ZUCKERMAN, Constantin. (2003) La Haute Hiérarchie Militaire en Afrique Byzantine

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An Tard, 10, 2002 LA HAUTE HIÉRARCHIE MILITAIRE ENAn Tard, 10,

AFRIQUE 2002, p.
BYZANTINE 169 à 169
175

LA HAUTE HIÉRARCHIE MILITAIRE EN AFRIQUE BYZANTINE

CONSTANTIN ZUCKERMAN

The commandment structure of the Byzantine army in Africa

Numerous fortresses preserved to this day attest to the effort invested by the Empire in defending the
re-conquered African territories, but very little is known on the composition of the armed forces that
carried out this task. The source data on the organisation and the commandment structure of Byzan-
tine troops in Africa had been reviewed, more than twenty years ago, by Jean Durliat and by Denys
Pringle, and, more recently, by John Martindale. The present study revisits a few issues that call for a
further debate: the structural evolution of the upper echelon of the Byzantine commandment and the
creation of the magister militum per Africam, the composition of the ducal forces, and the career of
Peter, a dux of Numidia under Heraclius. It also presents a hitherto unnoticed evidence on Byzantine
Tripolitania and its dux, NersÂh Kamsarakan, in the 650s contained in the Armenian Geography
(Aëxarhac’oyc’) by Anania žirakac’i. [Author, revised by Ch. Roueché]

La reconquête byzantine de l’Afrique a laissé des traces question, nous proposons ici une mise au point sur quelques
tangibles surtout sous forme de forteresses, plus ou moins aspects controversés de l’organisation des forces de l’ar-
bien conservées jusqu’à nos jours, qui témoignent de l’ef- mée et de l’articulation des pouvoirs au plus haut échelon
fort et des moyens investis par l’Empire dans la défense du du commandement byzantin en Afrique. Nous apportons
territoire conquis. Mais on sait étonnamment peu de choses aussi le témoignage d’une source jusqu’ici méconnue, la
sur la composition de l’armée qui a assumé cette tâche. Les Description de la Terre (Ašxarhac’oyc’) d’Anania de Širak
sources narratives, principalement Procope et Corippe, sont (Širakac’i), sur un officier byzantin d’origine arménienne,
avares de détails techniques ; trois inscriptions seulement en poste en Afrique au milieu du VIIe siècle.
mentionnent les unités stationnées en Afrique. Quant à l’or-
ganisation de ces forces, notre source principale demeure la I. LA CRÉATION DU MAÎTRE DES MILICES D’AFRIQUE
fameuse loi de 534, adressée à Bélisaire et annonçant la créa-
tion de cinq commandements ducaux : en Tripolitaine, Quand a-t-on créé le poste de commandant suprême des
Byzacène, Numidie, Maurétanie Césarienne et en Sardai- forces byzantines en Afrique, magister militum Africae ou
gne. Les cinq ducs sont “chapeautés” à terme par le maître per Africam ? Les réponses à cette question divergent dans
des milices puis l’exarque d’Afrique. les travaux récents. D’après Jean Durliat, « il n’y a pas eu
Les données des sources concernant les hauts comman- de commandant en chef permanent des armées d’Afrique
dants africains se sont peu renouvelées ces derniers temps. avant 570 au moins. » En effet, l’auteur considère l’an 572
Il y a une vingtaine d’années, elles ont fait l’objet de deux comme « le terminus post quem pour la création de cette
études substantielles, de Jean Durliat et de Denys Pringle fonction. » Gennadius (1), le futur exarque, serait, selon lui,
et, plus récemment, d’un aperçu analytique par John le premier magister militum Africae assurément attesté.
Martindale dans le dernier volume de sa Prosopographie L’analyse de Jean Durliat est reprise avec quelques nuances
du Bas-Empire1 . Sans prétendre bouleverser l’état de la par Denys Pringle qui est prêt à considérer Theoctistus (2),
tué par les Maures en 570 et décrit à cette occasion par Jean

1. Durliat, Magister militum, in BZ, 72, 1979, p. 306-320 ; Pringle,


Defence, p. 22 s., en particulier p. 55-58 ; Martindale, PLRE III, gras, leur numéro d’ordre dans la PLRE III, où l’on trouve les
1992. Les noms des officiers sont cités dans la suite avec, en renvois aux sources.
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de Biclar comme magister militum africanae provinciae, La loi de 534 (CJ I, 27, 2) est adressée à un maître des
comme le premier maître des milices d’Afrique. John milices, Bélisaire, détenteur d’une magisteria potestas (§17),
Martindale remonte encore plus haut et présente les com- disposant d’un bureau et du personnel correspondant
mandants byzantins en Afrique à partir d’Artabanes (2), en (officium magisteriae militum potestatis, §35). Cependant,
poste en 546, comme magistri militum per Africam2 . Dans Bélisaire est désigné dans l’intitulé comme maître des mili-
les travaux plus anciens, les dates proposées sont encore ces d’Orient (et non d’Afrique), et ce n’est pas un hasard.
antérieures. Diehl croyait en effet que le grade de magister La loi préconise que Bélisaire rétablisse les provinces afri-
militum Africae avait été porté pour la première fois par le caines dans leurs anciennes limites (antiquae fines), celles
successeur de Bélisaire, Solomon (1)3 . Enfin Jones, sans d’avant l’invasion vandale, et qu’il installe parallèlement
doute trop rapide sur ce point, fait remonter la création du les ducs et les garnisons frontalières, capables d’assumer la
poste à la législation de Justinien de 534 et à Bélisaire lui- défense intégrale du territoire reconquis (§4). Aux yeux du
même4 . législateur cette période transitoire ne doit pas durer long-
Cette discordance d’opinion entre les savants bien infor- temps. Il envisage le moment où Bélisaire lui enverra son
més est d’autant plus frappante qu’ils utilisent les mêmes rapport sur le rétablissement définitif de la sécurité et de la
sources. Or, elle se focalise essentiellement sur l’aspect for- paix dans les terres africaines et sur la capacité des ducs à
mel de la question, à savoir la date de l’apparition du titre gérer les éventuels conflits locaux ; ce sera le moment de
de magister militum Africae, plutôt que de l’envisager sous rappeler Bélisaire (§13), ainsi que sans doute les
un angle structurel. Depuis quand y avait-il un commandant comitatenses milites dont la présence est mentionnée en
en chef permanent en Afrique byzantine ? passant (§8-9) mais qui n’appartiennent pas aux effectifs
Jean Durliat affirme que la création d’un commandement alloués aux ducs. C’est là une vision qui, faut-il le rappeler,
général uni des forces byzantines en Afrique coïncide avec ne s’est jamais réalisée. Mais c’est aussi l’idéologie qui ex-
la création du poste de magister militum per Africam. plique pourquoi ni Bélisaire ni sans doute ses premiers suc-
L’auteur connaît bien les cas antérieurs de concentration des cesseurs n’ont porté le titre de maître des milices d’Afrique.
pouvoirs entre les mains d’un commandant en chef, mais il Établir un maître des milices titulaire dans les provinces
les considère comme « seulement une mesure provisoire, africaines aurait signifié reconnaître l’échec du projet ini-
rendue nécessaire par des circonstances exceptionnelles », tial de pacification rapide de ces terres. Mais il ne reste pas
« la situation normale » étant celle de « partage du comman- moins que le gouvernement impérial ne pouvait à aucun
dement entre les sept ducs »5 . Cette analyse est contestable. moment se faire des illusions sur le degré de pacification du
Pendant près d’un demi-siècle, entre le départ de Bélisaire territoire reconquis ni sur la capacité des ducs à le défendre
en 534 et l’apparition des inscriptions qui attribuent à avec leurs seuls milites limitanei (…) qui possint et civitates
Gennadius (1) le titre de magister militum Africae, aucune et castra limitis defendere et terras colere (§8). L’état d’ur-
source n’atteste la situation présentée par Durliat comme gence en Afrique après le rappel précipité de Bélisaire fa-
normale, à savoir celle de l’autonomie des ducs. Notre liste vorise en effet une concentration accrue des pouvoirs.
des commandants en chef comporte certes des lacunes, mais Solomon, qui succède à Bélisaire dans l’été 534, porte aussi
rien n’autorise à présenter la nomination de ces officiers bien le titre de maître des milices que celui de préfet du
comme exceptionnelle. Ils se succèdent dans le récit de Pro- prétoire d’Afrique. Jean Durliat croit que le rang militaire
cope qui va jusqu’à Ioannes (36) Troglita, en poste entre de Solomon est honorifique et ne correspond pas à une fonc-
546 et 551/2, et même lorsque les données deviennent en- tion effective ; il cite comme parallèle le titre strathl‹thw
suite sporadiques, aucune source n’indique que l’arrivée d’un qui apparaît dans la titulature des ducs égyptiens6 . Or ce
commandant en chef modifie la structure antérieure de com- parallèle plaide en réalité contre son raisonnement. La pro-
mandement. Or, si l’analyse de Durliat ne trouve pas, sur ce motion honorifique des ducs au rang de maître des milices
point, d’appui précis dans les récits historiques, on retrouve permet à ces officiers spectabiles d’accéder à la dignité su-
son inspiration dans une source d’une autre nature qui est la périeure d’illustres. Solomon, en revanche, est titulaire du
loi adressée par Justinien à Bélisaire au printemps 534, pro- poste de préfet du prétoire (d’Afrique), qui lui accorde, outre
gramme et vision de l’organisation militaire de l’Afrique la dignité illustre, une préséance sur les maîtres des mili-
reconquise. ces ; un titre honorifique de magister militum ne lui appor-
terait aucune distinction supplémentaire. Solomon est donc
un maître des milices effectif (agens), mais non affecté à
l’un des postes de titulaires (vacans)7 .
2. Durliat, Magister militum, p. 307 et 313 ; Pringle, Defence,
p. 56 ; PLRE III, p. 1500.
3. Diehl, L’Afrique byzantine, 1896, p. 122.
4. Jones, Later Roman empire, 2nd ed., 1973, p. 273. 6. Durliat, Magister militum, p. 308, est suivi sur ce point par
5. Durliat, Magister militum, p. 309 (avec n. 12). À la place de Pringle, Defence, p. 55-56.
sept, il faut sans doute lire cinq. 7. Cf. dans le même sens PLRE III, p. 1170.
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En 536, Germanus succède à Solomon au poste de com- rience de cet engagement militaire des unités frontalières
mandant suprême des forces byzantines en Afrique puis, au fraîchement formées rappelle en quelque sorte celle faite
retour de Solomon en 539, ce poste est de nouveau couplé par Bélisaire lui-même en Mésopotamie, en 541, lorsqu’il
avec la préfecture du prétoire. Après la mort de Solomon au s’est efforcé de « rassembler l’armée de tous les côtés » pour
champ d’honneur en 544, son neveu, Sergius (4), lui suc- ne découvrir sur place que des « soldats, pour la plus grande
cède dans les deux postes. Très impopulaire, celui-ci ap- partie nus et sans armes, tremblant au seul nom des Perses »
porte vite la preuve de son incapacité à gérer les provinces (Procope, Bella, II, 16, 1-2). Cette expérience a sans doute
africaines, mais néanmoins, par respect à l’égard de son précipité le démantèlement des garnisons frontalières sur la
oncle, Justinien ne le destitue pas. La solution retenue par frontière d’Orient, qui a valu à Justinien l’accusation d’avoir
l’empereur consiste à nommer un préfet du prétoire d’Afri- privé les limitanei du « nom même de troupe régulière »
que à part entière, Athanasius (1), et un maître des milices (Procope, Anecdota, 24, 12-14). Rien n’indique par ailleurs
supplémentaire, Areobindus (2) : aétñn te (sc. S¡rgion) kaÜ que les garnisons de limitanei avaient été rétablies dans les
ƒAreñbindon Libæhw strathgoçw ¤k¡leuen eänai, t®n te provinces africaines.
xÅran kaÜ tÇn strativtÇn toçw katalñgouw Si l’on veut se faire une idée des structures militaires qui
dieloum¡nouw (Procope, Bella, IV, 24, 4). Ce partage du se mettent réellement en place en Afrique sous Justinien, ce
territoire et des troupes, qui s’avère un désastre et qui ne se n’est pas le modèle classique du limes, véhiculé par la Notitia
reproduira jamais, constitue pour Martindale le terminus post Dignitatum, qui devrait nous servir d’inspiration. En effet,
quem pour la création du maître des milices d’Afrique. Or dans les mêmes années où l’Empire installe de nouveau ses
l’examen attentif des termes employés par Procope nous troupes sur le sol africain, il procède à une réforme militaire
mène à une autre conclusion. Justinien nomme deux géné- d’envergure sur la frontière arménienne. Cette réforme est
raux comme Libæhw strathgoÛ, au poste de magister engagée par une loi de 528 qui crée une nouvelle armée
militum Africae ; l’expression choisie par Procope ne tolère pour l’Arménie avec un maître des milices à sa tête (CJ I,
guère une autre traduction. Il apparaît donc que c’est la créa- 29, 5) ; en 536, la Novelle XXXI redécoupe l’ensemble de
tion passagère d’un commandement bicéphale qui occa- l’Arménie romaine en quatre provinces. Mais le plus im-
sionne, d’une part, la séparation définitive entre la préfec- portant pour nous est le témoignage de Procope qui donne,
ture du prétoire et l’autorité militaire, et, d’autre part, l’in- dans le livre III du De Aedificiis, un état détaillé des forte-
troduction du poste et du titre de magister militum Africae, resses et des garnisons effectivement installées sur la fron-
partagés en l’occurrence entre deux généraux. Dix ans après tière vers 555 ou 5608 .
le départ de Bélisaire, Justinien doit se rendre à l’évidence La pierre angulaire du nouveau dispositif est le corps
que l’état de guerre permanente en Afrique nécessite la créa- commandé par le maître des milices d’Arménie en personne ;
tion d’un commandant en chef titulaire. ses effectifs sont assez limités pour être concentrés tous dans
Si l’on ajoute cette observation au tableau dressé au dé- la forteresse de Théodosiopolis (De Aed., III, 5, 12). Cinq
but du chapitre, le lecteur risque de nous reprocher d’avoir ducs nouvellement créés sont placés sous la tutelle du maî-
encombré d’une date supplémentaire le débat, déjà riche en tre des milices : deux dans le pays des Tzanes, au Nord de
hypothèses, sur la date de la création du maître des milices Théodosiopolis, et trois autres plus au Sud, sur le territoire
d’Afrique. Or ce résultat, certes fâcheux, de notre analyse des anciennes satrapies arméniennes. Les deux ducs septen-
n’en constitue pas la conclusion principale. Quelle que soit trionaux disposent en tout de sept garnisons cantonnées dans
la date de l’introduction du titre, la structure du commande- sept places fortes (De Aed., III, 6). Les trois ducs qui siè-
ment des troupes byzantines en Afrique n’a, à notre avis, gent au Sud de Théodosiopolis – à Martyropolis, Citharizon
guère évolué. Mis à part l’épisode de partage entre Sergius et Artalesôn – sont dotés, pour l’essentiel, chacun de sa pro-
et Areobindus, elle a toujours été celle de la concentration pre forteresse et de sa propre unité ; une quatrième forte-
des pouvoirs entre les mains d’un commandant en chef, resse, celle de Pheisôn, se place sans doute sous l’autorité
magister militum (vacans), puis magister militum Africae. du duc de Martyropolis (De Aed., III, 2-3). Les cinq ducs,
sans parler du maître des milices, défendent une tranche de
II. LE MAÎTRE DES MILICES ET LES DUCS : frontière comparable par son étendue à celle que le duc d’Ar-
LE PARALLÈLE ARMÉNIEN ménie contrôlait jadis seul. Ainsi on voit apparaître en Ar-
ménie, dans les années 530, un dispositif frontalier qui
Ayant reçu l’ordre impérial d’installer des limitanei mili- s’écarte radicalement du modèle mis en place par Dioclé-
tes sur les terres “libérées”, Bélisaire s’est attelé à la tâche, tien et qui modifie profondément la nature du commande-
mais le temps de son commandement africain était compté.
Lorsqu’une rébellion maure a éclaté peu après son rappel
précipité à l’été 534, ce sont des soldats « peu nombreux 8. Sur le remaniement de la frontière arménienne, voir
dans chaque secteur frontalier et encore non préparés » qui C. Zuckerman, Sur le dispositif frontalier en Arménie, le limes et
ont été massacrés par les rebelles en Byzacène et en Numi- son évolution, sous le Bas-Empire, in Historia, 47, 1998, p. 108-
die (Procope, Bella, IV, 8, 21-22 et 10, 2). La triste expé- 128, aux p. 124-128.
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ment ducal. Un duc a sous ses ordres non plus une vingtaine déjà mise à contribution et affaiblie, ne pouvait pas fournir
ou une trentaine de garnisons, mais avant tout sa propre unité les effectifs pour une armée de plus, celle de l’Afrique. Au-
concentrée dans une place forte, et parfois une ou deux uni- delà de toute considération idéologique, la création d’un
tés supplémentaires. Tout en consolidant les remparts des nouveau maître des milices supposait le recrutement, fort
principales villes du pays – Satala, Sébasteia, Nicopolis, coûteux, d’une nouvelle armée de campagne. Justinien a
Mélitène – ainsi que de localités plus petites, on n’y installe manifestement souhaité, au départ, s’épargner cet effort bud-
pas de garnisons (De Aed., III, 4). En abandonnant l’ancien gétaire et rien ne prouve, par ailleurs, qu’il se soit ensuite
limes, on abandonne aussi l’objectif, que celui-ci n’a résolu à faire l’investissement nécessaire. Nos sources nous
d’ailleurs jamais permis de réaliser, d’arrêter l’ennemi sur renseignent en effet fort peu sur les effectifs propres mis à la
le seuil même du territoire romain. disposition du maître des milices puis de l’exarque d’Afri-
La connaissance de ce modèle défensif nous fait penser que.
que la très grande majorité des forteresses bâties par les
Byzantins en Afrique – on en recense une cinquantaine pour III. Y A-T-IL UN MAÎTRE DES MILICES D’AFRIQUE
le seul règne de Justinien9 – n’ont pas été dotées d’une gar- APRÈS LA CRÉATION DE L’EXARCHAT ?
nison. Inutile donc de les peupler de kastritai, transposant
au VIe siècle un modèle byzantin tardif10 , ni de postuler le Depuis 591 au plus tard, l’ancien maître des milices
maintien, sur une large échelle, des garnisons de limitanei11 . d’Afrique Gennadius (1) porte le titre d’exarque. Ce poste
Les habitants des bourgs fortifiés ont dû pouvoir s’abriter est créé en Afrique à la même époque qu’en Italie. Ses attri-
derrière les murs lors des raids des Maures, peu désireux et butions sont en premier lieu militaires : il s’agit d’un com-
peu capables de mener un siège en règle, jusqu’à l’arrivée mandant en chef des armées de sa circonscription. Or, d’après
de l’armée. nos meilleures autorités, le maître des milices d’Afrique ne
L’application du modèle arménien aide à comprendre le disparaîtrait pas après l’installation de l’exarque. Jean Durliat
fait que les témoignages épigraphiques sur la présence des affirme que le poste de maître des milices change de nature
unités militaires viennent surtout des sites comme Hippo tout en gardant le même intitulé : un nouveau commande-
Regius, Rusguniae ou Sufetula où, à une époque ou une autre, ment provincial aurait été créé, celui de l’Afrique Procon-
on propose de situer le siège d’un duc. Ce modèle explique sulaire, et le titre de magister militum Africae aurait désor-
également une certaine dévaluation du titre de maître des mais été porté par le chef militaire de cette province12 . John
milices, constatée par Jean Durliat. On sait bien, en effet, Martindale croit, en revanche, que le magister militum
que depuis le milieu du VI e siècle les ducs, officiers Africae devient un simple “lieutenant” de l’exarque. Il ac-
spectabiles, obtiennent souvent la promotion honorifique au corde ainsi ce titre à Gregoras (3), décrit comme
grade de maître des milices, donnant accès au rang des il- l’êpostr‹thgow de son frère, Héraclius (le père), exarque
lustres. Or, la transformation du commandement ducal, peu de l’Afrique13 . On voit mal, cependant, pourquoi le terme
remarquée par les chercheurs, fait que le duc n’a parfois grec êpostr‹thgow désignerait un magister militum plutôt
sous ses ordres que la garnison de la ville où il siège, deve- qu’un domesticus, par exemple. Quant à l’analyse de Jean
nant une sorte de dux urbis comme le duc de Byzacène, Durliat, elle s’appuie sur le cas d’un certain Gaudiosus qui
Marcentius, est décrit par Corippe (Iohannis, IV, 8) par rap- porte le titre de maître des milices d’Afrique dans une lettre
port à la ville d’Hadrumète. C’est ainsi qu’un maître des de Grégoire le Grand (et qui est néanmoins absent de la
milices (honorifique) devient le commandant (effectif) d’une PLRE III). Cette lettre, datée de 591, est strictement con-
seule unité ; à ma connaissance, ce titre élevé n’est pourtant temporaine d’une autre, adressée à l’exarque Gennadius, ce
jamais porté par le commandant titulaire de l’unité, le tri- qui prouve, aux yeux de Durliat, l’existence simultanée de
bun. ces deux fonctions et ce qui l’oblige à chercher une raison
Enfin, le parallèle arménien jette plus de lumière sur le d’être pour le magister militum Africae après la création de
refus initial de Justinien de créer la charge titulaire de maî- l’exarchat. Or, avant de s’engager sur la voie d’hypothèses
tre des milices d’Afrique. La loi de 528 préconise que le ouvertes par son analyse, il convient d’examiner de près le
corps d’armée, confié au maître des milices d’Arménie, soit contenu de la lettre en question.
formé en grande partie des unités récupérées sur trois ar-
mées mobiles : les deux armées centrales (praesentales) et
celle d’Orient (CJ I, 29, 5). Or la réserve mobile existante, 11. Pringle, Defence, en particulier p. 70-83, réunit toute la docu-
mentation utile sur les garnisons byzantines en Afrique, mais il
est souvent amené à recourir à des reconstructions hypothéti-
9. Voir Durliat, Dédicaces, 1981 ; Pringle, Defence ; et la mise au ques en ce qui concerne la nature des unités et du dispositif mi-
point de Duval, Fortifications, 1983, p. 173. litaire.
10. V. Christides, Byzantine Libya and the March of the Arabs 12. Durliat, Magister militum, p. 313-314.
towards the West of North Africa, Oxford, 2000 (BAR. Interna- 13. Voir PLRE III, p. 1500 ainsi que s. v. Theodorus 47, p. 1260
tional series, 851), p. 10-11. (où le raisonnement est très hypothétique) et Gregoras 3, p. 546.
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Après une évocation du grand renom dont jouit Gaudiosus IV. LE PATRICE PIERRE, DUC
et qui dépasse les frontières de son pays, Grégoire caracté- ET “MAÎTRE DES MILICES” DE LA NUMIDIE
rise ce personnage de façon plus précise :
La carrière du patrice Pierre, l’un des officiers les plus en
Didicimus enim diversos iudices, qui ad administrandam
Africam provinciam diriguntur, summa gloriam vestram
vue de l’Afrique byzantine dans les années 630-640, a fait
familiaritate diligere. Quod non procederet, nisi apud eosdem l’objet d’une brève mais importante étude d’Yvette Duval
iudices mentis eius sinceritas appareret, ut adeptam et d’une notice prosopographique de John Martindale16 . Ces
administrationem consilii vestri participatione disponerent. Ex deux contributions appellent deux ou trois remarques.
quo maximas Domino gratias referimus, cum tales habere pro- Dans les Actes du procès (Relatio motionis) de Maxime
prios provincias habitatores agnoscimus, qui ingenita nobilitate le Confesseur, de 655, Pierre est cité avec la dignité de pa-
polleant et potentibus viris adhaereant provincialibusque suis trice et le titre de strathgòw NoumidÛaw t°w ƒAfrik°w17 .
ad remedium, adepta temporum opportunitate, consistant14 . Yvette Duval montre que ce titre renvoie non pas au poste
Récapitulons les éléments clés. Plusieurs gouverneurs, d’exarque – comme le croyait Diehl – mais à celui du duc
envoyés pour administrer la “province d’Afrique”, ont bé- de Numidie, doté du rang honorifique de maître des milices
néficié de l’intimité de Gaudiosus et ont tiré profit de ses (strathgòw). Elle cite, à l’appui de son analyse, un sceau à
bons conseils. Le pape se réjouit d’apprendre que les pro- l’effigie de saint Augustin et au nom de Pierre, apô hypatôn,
vinces possèdent des habitants indigènes à qui leur noblesse patrice et duc18 . Ce sceau appartient très probablement au
innée permet de se rapprocher des gens puissants et qui pro- même personnage et il prouve, en tout cas, qu’un duc afri-
fitent de cette proximité pour porter secours aux provinciaux. cain peut être doté de la haute dignité de patrice.
Le titre de Gaudiosus est conservé dans les manuscrits L’affaire évoquée dans les Actes se serait produite vingt-
en abrégé, uniquement dans l’intitulé de la lettre, sous forme deux ans avant le procès, donc en 633 ou 634. Après avoir
de ma. mt., mamt. ou maml. Africae. Ce n’est pas l’abrévia- reçu l’ordre de conduire son armée en Égypte pour combat-
tion habituelle de mag(ister) mil(itum), mais nous ne pou- tre les Arabes, Pierre aurait écrit à Maxime en lui deman-
vons pas proposer une solution alternative. Or, même si dant conseil et celui-ci lui aurait indiqué de ne pas partir, car
Gaudiosus a exercé jadis cette fonction, il est tout à fait il était contre la volonté de Dieu que l’Empire soit conservé
manifeste à la lecture de la lettre que son destinataire n’oc- à Héraclius et à ses descendants. Cette affaire se présente,
cupe plus, et depuis longtemps, aucun poste officiel, qu’il vu sa date, comme une répercussion des premières conquê-
soit militaire ou civil. Ce personnage est décrit comme un tes arabes en territoire byzantin qui frappent le Sud de la
provincial (proprius habitator provinciae, provincialis) puis- Palestine ; on craignait peut-être également une attaque con-
sant, proche de l’administration, dont le conseil a un grand tre l’Égypte. Or, que l’expédition égyptienne ait eu lieu ou
poids dans ses décisions. Notre analyse fait disparaître l’uni- non, cet épisode n’a pas nui à la carrière de Pierre. On re-
que attestation d’un maître des milices d’Afrique qui soit en trouve son nom dans un procès-verbal de déposition de reli-
exercice à l’époque de l’exarchat. Il serait logique de con- ques, daté de 636, dans la formule Pe[t]ro patriciho (h)ac
clure que ce poste est éliminé après la nomination d’un exar- Africana provincia19 . Il est alors à coup sûr le représentant
que. suprême du pouvoir impérial en Afrique ; d’après Yvette
Le livre consacré par T. S. Brown à l’exarchat de Ra- Duval, il aurait été promu exarque. Enfin, cette dernière
venne contient des remarques sur la nature du pouvoir de ajoute au dossier de Pierre l’épitaphe de Petrus
l’exarque tout aussi pertinentes pour le cas africain que pour em(i)n(en)t(issimu)s, enterré à l’âge de 65 ans à Sbeïtla dans
celui d’Italie qui fait l’objet de son étude. Contre l’idée ré- une Xe indiction. Insistant à juste titre sur le rang très élevé
pandue d’une réunion des pouvoirs civil et militaire entre du défunt, révélé par le prédicat honorifique eminentissimus,
les mains de l’exarque, l’auteur rappelle à juste titre que le
poste de préfet du prétoire (d’Italie, mais aussi d’Afrique)
se maintient après la nomination des premiers exarques con-
nus15 . Il s’agit donc d’un rééquilibrage des pouvoirs au som- 16. Y. Duval, Le patrice Pierre, exarque d’Afrique ?, AntAfr, 5,
met de l’administration régionale accordant la préséance au 1971, p. 209-214 ; PLRE III, col. 1013, s. v. Petrus 70.
commandant militaire. C’est surtout par cet aspect-là que 17. Scripta saeculi VII vitam Maximi Confessoris illustrantia (CCG
l’institution de l’exarchat anticipe sur la structure des futurs 39, p. 15).
thèmes. 18. V. Laurent, Les sceaux byzantins du Médallier Vatican, Vati-
can, 1962, p. 85-87, n°92. Déjà Laurent maintient, contre Diehl,
que le Pierre des Actes n’est pas un exarque, mais le duc de Nu-
midie.
14. S. Gregorius Magnus, Registrum epistolarum I, 74 (CCL 140, 19. Dernière édition : Y. Duval, Loca sanctorum Africae, 1982, 2,
p. 82-83). p. 231-239 (n°112). Commentaire plus développé dans Y. Duval
15. T. S. Brown, Gentlemen and Officers. Imperial Administra- et P.-A. Février, Procès-verbal de déposition de reliques de la
tion and Aristocratic Power in Byzantine Italy A.D. 554-800, région de Telergma (VIIe siècle), in MEFR, 81, 1969, p. 257-
Rome, 1984, p. 48-53, en particulier n. 21. 320.
174 CONSTANTIN ZUCKERMAN An Tard, 10, 2002

elle identifie, à titre d’hypothèse, l’année indictionnelle cinthe rouge, et la capitale Kark’edon (Carthage), et Tropolik’
comme 637 (plutôt que 652) et considère celle-ci comme (Tripoli), c’est-à-dire trois villes, Giovri, Kalania, Ewsi, mais
l’année de la mort du patrice Pierre. aussi trois autres ont été construites : Tisoba, Idisia, Pondika,
La notice de Martindale apporte un élément important en qui ont été gouvernées par le sage NersÂh Kamsarakan le pa-
trice, maître de žirak et d’Aëarunik’22 .
rappelant que le patrice Pierre est le destinataire du Computus
Ecclesiasticus, rédigé par Maxime dans une XIVe indiction Ce passage – inconnu, semble-t-il, des spécialistes des
et dans la 31e année d’Héraclius, donc entre décembre 640 antiquités africaines – mérite l’attention à plusieurs égards,
et la fin de l’hiver 64120 . À cette époque notre personnage mais il ne nous intéresse ici que pour ses indications, fort
est bien vivant et encore à son poste. surprenantes, sur la contrée de Tropolik’-Tripoli(taine). La
Martindale élimine du dossier de Pierre l’épitaphe de clef pour l’interprétation de ces données est leur date.
Sbeïtla, peut-être à tort. Il ajoute, en revanche, une série Le savant arménien Anania de žirak, à son retour dans
d’indications concernant les rapports entre Maxime et un son pays natal en 660, a trouvé un emploi auprès de l’un des
certain Pierre qualifié d’illoustrios et séjournant à Alexan- plus puissants chefs de clans du pays, NersÂh Kamsarakan,
drie. Nous n’évoquons ces données que pour les rejeter d’em- maître de žirak et d’Aëarunik’. Promu plus tard par les By-
blée. Pierre d’Alexandrie, un simple illustris (ne possédant zantins à la position suprême de Prince d’Arménie, NersÂh
que le prédicat honorifique “de base” d’un sénateur tardif) l’occupera entre 688/9 et 691/223 . L’engagement de NersÂh
et Pierre le patrice d’Afrique sont deux personnes distinc- dans les rangs de l’armée byzantine et son service en Afri-
tes, qui n’ont en commun que le nom et le lien avec Maxime que, forcement antérieurs à la composition de la Géogra-
le Confesseur. Le patrice Pierre ne s’est donc jamais installé phie arménienne au début des années 660, appartiennent
à Alexandrie. Il s’est manifestement retiré des affaires avant donc à sa jeunesse. Si l’on admet qu’il pouvait difficilement
juillet 645 – le pouvoir suprême en Afrique est alors détenu avoir plus de 65 ans lors de sa nomination comme Prince
par le patrice Gregorius (19) – et rien n’empêche qu’il soit d’Arménie, la position nécessitant une grande énergie et une
mort et enterré à Sbeïtla, en 652, à l’âge respectable de 65 capacité de combattre, sa promotion à un poste de respon-
ans. sabilité en Afrique byzantine ne devrait pas se situer avant
la fin des années 640, voire avant les années 650. En 654,
V. LE COMMANDEMENT AFRICAIN DU FUTUR PRINCE en effet, TÂodoros Rëtuni, placé par les Byzantins en tête
D’ARMÉNIE, NERS‹H KAMSARAKAN des princes arméniens, a changé d’allégeance en passant de
côté des Arabes, et NersÂh Kamsarakan pouvait être de ces
La version longue de la Description de la Terre nobles pro-byzantins qui ont quitté alors l’Arménie et qui
(Aëxarhac’oyc’ ), plus connue comme la Géographie armé- sont rentrés avec l’armée de Constant II en 660. Il est donc
nienne, que nous attribuons, avec la majorité des chercheurs, très probable que NersÂh Kamsarakan a occupé son poste
au grand érudit arménien Anania de žirak et que nous da- africain après l’expédition d’ ’Abd Allªh Ibn Sa’d qui a porté,
tons vers 66521 , contient une description de l’Afrique qui en 647, un coup dur au pouvoir byzantin en Tripolitaine.
mélange les éléments traditionnels avec des données d’une L’opuscule géographique de Georges de Chypre, que l’on
grande actualité : s’accorde à dater vers 600, ne mentionne que trois villes
Le pays d’Afrique, situé à l’est de la Maurétanie Césarienne, dans la province de Tripolitaine : Tosiba, Leptis (Magna) et
contient 8 montagnes, 19 fleuves, 8 lacs, 41 cantons, 5 golfes, Oea24 . Josef Markwart, qui a donné un excellent commen-
dont deux s’appellent Syrtes. Il y a là une herbe appelée lotus ; taire géographique de notre passage, a reconnu le nom d’Oea,
celui qui la mange oublie sa patrie, dit Homère. Le pays con-
tient également six îles, dont Meleti (Melita/Malte), d’où, dit
Ezéchiel, on porte à Tyr la laine, à savoir la laine de mer qui est
22. Notre traduction du passage se tient aussi près que possible du
le pisinon (bæssinon). On y trouve l’ambre, plante délicate
texte arménien. Voir l’édition d’A. Soukry, Géographie de Moïse
qui, venant de la mer, se pétrifie au soleil. Et on y trouve l’hya-
de Corène d’après Ptolémée, Venise, 1881, p. 18 (cf. p. 23-24
de la traduction française) ; traduction anglaise par R. H. Hewsen,
20. Le texte est dans PG 19, voir col. 1217 pour le destinataire et The Geography of Ananias of žirak (Aëxarhac’oyc’), Wiesba-
col. 1272 pour la date. La mort d’Héraclius survenue le 11 jan- den, 1992 (Beihefte zum Tübinger Atlas des Vorderen Orients,
vier – et non pas le 11 février – 641 a été connue en Haute Égypte B 77), p. 50.
avant la fin du mois de février 641, voir C. Zuckerman, La for- 23. L’identité du patron d’Anania et du futur Prince d’Arménie a
mule de datation du SB VI 8986 et son témoignage sur la suc- été établie par J. Markwart, Armenische Chronik vom Jahre 686/
cession d’Héraclius, in Journal of Juristic Papyrology, 25, 1995, 687, dans Hippolytus, IV: Die Chronik, éd. A. Bauer et R. Helm,
p. 187-201. La nouvelle a dû être annoncée à Carthage à la même Leipzig, 1929 (Griechische Christliche Schriftsteller, 36), p. 393-
époque. 558, voir p. 430-432 ; sur ce personnage, voir également
21. Sur le texte et son auteur, voir C. Zuckerman, Jerusalem as C. Zuckerman, Jerusalem, cit. (n. 21), p. 264-265.
the Center of the Earth in Anania žirakac’i’s Aëharhac’oyc’, in 24. Le Synekdèmos d’Hiéroklès et l’opuscule géographique de
The Armenians in Jerusalem and the Holy Land, R. R. Ervine, Georges de Chypre, éd. E. Honigmann, Bruxelles, 1939, lignes
M. E. Stone, N. Stone (ed.), Leuven, 2002, p. 255-274. 796-798 (p. 61).
An Tard, 10, 2002 LA HAUTE HIÉRARCHIE MILITAIRE EN AFRIQUE BYZANTINE 175
„EÅa de Ptolémée (aujourd’hui Tripoli), dans celui d’Ewsi. dans sa source littéraire. Or, si l’on recherche, pour ces lo-
Tosiba est la Tisoba de la Géographie arménienne ; cette calités, des identités qui soient ancrées dans la réalité de
ville, jamais mentionnée avant l’opuscule de Georges de l’époque, elles ne sont pas faciles à proposer. En effet, les
Chypre, est décrite à juste titre par Anania comme une fon- données propres d’Anania proviennent sans doute des indi-
dation récente25 . On a fait remarquer que Lepcis Magna, cations orales de Nerséh qui, cinq à dix ans après la fin de
ancienne capitale de la province de Tripolitaine et siège du son service africain, pouvait facilement se tromper de noms.
duc, ne figure pas dans les récits des raids arabes en Tripo- Le nom de Pondika renvoie peut-être à celui de *Ponteo ou
litaine, ce qui suggère que la ville a perdu beaucoup de son Pontos cité dans l’Anonyme de Ravenne, mais inconnu des
importance vers le milieu du VIIe siècle26 . Quant à Oea, elle textes antérieurs29 . Enfin, Idisia pourrait être rapprochée de
ferme ses portes devant l’armée d’Ibn Sa’d et ne subit pas Fisidia de l’Anonyme de Ravenne (Pisida des sources anté-
de dégât27 . Enfin, Giovri est Girba, Girva en prononciation rieures)30 , où l’on constaterait l’aphérèse de la consonne
grecque, la Jerba actuelle, la plus grande île au large de la initiale et la même métathèse qu’en Tisoba (Tosiba) et en
Tripolitaine, qui n’est pas non plus touchée par l’invasion. Giovri (Girva). Ces deux propositions ont l’avantage d’être,
L’identification des autres villes de Tripolitaine, citées par pour ainsi dire, neutres sur le plan historique. Pisida/Fisidia
Anania, pose des problèmes. Markwart ne propose aucune se trouve pratiquement à mi-chemin sur la route côtière qui
identification pour Kalania. En effet, le toponyme le plus pro- va d’Oea à Girba ; Pontos est localisé sur la même route, à
che phonétiquement, Kilana de Procope (De Aed., VI, 7), est environ 50 km à l’Ouest d’Oea31 . Et comme il faut bien
sans doute à rapprocher des Casae Calanae des Actes des croire que Nerséh Kamsarakan avait le contrôle de la route
conciles africains, qui se situent, selon l’analyse de Serge reliant les deux principaux sites de son district, il avait en
Lancel, au cœur de la Numidie28 et ne peuvent donc en aucun tout cas le pouvoir sur les deux localités citées.
cas se rattacher à la Tripolitaine. Pondika est identifiée par Malgré les doutes sur certaines identifications, il y a
Markwart à l’île de Pontia – l’une des Tre Scogli, au fond de quelques certitudes qui se dégagent. NersÂh Kamsarakan
la Grande Syrte – qui est pourtant située à l’Est des Arae est le dernier duc de Tripolitaine qui nous est connu, son
Philaenorum et appartient donc à la Cyrénaïque et non à la commandement datant sans doute des années 650. Ce des-
Tripolitaine ; en outre, on voit mal quelle sorte d’implanta- cendant de l’une des plus nobles familles arméniennes est
tion, civile ou militaire, pouvait être installée sur ce petit ro- doté, comme son quasi-contemporain, duc et patrice Pierre,
cher. Enfin, l’identification d’Idisia à l’île d’Aithousa (Linosa de la haute dignité de patrice. Son pouvoir se limite visi-
à l’Ouest de Malte), qui remonte à Soukry, n’est fondée que blement à la bande côtière entre Oea et Girba, adjacente à
sur une vague ressemblance phonétique et met en cause la la Byzacène32 . À cette époque, la Tripolitaine est de nou-
cohésion géographique du district de NersÂh. veau rattachée à l’Afrique, et non à l’Égypte comme l’in-
La Géographie arménienne est une compilation fondée dique, de façon surprenante, Georges de Chypre. Cette
en grande partie sur le traité géographique perdu de Pappe contrée devient la marche orientale de l’Afrique byzantine
d’Alexandrie, dérivé à son tour de la Géographie de Ptolé- après la conquête arabe d’Égypte et l’expédition récente
mée. Les îles de Pontia et d’Aithousa figurant dans la des- d’Ibn Sa’d.
cription d’Afrique de Ptolémée, elles figuraient probable-
ment aussi dans Pappe. On peut donc envisager, à l’appui Collège de France,
de l’analyse de Markwart, qu’Anania ait “repêché” ces noms Centre d’Histoire et Civilisation de Byzance

25. J. Markwart, cit. (n. 23), p. 430-431. Ce commentaire a échappé


à R. H. Hewsen, cit. (n. 22), p. 96-97.
26. R. G. Goodchild, Byzantines, Berbers and Arabs in seventh-
century Libya, in Antiquity, 41, 1967, p. 115-124, réimpr. dans 29. Anonymus Ravennas, Cosmographia, éd. J. Schnetz, Itineraria
Libyan Studies. Select Papers of the late R. G. Goodchild, romana. 2, Leipzig, 1940 (réimpr. Stuttgart, 1990), p. 37, l. 39
J. Reynolds (ed.), Londres, 1976, p. 255-267, voir p. 264. et 89, l. 11.
27. Sur le raid d’ ’Abd Allªh Ibn Sa’d, voir H. Slim, Le trésor de 30. Anonymus Ravennas, Cosmographia, éd. Schnetz, p. 89, l. 9.
Rougga et l’expédition musulmane en Ifrikiya, in Rougga. 3, 31. Voir Barrington Atlas of Greek and Roman World, éd.
p. 75-94; cf. désormais V. Christides, op. cit. (n. 10), p. 39-43. R. J. A. Talbert, carte 35 par D. J. Mattingly et, pour plus de ré-
28. S. Lancel, Actes de la conférence de Carthage en 411. 4, Paris, férences, la notice de l’auteur.
1991 (SC, 373), p. 1344-1345. L’identification courante de 32. De même, les sources arabes – citées en dernier lieu par
Kaskala de Georges de Chypre (l. 646), une localité de la V. Christides, op. cit. (n. 10) p. 42 – décrivent le commande-
Byzacène, à Casae Calanae nous apparaît contestable. Marquart ment de l’exarque Gregorius comme allant de Tripoli (Oea) à
identifie Kilana, à tort, à Calama. Tanger, ce qui exclut Lepcis Magna située à l’Est de Tripoli.

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