qui ne se
déplacent pas à moins de quelques millions de dollars
par affaire.
Les détectives américains se lancent donc sur la
piste. Et ils se font fort de retrouver l’argent disparu en
Suisse ou dans d’autres paradis fiscaux. Mais assez rapi-
dement, ils baissent les bras.
Le dernier espoir de Boris Eltsine s’évanouit. Le pré-
sident russe se rattrapera en accumulant lui aussi une
belle fortune.
En tout cas, le renoncement de Kroll ne laisse pas
d’intriguer. Surtout quand on pense aux honoraires que
la société aurait touchés en cas de succès.
Pour expliquer l’abandon des détectives, plusieurs
hypothèses peuvent être envisagées.
La première qui vient à l’esprit, c’est que les
Soviétiques ont réussi à la perfection leur opération
d’escamotage et qu’ils n’ont laissé derrière eux aucun
indice pour accéder jusqu’au trésor.
Autre hypothèse : les détectives de Kroll auraient été
menacés, peut-être même achetés. Mais une troisième
explication semble plus vraisemblable : l’agence Kroll
n’a rien à refuser aux autorités américaines. Il est très
probable qu’à Washington on a estimé qu’il valait mieux
ne pas remuer la boue. D’autant que certains des oligar-
ques qui avaient raflé une part du trésor étaient mainte-
nant devenus des partenaires respectables très impli-

252
Le trésor du PC

qués dans l’économie américaine ! Sous Gorbatchev, les


Soviétiques ont fait en sorte de s’ancrer solidement au
monde occidental grâce à ces capitaux placés à
l’étranger où ils ont été accueillis très favorablement. Si
les propriétaires de ces capitaux décidaient soudain de
les rapatrier, ils pourraient provoquer un véritable krach
financier.
Enfin, il y avait le poids de la dette. Une dette
énorme contractée sous Gorbatchev et augmentée sous
Eltsine. Une opération très subtile menée par le KGB et
qui, dans les faits, interdisait aux banquiers occidentaux
de couper les liens avec leurs créanciers russes s’ils vou-
laient un jour revoir la couleur de leur argent.
En témoigne par exemple la suite de l’histoire du
jeune oligarque, Alexander Konanykhine.

Roumania Ougartchinska1 :
« À 23 ans, le jeune prodige et mathématicien
avait déjà fait ses preuves. Il s’était fait virer de
la faculté pour “activité commerciale”.
Visiblement muni de la bosse des affaires, mais
aussi d’un regard bleu azur et d’une gueule de
gentil garçon, il profite des premiers décrets de
Gorbatchev sur l’autonomie de gestion des
entreprises en 1987-1988 pour fonder l’une des
premières coopératives commerciales sous le
couvert du Komsomol, la ligue de la jeunesse
communiste. Ils sont quelques dizaines durant
cette période à profiter de l’aubaine, avec les
encouragements de la bienveillante nomen-
klatura qui favorisait ces structures pour léga-
liser l’argent du marché noir et garnissait

1. Op. cit.

253
Les espions russes

généreusement leurs comptes, faisant de ces


quelques élus des millionnaires à crédit. Le
futur ami de Konanykhine, Mikhaïl
Khodorkovski, fait également partie du lot.
Avant de devenir l’une des plus importantes
banques russes, la Menatep de Khodorkovski
n’était en fait qu’une coopérative du
Komsomol. Les coopératives étaient en quelque
sorte des laboratoires pour vérifier la faisabi-
lité du système. Le Komsomol avait le droit d’en
créer. Cette organisation préparait en fait des
cadres pour les futures entreprises capitalistes
du Parti, avec l’argent du Parti communiste de
l’Union soviétique. »

Konanykhine est au centre du dispositif mis en place


par le KGB. Il dépend donc étroitement de la Centrale
soviétique dont il a même engagé sur ordre le chef du
service étranger.
Mais avec la fin de l’URSS, le climat ne tarde pas à se
détériorer. On observe que de nombreux nouveaux
millionnaires russes tombent sous les balles de tueurs.
On pense évidemment tout de suite à la mafia et aux
convoitises que nourrissent ces fortunes fraîchement
constituées. Tentatives de chantage et de racket exis-
tent, c’est certain. Mais il n’y a pas que ça ! Les hommes
du KGB qui ont permis à ces jeunes gens de bâtir leurs
fortunes exigent des retours sur investissement. Bref,
ils veulent leur part du gâteau et il ne fait pas bon leur
dire non.
Alors, certains essaient de s’établir à l’étranger pour
échapper à ces demandes insistantes. Cependant,
prendre ses distances ne suffit pas toujours à éloigner le
danger.

254
Le trésor du PC

Un seul exemple : l’un de ces millionnaires, Sergueï


Majarov, partenaire financier de Khodorkovski et de
Konanykhine, vient s’installer en France. Ce Russe mène
grand train, dépense sans compter, flambe dans les
casinos, investit dans les secteurs les plus divers et
devient vite un familier de la jet-set. Mais un soir de
1994, alors qu’il s’apprête à accueillir des invités à dîner,
on sonne à sa porte. Un commando de tueurs se rue
dans l’appartement et ouvre aussitôt le feu au pistolet-
mitrailleur à travers une vitre blindée derrière laquelle
se trouvait Majarov, tué sur le coup.
Plus prudemment, Konanykhine a préféré payer et
se délester d’une partie de sa fortune et de sa banque
avant de partir pour Budapest, puis aux États-Unis où il
obtient très rapidement l’asile. Là il crée une banque,
filiale de son ancien établissement, preuve qu’il n’a pas
tout à fait rompu avec ses partenaires de l’ex-KGB. Mais
cette connivence lui vaut d’être aussitôt dans la ligne de
mire de la CIA : les combines en usage en Russie passent
mal aux États-Unis. Les agents américains essaient donc
de le piéger. Heureusement, Konanykhine est prévenu
à temps. Et pas par n’importe qui : c’est Aldrich Ames
qui lui permet d’échapper à ce piège. Aldrich Ames1,
taupe soviétique au sein de la CIA et qui, après la disso-
lution du KGB, s’est aussitôt mis au service de son suc-
cesseur, le FSB.
L’agent double lui sauve donc la mise. Toutefois
l’alerte a été chaude. Konanykhine abandonne pour tou-
jours les activités bancaires et se lance dans des activités
sur Internet. En 2003, il obtient même le prix du meilleur
entrepreneur. Une distinction qui lui est remise par le
gouverneur de Californie, Arnold Schwarzenegger.

1. Aldrich Ames sera démasqué en 1994.

255
Les espions russes

Ce golden boy russe est donc devenu un acteur


important de la vie économique outre-Atlantique malgré
son passé. Et Konanykhine n’est qu’un exemple parmi
d’autres. Dans l’économie mondialisée, tous ces commu-
nistes milliardaires ou millionnaires, grâce au KGB, ont
trouvé rapidement leur place et se sont fondus sans
aucune difficulté dans le monde capitaliste. Eux et leur
fabuleux pactole issu directement du fameux trésor du PC.
Cependant, ces célèbres oligarques demeurent sous
surveillance. Les hommes de l’ex-KGB veillent au grain.
Et s’il le faut, ils sont prompts à reprendre les choses en
main. Poutine en a fait une démonstration éclatante en
jetant en prison l’un des plus connus, Mikhaïl
Khodorkovski, non sans l’avoir dépouillé de sa fortune
et de son empire pétrolier.
Un autre, Boris Berezovski, après avoir été l’un des
soutiens les plus fervents de Eltsine, a préféré quitter la
Russie dès que Poutine, l’ancien cadre du KGB, s’est
emparé du pouvoir. Et puis il y a eu tous ces assassinats
de banquiers perpétrés au mitan des années 1990,
autant d’avertissements destinés à rappeler à ces nou-
veaux riches qui sont les vrais maîtres du pays.
Beaucoup de ces assassinats – cent soixante-dix au
total – portent à l’évidence la marque du KGB et du ser-
vice qui l’a remplacé, le FSB. Le cas le plus démonstratif
est celui du financier Ivan Kivélidi. Petit-fils d’un com-
merçant grec installé en Abkhazie avant la révolution
d’Octobre, il fait d’excellentes études – il est même
passé par Cambridge – avant de devenir homme d’af-
faires et banquier en Russie. Assez vite, il devient l’un
des hommes les plus riches de la Fédération. Mécène, il
est aussi très proche de Boris Eltsine qui le recrute dans
son Conseil des entrepreneurs. Il s’occupe également
de presse.

256
Le trésor du PC

Personnalité influente, on parle beaucoup de lui


dans les journaux et on le voit très souvent à la télévi-
sion. Mais le 1er août 1995, Kivélidi, alors à son bureau,
est victime d’un grave malaise. Il suffoque et doit être
conduit de toute urgence à l’hôpital.
Les médecins pensent d’abord à un infarctus bien
que les symptômes ne soient pas évidents. Puis, après
avoir pratiqué des analyses, ils trouvent des calculs
biliaires et surtout un œdème du cerveau. Son état de
santé est alors jugé pratiquement désespéré. Mais ce qui
est surprenant, c’est que sa secrétaire doit être hospita-
lisée dès le lendemain. Elle présente des symptômes
semblables à ceux de son patron ainsi que des troubles
pouvant faire penser à une crise d’épilepsie. Dès le len-
demain, elle décède tandis que Kivélidi meurt un jour
plus tard.
Dans le petit monde de la finance, de la politique et
de la presse, ce double décès provoque une grande
émotion. D’autant que Kivélidi n’est pas le premier
homme d’affaires à perdre la vie de façon aussi subite.
Pour tous les observateurs, il s’agit clairement d’un
empoisonnement. Mais les autorités policières et judi-
ciaires ne semblent guère pressées de faire la lumière
sur cette affaire. Pourtant, elle est gravissime : deux fonc-
tionnaires chargés d’inspecter le bureau du banquier
sont à leur tour intoxiqués. Quant au médecin légiste
chargé d’analyser le foie de Kivélidi, il tombe malade et
meurt un mois après.
Malgré de nombreuses expertises, le poison n’a
jamais été identifié avec certitude : substance organo-
phosphorée, sels de métaux lourds, cadmium radioactif,
on ne sait pas. Ou plutôt on n’a pas voulu le révéler. Par
contre, le mode d’administration du poison a été
découvert : une toute petite goutte de poison déposée

257
Les espions russes

sur le combiné du téléphone. Avec la chaleur de la tête


et de la main, cette substance dégageait des vapeurs
mortelles que la victime inhalait malgré elle.
La technique était si sophistiquée qu’elle n’avait pu
être mise en œuvre que par un laboratoire de pointe tels
ceux qui existaient au sein des services secrets.
Pourquoi a-t-on voulu liquider Kivélidi ? Était-il au
nombre de cette fournée de banquiers et d’hommes
d’affaires à qui l’on voulait donner des avertissements
parce qu’ils oubliaient un peu vite qu’ils avaient
construit leur fortune grâce au trésor du PC ?
Mais il existe aussi une autre hypothèse très crédible.
Eltsine qui n’avait toujours pas renoncé à retrouver la
trace du magot disparu du PC aurait confié à Kivélidi la
tâche d’enquêter. Très bon connaisseur des petits et
grands secrets de la vie politique russe, ce dernier aurait
été sur le point de découvrir des éléments tangibles per-
mettant d’incriminer d’anciens cadres du KGB. Il a été
éliminé juste avant qu’il ne devienne trop dangereux !

Hélène Blanc et Renata Lesnik1 :


[Ces deux spécialistes de la Russie et de l’ex-
URSS affirment que le Premier ministre de Boris
Eltsine, Viktor Tchernomyrdine, ayant reçu les
confidences du banquier Kivélidi, aurait aussi été
une cible pour les assassins.]
« Viktor Tchernomyrdine lui-même ignore le
nombre des victimes de ces règlements de
comptes. Impossible de se les rappeler toutes. En
trois ans et demi, quatre-vingt-quatre attaques
à main armée (et les statistiques ne prennent en
compte que les cas officiellement enregistrés)

1. L’Empire de toutes les mafias, Presses de la Cité, 1998.

258
Le trésor du PC

ont été perpétrées contre des banquiers.


Quarante-six d’entre eux sont morts. Partout en
Russie, la chasse est ouverte : à Moscou et à
Saint-Pétersbourg, à Rostov-sur-le-Don comme
à Naltchik, à Kazan comme à Touapsél. La liste
serait trop longue… Les représentants d’autres
corporations abattus se comptent par milliers.
En réalité, ce sont surtout les derniers assassi-
nats de Kantor et de Kivélidi qui obsèdent
Tchernomyrdine. D’abord, à cause de la
manière dont on les a éliminés : le premier
décapité, le second empoisonné. Si les rumeurs
entourant le décès subit de Viktor Barannikov,
l’ex-ministre de la Sécurité d’État, s’avéraient
fondées, il s’agirait alors de trois disparitions
très particulières.
Quoi qu’il en soit, le plus alarmant est que ces
meurtres ont été commis après la sortie de plu-
sieurs publications où Tchernomyrdine en per-
sonne était désigné comme l’ennemi numéro
un à abattre. »

259
Les espions russes

260
xxxxxxxxxxx

XIV
La chute de Gorbatchev

Personne ne pouvait deviner que tout se passerait


si vite. En quelques jours seulement, le redoutable
empire soviétique s’est délité. Les Républiques se
sont émancipées les unes après les autres. Le
8 décembre 1991, deux ans après la chute du mur de
Berlin, c’en est fini de l’URSS. Elle cède la place à la
CEI, la Communauté des États indépendants. Encore
quelques jours et à Noël, le dernier président sovié-
tique, Mikhaïl Gorbatchev, annonce sa démission au
cours d’une émission télévisée. Une demi-heure plus
tard, le drapeau rouge frappé de la faucille et du mar-
teau qui flotte sur le Kremlin est remplacé par le dra-
peau russe, blanc, bleu, rouge.
En fait, tout s’est joué quelques mois plus tôt, en août,
lors d’une tentative de putsch perpétrée au moment où
Gorbatchev prenait des vacances au bord de la mer Noire.
Le complot a échoué très rapidement. Le président sovié-
tique est revenu, libre mais politiquement diminué, à
Moscou. Dés lors, l’homme fort s’appelait Boris Eltsine.
Fraîchement élu président de la République de Russie, il
a pris la tête de la résistance aux putschistes. À partir de
là, les jours de l’URSS étaient comptés.
Cette tentative de putsch a donc été essentielle.
Seulement trois jours de sédition ont permis à Eltsine
de devenir le nouveau tsar de la Russie.

261
Les espions russes

À la fin des années 1980, Gorbatchev, « Gorby »,


comme on l’appelle en Occident, fait l’objet d’un véri-
table engouement. À tel point que l’on parle de « gorby-
mania ». Ce qui est certain, c’est que le numéro un sovié-
tique est beaucoup plus populaire à l’étranger que dans
son propre pays.
En août 1991, il est alors en vacances avec sa famille
sur les bords de la mer Noire. Des congés studieux : le
président soviétique doit mettre la dernière main au dis-
cours qu’il prononcera le 20 août à Moscou. Un texte
essentiel pour l’avenir de l’URSS : le traité de l’Union,
doit, à cette occasion, être signé par les représentants
des Républiques auxquelles seront accordées une auto-
nomie plus grande. Pour lui, c’est la seule façon de
sauver l’URSS et d’empêcher son démantèlement.
Ce projet suscite une violente opposition de la part
de ceux que l’on présente comme les conservateurs,
c’est-à-dire les dignitaires de la nomenklatura. Si le pou-
voir central cesse d’être tout-puissant, ils risquent de
perdre leurs privilèges et leurs prébendes.
Il faut aussi souligner que la situation à l’intérieur de
la Fédération est alors catastrophique. Crise écono-
mique, crise morale, la société soviétique ne sait plus où
elle en est. Incontestablement, Gorbatchev a déçu. La
glasnost et la perestroïka n’ont pas produit les effets
espérés tandis que le président lui-même donne l’im-
pression d’hésiter sans cesse et de ne pas oser mettre
en œuvre les réformes promises. En URSS, ses propres
partisans estiment qu’il fait deux pas en avant aussitôt
suivis d’un pas en arrière.
Selon la version officielle, le 18 août, soit deux jours
avant l’adoption de ce traité de l’Union, plusieurs voi-
tures noires se présentent devant l’entrée de la villa du
président. Les gardes les laissent entrer car dans l’une

262
La chute de Gorbatchev

d’elles se trouve un général du KGB, justement chargé


de la protection du numéro un soviétique. Les autres
passagers sont tous de très hauts personnages. Il y a là
parmi eux le commandant en chef des forces armées
terrestres, mais aussi le plus proche collaborateur de
Gorbatchev, Valeri Boldine.
Tous exigent de voir au plus vite le président.
Comme la réponse tarde, cinq d’entre eux n’attendent
pas l’autorisation de pénétrer dans le bureau de
Gorbatchev et y entrent d’autorité.
Le numéro un soviétique comprend tout de suite.
D’autant qu’il a préalablement constaté que ses lignes
téléphoniques étaient coupées et qu’on l’a informé que
des parachutistes étaient déployés autour de la villa.
C’est un coup d’État !
Gorbatchev n’est pas trop étonné. Depuis plusieurs
mois déjà des rumeurs de putsch circulent. Cependant,
au lieu de lui signifier sa destitution, cette délégation lui
demande de signer un décret proclamant l’état d’ur-
gence et confiant le pouvoir aux forces de sécurité. Les
cinq hommes déclarent aussi qu’ils agissent au nom
d’un Comité chargé justement de faire appliquer l’état
d’urgence. Parmi eux figurent le vice-président, le
Premier ministre, le ministre de la Défense, celui de
l’Intérieur, et le tout-puissant patron du KGB, Vladimir
Krioutchkov, le véritable chef du complot.
Un autre dignitaire est également associé à cette
entreprise, Anatoli Loukianov, le président du Soviet
suprême. Mais ce personnage machiavélique prend
bien garde à ne pas trop s’engager. Notons au passage
que tous ces responsables ont été nommés par
Gorbatchev qui les a toujours considérés comme des
fidèles. En réalité, ce sont tous des tenants de la ligne la
plus dure, celle qui prône le maintien à tout prix de

263
Les espions russes

l’URSS et de ses structures centralisées. Et bien sûr la pri-


mauté du Parti communiste !
Gorbatchev résiste. Pas question pour lui de signer
un tel texte ni même de démissionner.

Mikhaïl Gorbatchev1 :
« Les visiteurs prétendirent que le Comité était
déjà formé et qu’il ne leur manquait qu’un
décret du président. Ils me plaçaient devant
l’alternative suivante : ou bien je publiais le
décret et je restais là, ou bien je cédais tous les
pouvoirs au vice-président. Baklanov m’an-
nonça que Boris Eltsine avait été arrêté. Puis il
se reprit : il allait l’être.
– Pour quelle raisons ? demandai-je.
– La situation… Le pays va tout droit à la catas-
trophe, il faut prendre des mesures et pro-
clamer l’état d’urgence. Rien ne peut plus nous
sauver. On ne peut plus se bercer d’illusions.
Ils ne m’épargnèrent aucun poncif. Je leur
répondis que je connaissais aussi bien qu’eux
la situation politique, économique et sociale du
pays, les problèmes des gens, leur vie, les diffi-
cultés qu’ils supportaient quotidiennement. Il
fallait certes faire au plus vite le nécessaire
pour améliorer leur existence, mais j’étais
farouchement opposé, et pas seulement pour
des raisons politiques et éthiques, à toute solu-
tion du genre de celle qu’ils proposaient et qui
ont toujours conduit à la mort de centaines, de
milliers ou de millions d’êtres humains. Nous
devions y renoncer à tout jamais, faute de quoi

1. Le Putsch, Olivier Orban, 2006.

264
La chute de Gorbatchev

toutes nos idées seraient trahies, notre action


réduite à néant et le pays s’enfoncerait dans un
nouveau cercle vicieux et sanglant. »

En d’autres temps, le président aurait peut-être été


purement et simplement assassiné. Mais même l’URSS
a changé. Les putschistes se contentent d’isoler
Gorbatchev et de l’assigner à résidence, le temps de per-
pétrer leur mauvais coup à Moscou.
Les délégués du Comité d’urgence regagnent donc
Moscou. Le fait de ne pas avoir recueilli la signature de
Gorbatchev ne les dissuade nullement. Le lendemain
matin au petit jour, le ministre de la Défense réunit les
officiers supérieurs les plus importants et leur annonce
que Gorbatchev est malade et qu’en conséquence
toutes les unités doivent être mises en état d’alerte.
Les plus anciens se souviennent qu’en d’autres occa-
sions on a utilisé ce prétexte pour mettre des dirigeants
au rancart. Mais personne ne bronche. Simultanément,
les organes de presse, et d’abord la télévision, sont
informés qu’en raison de son état de santé, Gorbatchev
n’est plus en état d’assumer ses fonctions. C’est donc,
conformément à la Constitution, le vice-président qui
prend les commandes et qui, en cette période troublée,
décrète l’état d’urgence pendant six mois.
Cependant, malgré cette apparence de légalité, per-
sonne ne s’y trompe : c’est bien d’un putsch qu’il s’agit.
La preuve en est rapidement donnée : peu après la dif-
fusion de ce premier communiqué, il est annoncé la
création d’un Comité rassemblant des membres du
KGB, du Parti et de l’Armée rouge. Ce nouvel organisme
sera chargé d’appliquer l’état d’urgence. Première déci-
sion : la censure est rétablie. Deuxième décision : des
colonnes de chars entrent dans Moscou ! Toutefois, ni

265
Les espions russes

les radios ni les télés ne sont investies et aucune arres-


tation préventive n’est signalée !
Dans ces conditions, les oppositions ne tardent pas
à se manifester. D’abord au Kremlin où les partisans de
Gorbatchev se sont retranchés. Et ensuite à la « Maison
Blanche », c’est-à-dire au Parlement de la Fédération de
Russie. Très tôt dans la matinée, son porte-parole
dénonce le coup de force. Mais ce qui est surtout
attendu, c’est la réaction de Boris Eltsine, le président
élu de la Russie.
Il est en effet directement visé : les putschistes, à
l’évidence, veulent museler les velléités d’indépen-
dance des Républiques. La plus importante d’entre
elles, la Russie, est aussi la plus concernée. En outre,
depuis son élection au suffrage universel, Eltsine a pris
une dimension nouvelle et est devenu presque naturel-
lement le chef du courant libéral contre les conserva-
teurs communistes.
Le président russe réagit avec une célérité si excep-
tionnelle qu’elle donnera lieu à des soupçons : il savait
ce qui se préparait et il était prêt à réagir.
En attendant, ce matin du 19 août, Boris Eltsine se
trouve dans sa datcha, située à une vingtaine de kilomè-
tres de Moscou. Très vite, il réunit ses principaux colla-
borateurs, rédige avec eux un communiqué dénonçant
ce coup de force anticonstitutionnel. Puis, craignant
d’être lui-même arrêté, il fonce vers la capitale avec ses
amis. Son intention est de se rendre à la Maison-Blanche
dont il entend faire la place forte de l’opposition aux
putschistes.
Dès 9 heures, il arrive et met aussitôt en place un
double état-major. L’un civil, l’autre militaire.
Les chars entrés dans Moscou ne sont pas très nom-
breux pour une ville aussi vaste. Quelques unités pren-

266
La chute de Gorbatchev

nent place devant la mairie, l’agence Tass, la banque


d’État et la Gosbank. Et naturellement, une autre
colonne blindée se dirige vers la Maison-Blanche devant
laquelle se sont déjà rassemblés de nombreux partisans
de Boris Eltsine qui ont édifié à la hâte des barricades
assez dérisoires à l’aide de véhicules renversés.
En face, l’attitude des tankistes étonne. Non seule-
ment, ils ne se montrent guère hostiles mais certains
vont même jusqu’à dire à la population que leurs mitrail-
leuses et leurs canons ne sont pas approvisionnés en
munitions. Nullement effrayée, la foule circule entre les
chars et engage la conversation avec les militaires.
À la mi-journée, le président de la Russie tente le
coup de sa vie. Revêtu d’un gilet pare-balles et entouré
de ses gardes du corps, Boris Eltsine sort du Parlement.
Il franchit les barricades et se dirige vers les chars.
Soudain, il grimpe sur l’un d’entre eux, sort un papier
de sa poche et, s’adressant à la population agglutinée au
milieu des engins blindés, il commence à lire une décla-
ration condamnant le putsch et appelant à la désobéis-
sance civile.
En réalité, peu de Moscovites l’ont entendu. Mais
l’image compte et fera le tour du monde. D’un seul
coup, Eltsine incarne le courage et surtout l’esprit de
résistance de toute une nation. L’émotion suscitée est
telle que sous les applaudissements de la foule, certains
soldats pleurent et que d’autres manœuvrent la tourelle
de leur char et pointent désormais leurs canons vers la
ville et non plus vers la Maison-Blanche.
En accomplissant ce geste, Eltsine acquiert aussi une
stature internationale. À Washington, le président Bush
a été très impressionné par l’image du président russe
juché sur le char. Et si, jusque-là, il l’a traité avec une cer-
taine désinvolture, il change d’attitude et commence à

267
Les espions russes

penser qu’il pourrait devenir le futur numéro un de


l’URSS ou de ce qu’il en restera.
Il est par ailleurs étonnant qu’aux États-Unis, à aucun
moment, on ne s’est affolé. Ainsi, Bush n’a pas jugé bon
d’interrompre ses vacances à l’annonce du putsch.
Pourtant, la perspective de voir une poignée de stali-
niens partisans d’un retour à l’ordre ancien se rendre
maîtres de la puissance nucléaire de l’URSS aurait dû
légitimement l’inquiéter. Une seule explication est pos-
sible : Washington avait reçu des assurances. Les vérita-
bles initiateurs de cette affaire avaient pris les devants.
Du côté des putschistes, le geste spectaculaire de
Boris Eltsine fait aussi impression. Certains estiment
déjà que le coup a raté. Le Premier ministre tombe
opportunément malade. D’autres commencent carré-
ment à prendre leurs distances, tel le président du
Parlement soviétique, Loukianov. Cet intellectuel, géné-
ralement présenté comme la tête pensante du complot,
aurait sans doute pu faire pencher la balance en faveur
des putschistes s’il avait convoqué les députés du Soviet
suprême de l’URSS. Cette assemblée, dominée par les
conservateurs, aurait certainement approuvé l’instaura-
tion de l’état d’urgence et donc donné une apparence
de légalité au coup d’État.
Pour autant, le putsch n’aurait peut-être pas réussi
mais la partie aurait été plus difficile pour les réforma-
teurs et les libéraux.
Loukianov s’est donc refusé à prendre cette initia-
tive. Mais il n’avait peut-être jamais eu l’intention d’agir
ainsi. Ce qui signifie qu’il a sciemment trahi ses amis put-
schistes et qu’il était une pièce essentielle dans ce vaste
jeu de dupes.
Quoi qu’il en soit, l’affaire promet de se terminer
dans la plus grande confusion. La confusion des put-

268
La chute de Gorbatchev

schistes, évidemment ! Mais avant le coup de sifflet final,


il convient de dramatiser. Le peuple russe doit réelle-
ment avoir l’impression qu’il est passé à côté d’une
catastrophe. Sinon, ce coup d’État n’aurait servi à rien !
Le 20 août, deuxième jour du putsch, la pression
semble monter. À Moscou, des dizaines de milliers de
personnes manifestent contre la sédition tandis qu’on
apprend qu’une nouvelle colonne de blindés se dirige
vers la capitale de l’URSS. La tension monte d’un cran.
Et pourtant l’on sait déjà que l’Armée rouge, globale-
ment, refusera d’obéir si on lui demande de tirer sur les
manifestants.
Les putschistes, ceux qui étaient sincères en tout cas,
n’ont pas compris que l’URSS a profondément changé
et que les citoyens n’ont plus peur. D’autant moins peur
que le régime soviétique semble bien prêt de s’écrouler
et que l’Armée rouge compte beaucoup de soldats du
contingent.
Ce même 20 août, malgré le couvre-feu imposé par
l’état d’urgence, des milliers de Moscovites occupent
encore la rue. C’est à ce moment-là que se produit le
seul incident tragique de ce putsch : trois manifestants
sont écrasés par un char. Le lendemain, l’opposition
attaque les blindés avec des pierres et des cocktails
Molotov. Mais les dés sont jetés : le ministre de la
Défense ordonne à ses troupes de regagner les
casernes.
Les putschistes ont perdu. Ils tentent pourtant de
jouer la carte de la dernière chance : le patron du KGB,
Krioutchkov, téléphone à Eltsine. Il lui propose de l’ac-
compagner en Crimée chez Gorbatchev pour signifier
au président soviétique qu’il est à nouveau libre de ses
mouvements. Bien entendu, Eltsine refuse cette propo-
sition insensée. Il sait, lui, que la partie se joue à Moscou

269
Les espions russes

et qu’il est tout près de l’emporter. Cependant, quel-


ques-uns des putschistes font quand même le voyage de
Crimée. En vain ! Gorbatchev refuse de les recevoir. Et
tous seront arrêtés la nuit même.
Une délégation du Parlement russe leur succède.
Ces députés, partisans de Boris Eltsine, viennent cher-
cher Gorbatchev. La manœuvre est habile : elle doit
donner l’impression que c’est le président russe qui a
pris l’initiative de faire libérer le numéro un soviétique.
Dans la nuit, Gorbatchev revient à Moscou. Il pense
alors qu’il peut encore reprendre les choses en main.
Mais il se trompe lourdement. C’est Eltsine seul qui a
gagné.
Bien entendu, Gorbatchev demeure quand même
le président de l’URSS et aussi le secrétaire général du
Parti communiste. Et il pense toujours que le Parti peut
être réformé. Mais il est trop tard et il va aller d’humilia-
tions en humiliations.
Dès son retour à Moscou, une immense manifesta-
tion acclame Eltsine. Signe des temps, place Loubianka,
la statue de Dzerjinski, le fondateur de la Tcheka1, est
déboulonnée. Le symbole est fort. Ensuite, Eltsine se fait
un malin plaisir de s’opposer systématiquement à
Gorbatchev dont il annule les premières nominations
de responsables destinés à remplacer les putschistes.
Enfin, il exige du président soviétique qu’il ratifie l’ou-
kase qui suspend les activités du Parti communiste en
Russie.
Gorbatchev ne peut que s’incliner. Il a perdu la main.
Dans ce grand jeu de dupes, c’est Eltsine qui a gagné.

1. Lointaine ancêtre du KGB, créée par Lénine après la révolu-


tion d’Octobre.

270
La chute de Gorbatchev

Piotr Smolar1 :
[La scène se passe le 23 août en fin d’après-midi
dans l’enceinte du Parlement russe où le dra-
peau rouge a déjà été remplacé par celui de la
Russie. Gorbatchev monte à la tribune.]
« Gorbatchev parle mais ses mots s’effritent. Son
aura s’est évanouie. En trois jours, il est devenu
un homme du passé. Eltsine s’approche, une
feuille à la main, comme un instituteur en
colère, et lui demande de la lire. C’est le compte-
rendu du Conseil des ministres russe, établissant
les responsabilités des ministres soviétiques dans
le putsch. À cette violation des convenances
dans un brouhaha assourdissant, Gorbatchev
devient blême, et ses yeux hagards se répercutent
sur les écrans de télévision du monde entier. Il
s’exécute. Eltsine l’humilie et tient une revanche
éclatante, quatre ans après son expulsion du
Parti. Il enfonce le clou en brandissant le décret
de suspension des activités du Parti communiste
russe. Gorbatchev demande de ne pas céder à
“l’hystérie anticommuniste”. Mais qui a envie
d’être modéré ? Le lendemain, samedi 24 août,
il démissionne de son poste de secrétaire général
et annonce la dissolution du Comité central. »

Gorbatchev n’en a pas fini avec les humiliations.


Personne ne veut plus du traité de l’Union qu’il propose.
Tout va très vite. Les unes après les autres, les
Républiques choisissent l’indépendance. Gorbatchev
est toujours président mais d’une URSS qui, dans les
faits, n’existe plus.

1. L’Événement du Jeudi, août 1999.

271
Les espions russes

Fin 1991, après la création de la CEI, la Communauté


des États indépendants, il se résout enfin à démis-
sionner.
Gorbatchev a donc été joué par Eltsine. Ce qui ne
signifie pas pour autant que le président soviétique était
totalement innocent.
Pour bien comprendre, il faut faire un retour en
arrière. Très vite, à la fin des années 1980, Boris Eltsine se
pose en rival de Gorbatchev. La compétition entre les
deux hommes ne peut se terminer que par l’élimination
de l’un d’entre eux. Et pourquoi pas, par une élimination
physique ! À plusieurs reprises, Eltsine a été victime d’ac-
cidents bizarres. Mais à chaque fois, il s’en est sorti ! Il a,
par exemple, été agressé à proximité de sa datcha. Il a
aussi failli se noyer en plein hiver. Et puis il y a eu ce mys-
térieux accident de voiture au cœur de Moscou. Une
camionnette qui a brûlé la priorité alors même que la
police ouvrait le passage au véhicule de Boris Eltsine. Le
chauffard a aussitôt pris la fuite et n’a jamais été retrouvé.
Gorbatchev était-il l’instigateur ? Il est plus probable
que l’initiative venait d’agents du KGB, désireux de se
débarrasser du futur président de la Russie, sans en
référer au Kremlin. Car, à côté du réformateur
Gorbatchev et du libéral Eltsine, il existait un troisième
clan, celui des conservateurs néostaliniens qui accu-
saient les deux premiers de travailler à la ruine du sys-
tème soviétique !
Et l’on touche ici à la clé de toute cette histoire !
Gorbatchev et Eltsine vont se servir alternativement de
cette puissance occulte pour s’éliminer l’un l’autre. Le
point d’orgue de cette compétition étant bien entendu
le putsch du mois d’août 1991.
On peut en trouver la preuve dans les mois qui pré-
cèdent le putsch. Dans les milieux conservateurs, et par-

272
La chute de Gorbatchev

ticulièrement au KGB, on est très inquiet. Après l’effon-


drement du mur de Berlin, les pays frères, comme on
les appelait, s’émancipent les uns après les autres. C’est
la fin du glacis soviétique.
Alors que la situation économique se dégrade en
URSS. Gorbatchev est plus ou moins ouvertement
accusé d’être l’artisan de la désintégration de l’empire
soviétique. Avec, bien sûr, la complicité de l’Occident et
de la CIA.
Ces allégations sont propagées par le KGB qui, dès
le printemps 1990, se met en devoir de déstabiliser le
maître du Kremlin. Le principal conseiller de
Gorbatchev, Yakovlev, est par exemple accusé d’être un
agent de la CIA. Des accusations reprises par la presse
communiste. Ensuite, à l’occasion de la fête du Travail,
le 1er mai, le KGB organise une provocation inédite. Pour
la première fois dans l’histoire de l’URSS, le secrétaire
général du Parti est hué par la foule. Une manifestation
d’hostilité parfaitement orchestrée en liaison avec des
hommes proches de Boris Eltsine.
Mais ce n’est qu’un commencement. Au début de
l’automne, on constate soudain de curieux mouve-
ments de troupes à proximité de Moscou. Une sorte de
répétition du futur putsch. Gorbatchev demande des
explications à son ministre de la Défense. Celui-ci lui
affirme que les paras sont venus donner un coup de
main pour la récolte des pommes de terre.
La réponse est aussi grossière que ridicule : pour
aider à la récolte des pommes de terre, ces militaires
n’avaient nul besoin d’être puissamment armés.
Puis il y a la tragique affaire de Vilnius. La tour de la
télévision litua-nienne où s’étaient réfugiés des nationa-
listes est attaquée par une unité soviétique de soldats
d’élite. Le bilan est lourd : une dizaine de morts. Or, il

273
Les espions russes

semble bien que Gorbatchev n’ait été informé qu’après


l’assaut.
Encore une fois, c’est sans doute le KGB qui a mani-
pulé les nationalistes baltes et ordonné la répression par
les troupes spéciales.
Résultat, l’image de Gorbatchev pâlit encore un peu
plus. À la fois à l’étranger mais surtout en URSS où,
immédiatement, Eltsine passe à l’offensive et accuse son
rival de conduire le pays à la dictature !
Il semble donc qu’on assiste à une alliance objective
entre le clan Eltsine et celui des conservateurs, le prési-
dent russe se servant de ces derniers pour discréditer
Gorbatchev et ceux qu’on appelle les réformateurs. Des
gens qui veulent transformer le système en douceur.
Alors qu’au contraire, les libéraux groupés autour de
Boris Eltsine exigent une rupture radicale avec le com-
munisme !
Arrive l’aventure du putsch dont Eltsine sort en
grand vainqueur. Si on cherche à qui a profité le crime,
la réponse est donc évidente.
Eltsine et les siens ont depuis longtemps des
antennes au KGB. Le président russe a même obtenu de
créer un KGB russe formé d’anciens agents du KGB
soviétique. Il leur était donc facile de pousser les futurs
putschistes à passer à l’action, tant ces néostaliniens
étaient décidés à en finir avec la perestroïka.
Toutefois, Eltsine n’a pas été le seul à les avoir mani-
pulés. Gorbatchev, aussi !
Le président soviétique, alors au creux de la vague,
voulait rebondir de façon spectaculaire. D’autre part,
grâce à une taupe au sein de la direction du KGB qui l’in-
formait régulièrement, il savait très bien qu’un putsch
se préparait. C’était presque un secret de polichinelle.
Même à Washington, on était au courant. Le président

274
La chute de Gorbatchev

Bush avait d’ailleurs personnellement averti son homo-


logue soviétique !
Par conséquent, s’il l’avait voulu, Gorbatchev aurait
pu agir avant le déclenchement de ce putsch. Mais il a
fait exactement le contraire. Et il a poussé volontaire-
ment les putschistes à la faute : avant le coup d’État, en
juillet, il a fait courir le bruit qu’il allait prochainement
limoger tous ces hommes qui occupaient d’éminentes
fonctions. C’était comme agiter un chiffon rouge devant
un taureau ! Et ça n’a pas manqué. Ces dignitaires ont
prévenu leur éviction du pouvoir en déclenchant ce
putsch.
Gorbatchev, en agissant ainsi, prenait quand même
un risque. Après tout, ce putsch pouvait réussir. Mais les
informations qu’il possédait l’inclinaient à penser que
cette tentative de coup d’État ferait long feu car une
grande partie de l’armée ne suivrait pas.
À la faveur de ce putsch qui ne manquerait pas
d’échouer, Gorby espérait ainsi se débarrasser définiti-
vement de ces barons du régime qui lui empoison-
naient la vie et compromettaient en permanence ses
tentatives de réformes. En outre, tout en redorant son
blason, il pensait aussi prendre ses distances avec les
dirigeants du complexe militaro-industriel qui étaient
liés aux conservateurs.
Mais ce que Gorbatchev n’avait pas prévu, c’est que
Eltsine tirerait les marrons du feu à sa place et rempor-
terait la mise.
Une dernière information capitale pour conforter
cette thèse de la duplicité de Gorbatchev : le président
soviétique a toujours prétendu que pendant ses trois
jours où il a été placé en résidence surveillée sur les
bords de la mer Noire, il avait été privé de toute possibi-
lité de communication avec l’extérieur, ses lignes de

275
Les espions russes

téléphone ayant été coupées. Mais c’est faux. Le numéro


un soviétique, même en vacances, disposait de moyens
de communication très sophistiqués. Si les lignes télé-
phoniques tombaient en panne, des liaisons radio se
mettaient automatiquement en service. Et si l’électricité
était coupée, des dynamos prenaient le relais. Des accu-
mulateurs étaient même en place au cas, très impro-
bable, où ces dynamos auraient rendu l’âme.
Ce prétendu isolement était donc un leurre.
Gorbatchev, en donnant l’impression qu’il était persé-
cuté et réduit à l’impuissance, espérait ainsi gagner la
sympathie du peuple. Mais encore une fois, c’est Eltsine
qui en a profité. Eltsine qui avait encouragé les put-
schistes et décidé d’utiliser à son profit leur sédition.
Tout était prévu, à commencer par son coup d’éclat
devant la Maison-Blanche !
Complice objectif de ces factieux, Boris Eltsine les a
remerciés comme il le pouvait : arrêtés en août 1991,
ces hommes ont été libérés au début de l’année 1992.
Puis ils ont été ensuite amnistiés. La sanction a donc été
excessivement légère ! Et la plupart d’entre eux ont
occupé des fonctions honorifiques. Sous Poutine,
comme auparavant sous Eltsine !

276
xxxxxxxxxxx

XV
Les fantômes de la Stasi

Ce n’était plus du cinéma, mais un cauchemar.


Une fois le tournage achevé, le comédien Ulrich Mühe
avait l’impression que le film continuait ! Mais dans sa
propre vie.
Le très beau film de Florian Henckel, La Vie des
autres raconte l’histoire d’un officier de la Stasi, la
police politique est-allemande, qui, pour mieux
espionner un metteur en scène de théâtre soupçonné
de déviationnisme, obtient de son épouse, une
actrice, qu’elle participe à la surveillance de son mari
et devienne ainsi une auxiliaire de cette même police.
Une fiction, oui. Mais nourrie par des exemples
bien réels, puisés dans l’histoire de la Stasi. Servi par
un solide scénario, une distribution impeccable et
une excellente mise en scène, le film a remporté un
succès mérité qui lui a aussi valu de triompher à
Hollywood en remportant un oscar. Ulrich Mühe lui-
même a reçu également cette prestigieuse récom-
pense. Le couronnement d’une vie d’artiste. Et il est
vrai qu’on n’oubliera pas de si tôt les yeux bleus et le
visage immobile de l’acteur, casque d’écoute sur les
oreilles, qui essaie de percer les secrets du couple
qu’il espionne.
Mühe est mort soudainement en 2007. Mais avant
de disparaître, il a eu la funeste curiosité de prendre

277
Les espions russes

connaissance de son propre dossier conservé dans les


archives de la Stasi. Et le ciel lui est tombé sur la tête,
car il a découvert que selon toute vraisemblance l’ac-
trice talentueuse avec laquelle il a vécu de longues
années était une informatrice de la police. Certes, il
savait que, comme d’autres personnalités connues, il
avait fait l’objet d’enquêtes et d’une surveillance
assidue. Mais chez lui, dans son propre foyer, au sein
de ce qu’il possédait de plus intime ! La femme qui
dormait près de lui l’avait trahi. Le diable était entré
chez lui. La vie des autres n’était plus seulement celle
de ces millions d’existences que la Stasi scrutait jour
après jour. C’était aussi la sienne, violée par des offi-
ciers de la Stasi qui devaient ressembler au person-
nage qu’il venait d’interpréter à l’écran. La fiction se
perpétuait dans la réalité.

La RDA a mis en place le système de surveillance de


la population le plus considérable jamais organisé par
une police, et qui, des années après la chute du mur de
Berlin, continue à provoquer drames et déchirements
chez les citoyens de l’ex-Allemagne de l’Est. Car les
archives de la police secrète, près de vingt ans après la
chute du Mur, n’en finissent pas de vomir leurs secrets.
Et ce qu’elles révèlent est parfois impitoyable.
La Stasi, au summum de son activité, comptait près
de cent quatre-vingt mille informateurs. Un tiers de la
population est-allemande était surveillé, soit six millions
d’habitants. Cela donne une idée du nombre de dos-
siers rassemblés par les bureaucrates de cette police
politique. En outre, si certains documents ont été déchi-
quetés juste avant l’écroulement du régime, les frag-
ments de papier ont été précieusement récupérés et les
autorités allemandes ont aujourd’hui mis au point des

278
Les fantômes de la Stasi

logiciels qui permettent de reconstituer ces rapports.


D’autre part, assez récemment, la CIA, qui avait
réussi à acheter secrètement des microfiches à un trans-
fuge de la Stasi, vient de les remettre aux autorités alle-
mandes.
Les Allemands doivent donc probablement s’at-
tendre à de nouvelles et désagréables surprises, et des
masques risquent encore de tomber.
Ce système policier n’a pas eu d’équivalent dans
l’histoire. Même l’Allemagne nazie ne comptait que qua-
rante quatre mille agents de la Gestapo pour une popu-
lation de soixante-dix millions d’habitants. En RDA, pro-
portionnellement, les IM1, c’est-à-dire les collaborateurs
de la Stasi, étaient vingt fois plus nombreux. Car il fallait
aussi compter avec les fonctionnaires de police qui
étaient au nombre de cent mille.
Un tel quadrillage ne peut s’expliquer que par la
peur. La peur d’être débordé ! D’une certaine façon, la
RDA était un État artificiel qui craignait en permanence
de voir ses citoyens fuir vers l’Ouest. D’où la construc-
tion du mur de Berlin et la volonté d’enfermer la popu-
lation dans un système quasi carcéral.
Bref, il fallait éviter à tout prix que le couvercle ne se
soulève. C’est pourquoi chaque citoyen était a priori
une cible. Pourtant le système a atteint ses limites
puisqu’il n’a pu empêcher les événements de 1989. En
réalité, la Stasi a sous-estimé le ras-le-bol des citoyens et
a laissé monter en force l’opposition. Mais, les dirigeants
est-allemands étaient peut-être las. Ils étaient arrivés au
bout. D’autant que le système tout entier se lézardait et
que les coups de boutoir venaient aussi de leur propre
camp.

1. Inoffizielle Mitarbeiter.

279
Les espions russes

Ainsi Gorbatchev et sa perestroïka avaient entraîné


des personnages importants du régime à prendre leurs
distances. Markus Wolf, le tout- puissant chef des ser-
vices de renseignement extérieur, avait par exemple
renoncé à ses fonctions quelque temps avant le nau-
frage final.
Pour mieux comprendre ce système quasi concen-
trationnaire, attardons-nous sur un cas très exemplaire,
celui d’un poète, Sascha Anderson.
À la fin des années 1970, c’est un grand type un peu
dégingandé, aux lunettes cerclées, toujours mal rasé. Le
« grand Duduche » incarné.
Pour tous ses amis, et ils sont nombreux, Anderson
est un intellectuel qui regroupe autour de lui des
jeunes qui l’adulent et sont, comme lui, férus de culture
underground. Il est alors l’un des personnages les plus
populaires d’un quartier emblématique de Berlin-Est
qui s’appelle le Prenzlauer Berg. À l’origine, il est com-
posé d’une série d’immeubles-casernes construits au
XIXe siècle pour loger les ouvriers et qui se sont
dégradés au fil du temps. Le réalisateur expressionniste
Murnau mais aussi Fritz Lang y ont tourné certains de
leurs films. On y trouve des cours, des arrière-cours,
des couloirs. Tout un dédale pittoresque qui a attiré des
artistes marginaux dans ce quartier défavorisé. À tel
point que dans les années 1970 on a commencé à
parler de l’art et de la littérature du Prenzlauer Berg par
opposition à l’art officiel qui, au nom du réalisme socia-
liste, se devait d’être au service de la société et de la
politique du Parti. Ce qui valait à tous les intellectuels
qui acceptaient le marché de généreuses commandes
et des subsides divers, tandis que les autres étaient
tenus en lisière et faisaient même l’objet d’une surveil-
lance tatillonne.

280
Les fantômes de la Stasi

Marginaux dans leur expression, les artistes du


Prenzlauer Berg l’étaient aussi dans leur vie : ils ne se
contentaient pas de développer des idées subversives
dans leurs œuvres, ils étaient aussi à leur manière des
dissidents.
À l’imitation de ce qui se passait de l’autre côté du
rideau de fer on trouvait donc au Prenzlauer Berg des
féministes, des groupes homosexuels, des chanteurs de
rock, des peintres, des sculpteurs et des écrivains qui
n’étaient pas publiés. Sauf quand ils réussissaient à faire
passer leurs manuscrits à l’Ouest où les maisons d’édi-
tion de la RFA appréciaient l’étiquette rebelle qui les
accompagnait. Ce n’était pas sans arrière-pensées poli-
tiques : publier les dissidents et leurs textes arrivés clan-
destinement à l’Ouest était une façon de participer à la
lutte idéologique contre l’ennemi frère de RDA.
Le Prenzlauer Berg est donc devenu une sorte
d’abcès de fixation au cœur de Berlin-Est. On était sûr d’y
trouver à peu près tout ce qui bougeait dans une société
par ailleurs anesthésiée. Les autorités désapprouvaient
mais y trouvaient leur compte : à l’évidence, cette
concentration de rebelles favorisait l’action de la Stasi.
Sascha Anderson est devenu petit à petit le porte-
drapeau du Prenzlauer Berg. Ne serait-ce que parce
qu’on le voyait partout ! Il promenait sa haute
silhouette dans tous les lieux de la contestation, mee-
tings, expositions, rassemblements. Il était incontesta-
blement l’un de ceux qui avaient contribué à faire de ce
quartier le centre géographique de l’avant-garde berli-
noise de l’Est.
Pourtant le contexte familial ne l’avait nullement pré-
paré à jouer ce rôle ! Ses parents, la mère conceptrice
de dessins animés et le père dramaturge, étaient en effet
de zélés militants du Parti qui avaient élevé leur fils dans

281
Les espions russes

la foi communiste telle qu’on la pratiquait à Moscou et


à Berlin-Est.
Quoi qu’il en soit, la popularité d’Anderson et l’as-
cendant qu’il exerçait sur ses compagnons devaient aussi
beaucoup à l’exil forcé d’un autre dissident très connu,
Wolf Biermann, un auteur compositeur très engagé qui
était devenu la bête noire des autorités de la RDA !

Luc Rosenzweig et Yacine Le Forestier1 :


« Les dirigeants est-allemands n’ont eu d’autre
choix pendant quarante ans, pour maintenir
leur dictature et poursuivre en paix leur expé-
rience de laboratoire, que de surveiller en per-
manence leur propre population et la forcer à
composer avec eux. Empêcher qu’elle ne “vote
avec ses pieds”, selon l’expression de Willy
Brandt, en passant de l’autre côté du mur chez
le frère ennemi allemand, qui l’attendait à bras
ouverts. Il a fallu concevoir progressivement un
système de surveillance qui couvrît tous les sec-
teurs de la société sans exception. Il était néces-
saire de pénétrer la sphère publique comme la
sphère privée la plus intime afin de tuer dans
l’œuf toute velléité de rébellion. Le credo du
ministre de l’Intérieur, Erich Mielke, n’était-il pas
que “chaque citoyen est un risque potentiel pour
la sécurité de l’État” ? Il fallait bien une police
secrète à la hauteur de cette ambition nationale.
Chacun devait finalement surveiller tout le
monde, pour que la fragile construction ne s’ef-
fondre pas. La dictature ne tenait que par la

1. Parfaits espions : les grands secrets de Berlin-Est, Éditions du


Rocher, 2007.

282
Les fantômes de la Stasi

peur d’une répression plus diffuse et sournoise


que dans les pays voisins du bloc communiste. »

Wolf Biermann, fils d’un résistant communiste juif


assassiné par les nazis à Auschwitz, est d’abord un jeune
militant modèle qui passe les premières années de sa vie
à Hambourg où il fréquente le lycée mais aussi l’organi-
sation de jeunesse communiste, les Jeunes Pionniers,
des scouts rouges. En Allemagne de l’Ouest, il devient
de plus en plus mal vu d’être communiste 1. En 1953, à
l’âge de dix-sept ans, le jeune homme passe à l’Est où il
poursuit ses études.
Il approche le célèbre Berliner Ensemble, le presti-
gieux théâtre de Bertolt Brecht. Il y trouve sa vocation :
en 1960, Biermann crée sa propre compagnie, le
« Théâtre des ouvriers et étudiants berlinois », et se lance
dans l’écriture. Mais il ne pourra créer que deux pièces.
La seconde de ses œuvres évoque un sujet très délicat :
l’édification du mur de Berlin. Le sujet est tabou ! Surtout
quand on l’aborde avec un esprit critique ! Conséquence
immédiate, Biermann doit renoncer à ses activités théâ-
trales et se reconvertit dans la chanson à texte. Mais,
dorénavant, le jeune homme est suspect et son premier
disque doit être produit à Berlin-Ouest.
En RDA, il est maintenant interdit de publication et
de représentation ! Ça n’empêche pas ses chansons et
ses textes de circuler sous le manteau, en particulier
dans le Prenzlauer Berg où Biermann, de plus en plus
populaire, devient le symbole de la contestation. On le
compare même à Bob Dylan qui, dans les mêmes
années, chante sur les campus américains et critique
l’engagement militaire de son pays au Viêt Nam !

1. Le Parti communiste y sera même interdit en 1956.

283
Les espions russes

Biermann en est réduit à chanter clandestinement


dans les arrière-cours du Prenzlauer Berg. Pour le pou-
voir communiste, cette situation n’est plus tenable : en
1976, après un concert donné à l’Ouest, le chanteur est
déchu de sa nationalité est-allemande. Il lui est donc
interdit de revenir chez lui.
De l’autre côté du rideau de fer, de nombreuses pro-
testations se font entendre. Mais les autorités commu-
nistes demeurent inflexibles.
Au Prenzlauer Berg, on se sent un peu orphelin.
D’autant qu’on note un net raidissement de la politique
est-allemande qui oblige de nombreux artistes à fuir à
l’Ouest – Nina Hagen et sa mère par exemple – tandis
que d’autres sont jetés en prison.
Biermann, lui, s’installe dans sa ville natale,
Hambourg, et continue à se produire, mais sur les
scènes occidentales. Son passage à l’Ouest n’a en rien
émoussé son esprit critique. Et, à l’occasion, il ne se
prive pas de l’exercer contre la RFA.
L’absence forcée du chanteur compositeur permet
à Anderson de se hisser au premier rang de la contesta-
tion et de prendre la place de Biermann, même s’il n’a
pas le talent de l’artiste condamné à l’exil. Toutefois il
compense cette infériorité par son intense activité.
Grâce à lui, le Prenzlauer Berg devient un endroit incon-
tournable pour les visiteurs occidentaux en mal de sen-
sation qui viennent de l’autre côté de Berlin.
Le quartier est désormais à la mode. On peut y
acheter des créations artisanales, des toiles, des livres
et des poèmes interdits. Cet espace de liberté abrite
même des assemblées où l’on donne des lectures
publiques et où l’on débat des écrits des philosophes
occidentaux.
Étonnamment, la Stasi laisse faire.

284
Les fantômes de la Stasi

Les autorités est-allemandes estiment peut-être que


le Prenzlauer Berg représente une sorte de soupape de
sécurité où l’on peut, sans grands risques, autoriser tous
ces contestataires à s’exprimer à l’intérieur de leur
ghetto culturel. Tant qu’ils n’en sortent pas et qu’il n’y a
pas risque de contagion.
Sascha Anderson, lui-même, se garde bien d’évo-
quer le sujet le plus brûlant, c’est-à-dire celui de la
répression en RDA ! Il abandonne ce sujet à d’autres.
Assez curieusement, ce type qui papillonne dans tous
les cercles avant-gardistes évite de parler de lui et donc
de livrer ses propres convictions, alors même que chez
lui, dans le très confortable salon qu’il a fait aménager, il
reçoit tous les dissidents et met son téléphone à la dis-
position de ses invités. Une offre généreuse : en RDA, le
téléphone est alors installé avec parcimonie.
Malgré tout, les proches de Sascha Anderson ne se
posent aucune question et continuent à lui accorder
une confiance absolue ! Sa porte est toujours ouverte et
son hospitalité légendaire. En outre, Anderson a telle-
ment de relations qu’il peut concourir à les faire
connaître. Même sa compagne, Wilfriede, ne s’étonne
pas. Il y aurait pourtant de quoi : Anderson ne cesse de
recevoir des télégrammes, tous signés par un mysté-
rieux David qui lui fixe des rendez-vous. La jeune femme
ne s’interroge pas outre mesure : Sascha est un organi-
sateur infatigable de concerts ou de représentations
théâtrales. Ces télégrammes sont sans doute en rapport
avec cette hyperactivité.
Mais le pot aux roses finit par être découvert, assez tar-
divement, et presque deux ans après la chute du Mur. Wolf
Biermann est à l’origine de ce véritable coup de théâtre !
À l’automne 1991, l’ancien dissident reçoit l’un des
plus importants prix littéraires allemands. Une céré-

285
Les espions russes

monie est organisée. Le chanteur-poète y prononce un


discours de remerciement. Alors qu’on célèbre la réuni-
fication allemande, tout le monde s’attend à ce que
Biermann rende hommage à ces intellectuels qui se
sont courageusement opposés au pouvoir dictatorial
des communistes est-allemands au péril de leur liberté.
Effectivement le chanteur commence en citant les écri-
vains les plus connus.
Mais c’est la deuxième partie de son allocution qui
provoque la stupeur : Biermann évoque d’autres noms
qui ne sont pas moins célèbres. Et il accuse un par un
ces intellectuels d’avoir été des espions au service de la
Stasi. Le dernier sur la liste est Anderson !
Biermann l’agonit d’injures, toutes plus grossières
les unes que les autres. Aussitôt, il vient à l’esprit que le
chanteur est animé par un sentiment de jalousie :
Sascha Anderson ne l’a-t-il pas remplacé dans le cœur
des marginaux du Prenzlauer Berg ? Günter Grass et
d’autres écrivains respectables dénoncent le chasseur
de sorcières Wolf Biermann, accusé d’utiliser des
méthodes dignes de la Stasi !

Pascale Hughes, journaliste1 :


« Vengeur, le chansonnier Wolf Biermann rom-
pait d’un retentissant “Arschloch” (trou du cul)
le formalisme guindé du discours de réception
du prix Büchner, la plus grande distinction lit-
téraire allemande qui venait de lui être
décernée à l’occasion de la Foire de Francfort,
l’automne dernier. Le gotha littéraire allemand
s’entre-déchire depuis sur la pertinence d’une

1. Correspondante de Libération à Berlin. Article de janvier


1992.

286
Les fantômes de la Stasi

si basse invective décochée à Sascha Anderson,


poète avant-gardiste du quartier Prenzlauer
Berg, vivier punk, néobaba, dissident de Berlin-
Est. L’opposant Wolf Biermann, qui avait été
privé de sa nationalité est-allemande en 1976
alors qu’il effectuait une tournée en RFA, accu-
sait Sascha Anderson d’être un vulgaire agent
de la Stasi, la police secrète est-allemande.
Biermann n’apportait aucune preuve pour
étayer sa calomnie. La gentry littéraire s’insur-
geait. Günter Grass se choquait de ces
méthodes de “grand inquisiteur”. Et Stefan
Heym se demandait de quel droit le joueur de
ballades se posait là en redresseur de torts.
Comment Biermann osait-il avec tant d’obsti-
nation et de hargne mener, semaine après
semaine dans les colonnes de l’hebdomadaire
Der Spiegel, une chasse aux sorcières, sans ali-
gner de preuves ? »

L’ampleur des protestations contre les propos inju-


rieux de Biermann s’explique fort bien. À l’Ouest, et plus
particulièrement à Berlin, ce qui se passait dans les
arrière-cours humides de Prenzlauer Berg à l’époque
communiste, était considéré comme une sorte de petit
miracle. Le symbole de la résistance. Un poète ouest-
allemand a même parlé d’une parenthèse immaculée,
d’une orchidée poussée dans cette RDA si grise, si triste.
Et tous admiraient ces contestataires qui vivaient de rien
et distribuaient dans les ruelles du Prenzlauer Berg des
chefs-d’œuvre misérablement tapés à la machine. Sans
doute ces louanges, empreintes de romantisme révolu-
tionnaire, étaient-elles exagérées car le génie qui éma-
nait de ces textes n’était pas toujours évident. Mais peu

287
Les espions russes

importe ! Les accusations de Biermann ont provoqué


un véritable choc parmi ses légions d’admirateurs.
Anderson dément naturellement avec la plus grande
énergie la grave diffamation dont il est la victime ! Non,
il n’a eu aucun contact avec la Stasi et il n’a jamais été
rétribué par la police politique !
Cependant, peu de temps après, en janvier 1992
exactement, le gouvernement allemand décide d’ouvrir
les archives secrètes de la Stasi. La loi permet aux
Allemands de l’Est de prendre connaissance de leurs
dossiers confectionnés par la Stasi. Aussitôt, d’anciens
dissidents se précipitent. Ils veulent savoir qui les a
espionnés ou même dénoncés !
Les premiers qui consultent leurs fiches, et parmi
eux beaucoup de dissidents qui ont fréquenté le
Prenzlauer Berg, ont confirmation qu’ils étaient bien
surveillés de près par la Stasi. Ils relèvent les noms de
code des individus chargés de ce travail de taupe.
Un nom en particulier, David Menzel, revient sou-
vent. David ! Comme le prénom de ce mystérieux cor-
respondant qui envoyait de si nombreux télégrammes
à Anderson. Ces victimes de la Stasi opèrent des recou-
pements et n’ont pas grand mal à identifier Sascha
Anderson comme étant l’homme qui les a espionnés
des années durant. Ils apprendront même un peu plus
tard qu’Anderson a été très tôt recruté par la Stasi. À
l’âge de dix-sept ans !
Du même coup, ils se rendent compte que le bel
appartement où le poète recevait ses amis fonctionnait
en réalité comme un piège destiné à attirer les dissi-
dents. Le téléphone mis à leur disposition et le salon
truffé de micros permettaient à la Stasi de les écouter en
direct. En même temps, on en sait un peu plus sur
Anderson lui-même. Contrairement à d’autres collabo-

288
Les fantômes de la Stasi

rateurs de la Stasi, le héros du Prenzlauer Berg n’a nul-


lement été contraint de collaborer avec la police poli-
tique. Il apparaît au contraire que le poète a manifesté
un empressement certain et qu’il a été un informateur
zélé.
Ces documents confirment donc les accusations de
Biermann ! Même si au départ, le chanteur n’avait fait
état que de son intuition. À moins qu’il n’ait recueilli
préalablement de discrètes informations.
En tout cas, ces preuves incontestables n’empê-
chent pas Anderson de continuer à nier contre toute
évidence. D’autant que dans son malheur, il bénéficie
quand même de quelques mesures prises par des offi-
ciers de la Stasi avant la chute finale. Des documents ont
été détruits ou ont tout simplement disparu. Ainsi on
n’a jamais retrouvé un gros dossier de plus de mille
feuillets qui recensait les activités du petit monde de la
Prenzlauer Berg.
Mais ce document pourtant essentiel resurgira peut-
être un jour. Si des agents de la Stasi ont obéi aux ordres
en éliminant un certain nombre de dossiers sensibles,
d’autres les ont purement et simplement volés avec l’in-
tention de s’en servir pour faire chanter quelques per-
sonnages compromis. Et puis il y a eu ce marché passé
avec la CIA. La vente de milliers de microfiches qui inté-
ressaient beaucoup la centrale américaine. Celles-là vien-
nent d’être officiellement rendues à l’Allemagne mais
rien n’empêche de penser que les documents les plus
intéressants sont restés aux mains des agents de la CIA.
Après la Seconde Guerre mondiale, les Alliés n’ont
pas procédé autrement avec tous les papiers qu’ils ont
pu ramasser sur les activités des nazis.
Quoi qu’il en soit, cette affaire soulève des ques-
tions. Et d’abord celle-ci : la Stasi n’a-t-elle pas joué avec

289
Les espions russes

le feu en manipulant ce meneur de dissidents ? Car, col-


laborateur ou pas de la police secrète du régime,
Anderson a quand même contribué à accroître la noto-
riété de tous ces jeunes gens. Et donc à populariser leurs
idées ! Mais c’était sans doute le prix à payer pour
obtenir les meilleurs renseignements possible sur cette
remuante dissidence. Même si, au fond, la Stasi créait,
ou en tout cas nourrissait sa propre opposition.
Autre interrogation : Anderson a mené une double
vie pendant presque vingt ans sans jamais faillir. Il lui fal-
lait donc une force de caractère peu commune pour
avoir menti pendant toute cette période. Mais il existe
des gens chez qui le mensonge est une seconde nature.
Anderson est de ceux-là !
Enfin confondu, il s’est donc refusé à avouer et il a
même imaginé une défense maligne : il a prétendu que
c’était la Stasi qui aurait tout inventé afin de brouiller les
pistes ! Et d’expliquer que si beaucoup de dossiers ont
été vidés de leur contenu, c’était parce que les officiers
de la Stasi voulaient effacer leurs propres turpitudes.
Cette contre-attaque assez astucieuse lui a permis de
surnager dans la nouvelle Allemagne. Mais Anderson
avait préparé tout cela de longue date.
En 1986, le jeune homme quitte Berlin-Est pour
Berlin-Ouest avec le plein accord des autorités est-alle-
mandes. La police ne risquait pas de devenir sourde et
aveugle car elle disposait d’autres sources.
À Berlin-Ouest, Anderson ne coupe pas tout contact
avec les services est-allemands. Il continue à se rendre
utile en créant une maison d’édition. Avant la chute du
Mur, le poète reste en effet un pôle d’attraction pour les
dissidents en rupture de ban mais aussi pour tous ces
intellectuels qui essaient d’aider leurs confrères de l’Est.
Il est donc à même de recueillir de précieuses informa-

290
Les fantômes de la Stasi

tions. Seule différence, ce n’est plus à la Stasi qu’il doit


rendre des comptes mais directement aux services
secrets est-allemands. Sascha Anderson est donc
devenu un espion mais son employeur reste le même :
c’est le gouvernement de son pays.
En tout cas, pour les Allemands de l’Ouest, avant la
dénonciation de Biermann, Anderson reste un person-
nage admiré. En en 1987, le ministre fédéral des rela-
tions internationales lui décerne même un prix.
Ensuite, sa défense et aussi les violentes réactions de
Günter Grass ont au moins pour un temps porté leurs
fruits. En 1992, l’année où le chanteur l’insulte,
Anderson se voit attribuer une bourse pour aller résider
à la Villa Massimo à Rome, l’équivalent de notre Villa
Médicis, où l’on n’accueille que des intellectuels de pre-
mier plan.
Cependant, peu à peu, son étoile pâlit. Si la grossiè-
reté des attaques de Wolf Biermann a pu d’abord cho-
quer, nombreuses sont maintenant les informations qui,
se recoupant, ne permettent plus le doute : Anderson
était bien l’un des meilleurs collaborateurs de la Stasi !
Nombre de ses anciens amis le fuient. Ainsi, quand il a
voulu écrire une anthologie de la poésie de la RDA, la
plupart des auteurs lui ont refusé leur concours. Et plus
tard, en 2002, lorsqu’il a publié son autobiographie, l’ou-
vrage a été éreinté par la critique.

Luc Rosenzweig et Yacine Le Forestier1 :


« Le plus étonnant, et en même temps le plus signi-
ficatif dans l’histoire d’Anderson, reste cet entête-
ment schizophrénique à nier l’évidence, un trait
commun à la plupart des collaborateurs de la

1. Op. cit.

291
Les espions russes

Stasi. Le refoulement de leurs activités d’espion-


nage allait si loin qu’ils ne parvenaient plus à
réaliser la gravité de ce qu’ils faisaient. Avec pour
seul salut la fuite en avant dans le mensonge obs-
tiné. Les interviews accordées par le poète au
début du scandale furent déconcertantes. Les
réponses étaient, la plupart du temps, incohé-
rentes, noyées dans une logorrhée auto-justifica-
trice d’où émergeaient quelques éclairs de luci-
dité comme ceux-ci : “Tout cela est un mystère
complet pour moi… J’ai des difficultés à me sou-
venir. Dans ce type de situation, on est soumis à
une telle pression, on tente de la refouler. Je ne
veux tout simplement pas être transformé en
bouc émissaire par ces gens qui regardent leurs
coupables avec ce regard totalement non diffé-
rencié… Il est exact, en effet, que la Stasi me tenait
d’une certaine manière en laisse… Je suis en ce
moment très insécurisé et me préoccupe essentiel-
lement de me maintenir en vie. Tout simplement
pour pouvoir rester debout.” »

Au-delà du cas particulier de Sascha Anderson, les


autorités allemandes ont dû affronter un véritable
dilemme après la réunification de la RFA et de la RDA.
Ouvrir ou ne pas ouvrir ?
Ouvrir les archives de la Stasi représentait un risque
certain : celui de plonger le pays à peine réunifié dans
de longues et cruelles querelles internes. Certains, du
côté des victimes, étant légitimement avides de ven-
geance et d’autres, parmi les persécuteurs, craignant
d’être livrés à la vindicte publique.
Mais la question ne se posait pas simplement aux
dirigeants de la nouvelle Allemagne : tous les citoyens –

292
Les fantômes de la Stasi

et ils étaient des centaines de milliers – qui estimaient


avoir été espionnés par la Stasi, ne devaient-ils pas avoir
peur qu’en compulsant leurs dossiers, ils ne découvrent
de pénibles vérités ? Ne risquaient-ils pas d’apprendre
que même leurs conjoints les avait trahis au profit de la
Stasi ? Pour d’autres, c’étaient de vieilles amitiés qui
s’écrouleraient d’un seul coup. Exactement comme si
un fossé s’ouvrait soudain à leurs pieds et engloutissait
des pans entiers de leur passé.
Certains ont hésité tandis que d’autres n’ont pas
reculé devant l’épreuve, quitte à affronter l’insoute-
nable.
Quant aux autorités allemandes, elles ont choisi de
soulever le couvercle en permettant à qui le voudrait de
venir fouiller dans les cent quatre-vingts kilomètres de
dossiers accumulés par la Stasi !
Le précédent nazi a vraisemblablement pesé sur la
décision des autorités allemandes. Le ménage n’avait
pas été réellement fait après la défaite de 1945. Tant et si
bien que de trop nombreux nazis sont passés à travers
les mailles du filet malgré la campagne de dénazification.
Derrière, il y avait sans doute la volonté de ne pas
aller trop loin. En dehors même des nazis authentiques,
tel Barbie, qui ont été récupérés par les Alliés pour col-
laborer à la lutte contre les nouveaux adversaires, les
communistes, il existait aussi cette cohorte de « bons
Allemands » qui avaient cédé aux sirènes du nazisme et
à qui la société n’a jamais demandé de comptes. Des
notables, d’anciens SS et même des soldats de la
Wehrmacht qui n’ont rien ignoré des crimes de guerre
perpétrés au nom de leur pays. Bref, la justice allemande
s’est bien gardée d’être trop curieuse, d’autant que
beaucoup de magistrats également compromis étaient
restés en place.

293
Les espions russes

Ici, il ne s’agit pas d’accabler les Allemands car il y


aurait aussi beaucoup à dire sur l’épuration telle qu’elle
a été pratiquée en France. En tout cas cet échec partiel
de la dénazification a conduit les autorités politiques
allemandes à décider d’ouvrir largement les archives de
la Stasi. Pourtant il n’y a pas eu unanimité sur le sujet :
les opposants craignaient d’attiser les rancœurs et les
déchirements, et de braquer encore peu plus les Ossis
contre les Wessis. C’est-à-dire les habitants déshérités
de l’ex-Allemagne de l’Est contre leurs opulents voisins
de l’Ouest !
En rendant publiques ces tonnes de dossiers, on
pouvait aussi redouter de découvrir des informations
mensongères et tronquées. De fausses accusations, car
il ne fallait pas prendre pour argent comptant tout ce qui
figurait dans ces archives. La Stasi n’a jamais rechigné à
recourir à la propagation de rumeurs pour salir des dis-
sidents. D’autre part, est-ce que la simple fréquentation
épisodique d’un agent de la Stasi faisait d’un citoyen un
IM, comme on disait alors en Allemagne de l’Est ?
Le risque, en accordant toute confiance à ces docu-
ments était donc d’offrir à la Stasi une formidable
revanche posthume. Il convenait par conséquent d’être
très prudent et de se méfier d’accusations proférées à
tort et à travers. D’autant que certains ont exploité le
filon. On a vu fleurir des vendeurs de dossiers. Ou d’ex-
traits de dossiers. Des hommes ayant appartenu à la
Stasi ont monnayé les documents qu’ils avaient pu
emporter en catimini après l’effondrement du système
communiste. Ces informations intéressaient en effet
beaucoup les journalistes. Ainsi au début des années
1990, l’hebdomadaire Der Spiegel s’est fait une spécia-
lité de publier semaine après semaine ce genre de docu-
ments accusateurs.

294
Les fantômes de la Stasi

Pour ce magazine conservateur, ce n’était pas sans


arrière-pensées. Sous prétexte de ne pas réitérer les
fautes du passé, c’est-à-dire la complaisance de l’après-
guerre pour les nazis, il s’agissait aussi de mettre en
cause des hommes coupables d’avoir eu des sympathies
de gauche et qui avaient aujourd’hui rejoint dans l’ex-
RDA le PDS, le parti qui a succédé à l’ancien Parti com-
muniste est-allemand. Autant de personnes qui avaient
également été autrefois partisanes de ce qu’on a appelé
alors l’Ost-Politik, la politique prônée par le chancelier
Willy Brandt et reprise plus tard par Helmut Kohl, et qui
consistait à rapprocher progressivement les deux
Allemagnes à une époque où, à cause de la puissance de
l’URSS, la réunification n’était pas encore envisageable.
Brandt, en particulier, pensait qu’une politique de
petits pas pouvait à terme servir les intérêts des
Allemands, qu’ils soient de l’Est ou de l’Ouest. Mais,
pour œuvrer concrètement dans cette direction, il fal-
lait bien discuter avec les dirigeants de la RDA. C’est ainsi
qu’un certain nombre de personnes ont été soupçon-
nées d’avoir eu des liens avec la Stasi et, plus générale-
ment, avec les services de l’Est. Il ne faut pas oublier
qu’un Joseph Strauss, leader bavarois qui affichait pour-
tant un anticommunisme résolu, entretenait d’excel-
lentes relations avec Berlin-Est. Et que nombre
d’hommes d’affaires ouest-allemands commerçaient
avec leurs homologues de l’Est.
La frontière était donc floue entre ceux qui ont vrai-
ment collaboré avec la Stasi et ceux qui ont seulement
eu des contacts avec des fonctionnaires de l’Est pour
des raisons légitimes. Ce sera par exemple la ligne de
défense de Manfred Stolpe, ministre-président du Land
de Brandebourg, un des leaders de l’opposition au
régime communiste. Ce pasteur, qui avait été président

295
Les espions russes

du Consistoire de l’Église évangélique, a été accusé à


plusieurs reprises, et même de façon assez circonstan-
ciée, d’avoir été l’un des collaborateurs de la Stasi.
Pendant une vingtaine d’années, le pasteur Stolpe
aurait entretenu des rapports avec des agents de la Stasi
à qui il aurait fourni des renseignements sur l’Église et
l’état d’esprit du clergé. Lors de ces contacts, il était reçu
dans des appartements où la police politique avait l’ha-
bitude de rencontrer ses espions. La Stasi lui avait même
attribué, comme à tous ses autres informateurs, un nom
de code. Mais Stolpe, soutenu d’ailleurs par une partie
de ses confrères, ne s’était nullement démonté et avait
fait face à ses accusateurs en reconnaissant qu’il avait dis-
cuté avec des agents de la Stasi des centaines de fois.
Mais il a aussitôt expliqué que c’était pour la bonne
cause : selon lui, il était vain d’espérer changer le sys-
tème sans prendre langue avec ses représentants ! Ce
digne ecclésiastique a même ajouté qu’il aurait ren-
contré le diable si cela avait pu servir ses desseins.
Toutefois la question essentielle demeurait celle-ci :
Stolpe a-t-il oui ou non communiqué des informations
à la Stasi ? Il s’en est sorti par une pirouette : « si j’ai été
un agent, c’est malgré moi ! » Et le pasteur, membre
important du PDS, a accusé à son tour Helmut Kohl de
vouloir d’abord abattre un adversaire politique embar-
rassant pour la Démocratie chrétienne.
Quoi qu’il en soit l’affaire Stolpe montrait qu’il fallait
en la matière faire preuve de la plus grande prudence.
L’homme qui avait la haute main sur l’ouverture des
dossiers de la Stasi, un autre pasteur, Joachim Gauck, a
lui-même été accusé d’être un inquisiteur !
Mais il y avait aussi d’autres dossiers, tel celui du
poète Sascha Anderson, où la culpabilité des IM ne fai-
sait aucun doute. Les histoires semblables sont légion.

296
Les fantômes de la Stasi

En tout cas, ceux, très nombreux, qui ont pu accéder


à leurs dossiers ont été préalablement mis en garde tant
le contenu de ces archives pouvait être explosif et
générer de véritables drames humains.
Un exemple parmi d’autres, celui de l’écrivain est-
allemand, Lutz Rathenow. Lors de l’ouverture des
archives de la Stasi, il a découvert à son nom quinze clas-
seurs de quatre cents pages chacun et il a pu établir que
soixante informateurs avaient été attachés à ses bas-
ques. Des espions qui notaient tout ce qui concernait
son existence. Même les détails les plus anodins ou les
plus ridicules.

Luc Rosenzweig et Yacine Le Forestier1 :


« Le dossier Rathenow est plus détaillé que le
plus précis des journaux intimes. “Je peux pra-
tiquement calculer le nombre de fois que je me
suis fait couper les cheveux, l’évolution de la
longueur de ma barbe d’année en année”, dit
l’écrivain. Les pages sont noircies de banalités
sidérantes. Dans le plan qu’elle avait dressé le
25 août 1988, du logement de Rathenow dans la
Gabelsbergerstrasse, la police, tel un huissier,
localisait la planche à repasser, les jouets des
enfants, le canapé, la radio ou l’annuaire télé-
phonique de Berlin-Ouest. Rathenow a
retrouvé dans son dossier la transcription de
conversations insignifiantes avec son voisin de
palier : “Nous parlions de la pluie et du beau
temps, et il en sortait deux ou trois pages. Je suis
certain que mon voisin mouchardait pour
échapper un instant à l’ennui mortel et à la gri-

1. Op. cit.

297
Les espions russes

saille qui caractérisaient la vie quotidienne en


RDA. Les gens se sentaient mis en valeur lorsque
la Stasi leur demandait de jouer les agents
secrets. Ils aimaient qu’on leur accorde de l’im-
portance, ils appréciaient aussi cette relation
clandestine avec la police politique. Les liens
des IM avec le ministère devenaient plus forts
que les relations familiales ou amoureuses.” »

Autre cas exemplaire mais plus dramatique, celui des


époux Wollenberger.
Elle, Vera Lengsfeld, est une jolie jeune femme très
engagée dans la vie politique. Allemande de l’Est, elle est
née en Thuringe, un des Länder de la RDA. Son père est
un officier de la Stasi. Dès qu’elle l’apprend, elle quitte
le domicile parental. Elle a alors dix-huit ans. Jeune fille
idéaliste qui rêve de progrès social et croit alors aux
vertus du socialisme, elle n’est pas anticommuniste : si
elle rompt avec son père, c’est qu’elle désapprouve ses
activités policières et donc le système répressif mis en
place par le régime.
Cela ne l’empêchera pas quelques années plus tard
de rejoindre le SED, c’est-à-dire le Parti communiste est-
allemand. En attendant, elle entre à l’université
Humboldt de Berlin et étudie la philosophie et la théo-
logie. Puis, à la fin de ses études, elle trouve du travail à
l’Académie des sciences de la RDA où elle est engagée
comme lectrice et collaboratrice scientifique.
Puis elle se marie. Lui se nomme Knud Wollenberger.
Ensemble, ils auront deux enfants.
Knud, qui se pique d’être poète, fréquente assidû-
ment le quartier du Prenzlauer Berg. C’est un barbu au
regard doux, un peu rêveur. Une sorte de « baba cool »,
fervent écologiste.

298
Les fantômes de la Stasi

Au sein du couple, c’est plutôt madame qui porte la


culotte. Knud se contente de suivre son épouse qui a
une forte personnalité et qui prend bientôt ses dis-
tances avec le Parti communiste quand celui-ci
approuve l’installation en RDA de missiles soviétiques
porteurs de charges nucléaires. Militante du mouve-
ment « Femmes pour la paix », elle proteste vivement
contre cette escalade militaire. Bien évidemment, elle
finit par être virée du Parti communiste et perd du
même coup son travail.
Cataloguée comme dissidente et aussi écologiste
que son mari, Vera se fait apicultrice pour gagner sa vie.
Elle sait que, désormais, elle sera l’objet d’une surveil-
lance accrue de la Stasi. Cependant cette jeune femme
volontaire n’est pas décidée à se taire. Elle continue à
s’exprimer et même à manifester publiquement. Au
début de 1988, cela lui vaut d’être arrêtée et incarcérée
pendant six mois pour tentative de conspiration.
Cependant, dès sa libération, elle récidive et finalement
elle est expulsée de RDA.
Elle gagne la Grande-Bretagne où elle reprend ses
études à Cambridge. Elle y étudie la philosophie des reli-
gions. Déjà intéressée par la théologie, il y aura toujours
dans son engagement politique une dimension reli-
gieuse. On le verra un peu plus tard lorsque, finalement,
elle rejoindra la Démocratie-chrétienne.
Quoi qu’il en soit, dès la chute du mur de Berlin, à
l’automne 1989, elle revient chez elle en RDA où elle est
l’une des fondatrices du parti Vert. L’année suivante,
candidate aux premières élections législatives panalle-
mandes, elle est élue au Bundestag.
Députée à trente-huit ans, elle est aussi lauréate d’un
prix de la Paix décerné à Aix-la-Chapelle et destiné à
récompenser son combat pour les droits civiques. À la

299
Les espions russes

tribune du Parlement, Vera Wollenberger plaide alors


inlassablement contre l’oubli, pour la réhabilitation des
victimes du régime communiste et la condamnation, au
moins morale, des responsables. Parallèlement, elle
demande bien sûr l’ouverture des archives de la Stasi.
Vera est d’autant plus déterminée qu’en 1991, de vilains
bruits commencent à courir sur son mari. On murmure
que Knud Wollenberger aurait été un informateur de la
Stasi, l’un de ces IM qui foisonnaient dans l’ancienne
Allemagne de l’Est. Une raison de plus pour elle de
demander l’ouverture des archives. Non pas qu’elle soit
vraiment inquiète quant à la probité de son époux. Mais
elle veut en avoir le cœur net, ne serait-ce que pour
démentir ces insinuations malveillantes.
Mais dès qu’elle peut avoir accès à son dossier grâce
à l’ouverture effective des archives en janvier 1992, sa
vie se fracasse. Il ne s’agissait pas de rumeurs. Vera réa-
lise très vite que l’IM désigné sous le nom de code
« Donald » ne peut être que son mari. Car il est le seul à
pouvoir connaître les détails les plus intimes de leur vie
de couple. Il a en effet aussi rédigé des rapports sur cet
aspect confidentiel de leurs relations. Tout est raconté
par le menu ! Pour Vera, c’est comme un viol ! Et sa pre-
mière réaction est de se précipiter dans les toilettes du
bâtiment des archives et de vomir !
Elle confiera aussi à ses proches : « Ce que j’ai tra-
versé, je ne le souhaite à personne, pas même à mon
pire ennemi ! » Détail de peu d’importance, mais qui en
dit quand même long sur la façon dont elle était consi-
dérée par la Stasi : si, dans les documents dont elle a pris
connaissance, Knud figurait sous le pseudonyme de
Donald, elle-même était affublée du nom de code
« Virus » ! Peut-être une façon pour la Stasi de recon-
naître son pouvoir de nuisance.

300
Les fantômes de la Stasi

Après cette terrible révélation, Vera exige de son


mari des explications. Knud, alias Donald, commence
par nier. Mais au bout d’à peine un quart d’heure, il s’ef-
fondre et avoue. Toutefois, comme beaucoup d’autres
IM démasqués, il est incapable de se justifier ni même
de prendre conscience de la gravité de ce qu’il a fait.
Tout au plus Vera apprend-elle qu’il a commencé à col-
laborer avec la Stasi à l’âge de vingt ans, c’est-à-dire avant
son mariage. Ensuite, ayant mis la main dans l’engre-
nage, il n’a pu revenir en arrière. Et la jeune députée de
se poser une autre terrible question : ne l’a-t-il pas
épousée sur ordre ?
En effet, lorsque Vera l’a rencontré, elle commen-
çait à s’éloigner du Parti communiste et faisait preuve
d’esprit critique. Une militante à contrôler, donc !
Comme dans tout régime stalinien, les communistes
n’étaient pas les derniers à être surveillés, afin de véri-
fier qu’ils restaient dans la ligne et de les chasser dans
le cas contraire. Les bolcheviques, sous le prétexte de
fortifier le Parti, ont toujours procédé par épuration
successive.
Vera Wollenberger découvre également dans
l’énorme dossier que la Stasi a constitué sur elle que
plus de cinquante IM l’ont espionnée. Knud n’était
qu’un parmi les autres, mais le plus à même de donner
des renseignements très complets à ses maîtres.
Ce qui est étonnant dans son cas, c’est le passé de sa
famille. Un passé qui aurait pourtant pu le dissuader de
devenir un mouchard. Knud Wollenberger est le fils d’un
militant antinazi qui a fui l’Allemagne en 1937 et s’est
réfugié aux États-Unis. Cependant, au début des années
1950, victime du maccarthysme parce qu’il professe tou-
jours des idées de gauche, il doit quitter son pays d’ac-
cueil et revenir en Allemagne. Il y avait là, pour lui et pour

301
Les espions russes

son fils, de quoi être vacciné pour toujours contre la déla-


tion. Mais Knud, lui, n’a pas retenu la leçon.
Un peu après le choc de ces révélations, Vera
Wollenberger reçoit une curieuse visite. C’est l’officier
traitant de son époux qui frappe à sa porte. Il ne vient
pas lui présenter des excuses. Non, benoîtement, cet
agent de la Stasi se répand en compliments sur Knud.
Un si zélé collaborateur ! Un de ses meilleurs éléments !
L’anecdote pourrait paraître insensée mais en réa-
lité, elle correspond à l’image de la Stasi, telle que cer-
tains IM se la représentaient : une sorte de grande
famille, le dernier refuge d’êtres déboussolés.
Avant de la quitter, cet officier de la Stasi ose ajouter :
« Quant à vous, Vera Wollenberger, tout le service vous
aimait bien ! » Bref, il était presque désolé d’avoir fait
espionner une femme aussi remarquable par son mari.
La suite était inévitable : Vera s’est séparée de son
mari et a repris son nom de jeune fille, Lengsfeld. Plus
que jamais, elle s’est lancée dans le combat politique,
abandonnant même les Verts, coupables à ses yeux de
complaisance à l’égard du PDS, l’ancien Parti commu-
niste ! Mais elle est blessée à jamais. Et encore a-t-elle
sans doute échappé au pire si l’on en juge par des exem-
ples plus tragiques !

Suddeutschezeitung1 :
« Rien n’est cicatrisé. La réconciliation reste,
pour elle, une “question purement théorique”.
Aujourd’hui encore, Vera Lengsfeld s’emporte
lorsqu’elle parle de son ex-mari : des années
durant, celui-ci l’a espionnée pour la Stasi. “Je
ne suis pas une victime”, affirme cette militante

1. Quotidien de Munich, article de novembre 1999.

302
Les fantômes de la Stasi

pour les droits civiques qui souhaite oublier ce


qui s’est passé mais n’est pas prête à pardonner.
Elle réagit avec autant de véhémence face aux
ex-camarades du Parti. “Gysi [Gregor Gysi, pré-
sident du PDS, qui a succédé au SED, le Parti
communiste de la RDA] tremble quand il me
voit”, assure Vera Lengsfeld, qui fut membre du
SED, étudia le marxisme-léninisme et travailla
à l’Académie des sciences de RDA. Jusqu’à ce
qu’elle se rende compte que “la théorie ne col-
lait pas avec la pratique”. Vera Lengsfeld a
fondé le Cercle de Pankow pour la paix et a
atterri en prison. Puis elle a quitté le territoire.
Il lui arrive parfois de regretter d’être revenue
le 9 novembre 1989. Élue députée verte au
Bundestag, elle est passée dans les rangs de la
CDU par haine du PDS. Elle ne veut pas
entendre les Allemands de l’Est se plaindre.
“Chacun est personnellement responsable de sa
vie”, clame-t-elle. Ironie de l’histoire, c’est préci-
sément la CDU qui parle, à l’heure actuelle, de
se rapprocher du PDS. Vera Lengsfeld est outrée.
Elle n’est pas du genre à se taire et continuera
à protester. »

La Stasi ne s’est pas contentée d’user de méthodes


d’espionnage pour museler l’opposition et prévenir
une éventuelle implosion du système. Elle a parfois
employé des moyens beaucoup plus coercitifs. À l’imi-
tation du grand frère soviétique, les dirigeants est-alle-
mands ont fait appel à la psychiatrie pour venir à bout
de quelques dissidents particulièrement coriaces.
Internés dans des établissements contrôlés en sous-
main par la police secrète, ces prétendus malades

303
Les espions russes

étaient abrutis de drogues diverses ou subissaient de


véritables lavages de cerveau.
Mais la Stasi est allée encore plus loin : au moins
jusque dans les années 1960, elle a perpétré des assassi-
nats afin de se débarrasser de quelques personnages
indésirables. Elle a ensuite abandonné ces pratiques, au
moins à l’intérieur de la RDA, à quelques exceptions
près. En revanche, il est certain que des transfuges ou
des fuyards ont fait l’objet d’opérations « homo1 » en
dehors du territoire est-allemand. Et principalement en
Allemagne de l’Ouest.
La Stasi a même mis sur pied un réseau de gangsters
pour exécuter ces missions extérieures. Des hommes de
main grassement payés ! Ainsi on est à peu près certain
qu’un célèbre footballeur du Dynamo Berlin, un club très
proche de la Stasi, a été victime d’un assassinat maquillé
en accident de la route après être passé à l’Ouest.
Le physicien et philosophe Robert Havemann,
figure emblématique de la dissidence est-allemande, est
l’une des exceptions évoquées plus haut.
Havemann a d’abord été un illustre opposant sous
le régime nazi. En 1943, il est même condamné à mort
pour haute trahison et publication d’écrits antifascistes.
Cependant sa peine est commuée en prison à perpé-
tuité. Une détention très dure ! Quand l’Armée rouge le
délivre en 1945, Havemann, devenu tuberculeux, est un
quasi-moribond. Rétabli, ce héros de la lutte contre
Hitler est élu député du Parlement de la toute nouvelle
RDA. Et comme de nombreux intellectuels de l’après-
guerre, il rejoint les rangs du Parti communiste !
Il perd pourtant assez vite ses illusions. Il ne peut en
particulier accepter le raidissement progressif du

1. « Homo » pour homicide.

304
Les fantômes de la Stasi

régime et sa stalinisation. Dès lors, il devient une cible


pour la Stasi. Exclu du Parti, il est aussi chassé de l’uni-
versité et de l’Académie des sciences. Mais cet homme
qui a courageusement résisté aux nazis n’est pas du
genre à s’incliner. Il continue donc à s’exprimer et
devient le chef de file de la contestation.
Les autorités prennent alors la décision de le placer
en résidence surveillée. Sa maison, située au bord du lac
de Mecklembourg, devient une vraie forteresse gardée
en permanence par des dizaines de policiers. Détail
comique : cette présence des forces de l’ordre est si
pesante que ses voisins, appartenant pourtant au gratin
du régime, finissent par se plaindre en haut-lieu !
Ce harcèlement permanent use peu à peu cet homme
dont la santé a déjà été gravement altérée lors de sa déten-
tion dans les prisons nazies. Sa tuberculose récidive et il
doit être hospitalisé dans une clinique de Berlin. Il lui est
alors proposé une opération. Mais Havemann refuse. Il se
méfie. Et il a raison ! Le médecin spécialiste des affections
pulmonaires qui s’occupe de lui est en effet un agent de la
Stasi qui a reçu des ordres de ses chefs : non seulement, il
lui est demandé d’interdire à son patient tous contacts
avec l’extérieur, mais il doit aussi lui donner des estima-
tions erronées sur son état physique et mental.
Cependant ça ne suffit pas encore : ce praticien est égale-
ment chargé d’entraver la guérison du philosophe.
Le professeur Havemann finit par en mourir. Les
délicates attentions de la Stasi ne s’arrêtent pas là. Lors
des obsèques du malheureux, les agents de la police
secrète sont présents et fichent tous les participants.
Une opération qui se répétera à chaque anniversaire de
la mort du contestataire, tant le régime craint que les
amis politiques du défunt n’en profitent pour organiser
des manifestations hostiles.

305
Les espions russes

Dès que les archives de la Stasi ont été ouvertes, la


veuve de Robert Havemann, Katja, a consulté l’épais
dossier de son mari. Elle a retrouvé des documents
accablants. Les ordres donnés au médecin et même
des examens de laboratoire qui ont conforté sa
conviction : si son époux n’a pas été à proprement
parler assassiné, il a été au moins victime de non-assis-
tance à personne en danger. Mais tant d’années ont
passé que Katja Havemann n’obtiendra sans doute
jamais justice.
Malgré la volonté des autorités d’ouvrir largement
les archives, le cancer de la Stasi ne sera pas définitive-
ment éradiqué. Il reste de nombreuses zones d’ombre.
Les archives n’ont pas révélé tous leurs secrets. Mais le
voulait-on vraiment ?
La pieuvre avait pénétré trop profondément la
société est-allemande. Et en particulier au plus haut
niveau, tant dans les milieux économiques que poli-
tiques. La preuve en est apportée par le sort qui a été
réservé à Erich Mielke, l’inamovible ministre de la
Sécurité de la RDA et donc le véritable chef de la
Stasi.
Certes, Mielke a été inquiété par la justice de
l’Allemagne réunifiée. Et il a même été condamné à six
ans de prison. Mais pas en tant que responsable
suprême des crimes de la Stasi. Non, Mielke a été jugé
pour avoir assassiné deux policiers en 1931, sur la foi
d’une enquête entreprise autrefois par la police
nazie !
D’ailleurs, Mielke n’a pas tardé à être libéré et,
devenu sénile, il a tranquillement fini ses jours dans une
maison de retraite. Muet à tout jamais !

306
Les fantômes de la Stasi

Christa Wolf1 :
« Au moins une, mais certainement deux fois
l’été dernier, ces jeunes messieurs, ou leurs col-
lègues avec une for-mation spéciale dans l’ou-
verture des portes, avaient visité notre apparte-
ment en notre absence, sans compter cepen-
dant avec la manie de la propreté de Mme C. qui,
lorsqu’elle quitte l’appartement après avoir ter-
miné son travail, efface ses propres traces de
pas derrière elle avec un chiffon doux, si bien
que cela ne put qu’éveiller ses soupçons lorsque
le lendemain elle aperçut nettement l’em-
preinte d’une semelle en caoutchouc d’une
chaussure d’homme, taille 41-42, sur quelques
seuils de porte et sur le parquet sombre de la
pièce du milieu. Sur quoi, après avoir soigneu-
sement effacé ces traces et avant de quitter elle-
même l’appartement, Mme C., qui ne se laisse
pas facilement décourager, répandit sur le pail-
lasson derrière la porte d’entrée, “selon la
bonne vieille méthode” comme elle disait, un

1. Ce qui reste, Alinéa, 1990. Christa Wolf est l’un des auteurs
allemands les plus prestigieux. Originaire de la RDA où elle a vécu
jusqu’à la fin du régime, elle n’a démissionné du Parti communiste
qu’en octobre 1989, c’est-à-dire au moment où les contestataires
sont descendus dans la rue, peu de temps avant la chute du Mur.
Une réaction tardive qui lui a été souvent reprochée. Comme on lui
a également reproché de n’avoir publié l’un de ses livres les plus
importants, Ce qui reste, qu’après la réunification. Pourtant, dans
cet ouvrage, elle raconte en détails la surveillance permanente dont
elle a été l’objet par les hommes de la Stasi. Alors pourquoi ne pas
l’avoir rendu public avant, quitte à le faire éditer à l’Ouest ? Néan-
moins, ce livre où Christa Wolf décrit le malaise insidieux qui impré-
gnait la société est-allemande demeure un témoignage irrempla-
çable sur les agissements de la Stasi.

307
Les espions russes

peu de farine qui, comme il fallait s’y attendre,


allait faire apparaître les traces de pas beau-
coup plus nettement le lendemain. D’autre
part, dans la salle de bains, les débris du miroir
mural se trouvaient dans le lavabo, sans qu’on
eût pu trouver à cela une explication naturelle.
La conclusion s’imposait à nous : ces jeunes
messieurs n’avaient pas la moindre intention
de dissimuler leur visite dans notre apparte-
ment. C’est ce qu’on appelle de l’intimidation,
dit une connaissance, qui prétendait être par-
faitement au courant. »

308
XVI
L’éclosion d’un nouveau tsar

L’incompréhension demeure. L’incompréhension


mais aussi l’horreur. Que s’est-il vraiment passé au
cours de cette nuit du 26 octobre 2002 quand les
troupes spéciales russes ont envahi le théâtre mosco-
vite où un commando tchétchène retenait sept cents
otages ? Quel gaz mortel a été utilisé ? Pourquoi les
autorités russes n’ont-elles toujours pas révélé la nature
de ce gaz, même aux médecins qui essayaient de sauver
les otages gravement atteints ? Pourquoi aussi les assail-
lants ont-ils tué tous les ravisseurs alors que ces der-
niers se trouvaient déjà hors d’état de nuire ? N’aurait-
il pas été plus utile de les capturer afin de comprendre
comment ce commando surarmé avait pu pénétrer
jusqu’au cœur de la capitale ? Et enfin, comment justi-
fier la terrible décision prise au Kremlin ? Une décision
qui s’est traduite par la mort de cent cinquante per-
sonnes, peut-être même deux cents ?
Vladimir Poutine, car c’est lui qui a donné l’ordre
de prendre d’assaut le théâtre de la rue Doubrovka, a
exprimé ses regrets aux proches des otages tués, mais
il s’est présenté aussi comme le vainqueur d’une opé-
ration jugée nécessaire, au nom de la lutte contre le
terrorisme. Alors, et ce n’est pas la moindre des ques-
tions, qui est vraiment ce Vladimir Poutine qui était
encore un inconnu trois ans plus tôt, et qui a conquis

309
Les espions russes

le pouvoir, justement, en se servant de la question


tchétchène ?
Difficile d’oublier, surtout après cette dramatique
affaire, que le président russe a fait l’essentiel de sa
carrière au KGB et que ce simple lieutenant-colonel
des services spéciaux a réussi l’exploit de s’emparer
du Kremlin.

Vladimir Poutine est d’abord un parfait produit du


système soviétique dont le KGB était le bras armé. Il en
a gardé les réflexes et la mentalité.
Pour comprendre ce qu’était le KGB, il suffit d’ob-
server ses armoiries. Le glaive et le bouclier. Le glaive,
pour les actions menées à l’extérieur du pays : espion-
nage, désinformation, opérations spéciales. Le bouclier,
pour l’action intérieure, c’est-à-dire essentiellement le
contrôle de la population.
Poutine, au sein du KGB, se trouvait du côté du bou-
clier, contrairement à ce qu’on a souvent prétendu. Ça
explique beaucoup de choses.
Très tôt, le jeune Poutine a rêvé d’entrer au KGB.
Une obsession, une véritable idée fixe ! C’est en tout cas
ce qu’on trouve dans sa biographie officielle.
Cependant, il convient de se méfier : beaucoup de
documents le concernant ont disparu ou ont été
détruits. Même de simples dossiers scolaires ou univer-
sitaires. Et ce n’est certainement pas un hasard.
Sa famille est d’origine modeste. Son père travaille
dans une usine où l’on fabrique des wagons.
Naturellement, il est membre du Parti communiste et,
pendant la Seconde Guerre mondiale, il a été membre
du NKVD, l’ancêtre du KGB.
Est-ce à cause de l’exemple paternel ? Le jeune
Vladimir aurait été en tout cas fortement impressionné

310
L’éclosion d’un nouveau tsar

par les films où l’on voit des James Bond soviétiques


triompher avec panache de leurs adversaires occiden-
taux. Des films de propagande souvent tournés à l’insti-
gation de Iouri Andropov1.
C’est donc presque naturellement qu’il frappe à la
porte d’un bureau du KGB de Leningrad, sa ville natale.
Il a alors tout juste dix-sept ans. Lycéen brillant mais
plutôt introverti, c’est un bûcheur qui préfère travailler
plutôt que de fréquenter les soirées dansantes organi-
sées par ses camarades. Il se permet une seule distrac-
tion, le judo où, paraît-il, il excelle.
Les officiers qui le reçoivent le jugent trop jeune. En
outre, la tradition veut que l’on ne choisisse pas d’entrer
au KGB. C’est le Centre qui vous choisit. Sa candidature
n’est pas acceptée mais on lui donne un précieux
conseil : « Fais des études de droit, c’est la meilleure
façon de pouvoir entrer chez nous ! »
Bien entendu, il obéit, décevant du même coup son
père qui voulait en faire un ingénieur.
Tout au long de ses études de droit, il attend et finit
par penser qu’on l’a oublié. Cependant, après l’obten-
tion de son diplôme, on lui fait enfin signe. Il a alors un
peu plus d’une vingtaine d’années et il a été choisi, dira-
t-il, parce qu’il était l’un des meilleurs étudiants de sa
promotion.
Il réalise son rêve de jeunesse : devenir espion ! Il
s’imagine déjà envoyé en Occident où, agent illégal, il
participera à la grande chasse au renseignement ! La réa-
lité est plus triviale et pour tout dire assez peu reluisante :
le jeune Poutine est chargé de traquer les dissidents. Et,
malgré tous les stages qu’il suivra et les promotions dont
il bénéficiera, il ne sera jamais James Bond !

1. Voir chapitre IX.

311
Les espions russes

Toutefois, il obtiendra quand même un poste à


l’étranger. En Allemagne ! Mais pas du bon côté car il est
affecté en RDA. Et en dépit des exploits que lui prête-
ront ses biographes les plus zélés, il n’y exercera jamais
qu’un travail de bureaucrate.
Son expérience de la surveillance des dissidents lui
vaut de collaborer étroitement avec la Stasi, la police
politique est-allemande1.
Détail pittoresque, avant de voir la suite de sa car-
rière : quand ses chefs envisagent de l’envoyer en
Allemagne, ils se rendent compte que Poutine, qui a
presque trente ans, n’est pas marié. Or, le KGB n’ex-
pédie jamais un agent célibataire dans un pays étranger,
même un pays frère, afin d’éviter d’éventuelles tenta-
tions pas toujours bien intentionnées.
Il doit donc épouser ! Mais il hésite. Et il ne se décide
que trois ans après avoir rencontré Ludmilla, une char-
mante hôtesse de l’air.
En cette deuxième moitié des années 1980, il est
donc installé en Allemagne de l’Est. Une place de choix
pour observer de très près le démantèlement de l’em-
pire soviétique qui s’amorce avec la chute du Mur.
Poutine, homme d’ordre, fonctionnaire zélé, ne
peut approuver les spectacles auquel il assiste : le sac-
cage des locaux de la Stasi, par exemple. Mais il est assez
intelligent pour comprendre qu’un nouveau monde est
en train de naître et que s’il veut surnager, il devra tôt ou
tard rejoindre le camp des vainqueurs. Et, d’après des
sources assez concordantes, il a déjà, bien avant la chute
du Mur, commencé à préparer son avenir. Les gens du
KGB étaient en effet les mieux placés pour trafiquer et
améliorer leur modeste solde en prenant des contacts

1. Voir chapitre XV.

312
L’éclosion d’un nouveau tsar

avec certains cercles économiques. Ils étaient même


parfois encouragés à devenir eux-mêmes des hommes
d’affaires dès les premières fissures du système sovié-
tique.
Jusqu’où est-il allé ? On ne le saura jamais : Poutine
a pris soin de brûler toutes ses archives lorsqu’il est
rentré en URSS en 1990.
Toujours officier du KGB, il retrouve Leningrad. S’il
avait été le grand espion qu’il prétendait être, il lui aurait
certainement été demandé de rejoindre le saint des
saints, c’est-à-dire le siège du Centre à Moscou. Et parti-
culièrement le département S chargé des illégaux ou la
ligne X, responsable de l’espionnage scientifique. Pas du
tout. Il rejoint un placard : nommé adjoint du président
de l’université de Leningrad qui va bientôt redevenir
Saint-Pétersbourg, il est apparemment chargé des rela-
tions extérieures. Mais les étudiants le soupçonnent
d’avoir été placé là pour les surveiller. Et bientôt, ils l’af-
fublent du surnom de « Stasi » !
Cependant, « Stasi » reste très peu de temps à ce
poste. Le maire réformateur de Saint-Pétersbourg,
Anatoli Sobtchak, lui propose de devenir son chef de
cabinet. Une promotion flatteuse.
Sobtchak sait-il alors que Vladimir Poutine est un
homme du KGB ? Très certainement. Et ça ne doit pas
lui déplaire ! Il n’est jamais inutile pour le maire d’une
grande ville encore soviétique d’avoir dans son entou-
rage un homme des services secrets susceptible de lui
fournir de précieuses informations. Quant au KGB, il
doit apprécier d’avoir l’un de ses agents infiltré dans le
premier cercle d’une des figures montantes du mouve-
ment réformateur.
Plus tard, Poutine affirmera qu’estimant cette double
casquette un peu embarrassante, il a envoyé une lettre

313
Les espions russes

de démission au KGB. Mais il n’aurait jamais reçu de


réponse. Mieux, toujours selon lui, il aurait récidivé
après le putsch de 19911. Sans non plus obtenir une
réponse.
Peu importe ! Il suffit de savoir que lorsqu’on a
appartenu aux services secrets, on n’en sort jamais vrai-
ment.
À la mairie de Saint-Pétersbourg où, comme à l’uni-
versité, il s’occupe d’abord des relations extérieures, il
se rend rapidement indispensable. À tel point qu’il
devient le numéro deux !
Chargé prioritairement d’attirer des investisseurs
étrangers, il noue des contacts avec de très nombreux
hommes d’affaires qui lui seront bien utiles plus tard.

Sophie Shihab, journaliste du Monde 2 :


[Elle soutient que c’est pendant son séjour en
RDA que Vladimir Poutine a d’abord noué de
précieuses relations avec des hommes d’affaires
ou des trafiquants.]
« On ne trouve, bien sûr, aucune mention d’une
telle initiation aux “mécanismes de marché”
dans la biographie de M. Poutine, officialisée par
son livre d’interviews préélectoral. De 1985 à
1990, dit-il, il travaillait à Dresde “pour le rensei-
gnement politique”. À en croire la presse alle-
mande, le seul agent qu’il ait jamais recruté fut
retourné par des services occidentaux. Mais le
plus probable, dans la mesure où le jeune
diplômé en droit n’a pas été admis à l’École supé-
rieure du KGB, est qu’il n’a jamais été espion.

1. Voir chapitre XIV.


2. Article de « Politique internationale », paru à l’automne 2000.

314
L’éclosion d’un nouveau tsar

D’après les témoignages d’anciens résidents


soviétiques de Dresde, recueillis par l’ex-dissident
Serguei Kovalev, Poutine était un simple “flic”
(operativnik) de leur communauté. Mais ni une
expérience d’espion ni a fortiori de mouchard
ne peuvent expliquer, à elles seules, comment un
obscur officier du KGB (“il y en avait des cen-
taines comme moi”, avoue-t-il lui-même) s’est
retrouvé, dès son retour d’Allemagne en 1990, en
charge des relations économiques extérieures du
premier port de la Russie et de sa deuxième ville,
avec le titre de numéro deux de la mairie de
Saint-Pétersbourg. »

Poutine, dès cette époque, espère bien s’appuyer


sur cette véritable toile d’araignée tissée par les mem-
bres du KGB. Tous ces hommes qui, à la faveur de la
perestroïka et de l’effondrement de l’URSS, s’emparent
peu à peu des principales richesses de l’empire sovié-
tique et d’abord parce qu’ils sont bien placés pour
connaître tous les rouages du système, c’est-à-dire celui
de la mafia rouge. Ils sont donc à même de perfec-
tionner cette structure occulte, calquée sur l’organi-
gramme du Parti communiste, et de donner une
ampleur encore jamais vue à cette corruption généra-
lisée.
Poutine peut compter sur ce terreau mafieux. Ce qui
ne signifie pas forcément qu’il est un membre de ce sys-
tème corrompu. Il est néanmoins éclaboussé par quel-
ques affaires douteuses, même si ce personnage très
prudent a bien pris garde de ne pas trop se compro-
mettre. Ce qui est en soi méritoire parce qu’au fil des
années Saint-Pétersbourg est devenue la véritable capi-
tale de la criminalité russe.

315
Les espions russes

Fin 1991, la deuxième ville de Russie connaît une véri-


table pénurie alimentaire. Vladimir Poutine a obtenu du
gouvernement russe de pouvoir troquer du pétrole et
des métaux non-ferreux contre de la viande, de l’huile,
du beurre, etc. Naturellement, ce sont des intermé-
diaires qui se sont chargés de ce curieux commerce. Non
seulement ces derniers se sont grassement enrichis,
mais très peu de produits alimentaires sont réellement
arrivés à Saint-Pétersbourg. Poutine, instigateur de ce
troc, a pour le moins manqué de vigilance. Une enquête
est diligentée par des inspecteurs du ministère de
l’Intérieur envoyés par Moscou. Ils restent quinze jours
et repartent. L’affaire n’ira jamais plus loin et Poutine ne
sera pas inquiété et conservera son poste jusqu’en 1996,
année de la défaite électorale de son mentor, Sobtchak.
Cependant, après cette désastreuse affaire de troc,
Poutine sera désormais plus prudent mais n’en conti-
nuera pas moins à avoir des contacts nourris avec les
milieux économiques et donc avec la mafia russe.
Cette proximité transpire d’une étrange façon en
1999 lorsque Poutine, Premier ministre de Boris Eltsine,
déclare, après les attentats attribués aux Tchétchènes1,
qu’il va « buter les terroristes jusque dans les chiottes ! »
Un langage vulgaire et brutal qui a beaucoup plu aux
Russes et accru sa popularité. Cependant, ce style en a
étonné plus d’un : il s’agit en effet typiquement d’une
expression du milieu ! En Russie, ce sont les caïds qui
parlent ainsi ! Cela ne signifie pas pour autant que
Poutine a fait partie de la pègre mais qu’il a forcément
fréquenté des hommes de ce milieu.

1. Voir chapitre XVII.

316
L’éclosion d’un nouveau tsar

Pierre Lorrain1, journaliste et écrivain :


« La municipalité de Saint-Pétersbourg fut auto-
risée à exporter 150 000 tonnes de produits
pétroliers, 750 000 stères de bois, 14 000 tonnes
de métaux rares et 30 000 tonnes de métaux fer-
reux, 20 000 tonnes de ciment, etc. En l’espace
de quatre jours, le comité de M. Poutine signa
dix-neuf contrats avec “diverses structures com-
merciales” qui, pour la plupart, venaient de se
créer en profitant des nouvelles conditions éco-
nomiques consécutives à l’effondrement de
l’URSS. Le problème était qu’aucune ou presque
de ces entreprises n’était connue des services de
la ville. Autre anomalie : les contrats étaient
remplis d’erreurs et, pour certains, ils n’étaient
même pas signés par l’une des deux parties. De
plus, les prix de vente indiqués pour chaque
marchandise, notamment les métaux rares,
étaient sous-évalués de plusieurs dizaines de
fois. Le résultat de ces contrats de troc d’une
valeur de 122 millions de dollars fut… l’arrivée
à Saint-Pétersbourg, début février, de deux
cargos d’huile de table. Le conseil municipal
nomma une commission d’enquête qui conclut
à la responsabilité de M. Poutine et recom-
manda au maire de le démettre de ses fonc-
tions. Fidèle à son habitude, l’intéressé fit face et
se défendit, documents à l’appui. Il explique
aujourd’hui que les accusations portées ne
tenaient pas compte du contexte économique
de l’époque et qu’elles étaient le fait d’adver-

1. La Mystérieuse ascension de Vladimir Poutine, éditions du


Rocher, 2004.

317
Les espions russes

saires politiques qui cherchaient à affaiblir le


maire à travers lui. L’affaire n’eut pas de suites
judiciaires. Le parquet n’ouvrit pas d’informa-
tion parce que, d’après le procureur, aucun
délit n’avait été commis. »

En 1996, il quitte la mairie de Saint-Pétersbourg. Et il


faut mettre à son crédit qu’il a refusé de travailler pour
le nouveau maire qui a battu son protecteur, Sobtchak.
Tout au long de ces années passées à la mairie de Saint-
Pétersbourg, Poutine s’est fait beaucoup de relations. En
particulier chez les économistes libéraux qui règnent en
maîtres au Kremlin et ont privatisé à tout-va !
Assez rapidement, il est appelé à Moscou où, après
quelques péripéties, il devient l’adjoint de Pavel
Borodine, un homme qui occupe un poste clé puisqu’il
est le chef de l’administration présidentielle. Il est en
particulier en charge de l’héritage du Parti communiste
en Russie et à l’étranger. Ou de ce qu’il en reste1 ! Et qui
est d’abord constitué par un formidable patrimoine
immobilier : bâtiments officiels, terrains constructibles,
complexes hôteliers. Mais aussi parc automobile, com-
pagnie aérienne, etc. Bref, un véritable pactole.
L’habile gestion de Borodine lui permet de s’enri-
chir. On estime généralement qu’entre 1996 et 1998, il
a détourné près de vingt-cinq millions de dollars. Mais
Borodine n’est pas le seul à toucher : dans son entou-
rage, tout le monde est corrompu ! À commencer par
les proches de Boris Eltsine. Ceux qu’on désigne par ce
terme significatif : la « Famille » !
Dans ces conditions, Poutine, adjoint de Borodine,
a dû difficilement résister à la tentation. Mais là n’est pas

1. Voir chapitre XIII.

318
L’éclosion d’un nouveau tsar

le plus important pour lui : au cours des deux années


qu’il passe aux côtés de Borodine, l’ancien officier du
KGB observe avec intérêt les magouilles de l’entourage
présidentiel et des principaux hommes politiques
russes. Il a aussi connaissance de la façon dont se sont
construites les fortunes colossales de ceux qu’on
appelle là-bas les « oligarques » ou les « boyards », c’est-
à-dire tous ceux qui ont bénéficié des privatisations et
mis la main sur des pans entiers de l’économie russe.
Autant d’informations très précieuses que Poutine
ne manquera pas d’exploiter le jour venu !
Après ces deux années passées au Kremlin, de
manière tout à fait surprenante, on demande à Poutine
de prendre la direction du FSB. Une soudaine élévation
dans la hiérarchie qui ne doit pas seulement aux qualités
propres à cet ancien mais modeste officier des services !
Il revient donc à ses premières amours mais au plus
haut niveau. Et il se trouve à la tête d’un formidable
réseau. Les hommes de l’ancien KGB ont en effet
essaimé dans tous les secteurs de la société. Les conglo-
mérats industriels, les partis politiques, les banques, etc.
Ils ont aussi profité de leurs compétences, et surtout de
leurs informations, pour créer des officines qui assurent
la sécurité de tous ces organismes.
Mais si Poutine a connu cette soudain élévation, ce
n’est pas seulement à cause des dossiers qu’il a méticu-
leusement engrangés. Il y a en effet le feu dans la maison
Eltsine. La « Famille » est aux abois. Les malversations
commises par Borodine font l’objet d’une enquête judi-
ciaire en Suisse où l’intendant du Kremlin a blanchi cet
argent sale. On dit même que les milliards de dollars
prêtés par le FMI, le Fonds monétaire international, ont
atterri directement sur les comptes de proches de Boris
Eltsine. Bref, il faut agir vite. D’autant que le procureur

319
Les espions russes

général Iouri Skouratov a décidé de mener une lutte


sans merci contre la corruption.
Le Kremlin est donc dans la ligne de mire alors
même que la Russie connaît une situation catastro-
phique. C’est le chaos, la débandade. Le krach d’août
1999 a fait exploser le système bancaire et des millions
de Russes vivent de façon précaire tandis que la mafia a
réussi à placer à l’étranger entre six cents et mille mil-
liards de dollars.
La nomination de Poutine à la tête des services
secrets n’est pas inno-cente : l’ancien officier du KGB est
chargé de mettre de l’ordre et surtout d’éviter que Boris
Eltsine ne soit personnellement compromis !
Vladimir Poutine agit avec un machiavélisme de
haute volée : pour protéger le « tsar », il compromet à
son tour celui qui voulait lui nuire. Une méthode que
n’aurait pas renié l’ancien KGB.
Au début de l’année 1999, une chaîne de télévision
russe diffuse une cassette vidéo où l’on voit le procureur
général batifoler avec deux jeunes femmes dans le plus
simple appareil. Sur ce document l’homme qui est filmé
ressemble beaucoup au magistrat. Ce qui ne signifie pas
forcément qu’il s’agit réellement du procureur. Mais le
mal est fait : Iouri Skouratov est aussitôt démis de ses
fonctions. L’enquête sur les malversations du clan
Eltsine est ainsi neutralisée.
Vladimir Poutine a-t-il lui-même commandé la réali-
sation de cette cassette ? Le mystère demeure. Mais cela
ressemble tellement aux procédés utilisés par le KGB
que le doute n’est guère possible. Il faut également
remarquer que ce procureur malveillant était très
proche du Premier ministre de l’époque, Primakov, un
homme détesté par la « Famille » et décidé lui aussi à
nettoyer les écuries d’Augias.

320
L’éclosion d’un nouveau tsar

Du même coup, Poutine éloigne un rival dans la


course à la présidence. Car dès cette année 1999,
Vladimir Poutine est persuadé qu’il est promis aux plus
hautes destinées. Ayant rendu un immense service à
Boris Eltsine, il ne manquera pas un jour ou l’autre de
réclamer son dû !
Première récompense pour l’ancien « guébiste » : il
est nommé à la tête du Conseil de sécurité. L’ascension
continue ainsi que le recours aux vieilles méthodes :
Poutine ordonne par exemple que soient constitués des
dossiers sur les journalistes un peu trop indépendants.
Sont visés en priorité ceux qui enquêtent sur les
magouilles de la « Famille ». La deuxième récompense
ne tarde pas : en août 1999, Poutine est nommé Premier
ministre.
Pour l’opinion internationale et même pour le
public russe, l’ancien officier du KGB est alors un quasi-
inconnu. D’autant que le futur président a pris soin – ses
fonctions à la tête des services secrets le lui permettaient
– de nettoyer soigneusement tout ce qui pouvait être
embarrassant dans sa biographie. On a donc l’impres-
sion qu’un homme neuf arrive au pouvoir. Beaucoup
plus jeune que Boris Eltsine, beaucoup plus sobre aussi.
Ensuite, dans ce pays désespéré où l’État de droit
n’existe plus, où les impôts ne sont même plus col-
lectés, il faut aussi que très vite ce nouveau Premier
ministre (peut-être destiné à succéder un jour au tsar
Eltsine) apparaisse comme un homme à poigne capable
de donner un nouveau souffle à la Russie et même de
lutter contre la corruption. La dimension nationaliste ne
doit pas non plus être oubliée. Les références à la Russie
éternelle seront toujours les bienvenues.
Poutine, très proche du lobby militaro-industriel,
prend très vite des positions anti-américaines et anti-

321
Les espions russes

occidentales. Mais c’est sur la question tchétchène qu’il


entend bâtir sa réputation d’homme fort ! La véritable
manipulation commence là. Elle sera responsable de
milliers de morts1.

1. Voir chapitre XVII.

322
xxxxxxxxxxx

XVII
Tchétchénie : le levier du pouvoir

Une guerre peut en cacher une autre.


Il ne fait nul doute que, sur un point au moins, le
président Poutine a dû approuver le déclenchement
de la deuxième guerre du Golfe. Cela lui a permis
d’avoir les mains encore un peu plus libres en
Tchétchénie, de jeter un voile pudique sur les exac-
tions quasi quotidiennes de l’armée russe et aussi de
faire oublier cet étrange référendum de mars 2003.
Un scrutin, organisé dans un pays meurtri et déchiré,
d’où une grande partie de la population a fui. Un
scrutin auquel les envahisseurs, c’est-à-dire les soldats
russes, étaient autorisés à participer. Un scrutin enfin
qui aurait mobilisé 85 % des électeurs et se serait tra-
duit par une approbation massive, plus de 95 % en
faveur de la nouvelle Constitution, un score digne des
meilleurs plébiscites totalitaires et, pour tout dire, sta-
linien. D’ailleurs, avant même le dépouillement, les
officiels pronostiquaient ce chiffre magique de 95 %.
Difficile donc, dans ces conditions, et compte tenu
des menaces sur les électeurs, de la propagande et
des irrégularités de toutes sortes, d’accorder foi à ce
résultat et à la sincérité de la consultation. Mais peu
importe : le président Poutine s’est empressé de
déclarer que la question de l’indépendance de la
Tchétchénie était désormais close.

323
Les espions russes

Le président tchétchène, Aslan Maskhadov, régu-


lièrement élu, n’avait plus droit à la parole. Et comme
ça ne suffisait pas, on finira par l’assassiner !
La question tchétchène est bien sûr loin d’être
réglée. Mais il est difficile d’oublier que, cyniquement
instrumentalisée, elle est à l’origine directe de l’élec-
tion de deux présidents russes, Boris Eltsine et
Vladimir Poutine !
Les estimations les plus optimistes font état de la
mort d’un Tchétchène sur dix et les plus pessimistes de
la disparition d’un Tchétchène sur cinq. À l’échelle de la
France, cela signifierait la mort de six millions de per-
sonnes. C’est pourquoi certains ont osé prononcer le
mot de génocide ! En outre, ces deux guerres, dont la
dernière n’est toujours pas formellement terminée, se
sont pratiquement déroulées sans témoins et dans un
silence assourdissant puisque la plupart des grands pays
se sont abstenus de condamner la Russie.
À côté de l’ours russe, la Tchétchénie est minuscule.
Un peu plus d’une dizaine de milliers de kilomètres
carrés. Un territoire enclavé, sans débouché sur la mer
et enserré dans une mosaïque de pays caucasiens turbu-
lents qui ont une longue tradition de rivalités et de luttes
ethniques et se sont longtemps opposés à l’impérialisme
russe, en particulier au XIXe siècle. Les Tchétchènes eux-
mêmes affirment que leur résistance n’a pas cessé pen-
dant plus de quatre siècles.
S’il était facile aux envahisseurs russes de conquérir
les plaines, il leur était beaucoup plus malaisé de
déloger les Caucasiens qui se cachaient dans les monta-
gnes. Ce qui explique aussi pourquoi ces peuples ont
été généralement épargnés par les grandes invasions.
La Tchétchénie a été islamisée assez tardivement et
n’a jamais connu de structures étatiques ou juridiques

324
Tchétchénie : le levier du pouvoir

avant la conquête russe. Il existait simplement une jux-


taposition de clans dirigés par des conseils d’anciens
auxquels les jeunes devaient obéissance. Société plutôt
égalitaire, elle subissait aussi l’influence de confréries
soufies qui prêchaient un islam tolérant. Les femmes
tchétchènes ne sont pas voilées et les interdits alimen-
taires, en particulier celui de l’alcool, n’ont jamais été
respectés. Et si cela a commencé à changer progressive-
ment de façon assez récente, c’est à cause de la guerre.
Au XIXe siècle, les Tchétchènes résistent donc à la
colonisation russe. Ils infligent même de lourdes
défaites aux troupes tsaristes. Ce n’est que dans la
seconde moitié de ce siècle, après une quarantaine
d’années de guerre, que l’imam Chamil se rend et
reconnaît sa défaite. Les troubles ne cessent pas pour
autant et les Tchétchènes ne manquent pas une occa-
sion de se révolter à nouveau.
Pour eux, la révolution de 1917 est la bienvenue.
Associés à d’autres peuples de la région, ils créent – c’est
la première fois dans leur histoire – une République des
Montagnes. Une structure qui deviendra peu après un
émirat nord-caucasien.
Dans un premier temps, les Tchétchènes combat-
tent au côté de l’Armée rouge contre les blancs. Mais
lorsque ceux-ci sont vaincus, les bolcheviks se retour-
nent contre leurs alliés auxquels ils n’entendent plus
accorder l’indépendance. Les Tchétchènes ne se rési-
gnent pas et résistent jusqu’en 1921. Cependant la paix
n’est qu’apparente. Ces farouches montagnards ne se
satisfont pas de l’autonomie qu’on leur a accordée avec
la création d’une République de Tchétchénie-Ingouchie.
À plusieurs reprises, pour protester contre la collec-
tivisation des terres ou bien encore contre les persécu-
tions religieuses, les Tchétchènes passent à l’action et

325
Les espions russes

suscitent de nombreux troubles jusqu’au déclenche-


ment de la Seconde Guerre mondiale.
La Tchétchénie est alors brièvement occupée par les
nazis. Mais la plupart des hommes ont été préalable-
ment incorporés dans l’Armée rouge où ils se battront
avec courage contre les Allemands. Staline ne leur en
saura pas gré. Bien au contraire. Dès 1944, sous le pré-
texte que les Tchétchènes auraient collaboré avec les
nazis, le maître du Kremlin ordonne leur déportation.
Un sort qui est aussi réservé à d’autres peuples de la
région tels que les Tatars.
Même si, à titre individuel, certains ont collaboré, la
grande majorité s’est abstenue. En réalité, Staline pro-
fite de la guerre pour se débarrasser de toutes ces popu-
lations indociles. Les Tchétchènes adultes sont raflés et
embarqués manu militari dans des wagons à bestiaux.
Au cours de cet exil forcé, des dizaines de milliers de
Tchétchènes trouvent la mort. Encore une fois, il n’est
pas exagéré de parler de génocide !
Les survivants sont expédiés en Asie centrale tandis
que la République autonome est abolie et que leurs terres
ancestrales sont réparties entre différents autres peuples
de la région, Ossètes, Géorgiens, Ukrainiens, etc. En
même temps, le pouvoir stalinien procède à une coloni-
sation massive du pays par des Slaves et des Cosaques et
s’attache à détruire tous les signes extérieurs de l’identité
nationale, mosquées, monuments et cimetières.
En 1957, quatre ans après la mort de Staline, les
Tchétchènes sont officiellement réhabilités et lavés de
l’accusation d’avoir collaboré avec les nazis. Ils sont
donc autorisés à rentrer chez eux. Cependant, ils doi-
vent désormais cohabiter avec les colons qui y ont été
installés. Ce n’est pas toujours facile. D’autant que
nombre de ces Russes continuent à être persuadés que

326
Tchétchénie : le levier du pouvoir

les Tchétchènes ont été effectivement les alliés des


nazis. À cela s’ajoute leur mauvaise réputation de ban-
dits sans foi ni loi.
Les Soviétiques ont consenti à la restauration de la
République autonome. Mais, prudemment, ils ont tou-
jours veillé à ce que le principal responsable du pays,
c’est-à-dire le premier secrétaire du Parti communiste,
soit un Russe. Alors que dans toutes les autres
Républiques autonomes d’URSS, c’est un national qui
occupe ce poste.
Malgré cette défiance et le fait que les Tchétchènes
ont l’impression d’être considérés comme des citoyens
de seconde zone dans leur propre pays, le calme pré-
vaut et les revendications sont d’abord culturelles. La
plupart des adultes sont nés en déportation et beau-
coup d’entre eux, intoxiqués par la propagande sovié-
tique, ne sont pas loin de penser que pendant la
« grande guerre patriotique », comme on l’appelle, leurs
parents ont vraiment collaboré. Mais il est probable
qu’ainsi qu’il en a toujours été dans le passé, les
Tchétchènes profiteront de la première occasion pour
ruer dans les brancards.

Tchétchénie, dix clés pour comprendre1 :


« La transmission dans la mémoire collective de
“traumas sélectifs” apparaît comme l’explica-
tion la plus convaincante de la capacité de
résistance non encore démentie, plus que des
caractéristiques sociales souvent avancées.
Certes, le code de l’honneur, la loi du sang,
l’économie traditionnelle de razzia contri-
buent à exalter les valeurs martiales, ainsi que

1. Livre collectif paru aux éditions de La Découverte.

327
Les espions russes

le culte de l’héroïsme et de la victoire. Mais ce


code éthique, partagé par bon nombre de
Caucasiens, n’a produit de tels effets que chez
les Tchétchènes. D’autres “peuples punis” n’ont
pas, non plus, développé le même rapport au
passé. C’est dans une conjonction de facteurs
que se trouve la réponse à la question de la sin-
gularité tchétchène.
En 1994 ou 1995, les Tchétchènes en armes expli-
quaient qu’ils se battaient “pour la liberté”.
Mais dans quel sens ? L’amour de la liberté,
corollaire de la résistance, constitue l’autre
face de l’auto-identification tchétchène.
Immédia-tement mises en avant, les formules
de politesse – on ne dit pas “porte-toi bien” mais
“sois libre !” –, la structure sociale – pas de
classes hiérarchisées – sont bien souvent utili-
sées en jeu de miroir par l’étranger. Soljenitsyne
notait au goulag : “Il est une nation sur laquelle
la psychologie de soumission resta sans effet ;
pas des individus isolés, des rebelles, non ! La
nation entière. Ce sont les Tchétchènes.” »

L’effondrement de l’empire soviétique en 1991 leur


semble être l’occasion qu’ils attendaient depuis si long-
temps. Dans l’atmosphère de pagaille qui suit, les indé-
pendantistes tchétchènes peuvent penser qu’ils vont
enfin gagner leur liberté. D’autant que le nouveau
maître du Kremlin, Boris Eltsine, a ouvertement encou-
ragé toutes les Républiques qui composaient l’URSS à
rompre les liens qui les unissaient à Moscou.
On assiste à une véritable « balkanisation » du
Caucase. Mais, au sein de ce formidable mouvement
d’émancipation, la Tchétchénie représente un cas parti-

328
Tchétchénie : le levier du pouvoir

culier parce qu’on y trouve du pétrole ! Certes, à


l’échelle de l’ancien empire soviétique, cette ressource
pétrolière n’est pas très importante puisqu’elle ne
représente qu’un centième de la production russe. Mais
elle génère une industrie pétrochimique qui produit de
la paraffine et des lubrifiants pour l’aviation à destination
de tout l’ancien empire… Il est d’ailleurs intéressant de
noter que cette activité stratégique est interdite aux tra-
vailleurs tchétchènes !
Pour les Russes, la Tchétchénie a un autre intérêt : sur
son territoire passe un oléoduc qui permet d’évacuer le
pétrole de la mer Caspienne jusqu’à la mer Noire. Un
pipe-line qui prend de plus en plus d’importance car on
ne cesse de faire de nouvelles découvertes de gisements
tant en Azerbaïdjan qu’au Kazakhstan. Les grandes com-
pagnies occidentales, profitant de la nouvelle donne
politique en Russie, s’y intéressent de plus en plus et
signent bientôt d’importants contrats d’exploitation avec
ces Républiques nouvellement indépendantes.
Dans ces conditions, l’oléoduc qui passe en
Tchétchénie est donc indispensable. Au début des années
1990, il n’existe aucune autre installation pour acheminer
le pétrole en mer Noire, là où il peut ensuite être chargé
sur des tankers à destination de l’Occident. En attendant
la construction d’autres oléoducs traversant la Géorgie,
par exemple, les compagnies pétrolières ne peuvent
compter que sur ce tube qui court en Tchétchénie sur
cent cinquante kilomètres.
La Russie, impuissante à empêcher les sociétés
pétrolières internationales, essentiellement améri-
caines, d’exploiter le pétrole des Républiques d’Asie,
veut au moins en contrôler le transport.
Cette question est au centre du déclenchement de
la première guerre de Tchétchénie en 1994. Et il n’est

329
Les espions russes

pas exclu que les grandes compagnies américaines,


Exxon ou Amoco, aient exercé des pressions sur
Moscou afin que soit garantie la sécurité de l’achemine-
ment de l’or noir. Ce que ne permettrait peut-être pas
une Tchétchénie indépendante !
Djokhar Doudaev est l’un des rares Tchétchènes qui
ont réussi à faire une brillante carrière. Pistolet à la cein-
ture, toujours coiffé d’un borsalino, regard noir, fine
moustache et visage mince, Doudaev ressemble plus à
un chef de gang qu’à un général de l’Armée rouge.
Jeune officier, il est d’abord remarqué en Afghanistan où
il se bat avec vaillance. Général, à la fin des années 1980,
il est ensuite nommé en Estonie où on lui confie le com-
mandement d’une division de bombardiers stratégi-
ques. Il y est alors le témoin direct des premières fis-
sures qui emporteront l’empire soviétique.
Au cours d’une parade militaire, il permet aux indé-
pendantistes estoniens d’arborer leur drapeau. Il ne fait
nul doute qu’il pense alors au destin de son propre pays.
De retour chez lui, il est décidé à tout entreprendre
pour amener son pays à l’indépendance. Y compris en
prenant les armes contre l’Armée rouge dont il est pour-
tant l’un des plus valeureux généraux.
Doudaev se trouve déjà à Grozny quand, en
août 1991, Boris Eltsine, exploitant le putsch manqué
des généraux, commence son irrésistible ascension vers
le pouvoir1. Au cours de ces événements, le général a
clairement choisi le camp du président de la Fédération
russe. C’est d’ailleurs ce dernier qui l’encourage à se
hisser à la première place en Tchétchénie. Le futur
maître du Kremlin n’a alors qu’une idée en tête : miner
le régime soviétique, quitte à brader des pans entiers de

1. Voir chapitre XIV.

330
Tchétchénie : le levier du pouvoir

l’empire. Et régner ensuite sur ces ruines ! Ce qu’il


réussit à la fin de l’année 1991 ! Doudaev, lui, veut aller
encore plus vite. Avec la bénédiction de Boris Eltsine, il
chasse de Grozny le chef du Parti communiste local,
provoque des élections présidentielles et se fait élire
triomphalement fin octobre. Quatre jours plus tard, il
proclame l’indépendance de la Tchétchénie !
La plus grande confusion prévaut alors à Moscou.
Tout s’écroule. La déclaration d’indépendance des
Tchétchènes ne provoque guère d’émotion, même si, le
Kremlin, malgré son incapacité à riposter, déclare que
cette autoproclamation est illégale.
En dehors même de la question du pétrole, Boris
Eltsine, qui a pourtant pris lui-même l’initiative de
pousser les Républiques non-russes à s’émanciper,
craint que d’autres peuples caucasiens ne suivent
l’exemple tchétchène. Or, déjà, de nombreux troubles
éclatent dans toute la région après l’effondrement de
l’empire. Doudaev, qui se verrait bien à la tête d’une
confédération des pays caucasiens, n’y est pas étranger.
Mais, en 1993, ces petites Républiques rentreront dans
le rang et accepteront d’être intégrées à la Fédération
de Russie. À l’exception de la Tchétchénie !
Doudaev n’entend pas renoncer. Il résiste farouche-
ment aux pressions du Kremlin et entreprend une série
de voyages à l’étranger afin d’obtenir la reconnaissance
de l’indépendance de son pays. Cependant, la plupart
des grands pays, surtout à l’Ouest, soulagés de constater
qu’on en a enfin terminé avec la guerre froide, n’ont pas
envie d’embarrasser le nouveau dirigeant du Kremlin.
Au contraire, ils ont envie d’aider la Russie à se démo-
cratiser, à se libéraliser et surtout à ouvrir son marché.
Le lobby pétrolier international lorgne déjà sur le
pétrole de la Caspienne.

331
Les espions russes

À côté de tous ces grands enjeux, le destin de ce


petit pays caucasien importe peu. D’autant que
Doudaev lui-même creuse sa propre tombe. La
Tchétchénie, qui n’a jamais disposé de réelles structures
gouvernementales, est une mosaïque de clans rivaux
qui ne tardent pas à se déchirer. Doudaev a beau essayer
de régner d’une main de fer en concentrant tous les
pouvoirs et en dissolvant le Parlement, il apparaît assez
vite que le pays est ingouvernable !
Les opposants, regroupant des chefs de clan, d’an-
ciens fonctionnaires communistes ou bien encore des
intellectuels, ont certainement été encouragés par les
Russes. Quoi qu’il en soit, c’est l’anarchie. De grands
féodaux affrontent militairement le pouvoir central
tandis que la corruption, la gabegie et les activités
mafieuses prolifèrent.

Karel Bartak, historien1 :


« Tous ces protagonistes entretenaient des rap-
ports ambigus entre eux, avec le pouvoir à
Grozny, ainsi qu’avec le Kremlin. Les six der-
niers mois ont vu une série de complots et de
réunions secrètes avec des agents de Moscou.
Mais, à l’exception de M. Avtourkhanov, aucun
opposant ne prônait une solution militaire, et
leur programme pour l’avenir – indépen-
dance, statut spécial au sein de la Fédération,
subordination totale à Moscou – restait flou.
On assistait, en fait, à une âpre lutte pour le
pouvoir, une lutte qui s’ancrait dans la fierté
orgueilleuse de ce peuple, le plus nombreux du
flanc nord du Caucase – selon le recensement

1. Le Monde diplomatique, 1995.

332
Tchétchénie : le levier du pouvoir

de 1989, on comptait un million de Tchétchènes


sur tout le territoire de l’Union soviétique –,
dans sa tradition ancestrale de la vendetta et
dans la cohésion des familles et des clans. La
Russie tout entière tremble depuis des mois
devant la “mafia” tchétchène, à la fois puis-
sance véritable et fruit de la propagande à
relents racistes de Moscou. »

Doudaev, malgré les nombreuses difficultés aux-


quelles il est confronté, ne peut s’empêcher de multi-
plier les déclarations incendiaires et assez peu crédibles.
Lorsque Moscou brandit la menace d’une intervention
militaire, il affirme qu’il déclenchera la troisième guerre
mondiale et déchaînera le feu nucléaire sur la Russie. Un
autre jour, il proclame qu’il fera de son pays le Koweït
du Caucase. Hâbleries ? Oui. Et surtout destinées à une
opinion publique qui se détache petit à petit de lui et à
une opposition hétéroclite manipulée par le Kremlin.
Car les Russes sont maintenant décidés à employer
les grands moyens pour contrer les indépendantistes
tchétchènes. Ils commencent par mettre en œuvre un
véritable blocus du pays ! Mais en organisant la pénurie
et en condamnant des Tchétchènes, toujours plus nom-
breux, à la misère, les Russes jouent avec le feu. Il en
résulte en effet une spectaculaire augmentation de la
criminalité et une radicalisation du régime de Doudaev
qui se traduit par une islamisation progressive des auto-
rités tchétchènes.
Le président lui-même n’est pas un musulman très
convaincu. Cependant, à cause de Moscou, il est tenté
de se servir de l’islamisme pour rassembler les
Tchétchènes contre le colonisateur russe. Une initiative
qui laissera des traces profondes. Jusqu’à aujourd’hui !

333
Les espions russes

L’intervention militaire est déjà programmée.


Mais très peu de temps auparavant, on assiste à une
très étrange opération. Fin novembre 1994, des
forces de l’opposition au président Doudaev et une
trentaine de chars russes pénètrent dans Grozny. Les
Tchétchènes ripostent aussitôt. C’est un véritable
massacre : opposants et soldats russes sont tués ou
faits prisonniers.
Cette petite troupe n’avait aucune chance de réussir
à renverser Doudaev. Surtout dans un pays où pratique-
ment tous les habitants sont armés ! Il s’est donc agi
d’une véritable provocation destinée à justifier une opé-
ration militaire ultérieure.
À Moscou où l’on crie vengeance, se développe en
même temps une propagande insidieuse. Les
Tchétchènes sont assimilés à des bandits tandis que les
« noirs », comme on les appelle, c’est-à-dire tous les
gens originaires du Caucase, sont montrés du doigt,
font l’objet de vexations et sont, dès lors, contrôlés à
n’importe quel propos.
Le FSB, service secret qui a pris la succession du
KGB, est à l’origine de cette manipulation. Il ne lui a pas
été trop difficile de circonvenir un président russe à la
santé chancelante et à l’ivrognerie notoire. Eltsine est
alors dans les mains des oligarques, tous ces milliar-
daires qui ont réalisé des fortunes en s’appropriant la
plupart des grandes entreprises publiques. Autant de
personnages qui ont intérêt à ce que la Russie inter-
vienne militairement en Tchétchénie. Pour sauver celui
qui, malgré tout, les protège encore et leur permettra
de sauvegarder leurs biens mal acquis.
Boris Eltsine est alors politiquement menacé. Fin
1994, on peut légitimement penser qu’aux prochaines
élections législatives et surtout à l’élection présidentielle

334
Tchétchénie : le levier du pouvoir

de 1996, le clan Eltsine subira une cuisante défaite. On


prévoit même une victoire des communistes !
Il y a donc urgence. En se lançant dans une guerre
en Tchétchénie, Eltsine, qui se pose désormais en cham-
pion de l’intégrité de la Russie (après avoir démantelé
l’URSS), peut se refaire une santé.
Précédant de peu les opérations militaires, le FSB
orchestre la désinformation : des concentrations de
groupes terroristes, mêlant extrémistes de droite turcs
(les trop fameux « Loups gris ») et moudjahidin afghans,
auraient été repérés en Tchétchénie. On y a aussi vu
arriver des mercenaires issus des Républiques cauca-
siennes voisines. Il convient donc de juguler au plus vite
ce qui pourrait bien provoquer une explosion générale
dans le Caucase.
La guerre commence en décembre par d’intenses
bombardements sur Grozny. La capitale est pratique-
ment détruite. En procédant ainsi, c’est-à-dire en frap-
pant à distance, quitte à provoquer de véritables désas-
tres humains, les Russes évitent de s’engager dans des
combats de rue qui leur causeraient de très lourdes
pertes. D’autant que l’Armée rouge n’est plus ce qu’elle
était. Le moral des troupes est au plus bas et la désorga-
nisation générale.
Ces intenses et meurtriers bombardements ne pro-
voquent guère d’émotion à l’étranger. Seuls quelques
pays musulmans et des Républiques ex-soviétiques
d’Asie centrale s’émeuvent et protestent. Mais à l’Ouest,
silence. On y considère que les Russes règlent à leur
façon un problème intérieur. Moscou n’a d’ailleurs pas
manqué d’informer Washington que si Boris Eltsine ne
gagnait pas les élections, les communistes reviendraient
au pouvoir. Un tel argument ne peut pas inciter les
Américains à bouger, même diplomatiquement ! Mieux,

335
Les espions russes

ils insistent auprès du FMI, le Fonds monétaire interna-


tional, pour que soit accordé à la Russie un prêt de cin-
quante milliards de dollars. Une somme qui sera
détournée en partie par le clan Eltsine.
En outre, à Washington et plus précisément au
Pentagone, on estime qu’il n’est pas inintéressant d’ob-
server sur le terrain ce que vaut encore l’Armée rouge.
Quant aux Européens, au moment où la guerre fait rage
en Tchétchénie, ils acceptent la candidature de Moscou
au Conseil de l’Europe !
Les Russes peuvent donc agir comme bon leur
semble en Tchétchénie. Pour autant, il leur est difficile
de venir à bout de leurs adversaires. Comme les
Américains en Irak, lors de la première guerre du Golfe,
ils ont envisagé une guerre courte et victorieuse. Devant
le puissant rouleau compresseur russe, les guérilleros
tchétchènes, mal équipés, semblent ne pas peser lourd !
Mais c’est faire fi de leur courage et de leur détermina-
tion.
En dépit des tortures, pillages, exécutions som-
maires, massacres de populations civiles, qui sont le lot
quotidien des Tchétchènes pendant ces deux années de
guerre – le conflit provoquera au total la mort de plus
de cent mille d’entre eux –, la résistance ne faiblit pas.
Pourtant, en avril 1996, Doudaev, qui aurait été loca-
lisé par son téléphone satellitaire, est tué par un missile.
Le chef tchétchène qui lui succède engage des pourpar-
lers avec le Kremlin. Un cessez-le-feu est même signé.
Mais il n’est pas respecté par l’armée russe. Ce n’est pas
un hasard : l’élection présidentielle russe est mainte-
nant toute proche. Eltsine ne peut apparaître aux yeux
de l’opinion publique russe comme un vaincu !
Curieusement, quelques jours avant le scrutin, une
bombe éclate dans le métro de Moscou. Un procédé qui

336
Tchétchénie : le levier du pouvoir

resservira plus tard en 1999. Il s’agit clairement de faire


peur. En perpétrant leur attentat, les terroristes, quels
qu’ils soient, ont voté Eltsine.
Eltsine remporte difficilement le premier tour, malgré
les centaines de millions de dollars apportés par les oli-
garques, et gagne le second round. En Tchétchénie, les
combats ont repris. L’aviation russe pilonne des villages
et procède à de nouveaux massacres. Mais il se passe un
événement tout simplement incroyable : les combattants
tchétchènes annoncent qu’ils vont reprendre leur capi-
tale, Grozny ! Ce qu’ils font effectivement au mois
d’août 1996 ! Les Russes sont chassés. Moscou est désor-
mais obligé de faire la paix.
Le général Lebed, un militaire très populaire qui,
après avoir obtenu un bon score à l’élection présiden-
tielle, s’est rangé du côté de Boris Eltsine, est chargé de
mettre fin au conflit. La paix est donc signée. Le traité
prévoit un retrait des forces russes, la tenue d’élections
et l’organisation d’un référendum en 2001.
Sur le papier, la paix est donc signée. Mais les
Tchétchènes ne doivent pas se faire d’illusions, ce n’est
pas encore l’indépendance. Moscou a momentanément
cédé mais n’est nullement décidé à reconnaître la séces-
sion de la petite République. Quant à l’armée russe,
humiliée, elle voudra tôt ou tard prendre sa revanche
sur les boeviki tchétchènes, comme elle les appelle,
c’est-à-dire les bandits.
Du côté tchétchène, les plus lucides sont conscients
des menaces qui continuent à peser. Mais le pays est
déjà retourné à ses vieux démons : division et bandi-
tisme.
Dans les mois qui suivent la signature de la paix, la
plus grande confusion règne en Tchétchénie. L’armée
indépendantiste qui a chassé l’envahisseur russe se frac-

337
Les espions russes

tionne bientôt en une multitude de clans dirigés par des


chefs de guerre qui n’agissent qu’en fonction de leurs
propres intérêts et pillent ce qui reste encore à piller. En
l’absence d’un réel pouvoir central – l’homme qui a suc-
cédé au président Doudaev n’est pas de taille à pouvoir
imposer son autorité –, il faut attendre le mois de jan-
vier 1997 et l’élection à la présidence de l’ancien com-
mandant en chef des forces indépendantistes, Aslan
Maskhadov, pour voir réapparaître un semblant d’ordre.
Le nouveau président, quoi qu’en dise Moscou, a été
régulièrement élu avec 60 % des voix en triomphant
d’un seigneur de la guerre très connu, Chamil Bassaïev.
C’est un modéré, un homme qui veut fonder un État
laïque et est aussi partisan de négocier avec Moscou afin
d’éviter une nouvelle guerre, ce qui lui vaut d’être
accusé par les plus intransigeants de vouloir brader l’in-
dépendance.
Mais le plus urgent pour lui est d’asseoir son auto-
rité. Pour juguler l’opposition des chefs de guerre,
Maskhadov nomme Premier ministre Bassaïev, son
adversaire d’hier. Une alliance qui fait long feu et com-
plique encore sa tâche.
Il doit en effet se battre sur plusieurs fronts. Contre
les mafieux d’abord. Les chefs de guerre ne sont bien
souvent que des chefs de gang ! Or, à la fin de la guerre,
de façon assez cynique, les Russes se sont empressés de
libérer les criminels de droit commun tchétchènes qui
se trouvaient retenus dans leurs prisons. À une condi-
tion : qu’ils regagnent aussitôt leur patrie ! La
manœuvre était claire : il s’agissait de criminaliser
encore un peu plus une société tchétchène dont c’était
déjà le penchant naturel.
Les mafieux vont faire de la prise d’otages une véri-
table industrie. Ces rapts crapuleux, qui se traduisent

338
Tchétchénie : le levier du pouvoir

par le versement de fortes rançons, sont habillés de


vagues justifications politiques. Il en est ainsi, par
exemple, de l’enlèvement de Tchétchènes fortunés
accusés d’avoir collaboré avec l’envahisseur russe. Mais,
la plupart du temps, il ne s’agit que de banditisme.
Sinon, comment expliquer le rapt de membres d’orga-
nisations humanitaires ou de journalistes ? Plus grave
encore : en décembre 1998, quatre otages occidentaux,
des techniciens des télécommunications, sont
retrouvés décapités. Les ravisseurs ont ainsi voulu
donner un avertissement à ceux qui refuseraient de
verser des rançons.
Le président Maskhadov, non sans raison, accusera
ces bandits d’être manipulés par des services étrangers.
Russes, bien entendu, même si ce n’est pas dit claire-
ment. Une hypothèse vraisemblable : Moscou a tout
intérêt à noircir le tableau en Tchétchénie afin de justifier
une éventuelle intervention. La suite, sans le démontrer,
apporte un élément troublant en faveur de cette explica-
tion. Au printemps 1997, deux journalistes d’une chaîne
de télévision publique russe sont enlevés en
Tchétchénie. Dans ce petit pays, les informations circu-
lent vite : la responsabilité du rapt est attribuée à un
homme qui travaille pour le FSB ! Les journalistes ne tar-
dent pas à être relâchés. Le président de la chaîne de télé-
vision apparaît lui-même sur le petit écran. Il affirme qu’il
a payé un million de dollars pour obtenir la libération de
ses deux employés. Et pour bien marteler son propos, il
exhibe une mallette bourrée de billets verts. Voilà, dit-il,
ce que vaut la vie d’un journaliste russe en Tchétchénie.
Cette exhibition fait l’objet de multiples rediffusions.
À l’évidence, il s’agit d’une opération de propagande qui
fait partie du processus de criminalisation initié par
Moscou.

339
Les espions russes

Au reste, sans excuser les activités criminelles de cer-


tains Tchétchènes, il faut bien reconnaître que le pays
est alors complètement dévasté et dépourvu de res-
sources. Non seulement les usines ont été bombardées
et détruites, mais les troupeaux ont été décimés et les
terres demeurent truffées de mines. Or, la Tchétchénie
est essentiellement un pays rural. Comment s’étonner
alors que la population ait recours à des moyens illégaux
pour survivre ?
Il en va ainsi du piratage régulier de l’oléoduc qui tra-
verse la Tchétchénie et transporte le pétrole de la mer
Caspienne. Ce pipe-line devient au fil des années une
véritable passoire. Tout le monde se sert et participe à la
contrebande de ce pétrole. Un marché qui représente
désormais une source de revenus non négligeable.
D’autre part, la Tchétchénie, pays enclavé, ne peut
obtenir d’aide étrangère sans l’accord préalable de la
Russie. Or celle-ci se garde bien d’autoriser ces impor-
tations. Enfin, Moscou qui, aux termes du traité de paix,
s’était engagé à reconstruire la Tchétchénie, ne respecte
pas ses promesses. La conséquence, c’est le développe-
ment de cette économie parallèle et souvent mafieuse.
Le président Maskhadov doit aussi se battre sur le
front religieux, contre un islamisme qui ne cesse de mar-
quer des points et a été importé par des militants fonda-
mentalistes originaires du Proche-Orient, d’Arabie saou-
dite ou même d’Afghanistan. Ils ont épousé la cause
tchétchène et sont venus combattre pendant la pre-
mière guerre. Financés par l’Arabie saoudite, bien armés
et équipés, ils se sont battus avec courage contre les
Russes. Ça leur a valu une popularité certaine, surtout
parmi les plus jeunes des Tchétchènes. Et comme per-
sonne n’a osé les désarmer à l’issue de la guerre, ils
représentent un danger réel pour le pouvoir ! Un

340
Tchétchénie : le levier du pouvoir

danger que Moscou, encore une fois, a tout à fait intérêt


à exagérer ! Et même, à exploiter !

Isabelle Astigarraga, journaliste1 :


« La deuxième vague arrive pendant la guerre,
avec des “volontaires” formés au Proche-Orient
ou en Afghanistan et surtout, à partir de l’été
1995, avec l’argent qui permet aux indépen-
dantistes de se réarmer et de s’équiper en
moyens de communication. Peu à peu, on com-
mence à parler de ce commandant saoudien
ou jordanien venu d’Afghanistan, surnommé
Khattab, qui dirige son propre groupe de com-
battants – dont les victoires sont d’ailleurs attri-
buées à M. Chamil Bassaïev, auquel il s’est allié.
Au fil des mois, sa popularité grandit parmi les
combattants, qui admirent son savoir-faire de
guérillero professionnel. Dans les derniers mois
de guerre et juste après, les islamistes – dont
Khattab est le plus connu mais pas le plus
important – commencent à recruter sur tous
les fronts. Ils proposent de l’argent, des armes et
une doctrine qui ne déplaît pas forcément aux
jeunes, lesquels y voient une libération du
carcan de la tradition tchétchène et notam-
ment de sa pierre angulaire, le respect des
aînés. Un respect que ces jeunes gens ont large-
ment perdu, depuis un an et demi, en voyant les
anciens des villes et des villages en négocier la
reddition avec les Russes pour faire cesser les
bombardements, tandis qu’eux risquaient leur
vie et mouraient dans les combats. Très vite, les

1. Le Monde diplomatique, mars 2000.

341
Les espions russes

islamistes comptent au moins un ou deux


hommes dans chaque petit groupe armé. »

Si le danger islamiste a été sciemment exagéré par


Moscou, il n’en reste pas moins qu’il était préoccupant.
Il était tentant pour certains chefs de guerre dont
Chamil Bassaïev de se servir de cette nouvelle et ardente
ferveur religieuse qui empruntait au fondamentalisme
le plus radical, celui des wahhabites !
C’est d’ailleurs ainsi qu’ont été nommés les parti-
sans de cette faction dont le nombre a été souvent sur-
estimé. En réalité, il n’y a jamais eu plus de trois mille
wahhabites en Tchétchénie. Des « barbus » qui n’ont
guère été appréciés par la population tchétchène. Sans
doute s’est-il trouvé parmi eux des hommes d’Al-Qaïda.
Mais il ne faut jamais oublier que l’organisation de Ben
Laden est une nébuleuse de groupes autonomes très
difficile à cerner. Cependant, là encore, les Russes
avaient intérêt à faire croire que des militants d’Al-Qaïda
avaient rejoint les indépendantistes tchétchènes.
Mais il est vrai qu’à partir du déclenchement de la
deuxième guerre, le camp islamiste s’est renforcé,
l’islam devenant un facteur de cohésion dans la lutte
contre l’envahisseur. D’où ce dicton : « Plus les bombes
tombent et plus les barbes poussent ! »
En réalité, les progrès de l’islamisme en Tchétchénie
doivent surtout beaucoup à la faiblesse du président
Maskhadov et peut-être même à l’aide qui a été
apportée par Moscou à quelques fondamentalistes, si
l’on en juge par la découverte de documents de propa-
gande wahhabite étrangement imprimés en Russie.
Au fil du temps, le président tchétchène se trouve
dans une situation de plus en plus périlleuse. Il est à la
tête d’un pays morcelé, où chacun tire à hue et à dia et

342
Tchétchénie : le levier du pouvoir

où les chefs de guerre ont déjà conquis de véritables


fiefs et n’entendent pas se plier à son autorité. Quant
aux islamistes que son rival, Chamil Bassaïev, a pris sous
sa coupe, il craint de les affronter. Utiliser la force contre
eux reviendrait à faire de la Tchétchénie un autre
Afghanistan. Il choisit donc de composer. En incorpo-
rant ces extrémistes dans ce qui reste de l’appareil
d’État, il espère mieux les contrôler et récupérer un peu
de son autorité perdue. Mais il se trompe : les islamistes
lui imposent concession sur concession. Et sous leur
pression, le musulman modéré Maskhadov finit même
par proclamer la charia.
Ces renoncements successifs n’empêchent pas
l’éclatement de plusieurs conflits armés entre les troupes
officielles et les milices islamistes. Heureusement pour
le président, ces dernières sont vaincues. Maskhadov en
profite pour reprendre la main. Il annonce aussitôt qu’il
va restreindre l’activité de ces groupes d’opposition viru-
lents bien que minoritaires. Mais quelques jours plus
tard, il est victime d’un attentat. Il en réchappe mais tous
ses gardes du corps sont tués.
L’avertissement est sérieux : le président tchétchène
ne pourra jamais plus s’affirmer. Il est attaqué de tous
côtés, les modérés l’accusant de faiblesse vis-à-vis des
islamistes et les plus intransigeants lui reprochant de
discuter avec les Russes.
À Moscou, contrairement à ce que pensent les
détracteurs de Maskhadov, on oppose une fin de non-
recevoir aux demandes répétées du président tchét-
chène. Ainsi le Kremlin, malgré ses promesses, refuse
de coopérer dans la lutte contre la criminalité.
Il est clair que les Russes ont décidé de parier sur le
pourrissement de la situation, en donnant ponctuelle-
ment quelques coups de main à ceux qui peuvent

343
Les espions russes

contribuer à l’accroissement du chaos ! Il ne fait nul


doute que, le moment venu, le pouvoir se lancera dans
une nouvelle guerre en Tchétchénie ! C’est ce qui se dit
ouvertement à Moscou dès le printemps 1999.
Le tsar Eltsine est alors sur la sellette. Son entourage,
ceux qu’on appelle familièrement à Moscou la
« Famille »1, est accusé d’avoir détourné des sommes
considérables et en particulier l’argent du FMI qui devait
servir à remettre la Russie sur pied. Les oligarques qu’il
a contribué à enrichir sont aussi dans la ligne de mire de
la justice. La situation est d’autant plus inquiétante pour
le Kremlin que le Premier ministre, Evgueni Primakov,
un politicien très populaire malgré ses anciens états de
service à la tête du KGB, est bien décidé à procéder à un
sérieux ménage.
Les élections législatives doivent avoir lieu à la fin de
cette année 1999 et seront suivies par le scrutin prési-
dentiel en 2000.
Comme lors de la précédente consultation, tout
indique que Boris Eltsine et les siens, largement discré-
dités, risquent de perdre. Les conseillers présidentiels
imaginent donc une réédition du coup de 1994 : une
nouvelle guerre en Tchétchénie permettrait de redorer
le blason du clan Eltsine ! À condition de bien préparer
l’opinion publique !
Il faut d’abord se séparer de ce Premier ministre qui
se donne des allures de chevalier blanc et qui a aussi le
tort de vouloir régler l’affaire tchétchène par une négo-
ciation avec les indépendantistes en leur accordant
d’abord un statut de très large autonomie. C’est fait en
mai 1999 : Primakov est viré !

1. Voir chapitre XVI.

344
Tchétchénie : le levier du pouvoir

Aslan Maskhadov, président élu


de la Tchétchénie1 :
« Je disais depuis longtemps que plus on appro-
cherait des élections russes, plus grandes
seraient les chances de voir la Tchétchénie
devenir à nouveau un pion de celles-ci. C’est ce
qui s’est passé. Même s’il y a eu à nouveau de
bons contacts ensuite. Avec Evgueni Primakov,
par exemple. C’est un homme sans illusions et
un homme de parole. Mais en Russie, on avait
déjà décidé de passer à d’autres méthodes. Ils se
sont préparés très professionnellement, ils ont
tout fait pour discréditer un peuple qui s’était
dignement battu pour sa liberté. Les prises
d’otages, le terrorisme, le wahhabisme, c’est
aussi leur travail. Les Russes ont commencé le
cycle des otages avec leurs “camps de filtration”
pendant la guerre. Puis, ils ont payé des mil-
lions de dollars aux bandits pour le rachat de
gens connus. C’est plus de la politique que du
banditisme.
Question de la journaliste du Monde :
– Mais il y a aussi du banditisme, il y a des cen-
taines d’otages tchétchènes.
– Je ne dis pas non, mais on n’avait pas ça
avant. Maintenant, on enlève des gens à
Moscou ou en Ossétie, on les vend en Ingouchie
et on les amène en Tchétchénie pour réclamer
d’ici la rançon. Des officiers russes vendent
leurs soldats. Et le pays est en ruines. Des jeunes
n’ont que leurs armes et leur haine de tout, car

1. Interview recueillie par la correspondante du Monde, Sophie


Shihab,en septembre 1999.

345
Les espions russes

le pays est dévasté et soumis au blocus. Les Russes


n’ont pas payé ce qu’ils ont promis, ils ont fermé
la voie ferrée et l’aéroport. Ces dernières
semaines, soixante wagons de blé américain,
aide humanitaire destinée à la Tchétchénie, ont
été détournés vers l’Ossétie et l’Ingouchie. »

Un jeune et terne Premier ministre, Sergueï


Stepachine, est nommé par Eltsine en remplacement de
Primakov. Mais il apparaît très vite que ce petit nouveau
n’est pas de force. Il est en particulier incapable
d’apaiser la tempête qui risque d’emporter le maître du
Kremlin. D’autant que les Russes, qui n’ont pas digéré
la brutale éviction de Primakov, commencent à grogner.
On voit même se créer des comités de soutien en sa
faveur. Il est plus que jamais urgent d’agir.
Le jeune Premier ministre nommé par Eltsine est à
son tour viré. Il n’aura gouverné que deux mois !
Vladimir Poutine, un quasi-inconnu qui est toutefois le
patron des organes de sécurité, comme on disait autre-
fois en URSS, le remplace au mois d’août.
À partir de là, tout va aller très vite !
Poutine est à peine nommé Premier ministre qu’au
début du mois d’août 1999 des islamistes tchétchènes,
commandés par Chamil Bassaïev, s’introduisent au
Daghestan, la République voisine qui, elle, fait partie de
la Fédération russe. L’objectif affiché de ces hommes,
qui seraient des wahhabites, est l’établissement au
Daghestan d’un État islamiste. Pour Moscou, c’est une
vraie provocation. Aussitôt, Poutine annonce que
l’armée russe va lancer une grande offensive pour
chasser ces troupes qui menacent l’intégrité territoriale
de la Fédération. Au passage, leurs bases situées en
Tchétchénie seront frappées.

346
Tchétchénie : le levier du pouvoir

Mais une nouvelle guerre est évitée : les hommes de


Bassaïev retraversent tranquillement la frontière sans
que l’armée russe ne s’y oppose sérieusement. Ils
reviennent brièvement un peu plus tard. Une incursion
qui coïncide avec un violent attentat commis contre un
immeuble du Daghestan occupé par les troupes russes.
Soixante morts sont dénombrés. Suivent d’intenses
bombardements russes de part et d’autre de la frontière
entre la Tchétchénie et le Daghestan.
L’affaire paraît curieuse. On aurait voulu donner un
prétexte aux Russes pour intervenir en Tchétchénie
qu’on n’aurait pas fait mieux.
Tout tourne autour de ce chef de guerre, Bassaïev.
Un homme qui est alors le principal opposant du prési-
dent Maskhadov. Il est notoire qu’il a toujours entretenu
d’excellentes relations d’affaires avec les oligarques
russes et, en particulier, avec l’un des plus éminents
d’entre eux, Boris Abramovitch Berezovski. C’est ce der-
nier qui a convaincu Bassaïev de se livrer à ce petit simu-
lacre de guerre. Le scénario prévu était le suivant : le
chef de guerre devait pénétrer avec ses hommes au
Daghestan. On lui promettait que les troupes russes
présentes dans cette République auraient été préalable-
ment retirées. Il y aurait forcément des accrochages,
mais limités. Ensuite, l’armée russe interviendrait et
Bassaïev regagnerait sagement ses bases en
Tchétchénie. L’important était de montrer à l’opinion
publique russe que les Tchétchènes étaient décidément
des gens épouvantables. Et qu’il fallait qu’un homme
fort règle la question une fois pour toutes !
Reste à savoir qui se trouvait derrière Berezovski.
Contre toute attente, le Kremlin qui aurait pu organiser
cette manipulation, pour hisser Poutine jusqu’aux pre-
mières marches du pouvoir, n’était pour rien dans l’opé-

347
Les espions russes

ration. Non, l’oligarque avait son idée. Pour lui, le sau-


veur, l’homme fort qu’il appelait de tous ses vœux, pou-
vait être le général Lebed, l’homme qui avait signé la paix
en 1996. Très populaire, il bénéficiait de la confiance de
la troupe et il avait été élu gouverneur de Krasnoïarsk, en
Sibérie, grâce aux millions de Berezovski.
Cependant, Lebed n’avait pas les faveurs du Kremlin.
Trop encombrant, trop incontrôlable. Or Eltsine et son
clan n’avaient qu’une idée en tête : se sortir d’affaires et
échapper à la justice ! Si Lebed devenait le nouvel
homme fort de la Russie, Eltsine n’était pas certain de
pouvoir échapper aux ennuis qui le menaçaient.
Le Kremlin a d’abord laissé se dérouler le premier
scénario Berezovski. Mais ensuite Poutine est intervenu
avec l’accord de l’état-major de l’armée qui rêvait de
revanche depuis 1996. L’oligarque, qui connaissait bien
Poutine dont il avait favorisé l’ascension, s’est empressé
de changer de cheval et a abandonné en cours de
chemin le général Lebed qui, pourtant, s’y voyait déjà.
Eltsine et Poutine ont donc récupéré la manipula-
tion montée par Berezovski. Mais celui qui allait devenir
le successeur de Boris Eltsine n’entendait pas en rester
là. Il a vite compris tout le parti qu’il pouvait tirer de
cette affaire tchétchène. Le premier signe est cet
attentat au Daghestan.
Un attentat qui n’est que le premier d’une série. Il y
en aura à Moscou et en province. Au total, il y aura des
centaines de morts1. Il n’existe bien sûr aucun ordre
écrit de Poutine ordonnant à ses anciens collègues des
services secrets de poser des bombes. Mais seul le
résultat compte : ces massacres, aussitôt attribués aux
terroristes tchétchènes, vont permettre à l’armée russe

1. Voir chapitre XVIII.

348
Tchétchénie : le levier du pouvoir

d’entamer la deuxième guerre. Avec le soutien massif de


l’opinion russe traumatisée par cette série d’attentats.
La mauvaise réputation des Tchétchènes aidant, il
était relativement facile de dresser les Russes contre eux
et donc de justifier la décision de Poutine qui lance ses
troupes à l’assaut de la Tchétchénie, dès la mi-sep-
tembre !
Cette deuxième guerre est peut-être encore plus
horrible que la première. Quant aux attentats du 11 sep-
tembre 2001 aux États-Unis, ils conforteront la position
de Poutine. Il pourra affirmer qu’à sa manière, lui aussi,
combat Al-Qaïda infiltrée à l’intérieur de la petite
Tchétchénie. Peu de pays oseront protester. La guerre
se poursuit dans le plus grand silence. Et la prise
d’otages de l’automne 2002 dans un théâtre de Moscou,
la Doubrovka, est survenue au moment opportun pour
justifier encore une fois le combat de Poutine.
S’agit-il d’une nouvelle manipulation ? En tout cas, on
ne peut que s’interroger sur la personnalité du chef du
commando tchétchène. Ce Movsar Baraev n’était qu’un
chef de gang. Et l’un de ses parents, son oncle, était l’un
des principaux artisans de l’industrie de la prise d’otages.
Quoi qu’il en soir, cette dramatique affaire est arrivée à
point nommé pour Poutine qui avait déjà en vue l’organi-
sation du référendum mascarade de mars 2003. Un scrutin
qui devait permettre de mettre hors jeu Maskhadov et d’ar-
rimer définitivement la Tchétchénie à la Russie.

Sophie Shihab, journaliste1 :


« En trois ans, le conflit dans le Caucase est
devenu une composante intégrale de l’édifice
complexe du pouvoir tel qu’il existe au-

1. Le Monde, 10 février 2003.

349
Les espions russes

jourd’hui en Russie. Obligé de trouver un équi-


libre au cœur d’un triangle composé des oligar-
ques, des barons régionaux et des structures de
sécurité (armée, police, services secrets) dont il
est issu, Vladimir Poutine semble utiliser la pro-
longation de la guerre comme un moyen de
pression sur les uns et les autres. La violence de
l’État russe, déchaînée sur le petit territoire
tchétchène, a agi comme une mise en garde
aux différents pans de la société. Le Kremlin a,
par exemple, instrumentalisé le drame de la
Doubrovka pour limiter encore plus la liberté
des journalistes. Dépendant du FSB, les services
secrets russes qui placent leurs hommes dans
l’administration d’État et dans les grandes
compagnies, Vladimir Poutine dispose aussi,
par le biais du conflit tchétchène, d’un levier
sur eux. Chargé de “l’opération antiterrorriste”
en Tchétchénie, le FSB portera, le cas échéant, la
responsabilité de ses “ratés”. La même logique
vaut pour les généraux de l’armée déployés en
Tchétchénie, compromis dans de nombreux
crimes et trafics. »

350
xxxxxxxxxxx

XVIII
La liste noire du Kremlin

Une journaliste tuée à coup de pistolet, un ancien


agent secret empoisonné à l’aide d’une substance
radioactive. Mais combien d’autres crimes qui n’ont
pas retenu la curiosité des médias occidentaux !
Hommes politiques, banquiers, policiers. Malgré la
poigne de fer de Poutine (ou à cause de celle-ci !) la
société russe est chaque jour plus violente.
Une évolution qui va de pair avec la mainmise des
anciens du KGB et son avatar actuel, le FSB, sur le
pays. Une opération préparée de longue date, depuis
l’ère Andropov1, c’est-à-dire au début des années
1980. C’est ainsi que les guébistes ou les tchékistes
ont conquis peu à peu tous les leviers du pouvoir. Le
pouvoir politique, naturellement, mais aussi la sphère
économique. Quant à la presse, elle est muselée et
rares sont encore les journaux indépendants qui peu-
vent faire preuve d’esprit critique vis-à-vis des institu-
tions officielles.
Face à une justice aux ordres et une opinion apa-
thique et chloroformée par les deux premières
chaînes de télévision contrôlées par le pouvoir, les
assassins peuvent agir en toute impunité. Si, par
exemple, les hommes de main qui ont exécuté la jour-

1. Voir chapitre IX.

351
Les espions russes

naliste Anna Politkovskaïa ont été identifiés, il est dou-


teux que les commanditaires de ce crime soient
jamais retrouvés et donc condamnés. Il en va de
même pour les instigateurs de l’empoisonnement
d’Alexandre Litvinenko.

Deux abcès empoisonnent la Russie actuelle : l’af-


faire tchétchène et la criminalisation généralisée à la
suite de la privatisation à marche forcée des grandes
entreprises soviétiques qui a abouti au bradage de sec-
teurs entiers de l’économie. Une mutation économique
qui a permis aux oligarques, comme on les a appelés,
d’amasser en peu de temps des fortunes inimaginables.
Certes, Poutine est entré en guerre contre les oligar-
ques. Ceux du moins qui avaient des ambitions politi-
ques et se posaient en rivaux. Tandis que les autres,
ayant renoncé à la lutte pour le pouvoir et alimenté les
caisses du parti majoritaire, ont été laissés en paix. Enfin,
il ne faut pas oublier que beaucoup des plus grosses
entreprises du pays sont maintenant contrôlées par des
anciens du KGB. Ce sont des alliés naturels de Poutine,
puisqu’ils lui doivent généralement leur pouvoir.
Le chef du Kremlin ne s’est pas oublié si l’on en croit
des informations récentes : officiellement à la tête d’un
patrimoine relativement modeste, Poutine serait en réa-
lité, via des fonds offshore, un des hommes les plus
riches d’Europe. Le politologue russe qui est à l’origine
de ces révélations a pu rendre publique cette informa-
tion à plusieurs reprises sans être démenti ni poursuivi.
Autre conséquence de cette corruption galopante,
la quasi-privatisation de ce qu’on appelait autrefois en
URSS les organes de sécurité, police et services secrets,
à commencer par le FSB, l’un des services qui a succédé
au KGB. Certains membres de ces administrations ne

352
La liste noire du Kremlin

travaillent plus réellement pour l’État mais pour des


intérêts privés. Cela va parfois très loin : ces fonction-
naires peuvent à l’occasion se conduire comme des
tueurs à gage. Parmi les gens de l’équipe responsable de
l’assassinat d’Anna Politkovskaïa, on trouve par exemple
six policiers et un officier du FSB, selon les premières
informations diffusées par le procureur. Une identifica-
tion exceptionnelle dans la Russie d’aujourd’hui car la
justice était aiguillonnée par les journalistes de Novaïa
Gazetta qui menaient leurs propres investigations sur
l’assassinat de leur consœur. Mais dans nombre d’autres
crimes, il n’y a même pas eu ce début d’enquête.
Trois semaines avant la mort de la journaliste, le vice-
gouverneur de la Banque centrale, Andreï Kozlov, a été
également abattu. Ce haut fonctionnaire avait le tort de
s’attaquer de façon vigoureuse au blanchiment d’argent.
Il serait fort étonnant qu’on découvre un jour qui l’a
abattu et surtout qui a commandité cet assassinat. Ce
personnage éminent est le plus haut responsable
liquidé depuis le début de l’ère Poutine.
L’autre abcès est donc la Tchétchénie1. Une question
qu’on retrouve derrière l’assassinat d’Anna Politkovskaïa
et l’empoisonnement d’Alexandre Litvinenko, et qui a
permis à Vladimir Poutine de gravir les échelons du pou-
voir après avoir déjà assuré la réélection du président
Eltsine en 1996.
Mais, contrairement à ce qu’on pouvait craindre, lors
des récentes élections présidentielles et législatives, le
pouvoir n’a pas eu besoin de provoquer une nouvelle
crise dans le Caucase alors même que le feu couvait en
Ingouchie, République voisine de la Tchétchénie et,
comme elle, partie intégrante de la Fédération de Russie

1. Voir chapitre XVII.

353
Les espions russes

et majoritairement peuplée de musulmans. Or, une gué-


rilla islamiste y sévit de manière larvée. À l’origine de ces
troubles, on trouve l’exemple de la République-sœur.
D’autant que de nombreux Tchétchènes, fuyant leur
pays en guerre, y ont trouvé refuge. Par conséquent,
Moscou surveille la situation de très près : l’Ingouchie
est dirigée par un général du FSB qui est un ami per-
sonnel de Vladimir Poutine. Le Kremlin y a déjà envoyé
des troupes du ministère de l’Intérieur et des éléments
armés des services secrets. Devenue zone d’opération
antiterroriste, elle subit tous les excès d’une soldatesque
russe qui brutalise, enlève, assassine. Il ne fait pas bon
résister ou s’opposer. Ni même enquêter sur ces vio-
lences. Un Ingouche, officier du FSB, envoyé pour faire
la lumière sur des cas de disparitions, a été abattu à
peine arrivé dans son pays natal. Quant à un autre
enfant du pays, un magistrat, il a été enlevé et nul ne sait
ce qu’il est devenu.
À l’évidence, le Kremlin, en exacerbant ces troubles,
et même parfois en les créant, entend montrer à l’élec-
torat russe qu’il continue à mener une lutte sans conces-
sion contre le terrorisme et sa composante islamiste. À
l’imitation de George Bush. Mais, d’un point de vue
purement démagogique, Poutine joue sur du velours
tant il existe désormais en Russie un véritable sentiment
raciste à l’égard des peuples caucasiens dont les
citoyens sont souvent l’objet de discriminations et
même de véritables ratonnades de la part de voyous ou
de skinheads.
D’un autre côté, il faut aussi avoir à l’esprit que
l’Ingouchie, comme sa voisine tchétchène, possède une
frontière commune avec la Géorgie. Or depuis la révo-
lution de 2003 et la chute du président Chevardnadzé,
ce dernier pays est devenu la bête noire de Moscou qui

354
La liste noire du Kremlin

considère même que la Géorgie est un bastion avancé


de l’Ouest au sein de l’ancien empire soviétique ! C’est
pourquoi le Kremlin soutient directement les sépara-
tistes abkhazes et ossètes, et n’hésite pas à provoquer
des incidents frontaliers avec les autorités de Tbilissi1.
Tandis qu’à l’intérieur de la Fédération de Russie, on
observe un véritable ostracisme vis-à-vis des Géorgiens
dont beaucoup ont été renvoyés chez eux.
Poutine n’a jamais fait mystère de sa nostalgie d’une
URSS puissante qui pouvait en imposer à l’Occident.
D’où ses réactions très violentes dès qu’un pays ex-
soviétique tente d’échapper à la sphère d’influence de
la Russie.
Le « Raspoutine du Kremlin », comme on l’a appelé,
l’oligarque Boris Berezovski, aujourd’hui réfugié à
Londres, a joué un rôle central dans la dernière
décennie et principalement dans l’affaire tchétchène. Et
on se demande toujours si le futur protecteur
d’Alexandre Litvinenko a été un ami des Tchétchènes ou
si, au contraire, il a contribué à les précipiter dans l’aven-
ture. Et donc dans un nouveau drame !
Berezovski est né en 1946 dans une famille juive de
l’intelligentsia moscovite. Il grandit à Moscou, reçoit une
excellente éducation puis fait des études supérieures
d’électronique et d’informatique dans l’un des princi-
paux instituts scientifiques secrets de l’URSS. Ensuite, il
poursuit son cursus au département de mathématiques
appliquées de l’université de Moscou où il obtient un
doctorat d’État. Cet homme du sérail est donc d’abord
un très bon scientifique. Ce qui lui permet d’être
nommé à la tête de l’un des laboratoires de l’Institut de

1. Néanmoins, le président géorgien, Mikhail Saakachvili, a été


réélu en novembre 2007 au premier tour.

355
Les espions russes

gestion, spécialisé dans les questions d’automation et


les systèmes informatiques destinés aux entreprises.
Berezovski fait alors partie de l’élite scientifique et
industrielle du pays. Mais c’est dans le secteur automo-
bile qu’il va réellement percer.
Dès 1989, c’est-à-dire sous Gorbatchev, il s’intéresse
au plus grand fabricant de voitures d’URSS : AvtoVaz.
Berezovski propose d’informatiser ses usines. Bientôt,
il crée une société destinée à vendre à AvtoVaz des logi-
ciels d’automatisation. Entreprenant, il entend profiter
des nouvelles possibilités offertes par la libéralisation du
régime.
L’industrie automobile est alors l’une des branches
du secteur industriel les plus criminalisées. D’abord par
la « mafia rouge », celle qui trafiquait avec la bénédiction
des hiérarques communistes. Puis par la pègre tradition-
nelle où les nouveaux maîtres du pays vont chercher
leurs parrains et autres hommes de main.
En 1993, Berezovski crée une nouvelle société : Awa.
Associée à la puissante General Motors américaine, elle
doit fabriquer la voiture « la plus populaire » d’URSS,
une sorte de Coccinelle. En réalité, il s’agit d’une
superbe escroquerie : la privatisation bat alors son plein
et Awa vend des actions à plus de cent mille Russes pour
environ cinquante millions de dollars. Un an plus tard,
tandis que General Motors, effrayé par le gangstérisme
et la corruption régnant au sein de l’industrie automo-
bile russe, se retire du projet, les certificats vendus ont
perdu toute valeur ! Mais Berezovski, lui, a empoché les
dollars.
Il rebondit en rachetant une autre société. Entre-
temps, il est devenu un grand ami de la famille Eltsine.
Une faveur qui l’autorise à se lancer à la conquête des
médias et à devenir propriétaire de l’une des chaînes de

356
La liste noire du Kremlin

télévision les plus importantes de Russie, ORT. C’est


pourtant à cette occasion qu’il connaît ses premiers
ennuis.
L’un des présentateurs-vedettes de cette chaîne,
Vladimir Listiev, est assassiné. La milice1 veut embarquer
Berezovski pour l’interroger. Cependant quelques gros
bras s’opposent à l’action des miliciens. Parmi eux se
trouve Alexandre Litvinenko, officier du FSB. En dehors
de son travail, il est en effet membre du petit groupe
chargé de protéger l’oligarque. Une « tricoche », comme
on dit dans l’argot des policiers français.
Pourquoi ce Listiev a-t-il été liquidé ? Directeur de la
chaîne ORT, il y a créé le premier un talk-show très anti-
langue de bois, donc pas très aimable avec le pouvoir.
Berezovski, son nouveau patron, n’appréciait pas. Il a
par conséquent été très sérieusement soupçonné
d’avoir été impliqué dans l’assassinat de son journaliste.
Et il a préféré prendre quelque temps le large à Londres
où il disposait d’une résidence. Comme il possédait
aussi en France, sur la Côte d’Azur, une luxueuse
demeure.
Cela ne l’a pas empêché de continuer à s’enrichir et
à exercer un pouvoir de plus en plus grand, tant dans le
domaine des affaires qu’en politique. L’oligarque, dont
l’intelligence est remarquable, a très tôt compris qu’il
n’était pas nécessaire d’acheter une entreprise pour la
contrôler. Elle pouvait rester entre les mains de l’État. Il
suffisait d’assumer sa gestion et de canaliser ensuite ses
bénéfices.
Il a ainsi procédé avec la compagnie Aeroflot dont il
accélérera la privatisation à son profit ! Mais il aborde
aussi le domaine de l’énergie en s’appropriant avec son

1. C’est-à-dire la police.

357
Les espions russes

compère Roman Abramovitch la compagnie Sibneft. Il


édifie ainsi une énorme fortune : il se dit même à la fin
des années 1990 qu’il est devenu l’homme le plus riche
de Russie dans un pays qui ne manque pourtant pas de
milliardaires.

Paul Klebnikov1 :
« Le succès de Berezovski est dû à son extraordi-
naire intelligence. Dans les années 1990 il était
sans doute le plus puissant politiquement, mais
aussi, à un moment donné, probablement le
plus riche. Il a joué un rôle très important en
tant qu’architecte du régime eltsinien avec sa
corruption institutionnalisée… Vous ne trou-
verez pas un autre oligarque dont le chemin
soit parsemé de tant de violence et de cadavres,
de tant de morts étranges. »

En même temps, Berezovski poursuit son ascension


politique : proche de la famille Eltsine, qui a entrepris
elle aussi de mettre le pays en coupe réglée, il se fait
nommer en 1996 secrétaire adjoint du Conseil de sécu-
rité à la place du général Lebed tombé en disgrâce.
À ce titre, Berezovski est chargé des relations avec la
Tchétchénie ou plutôt, comme il l’a toujours prétendu,
de la reconstruction de l’économie tchétchène ruinée
par la première guerre. C’est aussi l’époque où Boris
Eltsine, ayant subi une grave opération cardiaque,
demeure alité un très long moment. En l’absence du
« tsar », les oligarques en prennent à leur aise !
1. Journaliste, auteur d’une biographie sans concession de l’oli-
garque, il est aussi éditeur de la version russe du magazine Forbes.
Klebnikov sera lui-même abattu en 2004 en sortant de son bureau.
C’était le douzième journaliste à être assassiné depuis l’an 2000.

358
La liste noire du Kremlin

Un peu plus tard, montant encore en grade,


Berezovski devient le patron de ce Conseil de sécurité.
Une fonction très importante. C’est lui, en particulier,
qui glissera à l’oreille de Boris Eltsine le nom de Vladimir
Poutine pour occuper le poste éminemment straté-
gique de directeur du FSB.
Auparavant, en 1998, son garde du corps Alexandre
Litvinenko, toujours lieutenant-colonel du FSB, mais
placé sur une voie de garage, donne une curieuse et iné-
dite conférence de presse : entouré de quelques-uns de
ses collègues dont l’un est encagoulé, il dénonce son
service et n’y va pas par quatre chemins. Il affirme qu’en
1997 ses supérieurs lui ont ordonné d’éliminer Boris
Berezovski. Ayant refusé d’obéir, il a subi maintes pres-
sions et a même été victime d’une tentative d’assas-
sinat !
Il accuse donc nommément ses chefs du FSB, dont
l’un lui aurait vivement reproché de ne pas avoir liquidé
Berezovski, « ce Juif qui a volé la moitié du pays » !
Malgré les détails qu’il donne, Litvinenko1 ne
convainc pas. Beaucoup de gens savent qu’il est déjà,
depuis assez longtemps, un homme de Berezovski !
Alors a-t-il agi à l’instigation de ce dernier ? Et quel but
poursuit l’oligarque ?
Dans le petit monde des services secrets et du
microcosme politique, on murmure qu’il veut faire
place nette au FSB, au profit de ce Vladimir Poutine qu’il
a contribué à mettre en selle en usant de son influence

1. Litvinenko, après sa conférence de presse, a naturellement


été viré du FSB et emprisonné. Mais Poutine et Berezovski ne l’ou-
blieront pas. À sa libération, il sera même employé par le milliardaire
au Conseil exécutif de la Fédération russe. Puis il le suivra dans son
exil londonien.

359
Les espions russes

auprès du président Eltsine. Enfin, on ne manque pas


de souligner que les officiers supérieurs du FSB accusés
par Litvinenko sont chargés de la lutte contre la crimina-
lité organisée. Autant d’hommes qui pouvaient s’inté-
resser de trop près aux affaires de Berezovski, à l’insti-
gation du Premier ministre russe, Evgueni Primakov1.
Cet ancien patron du KGB, généralement jugé intègre,
a justement été nommé par Eltsine pour venir à bout de
la corruption. Cependant, quand Primakov finit par
mettre son nez dans les affaires douteuses du Kremlin
et de la « Famille », il est prestement remplacé par
Poutine, après l’intérim insignifiant d’un certain
Stepachine.
Là encore Berezovski a eu une influence décisive. Le
futur président est donc au sens propre une créature de
ce dernier. Ce qui explique très bien la haine que lui
vouera plus tard Poutine qui ne voudra jamais admettre
ou reconnaître qu’il doit son pouvoir à cet oligarque cor-
rompu.
En attendant cette confrontation, Berezovski a la
plus grande confiance dans Poutine. Leurs intérêts coïn-
cident. Que veut le protégé de l’oligarque ? Le pouvoir,
encore plus de pouvoir. Et il a compris assez vite que le
levier qui lui permettrait de devenir numéro un à la
place d’un Boris Eltsine usé et malade, c’était la
Tchétchénie ! Or si Berezovski a contribué à éliminer les
généraux du FSB et Primakov, c’était pour avoir les
mains libres afin de mener les opérations qu’il projetait
en Tchétchénie.
Il a en effet d’importantes visées sur le pétrole.
D’abord, bien sûr, la sécurité de l’oléoduc indispensable
pour exporter le pétrole de la Caspienne doit être

1. Voir chapitre XVI.

360
La liste noire du Kremlin

assurée. Ensuite, il y a la possibilité de découvrir des


gisements en Tchétchénie même. C’est pourquoi, en
tant que membre du Conseil de sécurité, spécialement
chargé de cette République caucasienne, Berezovski a
noué des contacts avec les principales factions du pays.
On prétend même qu’il aurait joué un rôle important
dans la douteuse industrie des prises d’otages. Servant
d’intermédiaire, il aurait payé personnellement cer-
taines des rançons. À charge de revanche, bien entendu.
Autant d’opérations humanitaires qui ne pouvaient
nuire à son prestige !
Peut-être voulait-il aussi faire oublier comment il
avait acquis son immense fortune.
En Tchétchénie, où le désordre ne cessait de se
développer, Berezovski avait choisi son camp : celui
d’un chef de guerre, un islamiste radical, Chamil
Bassaïev. Il est en effet avéré que le milliardaire lui a
maintes fois fait parvenir des sommes très importantes
en dollars. Et même, semble-t-il, des armes. À tort ou à
raison, Berezovski pensait que Bassaïev pourrait à terme
s’imposer dans son pays.
Parallèlement, à Moscou, dans les cuisines du FSB de
Vladimir Poutine, on préparait toute une série d’atten-
tats destinés à faire éclater la deuxième guerre de
Tchétchénie et permettre l’avènement d’un nouveau
chef !

Sophie Shihab, journaliste1 :


« Selon un proche de Boris Berezovski, l’un de
ses partenaires européens, le but de ce dernier
est de provoquer en Russie un chaos dont il

1. Article de septembre 1999 signé par cette correspondante du


Monde.

361
Les espions russes

attend deux avantages. L’un est de faciliter de


nouvelles mainmises sur le “gâteau” russe. C’est
ce qui semble s’être passé juste après le
deuxième des attentats attribués aux
Tchétchènes et qui ont semé la terreur dans la
capitale russe : un homme de Loukoï, la pre-
mière société pétrolière russe désormais alliée
à M. Berezovski, s’est emparé de la direction de
Transneft, le monopole des oléoducs russes, en
faisant simplement intervenir les forces spé-
ciales de la police. Le scandale fut noyé dans la
panique qui régnait à Moscou. Le deuxième
avantage du chaos est de préparer l’avènement
d’un “homme fort”, choisi par M. Berezovski,
qui lui garantirait la pérennité de son pouvoir
occulte, menacé par les échéances électorales. »

Cet homme, Berezovski l’a déjà personnellement


choisi : c’est naturellement Vladimir Poutine ! Cependant,
comme il n’est jamais inutile d’avoir deux fers sur le feu,
l’oligarque avait aussi imaginé de se servir du général
Lebed, l’homme qui avait signé la paix en Tchétchénie et
demeurait très populaire. Mais, le général n’étant plus en
cour au Kremlin, la candidature de Poutine s’imposait.
L’ancien officier du KGB est nommé Premier
ministre au début du mois d’août 1999. C’est là que,
simultanément, des islamistes tchétchènes, com-
mandés par Chamil Bassaïev, s’introduisent au
Daghestan. L’objectif affirmé de ces hommes, censés
être des wahhabites, serait l’établissement au Daghestan
d’un État islamiste. L’affaire est cousue de fil blanc et a
été entièrement montée par Berezovski.
Un mois plus tôt, en juillet 1999, dans une demeure
de la Côte d’Azur appartenant au marchand d’armes

362
La liste noire du Kremlin

Kashoggi, une mystérieuse réunion a rassemblé le


secrétaire général de la présidence russe, Chamil
Bassaïev et vraisemblablement Berezovski lui-même.
C’est à cette occasion qu’a été conçue la provocation du
Daghestan.
Cela signifie que le Kremlin était au courant et même
complice. Le Kremlin et bien sûr le FSB. La preuve sera
apportée quand on constatera que les combattants
tchétchènes de Bassaïev étaient équipés d’armes russes
ultramodernes. Des armes qui ne pouvaient provenir
que des arsenaux du pays.
Mais l’incursion au Daghestan qui voit les hommes
de Bassaïev retraverser tranquillement la frontière sans
que l’armée russe ne s’y oppose sérieusement n’est
qu’un hors-d’œuvre.
Auparavant, Poutine, tout nouveau Premier
ministre, a annoncé que l’armée russe se lancerait dans
une grande offensive afin de faire respecter l’intégrité
territoriale de la Fédération. Et, au passage, les bases
islamistes situées en Tchétchénie seraient frappées.
Cependant, au Kremlin, on juge que ce n’est pas encore
suffisant pour stigmatiser les Tchétchènes et montrer à
l’opinion publique russe que ces Caucasiens sont déci-
dément incorrigibles.
On assiste donc à une deuxième et brève incursion
qui coïncide avec un violent attentat commis contre un
immeuble occupé par les troupes russes et qui pro-
voque la mort de soixante soldats.
Il s’agit d’un sinistre prologue : c’est désormais le
cœur de la Russie qui sera frappé. Une série d’attentats
monstrueux et particulièrement meurtriers.
Tout commence à Moscou à la fin du mois
d’août 1999. Cela ressemble à un coup d’essai. La
bombe, dissimulée dans un centre commercial, ne pro-

363
Les espions russes

voque qu’une seule victime. Mais huit jours plus tard, un


deuxième engin placé au rez-de-chaussée d’un
immeuble d’habitation situé rue Gourianov tue une
centaine de Moscovites et en blesse des dizaines d’au-
tres. Les experts calculent que la charge, composée
d’hexogène et de TNT, devait peser au moins trois cent
cinquante kilos.
Les dimensions gigantesques et la nature de la
bombe génèrent des interrogations. D’abord, on ne
trouve pas d’hexogène ni de TNT au coin de la rue. En
Russie, ce sont essentiellement les militaires qui les
stockent dans leurs dépôts ou dans les usines chimiques
secrètes qui les fabriquent. Installations qui sont étroi-
tement surveillées. Autre sujet d’étonnement : un tel
attentat ne s’improvise pas. Il faut effectuer des repé-
rages, définir l’endroit où disposer l’explosif, puis
apporter celui-ci par petites quantités pour ne pas
éveiller l’attention des occupants de l’immeuble. Toute
une préparation qui demande du temps et doit mobi-
liser des spécialistes. L’attentat était donc prévu de
longue date.
Quatre jours après la déflagration de la rue
Gourianov, un autre immeuble explose, chaussée
Kachirskoe. Au moins cent vingt Russes sont tués.
Manifestement, ces attentats sont conçus pour tuer le
maximum de gens, provoquer un choc dans l’opinion
publique et surtout inspirer la terreur parmi la popula-
tion moscovite.
Détail édifiant : la veille de ce dernier attentat, des
habitants ont vu un homme qui furetait dans les sous-
sols de l’immeuble et ils ont aussitôt prévenu la milice.
Les policiers se sont déplacés. Ils ont brièvement inter-
rogé cet individu et l’ont laissé repartir. D’ailleurs ils ne
se sont pas montrés particulièrement curieux et n’ont

364
La liste noire du Kremlin

même pas fouillé les caves – ce qui leur aurait permis de


découvrir la bombe –, alors qu’il y avait eu le précédent
de la rue Gourianov. Étrange négligence.
Toutefois, le FSB, chargé de l’enquête sur les atten-
tats, annonce avoir découvert dans d’autres immeubles
de la ville des explosifs et des détonateurs. Autant d’at-
tentats déjoués ! À chaque fois, les explosifs auraient été
de même nature. Ce qui montre l’importance de la
quantité d’hexogène détourné ! Aussi les officiers du
FSB vont-ils brusquement changer de tactique : se ren-
dant compte que la provenance de telles quantités d’ex-
plosifs trahit une complicité avec des services officiels,
ils affirment désormais qu’en réalité les engins décou-
verts étaient surtout composés de nitrate d’ammonium.
Un produit chimique (celui qui a provoqué la catas-
trophe d’AZF à Toulouse) qu’on utilise notamment
pour fabriquer des engrais. Cependant cette version
n’abuse pas grand monde. Et surtout pas les journa-
listes.
La bombe suivante n’explose pas à Moscou, mais
près de Rostov. On comptera dix-neuf morts. Juste avant
ce dernier attentat, il se produit un incident très intri-
gant à la Douma, l’assemblée législative russe. Les
députés sont en séance et évoquent les attentats qui ont
secoué Moscou quand le président prend la parole. Il
annonce qu’on vient de l’informer qu’une autre explo-
sion aurait eu lieu dans un immeuble de la région de
Rostov. À Volgodonsk, très précisément. Or renseigne-
ments pris, il ne s’est rien passé dans cette localité. Mais
trois jours plus tard, effectivement, une bombe éclate à
Volgodonsk et tue donc dix-neuf personnes.
La seule explication qui tienne prouve la duplicité
des autorités dans cette série meurtrière. Le président
de la Douma avait certainement eu connaissance de la

365
Les espions russes

liste des attentats avant que ceux-ci ne se produisent. En


faisant cette annonce prématurée, il a commis une
bévue. À moins que la faute n’en revienne à la pagaïe qui
régnait dans les services du FSB. C’est en tout cas ce que
Litvinenko affirme dans un livre posthume1.
Enfin, pour en terminer avec ces attentats, il faut
évoquer l’étrange affaire de Riazan ! L’histoire d’un
fiasco.
Trois individus sont repérés alors qu’ils déposent de
gros sacs de sucre dans le sous-sol d’un immeuble de
Riazan, au sud de Moscou. Un habitant trouve leur atti-
tude suspecte et note que la voiture dans laquelle ils ne
vont pas tarder à filer possède une plaque minéralo-
gique masquée par un bout de papier. Il appelle la
police. En ouvrant le premier sac, les policiers décou-
vrent à la surface des granulés jaunes sur lesquels
repose du matériel électronique dont un minuteur.
Aussitôt l’alerte est donnée et l’immeuble évacué. Le
contenu des sacs se révèle être un mélange de sucre et
d’hexogène.
Peu après, grâce aux renseignements très précis
fournis par les habitants, des portraits-robots sont effec-
tués et la chasse à l’homme lancée. Deux des présumés
terroristes, qui sont restés à Riazan, sont traqués. L’un
d’eux donne un coup de téléphone à Moscou. Le
numéro est identifié : c’est celui d’une ligne du FSB.
Rapidement alerté, Patrouchev, le nouveau chef du ser-
vice (celui qui a succédé à Poutine), décide aussitôt de
prendre les devants : c’étaient bien des agents du FSB
qui ont agi. Mais il s’agissait d’une manœuvre d’entraî-
nement destinée à tester la vigilance de la population !

1. Le Temps des assassins, écrit avec Iouri Feltchinski et publié


en France chez Calmann-Lévy en 2007.

366
La liste noire du Kremlin

Cette explication fournie en toute hâte ne paraît pas


très plausible. Si c’était un simple exercice, était-il utile
d’emplir les faux sacs de sucre avec une vraie quantité
d’hexogène ? Mais les dirigeants du FSB s’accrochent à
cette version que confirmera Poutine lui-même.
L’opinion n’est pas dupe. Mais elle a d’autres préoc-
cupations : en Tchétchénie, le grand jeu a déjà com-
mencé !

Tcheliabinski Rabotchi et Krasnoïarski


Rabotchi1 :
« Nous avons appris de sources bien informées
du ministère de l’Intérieur que pas un seul des
employés du ministère et de leurs collègues de
l’UFSB de Riazan (la section locale du FSB) ne
croit à un exercice d’entraînement qui aurait
impliqué la pose de bombes dans la ville… À en
croire des hauts fonctionnaires du ministère de
l’Intérieur, l’immeuble d’habitation de Riazan
a réellement été miné par des inconnus qui ont
utilisé de véritables explosifs et les mêmes déto-
nateurs qu’à Moscou… Cette théorie est indi-
rectement confirmée par le fait que la procé-
dure criminelle engagée en vertu de l’article
sur le terrorisme n’a pas encore été close. En
outre, les résultats de l’analyse initiale des sacs,
effectuée dans un premier temps par les experts
locaux de la police ont été confisqués par le per-
sonnel du FSB venu de Moscou et immédiate-
ment classés secrets. Les policiers qui ont été en
contact avec leurs collègues criminalistes

1. Journaux locaux qui publient le 29 septembre 1999 (huit jours


après le fiasco de Riazan) le même article.

367
Les espions russes

chargés de la première enquête sur les sacs


continuent à affirmer que ces derniers conte-
naient bien de l’hexogène et qu’il n’y avait
aucune erreur possible à ce sujet. »

C’est le 1er octobre 1999 que les troupes russes


entrent en Tchétchénie. La deuxième guerre com-
mence. Le prétexte invoqué est bien sûr cette série d’at-
tentats immédiatement attribuée aux bandits tchét-
chènes selon la terminologie utilisée par Poutine.
Mais dès le 13 septembre, au lendemain du mas-
sacre de la rue Gourianov, le gouvernement de Vladimir
Poutine a mis en place toute une série de mesures dis-
criminatoires à l’égard des populations caucasiennes. Et
peu importe qu’elles violent la constitution de la
Fédération de Russie. L’adversaire est déjà clairement
désigné, sans l’ombre d’une preuve. Seul un malheu-
reux Ingouche a été arrêté et sera d’ailleurs rapidement
mis hors de cause.
Un véritable flot de haine submerge alors la Russie.
Poutine surfe sur cette lame dévastatrice et, après la
démission surprise de Boris Eltsine fin décembre 1999,
il sera élu à la présidence trois mois plus tard.
Avec lui, c’est donc l’ancien KGB qui revient au pre-
mier plan après quelques années d’éclipse. L’heure est
à la revanche. Les oligarques sont les premiers visés.
Ceux qui ne font pas allégeance sont brisés ou doivent
quitter la Russie.
Quant à l’enquête sur les attentats, elle piétine. Il
existe pourtant en Russie des gens qui ne sont pas
dupes : l’ex-Premier ministre Evgueni Primakov affirme
par exemple que les attentats sont l’œuvre d’individus
en rapport avec les services secrets. Ancien chef du
KGB, il est bien placé pour ne rien ignorer des relations

368
La liste noire du Kremlin

qui se sont établies entre le FSB et la pègre. Même son


de cloche dans une déclaration d’Édouard
Chevardnadzé. Ministre des Affaires étrangères de
Gorbatchev et devenu le numéro un de son pays, la
Géorgie, il indique que dès le premier attentat il a
appelé Boris Eltsine pour le prévenir : il y a longtemps
que les services secrets ont noué des liens avec les ter-
roristes tchétchènes. Et il profite de cette conversation
téléphonique pour accuser le FSB qui a déjà perpétré
deux attentats contre sa personne.
Eltsine n’a pas dû être étonné plus que cela. Mais il
était tenu par le pacte qu’il avait passé avec Poutine et
qui lui garantissait l’impunité (pour lui et sa famille) s’il
consentait à s’effacer devant son Premier ministre, can-
didat à sa succession.
Un autre homme et pas des moindres, le général
Lebed, n’a pas hésité, lui, à accuser le pouvoir d’avoir
commandité les attentats.
Mais aucun de ces éminents personnages ne pouvait
être entendu. D’autant que le rouleau compresseur de
la propagande était en marche et qu’une véritable hys-
térie antitchétchène s’était emparée des esprits. Il était
trop tard pour qu’un sursaut se produise.

Anna Politkovskaïa1 :
[Elle répond ceci quand on lui demande pour-
quoi elle n’aime pas Poutine :]
« Parce que je ne veux pas vivre dans un État
raciste où il est mortellement dangereux d’être
un Tchétchène, un Géorgien, un Noir, un Autre.
Je ne veux pas vivre dans un État où le pouvoir
qui ne reconnaît aucune de ses erreurs est à la

1. Hommage à Anna Politkovskaïa, Buchet-Chastel, 2007.

369
Les espions russes

recherche d’ennemis intérieurs ou extérieurs.


Les gens qui démontrent leur opposition au
régime sont ouvertement traités d’ennemis inté-
rieurs : ils sont persécutés, contraints à l’exil,
assassinés (d’ailleurs, le plus gros de tout cela se
passe en province, et pas à Moscou, et faire de
l’opposition en province, c’est être un héros). »

Cependant, en septembre 2000, à l’occasion du pre-


mier anniversaire des attentats de Moscou, le chef de la
section antiterroriste du FSB désigne nommément six
suspects, dont un certain Atchimez Gotchiaïev, un agent
immobilier qui, jusque-là, n’a jamais fait parler de lui. Cet
homme, un Caucasien originaire de la République de
Karatchaïevo-Tcherkessie, aurait loué les sous-sols des
immeubles qui ont été frappés ou ont été découvertes
des charges.
Effectivement, l’information est vraie ! Mais
Gotchiaïev, présenté comme l’organisateur principal
des attentats de Moscou, a pris prudemment la fuite et
s’est réfugié hors de la Fédération de Russie, vraisembla-
blement en Géorgie.
C’est là que nous retrouvons Alexandre Litvinenko.
L’ancien officier du FSB, après avoir fait scandale en
affirmant que son service lui avait demandé d’assassiner
Boris Berezovski, a été emprisonné quelque temps
pour un crime imaginaire. En 2000, il recouvre la liberté.
À condition de ne pas quitter la Russie.
Il est alors contacté par un historien qui vit et tra-
vaille aux États-Unis, Iouri Felchtinski. Celui-ci enquête
sur les attentats de 1999 et demande à Litvinenko de
l’aider, en raison de sa bonne connaissance des prati-
ques du FSB et de ses rouages les plus secrets. L’homme
de Berezovski détient en effet des informations très pré-

370
La liste noire du Kremlin

cieuses sur les liens qui existent entre les milieux crimi-
nels et certains officiers corrompus du service secret. Il
sait en particulier qui a préparé la campagne d’attentats
de 1996, une campagne qui a précédé opportunément
la réélection de Boris Eltsine.
Litvinenko accepte cette collaboration qui n’est pas
sans risques. Il en ressort une enquête aussi minutieuse
qu’accablante pour le pouvoir russe. Toutefois, son
éventuelle publication oblige l’ancien agent secret à
s’exiler et donc à fuir illégalement son pays puisqu’il
s’est engagé à ne pas quitter la Russie.
Ses amis mettent sur pied une véritable opération
d’exfiltration, digne de l’époque où existait encore le
rideau de fer. Mission réussie : Litvinenko et sa famille
rejoignent Londres. La ville n’est pas choisie au hasard :
son protecteur, Boris Berezovski y a trouvé refuge ! Et
l’espion espère bien regagner auprès de lui la place qui
était la sienne à Moscou : garde du corps et agent de
renseignement chargé des missions les plus délicates.
Berezovski, qui n’a pas été étranger à l’exfiltration
dont il a bénéficié, ne rechigne pas à lui venir en aide. Il
le loge, il le paie. Même si l’ancien agent du FSB ne roule
pas sur l’or, du moins retrouve-t-il une certaine sécurité.
Sans renoncer pour autant à continuer à s’intéresser à
ces fameux attentats de Moscou. Et sans doute est-il
encouragé par son patron, fâché à mort avec le maître
du Kremlin. Notons au passage que Berezovski, en lais-
sant la bride sur le cou à son protégé, prend lui-même
un risque : Litvinenko, poursuivant son enquête, peut
débusquer des informations très embarrassantes sur
l’oligarque et sa collusion avec le terroriste tchétchène
Bassaïev.
En attendant, Litvinenko poursuit un objectif priori-
taire : retrouver ce Gotchiaïev qui, officiellement,

371
Les espions russes

demeure le principal suspect dans l’affaire des attentats


de 1999 ! Il doit même lui mettre la main dessus avant que
les tueurs des services secrets russes ne l’assassinent.

Iouri Felchtinski, historien1 :


« Alexandre était un homme énergique. Un
véritable athlète qui ne fumait ni ne buvait, ce
qui est particulièrement rare en Russie. Nous
parlâmes beaucoup. Je venais d’arriver à
Moscou où je n’avais pas séjourné depuis 1978,
date de mon émigration aux États-Unis. Tout
était nouveau pour moi et j’étais tout ouïe. Il
me raconta sa vie en détail pendant des heures.
Certains épisodes étaient terrifiants, du fait
qu’il avait travaillé pour le puissant FSB et
mené une existence difficile. D’autres ne me
plurent pas du tout : notamment les récits des
atrocités de l’armée russe en Tchétchénie, des
Tchétchènes brûlés vifs ou enterrés vivants, des
descriptions détaillées de tortures.
Alexandre savait que, tôt ou tard, il serait puni
pour sa “trahison” pendant la conférence de
presse et que même le riche et influent Boris
Berezovski ne serait pas en mesure de l’aider. Il
avait raison. En 1999, il fut arrêté et empri-
sonné pour un crime fictif que le gouvernement
lui reprochait d’avoir commis quelques années
auparavant. Finalement il fut acquitté et
relâché. Il n’en passa pas moins plusieurs mois
en prison comme suspect. »
[Felchtinski ajoute que Litvinenko savait déjà
qu’un jour ou l’autre il serait tué !]

1. Coauteur de Litvinenko.

372
La liste noire du Kremlin

Alexandre Litvinenko, même s’il n’a peut-être pas


rencontré physiquement Gotchiaïev, réussit à commu-
niquer avec lui. Le Caucasien lui fait parvenir à Londres
un document où il relate très précisément ce qui lui est
arrivé.
Créateur d’une petite société immobilière, il voit
arriver dans ses bureaux, un beau jour de 1999, l’un de
ses anciens camarades de classe. Celui-ci cherche à
louer des locaux destinés à entreposer des produits ali-
mentaires. Il se déclare même prêt à s’associer avec son
copain afin de gérer son commerce.
Gotchiaïev, très intéressé, se met en chasse et trouve
quelques sous-sols libres dans des immeubles de
Moscou. Il s’agit bien sûr des bâtiments où se produi-
ront les attentats mais aussi de ceux où l’on trouvera des
explosifs avant qu’ils ne soient activés. Mais tout était
prévu : après les deux premiers attentats, si meurtriers,
il fallait faire la preuve de l’efficacité des services de sécu-
rité. Ça leur était d’autant plus facile que le FSB savait
exactement où ces charges avaient été disposées.
Le jour du premier attentat, Gotchiaïev reçoit un
coup de fil de son ancien camarade de classe qui lui
annonce qu’un petit incendie s’est déclaré dans le sous-
sol de l’immeuble de la rue Gourianov. Il faudrait que
Gotchiaïev se déplace. Mais, heureusement pour ce der-
nier, son poste de télévision est allumé. Il découvre sur
l’écran que, rue Gourianov, il n’y pas eu un petit
incendie mais une gigantesque explosion qui a pratique-
ment détruit l’immeuble.
Il comprend aussitôt que son copain d’enfance lui a
tendu un piège : s’il s’était rendu sur les lieux de ce pré-
tendu incendie, il aurait sûrement été arrêté et accusé
d’être le terroriste, selon ce bon principe qui veut qu’un
assassin revienne toujours sur les lieux de son crime.

373
Les espions russes

Paralysé de peur, le Caucasien passe quatre jours dis-


simulé hors de chez lui. Il sait pertinemment que les
enquêteurs remonteront jusqu’à lui et que sa vie sera alors
menacée. Ne l’ayant pas trouvé sur les lieux de l’attentat,
des miliciens ou des agents du FSB peuvent faire irruption
chez lui et le liquider de peur qu’il ne parle. Mort, il sera
aisé de lui imputer la responsabilité de l’attentat.
C’est d’ailleurs ce qui a failli arriver le soir même de
l’attentat. Des miliciens ont surgi dans son appartement
où sa sœur l’attendait. La jeune femme a été arrêtée,
battue, pressée de dire où se trouvait son frère. Son
mari, interpellé lui aussi, sera un peu plus tard
condamné à huis clos à treize ans de prison.
Gotchiaïev, lui, ne quitte pas sa planque. Mais
lorsqu’il apprend qu’un deuxième attentat vient de se
produire, toujours dans un local qu’il a loué à son
copain, il panique, téléphone aux services de secours
pour donner les adresses des autres immeubles dont les
sous-sols ont été attribués à son ami. Puis il disparaît,
parvient à franchir la frontière de la Fédération de Russie
et passe en Géorgie où Litvinenko le localisera.
Lorsque ce dernier publiera cette information, cela
permettra au pouvoir russe d’affirmer que Gotchiaïev
était lui-même une créature de Berezovski.
Quant au copain de classe, il s’agissait naturelle-
ment d’un agent du FSB. Quoi qu’il en soit,
Litvinenko, qui représentait déjà un danger pour le
Kremlin et ses anciens maîtres des services secrets, est
plus que jamais une cible. Comme le deviendront éga-
lement la plupart des personnes qui enquêteront
sérieusement sur les commanditaires des attentats de
1999. Certains auront des fins tragiques : deux
députés de la Douma seront ainsi purement et sim-
plement assassinés.

374
La liste noire du Kremlin

La journaliste Anna Politkovskaïa, qui, inlassable-


ment, s’intéresse aux événements de Tchétchénie et
dénonce les atrocités commises par l’Armée rouge,
figure aussi sur cette liste noire.
Dans son dernier article, écrit le jour même de sa
mort, Anna Politkovskaïa relate un cas de sévices.
L’histoire d’un jeune Tchétchène torturé dans un com-
missariat de Grosny. Cela fait longtemps qu’Anna gêne le
pouvoir en place. Elle a déjà fait l’objet d’une curieuse ten-
tative d’empoisonnement en 2004, alors qu’elle avait
réussi, malgré de nombreux obstacles, à prendre un
avion pour se rendre en Ossétie afin d’enquêter sur la
monstrueuse prise d’otages dans une école de Beslan. Le
Kremlin, qui a sans doute déjà décidé d’utiliser la manière
forte pour mettre fin à cette opération lancée par Chamil
Bassaïev, n’a aucune envie d’agir sous le regard de
témoins journalistes tels qu’Anna Politkovskaïa. Aussi,
dans l’avion qui la conduit là-bas, lui sert-on une tasse de
thé empoisonnée. Elle n’en mourra pas mais sera empê-
chée de se rendre à Beslan où, après l’assaut donné par
les forces spéciales russes, on comptera trois cents vic-
times dont une grande majorité d’enfants.
Deux ans plus tard, le commando de tueurs qui l’atten-
dait à l’entrée de son immeuble finira en quelque sorte le
« travail » commencé en 2004, en la faisant taire à jamais.

Natalie Nougayrède1 :
« Novaïa Gazeta, le bihebdomadaire dans lequel
travaillait Anna Politkovskaïa depuis 1999, a
été frappé de plein fouet. Deux de ses journa-
listes ont été assassinés par balles, et un troi-

1. Journaliste au Monde. Ce texte est extrait du livre-hommage


déjà cité.

375
Les espions russes

sième, louri Chekotchikhine, qui enquêtait sur


des agissements des services secrets russes, est
mort en juillet 2003 dans des circonstances
mystérieuses. Selon ses proches, il a succombé à
un empoisonnement, mais personne n’a pu le
prouver. L’hôpital, qui n’a pas donné accès à
son dossier médical, a mis sa mort sur le
compte d’une “allergie rare”. Auparavant, en
juillet 2000, un autre journaliste de Novaïa
Gazeta, Igor Domnikov, est mort dans un
hôpital de Moscou des suites de blessures à la
tête. Deux mois plus tôt, il avait été attaqué à
l’arme à feu. »

Litvinenko, lui, a été empoisonné par du polo-


nium 210, un radionucléide découvert par Marie Curie.
Même si le poison qu’il avait ingéré avait été détecté dès
le début, Litvinenko aurait été condamné. Alors qui ? On
sait, de façon à peu près certaine, grâce aux radiations
que le poison a semé un peu partout, que ce polonium
venait de Moscou et que les assassins étaient presque
certainement deux anciens membres des services
secrets de l’Armée rouge, dont un certain Lougovoï.
Deux individus que Litvinenko a rencontrés à Londres.
Mais ça ne résout pas la question du commanditaire.
Le Kremlin a été naturellement soupçonné.
Non seulement Litvinenko avait trahi son ancien ser-
vice, le FSB, mais une fois arrivé à Londres, il l’avait
accusé de tous les maux : corruption, assassinats, pré-
varications diverses. Bref, pour Litvinenko, c’était un
repaire de bandits de la pire espèce.
On pouvait donc légitimement penser que le FSB,
avec l’assentiment du pouvoir, avait voulu se venger et
surtout contraindre Litvinenko au silence. D’autant qu’il

376
La liste noire du Kremlin

est probable que l’espion avait gardé des contacts avec


quelques-uns de ses anciens collègues et qu’il conti-
nuait à recevoir des renseignements. Il les transmettait
à son patron Boris Berezovski qui ne désespérait pas de
vouloir un jour faire tomber Poutine.
Autre hypothèse, impliquant toujours Moscou : en
infligeant cette mort atroce à Litvinenko, le pouvoir
aurait voulu faire peur à tous ceux qui étaient tentés de
trahir leur pays ou leur service. En leur faisant ainsi com-
prendre que nul n’était à l’abri !
Dans ce cas, la mort devait être spectaculaire ! Et elle
l’a été ! Un biologiste russe a même évoqué assez cyni-
quement un « travail d’artiste » !
Mais il existe aussi d’autres hypothèses. Les assassins
jouent parfois au billard. Imaginons quelqu’un – et ce
ne sera pas difficile à trouver – qui en veuille vraiment à
mort à Vladimir Poutine ! Il commet ou commandite un
assassinat dont la responsabilité, évidente, est aussitôt
attribuée à Poutine.
Cet homme pourrait être l’un de ces oligarques mal-
traités par le président russe. Et il faut remarquer qu’à
Moscou on a prononcé le nom de Berezovski. Mais
c’était de bonne guerre !
Après tout, on ne prête qu’aux riches ! Et l’oligarque
est vraiment très riche !

Alexandre Litvinenko et Iouri Feltchinski1 :


« Le rétablissement de la plaque à la mémoire
d’Andropov sur l’immeuble de la Bolchaïa
Loubianka qui abrite le FSB, un toast porté à la
mémoire de Staline avec le chef du Parti com-
muniste Ziouganov, des attentats à l’explosif

1. Op. cit.

377
Les espions russes

dans des immeubles d’habitation et une nou-


velle guerre en Tchétchénie, l’adoption d’une
loi permettant de nouveau d’enquêter sur des
individus sur la foi de dénonciations ano-
nymes, la promotion à des postes de pouvoir de
généraux du FSB et d’officiers de l’armée, et
enfin la destruction totale des fondements d’un
régime constitutionnel bâti sur les valeurs
certes fragiles, mais néanmoins démocratiques
d’une économie de marché, la suppression de
la liberté d’expression – voici quelques-unes des
réalisations du Premier ministre et président
Poutine pendant les premiers mois de son
mandat.

378
xxxxxxxxxxx

Table des matières

I Toukhatchevski, le Bonaparte rouge 9


II Staline et les Juifs 25
III Meurtre au Kremlin 53
IV Le congrès des désillusions 67
V La trahison de Budapest 83
VI Le véritable assassin de Trotski 109
VII Un printemps trop précoce 127
VIII Victor Louis, journaliste du KGB 145
IX Le mystère Andropov 161
X Le monde de la terreur 179
XI Les trucages de la révolution roumaine 197
XII Une révolution de velours 213
XIII Le trésor du PC 231
XIV La chute de Gorbatchev 261

379
Les espions russes

XV Les fantômes de la Stasi 277


XVI L’éclosion d’un nouveau tsar 309
XVII Tchétchénie : le levier du pouvoir 323
XVIII La liste noire du Kremlin 351

380

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