Dias-Chiarutini - (TESIS) - El Debate Interpretativo en La Enseñanza de La Lectura y La Literartura en La Escuela

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LE DÉBAT INTERPRÉTATIF DANS

L’ENSEIGNEMENT DE LA LECTURE ET DE LA
LITTÉRATURE À L’ÉCOLE
Ana Dias-Chiaruttini

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Ana Dias-Chiaruttini. LE DÉBAT INTERPRÉTATIF DANS L’ENSEIGNEMENT DE LA LEC-
TURE ET DE LA LITTÉRATURE À L’ÉCOLE. Education. Université de Lille 3, 2010. Français.
�NNT : 2010LIL30049�. �tel-01223578�

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Université Lille 3 – Charles de Gaulle

UFR de Sciences de l’Éducation

École doctorale Sciences de l’Homme et de la Société

LE DÉBAT INTERPRÉTATIF DANS


L’ENSEIGNEMENT DE LA LECTURE ET DE LA
LITTÉRATURE À L’ÉCOLE.

Ana DIAS-CHIARUTTINI

Thèse de Doctorat
en sciences de l’éducation (didactique du français)
Soutenue le 26 octobre 2010

Sous la direction de Bertrand DAUNAY et Yves REUTER


TOMES 1&2

Jury :

Bertrand Daunay, Professeur à l’université de Lille 3

Isabelle Delcambre, Professeure à l’université de Lille 3

Jean-Louis Dufays, Professeur à l’université catholique de Louvain-La-Neuve

Anne Jorro, Professeure à l’université de Toulouse 2

Marie-Claude Penloup, Professeure à l’université de Rouen

Yves Reuter, Professeur à l’université de Lille 3


Remerciements

Remerciements

Ce travail doit énormément au soutien et à l’accompagnement de Bertrand Daunay et d’Yves


Reuter qui m’ont toujours témoigné leur confiance et m’ont tout au long des étapes de ce
parcours encouragée. Ils ont fait preuve d’indulgence, de bienveillance et d’une grande
disponibilité. Ensemble, ils ont dirigé ce travail avec les exigences scientifiques et les valeurs
humaines qui leur sont unanimement reconnues. Chaque rencontre fut stimulante et
enrichissante… qu’ils soient ici assurés de ma très grande reconnaissance.

Ces cinq années se sont écoulées au rythme des séminaires de l’équipe Théodile, mon travail en
est empreint. J’y ai toujours trouvé une écoute attentive en particulier auprès de Cora Cohen-
Azria et Anne-Marie Jovenet qui ont accompagné nos réunions de doctorants, une aide précieuse
à l’écriture de mes articles, tout particulièrement auprès de Dominique Lahanier-Reuter, Maria
Pagoni, Élisabeth Nonnon, Antoine Thépaut, Nicole Tutiaux-Guillon. J’ai beaucoup de
sympathie et de reconnaissance pour tous les membres de Théodile dont la très chaleureuse
équipe des doctorants. Leur soutien, leur témoignage d’amitié ont compté.

J’ai pu bénéficier d’aménagements de mon temps de service octroyés par l’INRP et l’institution
dans laquelle j’exerce, l’IUFM devenue école interne de l’université d’Artois. Ces aménagements
m’ont permis de mener à bien ce projet. Que ces instances en soient ici remerciées.

Ma reconnaissance revient également aux enseignants qui ont accepté de participer à cette
recherche, aux Inspecteurs de l’Éducation Nationale qui ont autorisé ma présence dans les écoles
et tout particulièrement à Anne Delafont pour son accueil chaleureux. En garantissant l’anonymat
des enseignants, je me suis privée du plaisir de les citer, mais je tiens à réitérer ma gratitude et
rappeler combien je leur suis redevable.

Une thèse autour de la notion de débat appelle au débat. C’est dire combien je suis
reconnaissante à l’égard des membres du jury pour les riches discussions à venir, et le temps
consacré à l’évaluation de mon travail.

Merci à tous ceux qui m’ont lue, relue, soutenue… et tout particulièrement à Sandrine Baralle,
Pierre Carion, Nathalie Denizot, Dominique Delacour, Béatrice Ferrier, Oria Fertikh, Zohra
Fertikh, Véronique Fouache, Pierre Herlent, Aziz Jellab, Maria Kreza, Brigitte Monfroy, Isabelle
de Peretti, Maryline Van Landewick.

Dans cette longue liste de remerciements à jamais inachevée, il y a aussi ceux dont la vie fut
bouleversée par ce travail de thèse, qui n’aurait pu s’accomplir sans leur immense soutien :
À mes parents, qui m’ont transmis le sens de l’engagement.
À vous, Théo et Zoé qui enivrez ma vie de vos rires.
À toi, Jean, sans qui tout serait dépourvu de sens.

1
Sommaire

Sommaire

Tome 1
Remerciements ........................................................................................................................... 0  
Sommaire ................................................................................................................................... 2  
Introduction générale .................................................................................................................. 5  
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire dénommé
DI 15  
Chapitre 1. De la notion de débat scolaire à celle de genre disciplinaire ................................. 18  
1   Émergence du débat dans les disciplines scolaires .......................................................... 20  
2   Les modélisations des débats disciplinaires : lieux de spécificités et de croisements des
genres disciplinaires ................................................................................................................. 36  
3   Le DI dans l’histoire de la discipline français ................................................................. 53  
4   Conclusion du chapitre 1 .................................................................................................. 68  
Chapitre 2. Les lieux de formalisation du genre DI ................................................................. 69  
1   L’apport de la référence à la pratique de conversation littéraire ...................................... 70  
2   L’apport des théories de la réception et de la lecture littéraire ........................................ 76  
3   Le paradigme de l’interprétation à l’école primaire ......................................................... 81  
4   L’institutionnalisation de la littérature de jeunesse .......................................................... 91  
5   Conclusion du chapitre 2 ................................................................................................ 101  
Chapitre 3. Modélisations du genre DI .................................................................................. 102  
1   Les modèles du genre d’après les didacticiens ............................................................... 103  
2   La prescription officielle et institutionnelle du genre .................................................... 119  
3   Les formalisations du genre à travers les manuels scolaires .......................................... 133  
4   Conclusion du chapitre 3 ................................................................................................ 153  
Conclusion de la partie 1 : topographie d’un genre caractérisé ............................................. 155  
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants et celui des élèves .... 159  
Chapitre 4. Considérations méthodologiques : recueil et analyse de la parole des enseignants
162  
1   Le questionnaire destiné aux enseignants ...................................................................... 164  
2   Les entretiens menés avec les enseignants ..................................................................... 169  
3   Conclusion du chapitre 4 ................................................................................................ 173  
Chapitre 5. Conceptions du genre DI et évolution des pratiques de l’enseignement de la
lecture et de la littérature ........................................................................................................ 175  

2
Sommaire

1   Réceptions et mises en œuvre déclarées des programmes de 2002 ............................... 176  


2   Évolution déclarée de l’enseignement de la lecture et de la littérature .......................... 185  
3   Caractéristiques du DI d’après le discours des enseignants ........................................... 205  
4   Conclusion du chapitre 5 ................................................................................................ 241  
Chapitre 6. Le discours des élèves sur le genre DI ................................................................ 244  
1   Les dimensions orale et lecturale du genre .................................................................... 247  
2   Une représentation de la discipline scolaire ................................................................... 249  
3   Le ressenti des élèves ..................................................................................................... 252  
4   Conclusion du chapitre 6 ................................................................................................ 256  
Conclusion de la partie 2 : le genre cerné par le discours des enseignants et des élèves ....... 258  
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques ................................................................ 261  
Chapitre 7. Considérations méthodologiques : du recueil des données à la construction des
documents de recherche ......................................................................................................... 264  
1   Des données aux documents de recherche ..................................................................... 264  
2   L’analyse des situations de classe : choix des degrés et des outils de l’analyse ............ 271  
3   L’analyse des pratiques enseignantes ............................................................................. 278  
4   Conclusion du chapitre 7 ................................................................................................ 284  
Chapitre 8. Les styles enseignants et le format de la communication scolaire ...................... 286  
1   Styles de gestion des échanges ....................................................................................... 288  
2   Styles et gestes qui structurent la construction du métatexte ......................................... 319  
3   Styles enseignants et pratiques du genre ........................................................ situations 345  
4   Conclusion du chapitre ................................................................................................... 348  
Chapitre 9. Élaboration du métatexte : Tâches et performances observées en situation de DI
351  
1   Le DI emprisonné dans un format scolaire .................................................................... 352  
2   Les activités discursives caractéristiques du métatexte .................................................. 369  
3   Vers des modalités de lecture scolaire de l’œuvre littéraire ........................................... 406  
4   Conclusion du chapitre 9 ................................................................................................ 422  
Conclusion de la partie 3 : l’élaboration du métatexte ........................................................... 425  
Conclusion générale ............................................................................................................... 429  
Index des noms cités............................................................................................................... 450  
Table des tableaux et graphiques............................................................................................ 456  
Bibliographie .......................................................................................................................... 458  
Tome 2
Annexe 1. Tableau récapitulatif des prescriptions du débat dans les documents
d’accompagnement, Littérature, parues en 2002 et 2004 ...................................................... 511

3
Sommaire

Annexe 2. Interprétation symbolique proposée pour les ouvrages des deux listes parues en
2002 et 2004 ........................................................................................................................... 518
Annexe 3. Corpus des consignes des activités relevant du « débat » dans les manuels de
lecture ..................................................................................................................................... 525
Annexe 4. Le questionnaire diffusé auprès des enseignants .................................................. 565
Annexe 5. Le questionnaire distribué aux élèves ................................................................... 587
Annexe 6. Présentation de l’échantillonnage des enseignants et des classes observées ........ 601
Annexe 7. La transcription des entretiens .............................................................................. 602
Annexe 8. Corpus d’œuvres déclarées étudiées en une année scolaire .................................. 753
Annexe 9. Tableau synoptique des séances de DI.................................................................. 759
Annexe 10. Les documents distribués en classe..................................................................... 762
Annexe 11. Discours scolaire sur les œuvres choisies ........................................................... 765
Annexe 12. Les transcriptions des situations de classe. ......................................................... 770
Annexe 13. Écrits des élèves .................................................................................................. 931
Table des matières ................................................................................................................ 1000

4
Introduction générale

Introduction générale

5
Introduction générale

Formalisation d’un questionnement en didactique du français


L’enseignement de la littérature à l’école primaire est un axe important de la
didactique du français qui s’est considérablement développé ces deux dernières décennies.
Les place et rôle de cet enseignement sont revus, redéfinis et ouvrent sur un double débat qui
interroge diverses conceptions de la matrice1 même de la discipline du français, ainsi que la
définition de la lecture et de la littérature dans un degré d’enseignement spécifique : l’école
élémentaire. En effet, la littérature n’a jamais été absente des bancs de l’école et elle constitue
un pôle autour duquel la discipline du français s’est constituée, à partir de la laïcisation de
l’institution scolaire dans les années 1880 (Chartier, 2008 ; Collinot, 1999). Elle a longtemps
été considérée comme un support privilégié des apprentissages du français et son
enseignement, bien que charnière dans l’histoire de la discipline scolaire, a peu été
problématisé (Reuter, 1992a) jusque récemment. Yves Reuter, en 1992, souligne l’importance
des rapports qu’elle entretient avec les autres enseignements de la discipline, en les jugeant
« considérables » (Reuter, 1992a, p. 55). Toutefois sous l’impulsion des travaux des
didacticiens et notamment ceux dirigés par Catherine Tauveron (1999, 2001, 2002a, 2004) et
la place privilégiée qui lui est conférée dans les programmes scolaires de 2002, on peut
considérer que cette sous-discipline s’autonomise à l’école primaire et révise ses rapports et
ses modes d’articulation avec les autres enseignements du français. Ce qui amène certains
didacticiens à la considérer comme une discipline scolaire autonome (Bishop & Ulma, 2007)
alors que d’autres s’interrogent sur le devenir de la discipline du français2, Jean-Paul Bernié
(2004) stipulant même sa disparition. Pour ma part, je considère que la formalisation de cet
enseignement reconfigure3 la discipline scolaire du français, mais qu’elle ne s’y substitue pas,

1. Je recours ici à la notion de « matrice » telle que Michel Develay (1992, 2000) à la suite de travaux de Tomas Kuhn (1962)
la conceptualise, à savoir un « principe d’intelligibilité d’une discipline » (Develay, 1992, p. 43) qui rend compte d’une
logique consensuelle d’adhésion à des propositions, partage de valeurs communes et de procédures didactiques, etc. La
matrice d’une discipline évolue en fonction de choix idéologiques qui conditionnent les choix théoriques de l’enseignement
de la discipline. La matrice d’une discipline participe à la définition de la notion de discipline scolaire. Pour Michel Develay
une discipline scolaire peut être définie par « des objets qui lui sont spécifiques, des tâches qu’elle permet d’effectuer, des
savoirs déclaratifs dont elle vise l’appropriation, des savoirs procéduraux dont elle réclame aussi la maîtrise, enfin une
matrice disciplinaire qui la constitue en tant qu’unité épistémologique, intégrant les quatre éléments précédents lui donnant sa
cohérence » (ibid. p. 32). Il faut ajouter un cinquième élément que sont les connaissances conditionnelles qui relève des
connaissances à mobiliser dans une situation précise. La notion m’intéresse en ce qu’elle permet de porter « un point de vue
qui, à un moment donné, est porté sur un contenu disciplinaire et en permet la mise en cohérence » (ibid. p. 47). Toutefois,
dans la suite de la réflexion, je recours à la notion de « configuration disciplinaire » empruntée à Yves Reuter et Dominique
Lahanier-Reuter (2004) qui permet d’analyser l’ensemble des composantes d’une discipline scolaire : les prescriptions ;
l’encadrement des pratiques, les pratiques enseignantes, les représentations des acteurs, etc. La notion de configuration
disciplinaire ne se limite pas aux savoirs et à leur enseignement mais prend en compte des composantes qui relèvent de la
didactique, à savoir les pratiques enseignantes, les représentations des élèves, les curricula, etc. C’est en partie à travers ces
composantes que j’analyse mon objet de recherche et interroge l’évolution de la discipline scolaire qu’est le français.
2. Le colloque de l’AIRDF de 2004 à Québec est particulièrement significatif de ces débats : Le français, discipline
singulière, plurielle ou transversale, (dont les actes sont à consulter sur le site : http://www.colloqueairdf.fse.ulaval).
3. J’emprunte le terme à Yves Reuter et Dominique Lahanier-Reuter (2004)

6
Introduction générale

de même qu’elle ne remplace pas d’autres enseignements, en particulier celui de la lecture. En


effet, je rejoins Yves Reuter (1992a) et Jean-Louis Dufays et alii (2005) qui insistent sur la
nécessaire distinction entre ces deux objets − lecture et littérature − qui dialoguent et
divergent au sein même de la discipline du français et ne peuvent − me semble-t-il − être
pensés autrement que par leur articulation et leur complémentarité dans le premier degré de
l’école française. Par ailleurs, si la littérature ne peut être considérée comme un enseignement
nouveau à l’école élémentaire, elle peut être envisagée comme un enseignement renouvelé et
à nouveau codifié4. Il institue un corpus de textes littéraires valorisés pour et par l’école
primaire, des modalités d’enseignement, des compétences spécifiques qui dessinent ainsi les
contours d’une formalisation5 « de modes de lecture » qu’Yves Reuter (1992a) qualifie de :
« autres que courants ».

C’est dans ce domaine de la didactique du français que s’inscrit le travail que je


présente, il soulève une question essentiellement didactique, celle de l’émergence et de la
formalisation du débat interprétatif (désormais DI). Au début des années 2000, ce genre
émerge en France6, il est expérimenté, formalisé, modélisé, officiellement prescrit en 2002,
quelque peu mis à l’écart par les programmes de 2008. Il participe du renouvèlement de
l’enseignement de la littérature et m’amène à interroger les diverses composantes de la
configuration de la discipline (Reuter & Lahanier-Reuter, 2004) pour comprendre ce qui
change, ce qui demeure, ce qui disparait, ce qui apparait du fait de l’émergence de ce genre.
D’où mon intention de décrire précisément les changements attendus par les diverses
modélisations, les changements perçus par les enseignants, par les élèves et les changements
observables dans les pratiques de classe, ainsi que les lieux de résistance au changement.

Je cherche à comprendre pourquoi et comment le DI émerge, comment il se formalise


dans son contexte d’émergence et quels sont les effets de cette émergence et formalisation sur
les enseignements d’une discipline telle que le français. Le choix de l’objet DI tient au fait
qu’il m’apparait particulièrement pertinent pour interroger l’évolution de la discipline scolaire
du français, en particulier le format de la leçon7 de lecture et la construction du métatexte qui
s’y produit. Mon usage de la notion de métatexte s’inscrit dans une visée didactique, et

4. J’emprunte le terme à Alain Viala (1987).


5. J’emprunte le terme à Yves Reuter (1996a, 1998a), je reviendrai infra sur son usage.
6. Ce qui ne signifie pas qu’il n’émerge pas dans d’autres pays francophones, au Québec, en Suisse romane ou en Belgique.
C’est mon étude qui restreint le champ de cette émergence.
7. Je désigne ainsi les tâches qui structurent l’activité des élèves, les activités discursives qui s’y déploient et qui construisent
le métatexte.

7
Introduction générale

acquiert une acception beaucoup plus large que celle qu’en propose Gérard Genette (1982, p.
10) : « La relation [...] de « commentaire » qui unit un texte à un autre texte dont il parle, sans
nécessairement le citer (le convoquer) voire à la limite sans le nommer ». Le métatexte est à
prendre − dans le cadre de mon travail − au sens d’un « texte sur un texte » (Daunay, 1993, p.
101) la notion de commentaire pouvant être exclusive de certaines formes métatextuelles que
j’analyse. Il me semble plus pertinent de définir la notion de la métatextualité à partir du sens
élargi que propose Bertrand Daunay (ibid.). Le métatexte analysé se produit dans un contexte
scolaire qui en fixe les normes. Il est un texte oral et/ou écrit que l’élève produit en situation
de classe au sujet d’un texte qu’il est en train de lire ou qu’il a lu. Je m’intéresse à
l’élaboration de ce discours extérieur au texte8, qui porte sur le texte et qui construit une
lecture de ce dernier dans un contexte scolaire, soit une lecture scolairement normée. Je pose
que la norme de cette lecture se construit, en partie, à travers le DI, elle le caractérise.

Par ailleurs, bien que le DI soit préconisé dès la classe de grande section de l’école
maternelle9 dans certains modèles didactiques, notamment celui de Catherine Tauveron
(2002), et à travers les textes officiels (BOEN, 2002) et institutionnels10 (MEN, 2002, 2003,
2004), mon travail se limite au cycle 3 de l’école française, aux classes de CE2, CM1 et
CM211 dans le cadre d’un apprentissage continué de la lecture. Le cycle 3 est aussi le cycle où
les savoirs scolaires sont organisés autour de disciplines scolaires, notion importante dans le
cadre de cette étude.

Choix théoriques
Je catégorise mon objet de recherche à l’aide de la notion de genre disciplinaire, dont
j’explicite mon usage et ma reconstitution de la notion tout au long de ce travail. C’est,
cependant, un choix théorique et méthodologique qui cerne l’objet de cette étude et guide
toute l’analyse et la description qui en sont proposées. Je pose ainsi le postulat que le DI
puisse être décrit comme un genre disciplinaire et je mobilise les éléments qui définissent
l’outil genre pour décrire mon objet de recherche. Outre, ma volonté de caractériser le DI
comme un genre disciplinaire, je cherche aussi à expliciter ce que l’outil genre disciplinaire
permet de construire comme connaissances sur mon objet de recherche, et éventuellement

8. Dans le champ littéraire, la question de la métatextualité est posée comme « l’ensemble des dispositifs par lesquels un texte
désigne soit par la dénotation, soit par la connotation des mécanismes qui le produisent » (Magné, 1982, p. 71).
9. Enfants âgés de 5 à 6 ans.
10. Je désigne ainsi les documents d’accompagnement qui ont suivi la promulgation des textes officiels (cf. Daunay, 2003a).
11. Enfants âgés de 8 à 11ans.

8
Introduction générale

celles qu’il écarte. Je suis bien consciente que le DI en tant que situation d’enseignement et
d’apprentissage peut être considéré comme un dispositif didactique, un exercice, une activité,
l’analyser en tant que genre disciplinaire c’est décider d’un parcours et de critères d’analyse
que les autres catégorisations ne permettent pas d’effectuer. La notion de genre disciplinaire
s’articule à mon projet d’analyser l’émergence d’un objet tel que le DI et permet de
caractériser ses formalisations en tant que genre d’enseignement et genre du discours
enseigné et produit dans le cadre institué d’une discipline scolaire.

Le second choix effectué n’est pas un outil, mais plutôt un cadre qui structure ma
réflexion. La « configuration de la discipline » (Reuter & Lahanier-Reuter, 2004) à laquelle
participe l’émergence du genre DI est une question didactique que j’analyse à travers les
niveaux et les espaces d’un modèle de la didactique du français, celui que propose Yves
Reuter (1994a, p. 99), centré sur les pratiques de classe. Il comprend deux niveaux distincts :

Celui des théories et celui des pratiques. […] Il met en relation trois espaces :
celui des contenus disciplinaires et de leurs théories de référence qui appartient
en propre aux enseignants de la discipline, celui des pratiques enseignement-
apprentissage et de leurs théories de référence (qui inclut les dispositifs
d’enseignement-apprentissage, les acteurs qui y sont inscrits et les institutions
dans lesquelles ils s’inscrivent) qui appartient à tous les enseignants, quelle que
soit leur discipline, et l’espace des pratiques didactiques de la discipline et de
leurs théories de références qui se constituent à l’interaction des deux
précédents et qui par des sélections et interactions spécifiques qu’il opère,
réorganise les contours des deux autres.

Comprendre comment les pratiques de classe modélisent le DI est une finalité de cette
étude puisqu’elles sont révélatrices de la scolarisation effective d’un genre disciplinaire de
l’enseignement-apprentissage de la lecture du texte littéraire et/ou de la littérature à l’école
primaire. L’analyse et l’interprétation des pratiques du genre ne peuvent se faire que dans la
mise en relation avec les espaces des références théoriques qui déterminent les contenus à
enseigner, les modélisations du genre et leur théorie de référence. Ainsi, ce modèle contribue
à spécifier l’enjeu de l’étude de l’émergence du genre, qui porte sur les interrelations entre les
niveaux théoriques et pratiques, et les espaces que sont les théories de référence de la
discipline, de la didactique, de l’enseignement-apprentissage. Au niveau théorique, il rend
compte des espaces à interroger pour comprendre ce qui contribue à l’émergence et à la
formalisation de ce genre dans un contexte spécifique, à un moment précis de l’histoire
institutionnelle de l’école française et de la discipline français. Au niveau des pratiques, il
permet d’identifier le discours sur le changement et les changements opérés sur le discours

9
Introduction générale

métatextuel qui caractérise les séances d’enseignement de la lecture et de la littérature.


Ensemble, ces deux niveaux contribuent à éclairer ce qui change, ce qui ne change pas et ce
qui se maintient, grâce à cette émergence ou malgré l’évolution attendue de celle-ci. Comme
le remarque Frank Marchand, en 1971, dans son ouvrage Le français tel qu’on
l’enseigne (1971, p. 10) :

Il arrive que l’on substitue un genre pédagogique à l’autre en croyant (parfois


passionnément) faire un pas en avant. On ne voit pas toujours que les
procédures ainsi réalisées sont strictement équivalentes aux procédures
anciennes par le fait qu’elles se réfèrent à un fonds unique et permanent.

Interroger l’émergence d’un genre disciplinaire, c’est interroger ses causes et ses effets
sur l’enseignement qu’il vise. Ce modèle détermine les espaces d’analyse du DI qui me
permettent de le décrire comme un genre disciplinaire à travers ses contenus disciplinaires,
ses pratiques, théories de référence et ses modèles didactiques, puis ses modèles
d’enseignement sous-jacents et ses rapports avec la notion de débat, et enfin ses pratiques.
L’architecture même de cette thèse se construit autour de ce modèle de référence.

Toutefois, les articulations entre ces niveaux et ces espaces, et les analyses qu’impose
l’observation des pratiques du genre nécessitent des emprunts aux disciplines contributoires.
Inévitables, certes, mais comme le précise Bertrand Daunay (2002a, p. 13) :

Ceux-ci pour autant ne sauraient être de simples collages : ayant une visée
théorique, la didactique se doit de reconfigurer les concepts qu’elle prend aux
autres disciplines. À l’illusion d’une autonomie conceptuelle ou
méthodologique ne doit pas se substituer une allégeance à telle ou telle théorie
instituée théorie de référence : aussi est-il nécessaire de questionner et de
discuter les concepts et/ou les méthodes utilisés.

Dans cette perspective, mes emprunts aux champs théoriques contributoires sont
nombreux et divers, ils apparaissent à des étapes précises de la réflexion et font l’objet
d’explicitations présentées tout au long de ce travail. Pour l’instant, je me contente de les
présenter :

- l’histoire littéraire et celle de la critique littéraire, les théories de la réception et celles


de la lecture littéraire, ainsi que les approches (dans le champ littéraire et
philosophique) du concept d’interprétation pour précisément interroger les fondements
théoriques du genre ;

10
Introduction générale

- les approches didactiques du débat dans d’autres champs disciplinaires que le


français : l’éducation civique, la philosophie, les mathématiques et les sciences
expérimentales ;
- les théories psychologiques du travail, essentiellement les travaux d’Yves Clot (1999)
et les travaux récents en ergonomie du travail des enseignants pour analyser les
pratiques enseignantes du genre (Bucheton & Dezutter, 2008 ; Jorro, 1998, 2002) ;
- les sciences du langage, la sémiotique et la linguistique, en particulier l’analyse du
discours et la pragmatique conversationnelle comme outil méthodologique pour
analyser les interactions et le discours métatextuel produits en situation de DI dans les
classes que j’observe et pour caractériser le genre disciplinaire dans sa dimension
discursive.

Des choix méthodologiques : corpus de documents de recherche


J’ai fait le choix d’une pluralité des types de données et de méthodes de collecte de ces
données pour construire une approche du genre effectif. L’ensemble rend compte de la
diversité qui caractérise les recherches en didactique du français. En m’appuyant sur le
classement que propose Jean-Louis Dufays (2006a, p. 147), je dirais qu’elles sont : « [de]
nature écrite, orale et audiovisuelle », elles proviennent des « apprenants, [des] enseignants,
[de] l’institution scolaire, les didacticiens et les spécialistes de la langue et de la littérature qui
représentent la “noosphère” de référence ».

Ce corpus des documents de recherche se compose précisément d’un questionnaire


dont quatre-cent-vingt exemplaires ont été envoyés dans les écoles à destination des maitres
du cycle 3. Soixante-dix-huit d’entre eux ont été renseignés. Douze classes d’observation ont
été sélectionnées selon des critères très précis. Il était indispensable que les enseignants
déclarent pratiquer le DI et qu’ils acceptent les conditions de cette recherche, à savoir un
entretien d’environ une heure et demie, l’enregistrement d’une séance de classe, la diffusion
auprès des élèves d’un questionnaire à l’issue de la séance observée.

Le choix de cette diversité : questionnaires ; entretiens ; observations enregistrées de


situations de classe, se justifie par une approche quantitative et qualitative, mais surtout par
une volonté d’élargir mon questionnement sur le genre et de croiser les discours sur ce
dernier. Le questionnaire a permis d’identifier des modes et des conditions de réception des
textes officiels qui prescrivent le genre, ainsi que des caractéristiques du genre reconstruites

11
Introduction générale

par les déclarations de pratiques. Un autre questionnaire, cette fois-ci à destination des élèves,
a permis de récolter leurs représentations, à l’issue de la observations des séance filmée, au
sujet des tâches, des activités12 et de leur ressenti. Les entretiens et les séances de classe
retranscrits fournissent un matériau important pour décrire le genre tel qu’il est pensé et
pratiqué. Cent-seize écrits d’élèves relevés lors des séances complètent ce travail de
description et d’analyse pour comprendre les pratiques du genre.

Parallèlement, j’ai veillé à reconstruire le genre prescrit en croisant les espaces de


prescriptions, de recommandations, d’émergence et d’absence. Dans cette perspective, je
porte une grande attention aux travaux issus de la communauté des didacticiens du français,
je m’intéresse aux modèles didactiques du genre que je confronte pour identifier ce qui, dans
ces approches différentes, converge et diverge et me permet de circonscrire une approche
définitionnelle du genre. Je me suis aussi arrêtée sur l’étude des textes officiels depuis les
années 1880, fondement de la discipline français à l’école primaire. Mais l’analyse s’attache
surtout aux évolutions observées depuis 1970, date de la Rénovation du français, et de la
naissance de la didactique du français, qui par ses emprunts aux disciplines de référence −
que sont entre autres la linguistique et l’ensemble des théories littéraires − formalise un
enseignement du français dans lequel le genre DI puise ses sources.

Ce travail est complété par l’analyse de vingt-six manuels scolaires13 et leur guide pour
l’enseignant parus entre 1995 et 2009, soit avant, pendant et après la prescription officielle du
genre scolaire. Il s’agit de construire une approche du genre et son évolution à travers la place
qui lui est réservée dans ces documents pour la classe.

Un plan et des choix d’écriture


L’ensemble de cette thèse se décline en trois parties. La première partie reconstruit le
processus d’émergence du genre à travers le contexte élargi du DI, à savoir les raisons qui
peuvent expliciter cette émergence dans le champ disciplinaire du français à un moment où la
notion de débat n’a jamais autant été valorisée à l’école primaire (chapitre 1). Cependant, au-
delà de ce contexte élargi, le genre doit être appréhendé dans son contexte disciplinaire, celui

12. Ces deux notions me semblent indissociables « la tâche indique ce qui est à faire, l’activité ce qui est fait » (Lepalt &
Hoc, 1983, p. 50, cité par Isabelle Delcambre, 2007d, p. 218). Ce sont des indicateurs qui me permettent de décrire les
performances des élèves en situation de DI : ce qu’ils font. L’analyse des tâches permet aussi de voir comment la séance de
lecture évolue à travers ce qui est demandé à l’élève de faire.
13. Ils ont été choisis en fonction de leur notoriété éditoriale, le succès de leurs ventes et les auteurs qui participent parfois
aux modélisations théoriques du genre.

12
Introduction générale

des pratiques sociales de référence, les présupposés théoriques (chapitre 2) et les diverses
formalisations et modélisations qui caractérisent le genre dans l’histoire de sa discipline
(chapitre 3). Cette partie propose une première approche du genre à partir de l’analyse des
discours de la noosphère. Dans le modèle de référence de la didactique (Reuter, 1994a), je me
situe dans les espaces des contenus disciplinaires et leurs théories de référence.

La seconde partie est consacrée aux discours des enseignants (Chapitre 5) et à celui
des élèves (Chapitre 6) sur leurs conceptions et leurs pratiques déclarées du genre. Ce
discours est un autre lieu d’approche de mon objet de recherche qui rend compte des
représentations et des modélisations du genre par les pratiques déclarées. Il se construit sur
l’analyse du discours des praticiens et celui des élèves, et tente d’identifier leurs
représentations et leurs conceptions du genre, tel qu’ils disent le pratiquer, tel qu’ils s’y
investissent. Les pratiques déclarées des enseignants m’intéressent pour approcher le genre à
travers les praticiens et pour identifier ce qu’ils disent du changement opéré dans leurs
pratiques compte tenu de l’appropriation du genre disciplinaire prescrit.

La dernière partie est consacrée à l’analyse des pratiques observées afin de caractériser
le genre et montrer en quoi sa pratique permet d’identifier des changements ou des résistances
du format de la leçon de lecture. Tout d’abord, au chapitre 8, l’étude porte sur la gestion des
situations de lecture par les enseignants à travers l’analyse des styles (Clot & Faïta, 2000) et
des gestes (Bucheton, 2008a, 2008b ; Crocé-Spinelli, 2007 ; Jorro, 1998). Elle interroge
l’évolution de la communication scolaire en proposant un croisement des résultats que j’ai
construits avec ceux issus d’autres travaux (Marchand, 1971 ; Mauffray, 1995). Par ailleurs
l’analyse des gestes de gestion des interactions et des styles des enseignants éclaire les
conditions de structuration du métatexte et, par conséquent, du sens du texte qui est construit
pendant ces séances de DI. Enfin, l’ultime chapitre (le neuvième) s’intéresse à l’analyse du
métatexte produit à partir des tâches qui sont proposées aux élèves, et aux activités
discursives de ces derniers. Je pourrai ainsi caractériser les performances métatextuelles
produites par les élèves dans les situations observées de DI et émettre des propositions pour
caractériser les modalités de lecture observables à travers les pratiques enseignantes et les
performances des élèves que j’ai reconstruites.

Ces deux dernières parties se focalisent sur le centre du modèle de la didactique


(Reuter, 1994a) : les pratiques d’enseignement-apprentissage et leurs théories de référence
que j’appréhende à travers le discours des acteurs sur le genre et leurs productions

13
Introduction générale

métatextuelles. La question de l’émergence évolue progressivement vers celle du changement


observable et c’est à travers ce paradigme que les liens entre les degrés et les espaces du
modèle se configurent. J’y reviendrai dans la conclusion finale.

La caractérisation du genre disciplinaire se construit, par conséquent, à partir de


l’analyse de divers discours de nature différente qui contribuent à des modélisations dans les
espaces didactique et institutionnel, celui des manuels scolaires, des pratiques enseignantes et
l’activité des élèves. Au terme de ce parcours, le DI pourra être défini comme un genre pour
enseigner la lecture et/ou la littérature à travers des tâches précises et un discours métatextuel
qui rend compte des performances des élèves observables en situation de DI.

Les questions méthodologiques sont traitées spécifiquement dans chaque partie


puisque les documents de recherche et les choix méthodologiques divergent selon les finalités
que vise chacune de ces trois parties.

Chaque introduction de partie explicite l’enjeu que chacune tente d’apporter à


l’armature de cette thèse. Les conclusions ont une fonction synthétisante et mettent en
évidence l’apport de chaque partie quant à la connaissance du genre et à sa place dans la
discipline du français. Les chapitres sont numérotés en continu, ils forment un tout, dessinent
un parcours de reconstruction de mon objet de recherche, des espaces d’émergence et de
formalisation de celui-ci.

Les citations ont des statuts différents, je cite des auteurs, les énoncés des enseignants
et des élèves recueillis lors des questionnaires, les propos des enseignants lors des entretiens
et enfin les échanges interactifs transcrits d’après les enregistrements des séances observées.
J’ai décidé de les distinguer par des polices différentes (citation d’auteur, citations des
déclarations écrites dans les questionnaires ; citations des échanges lors des entretiens ;
citations   des   interactions   transcrites   observées   en   classe). Les citations des déclarations
d’élèves sont intégrées dans le corps du texte à l’aide de guillemets. Je réserve les guillemets
aux citations et l’écriture en italique pour désigner, mettre en valeur un terme dans mon
discours.

Les documents de recherche en annexe sont regroupés dans le tome suivant, à la fin de
ce dernier il est possible de consulter la table des matières détaillée.

14
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI

Partie 1. Topographie de l’émergence et


de la formalisation d’un genre
disciplinaire dénommé DI

15
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI

Introduction

L’objectif de cette partie est de caractériser le DI comme un genre disciplinaire dans le


système scolaire français et dans l’histoire de la discipline français. Je cherche à reconstituer
une topographie de l’émergence et de la « formalisation » (Reuter, 1996a, 1998a) du genre.
L’analyse de la formalisation de mon objet a pour finalité de comprendre les enjeux
institutionnels, disciplinaires, didactiques de l’émergence du DI et d’en identifier précisément
les composantes. Je réserve le terme de modélisation à l’étude des modèles didactiques du
genre que je considère comme un autre lieu de formalisation du genre.

Mon projet consiste à identifier dans le contexte d’émergence les éléments favorables
à celle-ci, soit les divers espaces où le genre s’impose, se spécifie, s’efface, se transforme, se
fond, se confond avec d’autres genres ou par rapport à d’autres genres disciplinaires. Il s’agit
aussi d’identifier les choix effectués au niveau des emprunts théoriques aux disciplines de
référence et des pratiques sociales de référence (Martinand, 1981, 2001) et d’identifier ceux
qui sont mis à l’écart. Ensemble ces choix effectués et écartés spécifient et modélisent un
genre qui se distingue d’autres conceptions de l’enseignement auxquelles il participe. Le
recours au terme topographie se justifie par une volonté de rendre compte de lieux
d’émergence, d’absence, de transformation, et de « transmutation »14 du genre DI. Le choix
d’analyser le DI à travers la notion de genre disciplinaire suppose d’emblée que je ne
considère pas mon objet comme étant figé, mais que je cherche à rendre compte des
différentes composantes qui le formalisent et permettent de le décrire.

Pour mener à bien ce projet, trois pistes sont envisagées et abordées en trois chapitres
qui définissent le processus même de la notion d’émergence, telle qu’ici je la conçois.

Une première analyse tient du contexte d’émergence et explicite le choix de la


catégorisation du DI comme un genre disciplinaire (chapitre 1). Ce dernier émerge sous
l’étiquette de débat interprétatif au début des années 2000, dans un contexte où la notion de
débat s’impose à l’école et le débat se trouve recommandé, prescrit dans divers champs

14. J’emprunte l’expression à Mikhaïl Bakhtine (1984), je reviendrai sur cet emprunt (infra, p. 49, sq.).

16
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
disciplinaires. C’est ce regain d’intérêt dans diverses disciplines scolaires qui retient mon
attention dans le premier temps de cette réflexion et, m’incite à interroger comment dans
chaque discipline la notion de débat prend forme, se modélise ou au contraire est fortement
discutée, voire écartée. La formalisation du débat dans chaque discipline est le point de départ
de ma réflexion qui permet de circonscrire mon appréhension de la notion de débat et de
reconstruire l’émergence du genre DI dans ses dimensions épistémologiques, didactiques et
éthiques. Parallèlement à cette reconstruction de l’émergence du DI, je présente mon
approche et usage de la notion de genre disciplinaire.

Un autre aspect important de la formalisation du genre et de son émergence est de


spécifier les fondements théoriques sur lesquels se construit la formalisation didactique du
genre et les évolutions de ces références dans l’histoire de la discipline (chapitre 2). Je
désigne ainsi les pratiques sociales de référence et les emprunts théoriques au fondement du
genre, mais aussi les normes de la lecture, ainsi que la place et le rôle de la littérature de
jeunesse scolarisée. Chacun de ces éléments est constitutif de la formalisation du genre DI et
permet de comprendre son émergence.

Enfin, le genre disciplinaire en tant que genre d’enseignement s’appuie sur des
modèles didactiques et des modélisations telles que la prescription officielle et les
recommandations institutionnelles ainsi que les modélisations qui peuvent être reconstruites à
partir des manuels scolaires. Il s’agit alors de voir comment le genre peut être caractérisé à
travers ces divers espaces de modélisations, et comment ces différents espaces construisent à
la fois le genre disciplinaire et une conception modélistante du genre c'est-à-dire comment
celui-ci devient un objet enseignable.

Les documents sur lesquels porte la réflexion sont ici très variés et de natures
différentes, ils se référent à des champs disciplinaires différents, rendent compte de la
complexité et des ramifications du processus d’émergence d’un genre disciplinaire.

17
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI

Chapitre 1. De la notion de débat scolaire à celle de genre


disciplinaire

C’est une véritable vie en commun qui nait


autour de la communication du savoir, une vie
sociétaire qui a ses règles, son esprit et son
cœur ; et l’homme tout entier s’y exerce...
L’école est éducatrice parce qu’elle est
enseignante, et non l’inverse.

Ricœur, 199915

Introduction

Le débat est un type d’interaction symétrique au sujet duquel Robert Vion (1992, p.
138) établit une analogie avec la compétition sportive ou toute autre forme de compétition
binaire. Il le définit comme le lieu de tous les dangers où les deux protagonistes peuvent
gagner. Ainsi, cette conception du débat le rapproche-t-il du duel, de la joute verbale, voire
même comme le précise le linguiste « du tournoi » (ibid.). Le débat trouverait son apogée
dans la vie politique à travers le duel entre « les deux candidats restants en lice lors des
élections présidentielles » (ibid.). C’est un genre social de la conversation qui se donne en
spectacle face à un public, dont l’enjeu, précise Robert Vion, est externe, puisqu’il vise plus à
convaincre le public que l’adversaire lui-même. Par ailleurs, la notion de débat est aussi
empreinte de valeurs démocratiques, et sans me référer aux pratiques antiques et aux
approches philosophiques, je citerai les débats à l’Assemblée nationale qui sont un lieu où se
joue la démocratie française. Néanmoins, c’est surtout dans les médias que le débat est

15. L’article de Paul Ricœur paru en 1955 fut à nouveau publié, partiellement, en 1999 dans la Revue Le Portique éditée en
ligne : http://leportique.revues.org/document263html (dernière consultation : le 11 mai 2009).

18
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
valorisé comme modalité de communication sociale où l’opinion, l’immédiateté et la
subjectivité sont vénérées. Les médias jouent à mettre en scène le débat auprès des
spectateurs. Force est de constater que l’école n’est pas hermétique à ce genre
conversationnel. Le débat est dans l’école, hors de l’école, et porte sur l’école. Cette
valorisation en fait un enjeu d’apprentissage pour l’école dont la mission est de former le
citoyen de demain.

Cependant la forme et la notion de débat16 telles qu’elles apparaissent dans la sphère


scolaire me semblent indépendantes de ces modèles sociaux que je ne conçois pas comme des
références du genre scolaire. J’émets par conséquent des réserves au fait que les élèves (en
particulier ceux du cycle 3) aient des connaissances sur ce genre comme le supposent Joachim
Dolz et Bernard Schneuwly (1997, 1998). Si toutefois ils en avaient, le débat télévisé ne
constitue pas, de mon point de vue, un « prototype » du débat à l’école. Je rejoins Laurent
Husson (2007b, p. 42) lorsqu’il affirme que c’est un « contremodèle ». En effet, je considère
que le débat à l’école puise ses sources dans ses propres champs de référence que sont les
pratiques sociales référées aux savoirs enseignés, les modèles pédagogiques et didactiques et
leurs présupposés théoriques qui circonscrivent les enseignements disciplinaires. Les débats
médiatisés sont surtout des débats politiques ou à visée politique où l’enjeu est surtout de
convaincre le public. Ils ne construisent aucune connaissance, ce sont des outils
communicationnels qui s’appuient en partie sur la manipulation. Le débat scolaire a d’autres
enjeux. Dans les années 1990 le débat trouve à l’école un intérêt jamais égalé, qui est
consacré par les programmes officiels de l’école primaire de 2002, et puis disparait presque
totalement des prescriptions officielles de 2008.

Ce chapitre s’organise autour de trois points, qui permettent de prendre la mesure des
enjeux de la notion de débat et la façon dont chaque discipline scolaire la formalise en son
sein. Chacun de ces points − les champs disciplinaires où le débat se formalise en genre
disciplinaire, les modélisations de ces genres qui se croisent et se spécifient et enfin la
discipline du français où le DI émerge, se formalise et à la configuration de laquelle il

16. Je recours volontiers à l’expression notion de débat, plutôt qu’au terme de débat dans la mesure où je veux montrer
comment à l’école cette notion (l’idée de débat) se reconfigure et peut rendre compte d’un genre scolaire (Delcambre, 2007a,
2007b) et se formalise comme un genre disciplinaire. Le débat est un exercice scolaire qui émerge dans diverses disciplines
scolaires et le débat scientifique se caractérise par des productions langagières différentes de celles du débat en éducation
civique ou encore en français. Tout genre disciplinaire est un genre scolaire mais il existe des genres scolaires qui ne sont pas
disciplinaires. Certains didacticiens (Dolz et Schneuwly, notamment) considèrent le débat comme un genre formel de
l’enseignement de l’oral et comme un genre disciplinaire. Je reviens infra, sur cette distinction (cf. p. 49 sqq.).

19
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
participe – me permet d’expliciter mon usage de la notion de genre disciplinaire et éclaire un
lieu d’émergence et, par conséquent, de formalisation du genre.

1 Émergence du débat dans les disciplines scolaires

L’émergence du débat dans divers champs disciplinaires à l’école résulte, à mon sens,
de deux éléments convergents. D’une part, elle participe à la promotion de nouveaux
enseignements − tels que l’éducation civique ou l’éducation à la philosophie – et se trouve
aussi être le fer de lance des rénovations didactiques de certaines disciplines scolaires, telles
que les disciplines scientifiques et le français. D’autre part, la notion de débat émerge dans
des champs disciplinaires où, d’un point de vue épistémologique et didactique, elle peut se
formaliser. Ceci explique que dans certains champs disciplinaires, l’émergence du débat
rencontre de véritables résistances alors même qu’elle s’impose dans d’autres champs.

Le débat émerge dans deux champs d’enseignement qui se reconfigurent (l’éducation


civique et la philosophie pour les enfants17), alors qu’il résiste dans deux autres disciplines
scolaires (l’histoire et la philosophie) qui s’articulent avec ces deux enseignements en
reconfiguration à l’école primaire. Par ailleurs, le débat est aussi objet de modélisations
didactiques dans les enseignements scientifiques et le français, des champs disciplinaires
particulièrement sensibles au renouveau didactique. C’est pourquoi je considère que la
promotion du débat et la résistance à celui-ci sont profondément liées à l’histoire des
disciplines scolaires et à leur configuration.

1.1 Éducation civique et histoire face au débat

1.1.1 Promotion d’enseignements renouvelés : éducation civique et ECJS

Le souci d’une éducation civique est depuis 1882 un enjeu essentiel de l’école
primaire en France (Audigier, 2002 ; Lamarre, 2007a). L’enseignement de la morale et
l’instruction civique en étaient une forme et octroyaient une petite place à la parole des élèves.
En effet, quelques « causeries » timides étaient prescrites dans les programmes de 1923
(Arrêté du 23 février 1923 cité par Chervel, 1995) dans le cadre de cet enseignement. L’enjeu
n’était cependant pas d’ouvrir la discussion, mais plutôt d’évoquer des expériences

17. Il s’agit de contribuer à l’enseignement moral et civique de l’élève. Ces enseignements sont héritiers de l’instruction
civique et de l’enseignement de la morale. S’il ne s’agit pas tout à fait d’enseignements nouveaux, il est toutefois question
d’enseignements renouvelés.

20
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
personnelles qui illustraient la parole magistrale. Par contre l’idée de débat − c'est-à-dire
d’une discussion réglée entre les élèves qui expriment des points de vue divergents sur un
problème ou un choix à effectuer − est particulièrement mise en valeur par les pédagogies
actives, institutionnelles qui instaurent d’autres formes d’autorité, de communication et de
construction du savoir que l’école traditionnelle. Dans les années 1990, en France, apparait un
champ d’enseignement qui s’autonomise (Audigier, 2002) nommé éducation civique, à
travers un texte fondateur du Comité National des Programmes en avril 1993 : « L'Éducation
civique aujourd'hui »18 qui définit trois objectifs principaux :

- Apprendre à l'enfant qu'il est une personne parmi d'autres personnes, lui
apprendre ses droits et ses devoirs par rapport à lui-même, à sa famille et par
rapport à chacun des êtres humains.
- Apprendre à l'enfant qu'il est un acteur dans une démocratie, la République
française : lui apprendre ses droits et ses devoirs de citoyen.
- Apprendre à l'enfant qu'il est un acteur dans la communauté humaine, dont il
est nécessairement solidaire.

Dans la continuité de ce texte, en 1998, un nouvel enseignement apparait au lycée :


l’Éducation Civique Juridique et Sociale19 (ECJS) au sujet duquel les programmes
recommandent le « débat argumenté » et en proposent la démarche à suivre20. Le débat est
non seulement un objectif, mais aussi un moment d’apprentissage de cet enseignement. La
citoyenneté s’enseigne par le débat et le débat est en soi une modalité citoyenne
d’enseignement. Le texte officiel précise (BOEN, 2000) : « Le respect des conditions et des
règles du débat, en particulier la recherche qu'il suppose d'un accord fondé en raison,
constitue déjà en lui-même un apprentissage pratique de ce qui fonde la citoyenneté ». Ce
n’est pas tant la résolution de la question posée que les conditions de résolution qui sont ici
mises en valeur. Depuis ces textes, ont été instituées, au collège, les heures d’éducation

18. L'Éducation civique aujourd'hui texte adopté par le Comité National des Programmes le 08 avril 1993. (À consulter sur le
site : www.cncdh.fr)
19. BOEN, n°5 du 5 août 1995
20. Le BOEN, n°3 du 30 août 2001 définit dans le cadre de l’Education Civique Juridique et Sociale le débat argumenté. Je le
cite : « Méthode pédagogique privilégiée mais non exclusive, elle peut s'ordonner selon les étapes suivantes :
- Choix d'un thème avec les élèves, ce qui nécessite de le justifier par rapport à l'étude de la citoyenneté.
- Organisation du travail préparatoire au débat avec division du travail, travail de groupes et coordination. On peut mobiliser
des techniques variées selon le sujet abordé : dossier de presse, recherche de documents historiques ou juridiques, recherche
sur cédérom ou sur l'Internet, enquête avec visites ou entretiens, contact avec des personnes qualifiées, rédaction
d'argumentaires, etc.
- Tenue du débat de façon concertée entre élèves et professeurs (choix d'un président de séance, de rapporteurs, présentation
des argumentaires fondés sur des dossiers construits, prises de parole contradictoires, prise de notes, etc.). Les professeurs
veillent au respect des règles du débat. Par leurs interventions et la reprise finale, ils clarifient les positions en présence et
leurs enjeux. Ils les relient aux notions du programme et les mettent en perspective.
- Synthèse orale et écrite et éventuelle diffusion des travaux de la classe (cahiers, exposition, débat dans le lycée, etc.).
Le respect des conditions et des règles du débat, en particulier la recherche qu'il suppose d'un accord fondé en raison,
constitue déjà en lui-même un apprentissage pratique de ce qui fonde la citoyenneté. »

21
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
civique ainsi que les heures de vie de classe qui ont pour mission d’ouvrir un espace de parole
qui soit essentiellement régulateur de la vie du groupe et des conflits qui se présentent. Les
programmes de l’école en 2002 (BOEN, 2002) prescrivent eux aussi un débat hebdomadaire
d’une demi-heure et cela dès le cycle 221.

L’enseignement de l’éducation civique tel qu’il apparait dans les années 1990-2000 est
conçu à travers la pratique du débat et cela, quel que soit le degré d’enseignement. Ces débats
ainsi prescrits rappellent le rôle qu’assument les conseils coopératifs dans la pédagogie
Freinet en instaurant un espace ritualisé, règlementé, structurant la parole et aussi
décontextualisant l’évènement ou la question soumise au débat, ce qui favorise une
recontextualisation et permet l’expression d’une analyse et/ou d’un débat concernant le
problème soulevé. Ces espaces de parole n’accueillent pas toute forme de parole. En effet, le
débat en éducation civique, institué et planifié, permet de différer une parole immédiate pour
en renforcer l’efficacité en l’émancipant d’un trop-plein émotif et affectif22. Au fondement du
débat de vie de classe, il y a un projet politique qui souhaite que la réflexion individuelle
s’affine. Ce n’est pas, par conséquent, le lieu d’une parole spontanée, mais celui d’une parole
qui expérimente les enjeux de la démocratie, afin de permettre au citoyen de réfléchir sur son
environnement et les lois qui le régissent pour, affirment Thierry Bour et alii (2003, p. 20) :
« l’habituer à vivre dans un système qui se justifie en examinant des principes pour
argumenter ses décisions, un système où l’intérêt général doit se déterminer rationnellement
et peut transcender les particularités ». Les singularités sont mises au service de la collectivité.
Il s’agit des enjeux fondateurs de l’éducation civique, et de l’éducation à la citoyenneté, telle
que la discipline semble se configurer, qui exhorte le débat comme un lieu et un moyen
d’instituer les règles d’une école qui initie à la vie démocratique. Pour François Audigier
(2002) le débat et les compétences qui lui sont associées sont une « chance pour faire évoluer
la forme scolaire » même s’il reconnait que « celle-ci constitue une puissante machine pour
récupérer cette éducation et la remettre dans les ornières habituelles » (ibid. p. 14). Je
considère ces enjeux comme fondamentaux de la notion de débat à l’école, c’est dans tous les

21. Le texte officiel stipule : « Une demi-heure par semaine est réservée dans l’emploi du temps à l’organisation de débats
dans lesquels la classe organise et régule la vie collective, tout en passant progressivement de l’examen des cas singuliers à
une réflexion plus large. » (BOEN, 2002, p. 71)
22. La sociologue Rachel Gasparini (2000, p. 224) pose cette différence comme fondamentale entre les deux formes que sont
les entretiens quotidiens et le conseil hebdomadaire, et c’est bien le modèle des conseils qui peut dans cette pratique du débat
être convoquée. Elle affirme : « Les enfants ont aussi la possibilité de présenter leurs problèmes en entretien chaque matin,
sauf que seule la réunion coopérative est une instance décisionnelle habilitée à discuter et à traiter des difficultés soulevées,
ce qui a pour conséquence de différer dans le temps certaines résolutions de conflits et donc ainsi de tempérer les ardeurs ».

22
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
cas un espace de parole régulé, qui répond aux règles de l’institution scolaire et à celles de la
discipline dans laquelle chaque débat se formalise en genre disciplinaire.

Les enseignants en charge de cet enseignement sont, dans le secondaire, les


enseignants de l’histoire-géographie où la notion de débat émerge de façon très contradictoire
dans ces deux champs. Si les géographes ne s’y opposent pas, les didacticiens de l’histoire
semblent plus réservés.

1.1.2 Les raisons d’une certaine résistance en histoire

Débattre en histoire est source de débat, et cela pour deux raisons, l’une est
épistémologique et l’autre didactique. Pour Laurent Husson (2007b) l’idée que tout soit
discutable en histoire est précisément discutable, comme l’ont démontré, d’après lui, les
thèses négationnistes. Le savoir en histoire est de « l’ordre de l’approximation, ordre qui
intègre la dimension du probable et de l’ignorance comme donnée fondamentale » (ibid. p.
55) et ce ne sont pas les conditions d’élaboration du savoir historique qui s’enseignent à
l’école. Nicole Allieu-Mary et Nicole Tutiaux-Guillon (2002, p. 35) rappellent que « l’histoire
des historiens est loin d’être consensuelle. Des débats historiographiques, sociaux et
politiques la traversent ». Il s’avère que cette forme du débat n’est pas transposable à l’école
dans ce champ disciplinaire. Le maitre en histoire adopte la posture de celui qui sait et qui
amène les savoirs. Comme le précisent Catherine Rebiffé et Roselyne Le Bourgeois dans leur
intervention au séminaire de recherche du GRIEST du 2 mars 200523, l’argumentation est :
« plutôt réservée à des lieux où le débat interprétatif peut être développé et où la validité des
sources est également abordée. Soit lors d’échanges assez libres (labo, séminaires...) soit à
l’occasion de questions posées après une communication ». En classe, il s’agit plutôt de
prendre : « toutes les précautions qui font que l’on ne confond pas l’histoire faite par des
chercheurs et les activités des élèves en classe. Simplement, cela pose la question de la
construction des connaissances en classe d’histoire et du rôle qu’y joue le langage » (ibid.).

Ces constats amènent Nicole Allieu-Mary et Nicole Tutiaux-Guillon (2002, p. 35) à


conclure que « l’histoire enseignée marginalise, voire exclut le débat ». Il se trouve ainsi peu
enclin à modifier le format de la communication de la classe et de la leçon d’histoire. Un

23. À consulter sur le site : www.Amiens.iufm.fr/Administraction/recherche/liens/seminaire _01_03_05 _r.pdf (dernière


consultation : le 11 mai 2009)

23
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
constat que font aussi Catherine Rebiffé et Roselyne Le Bourgeois (2005) en soulignant les
contradictions ou les tensions auxquelles se confrontent les programmes de 2002 :

La présentation de la leçon d’histoire dans les Instructions Officielles laisse


supposer une approche ouverte de la démarche d’apprentissage. Or, les
documents d’application proposent une organisation de la « leçon », p. 10 où le
rôle du maitre est très important et laisse assez peu de place à de réels espaces
de discussion et donc à l’argumentation. Il semble que ce qui relève de l’esprit
critique et du raisonnement soit alors peu convoqué et que le maitre soit en
position de dire le vrai.

Les difficultés à intégrer le débat dans l’enseignement de l’histoire sont d’ordre


épistémologique, mais elles sont aussi, à mon sens, d’ordre didactique. Les nouveaux
enseignements que sont l’éducation civique et l’ECJS, particulièrement promoteurs des
pratiques du débat, ne sont pas nécessairement des leviers pour modifier d’autres
enseignements, notamment parce qu’ils sont pris en charge par les mêmes enseignants (qui
enseignent l’histoire-géographie)24. Dans la recherche que j’ai menée sous la direction d’Aziz
Jellab et Brigitte Monfroy (2007), les enseignants disent innover, bricoler, tâtonner dans des
pratiques en marge de leurs cours et conserver un enseignement plutôt « académique » de leur
discipline. Ils évoquent ainsi de nombreux projets qui demandent un aménagement du temps
scolaire ou de celui de leur discipline. Inversement, lorsqu’ils investissent des projets plus
institutionnels (officiellement prescrits) tels les itinéraires de découvertes (IDD) au collège, ils
déclarent alors réserver les projets interdisciplinaires aux horaires consacrés à ces dispositifs
alors qu’autrefois ces enseignants les pratiquaient au sein de l’enseignement de leur
discipline. Ainsi, les nouveaux enseignements ne promeuvent-ils pas de façon systématique
des changements dans des champs d’enseignement classiques, surtout lorsqu’ils se trouvent
proches.

Les résistances sont aussi réelles dans un champ disciplinaire tel que celui de la
philosophie où, pourtant, un genre disciplinaire adossé à la notion de débat se formalise : le
débat à visée philosophique (DVP). La volonté de démocratiser l’accès à cette discipline
provoque des heurts et des changements conceptuels qui confèrent au débat une place
particulièrement symbolique.

24. Toutefois, l’enseignement de l’ECJS pour des raisons d’emploi du temps, de gestion des services et de projet
d’établissement peut être assumé par des enseignants d’autres disciplines.

24
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
1.2 L’enseignement de la philosophie en débat

1.2.1 Résistances philosophiques

Les raisons d’une résistance à une initiation à la pensée philosophique à travers le


débat sont doubles. Elles concernent l’âge des élèves de l’école primaire et le fait que « le
débat démocratique ne s’érige pas en modèle dans la discipline » (Galichet, 2002, p. 13). La
démocratisation des pratiques philosophiques, notamment destinées aux enfants, relève
davantage de postures militantes que d’une évolution conceptuelle de la discipline, dont il
convient de rappeler qu’elle n’est pas une discipline enseignée à l’école primaire, mais une
discipline à laquelle certains enseignements se réfèrent. En philosophie, le débat existe entre
les philosophes, cependant la forme de la communication qu’instaure le débat dans la
construction de la pensée soulève une question fondamentale : le débat, en tant qu’ « art au
service de l’argumentation », traitant des points de vue divergents, permet-il « d’atteindre la
vérité ou la fausseté » (Breton, 2006, p. 8) ? François Galichet (2002) rappelle que la question
est posée dès l’antiquité, Platon et Aristote s’accordant sur l’illusion du réel et les difficultés
d’entrevoir la vérité. Toujours est-il qu’à partir de 1998, Michel Tozzi lance, en France, la
réflexion sur les débats philosophiques dans le premier degré et, révolutionne ainsi l’histoire
de la philosophie et celle de son enseignement ou d’une certaine conception militante de son
enseignement (Galichet, 2005). Il contribue à l’émergence d’une didactique de l’apprentissage
du philosopher, selon son expression (Tozzi, 199325). Alors que les institutions
philosophiques avaient refusé les propositions − émises par le Rapport de la commission
philosophie et épistémologie sous la présidence de Jacques Bouveresse et Jacques Derrida en
1989 (Derrida, 1990) − d’introduire un enseignement de la philosophie par questions et de
l’étendre à la classe de première26, une décennie plus tard, les expérimentations des
discussions et DVP se développent à l’école primaire.

1.2.2 Militantisme philosophique

Plusieurs facteurs contribuent à cette généralisation. Ces pratiques sont soutenues par
l’UNESCO et par certaines académies dans le cadre du Dispositif de Valorisation des
Innovations Pédagogiques, mais aussi par un certain nombre de philosophes qui ont entrepris

25. L’expression se trouve déjà dans ses travaux de thèse et d’habilitation à diriger des recherches. Je cite ici un article qui
synthétise ces travaux.
26. Deux raisons ont été formulées : le manque de maturité à des élèves de classe de première et la défense du principe que la
philosophie demeure le couronnement de la fin des études du secondaire.

25
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
de démocratiser cet enseignement. Enfin, elles trouvent dans les IUFM un lieu important27 de
diffusion et de nouvelles expérimentations, qui, aboutissent entre autres à des masters, à des
thèses sur la question. Ces travaux proposent des modélisations de ces pratiques (Connac,
2001, 2009) et décrivent les DVP comme « un genre » (Auguet, 2003, 2005 ; Tozzi, 2003). À
l’origine, ces pratiques s’appuient sur des expériences importées des États-Unis. L’influence
de Mathias Lipman est incontestable (Vasseur, 2005). Sa méthode de l’enseignement du
philosopher pour enfant s’appuie sur la lecture de textes, que souvent il rédige lui-même, et
sur l’organisation d’échanges sous « la forme de la communauté de recherche scientifique à la
discussion philosophique » (Vasseur, 2005, p. 29). Les enfants, avec l’aide de l’adulte,
découvrent « les principes de raisonnement, comme l’induction ou la déduction et repèrent les
erreurs logiques qui se cachent dans leurs propos » (ibid.).

Nonobstant, le DVP − malgré un regain d’intérêt − est en quête de légitimité


institutionnelle. Sa conception est plurielle et prend appui sur des référents théoriques divers.
Michel Tozzi identifie quatre courants (2002a, 2005) qui se développent en France28. Les
deux derniers courants (cf. note 28) sont proches de certaines conceptions du débat en
éducation civique et du DI qui se développent dans le cadre de l’enseignement de la
littérature. La prescription du débat dans ces deux champs disciplinaires contribue selon
Michel Tozzi (2005, p. 22) à la diffusion des pratiques du DVP. Je reviendrai sur les effets de
ces conditions d’émergence (infra, p. 40).

Parallèlement à ces nouveaux enseignements qui promeuvent le débat, d’autres


disciplines le valorisent comme situation d’apprentissage, ce qui témoigne de l’évolution
matricielle de ces dernières.

27. Les comptes rendus des expériences menées apparaissent sur la toile et la création de cafés-philo contribue à faire
connaître ces pratiques. Les fortes résistances qui existent trouvent moins d’espace public pour s’exprimer.
28. Je les résume ici : un courant psychanalytique, particulièrement développé en maternelle. Le protocole est le suivant :
pendant dix minutes, les enfants parlent entre eux d'un sujet existentiel. La discussion entre enfants est enregistrée sans
intervention du maître. Celui-ci repasse ensuite la vidéo aux enfants qui réagissent ; un courant langagier, inspiré des travaux
autour de la notion d’oral réflexif (Bucheton & Bautier, 1996 ; Bucheton & Chabanne 2002) ; un courant citoyen, proche des
pédagogies institutionnelles ; et un courant philosophique, s’appuyant sur l’héritage de la méthode de Mathias Lipman
développée dans les années 1970 et accordant une place privilégiée au texte littéraire.

26
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
1.3 Émergence du débat dans l’enseignement scientifique : apprentissage du
raisonnement scientifique

1.3.1 Approche épistémique du débat en sciences

La didactique des sciences s’est développée sur deux idées majeures qui semblent
aujourd’hui faire consensus : « le constructivisme et l’importance de prendre en compte le
processus social de transmission des connaissances » (Weil Barais, 1995, p. 415). La thèse
retenue est celle de l’interactionnisme qui postule : « qu’il n’y a de connaissance que s’il y a
partage du savoir. La vérité d’un énoncé n’est pas à rechercher dans une norme extrinsèque à
la communauté de personnes » (ibid.). Interactions verbales et débats sont au fondement
d’une conception de l’enseignement scientifique29 et participent à l’évolution des
représentations et des concepts de la vie courante. Dans l’enseignement de la physique Piet L.
Lijnse (1994, cité par Annick Weil Barais, 1995, p. 416), déclare :

Réaliser que le système des croyances du sens commun des élèves concernant
le monde, étant ce qu’il est, ne peut être qu’en grande partie correct, conduit à
considérer qu’il y a une base commune de départ de la communication et de
l’enseignement. Interpréter l’apprentissage de la physique comme un
apprentissage à parler, au moins partiellement, la façon nouvelle du monde
commun dans lequel nous vivons, ne conduira à un apprentissage signifiant que
si les élèves sont engagés dans un processus graduel et social dans lequel une
compréhension mutuelle est constamment assurée.

La mission est moins de former des scientifiques que de former, déclare Annick Weil
Barais (1995, p. 411) : « des citoyens à part entière capables d’une part de suivre les
évolutions technologiques et scientifiques […], d’autre part de pouvoir être des interlocuteurs
compétents dans les prises de décision, tant au plan individuel qu’au plan cognitif. ». Pour
Jean-Pierre Astolfi et alii (1998) le débat scientifique est un lieu de confrontation des
réponses. L’objectif − précisent-ils − est d’apprendre à raisonner et à argumenter pour
dépasser les pièges de la communication scolaire, notamment ceux de la classe dialoguée où
la parole magistrale demeure excessivement présente.

29. Pour Laurence Simonneaux (2003, p. 189) le débat permet dans le cadre de l’enseignement des sciences : « d’améliorer la
compréhension conceptuelle, de favoriser la compréhension de l’épistémologie des sciences, de développer les compétences
d’investigation (notamment dans les travaux pratiques), d’améliorer les prises de décisions sur les questions socio-
scientifiques (Driver & Newton 1997 ; Jiménez-Aleixandre et al. 2000 ; Osborne, 1999 ; Solomon, 1992) ».

27
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
En mathématiques l’approche est assez similaire. La notion de débat est aussi
constitutive d’une posture du mathématicien et de la construction des savoirs savants. Marc
Legrand (1993, p. 126) affirme que :

[Le mathématicien] n’est pas un homme seul face aux mathématiques, c’est un
homme qui utilise le point de vue et les méthodes des mathématiciens :
1. pour saisir des enchainements d’idées qu’il va considérer comme vrais (les
conjectures) ;
2. pour se persuader d’abord intimement que ces conjectures sont bien vraies
(les preuves et les démonstrations personnelles) ;
3. pour faire partager ses convictions à ceux qui adoptent ses prémices et
s’accordent sur une certaine forme de rationalité (utilisation des cas particuliers
et des métaphores pour faire comprendre), de la démonstration formelle pour
persuader.

Il apparait que dans le domaine scientifique, la notion de débat trouve aisément un lieu
de formalisation et de modélisation de l’enseignement des savoirs de ce domaine.

1.3.2 Approche didactique du débat en sciences

L’enseignement des sciences expérimentales et des mathématiques par le débat est


d’un point de vue épistémologique et didactique particulièrement valorisé. C’est un principe
au fondement des expérimentations de la main à la pâte. Cette opération lancée en 1996, à
l'initiative de Georges Charpak, prix Nobel de physique 1992, Pierre Léna, Yves Quéré et de
l'Académie des sciences a pour but de rénover l’enseignement des sciences et de la
technologie à l’école primaire en favorisant un enseignement fondé sur une démarche
d'investigation scientifique. Cette démarche s’appuie sur dix principes et articule les
apprentissages scientifiques à la maitrise des langages et à l’éducation à la citoyenneté. Elle
constitue un pôle d’innovation qui aboutit en l’an 2000 au Plan de rénovation de
l’enseignement des sciences et de la technologie à l’école (MEN, 2000) et tente de tourner
ainsi définitivement le dos aux leçons de choses et aux activités d’éveil. Les situations
d’apprentissage tendent à ce que les « élèves s’approprient progressivement concepts
scientifiques et techniques opératoires et consolident leur expression orale et écrite »30 et que
par ailleurs la leçon de choses évolue, que « les enseignants soumettent à la curiosité de leurs
élèves des objets et des phénomènes du monde qui les entourent, suscitant le questionnement

30. À consulter sur le site : http://lamap.inrp.fr/?Page_Id=50 (dernière consultation : le 11 mai 2009)

28
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
scientifique »31. Ce questionnement se caractérise par « la formulation d’hypothèses destinées
à être testées par l’expérimentation ou vérifiées par une recherche documentaire»32, ce qui
constitue une caractérisation du débat scolaire.

1.4 Le débat en français : de l’argumentation à la métacompréhension

1.4.1 Débat et rhétorique

Le développement de la didactique de l’oral a pris son essor en s’appuyant sur la


discipline du français, même si aujourd’hui, elle peut être considérée comme transversale,
voire autonome, et concerner tous les champs disciplinaires (Hassan, 2009). Toujours est-il
que parler a longtemps été une compétence qui relevait de l’enseignement du français et la
réforme de la discipline en 1971 éclaire particulièrement les enjeux de l’oral. Frank Marchand
(1971, p. 108) qualifie le débat de situation innovante : « On doit à “l’École moderne” d’avoir
fait de gros efforts pour modifier cette situation dans le sens d’une participation plus effective
et authentique de l’élève à la communication instaurée dans la classe ». Dans la situation dont
il rend compte, c’est un élève qui est animateur des échanges jusqu’à ce que des difficultés
opératoires apparaissent et que les élèves « [ressentent] alors la nécessité d’être “enseignés” et
[demandent] l’aide du maitre » (ibid.). Selon lui, le débat change « la matière des programmes
telle qu’elle était divisée en discipline et en chapitre » (ibid.) et transforme l’élève en
chercheur. Son approche du débat scolaire est par conséquent très différente de celle que je
propose et que j’observe dans les années 1990-2000 puisque le débat s’appuie davantage sur
un modèle pédagogique d’enseignement indépendamment de la notion de discipline scolaire.
La classe est alors considérée comme une communauté discursive qui s’appuie sur des modes
spécifiques de la communication scolaire dont il souligne les changements et non en référence
aux savoirs disciplinaires33. Il conclut toutefois que « lorsqu’on s’attache à étudier comment
se répartissent les locuteurs, on s’aperçoit cependant que la situation n’a pas beaucoup varié
par rapport à la situation traditionnelle » (ibid. p. 109). C’est un point essentiel de mon étude
qui est abordé au chapitre 8 et qui pose de façon concrète la question du changement
observable liée à l’émergence de nouveaux genres.

Assez rapidement, en français la notion de débat est associée à l’apprentissage du


discours argumentatif. Les apports des théories de l’argumentation (Anscombre & Ducrot,

31. Ibid.
32. Ibid.
33. Je reviens sur cette distinction infra (cf. p. 49) qui est majeure dans l’approche que je propose du genre disciplinaire.

29
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
1983 ; Breton, 1997, 2000, 2006) ont été enrichis (entre autres) par les travaux de Patrick
Charaudeau (1998) qui insistent sur les « conditions énonciatives » en jeu dans l’activité
argumentative, et se centrent, par voie de conséquence, sur l’activité du sujet, les contraintes
de la situation et les stratégies du sujet argumentant. Trois enjeux apparaissent dans cet
enseignement de la prise de parole en classe : être légitime ; être crédible ; capter l’autre. Ce
qui définit le rôle des débatteurs (Dolz & Schneuwly, 1998). L’enjeu de ces séances est qu’en
classe les échanges ne demeurent pas à la surface des choses (Bucheton, 1996) et qu’ils
permettent l’accès au « je » (Bautier, 1998). Cette instance énonciative est considérée comme
permettant au sujet de se construire à travers l’expression d’un point de vue et le recours à des
signes d’élaboration de la pensée tels que les reprises, les reformulations, les modalisations,
autrement dit, un genre discursif particulier. D’un point de vue pragmatique l’argumentation
peut être définie comme une activité à la fois intentionnelle, conventionnelle et
institutionnelle. Il s’agit en effet d’agir par le discours sur autrui. Les énoncés argumentatifs
assument diverses visées en fonction de la valeur argumentative de l’énoncé : les
informations, les expressions et tournures, et l’obligation de conclure (Ducrot, 1977, 1982).
Le débat est une situation qui invite les interlocuteurs à assumer ces diverses intentions. Il est
souvent étudié et modélisé comme une situation d’apprentissage de l’argumentation, de l’oral,
voire un genre conversationnel (Dolz & Schneuwly, 1998).

1.4.2 Débat et enseignement de l’Observation Réfléchie de la Langue Française


(ORLF)

Au début des années 2000, le débat se disciplinarise (au sens de Chervel, 1998) ; il
n’est plus considéré comme une situation d’enseignement de l’oral, mais devient une situation
d’apprentissage et de construction des savoirs disciplinaires, au même titre que le débat
scientifique. Le « dialogue cognitif » (Barth, 1993, p. 160), les notions de résolution de
problème et le rôle valorisé de la métacognition dans les apprentissages (Doly, 1996) influent
l’enseignement de l’orthographe et des notions grammaticales (Campana & Castincaut, 1999 ;
David, 2002a, 2002b ; Ducard & alii, 1995 ; Fayol, 2003 ; Haas & Lorrot 1996 ) et proposent
des situations d’apprentissage qui accentuent l’impact des outils d’explicitation de la pensée,
de la négociation et de la confrontation des processus d’élaboration des savoirs par les élèves.
Catherine Brissaud et Daniel Bessonat (2001) proposent des « débats argumentés sur la norme
orthographique ». Danièle Cogis (2003, p. 112-113) poursuit en insistant sur le rôle « des
attitudes positives à l’égard de la “réflexion métagraphique des élèves” et revendique : « un
véritable étayage de la pensée créatrice des élèves dans ce domaine conjointement à une
30
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
réflexion des situations discursives» (ibid.). Dominique Dourojeanni et François Quet (2007)
proposent, quant à eux, un enseignement de la grammaire au cycle 3 par des situations-
problèmes et des « débats grammaticaux ». Par ailleurs, ces auteurs insistent sur les liens entre
le débat grammatical et le débat littéraire, et considèrent que tous les deux participent à
l’enseignement « réflexif » du français (ibid. p. 15). Ces auteurs se réfèrent alors à l’ouvrage
collectif sur « l’enseignement de la compréhension par le DI » auquel François Quet a
participé (Beltrami & alii 2004).

Une majorité de ces travaux didactiques, influencés par la psychologie cognitive,


aboutissent à ce qu’en 2002 les programmes officiels regroupent tous les sous-champs de
l’étude de la langue (grammaire, orthographe, conjugaison, vocabulaire) sous l’appellation de
l’Observation Réfléchie de la Langue Française (ORLF) (Grossmann & Manesse, 2003).
C’est ainsi qu’une forme du débat en classe de français émerge au même titre que le DI.
D’ailleurs, parmi les documents d’accompagnement des programmes de 2002, il était prévu
un fascicule au sujet de l’ORLF (MEN, 2004b) dans lequel apparaissait le terme de « débat
linguistique »34. Issu des travaux de la didactique de l’oral, de l’orthographe et de la
grammaire, ce débat devait être recommandé par des documents d’accompagnement qui
devaient paraitre en 2005 au sujet de l’enseignement de l’ORLF. Toutefois, les aléas des
mandats ministériels font que ce fascicule ne fut jamais édité. Dans les programmes de 2008,
la notion de débat est particulièrement discrète et le terme de « leçon de grammaire » (BOEN,
2008) peut être appréhendé comme une formule d’opposition à cette conception de
l’enseignement de la langue.

1.4.3 Débat et enseignement de la lecture et de la littérature

La formalisation et les modélisations du genre DI sont analysées dans les chapitres


suivants. Toutefois, je peux ici exposer les points essentiels qui me semblent participer à
l’émergence du genre dans sa dimension disciplinaire. Je pose que le DI émerge dans les

34. Ce texte en proposait un exemple (document d’accompagnement 2004, non paru, p. 58) : « En grand groupe, l’enseignant
propose aux élèves de jouer avec les « verbes ». Le groupe choisit un verbe, par exemple « marcher ». Un enfant va au
tableau et représente « marcher ». On lui cherche un sujet et un ou des compléments. Les élèves proposent leurs suggestions ;
par exemple « ça – marche ». Dans ce cas on a au tableau un enfant sujet « ça » mais pas d’enfant « objet ». Si les élèves
proposent « ma maman », on a un enfant sujet et un enfant verbe. A-t-on un enfant qui joue le rôle de l’objet ? Les enfants
peuvent proposer « lentement, dans la rue » etc. Est-ce que ce sont des compléments du verbe ? Travail de débat et de
négociation avec plusieurs verbes. » Je précise que dans la version de 2005, qui ne sera toutefois pas publiée, mais qui se
trouve en ligne sur de nombreux sites, le terme débat est moins utilisé que dans la version précédente, mais la notion même
de débat, les modélisations recommandées demeurent identiques à cette première version. J’infère qu’à partir de 2005, le
terme « débat » suscite moins d’enthousiasme, notamment en ce qui concerne l’apprentissage de la langue. C’est un autre
paradigme de l’apprentissage qui est alors valorisé chez les auteurs des textes officiels et des recommandations officielles.

31
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
conceptions d’enseignement de la lecture et de la littérature de façon assez similaire au débat
dans les enseignements de la langue. Il ne se formalise pas dans un seul modèle didactique,
mais il est à concevoir comme le produit de plusieurs conceptions de cet enseignement qui
convergent vers des modélisations un tant soit peu différentes selon les références théoriques
convoquées par chaque modèle. Ensemble ils partagent certaines conceptions communes de
cet enseignement et appellent à des changements communs. Leur identification est un enjeu
de ce travail. L’émergence et la formalisation du DI répondraient ainsi à plusieurs
changements attendus en termes d’enseignement et d’apprentissage, mais aussi en termes de
références théoriques qui convoquent la notion de débat telle qu’elle apparait à l’école, c'est-
à-dire en mettant en exergue le rôle des interactions entre élèves et en instaurant un autre
rapport à la construction non pas du savoir, mais du sens du texte. Ce faisant l’acte de lecture
scolaire − le rapport des élèves au texte et leurs activités sur ce dernier − évolue et caractérise
un nouveau genre du discours métatextuel scolaire ou une évolution de ce dernier. En effet, je
pose que la formalisation du genre DI repose autant sur les changements des références
théoriques convoquées que les pratiques scolaires existantes de la métatextualité, soit parce
qu’elles participent au changement, soit parce qu’elles sont la cible du changement.

Bien que le genre DI émerge, comme je le démontrerai infra, dans des conceptions
exclusives de la lecture du texte littéraire et impose ainsi un certain rapport à ces textes, je ne
pose pas d’emblée qu’il est un genre de l’enseignement de la littérature. Son émergence et les
modélisations didactiques sont portées par les modèles de cet enseignement qui se codifie
nouvellement à l’école, mais je pose que l’émergence du DI interroge et révèle les
articulations possibles entre l’enseignement de la lecture et celui de la littérature. Les deux
modèles didactiques que je qualifie de référence, à savoir celui qui émerge des travaux de
François Quet35 et celui que modélise Catherine Tauveron (1999, 2001, 2002, 2004)
convoquent des conceptions différentes du rôle de l’interprétation dans l’enseignement de la
lecture dans le premier cas et celui de la littérature dans le second. Á la suite de ces travaux
qui influencent la prescription officielle du genre, les modélisations de dispositifs de DI se
diversifient, souvent en référence à ces modèles didactiques (infra, p. 103 sqq.).

35. Je cite François Quet parce qu’il me semble être le dénominateur commun des recherches menées avec Michel Dabène
(1999), avec Martine Rémond (1999) qui contribuent à une proposition de modèle didactique du DI (Beltrami & alii, 2004).
Dès 2001 François Quet (2001a, 2001b) fait des propositions à la suite de ces travaux vers une conception du DI.

32
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
L’émergence conjointe du DI et du débat en grammaire montre, à mon sens, comment
la notion de débat en français contribue à une nouvelle configuration de la discipline scolaire.
Elle met en valeur les apports de la psychologie cognitive, la valorisation de la verbalisation
et des activités métacognitives, mais aussi de nouveaux enjeux d’enseignement, puisque
apparaissent dans la discipline du français, des enseignements regroupés sous l’étiquette
ORLF et d’autres visant un enseignement qui se réclame de la littérature sans écarter celui de
la lecture dont la dimension transversale est affirmée.

Éléments de conclusion
La notion de débat est associée à des pratiques innovantes, parfois militantes et se
situe en rupture par rapport à d’autres formes d’enseignement, et de façon plus générale, avec
le format de communication scolaire. Si l’on tient compte de la dichotomie des formes
scolaires de la communication que propose Annick Weil Barais (2004, p. 48), l’une
magistrale et l’autre conversationnelle, le débat se place aisément du côté de la
communication conversationnelle et peut à bien des égards apparaitre comme un refus de la
magistralité et des situations d’apprentissage qui lui sont associées. Laurent Husson (2007b,
p. 40) recourt au terme de « repoussoir de la magistralité ». L’approche que j’ai reconstruite
du débat à l’école le présente comme une modalité d’apprentissage qui vise idéalement le
partage et le respect de la parole, et la dote d’une capacité de construction du savoir. Le débat
est, par conséquent, porteur d’une vision démocratique du monde, d’une conception de
l’enseignement-apprentissage et de fait il est l’expression d’un projet moderne pour l’école, si
on accepte l’approche que propose François Jacquet-Francillon (2005, p. 110, sq.) de la
modernité :

C’est un fait que la culture scolaire a intégré l’obligation cardinale d’abolir les
anciennes tutelles et de souscrire aux normes éducatives fondées dans
l’idéologie sinon égalitaire du moins paritaire et contractualise les relations
instituées.

Les formes du cours frontal et du cours dialogué36 sont également rejetées, puisqu’au
fondement du débat à l’école est l’interaction entre les élèves. C’est ce déplacement des

36. Je conçois que l’amalgame de ces trois formes de cours est un peu rapide. Ferdinand Buisson dans le Dictionnaire de
pédagogie et d’instruction primaire (1882-1887, cité par Laurent Husson, 2007b, p. 43) précise que la magistralité n’a jamais
été promue au rang de « méthode officielle ». Il persiste : « cette situation a toujours été officiellement rejetée. » Il distingue
ainsi le cours magistral, celui de l’autorité intellectuelle au cours frontal qui désigne « la position réciproque du maitre par
rapport aux élèves ». J’associe simplement ici les formes transmissives du savoir et une organisation spatiale qui réduit
l’espace des échanges.

33
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
échanges entre les interlocuteurs qui est visé par les conceptions du débat et qui modifie le
rapport même au savoir, puisque l’enseignant n’est plus le seul à tenir le discours qui construit
le savoir en classe, dont pourtant il a toujours la responsabilité37. Le format de la
communication scolaire, c'est-à-dire la structuration des échanges et du déroulement des
transactions qui permet l’ajustement réciproque des interlocuteurs (Bruner, 1984), repose sur
un nouveau contrat (à valeur didactique) qui définit la valeur, les normes, les règles de
l’interactivité verbale.

Enfin, cette étude de la formalisation de la notion débat dans les divers champs
disciplinaires m’amène à considérer le débat scolaire de façon différente de celle que
proposent Joachim Dolz et Bernard Schneuwly (1998). Ces didacticiens envisagent le genre
débat dans un modèle didactique de l’oral, or l’enjeu de mon travail ne porte pas sur
l’enseignement de l’oral, mais vise plutôt à comprendre la façon dont la notion de débat se
configure, ou ne se configure pas, à travers les disciplines scolaires pour modéliser des
situations d’enseignement-apprentissage. L’hypothèse qui sous-tend mon travail est qu’alors
les débats à l’école peuvent être analysés comme des genres disciplinaires qui se caractérisent
par des savoirs disciplinaires mobilisés et des productions langagières spécifiques à chaque
débat. Dès lors, j’ai tenté de démontrer que le débat à l’école n’apparait que dans certains
champs disciplinaires clairement identifiés et dont l’histoire de l’enseignement de chacun est
propice à l’émergence et à l’intégration de la notion de débat. Dans l’approche ici reconstruite
du débat à l’école, la question, voire l’objet du débat, est nécessairement référée à un champ
disciplinaire. C’est dans le cadre de chaque discipline que se détermine la question que traite
le débat, et la façon dont le débat va la traiter. Je considère que les débats évoqués dans les
travaux genevois (1998) s’inscrivent dans le champ de l’éducation civique, auquel le débat
réglé est associé38. Il est ainsi à rapprocher du modèle du débat que présente Frank Marchand
(1971, p. 109, sqq.) qui porte sur des questions qui relèvent de la vie de classe (la décoration
de la salle de classe) ou encore d’une réflexion sur la vie contemporaine, qui pourrait avoir
lieu en éducation civique ou en géographie (les transports en commun), dans la mesure où ces

37. Le partage de la parole est une forme du partage du pouvoir mais non une cession du pouvoir. L’autorité du maitre réside
toujours dans la maitrise du savoir, mais il organise autrement dans le cadre du débat l’accès à ce savoir. (cf. Lamarre, 2007a)
38. Les questions qu’ils abordent relèvent de situations qui pourraient être traitées dans le cadre de l’éducation civique, des
débats de vie de classe : « Où aller lors du voyage de fin de scolarité ? » (Ibid. p. 36) ; « la mixité à l’école » (ibid. p. 37).
D’autres questions sont écartées parce que jugées trop complexes (faut-il intégrer les enfants nouvellement arrivés dans les
classes normales ou organiser des classes spéciales pour leur permettre d’acquérir la langue ?) ou trop passionnelles, voire
trop « grave » (la peine de mort, l’avortement) pour que les élèves puissent « endosser une posture d’apprentissage » (ibid.).
Ils conçoivent le débat comme un genre scolaire et n’abordent pas la dimension disciplinaire des savoirs construits.

34
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
situations de débats peuvent requérir des savoirs issus de ces disciplines. C’est d’ailleurs
l’enjeu du débat réglé de ne pas être uniquement considéré comme une activité langagière,
mais comme un apprentissage de la citoyenneté où « l’élève s’approprie par la pensée
réflexive et critique un savoir spécifique dans un contexte relationnel démocratique et
intégratif » (Fontani, 2007, p. 9).

Mon approche se distingue aussi de celle de Joachim Dolz et Bernard Schneuwly,


(1998) par l’usage des pratiques de référence convoquées. Dans ma conception, la notion de
débat à l’école ne se réfère aucunement au modèle télévisé, mais se fonde au sein de chaque
discipline scolaire et assume une valeur épistémologique. Les débats régulés, argumentés, de
vie de classe se fondent sur les valeurs et les enjeux politiques, démocratiques et
philosophiques de l’éducation civique et parfois se réfèrent au modèle pédagogique de
Célestin Freinet. L’enseignement de l’histoire développe une communauté discursive
favorisant des interactions indépendamment d’une approche du débat, qui remettrait en cause
des principes fondamentaux de la discipline et l’histoire telle qu’elle s’est construite dans la
sphère scolaire. Dans le champ de cette didactique de l’histoire, la notion de situation-
problème reçoit beaucoup plus d’écho. En effet, maints travaux éclairent un usage de la
notion comme moyen de percevoir et corriger la source d’une erreur de type conceptuel
(Dalongeville, 2000 ; Dalongeville & Huber, 2000 ; Gérin-Grataloup et alii, 1994 ; Le Roux,
2004). Ils rejoignent ainsi les travaux de Gérard de Vecchi et Carole Carmona-Magnoldi
(2002) qui proposent des situations-problèmes dans tous les champs disciplinaires scolaires
qui s’inscrivent dans une démarche de rupture amenant l’élève à déconstruire le ou les
modèles explicatifs initiaux jugés inadaptés ou erronés. La même notion en sciences est
adossée à celle du débat scientifique (Astolfi, 1993) qui se présente comme une quête de
solution(s) à un problème à une question posée. Les débats scientifiques dépendent d’une
conception didactique de cet enseignement et répondent aux questions : à quoi sert
l’enseignement des sciences et qu’est-ce qu’un esprit scientifique ? Qu’est-ce que poser une
question scientifique et développer un raisonnement qui permette de la traiter ? Le débat en
français est profondément lié à l’enseignement de l’argumentation et participe à une nouvelle
configuration de l’enseignement de la langue, de la lecture et de la littérature.

Les débats disciplinaires, quels qu’ils soient, répondent au projet de démocratisation et


d’intégration de tous les élèves. Du moins, est-ce une idée que véhicule la notion dans la
sphère scolaire (Lamarre, 2007c). Cependant cette valorisation du débat est aussi due aux

35
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
acquis de la recherche dans les didactiques et la réflexion menée sur la construction des
savoirs disciplinaires. C’est pourquoi mon étude se poursuit sur les modélisations didactiques
de ces débats disciplinaires afin de voir ce qu’elles nous disent de la formalisation des genres
disciplinaires.

2 Les modélisations des débats disciplinaires : lieux de spécificités et de


croisements des genres disciplinaires

Si chaque débat scolaire a un fondement disciplinaire et se formalise dans une


discipline donnée, je pense néanmoins qu’ils partagent tous des éléments constitutifs de la
notion de débat qui expliquent ces émergences concomitantes. Ainsi, pour moi, les
modélisations didactiques de chaque débat au sein de chaque discipline partagent entre elles
des éléments qui déterminent la spécificité de chacun et les articulations possibles, les points
communs qui les définissent comme des débats scolaires. À travers l’analyse de ces
modélisations, je cherche à éclairer les liens possibles entre une formalisation du DI et les
formalisations du débat dans les autres disciplines à partir de laquelle j’explicite ma
conception et mon usage de la notion de genre disciplinaire.

2.1 Débats scientifiques et DI : une construction partagée des savoirs

La présentation de Marc Legrand (1993) des situations favorables au débat en


mathématiques est assez proche de certaines situations favorables au DI. En mathématiques, il
existe selon lui trois formes de débat, l’une qui permet l’introduction des concepts, l’autre la
discussion au sujet de conjectures et enfin la dernière qui prend en compte des questions
spontanées. Ces trois formes de débats interviennent à des moments différents du cours : au
début pour problématiser ; lors de la phase du développement d’une théorie ; enfin pour
répondre aux questions spontanées des élèves qui dans d’autres situations didactiques sont
trop vite écartées (de son point de vue). En français le débat peut également ouvrir la séance
de travail, il peut en être l’aboutissement où s’imposer au fur et à mesure des échanges. Les
enseignants verbalisent une telle conception de la pratique du DI, alors que certains modèles
didactiques du genre ont tendance à réduire les modèles conversationnels des débats littéraires
à la confrontation des interprétations (infra, p. 104, sqq.). Cette approche de la notion de débat
sous-tend qu’il existe des formats différents du débat, sinon dans chaque discipline, au moins
en mathématiques et en français, selon les enjeux d’apprentissage des différentes phases
d’une séance d’apprentissage. Dès lors, le débat peut ne pas être le seul format d’une séance

36
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
d’apprentissage, mais s’intégrer dans celle-ci. C’est une conception didactique importante de
la notion de débat, qui, à mon sens, n’est pas en contradiction avec la conception du débat
comme une situation de mise à distance de divers points de vue ou réponses pour sélectionner
celui qui répond aux exigences des savoirs disciplinaires. Valider et/ou écarter des réponses
est une situation de métaréflexion.

Par ailleurs, certains modèles didactiques du DI s’appuient sur deux apports essentiels
de la démarche inspirée des expérimentations de la main à la pâte parmi les dix principes qui
en régissent le fonctionnement39. Il s’agit tout d’abord de l’incitation à l’échange oral autour
des observations, des hypothèses, des expériences et des explications et ensuite du rôle du
carnet d’expérience où l’enfant consigne des écrits personnels et des traces du travail collectif
validé. L’élève situe ainsi sa pensée par rapport à celle qui a été validée et garde une trace de
ses essais successifs, une trace de son évolution personnelle. Ce carnet est à la base d’une
conception du carnet de lecteur (Bois, 1999 ; Chenouf & Renard, 2002 ; Chenouf, 2004 ;
Joole, 2009 ; Poslaniec & alii, 2005 ; Tauveron 2002a) et trouve, dans certains modèles du
genre DI, une place privilégiée, tout comme dans certaines recommandations du DVP (infra,
p. 42).

Conjointement la notion d’hypothèse et le statut de l’erreur se trouvent mis en exergue


par les modèles des genres du débat scientifique et du DI. La question qui se pose est de
savoir comment le débat (en tant que situation interactive d’apprentissage) gère les
conjectures fausses ou en partie incorrectes et fait de l’erreur, un « dysfonctionnement à
valeur didactique » (Reuter, 2005) qui trouve une place légitime dans le processus
d’apprentissage.

39. Les dix principes sont les suivants :


1. Les enfants observent un objet ou un phénomène du monde réel, proche et sensible et expérimentent sur lui ;
2. Au cours de leurs investigations, les enfants argumentent et raisonnent, mettent en commun et discutent leurs idées et leurs
résultats, construisent leurs connaissances, une activité purement manuelle ne suffisant pas ;
3. Les activités proposées aux élèves par le maître sont organisées en séquences en vue d'une progression des apprentissages.
Elles relèvent des programmes et laissent une large part à l'autonomie des élèves ;
4. Un volume minimum de deux heures par semaine est consacré à un même thème pendant plusieurs semaines. Une
continuité des activités et des méthodes pédagogiques est assurée sur l'ensemble de la scolarité ;
5. Les enfants tiennent chacun un cahier d'expériences avec leurs mots à eux ;
6. L’objectif majeur est une appropriation progressive, par les élèves, de concepts scientifiques et de techniques opératoires,
accompagnée d'une consolidation de l'expression écrite et orale ;
7. Les familles et/ou le quartier sont sollicités pour le travail réalisé en classe ;
8. Localement, des partenaires scientifiques (universités, grandes écoles) accompagnent le travail de la classe en mettant leurs
compétences à disposition ;
9. Localement, les IUFM mettent leur expérience pédagogique et didactique au service de l'enseignant ;
10. L’enseignant peut obtenir auprès du site Internet : http://www.inrp.fr/lamap/ des modules à mettre en oeuvre, des idées
d’activités, des réponses à ses questions. Il peut aussi participer à un travail coopératif en dialoguant avec ses collègues, des
formateurs, des scientifiques.

37
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
Dans le domaine des sciences, deux variables d’hypothèses cohabitent et sont au
fondement de l’expérience scientifique. Les scientifiques distinguent des hypothèses
vérifiables et des hypothèses non vérifiables, ainsi certaines hypothèses sont dites de loi et
d’autres de cause. Cette distinction n’existe pas dans le domaine de la lecture, cependant
certaines hypothèses sont vérifiables dans le texte, d’autres dans l’épitexte, certaines
incombent au lecteur (Verrier, 2001) parfois au-delà de ses compétences et de son
encyclopédie (Eco, 1985 ; Jouve, 1993), et dès lors l’erreur interprétative peut devenir un acte
de surinterprétation (Eco, 1996). Ainsi, le débat scientifique et une certaine conception de
l’acte de lecture, qui se trouve codifié par le genre DI, sont susceptibles d’engager l’élève
dans une démarche de construction d’hypothèse, d’investigation et de vérification qui invite
aux justifications et au développement d’un discours argumentatif. Une démarche supposée
permettre aux élèves de comprendre, d’interroger le parcours erratique de leur raisonnement
sous la responsabilité des enseignants. Sur ce point le consensus est de rigueur dans toutes les
modélisations du genre DI (cf. chapitre 3). Marc Legrand (1993) − qui propose des situations
de débat pour des enseignements spécifiques en mathématiques où le rôle de l’enseignant
n’est pas de mettre en avant les bonnes réponses et « péjorer l’attitude de ceux qui se
trompent » (ibid. p. 132) − impute au contrat didactique la gestion du statut de l’erreur et par
la même occasion, le statut du savoir en classe (ibid. p. 133) :

Pour que ce fonctionnement erratique du cours soit acceptable par les élèves, il
est donc indispensable que le contrat didactique soit très explicite sur le point
suivant : les situations qui sont mises en débat ne sont ni des situations
scolaires traditionnelles de type application directe du cours, ni des situations
totalement incertaines comme celles auxquelles sont confrontés les chercheurs.

J’en déduis que le débat scientifique crée une situation didactique qui redéfinit les
rôles des élèves, du savoir et de l’enseignant. La tâche soumise aux élèves requiert leur
réflexion, elle est abordable avec leur connaissance, elle est facilement identifiable pour que
chaque élève puisse avoir une idée personnelle. Elle est, par ailleurs, complexe et nécessite de
nouvelles connaissances, qui permettent la construction du savoir visé (Legrand, ibid.). Le
débat scientifique et le DI partagent une conception de la situation-problème comme modalité
d’enseignement et d’apprentissage des savoirs en jeu dans ces deux disciplines.

2.2 Débat réglé, DVP et DI : quelles articulations ?

Les modélisations de ces trois genres de débats disciplinaires partagent nombre de


points communs et d’articulation.

38
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
2.2.1 Modélisations articulées sur des emprunts théoriques croisés

Le débat réglé puise dans le DVP des référents théoriques, et notamment le fait de
problématiser une thématique sous forme de question et de dérouler une modalité de
traitement conceptuel de la question (Bour & alii, 2003). En effet deux modèles didactiques
du débat réglé en éducation civique sont identifiables : le débat de régulation (Lamarre,
2007a) correspondant aux débats de vie de classe proches du conseil coopératif et le débat dit
réglé ou argumenté inspiré de l’ECJS qui porte sur des questions citoyennes précises. Thierry
Bour et alii (2003) proposent dans leur ouvrage collectif une série de situations de
conceptualisation autour de deux grandes thématiques, celles des droits de l’homme et de
l’organisation de la vie en société. Ce sont au total soixante-quatre situations qui permettent
de traiter une question précise. En voici quelques-unes : « Liberté : peut-on tout faire ? » ;
« Légalité : les vols légitimes ? » ; « Environnement : pas si facile à respecter ? » ;
« Violence : toujours interdite ? » ; etc. Si le rapport à la loi est toujours présent dans ces
questionnements (fondement disciplinaire de l’enseignement de l’éducation civique), les
questions posées visent l’organisation d’une pensée argumentée qui soulève des questions
d’ordre philosophique et qui peuvent à bien des égards s’apparenter aux thématiques en
œuvre dans certaines conceptions des DVP. Leurs modélisations didactiques peuvent dès lors
se trouver en concurrence. Pour Sylvain Connac (2009) la pratique du DVP est considérée
comme une nouvelle institution dans la pédagogie Freinet. Je dirais que l’émergence de cette
conception du DVP s’inscrit dans la valorisation actuelle des pédagogies alternatives et qu’en
s’appuyant sur les démarches du débat réglé, un genre prescrit, le DVP peut se développer ou
amener les pratiques à évoluer en tenant compte de certaines de ses caractéristiques. Ainsi
certaines conceptions du DVP développent-elles des pratiques qui s’inspirent des conseils
coopératifs et profitent du temps institutionnel conféré au débat hebdomadaire réglé à l’école
pour entrer dans les pratiques de classe. D’autres conceptions du DVP s’appuient sur
l’institutionnalisation de la littérature de jeunesse et sur les prescriptions recommandées40 du
genre DI (cf. note 28, p. 26). Michel Tozzi (2005, p. 22) reconnait que l’adossement de ces
pratiques aux genres disciplinaires prescrits contribue à leur diffusion :

La diffusion fut aussi accélérée avec les nouveaux programmes du primaire en


2002 : d’une part parce que le débat était très valorisé dans toutes les
disciplines, prenant figure d’activité transversale, et que sa demi-heure
hebdomadaire obligatoire donnait un point d’ancrage règlementaire à ces

40. Par les documents d’accompagnement des programmes.

39
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
nouvelles pratiques ; d’autre part parce que l’importance donnée pour la
première fois au primaire, au-delà de la lecture, à la littérature permettait
d’articuler les débats d’interprétation sur des textes avec des discussions à
visée philosophique.

Les rapprochements, voire croisements, de ces trois genres reposent à la fois sur des
références théoriques empruntées dans leur champ disciplinaire respectif, mais aussi sur
l’opportunité qu’offre le contexte de valorisation du débat. Toutefois, dans la mesure où je
considère que la notion de débat ne se formalise que dans la dimension des disciplines
scolaires, je pense que les questions posées divergent dans chacune de ces formes de débat,
que les outils pour répondre, les références convoquées et le genre discursif produit dans ces
situations sont eux aussi différents. Les effets d’une articulation qui ne pense pas les
différences pourraient diluer les spécificités disciplinaires de chaque débat, et contribuer à ce
que les croisements ne deviennent une fusion de genres et, par conséquent, l’émergence d’un
nouveau genre et la disparition d’autres. Ce qui n’est pas une proposition à exclure étant
donné les relations parfois ambigües entre certaines modélisations des genres DVP et DI, ce
que je propose d’éclairer.

2.2.2 DI et DVP : deux genres à part entière ou deux approches du même genre ?

Ce qui caractérise un genre, entre autres, c’est sa capacité à transmuter, fusionner,


évoluer (Bakhtine, 1984). L’émergence quasi conjointe du DI et d’une forme particulière du
DVP (le dernier courant qu’évoque Tozzi) interroge l’exploitation scolaire du texte littéraire,
les emprunts théoriques qui les caractérisent et leur finalité en termes d’apprentissage : à
quelles lecture et exploitation du texte littéraire invitent-ils ?

Les modélisations didactiques croisées des genres DI et DVP prennent en partie


naissance dans la quête de légitimité du genre DVP que j’ai évoquée précédemment, sachant
que l’émergence du DI puis sa prescription et ses recommandations encouragent les
rapprochements des deux genres, plutôt que leur singularisation (infra, p. 131). Par voie de
conséquence, nombre de modélisations du DVP amènent à circonscrire une approche
spécifique du DI et de fait cette conception littéraire du DVP (que Michel Tozzi nomme le
courant philosophique) met en valeur une lecture qui prolonge le travail d’interprétation et qui
le complète. Ces modélisations s’inscrivent dans une approche anthropologique des savoirs
scolaires qui connait actuellement un certain succès en particulier en ce qui concerne la notion
de débat et le DI (Martinez-Verdier, 2005a, 2005b ; Tozzi, 2004), mais également dans une

40
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
perspective critique anthropologique du texte littéraire (Affergan, 1991 ; Fraisse & Mouralis,
2001 ; Gerfaud & Tourel, 2004 ; Mouralis, 2007). L’œuvre littéraire est conçue, d’après Jean-
Pierre Gerfaud et Jean-Paul Tourrel (2004) comme une production littéraire et envisagée dans
sa fonction sociale, symbolique et linguistique qui met en exergue la complexité de ses
significations et vise fondamentalement − dans une conception didactique du texte littéraire −
la construction d’un être de culture, ce qui au demeurant est l’enjeu de l’enseignement de la
littérature à l’école primaire. En ce sens DI et DVP partageraient une finalité commune. La
question qui se pose, dans le cadre de ce travail, est celle des frontières qui délimitent, ou qui
par leur absence rapprochent l’un et l’autre de ces deux genres de l’enseignement de la
littérature.

Certains modèles didactiques de ces deux genres partagent trois éléments fondateurs :
un regard commun sur le corpus de la littérature de jeunesse ; des emprunts communs aux
théories de la lecture littéraire et des emprunts didactiques communs.

La littérature de jeunesse convoitée

Malgré une production éditoriale importante dans des collections identifiées comme
philosophiques, ce sont les livres de littérature de jeunesse qui intéressent les concepteurs des
modélisations de DVP. Evelyne Beauquier (2003)41 note que les ouvrages étiquetés
philosophiques sont particuliers dans le panorama de la littérature de jeunesse : « Dans ce
type d’ouvrage, les questions et les réflexions sont posées. Elles ne découlent pas de la lecture
personnelle du lecteur ». Ils induisent un autre rapport au texte dans la mesure où ils se
veulent interactifs par les questions, qu’ils ne soulèvent pas implicitement, mais qu’ils posent
explicitement. Or, les concepteurs de modèles du DVP s’attachent à formuler un
questionnement induit par le texte.

Des références théoriques communes

Nadia Miri et Anne Rabany, conceptrices d’un modèle didactique du DVP,


convoquent les mêmes référents théoriques de la lecture littéraire qui sont au fondement du
DI42. Elles font ainsi référence aux travaux de Michel Picard (1986) et à ceux de Vincent
Jouve (1993) qui définissent une approche de la lecture littéraire pour expliquer les diverses

41. À consulter sur le site : http://.orleans-tours.iufm/ressources/ucfrphilo/chevaillier/conf_beauquier.shtml (dernière


consultation : le 11 mai 2009)
42. Sur lesquels je reviendrai pour aborder les présupposés théoriques des modèles du genre (cf. p. 78, sqq.).

41
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
attitudes du lecteur face au texte. Dans leur conception, la lecture de la « littérature
philosophique » n’échappe pas à la compréhension du texte, à l’inférence et à l’interprétation,
elle implique toujours une identification du lecteur et un dépassement de soi pour prendre du
recul et recevoir le texte d’un auteur. De plus, elles considèrent le personnage comme « un
élément clé du récit », au même titre que les didacticiens du français (Reuter, 1987 ;
Jouve, 1992 ; Tauveron, 1995). Cette conception de la lecture scolaire rejoint en tous points
celle que je définis au chapitre suivant pour cerner les normes lecturales qui accompagnent
l’émergence du genre DI.

Des objets didactiques partagés

Certaines modélisations du genre DVP et DI s’articulent avec d’autres genres qui


émergent et participent conjointement au modèle d’enseignement de la littérature tel qu’il se
définit à l’école primaire en 2002, il s’agit de la lecture en réseau et du carnet de lecteur. Les
emprunts à la didactique du français sont pour Bruno Chevaillier (2004)43 indiscutables et
nécessaires :

La lecture des textes de littérature de jeunesse s'enracine à l'école primaire dans


des pratiques pédagogiques qui se réfèrent pour l'essentiel à la didactique du
français. Deux outils nous semblent particulièrement adaptés pour permettre à
l'enfant de réfléchir à ce que disent les histoires : la mise en réseau de textes et
le débat interprétatif.

Pour Bruno Chevaillier, la mise en réseau de textes et le DI sont des outils qui
enrichissent la pratique du DVP puisqu’ils facilitent la mise en discussion et la mise en
réflexion. De son côté Monique Desault (2003)44 s’appuie sur les textes officiels de 2002 et
décrit des pratiques philosophiques qu’il est difficile de distinguer de celles de l’enseignement
de la lecture et de la littérature en français :

Pour certaines histoires, je me suis inspirée de la démarche proposée par J.


Giasson (Les textes littéraires à l'école, Gaëtan Morin, Montréal, 2000) qui,
pour favoriser la compréhension et l'interprétation à travers les réactions
personnelles et l'appréciation littéraire, préconise à la fois l'oral et l'écrit. Les
Instructions Officielles encouragent les enseignants dans ce sens tout en
valorisant les débats afin d'éviter les travers des questionnaires écrits.

43. À consulter sur le site : www.orleans-tours.iufm.fr/ressources/ucfr/philo/chevaillier/chevaillier1.html


44. À consulter sur le site : http:// pratiquesphilo.free.fr /contributions.htm

42
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
Le DVP ainsi conçu trouve dans les prescriptions officielles qui accompagnent le DI
des finalités communes, telles que faire évoluer les pratiques de lecture à l’école, et
contribuerait à l’évincement du questionnaire de lecture écrit, une pratique particulièrement
ancrée dans la culture scolaire, sur laquelle je reviens infra, (cf. p. 62 et chapitre 9).

Esquisse possible ou impossible d’une différenciation ?

L’usage du texte littéraire pourrait être un élément de différenciation de ces deux


genres comme le proposent Yves Soulé et alii (2008, p. 85) :

Dans le débat littéraire, le texte est et demeure l’objet d’étude toujours présent
dans la discussion. Par un phénomène de tissage complexe (redites,
commentaires, réminiscences, intertextes) il conduit à l’élaboration du texte de
la classe qu’est le dialogue obtenu, dans lequel il se fond, ne cesse d’y être
actif, se réalise comme tel. Alors que dans la discussion à visée philosophique,
le texte point de départ nécessaire en ce qu’il offre au concept à travailler une
configuration d’expérience, fût-elle fictionnelle, sort en quelque sorte peu à peu
du champ d’investigation.

Pourtant, quand je compare deux modélisations de lecture du texte Yacouba de Thierry


Dedieu (1994), l’une proposée par Catherine Tauveron (2004a, p. 30) et l’autre par Élisabeth
Bussienne et Michel Tozzi, (2004, p. 2), je relève plus de points communs que d’éléments
spécifiques à l’un et à l’autre des genres :

Approche de Catherine Tauveron dans le Approche d’Élisabeth Bussienne et Michel


cadre de la modélisation du DI. (2004a, p. Tozzi dans le cadre de la modélisation du
30) DVP. (2004, p. 2)

« Le texte, qui se présente comme un conte « Yacouba est un adolescent d'une tribu
de sagesse, pose également un problème africaine de guerriers. Son rite d'initiation
d'interprétation du deuxième type45 : que pour devenir adulte est de tuer un lion. Mais
veut-il dire ? quelle leçon veut-il il rencontrera un lion blessé qu'il ne tuera
transmettre ? quel est son enjeu symbolique, point, et deviendra simple berger du
philosophique, éthique ? Pour pouvoir troupeau…qui ne sera plus attaqué par les
répondre à cette question, il faut être attentif lions. Il aura été confronté au dilemme :
à des détails du texte qui ont pu être négligés “Soit tu me tues sans gloire, et tu deviens
pour la compréhension de l'intrigue (pour guerrier, soit tu me laisses en vie, et tu seras
interpréter la portée symbolique d'un texte, banni de ta tribu”. Il faudra certes travailler
ce sont souvent les détails qui sont la “compréhension” du texte, expliquer par
déterminants, détails qu'un travail sur la seule exemple ce que signifie “gloire” ou “banni”.
architecture de l'intrigue élimine Mais après commencera le “débat
systématiquement). ( …) Peut s'ouvrir alors d'interprétation” : Yacouba est-il lâche de

45. Je reviendrai dans le troisième chapitre sur la conception de l’interprétation de Catherine Tauveron, les raisons et les
effets de cette distinction qu’elle propose entre une interprétation de premier type et une autre de second type.

43
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
un intéressant débat interprétatif : le texte dit- ne pas tuer un lion comme exigé par sa
il qu'il convient de transgresser les codes tribu ? Ou est-il courageux de résister à la
sociaux en certaines circonstances, mais au norme du groupe au risque de l'exclusion,
prix d'une exclusion ? Ne dit-il pas aussi que en vrai pacifiste qui refuse la violence
la transgression des codes sociaux est un bien pour devenir viril ? Ou courageux parce
pour la société même sans qu'elle s'en qu'en vrai guerrier prêt à risquer sa vie, il
aperçoive ? Ne met-il pas en scène deux ne tue pas un lion blessé ? Plusieurs
conceptions de l'honneur ? Ne parle-t-il interprétations sont également légitimes,
pas sur un autre plan de ce qu'implique ouvrant la discussion. Et celle-ci
grandir (trouver douloureusement et s'approfondira si elle tente de définir ce
solitairement sa propre voie, en dehors des qu'est le courage. » (C’est moi qui souligne).
chemins tracés par les parents) ? N'est-il
pas une parabole sur les valeurs
comparées des vertus guerrières et des
appétits de paix incarnés par le berger ?
Toutes ces pistes et d’autres sont
possibles. » (C’est moi qui souligne).

1. Tableau comparatif de propositions didactiques DI/DVP pour l’œuvre de Yacouba de Thierry Dedieu

Les passages que j’ai soulignés dans chacune de ces approches me semblent converger
vers une lecture commune de l’album qui dans tous les cas interroge les élèves sur leur
compréhension de l’œuvre, sur le traitement symbolique du choix de Yacouba, et qui invite
les élèves à réfléchir sur ce que peut signifier : grandir ; l’honneur ; le courage. Le DI n’écarte
pas ces concepts et le DVP n’écarte pas ce traitement symbolique de l’œuvre. Il s’avère juste
que le DVP a pour finalité de définir un concept retenu à partir de l’œuvre littéraire. Je dirais
toutefois, à la lecture de ce que propose Catherine Tauveron, que le DI convoque les
représentations du concept pour comprendre l’œuvre, le DVP construit le concept à partir de
la compréhension de l’œuvre.

Les travaux d’Anne Touzeau (2003, 2007) sont sur ce point tout aussi intéressants.
Elle conçoit le texte littéraire comme un véritable prétexte pour construire une discussion à
visée essentiellement philosophique (ibid., 2003, p. 137) :

S’engager en philosophe dans un album de littérature (que j’élargis aux


romans, contes, bandes dessinées, poésie et théâtre) de jeunesse consiste à
laisser de côté les savoirs savants sur le texte et l’acte de lire pour s’intéresser
plus avant à l’enfant, à la personne qui reçoit l’histoire. Seront laissés de côté
pour un instant, les personnages et les reprises anaphoriques, les niveaux de
langage, les connecteurs, les questions d’énonciation, la distinction
narrateur/auteur, en un mot l’explication du texte, pour aller plus
spécifiquement questionner l’enfant et son rapport au monde et à autrui.

44
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
Elle affiche, par conséquent, des différences notoires en termes d’usage de la lecture
du texte littéraire. Pourtant dans la séquence qu’elle propose (Touzeau, 2007) de l’album, Les
petits bonshommes sur les carreaux d’Olivier Douzou (1999), DI et DVP semblent, à
nouveau, contribuer à la compréhension de l’œuvre, même si chacun relève d’une séance
spécifique. Dans les modélisations qu’elle propose, la question du DI porte sur « ce que
l’auteur veut nous dire de l’exclusion dans ce livre » (ibid. p. 281). Elle est présentée aux
élèves sous la forme suivante : « vous connaissez l’expression “avoir le dernier mot”, alors
ma question est la suivante : quel est le dernier mot de l’histoire ? ». Le débat réflexif à visée
philosophique, quant à lui, porte sur la question suivante : « S’exclut-on de soi-même ou est-
on exclu par les autres ? » (Ibid. p. 282). Ces débats se différencient-ils réellement ? Le
dernier mot de l’auteur est que l’on peut être ou devenir des bonshommes de l’autre côté du
carreau « mais que l’on ne le sait pas ». La répétition de cette proposition qui ponctue tout
l’album souligne l’ignorance en jeu dans le processus d’exclusion. La question du DVP
permet de comprendre ce message : l’indifférence est aussi une forme d’exclusion qui mène à
l’exclusion de ceux que l’on exclut à force de les ignorer. Lequel de ces deux débats amène la
construction du concept de l’exclusion ? Lequel de ces débats construit une compréhension de
l’œuvre ? Les nuances entre ces deux genres que l’on peut entrevoir, construire et même
parfois défendre ne sont pas toujours très convaincantes, du moins de mon avis. Les liens
entre ces approches du DI et du DVP incitent à concevoir la situation de débat au sujet du
texte littéraire comme plurielle sous le signe de la complémentarité plutôt que celui de la
différenciation. On pourrait considérer cette modélisation du DVP (adossée au texte littéraire)
comme une variante des modèles du genre DI, qui se focalise sur une thématique liée aux
valeurs et à la symbolique du texte littéraire et relève du même genre disciplinaire. Dans ce
cas le traitement des valeurs véhiculées par les textes littéraires est au service de la
compréhension de l’œuvre. Lorsque ces valeurs ouvrent sur la construction d’une pensée à
visée philosophique (point de départ de la construction d’un concept), alors les pratiques
langagières divergeraient, le statut du texte aussi et ces deux genres se différencieraient.
Reste, toutefois en suspens le statut générique et disciplinaire du DVP. En effet, la variable
discipline à laquelle je me réfère sans cesse pour caractériser mon approche de la notion de
débat à l’école, ne me semble pas ici pertinente, dans la mesure où si le DVP est conçu en
référence à certaines conceptions philosophiques et militantes de l’enseignement de la pensée
philosophique, celle-ci n’est toutefois pas une discipline scolaire enseignée à l’école
élémentaire. De plus, les deux courants majeurs (le courant coopératif et le courant

45
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
philosophique) se réfèrent à des genres disciplinaires existants dans deux disciplines
différentes : l’éducation civique et le domaine de la littérature en français. Le DVP peut
difficilement être considéré comme un genre disciplinaire et la proposition de le considérer
comme un genre scolaire (Auguet, 2003, 2005 ; Tozzi, 2005) est toujours en débat. Je rappelle
ainsi les réserves que formule François Galichet (2005) envers la proposition de Gérard
Auguet (2003, 2005) de considérer que le DVP soit « un genre en voie
d’institutionnalisation », considérant que « l’institution politique et scolaire n’a pas à prescrire
à la philosophie ses contenus, ses méthodes, ses modalités » (ibid. p. 54) et à ritualiser ainsi
cet enseignement.

En France, les didacticiens du français tentent de différencier ces deux formes de


débats au nom du risque de la confusion qu’ils perçoivent. Patrick Joole (2008, p. 281) craint
que les élèves s’y perdent et ne saisissent pas « ce qui relève des idées et ce qui relève de la
posture interprétative ». Les modélisations du genre au Québec ne font pas cette distinction.
Les textes pour débattre sont « susceptibles d’engendrer des problématiques qui relèvent
notamment des valeurs citoyennes », déclare Noëlle Sorin (2007, p. 73), et les modélisations
d’une « littérature discutée » (Martel, 2007) reposent sur une conception croisée, voire une
fusion du DI et DVP. Virginie Martel déclare s’inspirer : « principalement des travaux de
Tauveron et de Langer sur la compréhension et l’interprétation et la réaction aux textes
littéraires et les travaux de Galichet sur l’approche philosophique à l’école et l’éducation à la
citoyenneté » (2007, p. 2). La cohabitation de ces deux formes de débat autour de la lecture du
texte littéraire à l’école primaire est indiscutable, mais elle demeure source d’interrogation.
Leur fusion est-elle productive d’un nouveau genre ou révélatrice d’une nouvelle
modélisation du genre de l’enseignement de la littérature construit autour de la notion de
débat ? Au Québec, vraisemblablement le DI n’est pas concurrencé par l’émergence du DVP,
et les approches anthropologiques, philosophiques et symboliques enrichissent communément
la modélisation du genre disciplinaire de la métatextualité. En France, le problème de
catégorisation et la bipolarité des modèles de référence (infra, p. 104) définissent autrement
les enjeux de ces croisements d’approches du texte littéraire.

De fait, je pense que pour les distinguer réellement, il faut analyser leurs pratiques, et
voir comment dans leurs usages, les enseignants les intègrent dans leurs gestes, c’est dans le

46
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
style46 des mises en œuvre du genre que ce dernier se spécifie, évolue, transmute, fusionne et
se transforme. C’est en partie le travail effectué par Yves Soulé et alii (2008), qui les amène à
conclure qu’il s’agit de deux « genres de l’enseignement de la littérature ». Dans un autre
article, Yves Soulé et Christine Aigoin (2008) analysent les gestes qui spécifient la pratique
du DI (DVL dans leur discours) et du DVP, ils concluent que la composante langagière des
gestes professionnels est déterminante et que le texte est « un acteur de l’interaction » (2008,
p. 58). Au final, « la voix du texte » détermine le choix de la forme que la discussion prend en
classe (ibid.) :

Le dernier mot resterait donc au langage : lorsqu’un enseignant revient au


cours du travail interprétatif sur le terme “banni” dans l’album Yacouba pour
demander aux élèves de préciser sa définition, l’exigence lexicale toute
littéraire inscrite dans ce geste d’ajustement n’est-elle pas le premier pas vers
un travail conceptuel sur le courage ?

Ce qui revient alors à poser la délicate question de la transformation/articulation des


genres : quand est-ce que le DI devient, s’articule au DVP et inversement ? Quand le texte y
invite… sans doute. Ainsi, bien que ces deux formes du débat émergent dans des champs
didactiques différents, ils relèvent de processus communs, de modélisations et de références
théoriques croisées et rendent compte des processus cognitifs et créatifs en œuvre dans la
lecture du texte littéraire ; ils ne relèvent pas « de prises de position disciplinaires » (Soulé &
alii, 2008, p. 58). DI et DVP me semblent être deux approches d’un genre de l’enseignement
de la lecture du texte littéraire, la forme du DVP pouvant élargir le débat au-delà du sens du
texte.

2.3 Des débats disciplinaires aux genres disciplinaires

Cette étude de l’analyse des modélisations disciplinaires de la notion de débat éclaire


autrement la matrice du débat scolaire et me permet d’expliciter mon usage et reconstruction
de la notion de genre disciplinaire.

2.3.1 Notion de débat et communauté discursive

Je pose que la notion de débat telle qu’elle réapparait dans les années 199047 dans
divers champs disciplinaires révise le rapport que chaque discipline de référence entretient

46. Je définis la notion, infra, p. 54 puis p. 285 sqq.


47. Je rappelle que Frank Marchand (1971) identifie l’appariation du débat à l’école dans les années 1970 comme le résultat
de l’école moderne (supra, p. 30).

47
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
avec le vrai, le faux, l’opinion et l’erreur, et de fait change le statut des savoirs scolaires. En
effet, les modélisations disciplinaires du débat partagent certaines conceptions de la
construction du savoir et interrogent différemment la notion d’hypothèse. Lors d’une situation
de débat les élèves émettent des hypothèses en sciences expérimentales, en technologie, en
mathématiques, mais aussi lors des débats en français, et tout particulièrement lors du DI. La
notion d’hypothèse instaure un rapport au savoir, mais elle est différente dans chaque
discipline, et c’est à la fois ces points communs et ces divergences que les élèves apprennent à
travers diverses pratiques disciplinaires du débat scolaire. Ils construisent ainsi dans le cadre
de chaque débat un genre discursif qui est spécifique à la situation de débat et au champ
disciplinaire dans lequel le savoir se construit.

Ce faisant, la notion de débat révise le rapport au savoir comme institution d’une


vérité, d’une vision légitimée du monde (en histoire et en philosophie) et cela, quel que soit le
statut conféré à la notion de débat dans les champs disciplinaires évoqués. La question qui est
posée est celle de la validation des savoirs et des connaissances construites et des démarches
valorisées à l’école par rapport à la communauté des chercheurs de la discipline de référence
de la discipline scolaire. La pratique du débat s’adosse alors à un contrat didactique48 qui
prend en compte une dimension éthique permettant de concevoir les savoirs non comme
« absolus », mais comme des savoirs « sociaux » comme le propose Marc Legrand (1993)49.

Dès lors, je considère qu’une séance de débat configure la communauté discursive de


la classe (supra p. 29). Je recours à la notion de communauté discursive en me référant à
l’usage qui en est aujourd’hui fait en didactique et qui offre un outil intéressant pour rendre
compte de : « la reconstruction, en contexte scolaire de savoirs dépendants des communautés
humaines de référence et de leurs modes d’agir-penser-parler » (Jaubert & alii, 2003a, p. 52).
L’approche que j’ai reconstruite de la notion de débat rejoint celle de Martine Jaubert et alii
(2004), de communauté discursive, qui, ainsi circonscrite, prend en compte deux sphères
d’échange : celle de la classe où l’élève se construit comme sujet dans ce contexte
institutionnel et culturel et « les sphères d’échange à l’origine des savoirs à transmettre »

48. C’est en 1980 que Guy Brousseau introduit la notion de contrat didactique dont le dysfonctionnement serait une
explication possible de l’échec des élèves en mathématiques. Pour une analyse des usages du concept, il convient de se
référer à l’article de Bernard Sarrazy (1995) qui met notamment en valeur les liens entre l’interactionnisme des années 1980
et le concept du contrat didactique.
49. Marc Legrand déclare (1993, p. 126) que la pratique du débat repose sur une dimension éthique qu’il définit ainsi : « Pour
qu’il y ait un réel débat mathématique en classe, il doit donc être clair pour le professeur comme pour les élèves que la vérité
mathématique n’est pas absolue, mais sociale.»

48
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
(ibid. p. 88). Sans hiérarchiser ces sphères, la notion permet de concevoir les liens à construire
entre elles pour qu’une situation d’apprentissage appelée débat puisse être conçue dans un
champ disciplinaire particulier et ainsi élaborer une norme discursive qui participe à
l’élaboration du genre du discours. Ces liens sont à la fois essentiels et à modérer. Je les
considère essentiels, dans la mesure où la notion de débat se formalise et se modélise dans
une discipline scolaire si d’un point de vue épistémologique le genre du discours qu’elle
engendre et le rapport au savoir qu’elle instaure sont concevables. Toutefois, le genre du
discours qui se construit en classe est essentiellement scolaire et répond autant à des
contraintes scolaires qu’à celles de la discipline scolaire. Dès lors, le discours savant n’est
plus qu’un discours transposé et reconstruit scolairement et des tensions entre ces discours
peuvent exister.

Mes emprunts aux travaux de Martine Jaubert et alii (2003a, 2003b) restent cependant
assez limités. Je ne me réapproprie pas leur cadre théorique en référence aux travaux de Lev
Semionovitch Vygotski, je reste dans le cadre d’émergence de la notion à savoir celui de
l’analyse de discours et, ce n’est que dans ce cadre que la notion me permet de circonscrire
mon usage de la notion de genre du discours qui caractérise la dimension discursive du genre
disciplinaire. La notion de communauté discursive a été introduite, en France, par Dominique
Maingueneau (1984, 2002) à la suite des travaux autour du concept de « speech community »,
soit « communauté de communication » développé par D. Hymes et les sociolinguistes
William Labov, John J. Gumperz (entre autres) à partir des années 1960. Cette approche
définit les interactions verbales comme des processus sociaux dans lesquels les énoncés
produits sont en accord avec les normes collectivement attendues et reconnues. Dominique
Maingueneau (2002, p. 105) considère que « les modes d’organisation des hommes et de leurs
discours sont indissociables, les doctrines sont inséparables des institutions qui les font
émerger et les maintiennent ». Ainsi d’un discours à un autre, il y a « changement dans la
structure et le fonctionnement des groupes qui gèrent ces discours » (Maingueneau, 1984, p.
135). Je pose alors que chaque champ disciplinaire développe une communauté discursive où
la notion de débat se formalise, en fonction de la classe et de certaines de ses caractéristiques
(âge des élèves, etc.). Le thème, le contenu du débat et les modalités d’échanges sont
déterminés par chaque discipline scolaire.

49
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
Je me réfère à la notion de communauté discursive pour circonscrire le contexte classe
et le champ disciplinaire dans lesquels le genre du discours se formalise et qui caractérise le
genre disciplinaire.

2.3.2 Genre du discours et genre disciplinaire

La notion de genre disciplinaire est adossée à celle de genre du discours de Mikhaïl


Bakhtine (1984). Le théoricien russe considère que les genres fixent dans une situation sociale
donnée et à une période historique précise le régime du fonctionnement de la langue. Ainsi,
d’après lui (1984, p. 285) :

Si les genres du discours n’existaient pas et si nous n’en avions pas la maitrise,
et qu’il nous faille les créer pour la première fois dans le processus de la parole,
qu’il nous faille construire chacun de nos énoncés, l’échange verbal serait pour
ainsi dire impossible.

L’existence des genres du discours est nécessaire à la construction des énoncés et


permet le fonctionnement des échanges, intercompréhension, soit une « compréhension
responsive active ». Mikhaïl Bakhtine désigne ainsi « le stade initial, préparatoire à une
réponse » (ibid. p. 275). Dès lors la communication scolaire peut être envisagée et analysée à
partir de la notion de genre du discours à la fois scolaire et disciplinaire. C’est dans cette
perspective que je peux analyser les énoncés échangés. Chacun se compose de trois éléments :
un contenu thématique ; un style ; et une construction compositionnelle, qui fusionnent en un
« tout » constituant ainsi l’énoncé. Chaque énoncé est d’après Mikhaïl Bakhtine « marqué par
la spécificité d’une sphère d’échange » (ibid. p. 265). Je retiens, par ailleurs, d’autres
caractéristiques de la notion définies par Mikhaïl Bakhtine. Les genres se caractérisent par
leur diversité fonctionnelle : genre littéraire ; genre rhétorique ; genre du discours quotidien
(ibid. p. 266). Les genres se caractérisent aussi par un style. Celui-ci est « propre à une sphère
donnée de l’activité de la communication humaine » (ibid. p. 269). Le style rend compte de
l’individualité de celui qui parle, à travers les unités thématiques et les unités
compositionnelles à savoir le type de structuration et le type de rapport entre le locuteur et ses
partenaires (ibid. p. 269). Le style est aussi, en partie ce qui permet la transformation d’un
genre en un autre, processus qui permet au genre de se renouveler (ibid. p. 271).

Les genres disciplinaires sont des genres du discours dont la fonction est
l’enseignement et l’apprentissage. Ils se situent dans la sphère scolaire, très normalisante, et
dans la structure d’une discipline scolaire tout aussi contraignante : une communauté

50
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
discursive qui régit des contenus spécifiques, des modalités d’enseignement, des tâches et des
activités précises qui s’inscrivent dans l’histoire de la discipline et l’institution scolaire.
L’existence de ces genres disciplinaires permet aux situations scolaires, comme toute autre
situation communicationnelle, de se construire autour d’un contenu thématique, d’un style et
d’une construction compositionnelle. Le contenu et la construction dépendent des finalités du
genre disciplinaire et des savoirs à construire. Le style spécifie chaque usage du genre. Cette
notion sera plus développée dans les parties suivantes et confrontée à l’usage qu’en font Yves
Clot et Daniel Faïta (2000, p. 14 sq.).

Toutefois mes emprunts aux travaux de Mikhaïl Bakhtine sont parcellaires. Dans la
caractérisation du genre disciplinaire adossée à l’approche bakhtinienne de la notion de genre
du discours, je n’emprunte pas la distinction qu’il propose au sujet des genres premiers de la
vie courante et des genres seconds institutionnalisés, issus de productions élaborées qu’elles
soient littéraires ou scientifiques. En effet, cette distinction ne m’apparait pas particulièrement
heuristique pour rendre compte de la notion de genre disciplinaire de la métatextualité,
catégorie dont relève le DI. Les genres disciplinaires sont des genres reconstruits dans le
contexte scolaire, dans une discipline donnée à partir des pratiques sociales de référence que
Mikhaïl Bakhtine (1984, p. 267) considère comme des genres seconds. Autrement dit, le
genre du discours qui caractérise le genre disciplinaire DI est la secondarisation d’un genre du
discours déjà secondaire. De fait, les notions de genre premier et genre second ne me
semblent pas particulièrement performantes pour décrire le genre disciplinaire DI. Si je pense
qu’il est pertinent de considérer la diversité des genres métatextuels qu’ils soient savants ou
scolaires et d’interroger leurs liens, je conçois toutefois que les genres scolaires se formalisent
par rapport aux genres savants, mais aussi par rapport aux genres scolaires existants. Je
considère que le genre disciplinaire s’élabore dans la sphère scolaire. Ainsi, les modèles
didactiques déterminent les composantes de la communauté discursive qui caractérisent le
genre disciplinaire et circonscrivent sa dimension discursive.

Par ailleurs, je considère que les genres disciplinaires ne sont ni hermétiques, ni figés à
l’image des genres de discours, mais qu’ils se transforment, voire « transmutent », pour
reprendre le terme de Mikhaïl Bakhtine (ibid. p. 267), ce qui permet de comprendre qu’un
genre disciplinaire peut être la transformation d’un autre genre disciplinaire ou résulter de la
fusion de deux genres. Les liens confusionnels entre le DVP et le DI (supra, p. 40) sont en
cela éclairants. Ils émergent tous les deux dans leur champ disciplinaire, mais à un moment

51
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
donné, par des jeux d’influence et de quête de légitimation, certaines modélisations de ces
deux genres se retrouvent en concurrence. Je considère que par certains aspects les
modélisations de ces deux genres disciplinaires éclairent un même genre disciplinaire de
l’enseignement de la lecture du texte littéraire et participent ainsi à une conception de
l’enseignement de la littérature qui se problématise au moment de leur émergence.

Je retiens l’idée que les genres de discours entretiennent de multiples relations entre
eux. Ils ne sont pas rigides, ils évoluent et n’émergent jamais ni de rien, ni de nulle part.
Ainsi, la référence à Mikhaïl Bakhtine (1984) permet d’insister sur la dimension discursive du
genre disciplinaire absolument nécessaire pour que les apprentissages disciplinaires se
construisent notamment dans l’interactivité. Les échanges scolaires sont institués et
disciplinés et le fonctionnement attendu de ces échanges réside dans la connaissance et le
respect des règles de l’institution scolaire et des genres discursifs des disciplines. C’est
pourquoi, parallèlement à cette approche du genre du discours, je retiens la proposition de
Patrick Charaudeau de déterminer les genres (2002, p. 280) :

Au point d’articulation entre les contraintes situationnelles déterminées par le


contrat global de communication, les contraintes de l’organisation discursive et
les caractéristiques des formes textuelles.

Cette approche plus psychosociologique m’intéresse en tant qu’elle peut-être adossée à


celle de Mikhaïl Bakhtine, parce qu’elle prend en compte la dimension de contrat de
communication, qui me semble essentielle pour caractériser la notion de genre disciplinaire.
Ce dernier s’élabore et s’enseigne par l’intermédiaire d’un contrat dont la dimension
didactique intègre celle de la communication scolaire, tout autant que celle du genre
discursif/disciplinaire.

Éléments de conclusion
La dimension disciplinaire du débat est essentielle pour définir ma conception du
genre, et les raisons pour lesquelles j’analyse le DI à travers l’outil genre disciplinaire. En
effet, en catégorisant le DI comme genre disciplinaire je peux le cerner comme un objet
d’enseignement et d’apprentissage. À travers le DI, s’enseigne un rapport au texte littéraire, à
sa lecture et se formalise un discours dans la situation d’apprentissage que le genre crée.
Concevoir le DI comme un genre me permet, entre autres, de caractériser le genre du discours
et les conditions d’élaboration de ce discours. Il reste à analyser l’émergence du DI dans son
contexte disciplinaire afin de comprendre sa place et son rôle dans la configuration de la
52
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
discipline français. Il s’agit du dernier usage heuristique de la notion de genre disciplinaire,
que j’emprunte à Yves Reuter (2004b).

3 Le DI dans l’histoire de la discipline français

Situer le DI dans l’histoire de la discipline français, c’est retracer les configurations


majeures de la discipline français qui déterminent l’existence, la prééminence ou la
disparition des genres disciplinaires. Cette réflexion a pour finalité de déterminer la
« configuration disciplinaire du français » (Reuter & Lahanier-Reuter 2004 ; Denizot, 2008)
dans laquelle le genre DI émerge ainsi que ses modes d’articulation, de rejet ou de continuité
avec les autres genres de la métatextualité, c'est-à-dire la façon dont le genre se formalise dans
son champ disciplinaire.

3.1 La place du DI dans les configurations disciplinaires et l’histoire de


l’enseignement du français

Le genre DI émerge à l’école primaire à un moment précis de l’histoire de la


discipline. Je pense que le moment précis où le genre émerge et se formalise résulte de
l’évolution de la discipline français et de sa configuration, qui d’ailleurs se trouve
bouleversée jusque dans sa dénomination. Cette émergence résulte de certaines conceptions
de l’enseignement de la lecture et de la littérature (infra, p. 60) qui proscrivent certaines
pratiques qui peuvent être valorisées dans d’autres conceptions qui les intègrent : notamment
le questionnaire de lecture. Autrement dit, l’émergence du genre s’inscrit dans la continuité et
dans les ruptures qui forgent l’histoire de la discipline scolaire.

3.1.1 Approche diachronique de l’émergence du DI dans l’histoire de l’enseignement


de la lecture et de la littérature

Le DI : genre du premier degré et d’une seule configuration disciplinaire

Si l’on cherche des traces de DI dans une perspective historique des configurations
disciplinaires du français, il apparait très clairement que le genre n’émerge que dans une seule
configuration qui lui est propice et à laquelle il participe.

53
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
En effet, plusieurs configurations historiques50 de l’enseignement de la lecture et de la
littérature peuvent être identifiées depuis la laïcisation de l’enseignement scolaire (les années
1880) et l’entrée du texte littéraire à l’école comme substitut des textes religieux. Pour les
reconstituer, je m’appuie sur les approches historiques d’Anne-Marie Chartier (2008), Marie-
France Bishop (2007), Jean-Louis Dufays et alii (2005) et les travaux de Dan Savatovsky
(1999). J’identifie ainsi six périodes dans la discipline français qui dénotent six
configurations de l’enseignement de la lecture et de la littérature dans le premier degré, c'est-
à-dire six approches majeures de cet enseignement à travers les genres recensés, les références
et les prescriptions.

Je situe une première configuration du français de 1880 à 1914 qui met en valeur la
lecture comme un moyen « d’émancipation » (Dufays & alii, 2005, p. 22). Un genre de
l’enseignement de la lecture et de la littérature s’impose : la lecture à voix haute qui participe
à l’activité de l’explication de texte, ou plus exactement on considère, à l’époque, que dès lors
qu’elle est bien faite, elle n’exige pas un surcroit de commentaires. À partir des années 1914
se construit une certaine sacralité de la littérature, y compris dans le premier degré. Il s’agit
d’une seconde période de configuration du français. La lecture à haute voix est toujours
valorisée, mais s’impose le règne des morceaux choisis, ceux d’un patrimoine incontournable
qui s’apprend par cœur et que les élèves récitent. Des années 1930 à la fin des années 1960,
nous assistons à la naissance du roman scolaire et de la bibliothèque de classe principalement
destinée aux élèves les plus défavorisés. À cette époque, comme le rappelle Anne-Marie
Chartier (2008), la notion de démocratisation se limite à la promotion de l’élite des milieux
populaires. L’influence des bibliothécaires militantes arrive sur les bancs de l’école. La notion
de lecture-plaisir commence à émerger et à s’imposer parmi certains enseignants militants du
premier degré. Les années 1970 vont être le théâtre d’une grande reconfiguration de la
discipline annoncée notamment par le Plan de Rénovation de l’enseignement du français
(1971) à la suite du Plan Rouchette (1968). Parmi les premiers bouleversements, il convient
de relever les remises en cause de la lecture à voix haute51 et l’apparition à l’école et au

50. C’est à Nathalie Denizot (2008) que j’emprunte l’idée d’analyser les configurations disciplinaires dans une approche
diachronique.
51. Dan Savatosky (ibid. p. 75) en explique les raisons. La première réside dans le prolongement de la scolarité qui exige des
élèves un minimum en compréhension que visiblement la lecture à voix haute n’a pas toujours permis d’assurer ; en second
lieu, il identifie les apports de la linguistique structurale ; enfin, il rappelle que des travaux tout récents mettent en valeur la
lecture silencieuse et le « surcroît de compétences qu’elle entraîne » (ibid.). Par ailleurs, la conception de la lecture à voix
haute comme pouvant se limiter à une bonne « lecture-compréhension du texte » (Collinot, 1999 ; Savatovsky, 1999) est
l’objet de diverses dérives et critiques que Jean-Louis Dufays et Christophe Ronvaux pointent (1998, p. 155) en évoquant une
sacralisation du texte qui est considéré comme « un monument sur lequel la pensée se calque pour ne point dériver » (ibid.).

54
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
collège de la lecture silencieuse et de la pratique du questionnaire de lecture. Dans les années
1980 on assiste à la création des BCD et à l’entrée à l’école des animations-lecture puis à la
légitimation de la littérature de jeunesse, qui en 1985 est conseillée dans les textes officiels du
collège. Progressivement les textes autres que littéraires deviennent des supports des
apprentissages de la discipline français, les didacticiens s’intéressent à la lecture du texte
documentaire, argumentatif, explicatif, à la lecture de l’image. À partir des années 1980, ils
deviennent des objets de travail du cours de français et sont, par ailleurs, progressivement
prescrits. Le terme lecture recouvre alors plusieurs postures, supports et enjeux scolaires,
d’autant que l’interaction lecture/écriture s’est imposée ces dernières décennies (Crinon &
alii, 2006 ; Garcia-Debanc, 1995 ; Giguère, 2002 ; Halté, 1996 ; Jolibert & le groupe
d’Ecouen, 1994 ; Jolibert & Sraïki, 2006 ; Le français aujourd’hui 2002a, 2002b, 2006 ;
Reuter, 1994b, 1995b, 1996a, 1998b, 1998c ; Sorin, 2004 ; Tauveron, 2002b, 2003, 2004c ;
Tauveron & Sève, 2005)52. Une autre forme de la lecture scolaire se trouve valorisée, il s’agit
de la lecture dite cursive (Coulet & Lebrun, 2003 ; Lorrent-Joly, 2003) qui institue la fiche de
lecture dans le secondaire (Privat & Vinson, 1996 ; Guernier, 2006) et arrive progressivement
à l’école primaire même si les animations-lecture − telles que le défi-lecture et le rallye
lecture − sont particulièrement privilégiées et donnent lieu à des pratiques très diversifiées
(Poslaniec, 1990). Enfin, les années 2000 constituent une autre période de configuration de
l’enseignement de la lecture et de la littérature qui prône l’interaction entre pairs pour
résoudre les problèmes de compréhension-interprétation du texte littéraire et accentuent la
construction d’une culture littéraire et commune. Des genres s’imposent à l’école primaire.
Les uns valorisés par certains modèles didactiques de l’enseignement de la lecture et de la
littérature (Tauveron, 1999, 2002, 2004a) et par les documents d’accompagnement des textes
officiels (MEN, 2002, 2003, 2004) : le DI ; le comité de lecture ; le carnet de lecteur ; la
lecture en réseau. Les autres valorisés par les modèles didactiques de la compréhension : le
résumé de texte ; la production des questions par les élèves pour réaliser les questionnaires de
lecture ; etc. (Goigoux, 2002b). La lecture à voix haute se trouve à nouveau valorisée selon
les modèles didactiques de cet enseignement.

Ils rappellent qu’elle est souvent discontinue et entrecoupée de questions et que « l’abondance de commentaire » fait oublier
qu’il y a « du texte là-dessous » (ibid.). Cette pratique perdure − bien qu’Anne-Marie Chartier (2008, p. 131 sqq.) en constate
la disparition − elle est concurrencée mais toujours prescrite dans les textes officiels qui vont paraitre jusqu’en 2002 où elle
retrouve une place de premier choix.
52. Je ne cite que les auteurs qui s’intéressent au premier degré. Récemment l’émergence de l’écriture d’invention pose
autrement cette question. (Cf. Cauterman, 2003 ; Daunay 2003a, 2003b, 2005 ; Petitjean, 2005).

55
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
Le DI : genre de l’enseignement de la lecture et de la littérature à travers les degrés

Toutefois, si je considère que le genre DI émerge dans une configuration disciplinaire


qui lui est particulièrement favorable : d’autres genres, recommandations, modélisations de
l’enseignement de la littérature peuvent être identifiés comme ayant préfiguré l’émergence du
genre. En effet, certaines pratiques d’enseignement de lecture et de la littérature peuvent être
rappelées au vu de leurs similitudes apparentes avec le genre DI. J’insiste sur l’idée de
l’apparence de ces similitudes puisque ces pratiques sont toujours à replacer dans leur
contexte d’émergence qui les configure et les définit théoriquement. De plus les pratiques,
auxquelles je me réfère ci-dessous, concernent le secondaire, principalement le collège.
Malgré cela, au-delà des clivages des degrés d’enseignement, il est pertinent de souligner la
congruence de certaines pratiques qui à des époques différentes dénotent d’un regard porté sur
l’enseignement de la lecture et de la littérature qui peut être perçu comme un fil rouge : une
conception scolaire qui traverse les configurations disciplinaires du français et les degrés
institutionnels, mais qui dans certaines configurations et modèles didactiques prend une forme
particulière.

J’identifie dans un premier temps « l’explication française » qu’Henri Carrière, en


1928 au Petit Séminaire d’Arras (cité par Bertrand Daunay, 2002a, p. 100), définit en ces
termes :

« L’explication française » consiste à « expliquer du français » c'est-à-dire à


lire et à comprendre ensemble – ensemble : professeur et élèves – beaucoup de
beaux textes […]. Il faut s’arrêter souvent comme on fait soi-même à sa
chambre, prendre le temps de comprendre. Paraphraser. Faire tout haut des
réflexions que suggère le texte (Tiens ? Ah oui… très drôle !...) poser des
questions, même assez loin du sujet, mais qu’amènent l’association des idées
ou une ressemblance de mots. Remuer des idées, les disputer ensemble, à
l’occasion. En tout cas, bien comprendre tout. Voilà proprement de
l’explication française.

Je considère l’explication française comme une approche possible du genre DI bien


avant l’heure, bien avant l’avènement du sujet lecteur et l’attention portée au paradigme de
l’interprétation, de la lecture littéraire et de l’interactionnisme. Parler, échanger, dire la lecture
que l’élève fait du texte n’est pas une conception récente du paradigme scolaire de la lecture
et de son explication. D’ailleurs, Annette Béguin en 1982 proposait dans un ouvrage dont le
titre est particulièrement intéressant : Lire-écrire. Pratique nouvelle de la lecture au collège,
une nouvelle modalité de cet enseignement pour les élèves de collège : l’explication de texte

56
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
collective. Elle s’appuie sur une conception piagétienne des mécanismes de l’apprentissage où
l’élève élabore son hypothèse et la vérifie à travers une manipulation active, et elle conçoit
ainsi un projet pédagogique basé sur « la curiosité personnelle, la recherche personnelle, les
hésitations, les comparaisons avec ce que [chaque élève] connait déjà. » (Béguin, 1982, p.
35). Elle défend l’idée de la mise en réseau, en résonance des lectures par les élèves,
l’explication devant se structurer sur « un noyau » de lectures, ce qu’aujourd’hui nous
appelons la « lecture en réseau » (Devanne, 1992 ; Tauveron & Sève, 1999) ou en
constellation (Observatoire National de la Lecture, 2003, p. 110 sqq.). C’est sur ce principe
qu’elle propose des activités de manipulation de textes (le texte-puzzle, notamment) que nous
retrouverons dans le cadre de ce travail (infra, p. 355).

Cette conception de la lecture où l’activité de l’élève est requise à travers des tâches
précises d’interaction et d’interrogation du texte et de sa réception se retrouve dans les
principes de la « lecture minutieuse » que préconise Thomas Aron (1987, p. 121) :

Il ne s’agit nullement d’ « expliquer » le texte, si on entend par là rendre clair


ce qui est obscur […]. L’opération aura atteint son but si – et seulement si- le
texte, par la lecture dont il est l’objet, loin de devenir transparent, clair,
transposable, se révèle plus « résistant », plus « épais », plus opaque que
jamais, bref s’il s’érige lui-même, au terme du questionnement, en
« question ».

Je dirais que la lecture minutieuse de Thomas Aron, dans les années 2000, se modélise
et s’identifie, dans le premier degré, sous la dénomination de DI. Ce qui m’amène à penser
que le genre DI émerge, certes, dans une configuration disciplinaire qui lui est favorable, mais
qu’il s’inscrit dans la continuité de propositions pédagogiques et didactiques qui mettent en
exergue une conception scolaire de l’activité du lecteur, et une définition de la lecture
scolaire, où le texte littéraire n’est pas seulement l’objet d’un questionnement, mais devient
une situation de questionnement et de problèmes que l’élève-lecteur identifie, verbalise et
résout dans l’interactivité avec le texte et ses pairs.

Malgré ces rapprochements de pratiques et de conceptions qui peuvent nourrir des


conceptions et des pratiques du DI, je ne considère pas la configuration du français dans
laquelle le DI émerge résultant d’une « secondarisation du premier degré », même si l’idée est
évoquée pour l’apparition d’un enseignement spécifique de la littérature à l’école par Marie-
France Bishop et Dominique Ulma (2007), et qu’un rapprochement notable entre les deux
degrés est à observer comme le propose Jacques David (2005). Si les théories de la lecture

57
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
littéraire sont convoquées dans les modèles didactiques du premier et second degré, les
implications didactiques divergent. Ainsi, les propositions d’Annie Rouxel (1996) pour le
lycée, lire l’ironie par exemple dans les œuvres de Vallès, Laclos et Flaubert, et celles de
Catherine Tauveron (1999, 2001, 2004a) pour l’école primaire autour de l’interprétation du
texte, de la lecture en réseau et du DI sont différentes, même si elles partagent une conception
commune de la lecture littéraire qui se fonde sur « la distanciation » (Dufays & alii, 2005). Le
genre DI est un genre spécifique du premier degré. Il émerge à un moment où s’impose une
conception de l’enseignement de la littérature qui tourne le dos au formalisme et aux outils de
l’analyse textuelle (Tauveron, 1998 ; Dufays, 2007). Conjointement, c’est un nouveau portrait
de l’élève-lecteur du premier degré qui s’impose (Bishop, 2007) à la suite des théories de la
réception et de la lecture littéraire. Il répond à de nouvelles normes et exigences des
opérations cognitives et du traitement de la cohérence et cohésion du texte qui définit l’acte de
lire au 21e siècle et il s’inscrit ainsi dans une nouvelle configuration du français.

3.1.2 Approche synchronique de la configuration du français et de l’émergence du


genre DI

Au moment où le genre DI émerge, la didactique du français rend compte de


conceptions plurielles et antagonistes de la discipline scolaire français, qui suscitent de
nombreux débats parmi les didacticiens de la discipline. À l’origine de ce champ de
recherche, le choix était pourtant de concevoir la discipline du français dans une approche
intégratrice, comme le montre Jean-François Halté (1992), en lien avec l’histoire et les enjeux
de la discipline scolaire (Chervel, 2006). Cependant, le colloque de l’AIRDF qui s’est déroulé
du 26 au 28 aout 2004 à Québec, intitulé « Le français, discipline singulière, plurielle ou
transversale » éclaire les enjeux et les tensions des diverses conceptions au sujet de la
discipline qui ne convergent plus vers l’unification. Il s’agit d’un enjeu important qui
concerne la façon dont les différentes composantes du français s’articulent, s’intègrent, se
dissolvent ou s’opposent. Ces conceptions éclairent des logiques parfois sous tension qui
rendent compte d’une discipline unifiée, éclatée, spécifique et transversale, et interrogent non
seulement la nature et la fonction des objets enseignés, mais aussi les relations entre ces
objets. Les conceptions didactiques de la discipline scolaire sont plurielles, comme le
remarque Bertrand Daunay (2009a, p. 17) qui distingue « trois tendances possibles quant à
l’unité de la discipline » : l’une, où les enseignements de la langue et de la littérature sont
unifiés, l’autre où ils sont articulés et enfin une dernière où la discipline est scindée en deux
champs distincts d’enseignement, la langue d’une part et la littérature d’autre part. Cette
58
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
dernière conception semble être celle qui s’impose dans les textes officiels de 200253 et qui
amène Jean-Paul Bernié (2004) à interpréter ce signe de l’évolution de la discipline français
comme celui de sa propre disparition au profit des communautés discursives qui rendent
compte de la pluralité des enseignements autrefois unifiés sous la dénomination français.
Nonobstant, je serais bien plus modérée que Jean-Paul Bernié (2004) pour enterrer la
discipline du français du fait de la disparition de son étiquette. C’est à mon avis, négliger le
fait qu’il s’agit d’une discipline aux référents théoriques instables, composites et hétérogènes
(Reuter, 1992b)54. C’est dans le cadre de la discipline scolaire qu’il faut envisager les
emprunts aux disciplines de référence et aux pratiques sociales auxquelles elle renvoie. C’est
aussi dans l’histoire scolaire et son évolution que les genres émergent et subissent des
transformations, voire des « retournements » pour employer l’expression de Jean-Paul Bernié.
(1997). Ainsi, ma conception des communautés discursives comme lieu de formalisation des
genres de discours qui caractérisent un genre disciplinaire n’est possible que dans le cadre des
disciplines scolaires qui sont le lieu où les savoirs à enseigner se formalisent et que les
communautés ne remplacent pas. C’est une nouvelle différenciation que je pose par rapport à
la configuration didactique de la notion que proposent Martine Jaubert et alii (2003a).

Toutefois le changement d’étiquette n’est pas anodin55, et cette récurrence dans la


discipline est surtout le fait de son instabilité et de la pluralité des enseignements auxquels
elle est associée. Il est, par conséquent, porteur d’une intentionnalité de modifier la matrice
même de la discipline français, en la reconfigurant sous de nouvelles modalités

53. Cf. le tableau chronologique des dénominations du champ disciplinaire du français dans les textes de 1882 à 2004,
présenté par Bishop, Ulma, 2007, p. 84-85
54. Le français n’a jamais été une discipline unie et consensuelle et le terme désignant la discipline français est apparu bien
plus tardivement que la discipline elle-même (Collinot, 1999). Cette terminologie s’est stabilisée après 1972 avec la
Rénovation du français, elle disparait en 1979 pour réapparaitre en 1980 et trouver à nouveau une période stable jusqu’en
2002 où la dénomination du français disparait au profit d’un nouveau champ : « langue française et éducation littéraire et
humaine ». En 2005, la loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école n°2005-380 du 23 avril 2005 instaure la
désignation : « la maitrise de la langue française » et dans les programmes de 2008, la dénomination du français réapparait.
55. Bien qu’elle soit souvent simplement constatée sans être interrogée. À titre d’exemple, je cite le rapport d’une recherche
IUFM dirigée par Luc Maisonneuve entre 2002 et 2004, qui mentionne : « Si l’introduction de la littérature dans les
programmes de cycle 3 de l’école primaire de février 2002 en lieu et place du “français” a été dans l’ensemble bien
accueillie, celle-ci n’a pas été sans poser de nombreuses questions et difficultés. » (Maisonneuve, 2004, p. 6) Ces questions et
ces difficultés ne concernent que la mise en œuvre de ce nouveau programme, rien n’est dit, ni interrogé quant à l’identité
même de la discipline du français. De leur coté, Yves Soulé, Michel Tozzi et Dominique Bucheton (2008, p. 63 sq.) qui
s’intéressent aux débats qui accompagnent l’enseignement de la littérature, minimisent la substitution du terme français par
celui de littérature dans la mesure où les bouleversements qui devaient accompagner les pratiques se font discrets : « Le mot
“littérature” se substitue dans les emplois du temps et dans les fiches de préparation aux mots “lecture” ou “français” sans
que le contenu des séances ne montre un quelconque infléchissement didactique. » Il n’est pas sûr de mon point de vue qu’il
n’y ait aucun infléchissement didactique, mais que celui-ci soit long à se construire et à être effectivement observé dans les
pratiques est sans doute un constat commun aux diverses recherches portant sur les pratiques ordinaires de la classe.

59
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
d’enseignement et de nouveaux apprentissages, dans lesquels la notion de débat formalise de
nouveaux genres disciplinaires : le débat en grammaire et le DI.

L’émergence et la formalisation du DI ne sont pas concevables en dehors de cette


nouvelle configuration du français et des changements théoriques que cela suppose. C’est
pourquoi le genre est spécifique à cette configuration disciplinaire dans le premier degré,
même si celle-ci n’est pas en contradiction avec certaines conceptions antérieures de la lecture
et de la littérature dans le secondaire. Ce ne sont pas celles-ci qui inspirent une formalisation
du DI, elles témoignent juste d’une conception disciplinaire de cet enseignement qui peut
dépasser, par certains aspects, les clivages des degrés d’enseignement.

3.2 La place du DI dans les conceptions de l’enseignement de la lecture et de la


littérature

L’émergence du DI ne fait pas consensus dans tous les modèles de l’enseignement de


la lecture et de la littérature. En effet, le modèle d’enseignement de la compréhension, que
proposent Roland Goigoux et alii (Goigoux & alii, 2004 ; Goigoux & Cèbe, 2007), n’intègre
absolument aucune conception du DI et s’intéresse d’ailleurs assez peu au texte littéraire.
Toutefois, entre les modèles didactiques où le genre DI se formalise et celui-ci qui le rejette,
certaines conceptions et pratiques de la lecture et de la littérature se croisent.

3.2.1 Les divergences

Ces conceptions didactiques de la lecture et/ou de la littérature s’opposent


essentiellement sur trois éléments. D’une part l’importance accordée à l’analyse du travail
enseignant. Soit les didacticiens considèrent que les gestes professionnels sont à modifier et
que ce changement impose de nouveaux gestes disciplinaires (Beltrami & alii, 2004 ;
Bucheton, 2008b ; Crocé-Spinelli, 2007 ; Jorro, 1999 ; Tauveron, 2004a ), soit ils considèrent
au contraire qu’ils sont à accompagner vers une plus grande efficacité tout en conservant les
genres existants (Goigoux & alii, 2004). D’autre part la notion d’innovation est différemment
abordée. Si pour les didacticiens qui conçoivent le genre DI, il est nécessaire de concevoir de
nouveaux modèles didactiques qui repensent l’enseignement et l’apprentissage de la lecture et
de la littérature (Dabène & Quet, 1999 ; Joole, 2006, 2008 ; Quet, 2001 ; Rémond, 2001,
2003 ; Tauveron, 1999, 2002, 2004a), Roland Goigoux (2002b, p. 15), quant à lui, pose un
certain nombre de réserves à l’égard de la course à l’innovation :

60
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
Pour moi l’idée que quand on fait quelque chose de différent ce serait toujours
mieux, c’est une bêtise. L’innovation en soi, pour moi, ce n’est pas une valeur.
Si on pense que l’école peut mieux faire, il faut que l’on regarde ce que l’on
garde et ce sur quoi on peut éventuellement infléchir un peu nos pratiques.
Je pense que le travail de l’innovation est de penser tout autant les continuités
que les ruptures et que cette fuite en avant sur n’importe quoi pourvu que ce
soit différent de ce qu’on fait aujourd’hui, c’est ridicule, complètement
suicidaire et risqué.

Sa position a le mérite d’être claire même s’il n’explicite pas les risques qu’il
entrevoit, hormis celui de s’écarter des pratiques effectives des enseignants, qui sont source
d’innovation et en perpétuelle évolution (Dias-Chiaruttini, 2009b). Enfin, Roland Goigoux et
alii (2004) proposent un modèle de la compréhension en lecture qui vise la réussite des tâches
scolaires existantes (questionnaires de lecture à réaliser par les élèves, résumés de textes, etc.).
Ils s’appuient sur le modèle cognitif de la compréhension que propose Jocelyne Giasson en
199056, parfois proche du dispositif d’enseignement réciproque des stratégies (Palincsar &
Brown, 1986), au sujet duquel Dominique Lafontaine (2003, p. 3) rappelle que :

Le principe est de tirer partie des interactions entre élèves en travaillant en


petits groupes sous la direction de l’enseignant. Quatre stratégies sont
pratiquées en combinaison : prédire, clarifier le sens, vérifier ses prédictions et
résumer.

Ce dispositif n’est d’ailleurs pas très éloigné de celui que proposent Daniel Beltrami et
alii (2004) pour modéliser le genre DI. Cependant l’approche de l’enseignement de la
compréhension, que proposent Roland Goigoux et ses confrères, exclut celle du paradigme de
l’interprétation qui à l’école est principalement associée à la lecture du texte littéraire57. Ce
dernier n’étant absolument pas l’enjeu des travaux de ces didacticiens.

Je souligne, cependant, qu’ils centrent leur travail sur quatre difficultés que les
modélisations du genre DI prennent également en compte (notamment le modèle que
proposent Beltrami & Quet, 2002 ; Beltrami & alii, 2004 ; Quet, 2001a ; Rémond, 2001,
2003 ; Rémond & Quet, 1999) : les problèmes de cohésion textuelle ; les problèmes
d’intégration sémantique (d’où l’importance qu’ils confèrent au résumé) ; les problèmes
d’inférences et d’implicite et enfin les problèmes que rencontrent les élèves dans

56. La référence aux travaux de Jocelyne Gassion est très souvent implicite dans les travaux de Roland Goigoux mais elle est
incontestable dans les modèles qu’il propose de la compréhension et de son traitement.
57. À l’exception des travaux d’Anne Jorro (1999) qui s’intéressent à l’interprétation des textes documentaires.

61
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
l’autorégulation de l’activité (Goigoux, 2002b ; Goigoux & alii, 2004 ; Goigoux & Cèbe,
2007).

3.2.2 Les rapprochements ?

Parmi tous les modèles didactiques, il y a unanimité sur les difficultés et les enjeux
d’un enseignement de la compréhension qui se veut explicite de ses stratégies, les divergences
se situent au niveau des modalités d’enseignement et par conséquent dans la conception des
genres disciplinaires. Cependant certaines activités favorisées par Catherine Tauveron (2003,
p. 6 sq.) dans le cadre d’une modélisation du DI, se retrouvent valorisées par Roland Goigoux
(2002b) (cf. Goigoux & alii, 2004 ; Goigoux & Cèbe, 2007) parmi son dispositif
d’enseignement de la compréhension :

La reformulation de l’histoire lue (qui peut passer par le dessin au cycle 2)


après une première lecture, en cours de lecture ou après le débat collectif. La
formulation par les élèves des questions qu’ils se posent sur le texte ou que le
texte leur pose et dont la réponse n'est pas dans le texte : les questions
soulevées servent ensuite de guide pour la relecture collective. [...] ; La
rédaction, en fin de parcours, de plusieurs résumés d'une histoire rendant
compte des diverses interprétations plausibles émises dans la classe.

Ce constat me permet de considérer que le genre disciplinaire DI émerge dans des


modèles didactiques précis, qui servent bien souvent de repoussoir à d’autres modèles et à
d’autres genres disciplinaires, mais il faut bien convenir que nombre d’activités se recyclent
d’un modèle et d’un genre à l’autre. La finalité de ces activités varie selon le genre qui les
convoque.

3.3 Émergence du genre DI et rejet d’autres genres disciplinaires

3.3.1 Rejet du questionnaire

L’émergence du genre DI peut, sous certains aspects, être perçue comme l’expression
d’une contestation envers la pratique de l’enseignement de la lecture à l’école. Une
contestation explicite et relayée par le discours des didacticiens et le discours officiel (BOEN,
2002 ; MEN, 2002) au sujet des questionnaires de lecture58, qu’Anne-Marie Chartier (2008, p.

58. Les questionnaires de lecture sont ainsi totalement oubliés des programmes officiels (BOEN, 2002) et le document
d’application paru la même année proclame une condamnation sans appel de la lecture silencieuse (MEN, 2002, p.6) : « La
lecture silencieuse ne peut être considérée comme un acte didactique. L’absence d’interaction entre le maître et l’élève
interdit toute amélioration des compétences. La qualité de la lecture silencieuse est la conséquence des enseignements reçus,

62
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
211) résume en ces termes : « des textes courts, sans ambition d’écriture ni subtilité de
contenu : comprendre ce qu’on dit, c’est “traiter des informations”, prouver qu’on a suivi
l’intrigue et saisi les enchainements, et non se laisser séduire par un héros ou captiver par une
histoire ». Cette pratique de la lecture silencieuse rendue obligatoire en 1972 (BOEN du 4
décembre 1972) s’inspire de la technique mise au point par Thorndike en 1917 d’une lecture
silencieuse d’un texte suivie de questions, qui tiennent compte du triple primat visuel,
sémantique et fonctionnel. Il s’agit d’une lecture qui requiert impérativement « un appareil
métatextuel (notes explicatives) et paratextuel (mise en page et artifices typographiques »
(Savatosky, 1999, p. 76). Par ailleurs, cette modalité de la lecture dissocie évaluation et
acquisition de compétence en lecture (devenue lecture solitaire en classe). Pour les élèves, lire
c’est répondre à des questions et les stratégies de réussite se développent pour répondre à cette
attente scolaire ainsi qu’à l’acte de lire en lui-même59. Ces constats souvent critiqués portent
en eux les définitions d’une nouvelle conception de la lecture scolaire qui valorisent
l’interaction texte-lecteur (Giasson, 1990) et entrevoient la lecture comme l’actualisation d’un
projet de lecteur, d’où l’idée que certaines modalités de lecture seraient passives et
responsables de bien des maux.

Non seulement le genre questionnaire de lecture fait l’objet de plusieurs griefs que
Jocelyne Giasson et bien d’autres rappellent − il évalue plus la réalisation d’une lecture que sa
compréhension, détourne l’activité lectrice vers la quête de la réponse attendue et en
définitive les élèves apprennent à répondre à des questions (Guernier, 1999) −, mais les
réponses des didacticiens divergent. Nous avons déjà vu que certains didacticiens autour
d’équipes dirigées par Michel Dabène, François Quet, Catherine Tauveron ou Anne Jorro
valorisent des dispositifs didactiques mettant au centre l’activité langagière de l’élève et
l’interprétation du texte. Alors que d’autres (Goigoux, 2002b ; Goigoux & alii, 2004 ;
Goigoux & Cèbe, 2007) tentent de rendre la pratique du genre questionnaire de lecture plus
intéressante et plus performante en termes d’apprentissage et excluent le DI.

3.3.2 Articulation ou rejet avec les animations-lecture ?

Les animations-lecture sont une scolarisation de pratiques extrascolaires qui


constituent un genre métatextuel, au même titre que le DI. Si pour Catherine Tauveron

tant du point de vue de la reconnaissance des mots que du traitement syntaxique des phrases, ou encore de la compréhension
des textes. Ces enseignements supposent des interactions et, donc, des dialogues entre l’élève et le maître ».
59. Cf. Alvermann D.E., (1991)

63
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
(2004a, p. 23) la différenciation ne fait aucun doute, d’autres modélisations des animations
semblent parfois très proches des conceptions du DI (Terwagne & alii, 2006) ou se
positionnent par rapport à celui-ci (Poslaniec & alii, 2005).

Les cercles de lecture

Les cercles de lecture, qui ont été particulièrement travaillés par Jocelyne Giasson
(1997, 2000) et Serge Terwagne, Sabine Vanhulle et Annette Lafontaine (2006), répondent à
une demande des praticiens, des enseignants, qui transposent dans leurs classes en les
transformant des pratiques socialement identifiées. Ainsi Jocelyne Giasson affirme que le
genre cercle de lecture s’appuie sur les pratiques d’une enseignante qui par la suite ont donné
lieu à la théorisation du genre. De leur côté Serge Terwagne et alii (2006, p. 27) situent leur
conception du genre disciplinaire dans les travaux émergents dans les années 1990,
principalement aux États-Unis, certains évoquant des « cercles de lecture littéraire », ceux de
Donna E. Alvermann dès 1991, les « classe-puzzle » telles que les conçoivent Ann L. Brown
et Joseph C. Campione en 1995, ou encore les dispositifs de « lecture orientée vers la
conceptualisation » de John T. Guthrie en 199660. Ces auteurs citent également les apports des
travaux de Monique Lebrun (1996) qui développent l’idée d’une « lecture esthétique » chez
les élèves et les travaux de Catherine Tauveron (1999). La classe de littérature devient alors
un microcosme social où les élèves sont encouragés « à s’engager dans des projets effectifs de
lecture et de partage des connaissances, d’interprétation et de significations » (Terwagne &
alii, 2006, p. 12). Les pratiques langagières, auxquelles invitent ces situations de lectures,
divergent selon la finalité du projet de lecture, mais relèvent toutes de formes de la
métatextualité. Certaines modélisations de la lecture s’approchent des conceptions en œuvre
dans le DI. Monique Lebrun dans son article précédemment cité (1996, p. 77) évoque parmi
un catalogue de formules pédagogiques :

La méthode de discussion en grand groupe [qui] habilite l’élève à l’écoute de


l’opinion d’autrui, au développement d’une argumentation par confrontation de
différents points de vue, au respect des tours de parole à l’activation et à la
structuration des savoirs antérieurs. […] Dans la discussion en petit groupe de
quatre ou cinq, l’élève surtout le plus timide, peut exprimer souvent son point
de vue, affiner ses hypothèses, émettre ses doutes, demander des clarifications,
car les tours de paroles sont plus fréquents. […] En général, les deux types de
discussion favorisent l’émission d’hypothèses. Elles favorisent les activités
cognitives telles que l’expression d’opinion, l’argumentation, la formulation ou

60. Cf. Guthrie (1996)

64
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
la clarification d’un problème.

Je considèrerais volontiers que ces discussions, en grand ou petit groupe, sont des
prémices du genre DI, bien qu’elles s’appuient sur les « théories de la réponse » et notamment
les travaux de Louise Marie Rosenblatt (199461) qui sous l’influence des travaux de John
Dewey − qui ne sont pas étrangers à ceux de Lipman sur le développement des DVP −
conçoivent une « lecture transactionnelle » entre le lecteur et le texte. Le sens émerge d’un
« tissage » d’informations que le lecteur repère dans le texte puis qu’il confronte à ses propres
connaissances et repères littéraires et culturels. Dans son modèle, Louise Marie Rosenblatt
encourage les discussions auxquelles Monique Lebrun se réfère (1996), et considère que
l’interprétation subjective de l’élève trouve ses limites dans l’ancrage du texte. Elle distingue
ainsi le « texte » du « poème », le premier désignant un ensemble de signes interprétables et le
second étant le lieu de la « transaction esthétique » où le lecteur fait une expérience unique
partagée avec le texte. Les discussions qu’elle entrevoit entre les lecteurs sont ce qui permet
d’ajuster les interprétations. L’expérience esthétique est interrompue dès que le ou les lecteurs
sont tentés par une lecture efférente62 et forcément inadaptée. Elle pose les problèmes
fondamentaux du genre DI avant même son émergence et se rapproche de la modélisation que
propose Catherine Tauveron (2004a) en recourant à des théories différentes.

Le procès littéraire et d’autres formes de traitement de l’implicite

Christian Poslaniec en 2005 propose d’adapter certaines animations aux programmes


de 2002 dont le procès littéraire, qu’il identifiait auparavant sous l’appellation : « Objection
votre Honneur ! » (Poslaniec 1990, p. 127 ; Poslaniec & alii, 2005, p. 144), une animation
inventée par l’association Marelle de Caen, en Basse Normandie. Le DI n’est associé à ce
genre que de façon indirecte. En effet, le procès littéraire permet d’après Christian Poslaniec
et alii : « d’initier les élèves au débat interprétatif et à l’argumentation. » (2005, p. 144).

Christian Poslaniec ne propose aucune modélisation du genre DI, que visiblement il


distingue des animations qu’il propose, mais il conçoit que certaines préparent au DI, ce qui
signifierait que ce dernier soit un genre plus exigeant qui se situerait dans le prolongement
d’autres genres plus facilement accessibles, ou nécessitant une préparation au préalable. C’est

61. Ses ouvrages non traduits en français sont difficiles d’accès, les versions originales ne sont pas diffusées en France. Je
m’appuie sur les commentaires de Monique Lebrun (1996) et la présentation de Marie Musset (2009) de l’ouvrage de Louise
Marie Rosenblatt, Le lecteur, le texte et le poème (1978/1994).
62. Marie Musset (2009 p. 2) explique que ce terme vient du latin effere qui signifie mettre à distance. Il s’agit d’une lecture
qui s’attache au sens de ce qui reste après l’acte de lecture.

65
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
le cas d’une autre animation qu’il nomme « combler les blancs du texte » (Poslaniec & alii,
2005). Il situe son approche théorique parmi celle de la réception, et emprunte à Wolfgang
Iser (1985) l’expression des blancs du texte, « ces lieux d’indétermination ». Il conteste une
pédagogie fondée sur la compréhension des textes qui induit « la conviction que tout est
déchiffrable dans une œuvre. » Il distingue les « blancs du texte », qui suggèrent certains
éléments sans les expliciter (2005, p. 191), des « résistances du texte » (ibid. p. 190),
expression des pédagogues dit-il, qui amènent le lecteur « à produire sa propre
interprétation ». D’après lui, leur approche est toujours spécifique et ne peut être menée qu’au
cours « d’un débat entre les élèves guidé par l’enseignant » (Ibid, p. 190). Il considère ainsi
que ces séances n’amènent pas une technique particulière pouvant être décrite. Pourtant les
activités de lecture et d’écriture qu’il décrit dans le cadre de cette animation, « débouchent
toutes sur des débats interprétatifs » (ibid., p. 100), qu’il définit comme suit : « chaque élève
aura ainsi l’occasion de découvrir sa propre réception d’un récit. La façon dont il construit son
interprétation en injectant dans le texte et les images des éléments de sa propre encyclopédie
“interne” comme dit Umberto Eco ».

Se profile ainsi un espace où les débats en littérature et les animations lecture


caractérisent des démarches qui modélisent l’acte de lecture à l’école, tel qu’il répond à une
demande sociale, et qui participent à identifier clairement des pratiques constitutives de la
discipline français et du paradigme de la lecture à l’école. Les frontières entre le DI et les
autres genres de la métatextualité − outre le questionnaire qu’aucun modèle didactique
n’associe au DI − s’avèrent, comme cela fut le cas pour le DVP, particulièrement délicates et
parfois poreuses.

Éléments de conclusion
Cerner l’émergence du genre DI dans son champ disciplinaire requiert plusieurs
focales sur l’objet. L’histoire de l’enseignement de la lecture et de la littérature à travers les
degrés d’enseignement concernés par la discipline français ; la configuration de la discipline
dans laquelle il émerge ; et les modèles d’enseignement de la lecture et/ou de la littérature
dans lesquels il est conçu, les genres avec lesquels il se retrouve en tension, en rejet, en
articulation.

Au terme de cette analyse, je peux dire que le genre DI émerge dans une seule
configuration du français, contrairement au genre de la lecture à voix haute, par exemple, qui

66
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
apparait et s’efface partiellement selon les configurations du français. Toutefois cette
émergence ne révèle pas une conception de l’enseignement de la lecture et de la littérature
absolument inédite dans l’histoire de la discipline. Il est possible d’identifier des traces d’une
conception de cet enseignement, qui n’est pas tout à fait étrangères aux enjeux du genre DI et
qui cependant se formalise sur d’autres emprunts et d’autres références. Cette approche
diachronique de l’émergence du genre permet de situer les liens entre des genres qui se
reconfigurent, qui transmutent, apparaissent, disparaissent et réapparaissent tout au long de
l’histoire du français, et permet également de situer les ruptures que l’émergence des genres
dessine. Ainsi le genre DI ne relève pas de l’animation-lecture (Dufays & alii, 2005 ;
Tauveron, 2004a) avec lesquelles pourtant il se trouve, dans certains modèles d’enseignement
de la littérature, articulé (Poslaniec & alii, 2005 ; Poslaniec, 2008)63 ; il se distingue de la
pratique de la lecture silencieuse et des questionnaires de lecture tout en ayant des objets
d’apprentissage communs, tels que l’implicite, la cohérence, la cohésion du texte (Goigoux &
alii, 2004 ; Goigoux & Cèbe, 2007). Enfin, d’autres genres, tels que les carnets de lecture, la
lecture en réseau s’articulent dans un modèle commun de l’enseignement de la lecture du
texte littéraire auquel participe le DI.

Le DI est porteur des valeurs et des tensions du champ disciplinaire dans lequel il
émerge. En cela il est un indicateur institutionnel des enjeux qu’une société redéfinit pour
l’école. Il s’inscrit dans une configuration disciplinaire qui privilégie son émergence. Celle-ci
éclaire l’impact des recherches en didactique du français et des débats qui la secouent. En
2008, ces recherches se trouvant écartées des références des concepteurs de ces programmes,
le DI, comme bien d’autres approches du français apparues ces dernières décennies (l’ORLF,
la formalisation des productions écrites), se trouve un peu à l’écart des nouvelles
prescriptions. Si l’on ne sait trop ce qu’il peut advenir, on sait qu’il n’émerge pas de nulle
part. Il s’inscrit dans l’histoire de la discipline scolaire et caractérise les changements,
bouleversements que celle-ci subit à moment spécifique de son histoire dans le premier degré.

63. Je rappelle que l’animation-lecture est, d’après Christian Poslaniec et alii (2005, p. 144) : « ludique et responsabilisante,
[et] présente l’intérêt particulier, pour un enseignant, d’initier les élèves au DI et à l’argumentation. » Elle relève du partage
des lectures effectives des élèves (Dufays & alii, 2005, p. 176) dont l’objectif principal est de valoriser ou de prendre en
compte les lectures de élèves. Elle prétend essentiellement former un lecteur averti, un lecteur qui sait développer et exprimer
ses gouts de lecture.

67
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
4 Conclusion du chapitre 1

Le DI émerge pour des raisons variées, qui dépendent tant du contexte institutionnel
dans lequel il apparait, que du contexte disciplinaire où il se formalise. Il puise dans la notion
de débat des éléments de formalisation qui se structurent dans le cadre disciplinaire. Il se
formalise dans des modèles didactiques différents relevant autant de la lecture que de la
littérature, en tension avec d’autres genres et activités et en articulation avec d’autres. La
catégorisation de cet objet de recherche en tant que genre disciplinaire permet de le définir
dans son contexte d’émergence et d’éclairer tous les enjeux de son émergence, à savoir une
révision du format de la communication scolaire ; un autre rapport au savoir et au sens dont il
faut construire les conditions de validation. Le genre DI, adossé à la notion de débat, partage
avec d’autres genres disciplinaires ces enjeux. Il partage avec le débat en science une
conception de la notion d’hypothèse qu’il reconfigure en son sein, et avec d’autres (le DVP,
en particulier), il a en commun une conception du texte littéraire. Le genre disciplinaire révèle
l’évolution et la configuration d’une discipline scolaire, le français, et conséquemment il se
caractérise par une situation d’apprentissage spécifique qui transforme la classe en une
communauté discursive qu’élabore le contrat didactique entre les acteurs de la situation.
Ensemble ils déterminent les conditions d’élaboration du genre du discours métatextuel qui
est l’enjeu d’enseignement du DI. Or les genres métatextuels sont nombreux et variés, du
questionnaire de lecture aux nombreuses animations-lecture. Le genre DI entretient avec eux
des relations diverses et évolutives selon les modèles d’enseignement de la lecture et de la
littérature. S’instaurent ainsi des rapports de rejet et des rapports d’articulation que chaque
modélisation de ces genres prévoit. Ma conception de la notion de genre disciplinaire,
empruntée en partie à Mikhaïl Bakhtine me permet de considérer le genre DI comme un genre
métatextuel, qui évolue, s’adapte, s’articule, voire se transforme, mais dans tous les cas, il
rend compte de l’enjeu essentiel du genre disciplinaire qui est l’élaboration collective d’un
discours métatextuel.

Il convient à présent d’identifier les lieux de formalisation du genre DI, autrement dit,
d’analyser les références qui ont permis une théorisation du genre disciplinaire. C’est l’enjeu
du chapitre suivant.

68
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI

Chapitre 2. Les lieux de formalisation du genre DI

Aussi cette grande lecture avait elle donné à


Telagène un facilité de bien escrire, et d’escrire
galamment, qu’on mettoit avec raison entre les
bonnes qualitez qui la rendoient aimable. Sa
conversation estoit douce, flatteuse et
complaisante [...]

Madeleine et Georges de Scudéry, 1656, p. 334

Introduction

La formalisation du genre disciplinaire DI repose sur le choix des références effectué.


Celui-ci n’est pas neutre (Terrisse, 2001, p. 9) ; il explicite les présupposés de la formalisation
du genre DI. En somme, il s’agit de savoir d’où provient la conception de ce genre et à quoi il
se réfère. À quelles pratiques sociales de la lecture, de la conversation, de la critique renvoie-
t-il ? Qu’est-ce qui justifie le choix de certaines références par rapport à d’autres et constitue
la base de la communauté discursive qui caractérise le genre disciplinaire ? Ce chapitre
répond à ces questions et s’organise en trois parties.

Dans un premier temps, je recours au concept proposé par Jean-Louis Martinand dès
1981 dans une perspective descriptive et épistémologique des savoirs scolarisés par rapport
aux pratiques sociales de référence (Cohen-Azria, 2007 ; Martinand, 1981, 2001). D’autre
part, l’émergence du genre est à situer parmi d’autres champs référentiels notamment celui
des théories de la réception qui ont fortement influencé les travaux didactiques dans les
années 1990 et au début des années 2000 et contribué à circonscrire la notion de « sujet
lecteur » mise en exergue par le colloque (Langlade & Rouxel, 2004). Conjointement à cette
référence théorique, le paradigme de l’interprétation tel qu’il se définit à l’école participe à la
formalisation du genre. Enfin, l’évolution du corpus des œuvres de littérature de jeunesse

69
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
dans les années 2000 est un autre lieu de formalisation du genre DI. Chacun de ces lieux
contribue à la formalisation du genre disciplinaire.

L’étude porte ici sur les discours des didacticiens du français, des théoriciens de la
lecture et du champ littéraire et sur les textes officiels qui rendent compte de l’évolution
institutionnelle de la discipline.

1 L’apport de la référence à la pratique de conversation littéraire

Parler des textes que l’on lit et de ceux que l’on ne lit pas (Bayard, 2007) est une
activité sociale, mondaine et savante qui me semble être au fondement d’une conception du
genre DI à l’école. Au même titre que la lecture silencieuse se référait aux pratiques
silencieuses et isolées du lecteur confirmé (Chartier, 2008), le nouveau paradigme de la
lecture scolaire semble puiser ses références dans une pratique sociale et culturelle de la
conversation littéraire qui conçoit la lecture comme un lieu de socialisation et de
démocratisation de l’acte de lire. Cet appel à la conversation, à la discussion marque un
tournant didactique qui s’effectue vers la fin des années 1990.

La remise en cause pédagogique de la parole magistrale que j’ai déjà évoquée au


chapitre précédent trouve écho vers la fin des années 1990 dans le champ de l’enseignement
de la lecture et de la littérature et rejoint un intérêt nouveau que les didacticiens portent à la
conversation littéraire, en se référant parfois explicitement aux salons littéraires comme le fait
Jean-Louis Chiss (1996) :

Quant A. Finkielkraut écrit dans Le Nouvel Observateur (23/29 juin 1994) :


« Il faut rendre à la littérature sa place centrale dans l’enseignement du
français, pour que nous restions le pays de la conversation, et non une province
de la communication planétaire », l’important semble moins, pour moi,
l’idéologie revancharde du retour aux « grands textes », la volonté d’exclusion
d’autres formes de la textualité, que l’idée – intéressante – du lien entre
littérature et socialité, du rapport à la culture avec l’originalité française du
discours sur la littérature, d’une appréhension métalinguistique dont la
conversation donne bien l’idée. Au fond, le salon ce n’est pas seulement la
conception « salonnarde », c’est aussi un des lieux de naissance de la socialité
culturelle et politique des Lumières, une des premières formes d’appropriation
démocratique des savoirs et de la littérature.

70
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
Le choix de cette référence n’est pas neutre et j’émets l’hypothèse qu’il révèle, en
creux, les références rejetées, je pense, en particulier, à la critique littéraire.

Avant d’interroger l’apport de cette référence et de voir comment elle formalise le


genre, je propose de rappeler brièvement l’histoire et les enjeux des salons littéraires en
France à partir des 17e et 18e siècles.

1.1 Histoire et enjeux des salons littéraires

Les salons littéraires en France voient le jour dans les milieux mondains et lettrés des
17e et 18e siècles, même s’il est possible d’en construire l’origine dès l’Antiquité sous
d’autres formes. Le terme salon, remarque Gemma Alvarez-Ordonez (2001, p. 175) « n'est
décelable dans la langue française qu'à partir de 1664 et désigna d'abord la salle de réception
d'un château, c'était donc un concept purement spatial ». Assez rapidement le terme désigne
les rencontres et les réunions organisées chez « les grandes dames », instruites et écrivaines
qui entretiennent une correspondance importante avec tous les esprits ouverts d’Europe. En
1807 dans Corinne ou l’Italie de madame de Staël (1087), l’occurrence apparait désignant un
lieu social par excellence de la conversation. Le salon évoqué se situe à Venise, haut lieu
« des manières italiennes » auxquelles le salon semble échapper (ibid. p. 291) :

Les plus grandes dames recevaient toutes leurs visites dans les cafés de la Place
Saint-Marc et cette confusion bizarre empêchait que les salons ne devinssent
trop sérieusement une arène pour les prétentions de l’amour propre.

Roger Duchêne (2001) précise que le salon recouvre une « diversité d’endroits » ce
qui le caractérise en définitive ce sont les conversations mondaines et littéraires qui s’y
tiennent. Pour Gemma Alvarez-Ordonez les salons littéraires désignent (2001, p. 178) :

Une forme de réunions sans objectif et sans contrainte dont le point de


cristallisation est une femme. Les invités qui s'y rencontrent régulièrement à
jour fixe, sans y avoir été expressément conviés, ceux qu'on appelle les
habitués, ont entre eux des relations cordiales. Ils appartiennent à divers
milieux et couches sociales. La conversation sur des sujets littéraires,
philosophiques ou politiques les réunit.

Elle rappelle l’enjeu des salons littéraires qui outre leur contribution à une
extraordinaire émancipation des femmes, furent un élément constitutif de la culture de cette
époque (ibid. p. 177) :

71
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
Trois éléments font partie intégrante de la culture française à cette époque-là :
l'esprit, les salons et aussi la correspondance ou encore les Mémoires. Ces
éléments ont atteint tous trois, au siècle des Lumières, un développement
extraordinaire.

Au 19e siècle les salons étaient ouverts aux gens de lettres, mais aussi aux savants, aux
spécialistes et artistes de toute sorte. Le salon littéraire devient un salon de conversation. C’est
le sens que le mot conserve encore de nos jours, un lieu de discussion intellectuelle, « où une
certaine prééminence revient à la littérature et à la philosophie » (Alvarez-Ordonez, ibid. p.
177).

Au début du 20e siècle, quelques salons classiques perpétuent la tradition séculaire,


mais la tendance est désormais à un genre nouveau où toutes les disciplines des arts, des
sciences et de la politique se rencontrent (je cite ceux de la Revue du mois tenu par Émile
Borel64, ou le Salon des Étoiles de Camille Flammarion65). Les mouvements artistiques
trouvent dans certains de ces lieux une réception avant-gardiste, ainsi les cubistes se
rejoignent-ils au salon de Gertrude Stein66. Je rappellerais que Marguerite Duras recevait des
résistants pendant la seconde guerre mondiale tandis que la styliste Coco Chanel organisait
des rencontres mondaines, artistiques et littéraires. Les salons demeurent ainsi, comme au 18e
siècle, des lieux politiquement engagés, mais aussi des lieux d’expression culturelle et
artistique qui forgent les gouts d’une génération.

Aujourd’hui, les dignes héritiers de ces salons sont peut-être les cafés philosophiques
s’inscrivant eux-mêmes dans la lignée des rendez-vous organisés par Jean-Paul Sartre dans les
cafés de Saint-Germain-des-Prés, dans la seconde moitié du siècle dernier. De nombreuses
émissions télévisées67 reprennent le flambeau de cet espace à la fois public et intime de la
conversation littéraire, réinventant sur les plateaux télévisés des normes qui codifient un

64. La Revue du mois est un journal scientifique et littéraire qui fut fondée en 1906 par Émile Borel et son épouse. Son
comité de lecture était de renom, j’en cite ici quelques-uns : Paul Langevin ; Léon Blum ; Édouard Herriot et Jean Perrin. Cf.
Charpentier-Morize M. (1997).
65. Camille Flammarion, astronome, frère d’Ernest Flammarion, l’éditeur, tenait son salon au début du 20e siècle. Il avait
installé sur le toit de sa demeure, une lunette astronomique où les conversations s’achevaient bien souvent, d’où le nom de
son salon.
66. L’appartement parisien de Gertrude Stein est un haut lieu de rencontres et d’échanges sur la littérature et l’art. Elle défend
l’art moderne et en particulier le cubisme. Un célèbre tableau (Portrait de Gertrude Stein, 1906) de Picasso rend hommage à
son engagement artistique, ce qui éclaire l'influence de ces lieux sur la production artistique.
67. Nicole Robine définit les médiations culturelles (2005, p. 32) : « comme les modes d’induction de l’acte de lire et de
l’implication du lecteur dans les textes lus et à lire. Les médiateurs, qu’ils soient parents, enseignants, acteurs des métiers du
livre ou copains d’âges divers, orientent vers des réseaux. Les réseaux suscitent une multiplicité de médiateurs et de
médiations qui jalonnent les parcours de lecteurs et façonnent une culture mosaïque, selon l’expression d’Abraham Moles. »

72
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
nouveau genre public de la métatextualité68. Cependant, contrairement à Marlène Lebrun
(1999a), je pense que la référence aux émissions télévisées est à restreindre, la plupart d’entre
elles, comme le remarque Patrick Tudoret (2009), ont surtout permis à l’auteur de retrouver
une place dans le discours qui accompagne l’œuvre littéraire et seules quelques rares
émissions ont laissé place aux lecteurs anonymes69. Le véritable point commun est l’idéal de
démocratisation culturelle auquel les salons ont participé et qui est partagé par les
professionnels de la télévision.

1.2 Le DI un genre héritier de la conversation littéraire ?

1.2.1 Conversation et critique littéraire

S’il est aisé de retracer l’histoire de ces salons, il faut bien reconnaitre la difficulté
d’accéder à ce qui me semble dans le cadre de ce travail important, à savoir la forme et le
contenu de ces échanges. Il est impossible de reconstruire le genre discursif des salonnières
qui pourtant semble aujourd’hui encore constituer un élément important de la culture
littéraire, de la pratique de la conversation. La représentation qu’en offrent les œuvres de
Molière en particulier dans ses pièces - Les précieuses ridicules ; La critique de l’École de
femmes et Les Femmes Savantes - est certes une caricature bouffonne de la préciosité, des
prétentions culturelles des bourgeoises et des abus d’autorité intellectuelle, mais ce sont
essentiellement des situations typiques de la farce qui servent les procédés comiques de
Molière à travers le verbe et le geste. En définitive, « la morale de ce théâtre est souvent
moins celle de Molière que celle du public » (Brunel, 1972, p. 240) et n’est rien d’autre
qu’une « représentation de théâtre », dit Roger Duchêne (2001, p. 24), « à n’utiliser qu’avec
d’infinies précautions si l’on veut restituer le climat et les activités des salons de l’époque ».
Si certains textes, tels ceux de Mademoiselle de Scudéry (1653, 1660), permettent de se
représenter les conditions et l’esprit des salons, jamais nous n’avons accès à une modélisation
ou encore à un compte rendu. Ce qui amène Roger Duchêne (ibid. p. 25) à définir la
conversation comme étant :

Tout le contraire de sa représentation littéraire. Elle est désordre, incohérence,


trouvaille inattendue. Elle est faite de tout et de n’importe quoi. Dès qu’elle

68. D’ailleurs certaines de ces émissions sont transposées à travers les animations-lecture en classe (cf. Poslaniec, 1990).
69. Dans son ouvrage Patrick Tudoret en relève trois : Lire c’est vivre (1975-1987) animé par Pierre Dumayet ; Bibliothèque
de poche (1966-1970) de Michel Polac et Les cent livres de Claude Santellini (1969-1973). C’est dire combien ces émissions
mettent l’accent sur la personnalité de l’écrivain et ses capacités de communication sans doute au détriment du texte lui-
même et de ces véritables réceptions.

73
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
s’écarte de cette liberté anarchique, elle cesse d’être conversation, elle devient
propos réglé, et le salon change de nature pour devenir académie.

Cette caractéristique majeure de la conversation littéraire, loin de tout conformisme,


formalisme et structuralisme constitue l’enjeu que certains didacticiens du français tentent
d’affirmer comme un principe en classe. Un espace où la parole sur le texte ne soit pas
empreinte des acquis de la recherche littéraire et des normes de la critique, notamment la
critique textuelle (Valency, 1990), la critique thématique (Bergez, 1990) la critique génétique
(Biasi, 1990) ou la sociocritique (Barbéris, 1990). La critique littéraire constitue une pratique
sociale de référence à laquelle la didactique du français emprunte nombre de références
théoriques qui ont participé à des modélisations de l’enseignement de la littérature dans le
secondaire et ont forgé des pratiques canoniques de la discipline. Ainsi, ces courants de la
critique littéraire partagent avec les pratiques scolaires un usage de la morphologie du conte
(Propp, 1970) et les avatars de la transposition de la notion du schéma narratif, des
groupements thématiques de textes qui organisent les listes d’œuvres au baccalauréat (Bergez,
1990, p. 85), l’usage récent des brouillons d’auteurs pour relire l’œuvre originale, etc. Or, ces
références ne sont pas valorisées dans le discours didactique actuel, en particulier quand il
concerne le premier degré. La remise en cause du structuralisme, entre autres, dont les
exercices scolaires sont empreints, principalement dans le secondaire, conduit les didacticiens
qui s’intéressent au premier degré à convoquer d’autres références, les pratiques de la
conversation littéraire en sont une. La référence aux salons littéraires ne constitue pas une
scolarisation des salons littéraires, tant s’en faut, mais elle peut déterminer les enjeux qui
accompagnent l’émergence de pratiques métatextuelles et la formalisation des genres
disciplinaires dont le DI.

1.2.2 L’apport de la référence aux salons littéraires

La « liberté anarchique » dont Roger Duchêne (2001, p. 25) qualifie les conversations
littéraires est sans doute un paramètre qui témoigne du refus de se référer à d’autres pratiques
sociales comme la critique littéraire, mais ne s’érige pas en modèle d’enseignement. La parole
à l’école est toujours une parole normée qui fait l’objet d’un apprentissage. L’école se réfère
aux pratiques de la conversation littéraire et, ce faisant, elle codifie la conversation scolaire et
la conversation autour du texte littéraire. L’apport de cette référence me semble être surtout
d’ordre symbolique et éthique et témoigne d’un changement de références par rapport à celles
du secondaire.

74
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
L’existence des salons littéraires résulte d’un processus de démocratisation de la
lecture et d’émancipation des femmes. Ils valorisent une parole non initiée, plurielle et
hétérogène (favorisant la rencontre d’individus de disciplines très diverses) qui n’est pas sans
rappeler l’approche contemporaine de la culture humaniste (infra, p. 96). Les salons sont un
lieu d’ouverture sur le texte littéraire et sa lecture, et je dirais que bien avant l’avènement
théorique du lecteur, ils avaient déjà donné la parole aux lecteurs et aux lectrices. C’est un
lieu de socialisation de la lecture par excellence. Pour Marlène Lebrun, il s’agit d’un lieu qui,
avec d’autres, définit une conception de la lecture littéraire (1999, p. 500) :

La lecture littéraire n’est pas un pur « texte à tête », une construction solitaire
de sens, mais au contraire un acte communautaire où la compréhension
/interprétation passe par des situations d’échanges. Les salons littéraires du
XVIIIe siècle étaient le lieu privilégié de ces échanges [...]

La référence aux pratiques sociales des salons littéraires qui prônent la conversation
entre les lecteurs est incontournable pour comprendre les orientations engagées d’un point de
vue didactique sur le texte et sa lecture. La conversation littéraire dépasse les intentions de
l’auteur et celles du lecteur (Barbotin, 1975 ; Eco, 1965, 1985, 1992, 1996) pour se centrer sur
la réception effective de l’œuvre et le discours sur cette réception. Elle définit un cadre de la
métatextualité qui ne me semble pas contradictoire avec les conceptions déjà rencontrées du
genre DI.

Éléments de conclusion
Le DI émerge ainsi dans un contexte didactique où la pratique de la conversation est
valorisée au détriment des références s’appuyant sur la démarche de la critique littéraire qui a
influencé des genres et les pratiques scolaires de la métatextualité que j’ai citées
précédemment. On pourrait ainsi concevoir que la référence aux salons littéraires résulte
d’une part d’une volonté de chercher une référence qui permette de penser d’un point de vue
didactique le discours métatextuel à l’école primaire (sans exclure le secondaire où cependant
les références s’orientent davantage vers les pratiques sociales de la critique littéraire). Il
s’agit en quelque sorte d’importer ou de scolariser la conversation autour du livre, alors que
le discours scolaire est par définition très normé, et de reconstituer une norme autour de la
notion de conversation, c’est-à-dire un discours sur le texte et sa lecture qui se construit dans
l’interaction verbale.

75
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
2 L’apport des théories de la réception et de la lecture littéraire

Les années 1970 sont le théâtre de tournants épistémologiques fondamentaux qui


témoignent de glissements d’une notion vers une autre et de l’évolution des champs
théoriques de la littérature, de la réception et de la lecture littéraire qui vont à la fois nourrir et
se nourrir de la réflexion émergente des didacticiens du français (Daunay, 2007a).

2.1 Les tournants épistémologiques

Depuis la fin des années 1960, j’identifie deux glissements qui correspondent, selon
les termes mêmes d’Annie Rouxel (1996, p. 44) à « une rupture épistémologique profonde ».
Le premier, concerne la contestation de la toute-puissance de l’autorité de l’auteur dont
Roland Barthes est un représentant important (1968)70 et qui déplace l’intérêt des chercheurs
de l’auteur vers le texte (Charles, 1977 ; Eco, 1985). Puis un second glissement à la suite des
théories de la réception (Iser, 1985 ; Jauss, 1978), l’apport des sémioticiens (Eco, 1985) et les
théories de la lecture littéraire (Jouve, 1993 ; Picard, 1986) qui déplacent la réflexion portée
sur le texte vers la lecture pour concevoir un lecteur théorique, une entité prédéfinie dans et
par le texte71. Le succès didactique du concept de « sujet lecteur » est indéniable ; peu
d’articles paraissent aujourd’hui qui ne citent les mêmes références à Wolfgang Iser, Hans
Robert Jauss, Umberto Eco et Michel Picard. C’est au demeurant toujours un lecteur
théorique, qui certes peut amener à dessiner les contours théoriques du lecteur réel (Louichon,
2008a, 2008c ; Sorin, 2001), mais pour approcher le lecteur empirique, d’autres

70. À la fin des années 1960, la toute puissance de l’autorité de l’auteur est contestée. Pour Roland Barthes (1968) le texte
moderne tourne définitivement le dos au règne de l’Auteur : « le texte est désormais fait et lu de telle sorte qu’en lui, à tous
niveaux, l’auteur s’absente » (ibid. p. 66). Il affirme la mort de l’Auteur comme un fait historique accusant la critique
classique de s’être intéressée uniquement à l’homme qui écrit au détriment du lecteur jusqu’alors ignoré et de l’acte même
d’écriture : « (…) dès qu’un fait est raconté, à des fins intransitives, et non plus pour agir directement sur le réel, c’est-à-dire
finalement hors de toute fonction autre que l’exercice même du symbole, ce décrochage se produit, la voix perd son origine,
l’auteur entre dans sa propre mort, l’écriture commence » (ibid. p. 63).
71. Wolfgang Iser (1985), tout en s’intéressant à la créativité du lecteur, envisage l’existence d’un lecteur virtuel : « le lecteur
implicite » qui s’il n’est plus prescrit par le texte, réagit aux sollicitations du texte. Ainsi il déclare (ibid. p. 75) : « Le concept
de lecteur implicite est un modèle transcendant qui permet d’expliquer comment le texte de fiction produit un effet et acquiert
un sens. Il désigne le rôle de lecteur imposé dans le texte, d’où le dédoublement structure du texte / structure d’action. » Pour
Umberto Eco (1985, p. 80), il s’agit d’un « Lecteur Modèle » qui coopère avec le texte : « Le Lecteur Modèle est un
ensemble de conditions de succès ou de bonheur (felicity conditions), établies textuellement, qui doivent être satisfaites pour
qu’un texte soit pleinement actualisé dans son contenu potentiel. » Le lecteur de Hans Robert Jauss (1978) oscille entre son
« horizon d’attente » et l’écart produit par sa lecture à cet horizon, c’est dans cet écart esthétique que se joue le rapport du
lecteur au texte littéraire. Pour les théoriciens de « la lecture littéraire » que sont Michel Picard (1986) et Vincent Jouve
(1993), le lecteur « abstrait » est une «insuffisance théorique » (Jouve, ibid. p. 43). À la suite de Roland Barthes qui tourne
définitivement le dos à une « lecture monocentrique » (Carpentiers, 1998) pour la penser comme un acte pluriel que le lecteur
reconstruit, Michel Picard (1986, p. 242) conçoit qu’il existe : « des écrits sans lecteurs, mais non de littérature sans lecture »
et confère au lecteur un rôle décisif dans l’acte de la lecture. Quant à Vincent Jouve (1995), tout en s’interrogeant sur la
possibilité de « théoriser le lecteur » (ibid. p. 23), il pose « l’interaction texte/lecteur » (ibid. p. 43) comme un fondement de
la « concrétisation du sens » (ibid. p. 44).

76
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
méthodologies et cadres référentiels me semblent nécessaires. Martine Burgos, sociologue de
la littérature œuvre en ce sens (1992a, 1992b, 1996, 2006) en s’intéressant aux élèves du lycée
professionnel, aux concours des lycéens, etc. La quête du lecteur empirique s’impose aussi
dans les approches cognitives de l’acte de lecture au Québec (Gervais, 1992, 2007 ; Thérien,
2007)72.

À ces deux glissements s’ajoute un troisième élément important et décisif dans les
changements opérés, il concerne la remise en cause du modèle Jakobsonien de la
communication pour expliciter la lecture (Picard, 1986 ; Thérien, 1992). Dès lors le signe
n’est plus dépendant du modèle de communication, mais il se retrouve, selon l’expression
même de Gilles Thérien (Thérien, 2007), à « l’interface » entre le sujet-lecteur et l’objet livre.
Entre ces deux pôles, la relation est appelée « l’acte de lecture ». Celle-ci est définie comme
une « activité intérieure » dont on ne peut « vérifier la progression que par des tâches
secondaires externes, d’interrogation qui sollicitent plutôt alors de la part du lecteur un
passage à la communication » – avec d’autres lecteurs – « ou encore à l’expression écrite. »
(Thérien, 2007, p. 15). De nouvelles tensions se dessinent entre les chercheurs du Groupe de
recherche sur la lecture (GREL) autour de Gilles Thérien (ibid.) et de Bertrand Gervais (1993)
qui s’opposent aux théories d’Umberto Eco. Les théoriciens Québécois (ibid.) récusent de
concevoir la lecture littéraire comme un processus de communication et contestent
« l’anthropomorphisation des demandes textuelles » (Gervais, 1993, p. 24). Selon Bertrand
Gervais les hypostasies du « lecteur-dans-le-texte » entrainent 73:

Une conception idéale de la lecture qui repose uniquement sur des données
textuelles et leurs exigences [...]. Elles impliquent de tout justifier en termes
d’une identité dont la présence, plus qu’évanescente, force le texte dans un
carcan beaucoup trop rigide.

La lecture est alors conçue comme un travail essentiellement perceptuel, cognitif,


argumentatif, affectif, et symbolique (Thérien, 2007).

72. Gilles Thérien (2007, p. 25-31) identifie cinq processus en œuvre dans l’acte de lecture, inter-reliés et non hiérarchisés :
le processus perceptuel ; le processus cognitif ; le processus argumentatif ; le processus affectif et le processus intégratif.
73. Gilles Thérien défend (1992, p. 97) le même point de vue, selon lui la lecture littéraire «… ne s'établit pas sur le mode de
l'échange, fantômes d'auteurs qui hantent les imaginaires de lecteurs, mais elle s'accomplit dans une perspective de décodage
intime, personnel, privé, d'un objet fait de mots que l'acte de lecture entreprend de constituer, de construire.»

77
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
2.2 Usages didactiques des notions littéraires : sujet lecteur et lecture littéraire

Ces travaux enrichissent la réflexion didactique qui s’intéresse au texte littéraire et à sa


lecture et c’est ainsi que se formalisent les notions didactiques que sont le sujet-lecteur
(Langlade & Rouxel, 2004) et la lecture littéraire (Daunay, 1999b, 2007 ; Dufays & alii,
2005 ; Reuter, 1995a, 1996c ; Rouxel, 1996, 2004) dans la mesure où la lecture assume une
fonction constructive à l’égard du sujet74, ce qui permet de penser sous de nouveaux auspices
« l’interaction texte-lecteur » (Rouxel, 1996, p. 46). Pour le didacticien François Quet (2007a,
p. 34) la thématique du sujet-lecteur se dégage en « faveur d’une grande spontanéité dans
l’approche des œuvres » qui n’est pas étrangère à une conception du genre DI. Il faut sans
doute comprendre la « spontanéité » du lecteur comme l’activation de diverses modalités
intégrées de l’acte de lire plutôt que la valorisation du mode de la lecture ordinaire. C’est
précisément la variété des modes de lectures voire des compétences en œuvre, des projets de
lecteur qui me semble être visée par la notion et qui contribue à définir des postures75
(Bucheton, 1999 ; Jorro, 1999 ; Rouxel, 2004), des rôles de lecteur76 (Grossmann &

74. Yves Reuter (1996b, p. 21) en questionnant la place et le rôle de la littérature à l’école, distingue « quatre grands objectifs
possibles » dont l’un d’eux est d’aider les élèves à s’exprimer et à se construire en tant que personnes : « Cet objectif
comporte d’ailleurs de multiples intérêts que l’on a parfois tendance à sous-estimer. Il peut, par exemple, permettre de
comprendre qu’aucun objet, qu’aucune pratique, qu’aucune approche des objets et des pratiques n’est absolument neutre dans
ses modalités et ses effets et qu’il importe sans doute de les préciser. Il peut sans doute contribuer à la construction du plaisir
de lire ou d’écrire. Il facilite – et nécessite − la création d’un marché (au sens de Bourdieu) pour donner sens aux pratiques du
littéraire en parlant avec les autres, dans la classe, de la littérature au travers de soi et de soi au travers de la littérature. Il peut
faciliter l’appréhension par la pratique que lire et écrire permettent de s’exprimer, de communiquer, de se construire, de se
comprendre (ce qui constitue quand même des fonctions essentielles de l’écrit et de la littérature). Il peut enfin contribuer à
ce que les enfants (au moins certains d’entre eux) et l’école s’acceptent mieux : le sujet trouvant un espace pour se dire dans
sa globalité, avec la médiation de la littérature ; l’école acceptant ici – à certaines conditions − la subjectivité de personnalités
en construction sans l’opposer à la nécessité de s’approprier des savoirs. Ainsi conçu – à certains moments − l’enseignement-
apprentissage du littéraire pourrait devenir un lieu transitionnel entre formation du sujet et formation scolaire».
75. Anne Jorro (1999, p. 94 sq.) et Dominique Bucheton (1999) ont adopté le terme de « posture » pour caractériser l’activité
lectrice du lecteur. C’est ainsi qu’Anne Jorro (1999) tout en se référant aux travaux de Michel Picard (1986) décrit trois
postures d’élèves (à l’école primaire) à savoir le « lecteur récitant », le « lecteur discutant » et le « lecteur interprète » (ibid.,
p. 94-95). De son coté Dominique Bucheton, en analysant les postures des élèves au collège observe trois formes
textuelles du commentaire que je rappelle : « le texte est répété » ; « le texte est expliqué » ; « les événements racontés sont
évalués » (ibid., p. 141). Ces qualifications des lecteurs scolaires ou de leurs performances laissent percevoir des
compétences lecturales variées. Certaines étant valorisées puisqu’elles sont considérées comme un degré d’activation élevé
des processus en œuvre dans l’acte de lecture, les autres étant discriminatoires de cet acte de lecture. Sur la notion, l’approche
sur l’usage de la notion en sciences de l’éducation proposée par Maryse Rebière (2001) est particulièrement intéressante : elle
montre comment cette notion venue d’autres champs disciplinaires est utilisée par les didacticiens.
76. Francis Grossmann et Catherine Tauveron, s’inspirant de divers modèles théoriques de lecteur, envisagent divers rôles
pour l’ensemble des élèves (Grossmann, & Tauveron, 1999, p. 4) : « Le rôle du questionneur qui cherche, au-delà des mots,
ce qu’en définitive on veut lui dire ; le rôle naïf qui accepte de croire (pour un temps) à ce que l’on peut croire ; le rôle du
gourmand qui dévore ce qu’il lit comme celui du gourmet qui prend le temps de la jouissance ; le rôle du détective qui
reconstitue le puzzle ou relie entre eux des indices pour en faire une pièce à conviction ou encore suspend son jugement le
temps d’en savoir plus ; le rôle de l’arpenteur ou du géomètre qui effectue des relevés méthodiques précis ; le rôle du
vagabond qui se perd dans les méandre du texte ; le rôle de l’érudit (mais oui !) qui rapproche des œuvres en apparences
éloignées : [j’ajoute avec Italo Calvino : le rôle de l’orpailleur qui « rencontrant un petit grumeau de sens creuse autour pour
voir si la pépite ne s’étende pas en un filon »]. Autant de costumes qu’un lecteur – expérimenté plutôt qu’expert- sait
revêtir. »

78
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
Tauveron, 1999) ou encore des codes77 qui servent à lire un texte et qui relèvent de systèmes
de référence ou de stéréotypies (Dufays, 1994 ; Dufays & alii, 2005).

La notion de lecture littéraire, tout en suscitant les débats78 (Reuter, 1995a, 1996c ;
Daunay, 1999b), offre un cadre pour « didactiser l’enseignement de la lecture » (Daunay,
2007a). Il s’agit d’une « notion plurielle » (Reuter, 1995a, 1996c) qui valorise un mode, voire
des modes de lecture qui s’opposent à la lecture ordinaire, mais elle permet de codifier un
enseignement-apprentissage de ces modes valorisés. Il est possible, à la suite de Jean-Louis
Dufays et alii (2005) de déterminer quatre conceptions de la lecture littéraire qui modélisent
des dispositifs d’enseignement et d’apprentissage. La première arrime79 la lecture littéraire à
la littérarité du texte et privilégie l’objet texte. Une seconde approche investit les valeurs
littéraires en œuvre dans la lecture elle-même et la conçoit comme « distanciation ». Dans les
écrits plus récents de Jean-Louis Dufays (2006b, 2007), ces deux approches semblent
fusionner. Elles s’appuient sur les travaux de Mircea Marghescou (2009) et le concept de
littérarité qui pose l’existence d’une essence propre au texte littéraire qui le différencierait des
autres et favoriserait une lecture symbolique, distanciée. C’est précisément cette approche qui
confère des valeurs intrinsèques aux textes littéraires qu’Yves Reuter (1990, 1995c, 1996c) et
Bertrand Daunay (1999) discutent. Elle contribue à la hiérarchisation des textes entre eux et
marginalise des formes de la littérature : la paralittérature (Mouralis, 1975). À l’inverse, la
lecture littéraire est perçue comme participation et privilégie « l’illusion référentielle » et
l’implication psychoaffective du lecteur. Enfin une dernière approche s’inspirant des travaux
de Michel Picard − qui sont devenus une référence incontournable dans la didactique du
français, mais insuffisamment discutée (Daunay, 1999b, 2002a, 2002b) − considère la lecture
littéraire comme un va-et-vient dialectique permettant de penser « l’ancrage, le désancrage et
le réancrage de la lecture dans l’univers référentiel correspondant » (Dufays & alii, 2005, p.
94). Ce sont des opérations cognitives élaborées et très diversifiées qui se construisent,
d’après les didacticiens (Demougin & Massol, 1999 ; Tauveron, 2002a ; Rouxel, 2004), dans

77. Jean-Louis Dufays et alii (2005) distinguent des codes socioculturels et littéraires et trois codes issus de la rhétorique
ancienne. Les codes d’eluctio sont « les connaissances formelles, linguistique et rhétoriques qui permettent de construire le
sens des phrases isolées » (2005, p. 103). Les codes de dispositio qui « comprennent les diverses structures formelles et
sémantiques qui permettent d’identifier un texte en terme de genre (ibid. p. 104). Enfin, les codes d’inventio « permettent au
lecteur de dégager les valeurs véhiculées par le texte » (ibid. p. 105).
78. Comme le précise Yves Reuter (1996b, p. 20) la notion est plurielle : « On peut lire littérairement des textes littéraires et
non littérairement des textes non littéraires, mais réciproquement, on peut lire non littérairement des textes littéraires et
littérairement des textes non littéraires. » Mais ce qui pose le plus problème c’est l’usage de cette norme qui est fait et qui
exclut d’autres formes de lecture et par conséquent discrimine certaines postures du lecteur.
79. Je conserve ici l’expression de Jean-Louis Dufays qui me semble porteuse de sens.

79
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
l’histoire sociale, personnelle et scolaire du sujet. Les opérations inférentielles reposent sur la
mobilisation de connaissances culturelles. Il s’agit d’une activité « dans laquelle le cognitif est
largement piloté par le culturel » (Tauveron, 2004a, p. 40). Toutefois, Patrick Demougin
(2001) précise que si l’interprétation est essentielle pour définir la lecture littéraire, elle ne
suffit pas à cette définition. De leur côté, Jean-Louis Dufays et alii (2005) proposent de ne pas
réduire ce mode de lecture ni à la distanciation ni au plaisir, mais au contraire de penser que la
lecture littéraire et la lecture fonctionnelle sont imbriquées, qu’elles sont complémentaires. Il
s’agit d’une définition plurielle au sujet d’une notion complexe, qui, cependant, permet la
conception des dispositifs didactiques qui se formalisent dans les années 1990 et 2000, et vont
apparaitre dans certains modèles didactiques du genre DI, et des genres de la métatextualité
avec lesquels ce dernier émerge, dialogue, fusionne et se redéploie (supra, p. 60). L’apport de
cette notion permet de faire évoluer les modèles pédagogiques de la compréhension et
d’intégrer le paradigme de l’interprétation dans l’enseignement-apprentissage de la lecture et
de la littérature à l’école primaire.

Éléments de conclusion
Les références théoriques qui contribuent aux formalisations du genre sont assez
récentes. Elles datent des années 1970 et trouvent dans les années 1990 un réel écho dans les
travaux didactiques. Le genre émerge à la suite de nouvelles références théoriques qui
valorisent la place du lecteur dans l’acte de lecture. Celles-ci s’appuient sur la remise en cause
de la toute-puissance de l’autorité de l’auteur (Barthes, 1968)80 et la centration des réflexions
sur la lecture (Charles, 1977)81, ainsi que l’apport des théories de la réception. En France, ces
dernières sont essentiellement connues à travers l’École de Constance et tout particulièrement
à travers les travaux de Hans Robert Jauss (1978) et Wolfgang Iser (1985) auxquels la
construction didactique du sujet-lecteur se réfère (Langlade & Rouxel, 2004). Cette
valorisation du lecteur se retrouve dans la valorisation scolaire du paradigme de
l’interprétation.

80. Outre le fait que Roland Barthes (1968) constate que le texte moderne tourne définitivement le dos au règne de l’Auteur
qui s’éloigne et se distancie, selon ses termes mêmes : « le texte est désormais fait et lu de telle sorte qu’en lui, à tous
niveaux, l’auteur s’absente. » (ibid. p. 66). Il considère la mort de l’Auteur comme un fait historique puisque la critique
classique ne s’est intéressée qu’à l’homme qui écrit, or Roland Barthes propose qu’on s’intéresse à l’acte d’écriture : « dès
qu’un fait est raconté, à des fins intransitives, et non plus pour agir directement sur le réel, c’est-à-dire finalement hors de
toute fonction autre que l’exercice même du symbole, ce décrochage se produit, la voix perd son origine, l’auteur entre dans
sa propre mort, l’écriture commence » (ibid. p. 63).
81. La rhétorique de la lecture que propose Michel Charles (1977) place le texte au centre de la dialectique de la lecture : « Il
s'agit d'examiner comment un texte expose, voire "théorise", explicitement ou non, la lecture ou les lectures que nous en
faisons ou que nous pouvons en faire ; comment il nous laisse libres (nous fait libres) ou comment il nous contraint» (ibid. p.
9).

80
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
3 Le paradigme de l’interprétation à l’école primaire

L’interprétation et la façon dont l’école naturalise le concept sont, selon moi, au


fondement du genre DI, dans la mesure où c’est ainsi que se définissent les conditions de
validité du sens du texte, l’acte de lecture à l’école, et par conséquent l’activité de l’élève-
lecteur. Á la fin des années 1990, le paradigme interprétation s’impose à l’école primaire pour
au moins deux raisons. La première résulte de la mise en cause de la hiérarchie entre les
concepts comprendre et interpréter qui a longtemps permis de hiérarchiser les modes de
lecture, mais aussi les modalités d’enseignement en concevant la compréhension comme un
processus inhérent à la lecture puis l’interprétation comme le produit d’une lecture. Les
Travaux de Bertrand Daunay (1999a, 2002a, 2002b) ont contribué à mettre en évidence la
fragile apparence des systèmes binaires des conceptions différentes de la lecture où les
« différentes strates de la signification d’un texte et de sa lecture obligeraient à construire une
échelle où chacun placerait au degré qu’il veut ce qu’il considère comme étant la forme ultime
de la lecture littéraire » (Daunay, 1999b, p. 36). Toutes les distinctions entre une lecture
passive et active de Picard (1986), entre une lecture heuristique et herméneutique de
Riffaterre (1983, p. 17), entre participation et distanciation (Dufays, 1997) ne se valent pas et
convoquent des systèmes d’oppositions variées. La seconde est un effet du développement
des sociétés occidentales qui contribue à une hausse des connaissances et des exigences vis-à-
vis de l’institution scolaire. Comme le remarque Dominique Bucheton (2008a, p. 16) : « les
curricula ne cessent d’augmenter ». Les compétences lecturales sont particulièrement visées
par cette évolution des sociétés et l’on assiste à une normalisation de l’acte de lecture dont
rendent compte les enquêtes nationales et internationales des performances des élèves dans
lesquelles l’interprétation prend un rôle considérable.

Ainsi, je dirais que les diverses approches théoriques de l’interprétation contribuent à


la formalisation du genre DI et que celle-ci répond par ailleurs des exigences nationales et
internationales du développement des compétences lecturales. En cela je rejoins Max Bulten
(2009, p. 157), qui voit dans la démarche du DI une réponse aux faiblesses des résultats
régulièrement soulignés au sujet des élèves français par les tests PISA :

La démarche du débat impératif autour des textes littéraires a ouvert une


nouvelle voie et innové, avec un mode de questionnement des textes beaucoup
plus ouvert, et en correspondance à certains égards avec la méthodologie des
divers tests PISA.

81
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
Une certaine approche de l’interprétation des textes littéraires s’impose à la lecture des
compétences visées par ces tests, ce que je vais précisément éclairer en interrogeant les
diverses approches de l’usage scolaire du paradigme de l’interprétation. Dans un premier la
réflexion se porte sur les enjeux du paradigme de l’interprétation à l’école primaire et les
évolutions auxquelles il peut participer dans la conception d’un enseignement de la lecture et
de la littérature.

3.1 L’avènement de l’interprétation à l’école primaire

Il m’importe ici de repérer les éléments qui contribuent à l’avènement de


l’interprétation à l’école primaire et de voir comment ce concept est convoqué pour formaliser
les enseignements, ses effets et ses enjeux.

3.1.1 L’interprétation : nouveau paradigme pour redéfinir l’acte de lire à l’école


primaire

La prise en compte du concept de l’interprétation à l’école primaire est adossée à la


remise en cause d’une hiérarchisation des compétences liées tantôt à la compréhension, tantôt
à l’interprétation qui a permis de didactiser sous de nouveaux auspices l’acte de lecture à
l’école élémentaire. Pendant longtemps cette hiérarchisation des compétences a contraint les
apprentissages dans une progression de compétences isolées : déchiffrage, compréhension
puis interprétation. Or l’acte d’apprentissage de la lecture est bien plus complexe
(Charmeux, 1987 ; Chauveau G. & Chauveau É., 1994 ; Devanne, 1992 ; Fijalkow, 1993 ;
Foucambert, 1994 ; Giasson, 1990, 1995) et ce découpage en stades progressifs de
l’apprentissage s’est avéré peu efficace (Chauveau, 1997 ; Goigoux, 1999 ; Lafontaine, 1997).
C’est dans l’interaction de ces compétences que l’acte de lecture s’accomplit et par
conséquent peut aussi être enseigné. Toutefois, il reste à savoir, comment à l’école
élémentaire et plus particulièrement au cycle 3, compréhension et interprétation vont
dialoguer et s’articuler. Je considère que le paradigme de l’interprétation à l’école primaire a
révisé celui de la compréhension et ce faisant les deux concepts peuvent parfois apparaitre
sous des apparences fusionnelles et confusionnelles. Le traitement des inférences éclaire les
liens intrinsèques entre compréhension et interprétation ; leur interprétation (ou traitement)
favorise leur compréhension. C’est en partie sur ce principe que Catherine Tauveron (1999)
propose de concevoir que certaines formes de l’interprétation puissent être antérieures à celles
de la compréhension, elle n’exclut cependant pas que l’interprétation puisse aussi être un

82
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
produit de l’acte de compréhension et qu’elle relève du traitement symbolique du texte. Elle
s’oppose ainsi à l’approche de Gilles Thérien (1992) qui défend l’idée d’un enseignement
explicite de ces deux activités en œuvre dans l’acte de lire (ibid., p. 104) :

Dans le domaine de l’enseignement de la littérature, il est paradoxal de vouloir


enseigner des interprétations comme résultats objectifs […]. Ce que nous
pouvons faire de mieux, c’est d’apprendre à distinguer deux phases
pédagogiques, celle où il faut lire et comprendre, phase qui exige du travail, de
l’attention, du temps, phase aussi qui repose sur les savoirs de l’institution
littéraire, et une seconde phase où il est simplement utile de montrer le
processus par lequel l’interprétation peut se réaliser.

Ainsi pour lui les inférences ne relèvent pas de l’interprétation, puisque interpréter ce
n’est « trouver un sens à l’objet littéraire, mais bien d’y intégrer un sens pour soi » (ibid., p.
102). La pluralité de ces approches se retrouve modélisée à l’école en particulier à travers les
modèles didactiques du genre DI dont les différences sont à identifier en particulier dans la
définition qu’ils reconstruisent de la notion. Cette pluralité des références et la polysémie du
concept de l’interprétation ont aussi pour effet de complexifier son approche didactique.

3.1.2 Quelques effets de l’usage de ce paradigme

Isabelle Roumat Dembelle (2002) en analysant les manuels de lecture pour le lycée,
relève « la nébuleuse » qui accompagne l’emploi de ces termes. Tantôt ils se différencient −
interpréter signifiant « apprécier à sa guise » (2002, p. 14), « apprécier avec la culture
générale qui convient » (ibid.) − et tantôt ils se confondent. Elle associe ces questions où
comprendre signifie interpréter à ce qui se passe à l’école primaire : « elles servent à s’assurer
de ce que l’on nomme à l’école primaire “la compréhension fine” » et s’interroge sur
l’apparition d’un « nouveau concept entre compréhension/perception globale du sens et
interprétation » (ibid. p. 17). Max Bulten et Violaine Houdart-Mérot (2009, p. 16) soulignent
également, dans les programmes de 2002 de l’école primaire, ce manque de différenciation
entre les deux notions. J’interprète cette indifférenciation comme une évolution des concepts
en jeu et une fusion possible où toute compréhension est soumise à la subjectivité du lecteur
ou encore un déplacement de l’interprétation vers les « impressions » de lecture, voire les
« réactions » de lecture. Si l’interprétation, l’impression et la réaction peuvent être mises
« sous la bannière de l’activité du lecteur », comme le propose Yves Reuter (2001), elles
relèvent toutefois toutes d’une activité lectrice différente qui a surtout un statut différent
puisque l’interprétation a des limites que les impressions et réactions ne connaissent pas, de

83
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
même que la compréhension n’est pas soumise aux mêmes conjectures que l’interprétation.
J’y reviendrai ci-dessous.

Jean-Louis Chiss (2004, p. 55) dénonce « l’inflation de la notion de l’interprétation » à


l’école, ainsi qu’une conception de la lecture pensée comme une : « pratique pédagogico-
culturelle, rétive au commentaire et à ses métalangages, centrée sur des fonctions émotives de
la littérature, et préoccupée du partage des valeurs portées par les “ grands textes ” » (ibid. p.
54). François Quet (2007a, p. 43), pourtant impliqué dans la conception d’un modèle du genre
DI, renchérit : « la pédagogie de la révélation, parce qu’elle se construit contre l’explication
en exaltant les vertiges de l’interprétation, risque bien d’être une pédagogie de la
mystification ». Les craintes qu’ils expriment sont fondamentales, elles révèlent l’enjeu et les
tensions qui traversent le genre DI : lieu d’élaboration du sens ou lieu de partage
d’impressions de lecture82. Cette tension rend compte d’une dichotomie vive à mon sens qui
différencie l’enseignement de la lecture et de la compréhension de celui de la littérature, dès
lors que ce dernier sublimerait une conception axiologique et esthétique du texte littéraire au
détriment de la compréhension. Dès lors la mise en cause de la hiérarchie entre
compréhension et interprétation qui parait fondamentale pour penser la formalisation de l’acte
autrement que par une augmentation progressive des compétences a davantage déplacé les
problèmes plutôt que de proposer une véritable résolution qui pense l’articulation de ces deux
concepts. La notion d’interprétation qui a l’avantage de prendre en compte la place et le rôle
de l’activité du lecteur dans la résolution des problèmes posés ou rencontrés par le texte
littéraire est une notion plurielle, elle-même dichotomique et complexifie la description de
l’acte de lecture.

3.1.3 Un enjeu incontournable

Le paradigme de l’interprétation soulève une question essentielle pour les didacticiens,


celle de la validité du sens et des sens construits en classe. C’est d’ailleurs en cela que la
notion de débat qui reconfigure les rapports aux savoirs scolaires est pertinente pour
modéliser un enseignement explicite des processus de l’interprétation. Dans tous les champs
disciplinaires qui convoquent le concept, cette question est incontournable (Grondin, 2005).

En effet, le concept lui-même est bipolaire. Jacques Derrida (1967, p. 427) identifie
deux pôles inconciliables : « L’un [qui] cherche à déchiffrer, rêve de déchiffrer une vérité ou

82. J’emploie le terme au sens d’Yves Reuter (2001) qui précisément distingue l’interprétation de l’impression.

84
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
une origine échappant au jeu et à l’ordre du signe […]. L’autre qui n’est plus tourné vers
l’origine affirme le jeu […] ». Cette bipolarité éclaire des conceptions opposées : soit la
lecture du texte est prescrite par la cohérence interne, externe du texte, voire par l’intention de
son auteur que le lecteur accepte et est capable de reconstruire, soit « un texte n’a jamais que
la cohérence qu’il lui est donné d’acquérir lors du dernier tour de la roue herméneutique »
(Rorty, 1996, p. 89). Dans ce dernier cas, l’utilisation d’un texte n’est pas une violence qui lui
est faite. En effet, Stanley Fish propose de concevoir l’interprétation non plus comme « une
contrainte », mais plutôt comme une « structure de contraintes » (Fish, 2007, p. 79). Dans
cette perspective, ce qui pourrait constituer une déviance, une « surinterprétation » (Eco,
1992), une « illusion du lecteur » (Verrier, 2001, p. 55) peut devenir une nouvelle proposition,
exprimer une autre réception du texte (Fish, 2007, p. 80) :

C’est pourquoi la crainte d’une interprétation qui serait anarchique ou


entièrement relativiste ne se réalisera jamais, car dans le cas où une
interprétation marginale ou excentrique se fraie un chemin jusqu’au centre, elle
prend simplement sa place dans un nouveau réalignement où d’autres
interprétations occupent la position d’excentricité. Autrement dit, l’excentricité
n’est pas la propriété d’interprétations qui auraient été jugées inexactes à
l’égard d’un texte autonome, mais la propriété d’un système interprétatif dans
les limites duquel le texte est continuellement établi et rétabli.

Peu de didacticiens se réfèrent à ces travaux, tout récemment traduits en français, à


l’exception, me semble-t-il, de Catherine Tauveron (2009a, 2009b). Ses emprunts à Stanley
Fish ne contribuent pas à faire évoluer son modèle du genre, mais à confirmer l’autorité du
maitre qui se trouve garant de la communauté interprétative de la classe (infra, p. 110). Or
pour Stanley Fish, les communautés interprétatives sont une conception abstraite de structures
interprétatives auxquelles les lecteurs se réfèrent comme structures de contraintes pour
interpréter. Elles ne structurent pas des communautés discursives telles que les classes, mais
elles pourraient permettre d’identifier les éléments structurant les communautés
interprétatives que les élèves pourraient connaitre ou mobiliser pour effectuer et justifier leur
choix d’interprétation, et d’une certaine façon la pluralité des interprétations, qui n’est plus le
simple fait d’un « texte ouvert » (Eco, 1985), ni d’un lecteur empirique, mais de la
communauté convoquée. Il s’agit d’un axe théorique qui d’un point de vue didactique n’a pas
encore été exploité, dont l’avantage serait de contribuer à la clarification des savoirs,
connaissances et postures à mobiliser dans le travail interprétatif et, par conséquent, il pourrait
faciliter la verbalisation des processus, enjeux des modèles didactiques du genre (cf. infra p.
104 sqq.).

85
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
D’autres travaux des disciplines de référence sont plus fréquemment convoqués par les
didacticiens et éclairent la quête de critères d’autorité depuis que celui de l’Auteur est
théoriquement contesté (supra, p. 76). Vincent Jouve dans son ouvrage intitulé La lecture
(1993) met en évidence trois grandes règles de validation du sens en se référant aux travaux
d’Umberto Eco : « La grille d’interprétation doit être généralisable à l’ensemble de l’œuvre,
respectueuse de la logique symbolique [...] et aller toujours dans le même sens » (Jouve, 1993,
p. 15). Paul Ricœur, comme le rappelle Vincent Jouve ajoutera les critères externes à
l’œuvre : « Une lecture ne peut aller à l’encontre de données objectives (biographique,
historique ou autres) » (Jouve, 1993, p. 16). Ces principes autorisent la pluralité des
interprétations dans un cadre bien défini comme le rappelle Paul Ricœur (1986, p. 202) :
« une interprétation ne doit pas être seulement probable, mais plus probable qu’une autre. Il
est des critères de supériorité relative. »

Ces réflexions nourrissent les modèles du genre qui partagent le consensus que tout ne
peut-être interprété et que toute interprétation n’est pas recevable. Nous verrons au chapitre
suivant (infra, p. 110) comment chaque modèle didactique pose la question de la validation
des interprétations proposées et les processus à construire en classe.

Le paradigme scolaire de l’interprétation se formalise dans un autre espace qui est


celui de l’évaluation des compétences de lectures au niveau national et international : en effet
les tests nationaux et internationaux évaluent des compétences qui relèvent de l’interprétation,
je voudrais voir comment ils définissent les éventuels rapprochements que l’on peut effectuer
avec la dimension didactique du paradigme.

3.2 Une norme de référence des compétences lecturales : les tests


internationaux

Les enquêtes internationales répondent à la fois aux commandes du ministère de


l’éducation nationale et à un organisme, l’Organisation de Coopération et de Développement
Économique (OCDE). Elles évaluent les performances par rapport au système éducatif et
déclinent une norme qui définit une attente sociale, politique et internationale de l’acte de
lecture. Elles jouent aujourd’hui sur la scène politique, sociale et scolaire un rôle considérable
qui alimente les commentaires les plus alarmants dont la presse s’empresse d’être un écho
retentissant. Le sentiment de crise de la lecture trouve alors un terrain fertile pour s’assoir
durablement. Je voudrais montrer qu’une conception commune de la performance en lecture

86
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
se dégage de ces évaluations. Mon hypothèse est que le contexte d’émergence du DI rend
compte d’une certaine normalisation des compétences de lecture à laquelle nécessairement il
répond, et ces tests me semblent être des indicateurs d’une évolution de l’acte de lecture de
ces dernières années, que l’école intègre. Depuis les années 2000, le terme interprétation est
apparu dans ces tests.

3.2.1 Présentation du corpus des enquêtes retenues

Je m’appuie ici sur des enquêtes internationales ; Progress in International Reading


Literacy Study (PIRLS) et Programme for International Student Assessment (PISA)83, qui
évaluent des compétences en lecture, et les évaluations nationales de la fin du cycle 3 à la fin
de la scolarisation obligatoire, soit les évaluations de CM2, 6ème, et celles des journées d’appel
de préparation à la défense (JAPD). J’écarte celles qui concernent les adultes84, qui dans le
cadre de ce travail ne me semblent guère pertinentes. Ce sont, néanmoins, deux corpus bien
distincts, les évaluations nationales sont conçues par l’institution scolaire alors que les autres
(y compris les JAPD) sont élaborées par des institutions autres que scolaires.

Les évaluations nationales de CE2 et celles proposées à l’entrée en 6ème sont apparues
en 1989-199085 en France. Elles sont essentiellement disciplinaires et concernent le français
et les mathématiques. Elles ont pour mission de participer au pilotage local, celui des
circonscriptions et des collèges, auquel contribuent les équipes d’enseignants. Ces évaluations
pouvant alors devenir diagnostiques pour aider à la remédiation des difficultés des élèves86.

83. Je cite la rétrospective qu’en propose Julien Grenet (2008, p. 2 sqq.) : « Les enquêtes internationales sur le suivi des
acquis des élèves existent en effet depuis près d’un demi-siècle : la première étude de ce type fut pilotée par l’Institut
international de l’éducation en 1961 ; une institution fondée en 1952 par l’UNESCO et dont l’objectif initial était d’évaluer
les systèmes d’enseignement en mesurant les acquis d’un échantillon de près de 12 000 élèves de 13 ans issus de 12 pays
différents. En 1961 il fut décidé de confier à l’IEA (International Association for the Evaluation of Educational
Achievement), dont le siège fut fixé à Hambourg, le monopole de la réalisation d’enquêtes internationales de grande
envergure sur les acquis des élèves. Critiquées sur le plan scientifique et sans grand impact sur les politiques éducatives des
pays participants, les grandes enquêtes de l’IEA, ont été progressivement éclipsées par le programme PISA, qui fut lancé en
1997 par les ministères de l’Éducation des pays de l’OCDE pour obtenir une source régulière de données sur les résultats de
l’enseignement capable d’alimenter l’ensemble d’indicateurs internationaux que l’OCDE avait commencé à produire en 1992
(cf. Bottani & Vrignaud, 2005). L’opération débuta en 1998 et la première enquête fut réalisée en 2000. Le nombre de pays
participants n’a cessé de croître depuis le lancement du programme : PISA : de 32 pays membres de l’OCDE en 2000, on est
passé à 42 pays (dont 12 pays partenaires) en 2003 pour arriver à 57 pays (dont 27 pays partenaires) en 2006, représentant
près de 90 % de l’économie mondiale. Lors de la dernière vague d’enquête, ce sont au total près de 400 000 élèves,
représentatifs des 20 millions de jeunes de 15 ans scolarisés dans les pays participants qui ont été sélectionnés de manière
aléatoire pour participer au cycle PISA 2006. »
84. IALS : International Adult Literacy Survey menée dans les 1990 et ALL : Adult Literacy and Lifeskills menée en 2003.
(cf. Daunay, 2008).
85. Je n’évoquerai pas les évaluations en classe de seconde dans la mesure où leur durée fut éphémère.
86. La Circulaire n° 90-039 du 15 février 1990 au sujet des projets d’école allait dans ce sens : « Les résultats des évaluations
nationales, académiques et locales doivent fournir aux équipes pédagogiques des éléments d'analyse et de réflexion pour
réguler l'action pédagogique conduite auprès des élèves. Les équipes pédagogiques doivent enfin se doter d'outils
d'évaluation propres pour adapter le projet en cours de réalisation. »

87
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
Sont apparues en 2001 des évaluations concernant l’école maternelle, la classe de grande
section, le CP (Circulaire n° 2001-148 du 27-7-2001 ; BOEN, n°31 du 30 aout) et en 2007 des
évaluations en CE1 et CM2. Les élèves ne sont plus évalués à l’entrée d’un cycle, mais plutôt
à la fin d’un cycle, voire durant tout un cycle. L’idée d’évaluation bilan s’impose
progressivement.

L’enquête PIRLS vise, quant à elle, à mesurer les performances en lecture des élèves à
la fin de leur quatrième année de scolarité obligatoire (soit le CM1 pour la France). L’épreuve
contient dix textes à partir desquels est évaluée la maitrise de quatre grandes compétences
dont la « compétence en lecture » est ainsi définie :

L’aptitude à comprendre et à utiliser les formes du langage écrit que requiert la


société ou qui sont importants pour l’individu. Les jeunes lecteurs peuvent
construire du sens à partir de textes très variés. Ils lisent pour apprendre, pour
s’intégrer dans une société où la lecture joue un rôle essentiel et pour leur
plaisir.

L’étude pose comme hypothèse que la compétence en lecture est directement liée aux
raisons qui incitent le lecteur à lire. C’est pourquoi l’épreuve dans son ensemble a été bâtie
sur le croisement de deux aspects : les compétences en lecture et les objectifs du lecteur.

L’enquête PISA concerne des élèves plus âgés. Son objectif n’est pas d’évaluer la
maitrise par les élèves de leur programme scolaire. Le rapport préliminaire de l’OCDE
consacré aux résultats de l’enquête réalisée en 2006 définit l’objectif assigné à l’enquête en
ces termes :

L’enquête PISA cherche non seulement à évaluer la capacité des élèves à


reproduire ce qu’ils ont appris, mais aussi à déterminer dans quelle mesure les
élèves sont capables de se livrer à des extrapolations à partir de ce qu’ils ont
appris et d’utiliser leurs connaissances dans des situations familières ou
originales et dans des contextes en rapport ou non avec l’école (OCDE, 2006).

Parallèlement à ces enquêtes, les JAPD concernent, depuis avril 2000, tous les jeunes
français et françaises d’environ 17 ans (scolarisés ou non scolarisés) dont leurs compétences
en compréhension de l’écrit sont évaluées87.

87. L’interprétation de ces évaluations produit des discours officiels qui sont publiés par la Direction de l’Évaluation de la
Prospective et de la Performance (DEPP, Note 03-12, p. 1) : « En 2000-2001, la plupart de ces jeunes (environ 88 %) ne
présentent pas de difficultés particulières en lecture. Ils réussissent en moyenne plus de 90 % des items de compréhension
immédiate, 70 % des items de compréhension logique et environ 60 % des items de compréhension fine. En revanche, plus

88
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
3.2.2 La définition de compétences normatives de l’acte de lire

Les résultats de ces enquêtes suscitent bien des débats quant à la construction et à
l’analyse des performances dont elles rendent compte (Daunay, 2008 ; Rémond, 2005, 2007).
Cependant l’élaboration du test lui-même permet de définir une attente internationalement
construite sur des compétences qui définissent l’acte de lire au 21e siècle. Ainsi en comparant
les performances analysées lors des dernières évaluations réalisées depuis le CM2 jusqu’aux
JAPD, je peux identifier qu’une hiérarchie commune des compétences attendues apparait :
savoir prélever des informations explicites ; savoir inférer et interpréter ; savoir porter un
jugement ; une appréciation sur le texte. Le tableau suivant présente les compétences évaluées
lors des enquêtes que j’ai présentées ci-dessus.

CM2 (MEN, 2009, PIRLS (MEN- PISA (Pisa JAPD (MEN-


p. 3) DEPP, 2008, p. 2006 p. 23) DEPP, 2009, p. 6)
2)

- Dégager le thème - Prélever des - Localiser des La compréhension


d’un texte informations informations littérale est limitée
explicites à l’information
- Repérer dans un (Prélever) (24 % - Interpréter des apportée par le
texte des des items) textes texte, une
informations compréhension fine
explicites et en - Faire des - Réfléchir sur exige la
inférer des inférences des textes et les mobilisation de
informations directes (Inférer) évaluer connaissances
nouvelles (34 % des items) préalables pour en
(implicites) dégager l’implicite
- Interpréter et
- Repérer les effets assimiler idées et
de choix formels informations
(emplois de certains (Interpréter) (28
mots, utilisation % des items)
d’un niveau de
langue bien - Examiner et
caractérisé, etc.) évaluer le
contenu, la
- Exprimer un point langue et les
de vue, une éléments textuels
interprétation et le (Apprécier) (14
justifier en se

de 11 % d’entre eux ont des difficultés réelles de compréhension et plus de la moitié de ceux-ci sont dans une situation qui
pourrait déboucher sur l’illettrisme. » Cette dernière phrase relève bien d’une interprétation expectative des faibles
performances en lecture qui sont politiquement associées au phénomène de l’illettrisme qui en France laisse entrevoir le
spectre de l’échec scolaire et une forme d’exclusion sociale. Certains chercheurs dont Alain Bentolila (1996) contribuent à
construire ce rapprochement de performances faibles en lecture et l’image de lecteurs en « insécurité linguistique ».

89
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
fondant sur le texte % des items)

2. Tableau : Synthèse des compétences des évaluations nationales au CM2 ; et des résultats diffusés au sujet des
enquêtes PIRLS ; PISA ; JAPD

Ces performances attendues sont autant de compétences à maitriser qui définissent


l’acte de lire tel qu’aujourd’hui il est présupposé par les concepteurs mêmes de ces tests. Le
nombre d’items par performance évolue d’une enquête à l’autre en fonction de l’âge du
lecteur, mais l’évaluation de la performance de la lecture repose sur la maitrise de
compétences qui relèvent de la compréhension et de l’interprétation du texte qu’il soit ou ne
soit pas littéraire. L’inférence, le traitement de l’implicite et l’interprétation sont des valeurs
ajoutées à la compréhension dite « immédiate » du texte. Il s’agit des compétences que les
programmes de 2002 vont eux-mêmes intégrer88 et conférer à la pratique du DI89. À la lecture
des compétences visées par ces tests, je dirais qu’une approche de l’interprétation des textes
littéraires s’impose : il est question de traiter autant les implicites et les inférences, que la
réaction aux textes. Ce qui en soi diverge assez peu du paradigme de l’interprétation tel que
d’un point de vue didactique, d’après les emprunts aux théories de référence que j’ai cités, il
s’est formalisé à l’école primaire.

88. Il serait toutefois exagéré de penser que c’est une nouveauté en 2002. Depuis le livret, La maitrise de la langue, paru en
1992, ces compétences apparaissent.
89 Je rappelle les compétences attendues en fin de cycle 3 d’après le texte officiel. L’élève doit être capable de (BOEN,
2002, p. 74) :
- se servir des catalogues (papiers ou informatiques) de la BCD pour trouver un livre ;
- se servir des informations portées sur la couverture et la page de titre d’un livre pour savoir s’il correspond au livre que l’on
cherche ;
- comprendre en le lisant silencieusement un texte littéraire court (petite nouvelle, extrait…) de complexité adaptée à l’âge et
à la culture des élèves en s’appuyant sur un traitement correct des substituts des noms, des connecteurs, des formes verbales,
de la ponctuation… et en faisant les inférences nécessaires ;
- lire en le comprenant un texte littéraire long, mettre en mémoire ce qui a été lu (synthèses successives) en mobilisant ses
souvenirs lors des reprises ;
- lire personnellement au moins un livre de littérature par mois ;
- reformuler dans ses propres mots une lecture entendue ;
- participer à un débat sur l’interprétation d’un texte littéraire et en étant susceptible de vérifier dans le texte ce qui interdit ou
permet l’interprétation défendue ;
- restituer au moins dix textes (de prose, de poésie ou de théâtre) parmi ceux qui ont été mémorisés ;
- dire quelques-uns de ces textes en en proposant une interprétation (et en étant susceptible d’expliciter cette dernière) ;
- pouvoir mettre sa voix et son corps en jeu dans un travail collectif portant sur un texte théâtral ou sur un texte poétique ;
- élaborer et écrire un récit d’au moins une vingtaine de lignes, avec ou sans support, en respectant des contraintes
orthographiques, syntaxiques, lexicales et de présentation ;
- pouvoir écrire un fragment de texte de type poétique en obéissant à une ou plusieurs règles précises en référence à des textes
poétiques.
Avoir compris et retenu :
- que le sens d’une œuvre littéraire n’est pas immédiatement accessible, mais que le travail d’interprétation nécessaire ne peut
s’affranchir des contraintes du texte ;
- qu’on ne peut confondre un récit littéraire et un récit historique, la fiction et le réel ;
- les titres des textes lus dans l’année et le nom de leurs auteurs.

90
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
Éléments de conclusion
Parmi les changements épistémologiques qui accompagnent la formalisation du genre
DI, le paradigme de l’interprétation est important. Il rend compte des glissements des
compétences qui définissent l’acte de lecture à l’école et par conséquent l’activité attendue
des élèves. L’arrivée du paradigme à l’école primaire est à la fois un fait didactique qui traduit
les évolutions des disciplines de références, mais aussi un fait social qui rend compte des
exigences politiques et institutionnelles sur les compétences de lecture que s’imposent les
pays de l’OCDE, soit les pays riches. Ce qui me semble toutefois le plus marquant est la
pluralité convergente des acceptions du terme interprétation. Dans ces deux sphères pourtant
différentes et convoquant des références différentes, l’interprétation désigne à la fois l’activité
cognitive du lecteur face aux blancs et aux implicites du texte et définit une lecture
inférentielle, mais aussi la réaction subjective au texte laissant place à l’émotion du lecteur.
Ainsi les compétences de lecture qu’évaluent les tests internationaux et les compétences
visées par un enseignement de la littérature semblent converger vers une norme scolaire de
l’enseignement de la lecture et de la littérature ou l’un et l’autre se complètent sans se
confondre. L’enseignement de la littérature se caractérise sans doute par un support qu’il
privilégie plutôt qu’un autre. À l’école primaire, cet enseignement se formalise autour de la
littérature de jeunesse.

4 L’institutionnalisation de la littérature de jeunesse

L’émergence du DI est concomitante de l’institutionnalisation de la littérature de


jeunesse qui acquiert ses lettres de noblesse à l’école et met en valeur une certaine conception
du texte littéraire et de sa lecture. Cette institutionnalisation repose sur un processus de
légitimation de ce corpus spécifique de la littérature et de caractéristiques qui permettent de
mettre en débat ces textes ; ils sont reconnus complexes et leur compréhension nécessite un
investissement du lecteur. De plus, ils amènent le débat autour des valeurs que l’école veut
transmettre pour former le futur citoyen.

4.1 Un long processus de légitimation

L’école, en tant que « prescripteur essentiel de lecture enfantine » est l’instrument par
excellence de la « classicisation » (Diament, 2004). La légitimation de la lecture de jeunesse
devait par conséquent se faire par l’école. Ce fut un long processus engagé dans les années
1970, à la suite de certaines actions militantes qui hors de l’école ont valorisé d’autres modes

91
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
de lecture. Ainsi les premières bibliothécaires publiques pour la jeunesse, comme celle de
« L'Heure Joyeuse », commencent à dénigrer une conception de la lecture silencieuse et
solitaire et prônent une notion promue au succès ; la lecture-plaisir, familialement aidée
puisque cette lecture correspond à une demande sociale.

Vers la fin des années 1970, sous l’impulsion de bibliothécaires et d’associations


culturelles et militantes (dont font partie certains enseignants) se développent les animations
lecture. Assez timides à l’école, elles y entrent néanmoins. Certains enseignants expriment
leur réticence à l’égard de cette conception assez ludique de la lecture qui semble en
contradiction avec la conception qu’ils ont de leur mission. Cependant en 1985, sous
l'impulsion de militants réunis en associations, naissent les premières bibliothèques centres
documentaires (désormais BCD), qui devraient être le « cœur de l'école ». Ambitieux, le
projet nécessite un changement radical dans la façon d'enseigner, et la lecture littéraire n'y est
pas spécifiquement prise en compte. Néanmoins, le processus développe un partenariat école
et bibliothèque.

Quatre ans plus tard, le rapport Migeon préconise avec détermination la lecture de
livres pour la jeunesse à l'école, et dans le cadre du développement des BCD, l’inauguration
en 1990 du premier Plan-lecture ministériel publie une première liste : Cent livres pour
l’école. Poslaniec (2008, p. 52) rappelle que pour percevoir cette dotation « les écoles doivent
élaborer un projet de développement de la lecture/écriture en relation avec des livres ». En
1996, le Ministère de l'Éducation publie une brochure Le Répertoire des 1001 livres pour les
écoles réalisé par une commission d'enseignants et d'associations travaillant dans le domaine
de la littérature de jeunesse et faisant part des expériences précédentes. Ce répertoire par son
architecture (Poslaniec, 2008, p. 53) :

S’efforce de faire émerger quantité d’approches différentes que l’enseignant


peut faire avec le livre, tout en évitant soigneusement les types d’exploitation
où le livre n’est utilisé que comme prétexte à des exercices de grammaire, de
vocabulaire, d’entrainement de la lecture, etc.

Christian Poslaniec (2008, p. 53) met en évidence le caractère innovant de ce


document publié par le ministère qui contient déjà les caractéristiques qui vont définir en
2002 la lecture des œuvres à l’école. Il conclut, et la remarque ne peut être maintenue sous
silence dans le cadre de cette recherche : « en fait il ne manquera que la lecture
interprétative » (ibid. p. 53). Le « Plan lecture » se poursuit jusqu’en 2001, où Jack Lang,

92
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
alors ministre, relance le vaste chantier des arts, dont la littérature de jeunesse n’est plus
exclue. Il prépare alors dans une grande concertation les programmes de 2002. Ces derniers
institutionnalisent la littérature de jeunesse à l’école. Il semble assez clairement établi dans
ces programmes (BOEN, 2002) et les documents d’accompagnement de 2002, 2003 et 2004
que ces textes ne sont plus des supports parmi tant d’autres pour entrer dans le monde de
l’écrit, dans une maitrise du fonctionnement de l’écrit et par conséquent de la lecture, c’est
une « culture littéraire » qui est visée. Dans l’esprit des programmes officiels, cette culture se
construit, entre autres, par une quantité (déterminée) de textes à lire par an, en particulier de
textes référencés pour leurs qualités littéraires (MEN, 2002, 2004, 2007).

4.2 L’évolution du corpus des œuvres de littérature de jeunesse

4.2.1 La complexité en débat

Longtemps perçus comme des textes simples destinés aux enfants à peine déchiffreur,
les critiques ont souvent été acerbes à l’égard des œuvres classées en littérature de jeunesse.
Christine Delpierre et Elizabeth Vlieghe (1990, p. 113) reconnaissent que :

La lecture des textes montre bien que le style se simplifie par l'emploi de
phrases courtes, privilégiant les adjectifs aux relatives, la juxtaposition à la
subordination. Les métaphores sont moins nombreuses, le vocabulaire est
moins complexe, plus courant, moderne, ce qui entraine universalité et
intemporalité (même si les références historiques et géographiques sont
présentes). D'autre part, l'action est parfois privilégiée au détriment des
descriptions, de l'analyse des sentiments ou des motivations intérieures.

Certes, ce constat peut être fait et Liliane Szajda-Boulanger (2002) éclaire les dérives
de certains apprentissages lorsqu’on ne confronte les élèves en difficulté qu’à des textes aussi
simplifiés. Toutefois, si l’on regarde de plus près la production éditoriale actuelle, ou telle
qu’elle a évolué depuis les années 1970, trois traits caractéristiques peuvent être retenus. Ce
sont toujours des textes qui racontent « une histoire ». Le récit est toujours focalisé sur un
enfant-héros qui facilite l’identification du lecteur. Néanmoins, il ne s’agit plus d’enfants
sages, de « petites filles modèles » ou d’aventuriers irréprochables. Ce sont des personnages
multiples qui ne sont pas gentils et qui ne vivent pas nécessairement dans un monde protégé,
ils sont moins idéalisés et sont à l’image de la société qu’ils dépeignent. Enfin, j’insiste sur les
caractéristiques narratives, mises en cause précédemment, où apparaissent : les retours en
arrière ; le principe de la prolepse ; les fractionnements de l’intrigue ; l’identité cachée du

93
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
narrateur ; la polyphonie des voix narratives ; voire même des récits « métalinguistiques » qui
jouent sur la langue.

Par ailleurs, le corpus actuel semble se détourner des textes « adaptés » dans le sens de
simplifiés, voire « désenrichis » pour reprendre l’expression d’Hetzel en 1878, lorsqu’il
adapte une version de l’œuvre d’Alphonse Daudet, Le Petit Chose (1977) à destination des
jeunes lecteurs : « Désenrichir un joyau » dira-t-il. L’adaptation en tant que réécriture
simplifiée d’œuvres du patrimoine demeure, et il faut bien convenir que les passages
descriptifs et les pauses réflexives, qui usent parfois d’un vocabulaire abstrait, sont souvent
écourtés ou écartés. Toutefois, les deux versions (nouvelle et album) de Comment Wang-Fô
fut sauvé de Marguerite Yourcenar (1998, 2002) témoignent de nouveaux procédés d’écriture
au service de la même histoire. Ainsi, la magie du scénario est conservée, la signification
philosophique et le caractère poétique du style sont préservés, sans omettre que l’approche
iconographique confère à ce nouvel objet-livre une dimension artistique qui invite le lecteur à
une double lecture du texte et de l’image. Cette interaction est productive de sens et
caractérise une nouvelle « forme » (Grossmann, 1996), « forme littéraire » (Poslaniec, 2007),
« médium » (Massol, 2007), « genre » (Leclaire-Halté, 2009) qui est celle de l’album. Parmi
cette profusion de catégorisation de l’objet, je retiens celui d’Anne Leclaire-Halté (ibid. p.
270) : « l’album est un genre iconotextuel avec des sous-genres définissables par le rapport
texte/image qu’ils présentent ». L’interaction texte/image me semble incontestable dans la
construction du sens du texte. L’image, en effet, amplifie, dramatise ; elle est le lieu d’une
narration seconde (Histoire à quatre voix d’Anthony Browne paru en 1998 ; La petite
marchande d’allumettes, version illustrée par Georges Lemoine paru en 1999). Elle autorise
des allusions culturelles ou artistiques non explicitées dans le texte et confiées à l’image
(Chien bleu de Nadja paru en 2002). Elle assume un effet de dérision ou de décalage, voire de
contradiction (Une si jolie poupée de Pef, paru en 2001 ; Léon et Bob de Simon James paru en
1997). Certains albums valorisent surtout l’image et invitent le lecteur à imaginer le récit.
Ainsi l’album, Les Mystères de Harris Burdick de Chris Van Allsburg paru en 1985,
comporte des images très élaborées alors que le texte se limite à un titre et une phrase
inductrice de l’histoire que le lecteur doit imaginer pour coopérer au pacte initial proposé par
le narrateur qui place ces images dans un récit fictionnel. Les albums d’Alain
Serres proposent aux lecteurs des œuvres où le lecteur doit imaginer les histoires que les
albums suggèrent, mais ne racontent pas. Ainsi, La petite bibliothèque imaginaire (2006)
offre un parcours de premières et quatrièmes pages de couvertures d’œuvres imaginaires -

94
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
dont quelques auteurs ne sont pas imaginaires - c’est au lecteur d’imaginer chaque œuvre de
ce parcours. Il est de même pour l’album, Il était une fois, il était une fin (2006) où le lecteur
ne reçoit que le début et la fin des histoires.

Nul doute que la production actuelle se veut plus complexe, elle investit des mondes
imaginaires, aborde des thèmes qui dépassent ceux de l’enfance, telles la guerre et la mort,
mais aussi l’inceste, les violences et souffrances subies par les enfants. La littérature de
jeunesse se définit par sa dimension transtextuelle : les réécritures ; les allusions ; les
parodies ; les références implicites, explicites invitent à des parcours de lecture dont la
dimension symbolique de ces hypertextes interroge le lecteur et renvoie à un patrimoine
d’hypotextes dits classiques. Elle revendique un statut autre que celui de l’adaptation des
œuvres classiques à un jeune lectorat.

Le corpus scolarisé, quant à lui, à l’image de celui que les listes de recommandation
proposent, est composé d’œuvres dites « classiques », d’autres sont classées comme relevant
du « patrimoine », et enfin certaines œuvres sont dites « contemporaines ». Cette
catégorisation apparue dans les listes de 2004 peut pour le moins surprendre, bien que ces
termes parcourent les textes officiels du secondaire, se concurrencent, se confondent parfois
(Houdart-Mérot, 2009), mais ils rendent compte des tensions que subit l’établissement d’un
corpus de textes scolarisés (Bulten, 2009), canonisés par l’école et renvoyant à des « valeurs »
à la fois littéraires et nationales (Houdart-Mérot, 2009). Aujourd’hui le terme de « classique »,
comme le remarque Violaine Houdart-Mérot (ibid.) n’apparait plus que dans les textes du
premier degré dans un champ encore en quête de légitimité : la littérature de jeunesse. Il
disparait des textes officiels des autres degrés d’enseignement. Les œuvres classiques, dans
les listes proposées par le document d’application (2004) ont en commun d’avoir été
expérimentées depuis longtemps dans les classes, et, c’est à ce titre qu’elles sont considérées
comme des « classiques de l’enfance » et des œuvres « significatives » (Houdart-Mérot,
2009). Les œuvres de Kipling, début du 20e siècle, celles de Ray Bradbury, des années 1950,
côtoient celles de Roald Dahl, des années 1980, ou, plus récentes encore, Histoire de la
mouette et du chat qui lui apprit à voler de Luis Sepulveda (1996) ; Pierrot ou les secrets de
la nuit (1970) de Michel Tournier. Ces textes sont reconnus « classiques » au même titre que
La sorcière Mouffetard et autres contes de la rue de Broca de Pierre Gripari (1980), et que
L’œil du Loup (1990) de Daniel Pennac.

95
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
Comme l’a souvent fait remarquer Brigitte Louichon (2007, 2009), le terme
« patrimoine » recouvre des réalités bien différentes. Relèvent de cette catégorie,
essentiellement des œuvres qui sont libres de droits (ibid.). Brigitte Louichon (ibid.) conteste
cette approche matérialiste et propose des critères qui tiennent compte de certaines
caractéristiques des œuvres, notamment les « objets textuels secondaires » : ce sont des textes
qui génèrent des adaptations ; des réécritures ; des métatextes ; et sont objet d’allusion
dénotative90. Les œuvres patrimoniales sont des textes légués, reçus en héritage et ils
participent à la construction des valeurs qui semblent universelles et traversent les continents
et les siècles. Ainsi se côtoient des Fables d’Ésope, des Contes des Mille et une nuits, et des
Contes de Grimm, mais aussi des contes d’origine chinoise, des haïkus japonais, des récits
berbères, des histoires et des contes venus d’Afrique.

Enfin, les œuvres contemporaines de ces listes se caractérisent par leur parution
récente et témoignent de la diversité des genres textuels : la science-fiction (Gudule, 2005,
Bunker Café) ; le fantastique (Van Allsburg, 1982, Jumanji ; Van Allsburg, 1996, L’épave du
Zéphyr) ; le roman historique sur l’histoire récente (Claude Gutman, 1997, La Maison vide,
qui relate la rafle du Vél’d’hiv’ documents à l’appui ; Tomi Ungerer, 2001, Otto ; Gilles
Rapaport, 1999, Grand-père, etc.), mais aussi des fictions politiques telles que la nouvelle La
rédaction d’Antonio Skarmeta, rééditée sous forme d’album en 2003 avec le soutien
d’Amnesty International.

Cette catégorisation scolaire des œuvres de littérature de jeunesse, toute contestable


qu’elle puisse être, relève à la fois du processus de scolarisation et par conséquent de
classicisation de ces textes, mais aussi d’une définition de la culture telle qu’elle est à l’école
sans cesse redéfinie.

4.2.2 Culture scolaire/culture humaniste

L’apparition des termes « patrimoine » et « classique » pour classer et désigner les


œuvres de littérature de jeunesse qui entrent à l’école, participe à la définition d’une culture
scolaire, c'est-à-dire la culture à laquelle l’école veut former et qu’elle fait sienne : celle qui
s’apprend à l’école pour répondre aux exigences contemporaines de l’Europe en faveur d’une
culture patrimoniale, commune et humaniste. Si de tels critères permettent de définir un

90. C’est à l’aide de ces critères qu’elle réfute l’idée que Macao et Cosmage ou l’expérience du bonheur de Edy-Legrand
(2001) et La Petite Princesse de Frances Burnett Hodgson puissent être considérées comme des œuvres patrimoniales.

96
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
corpus de textes scolaires entre transmission, héritage et nouveauté, ils permettent aussi de
définir un enjeu plus global, celui d’une culture qui participe à la formation du citoyen
européen entre identité nationale, européenne et internationale vers un idéal humaniste. Je me
propose ici de revenir sur ces notions et leurs évolutions.

La culture scolaire

La notion de culture à l’école se trouve adjointe à plusieurs qualificatifs. Je note ainsi


le glissement d’une culture générale vers une culture commune91 et plus récemment dans les
textes officiels vers une culture humaniste92 (BOEN, 2006 ; BOEN, 2008). N’est-ce que
l’évolution terminologique d’une notion qui trouve ces dernières années au sein de l’école un
certain engouement ? Je pencherais pour l’idée que la notion évolue corrélativement à notre
système d’enseignement depuis une quarantaine d’années et que le recours aux
épithètes, générale, commune et humaniste témoigne des enjeux d’une société où le partage
d’une culture peut sembler ne plus aller de soi, où des liens intra et inter générationnel
peuvent être une ambition politique et participer à une nouvelle identité nationale dans un
contexte européen. La généralisation du débat à l’école qui préconise le partage de la parole
préconise également le partage des cultures et la formation d’une culture partagée. C’est à
cette condition que les échanges peuvent être constructifs. Pour que les élèves puissent
échanger, il faut qu’ils aient un minimum de connaissances culturelles/disciplinaires, scolaires
et extrascolaires en commun. Les débats scientifiques, réglés et le DVP convoquent les
expériences des élèves, les concepts quotidiens : leur culture. Il s’agit de développer la
« compétence encyclopédique » (Eco, 1985 p. 21, sqq. et p. 63 sqq.) en particulier « la
bibliothèque intérieure » de chaque lecteur (Bayard, 2007) qui participe – entre autres − à
« l’horizon d’attente » (Jauss, 1972) du lecteur et contribue à sa régie de lecture (Gervais,
1992), à son implication et degré de compréhension du texte (Eco, 1985 ; Jouve, 1993).

91. La notion de culture commune n’est pas toute récente, elle n’est pas non plus très ancienne. Chervel (2005, p. 77) estime
qu’elle existe depuis trente ou quarante ans.
92. Le terme humaniste est cependant empreint d’une histoire scolaire et culturelle qui me semble ici trouver certains échos.
La référence au second cycle d’enseignement secondaire, au temps où le programme de ces classes était surtout constitué par
les études littéraires classiques, où les auteurs grecs et latins tenaient une place hégémonique est certes implicite mais elle
traduit une conception élitiste de la culture et de celle que dispense l’école. Le terme humaniste fait aussi référence aux
littérateurs qui aux 15e et 16e siècles remirent en honneur les chefs-d’œuvre de l’Antiquité. Pour Marie Musset (2008, p. 2) :
« la définition de la culture humaniste correspond quoique de façon simplifiée sans doute, à la définition qu’en donne la
Renaissance, relayée par les Lumières » qui trouve échos aujourd’hui dans certaines approches de la littérature (Marc
Fumaroli, Assias, Augé Belting, Todorov) où les lettres rendraient « plus humains ». Faut-il supposer que les non lettrées le
seraient moins ? Sur ce point, je rejoins le questionnement de Jean-Louis Dufays qui réagit à la lecture de l’œuvre de
Todorov où la littérature serait en péril (2007) : « si l’essentiel est de mieux vivre, est-il sûr que les œuvres considérées
comme littéraires soient forcément mieux armées que celles qui ne seraient pas classées dans la littérature » (Dufays, 2007, p.
9).

97
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
Les enjeux d’une culture scolaire humaniste

Corolairement, la réapparition du terme « humaniste » n’est certainement pas le fruit


du hasard. Le Socle commun de connaissance et de compétences paru en 2006 − pour
répondre principalement à la recommandation du Parlement européen, du Conseil de l’Union
Européenne en matière de « compétences clés pour l’éducation et l’apprentissage tout au long
de la vie » (BOEN, 2006, p. 3) − désigne la culture humaniste comme le cinquième pilier de
compétences à travailler à l’école. Ce document officiel ne remplace pas les programmes, il
s’y joint et, il a pour mission de « donner du sens à la culture scolaire fondamentale » (BOEN,
2006, p. 3). La lettre des programmes précédents de l’école primaire et du collège s’y
retrouve. Dans les programmes de l’école primaire de 2008, la culture humaniste est
appréhendée dans une dimension plurielle ou la culture littéraire dialogue avec les autres
comme autrefois dans les salons littéraires (infra, p. 73) :

La culture humaniste des élèves dans ses dimensions historiques,


géographiques, artistiques et civiques se nourrit aussi des premiers éléments
d’une initiation à l’histoire des arts. La culture humaniste ouvre l’esprit des
élèves à la diversité et à l’évolution des civilisations, des sociétés, des
territoires, des faits religieux et des arts ; elle leur permet d’acquérir des repères
temporels, spatiaux, culturels et civiques. Avec la fréquentation des œuvres
littéraires, elle contribue donc à la formation de la personne et du citoyen.
(BOEN, 2008, p. 24)

La culture humaniste93 à l’école, aujourd’hui, participe de cette volonté de définir dans


tous les champs disciplinaires des savoirs de référence, des auteurs incontournables d’une
culture que l’on veut ouverte sur l’autre, mais définitivement tournée vers une image de la
culture patrimoniale94, qui n’exclut pas les autres, mais affirme son identité nationale dans des
pratiques sociales et culturelles qui subissent les lois de la mondialisation et de l’interculturel.

La notion de culture commune est sans aucun doute à rapprocher de celle d’une
bibliothèque scolaire où chaque élève construit, en partie, son parcours de lecteur. Le DI
mobilise la culture de l’élève et contribue à la construction d’une culture partagée autour de
valeurs et de textes patrimoniaux, définis comme tel. Du moins est-ce une finalité du contexte
dans lequel le DI émerge et à laquelle il peut participer. Marlène Lebrun (2004, p. 10)
affirmait dans sa communication lors du 9ème colloque de l’AIRDF au sujet de l’institution de
la littérature à l’école primaire :

93. Cf. La 3ème liste de textes recommandés pour le cycle 3 parue en 2007.
94. J’emprunte le verbe « codifier » à (1987, p. 18).

98
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
Ainsi la classe de littérature est-elle vécue comme un lieu fécond d’échanges et
de débats à propos de nombreux textes littéraires qui invitent à lire, à écrire, à
interpréter, à critiquer, à interroger tout écrit circulant dans cette communauté.
Ces liens et ces échanges permettent de construire une culture commune,
fédératrice avec des valeurs communes qui soudent et légitiment la
communauté. (C’est moi qui souligne)

L’enjeu d’une culture commune est un enjeu scolaire et social. Jean-Louis Dufays et
alii (2005, p. 155) insistent sur les enjeux actuels de la notion :

Cette notion de « culture commune » est peut-être plus que jamais nécessaire
aujourd’hui comme paravent contre la culture de l’individualisme, du « chacun
ses gouts » qui aboutit à l’indifférence, voire à l’intolérance entre les membres
du groupe social (chacun est muré dans sa culture) et à l’aggravation des
clivages sociaux. Tout en rappelant avec force ce qui fédère, ce qui renforce le
lien social dans une classe, c’est davantage ce qui est travaillé efficacement en
commun plutôt que l’imposition d’une culture légitimée, nous pensons que
l’enseignement de références littéraires communes aux membres de la société
où ils vivent constitue l’un des premiers moyens d’émanciper les élèves des
classes les plus démunies, de les rendre moins dépendants. Promouvoir une
culture littéraire commune nous parait donc une option fondamentalement
progressiste.

4.2.3 Les valeurs en débat

Le corpus de littérature de jeunesse qui entre à l’école se caractérise aussi par les
valeurs que l’école reconnait comme universelles. La littérature à l’école a toujours été
associée à l’enseignement de la morale et à la transmission d’un patrimoine d’histoires qui
illustre les valeurs à enseigner. Pourtant ces valeurs universelles, incontestables ont évolué
dans l’histoire scolaire.

Il suffit de se reporter au Tour de la France par deux enfants (Bruno, 1877) pour
s’apercevoir que ce succès de la 3e République met en œuvre une « morale » qui a ancré dans
les consciences les valeurs républicaines (égalité, dignité du travail, amour de la patrie…),
dont certains aspects ont été largement revisités depuis. Il faut bien reconnaitre que de nos
jours il n’est plus d’ouvrage capable de faire office de catalyseur magistral et de proposer
pour chaque jour une leçon de morale qui vise un tel consensus. Les valeurs sont l’objet du
débat en classe non pour les remettre en cause, mais pour les construire et voir comment elles
trouvent écho dans la vie de chacun. À l’école les valeurs à enseigner sont le produit d’une
histoire et dépendent des missions qui sont conférées à l’institution scolaire. En cela les
thématiques des débats réglés et les DVP puisées dans les œuvres de littérature de jeunesse

99
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
sont significatives des valeurs et morales qui se transmettent aujourd’hui à l’école. La
conception du genre DI est implicitement fondée sur une telle conception du texte littéraire.
Autrement dit, il s’agit de textes au sujet desquels l’identification des élèves peut être
facilitée, mais dont l’objectif est de provoquer une réflexion, une réaction : un débat. Celui-ci
se laisse diriger vers les thématiques citoyennes que les textes proposent. Des textes qui
résolument tournent le dos à la simplification du texte de certaines pratiques éditoriales qui en
France comme au Québec ont parfois eu tendance à « contraindre la littérature de jeunesse à
se plier aux besoins du lecteur empirique » (Sorin, 2001, p. 81) empêchant ainsi tout travail
d’interprétation.

C’est donc le texte et sa complexité qui semblent organiser, modéliser, orienter des
conceptions du genre DI. Ces textes invitent à la discussion, à la pluralité des lectures, à la
confrontation des réceptions, des compréhensions, des inférences réalisées… Ces textes
invitent à une posture du lecteur et témoignent de l’évolution de l’image que la littérature de
jeunesse renvoie de son lectorat virtuel. La reconnaissance, la légitimation de la littérature de
jeunesse se font aussi par une requalification du destinataire et rejoignent une conception de
l’élève défendue par la valorisation de la notion de débat à l’école.

Éléments de conclusion
Sans la requalification de la littérature de jeunesse, sans l’évolution de sa production,
le genre DI n’aurait pu se formaliser dans les conditions que j’observe. Cette évolution est un
fait social et institutionnel. Par ailleurs, il apparait à l’issue de cette réflexion que le texte et sa
complexité organisent, modélisent, orientent des pratiques du genre, tout comme le genre se
formalise sur une conception du texte et sélectionne les textes à débattre (Tauveron, 2004a).
Ces textes invitent à la discussion, à la pluralité des lectures, à la confrontation des réceptions,
des compréhensions, des inférences réalisées… Ces textes invitent à une posture du lecteur et
témoignent de l’évolution de l’image que la littérature de jeunesse renvoie de son lectorat
virtuel. La reconnaissance, la légitimation de la littérature de jeunesse se fait aussi par une
requalification du destinataire. Nous voyons ainsi comment cette reconnaissance de la
littérature rejoint une conception de l’élève défendue par la valorisation de la notion de débat
à l’école.

100
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
5 Conclusion du chapitre 2

L’émergence d’un genre disciplinaire ne relève pas d’un simple processus


d’innovation et de rupture avec des pratiques en vigueur dans un champ disciplinaire donné.
C’est un processus complexe, qui résulte de plusieurs facteurs convergents : de nouvelles
références théoriques ; de nouveaux paradigmes ; de nouvelles exigences en termes
d’enseignement et d’apprentissage ; de nouveaux enseignements à construire sur de nouveaux
supports.

L’émergence du DI est empreinte d’un projet didactique qui conçoit l’enseignement de


la lecture et de la littérature sous de nouveaux auspices et proposent d’autres modalités et
objets d’enseignement. C’est ainsi que s’imposent le choix de certaines pratiques sociales de
référence (les salons littéraires) plutôt que d’autres (la critique littéraire) et les emprunts à
certaines théories de la réception et de la lecture qui dessinent des contours favorables à
l’émergence du genre disciplinaire, auxquels les didacticiens recourent pour concevoir les
fondements théoriques du genre. L’émergence d’un genre est la marque de certains tournants,
glissements théoriques qui définissent à nouveau la lecture et trouvent écho dans sa
formalisation scolaire : l’importance accordée à l’acte de lire ; au sujet de lecteur et au
paradigme de l’interprétation. L’école codifie la lecture par ces jeux de référence, tout en
respectant certaines exigences, à la fois scolaires et extrascolaires des normes, qui à une
période donnée, caractérisent et déterminent l’acte de lecture. L’émergence d’un genre
disciplinaire est le fruit d’un travail didactique, qui répond à une demande institutionnelle et
sociale et s’inscrit dans un projet scolaire et disciplinaire. Le genre DI est un objet
disciplinaire porteur des enjeux que se fixe la discipline scolaire : enseigner autrement la
compréhension qui devient un processus élaboré auquel contribue l’interprétation ; prendre en
compte la littérature de jeunesse qui se scolarise et devient un objet d’enseignement ; donner à
l’élève lecteur toute la place de son implication, et enfin, valoriser les approches subjectives
des lectures plurielles auxquelles les textes scolaires invitent.

101
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI

Chapitre 3. Modélisations du genre DI

Beaucoup de questions se posent à propos de la


lecture, mais elles reconduisent toutes au
problème crucial du jeu de la liberté et de la
contrainte.

Compagnon, 1998, p. 172

Introduction

Ce chapitre, dans la continuité du précédent, envisage les diverses modélisations


didactiques du genre à travers ses modélisations. C’est à travers ces dernières que le genre
devient un objet enseignable. Les modèles didactiques sont, je cite la définition qu’en propose
Isabelle Delcambre (2007c, p. 141) : « une construction théorique à visée descriptive et/ou
praxéologique. » Je vais ainsi analyser la façon dont les modèles didactiques - que j’identifie -
décrivent à la fois une conception théorisée et une pratique recommandée du genre. L’objectif
étant de voir comment le genre se formalise, prend forme, devient un format, un genre qui
s’enseigne et s’identifie. Pour Joachim Dolz et Bernard Schneuwly (1998, p. 73) le modèle
didactique définit « un objet potentiel pour l’enseignement » et sert ainsi d’outil à l’ingénierie
didactique pour concevoir des séquences d’enseignement.

En fonction du cadre théorique dans lequel se positionnent les chercheurs ou les


prescripteurs qui proposent une modélisation du genre, les approches varient, divergent et se
croisent. Ainsi, je relève plusieurs modélisations du genre DI, mais aussi plusieurs statuts de
modélisation : les modèles des didacticiens sont de nature différente du modèle des
prescriptions officielles, différents aussi des modèles qui apparaissent à travers les manuels
scolaires. Il s’agit de trois espaces où le genre se formalise dans la spécificité de chacun de

102
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
ces espaces et dans leurs interactions : ces espaces ne sont pas clos, ils interagissent, et
certains acteurs d’un espace se retrouvent dans un autre. Cependant chaque espace à son
propre fonctionnement, son histoire, ses rites. Les trois concourent ensemble à la
configuration du genre disciplinaire comme objet d’enseignement, mais aussi à la
configuration de la discipline du français où le genre émerge.

L’objet de ce chapitre est d’identifier comment le genre se modélise dans chacun de


ces espaces de façon spécifique, singulière et de façon commune afin d’interroger les
convergences, les différences et l’image ainsi reconstruite du DI en tant que genre
disciplinaire, à l’intersection de ces différents espaces. Ceux-ci ont une influence diverse sur
l’approche que les enseignants vont reconstruire du genre à travers leur « style » et leurs
« gestes » (Clot & Faïta, 2000). D’autre part, l’enjeu de ce chapitre est aussi de comprendre
comment ces espaces de modélisation permettent de singulariser le genre DI de toutes les
autres situations interactives autour du texte littéraire que nous avons déjà rencontrées (DVP ;
cercles de lecture) ou de voir comment elles participent au brouillage générique et d’en
interroger alors les effets.

1 Les modèles du genre d’après les didacticiens

Le DI n’émerge pas dans un seul modèle didactique, plusieurs choix théoriques


(supra, p. 76) et d’autres genres existants (supra, p. 58) participent à des conceptions de
l’enseignement de la lecture et de la littérature favorables à la formalisation et aux
modélisations du genre DI. Celui-ci résulte de conceptions différentes de l’enseignement de la
lecture et de la littérature et il importe d’identifier ces formalisations conjointes des modèles,
leurs tensions, leurs points communs et de construire une appréhension du genre par ses
modèles didactiques.

L’analyse de ceux-ci s’appuie sur un corpus de recherches essentiellement françaises


et menées dans le domaine de la didactique, publiées entre 1999 et 2009. Je ne convoque pas
les travaux en sociologie de la lecture notamment ceux de Martine Burgos (1992a, 1992b,
1996, 2006) qui rendent compte d’expériences de lecture et de lecteurs, mais qui ne
modélisent pas le genre, même si je pense qu’elles sont une référence qui a pu y contribuer,
puisque ces travaux valorisent les réceptions singulières des élèves et le rôle des interactions
entre eux et sont fréquemment cités par les didacticiens du français. Ce corpus de documents
est composé de dix-neuf recherches et vingt-quatre articles, chapitres ou ouvrages analysés. Il

103
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
se décline en deux sous-groupes : celui des modélisations didactiques du genre (Beltrami &
alii, 200495 ; Dabène & Quet, 199996 ; Joole, 2006, 200897 ; Quet, 2001a ; Tauveron, 1999 ;
2001 ; 2003 ; 2004a) ; et celui des concepteurs de dispositifs à la suite des modélisations
existantes (Battistini, 2005 ; Bedoin, 2006 ; Bichi, 2005, 2007 ; Bulten & alii, 2008 ;
Chabanne & alii, 2008 ; Crocé-Spinelli, 2005 ; 2007 ; Dardaillon, 2005 ; Dupont & Grandaty,
2008 ; Lebrun, 2007 ; Mercier-Brunel, 2006 ; Slama & alii, 2008 ; Soulé & alii, 2008 ;
Weisser, 2006). Ils contribuent tous à des modélisations de dispositifs du genre DI et à leur
promotion auprès des enseignants, mais ils ne constituent pas en soi des modèles didactiques
du genre. Ce qui explique qu’ils sont différemment convoqués dans l’analyse et qu’ils
n’apparaissent qu’à des moments précis de celle-ci.

Ce corpus met en valeur diverses conceptions du genre DI qui rendent compte d’une
diversité des modèles didactiques et de dispositifs très variés qui en découlent. Mon
hypothèse est que les modèles didactiques du genre sont à l’origine d’une modélisation
plurielle, complexe, parfois en opposition, toujours en tension du genre DI. Les modèles
peuvent être en tension, en opposition et ainsi expliquer les difficultés inhérentes à la pratique
du genre. C’est ce que je vais tenter d’éclairer à travers quatre points : la pluralité des
caractérisations et catégorisations du genre ; l’élaboration de la validité du sens ; les tâches
des dispositifs associés au genre et enfin les gestes enseignants tels qu’ils sont pris en compte
par les modélisations du genre.

1.1 Les modèles didactiques et les approches didactiques du genre DI

1.1.1 Les modèles de références

Le DI apparait dans deux modèles d’enseignement, l’un de la compréhension et l’autre


de la littérature. Il répond alors à deux hypothèses différentes. La première, subordonnée à
une remise en cause pédagogique de la parole magistrale, amène Michel Dabène et François
Quet (1999, p. 115) à appeler de leur vœu un renouveau de « la leçon de lecture » qui favorise
:

95. Ce modèle se situe dans la continuité des travaux de Michel Dabène et François Quet (1999), ceux de François Quet
(2001a) ; et tous les travaux de Martine Rémond (2001, 2003, 2004, 2005, 2007) auxquels les auteurs de cet ouvrage ont
participé.
96. Ces auteurs envisagent le débat entre lecteurs comme une figure incontournable de la classe de français et proposent une
modélisation articulée à des écrits qui prend en compte le dialogue entre le lecteur réel et le texte. Le terme « débat
interprétatif » n’apparait pas encore dans leurs écrits mais leur travail est à l’émergence du genre et des modélisations que je
présente ici.
97. Il me semble que les travaux de Patrick Joole en 1999, publiés plus récemment en 2006, bien qu’ils ne recourent pas au
terme de « débat interprétatif » constituent une référence dans l’émergence et une forme de modélisation du genre DI.

104
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
Une discussion plus ouverte qui suppose l’abandon de l’argument d’autorité et
du monopole d’interprétation du maitre, favorise les confrontations, incite à
une hiérarchisation des possibles, organise une réflexion sur la compréhension
et les limites de l’interprétation par la construction collective d’outils
interprétatifs.

Le DI se modélise à travers les travaux de François Quet (2001a, 2001b) et ceux de


Martine Rémond (1999, 2001, 2003) : il participe à leur conception des activités
métacognitives et rend compte du rôle des verbalisations qui accompagnent l’acte de lecture
du texte, en particulier littéraire. Ce faisant, ce didacticien et cette psychologue ne valorisent
pas spécialement l’enseignement de la littérature : si leur modèle s’intéresse à la lecture du
texte littéraire, il ne concerne que des extraits de textes qui permettent de travailler des
problèmes narratifs très précis (Beltrami & alii, 2004)98. La seconde hypothèse qui participe à
la modélisation du DI dans un autre modèle didactique repose cette fois-ci sur un
enseignement explicite des résistances des textes littéraires dans une approche culturelle qui
formalise une conception de la lecture littéraire. Il s’agit du modèle didactique de
l’enseignement de la littérature que propose Catherine Tauveron (1999, 2004a). Le DI est
alors un genre de résolution des problèmes que pose la pluralité des interprétations des textes
littéraires qualifiés de « proliférants ». Ce modèle repose sur un emprunt fait à la pragmatique
concernant la distinction entre texte « proliférant » et « réticent » aux travaux de Dominique
Maingueneau (1990, p. 38). Catherine Tauveron (1999, 2004a), parfaitement consciente des
limites de cette catégorisation99, fonde toutefois la conception du débat sur celle-ci. Dès lors,
elle distingue les « débats spéculatifs » de ceux qu’elle considère comme « délibératifs ». Elle
restreint la conception du genre DI au seul débat spéculatif, à savoir quand plusieurs
interprétations sont possibles, quand le texte est proliférant (Tauveron, 2004a, p. 29). Le
concept d’interprétation est ici réduit à l’activité de « filtrage » des sens possibles
(Maingueneau, 1990, p. 38). Ce faisant, cette modélisation se distingue de l’approche de
Daniel Beltrami et alii (2004) puisque pour ces didacticiens les problèmes de lecture, de
traitement de l’implicite, d’inférence, de cohésion et de cohérence du texte relève du
traitement de l’activité de lecture en jeu lors du DI, soit ce qui dans le modèle de Catherine

98. Cet ouvrage sera analysé au chapitre 3 dans les modélisations didactiques et les modélisations par les manuels scolaires
du genre, dans la mesure où la première partie de l’ouvrage est théorique, alors que la seconde émet des propositions à
destination de la classe.
99. Catherine Tauveron (2004a, p. 29) reconnaît certaines limites à cette distinction comme élément de catégorisation des
textes littéraires : « Certaines réticences (comme le blanc) peuvent bien entendu être « proliférantes » à l’occasion. […] Il est
important de souligner que les mêmes techniques narratives, les mêmes effets de réticence peuvent ou non proliférer, selon le
contexte. »

105
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
Tauveron peut parfois relever du débat délibératif et, par conséquent, ne peut dans ce cadre
être considéré comme interprétatif. Par ailleurs, la construction théorique du genre, que
propose Catherine Tauveron prend en compte d’autres caractéristiques de l’interprétation. Elle
distingue deux types d’interprétation liée à la prolifération. La première (INT1) traite des
choix « à la suite d’une élection locale de sens » qui forge « une représentation (parmi
d’autres) globale et cohérente de l’intrigue » (Tauveron, 1999, p. 20). La deuxième
interprétation (INT2) est quant à elle « postérieure à la compréhension » qui peut « la
modifier en retour ». Elle n’interroge pas ce que dit le texte, mais « au-delà de ce que dit le
texte, qu’est-ce qu’il me dit ? Quelle morale, enseignement, portée symbolique… puis-je en
dégager ? » (ibid., p. 21). Le genre DI ainsi modélisé peut prendre la forme d’un débat
symbolique, qui s’oppose à la première modélisation que j’ai présentée du genre DI (Quet,
2001a ; 2007a). Par ailleurs, alors que d’autres didacticiens (Bulten & alii, 2008 ; Joole,
2008 ; Slama & alii, 2008) tentent de différencier ces deux enjeux du débat sur le texte tout en
reconnaissant qu’ils s’articulent, Catherine Tauveron en fait une variante du DI.

1.1.2 Les autres approches modélisant le genre DI

Conjointement à ces travaux, une autre modélisation apparait en creux ne désignant


pas d’emblée le genre DI, il s’agit des travaux de Patrick Joole (2006, 2008). Je considère
qu’il s’agit d’une troisième forme de modélisation du genre qui se différencie des deux
précédentes en proposant une modalité de lecture de l’œuvre longue et se pose comme une
alternative aux deux modèles précédents. Cependant, cette conception du genre DI s’est
construite à partir de 1999, date de la première parution de l’ouvrage du premier ouvrage de
Patrick Joole et par rapport aux deux modèles de référence que j’ai cités précédemment. En
effet, Patrick Joole (2008, p. 279) émet des réserves quant à la première modélisation, dans la
mesure où il considère que « rendre le lecteur attentif à un procédé textuel précis par la
discussion conduit à une impasse, parce que le dispositif du débat ne permet pas, nous
semble-t-il, d’amener l’élève à se pencher sur l’écrit littéraire en tant que signifiant ». Par
ailleurs, il ne retient pas la distinction entre texte proliférant et texte réticent, qui permet à
Catherine Tauveron de désigner très précisément les débats qui relèvent des DI et ceux qui
n’en relèvent pas. Ce faisant, il distingue plusieurs formes de débats, qui peuvent à elles
toutes relever du DI100. À l’origine de cette approche, Patrick Joole (2006 ; 2008) relevait le

100. Patrick Joole (2008, p. 282) distingue cinq formes de débats : « un débat au cours duquel on donne ses premières
impressions et interprétations du texte » ; « un débat ou les élèves redisent ou résument ce qui a été lu … » (ibid. p. 282) ;

106
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
défi de l’accompagnement en classe de la « lecture longue » d’œuvres intégrales. Il répondait
à l’origine aux instructions des programmes de 1985, reprises en 2002 sous l’appellation de la
lecture de « textes longs ». L’expérience dont le premier ouvrage se fait écho concerne des
élèves socialement défavorisés et culturellement éloignés des fonctionnements de l’école
(Joole, 2006). Dans la version réactualisée de 2006, puis dans un nouvel ouvrage paru en
2008, les « regroupements de lecture » deviennent des « débats interprétatifs ». Les
regroupements – débats interprétatifs − interviennent après la lecture des étapes clés du livre,
que l’enseignant a lui-même sélectionnées, ce sont des « passages importants » où les
interprétations des élèves peuvent être différentes. Dans son dernier ouvrage, Patrick Joole
(2008) explicite clairement l’aide que le DI peut apporter à la compréhension en visant deux
finalités. D’une part, il porte sur « la réception du texte, les élèves échangent leurs
interprétations, leurs ressentis, leurs opinions, ils font le lien entre l’histoire et le vécu
personnel » (ibid. p. 276). Il s’agit de « la phase d’expression d’intuitions, d’hypothèses de
lecture au cours de laquelle le lecteur mobilise ses représentations pour dire ce qu’il a compris
et ressenti » (Ibid. p. 277). Et d’autre part, le débat porte sur « des ambigüités du texte posant
des problèmes de compréhension » (ibid. p. 276). Ce deuxième niveau concerne, d’après
Patrick Joole (ibid. p. 277) :

Non seulement une première compréhension, qui doit conduire à la perception


de la globalité du texte et à sa cohérence d’ensemble, mais aussi une
compréhension plus spécifique, relative à la pratique du jeu de la lecture
littéraire, qui consiste en une exploration plus approfondie du texte portant à la
fois sur le fond et la forme.

Cette troisième forme de modélisation du genre DI s’inscrit cette fois dans la lignée
des travaux de Monique Lebrun (1996) à travers notamment le « roman apprivoisé », suite à
l’expérience menée à Québec par Hélène Roberge (1980). Cette modélisation, qui rencontre
du succès auprès des concepteurs de dispositifs du DI, confronte le genre à la pluralité des
situations de lecture et par conséquent aux diverses formes et enjeux du débat littéraire, que
j’ai déjà évoqués. Cette lecture longue s’inscrit dans une durée dense et limitée du temps de
classe, mobilise de fait diverses postures du lecteur et confronte ce dernier à plusieurs régies
de lecture. Ici, le DI accompagne la lecture au long cours et les frontières avec les animations-
lecture, en particulier, les cercles de lecture s’amincissent et créent un espace de fusion des

« un débat sur des passages précis du texte ou de l’œuvre que l’enseignant à sélectionnés… » ; « un débat sur les aspects
problématiques du texte ou de l’œuvre » et enfin, « une débat sur les aspects effectifs de la lecture : partage d’émotions et de
sentiments ; expressions de jugement et d’avis » (ibid. p. 283).

107
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
genres du discours de la métatextualité. De toute évidence, les modèles des cercles de lecture
(supra, p. 64) n’excluent pas cette forme de DI. Ils s’inscrivent dans les projets pédagogiques
de lecture intégrale de roman, dans lesquels « les élèves devront s’assurer que leurs
interprétations s’ancrent dans des données fournies par le texte » (Terwagne & alii, 2006, p.
194). Ils s’organisent autour de carnet de semences (ibid. p. 61) et de journaux dialogués
(ibid. p. 106), variant le travail individuel, en petit groupe et en groupe classe.

Une autre approche du genre pourrait être évoquée à la suite des travaux des
philosophes, qui en singularisant le DI par rapport au DVP, le perçoivent comme le lieu de
« la construction du jugement esthétique et personnel, la prise de conscience du sens des
affects subjectifs révélés par le texte » (Husson, 2007b, p. 65) (cf. Soulé & alii, 2008). Ce
modèle me semble marginal et surtout envisagé dans la perspective de spécifier davantage le
DVP que le DI lui-même en les différenciant. Ces auteurs rejettent la distinction retenue par
Catherine Tauveron entre textes proliférants et textes réticents, l’interprétation, pour eux :
« procède par le double mouvement d’une anticipation affective et d’une reprise à partir de la
construction d’une appréhension attentive à la dimension de l’œuvre qui fait de celle-ci un
patrimoine commun » (ibid. p. 59). Le DI semble alors se confiner au débat symbolique.
Toutefois pour Yves Soulé et alii, le DI - qu’ils nomment débat à visée littéraire (DVL) par
analogie avec le DVP et suite à leur réflexion au sujet du qualificatif littéraire appliqué au
débat - comprend quatre axes qui organisent les discussions : la narrativité ; les
procédés énonciatifs ; les mondes représentés et le traitement des affects. Ce faisant, ils
n’écartent pas certains objets du modèle de Daniel Beltrami et alii (2004), mais ils s’en
distinguent puisqu’ils envisagent le genre dans le cadre de l’enseignement de la littérature et
l’articulent au DVP. Cette approche (Soulé & alii, 2008) permet d’identifier certains enjeux
des modélisations du DI ou des formes de DI (supra p. 43). Pour autant il me semble abusif
de la considérer comme un modèle du genre DI, c’est une configuration des approches des
modèles DI et DVP qui éclaire les rapprochements, les fusions et tentent d’identifier des
différentiations, notamment au niveau langagier (Soulé & Aigoin, 2008).

Ces modèles s’opposent sur certains points que je vais éclairer et rendent compte
d’une formalisation plurielle du genre dont je suppose qu’elle peut être, en partie, une
explication des pratiques plurielles dont certains didacticiens soulignent les dérives (Bulten &
alii, 2008 ; Dupont & Grandaty, 2008 ; Mercier-Brunel, 2006 ; Slama & alii, 2008).

108
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
1.1.3 Diversité des débats littéraires et DI

C’est ainsi que se pose à nouveau le problème de la catégorisation du genre : qu’est-ce


qui relève du DI et qu’est-ce qui n’en relève pas ? La question s’impose de façon récurrente
dans mon travail et éclaire à mon sens les caractéristiques mêmes de l’émergence, de la
formalisation et des modélisations du DI, à savoir que ce genre émerge dans la discipline du
français dans diverses conceptions de la lecture, de la littérature, du sujet élève et de l’élève
lecteur. Pour le dire autrement, plusieurs éléments disciplinaires concourent à l’émergence du
genre, celle-ci n’est pas un épiphénomène, mais le produit de l’évolution de la discipline
scolaire. Toutefois cette caractéristique n’est pas sans effet sur le genre disciplinaire qui
apparait comme un phénomène d’absorption, de rejet et de transformation d’autres genres ou
de diverses modélisations du genre lui-même.

Patrick Joole (2008, p. 282), Nicole Slama et alii (2008, p. 128-130) 101 et Max Bulten
et alii (2008, p. 222-223)102 distinguent tous cinq formes de débats « littéraires ». Pour Patrick
Joole (2008), ces formes de débats permettent de construire ce qu’il nomme « une posture
interprétative ». La forme du débat est à choisir « en fonction des objectifs poursuivis, de la
démarche adoptée et du livre choisi » (ibid. p. 284). Il considère que leur diversité rend
compte de tous les enjeux du débat au sujet de l’œuvre littéraire sans spécifier parmi ces
enjeux, ceux qui caractériseraient le DI. Il ne propose pas, d’après ma lecture de ses travaux,
de considérer le DI comme la catégorisation de tous ces débats, mais le suggérer n’est pas
faire violence, me semble-t-il, à son analyse. Alors que les autres didacticiens cités
précédemment, participant à la même recherche INRP (Dubois-Marcoin, 2008), distinguent
parmi ces débats les enjeux spécifiques du DI qui ne concernent que les aspects polysémiques
et ouverts du texte.

101. Nicole Slama, Françoise Claquin et Jean-Pierre Drouar (2008, p. 128-130) proposent de différencier également cinq
formes de débats en classe de littérature au cycle 3. Ils mettent en perspective « la nature des débats, leurs fonctions et leur
pertinence par rapport à l’œuvre » (ibid. p. 129) et rejoignent ainsi les propositions de Patrick Joole. Ils distinguent ainsi des
« débats de compréhension » (dits « débats explicatifs ») pour clarifier un passage mal compris ; des « débats liés à
l’anticipation » qui pourraient devenir interprétatifs mais qui demeurent un moyen de motiver la suite de la lecture (selon ces
auteurs) ; des « débats d’opinion ou de jugement » qui portent par exemple sur l’attitude d’un personnage ; des « débats sur
les valeurs portées par l’œuvre ». Les auteurs précisent : « Le débat philosophique n’est pas loin, mais la réflexion porte cette
fois sur le texte et l’on se rapproche de débats interprétatifs » (ibid., p. 130). Néanmoins, pour ces didacticiens le genre DI
repose sur une lecture personnelle de l’œuvre qui identifie les aspects les plus ouverts et définit des « objectifs-obstacles » qui
sont l’objet du débat (ibid. p. 128).
102 Ces didacticiens, Max Bulten et alii (2008) distinguent des débat liés à l’anticipation de la suite d’un texte (ibid. p. 222) ;
les échanges centrés sur le lecteur : expressions des ressentis, réactions… ; débats centrés sur la compréhension du texte et les
droits du texte ; débats interprétatifs « conduisant à interroger les aspects les plus ouverts et les plus polysémiques … centrés
sur les droits du lecteur » ; les débats focalisés sur les valeurs (ibid. p. 223).

109
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
Tous ces auteurs (Bulten & alii, 2008 ; Joole, 2008 ; Slama & alii, 2008) s’accordent
néanmoins sur l’idée que des liens sont à construire entre toutes ces formes de débats. Patrick
Joole reconnait que les deux dernières formes de débats qu’il identifie − le débat sur les
aspects problématiques du texte et celui sur les aspects effectifs de la lecture : partage
d’émotions et de sentiments ; expressions de jugement et d’avis − peuvent « fusionner [...] de
manière à ne pas dissocier l’expression d’un sentiment de la démarche d’interprétation »
(2008, p. 285). Il affirme que « la quête de sens par les élèves [est liée] à ce qu’ils ressentent »
(ibid.). Slama et alii (2008, p. 130) n’écartent pas non plus les liens entre le DVP, le débat sur
les valeurs et le DI et font un constat assez proche de celui que j’ai proposé initialement au
sujet de certaines modélisations du DVP et du DI. Ces discours font écho à l’indétermination
de Christian Poslaniec et alii (2005) lorsqu’il prétend que certaines animations préparent au
DI sans pour autant en relever (supra, p. 65, sqq.).

Cette question de la catégorisation est une caractéristique majeure du genre DI


puisqu’elle met en valeur la diversité des communautés discursives à construire et, par
conséquent, le genre du discours qui semblerait rendre compte de plusieurs variables de la
métatextualité. Alors que d’autres éléments de ces modélisations convergent pour caractériser
le genre DI. Bien que le DI ne se formalise qu’à partir de la lecture des textes littéraires, cette
double émergence et modélisation du genre montre qu’il est à la fois un genre de
l’enseignement de la lecture et un genre de l’enseignement de la littérature, mais qu’il repose
sur une valorisation du rôle du lecteur et octroie un rôle important à l’interprétation. Cette
dernière est d’ailleurs indissociable de la notion de débat (Bulten, 2004), d’autant que le sens
imposé par l’autorité magistrale vole en éclat (Dufays, 1997). La lecture d’un texte n’est pas
perçue comme une activité solitaire, isolée et silencieuse, mais comme l’affirme Marlène
Lebrun (1999, p. 500) comme « un acte communautaire où la compréhension/interprétation
passe par des situations d’échange ». L’autre enjeu majeur des modèles didactiques est celui
des conditions de validation du sens.

1.2 La validité du sens

Les notions de débat et d’interprétation posent fondamentalement la question de la


validation du sens construit dans l’interactivité des subjectivités. L’enjeu est par conséquent
de savoir comment les modèles du genre DI construisent les conditions de validation du sens
ou les conditions des limites de l’interprétation.

110
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
La distinction retenue par Catherine Tauveron (1999, 2004a) entre la prolifération et la
réticence aurait pu permettre de différencier divers enjeux de validation du sens construit
collectivement : pourquoi parfois plusieurs interprétations sont possibles et pourquoi parfois,
ce n’est pas possible ? Quels sont les critères qui permettent d’autoriser ou de contraindre
l’activité interprétative ? Quand il y a plusieurs interprétations : lesquelles sont possibles,
plausibles, inacceptables ? Or, l’usage proposé des notions de prolifération et de réticence (à
la suite de Dominique Maingueneau, 1990) est adossé à la distinction entre « texte ouvert » et
« texte fermé » que propose Umberto Eco (1985, p. 69 sqq.). C’est le texte qui programme sa
lecture et son « Lecteur Modèle » (ibid. p. 64) et non le lecteur singulier, qui riche de son
histoire et de son encyclopédie singulière crée le sens du texte. L’activité du lecteur-interprète
ou du lecteur empirique est, dans cette approche, suspecte et soumise à la « surinterprétation »
(Eco, 1992) ne satisfaisant que sa propre quête de lecture. Il reste peu de place pour le projet
de l’élève lecteur, source de toutes les méfiances. C’est le projet du texte auquel ce dernier est
soumis (cf. chapitre 8 et 9). Catherine Tauveron (1999, p. 26) justifie les limites de
l’interprétation en défendant les droits du texte :

Il convient de rappeler que la liberté des lecteurs commence seulement où


s'arrête celle du texte. Lire de la littérature, ce n'est pas produire de la parole à
propos d'un texte, sans contrôle et sans rétroaction, ce n’est pas monologuer ni
se saisir du texte pour manifester un investissement subjectif débridé, en
d'autres termes accaparer son espace (Eco dirait « utiliser » le texte). Lire de la
littérature, c’est produire du sens (et non seulement le recueillir) en
collaboration avec le texte, c'est-à-dire dialoguer avec lui, en tenant compte de
ce qu'il est. En ce sens, la lecture de la littérature est une école de rigueur. La
lecture de la littérature est une activité créatrice contenue et régulée qui se
déploie sur les lignes du texte, entre ses lignes et hors de ses lignes.

Toutefois, le débat est faussé puisque certaines attitudes interprétatives ne sont pas
concernées par la conformité avec le texte. Il s’agit de la gestion des « impressions » de
lecture où « la vérifiabilité perd [...] son sens » (Reuter, 2001, p. 73), comme je l’ai déjà
signalé (supra, p. 84). Les expressions du ressenti, des jugements, des impressions sont, dans
certaines modélisations, un enjeu du DI (Tauveron, 2004a) ou un enjeu d’autres débats à
articuler avec le DI (Bulten & alii, 2008 ; Slama & alii, 2008) ou simplement pris en compte
sans pour autant être l’enjeu du débat (Beltrami & alii, 2004). Dès lors comment se
construisent les limites ?

111
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
Les modèles proposent deux traitements et conditions divergentes de la validation du
sens. Pour les uns cela relève de la compétence de l’enseignant, pour les autres de la
« communauté interprétative ».

1.2.1 Les limites programmées par les gestes enseignants

Le rôle et les gestes du maitre sont importants, voire essentiels, mais différemment
perçus selon les modèles. Pour Catherine Tauveron (2004a, p. 28) le maitre est un arbitre actif
qui oriente toute la discussion, il est en situation de DI l’instance de validation du sens du
texte. Ce faisant dans ce modèle, il devient l’arbitre, celui qui prend toutes les décisions et
guide les élèves vers le sens attendu, autorisé :

Arbitrer avec vigilance, c’est rappeler les droits et devoirs du lecteur : comme
le rappelle Eco, « un texte est un organisme, un système de relations internes
qui actualise certaines liaisons possibles et en narcotise d’autres […] il est
possible de faire dire beaucoup de choses au texte, parfois un nombre
potentiellement infini de choses, mais il est impossible, ou du moins illégitime
d’un point de vue critique, de lui faire dire ce qu’il ne dit pas » (1990). Arbitrer
avec vigilance, c’est ramener au centre du débat la brebis partie vagabonder
dans d'autres champs ou dans ses champs personnels, solliciter une interaction
serrée avec le texte, engager les élèves dans des procédures de validation parce
que la lecture partagée n'a de valeur que si elle convoque des données
objectives. Arbitrer, c’est au besoin avancer des contre-arguments à une
compréhension erronée, organiser la confrontation et l'évaluation des
interprétations complémentaires ou divergentes, être sans cesse sur le qui-vive,
suivre avec attention les cheminements collectifs et individuels du sens, œuvrer
au besoin à leur réorientation.

Il me semble que cet « arbitrage » particulièrement actif soit précisément ce que


Michel Dabène et François Quet (1999) discréditent et veulent modifier par l’institution de la
discussion entre élèves. Il ne s’agit pas pour autant de laisser les élèves prendre la parole sans
aucun cadrage et s’autoriser tout discours sur le texte. François Quet en pointe les dérives
(2001a) et rappelle que l’enjeu est d’organiser une situation-problème où les élèves peuvent
aussi être arbitres de leurs échanges.

Deux questions s’imposent : tout d’abord cette présentation des rôles de l’enseignant
leur permet-elle de percevoir les changements en termes de gestes professionnels que le genre
DI nécessite ? Guider, arbitrer afin de construire la bonne la réponse, la bonne compréhension
de l’œuvre n’est-ce pas ce qui caractérise les situations de lectures indépendamment des
situations de DI ? Ensuite si l’enjeu du genre est de comprendre comment se construit la
validation du sens, pourquoi celle-ci ne serait-elle pas une question soumise au débat ?
112
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
Pourquoi ne serait-elle pas l’objectif de la séance et non l’enjeu de l’activité de l’enseignant ?
C’est la perspective envisagée par d’autres modélisations et conceptions du genre DI.

1.2.2 Les limites gérées par la communauté interactive

De leur côté, Daniel Beltrami et alii (2004) n’attribuent pas à la phase de clôture du
genre la mission : « d’apporter des réponses définitives aux problèmes d’interprétation qui se
sont posés en cours de séance » (Beltrami & alii, 2004, p. 44). Pour eux l’enjeu se situe dans
la mise en valeur des « indices retenus par les élèves pour produire le sens (indices
morphosyntaxiques, hypothèse sur la cohérence du texte, connaissance du monde, etc.) et la
validité des stratégies mises en œuvre » (ibid. p. 44). C’est la discussion et la quête des
arguments qui sont valorisées dans une approche métacognitive à l’image des travaux de Jean
Valenti (2007). Dans d’autres modèles, les critères de validité sont discutés et peuvent faire
l’objet d’un travail écrit (Bichi, 2005 ; Crocé-Spinelli 2005, 2007). Yves Soulé, Michel Tozzi
et Dominique Bucheton (2008, p. 67) conçoivent que :

[Le DI] a pour objectif de montrer aux élèves qu’il existe des logiques de
lecture et des réceptions différentes. L’acte de lecture implique des
interprétations qui, pour si incomplètes, partiales ou erronées qu’elles soient,
sont avant tout personnelles, dépendantes, d’un processus individuel de pris en
compte du texte. La discussion va permettre d’étoffer, de préciser, de modifier
ces interprétations, mais surtout d’entrevoir les logiques profondes dont elles
dépendent.

Ces didacticiens défendent une représentation « participative » et « créative » de la


réception (Bucheton & alii, 2004b), les critères s’élaborent collectivement, c’est le rôle de la
communauté discursive et interprétative que de concevoir la « structure de contrainte » de
l’activité lectrice (Fish, 2007, p. 79). La valorisation de l’activité métacognitive du modèle de
Daniel Beltrami et alii (2004) peut être un espace de construction des contraintes.

Les dispositifs qui vont apparaitre à la suite de ces modèles vont insister sur la
nécessité de comprendre et d’expliciter les tâches que les élèves doivent accomplir pour entrer
dans la lecture que suggère le genre DI. Ainsi, Hélène Crocé-Spinelli (2005, 2007) propose
l’élaboration collective d’un « référentiel des différentes entrées possibles dans un texte
littéraire » (2005, p. 3) et propose différentes « clés de lecture » :

Des entrées classiques de l’analyse textuelle que la sensibilité du lecteur lui


fera privilégier : clé par l’intertextualité, clé par le langage, clé par l’auteur, la
poétique, clé par l’intratextualité, clé par la structure du récit, clé par l’intrigue,

113
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
clé par les valeurs, clé par les personnages/la psychologie …

La modélisation qu’elle propose porte moins sur le dispositif pédagogique que sur les
aides à apporter aux élèves pour entrer dans l’activité de la lecture et du débat. De son côté
Paule Bichi envisage un dispositif autre qui permet aux élèves de réfléchir aux tâches en jeu
lors des DI. Le dispositif concerne l’ensemble de la classe. Les élèves travaillent sur un
document que l’enseignante a rédigé à la suite des notes prises lors d’un précédent DI. Il
s’agit ainsi d’expérimenter « l’après-coup » du débat (Bichi, 2007, p. 3) :

Ce faisant elle [l’enseignante] place les élèves dans une situation qui leur
permet de mieux comprendre ce qu’ils ont fait au cours du débat interprétatif,
et de saisir leur comportement de lecteur en mettant à distance l’émotion de la
lecture puisqu’ils ne travaillent plus directement sur le texte littéraire. Ainsi
elle favorise le retour réflexif des élèves sur les processus interprétatifs, créatifs
et inattendus, générés par la rencontre entre un texte, un auteur et des lecteurs
en même temps qu’elle introduit dans l’échange des savoirs spécifiques. Les
notions de statu quo et de dénouement sont discutées en contexte et à partir de
la réception des lecteurs. Si ce dispositif didactique vise bien à doter les élèves
de concepts propres à la littérature, il donne la priorité à l’expérience esthétique
des lecteurs tels qu’ils sont et tels qu’ils lisent. L’enseignante adopte une
posture d’accueil de la parole enfantine à partir de laquelle elle organise ses
interventions.

S’il y a consensus à travers ces approches du genre que toute interprétation n’est pas
acceptable, la définition de ce qui peut constituer une erreur interprétative (Dias-Chiaruttini,
2007d, 2008b) et les traitements, que chaque catégorie d’erreur nécessite, ne sont pas
modélisés par ces approches plurielles du genre. Les activités métacognitives ou « d’après-
coup » sont toutefois des espaces où les limites se construisent dans l’interactivité de la
communauté discursive, les gestes enseignants sont un autre espace qui fixe les règles de cette
communauté. Reste à savoir comment elles seront alors intégrées et sur ce point les
recherches existantes éclairent la difficulté à construire de nouveaux gestes professionnels ou
à « styliser » le genre dans les pratiques quotidiennes. Certains travaux (Dupont,
Grandaty, 2008 ; Mercier-Brunel, 2005, 2006 ; Slama & alii, 2008) pointent les difficultés
auxquelles sont confrontés les enseignants notamment les débutants. Je les rappelle
brièvement ; Yann Mercier-Brunel (2005, p. 13) constate lors d’une situation de DI que :

L’enseignante semble prisonnière de ses représentations du débat scolaire, tant


dans sa gestion purement scolaire, avec cette chasse aux bavardages et à la
prise de parole non autorisée, que dans son organisation de débat
contradictoire, de type dissertation. On ne peut que déplorer que lors de sa
formation initiale aucune étude des réels enjeux du débat n’ait eu lieu, tant

114
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
sur un plan philosophique que sur un plan didactique. (C’est moi qui
souligne)

Pascal Dupont et Michel Grandaty (2008, p. 8) avancent l’idée qu’en situation,


l’enseignante modifie l’organisation des éléments didactiques prédéfinis et qu’ainsi
« l’écosystème de la conversation ordinaire éclair reprend le dessus ». De son côté Nicole
Slama (2008, p. 131) remarque outre une confusion entre les différents débats qu’elle repère
pour la classe de français, que :

Bien souvent, les débats sont d’ailleurs moins perçus comme des moyens de
mieux comprendre l’œuvre que comme des leviers pour impliquer les élèves,
favoriser leur prise de parole et les interactions entre eux.

Ces travaux ciblent les difficultés qui caractérisent les pratiques observées du genre
DI, à savoir instaurer le format de la communication qu’impose la notion de débat et
déterminer l’objet des discussions menées en classe. Ces travaux concluent bien souvent que
ces gestes sont maladroits, parfois inadaptés à la situation et de manière générale les manques
de la formation sont soulignés. C’est un constat aisé auquel il est facile d’adhérer. Toutefois,
je remarque que sont analysés des effets d’une formation initiale, dont on n’interroge
rarement - pour ne pas dire jamais - comme le conseille François Victor Tochon (1992, p.
108), les modes de recontextualisation des recherches transférées en formation des
enseignants, qui les ont décontextualisées. Ce travail confronte alors les pratiques du genre en
émergence aux pluralités des modèles et, par conséquent, aux choix qu’ils imposent, aux
styles à inventer pour que le genre prenne forme dans les pratiques de classe.

1.3 Le genre DI à travers ses tâches d’écriture

Si le DI se caractérise par sa dimension orale, il faut aussi convenir qu’il articule à


travers tous les modèles et approches didactiques du genre des tâches d’écritures. Ce n’est
pourtant pas tellement cette articulation qui m’intéresse que l’effet de celle-ci sur les
modélisations du genre. En effet, je pose que cette articulation et un nouveau lieu
d’absorption, par le genre DI, de tâches d’écritures qui existent indépendamment du genre, et
qui se transforment dans cette nouvelle articulation, cohabitation.

Le rôle de l’écriture est particulièrement valorisé par les modèles du débat et les
travaux didactiques qui précèdent. Yves Reuter (1992c, p. 18) conçoit l’écriture comme « une
aide à la construction des effets de sens [...], [elle permet] de construire le pourquoi qui [sert]

115
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
de base à l’interprétation ». De leur côté Michel Dabène et François Quet (1999, p. 128)
associent le « débat entre lecteurs » à des tâches d’écriture et citent des genres référencés que
sont le « questionnement réciproque » (Fortier, 1983 ; Giasson, 1990 ; Goigoux, 2002b ;
Lebrun, 1996 ; Manzo, 1969 ; 1985), le « roman apprivoisé » (Roberge, 1980 ; Lebrun, 1996)
et le « journal dialogué » (Lebrun, 1994, 1995). Ils considèrent que cette première
interprétation écrite sert de point de départ à une « résolution collective de l’énigme ou des
énigmes que tout texte pose en quelque sorte à des lecteurs débutants » (Dabène & Quet,
1999, p. 128). Au fondement du genre, l’écriture apparait comme un moyen de
problématisation, mais aussi comme d’accompagnement d’une « posture » de lecteur. Sur ce
point les deux modèles de référence se rejoignent, puisque « les écrits de travail », dans le
modèle que propose Catherine Tauveron (2003, 2004a, 2004b, 2004c), nourrissent le débat, et
par leurs variétés permettent d’aborder divers problèmes posés par le texte, par la lecture, par
les élèves (Tauveron, 2003, p. 5), bien au-delà du traitement de la prolifération du texte.
Certains de ces écrits permettent alors, aux réactions, aux impressions de s’écrire, de se dire et
de nourrir le DI (Tauveron, 2003, p. 5) :

La rédaction de journaux de bord au début d'une lecture longue (ce que j'ai cru
comprendre, ce que je ne comprends pas, les questions que je me pose, ce qui
m'étonne, ce qui me plaît…) [...]
La narration de lecture (ma première impression de lecture, comment et
pourquoi elle s'est modifiée, mon trajet : ce qui a attiré mon attention, ce à quoi
j'ai prêté attention, ce que j'ai négligé, les passages que j'ai sautés allègrement,
ceux sur lesquels je suis revenu faire une escale et pourquoi)
Les écrits mémoire de lecture (les fragments, mots, images, personnages,
impressions ou leçons qui restent en moi après que le texte a fait son chemin et
pourquoi).

Les modélisations du genre valorisent les phases d’écriture qui sont des « écrits
réflexifs » (Bucheton & Chabanne, 2002) qui rejoignent les conceptions des traces écrites en
sciences à l’instar de ce que propose Anne Vérin (1995) au sujet des écrits de travail dans le
débat scientifique. La référence est explicite dans les travaux de Catherine Tauveron (2003, p.
5). D’autres écrits sont alors conçus dans le cadre de cette modélisation du genre DI, tels que
le « carnet de lecteur » (Tauveron, 1999, 2003) ou « le journal de lecture » qui contribuent à
former les élèves aux « gestes anthologiques » (Lebrun, 1999b, 2005a). Ce sont de nouvelles
variantes du journal dialogué dont la première version a été proposée par Nancie Atwell
(1987) pour permettre à ses élèves de « [réfléchir] à leur lecture dans des lettres adressées à
leur enseignant » (Giasson, 2000, p. 142). Ainsi dans le cadre du DI, d’autres genres se

116
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
formalisent à nouveau, pour répondre à de nouveaux enjeux didactiques. D’autres écrits de
travail103 participent, selon Catherine Tauveron (2003, p. 5), à la préparation du DI. Patrick
Joole considère pour sa part que ces écrits peuvent s’avérer plus pertinents que des débats
eux-mêmes et conclut ainsi que le DI ne peut être conçu comme une situation de lecture
adaptable à tout enjeu de l’enseignement de la lecture (2008, p. 281).

Carol Battistini (2005) s’inscrit dans cette conception de l’interaction entre le DI et


l’écriture et propose un dispositif (à la suite de la prescription officielle du DI, MEN, 2002,
2003, 2004) entre phases d’écoute du texte et d’écriture, de lecture et de réécritures afin de
partager des « intuitions premières ». Organisé en trois séances, son dispositif de recherche
éclaire un dispositif didactique qui favorise (2005, p. 8) :

Le va-et-vient entre l’écrit et l’oral, entre la lecture et l’écriture, afin d’inciter


les élèves à réviser le texte ; le but poursuivi étant de favoriser les
questionnements et les déplacements d’interprétation.

De son côté, Sylvie Dardaillon (2005, p. 3) conçoit à son tour un dispositif où :

Les élèves sont tout d’abord amenés à produire un écrit réactif à partir des
dernières pages de Chez Elle, chez Elle débouchant sur un débat interprétatif,
ils analysent ensuite par groupe l’un des « univers » proposés dans l’album
pour permettre une relecture collective de l’ensemble. Ils produisent enfin un
travail de « réception littéraire » en élaborant une page qui mette en mot, en
image, en espace une personne chez qui l’enfant aimerait passer ses mercredis,
ses vacances. L’analyse orale collective des travaux produits visera à mettre en
évidence la résurgence de caractéristiques d’écriture propres à l’auteur dans la
production des élèves.

Ainsi, le genre DI se formalise dans l’interaction entre l’écriture et la lecture et


s’inscrit ainsi dans des pratiques disciplinaires plus traditionnelles, qui nourrissent une
conception du DI, mais qui interviennent aussi dans d’autres modèles d’enseignement de la
compréhension où le genre DI n’est pas envisagé. Il est d’ailleurs notable que parmi les écrits
de travail que préconise Catherine Tauveron (2003, p. 5) pour alimenter le débat certains
soient identiques à ceux que Roland Goigoux (2002b) envisage, alors qu’il ne promeut pas la
pratique du DI : amener les élèves à produire les questions sur les textes ; travailler le
résumé : savoir en lire, savoir en produire. Les écrits sont des traces qui préparent ou qui

103. J’en cite quelques-uns : l’interprétation d'une phrase (ou d'un court passage) particulièrement polysémique ; l’évaluation
argumentée de plusieurs reformulations ou résumés construits par le maître ; le remplissage d'un blanc du texte préalablement
repéré ; la rédaction de suites immédiates dans le cas d’une livraison fractionnée du texte.

117
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
reprennent les échanges entre les élèves et permettent ainsi aux enseignants de réguler
l’activité lectrice, cognitive, interprétative. Leur statut doit donc être, lui aussi, construit en
classe pour ne pas se fondre dans la masse des écrits en français (Tauveron, 2003, p. 5) :

Ils ne sont pas, au sens scolaire, de l’expression écrite : ils doivent être
présentés aux élèves pour ce qu’ils sont, des écrits éphémères, rapidement
conçus et toujours laissés bruts, au service d’une autre fin, la lecture.

Le modèle et les diverses conceptions du genre DI intègrent ainsi d’autres genres de la


métatextualité qui se spécifient et se fondent pour participer à la formalisation du nouveau
genre du discours auquel ils concourent dans le cadre du DI. Ce processus est à mon sens
caractéristique des genres disciplinaires, mais aussi des liens possibles entre les genres
d’autres disciplines. En effet, la référence au carnet de sciences est ici significative de
l’émergence de la notion de débat à l’école (supra, p. 36), l’écrit en tant que trace et
mouvement de la pensée participe à la construction des savoirs qui se formulent par des
questions.

Éléments de conclusion
Cette analyse des modélisations du genre éclaire à mon sens les lieux où le genre se
caractérise, se transforme et s’ouvre à diverses formes de fusion, voire de recyclage des
genres existants. Par ailleurs, il semble assez clair que les divers modèles du genre ne
s’articulent pas entre eux, ils entretiennent des relations d’oppositions. Les conceptions
modélisantes, qui apparaissent, s’appuient, quant à elle, sur l’un ou l’autre des modèles.

Le DI modélisé par les travaux de Daniel Beltrami et alii (2004) ressemble


étrangement au débat délibératif de Catherine Tauveron, qu’elle rejette comme forme de DI.
Le DI spéculatif et herméneutique de la didacticienne peut inviter à une lecture proche d’un
modèle du DVP que propose Michel Tozzi, comme nous l’avons vu au sujet de la lecture
croisée que ces auteurs préconisent de l’œuvre de Thierry Dedieu, Yacouba (1994) (supra, p.
43 sqq.). Les philosophes eux-mêmes tentent soit d’articuler DI et DVP (Tozzi, 2005 ; Soulé
et alii, 2008) comme deux approches de l’enseignement de la littérature ou de différencier DI
et DVP en modélisant le DI comme un genre métatextuel de « l’affect » (Husson, 2007b). Le
modèle de Patrick Joole rejette les propositions de Daniel Beltrami et alii sans explicitement
les désigner (Joole, 2008, p. 279), ainsi que la distinction de texte proliférant et réticent à la
base du modèle de Catherine Tauveron (ibid. p. 282). Ce faisant, c’est une autre modélisation
du genre qu’il propose en pointant les dérapages observés et les limites des pratiques du genre
118
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
qu’il observe et analyse. Dans son modèle, les écrits qui se trouvent parfois articulés au genre
DI sont plutôt vus comme des alternatives à la pratique du genre (ibid. p. 280), alors que les
autres modèles du genre absorbent ces tâches d’écritures qui nourrissent les échanges oraux.
Ces écrits, qui participent à la modélisation du genre DI, se trouvent parfois conseillés dans
les modèles d’enseignement de la compréhension qui repoussent ou ignorent le DI lui-même
(Goigoux, 2002b). Je conclurais que la cohérence intrinsèque de chaque modèle ne transparait
pas dans la formalisation du genre à travers les divers modèles didactiques. Le genre modélisé
est pluriel, traversé de tension et d’opposition et offre de multiples espaces de renouveau du
genre lui-même.

2 La prescription officielle et institutionnelle du genre

La prescription officielle établie par les programmes de 2002 (BOEN, 2002) et la


prescription institutionnelle élaborée par les documents d’accompagnement qui les ont suivis
(MEN, 2002, 2003, 2004, 2007)104 prennent acte de l’émergence didactique du genre et de fait
le transforment par un nouveau texte de savoir qui n’a pour objet que de l’inscrire dans les
pratiques enseignantes. Ces prescriptions et recommandations jouent un rôle important dans la
vie du genre. Si elles n’ont pas le même statut, comme le souligne Bertrand Daunay (2003a),
elles constituent, de mon point de vue, un autre lieu de transformation du genre, tel qu’il était
jusqu’à ce moment précis en émergence, dans les divers modèles didactiques de
l’enseignement de la lecture ou de la littérature. Son statut change : « nécessaire » dans
certains modèles didactiques, il devient « obligatoire » dans un programme officiel. Je mets
ainsi en parallèle la prescription du genre avec l’obligation d’apprendre à lire dont Anne-
Marie Chartier (2008) souligne quelques effets (voire quelques dérives) à la fois sur la lecture
scolaire et l’apprentissage des élèves, qui du fait même de l’injonction, peuvent se trouver en
difficulté. L’échec est « le corolaire inévitable de l’obligation » dit-elle (ibid. p. 47). La
prescription de débattre en littérature et de pratiquer précisément le genre DI me semble avoir
des effets assez similaires ; la parole instituée relève d’un métatexte normé que les élèves

104. Le premier document, paru en août 2002, propose une liste de 180 œuvres de littérature de jeunesse. Le second
document, paru en 2004, puise davantage dans les textes « classiques » de la littérature de jeunesse et présente un peu moins
d’œuvres de la littérature de jeunesse étrangère.104 C’est alors une liste de 300 titres qui est proposée, refondant la première.
Il ne s’agit pas de listes qui se juxtaposent mais bien de listes qui à chaque remaniement se fondent, en intégrant les
nouveautés en excluant d’autres titres. En 2007, parait une troisième liste qui cette fois-ci ne fait pas l’objet d’un document
d’accompagnement présentant chacun des titres suggérés. Les notices, sur lesquelles porte en partie mon analyse, indiquent le
niveau de difficulté de lecture de l’ouvrage, avec une gradation de 1 à 3 appréciée selon les critères énoncés dans le document
d’accompagnement Lire et écrire au cycle 3 (MEN, 2003). S’ensuit une brève présentation de l’œuvre, quelques pistes
pédagogiques sont suggérées, parfois accompagnées de propositions de lectures en réseau.

119
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
doivent acquérir. Il va de soi que les pratiques de classe, certes soumises à l’injonction,
requalifient cette dernière qui est transformée par une multitude de paramètres. La
généralisation de la pratique que vise toute prescription officielle est de nature à transformer
le genre disciplinaire. Les documents d’accompagnement sont un autre lieu de modélisation
de la prescription.

Je considère la prescription officielle comme un lieu et un moyen de transformation du


genre disciplinaire à travers ses effets sur les pratiques enseignantes, mais aussi sur les
nombreux dispositifs didactiques que cette prescription a engendrés. Je ne prendrai pas ici en
compte le déclin du genre dans les textes officiels des programmes de 2008, j’ai déjà évoqué
sa relative survivance à travers des débats prescrits en lecture et en littérature pour confronter
les avis et les interprétations. Cette approche réductrice ne signifie pas la mort du genre, ni
même sa disparition des pratiques enseignantes. Il survit, sans qu’on ne sache plus vraiment
explicitement ce que cette nouvelle formulation du débat en classe de français désigne
véritablement. Sans doute est-ce un nouveau lieu de transformation du genre. Il m’intéresse
ici de voir comment la prescription officielle convoque les modèles et les présupposés
théoriques du genre, ce qu’elle retient de ce genre émergent, ce qu’elle écarte, la place qu’elle
lui octroie. Comment à son tour le modélise-t-elle ?

2.1 Le DI redéfini par les injonctions et recommandations des programmes


officiels et des documents d’accompagnement

Je rappelle que l’injonction de débattre en classe de littérature à l’école primaire


concerne les cycles 2 et 3, soit dès la grande section de l’école maternelle, et que les
prescripteurs s’adossent au modèle de Catherine Tauveron (1999, 2002a, 2004a). Ainsi le
genre est-il prescrit avant même l’apprentissage du code de la lecture, il vise une aptitude à la
compréhension (BOEN, 2002, p. 22).

Le débat d’interprétation prescrit par les programmes officiels (BOEN, 2002) devient
dans les documents d’accompagnement (MEN 2002, 2003, 2004) le débat interprétatif. Il se
trouve placé sous les auspices de l’apprentissage de la limite de l’interprétation dont
l’enseignant est le garant, dans une acception proche du modèle de Catherine Tauveron (1999,
2002a, 2004a). L’activité du lecteur est de respecter la lettre du texte. Les présupposés
théoriques de la prescription reposent explicitement et implicitement sur une conception
pragmatique et sémiotique du texte littéraire qui s’inscrit dans la lignée des travaux

120
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
d’Umberto Eco, qui se trouve parfois nommés en exergue des documents d’accompagnement
(MEN, 2003).

Au cycle 3 les finalités du genre sont confirmées, les gestes et le rôle de l’enseignant
font l’objet de précisions (BOEN, 2002, p. 72) qui ne sont pas sans rappeler l’arbitrage par le
maitre que préconise Catherine Tauveron (supra, p. 112) :

Le maitre guide les élèves dans leur effort de compréhension. Il les engage à
reformuler ce qu’ils ont compris avec leurs propres mots, puis, par un
dialogue attentif, il les conduit à combler les lacunes ou les erreurs qu’il
constate. Il les aide à construire les articulations entre chaque séance de lecture
d’un même texte (synthèse de ce qui a été lu, débat tentant d’anticiper ce qui
peut suivre, contrôle par la lecture, etc.). L’enseignant éduque ainsi ses élèves
à la nécessaire rigueur qui préside à tout acte de lecture. C’est aussi l’occasion,
pour l’enseignant, d’attirer l’attention sur les aspects les plus ouverts de
l’œuvre et de susciter des conflits d’interprétation nécessitant un effort
d’argumentation. (C’est moi qui souligne)

Le genre disciplinaire requiert une aptitude de l’enseignant à gérer et à conduire dans


l’immédiateté de l’action, les activités et les tâches des élèves qui mettent en scène les
attitudes interprétatives du travail sur le texte et de réfléchir à ce travail qui peut produire
diverses interprétations. L’interprétation repose sur un travail métacompréhensif, et peut
accompagner la « lecture d’un texte court ». Dans ce cas, le document ministériel (MEN,
2003) stipule que l’activité du DI consiste à mettre en évidence les processus métacognitifs
qui accompagnent l’acte d’interprétation en œuvre dans la lecture :

Au cours de ces débats, l’enseignant amènera les élèves à dire comment ils ont
procédé pour comprendre l’implicite ; la confrontation permettra d’analyser les
erreurs et les variations, ainsi que les modalités d’appropriation du texte.

Ainsi cette modélisation prescriptive absorbe-t-elle aussi le fondement du modèle de


Daniel Beltrami et alii (2004). Au passage, la prescription sous-entend que cette lecture est
longue, s’inscrit dans la durée, à travers diverses séances, puisqu’elle nécessite des :
« synthèses de ce qui a été lu, débat tentant d’anticiper ce qui peut suivre, contrôle par la
lecture ». Le DI prescrit est un genre métatextuel qui accompagne la lecture longue et rejoint
ainsi le modèle sous-jacent des travaux de Patrick Joole (2006, 2008). Les lieux d’opposition
entre ces genres que je pointais précédemment sont ici totalement oubliés, les trois
modélisations fusionnent et je dirais même que DI et DVP vont à travers ces textes
institutionnels, sinon fusionner, du moins ne plus se différencier, en particulier pour un certain

121
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
nombre d’œuvres recommandées (infra, p. 131). Les tensions des enjeux du DI et de diverses
formes de débats que les didacticiens tentaient de différencier se trouvent ici converger vers
une définition commune du genre institutionnel.

Le discours qui formalise le genre, à travers ces documents institutionnels, lui octroie
une place considérable et des objectifs, somme toute, très différents. Le document
d’accompagnement, Lire et écrire au cycle 3 paru en 2003, présente le genre comme un
dispositif didactique qui accompagne toutes les situations de lecture en classe. La rubrique :
« Entrer dans un ouvrage » concerne la lecture longue et invite les élèves à mener des débats
très variés portant à la fois sur des zones d’ombre, les impressions ressenties, sur les
jugements esthétiques, les liens avec les autres textes, mais aussi avec les expériences
personnelles et celles issues de l’actualité, précise ce document (MEN, 2003, p. 28). C’est
ainsi une approche très hétéroclite convoquant une variété de présupposés théoriques de la
lecture. Les autres approches du genre DI sont différentes, dès lors qu’il vise, dit le document
l’entrée « dans la culture littéraire ». Les débats interprétatifs sont alors appréhendés comme
un dispositif de l’analyse du texte qui requiert une méthodologie précise. On retrouve ici une
conception proche de la lecture méthodique et analytique qui ouvre un espace aux hypothèses
des élèves 105 dans une conception de la lecture littéraire comme une mise à distance (Dufays,
2006b, p. 92)106. Pourtant ces textes réfutent toute tentation de formalisme et de
structuralisme, des courants de la critique littéraire ayant particulièrement influencé
l’enseignement de la littérature du secondaire.

Mon analyse porte essentiellement sur les documents d’accompagnement (MEN,


2002, 2003, 2004, 2007) pour décrire la modélisation du genre DI telle qu’elle peut y
apparaitre. Il s’agit d’identifier la définition d’une norme de la lecture, les présupposés
théoriques et les effets de cette modélisation sur le genre tel qu’il existe avant et après cette
institutionnalisation qui accompagne une prescription officielle.

105. La lecture méthodique apparait dans les textes officiels en 1988 (supplément au BOEN, n°22 du 9 juin 1988) et désigne
« une explication de texte consciente de ses démarches et de ses choix ». Elle met notamment en œuvre la construction
progressive d’une signification du texte à partir d’hypothèses de lecture dont la validité est soigneusement vérifiée (1992). La
lecture analytique quant à elle apparaitra au début des années 2000 : « Elle a pour but l'examen méthodique des textes et
constitue un travail d'observation des éléments constitutifs de ceux-ci, suivi d'un travail d'interprétation. Elle permet aux
élèves de s'approprier progressivement les perspectives d'étude et de distinguer celles qui sont les plus pertinentes selon les
textes étudiés. La lecture analytique est une démarche, c'est-à-dire qu'elle peut se réaliser sous la forme d'exercices divers ;
aussi bien ceux qui ont pu être appelés précédemment explication de texte ou lecture méthodique, que l'étude d'œuvres
intégrales. Les élèves doivent y apprendre à formuler des hypothèses de sens et les confronter aux caractéristiques du texte.
Ils ont pris l'habitude d'analyser des textes au collège ; au lycée, il est important qu'ils parviennent à les situer dans leur
contexte. » (MEN, 2001, p. 82)
106. Cf. p. 85 sqq., au sujet de la notion de lecture littéraire.

122
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
2.2 La description didactique d’une conception de la lecture littéraire

À travers ces documents d’accompagnement, je peux reconstruire à la fois une norme


de la lecture, mais aussi des caractéristiques du genre DI et de l’activité interprétative à
l’école. Mon analyse s’appuie sur les documents intitulés Littérature 1 (MEN, 2002) et
Littérature 2 (MEN, 2004) qui présentent les œuvres des deux premières listes d’œuvres
recommandées. La dernière parue en 2007 n’a pas fait l’objet d’une telle présentation.

2.2.1 Définition d’une norme lecturale

Le discours des deux documents d’accompagnement (MEN, 2002, 2004) est d’une
rare expertise disciplinaire, si l’on prend, notamment, en compte qu’ils sont destinés aux
enseignants du premier degré, dont la caractéristique majeure est la polyvalence. Ces textes
recourent à la fois à une analyse métatextuelle des textes présentés et à un métalangage qui
témoigne de références théoriques du champ des théories littéraires. Chacun de ces documents
insiste sur une dimension différente de l’interprétation. Ensemble, elles permettent de définir
la notion d’interprétation à l’école. Dans le document de 2002 (p. 6) c’est l’approche d’une
lecture symbolique qui est favorisée. C’est une conception de « la lecture littéraire comme
participation psycho affective » (Dufays, 2006b, p. 93) qui est ici présentée :

L’interprétation prend, le plus souvent, la forme d’un débat très libre dans
lequel on réfléchit collectivement sur les enjeux esthétiques, psychologiques,
moraux, philosophiques qui sont au cœur d’une ou plusieurs œuvre(s).

L’enjeu semble évoluer, dans les documents parus en 2004, d’une conception de la
lecture qui ne vise plus les échanges autour des ressentis, de l’émotion du lecteur, vers une
lecture qui contribue à construire, à conserver une « mémoire du texte ». Conjointement, le
paradigme de l’interprétation change et se présente davantage comme une situation de
résolution des problèmes du texte, voire des problèmes que peut rencontrer le lecteur (MEN,
2004, p. 10) :

Le débat interprétatif suppose préalablement de la part du maitre une stratégie


de présentation de l’œuvre à la classe. Il doit permettre aux élèves de chercher
des réponses aux questions que pose le texte, d’argumenter, d’effectuer des
choix dont ils doivent trouver confirmation dans l’œuvre elle-même. Pareille
approche qui permet à chacun de s’approprier personnellement des œuvres
contribue grandement à ancrer ces dernières dans la mémoire ;

123
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
Conséquemment, je relève dans ces documents d’accompagnement un métalangage
spécifique, tel que « narrateur omniscient », « point de vue » en référence aux travaux de
Gérard Genette (1972), « horizon d’attente », « réception individuelle » en référence à Hans
Robert Jauss (1972). Je relève également « l’acte de création littéraire » de Wolfgang Iser
(1985), et les expressions « sens littéral », « interpréter les signes », « d’autres niveaux de
sens » qui renvoient- à mon sens - explicitement aux travaux d’Umberto Eco (1985). La
réception de ces injonctions nécessite ainsi pour le lecteur une certaine compétence pour
décoder l’enjeu de ces notions et réfléchir à leur impact sur l’activité scolaire. La notice ci-
dessous est à l’image de ce discours de spécialistes, dont il me semble légitime de s’interroger
sur la catégorie d’enseignants du premier degré à qui il s’adresse :

Dans le texte y concourt l’usage de l’implicite, de l’allusion, de l’asynchrone,


du décalage linguistique, de l’écart entre ce que le lecteur anticipe et la
conscience qu’en a le héros.

Il en va de même sur le statut du lecteur dans ces textes : de quel lecteur parlent-ils ?
Et surtout que devient l’élève et son activité lectrice dans ce document à destination des
enseignants. Trois termes désignent le sujet élève : « lecteur » ; « élève » ; « enfant ». Le
terme « lecteur » peut désigner un Lecteur Modèle, inscrit dans le mécanisme du texte (Jauss,
1978 ; Iser, 1985 ; Eco, 1985) :

Le sens n’est pas donné, il se construit dans la relation entre le texte, le lecteur
et l’expérience sociale et culturelle dans laquelle celui-ci s’inscrit (la
signification d’une œuvre n’est pas intangible). L’expérience de lecture engage
tout lecteur à se donner une attente par rapport aux œuvres nouvelles qu’il
aborde. (MEN, 2002, p. 8)

Il peut aussi être un véritable lecteur : « le véritable lecteur vient sans cesse puiser
dans les matériaux riches et diversifiés qu’il a structurés dans sa mémoire et qui sont, à
proprement parler, sa culture » (MEN, 2002, p. 5). Sans doute est-ce un moyen d’approcher le
lecteur empirique à partir des compétences du Lecteur Modèle. Le lecteur empirique est
envisagé à travers deux modalités : celle de l’expert qui désigne bien souvent l’adulte ou le
maitre ou un lecteur qui est objet des recommandations des actes de lectures à accomplir ;
celle de l’élève qui est alors considéré comme un jeune lecteur. Ce dernier est surtout décrit à
travers ses manques, ses lacunes, ses insuffisances :

Elles ouvriront au jeune lecteur les portes de la ville, pour peu qu’il se donne
les moyens d’interpréter cet univers symbolique : symbolique des couleurs,

124
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
des saisons, effets dus à la perspective, au style graphique, effets des illusions,
des citations… (MEN, 2002, p. 21) [C’est moi qui souligne]

L’association des termes « élève » et « lecteur » rend compte d’un couple ambigu, où
l’élève à travers ses tâches scolaires ne peut qu’observer et prendre la mesure des places du
lecteur, celles qu’il ne sait pas encore prendre :

C’est encore en écrivant que l’élève prend la mesure du rôle et de la place qui
sont attribués aux lecteurs dans les œuvres. Retournant aux œuvres, il voit
que, selon les choix énonciatifs faits, il peut laisser au lecteur une place plus
ou moins définie : spectateur, acteur par procuration, complice… (MEN,
2002, p. 11) [C’est moi qui souligne].

Visiblement le rôle de lecteur qui est attendu de l’élève dépasse son statut scolaire :

L’objectif poursuivi n’est pas seulement de conduire l’élève à lire, accompagné


de son enseignant et de ses camarades, en situation de classe. Il est tout aussi
décisif qu’il devienne un lecteur autonome et passionné, et que l’exercice de la
lecture personnelle soit pour lui familier. (MEN, 2002, p. 11)

L’élève est toujours envisagé dans ces documents (MEN, 2002, 2003, 2004107) à
travers ses difficultés, les tâches scolaires, mais aussi comme un sujet social dont les
documents présupposent les drames de la vie : « ces récits, bien que très proches de drames
vécus par les élèves de l’école élémentaire, sont écrits d’un ton allègre, en en respectant le
sérieux sans moraliser ni dramatiser » (MEN, 2002, p. 47). [C’est moi qui souligne]. Enfin, le
jeune élève est aussi envisagé à travers la dimension éthique et symbolique des œuvres
littéraires et les réflexions métaphysiques qu’elles suscitent : « Il ouvre cependant un espace
de réflexion, de questionnement sur l’Homme, sur la vie, sur les pouvoirs de l’écriture,
susceptible d’interpeler des jeunes élèves de 10-11 ans » (MEN, 2002, p. 49).

Enfin le terme « enfant » désigne un lecteur qui n’est pas un expert : « un enfant de
cycle 3 n’est pas encore un lecteur expert et il ne peut traiter de manière autonome les aspects
les plus complexes du texte » (MEN, p. 6). Il semble avoir un emploi synonymique du terme
« élève ». Dans un emploi plus général, il peut être caractérisé par son statut d’héritier d’un
patrimoine : « C’est cette même culture qui permet que la mise en réseau ne se limite pas à un
“programme” de lectures et soit véritablement cette exploration, que l’on doit à chaque enfant,
de l’univers de la littérature » (MEN, 2002, p. 9).

107. Mon analyse a porté sur les trois documents même si je cite que des exemples du premier document paru, celui qui a
servi de base à mon analyse.

125
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
La norme lecturale qui est ainsi définie n’est plus seulement un va-et-vient entre le
texte et le lecteur, mais un va-et-vient entre l’élève et le lecteur. Les compétences de ce
dernier étant définies par une conception de la lecture littéraire à travers ce que cette notion
permet de différencier dans l’acte de lecture, la lecture ordinaire de la lecture littéraire. Le ton
des documents, certes institutionnels, est à l’image de la discrimination qu’ils tentent
d’instaurer entre une norme d’enseignement de la lecture et une autre. Dans ce contexte, il
reste à identifier la place du DI.

2.2.2 La place du genre DI dans ces documents

Un premier constat s’impose d’emblée : le DI ou les discussions en classe ne sont pas


conseillés pour tous les textes. Cependant, pour certains titres des prolongements d’activités
d’écriture, de mise en voix ou de mise en réseau suggèrent un travail interprétatif et une
implication certaine du lecteur pour comprendre les textes. Je vais par conséquent présenter
les œuvres pour lesquelles le DI accompagne le dispositif de lecture proposé, puis celles où
l’interprétation est recommandée à travers des activités autres que le DI. Cette distinction est
guidée par mon souci de voir si cette différenciation porte sur le texte (certains textes ne
nécessitant pas de débat d’interprétation) ou si elle relève davantage d’une volonté
pédagogique et didactique de varier les activités d’interprétation. Le document de 2004
précise la nécessaire régularité des activités pour garantir les apprentissages : « La variété des
activités qu’il est possible de conduire en classe ne doit pas nuire à la récurrence nécessaire de
certaines formes de travail qui seule en garantit l’efficacité » (MEN, 2004, p. 6).

Dans ce cas, le genre disciplinaire DI, comme les autres genres disciplinaires, participe
à la mise en œuvre d’une programmation possible et n’est plus présenté et recommandé qu’à
chaque fois qu’il semble pertinent, compte tenu de la résistance ou prolifération de sens du
texte. Ces documents ne présentent pas des séquences d’apprentissage où serait pensée
l’articulation des genres disciplinaires pour organiser une lecture scolaire, ils présentent les
œuvres à travers un court résumé de l’histoire, pointent les difficultés textuelles et suggèrent
le recours à certains genres disciplinaires.

2.2.3 L’interprétation sans débat

Les textes pour lesquels le débat n’est pas recommandé sont, pour certains, des textes
plutôt résistants, voire réticents, qui posent des problèmes de compréhension liés aux
connaissances culturelles de l’élève, mais aussi des problèmes liés à l’implicite. Il en est ainsi,

126
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
pour l’œuvre Ba de Jean-François Chabas108 (2000), pour laquelle, il est précisé (MEN, 2002,
p. 42) :

Les jeunes lecteurs devront gérer, d’une part, les informations nécessaires pour
comprendre le contexte social et historique et, d’autre part, le jeu entre le temps
chronologique de l’histoire et le temps du récit.

L’œuvre de Little Lou de Jean Claverie (2002), nécessite, elle aussi, lecture
« participative » qui comble les « blancs du texte » (MEN, 2002, p. 42).

Au sujet de l’œuvre Le Buveur d’encre d’Éric Sanvoisin (1996/2005), le débat n’est


pas évoqué pourtant ce texte invite le lecteur à s’interroger. Pour d’autres textes, la fin ouverte
est l’occasion pour l’élève de les imaginer. Au sujet du texte Rue de la chance dans Drôle de
samedi soir ! de Claude Klotz (2001), le document ministériel (MEN, 2002, p. 48) stipule
que :

Le rythme du récit, la progression inéluctable de ces deux vies contrastées,


laisse le lecteur imaginer l’issue du récit selon le jeu du hasard que dirige un
narrateur omniscient.

De même, au sujet du Mois de mai de Monsieur Dobichon109 de Claude Klotz (1980),


le document conseille : « Avant de lire l’épilogue, le lecteur pourra envisager plusieurs issues
au récit. Cette nouvelle se prêtera aisément à une réécriture pour une mise en jeu » (MEN,
2002, p. 48). Anticipation et production écrite d’une suite sont des activités couramment
proposées, ainsi Le Grand Livre vert de Robert Graves (2003), « est source de projets
d’écritures dans les blancs du texte » (MEN, 2004, p. 16), Salvador : la montagne, l’enfant et
la mangue de Suzanne Lebeau (2002) propose au lecteur de reconstruire les blancs laissés par
le choix de la voix narrative :

Les jeunes lecteurs auront à reconstruire les circonstances des évènements (la
mort du père, les activités secrètes de la mère ou de José, le développement du
manguier…), car le récit est raconté du point de vue de Salvador enfant. (MEN
2002, p. 58)

Je relève aussi Le Petit Violon de Jean-Claude Grunberg, pour lequel le document


décrit une posture du lecteur/spectateur : « il est déchiffreur de signes » (MEN, 2004, p. 114).
Le document propose divers rôles pour le lecteur/spectateur de cette pièce de théâtre qui ne

108. Ce texte n’est plus recommandé en 2004


109. Ce texte n’est plus recommandé en 2004.

127
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
sont pas sans nous rappeler les rôles du lecteur envisagés par Catherine Tauveron (2001) à
assumer lors des DI :

L’écriture dramatique enrôle le spectateur dans des positions diverses :


destinataire d’une confidence, public d’un boniment, témoin d’une cruauté,
déchiffreur de signes pour comprendre qui est le personnage de la fillette,
voyeur des émotions du père abandonné ou de l’amoureux transi. (MEN, 2002,
p. 56)

Apparait ainsi l’idée que des activités de lecture-écriture permettent de construire le


sens du texte et demandent au lecteur-élève de s’impliquer, d’être actif, le débat n’ayant pas
l’exclusivité de cette compétence. Toutefois cette articulation, écriture-lecture-débat, n’est pas
formalisée, problématisée. C’est davantage une volonté de varier les activités en lecture-
écriture qui s’exprime afin de concevoir des approches didactiques différentes de chaque
modalité de lecture.

2.2.4 L’interprétation en débat

Le genre DI est conseillé pour des œuvres dont leurs difficultés de lecture sont
variables, selon le classement officiel, et pour des différentes « catégories » (MEN, 2002, p.
13) : album, bande dessinée, poésie, roman et théâtre. Sur ce dernier la recommandation se
différencie des modèles didactiques qui se centraient de façon exclusive sur le texte narratif :
le récit.

Par ailleurs, les termes de débat(s), discussion(s), échange(s) et partage(s), au singulier


comme au pluriel, sont employés sans aucune distinction précise et renvoient tantôt à
l’activité qui permettra une compréhension/interprétation du texte, ou tantôt à une activité de
« discussion » à partir du texte convoquant davantage une approche axiologique des lectures.
C’est ainsi que je distingue deux types d’approches du DI, la première approche porte sur la
construction du sens, la seconde concerne des discussions plutôt à visée philosophique (le
terme apparait), amenant les élèves à réfléchir sur la symbolique de ces œuvres.

Débattre pour comprendre un texte tant résistant que proliférant

Pour certains textes, le document souligne la difficulté, « la résistance » - terme


employé dans ce texte institutionnel et fortement connoté dans la recherche en didactique de
la littérature (supra, p. 93) - et la nécessité d’un travail interprétatif pour mieux comprendre le
texte. Cette compréhension/interprétation s’appuie sur les caractéristiques formelles des

128
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
œuvres de littérature de jeunesse que j’ai déjà présentées, et elle éclaire, à mon sens, le rôle de
l’institutionnalisation de cette littérature sur la prescription du genre. Elle peut ainsi porter
sur :

- l’interaction entre le texte et l’image. C’est particulièrement souligné pour les œuvres
suivantes : Macao et Cosmage, ou l’expérience du bonheur d’Édouard Edy-Legrand (2000) ;
Maman D’lo d’Axel Godard (2000) ; Que font les petits garçons ? de Nikolaus
Heidelbach (2000) ; Le Loup rouge de Friedrich Karl Waetcher (2003) ; L’Apollinaire : 19
poèmes (2000) et Nasr Eddin Hodja, un drôle d’idiot de Jean-Louis Maunoury (2000) ;

- sur des signes et des symboles : Les trois clés d’or de Prague de Peter Sis ; Mais
aussi Chez elle ou chez Elle de Béatrice Poncelet (2001) dont le document précise (MEN,
2002, p. 20) :

Ce récit d’expérience de vie à la première personne entre en correspondance


avec des images dans lesquelles la composition, les références et les citations,
l’usage de la typographie, sont autant de signes à interpréter pour se représenter
les quatre lieux fréquentés par le narrateur et leur atmosphère.

La recommandation du DI porte autant sur des résistances que sur la prolifération du


sens des textes. Le document d’accompagnement cite ainsi des œuvres dont le travail
interprétatif porte sur l’implicite du texte : Dis-moi de May Angeli (1999), Hé Nic, rêves-tu ?
d’après Hermann et Morphée (2000) ; les difficultés liées au ton du texte telles que
l’identification des formes d’humour : Bécassine pendant la grande guerre de Joseph Pinchon
(1991) ; et l’expression de l’émotion : Sur le chemin des merles de Sylvie Latrille (2003) :
« l’émotion naitra d’elle-même, et le débat également, sans qu’il soit nécessaire de le
susciter » (MEN, 2004, p. 61). L’objet du débat est une énigme, il n’est ici plus considéré
comme un dispositif didactique, mais nait de l’œuvre et des effets de la lecture. Sommes-nous
encore dans le DI ? Le débat ne porterait-il pas sur des impressions de lecture ? Ce document
institutionnel crée l’ambigüité autour de toutes les formes de discussions que peut susciter un
texte sans en préciser les différences en termes d’enjeu de lecture.

Parallèlement, apparaissent les œuvres pour lesquelles plusieurs interprétations sont


possibles : Le type : pages arrachées au journal intime de Philippe Barbeau (1999) ; Sindbad
le marin traduit par Antoine Galland (1999), La Petite Sirène de Hans-Christian
Andersen (2001) ; Mange-moi de Nathalie Papin (2002) est une « source d’interprétations de
différents registres » (MEN, 2002, p. 59) ; Les Doigts rouges de Marc Villard (2004) ; Longue
129
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
Vie aux dodos de Dick King Smith (2002), « qui offre plusieurs niveaux de lecture » (MEN,
2004, p. 91). La chèvre de monsieur Seguin d’Alphonse Daudet (2003) nécessite du lecteur
qu’il « [affute] et [révise] ses positions » (MEN, 2004, p. 80) Voyages d’hiver de Richard
Demarcy (1987) : « suscitera sans aucun doute des débats sur la cohérence et la
vraisemblance. » (MEN, 2002, p. 57) ; Comment j’ai changé ma vie d’Agnès Desarthe
(2003), Un homme sans manteau de Jean-Pierre Siméon (2001) permet de formuler plusieurs
hypothèses. Le petit prince, d’Antoine de Saint-Exupéry (1999) suscite un débat sur « la fin
ouverte : le Petit Prince est-il mort ? » (MEN, 2004, p. 106).

Enfin, la mise en réseau avec d’autres textes participe à cette activité : Le Poil de la
moustache du tigre de Muriel Bloch (2000) offre une lecture métaphorique de trois contes
qu’il s’agit de problématiser. Ces contes populaires noirs américains sont à confronter à
d’autres contes et récits réalistes. La poule qui voulait pondre des œufs en or de Hanna
Johansen et Käthi Bhend (1999) ; Le magicien d’Oz de Franck Liman Baum (2002) ; Neige
écarlate de Bruno Castan (2002), œuvre pour laquelle le document (MEN, 2002, p. 57)
précise :

On pourra facilement étudier le travail de réécriture, pour passer de contes en


prose à des scènes de théâtre. Les échos d’un morceau à l’autre, à construire
par le lecteur, devraient amener à une grande pluralité d’interprétations
possibles.

La pluralité des interprétations se construit à travers ces lectures en écho qui peut
porter sur des versions cinématographiques, musicales, Les Aventures d’Alice au pays des
merveilles de Lewis Carroll (1991) ; Charivari à Cot-Cot city de Marie Nimier (2001).
L’objet livre peut en lui-même être une construction artistique et proposer en soi une
interprétation des textes (supra, p. 93).

À côté des objets de discussion, ces documents précisent également des finalités de ces
échanges, ils visent, entre autres, une posture et des savoirs sur la lecture :

- pour comprendre les écarts avec l’attente du lecteur, « l’horizon d’attente »


(l’expression étant dans le texte) : La Cabane de l’oncle Jo de Brigitte Smadja (1996) ;
L’Homme qui plantait des arbres de Jean Giono (2002) ; L’Ile aux lapins de Jörg Steiner et
Jörg Müller (2003), le document stipule (MEN, 2004, p. 55) :

Cet album est propice à un débat interprétatif dans la mesure où l’issue de

130
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
l’histoire est contraire à l’attente du jeune lecteur : Gros Gris devrait sauver sa
peau… Les arguments pourront être puisés dans le système de valeurs sous-
jacent, dans le système des personnages (paroles, dits et non-dits,
psychologie…) ;

- sur la posture de lecteur : le Buveur d’encre d’Éric Sanvoisin (1996), « Une lecture
symbolique du roman interrogera le rapport qu’entretient chacun à la lecture et aux livres… »
(MEN, 2002, p. 53), Mais aussi Il faut tuer Sammy de Ahmed Madani (1997), qui amène le
jeune lecteur à argumenter de plus en plus ses interprétations. L’auberge de nulle part de
Lewis Patrick (2003) alimente « un débat sur l’acte de création, littéraire et picturale » (MEN,
2004, p. 18).

Débattre au sujet des valeurs, vers le débat à visée philosophique (DVP)

Dans ces documents (MEN, 2002, 2004) quarante-quatre œuvres invitent à un travail
sur les valeurs véhiculées par les textes choisis. C’est évidemment une prise en compte de la
fonction de la littérature à l’école qui a toujours eu une mission éducatrice pour ne pas dire
moralisatrice. Pour vingt-neuf de ces titres, l’activité du débat ou de ses variantes que sont les
discussions et les échanges est recommandée. Pour les autres textes, sont suggérées quelques
questions. Je propose un classement de ces textes (cf. annexe, infra, p. 517), qui est
discutable, mais qui peut montrer la variété des objets de ces débats, dont certains, d’ailleurs,
sont d’après les documents, caractérisés comme relevant du DVP. Il me semble que ces textes
ouvrent sur des débats plutôt métaphysiques et/ou existentiels, plutôt éthiques et plutôt
civiques. La frontière entre les deux derniers est particulièrement délicate. La première
catégorie interroge les élèves sur le « sens que l’on donne à la vie » aux sentiments aussi fort
que l’amour… ; la seconde que j’ai nommée « éthique » renvoie à des textes qui interrogent le
« devoir de mémoire », « les valeurs d’une civilisation » ; enfin, la dernière catégorie soulève
des débats sur le thème de l’intolérance, de l’exclusion. C’est ainsi que se définissent les
valeurs qui sont aujourd’hui travaillées à l’école et qui participent à cerner une culture
commune, voire humaniste (supra, p. 98). Toutefois, il apparait que le texte littéraire invite à
des débats de diverses formes que ces documents institutionnels ne distinguent pas. Les
questions et les thèmes des débats proposés relèvent tant du DVP, que du débat réglé, mais
aussi d’autres formes de débats au sujet du texte littéraire qui portent autant sur les blancs du
texte, la prolifération, les impressions de lecture. Ils convoquent alors des genres de discours
différents et des modalités de validation des propositions qui se réfèrent à des cadres
différents et qui jamais ne sont explicités.

131
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
Éléments de conclusion
Ce parcours permet, à travers les modalités de lecture recommandées pour les œuvres
conseillées, d’identifier, comme je le suggérais dans la partie précédente, les liens
intrinsèques entre la production de littérature de jeunesse et les modélisations de son
enseignement. Le DI est un genre caractéristique de cet enseignement. Par ailleurs, cette
relecture des documents d’accompagnement permet de reconstruire toutes les activités qui
visent l’interprétation et qui définissent un enseignement de la lecture littéraire scolarisée,
c'est-à-dire une lecture du texte littéraire et des modalités d’enseignement de cette lecture
(Reuter, 1995b, 1996c). Il s’agit d’une lecture qui repose sur des savoirs, des compétences
spécifiques, qui requiert une activité implicative où le lecteur mobilise son encyclopédie.
L’élève dans ces textes est régulièrement désigné sous les termes de « jeune lecteur », étant
ainsi dépourvu d’un statut scolaire, celui de l’élève, un lecteur en apprentissage dans une
situation d’apprentissage. Cette réflexion peut également être faite au sujet du texte littéraire,
souvent conçu comme le dispositif de lecture et non pas comme l’objet d’un dispositif
didactique qui confronte les élèves à une situation de lecture scolaire. L’expression de « jeune
lecteur » fait appel à des compétences de lecture qui ne sont pas perçues comme étant
scolaires, ce qui est toujours le cas dans une situation de lecture, mais l’accent est mis sur le
sujet social : « jeune » ; et culturel : « lecteur » ; et moins sur le sujet élève : un apprenant. Il
s’agit d’un catalogue métatextuel décrivant une norme de la lecture dont on peut reconstruire
les présupposés d’une forme de la lecture littéraire conçue comme un va-et-vient entre le texte
et le lecteur (Dufays & alii, 2005). Ces documents institutionnels s’adressent à un lectorat
initié aux études littéraires.

Parallèlement, la modélisation du genre reconstruite par ces textes est polymorphe. Si


le texte officiel des programmes (BOEN, 2002) donne à voir un genre disciplinaire centré sur
une situation problème, les documents d’accompagnement (MEN, 2002, 2003, 2004) en
montrent une image beaucoup plus complexe, aux frontières beaucoup plus poreuses. En
effet, cette prescription cautionne et légitime le genre DVP comme pratique de la lecture du
texte littéraire en classe de français. Les spécificités de ce genre, à savoir la construction d’un
concept, sont toutefois oubliées. Le DVP (dont l’appellation même est employée) n’est plus
qu’un débat sur les valeurs et ressemble alors étrangement aux propositions que fait Catherine
Tauveron au sujet de l’œuvre de Thierry Dedieu, Yacouba (supra, p. 43, sqq.). Ces textes
institutionnels, en voulant promouvoir sans doute ces expériences militantes au sujet du texte

132
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
littéraire, contribuent à mon sens à la fusion de ces deux formes de débat. Conjointement, le
terme de débat recoupe plusieurs enjeux de lectures qui ne sont pas distingués. Il peut ainsi
être le lieu des traitements des inférences, des blancs, des ellipses, des symboles, et porter sur
la réticence autant que la prolifération, les valeurs et les impressions de lecture. À la lecture
de ces documents institutionnels, je dirais que le DI est la catégorisation choisie pour rendre
compte de toutes les variantes de débats et de discussions en classe de lecture et de littérature.
Il absorbe tous les modèles didactiques du genre, ainsi que les autres situations d’interactions
en classe au sujet du texte littéraire.

3 Les formalisations du genre à travers les manuels scolaires

Le manuel scolaire occupe dans la discipline scolaire du français une place privilégiée
puisqu’il est celui par lequel les élèves accèdent non seulement aux exercices de la discipline,
mais aux textes choisis, ceux qui institutionnellement fondent la littérature et la culture de
toute une génération. Certes les manuels de lecture se trouvent aujourd’hui concurrencés par
les ouvrages des listes d’œuvres recommandées pour les cycles deux et trois de l’école
primaire, mais ils demeurent une référence incontestable de l’institution scolaire. Comme le
montre Bertrand Daunay (2007) la critique des manuels scolaires est constitutive des critiques
adressées par les didacticiens du français à un enseignement traditionnellement implicite,
mais porteur d’une idéologie de cet enseignement. De fait ils participent à la configuration de
la discipline scolaire (Reuter, 2004a) et sont « un précieux indicateur des pratiques de classe »
(Bruillard, 2005, p. 23). Ils peuvent d’ailleurs constituer une référence privilégiée dans le
quotidien des classes dès lors que les enseignants ne sont pas spécialistes de la discipline
enseignée, comme le précise Éric Bruillard (ibid.). Pour Monique Lebrun (2007, p. 2) :
« analyser les divers manuels d’une société donnée, c’est donc tracer un portrait de cette
société elle-même et du type d’élève qu’elle entend former ». Elle rappelle que les manuels
sont « soumis à des degrés à un programme officiel et à une approbation étatique », et conclut
(ibid. p. 3) sur la fonction éducative du manuel qui, selon elle, tient à trois éléments :

Son respect des buts et des finalités que se donne un système d’enseignement
donné, sa transposition adéquate de savoirs savants en savoirs scolaires utiles
au plan personnel et social, et enfin son choix des méthodes les plus
susceptibles de bien expliquer ou de bien faire découvrir les contenus afin
d’amener les élèves à des apprentissages durables.

133
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
C’est pour ces raisons que les manuels scolaires m’intéressent dans le cadre de cette
recherche, qui se limite à une étude intrinsèque ne prenant pas en compte l’usage
professionnel qui en est fait en classe, le seul au demeurant qui donne vie à ces objets
scolaires en « les transformant en objet d’actions et d’interactions sociales » (Rocher, 2007, p.
14). Les manuels scolaires sont porteurs de choix idéologiques110 qui formalisent le genre de
par la sélection des textes, les thématiques soumises aux débats, la forme du questionnement,
le choix d’organiser des débats, la façon dont ils sont désignés, leur place dans le manuel. Ils
sont ici consultés pour identifier leurs apports à la modélisation du genre DI et répondent
essentiellement à une question : dans quelles mesures la prise en compte du genre modifie le
format du questionnement des manuels scolaires ?

Avant de faire part de mon analyse, je présente assez succinctement le corpus des
manuels constitué. J’aborde ensuite les objets du débat et la forme du questionnement induit
par la prise en compte du DI par ces manuels. Enfin, j’interroge les traces du genre avant et
après sa prescription afin d’identifier la place réelle réservée au genre et ses effets sur le
questionnement des manuels.

3.1 Choix et présentation du corpus des manuels analysés

3.1.1 Problème de représentativité du corpus

Vingt manuels édités entre 2002 et 2008 constituent la base de ce corpus auquel il faut
ajouter quatre manuels parus avant 2002 (entre 1995 et 1999) et deux autres manuels édités
depuis 2008111. Le choix des dates de parution est un critère pour interroger les éventuels
changements qu’occasionne la prise en compte du genre par les manuels, puisque ces
ouvrages répondent aux exigences des injonctions officielles. Les ouvrages à destination des
maitres de chacun de ces manuels ont également participé à l’étude ici présentée. L’objectif
que je poursuis est de voir comment le DI est pris en compte par les auteurs et principalement
par les maisons d’édition, les contraintes éditoriales étant grandes dans la réalisation des
manuels. Mon analyse ne vise aucune exhaustivité, cependant la constitution du corpus fut
une question difficile compte tenu de la forte inflation de la production éditoriale de ces
dernières décennies et des usages très diversifiés des pratiques de classe. Comment justifier de
la légitimité du corpus sélectionné et analysé ? Les manuels que j’ai retenus sont des manuels

110. Un tableau est proposé en annexe présentant le classement de ces œuvres et citant les documents d’accompagnement des
programmes. Je ne cite par conséquent pas les annotations à l’origine de ma réflexion sur ce point.
111. La présentation de ces manuels est présentée en annexe 3, infra, p. 524

134
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
qui représentent une part importante des ventes de manuels scolaires, ce fut un indicateur
retenu. Ils ne sont évidemment pas les seuls représentatifs de ce marché considérable. Par
ailleurs, un critère avait retenu mon attention, celui des auteurs. La plupart d’entre eux sont
formateurs dans les instituts universitaires de formation des maitres (IUFM), inspecteurs,
conseillers pédagogiques, mais il n’est pas négligeable de voir que certains didacticiens déjà
rencontrés dans le cadre de ce travail sont également des concepteurs de manuels scolaires112.

3.1.2 Caractéristiques des manuels du corpus

Ce corpus se compose de douze manuels uniques de l’enseignement du français et


cela quelle que soit leur date de publication. Certains présentent une double organisation bien
distincte, une partie consacrée à la lecture et l’autre à la langue. D’autres présentent des
séquences complètes où les apprentissages de la lecture, de l’écriture, des « outils de la
langue » s’organisent autour d’un thème, d’un texte ou d’un regroupement de textes ou encore
d’une œuvre complète. Les autres manuels sont uniquement consacrés à la lecture et à la
production écrite, les deux activités étant très souvent associées, mais articulées de diverses
façons.

Par ailleurs, j’ai veillé à ce que les manuels choisis permettent, pour certaines
collections, d’analyser la progression tout au long du cycle, ce qui explique que j’ai ainsi
sélectionné des manuels d’une même maison d’édition représentant les trois niveaux du cycle
et parfois (ils sont au nombre de trois) des manuels de lecture uniques pour le cycle. Ainsi,
pour la collection des manuels intitulés Littéo, j’ai retenu les trois manuels du cycle et le
dernier paru pour l’ensemble du cycle. L’objectif est de voir si de telles variantes, qui donnent
une image toujours diversifiée de la discipline du français à l’école, modélisent différemment
le genre DI. Trois manuels uniques pour le cycle 3 appartiennent à ce corpus : Littéo cycle 3,
paru 2007 chez Magnard ; Pour lire la littérature au cycle 3 paru en 2003 chez Hatier ;
Lectures pour le cycle 3, enseigner la compréhension par le débat interprétatif paru en 2004
chez Hatier. Aucune distinction n’est identifiable en ce qui concerne le genre DI, d’ailleurs les
auteurs de ces manuels déclarent que la sélection est à faire par les enseignants. Les manuels
de la collection À livre ouvert CE2, CM1 et CM2 parus respectivement en 2006 et 2007 chez

112. Je précise toutefois que les manuels ne sont pas présentés par leurs auteurs, indication qui parfois n’est pas renseignée
(c’est le cas pour le manuel édité par les éditions SED). Je ne vois pas ici l’intérêt de pointer les tensions entre des
modélisations didactiques de certains travaux menés par certains didacticiens et leur participation à l’élaboration des manuels
scolaires. Il s’agit de deux sphères différentes, deux documents différents, qui soulèveraient de vraies questions de
transposition didactique, entre autres.

135
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
Nathan, recommandent l’activité « débattre » de façon croissante à travers le cycle. Au CE2,
seuls dix textes sur dix-neuf textes font l’objet d’une question à débattre, au fur et à mesure du
cycle le débat est plus recommandé. Dans la collection Littéo éditée par Hatier entre 2005 et
2007, tous les textes font l’objet d’une situation orale qui peut amener le débat. Dans la
collection Facettes parue aux éditions Hatier entre 2005 et 2007, tous les textes présentés
dans les trois manuels, qui recouvrent le cycle, ne font pas systématiquement l’objet d’une
recommandation du débat, en particulier les textes documentaires et des poèmes, et cela
quelle que soit l’année dans le cycle113. Il apparait que ce critère est peu significatif, les
variables sont à construire en fonction du questionnement proposé à l’élève et les thèmes qui
font l’objet du débat.

Il semble assez évident qu’un corpus scolaire se définit clairement à travers les textes
choisis. Certains auteurs, certains textes sont récurrents d’un manuel à l’autre ; la constitution
des listes de références n’y est pas étrangère. Par ailleurs, les ouvrages parus depuis 2002 ne
se réfèrent plus aux écrits dits fonctionnels, tels que les programmes de télévision par
exemple, ce qui était plus fréquent dans les manuels antérieurs consultés (notamment
L’atelier de français CM1, paru chez Bordas en 1995). Je note que seul un manuel (parmi
ceux parus depuis 2002) présente la lecture de deux pages documentaires (Facette au CE2
paru en 2005 et 2009). Dans le cadre spécifique de cette recherche, il m’intéresse de voir si
certains textes plus que d’autres étaient privilégiés en ce qui concerne la pratique du genre DI.
Ainsi dans certains manuels, la recommandation du genre n’est pas systématique ; pour
certains textes, certains genres, notamment la poésie, le DI n’apparait pas comme une activité
recommandée, alors que d’autres manuels instituent la pratique du DI quel que soit le texte
étudié. Ce sont des approches différentes du genre disciplinaire.

La forme choisie pour présenter les textes est variable. Il peut s’agir d’extraits de
textes ou d’œuvres complètes ou encore des morceaux choisis d’une œuvre, en somme la
panoplie complète du format du texte scolaire. À nouveau, je me suis demandé si la pratique
recommandée du genre pouvait être favorisée, ou ne pas l’être, par ce critère. Je remarquerai
que les œuvres complètes étaient déjà présentes dans les manuels scolaires parus avant 2002,
peut-être de façon plus minorée. Je citerai toutefois, le manuel de Bernard Couté et Stephan

113. Les trois manuels de la même collection, destinés à chaque niveau du cycle différencient beaucoup plus l’introduction
du débat à travers le cycle. En effet, je relève une rubrique intitulée « je discute » au CE2 dans l’édition de 2005 et de 2009.
Au CM1 et CM2 apparait le terme « débat » dont la finalité est spécifiée pour les élèves : « j’explore et je questionne le
texte ».

136
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
Karabétian, Grammaire lecture CM1-CM2, paru en 1995 chez Retz qui n’est composé que
d’une seule œuvre complète : Fatik et le jongleur de Calcutta de Satyajit Ray, édité cette
même année aux éditions Pocket Jeunesse. Ce texte n’est entrecoupé d’aucun questionnement
et travaillé par la suite à partir de points grammaticaux.

La suite de l’étude porte sur trois points : les places et catégorisations du genre dans
les manuels ; une analyse du questionnement des manuels qui recommandent le genre à
travers les tâches, les objets de la discussion et la relation texte/métatexte ; puis une
comparaison de cette formalisation du genre aux questionnements qui précèdent et anticipent
la prescription officielle du genre. Je pourrai alors déterminer ce qui change dans les manuels
ou ce qui ne change pas compte tenu de la prise en compte du genre DI.

3.2 Formalisations du genre à travers les manuels scolaires

De toute évidence, identifier le genre dans les manuels scolaires n’est pas une affaire
aisée dans la mesure où il n’est explicitement nommé que rarement. Il eût été possible de
conclure dès lors que peu de manuels scolaires prenaient en compte cette prescription.
Cependant, ce premier constat s’avère, me semble-t-il, inexact pour deux raisons. La place
octroyée à l’oral dans les manuels a considérablement évolué depuis 2002, jusque-là n’étaient
valorisées que les activités de lecture à voix haute114, et qu’apparaissent des discussions
recommandées de façon explicite. Par ailleurs, les guides à destination des maitres, s’y
réfèrent très souvent. J’en déduis que les discussions recommandées participent à la
formalisation du genre DI et mettent ainsi en valeur des conceptions variées du genre prescrit.
Elles me semblent pouvoir être considérées comme des effets, des interprétations de la
prescription officielle du genre et ainsi participer à la construction didactique que je propose
du genre DI.

3.2.1 La catégorisation du genre dans les manuels

La catégorisation du genre par sa désignation officielle est assez rare. Le genre peut
être désigné par l’appellation DI, mais aussi par d’autres périphrases proches, telles que « je
discute », mais aussi par le verbe « débattre » ou simplement le terme « débat ». Certains
manuels précisent que l’activité est à mener à l’oral et pour d’autres seuls les termes de la
consigne permettent de repérer une interaction et des échanges entre élèves : « Explique

114. Ce qui m’amène à modérer le jugement très dur que fait Anne-Marie Chartier (2008) quant à la disparition de cette
pratique entre les années 1970 et 2002

137
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
pourquoi et confronte ton opinion avec celle de tes camarades. », « Donne ton avis et
compare-le avec celui de tes camarades. » (À livre ouvert CM1, 2007, p. 47 sqq.). C’est le cas
dans la majorité des manuels du corpus. Toutefois, je note quelques différences à travers
certains manuels qui me semblent intéressantes.

Un seul manuel du corpus distingue plusieurs formes de discussions et situe parmi


celles-ci le DI. Il s’agit de l’ouvrage Entrer en littérature CM2 paru en 2005 chez Bordas qui
présente pour chacune des dix séquences organisées autour d’un texte phare et d’autres textes
proposés en réseau, une page complète réservée à des activités orales. Cette dernière intitulée,
« exprime-toi » conclut chaque séquence avec cinq rubriques : « donne ton avis » ; « donne
ton interprétation du texte » ; « lis de façon expressive » ; « donne ton opinion sur le texte » ;
« discute des idées du texte ». Le DI n’est pas explicitement nommé dans le manuel des
élèves alors que le guide ressource (pour l’enseignant) explique que :

Le travail d’interprétation engage de multiples activités d’oral collectif et


individuel afin d’exprimer des avis, de les confronter, de les argumenter… il
trouve naturellement sa place dans des débats d’interprétation permettant de
mettre en commun pour les confronter, les différentes perceptions du récit ou
des parties du texte qui s’y prêtent à ce type de projections personnelles (travail
sur les ambigüités du texte). Le but de ces activités n’est pas évidemment de
« trouver la bonne réponse », qui dépend, dans ce cas précis, de la vision de
chacun, mais bien de faire s’exprimer et argumenter les élèves, qui peuvent
ainsi expliciter leurs réponses. Bien entendu, il appartiendra au maitre que
toutes les interprétations ne sont pas possibles et que certaines ne sont pas
pertinentes dans la mesure où elles entrent en contradiction avec les éléments
du texte ou avec notre connaissance du monde. C’est pourquoi le recours à
l’œuvre reste le critère essentiel. (Entrer en littérature guide –ressource, p. 11-
12)

Ce manuel série ainsi toutes les situations possibles du DI qui sont d’ailleurs à
reconstruire à travers les documents d’application analysés précédemment. Il montre la
variété des activités d’échanges oraux autour du texte et en propose une différenciation entre
tous, sachant qu’ils ont tous des formes variables, selon ces auteurs, du genre DI.

À l’inverse, le manuel, À la page CE2, paru chez Belin en 2005 présente comme
particularité : « le coin philo ». En effet « chaque thème est envisagé d’un point de vue
philosophique » (p. 8). C’est à cette occasion que le débat est préconisé : « faire de la
philosophie avec des élèves de cet âge, c’est leur donner l’occasion de réfléchir différemment,
de confronter leurs idées lors d’un débat et de s’inscrire dans un « questionnement
universel ». Pour lancer ce type « d’activité » en classe, nous avons choisi comme support,
138
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
pour chaque « coin philo », une photographie noir et blanc et des questions ou une citation ou
un proverbe. » (p. 8).

Enfin, Le gout de lire paru en 2003 chez Nathan ne présente aucune activité proche du
débat ni aucune activité orale identifiée comme telle dans le manuel à destination des élèves.
Cependant la dernière question est comme nous le verrons très proche de celles proposées
dans le cadre des activités relevant du DI, mais rien n’est dit sur les modalités de réponse
écrites, orales, collectives ou individuelles.

Le genre n’est pas facilement identifiable dans les manuels scolaires, même lorsqu’il
semble être pris en compte. Il apparait très rarement sous l’appellation par laquelle il est
prescrit, en particulier dans les manuels destinés aux élèves. Dans les guides, livres à
destination des enseignants, le genre apparait plus explicitement, sans pour autant faire l’objet
d’une description fine de sa mise en œuvre en classe. Il apparait que la difficulté à catégoriser
le genre, mise en évidence par les divers modèles de dispositifs didactiques du DI, se retrouve
à travers les manuels. La cohérence est toujours interne au modèle, au manuel, mais l’analyse
des modèles et des manuels révèle la diversité des approches et des catégorisations du DI
parmi les discussions nombreuses autour de l’œuvre littéraire.

3.2.2 Les objets du débat

Formats des textes et débats

Les débats portent sur des extraits de textes et des œuvres intégrales, qui peuvent ne
pas être reproduites dans le manuel lui-même, qui prend la forme d’un fichier pédagogique,
c’est le cas de l’ouvrage Pour lire la littérature au cycle 3 paru en 2003 qui s’organise
autour de six œuvres complètes. Des moments de discussion apparaissent tout au long de la
lecture de l’œuvre, mais le DI renvoie, explicitement, à une phase finale de réflexions qui
portent sur des thématiques très précises qui mobilisent davantage les connaissances
référentielles de l’élève que sa compréhension du texte lui-même. En effet, le format du texte
influe sur l’objet du débat. C’est ainsi que le guide de l’enseignant de Facettes CM2
recommande, pour chaque œuvre intégrale étudiée, un débat qui porte sur le thème et les
valeurs véhiculées par l’œuvre : « Débattre des effets de sens et des valeurs véhiculées » ;
« Partager des référents culturels en connectant ce conte à d’autres portant le même motif : la
métamorphose » ; « débattre de la double personnalité d’une fillette vivant près des pôles :
être à la fois fille speakrine de télévision et porteuse de chamanisme dialoguant avec les

139
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
animaux climatiques, la pollution ; » « Débattre de l’utilité de ce genre de récit » ; « débattre
de la guerre , des guerres » (Guide de l’enseignant CM2, 2007 série 1, p. 4-5)115. Alors que le
manuel Lectures pour le cycle 3, enseigner la compréhension par le débat interprétatif paru
en 2004 présente les propositions didactiques faites par les auteurs (Beltrami & alii, 2004) à la
suite de leur recherche pour favoriser un enseignement de la compréhension. Les auteurs
décrivent un dispositif à l’aide d’une séance type, ainsi que le rôle des enseignants dans ce
dispositif dont l’objectif principal est de « confier aux élèves l’essentiel du travail de
problématisation, d’explicitation, de justification, de formalisation » (p. 44). Cohabitent ainsi
des débats qui visent une métacompréhension et ceux, qui dans une approche éthique et
axiologique des textes, visent un débat sur les valeurs.

Les objets du débat

Je propose d’analyser de façon plus précise les objets sur lesquels portent les débats
dans les 391 consignes de débats retenues dans le corpus des manuels parus entre 2003 et
2008. Ce corpus permet d’identifier neuf objets parmi les plus récurrents de ces discussions.

Majoritairement les débats portent des valeurs véhiculées par le texte, des débats
éthiques (tel que le devoir de mémoire) que portent les textes et des situations dé-
textualisées116 (sorties du contexte du texte) pour devenir des situations supposées réelles dans
lesquelles les élèves peuvent se projeter, imaginer leurs actions, leurs réflexions. L’autre objet
du débat concerne les personnages117 des textes sur lesquels les élèves ont à exprimer un
jugement en fonction de leurs actes, de leurs comportements. Le troisième objet soumis au
débat porte sur des activités d’explication de certains passages cités, d’explicitation de
passages implicites, de blancs du texte. En quatrième et cinquième positions, les discussions
portent sur la suite du texte, et demandent ainsi aux élèves d’anticiper d’après ce qu’ils
viennent de comprendre ou de changer ou terminer une fin ouverte, et sur les effets de lecture
avec deux thématiques majeures : pourquoi le lecteur est-il surpris et qu’est-ce qui dans le
texte l’amuse ?

115. Je ne reproduis pas les objectifs tels qu’ils sont déclinés pour les autres niveaux, il s’agit d’une présentation similaire.
116. Certains débats portent sur plusieurs objets de discussions.
117. Ces questions sont amenées par la thématique du texte ne s’y réfèrent pas explicitement : À quoi cela sert-il de se
souvenir du passé ? Pour toi, qu'est-ce que le racisme ? Où commence le racisme ? Comment peut-on l'expliquer ? As-tu déjà
assisté à des attitudes racistes ?

140
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
Les quatre autres derniers portent sur le genre, l’intention de l’auteur, le paratexte et ce
que j’ai nommé l’expérience de lecture : « Est-ce qu’il t’est déjà arrivé d’être pris (bu) par un
livre ? » « Peut-on aimer se faire peur en lisant un livre effrayant ? »

Objets du débat dans les manuels parus entre


2002-2008

160

140
éthique et implication de
l'élève
personnages
120
expliquer/expliciter

100
effet du texte

genre
80

expérience de lecture
60
intention de l'auteur

40 paratexte

anticipation / suite
20

0
1

3. Graphique : Objets des discussions menées dans le cadre du DI dans les manuels entre 2002-2008

Une approche du débat dans les manuels scolaires se dessine à travers ces thèmes de
prédilection ; le DI est un genre disciplinaire où l’élève s’exprime principalement au sujet du
texte, des valeurs véhiculées, des attitudes et des situations à juger. Il participe à l’éducation
morale des élèves, l’une des finalités de la littérature à l’école depuis toujours. De façon
moindre, le genre vise un discours qui explicite les difficultés du texte liées aux personnages,
à l’implicite, aux blancs, à la suite du texte. Enfin le DI est aussi un espace métacognitif où
l’élève réfléchit à l’acte de lire à sa lecture effectuée, aux pièges que l’auteur lui a tendus, aux
effets du texte sur lui, principalement l’humour et aussi à ses gouts de lecteur.

Les textes de littérature de jeunesse choisis par ces manuels (très proches des listes
d’œuvres recommandées) offrent des situations où les élèves du cycle 3 sont susceptibles de
s’identifier et par conséquent de s’y projeter et d’y réfléchir. Ce qui peut laisser croire que dès
lors que les conditions seraient satisfaites pour que les élèves s’expriment, racontent leurs
propres souvenirs et expériences, alors des débats-discussions se formaliseraient à partir des

141
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
textes. La littérature à l’école ne contribue pas seulement à forger une culture commune, mais
assume toujours un rôle éducateur et moralisateur. Les situations de DI, ou des situations
proches du genre (qui peuvent y faire allusion, qui s’en inspirent) participent à la construction
d’une morale scolaire. Elles construisent aussi l’image d’un sujet élève dont le degré
d’implication cognitif et émotionnel n’est pas toujours le même.

La réflexion se poursuit sur la forme du questionnement qui est une autre composante
du métatexte attendu par les élèves et qui caractérise le genre disciplinaire DI.

3.2.3 Analyse du questionnement induit par une conception ou une non-conception


déclarée du DI

Je considère l’analyse du questionnement comme l’élément essentiel de cette étude


des manuels scolaires. C’est le descripteur principal du genre du discours métatextuel et le
seul qui peut permettre d’identifier une évolution de ce dernier qui serait caractéristique du
genre disciplinaire DI. Deux indicateurs sont analysés : les tâches proposées et le rapport texte
et métatexte. Les tâches permettent de comprendre l’activité qui proposée aux élèves et par
conséquent ce qui est attendu en termes de compétences dans les manuels au sujet du DI. Le
rapport texte/métatexte est pour moi très important puisqu’il éclaire les conditions de
structuration du métatexte attendu par les élèves : la forme du questionnement induit une
forme du métatexte. Lors de l’analyse du métatexte produit en classe (au chapitre 9) je
reviendrai sur certaines de ces caractéristiques.

Mon analyse porte sur deux corpus reconstitués à partir du corpus complet du
questionnement relevé dans les manuels. Le premier corpus de questions (Q1) a été réalisé à
partir des manuels édités entre 2002 et 2008 qui recommandent une pratique du DI
identifiable dans le livre du maitre et celui de l’élève sous des configurations aussi diverses
que celles explicitées ci-dessus. Le corpus suivant (Q2) s’attache au questionnement des
manuels de la collection Le gout de lire qui sont parus entre 2002 et 2008 et dans lesquels il
n’y a aucune trace explicite de recommandation du DI. Ces corpus de questions ne tiennent
plus compte du manuel d’origine, je les conçois comme un corpus représentant le
questionnement permettant de spécifier (ou de ne pas le faire) le genre DI dans les manuels
sélectionnés.

142
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
Quelles sont les tâches visées par ce questionnement ?

Une première distinction à la lecture du corpus Q1 s’impose : pour 487 énoncés (Q1a),
le questionnement porte sur les élèves, leur lecture, leur compréhension. On lui demande ainsi
de prendre une posture distanciée118 par rapport au texte. Les 169 autres énoncés (Q1b) se
composent de questions qui portent sur le texte ou la thématique du texte.

Dans le premier corpus, on peut relever la présence du pronom personnel « tu » (255


occurrences) et « vous » (39 occurrences), dans le second à 13 reprises, le pronom indéfini
« on » est usité : « Peut-on »119 ; « utilise-t-on ». Je note toutefois que dans le premier corpus
ces formules apparaissent, mais elles sont redondantes : « à ton avis, peut-on… ? ». À ces
premiers constats, il convient d’ajouter que les énoncés du corpus Q1 ont recours à des verbes
souvent employés au mode impératif et qu’essentiellement ils décrivent des tâches qui
relèvent, d’une part de l’activité orale : Préparer des arguments, discuter, argumenter, justifier,
raconter, décrire, imaginer120, et d’autre part de l’activité cognitive à effectuer sur le texte :
trouver, chercher, repérer, mener l’enquête, expliquer, interpréter121. Ces énoncés apportent
une précision sur la qualité de la tâche attendue : répondre le plus précisément. Ce corpus
témoigne aussi d’une activité métatextuelle particulière, à savoir la paraphrase : « redis » ;
« reformule » ; « dis avec tes mots ». Cependant la consigne la plus récurrente est celle d’une
expression personnelle : « à ton avis » ; « que penses-tu ? » ; « préfères-tu ? » ; « aimerais-
tu ? » ; « crois-tu ? » ; accompagnée des formules de relance sur le sujet : « et toi ? » ;
« selon toi ? » ; « d’après toi ? », soulignant ainsi une interaction entre le texte et l’élève
lecteur.

Ce verbatim m’amène à penser que les questions qui caractérisent le plus une
recommandation du DI (presque 2/3 de ce corpus), exigent de l’élève (destinataire de ce
questionnement) une activité langagière qui accompagne un acte de lecture qui dit le texte, sa
compréhension et son jugement qui portera comme nous le verrons, essentiellement, ci-après
sur les personnages et les valeurs véhiculées par les textes.

118. Prendre de la distance par rapport au texte, à l’histoire racontée pour réfléchir en dehors du texte.
119. Les documents en annexe 3 (infra p. 524) permettent d’identifier le texte sur lequel porte le questionnement et la page
dans le manuel. Pour faciliter ici l’écriture et la lecture je ne les préciserai pas.
120. Le verbe imaginer apparait treize fois dans des activités recommandées à l’oral, et sans doute explicite induit une
activité d’écriture avant la mise en commun. Mais ce qui m’intéresse c’est que l’imagination est une activité scolaire qui
accompagne la lecture scolaire. En cela, le paradigme de la lecture a effectivement changé.
121. Cette distinction ne signifie pas que je pourrais penser que l’activité orale n’est pas collective, bien au contraire les deux
s’articulent. Mais tantôt l’accent est mis sur la dimension collective et oral et tantôt sur une dimension plus individuelle
portant sur un travail cognitif sur le texte (qui demande aux élèves de reconnaître, de repérer les éléments qui dans le texte
permettent l’analyse qui est demandée.)

143
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
Les énoncés du corpus Q1b qui représentent un tiers du corpus Q1 ont simplement
évacué les traces grammaticales d’un sujet élève, destinataire du questionnement. Un manuel
est particulièrement représenté dans ce corpus, Lectures pour le cycle 3, enseigner la
compréhension par le débat interprétatif, le seul qui explicitement vise un apprentissage à
travers le genre DI. La réception éthique des œuvres n’est pas écartée, elle n’est pas
privilégiée comme elle peut l’être par d’autres manuels. Les questions de ce corpus portent
essentiellement sur l’explication et la justification : « pourquoi ? » ; « peut-on ?» ; « qu’est-ce
qui nous montre ? » ; « que sait-on ? ». Les autres questions portent sur un élément du texte.

Il est à noter que certains énoncés du corpus Q1 rendent compte d’activités de lecture
à voix haute et d’écriture qui sont associées explicitement à la recommandation du DI.
Certains manuels articulent ces activités au genre DI, d’autres les juxtaposent. Quand ces
activités sont articulées, elles reposent toutes sur une dimension interactive qui induit une
forme de discussion en classe :

Essayez de vous mettre d’accord pour ensuite raconter aux autres groupes
l’histoire du lion. Attention : c’est le lion qui raconte son histoire, comme s’il
pouvait parler.

Ainsi, la lecture à voix haute se prépare (verbe souvent usité dans ces questions) à
plusieurs, elle est destinée à l’ensemble de la classe qui en discute :

Lis ce passage avec un camarade en alternant les rôles.


À deux en vous répartissant la tâche, l’un lit des descriptions et l’autre les
actions.
Tes camarades ressentent-ils tes émotions lorsqu’ils t'entendent dire ces
poèmes ?

Les activités d’écriture sont souvent implicites et induites par le verbe « imaginer » qui
apparait dans ce corpus à treize reprises :

Grand-père a survécu à la guerre et au camp ; il a retrouvé ses fils et il a vécu


encore des années après la guerre. Imagine comment il a continué à vivre, avec
ses souvenirs. A-t-il pu oublier ?

Les écrits à partir du texte portent sur la suite de texte, mais aussi l’anticipation et la
reformulation :

Et si les deux enfants décidaient de poursuivre ensemble leur voyage, de partir


loin, où aboutiraient-ils ? Quelles aventures nouvelles pourraient-ils vivre ?

144
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI

Maintenant vous allez écrire en une dizaine de lignes ce qui s’est passé avant
ce texte. Que fait Anne ? Que pense la mère ? Etc. Essayez de vous mettre
d’accord pour ensuite raconter aux autres groupes

Racontez avec vos propres mots la chasse au lapin.

Racontez en quelques mots ce qui arrive à Paul au cours de cet extrait ;


décrivez-le plus précisément possible le personnage dont il fait la rencontre.

Enfin des activités sur le point de vue ou encore sur des jeux de rôles proposés aux
élèves apparaissent :

Si tu avais été l’un des frères, aurais-tu suivi Yann ? Quelles questions lui
aurais-tu posées ? Raconte, comme si tu étais l’un des frères Doutreleau.

Cette articulation prend en compte certaines modélisations didactiques du genre et des


recommandations des documents d’application et les acquis de la recherche en didactique du
français sur l’interaction du lire et écrire et la revalorisation de la lecture à voix haute. Pour
autant ces activités existaient bien avant 2002, c’est leur articulation qui est importante à
souligner dans le cadre de la conception du genre DI. Qu’en est-il dans le corpus Q2 ?

Le Corpus Q2 composé des 79 questions relevées dans les trois manuels de chaque
niveau du cycle, le gout de lire - qui ne fait jamais aucune allusion au genre DI – présente
néanmoins les mêmes caractéristiques que le corpus Q1, et mélange comme la plupart des
manuels des questions centrées sur l’activité du lecteur (au nombre de 59), d’autres sur le
texte (au nombre de 20). On relève la présence des mêmes verbes qui s’adressent à un sujet
élève tutoyé : « aimerais-tu ? » ; « penses-tu ? » ; « justifie » ; « explique » ; « comment
imagines-tu ? ». La forme des questions n’est pas différente de celles relevées dans les
manuels précédents. Comme dans ces manuels, ces questions se trouvent toutes en fin de
parcours du questionnement de lecture, elles s’articulent avec des activités d’écriture : « écrire
la morale … » et nous verrons les objets interrogés sont les mêmes. Le questionnement est
identique, seul le dispositif d’une activité à l’oral et interactionniste n’est pas précisé. Par
ailleurs, l’articulation entre les activités de lecture et d’écriture n’apparait plus dans cette
dernière question, mais figure dans l’ensemble du questionnement proposé par le manuel.

L’ensemble des corpus Q1 et Q2 montre à la fois les tensions en jeu dans le genre DI
et des spécificités qui malgré tout s’imposent. Ces manuels le montrent comme un genre de la
lecture impliquée et argumentée, dans ce va-et-vient dialectique que souligne Jean-Louis

145
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
Dufays (2006b). Par contre, que le genre soit ou ne soit pas explicitement désigné, la dernière
question ou le dernier regroupement de questions − du questionnaire des manuels de mon
corpus parus en 2002 et 2008 − témoigne d’une certaine formalisation de cette question du
genre. Qu’une forme de DI soit proposée ou pas, le questionnement varie très peu, la seule
spécificité du DI apparente est une recommandation des traitements des réponses à l’oral.

Le rapport texte/métatexte

L’étude porte sur la prise en compte du texte par le questionnement métatextuel. Je


m’intéresse ainsi aux questions qui « reprennent » le texte, si l’allusion est implicite, je ne
l’analyse pas. Comme précédemment, elle porte sur les corpus Q1 et Q2122 qui se rapportent
aux manuels parus pendant la durée de la prescription du genre.

La référence du texte peut porter sur des éléments paratextuels, tels que l’avant-propos
et être l’objet d’un discours métatextuel : résumé ou commentaire. Ainsi, le commentaire
Denis Podalydès sur le texte de Jean Tardieu est transmis en recourant au discours indirect
libre et devient objet de commentaire à son tour : « Dans l'avant-propos du recueil des pièces,
Denis Podalydès nous dit que Jean Tardieu a écrit ces pièces pour montrer que parfois des
gens qui se parlent n'ont rien à se dire ». Les élèves ne doivent pas s’exprimer sur le texte,
mais sur le commentaire du texte, le débat bascule très vite sur un fait de société : « Qu'en
penses-tu? As-tu déjà assisté à des moments où des gens n'ont rien à se dire (dans la rue, dans
une salle d'attente...) ? Que se passe-t-il alors ? » La discussion ne porte plus sur les faits du
texte, mais sur la réalité supposée de ces faits dans notre société.

La désignation du texte peut porter sur des éléments pris, détournés du texte, intégrés
dans le questionnement sans aucune norme de distanciation, sans « relation d’indépendance »
dirait Bertrand Daunay (1993, p. 2) :

Bons ou mauvais géants ? Imagine des personnages de géants : à quoi


ressemblent-ils ? Où habitent-ils ? Que ressent-on quand on les voit ? Font-ils
trembler ou font-ils rêver ?

Grand-père est sauvé par un homme. La guerre est finie. La vie recommence.
Imagine ce que Grand-père a pu raconter à ses enfants. Grand-père a survécu à
la guerre et au camp ; il a retrouvé ses fils et il a vécu encore des années après
la guerre. Imagine comment il a continué à vivre, avec ses souvenirs. A-t-il pu

122. Cependant, il convient de noter que les analyses portant sur les autres manuels analysés et consultés ne présentent pas de
divergence.

146
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
oublier ? A ton avis, a-t-il fallu longtemps pour que naisse cette complicité
entre l’enfant et les arbres ? Imagine comment elle s’est peu à peu construite ?

On observe dans ces extraits un phénomène de dérivation détextuelle (Daunay, 1993,


2002a, 2002b), il n’y a pas de distance avec le texte, le texte est intégré dans le
questionnement et appartient ainsi au monde réel de l’élève. La résolution de la tâche
convoque elle aussi les connaissances extra scolaires des élèves : « La famille de la Belle n’a
plus de domestique et cela bouleverse ses habitudes. Imagine ce qui se passerait si ton
confort était modifié ? » ; « La Belle a donné son avis que les qualités d’un mari. Es-tu
d’accord avec elle ? Aurais-tu des éléments à ajouter ? » (C’est moi qui souligne). Dans cet
extrait, la dérive n’est plus seulement textuelle, elle porte sur l’exégèse même du texte, à
savoir l’histoire racontée. La relation entre le métatexte attendu par les élèves et le texte est
cette fois excessivement distante. Ces exemples me semblent illustrer à leur tour une
« objectivation », j’emprunte le terme à Bertrand Daunay (1993, p. 102) pour désigner le
déplacement des objets textuels (la perte des domestiques, les qualités d’un mari) vers le
métatexte. L’histoire que vit La Belle n’est plus ni un objet et ni un effet textuel qui peut
provoquer des émotions, des réactions chez le lecteur, mais devient une histoire aussi réelle
que les spéculations auxquelles sont invités les élèves à propos de ces thèmes.

La dérive métatextuelle d’un questionnement qui induit des éléments de la


compréhension sur lequel il interroge est fréquente dans ce corpus. Dans l’exemple suivant le
texte à commenter est cité entre guillemets, mais fait l’objet d’un métatexte réduit au strict
minimum d’un complément du nom qui pourtant permet de comprendre que le pronom « il »
au début du premier vers cité, renvoie au travail des enfants. Le travail de compréhension
anticipe le questionnement qui porte tant sur la présentation du texte que le texte lui-même :

À la fin du poème, page 148, Victor Hugo parle du travail des enfants et dit :
« Ô Dieu ! Qu’il soit maudit au nom du travail même,
Au nom du vrai travail, sain, fécond, généreux,
Qui fait le peuple libre et qui rend l’homme heureux ! »
Que comprends-tu de ces paroles ? Qu’en penses-tu ? (C’est moi qui souligne)

Dans cet autre exemple, c’est d’autant plus marquant que l’indice de compréhension
est entre parenthèses. Il ne s’agit pas de comprendre l’expression, ni même la raison pour
laquelle, elle apparait dans le texte lu, mais d’amener un avis sur une question éthique
détextualisée. « “Ce n’est pas un métier de fille ” (peintre) que pensez-vous de cette
remarque de Don José ? » (C’est moi qui souligne)

147
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
Ainsi, nombre des questions relevées ont la forme d’une reformulation du texte sur
lequel porte la question et qui élucide, de la sorte, le passage du texte à comprendre, de sorte
que le discours métatextuel réside déjà dans sa formulation : « Cette histoire se passe au
Moyen-âge » ; « Lucas parle des malheurs qu’il a eu dans la journée : il a obtenu un zéro en
mathématiques, il s’est fait une bosse et il a appris que sa maman attend un bébé » ; « Sur la
première de couverture, le chef des cacatoès est en cage » ; « L’inconnu est un américain » ;
« Les enfants, après avoir été retrouvés par les gendarmes, sont rendus à leurs parents » ;
« Grand-Père est l'histoire d'un homme. Et pourtant, il témoigne de la vie de nombreux
Juifs ».

D’autres questions n’induisent pas de commentaire préalable. Cependant si l’on


compare les deux questions suivantes, on observe deux autres formes de dérives
métatextuelles : « Pourquoi dit-on que Matilda « jouait fort bien la comédie » ? » ; « Qu’est-
ce que cette « semelle de vent » dont parle le narrateur de ce récit ? » [C’est moi qui
souligne] Dans ces deux questions, les indications textuelles, qui font l’objet du
questionnement, apparaissent entre guillemets permettant ainsi à l’élève de prendre la distance
qu’imposent les faits textuels. Cependant on peut se demander ce que désigne le pronom on
de la première question : l’instance narrative ou la communauté des lecteurs. Dans la seconde
question, « semelle de vent » n’est plus un objet du texte, mais un objet du discours du
narrateur. Ces tournures du questionnement placent la lecture dans un acte communicationnel
alors que la tâche de l’élève est cognitive et qu’il s’agit d’expliquer le sens de la formule en
tenant compte du contexte de l’histoire racontée.

Ce corpus de questions permet de relever diverses façons d’introduire un passage du


texte : « Pourquoi l’auteur dit-il “elle savait pourquoi il était intrigué” ? » ; « A la première
ligne du texte, on dit que ce chat est “très sauvage”, à la dernière on dit au contraire qu’il est
très “obéissant” ; « Le narrateur raconte ce qu'il voit, ce qu'il entend, ce qu'il ressent. » Il
s’agit tantôt de l’auteur, du narrateur, d’un « on » dont l’action est de dire ou de raconter. Le
texte est rarement pris pour un objet écrit dont le travail de lecture est un travail qui porte
exclusivement sur le texte et le paratexte qui peut aider à sa compréhension. Le
questionnement induit par le DI, mais cela est vrai dans les manuels consultés avant la
prescription du DI et l’est toujours depuis, place la lecture dans une illusion communicative
avec l’auteur, interrogeant ainsi son intention au même titre que les effets du texte :

Quelle est l’intention de l’auteur en écrivant cette fin inattendue ?

148
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
Que veut dire l’auteur à travers cette histoire ?
Quelles sont les intentions de l’auteur : te faire rêver, rire, réfléchir,
frissonner… ?
Pourquoi l’auteur a-t-il choisi cette mise en scène ?
Quelles étaient les intentions de l’auteur en écrivant Prince Gringalet ?
D’après toi, quelles sont les intentions de l’auteur en écrivant sous cette forme-
là ?
L'auteur aurait-il pu raconter cette histoire autrement ?
Brigitte Coppin, l’auteure du texte, croit-elle que le yéti existe ?
Quelles étaient les intentions de l’auteur ? A-t-il réussi ?

Il arrive alors que les dérives s’attirent comme des aimants. Dans la question suivante :
« Pourquoi l’auteur compare-t-il le jardinet à une prison dorée ? », l’auteur est la voix
narrative du texte et les concepts « jardinet » et « prison dorée » ne sont plus distanciés, la
différence entre le texte et le questionnement métatextuel étant niée. Ainsi le monde fictif du
texte rejoint-il le monde réel et l’instant de la lecture, l’auteur accomplissant l’action dans un
présent atemporel qui domine dans toutes ces questions. Ce phénomène n’est pas rare, il est
constitutif d’un genre disciplinaire qu’est le questionnaire scolaire de lecture. Dans la
question suivante les éléments textuels, dé-textualisés sont mis en apostrophe et fonctionnent
ici comme un mémo du texte d’ailleurs inachevé, à en croire l’usage des points de
suspension : « Un seul œil, des comportements barbares … : que penses-tu du cyclope ? »

Certes, ce que je décris sont des dérives déjà observées au sujet du questionnement de
lecture à l’école, le travail de Bertrand Daunay (1993, 2002b) sur les questions du brevet en
est assez exemplaire. J’en déduis que le questionnement du genre DI est peu différent des
autres formes de questionnements scolaires sur la compréhension des textes. Il recycle ces
formes déjà connues, qui deviennent caractéristiques du questionnement des manuels
scolaires. Je pense que ces dérives sont assez spécifiques de la scolarisation des textes
littéraires et des genres métatextuels, en effet dans les situations de classes observées,
j’observe des reprises du texte en classe assez similaires (infra, p. 362 sqq.).

3.3 Traces du genre DI avant 2002 et depuis 2008

Force est de constater que nombre de ces questions existaient bien avant l’émergence
du genre et demeurent dans les manuels, alors que la prescription officielle du genre se fait
bien plus discrète.

Dans le manuel Atelier du français CM1 paru en 1995 chez Bordas, certaines
consignes dans la rubrique « l’essentiel du texte » insistent sur l’échange et l’interaction des

149
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
réponses : « Compare et discute », « Repère dans le texte les passages qui décrivent et ceux
qui racontent les actions des personnages. À deux, en vous répartissant la tâche, l’un lit des
descriptions et l’autre les actions. » ; « Comparez votre résumé avec ceux d’autres groupes de
la classe. » L’exigence de justification des réponses est présente, parfois en se référant au
texte, d’autres fois en mobilisant sa propre encyclopédie personnelle : « Justifie tes réponses à
l’aide de passages du texte ou avec tes propres arguments. » Les questions portent sur le
paratexte et notamment sur le titre : « Le titre de ce texte te parait-il bien choisi ? » ; « Le titre
de ce livre te plait-il ? Donne un autre titre à ce texte. » ; « Explique le choix du titre de la
nouvelle et celui du titre de l’extrait ». Les questions portent aussi sur les fonctions du texte :
« Ce texte sert-il à donner des ordres ? Des renseignements ? À raconter une histoire ? »,
« Explique à quoi sert ce texte ? », « Quelle est la fonction du texte : raconter, informer,
donner des indications, etc. », « Ce texte te parait-il drôle ou sérieux ? Pourquoi ? »

Le personnage était déjà objet de questionnement et de réflexion : « Quelles qualités et


quels défauts reconnais-tu au pêcheur ? » « Si tu avais été à la place de monsieur Pierre
aurais-tu agi comme lui ? Pourquoi ? » « Aimerais-tu être à la place de Golrak ? Pourquoi ? »
« Pourquoi Franck Gilbreth voulait-il donner une fessée à son fils ? Pourquoi a-t-il changé
d’avis ? Penses-tu que Bill méritait une fessée ? Pourquoi ? » Les questions à choix multiples
(QCM) auxquelles les manuels Facettes ont facilement recours étaient déjà d’usage : « Une
seule des phrases suivantes correspond à cette histoire. Laquelle ? » Trois propositions sont
alors faites.

Néanmoins, la réflexion sur l’acte de lecture est peu mise en valeur, ainsi que le
ressenti et les effets de la lecture dans les manuels scolaires édités avant 2002, dès lors ceci
peut apparaitre comme la caractéristique fondamentale du genre DI dans les manuels depuis
2002. L’analyse ici est très succincte pour une telle déduction, c’est pourquoi j’ai consulté
d’autres manuels123 dont je ne présenterai pas l’analyse, mais qui ne contredisent pas ce
constat. Toutefois certaines questions citées ci-dessus pourraient être considérées comme une
anticipation du genre DI qui se profile, à moins que le questionnement du DI ne trouve dans
ces pratiques un terreau fertile à sa formalisation dans les manuels scolaires.

Dans les manuels parus depuis 2008, les changements sont difficilement perceptibles.
Le dernier Facettes CE2 paru en 2009 chez Hatier est identique à celui de 2005. Dans L’île

123. L’île aux mots CE2 (1998) ; L’île aux mots CM1 (1998) ; L’île aux mots CM2 (1999)

150
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
aux mots CM1 paru en 2009, pour chaque période, on peut relever une activité consacrée à
l’oral qui initie :

- à l’argumentation : « J’argumente : Relis les lignes 18 et 19 de Canal Différent page


11. Selon toi, quels sont les avantages à redevenir petit ? Et quels seront les inconvénients ?
Avec tes camarades, cherche des arguments « pour » et des arguments « contre », puis
organiser un débat dans la classe » ;

- à la participation à un débat : « Je participe à un débat : Écrire ou téléphoner aux


gens qu’on aime ? Prépare tes arguments pour un débat dans la classe : « je préfère écrire/
téléphoner parce que … » La classe est partagée en trois équipes pour le débat : les deux
premières défendent chacune un point de vue, la troisième « écoute et dit qui a le mieux
défendu son point de vue et pourquoi » ou encore aide les élèves à rendre compte de leur
lecture : « Je présente un livre : Choisis un roman que tu as particulièrement aimé et essaie de
le présenter oralement à la classe. Quelles informations dois-tu absolument donner à tes
camarades pour qu’ils puissent se procurer le livre ? Qu’ils comprennent de quoi il parle ?
Pour qu’ils comprennent pourquoi tu l’as aimé ? » ;

- à produire des textes à partir des lectures effectuées : « Je raconte des suites possibles
d’une histoire : Décris oralement la situation d’Edmond Dantès à la fin du texte page 90.
Avec tes camarades, cherche différentes suites possibles par rapport à la situation du
personnage. Racontez-les oralement. » ;

- ou encore : « J’imagine la suite d’une scène de théâtre : À ton avis pourquoi


Monsieur de Guingois veut-il être invité au mariage de Jean (p. 124) ? Par groupe, imaginez
plusieurs réponses à cette question : il veut se faire de nouveaux amis, ils veulent enlever la
mariée… Choisis la réponse qui te plait le plus et explique à tes camarades pourquoi
Monsieur de Guingois tient tant à assister à ce mariage ».

On peut ainsi dire que les consignes du genre DI recyclent certaines questions
particulièrement caractéristiques des questionnaires des manuels parus avant les programmes
de 2002 et que depuis le genre a laissé ses empreintes dans les modalités d’échanges en classe
et les thématiques abordées. À en croire Élisabeth Nora (2007, p. 7), qui analyse les questions
de compréhension dans cinq manuels (dont quatre font partie du corpus que j’ai présenté),

151
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
c’est précisément la forme de ce questionnement ouvrant sur le débat qui semble marquer un
tournant des questions des manuels scolaires :

Le nombre de questions doit être limité : ainsi, le manuel Lectures pour le


cycle 3 ne cherche pas à guider étroitement le lecteur à travers une série de
questions pour que ce dernier trouve plus vite un sens ; il ne vise pas non plus
une atomisation du sens. Une question va souligner le problème, quelques
questions éventuellement de relance sont proposées pour alimenter le débat.

Éléments de conclusion
La présence du DI dans les manuels est très contrastée, très peu d’ouvrages du corpus
délimité désignent le genre explicitement. De plus ce qui est recommandé par quelques
manuels sous l’appellation DI est proposé par d’autres sous des périphrases ou n’est pas du
tout identifié comme relevant d’un questionnement particulier. La visibilité du genre est ainsi
confuse. Cette confusion relève de choix éditoriaux que je n’ai pas ici interrogés, mais elle
peut aussi relever d’une appréhension confuse ou très délimitée de la part des concepteurs de
ces manuels et du peu d’intérêt qu’ils confèrent à la place du genre dans l’apprentissage de la
lecture des textes qu’ils proposent. Les enjeux éditoriaux répondent parfois à l’urgence de la
sortie d’un manuel, et l’on voit comment certains textes et questionnements se recyclent,
évoluent peu. Par ailleurs, l’émergence et les modélisations diverses du genre avaient pour
finalité de faire évoluer le questionnement de l’élève et de critiquer entre autres une pratique
du questionnaire de lecture, ce qui constitue un véritable défi pour les manuels scolaires qui
formalisent principalement des questionnaires. La prescription de tâches orales existait dans
les manuels parus avant 2002, elles ont pris une place plus importante, ce qui demeure
insuffisant pour déterminer la présence du genre. L’analyse du questionnement, de sa forme et
de ces objets s’avère indispensable. Dès lors, certaines caractéristiques se dégagent pouvant
caractériser la prise en compte du DI. Le questionnement ainsi formalisé montre que le genre
disciplinaire vise surtout des débats à visée éthique et le jugement à partir de l’analyse du
comportement des personnages, parfois la compréhension, parfois l’explication, parfois
l’interprétation (d’une fin ouverte, d’un passage obscur). Il arrive que certains manuels
distinguent toutes ces fonctions, c’est un choix qui caractérise leur conception spécifique du
genre. En somme l’analyse des manuels montre à son tour la multiplicité de catégorisations
qui caractérise le genre DI, tout comme l’analyse des modèles didactiques. Les manuels
scolaires sont le théâtre de la représentation confuse d’un genre pluriel aux visées
métatextuelles très variables qui s’intègre et fusionne avec des modalités du questionnement

152
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
déjà là. Le questionnaire de lecture est une forme de la métatextualité, qui certes a évolué
cette dernière décennie, et confère à certaines tâches - d’argumentation, de justification et
d’explicitation de ressentis, de jugements - une place plus importante, qui cependant n’est pas
nouvelle et qui se construit essentiellement dans l’interactivité.

4 Conclusion du chapitre 3

Comment le genre se formalise à travers les modèles didactiques, prescriptifs et les


outils à destination de la classe ? C’est à cette question que le chapitre 3 répond et éclaire les
lieux de tensions, de fusion et de confusion du genre.

Les modèles didactiques sont intrinsèquement cohérents et chacun rend compte des
présupposés théoriques convoqués qui définissent à chaque fois un acte de lecture à l’école :
lecture inférentielle, lecture symbolique, lecture éthique, impressions de lecture, réactions de
lecture. Leur confrontation éclaire par contre les tensions et les oppositions qui rendent la
finalité du genre plurielle. La prescription officielle et surtout institutionnelle du genre achève
le processus de fusion-confusion des situations qui relèvent ou qui ne relèvent pas du genre
DI, en désignant toutes les situations interactives à partir du texte littéraire par l’étiquette : DI.
Le genre disciplinaire est alors un genre d’enseignement de la lecture et de la littérature qui
permet d’aborder plusieurs activités cognitives, esthétiques et affectives en jeu dans la lecture
telle que scolairement elle se redéfinit. Reste en suspens la diversité et la spécificité de toutes
ces situations : le genre du discours métatextuel est-il toujours le même ? Pour le dire
autrement : le genre du discours métatextuel qui caractérise le DI est-il une fusion de toutes
ces formes scolaires de la métatextualité, qui fusionnant se transforment ?

Les manuels scolaires sont un autre lieu de modélisation du genre qui résulte des deux
précédents. Ils mettent en œuvre leur conception à l’issue des modèles didactiques et des
prescriptions officielles, dans un espace spécifique qui répond à des contraintes matérielles
différentes des précédents. Les manuels se destinent à l’enseignant et à l’élève ; en tant
qu’objet commercial ils se doivent de séduire principalement l’enseignant. Ils s’inscrivent par
conséquent dans la continuité des pratiques enseignantes, évoluent sans aucun doute, sans
pour autant accomplir une quelconque révolution. Ils répondent autant aux injonctions
prescriptives dont ils sont une transposition (Lebrun, 2007), qu’aux besoins et demandes des
enseignants. C’est en cela que l’étude des manuels peut aussi éclairer un autre mode de
modélisation du genre disciplinaire : qu’est-ce qu’ils présupposent que les enseignants

153
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
doivent connaitre du genre DI et comment ce dernier peut-il trouver une place dans les
pratiques enseignantes ? Dans les manuels, le genre DI devient alors une étape du recyclage
de pratiques anciennes pour amener progressivement une pratique consciente du genre, tel que
les concepteurs de manuels pensent que le genre peut se pratiquer et tel que le genre peut
trouver une place dans la configuration du manuel. L’analyse du questionnement élaboré dans
certaines conceptions du genre montre à son tour que si la dimension orale est mise en valeur,
les objets du questionnement et la forme du questionnement ne sont pas particulièrement
nouveaux, ni très différents de ce qui existait avant la prescription et la prise en compte du
genre. Malgré tout, certains objets, thèmes et formes de questionnement deviennent plus
récurrents dans les manuels édités depuis 2002. Toutefois, rien ne me permet d’affirmer qu’il
s’agit d’une caractéristique du genre disciplinaire DI puisque le questionnement, qui dans
certains manuels relève de façon explicite d’une conception du DI, est identique à celui
d’autres manuels qui ne font aucune allusion à ce genre disciplinaire. Ce qui m’amène à
penser que les activités de lecture évoluent en laissant une place importante aux activités
orales, aux interactions entre élèves, aux confrontations en s’appuyant essentiellement sur des
textes de littérature de jeunesse, et en laissant plus de place aux œuvres intégrales à travers
une conception du genre DI, mais aussi indépendamment de l’existence explicitement
reconnue du genre. De fait, faut-il considérer l’émergence DI comme un élément qui
accompagne cette évolution de la forme du questionnement de la lecture à l’école ou au
contraire est-il le produit de cette évolution qui trouve écho dans les modèles du genre ?

154
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI

Conclusion de la partie 1 : topographie d’un genre


caractérisé

Cette première partie a permis de réaliser une topographie d’un genre caractérisé par
des lieux d’émergence, de formalisation et de modélisation, d’absence et de transformation.
Cette topographie s’est elle-même construite à l’aide de l’outil genre disciplinaire qui me
parait être le plus opportun pour rendre compte de mon objet et de la finalité de cette
recherche.

À l’issue du premier chapitre, j’ai explicité mon usage de la notion de genre


disciplinaire articulée à celle de genre du discours à la suite des travaux de Mikhaïl Bakhtine
(1984). Le savoir mobilisé et construit, lors de la situation de DI, est essentiellement
disciplinaire et permet de différencier les débats scolaires selon chacune des disciplines qui
convoquent la notion de débat. J’ai alors évoqué la notion de communauté discursive comme
enjeu didactique pour construire l’espace où les savoirs disciplinaires et leur forme discursive
construisent un discours scolaire sur le texte. D’un point de vue épistémologique, construire le
sens d’un texte en débattant est acceptable, ce qui signifie que le genre se construit à travers
des présupposés théoriques (la conversation littéraire, les théories de la réception, les théories
de la lecture littéraire, le concept interprétation, cf. supra, chapitre 2) qui convergent vers la
modélisation d’un genre du discours métatextuel. Identifier les changements théoriques, les
divers emprunts et les modélisations didactiques était l’enjeu des chapitres 2 et 3 qui ont
permis de cerner cette fois le genre disciplinaire, dans le sens où l’envisage Yves Reuter
(2004b), à savoir comme :

Un outil théorique pertinent au sein du projet de connaissance des didactiques :


décrire, comprendre et analyser les fonctionnements disciplinaires (scolaires),
les contenus (savoirs, savoir-faire…) en tant qu’ils sont des objets
d’enseignement et d’apprentissage référés à des disciplines.

Dans cette approche, l’analyse du processus d’émergence et de formalisation de l’objet


DI contribue à l’identifier et à le caractériser comme un genre qui participe à un enseignement
spécifique et d’éclairer l’évolution des modalités d’enseignement de la lecture et de la
littérature.

155
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
En effet, le DI en tant que genre disciplinaire permet d’analyser la configuration et les
tensions qui traversent la discipline du français, ainsi que celles de l’institution scolaire. Son
émergence et sa formalisation permettent d’évaluer l’évolution de l’enseignement de la
lecture et de la littérature. Cela permet d’identifier ce qui demeure et caractérise cet
enseignement, et ce qui apparait pour modéliser une autre forme d’enseignement de la
littérature, notamment à travers l’institutionnalisation de la littérature de jeunesse, et les autres
genres d’enseignement qui accompagnent la scolarisation de la lecture de ces textes.
Toutefois, force est de constater que les modélisations du genre sont plurielles, contradictoires
et à l’intersection de diverses situations d’interactions orales et écrites. L’émergence d’un
genre disciplinaire résulte tant de la rupture que de la continuité avec des genres
d’enseignement existants. Un genre disciplinaire, tout comme le genre du discours qui le
fonde, résulte des transformations d’autres genres. Je repère alors quatre formes de
transformations à l’issue desquels le genre DI se formalise :

- des transformations didactiques attendues (laisser plus d’espace à la parole de l’élève


dans la construction du sens ; modifier le questionnement de lecture pour laisser plus
d’espace au traitement des inférences, des ellipses, des interprétations et impressions) ;
- des choix différents vis-à-vis des théories de référence convoquées et une
appropriation par les didacticiens des évolutions de ces champs théoriques à travers
des glissements épistémologiques notables : la mort de l’Auteur, la valorisation du
lecteur.
- des transformations contextuelles dues à la valorisation du débat (DVP et débat réglé),
mais aussi dues au statut scolaire de l’œuvre littéraire qui participe à une multitude de
finalités : étude de la langue, de la compréhension, de la formation du sujet lecteur, du
sujet émotionnel, du sujet citoyen ;
- des transformations disciplinaires puisque le genre DI se nourrit, à travers l’histoire de
la discipline du français, de genres du discours métatextuel qui fusionnent et se
transforment pour caractériser un nouveau genre.

L’émergence du genre DI s’inscrit dans une double dimension, celle du contexte


institutionnel qui témoigne des changements attendus à travers la valorisation de la notion de
débat à l’école dans diverses disciplines scolaires et, par ailleurs, dans celle de la discipline du
français en pleine configuration : l’institutionnalisation de la littérature de jeunesse et d’un
enseignement explicite de la littérature et de la compréhension. Le genre se nourrit, par

156
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
conséquent, d’une certaine forme du débat à l’école, qui modifie le statut du savoir et,
nécessite que la validation de ce dernier se pense autrement, puisqu’il n’est plus objet de
transmission, mais de construction collective. Il se nourrit aussi de toutes les formes de la
métatextualité (du questionnaire de lecture aux animations lecture, passant par toutes les
activités de manipulation et de questionnement de texte) avec lesquels ils composent des
fusions, des transformations, des oppositions… Le genre disciplinaire est porteur du
renouveau qu’il aspire et qui justifie son émergence, le contexte et les modèles disciplinaires
dans lesquels il émerge, voire contre lesquels il émerge, et se formalise.

Le DI est-il un genre de l’enseignement de la lecture ou de la littérature ? La question


laissée en suspens depuis l’introduction nécessite qu’à présent je m’y attarde. Le DI à travers
ces diverses modélisations vise divers objectifs de la lecture, il convoque diverses conceptions
de la lecture littéraire (Dufays, 2006b) sans en distinguer parfois les fondements. Il peut
apparaitre comme un genre de l’enseignement de toutes les situations de lecture scolaire, un
genre intermédiaire entre la lecture cursive et analytique, entre la lecture de l’œuvre intégrale
et celle de l’extrait. Il est vrai que le genre prescrit est un genre de l’enseignement de la
littérature et que le modèle de Catherine Tauveron défend un enseignement spécifique de la
littérature. Il y a ainsi une volonté institutionnelle (supra, chapitre 2) et de la part de certains
didacticiens - qui d’ailleurs se réclament de la didactique de la littérature124 - de décliner le
genre dans un modèle de l’enseignement de la littérature qui en effet s’appuie sur corpus
institué et qui requiert des modalités de lecture (par le jeu des emprunts théoriques) qu’on
pourrait qualifier de littéraires. D’autre part, la modélisation du DI que proposent Daniel
Beltrami et ses collègues (2004), à la suite de travaux de François Quet (2001a) et Martine
Rémond (2001, 2003, 2004), ne concerne que l’enseignement de la lecture et des processus de
compréhension. Leur modèle insiste sur le rôle de la métacognition. Ainsi appréhendé, le
genre DI serait celui de l’enseignement de la lecture. Il convient de rappeler que ces
didacticiens ne s’intéressent, dans le cadre du DI, qu’à la lecture du texte narratif lu à travers
des extraits. Selon ses finalités, le genre DI se modélise différemment et s’appuie sur des
présupposés différents. La différenciation entre l’enseignement de la lecture et de la littérature
est ici heuristique, et permet d’éclairer les divergences entre les deux modèles didactiques de
référence du genre disciplinaire. Je rejoins la position de Jean-Louis Dufays et alii (2005, p.
11) pour qui :

124. Cf. l’analyse que propose Bertrand Daunay (2007a) de cette quête d’autonomie au sein de la didactique du français.

157
Partie 1. Topographie de l’émergence et de la formalisation d’un genre disciplinaire
dénommé DI
Apprendre à mieux lire d’un côté, s’approprier différentes facettes du
phénomène littéraire de l’autre : ces deux objectifs ne sont pas identiques et ils
requièrent chacun des dispositifs spécifiques, mais ils gagnent, croyons-nous, à
être articulés étroitement.

Considérer l’articulation entre ces modèles de l’enseignement de la lecture et de la


littérature permet de concevoir la pluralité des formes et des visées du genre disciplinaire. Je
considère le genre DI, comme un genre de l’articulation entre l’enseignement de la lecture et
de la littérature, c’est en cela que le genre est complexe et répond à diverses finalités et
modélisations. C’est d’ailleurs ainsi qu’il survit dans les programmes de 2008, discrètement
prescrit en lecture et en littérature. Quand il relève de la lecture, la discussion porte sur un
problème de compréhension/interprétation posé par un extrait de texte ; quand il relève de
l’enseignement de la littérature, il accompagne la lecture de l’œuvre longue. Le genre DI
demeure un genre en tension à l’image de la discipline du français.

158
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après


les discours des enseignants et celui
des élèves

159
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

Introduction

Cette partie est consacrée aux discours des enseignants et à celui des élèves. Ces
discours recueillis selon des modalités différentes deviennent un matériau transformé en
documents de recherche (Delcambre & Lahanier-Reuter, 2003) afin d’analyser les réceptions
des prescriptions et des recommandations, les conceptions de l’enseignement de la littérature
et les déclarations de pratique du genre DI, mais aussi les représentations que les élèves
construisent des séances de DI que j’ai observées. Je considère que ces discours ont les
mêmes valeurs que les discours précédemment analysés, ils sont un autre lieu et une autre
modalité de la construction de mon objet de recherche.

Il est d’usage d’élaborer des questionnaires à partir de quelques entretiens. Ma


démarche ne s’est pas construite sur ce modèle de recueil des données en sciences humaines,
qui a l’avantage de permettre de formuler des généralisations à partir des résultats construits.
Les modes de recueil choisis répondent à des objectifs différents dans le cadre de cette
recherche, puisque je m’appuie sur l’émergence du genre DI dans certains modèles
didactiques de l’enseignement de la lecture et de la littérature et sa prescription officielle et
institutionnelle pour interroger ses effets sur les pratiques enseignantes et déterminer ainsi
l’évolution de l’enseignement du français. Le questionnaire construit une première approche
de l’objet et recueille le discours des enseignants qui me permet de reconstruire une approche
du genre, de l’enseignement de la littérature et leurs déclarations de pratique. Il me permet de
cerner des approches singulières et des lieux communs de la conception du genre à l’école.
Les entretiens concernent les enseignants qui sont observés. Dès lors, ce discours sur les
pratiques est différent, il anticipe et participe au recueil d’autres données de cette recherche.
Les apports de ces discours sont différents, mais ils complètent et contribuent ensemble à
construire une approche du genre. Le recueil des représentations des élèves, a, quant à lui, été
réalisé à partir d’un questionnaire distribué en fin de séance de DI. Dans chaque classe, les
élèves devaient le compléter en binôme afin de permettre que tous puissent y répondre. J’ai

160
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

supposé que les interactions du binôme faciliteraient un retour réflexif sur la séance vécue et
permettraient ainsi aux élèves de répondre aux questions.

Cette partie s’organise autour de trois chapitres. Le premier (chapitre 4) revient sur des
questions de méthodologie concernant le recueil de données, leur transformation en
documents de recherches (qui se trouvent en annexe 4, p. 568 sqq. pour le questionnaire, et en
annexe 8, p. 605 sqq. pour les transcriptions d’entretiens) et les choix de l’analyse du discours
des enseignants. Le second (chapitre 5) s’intéresse à la question de l’évolution déclarée des
pratiques compte tenu des prescriptions de 2002 et de l’avènement de la littérature de
jeunesse, avant de caractériser la formalisation du genre par le discours des enseignants. Le
dernier (chapitre 7) rend compte des représentations des élèves d’après le vécu d’une pratique
du genre. Ces discours renvoient à des temporalités différentes des recueils de données, ils se
situent avant ou après les situations de classe observées et croisent, entre autres, les regards
des divers acteurs de chaque séance de DI observée.

161
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

Chapitre 4. Considérations méthodologiques : recueil et


analyse de la parole des enseignants

La raison de l’usage de dialogues enregistrés sur


sites naturels est que les protagonistes y révèlent
des systèmes de référence, des domaines de
connaissance, des vocabulaires particuliers, des
genres et des styles de discours.

Cicourel, 2003, p. 387

Introduction

Ce chapitre expose les choix méthodologiques effectués qui contribuent à la


construction de documents de recherche, à l’analyse des données et à l’interprétation des
résultats. Toutefois, je me consacre uniquement au recueil des données concernant les
enseignants, le dernier chapitre expose les choix méthodologiques et théoriques du recueil des
représentations des élèves.

Dans le cadre de cette recherche qui s’affirme essentiellement didactique, j’ai fait le
choix de critères sociologiques. Dans le champ de la didactique du français, poser la question
du socioculturel n’est ni nouveau ni original (Barré de Miniac, 1987 ; Daunay & alii, 2009 ;
Penloup, 1999 ; Penloup, 2000 ; Privat & Reuter, 1991 ; Reuter, 2007c ; Schneuwly, 2009125).
Il est au fondement de la discipline. Toutefois, Bertrand Daunay (2009b) en présentant son

125. Je cite ces textes parmi une longue liste possible pour montrer comment la problématique fédère les travaux de l’équipe
Théodile-CIREL et de l’AIRDF. La didactique du français s’est constituée autour de la problématique du socioculturel
s’intéressant tout particulièrement aux difficultés d’apprentissage de certains élèves et aux écarts entre une culture scolaire et
la culture des élèves.

162
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

travail de recherche au sujet de la place de l’écriture dans la séquence d’apprentissages,


affirme avoir exclu les critères sociologiques de la situation d’apprentissage pour se centrer
sur une analyse didactique. Sa position a auguré de nombreuses réflexions de ma part : dans
quelles mesures la prise en compte de critères sociologiques ou le refus de les inclure dans
une recherche en didactique du français participe de la construction des données, des résultats
et de leur interprétation ? Ceci m’amène à expliciter les raisons de mes choix et la légitimité
des critères retenus dans cette recherche didactique. Ces choix concernent à la fois les
contextes sociaux d’enseignement (école urbaine, école rurale, école populaire ou en réseau
d’éducation prioritaire), l’ancienneté des enseignants ainsi que leurs parcours d’études. Ces
critères ont participé à la sélection des lieux d’envoi du questionnaire et les lieux
d’observation des pratiques des enseignants.

Je considère que ces données sociologiques peuvent en partie expliciter le rapport au


savoir des élèves (Charlot, 1997) et, par conséquent, influencer leurs performances, toutefois
cette dimension n’est pas centrale dans mon travail, même si mon objet d’étude porte sur
l’analyse de pratiques langagières et culturelles en jeu dans l’enseignement et l’apprentissage
de la lecture et de la littérature. Par contre, ces données participent à la construction du
rapport des enseignants aux savoirs disciplinaires à enseigner (Dias-Chiaruttini, 2007b,
2007c) et de fait elles influencent les enseignements. Elles peuvent dès lors constituer des
paramètres pour valider l’interprétation des discours que je n’analyse. Elles se limitent à
l’analyse de discours puisque je ne confronte pas les déclarations de pratique aux pratiques
observées, ce qui me semble relever d’une finalité autre que celle de cette recherche.

La prise en compte du parcours d’étude des enseignants me semble pertinente pour au


moins deux raisons. La première est liée à la grande diversité des parcours d’étude et de
recrutement des enseignants exerçant aujourd’hui à l’école primaire. Certains ont intégré
l’École Normale à l’issue de la classe de troisième, d’autres après un baccalauréat et d’autres
encore lauréats d’un Diplôme d’Études Universitaires Général (DEUG). Depuis 1991, l’entrée
à l’IUFM est conditionnée par l’obtention d’une licence. J’interroge l’impact de ces parcours
d’études sur les pratiques, qui recoupe la problématique de l’ancienneté. Compte tenu du
caractère émergent du DI, il s’agit de savoir comment le genre intègre, et comment il est
intégré aux pratiques effectives. Comment les enseignants le perçoivent, le comprennent, le
transposent dans leur quotidien professionnel ? Par ailleurs, dans la mesure où ce genre est
spécifiquement disciplinaire et qu’il convoque implicitement et explicitement des savoirs des

163
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

théories littéraires, le parcours d’étude des enseignants m’intéresse également, comme


paramètre favorisant la réception de telles prescriptions ou, au contraire, s’avérer être un
obstacle à surmonter, ou n’avoir aucune incidence sur ces pratiques. Ces questions me
semblent certes secondaires dans une problématique didactique, mais explicitement ou
implicitement elles sont incontournables dès lors que l’on interroge les enseignants sur leurs
pratiques dans la perspective de cerner l’espace de formalisation des pratiques d’un genre
prescrit.

Néanmoins, la référence à ces critères est limitée puisque je ne me situe pas dans une
démarche d’analyse des contrastes des pratiques du genre DI par rapport à ces critères. En
dehors d’une compréhension possible du discours enseignant, l’objectif essentiel de cette
diversité est d’analyser les pratiques du genre, quels que soient les contextes d’enseignement,
les études et l’ancienneté des enseignants. Mon hypothèse est que, quel que soit le contexte
social, culturel et économique de l’école, la formalisation du genre dépend surtout des
situations de lecture auxquelles les enseignants confrontent leurs élèves. La conception de ces
situations dépend toutefois du sens et des finalités que les enseignants confèrent au genre DI
compte tenu de la représentation qu’ils ont des capacités de leurs élèves. Plus que le contexte
social, économique et culturel, ce qui m’intéresse c’est de voir comment les enseignants, dans
leur contexte d’exercice, conçoivent le DI. Ce discours se construit sur une pratique déclarée
du genre qui est, dans tous les cas, une pratique contextualisée.

1 Le questionnaire destiné aux enseignants

Certains résultats de cette enquête par questionnaire ont déjà fait l’objet d’une
communication dans la revue Repères (Dias-Chiaruttini, 2008a). Je profite de ce retour sur
cette première analyse pour porter un regard sans doute plus critique que je n’avais alors sur
ma propre réflexion et la construction de mon objet de recherche.

Ce questionnaire diffusé dans les écoles en novembre 2006, cherche à identifier les
activités que les enseignants déclarent pratiquer depuis les programmes de 2002, sachant que
certains enseignants n’exerçaient pas encore ou n’intervenaient pas au cycle 3 au moment de
leur parution.

164
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

1.1 Conception du questionnaire

Pour le concevoir, je me suis appuyée sur les conseils de François de Singly (1992)
que je ne citerai pas explicitement, mais qui ont contribué à l’élaboration de ce document de
recherche. Il est composé de soixante-quatre questions : trois de type fermé à réponse unique,
vingt-cinq de type fermé à réponses multiples, dix-neuf de type fermé à réponses sur une
échelle et seize questions ouvertes permettant aux enseignants questionnés de s’exprimer. Les
données récoltées sont de natures très diverses puisque je confronte des données statistiques et
un traitement sémantique des réponses ouvertes.

Quatre cent vingt questionnaires ont été envoyés dans les écoles à destination des
maitres du cycle 3. Soixante-dix-neuf d’entre eux ont été renseignés, soit un taux de retour de
19 %. Les enseignants qui ont accepté de participer à la suite de cette recherche, à savoir
l’entretien et l’observation des pratiques de classe, ont renseigné ce questionnaire, ils sont au
nombre de douze. Je ne les distinguerai pas de l’ensemble du corpus constitué bien que ce soit
les seuls que je puisse nommément identifier. Cependant, leurs réponses au questionnaire ne
constituent pas une catégorie qui puisse être différenciée des autres réponses.

1.2 Présentation du corpus de réponses

Le corpus constitué des réponses obtenues est, quant à lui, moins équilibré, mais assez
significatif de certains résultats, en même temps qu’il invite à de prudentes interprétations de
ces données.

Majoritairement les classes concernées sont situées en ville ; elles représentent 70 %


(soit cinquante-six classes) dont 34 % (soit vingt-sept classes) sont classés en REP126. Les
classes d’application127 représentent 9 % (soit sept classes) dont quatre classes sont également

126. Ces classes sont dans des écoles d’application, c'est-à-dire une école rattachée à un site IUFM. La création des écoles
normales d'instituteurs et d'institutrices a toujours subordonnée aux écoles primaires où « les élèves-maîtres et les élèves
maîtresses s'exercent à la pratique de l'enseignement », à savoir au départ les écoles annexes, puis écoles d’application.
Ferdinant Buisson précise dans son dictionnaire (1887 / 1911) aujourd’hui en ligne sur le site de l’INRP : « Cette école porte
le nom d'école annexe proprement dite, quand elle est installée dans les bâtiments de l'école normale, et celui d'école
d'application si elle est établie dans une école primaire publique. La désignation de l'école publique destinée à servir d'école
d'application est faite par le ministre de l'instruction publique, sur la proposition du recteur et après avis conforme du Conseil
municipal. Elle est toujours révocable (Décret du 31 juillet 1890, art. 1er, et décret du 3 oct. 1894, art. 3.) ».
127. Depuis septembre 2006, les stagiaires IUFM premier degré (PE2) effectuent un stage d’une journée par semaine dans
une école. Ce sont des moyens d’enseignement, ils effectuent le temps de décharge du directeur d’école. Ce stage filé est
complété par deux autres en responsabilité de trois semaines dans chacun des autres cycles. Les PE2 que j’ai sollicités pour
répondre à ce questionnaire ne participent pas à mes modules de formation, ce sont des collègues qui dans d’autres centres
ont servi de relais. Il m’a semblé intéressant de recueillir leur discours dans le cadre du questionnaire pour mesurer, peut-être,
l’impact de la formation.

165
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

situées en REP. Les classes situées en zone rurale représentent 21 % (soit vingt classes) de
l’effectif total.

Concernant l’ancienneté, un large éventail est représenté : 64 % des enseignants


exercent depuis plus de sept ans (ayant effectué leur formation avant 2002) dont 28 % depuis
plus de vingt ans. 36 % exercent depuis moins de sept ans dont la moitié de cet effectif est en
stage de deuxième année IUFM (PE2). Ces enseignants stagiaires effectuent leur stage filé128
au cycle 3 et ne sont pas dans mes groupes de formation.

Le cursus d’études des enseignants présente une variété importante de parcours et de


diplômes. Cette disparité s’est avérée être parfois un paramètre important pour expliquer la
réception des textes officiels, la conception des maitres de l’enseignement de la littérature,
mais aussi la réception de ce questionnaire et participe sans doute de la spécificité des
résultats obtenus. Ainsi 6/79 enseignants ont intégré l’École normale après la classe de
troisième, 6/79 ont choisi ce parcours après le baccalauréat, alors que 8/79 sont diplômés d’un
DEUG ou d’une licence avant d’effectuer une formation à l’École normale. Á la polyvalence,
qui est une compétence professionnelle à construire, s’ajoute une autre donnée à prendre en
compte, la très grande diversité des études universitaires des enseignants du premier degré qui
n’est pas non plus un paramètre neutre dans la réception des instructions officielles.

Je note une représentativité très significative du parcours universitaire des études en


sciences humaines et sociales (SHS). Ces enseignants étaient-ils plus intéressés que d’autres
par le sujet que je leur soumettais ?

Ainsi l’échantillonnage sur lequel se base toute mon analyse se caractérise par une
certaine diversité des contextes d’exercice (REP, urbain, rural) et des profils d’enseignant. La
variable ancienneté présente un éventail important qui me permet à la fois de prendre en
compte le discours sur les évolutions des déclarations de pratiques et d’interroger la réception
et la prise en charge des nouvelles prescriptions dès l’entrée dans le métier. Le paramètre,
parcours des études, présente également une grande variabilité des différents parcours des

128. En effet certains de ces enseignants sont titulaires d’un DEUG ou d’une licence et ont intégré l’École normale avant
1991. Le parcours d’études en langues étrangères est le plus représenté : 9/41 dont les 2/3 ont été recrutés ces cinq dernières
années, suite aux créations de postes à profil dans l’enseignement des langues à l’école. Le cursus en lettres modernes
représente 8/41 de cet effectif alors que les parcours en sciences de l’éducation, en histoire géographie représentent
respectivement 7/41. Je note que trois de ces enseignants précisent leur passage par hypokhâgne et khâgne avant une licence
en histoire, en géographie et en anglais. Cinq autres enseignants ont fait des études en psychologie et deux en sociologie.

166
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

enseignants en poste actuellement, un paramètre que j’interroge pour vérifier son impact sur
l’accueil d’un nouveau champ disciplinaire : la littérature.

1.3 Précautions d’interprétation des résultats

L’interprétation des résultats est une opération délicate qu’il convient d’expliciter. Je
m’efforce, dans la suite de ce travail, de clarifier à chaque étape ma démarche de
questionnement et d’interprétation. Je suis consciente qu’en interrogeant les enseignants sur
leur réception des instructions officielles ou sur une pratique spécifique telle que le débat
interprétatif, je rends ces questions présentes à leur esprit alors qu’elles peuvent ne pas du tout
être valorisées au quotidien de leur pratique. L’effet d’exposition est indéniable. La
formulation de certaines questions tient compte de ce risque : induire fortement des réponses,
notamment en ce qui concerne mon objet de travail. C’est ainsi que je questionne les
enseignants sur des activités que j’ai nommées à dominante orale (la moitié du temps étant
consacré à l’activité orale) pour ne pas induire par mon propre questionnement une attention
sur mon objet de recherche que les enseignants ne lui conféraient pas dans une autre situation.
Je propose de considérer que ces séances qui privilégient une parole orale sur les textes lus
pourraient être considérées comme une situation favorable au DI en classe de littérature. Je
conviens que la formule n’est pas idéale et qu’elle est même discutable puisqu’elle n’insiste
que sur l’aspect oral du genre qui, de fait, demeure une caractéristique plus qu’insuffisante
pour désigner le genre du discours en jeu. Ce n’est donc que le croisement des données et les
réponses aux questions ouvertes qui permettent d’entrevoir une conception déclarée du genre
DI et de ses pratiques.

Par ailleurs, les déclarations des enseignants au sujet de leurs pratiques du genre
disciplinaire ont déplacé mon questionnement. L’objectif était, lors de la conception du
questionnaire, d’identifier des traces de DI dans la mesure où j’ignorais la fréquence d’une
telle pratique, mais ne la supposais (d’après ma modeste connaissance de la formation
continue des enseignants du premier degré) particulièrement intégrée au quotidien de la
classe. Dès lors, il s’est agi de trouver des indices qui permettent de comprendre ce que les
enseignants considèrent comme relevant du genre DI avant et depuis 2002, date de sa
prescription officielle.

Le discours que j’analyse a un statut particulier puisqu’il est écrit et conditionné par
l’espace qui lui est matériellement réservé. De plus, l’anonymat du questionné et la non-

167
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

présence du destinataire conditionnent cette communication différée à laquelle chacun octroie


une visée particulière. L’aspect formel est également très significatif de cette communication.
Parfois, les règles de l’écrit ne sont pas respectées alors que d’autres fois je relève des traces
de réflexion, des ratures, des mots soulignés, une gestion de l’espace scriptural très
caractéristique des prises de notes ou de messages lacunaires dont l’implicite révèle des
connaissances mutuelles présupposées entre les interlocuteurs, m’offrant ainsi un espace
heuristique qu’il faut prudemment investir. Le discours des enseignants atteste de marques
d’énonciation très variables. Tantôt les questionnés s’impliquent et s’expriment à la première
personne du singulier, tantôt ils prennent de la distance et recourent à des termes génériques
tels que « le maitre » ou « l’enseignant » et tiennent des discours plus généraux sur cet
enseignement spécifique. Je fais le choix de citer ce discours, sans en reproduire ici la forme,
mais pour illustrer les catégories que j’ai constituées en l’analysant ou pour mettre en exergue
des discours atypiques, au sujet desquels je manifesterai la plus grande prudence
interprétative. Alain Dubus (2000, p. 123) rappelle les effets d’une enquête par questionnaire :

Brutalement on essaie de savoir ce que les gens pensent, mais on ne le saura


qu’à travers ce qu’ils veulent bien dire, à supposer même qu’ils aient bien
compris dans la question ce que l’enquêteur a cru y écrire. En d’autres termes,
on sait d’avance que cette classe de questionnement va être truffée de pièges
linguistiques, de problèmes de présentation de soi, et de ce qu’on pourrait
appeler la négociation du rapport de force entre l’enquêteur et l’enquêté, ou
encore la construction de l’enquêté, au sens où celui-ci n’est pas une entité
préalablement disponible, mais l’un des pôles d’une relation à construire.

J’ai également fait le choix d’illustrer mon analyse de certains résultats par les
graphiques ou les tableaux réalisés à l’aide du logiciel SPHINX qui a été l’outil choisi pour la
conception et le traitement du questionnaire. Je présenterai sous cette forme des données à
chaque fois que cet apport supplémentaire contribuera à l’explicitation de certains choix qui
participent de mon interprétation. Parfois, ils peuvent informer sur des résultats que je ne
commente pas. Enfin, lorsqu’une citation est assez atypique de l’ensemble des réponses je la
cite en précisant ce statut particulier. Pour les autres citations, je retiens systématiquement
celle qui me semble la plus représentative de sa catégorie.

168
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

2 Les entretiens menés avec les enseignants

Parmi cet échantillonnage (ensemble des enseignants de la recherche qui constitue le


corpus que je nommerai : QUEST), douze enseignants129 ont également accepté d’être
observés et filmés lors d’une séance de DI (corpus ENT). Six enseignants exercent dans la
même circonscription, alors qu’au total quatre circonscriptions sont représentées. Parmi ces
six enseignants (MC1130 ; MC2 ; MC3 ; MC4 ; MC10) cinq d’entre eux ont participé à une
formation de la circonscription qui porte un projet sur la maitrise de la langue et en particulier
sur le DI. La sixième enseignante (MC7) de cette circonscription est en première année de
titularisation et n’a pas suivi cette formation. Par ailleurs, elle a un parcours professionnel
antérieur dans le privé. Les six autres enseignants m’ont été conseillés, parfois je connaissais
leur intérêt pour le sujet. Cet échantillon se caractérise par les paramètres explicités
précédemment ; des lieux d’exercices contrastés (rural : C1131, C2, C3, C4, C11 ; urbain : C6,
C8 C9, C10 ; urbain REP : C5, C7, C10) ; des parcours de formations très différents et des
anciennetés tout aussi diverses.

2.1 Finalité des entretiens

À travers les entretiens, je cherche à accéder à des déclarations de pratiques et à des


conceptions de l’enseignement de la littérature et du DI. Ces appréhensions subjectives de
l’objet n’ont pas de valeur autre que leur subjectivité et ne doivent pas être évaluées, jugées
autrement que par les connaissances auxquelles elles permettent d’accéder. Elles constituent
un discours sur mon objet de recherche en même temps qu’elles anticipent des pratiques
observées.

Il s’agit d’entretiens semi-directifs effectués lors d’une rencontre préalable à la séance


d’observation, ils avaient entre autres pour objectif d’éviter le risque que rapporte Raymond
Gold (2003, p. 346) au sujet de recherches auxquelles celle-ci pourrait être apparentée :

Le rôle d’observateur-comme-participant est mis en œuvre dans les études qui


impliquent des entretiens à « visée unique ». Il réclame relativement plus
d’observation formelle que toute autre sorte d’implication par participation sur
le terrain. Il comporte bien sûr moins de risques de « virer-indigène » que les
rôles de pur participant ou de participant comme observateur. Cependant le
contact de l’observateur comme participant avec l’informateur est parfois si

129. En annexe, je présente les caractéristiques de ce panel, infra, p. 600


130. Maitre de la Classe 1
131. Classe 1

169
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

bref, et peut être si superficiel, que les risques d’incompréhension ou de


mécompréhension entre enquêteur et enquêté sont là à leur point le plus élevé.

Éviter les risques d’incompréhension et de mécompréhension des situations observées


est un objectif des entretiens qui interrogent les enseignants sur leurs pratiques. L’analyse
d’une seule séance de DI dans chaque classe peut-être source de surinterprétation ou de
mésinterprétation. Ce choix de la séance unique répond à la question de cette thèse : identifier
et décrire le genre DI et comprendre comment les enseignants se sont approprié et formalisent
une pratique du genre DI. Je n’analyse pas l’évolution de cette pratique dans une temporalité
plus large, ce dont les travaux d’Hélène Crocé-Spinelli (2005, 2007) rendent compte.

D’autre part, ces déclarations peuvent, parfois se trouver en tension avec les
observations réalisées, mais elles constituent un discours sur ces pratiques. Les distorsions
entre le travail prescrit et le travail réel (Clot, 1999) ont suffisamment été éclairées pour qu’il
soit envisagé, qu’ici comme ailleurs, elles soient présentes. Je n’analyse pas particulièrement
ces tensions dans la mesure où j’ai fait le choix de ne pas effectuer d’entretien d’explicitation
des pratiques (Vermeersch, 1994) ni d’auto confrontation132 tel que les conçoit Alain Crindal
(2006) dans la lignée des travaux d’Yves Clot (1999). Les entretiens menés recueillent des
déclarations de pratiques, il ne s’agit pas d’un discours des enseignants sur leur travail réel. Ils
n’analysent pas et ne justifient leurs gestes, ils les décrivent et précisent leur conception du
genre avant l’observation de la séance filmée.

Les conditions de l’entretien de recherche présupposent entre le chercheur et


l’interviewé un intérêt pour le sujet, un intérêt également valorisé par la discussion. Il s’agit
d’une situation que je crée en tant que chercheur, dont la discussion a pour objet de permettre
à l’interviewé de s’exprimer sur le sujet imposé, mon objet de travail. Outre une attitude de
respect, de neutralité bienveillante, d’une compréhension empathique, il s’agit aussi de
construire une technique qui permette de créer une situation d’écoute. Les entretiens que je
mène sont semi-dirigés puisque j’ai un questionnement préalable concernant mon objet,
cependant les entretiens ne sont pas menés à l’aide d’un guide, mais davantage à l’aide d’un
canevas que Jean-Pierre Olivier de Sardan (1995) appelle : « le pense-bête personnel ».

132. Cette démarche initiée par Oddone, Re, Briante (1981) dans le cadre d’une formation professionnelle des ouvriers des
usines Fiat reprise par Clot (1999) rencontre un certain succès dans les modules professionnels à l’IUFM et les travaux
d’Alain Crindal y contribuent.

170
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

2.2 Le pense-bête personnel des entretiens

Mon « pense-bête » prévoit quelques phases thématiques et des questions qui aident à
préparer l’entretien en aucun cas à le mener. En présence des enseignants, il s’agit surtout de
les écouter, tant le risque de manipuler leur parole est grand et m’éloigne de mon objectif.

Le début de l’entretien rappelle les conditions de la recherche et se poursuit par des


questions très larges sur le contexte de la classe. Comme l’indique André Guittet (1983, p. 30)
« ces questions très larges facilitent la prise de parole, elles indiquent aussi le « territoire » à
explorer du point de vue de l’enquêté.»

Commence ensuite une phase d’écoute active avec prise de notes. Toute cette phase de
l’entretien est guidée par des « relances de reformulation en écho » (Guittet, ibid.). Les termes
qui me semblent importants ou les dénégations sont relancés. De même que tous les
indicateurs verbaux implicites sont relancés. Le paraverbal est aussi pris en compte et certains
gestes qui amènent des relances sur le sujet (Vermersch, 1994, p. 150, sq.). Il s’agit de :

- Solliciter un récit d’expérience à travers des questions ouvertes sur les activités en
lecture ;
- Solliciter des précisions sur la conception des activités à dominante orale, voire du
DI, en recourant à des questions directes ou fermées ;
- Solliciter la description d’une séance de débat interprétatif. Cette fois, les questions
sont essentiellement ouvertes, elles visent la description des pratiques effectives du
genre. Le questionnement descriptif relève d’une démarche d’explicitation, c’est
pourquoi j’encourage les descriptions en évitant les questions en « pourquoi »
(Vermersch, 1994, p. 136). Pour favoriser cette description je recours à un usage
personnel et détourné de « l’instruction au sosie » en demandant aux enseignants de
me préciser toutes les consignes pour les remplacer lors du prochain DI dans leur
classe. Cette technique qui se limite ici à une seule question vise juste à approfondir
dans le détail l’activité de l’enseignant et l’amener à formuler une consigne, des
conseils à partir de sa pratique du genre. Il ne s’agira pas d’une analyse clinique de
tâche ainsi reformulée, à nouveau prescrite. Ce n’est qu’un moyen d’accès à un
discours ancré dans une pratique contextualisée qui peut permettre de solliciter
l’explicitation de gestes, d’actions, de conceptions qui pourraient ne pas trouver
d’espace dans l’échange conversationnel instauré par l’entretien.

171
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

Lors de cette phase, il convient de valoriser l’anecdote pour accéder au récit d’une
situation précise. Il s’agit aussi de respecter les silences ou les non-réponses et proposer
d’autres questions, voire changer de sujet. Interagir en reformulant et proposer des
interprétations en cours d’entretien pour vérifier ma compréhension de ce discours. En aucun
cas, je ne relèverai les incohérences qui se verbalisent.

La dernière phase de l’entretien concerne l’enseignant et son rapport à la discipline du


français, à travers l’évocation des souvenirs d’élèves et les conceptions d’enseignement de la
littérature et du français.

2.3 Transcription et analyse

J’ai choisi de transcrire le verbatim de ces entretiens en recourant aux normes


conventionnelles rappelées par Robert Vion (1992)133, tout comme les séances de classe. La
transcription d’un entretien enregistré est partie prenante du processus d’analyse et constitue
un premier filtre de reconstruction des données : « le travail de transcription est toujours en
partie un travail de traduction (Van der Maren, 1995), dans le sens qu’il ne peut y avoir
simple interface entre un réel qui serait transparent et un mode d’inscription qui serait libre de
tout biais » (Paillé & Mucchielli, 2008, p. 62). L’analyse de contenu est avant tout sémantique
puisqu’il s’agit de dégager le sens et d’en déduire la pertinence eu égard à la problématique.
La « structure sémantique » du discours produit couvre deux éléments : la référence et la
modalité. « La référence renvoie aux objets du monde, elle est soumise comme telle à
l’exigence de vérité (extensionalité). La modalité renvoie aux pensées concernant ces objets
(qui peuvent être secondairement aussi des pensées), comme telle elle échappe au principe de
vérité ; la modalité traduit un regard, une intention, un jugement : elle tend à modifier
l’exposé d’une vérité froide et universelle par l’insinuation subjective d’un doute créateur
d’une infinité de mondes possibles » (Blanchet, 1997, p. 37). L’analyse de contenu implique
de distinguer ce qui est de l’ordre de l’expérience narrée et objectivée de ce qui appartient au
jugement subjectif porté sur cette expérience. Elle s’effectue en deux temps : une analyse
longitudinale de chaque entretien qui permettra de dégager certains thèmes et de saisir, un tant
soit peu, une pratique déclarée du débat interprétatif, suivie d’une analyse transversale des
entretiens qui révèle des régularités et des singularités. Pour affiner certains résultats, je
recours au logiciel EXCEL.

133. Il convient toutefois d’indiquer que je ne précise pas les intonations montantes et descendantes et que pour simplifier la
lecture j’ai conservé les points de ponctuation interrogatifs et exclamatifs.

172
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

J’ai choisi de juxtaposer et parfois de croiser les résultats des deux modes de
construction des données. Ainsi, les données parfois convergentes des questionnaires et des
entretiens sont analysées communément, parfois des divergences sont notables entre ces deux
corpus de discours (corpus questionnaire : corpus QUEST ; corpus entretien : corpus ENT) et
me permettent de spécifier ce qui caractérise les enseignants qui sont observés et qui déclarent
tous pratiquer le DI en classe, ce qui ne signifie pas que les autres enseignants déclarent ne
pas le pratiquer. Apriori la véritable différence entre ces deux échantillons d’enseignants est
que, parmi ceux qui déclarent pratiquer le DI, douze enseignants ont accepté de participer à la
suite de la recherche.

Lorsque je cite les propos des enseignants relevés dans les questionnaires, je précise
entre parenthèses les critères retenus : statut, ancienneté, niveau d’études, lieu d’exercice à
chaque fois que cela me semble nécessaire. En ce qui concerne les propos des enseignants
recueillis lors des entretiens, soit je m’y réfère en spécifiant l’entretien de l’enseignant selon
le codage retenu : MC (maitre de la classe) suivi d’un chiffre de 1 à 12 (se référant au numéro
attribué à chacune des classes), suivi du numéro de chaque énoncé, soit je le cite en respectant
ce codage. Tous les entretiens sont transcrits en annexe 7 (infra, p. 601, sqq.).

3 Conclusion du chapitre 4

La construction des données par questionnaire ou à l’aide d’entretien est de nature


différente et ne permet pas d’accéder aux mêmes connaissances sur mon objet de recherche.
De plus, les enseignants ayant répondu aux entretiens ont un statut particulier dans cette
recherche puisque ce sont leurs pratiques qui par la suite (partie 3) sont analysées, et qu’il va
de soi que leur discours éclaire et aide à la compréhension des choix qu’ils font en classe.
Leur conception de l’enseignement de la lecture et de la littérature et la façon dont ils
reconstruisent une approche du genre DI non seulement influent, mais peuvent aider à
comprendre leurs pratiques de classe, sachant que je fais ici abstraction des écarts entre les
pratiques déclarées et les pratiques observées. Les unes et les autres m’intéressent en tant que
lieux de formalisation de mon objet de recherche. Ainsi ces documents de recherche rendent
compte de données qui ont fait l’objet de communications à plusieurs colloques (Dias-
Chiaruttini, 2008a, 2008b, 2009a, 2009b, 2009c, 2009d) qui ne seront pas ici reprises. Les
résultats présentés s’appuient sur les deux modalités de construction de données et répondent
à deux questions essentielles qui sont l’objet du chapitre suivant : en quoi le discours des
enseignants témoigne-t-il d’une évolution des pratiques et d’un enseignement de la littérature

173
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

depuis les programmes de 2002 ? Comment ce discours des enseignas formalise-t-il à son tour
le genre DI ? Ce questionnement présuppose que la prescription du genre contribue à sa large
diffusion et à sa mise en pratique. Une supposition qui m’amène à interroger la réception des
textes officiels de 2002 sans écarter tous les autres lieux de recommandation du genre que les
enseignants peuvent évoquer.

174
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

Chapitre 5. Conceptions du genre DI et évolution des


pratiques de l’enseignement de la lecture et de la littérature

L’enquête se retourne presque toujours en


enquête des enquêtés sur l’enquêteur, et en
contrecoup de l’enquêteur sur lui-même. Celui-ci
est tenu de rendre des comptes sur ce qu’il est,
ce qu’il fait, pour qui et pour quoi il travaille,
quel est l’usage des données qu’il collecte et quel
est le sens de son travail de chercheur. Les
enquêtés ne manquent pas de tester l’enquêteur
[...]. Ils se demandent qui il est, d’où il vient, ce
qu’il cherche, et tentent de trouver des réponses
à leurs inquiétudes.

Céfaï, 2003, p. 565 sq.

Introduction

Ce chapitre a pour finalité de décrire précisément le genre DI d’après les discours des
enseignants, à travers leurs réceptions des textes officiels, leurs conceptions de
l’enseignement de la lecture et de la littérature et leurs déclarations de pratique du genre. Ce
chapitre s’organise autour de ces trois éléments qui fédèrent mes hypothèses de travail quant à
la façon dont les enseignants perçoivent, conçoivent et pratiquent le genre DI. En effet, je
considère que les enseignants connaissent le DI en tant qu’objet prescrit et que c’est ce statut
qui le rend accessible aux enseignants. Par conséquent, dans un premier temps, mon analyse
porte sur la réception des textes officiels et les paramètres qui contribuent à leur accessibilité
ou au contraire ceux qui les rendent difficiles d’accès. Par ailleurs, je pose que les pratiques
enseignantes se construisent dans un rapport à la discipline français (Dias-Chiaruttini, 2007b,
2007c) et une conception de l’enseignement de la lecture et de la littérature qui favorise ou
qui rend difficile la conception du DI. L’analyse du discours des enseignants prend en charge
cette dimension et tente d’identifier des traces de changements dans les déclarations de

175
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

pratiques qui témoignent d’une prise en compte des prescriptions du DI. Enfin, l’analyse du
discours sur ces pratiques du genre permet de reconstruire une conception et formalisation du
genre DI.

1 Réceptions et mises en œuvre déclarées des programmes de 2002

Je suis bien consciente qu’interroger aussi directement que je le fais les enseignants
sur leur connaissance et leur usage des programmes officiels induit un intérêt sur la question
supérieur à l’attention accordée ordinairement par les enseignants à ces textes. Toutefois,
plusieurs raisons concourent à l’intérêt que je porte à la réception des textes officiels. La
première tient au statut de ce texte et ses effets sur le genre lui-même puisqu’il devient
prescrit, attendu dans les pratiques et, par conséquent, il est soumis au travail didactique134 de
chaque enseignant. Par ailleurs, ces textes me semblent sinon hermétiques du moins difficiles
d’accès. En effet, ils instituent la littérature, mais ne la définissent pas, et posent une
conception du texte littéraire et de sa lecture comme une évidence, à savoir que les textes
littéraires sont des textes résistants (Maingueneau, 1990 ; Tauveron, 1999) qui impliquent des
« postures » (Bucheton, 1999 ; Jorro, 1999) du « sujet lecteur » (Langlade & Rouxel, 2004)
via des modes de coopération et de distanciation vers l’interprétation (Eco, 1985 ; Rouxel,
2004 ; Dufays & alii, 2005 ; Dufays, 2006b). Par ailleurs, ils imposent implicitement leurs
références à travers un métalangage135 très spécifique, dont seul un lecteur initié peut
reconstruire les sources (supra, p. 123). D’autre part, le discours de ces textes témoigne d’une
rupture évidente avec le discours précautionneux des précédents textes officiels tels que la
brochure La maitrise de la langue à l’école parue en 1992136. Patrick Borowski (1999) en
analysant les portraits discursifs du lectorat de la brochure montre que les auteurs tiennent
compte des résistances présupposées des destinataires pour les discours scientifiques et

134. Dans la recherche collective menée avec Aziz Jellab et Brigitte Monfroy (2007) j’utilisais cette expression pour qualifier
le travail de l’enseignant hors temps de classe ; le travail de préparation, de correction, d’évaluation où les choix des
supports, des activités mais aussi les lectures, les formations, les échanges qui permettent à l’enseignant de penser son
enseignement.
135. Sans présenter ici toute la liste du métalangage usité, on peut relever dans les documents d’application des termes
spécifiques tels que « narrateur omniscient », « point de vue » en référence aux travaux de Genette, « horizon d’attente »,
« réception individuelle » en référence à Jauss. On relève également « l’acte de création littéraire » d’Iser, et les expressions
« sens littéral », « interpréter les signes », « d’autres niveaux de sens » qui renvoient explicitement à Umberto Eco.
136. Il convient de préciser que ce texte propose des recommandations pour les trois cycles uniquement en maitrise de la
langue, il ne s’agit par conséquent pas de programmes pour l’école et ces recommandations ne concernent pas l’ensemble des
enseignements dispensés à l’école primaire. C’est cependant un texte de référence dans la discipline dans la mesure où sa
conception rend compte des acquis de la recherche et adossent explicitement les recommandations à ces acquis. Cette
brochure s’organisent en effet en deux parties, l’une où figurent des orientations pédagogiques élaborés par des groupes de
travail composés d’enseignants, formateurs et chercheur, l’autre rédigés « par une groupe d’universitaires (linguistes,
psycholinguistes, psychocognitivistes, sociologues) dont les travaux font autorité dans le domaine de la lecture et de
l’écriture » (MEN, 1992, p. 6).

176
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

théoriques et propose des activités immédiatement transmissibles dans la classe et cherche « à


limiter les lectures et les interprétations plurielles » (ibid. p. 30). Les programmes de 2002 et
les documents d’accompagnement qui leur ont succédé s’adressent à un autre lectorat en
offrant une pluralité de lectures plus ou moins spécialisées, plus ou moins identifiées et
identifiables, proposant des dispositifs concrets pour la classe dont les soubassements
théoriques sont à reconstruire par le lecteur et en rupture, sans l’affirmer, avec des pratiques
« traditionnelles » peu évoquées. Ainsi, les questionnaires de lecture137 qui constituent une
pratique dominante des séances de lecture en classe sont oubliés dans le texte des programmes
officiels au profit d’autres dispositifs, tels que le DI, dont l’interaction qu’il instaure entre les
élèves, guidée par l’enseignant devrait construire le sens attendu du texte : qu’en pensent les
enseignants ?

1.1 Connaissance et référence aux textes officiels

Les enseignants ayant répondu au questionnaire déclarent majoritairement (cinquante


et un sur soixante-dix-huit enseignants) les connaitre « moyennement », mais s’y référer
plutôt « souvent » : quarante sur soixante-dix-huit enseignants déclarent s’y référer
« souvent », et trente et un sur soixante-dix-huit enseignants s’y référer « moyennement ». En
soi, ces résultats ne sont pas très significatifs, cependant trois constats semblent intéressants à
souligner.

Ce sont principalement les enseignants ayant effectué des études en SHS (sciences
humaines et sociales) qui déclarent les connaitre le mieux. Quatorze des enseignants parmi les
trente-cinq ayant effectué des études en SHS déclarent les connaitre « très bien ». Cette
catégorie est majoritairement composée d’enseignants ayant choisi un cursus en lettres
modernes et en géographie ou histoire. Parmi ces enseignants se retrouve une majorité
d’anciens élèves de classes préparatoires. Il apparait de façon très évidente que les
enseignants ayant suivi des études en SHS trouvent beaucoup plus que les autres des aspects
positifs à ces prescriptions. Ce paramètre peut justifier des discours diamétralement opposés.
Ainsi, cette enseignante, diplômée d’une licence d’histoire à la suite d’une orientation en
classes préparatoires, hypokhâgne/khâgne, juge ces textes très accessibles :

Ces instructions donnent une démarche claire sur l’étude des œuvres littéraires,
tant dans le parcours littéraire proposé, que dans la compréhension qu’elles demandent.

137. Alors que je ne m’y réfère pas, les enseignants évoquent volontiers les questionnaires de lecture.

177
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

(Titulaire, hypokhâgne/khâgne, licence d’histoire, 5 ans d’ancienneté, école classée en


REP, CE2)

Au contraire, cet autre enseignant, qui a effectué des études commerciales, ne


considère pas ces textes aussi lisibles :

Le manque de clarté et de disponibilité des IO de 2002 ainsi que l’absence de


connaissance des pratiques associées ont rendu leurs applications ardues et souvent
hasardeuses. (Titulaire, études commerciales, 13 ans d’ancienneté, école en zone rurale,
CM1)

Ces énoncés peuvent être s’expliquer par le discours implicite des textes officiels qui
ne tiennent pas compte de l’hétérogénéité des formations universitaires ou non universitaires
des enseignants du premier degré.

Toutefois, il convient de préciser qu’une connaissance déclarée n’induit pas une


pratique déclarée comme je le démontre par la suite.

Enfin, le discours des enseignants à la question ouverte concernant leur connaissance


et leur usage témoigne d’une grande variété qui me semble intéressante pour saisir un tant soit
peu les usages déclarés des textes officiels. En effet, plus de la moitié de l’effectif total
(quarante-deux réponses sur l’ensemble des soixante-dix-huit questionnaires) apporte des
précisions sur cet usage des textes officiels. J’ai regroupé ces déclarations selon leur
thématique :

- à vingt-deux reprises, les enseignants évoquent le respect des textes officiels qui
apparait comme la garantie d’une certaine qualité du travail mené en classe ou d’une
certaine conception de l’enseignement du français ;
- à seize reprises les enseignants déclarent s’y référer pour se repérer dans les
compétences travaillées, rédiger leur préparation et les projets d’école ;
- à quinze reprises ils s’en servent comme une bibliothèque qui permet de programmer
les lectures, de choisir des textes pour la classe ;
- à dix reprises ces textes sont consultés pour changer les pratiques ou accompagner ces
changements. Je remarque que les enseignants qui changent de cycle déclarent
unanimement les consulter.

Par ailleurs, trente-cinq sur les quarante-deux enseignants ayant apporté des précisions
sur leur usage des textes officiels déclarent les utiliser comme un outil de travail. La
fréquence de cette référence aux textes officiels varie d’un usage quotidien à un usage plus
178
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

limité dans le temps, dénotant ainsi des modes de travail organisationnel différents, même si
les modes de travail évoluent tout comme les pratiques tout au long de la carrière. Je note par
ailleurs que les critères de l’ancienneté et du contexte socioéconomique de l’école ne sont pas,
ici, pertinents.

La référence aux textes officiels participe des gestes professionnels qui accompagnent
le travail didactique de l’enseignant, elle permet entre autres de revoir ou confirmer des
pratiques. Dans une recherche menée antérieurement, dans une visée plus sociologique,
concernant le travail et les savoirs mobilisés par les enseignants impliqués en milieu
populaire, cette référence m’était apparue essentielle, mais plus conflictuelle, plus
interrogeante et interrogée (Dias-Chiaruttini, 2007b, 2007c).

1.2 Les obstacles perçus par les enseignants à la mise en place des programmes
en littérature

Parmi les réticences identifiées dans le corpus QUEST138, j’ai pu reconstruire quatre
catégories différentes :

- Douze enseignants identifient comme obstacle majeur à l’application des


programmes le niveau des élèves qui ne semble pas pris en compte par les
instructions ;
- Onze enseignants expriment des tensions avec le reste du programme, le temps
consacré à l’enseignement de la littérature semble démesuré pour les maitres qui
s’expriment, ils l’estiment concurrencer fortement l’enseignement de l’ORL ;
- Neuf enseignants estiment l’injonction de lire dix œuvres par an assez démesurée,
difficilement applicable. La difficulté est perçue comme professionnelle ou comme
une conséquence du niveau estimé des élèves ;
- Enfin, huit enseignants déplorent le peu d’outils existant et le manque de moyens
pour s’approprier et mettre en œuvre un tel chantier. Ils évoquent entre autres la
difficulté d’acheter les livres.

Il est notable que certains lieux communs au sujet de l’école apparaissent à travers ces
discours. S’appuyant sur certaines difficultés inhérentes au système scolaire et aux faiblesses
des élèves, ils explicitent le caractère inapproprié de ces instructions :

138 Il s’agit du traitement aux questions ouvertes 9 et 11

179
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

Ils ne tiennent, en aucun cas, compte des difficultés liées aux classes, de leurs
particularités : comportement des enfants, effectif, niveaux très différents associés à des
troubles du comportement, budget matériel, attente des parents, environnement classe.
(Titulaire, études commerciales, 13 ans d’ancienneté, école rurale, CM1)

Ces discours ne sont jamais liés à des difficultés particulières, à l’instar des propos
cités ci-dessus dont l’auteur semble exercer dans un contexte sans problème particulier : il
intervient auprès d’une classe de CM1 de vingt élèves qu’il qualifie de « motivés, vifs et
spontanés ». La question des habiletés et de leur hiérarchisation transparait à travers d’autres
citations qui posent les difficultés de déchiffrement comme un postulat inhérent à l’école
élémentaire et segmentent les apprentissages en proclamant le béhaviorisme139 comme modèle
d’apprentissage adapté à ce degré :

Les difficultés de déchiffrement sont omniprésentes à l’école élémentaire… ce


qui ne permet pas de faire rentrer véritablement la plupart des élèves déficients en
lecture dans une culture littéraire. (Titulaire, 12 ans d’ancienneté, école en zone
urbaine, CE1-CE2)

Au vu de certaines déclarations, il semble que la progression dans le cycle se réduise à


une programmation des habiletés et des compétences qui construisent l’acte de lire, l’un des
« mythes » que Catherine Tauveron (1999) identifie comme un obstacle à un apprentissage de
la littérature. Les déclarations sur les limites que ces enseignants perçoivent à la mise en place
des programmes peuvent être considérées comme de véritables lieux de résistance,
puisqu’elles influent sur les pratiques, sur le choix des textes, et des activités auxquelles ils
confrontent leurs élèves en fonction de la représentation qu’ils ont de leur niveau.

1.3 Critères favorisant la réception des programmes

Les enseignants qui ont explicité les raisons d’un accueil favorable (Corpus QUEST),
évoquent principalement quatre critères favorisant l’intégration de pratiques préconisées par
les programmes. Ces critères rendent compte des conceptions de l’enseignement de la
discipline français qu’expriment ces enseignants. J’en déduis, comme je le supposais au
préalable de cette enquête, que la conception de la discipline influe sur la réception des

139. Je rappelle que cet « enseignement programmé […] se traduit par une segmentation des connaissances en petites unités
et par un jeu de renforcements des bonnes réponses […] » selon Annick Weil-Barais (2004, p. 21), qui précise que cette
conception de l’apprentissage « influence encore largement la conception d’outils pour l’enseignement […] ainsi que les
pratiques pédagogiques, d’autant plus que les élèves sont jeunes, ou jugés « faibles » ou jugés « déficients ». Ainsi les
enseignants et les éducateurs préfèreront poser des questions auxquelles les enfants savent répondre, plutôt que de les mettre
en difficulté […] ».

180
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

programmes par les enseignants et que plus l’écart entre les programmes et leur représentation
de la discipline (voire leurs pratiques) est réduit, plus la réception est facilitée.

Onze d’entre eux valorisent les dispositifs récents et les démarches qui leur semblent
pertinentes, favorisant un autre enseignement de la littérature :

Faire en sorte que les élèves réfléchissent, induisent, entrent dans une démarche
scientifique d’expérimentation est ambitieux, mais très enrichissant et prometteur.
(Directeur, DEUG de lettres modernes, 15 ans d’ancienneté, école classée en REP,
CM1-CM2)

Cette démarche scientifique est explicitement associée dans le discours des


enseignants à un enseignement de la littérature, à travers deux opérations cognitives
auxquelles les enseignants se réfèrent : réfléchir et induire. Les apports d’un tel enseignement
sont mis en valeur par ces enseignants pour des raisons variables. Certains évoquent la
littérature comme une source de motivation pour les élèves, alors que d’autres associent
l’enseignement de la littérature et l’éducation à la citoyenneté. Pour ces maitres,
l’enseignement de la littérature renvoie à un apprentissage qui rend compte d’une intégration
d’activités expérimentales vers une problématisation des textes impliquant l’élève.

Sept enseignants les estiment dans la continuité avec ce qu’ils faisaient auparavant.
Nous verrons que de nombreuses pratiques se pérennisent indépendamment des prescriptions,
elles sont intégrées dans des pratiques déjà existantes, elles sont recyclées en fonction de la
lecture que les enseignants font des textes officiels. Cependant, ici, ce sentiment de continuité
se situe au niveau d’une certaine adéquation avec l’évolution de la discipline comme en
témoignent les places et rôles accordés à la BCD (BOEN, 1984) et à la grammaire de texte
(MEN, 1992) dans le discours de ces enseignants. La littérature n’est pas identifiée à travers
ces énoncés comme une discipline à part entière, elle bénéficie juste d’une place de choix.
Lors des entretiens les enseignants valorisent ce critère. Ainsi, ils évoquent des pratiques
anciennes, notamment celles de la maternelle quand ils y enseignaient :

MC12. 122 : ah/une libération/j’ai retrouvé la démarche de ce que je faisais


en maternelle/j’ai retrouvé ma liberté/c’était difficile parce que je ne savais
pas comment faire //comment dire avant/j’avais fait une première année ici
au CM2 c’était des questionnaires ou alors la lecture suivie en classe

Cette allusion à la maternelle n’est pas un fait isolé dans ces discours. Certains
enseignants évoquent leurs pratiques, leurs démarches d’enseignement à l’école maternelle
comme une référence pour penser l’enseignement de la littérature au cycle 3. Il ne s’agit

181
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

pourtant pas (d’après le discours analysé) de percevoir cet enseignement dans la continuité du
cycle 1, mais de le penser à partir d’une conception de cet enseignement et, par conséquent,
de le recycler en le transformant pour l’adapter au cycle 3. Ce qui est particulièrement
valorisé à travers cette référence, c’est une certaine forme de réception du texte où l’oral et la
subjectivité dominent et, surtout, où la parole de l’élève est plus valorisée par l’enseignant que
l’attente de la réponse précise. Je note aussi que les changements annoncés par ces textes
officiels peuvent donner l’impression de correspondre à ce que les enseignants pratiquent déjà
au cycle 3. En effet, MC9 estime que le changement de ses pratiques est bien antérieur aux
programmes en vigueur. Je le rencontre quelques semaines avant son départ en retraite, il
évoque sa carrière et le point départ du changement qu’il situe, il y a une vingtaine d’années.
Le changement concerne surtout l’usage du manuel qui rapidement dans son école a été
remplacé par les œuvres de littérature de jeunesse qui permettaient : « de montrer ce que
voulait dire l’auteur » (MC9 : 6) et cela bien avant les programmes de 2002. Ce changement
fut guidé par la demande institutionnelle d’une inspectrice qui a « sévi autrefois » dans la
circonscription où il enseigne − où il a enseigné toute sa carrière − et probablement est-il aussi
dû au travail en équipe (MC9 : 4 et sqq.).

Pour six autres enseignants, l’adhésion à ces programmes s’est construite à travers la
lecture des documents d’accompagnement et les ouvrages parus sur la question dont, à mon
grand regret, les maitres ne citent pas les références. Ces enseignants semblent en recherche et
en création, ils évoquent de nombreuses activités autres que celles prescrites, que par ailleurs,
ils déclarent bien intégrer dans leurs pratiques. Leur ancienneté est très variable dans ce
groupe, mais on peut identifier une fourchette de cinq à plus de trente ans d’exercice du
métier. Contrairement aux enseignants précédents, ceux-ci construisent l’évolution de la
discipline du français à travers l’appropriation d’outils.

Enfin, cinq de ces professeurs des écoles apprécient l’aspect « innovant », « autre »,
« moins traditionnel ». Ces enseignants valorisent les changements prescrits comme relevant
d’une nouvelle approche scolaire du texte littéraire qui instaure un autre rapport à la lecture
sans évoquer la conception d’un champ disciplinaire à part entière. Le discours de ces
enseignants dénote la spécificité de cet enseignement en termes de rupture avec des pratiques
plus traditionnelles.

Par ailleurs, la réception de ces textes officiels peut dépendre de deux autres critères
que le corpus ENT met en valeur : l’expérience professionnelle et la formation continue.

182
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

Le changement peut s’imposer à la suite d’une expérience professionnelle et surtout il


peut être le fruit d’une rencontre avec une œuvre littéraire qui impose aux enseignants de
penser autrement l’enseignement de la lecture et de la littérature en classe. Ces expériences et
réflexions trouvent dans le texte des programmes des pistes qui vont faciliter leur
appropriation singulière. L’enseignant MC8 évoque la rencontre avec une œuvre littéraire,
Little Lou de Jean Claverie et une modalité de lecture à laquelle cette œuvre est favorable. Le
format de l’album et l’alternance entre récit et BD lui ont permis d’intégrer des pratiques qu’il
associe au DI, et à partir desquelles il déclare vouloir penser la lecture des autres œuvres lues
en classe :

MC8 6 : Little Lou ça a été ma première entrée vers une autre façon ++ et
actuellement je suis en train de chercher comment aller un petit peu plus loin
dans le sens de Little Lou avec les autres ouvrages

Pour cet enseignant, le changement est lié à un évènement précis qui induit une
réflexion inscrite dans le temps, qui passe par une phase de cohabitation de plusieurs
pratiques de lecture en classe. De son côté, MC12 évoque le jour de sa dernière « belle prep »
(MC12 : 364 sqq.) et narre sa rencontre avec le texte littéraire dans toute sa complexité. Une
expérience qui l’a amenée à changer toute sa pratique, en particulier à questionner autrement
le texte en donnant aux élèves une réelle place dans ce questionnement, et plus seulement une
place de répondeurs. Cette expérience me semble extrêmement importante dans la mesure où
l’enseignante exprime ici une difficulté qui déclenche une réflexion professionnelle et
réinterroge ses pratiques. La perception de la difficulté de ses élèves et son analyse devient
une difficulté professionnelle et un défi à relever : comment entrer dans un texte où les
implicites sont si nombreux qu’ils deviennent un obstacle à la compréhension et à la tâche
scolaire de la réponse à la question ? Cette expérience devient la focale à travers laquelle elle
reçoit, perçoit et pratique le DI, qui est alors perçu comme la piste à suivre pour résoudre ces
difficultés et permettre aux élèves de questionner eux-mêmes le texte. Le changement qu’elle
évoque est beaucoup plus radical et rapide que celui qu’évoque MC8 qui ne déclare pas avoir
été confronté à une quelconque difficulté, mais juste avoir été sensibilisé à une autre façon de
faire. Le changement s’inscrit dans l’histoire de chaque pratique enseignante et s’impose en
fonction des raisons pour lesquelles il est envisagé. Il en ressort une certaine satisfaction
lorsque le changement est accompli.

L’enseignante MC5 exprime, quant à elle, une certaine sérénité retrouvée en se


libérant de contraintes que lui imposait son travail de préparation, bien que celui-ci soit

183
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

toujours très important. Elle estime, à présent, être moins focalisée sur sa fiche de préparation
et les questions prévues à l’avance, ce qui lui permet de mieux prendre en compte la parole
des élèves (MC5 : 90). En cela le changement accompli apparait dans le discours des
enseignants comme irréversible, en partie parce qu’il répond à des attentes :

MC2. 242 : c’est vrai que pour moi c’était facile/j’attendais que ça change
/,mais sans ça/je ne savais pas comment changer alors que maintenant ça
me semble évident/c’est un confort/un bonheur +

Ces programmes arrivent à un moment où ces enseignants ont envie de changer leurs
pratiques et les pistes qu’ils proposent répondent à des questions professionnelles. Ils ne sont
par conséquent pas perçus pour leur spécificité, mais plutôt par les réponses que les
enseignants y trouvent et qui favorisent une conception du DI à partir d’un espace de la parole
des élèves qui est revu parce que ces enseignants voulaient le réviser.

D’autres enseignants valorisent la formation continue, en particulier les stages de


circonscription et le travail en équipe (MC1 ; MC2 ; MC3 ; MC4 ; MC10). Dans l’extrait
suivant MC2 rapporte son enthousiasme lié au stage et son envie de convaincre ses collègues
des bienfaits des changements qu’elle entrevoit :

MC2. 156 : [...] + on a commencé par un stage et ben ce stage /// ( …) on a


réfléchi/avec le recul je pense qu’on s’était réuni et on a réfléchi à ce que l’on
pourrait faire et on repartait dans nos classes/on essayait et on revenait et
on partageait et ça a duré une année/ça s’est essoufflé et après je pense que
chacun de son côté a continué + ouais/et je vous dis après en revenant/moi
j’en parlais/aux collègues/j’en parlais et je leur disais ben on pourrait faire
ça/ça et puis après c’est pareil/les autres ont commencé et puis/c’est pas
compliqué je crois + non, mais je pense que tout le monde peut se régaler avec
ça + on ne peut pas dire moi j’aime pas faire de la littérature c’est pas
possible/donc voilà !

La présentation de ces programmes officiels en formation initiale n’est pas le gage


d’une réception plus favorable. MC10 (MC10 : 58) comme d’autres, évoque les
questionnaires de lecture. Mais son discours dénote une volonté de justifier une pratique que
sa formation initiale n’a pas valorisée, voire a dû proscrire. Cependant, ce que ces enseignants
formés initialement aux programmes de 2002 évoquent ce sont aussi leurs propres pratiques
d’élèves et leurs représentations communes, socialement construites de cet enseignement. Le
questionnaire de lecture demeure une référence dans le cadre d’un enseignement de la lecture
et de la compréhension, au même titre que la dictée pour l’enseignement de l’orthographe.
(Chervel, 1998) et qu’il puisse être détrôné par le DI ne se conçoit pas aisément.

184
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

Éléments de conclusion
L’analyse de ces déclarations au sujet de la réception des programmes de 2002 éclaire
des réceptions contrastées en fonction du parcours des études et de l’expérience
professionnelle. Les résistances formulées s’appuient d’une part sur une mise en œuvre
perçue comme confuse et les enseignants n’en visualisent pas les finalités et d’autre part sur
des représentations de l’école primaire en tension avec ces programmes, mais en aucun cas
elles ne portent sur le contenu même de ces programmes, si ce n’est à la marge, les horaires.

Si la réception des textes officiels qui instituent la littérature parait plus aisée pour les
maitres ayant un cursus et une culture plutôt littéraires ou en SHS, il apparait à la lecture des
énoncés que d’autres enseignants accueillent favorablement ces prescriptions. Leur
conception de la discipline du français ainsi que la place qu’ils octroient au texte littéraire
jouent un rôle incontestable dans l’accueil réservé aux nouvelles instructions. Pour certains
enseignants ces programmes sont en adéquation avec leurs représentations de l’enseignement
de la littérature ou répondent à des questions professionnelles, pour d’autres au contraire, ils
sont plutôt hermétiques, difficiles d’accès. Les changements prescrits sont d’autant mieux
perçus qu’ils paraissent proches des pratiques existantes ou des représentations que les
enseignants ont de cet enseignement. Il en résulte que le texte des programmes de 2002 n’est
parfois pas perçu comme une rupture avec des pratiques anciennes, mais dans le
prolongement de ce que les enseignants font déjà. Ils peuvent aussi être une force
d’accompagnement à des changements attendus ; certains enseignants y trouvent des réponses
et des propositions qui leur conviennent à un moment précis de leur carrière.

Au vu de ces déclarations, il semble nécessaire de s’interroger sur les changements


réels que ces prescriptions occasionnent, les changements que les enseignants perçoivent,
ceux auxquels ils tentent de répondre et ceux auxquels ils résistent.

2 Évolution déclarée de l’enseignement de la lecture et de la littérature

Le discours des enseignants permet d’identifier à la fois des évolutions conscientes des
pratiques et des lieux de résistance à des changements préconisés par les programmes de
2002, qui peuvent être compris et ne pas être pris en compte dans les pratiques déclarées. Ma
réflexion porte sur deux éléments : les critères de choix des textes et la perception des
apprentissages visés.

185
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

2.1 Évolution du corpus des œuvres lues ?

Les critères de choix les plus déclarés sont au nombre de quatre, comme en témoigne
le tableau ci-dessous140 :

4. Tableau : Quels sont vos critères pour choisir les textes littéraires pour votre classe ? (Question à choix
multiples ; résultats ordonnés par ordre décroissant à partir de la variable « souvent »)

Soixante-sept sur soixante-dix-huit enseignants déclarent choisir les œuvres en


fonction du critère thématique, quels que soient le contexte d’enseignement, le niveau dans le
cycle et l’ancienneté.

Le second critère concerne la longueur des textes et la place accordée à l’œuvre


intégrale. Les enseignants déclarent ensuite valoriser un programme de lecture en fonction des
textes déjà lus et à lire, et des apprentissages qui se planifient. Enfin le quatrième argument
concerne les recommandations que proposent les deux listes de référence (MEN 2002b,
2004), elles guident quarante et un sur soixante-dix-huit enseignants. Le discours des
enseignants lors des entretiens permet d’affiner ces déclarations et de mieux comprendre les
raisonnements qui sous-tendent ces pratiques déclarées. Je propose d’éclairer certaines de ces
déclarations qui laissent entrevoir une conception favorable à la pratique du genre DI.

2.1.1 La place de l’œuvre intégrale

Lors des entretiens (corpus ENT), les enseignants déclarent que depuis 2002 ils
confèrent une place plus importante à l’œuvre intégrale. Le corpus de textes cités est
caractérisé par une grande variété de textes essentiellement issus de la littérature de jeunesse.
Ce qui peut apparaitre comme une caractéristique du cycle 3 dans la mesure où cela contraste
avec les travaux de Laurence Pasa et Claire Bèges (2006), mais aussi avec les travaux
antérieurs de Éliane Fijalkow (1999) qui observent un usage très restreint des œuvres

140. Il s’agit d’un tableau à question à choix multiples. Les résultats sont ordonnés par ordre décroissant à partir de la
variable « souvent ». Les variables ont été regroupées (jamais et rarement ; souvent et très souvent) afin de rendre les
résultats lisibles.

186
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

littéraires au cycle 2 au profit des manuels de lecture. J’observe la tendance inverse. Les
enseignants que je rencontre et qui enseignent au cycle 3, ont pour la plupart mis à l’écart le
manuel de lecture, qui n’est plus utilisé que lors des ateliers de lecture, pour des activités qui
selon eux ne relèvent pas de l’enseignement de la littérature, mais plutôt de la lecture (MC8 et
MC10). Ce qui m’amène à interpréter que leur discours associe l’œuvre intégrale à cet
enseignement, mais il associe également le DI à la lecture de l’œuvre lue intégralement, de
préférence en classe141.

2.1.2 La quantité de texte à lire

Depuis 2002, la quantité de textes à lire en une année est toujours objet de discussion
et les discours des enseignants (corpus QUEST et corpus ENT) s’en font écho. J’ai déjà
évoqué cette contrainte comme un obstacle perçu à la mise en œuvre des programmes (supra
p. 179), toutefois il apparait que le discours des enseignants du corpus ENT éclaire autrement
ces contraintes dès lors qu’elles ne sont plus envisagées comme des obstacles.

Le fonds de livres de l’école, les séries achetées doivent être « rentabilisés » - terme
récurrent des entretiens - et pour certains enseignants, il est rassurant d’avoir tous ces livres à
disposition, d’autant que des questionnaires sont prêts (MC2 : 12). MC8 trouve un grand
confort dans ces séries qu’il a complétées au fur et à mesure des années : chaque élève a
aujourd’hui un livre. MC7 travaille l’œuvre de Pennac L’œil du loup par dépit, la série existait
dans l’école et il n’y avait pas de budget disponible pour faire d’autres achats. Pour deux
autres enseignantes, l’existence des séries scolaires n’est pas valorisée puisqu’il leur est
impossible de travailler la même œuvre deux années consécutives. MC4 déclare lors de
l’entretien ne pas lire l’intégralité de l’œuvre qu’elle étudie en classe pour ne pas influencer
ses élèves, elle réitère cette déclaration en classe142 :

MC4 351 : [...] je le lis en même temps que vous le livre/je ne le lis jamais en
entier le livre avant/je le découvre avec vous/parce que sinon je vous guide
trop/je ne vous laisse plus vous exprimer/voilà et vous/vous le savez, mais je
le dis à madame D. /je ne fais jamais une œuvre deux années en suivant +++
et donc ce que je veux c’est que vous émettiez toutes les hypothèses possibles

Par ailleurs, elle n’est pas la seule à déclarer ne jamais travailler deux années en
suivant une même œuvre. MC12 justifie ainsi cette attitude professionnelle réfléchie :

141. Je spécifie de « préférence » étant donné que lors des séances observées, les œuvres ont été lues dans deux classes (C5 et
C6) hors temps scolaire.
142. Je cite cette fois-ci le discours de l’enseignante lors de la situation de classe.

187
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

MC12. 108 : bon, mais c’est pervers pour moi de reprendre d’année en année
un texte
109 : pervers ?
MC12. 110 : pervers parce que du coup t’attends/tu les regardes et tu attends

Ces propos m’amènent à penser que ces enseignants verbalisent une conception de
l’enseignement de la littérature et de l’interprétation du texte qui parce qu’elle se construit
sous la forme de débat ne devrait pas être guidée, comme si laisser un espace à la parole de
l’élève pour s’exprimer sur sa lecture singulière du texte n’est possible que si l’enseignant n’a
pas en sa possession toutes les solutions. Cette conception est pour moi heuristique des
pratiques du genre que j’observe et dont je rendrai compte dans la partie suivante.

Toutefois, leur discours montre que la quantité des œuvres à lire évolue sans pour
autant respecter la quantité conseillée, à savoir dix livres par an. De manière assez générale, il
apparait que le calendrier scolaire impose un rythme de travail et donc un rythme de lectures.
Les lectures se programment en intégrant la contrainte temporelle. MC8 alterne un livre en
littérature et ensuite un travail plus technique en lecture, qui se réalise : « à partir des
évaluations et d’une batterie d’exercices où là / ils ont des ateliers de lecture et ils savent
qu’ils se perfectionnent » (MC8 : 54). MC7 déclare également alterner des lectures sur une
période, mais son choix porte sur un roman où chaque élève a un livre et ensuite un album ou
une BD où un seul exemplaire est à la disposition de la classe. Une majorité des enseignants
déclare travailler un à deux livres au maximum par période alors que trois enseignantes
(MC12 ; MC6 ; MC5) très engagées dans divers projets proposent plusieurs lectures en même
temps. C’est ainsi que MC6 cite trente-six textes (cf. infra p. 752) qui correspondent aux
diverses modalités de lecture qui cohabitent dans la classe et qui alimentent le projet de
l’année : écrire et monter un spectacle qui rende compte de l’histoire de divers instruments de
musique à travers le monde. La quantité de textes dans cette classe est importante et
significative des changements. En effet, MC6 évoque un projet qui a déclenché le
« fourmillement d’idées » et qui s’est avéré être en contradiction avec les programmes de
2002 :

MC6. 160 : Mme l’inspectrice m’a convoquée dans son bureau et m’a dit// j’ai
un projet pour toute votre école et vous allez travailler sur Marguerite
Yourcenar/puisqu’elle faisait partie à l’époque du Mont Noir/et on a travaillé
sur Marguerite Yourcenar toute une année/et là/c’est de là qu’est venu tout ce
fourmillement d’idées parce que là/on a travaillé de la maternelle petite
section jusqu’au CM2/sur un texte très compliqué quand même/c’était très
compliqué et sans financement/c’est-à-dire qu’on s’est débrouillé tout
seul/donc on a acheté les livres et c’est pour ça que c’est un projet absolument
génial donc on a travaillé toute l’année sur ce texte-là/alors je vous dis pas

188
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

quand les documents d’application sont arrivés et qu’on a vu qu’il fallait


travailler un livre sur 15 jours de temps/je suis allée la voir et je lui ai dit/on
est pas du tout dans les textes-là Mme l’inspectrice + bon elle a dit/on l’a fait
avant

Travailler toute une année sur l’œuvre d’un auteur fut une expérience enrichissante
que les programmes de 2002 semblent remettre en cause d’après cette enseignante. Cette
tension entre les prescriptions nationales et les projets de l’équipe locale est régulièrement
verbalisée par des enseignants très impliqués et qui sont parfois plus innovants
qu’exécutants143. Dans le cas présent, les projets vont demeurer, mais prendre en compte la
quantité de textes à lire, qui prend la forme de diverses modalités de lecture. C’est ainsi que
dans certaines classes, les élèves lisent jusqu’à trois livres à la fois : celui qu’ils peuvent
choisir, lire à la maison et présenter en classe ; celui qui accompagne un projet de classe ;
celui est qui étudié en classe et fait l’objet d’apprentissages précis. À ces modalités de lecture,
s’ajoute une autre modalité assez fréquente à l’école primaire qu’est la lecture à haute voix de
l’enseignant : « ah oui parce que tout à l’heure/j’ai oublié de vous dire tous les jours je leur lis
un livre » (MC6 : 72). D’autres enseignants évoquent cette lecture réalisée par le maitre,
parfois très ritualisée, ayant lieu à un moment précis de la journée ou de la semaine. Pour
MC2 cette « lecture feuilleton », telle qu’elle la nomme, participe à la construction d’une
culture partagée de la classe (MC2 : 78).

Cette augmentation déclarée de la quantité de textes lus en classe répond à des projets
de lecture qui évoluent ainsi que des modalités de lecture qui se diversifient.

2.1.3 La place privilégiée des récits

Force est de constater que la catégorie du récit occupe une place privilégiée dans ce
que rapportent les discours des enseignants. Si je me réfère à la classification proposée des
genres textuels par les documents d’accompagnement des programmes (MEN, 2002b, 2004)
on se rend compte que certains « genres » et « formes » dominent particulièrement 144:

143. Je renvoie le lecteur au travail mené avec Brigitte Monfroy dans le cadre de notre recherche collective qui éclairait bien
cette tension et même parfois une certaine contradiction entre les projets des enseignants et les prescriptions. Certains
enseignants rencontrés avaient, bien avant la prescription des IDD, mis en place des projets assez similaires qui étaient alors
porteurs de sens, alors que les prescriptions l’étaient nettement moins et ne semblaient pas répondre aux difficultés locales
telles que les enseignants les analysaient (Dias-Chiaruttini, 2007b).
144. Ce corpus de textes reconstitué, ici, tient compte des cent deux titres que les enseignants ont déclaré lire en un an dans
leur classe. Ces déclarations ne concernent que les textes que les enseignants déclarent et se remémorent. D’une classe à
l’autre la quantité de textes cités est très variable et ne rend pas nécessairement compte de toutes les lectures effectuées. Il se
trouve en annexe 8 (infra, p. 752).

189
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

60

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5. Tableau : Pratique déclarée des genres textuels

J’ai ajouté une catégorie pour prendre en compte les références musicales et
filmographiques qui accompagnent la lecture de certains textes en classe. Certes cette
classification est discutable, comme toute classification, mais elle laisse percevoir une
conception d’organisation officielle de la bibliothèque scolaire. Elle montre néanmoins que
les récits, les contes et les albums représentent respectivement 54 / 23 / 18 sur 102 œuvres
citées. Ce constat ne présente aucune nouveauté, il est assez conforme aux résultats qu’expose
Sylvie Dardaillon (2009). Toutefois, la place des albums est à souligner dans la mesure où au
cycle 3 elle apparait comme une nouveauté dans les pratiques, d’après les enseignants :

MC4. 137 : +, mais il y a 10 ans quand on travaillait autrement la littérature


et +++ je ne me souviens plus d’avoir porté autant d’importance à
l’album/par exemple + je suis toujours en recherche de nouvelles lectures
avant non/les textes tournaient +++ maintenant on se renouvèle quand
même beaucoup

Sylvie Dardaillon (2009) relève un attrait restreint pour « l’iconotexte » à savoir les
albums et les bandes dessinées (idem, p. 85 sq.) que je retrouve en creux dans les discours
analysés. Néanmoins, les problèmes que pose la lecture de l’album, notamment à travers la
double lecture texte-image, favorisent une conception et une pratique du DI. (cf. MC4, infra,
p. 631, sqq.)

190
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

Les textes théâtraux et poétiques sont nommés, mais de façon réellement minoritaire.
Certains enseignants n’évoquent pas ces genres textuels et d’autres leur accordent une place
singulière. Le texte de théâtre est toujours associé aux projets de la classe alors que la poésie
trouve plus facilement une place dans l’organisation de la semaine. Elle s’apprend et se récite
et ses vertus sont nombreuses (MC7 : 149). MC12 aimerait prendre en charge cet
enseignement pour précisément le mener autrement, mais il revient au collègue qui partage sa
décharge de maitre formateur. Pour MC5 et MC6 le texte poétique intègre les projets en
littérature au même titre que les autres textes étudiés et lus, elles déclarent lire des recueils de
poésie et transposer en spectacle des poèmes, comme tout autre texte littéraire. Seule MC4
évoque la poésie comme une forme littéraire à part entière à laquelle elle consacre beaucoup
d’importance :

MC4. 127 : et tout à l’heure vous me demandiez si l’interprétation je la faisais


à l’oral/en poésie beaucoup plus parce que là je ne leur demande pas
d’écriture/,mais ce qu’ils ressentent/la perception et les émotions qu’ils
peuvent ressentir à la lecture pour moi là ça se fait à l’oral effectivement +
oui c’est vrai qu’en y réfléchissant le texte poétique/là tout est possible/tout
est interprétable/chacun peut l’interpréter parce qu’il y a encore plus liberté
dans le texte poétique/même s’il y a des objectifs qu’il raccroche/il faut que les
enfants sachent repérer un champ lexical/qu’ils connaissent un minimum sur
l’étude des vers + et après ça/vous nous donnez un vrai débat interprétatif toi
tu penses que c’est l’amour et pourtant le champ lexical c’est celui de la mort
donc voilà/,mais de prime abord à l’écoute d’un poème je pense que
l’interprétation est beaucoup plus à leur portée que le texte narratif

Cette dernière citation me semble particulièrement intéressante puisqu’elle laisse


présager d’une évolution du genre DI consacré à la réception du texte poétique alors que les
modèles didactiques ne le formalisent qu’en s’appuyant sur la compréhension du texte
narratif.

2.1.4 Rapport ambigu aux listes de référence

Les données du questionnaire montrent que plus de la moitié de l’effectif des


enseignants déclare connaitre les documents des deux listes de référence (MEN, 2002, 2004)
et s’y référer, pourtant, lors des entretiens, le discours est beaucoup plus nuancé. Seulement
trois enseignantes du corpus ENT (MC11 ; MC12 ; MC7) font allusion aux documents
d’accompagnement qui établissent les listes des œuvres recommandées, conseillées pour le
cycle 3, mais une seule d’entre elles déclare que c’est un outil de référence dans l’école
(MC7 : 113). Les autres enseignants évoquent davantage les limites de ces outils. Telle MC11
qui exprime des regrets au sujet d’une lecture qu’elle a choisie − La sortie au théâtre de Karl

191
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

Valentin − en faisant, dit-elle, « confiance à la liste », « bien trop difficile, il a fallu l’achever
rapidement » confie-t-elle (MC11 : 170).

Néanmoins, le corpus des textes lus en une année scolaire (infra, annexe 8, p. 752)
montre que les titres figurant sur les listes de 2002 et 2004 sont assez représentés. Au total
plus de 37% des titres cités (trente-huit titres sur les cent douze cités et déclarés lus en une
année) sont issus de ces listes. Que ces documents d’accompagnement des programmes soient
une référence ou ne le soient pas, un outil professionnel valorisé ou oublié, les œuvres
choisies par les deux commissions dirigées par Henriette Zoughebi et Christian Poslaniec
pour construire une culture partagée semblent relativement connues et lues dans ces classes.
Ainsi, je pense que ces recommandations sont relayées dans les écoles par diverses modalités
que sont les stages, les échanges entre collègues, mais aussi l’outil Internet et le nombre de
fichiers disponibles en ligne au sujet de ces œuvres. Lors des séances observées, j’ai pu
identifier certains de ces documents issus de sites connus de maisons d’éditions (infra, annexe
10, p. 761), de sites plus ou moins officiels (CRDP, sites des circonscriptions, etc.). Par
ailleurs, il se trouve que le corpus des textes, sur lequel portent les DI que j’observe, présente
une majorité de textes recommandés par les listes de référence de 2002 et 2004, au total neuf
sur douze. Certains ont d’ailleurs disparu de la liste de 2007145. Trois textes - Au pied du mur
d’Hélène Montardre, L’enfant océan de Jean-Claude Mourlevat, La logeuse de Roald Dahl -
ne figurent pas sur les listes, mais ce sont néanmoins des œuvres d’auteurs cités par les
documents officiels. Ces enseignants n’ignorent pas l’existence des documents
d’accompagnement, cependant, lors des entretiens et lorsqu’ils m’ont annoncé le texte choisi
pour la séance, ils se référent très peu aux listes, mais ils ne semblent pas en méconnaitre le
contenu…

2.1.5 Rapport ambigu à la complexité des œuvres

Le discours des enseignants sur les textes qu’ils choisissent de lire en classe témoigne
d’une connaissance et d’une identification des résistances que posent ces textes146, qui

145. La liste parue en 2007 est composée de 300 titres dont cent vingt sept datent de la liste de 2002, cent trente sept titres
correspondent aux recommandations de 2004. Ce sont ainsi au total quatre-vingt-dix nouveaux titres qui sont proposés à la
place des titres de listes précédentes, puisque en 2004, cette liste comportait déjà 300 titres d’ouvrages.
146. Je n’avais pas prévu initialement de présenter les textes choisis lors des séances du fait même que j’ignorais les titres
que les enseignants choisiraient. C’est au fur et à mesure des séances et de leurs propos que je me suis intéressée à leur
présentation des textes et surtout à un discours qui m’a semblé très conventionnel, très homogène, d’autant qu’il était
spontané et que je m’empressais de conserver quelques notes, ou parfois des enregistrements, puisque j’étais en train de tester
le matériel. J’ai ainsi recueilli, un discours qui rend compte de normes scolaires, un discours institutionnalisé sur ces œuvres.
J’ai exploité ce discours à partir de notes relevées sur place ou lors de l’analyse des enregistrements. Ce sont cependant les

192
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

pourraient laisser croire que la mission des listes de référence qui consistait à guider les
enseignants vers des textes résistants soit relevée.

Ces textes font appel à des savoirs culturels importants que les enseignants exposent.
Les quatre œuvres de Jean Claverie, Évelyne Brisou-Pellen, Michael Morpugo et Hélène
Montardre renvoient à des périodes historiques précises qui nécessitent certaines
connaissances. Ainsi MC8 et MC12 rappellent que Little Lou de Jean Claverie fait allusion à
la grande dépression, à la guerre des gangs, à la mafia, aux conditions de vie du peuple noir
américain dans les années 1930, à la naissance du jazz et du blues. La vengeance de la momie
d’Évelyne Brisou-Pellen emmène les élèves en Égypte et les confronte au pillage des
tombeaux et des pyramides, « sport local à travers les siècles » précise l’enseignant MC10 qui
a fait des études en histoire de l’art. Il faut se familiariser avec l’histoire et les noms des
Dieux égyptiens et notamment comprendre que le chacal, qui accompagne le héros Khay,
n’est qu’un Dieu qui protège la momie que l’enfant transporte, à moins qu’il ne la surveille
pour protéger l’humanité… MC5 rapporte que Le secret de grand-père de Michael Morpugo
mélange plusieurs récits qui se déroulent à des périodes différentes, notamment celle de
l’industrialisation et celle de la Première Guerre mondiale. Parallèlement, selon l’enseignant
MC3 l’expropriation des agriculteurs pour construire les grands axes routiers est une
thématique que les élèves ont à s’approprier pour comprendre Au pied du mur d’Hélène
Montardre.

Par ailleurs, le discours des enseignants laisse transparaitre quelque chose qui relève
d’une mise en scène de l’intertextualité. Ce discours permet de percevoir une certaine
attention portée aux liens et aux références entre les textes (Genette, 1982), mais aussi parfois
est-il possible de percevoir à travers ce discours, de façon implicite, l’approche d’une
intertextualité comme effet de la lecture (Riffaterre147, 1980). MC11 programme dans le

seules données que je n’ai pas transcrites et qui figurent de façon intégrale dans les documents de recherches présentés en
annexe.
147. L’intertextualité est une notion majeure qui a influencé les programmes de 2002 et qui est à l’origine de la conception de
la lecture en réseau qui accompagne une certaine conception du genre DI où les liens entre les textes viennent enrichir,
valider l’interprétation d’un texte. D’après Tzevan Todorov (1981), cette notion est un des schèmes de l’interprétation, elle
est d’ailleurs l’un des critères de la littérarité des textes. Parmi les diverses approches de la notion (pour une approche
historique de la notion, cf. Nathalie Limat-Letellier et.Marie Maguet-Ollagnier 1998) je retiens celles de Gérard Genette et de
Michael Riffaterre dans la mesure où elles me semblent ici, en filigrane, expliciter les propos des enseignants, non pas que je
présuppose que les enseignants se réfèrent implicitement à ces théories, mais que ces dernières pourraient être implicitement
transposées à l’école et que le discours des enseignants rendrait compte des nuances théoriques. Gérard Genette (1982), dans
Palimpsestes, élargit la notion dans une théorie de la transtextualité, et identifie cinq types de relations intertextuelles :
intertextualité ; paratextualité ; métatextualité ; architextualité, hypertextualité. De son coté Michael Riffaterre (1980, p.4)
déclare : « L’intertextualité est la perception par le lecteur de rapports entre une œuvre et d'autres, qui l'ont précédée ou
suivie ». Elle est, par conséquent, un effet de la lecture, ce qui lui permet de distinguer deux régimes de l’intertextualité, l’un

193
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

courant de l’année la lecture du Petit Poucet de Charles Perrault pour étudier en fin d’année
L’enfant océan de Claude Mourlevat, afin que les élèves rappellent l’hypotexte. Ce texte est
étudié dans deux autres classes, celles de MC7 et de MC9. Dans la première les liens
intertextuels ne sont pas évoqués dans la seconde le texte est lu à la suite du texte de Claude
Mourlevat pour « voir si les élèves y pensent ». Trois collègues (MC5, MC6 et MC12)
déclarent travailler une œuvre phare en classe et proposer d’autres lectures en rapport avec le
thème ou le genre qui circulent dans la classe, afin de permettre aux élèves d’enrichir leurs
connaissances, mais aussi de construire les liens. Lorsque MC2 et MC9 évoquent les textes
qu’ils ont choisis pour le DI148, à savoir Les trois cochons de Wiesner et L’enfant océan de
Mourlevat, ils me les présentent (juste avant la séance) comme des réécritures contemporaines
de contes traditionnels et relèvent des indices précis qui doivent permettre aux élèves de
construire les liens. Ainsi, leur discours montre qu’ils tissent en tant que lecteurs les liens
intertextuels entre ces œuvres choisies, cependant leur objectif est précisément de vérifier que
les élèves les construisent et non d’en induire la construction. MC3 rappelle que c’est plutôt
aux élèves de rapprocher les œuvres au gré de leurs lectures, de leur « mémoire », de leur
« affect ». Ces liens ne sont pas des apprentissages explicites, mais le rôle du DI, tel qu’il
transparait ici, est de permettre l’évocation de ces liens sans qu’ils soient proposés par les
enseignants.

De manière générale, le discours des enseignants met surtout en valeur l’histoire


racontée qui est susceptible d’intéresser les élèves. L’intérêt supposé des élèves pour ces
œuvres réside essentiellement dans l’émotion et les thématiques de ces textes choisis. Les
enseignants (à l’exception de MC9 et MC3 qui ne verbalisent pas cette attente) veulent
provoquer ou attendent une réaction chez leurs élèves qui ouvre sur l’expression du gout,
l’identification aux personnages et une réflexion sur la fiction en tant qu’histoire vraie,
plausible.

La présentation de ces œuvres construite à partir du discours des enseignants montre


une assez grande homogénéité de critères scolaires pour qualifier une œuvre littéraire. Elle
rend compte d’un discours formalisé qui se retrouverait volontiers dans les œuvres

aléatoire et l’autre obligatoire qui relève d’une compétence du lecteur pour lire correctement les présupposés du texte (ibid.
p.5). Ces présupposés théoriques de la notion me semblent être valorisés par les programmes de 2002 et notamment le
discours des documents présentant les œuvres (MEN 2002, 2004) où certains rapprochements de textes sont prescrits et
présentés comme des effets de la lecture à mener en classe, valorisant certains passages des textes et certains types de
relations. Je pense que ces notices, véhiculées par d’autres médias que ces documents de référence, notamment Internet, sont
connues des enseignants.
148. Il s’agit des notes de terrain recueillies lors des séances observées.

194
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

pédagogiques, dans les fichiers de lecture, dans les documents d’application de 2002 et de
2004. Un discours scolaire sur les œuvres littéraires qui convoque la noosphère, des textes
officiels aux travaux des didacticiens, vulgarisés par les fichiers, les ouvrages récents autour
de la lecture des œuvres longues. Pourtant tous ces enseignants n’évoquent pas spécialement
des lectures professionnelles149, ce qui m’amène à supposer l’existence d’un discours qui
accompagne les œuvres qui entrent à l’école dont les enseignants se font ici l’écho et que je
reconstruis. Par ailleurs, spontanément tous ces enseignants témoignent d’une très grande
importance accordée à l’histoire racontée et aux valeurs éthiques, morales abordées par ces
textes, ce qui me semble constituer une caractéristique majeure de la lecture du texte littéraire
à l’école, voire d’une pratique déclarée du genre DI, comme nous verrons infra.

2.2 Modes de programmation des textes lus

2.2.1 Les apprentissages visés

Les enseignants choisissent les textes en fonction d’un certain nombre de contraintes
et des logiques de programmation diverses. Les choix des œuvres sont aussi guidés par des
activités que les enseignants favorisent et qu’ils associent à un enseignement de la littérature.
Il s’agit du premier critère que les enseignants évoquent lors de la question ouverte
concernant leurs critères des choix des œuvres. Trente-cinq citations sur les soixante-cinq
exprimées concernent les apprentissages visés et se déclinent en cinq sous-catégories : varier
les genres (16 citations) ; construire une culture à partir de lectures incontournables et des
liens intertextuels (7 citations) ; en lien avec les apprentissages relevant de la maitrise de la
langue, l’ORL (5 citations) ; en rapport avec le projet d’écriture (4 citations)150 ; construire des
projets interdisciplinaires en lien avec l’histoire, les arts visuels (3 citations).

Lors des entretiens, les enseignants explicitent ces choix concernant les apprentissages
qu’ils associent à l’enseignement de la littérature. Cinq enseignants sur douze choisissent des
textes en fonction des productions écrites des élèves et des difficultés en langue qui s’y
révèlent. MC2 (MC2 : 180) recourt à l’album Surtout n’ouvrez pas ce livre ! de Michaela
Muntean, Pascal Lemaître pour travailler la négation. Cinq autres enseignants, comme MC10,
insistent sur les liens avec la production écrite et le rôle de cette activité sur la
réception/compréhension du texte :

149. À l’exception de trois enseignantes (C5, C6 et C12).


150. Dans une autre question portant sur les activités que les enseignants valorisent en classe, la production d’écrit est mise
en valeur.

195
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

MC10. 28 : l’écrit alors il intervient à différents niveaux/disons que moi


justement quand je propose une situation d’écrit c’est en relation avec l’œuvre
qu’on a étudiée/soit imaginer la suite ou anticiper donc sur euh ::: mais
toujours en essayant de garder des connexions donc ça oblige aussi les
enfants à tenir ::: compte du texte original/à être sensible à certains détails

Cependant, je ne peux considérer cette pratique comme étant généralisée. MC8 ne fait
aucun lien, dit-il, avec la production écrite :

MC8. 76 : je pourrais, mais c’est quelque chose qui n’est pas encore fait dans
la classe, mais bon/ j’ai réfléchi et je me dis que ça il faudrait quand même
que j’arrive à introduire des situations d’écrit sur le texte/ dans le texte

En attendant, il confie cet apprentissage à l’enseignante qui a en charge son temps de


direction. Pourtant, il manifeste une très grande sensibilité à la beauté de la langue à laquelle
il essaie d’initier ses élèves. Il évoque la lecture de La bête à Mait’belhomme de Guy de
Maupassant et précise au sujet des descriptions des personnages :

MC8. 46 : nous on s’arrête et on dit vous voyez nous aussi à certains


moments de l’année on a fait des descriptions et là il y a un retour sur ça/et
on regarde comment il a fait Maupassant ? // c’est drôlement bien dit tout de
même ++

Ce n’est sans doute pas par hasard qu’il termine tous les ans l’année de CM2 par La
grammaire est une chanson douce d’Éric Orsenna. Son discours laisse percevoir que sa
pratique professionnelle est en évolution constante.

Les liens avec les autres disciplines sont régulièrement évoqués. Programmer une
lecture qui trouve écho dans le programme d’histoire est assez fréquent. MC4 dit avoir
exploité deux romans au cours du premier trimestre qui étaient en lien avec le travail en
histoire : Les grandes découvertes et La guerre 14-18 dans la collection Thémalire, que la
maison d’édition Nathan classe dans le champ disciplinaire de l’histoire. Ces textes déclarés
littéraires par l’enseignante sont l’objet d’activités qu’elle associe à l’enseignement de la
littérature et qui définissent sa conception de la lecture de l’œuvre littéraire en classe. De
même que la lecture littéraire contribue à la construction de la littérarité du texte (Gervais,
1992, 1993 ; Reuter, 1995b, 1995c) le discours de cette enseignante amène à concevoir que
l’exploitation d’un texte en littérature en fait un objet littéraire en raison des activités mises
en œuvre. Quant à MC2, elle témoigne de choix de textes littéraires qui viennent enrichir le
travail en histoire : une lettre de Madame de Sévigné, la vie de Molière, etc. (MC2 : 2). Pour

196
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

MC1, tous ces liens sont possibles, mais elle exprime une préférence pour une
exploitation commune de la littérature et de l’éducation civique.

Les textes choisis sont associés à des apprentissages en classe qui visent d’une part la
culture littéraire et générale des élèves et d’autre part l’apprentissage de la langue. En somme,
le discours des enseignants décrit certaines conceptions de l’enseignement du français,
notamment les liens interdisciplinaires bien antérieurs aux prescriptions des programmes de
2002, hormis le fait incontestable qu’ils déclarent lire plus d’œuvres qu’auparavant et que les
œuvres intégrales bénéficient d’une place de choix.

2.2.2 Logiques de programmation des textes lus et à lire

La programmation des textes suit certaines logiques qui reposent sur des savoirs de la
littérature et son enseignement, mais aussi sur des pratiques sociales et socialisantes de la
lecture.

Prise en compte des projets et concours de lecture

Les projets de classe et les concours de lecture auxquels participent ces classes sont
une autre forme de contrainte avec laquelle les enseignants composent et qu’ils s’imposent.
MC12 déclare qu’elle n’aurait jamais choisi les œuvres du Gayant Lecture151 qu’elle a décidé
tant d’imposer aux élèves qu’à elle-même. Cette sélection lui pose de réels problèmes qu’elle
exprime : que lire après Virus de Valérie Dayre ? Comment organiser la rencontre avec
l’écrivain, et rendre compte de la lecture du texte, surtout quand il n’a pas réellement plu ? La
pratique du DI trouve dans ces lectures en classe un espace associé au projet : questionner le
texte pour rencontrer son auteur ; organiser la transposition du texte en spectacle, etc.

Prise en compte des lectures hors classe

À ces textes choisis pour la classe s’ajoutent des lectures moins formelles, souvent
qualifiées de « lecture-plaisir », qu’offrent les bibliothèques de classe, les BCD, voire les
bibliothèques municipales. Pour quatre enseignants l’investissement dans l’espace de la
bibliothèque de classe est important. MC1 raconte que les élèves commandent des livres qui
sont achetés par la coopérative. Les élèves lisent ces livres et les présentent aux autres. Aux
livres que les élèves commandent s’ajoutent ceux que les élèves apportent spontanément de
chez eux et cela dans de nombreuses classes de cet échantillon. MC12 complète sur ses fonds

151. Concours organisé dans le cadre du Salon du Livre de Douai.

197
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

propres sa bibliothèque avec des textes variés en fonction de ses élèves pour que chacun y
trouve des livres qui lui donnent envie de lire. MC5 puise quant à elle dans la bibliothèque de
ses enfants et de ses collègues pour proposer aux élèves des lectures qui complètent celles
faites en classe. MC6 a aussi constitué au fur et à mesure des projets, des œuvres réservées à
ces élèves qui ne complètent pas le fonds de la BCD. La bibliothèque de la classe a une valeur
particulière. MC8 évoque sa bibliothèque de classe dont le fonctionnement ne vise rien
d’autre que le plaisir de lire et de partager ses lectures faites et non faites soit une socialisation
par la lecture :

MC8.54 : après il y a la bibliothèque et là c’est la lecture plaisir à fond +


parce que j’ai acheté/avec la coopérative de la classe/j’ai maintenant
cinquante ou soixante livres /et les enfants / et je procède encore autrement +
je leur dis ces livres je vais vous les prêter/donc on écrit un règlement de
bibliothèque en début d’année et ils gèrent eux-mêmes le prêt à partir de
l’ordinateur et si vous avez des livres que vous avez envie de faire partager
aux autres et ben vous pouvez les ramener et si c’est deux ou trois livres/cette
année on avait cent soixante-dix livres dans la bibliothèque + ils se prêtent les
livres les uns aux autres/un peu comme moi/je suis parti de là parce que je
regarde un peu comment fonctionnent les adultes/ils vont acheter un livre
parce qu’ils en ont parlé avec leur copain ou copine/on va rarement dans une
librairie pour et acheter comme ça le livre/on va l’acheter parce que untel
nous a dit que c’était bien ou parce qu’on connait l’auteur [...]

Pour sept autres enseignants, la BCD ou les sorties à la bibliothèque municipale


suffisent et viennent compléter les itinéraires de lectures qui se dessinent en classe. Ces
enseignants valorisent ces lectures semi-scolaires et leur accordent du temps pour que les
élèves échangent entre eux.

Quel que soit le contexte social de l’école, il apparait que pour ces enseignants
programmer ces lectures choisies à l’école et effectuées hors de l’école soit un enjeu
important de l’enseignement de la littérature, souvent inscrit dans le projet d’école (cf. MC7 :
99). Seul l’enseignant MC10 fait part d’une grande frustration. Dans son école il n’y a aucun
livre de littérature de jeunesse : la BCD est le lieu où sont entreposées les vieilles séries de
dictionnaires et de vieux manuels scolaires. En classe les textes sont tous photocopiés ou
découverts par le biais de l’outil informatique, sa classe étant une classe pupitre où chaque
élève a son ordinateur. Cependant, il pense que :

MC10. 99 : C’est un peu dommage parce que c’est vrai que toucher un beau
livre c’est tout de même agréable/à mon avis ça doit leur manquer tout de
même ce côté enfin moi j’ai des souvenirs personnels où j’allais à la
bibliothèque lire des livres/toucher du papier, etc. /ça c’est sûr c’est quelque
chose qui doit leur manquer, mais ils ont affaire à d’autres choses/d’autres

198
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

façons de faire avec l’ordinateur

Il tente depuis qu’il est directeur de l’école de motiver son équipe pour organiser un
rallye lecture, ce qui imposerait l’achat de livres.

Ainsi cohabitent diverses bibliothèques aux statuts différents. Les bibliothèques


intérieures, privées, (Bayard, 2007 ; Louichon, 2008a, 2008c) des enseignants et des élèves,
partagées dans l’enceinte de la classe et les bibliothèques que j’appellerais institutionnelles,
celles qui matériellement existent à l’école et autour de l’école, les bibliothèques de classes,
les BCD et les bibliothèques municipales. Ces bibliothèques de classe et bibliothèques
intérieures particulièrement valorisées par les enseignants sont censées nourrir les discussions
dans le cadre du DI. En effet, le discours des enseignants met en valeur un enseignement de la
littérature qui s’élabore autour d’un programme de lectures constituant un réservoir de textes
lus plus ou moins organisé en bibliothèque intérieure qui sert de pré requis à l’élaboration du
discours métatextuel construit pendant les séances de DI

2.3 Conceptions déclarées de l’enseignement de la littérature

2.3.1 Discours sur la lecture des œuvres

Les citations des textes par les enseignants de cet échantillon (corpus ENT) montrent
une certaine nonchalance avec les normes scolaires et sociales pour citer une œuvre littéraire.
C’est ainsi que certains titres d’œuvre sont modifiés. Je constate que Le voyage du pingouin
vers la jungle de Jean Gabriel Nordmann est devenu dans le discours « Le voyage du
pingouin vers la banquise ». Le voyage parcouru est bien de la banquise à la jungle. Le roman
La désastreuse aventure des orphelins Baudelaire de Lemony Snicket s’est simplifiée en
« Les enfants de Baudelaire ». « Joujou et le soldat » désigne La boite à joujou de Rascal dont
l’enseignante cite la maison d’édition et la date de parution. Parfois des passages désignent
l’œuvre elle-même : « Le journal de Fogg », désigne Le tour du monde en quatre-vingts jours
de Jules Verne, « L’œil de l’homme » désigne L’œil du loup de Daniel Pennac qui ne sera pas
lu intégralement en classe. Je n’interprète pas ces largesses comme relevant d’erreurs ou de
méconnaissances au sujet des textes cités comme le remarquait Brigitte Louichon (2008b). Je
pose que ces largesses prises avec les titres des textes témoignent d’un rejet de la rigueur
normative pour les désigner et mettent en exergue ce que les enseignants semblent valoriser :
l’histoire lue et le souvenir de l’histoire.

199
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

Les enseignants rencontrés rappellent assez volontiers leurs lectures personnelles,


leurs souvenirs de lecture quand ils étaient eux-mêmes élèves. Ce discours sur les lecteurs
qu’ils sont, les lecteurs qu’ils pensent être, participe d’un rapport à la littérature qui, je le
suppose, intervient dans leur conception d’enseigner la littérature à leurs élèves. Le discours
des enseignants révèle deux grandes catégories de lecteurs : ceux qui lisent essentiellement
pour la classe sans évoquer d’autres lectures ni professionnelles ni personnelles, et ceux qui
déclarent beaucoup lire et qui se disent être des « consommateurs ».

MC1, MC3 et MC8 n’évoquent que des lectures pour la classe. MC1 et MC3 ont suivi
une formation scientifique jusqu’au baccalauréat. MC3 déclare : « j’ai eu un bac C parce que
c’était le seul que je pouvais avoir/et maintenant j’adore faire de la littérature/». MC1 raconte
avoir fait des études en EPS pour passer le CAPEPS152 auquel cependant elle a renoncé sans
trop de regrets (MC8 : 258). Elle valorise la polyvalence et le décloisonnement à travers les
cycles qui lui permettent de prendre en charge l’enseignement de l’éducation physique et
sportive des enfants de l’école. Le français n’en demeure pas moins une discipline à
enseigner qu’elle n’a pas trop affectionnée lorsqu’elle était élève (MC : 274), ce qui l’amène à
valoriser le travail en équipe et les stages de la circonscription. Quant à MC8, ses lectures sont
exclusivement professionnelles et il n’a pas conservé un souvenir marquant de l’enseignement
du français, quand il était lui-même élève :

MC8. 214 : élève ? le français/quand j’étais élève ?


215 : Oui +++ quand tu étais élève
MC8. 216 : règles et exercices/c’est tout +++++, mais ça aussi c’est
nécessaire !

Le discours des autres enseignants témoigne de souvenirs qui influencent les choix
qu’ils font en tant qu’enseignants. MC9 et MC10 évoquent leurs souvenirs d’enfant lecteur :

MC10. 119 : enfin moi j’ai des souvenirs personnels où j’allais à la


bibliothèque lire des livres, toucher du papier/,etc. ça c’est sûr c’est quelque
chose qui doit leur manque/,mais ils ont affaire à d’autres choses

MC9. 42 : et quand j’étais petit/j’étais abonné au journal de Tintin et j’ai


toujours gardé certains héros de BD que je n’ai plus revus après/et une fois/il
y avait un héros qui s’appelait le chevalier blanc et j’ai eu l’occasion d’avoir
une compilation avec des délices et j’ai retrouvé des images qui m’étaient
restées/c’était drôle/alors je me dis les enfants malgré tout ça doit être
pareil/ ça doit malgré tout les imprimer

152. Certificat d’aptitude à enseigner l’éducation physique et sportive.

200
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

Cette référence à Tintin se retrouve chez deux autres enseignants (MC7 : 102 ; MC8 :
218). Elle est associée au souvenir de l’enfance et n’apparait pas dans la liste des textes lus en
classe avec les élèves. La présence des bandes dessinées est d’ailleurs particulièrement
discrète. Seules deux bandes dessinées sont citées dans la seule classe de CE2 -.CM1 (C1).
Ces œuvres relèvent de lectures extrascolaires, qui peuvent être empruntées en BCD (MC9 :
40).

MC2, MC4 et MC5 lisent des livres pour elles comme pour la classe, mais elles
n’évoquent aucune lecture professionnelle en soi. MC6 lit beaucoup, mais elle a des gouts très
tranchés, certains livres ne lui plaisent pas du tout et elle commente et justifie ce qui lui
déplait. C’est ce travail sur le gout qu’elle enseigne en classe. Elle évoque de nombreuses
lectures professionnelles, dont l’ouvrage de Christian Poslaniec : 10 animations de lecture au
cycle 3. Elle recherche des idées, des activités qu’elle n’aurait pas encore expérimentées.

Enfin, pour deux enseignantes (MC7 et MC12), la lecture est une revanche, un refuge,
elle a une valeur symbolique au-delà du plaisir qu’elles éprouvent dans cet acte solitaire et
immensément social.

MC12. 418 : moi je ne viens pas d’un milieu où il y a des bouquins/on n’avait
pas le droit de lire chez moi/c’était un plaisir défendu/un de plus [rires]
419 : [Rires]
MC12. 420 : si tu lisais c’est que t’étais une fainéante/tu étais assise et tu ne
faisais rien /
421 : hum
MC12. 422 : si l’école était reconnue//la lecture ne l’était pas/c’est
marrant/parce que la lecture égale inaction et on est tous des grands lecteurs
dans la famille
423 : par défi ?
MC12. 424 : par amour

Pour MC7, la lecture soigne une blessure de l’enfance et cette approche résiliente de la
littérature contribue à forger son appréhension de l’enseignement de la lecture, la « non-
lecture » est perçue comme un manque et par voie de conséquence comme un défi
professionnel à relever :

MC7. 197 : et ce que je ressentais moi quand j’étais petite et que je lisais ++ ça
me permettait de m’évader de mon quotidien et d’avoir une bonne vie en rêve
[silence] souvent je leur ai dit/lire c’est la clé de tout//de tout dans la
vie/même si on ne lit pas de roman et qu’on sache lire un papier/une facture
qu’on reçoit +++ qu’on puisse lire les consignes et tout et pour moi/lire/et lire
et écrire, mais lire avant tout c’est la clé d’une réussite// je sais pas expliquer
pourquoi + je sais pas expliquer pourquoi ++ et puis ça aide à supporter le
quotidien

201
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

Les enseignants projettent sur leurs élèves l’image des lecteurs qu’ils furent eux-
mêmes et ils expriment ce qu’ils veulent leur apporter au travers de cet enseignement. Les
quatre types que j’avais identifiés dans le cadre d’une autre recherche au sujet des rapports
aux savoirs disciplinaires des enseignants impliqués exerçant en milieu populaire (Dias-
Chiaruttini, 2007b, 2007c) trouvent ici certains échos. À travers ces entretiens je retrouve : la
posture du tâtonnement expérimental ; la conception résiliente des savoirs à enseigner, des
savoirs scolaires qui participent autant à la formation de l’élève, du citoyen et de l’individu ;
les rapports axiologiques et sémantiques de ces savoirs. Ces rapports ne décrivent pas des
approches différentes de l’enseignement de la littérature, mais plutôt des postures que les uns
et les autres assument au quotidien dans la classe, même si certains rapports dominants
apparaissent.

2.3.2 Conceptions de l’enseignement de la littérature

L’analyse de ces discours permet également de reconstruire deux conceptions de


l’enseignement de la littérature à l’école qu’Anne Raymonde de Beaudraps (2005) avait déjà
identifiées au sujet des professeurs stagiaires deuxième année de lycée et collège enseignant le
français : la littérature comme expérience subjective et la littérature comme « en-soi »
objectif. La première conception recoupe deux profils d’enseignants qu’elle identifie : « le
profil charismatique » et le « profil appropriateur », la seconde permet d’identifier le « profil
expert ». Le terme expert me convient peu, mais il renvoie à une conception plus objective de
l’enseignement de la littérature et c’est cette caractéristique que je retiens. Ces deux
conceptions de l’enseignement de la littérature et les profils qui leur sont attachés me
permettent de caractériser les rapports que les enseignants du corpus ENT construisent avec
cet enseignement. J’ai choisi cette catégorisation dans la mesure où il me semble pertinent de
souligner des résultats convergents entre nos deux recherches alors que les échantillons sont
très différents (PLC2 lettres et PE). Je pense qu’il s’agit de conceptions qui caractérisent le
rapport à l’enseignement de la littérature au-delà des clivages, des degrés d’enseignement et
sans nier les spécificités de chacun.

La littérature comme expérience subjective

Enseigner la littérature, c’est transmettre une passion, forger des gouts. Il s’agit d’une
conception proche du « profil charismatique ». Pour MC11, « l’enseignement de la littérature
c’est avant tout le plaisir que j’y éprouve » dit-elle. Pour MC12, enseigner la littérature c’est
ouvrir des portes à ses élèves, transmettre sa passion et autoriser les élèves à forger leur gout.

202
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

En cela, elle pourrait rejoindre le profil suivant. Mais elle a un rapport particulier avec la
littérature. Elle insiste (MC12 : 436) : « la littérature c’est ce que je transmets/la lecture c’est
ce que j’enseigne ». Pour elle, d’ailleurs le français ne s’enseigne plus, elle associe cette
discipline à des gestes d’autrefois :

MC12. 376 : et ma conception de la discipline ? non faire du français ou de la


littérature c’est pas la même chose d’ailleurs le français c’est plus vraiment la
discipline enseignée
377 : on n’enseigne plus le français ?
MC12. 378 : on enseigne la langue et la culture/le patrimoine de la langue
française, mais la discipline français comme j’enseignais avant avec mes
questionnaires /mon heure de +++ et de ++ ça c’est fini ++, mais je fais
autant qu’avant, mais autrement et surtout j’accompagne mes élèves
avant/c’était aux élèves de me suivre et tu vois certains n’allaient pas loin/et
je ne pouvais pas faire autrement avec mon questionnaire /

Pour MC10, la littérature est un moyen d’enseigner et d’éprouver le plaisir de lire qui
ne s’évalue pas, les questionnaires de lecture se déroulent en lecture et sont évalués
autrement ; ils sont notés. Pour MC2, la littérature donne du sens aux savoirs, elle occupe une
place centrale qui réconcilie tout élève avec l’école et les apprentissages. Elle aimerait
préparer un mémoire (murit en elle le projet de devenir enseignante maitre formateur) sur la
littérature :

MC2. 192 : mais je crois que j’aimerais faire un mémoire sur la littérature et
montrer qu’elle peut être partout/qu’elle est tout +++
193 : elle est tout ++ ?
MC2. 194 : elle est un tout et partout/on peut tout faire à partir de la
littérature en tout cas moi je n’ai pas fini de l’exploiter en même temps je sais
bien que c’est tout à fait personnel/on pourrait facilement me le reprocher et
le reste et les autres textes comme vous dites

Pour d’autres, cela relève d’une forme d’engagement professionnel que j’associe au
« profil de l’appropriateur ». La culture occupe une place importante dans la conception du
métier d’enseignant de MC5, qui se traduit par un engagement dans l’école et dans le quartier.
Elle y est présidente d’une association culturelle. La littérature participe de son engagement à
ouvrir des portes à ses élèves qui les mènent ailleurs, hors du quartier. Pour MC6 la littérature
permet aussi d’ouvrir l’école sur le monde et le monde sur l’école, c’est un moteur des projets
des classes à PAC153 qu’elle met en place tous les ans. Quant à MC7, la lecture est un moyen
d’ouverture sur le monde, sur le rêve qui peut aider ses élèves à s’y réfugier et à vivre. Très
engagée dans une école populaire, elle confère à la littérature des objectifs d’ordre social et

153. Classe à projet artistique et culturel

203
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

psychologique qui donnent du sens à son engagement professionnel (MC7 : 197). Pour MC9,
l’enseignement de la littérature est un défi à relever dans son école où il n’existe pas de
bibliothèque. Il différencie l’enseignement de la littérature de celui de la lecture, les activités
ne sont pas les mêmes, ni les finalités. La littérature est un lieu de construction de soi qui
passe par le langage et les échanges entre pairs, la lecture relève d’un apprentissage plus
systématique et s’appuie sur des questionnaires de lecture.

La littérature comme « en-soi » objectif

Cette dernière catégorie d’enseignants conçoit la littérature à l’école comme un lieu et


un moyen d’apprentissage. Ces enseignants associent l’enseignement de la littérature à
l’apprentissage du raisonnement. MC3 déclare apprécier dans l’enseignement de la littérature
« le raisonnement comme en mathématiques ». Il se doit aussi d’être sensible à l’expression et
aux « belles histoires ». Cependant l’enseignement de la littérature est explicitement associé
au ressenti des élèves (MC2 : 32). Tout comme MC8, qui, très à l’écoute de la musicalité de
la langue littéraire, trouve que l’enseignement de la littérature est une situation qui, comme
tant d’autres en classe, apprend à raisonner. C’est surtout pour lui un enseignement qu’il
faudrait différencier du français, celui-ci relevant exclusivement de l’ORLF (MC8 : 194).
MC4, précise que la littérature est un espace pour mener une réflexion sur la langue et
apprendre à interpréter, à se confronter à la pensée d’un autre. Elle aime beaucoup la poésie,
qu’elle différencie de l’enseignement de la littérature qui ne concerne que le texte narratif.
L’enseignante MC1, de formation sportive, découvre les plaisirs de la lecture et cherche à
travers cet enseignement à valoriser les élèves et à développer chez eux le plaisir de
s’impliquer dans cet apprentissage.

Ces finalités de l’enseignement de la littérature déclarées sont essentielles, elles


orientent et/ou explicitent tous les choix déclarés. Je pense aussi que ces rapports à la
littérature jouent un rôle déterminant dans la conception du genre DI.

Éléments de conclusion
L’analyse de ce discours permet d’identifier ce que les enseignants disent enseigner et
intégrer dans leurs pratiques du fait de l’émergence d’un enseignement de la littérature. À
travers ce discours j’ai pu éclairer certains changements déclarés dans les pratiques
consciemment associées aux nouvelles modalités de cet enseignement. Il apparait que les
enseignants font des choix conscients et raisonnés en termes de programmation des lectures

204
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

(nombre de textes, choix de textes, planification des lectures entre elles) et des apprentissages
qu’ils associent à ces lectures (identifier des genres littéraires, production écrite, travail sur la
langue, travail interdisciplinaire). Les discours de la noosphère semblent assez connus et les
pratiques que les enseignants déclarent mettre en œuvre sont assez conformes aux textes
prescriptifs, du moins elles se veulent en conformité. Ils s’investissent dans de nombreux
projets où la littérature est valorisée. D’ailleurs, celle-ci est souvent considérée comme une
discipline à part entière ou comme l’élément d’une discipline qui fédère tous les autres
apprentissages. Ce qui peut expliquer en partie que les enseignants du corpus ENT perçoivent
une évolution dans l’enseignement du français et qu’ils déclarent le prendre en compte et
modifier certaines pratiques de classe. Il apparait également que les paramètres
retenus (parcours d’études, ancienneté, contexte d’enseignement) ne permettent pas de
différencier les pratiques déclarées. Par contre, ce discours a permis de déterminer des
rapports à la littérature et des conceptions de son enseignement, qui sont, selon moi,
déterminants sur le travail didactique de l’enseignant (Dias-Chiaruttini, 2007b). Deux
approches majeures se dessinent de cet enseignement, l’une où la littérature est le lieu
d’expériences subjectives et aide les élèves à grandir, à réfléchir sur les textes, le monde, et
l’autre approche où les textes littéraires sont des objets d’apprentissage de la langue, de la
compréhension et du raisonnement. Ces approches reconstruites d’après le discours des
enseignants sont toutefois assez proches des conceptions des enseignants du secondaire,
puisque les catégories d’Anne Raymonde de Beaudraps (2005) sont heuristiques de celles que
je peux identifier. Reste à savoir si ces deux approches de l’enseignement de la littérature
influencent les conceptions du DI et par conséquent leurs pratiques déclarées ?

3 Caractéristiques du DI d’après le discours des enseignants

Le dernier point de ce chapitre tend à reconstruire une formalisation du genre à travers


le discours des enseignants. Il s’agit d’identifier ce que les enseignants désignent par le terme
DI et comprendre comment ils définissent ce genre disciplinaire à travers leurs pratiques
déclarées. Cette analyse repose sur trois descripteurs que proposait le questionnaire et que les
entretiens menés ont mis en évidence. Il s’agit de la différenciation du genre DI par rapport à
d’autres genres qui relèvent de la métatextualité, de la dimension orale du genre et enfin les
effets du paradigme de l’interprétation sur la conception du genre et les pratiques qui lui sont
associées. Comme précédemment mon analyse prend en compte les corpus QUEST et ENT et
souligne leur complémentarité et leur spécificité.

205
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

3.1 Caractéristiques métatextuelles du genre DI

Lors de la première partie, nous avons vu que le genre DI émergeait en même temps
qu’un certain nombre d’autres genres de la métatextualité et que, par ailleurs, il était conçu en
termes de rejet de certaines pratiques existantes. Il convient par conséquent de voir comment
les enseignants perçoivent les cohabitations, les rejets et les articulations possibles entre les
genres.

3.1.1 Le DI parmi les autres activités métatextuelles

D’un point de vue méthodologique, je n’ai pas interrogé les enseignants explicitement
sur le DI lors du questionnaire, ceci afin d’éviter la focalisation sur mon objet de recherche.
C’est par conséquent parmi un ensemble de pratiques prescrites non seulement depuis 2002,
mais également avant cette date154 que j’ai tenté de questionner les enseignants au sujet des
pratiques éventuelles du DI. J’ai ainsi proposé un tableau à choix multiples présenté ci-
dessous.

6. Tableau : Activités déclarées pratiquées avant et depuis 2002

Les cinq premières lignes du tableau présentent les nouveaux dispositifs phares, les
genres métatextuels de l’enseignement de la lecture littéraire des programmes de 2002, les
autres activités sont prescrites dans les textes officiels depuis au moins 1992. La colonne non-
réponse permet d’identifier les activités déclarées non pratiquées, les deux autres colonnes

154. En me référant à la brochure : La maitrise de la langue (MEN, 1992) et les Programmes de l’école élémentaires (MEN,
1995)

206
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

rendent compte des déclarations concernant les activités pratiquées avant ou depuis 2002.
N’ayant pas interrogé les maitres sur la fréquence de ces pratiques déclarées, je ne puis
préciser si elles le sont de manière très exceptionnelle ou inversement. Parmi ces résultats,
deux me semblent particulièrement saillants et intéressants à confronter. Il s’agit des
déclarations au sujet du DI et du comité de lecture.

Les enseignants sont nombreux à déclarer pratiquer le DI : quarante-trois sur soixante-


dix-huit disent le pratiquer depuis 2002, mais surtout vingt-trois enseignants déclarent le
pratiquer bien avant sa prescription qui date de 2002. Je note que seuls douze enseignants du
corpus ne se prononcent pas sur cette pratique. J’en déduis que si la dénomination du DI dans
les manuels scolaires est floue, incertaine et souvent oubliée malgré un questionnement qui
peut être apparenté à une conception du genre, le discours des enseignants montre qu’ils
semblent l’identifier assez facilement parmi les autres genres existants. Je dirais que la
dénomination du genre est signifiante pour eux. Ce résultat est conforté par l’enquête de
Brigitte Louichon (2008b) sur les pratiques enseignantes au cycle 3 en littérature qui éclaire
des résultats assez similaires concernant le DI. Se pose toutefois la question de ce que les
enseignants associent à ce genre, la façon dont ils le définissent puisqu’il est pratiqué avant sa
prescription et, par conséquent, sans doute est-il associé à des pratiques existantes avant
l’émergence même du DI. Il faut rappeler que les recommandations didactiques au sujet d’un
genre avant sa prescription sont relativement discrètes, les modèles d’enseignement du genre
disciplinaire sont diffusés, à destination de la classe, après la prescription officielle et les
recommandations institutionnelles.

Parallèlement à ce résultat, soixante-deux enseignants déclarent ne pas pratiquer le


comité de lecture, alors même que dans la question ouverte ils évoquent des animations-
lecture (salons littéraires, défi-lecture, rallye lecture, lecture aux enfants de maternelle, etc.)155
qu’ils pratiquent et décrivent. Leurs propos, à bien des égards, montrent que ces pratiques
peuvent relever d’une approche du genre comité de lecture tel qu’il est défini dans les textes
officiels156 :

Présentation d'une œuvre qu'ils ont lue à la maison (PE2, licence d’anglais,
école en zone rurale, CM2 déclare pratiquer le comité de lecture) ;

155. Cf. Dias-Chiaruttini, 2008


156 Je rappelle la définition du comité de lecture : « Le maitre ou les maitres du cycle peuvent mettre en place des moments
ritualisés permettant aux élèves d’échanger sur leurs lectures. » (MEN, 2003, p. 28).

207
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

J’ai mis récemment en place un cahier des lectures personnelles de la classe. Je


prête des livres aux élèves qui le souhaitent et ils les présentent à la classe. Dans le
cahier, ils peuvent y inscrire librement ce qu'ils ont aimé dans leur lecture. Mon objectif
étant surtout de les faire aimer lire. Je me dis que les bons lecteurs passent peut-être leur
virus aux autres. (PE2, Licence langues étrangères appliquées, école en zone urbaine,
CE2)157.

Au vu des résultats, il apparait que la dénomination du genre DI est explicite et


significative pour les enseignants alors que celle du comité de lecture apparait moins
facilement identifiable et cela indépendamment d’activités très proches que déclarent
pratiquer les enseignants. Ce constat est pertinent pour penser le processus de recyclage des
pratiques qui n’est ni systématique ni conscientisé. De fait je pose que le genre DI est aussi
facilement identifiable par les enseignants du fait de la notion de débat qu’ils peuvent associer
à une forme de discussion en classe qu’ils valorisent. Je pense que les enseignants
s’approprient le genre DI à travers sa dimension orale et que c’est elle qui permet de faire
évoluer l’activité de lecture. Toutefois il convient de voir ce que les enseignants disent faire
quand ils déclarent pratiquer le DI et tenter de percevoir les articulations et les rejets auxquels
ils associent la conception et la pratique déclarée du DI.

3.1.2 Les genres associés à la conception et pratique déclarée du DI

Le premier résultat marquant du discours des enseignants est la valorisation du


questionnaire de lecture pour certains d’entre eux. Peu d’enseignants dans les deux corpus
(QUEST et ENT) remettent en cause cette pratique ancrée dans la tradition de la séance de
lecture. Certains (corpus ENT) toutefois déclarent qu’elle ne relève pas de l’enseignement de
la littérature comme nous avons déjà vu supra. La « survie » de cette pratique s’explique en
particulier par la place importante qu’elle recouvre selon ces enseignants dans le secondaire :

MC6. 4 : je fais des questionnaires parce que finalement après c’est ce qu’on
leur demande en 6ème/ mon fils est au collège/ il fait des questionnaires/rien
d’autre ++ donc finalement je n’avais jamais vraiment arrêté, mais disons
que j’en fais maintenant sans aucun scrupule

Le terme de « survie » me parait justifié, à la lecture des entretiens. Certains


enseignants ne l’évoquent pas et semblent ne plus le pratiquer (MC1, MC2, MC4 et MC5) du
moins il n’en est aucune trace dans leur discours. Les autres l’intègrent dans la pratique du
genre DI ou créent une cohabitation dont ils justifient les liens.

157 J’ai sélectionné des citations de PE2 mais d’autres enseignants d’ancienneté différente émettent de des propos similaires.

208
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

Pour les enseignants MC3, MC6, MC8 et MC9, le questionnaire participe du débat, il
l’anticipe et il l’enrichit, il est l’occasion d’une correction commune ou d’une discussion qu’il
favorise. Pour MC3, il se met naturellement en place :

MC3. 12 : bon il n’y a pas tellement de débat interprétatif//d’interprétation


/dans les questionnaires sauf dans/l’as-tu bien lu ? où là il y a du débat
interprétatif c’est quand on corrige/le vrai ou faux réside essentiellement
dans la justification/bon à quelle page l’as-tu trouvé + bon et ici ils ont des
lectures longues/et c’est long/retrouver à quelle page/à quelle ligne le mot
qui te permet de répondre et justifier +++ parce que parfois il y a des
calculs/te reporter à telle page et bon ben parfois/lors de la correction il y a
un débat interprétatif qui se met en place naturellement+

Pour MC9, la pratique du genre requiert beaucoup de rigueur dans le questionnement


pour développer l’imaginaire des élèves. Le débat « en littérature » (selon leurs termes) suit
ou précède le questionnaire, mais surtout il permet à l’élève de construire sa propre
compréhension du texte, ce que cet enseignant nomme « le film », le questionnaire étant un
film du texte imposé aux élèves, un canevas pour construire un premier métatexte :

MC9. 106 : mais moi ce que je veux lors des séances de débat en littérature
c’est leur montrer qu’il existe un imaginaire/si on ne /// si on reste trop dans
la partie écrite/lecture pour la lecture et puis le questionnaire je me demande
si certains vont/c’est voir s’ils ont bien vu ce qu’ils ont vu/s’ils ont bien
développé leur imaginaire/bien vu ce qu’il avait à faire et quelquefois pour
certains ça leur ouvre la clé du livre/pour certains c’est difficile de dire/il faut
les aider/il faut les aider à trouver le chemin du livre/de ce que l’auteur a
voulu faire passer
107 : ce que l’auteur a voulu faire passer/c’est une question que vous leur
posez ?
MC9. 108 : au moins implicitement/c’est l’objet de la séance du débat/qu’est-
ce que c’est ce texte et comment le film déroule dans leur tête/ c’est vrai que
j’aime bien travailler à l’oral parce que ça aide à réfléchir/à construire le
film/alors que le questionnaire/il faut déjà le comprendre/le questionnaire
c’est mon film en question

Pour MC6 (MC6 : 19) le questionnaire facilite la gestion de la classe, la prise en


charge des élèves en difficulté et peut contribuer à la préparation du débat. Elle considère que
le questionnaire est une activité scolaire peu passionnante qui ne motiverait pas les élèves,
mais néanmoins il lui semble indispensable à l’enseignement de la compréhension (cf. MC6 :
38). Pour MC12 le questionnaire est un exercice difficile, il peut être l’aboutissement d’une
lecture travaillée auquel le débat peut participer :

MC12. 36 : j’ai pas trop de règles/je peux très bien avoir euh :::
tiens/Bernard Friot on en a travaillé une ou deux et après là je veux voir
comment ils réagissent à un autre texte, mais ils ont été confrontés au style et
là ils voient bien ils disent/ah /ah /ah et en partie il y a réinvestissement du

209
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

travail/du travail qui a été fait avant/où ils se posent des questions/et ils font
attention/ils n’ont pas la même lecture ++, mais sinon + par exemple en
lecture longue/en début de roman faire un questionnaire/c’est LA MORT/ça
c’est clair que je les emmène au casse-pipe et je ne suis certainement pas là
pour ça/voilà je refuse de le faire sur un texte dont on a aucun +++ par
exemple on ne connait pas bien l’auteur/on n’a jamais été confronté au style
de l’auteur

MC12 et MC10 insistent sur l’aspect évaluatif que permet le questionnaire alors que le
débat rend la notation impossible. L’évaluation est alors perçue comme évaluation
sommative.

MC12. 26 : parce que je vais revenir sur les questionnaires/tu vois les
questionnaires écrits/j’aime bien faire un questionnaire écrit non pas pour
noter/même si je note, mais là franchement pour savoir ce qu’ils
comprennent du texte

MC10 distingue la littérature de la lecture et cite des activités variées en fonction de


ces deux apprentissages. Le questionnaire est une activité qui relève du domaine de la lecture
alors que le débat et les discussions en classe sont des activités appropriées d’après cette
enseignante à l’enseignement de la littérature. Pour MC8, il est des œuvres plus adaptées aux
questionnaires et d’autres aux DI. L’œuvre de Little Lou de Jean Claverie a été un élément
déclencheur du changement comme nous l’avons vu supra (cf. p. 188) ouvrant un espace où
les questionnements à l’oral et à l’écrit cohabitent désormais :

MC8. 132 : ah non plus maintenant ++ plus maintenant ++ les questionnaires


sont plus mis en avant/c’est ce que je te disais au début/ils ne seront plus mis
en avant comme seule réponse à des questions aussi importantes + comme la
technique du faisceau de renseignements ou du faisceau de questionnements
oral/écrit +++

Il faut se rendre à l’évidence que les questionnaires de lecture demeurent dans les
pratiques, mais ils se transforment ou s’adaptent sous de nouvelles exigences qui apparaissent
conférées au texte littéraire. De plus les enseignants qui déclarent le pratiquer insistent soit sur
le fait que c’est une pratique d’évaluation de la compréhension en marge du DI, soit au
contraire une activité qui prépare le DI. Si les modèles didactiques et prescriptifs du genre DI
s’inscrivaient dans le rejet de cette pratique d’enseignement de la compréhension, les
enseignants, tout en déclarant pratiquer le DI conservent cette activité traditionnelle qu’ils
recyclent et transforment. Toutefois le discours des enseignants met en valeur, tout comme les
modèles didactiques, les liens à tisser entre les activités métatextuelles écrites et orales.

210
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

Est évoquée la trace collective au tableau ainsi qu’une autre activité qui s’apparente
aux fiches de lecture. Dans la classe C6, il s’agit d’une fiche collective. Chaque livre lu donne
lieu à un écrit individuel que les élèves présentent. L’enseignante prend ainsi en notes toutes
leurs propositions et rédige une fiche où apparaissent au maximum trois résumés de l’histoire
et les impressions de lecture des uns et des autres. Les élèves expriment leurs gouts et leurs
attentes de lecteurs :

MC6 : 58 : non/ alors là +++ pourquoi ça ne leur a pas plu ? je ne me


souviens plus/ certains ont trouvé « cela très palpitant quand les gangsters
se font arrêter par la police/ on a bien aimé quand il faisait les
concerts »/,mais ils n’ont pas aimé parce que c’était triste + « Et on en a
marre des livres tristes » + [rires]

Rédiger des résumés est un apprentissage associé à la lecture des œuvres ainsi qu’au
DI. MC11 déclare que la compréhension de la nouvelle La logeuse de Road Dahl s’est
améliorée après le résumé, non seulement parce que cette nouvelle est relativement longue,
mais aussi parce que l’activité du résumé facilite la compréhension :

MC11. 4 : on a fait un résumé étape par étape parce que dans leur tête ben il
ne se passait rien/il est juste là bas et voilà ça s’arrêtait là +++ la question
c’est juste/ben il est où le second chapitre madame/ah vous pensez qu’il y a
un second chapitre/ben je ne sais pas je ne vous dis rien pour l’instant, mais
j’en ai quand même une qui m’a dit ben sinon il y a le nom de l’auteur en
bas/l’histoire doit être terminée/elle doit être finie l’histoire + bon je me suis
dit bon/on va arriver à faire quelque chose quand même, mais bon/c’est vrai
qu’au départ ce n’était pas évident + donc à la maison avec le résumé étape
par étape/je leur ai demandé/bon ce qui aurait dû être fait en classe, mais
comme je voulais que ce soit un peu avancé + avec le résumé étape par étape
de dire ben à votre avis s’il y a une suite qu’est-ce qui va se passer ?
[...]
MC11. 94 : [...] je pense le résumé travaillé en collectif c’est ça qui a déclenché
des choses

Le résumé participe de la reconstruction de l’histoire que le lecteur réécrit avec ses


propres mots. Une forme de la paraphrase qui accompagne la lecture, qui permet de dire, se
dire et redire l’histoire qui se lit. L’idée que lire c’est se faire un film dans sa tête s’impose à
travers les entretiens. La parole participe à cette construction du film, à la reconstruction de
l’histoire lue :

MC6. 246 : l’oral en littérature c’est aussi/ce qui est important pour moi/ c’est
ma démarche/en tout cas c’est son but + l’oral me permet de mettre le récit
dans leur tête + à chaque fois le débat ça fonctionne bien et parce qu’ils ont
reconstruit l’histoire dans leur tête/ils ont des images/les élèves en difficulté
n’ont pas d’image et les mots leur permettent de construire des images et c’est
sur la construction de ces images qu’on débat +

211
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

L’écriture, le résumé entre autres, sont dépeints comme des activités de déclenchement
d’une compréhension, de la réception d’un texte entre singularité et collectivité. D’autres
activités de manipulation du texte viennent configurer une pratique du genre disciplinaire, qui
sera effectivement observée.

La pratique déclarée du genre DI intègre des activités diverses qui permettent


d’atteindre les buts du genre tels que les enseignants les perçoivent. C’est ainsi que MC10
déclare :

MC10. 175 : oui le but c’est d’aller vers le détail du texte/ce que les élèves
n’auront pas vu/ce qu’ils ne verraient pas sans nous/,mais on peut créer une
mise en scène autour du texte/il manque un passage/si c’est un album/ils
n’ont que l’image ou alors un texte puzzle à remettre dans l’ordre ça dépend
vraiment
176 : oui ça dépend ::?
MC1. 177 : ben ça dépend de leur envie de travailler si je vois qu’il faut qu’ils
manipulent avant de réfléchir ou qu’ils manipulent pour réfléchir/on verra/ce
qu’il faut c’est créer une interaction entre eux comme je le disais et mettre en
valeur certains qui d’habitude ne réussissent pas et puis aussi montrer à certains
élèves qu’ils pensent comme les autres ah ben tiens vous avez la même
idée/créer une ambiance d’échange et de coopération oui interaction et surtout
coopération c’est ça le but surtout

Parallèlement le discours des enseignants met en valeur des pratiques qui, bien au-delà
des modèles didactiques et prescriptifs du genre, éclairent d’autres lieux de transformation du
genre.

3.1.3 Traces d’évolution du genre DI dans les déclarations de pratiques des


enseignants

L’interaction lire/écrire est surtout valorisée par le discours des enseignants de la


circonscription d’Escaudain dans le Nord de la France qui ont une définition à part entière du
DI :

MC2. 172 : donc [avant] l’élève travaillait pour le maitre/pour certains élèves
ce n’est pas suffisant/c’est bien pour les enfants bien sages qui aiment bien
leur maitre ou leur maitresse/,mais les autres/ils écrivent et réagissent au
texte pour interpeler les camarades/donc à ce niveau-là ça donne un peu plus
d’importance à ce qu’ils écrivent + il n’y a pas que pour moi/avant c’est que
pour eux il n’y avait que le maitre qui donnait son avis/j’ai jamais noté
l’expression écrite, mais là toute la classe donne son avis//ben ça
change/donc cette phase de production écrite il faut surtout pas passer à côté
et ils ne voient plus l’intérêt d’écrire si ce n’est pas par rapport à un texte et
ensuite pour être commenté par les autres + donc des fois je demande qui a
envie de lire et quelquefois je fais lire tout le monde/pour que ceux qui n’osent

212
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

pas d’habitude se rendent compte que d’autres réagissent et aiment leurs


textes ++ il faut du temps//c’est sûr donc il faut se dépêcher de faire les
exercices de mathématiques pour après déguster ces moments
173 : oui/donc le texte/je reviens au texte de littérature il permet aux enfants
de réagir et de produire tant à l’oral qu’à l’écrit puisqu’ils réagissent sur leurs
textes autant que sur les textes je vais dire d’auteurs
MC2. 174 : oui/pour moi c’est pareil

Cette démarche, qui émerge très localement sous l’impulsion d’une formation de
circonscription autour de l’oral, amène les enseignants à développer une autre conception du
DI qui n’est plus la construction du sens d’une œuvre littéraire ni même l’expression des
sentiments, du ressenti à la lecture du texte littéraire, mais une discussion autour de textes
d’élèves. Cette autre forme de DI prolonge la séance de littérature qui propose une situation
d’écriture : une suite de texte, un dialogue entre des personnages. Ce sont ces textes produits
et lus par chaque élève qui deviennent le nouvel objet de la discussion. Les élèves peuvent
élire le texte qu’ils ont préféré ou questionner leurs pairs au sujet des choix qu’ils ont
effectués pour écrire ce qu’ils viennent de partager. Pour ces enseignants, il n’y a pas de
différence entre ces deux activités (sur le texte littéraire et les productions des enfants) qu’ils
nomment DI communément (cf. entretien MC2 : 216 ; MC3 : 18). L’objectif de cette activité
n’est pas nécessairement de respecter le texte qui peut être un prétexte à cette production :

MC2. 86 : pour la production écrite c’est très bien et je dis il ne faut pas que
ça colle au texte de l’auteur ce sera très bien d’avoir plein de récits différents

Le partage de la lecture des textes produits en classe responsabilise l’élève qui assume
son statut d’auteur et de lecteur de son propre texte. Ce rituel participe aussi d’une forme
d’autoévaluation partagée de chaque production :

MC4. 20 : donc les enfants lisent et à partir de là + donc, mais le


fonctionnement chez moi est toujours le même et je trouve ça très important
qu’ils mettent en valeur à l’oral ils se rendent compte au moment où ils lisent
aussi de leurs fautes/je veux faire/dans la forme du texte/ils entendent leurs
répétitions et ils entendent des formes verbales qui les choquent à l’écoute et
de fait quand on passe à la réécriture ils se souviennent et avant de réécrire je
leur laisse toujours un temps pour revenir sur des choses qui les ont choqués
quand ils ont lu ou qui les a embêtés/donc au début ils travaillent un peu
comme ça avant de revenir à la correction régulière purement grammaticale
et orthographique + parce que je trouve que le passage à l’oral leur permet
de/enfin leur permet de mettre sous lumière/un retour + quand ils sont à
l’écrit parce qu’ils écrivent et que là même quand on leur dit vous passez un
petit moment à relire/je suis persuadée que ce n’est pas assez efficace ++ par
contre le fait que de devoir le lire aux autres/ça leur demande +++ oui/euh
21 : oui ++ un partage/ils doivent partager leur texte/le mettre en voix et ils
ont un retour sur leur texte
[…]

213
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

MC4. 22 : voilà donc il faut être efficace dans la lecture/il faut avoir écrit
correctement pour se faire bien comprendre/donc là c’est le graphisme en lui-
même + il m’est arrivé aussi d’échanger les feuilles et voilà toi tu vas lire la
feuille de +++ et du coup il y a un effort supplémentaire à faire dans l’écriture
+ ça m’est arrivé aussi, mais enfin jamais/enfin moi je ne pourrais pas
concevoir qu’un enfant écrive sans le lire /

Cette production se situe entre détour et retour au texte littéraire, le DI se caractérise


comme un dialogue sur l’écrit où texte d’auteurs et d’élèves se mêlent :

MC1. 28 : oui/oui/je vois c'est-à-dire que là je quitte tout de même/en fait on


s’échappe du livre à ce moment-là pour entrer dans autre chose +++ ou autre
chose
29 : dans autre chose ou est-ce un détour vers l’histoire ?
MC1. 30 : oui peut-être, mais en fait c’est surtout un détour de l’histoire
[silence]
31 : d’accord [silence] un détour de
MC1. 32 : oui, mais en fait c’est aussi ce qui/après quand +++ c’est aussi ce
qui va leur permettre d’interpréter l’histoire/parce que après nous quand on
relit les différents dialogues comment l’un a interprété la chose et le
camarade à côté comment il a fait donc à ce sujet très souvent/je dis très
souvent parce qu’il arrive d’être pris par le temps et de ne pas le faire/à
l’issue d’une séance d’expression écrite chacun lit son écrit

Les enseignants de cette circonscription valorisent cette activité qui selon eux participe
aux bons résultats des évaluations nationales en 6ème dont ils peuvent se prévaloir. Cette
pratique assez proche de celles que nous connaissons des ateliers d’écriture laisse place à
l’école à une expérience où « un rapport heureux au texte […] se tisse et se ravaude un point
après l’autre » (Kurzawski, 2003, p. 140). S’agit-il d’un détournement du genre, une
inspiration du genre ? Est-ce déjà une trace de reconversion ? de mutation ? de recyclage du
genre ? ou de l’influence d’autres genres sur le genre disciplinaire ? Quoi qu’il en soit, ces
productions écrites s’articulent à la pratique du genre et témoignent, sans nul doute, des
acquis de la recherche sur l’articulation de la lecture/écriture (cf. Reuter, 1994b, 1995b,
1996a ; Giguère, 2002 ; entre autres).

Ces activités métatextuelles provoquent, prolongent, accompagnent le DI et ce faisant


elles le transforment. J’en déduis que le genre disciplinaire dans les pratiques est mouvant,
mais il se caractérise par un trait essentiel qu’est sa dimension orale.

214
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

3.2 La dimension orale du genre

3.2.1 Prise en compte de l’oral dans les séances de littérature

Les enseignants déclarent, à juste titre158, que toutes les séances de littérature
comportent un moment d’échange oral et un tiers d’entre elles sont des séances à dominante
orale159. L’oral ne constitue pas la principale activité ni la principale situation de réception des
œuvres littéraires. Leur discours, tout comme les modèles didactiques et prescriptifs du genre
insistent sur les interactions entre lire et écrire, comme nous venons de le voir, pour favoriser
la compréhension et l’interprétation des textes littéraires.

Toutefois si je croise les déclarations (corpus QUEST) au sujet du temps consacré aux
activités orales portant sur les textes littéraires avec la variable de la pratique déclarée du DI,
il apparait que la durée consacrée à l’oral au sujet d’un texte n’aurait pas évolué depuis 2002.
Ainsi, les échanges oraux ne durent plus de la moitié de la séance que pour un tiers des
séances de lecture-littérature (en particulier chez les enseignants du corpus ENT).

Par ailleurs, je note que le terme débat reçoit une attention particulière de la part des
enseignants, puisque soixante-sept (sur soixante-dix-huit) déclarent organiser les échanges
dialogués sous forme de débat. Il s’agit du mode d’organisation le plus déclaré par les
enseignants, comme en témoigne le tableau suivant :

7. Tableau : Organisations déclarées des échanges dialogués en classe 160

Ceci me laisse supposer que la valorisation du débat que j’ai présentée au chapitre 1
est relayée par le discours des enseignants qui octroie une place privilégiée à ce format de la
communication scolaire. Néanmoins les enseignants expriment au sujet de ces séances des

158. Dans la mesure où il est très difficile concernant l’oral de distinguer ce qui relève des échanges pédagogiques
nécessaires à l’enseignement et ce qui constitue une activité orale qui amène la construction de savoirs. Bernard Lahire
(1999) avait déjà constaté cette difficulté due à l’omniprésence de l’oral en classe. Les résultats obtenus confirment ce
constat.
159. Dans le cadre du questionnaire, j’ai ainsi désigné des séances où plus de la moitié du temps est consacré à l’oral, je
supposais alors que le DI pouvait, en partie, être ainsi considéré.
160. Le nombre de citations est supérieur au nombre d’observations du fait de réponses multiples (4 au maximum).

215
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

avantages et des limites qui se recoupent. Il est frappant de constater que les arguments qui
sont avancés comme étant un avantage se retrouvent presque de façon systématique dans
l’autre catégorie opposée (permettre aux élèves en difficulté de s’exprimer/les élèves en
difficulté ne s’expriment pas). Comme si chaque argument en faveur des séances à dominante
orale en littérature portait en soi sa propre limite, ce qui donne une vue d’ensemble très
complexe qu’aucun paramètre choisi ne permet réellement d’expliciter.

3.2.2 Valorisation et limite des séances de débat

L’analyse sémantique des énoncés relevés (cf. infra, p. 583, sqq.) permet d’entrevoir
quatre avantages que les enseignants confèrent à ces séances en classe de littérature qu’ils
qualifient ou ne qualifient pas de DI.

Sont ainsi mises en exergue les valeurs générales du débat161 (trente-huit citations) :
« exprimer son avis », « apprendre à écouter les autres ». Les enseignants confèrent des
finalités à ces situations, elles mettraient : « en confiance les élèves » et aideraient : « à
vaincre sa timidité […] : lorsqu’on doit défendre une idée ou justifier un point de vue on
s’implique obligatoirement ». Ces situations permettraient : « aux élèves en difficulté à l’écrit
de s’exprimer ; le mauvais lecteur peut se raccrocher au débat ». Le texte devient dans
certains cas prétexte à discussion : « faire s’exprimer les élèves sur des thèmes forts
(l’abandon, la souffrance) des choses de la vie qui les intéressent ». Ces discours
valorisent : « l’expression libre de chacun et la consolidation de l’oral : lacune chez beaucoup
d’élèves liée au vocabulaire, à la structuration et à la mise en cohérence des idées ».

Ces situations sont aussi évoquées à travers leur spécificité lecturale voire littéraire
(dix-neuf citations) dont l’aspect collectif est mis en exergue par le fait que les interactions
sont perçues comme permettant à tous les élèves de s’enrichir et de construire une lecture
singulière :

La lecture devient un lieu d’échange et non d’isolement où l’interaction va


pousser les élèves à approfondir et résoudre leurs propres interrogations (voire à en
poser). La lecture devient un lieu où les personnalités peuvent s’exprimer.

Le débat trouve parfois, au détour de deux énoncés, un autre objectif : « montrer les
différentes interprétations possibles ».

161. Les énoncés cités dans ce paragraphe sont représentatifs d’idées récurrentes de notre corpus.

216
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

Ce sont également des situations auxquelles les enseignants confèrent des objectifs qui
relèvent de l’apprentissage de l’argumentation (dix-sept citations). Apprendre à justifier ses
réponses est perçu comme un enjeu de ces situations orales. Une argumentation qui repose
tant sur le texte que sur la parole de l’autre : « savoir aller chercher dans le texte les infos,
valider une réponse en écoutant un camarade permet d’apprendre à réfléchir (débats) ». Ce
que les élèves disent sur le texte devient un nouveau message à interpréter (François, 2005).

Conjointement à ces conceptions pédagogiques et didactiques du débat, six énoncés


évoquent des avantages qui relèvent de l’ergonomie, de certains gestes professionnels. Ces
situations permettraient aux enseignants de suivre le processus de compréhension et
d’intervenir à bon escient. Un enseignant précise : « cibler plus rapidement les difficultés ».
Un autre maitre explicite :

Pour l’enseignant, c’est le moment de vérifier différents points et d’adapter ses


questions en fonction des réponses et du débat en cours (différent du questionnaire écrit
pour lequel les questions sont pensées en amont, à l’extérieur de la classe sans tenir
compte des difficultés rencontrées par les élèves) les réponses sont souvent apportées par
les pairs (différent de l’enseignant)162

Pour d’autres enseignants, voire pour les mêmes, la notion d’activité collective
masque les individus, les apprentissages personnels, au profit d’une certaine élite de la classe :
ceux qui savent s’exprimer à l’oral et qui comprennent. La participation des élèves constitue
l’enjeu essentiel de ces activités, le manque de participation (31 citations) est une source de
« frustration » pour les maitres. Des discours stéréotypés apparaissent dans leur propre
formulation : « Les limites sont toujours les mêmes avec l’oral : certains élèves qui savent et
d’autres qui ne savent pas, ne participent pas ». Pourtant la situation décrite ne semble pas
restrictive de l’oral, elle évoque un constat qui relève d’une situation scolaire qui se cristallise
à l’oral.

L’autre contrainte est le temps nécessaire pour que les situations orales soient
réellement productives (17 citations) : elles sont qualifiées de « mangeuses de temps », et la
concurrence avec les autres apprentissages apparait de nouveau : « manque de temps au
détriment des autres disciplines ».

Parallèlement à ces considérations assez générales sur les activités orales apparaissent
des limites associées à la gestion et à la préparation (treize citations). Faire de l’oral un réel

162. C’est l’enseignant questionné qui recourt aux parenthèses, et je conserve ici son orthographe.

217
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

moment d’apprentissage ne va pas de soi : « Il faut veiller à ce que le débat ne reste pas limité
à leurs expériences personnelles. Les enfants aiment bien raconter leurs petites histoires ».

Par ailleurs, c’est au sujet de l’oral que les enseignants expriment le plus leur
méfiance, en REP comme hors REP. Sur ce point le discours des enseignants du corpus ENT
est intéressant. Ceux qui exercent en milieu rural considèrent que le « confort » de leur classe
est une condition nécessaire à la pratique du DI, et ils supposent qu’ailleurs ce serait difficile
(MC1 : 278 sqq. ; MC2 : 44). Ceux qui exercent en milieu populaire évoquent certaines
difficultés liées au contexte social de leur école. L’apprentissage de la prise de parole semble
un peu plus long qu’ailleurs, ce qui ne signifie pas qu’ailleurs prendre la parole en classe ne
soit pas objet d’un apprentissage (MC1 : 278-280). L’enseignante MC5 (milieu populaire)
évoque cet apprentissage de la parole en classe :

MC5. 45 : je régule toutes les interférences/tous les::: tout ce qui était


intempestif oui de toute façon ta mère +++ hein/ça c’est souvent comme
ça/d’habitude ça dure un mois/parce que les CM2 sont dans le coup ils savent
qu’ils peuvent s’interpeler et comment/pas pour dire des bêtises/pas pour
faire rigoler la classe/encore que rigoler/oui, mais pas insulter et ça c’est et
ils savent il faut que ça élève le débat/si on est en sciences/que ça ait du
rapport avec la science/on pose des questions scientifiques/si on est en
histoire/on réfléchit comme un historien/on essaie

Parler en classe relève au moins d’un double apprentissage : adopter une parole
institutionnellement adaptée, mais aussi parler en répondant à des attentes scolaires, normées
et je dirai même disciplinées par la discipline scolaire. Le discours de MC7 et MC5 (exerçant
en milieu populaire) éclaire, lui aussi, cette tension entre un espace de parole qu’elles
souhaitent contrôler, tout en exigeant des élèves qu’ils s’expriment et participent aux
échanges. La difficulté vient de la conception même de cette tension :

MC7. 35 : oui parce que j’ai tellement canalisé leurs paroles intempestives en
début d’année/interdit certains mots en classe/pour qu’ils comprennent bien
ce que j’attends d’eux qu’il a fallu que j’autorise cette nouvelle parole qui est la
leur, mais que j’apporte en classe +++ réfléchir sur le choix de Yacouba c’est
une activité scolaire +++, mais autoriser à dire ce qu’ils veulent dire sur ce
texte/pour moi c’est aussi quelque chose comme ++ de l’ordre de l’échange/du
respect +++ je vais vous écouter +++ voilà c’est ça le contrat/c’est un
vrai /qu’en pensez-vous ? et la réponse n’est pas le texte ++ donc je les
écoute ++ j’ai aussi dû apprendre à me taire ! à ne pas intervenir ! ne pas
faire de mimique

De fait cet apprentissage acquiert une mission particulière que les enseignants exerçant
en milieu populaire verbalisent :

218
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

MC10. 20 : et ::: en plus la diversité sociale et culturelle des enfants fait qu’on
va pouvoir compléter aussi + apporter une dimension culturelle que certains
enfants n’ont pas forcément dans leur vie quotidienne ou à la maison et je
pense que forcément /en tout cas/ici on/dans ce type de classe ++ ça permet
à la fois de donner le gout de la lecture parce qu’on va vivre d’une manière
plus vivante/l’échange oral il est surtout dans cette école un moyen de
communiquer qui est le plus facilement accessible et en plus ça va permettre
aussi à ce que chacun apporte ses idées personnelles et apporte sa touche
personnelle et ::: apporter sa personnalité et sa propre vision des choses par
rapport à son vécu, etc.

Les difficultés des élèves sont analysées par ces enseignants. Elles concernent tant le
comportement que les capacités de lecture et d’expression des élèves. Ainsi pour MC10, la
difficulté que rencontrent ses élèves à inférer est analysée comme le résultat des pratiques
précédentes : « c’est là qu’on voit que les pratiques précédentes ne les/les ont pas
préparés/enfin il y a quelque chose qui manque ». Le manque n’est pas imputé aux capacités
des élèves, mais bien à leur parcours scolaire. MC7, exerçant en milieu populaire dans une
école classée en REP, conçoit la difficulté de ses élèves comme un effet du niveau d’exigence
qu’elle impose et non le fait de leur incapacité à suivre :

MC7. 117 : Je mène les mômes à la baguette au point de vue du travail et il y a


un rendement et au niveau de la difficulté je l’ai assez élevée + entre
septembre et décembre/l’adaptation était un petit peu difficile parce que pour
eux c’était très dur ++, mais ils ont fait ce qu’il fallait/on a cravaché/on a
tenu et aujourd’hui c’est que bonheur ++

Enfin, pour MC5, les difficultés des élèves sont précisément ce qui donne du sens à ce
qu’elle fait, c’est une motivation professionnelle :

MC5. 90 : Et je me dis/tant que tous les matins je me lève avec l’envie et la


hargne de les faire s’en sortir ces gamins-là/je me dis c’est bien + le jour où je
ne me lèverai plus avec cette joie d’enseigner c’est que là il sera temps
d’arrêter/

Cependant le contexte d’enseignement sert souvent de caution à justifier des choix


personnels ou des représentations qui malgré tout ne sont pas singuliers. Les finalités du genre
en milieu populaire, rural ou urbain sont assez similaires : amener les élèves à s’exprimer sur
le texte et à exprimer un point de vue personnel. Ce sont les modalités pour atteindre les
finalités qui peuvent varier. On peut dire que les gestes professionnels pour amener les élèves
à produire ce discours attendu sont autrement pensés en milieu populaire. Certains
enseignants pensent que le contexte d’enseignement favorise de telles pratiques, et d’autres
qu’elles sont nécessaires pour aider les élèves à progresser. C’est ainsi que les enseignants

219
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

MC1 (milieu rural), MC2 (milieu rural) et MC4 (milieu rural) expriment cette conscience
qu’elles ont d’avoir un public qu’elles estiment privilégié :

MC2. 44 : parce que je vous/ils sont attentifs et donc je peux me permettre de


faire ça avec mes vingt-cinq élèves + et je peux me permettre de faire les
vingt minutes d’oral parce qu’ils ont une capacité d’écoute importante/je
trouve + je trouve parce que j’ai suivi des élèves ailleurs et je me suis rendu
compte que ce n’est pas toujours pareil et qu’on avait beaucoup de chance ici

D’après ces discours, les difficultés liées à la dimension orale du genre disciplinaire
seraient plus difficiles à gérer en milieu populaire, mais elles seraient existantes partout :

MC1. 278-280 : ouais quand même et il faut se sentir à l’aise dans ce type de
démarche/il faut essayer avant + c’est vrai que les débuts ne sont pas faciles
quand même [...] ben de toute façon c’est gérer le questionnement/savoir
quoi leur répondre/ c’est parce qu’on sait jamais où on va on ne sait pas
quelles seront leurs remarques est-ce qu’on va réussir nous à ce qu’on
aimerait entendre + on ne sait pas + finalement avec du recul on s’aperçoit
qu’on a toujours ce qu’on veut finalement/parfois même plus/on est parfois
surpris ils pensent à des choses auxquelles on n’aurait pas pensé + il faut bien
savoir gérer la situation en classe/parce que quand on est à l’oral comme ça
en classe bon nous ça va // on a des gamins gentils on n’a pas ++, mais il faut
savoir gérer les débordements les excès des uns et des autres // c’est que
parfois on a des gamins qui ont du mal d’attendre d’avoir la parole pour
parler // ces règles-là aussi/ça dépend du public/des écoles/ça dépend de pas
mal de critères

Ces discours éclairent des représentations socialement partagées, médiatisées. Des


lieux communs déjà rencontrés lors de l’analyse de traitement des questionnaires qui
influencent la conception que les enseignants se font du genre disciplinaire. C’est un discours
assez conventionnel que je relève. Toutefois, les difficultés verbalisées au sujet d’une pratique
de l’oral sont autant d’obstacles à ce que le DI puisse entrer dans les pratiques quotidiennes de
la classe, et pourtant les enseignants (corpus QUEST) déclarent le mettre en œuvre. Cette
tension est un enjeu important qui sera analysé dans la troisième partie au chapitre 8 pour voir
comment les pratiques effectives du DI modifient ou ne modifient pas le format de la
communication scolaire.

3.2.3 Rôles et gestes déclarés

Le discours des enseignants (corpus QUEST) décrit à travers un usage des prédicats
tant verbaux que nominaux des gestes professionnels au sens d’Anne Jorro163 que je me

163. « Le geste entendu comme désir d’inscrire une trace qui parle de la biographie de son auteur témoigne d’une matrice
symbolique qui le fait surgir pour soi et pour autrui. Son pouvoir de radiance révèle l’intersubjectivité qui le constitue en tant

220
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

propose ici d’analyser. Le tableau suivant présente trois catégories de rôles reconstruites à
partir des déclarations des enseignants.

8. Tableau : Rôles des enseignants d’après leurs déclarations et prise en compte du texte dans le processus de
validation du sens

Le traitement de ces énoncés mérite tant une analyse linguistique que sémantique164.
Vingt-six d’entre eux ne sont pas exprimés par un verbe. Ils recourent à des
substantifs (guide, régulateur), à des groupes nominaux enrichis d’une expansion nominale
(distributeur de parole), à la juxtaposition de groupes nominaux (de guide, de médiateur
parfois) ou à des comparaisons (d’animateur plus que guide). Je note enfin le recours au
néologisme « reformulateur » comme l’expression d’une nécessité de créer un terme plus
approprié, dès lors que le choix était de ne pas recourir au verbe.

D’un point de vue sémantique je ne relève pas de différence entre ces deux catégories
d’énoncés prédicatifs verbaux ou nominaux, mais l’effet, les intentions exprimées par ces
choix dénotent d’une volonté soit de se qualifier, se décrire, soit de valoriser des actions.
L’emploi fréquent des verbes montre une volonté de décrire des séances en action,
dynamiques où enseignants et élèves sont impliqués dans une interaction.

Les termes « guide », « guider », « diriger », « gérer » sont des termes récurrents
(trente occurrences) et constituent les sèmes référents pour décrire la conception du rôle des
enseignants. Cependant, l’ensemble du thesaurus verbal pour décrire leur rôle permet
d’affiner cette idée dominante d’une activité guidée et dirigée « du cheminement de la pensée,
de la réflexion, de la compréhension ». En effet, d’autres termes, que sont « animateur » et
« médiateur » (dix occurrences) permettent de modérer cette première approche et révèlent les
tensions inhérentes à la notion d’interprétation pour distinguer deux conceptions du rôle de

que mouvement. Il devient un plein dans l’éphémère de la relation à l’autre. Comme il est pensé pour soi et pour l’autre il
ouvre différents registres de dialogue. Les styles d’intervention nourris des gestes de bricolage, de braconnage et de
résistance n’échappent pas à l’apostrophe évaluative. Par le geste, le sujet professionnel est invité à se poser la question du
sens de l’agir. » (Jorro, 1998)
164. Les paramètres habituels n’étant plus pertinents dans le cadre de cette analyse, je ne les préciserai plus lorsque je citerai
les énoncés des enseignants.

221
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

l’enseignant et des finalités de ces séances. Le maitre apparait comme étant le garant de la
bonne construction du sens (pour 44 %) : « rôle de médiateur entre la compréhension réelle et
celle de l’enfant » qui agit sur cette construction, comme en témoigne l’adverbe dans l’énoncé
suivant : « Vecteur de la compréhension en orientant indéniablement les débats ». L’usage des
adjectifs et des adverbes est particulièrement significatif de la conception de la lecture et du
sens attendu. Précédemment je relève : « la compréhension réelle », locution que je peux
rapprocher de l’énoncé suivant : « je les guide et je les recadre en leur posant des questions
qui leur permettent de mieux comprendre et de donner une bonne orientation à la lecture du
texte ». Ces enseignants placent la référence au texte comme référence indiscutable, seule
source de validation d’une proposition heuristique au sujet d’un texte : « essayer de guider
leur réflexion en sachant bien rechercher dans le texte pour justifier son point de vue ». Ou
encore : « je reformule, je précise, je demande aux élèves de présenter les hypothèses ou leurs
interprétations en faisant référence au texte et en apportant des éléments de compréhension
pour illustrer les affirmations ou les objections. »

A contrario, 31 % des enseignants expriment l’inverse de cette conception de la lecture


programmée et attendue, affirmant ainsi leur propre définition de l’interprétation à travers une
conception du texte ouvert ou une conception de l’interprétation en situation scolaire qui
valorise le pôle de l’élève plutôt que celui du texte. De nouveau, des modélisations (à travers
l’usage des adverbes, de la négation ou de la restriction et de locutions prépositionnelles
exprimant l’opposition) apparaissent dans ces énoncés insistant à la fois sur la complexité de
l’activité scolaire et des intentions très fortes qui guident cette activité, comme si ces
enseignants contraignaient l’action du maitre au profit de celle des élèves. Je note parmi les
cinq énoncés que j’ai sélectionnés, une tension révélatrice entre le sens du texte et les sens
possibles qui pose l’interprétation tant sous les droits du texte que sous ceux des lecteurs que
sont les élèves, ainsi qu’une dialectique entre le rôle de l’enseignant et celui des élèves.

Un médiateur entre les différentes propositions des élèves. Surtout pas un


détenteur d'une unique compréhension et interprétation, mais celui qui fait respecter le
texte lu. On peut imaginer sans être en contradiction. (PE2, licence sociologie, école en
zone rurale, CM1-CM2)

Rôle d'animatrice, mais j'avoue devoir me surveiller pour éviter d'être


trop inductive ! (EMF, licence sciences de l’éducation, 12 ans d’ancienneté, école en
zone urbaine, CE2)

J'essaie de faire exprimer aux élèves leur pensée, leur faire émettre des
hypothèses, je ne suis qu'un médiateur entre les élèves. (Je gère le débat, reformule...)

222
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

et apporte si la situation est bloquée des éléments de réponse, tout en précisant


qu'il existe différentes interprétations. (Titulaire, licence de psychologie, 12
ans d’ancienneté, école en zone rurale, CM1-CM2)

Je pense que je suis un chef d'orchestre. J'ai mon avis, comme eux ont le leur.
Ils ont le droit d'avoir un ressenti différent du mien. Par contre je suis l'avocat
du diable :"Ah bon et alors, si vous dites ça, que signifie cette phrase-là ?" Si vraiment
personne ne réagit. (EMF, concours après la 3ème, 28 ans d’ancienneté, école en zone
urbaine, CM2)

Mon rôle est de gérer le débat, éventuellement de guider, mais rarement de


mener l'élève à la réponse : c'est l'interaction entre les élèves qui doit aboutir le plus
souvent à résoudre une interrogation sur le texte. Je pose aussi les questions qui vont
amener à s'interroger sur un point fort du récit qui va inciter à inférer ! (Directeur
d’école, licence histoire de l’art mention archéologie, 5 ans d’ancienneté, école classée en
REP, CM1-CM2) (C’est moi qui souligne)

L’enseignant apparait comme garant du bon fonctionnement et de la qualité de ces


échanges qui prévient les risques de dérapage et de digression, d’essoufflement du débat,
d’impasses à la discussion et surtout celui qui garantit le droit de parole à chacun des élèves.
C’est ainsi que vingt-deux des enseignants (sur soixante-dix-huit) n’évoquent que cet aspect
de leur rôle.

Les prédicats verbaux sont accompagnés de leurs arguments, je précise que les verbes
sont tous transitifs et accompagnés explicitement de leurs compléments d’objet, ces derniers
désignant à la fois les élèves et leurs propositions. Ces constructions lexicales et syntaxiques
invitent à mesurer l’intensité de la volonté des enseignants à agir sur les élèves, leur
compréhension et leurs discours. Je relève, par ailleurs, neuf locutions verbales composées de
deux verbes successifs accusant une intention très forte du sujet à agir sur l’élève : « faire
réfléchir, faire se confronter, faire reformuler, faire respecter, amener à s'interroger, inciter à
inférer, j’aide à reformuler, essayer de relancer ». L’usage fréquent du semi-auxiliaire
« faire » contribue à mettre en valeur une augmentation de la volonté ou de l’intention du
sujet, autrement dit, l’intention des enseignants. L’emploi des verbes « amener », « inciter »,
« aider » et « essayer » témoigne aussi d’une volonté intensive et active pour agir sur l’autre.

D’autre part, ce thesaurus ainsi constitué regroupe deux modes verbaux : l’infinitif et
l’indicatif. Les verbes conjugués sont à la première personne du singulier au présent. Cette
distinction ne me semble guère anodine. Certains décrivent des actions dont ils sont
l’énonciateur et le sujet, d’autres évoquent des gestes professionnels qui décrivent les activités

223
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

à dominante orale sans les impliquer de manière personnelle. D’ailleurs, les enseignants qui
décrivent ces gestes ne déclarent pas forcément pratiquer le genre DI165 ni même des activités
à dominante orale ni des activités orales organisées sous la forme de débat. Ce qui n’empêche
pas les enseignants d’imaginer leur rôle lors de telles séances.

Enfin, il est possible de classer ces verbes en quatre catégories sémantiques qui offrent
une vue d’ensemble de l’activité et des intentions des enseignants. Les trois premières
catégories concernent des verbes dont le sujet est l’enseignant. La dernière catégorie présente
des verbes dont le sujet de ces action désigne les élèves, certains enseignants prévoyant la
réciproque des élèves à leurs propres actions. Je distingue ainsi des verbes qui permettent aux
enseignants de caractériser leur état, leurs objectifs : « j’essaie de m’éclipser », « je suis un
chef d’orchestre », « je suis l’avocat du diable », « établir le dialogue », « établir une
interaction, susciter l’intérêt », « amener à s’interroger », « se mettre en retrait du groupe ».
Une autre catégorie concerne l’organisation des échanges, qui met en scène les enseignants en
tant que sujet de ces actions et permettrait de caractériser l’activité dans une perspective
chronologique des gestes du maitre : « amorcer le débat et le conclure », « impulser »,
« distribuer la parole », « valider/faire valider », « accepter les réponses », « relancer »,
« réguler le débat », « trancher si nécessaire », « donner des contre-exemples », « je désigne »,
« je cadre ». La troisième catégorie se compose de verbes qui tentent d’influencer sur
l’activité des élèves : « influer, faire avancer, étayer, diriger, inviter, les renvoyer, faciliter,
induire, je guide, j’oriente, j’interviens, j’aide à reformuler… » Enfin, la dernière catégorie
regroupe des verbes désignant l’activité des élèves telle que les enseignants la conçoivent
dans une situation idéale de classe : « donner », « se justifier », « avancer », « préciser »,
« s'exprimer », « bien rechercher », « aboutir », « résoudre », « présenter », « adopter », « ils
ont le droit d’avoir leur ressenti ».

Les activités orales en classe de lecture-littérature requièrent des gestes que les
enseignants décrivent avec précision. La construction du sens du texte se focalise pour les uns
sur le texte, pour les autres sur l’action des élèves et nécessite un va-et-vient dialectique entre
le maitre, les élèves et le texte. L’enseignant est dans tous les cas le garant, le catalyseur de
cette lecture à plusieurs voix sur plusieurs voies.

165. Le graphe ne permet pas de mettre en évidence des liens dépendants entre ces variables

224
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

3.3 Effets du concept interprétation sur les conceptions déclarées ou associées


au DI

3.3.1 Comprendre et interpréter au quotidien de la classe

L’interprétation est le nouveau paradigme qui définit la lecture à l’école lors des
programmes de 2002 (supra, p. 81) et se trouve au fondement des modèles didactiques du
genre DI. Interroger les enseignants sur leur approche de la notion ne m’a pas semblé dans le
cadre de ce travail dépourvu de sens. Je pense que percevoir la remise en cause de la
hiérarchie traditionnelle entre les concepts interprétation et compréhension peut participer à la
conception du genre et permettre de comprendre ce que la prise en compte d’un travail
interprétatif peut modifier ou ne pas modifier dans la construction du genre disciplinaire et
des pratiques enseignantes. Dès lors, j’ai tenté de percevoir ce que les enseignants associent
en termes de compétences de lecture à l’interprétation et comment ils intègrent en termes de
fréquence le travail de ces compétences en classe. L’enjeu étant de savoir si ces déclarations
permettent d’identifier une conception du genre DI en croisant les données.

Dans le questionnaire, j’ai par conséquent proposé aux enseignants deux tableaux (ci-
dessous) qui reprennent tous les deux des compétences présentes dans le texte officiel
(BOEN, 2002) et les documents d’accompagnement (MEN, 2002, 2003, 2004). Ces
compétences s’y trouvent de façon dispersée et je les ai parfois reformulées166. Le premier
tableau demande aux enseignants de classer ces compétences selon qu’elles relèvent
davantage - selon eux - de la compréhension ou de l’interprétation. Le second vise à connaitre
celles que les enseignants déclarent privilégier dans leur classe.

Le classement réalisé par les déclarations des enseignants des neuf compétences dans
le tableau est sans surprise, il témoigne de la complexité de la question. Aucune compétence
n’est classée unanimement par les enseignants comme relevant exclusivement de l’un ou de
l’autre des concepts ni même des deux, des tendances évidentes se dégagent néanmoins.

166. Les termes « inférence », « blanc », « ellipse » apparaissent dans ces textes. Pour garder le terme inférence désignant des
« inférences locales » et ne susciter aucun malentendu avec d’autres opérations qui relèvent « d’inférences pragmatiques »
(Giasson, 1990), je les ai désignées par « inférence simple ». Il s’agit d’une classification que j’emprunte à Marcel Crahay
(2004, p. 6). « Faire des inférences simples » est aussi un critère d’évaluation des compétences de base en classe de troisième.
MEN-MESR-DEP. Cf. L’état de l’école n°17 (édition 2007).

225
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

9. Tableau : Classement des compétences travaillées selon qu’elles relèvent davantage de la compréhension ou
davantage de l'interprétation, voire des deux.

Le tableau suivant présente au sujet des compétences prescrites, leur fréquence


déclarée par les enseignants en tant qu’objet de travail en classe. La mesure de cette fréquence
demeure tout à fait subjective puisque je n’ai construit aucun moyen pour la mesurer. Pour
faciliter la lecture, les compétences sont présentées dans l’ordre où elles sont déclarées être le
plus souvent pratiquées.

10. Tableau : Classement des compétences déclarées en fonction de la fréquence à laquelle elles sont
travaillées167.

En lisant ces tableaux, des résultats s’imposent : les deux premières compétences -
« identifier les idées principales » et « sélectionner des informations précises » – sont classées
par les enseignants comme relevant principalement de la compréhension et elles sont
déclarées les plus pratiquées. Il s’agit de questions d’évaluation de la lecture et d’une
compréhension littérale assez récurrentes dans les questionnaires de classe (Giasson, 1990)
qui ne confrontent pas les élèves au traitement de l’implicite, ces compétences étant déclarées

167. Pour mettre en évidence les résultats, j’ai regroupé les catégories « jamais » et « rarement » dans une nouvelle
catégorie : « très rarement » et les catégories « assez souvent » et « très souvent » dans une autre catégorie : « souvent ». Ce
traitement des données facilite l’analyse et l’interprétation des résultats. Ils sont ici présentés par ordre décroissant pour la
colonne « très souvent ».

226
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

moins travaillées que les précédentes. Par ailleurs, la troisième compétence déclarée la plus
travaillée concerne « l’expression des émotions après la lecture », où l’on retrouve l’idée
d’une lecture subjective que ces propos analysés ont déjà valorisée. En croisant les résultats
des deux tableaux, il apparait que cette compétence est celle que les enseignants considèrent
comme relevant le plus de l’interprétation et celle qu’ils déclarent le plus pratiquer. Par
ailleurs, parmi les enseignants qui exerçaient avant 2002 au cycle 3 et qui déclarent pratiquer
le DI avant cette date, il apparait qu’ils accordaient déjà une attention particulière à la
compétence : « exprimer ses émotions après la lecture ».

11. Tableau : Croisement de deux paramètres : « pratique déclarée du DI avant ou depuis 2002 » et « exprimer
ses émotions après la lecture »168

Alors que les enseignants qui déclarent pratiquer le DI depuis 2002 (principalement les
PE2) accordent une grande importance à deux autres compétences : « effectuer des
hypothèses sur les blancs » et « justifier des hypothèses en se référant au texte », comme en
témoigne le graphe reproduit ci-dessous :

Exprimer
ses
émotions
après la
lecture NS

Le débat
interprétatif

S TS Evaluer,
Effectuer justifier
des des
hypothèses + TS hypothèses
sur les en se
blancs référant au
texte
+S

Effectuer
des
inférences
simples

12. Graphe de relation des liens les plus significatifs et les moins significatifs entre les compétences associées à

168. Cf. note 167, p. 232

227
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

l’interprétation/compréhension et la pratique déclarée du DI depuis 2002169

Ces résultats mettent en évidence les compétences et pratiques que certains


enseignants identifient, associent et réinvestissent dans une pratique du DI à savoir
l’expression des émotions, et celles (émettre et valider des hypothèses) que d’autres
enseignants n’ayant pas exercé au cycle 3 avant 2002 associent à une conception plus récente
du genre.

Je considère, à partir de ces résultats, que les enseignants appréhendent le DI sous


deux approches : le genre est à la fois un lieu d’expression des émotions après la lecture, et
une situation problème où les élèves émettent des hypothèses qu’ils traitent ainsi que des
inférences. Ces deux approches peuvent à bien des égards rappeler certaines modélisations du
genre DI (supra, p. 104) à moins qu’elles n’éclairent les enjeux de la métatextualité à l’école
élémentaire. Je peux ainsi identifier une approche plus introspective et l’autre plus cognitive
qui est à mettre en parallèle avec leur conception de l’enseignement de la littérature (supra, p.
202)

Par ailleurs, le discours des enseignants met en exergue deux compétences : formuler
des hypothèses et traiter des inférences. Deux finalités sont également perceptibles à travers
ce discours : construire « la vérité du moment », le sens accessible et exprimer ses gouts, ses
réactions. C’est ainsi qu’ils redéfinissent l’enjeu de la séance de DI en se différenciant des
modèles didactiques et du modèle prescriptif qui insistent sur l’enjeu fondamental lié à la
notion de débat et d’interprétation : construire les conditions et les critères de validation du
sens élaboré collectivement.

3.3.2 Des compétences visées

Le DI tel qu’il est conçu par ces enseignants amène les élèves à être des lecteurs
engagés dans une activité de lecture, de confrontation de lectures interrogeant, manipulant le
texte. Le DI est un genre propice aux hypothèses de lecture, au traitement de l’implicite et des
inférences, à la confrontation des idées, à l’argumentation et à l’expression du ressenti170.
Selon les compétences que les enseignants valorisent, deux conceptions du genre s’imposent :
une approche cognitive et une approche introspective qui sont à rapprocher des conceptions
que les enseignants verbalisaient au sujet de l’enseignement de la littérature. L’approche

169. Je précise le codage des liens : NS : non significatif ; TS : très significatif ; S : significatif
170. Toutes ces compétences feront l’objet d’une analyse à partir des situations observées (infra, partie 3)

228
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

cognitive favorise un travail centré sur les hypothèses de lecture et le traitement de l’implicite,
alors que la seconde approche s’appuie essentiellement sur l’expression du ressenti.

Formuler des hypothèses de lecture

Tous les enseignants n’ont pas un discours explicite sur la notion d’hypothèse de
lecture, même lorsqu’ils consacrent un temps important à cette forme discursive du métatexte
que produisent leurs élèves. Lorsque les enseignants évoquent spontanément la notion, ils
désignent le relevé des indices de la couverture pour émettre des hypothèses ou imaginer
l’histoire, c'est-à-dire construire, anticiper un scénario de l’histoire à lire.

Les enseignants MC1 et MC4 déclarent favoriser l’émission d’hypothèses comme un


rituel du genre :

MC4. 42 : c’est différent en littérature il y a une démarche un peu/enfin


observation/émission d’hypothèses et ensuite production écrite +

Celles-ci se construisent à partir d’une image ou d’un élément du péritexte comme la


couverture. Il s’agit de relever des indices et émettre des hypothèses ou imaginer l’histoire,
c'est-à-dire construire un script de l’histoire à lire. Le choix de l’image est important et
fonctionne comme un lanceur, un déclencheur de la parole de l’élève au sujet du texte.
MC2 déclare :

MC2. 86 : alors je prends une image la première de couverture ou alors une


image parlante même si c’est pas un album et puis on essaie d’imaginer on
essaie d’imaginer/on essaie de replacer cette image dans un récit

Pour MC1, l’image est un prétexte à faire ce travail préparatif à la lecture, l’image
peut d’ailleurs évoquer peu d’éléments pour constituer un script de l’histoire.

MC1. 130 : quelle que soit l’émission d’hypothèses des enfants on va le vérifier
donc même si c’est une image qui au départ ne permet pas de relever
beaucoup d’indices/je vais leur laisser dire et puis après la lecture et
suffisamment de pages/ils vont sans doute s’apercevoir qu’il y a sans doute
un lien avec l’histoire, mais c’est pas à partir de cette image-là qu’on a pu
éclairer le contenu

Mais comme le rappelle MC10, l’entrée dans un livre est ritualisée, la couverture et
son illustration participent d’une entrée en lecture : imaginer les grandes lignes.

MC10. 76 : si c’est le début ça peut être la couverture et on va interpréter


l’image pour déjà arriver à imaginer les grandes lignes qu’on va trouver
dans le roman

229
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

L’émission d’hypothèses concerne ainsi l’anticipation, la lecture expectative, imaginer


la suite. C’est particulièrement vrai lorsque les enseignants évoquent la lecture d’une œuvre
longue, chaque séance se termine par l’émission des hypothèses sur le récit à venir.

Il en ressort que d’après ces déclarations, les hypothèses de lecture portent


majoritairement sur l’épitexte, le « hors-texte » ou le texte non lu et très peu sur le texte lui-
même. Ces deux activités imaginer la suite du texte ou anticiper la lecture sont des activités
scolaires assez répandues qui trouvent une place privilégiée dans le cadre du DI. Le travail sur
les hypothèses est mis en valeur par les enseignants, mais leur statut et leur fonction sont
sous-estimés. C’est ainsi que l’enseignante MC4 évoque des temps d’arrêt dans la lecture qui
favorisent des énoncés qui peuvent s’apparenter aux hypothèses.

MC4. 101 : alors je pense que de temps en temps on arrête la lecture et on


formule des/alors pas forcément des hypothèses, mais on s’arrête +++ euh je
pense qu’il là il faut prendre en compte toutes les modalités de lecture/parce
que c’est avant tout un enfant qui/où j’ai demandé de lire d’abord et ensuite
on discute

Émettre des hypothèses est un processus cognitif qui accompagne la lecture, valider
les hypothèses relève d’un processus à la fois cognitif et argumentatif (Thérien, 2007 ;
Valenti, 2007). La construction des hypothèses ne repose pas sur une simple sédimentation
d’hypothèses, elles sont constamment réévaluées, ce qui permet d’en abandonner, d’en
reprendre et d’en reformuler d’autres.

Les enseignants évoquent quelques critères de validation en fonction du rôle qu’ils


attribuent aux hypothèses elles-mêmes. De façon assez générale, la validation des hypothèses
est reportée à plus tard, c’est un travail qui s’inscrit dans le temps de la lecture et donc dans
celui de la séance. MC1 déclare :

MC1. 6 : ils émettent des hypothèses et seulement après on va seulement


vérifier si les hypothèses émises sont justes ou sont complètement
/complètement différentes

Lorsque l’imagination des élèves est valorisée, la conformité avec le texte est peu
recherchée comme nous l’avons déjà vu dans les déclarations de l’enseignante MC2 (MC2 :
86) (cf. supra p. 119). Elles peuvent au contraire être confrontées au texte.

MC4 : 14 : [...] on reprend plusieurs hypothèses et on fait un listing/le mot


n’est pas très joli, mais vous savez on met toutes les histoires possibles et on
les recopie et on les met dans le cahier et on se dit qu’après la demande vient
à la suite et on va voir si quelqu’un a trouvé la même idée que l’auteur

230
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

Pour d’autres enseignants (MC7 ; MC12), l’émission des hypothèses apprend aux
élèves à douter ou à s’exprimer malgré les doutes. MC7 déclare :

MC7. 259 : oui c’est ça + leur idée sur le texte [silence] ils seront en confiance
pour dire ce qu’ils comprennent ou pas/ce qu’ils pensent sans être parfois
tout à fait surs/alors oui ils font des hypothèses/oui/ils disent ce que chacun
comprend du texte/c’est ça/oui
260 : une hypothèse/ils font des hypothèses
MC7. 261 : oui
262 : lors des débats/vous favorisez ces hypothèses ? vous les discutez ? elles
sont l’objet du débat ? ou :::?
MC7. 163 : oui/j’autorise euh ::: je privilégie la lecture de chacun/ce que
chacun va comprendre et comment chacun va se projeter dans le texte + je
pense au débat sur le choix de Yacouba/ comment/ce que chacun pense de ce
choix/ce qu’il comprend de ce choix à travers ses croyances/sa culture

MC8 considère que les hypothèses participent au travail interprétatif et favorisent la


compréhension du texte qui repose sur une « logique d’ensemble » :

MC8. 92 : [...] on va faire des hypothèses sur cette volonté de dire quelque
chose et mettre ces hypothèses en rapport les unes avec les autres pour
chercher la logique d’ensemble et c’est la logique d’ensemble qui va nous dire
si on a bien compris/si ça correspond bien à ce qu’on a compris/je pense hein

Traiter l’implicite

Le DI est aussi, pour d’autres enseignants, une situation de résolution de « zones


d’ombre » que les enseignants citent de façon très précise. C’est un moment de lecture « où
l’on s’arrête » disent les enseignants. C’est un moment de réflexion qui favorise
l’interprétation du texte.

MC1 raconte la lecture de Remue Ménage chez madame K de Wolf Erlbruch, et


comment progressivement l’analyse de l’image a permis aux élèves d’interroger le mal-être
du personnage. C’est de façon très suggestive qu’elle évoque ce souvenir, sans dire l’angoisse
du personnage tout en soulignant les indices qui permettent d’inférer le sentiment de détresse :

MC1. 108 : donc à un moment donné quand il y a la page saturée de noir


alors on s’arrête là-dessus et quel lien avec le personnage ? donc on s’arrête
là-dessus et puis ben je crois que j’avais fait ma séance de lecture là-dessus/ à
ce sujet-là [silence, l’enseignante murmure] c’est le débat qui petit à petit
++++ le noir c’est la nuit/ le deuil/,mais elle n’est pas morte/alors bon elle
n’est pas joyeuse/voilà ça c’est le débat qui va permettre ce travail sur le texte
[plus audible] ce sont les images qui vont nous aider à comprendre [silence]

Lors des séances de DI, il s’agit de confronter les élèves à l’implicite du texte comme
le précise MC10 :

231
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

MC10. 165 : oui c’est un débat où ils parlent du texte et je vais les confronter à
tout ce qui n’est pas dit à tout ce qu’il faut interpréter

C’est un travail de compréhension fine et d’interprétation que vise


l’enseignant MC10 :

MC10. 12 : oui, mais la compréhension/pas la compréhension générale plutôt


essayer de pousser/faire des hypothèses/inférer vraiment pousser la
réflexion un peu plus loin et surtout avec une interaction entre les élèves ce
qu’on ne peut pas faire quand on lit seul/quand on est dans une lecture où on
lit seul

Confronter - argumenter

D’après les enseignants le métatexte s’élabore à partir de la confrontation de


lectures de statuts différents. MC8 précise à ce sujet :

MC8. 30 : ça donne un outil nouveau à l’enfant pour construire le sens + il y


aura sa lecture/la lecture qu’on aura faite ensemble et il y aura ma lecture
éventuellement et il y aura la discussion qu’il peut y avoir donc
l’interaction/la confrontation des interprétations

Ainsi dans le discours des enseignants le DI est une situation d’interaction que la
situation de lecture favorise. MC12 appréhende le genre DI comme le produit des interactions
et des difficultés non résolues qui nécessitent un débat collectif. Il s’agit alors d’une situation
didactique qui est plus improvisée que réellement programmée :

MC12. 294 : on va répondre/la classe va répondre à partir du texte /tout est


validé par le texte tout ce qui peut être validé par le texte parce qu’il y a des
choses qui ne peuvent pas/parce qu’après il y a quelque chose/quand il y a un
niveau supérieur + quand ils ne comprennent pas là ce n’est plus le texte
seulement qui va valider c’est aussi ce que toi tu vas en penser/et là ::: pour
moi on est dans l’idéal/ils échangent sur la façon/et là on est dans
l’interprétation/c’est qu’on arrive au débat interprétatif

Pour les enseignantes MC5 et MC11, l’essentiel réside dans l’émission d’avis
différents à confronter. Ainsi, l’enseignante MC5 distingue les débats où les élèves en
fonction de leurs propositions vont argumenter pour défendre leur avis singulier ou au
contraire expliquer une idée qui serait partagée.

MC5. 74 : Oui/garder les arguments en fait ce sera ou argumentatif ou


explicatif
75 : Oui/et cette différence elle se fait en fonction ?
MC5. 76 : Des élèves/c’est eux finalement qui vont faire que le débat va/ on va
confronter des points de vue différents ou on va au contraire défendre une
idée/ à plusieurs +

232
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

Ce n’est plus ici une conception du texte résistant ou proliférant qui déclenche une
forme du DI, mais les élèves. L’enseignante MC11 déclare que débattre c’est au moins avoir
deux idées à confronter.

MC11. 112 : pour moi le fait de les faire débattre c’est arriver au moins à deux
opinions ou deux hypothèses qui peuvent être validées/[...] tout ça pour dire
qu’il faut voir où on met la frontière entre une erreur d’interprétation du texte
et laisser un choix au bout du compte et accepter que leur interprétation
finale du texte n’est pas la nôtre

L’esprit du débat réside dans la confrontation et l’art d’argumenter :

MC6. 210 : j’attends argument et contre argument + j’attends pas des « oui »
et des « non » et les questions que je pose dans les questionnaires de
français/en lecture ce sont souvent des questions où on ne peut pas répondre
par oui ou par non ou si c’est des questions auxquelles ils répondent par oui
ou par non je vais leur demander d’argumenter/à chaque fois on
argumente/on ne dit pas oui ou non/ et puis on est tranquille quoi/pour moi
c’est ça un débat+

La confrontation des idées est intrinsèquement ce qui définit, autorise et organise le


débat.

MC11. 112 : pour moi le fait de les faire débattre c’est arriver au moins à deux
opinions ou deux hypothèses qui peuvent être validées

Les enseignants insistent sur le rôle déterminant de la parole de l’élève dans la


compréhension-interprétation du texte qui s’élabore à travers la confrontation des
divergences. C’est leur représentation de la notion de débat qui forge leur approche du genre
DI.

L’expression du ressenti

Le DI apparait aussi comme un lieu où les élèves expriment leurs impressions de


lecture et apprennent à exprimer leur gout, ce qu’ils aiment, ce qu’ils n’aiment pas (MC5 ;
MC6). MC9 estime qu’il a toujours eu du débat en classe sauf qu’à présent on favoriserait le
ressenti des élèves. En effet, les enseignants favorisent l’expression des émotions face au
texte. Le DI peut alors désigner un espace de discussion sur le texte d’auteurs ou d’élèves,
pour en exprimer ses gouts, ses compréhensions et incompréhensions, son ressenti. Le
ressenti est ce qui reste une fois la lecture réalisée :

MC12. 132 : dans l’interprétation on va avoir ça ce qui va être ressenti/on ne


retient que ça d’un bouquin/de Virus ils retiendront cette espèce de
malaise/de Jocker ils retiendront que c’est drôle/de la petite fille aux

233
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

allumettes ils retiendront que c’était émouvant /tu vois/c’est ce qu’ils vont
retenir/,mais il y a des choses à faire avant/pour en arriver là il y a des
choses à faire avant

Mais le ressenti c’est aussi ce qui aide les élèves à entrer dans le texte puis à
l’interroger. Le ressenti, l’émotion que provoque un texte est à la source du questionnement :

MC11. 34 : ils fonctionnent à l’intuition au départ/en tout cas ils


fonctionnement au ressenti/et moi mon boulot à moi/ce que/là où je pense
que je sers à quelque chose c’est de leur dire/cette sensation là/cette
impression-là elle vient de quelque chose du texte/elle n’est pas n’est pas
tombée comme ça du ciel/donc ce qu’on fait c’est qu’on cherche à
aller/souvent sur des extraits de textes très courts/on essaie/on l’avait fait
sur le manège de l’oubli et en fait il faisait peur ce chapitre-là et ils m’ont tous
dit/ça fait peur/ce chapitre fait peur/et donc moi je leur demande/,mais
qu’est-ce qui fait peur ? Et comment ça vient ?et donc là/c’est ça que je veux
dire que c’est technique/on va aller voir dans la phrase/le mot qui fait
que/pourquoi l’auteur a mis ce mot-là et pas un autre ? Et si on avait mis un
synonyme ça n’aurait pas forcément déclenché et puis c’est aussi dans les
non-dits/ça ils ont encore un peu de mal/ils le ressentent, mais ils ne
l’identifient pas encore

Le métatexte que les enseignants visent à construire semble varié, très hétérogène,
mais il est à l’image des prescriptions et des recommandations du genre que les enseignants se
sont appropriées et par conséquent qu’ils ont transformées pour repenser leurs pratiques de
classe. Il se caractérise par ces deux approches déjà mises en valeur par l’analyse du corpus
QUEST : l’approche introspective et l’approche cognitive.

3.3.3 Les difficultés et les erreurs de compréhension

Les déclarations (corpus QUEST) au sujet de la gestion des erreurs de compréhension


ou d’interprétation montrent des pratiques déclarées laissant une place certaine à la
participation orale et cognitive des élèves qui me semble davantage relever d’une situation
pédagogique idéale que d’une réelle pratique. Le tableau ci-dessous en est éloquent :

13. Tableau : Comment gérez-vous les erreurs de compréhension et d'interprétation de vos élèves ? Résultats

234
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

ordonnés par ordre décroissant pour le paramètre « souvent »171

Les résultats mettent en exergue une participation basée sur la justification et


l’argumentation : soixante-quatorze (soit 95%) des enseignants déclarent « demander une
explicitation » aux élèves en présence d’une réponse ou proposition erronée et soixante-sept
(soit 86%) des enseignants renvoient à la classe la validation ou la non-validation d’une
proposition discutable. Enfin, « apporter la réponse attendue » est très rarement envisagé
comme un geste possible des enseignants. Toutefois, ils déclarent avoir tendance « à guider
les élèves vers la bonne réponse ». D’ailleurs, une majorité d’entre eux définit par ce terme
leur rôle lors de ces séances.

La gestion des erreurs est un paramètre significatif des modalités de gestion des
échanges et du débat ainsi que des objectifs visés : les déclarations laissent supposer
davantage d’échanges interactifs entre les élèves plutôt qu’un cours dialogué entre
l’enseignant et les élèves. Il semble, cependant, qu’ « apporter la réponse attendue » soit perçu
comme un geste professionnel « illégitime », auquel les enseignants déclarent recourir avec
une grande modération, principalement les PE2 et les enseignants exerçant depuis moins de
sept ans : est-ce un effet de la formation initiale ? Ceux qui exercent depuis plus de sept ans
osent sélectionner cette réponse.

14. Tableau : Croisement du critère « apporter la réponse attendue » en fonction du paramètre de l’ancienneté172

Le discours des enseignants (corpus ENT) éclaire l’imbrication de la gestion de classe


et de la gestion des erreurs de compréhension. L’un des enjeux déclarés de ces séances, pour
dix enseignants sur douze, est d'éviter les « moqueries » et cela amène les enseignants à
développer des stratégies de gestion de classe particulières. Ainsi MC6 (milieu urbain)
déclare :

171. Cf. note 167, p. 232


172. Idem

235
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

MC6. 19. je ne commence jamais par mes quatre élèves en grande


difficulté/,mais je connais leur réponse/vu qu'ils ont déjà travaillé sur le
questionnaire + si j'ai repéré une bonne réponse chez eux je les mets en valeur
sinon je les interroge après dès que je pense qu'ils ont peut-être une piste pour
changer leur réponse où dire ce qu'ils ont écrit, mais sinon/ je peux passer
toutes les heures sur leurs erreurs/obstacles et ++ ici le traitement il est
collectif
20. et une mauvaise réponse des autres élèves ++++ ?
MC6. 21. une mauvaise réponse ? En fait à part eux qui sont parfois à l'ouest
+ les autres ce qu'ils disent sur les textes c'est des points de vue différents

Pour l’enseignant MC10 (milieu populaire), la gestion d’une erreur est un moment
délicat de la vie de la classe et son traitement consiste à éviter de construire le statut singulier
de l'erreur :

179. [. . .] voilà s'il n'y a pas d'autres pistes vous les guidez en proposant un
passage dans le texte qui justement montre que la réponse n'est pas
recevable/ce qu'il faut éviter là/dans ces moments-là c'est le jugement et du
coup aussi le dérapage/c'est une autre idée qu'on cherche et pas à montrer
l'erreur d'un élève/il faut éviter ça /

Par ailleurs, les enseignants évoquent certaines erreurs récurrentes dues principalement
aux difficultés de lecture des élèves : un mot mal lu, mal compris, un dialogue non identifié
ou un changement de phrase non perçu. Autrement dit, des performances qui relèvent du
décodage (traitement d'identification des mots) et du traitement des marques linguistiques de
cohésion. À nouveau j’observe que des stratégies de traitement de l’erreur sont conçues.
L’enseignante MC12 (milieu urbain) déclare :

MC12. 304. oui ça ils le savent quand on ne comprend pas quelque chose
/quelquefois il faut aller voir avant/quelquefois il faut lire après/quelquefois
il faut lire les deux /donc là je leur dis/ça m'a l'air assez compliqué ce que tu
n'as pas compris/je propose qu'on prenne de telle page à telle page/donc on
va avoir deux pages, mais dans ce cas là/je peux avoir pour que ce ne soit pas
toujours le même enfant qui lise/je vais avoir le narrateur et les différents
personnages et là tu vois on retrouve quelque chose qu'on faisait avant/
305. et là qui interroge le texte ? qui pose les questions pour répondre à
l'incompréhension du passage ? c’est toi ?
MC12. 306. pas forcément/non pas forcément/avec la lecture +++ est-ce que
cette lecture-là les aide ? en général ça les aide +++ parce qu'on a une
mauvaise lecture on a une erreur dans la lecture du narrateur/ le passage à
la ligne n'est pas compris comme la reprise du narrateur, mais comme la
suite du dialogue/ donc s'ils n'ont pas coupé là ben ils se plantent et ils n'ont
pas compris et après + après oui moi je peux aider ++ de toute façon de je ne
peux pas m'en empêcher/si je sens/ça vraiment/si je sens/soit je leur rends la
balle/soit ils ne sont pas capables et alors c'est moi qui vais relancer

Ces propos permettent de penser que ces enseignants prévoient des


dysfonctionnements possibles lors des séances de DI et que leur gestion n'est pas improvisée,

236
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

qu'elle s'appuie sur des gestes pédagogiques pensés et qu’ils créent des « situations » de
résolution ou de contrôle de ces problèmes. Cependant, les enseignants insistent sur le statut
provisoire de la construction du sens, ce qui soulève la question de la gestion des erreurs
interprétatives et l’enjeu fondamental de la notion de débat et du DI qu’est la construction des
critères de validation du sens construit.

3.3.4 Et l’erreur interprétative ?

Il s’avère que les enseignants, lors des entretiens, n’évoquent jamais de façon
spontanée l’erreur interprétative (Dias-Chiaruttini, 2007d, 2008b) et cela pour au moins trois
raisons : elle est anticipée et gérée avant de se verbaliser, elle est inconcevable puisque toute
proposition d’élève est valorisée ou encore sens et non-sens fusionnent dans la construction
du métatexte et caractérisent une pratique déclarée du DI.

L’erreur interprétative trouve peu d’espace pour être verbalisée en classe parce que les
enseignants l’anticipent et la gèrent avant même qu’elle ne se construise. L’entretien avec
l’enseignante C11 est à ce sujet très éclairant. Elle a proposé aux quatre élèves du cycle 3 de
sa classe unique la lecture de la nouvelle La logeuse de Roald Dahl. Notre discussion porte
sur un passage précis de cette nouvelle : Billy, le personnage principal trouve sa logeuse un
peu bizarre. Cette adorable dame manifeste une passion obsessionnelle qui la conduit à
empailler tous « ceux » qu’elle affectionne. Il l’ignore et l’apprendra peut-être à ses dépens.
MC11 rapporte lors de l’entretien qu’au sujet de la lecture d’un passage173 en classe, une élève
tente d’expliquer pour quelles raisons cette dame aurait un comportement bizarre. Ses
hypothèses sont induites par sa connaissance partielle d’un texte qu’elle découvre ce qui
amène l’enseignante à penser que les élèves ne sont pas en mesure d’écarter ces propositions
puisque l’intégralité du texte leur fait défaut.

MC11 94 : oui/ce passage et alors ils bloquaient totalement et alors ils


voyaient bien/en même temps moi je suis là et je me demande qu’est-ce que je
vais faire ? tu vois ça m’interroge beaucoup/et alors ils cherchent ils
commencent à chercher des trucs et alors j’ai la CM2 qui dit/ah ben oui
madame elle a peut-être perdu un fils à la guerre et elle va le retrouver son
fils et puis peut-être que si elle demande qu’il signe le registre c’est qu’elle veut
connaitre son adresse/ peut-être qu’elle sait++ bon alors là je ne sais pas
parce qu’en même temps ils se servent du texte, mais là ça devient compliqué

173. Voici le passage de la nouvelle qui est évoqué lors de l’entretien : « “Elle doit avoir l'esprit un peu dérangé, la pauvre
femme”, pensa Billy, mais cette idée ne l'inquiétait nullement. Car, après tout, elle paraissait inoffensive. C'était
manifestement une âme bonne et généreuse. Peut-être avait-elle eu des malheurs insurmontables. Un fils perdu à la guerre par
exemple. » (Dahl, 2000)

237
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

de leur demander de justifier parce qu’ils ne maitrisaient pas encore le texte


et donc là il fallait dire stop et je me suis dit je vais faire pire que mieux/je
vais les embrouiller et donc on est parti sur la suite de texte/et puis ils sont
partis avec le résumé étape par étape du texte + il fallait le relire + là tu vois
je ne me voyais pas refuser sa proposition/ni même l’accepter/la
valider/donc on est resté là et en continuant sur le texte plus tard je pourrais
revenir là-dessus + et puis je pense le résumé travaillé en collectif c’est ça qui
a déclenché des choses

Ce n’est pas tant l’erreur que l’enseignante anticipe que la difficulté de sa gestion. Ici
cette proposition abusive sur des liens familiaux entre Billy et sa logeuse n’était pas facile à
gérer dans la situation donnée, c'est-à-dire à ce moment-là, puisque le statut de victime de
Billy se construit progressivement et ne peut éventuellement être inféré qu’à la fin de la
nouvelle. La difficulté de ce passage réside aussi sur la forme de discours de cette phrase : le
narrateur rapporte ici les pensées de Billy au style indirect libre. De surcroit il s’agit d’une
hypothèse de Billy parmi d’autres, évacuées par la narration à travers l’expression : « par
exemple ».

L’intérêt de l’élève pour ce passage est intéressant ainsi que la tentative de formuler
une compréhension de cette phrase ambigüe. En effet ce passage exprime les premiers doutes
de Billy au sujet de l’équilibre mental de sa logeuse. Il trouve son amabilité étrange et
suppose qu’il lui rappelle quelqu’un. « Un enfant perdu à la guerre », dit ici le texte, ou « ses
deux anciens locataires portés disparus », suggèrera le texte quelques paragraphes plus loin.
Ainsi l’expression « par exemple » crée une paralipse qui invite le lecteur à chercher d’autres
motifs au malaise naissant du jeune homme. Néanmoins, dans la situation présente
l’enseignante déclare choisir d’écarter les propositions malvenues en poursuivant la lecture du
texte, en proposant d’autres activités comme le résumé pour pouvoir plus tard revenir sur
l’étrangeté du personnage de la logeuse174. Il semble par conséquent que ce type
d’interprétation − qui peut relever du « processus erratique de la lecture » (Saint-Gelais, 2007)
− soit anticipé et que face au « gouffre » qu’amènerait une argumentation construite sur le
texte pour défendre une hypothèse abusive, voire erronée, l’enseignante choisisse de reporter
la discussion, en poursuivant la lecture du texte et en espérant ou en faisant le pari que cet

174. Elle déclare en effet que le choix de ce texte était motivé en partie pour les difficultés auxquelles il confronte les élèves
et qui permet de problématiser la lecture : « oui/un bel égarement et ce texte là est particulièrement difficile et justement c’est
ça qui est intéressant j’espère quand ils auront compris on pourra redécouvrir le texte et il y a très peu de texte où on peut le
faire finalement/parce que finalement c’est facile d’amener un débat/on peut le faire sur tous les textes mais en général dès
qu’ils ont vu où l’auteur voulait en venir/bon ben/le texte est compris et on a rarement autant de difficultés pour reprendre le
texte et revenir endroit après endroit à quel endroit ben je me suis fait avoir + ».

238
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

obstacle sera dépassé naturellement par la force des interactions et par la découverte du
texte175.

L’interprétation abusive peut ne jamais acquérir son statut d’erreur, ne pas être
envisagée sous cet angle puisque l’imagination des élèves est valorisée et qu’elle est associée
aux conditions de réception du texte. Lorsque je demande à MC2, comment elle lance le
débat, elle déclare :

MC2   85   ils   partent   tout   seuls/moi   je   trouve   la   question   ça   bloque   un  


peu/c’est  un  peu  comme  le  questionnaire  de  lecture  
86  hum/hum  
MC2  87  et  moi  ça  me  bloquerait  dans  mon  travail/donc  oui  effectivement  je  
recherche  une  ambiance  qui/vous  voyez/ils  vont  réagir  et  faire  semblant  
/il  faut  pas  le  dire/alors  qu’ils  savent  très  bien/et  c’est  même  rigolo/ça  les  
fait  rire  ça  ou  alors  je  le  mets  un  peu  en  attente  et  je  prends  un  livre  et  
ils  regardent  ou  alors  je  prends  une  image  la  première  de  couverture  ou  
alors   une   image   parlante   même   si   c’est   pas   un   album   et   puis   on   essaie  
d’imaginer  on  essaie  d’imaginer/  

La compréhension jaillit de leurs réactions et de leur questionnement singulier et


provoque l’émotion des élèves, mais cette compréhension tout comme l’émotion est
singulière (MC2 : 116 et sqq.).

Enfin, l’erreur interprétative peut être perçue comme inhérente au processus même de
la construction du sens dans cette démarche dans la mesure où les enseignants considèrent ne
pas chercher à construire le sens du texte, mais plutôt « leur vérité du moment » sur le texte ;
une vérité sans cesse révisable. MC8 déclare :

MC8. 174 alors ça aussi/cette notion de vérité du moment je la


revendique/euh :: voilà on se met d’accord sur une interprétation ou on ne se
met pas d’accord, mais euh :: bon c’est là où on en est dans notre
interprétation/,mais voilà on a notre vérité du moment

Il explicite cette conception de l’interprétation en faisant référence à ses connaissances


sur la construction progressive des savoirs en sciences telle qu’il la comprend, à savoir que
progressivement les élèves révisent leurs représentations et connaissances des savoirs qui
deviennent de plus en plus exacts. Il est toute fois intéressant de constater qu’il considère que

175. Nous verrons à la partie suivante qu’elle n’est pas la seule à effectuer ce choix de gestion des interactions, mais les
autres enseignants ne le verbalisent pas aussi clairement (infra, p. 344)

239
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

par certains aspects, son enseignement est « faux » parce qu’il est nécessairement incomplet.
Le sens du texte, à l’en croire, peut aussi demeurer une vérité du moment, en partie faux, mais
dans tous les cas négocié :

178 voilà oui/c’est une interprétation en fonction de ce qu’on a dit /de ce qu’on
a fait ensemble + savoir que dans l’année prochaine/ah oui /ça moi je le
revendique tu vois /qu’est-ce qu’un triangle/tous les enfants savent dès de
moyen jusqu’au CM2/ils savent ce que c’est qu’un triangle/,mais ils n’ont pas
la même définition + parce que c’est leur vérité du moment parce que là où ils
en sont c’est leur vérité sur le concept qu’ils se sont construits et la lecture c’est
pareil ++ qu’est-ce que c’est que savoir lire ? pour moi c’est dans ce sens-là
aussi où on doit travailler de manière globale + de toute façon en sciences
c’est la notion de concept en sciences/tu as déjà vu ça/Giordan et de Vecchi
/ils utilisent cette notion de concept /c’est-à-dire qu’en fait on fait une leçon et
avant les enfants savent des choses et on fait émerger ce qu’ils savent et puis
ce qu’ils savent c’est faux et puis notre leçon ce sera encore faux, mais un peu
moins qu’avant +

Toutefois, en classe le texte littéraire a un statut scolaire et il peut devenir un prétexte


à des discussions qui parfois ne concernent plus le texte lui-même. La construction du sens du
texte et de sa compréhension n’est plus l'objectif visé. MC8 verbalise et justifie cette liberté
prise avec le texte :

MC8. 164 : je peux m’arrêter là dans un texte littéraire et discuter avec eux
complètement d’autres choses, mais qui pour moi sont quand même liées/qui
font des ponts avec des choses différentes
165 : différentes/qui font écho au vécu de la classe ?
MC8. 166 : ou pas/ou de mes idées/je vais relancer des trucs/je vais
les amener à +++ moi je trouve que ce n’est pas du temps perdu/ce serait du
temps perdu s’il n’y avait que ça ++, mais là aussi il y a un juste milieu à
trouver + je vois ce matin par exemple/il y avait des enfants qui disaient/le
passage/il faudrait que je le retrouve/les mots avaient une certaine sonorité
et ils ne l’utilisaient pas et ça ne percutait pas beaucoup/le texte/il ne
percutait pas + alors j’ai fait un détour (c’est moi qui souligne)

Quel est le statut de ce détour singulier guidé par la pensée de l’enseignant ?

Contrairement aux modèles didactiques et aux prescriptions du genre, le discours des


enseignants porte peu d’intérêt à la construction des limites de l’interprétation ou des
conditions de validation des propositions. Or c’est un enjeu fondamental de la notion de débat
et du concept d’interprétation, qui caractérise à la fois la communauté discursive au
fondement du contrat didactique, et le genre discursif métatextuel, qui caractérise le DI. Le
discours des enseignants laisse toutefois percevoir une conception de la notion de débat et une
gestion des interactions qui m’amène à supposer que le format de la communication scolaire
évolue en particulier vers la confrontation des propos d’élèves. Cependant le DI apparait, par

240
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

certains aspects dans ces discours, comme une situation d’échanges, d’argumentation, de
justification à partir du texte plus qu’au service du texte et de sa
compréhension/interprétation.

4 Conclusion du chapitre 5

L’accueil réservé à la prescription d’un enseignement de la littérature requiert peu de


résistance, les enseignants soulignent quelques difficultés à la mise en œuvre de ce nouveau
programme, mais ils le contestent peu. Cela peut être un effet de mon enquête puisque les
enseignants étaient volontaires et, se sont, sans doute, sentis concernés par son objet. La mise
en œuvre est facilitée par certains éléments que les enseignants verbalisent : des propositions
proches de leurs pratiques, proches de changements qu’ils attendaient, des réponses à des
difficultés professionnelles rencontrées. Les pratiques changent d’autant plus facilement que
les enseignants ont des raisons de vouloir les changer ou qu’ils se trouvent en adéquation avec
les changements préconisés. Parmi les paramètres retenus, seul le parcours de formation des
enseignants éclaire certains résultats : les enseignants ayant effectué des études en SHS
apparaissent plus que les autres favorables à ces programmes et à leur mise en application, à
laquelle ils perçoivent peu d’obstacles. Mais ce n’est pas un critère exclusif, le rapport à cet
enseignement est bien plus révélateur des pratiques déclarées. Par ailleurs, le paramètre du
contexte d’enseignement s’est avéré peu opérant pour identifier des approches différentes du
DI, il n’est cependant pas totalement insignifiant. Les enseignants déclarent pratiquer le DI
tant en milieu populaire, en REP, qu’en milieu rural ou urbain, mais cette pratique nécessite
des gestes d’ajustement, notamment dans la gestion des interactions. Ces derniers sont moins
perceptibles dans la conception des activités de lecture associées à la pratique du genre DI ;
l’approche de la compréhension et de l’interprétation ne varie pas en fonction de ce critère.
Cependant, le paramètre a permis de mettre en évidence quelques lieux communs et
représentations des enseignants puisque ce sont les enseignants qui n’enseignent pas en REP
qui déclarent qu’il peut être source de difficultés et poser des problèmes, que ce soit dans le
corpus QUEST comme dans le corpus ENT.

Les changements déclarés portent surtout sur le corpus et la quantité des textes lus,
ainsi que sur des modalités de lecture qui semblent se diversifier en classe. Toutefois, le texte
littéraire est toujours l’objet d’apprentissages liés à l’étude de la langue et de la production
écrite, il est toujours perçu comme un objet axiologique en lien avec l’éducation civique, la
morale, les valeurs transmises à l’école. La leçon de lecture évolue peu d’après ces

241
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

déclarations : le traitement des questions littérales et le relevé des informations explicites du


texte sont toujours très pratiqués, même si le DI est particulièrement valorisé par le discours
des enseignants et, si sa pratique déclarée met en valeur d’autres compétences qui n’écartent
pas les précédentes. Nonobstant, les déclarations des activités pratiquées montrent que les
enseignants recyclent de façon inégale des pratiques anciennes, notamment le questionnaire
de lecture que les modèles didactiques et prescriptifs rejetaient. Ce recyclage est source de
transformation. Le questionnaire de lecture, lorsqu’il est associé à la pratique du DI, s’adapte
et la forme et le contenu du questionnement peuvent changer : apparaissent des questions sur
le gout, les sentiments, ce qui n’était pas le cas auparavant d’après les enseignants rencontrés.

Le DI se trouve être l’activité de lecture déclarée la plus pratiquée depuis 2002. Parmi
les nouveaux genres métatextuels prescrits, il est celui que les enseignants identifient le mieux
et déclarent non seulement le pratiquer depuis cette date, mais aussi bien avant cette date. Le
terme débat est d’après moi l’élément facilitateur de cette reconnaissance, puisque les
enseignants valorisent cette forme de la communication scolaire qui se caractérise
essentiellement par la confrontation et l’émission d’hypothèses. Toutefois, les enseignants
construisent leur conception du genre à travers leur rapport à l’enseignement de la
littérature et le regard positif qu’ils portent sur leurs élèves176. Les deux rapports à
l’enseignement de la littérature comme « expérience subjective » et « en soi objectif »
identifiés participent à deux approches du genre DI que les enseignants valorisent. Il est un
lieu d’expression des sentiments et des émotions, un lieu d’échanges culturels où les élèves
forgent leurs gouts ; et le lieu de verbalisation et traitement d’hypothèses de lecture, des
inférences, des résistances perçues. En cela, il se rapproche de certaines modélisations
didactiques du genre. Si le métatexte se construit dans la confrontation et la justification des
propositions des élèves, les enseignants valorisent davantage la gestion des interactions, une
compréhension littérale du texte plutôt que la problématisation des propositions irrecevables
et la construction des critères de celles-ci. Le consensus des modèles didactiques et de la
prescription officielle du genre sur cette question est peu explicite des gestes et des conditions
de cette problématisation. Les enseignants récusent assez souvent dans leur discours
d’assumer le rôle d’unique garant de la construction du sens du texte, mais ils font peu état
des conditions de validation de celui-ci. Il s’agit d’une tension qu’ils verbalisent et que

176. Les difficultés ne sont pas ici perçues comme un obstacle à la pratique du genre DI mais plutôt comme un cadre avec
lequel l’enseignant compose et développe ses gestes professionnels.

242
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

j’interprète comme un lieu majeur de la conception et de la formalisation du genre DI par les


pratiques enseignantes : jusqu’où valoriser la parole de l’élève, sa singularité et comment la
contraindre sans la limiter ? La formalisation du genre par les didacticiens et les prescripteurs
postule la validation des interprétations et la gestion des erreurs interprétatives, un postulat
que la formalisation du genre par le discours des enseignants ne partage pas.

243
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

Chapitre 6. Le discours des élèves sur le genre DI

L’enquêteur de terrain choisit et endosse des


rôles qui lui permettent d’étudier au mieux, en
composant avec ce qu’il est, les dimensions de la
société dont il a entrepris l’investigation.

Gold, 2003, p. 348

Introduction

Ce chapitre a pour objet de prendre en compte la parole des élèves au sujet de leurs
pratiques du genre DI. Il s’agit ici de reconstruire une conception du genre DI d’après les
représentations des élèves des situations de lecture observées, que les enseignants qualifient
de DI. Plusieurs modalités de recueil de ce discours étaient possibles notamment des
entretiens individuels, cependant se posait le problème des critères de sélection des élèves,
leur nombre et de la représentativité des élèves choisis par rapport à la classe, sans omettre le
durée à consacrer à ce travail de recueil, transcription et analyse dans le temps imparti des
études doctorales. Les entretiens collectifs, dont Michel Dabène et Francis Grossmann (1996),
mais aussi les travaux d’Anne Leclaire-Halté (2006) ont montré tout l’intérêt, ainsi que les
« focus groups » (Duchesne & Haegel, 2004), une modalité de recueil assez choyée en
sociologie actuellement, auraient permis de créer des groupes de discussions pour chaque
classe. Ces modalités pouvaient apparaitre comme une solution pertinente dans la mesure où
elles permettaient d’interroger plus d’élèves et surtout de créer une dynamique d’échange
entre les élèves. Cependant, n’ayant construit aucune modalité précise pour élaborer des
critères concernant la taille et le nombre de groupes par classe, la sélection des élèves et la
programmation de ces rencontres à l’école, j’ai décidé de recueillir ces données à la fin de la
séance observée à travers un questionnaire. Je voulais ainsi favoriser un retour immédiat sur

244
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

la séance observée et non sur des séances de français, de lecture et de littérature en général ni
sur des leçons reconstruites par le souvenir. Il était impératif que le questionnaire adressé aux
élèves tienne en une page, ne décourage pas les élèves et soit facilement traitable. De plus,
pour favoriser un minimum d’interactions entre les élèves (unique idée empruntée au focus
group) et les encourager à répondre, j’ai prévu qu’il soit rempli par des binômes.

À travers ce questionnaire je cherche à recueillir des représentations de la séance de


DI. Ce concept est un objet d’étude qui dans le champ des recherches humaines remporte un
succès certain. Pour le sociologue Moscovici, il s’agit d’un concept fondamental qui permet
d’ « étudier les comportements et les rapports sociaux sans les déformer ni les simplifier »
(Moscovici, 1989, p. 63). L’hypothèse est que le recueil des représentations (par
questionnaire) permette d’accéder à la fois à ce que chaque élève aurait intériorisé de la
situation de lecture-littérature qu’il a vécue, mais aussi de reconstruire des représentations
collectives puisque j’interroge les élèves sur la même situation vécue juste avant le recueil des
représentations. Ce faisant, le questionnaire a été pensé dans cette finalité : que perçoivent les
élèves de la situation de lecture ? Que pensent-ils faire ? Quels buts lui confèrent-ils ? Et enfin
quel est leur ressenti : qu’ont-ils apprécié ? par quoi ont-ils été gênés ? Recueillir l’expression
du ressenti m’est apparu nécessaire pour approcher au mieux le vécu des élèves de la situation
et leur sentiment d’investissement et d’implication dans les tâches proposées.

Une première question vise à réaliser un conceptogramme du DI tel qu’il est vécu,
compris par les élèves, en leur demandant de proposer des mots qui permettent de décrire la
séance. La seconde question est fermée à choix multiples, elle propose les finalités assignées à
la séance par certains enseignants interviewés177. Les deux dernières visent à récolter le
ressenti des élèves de la situation, ce qui leur plait, ce qui les gêne.

J’emprunte et je détourne l’idée du conceptogramme des travaux de Britt-Mari Barth


(1987, p. 27, sqq. ; 1993, p. 34 sqq.) à la suite de sa définition de la conceptualisation, à savoir
la combinaison d’attributs pour former des concepts. Par ailleurs, cet outil a rencontré
beaucoup de succès en didactique des sciences notamment chez Gérard de Vecchi et alii
(1996) où il est conçu comme une représentation schématique ordonnée d’un concept. La
séance de DI n’est pas un concept, mais je considère qu’elle permet de décrire un genre

177. Le questionnaire a été finalisé entre les deux premiers entretiens et le début des séances filmées. Les enseignants étaient
avisés de l’existence d’un questionnaire destiné à leurs élèves ayant pour objet de recueillir les représentations qu’ils auraient
de la séance observée, mais ils ne l’ont découvert que le jour même.

245
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

disciplinaire qui se définit par des attributs qui le caractérisent. Chaque binôme avait par
conséquent à choisir des attributs qui me permettent de réaliser le conceptogramme de leurs
représentations des séances de DI. Je le considère comme un outil heuristique. En somme, je
cherchais à recueillir les mots que les élèves associaient au travail de la séance de façon
spontanée et en échangeant avec leur binôme pour enrichir ces premières représentations.

Sur le terrain, il en fut autrement. La consigne du conceptogramme a posé quelques


soucis de réalisation. Dans certaines classes, je n’ai pas présenté le questionnaire, les
enseignants l’ont fait en précisant aux élèves de bien s’appliquer et de construire de belles
phrases. Ce fut souvent le premier détour de la consigne telle que je l’avais formulée. Le
second détour a concerné les modalités de réponses, j’avais prévu un travail en binôme, pour
que les réponses soient discutées, voire approfondies. Dans la majorité des classes, cela n’a
pas posé problème, mais dans la classe C7178, l’enseignante, considérant qu’il s’agissait d’une
simplification de la consigne et de la tâche, a demandé aux élèves de répondre
individuellement. Elle a insisté sur le fait qu’elle leur faisait confiance, qu’ils en étaient
capables et qu’ils allaient me le démontrer. Pour que les réponses de cette classe ne soient pas
plus représentées que les autres, les réponses des binômes sont comptabilisées deux fois
(certains élèves ayant parfois exprimé des divergences internes au binôme) En fin de compte,
l’idée du conceptogramme n’a cessé d’être détournée, et lors du traitement j’ai sélectionné les
verbes et compléments d’objet les plus fréquents en tenant compte des modalisateurs.

D’autre part, le recueil de ces données s’est avéré compliqué. Sur les douze classes,
seulement dix ont effectivement rempli le questionnaire. Cependant dans la classe C8, le
paquet des questionnaires remplis n’a jamais été retrouvé au retour de la récréation. Dans
deux autres classes, le traitement du questionnaire a dû être reporté. Dans la classe C10, ce fut
à cause d’un intervenant extérieur qui prenait la classe à la suite de la séance filmée. Dans la
classe C5 la séance avait eu lieu en fin de demi-journée, les élèves étaient l’après-midi en
sortie pédagogique. Par la suite, il s’est avéré difficile, d’après les enseignants, d’amener les
élèves à compléter le questionnaire. Il convient donc de prendre acte que le recueil des
documents soumis aux aléas des contraintes scolaires et à celles de la recherche ne représente
pas l’ensemble des classes. C’est un corpus incomplet qui ne permet pas de mettre en
parallèle les activités des élèves observées et leur discours sur ces activités en fonction des
choix de chaque classe. Toutefois, je n’ai pas renoncé à ces résultats qui me paraissent

178. Je rappelle que l’école est classée en REP.

246
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

apporter un regard sur le DI, qui juxtaposé à celui des enseignants, éclaire un peu les
conceptions qui caractérisent le genre DI.

Le traitement de ce questionnaire présenté aux élèves a été élaboré et analysé à l’aide


du logiciel SPHINX. Mes données incomplètes ne me permettent pas de faire une analyse
classe par classe, pour confronter les tâches et les activités prescrites/aux performances
observables et observées/aux représentations que les élèves ont de cette même séance.
L’analyse de ces discours sera globale : ce que les élèves disent des situations de lecture du
genre DI que j’ai observées. Les réponses des élèves sont présentées en annexe 5 (cf. infra, p.
586), je propose par conséquent une analyse thématique qui rend compte des représentations
issues de leur expérience du genre DI.

1 Les dimensions orale et lecturale du genre

Les déclarations des élèves mettent en valeur les deux caractéristiques du genre DI, sa
dimension orale et lecturale. Le graphique suivant révèle qu’ils valorisent la dimension orale
du genre. En effet pour eux la séance, que j’ai observée, vise surtout à « donner son avis »,
« exprimer son accord ou désaccord avec les autres élèves », « écouter l’avis des
autres élèves» et « apprendre à mieux s’exprimer à l’oral ». La dimension discursive et
communicative est mise en valeur. Ce n’est qu’ensuite que la dimension de la lecture apparait.

Buts des séances

Pour donner ton avis sur le texte? 143


Pour exprimer ton acc ord ou désaccord av ec les autres élèves? 137
Pour écouter l'avis des autres élèves de la classe? 136
Pour apprendre à mieux s'exprimer à l'oral? 125
Pour comprendre le texte lu en classe? 121
Pour répondre aux questions de ton maitre ou de ta maitresse? 103
Pour disc uter des pass ages qui sont difficiles à comprendre? 102
Pour parler des personnages? 96
Pour comprendre le message de l'auteur, ce qu'il a voulu nous dire? 78
Pour apprendre à écrire à partir d'un tex te lu en classe? 68

15. Graphique : Buts déclarés des séances en réponse à la question : à votre avis quels sont les buts de ces
séances ? Cochez les propositions avec lesquelles vous êtes d’accord.

Pourtant les termes recueillis lors du conceptogramme montrent qu’une majorité


d’élèves perçoivent ces séances comme relevant d’un apprentissage de la lecture. En effet, je
relève cinquante-quatre occurrences du terme « lecture », réparties dans des classes très
diverses : 15 en classe C9 ; 16 en classe C7 ; 14 en classe C12 ; en C3 : 1 ; en C1 : 5. Quinze

247
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

élèves recourent au terme « littérature » (5 en C9 ; 4 en C12 ; 3 en C7 ; 2 en C2 et 1 en C1). Je


noterai encore que treize élèves évoquent la notion de « lire un livre », alors que deux élèves
en C1 et C4 parlent de « travailler un texte ». Il est évident qu’il faut être particulièrement
prudent dans la réception que peut être celle du didacticien de tels propos. À mon sens, cette
indication concerne davantage la façon dont la pratique du genre DI est appelée en classe plus
qu’une réelle conceptualisation du travail effectué, mais elle y participe et préjuge
évidemment de la représentation qu’en construisent les élèves.

Expliquer
3%
Lecture voix
écouter
haute
5%
2%

Comprendre
5%
Lecture
Apprendre 31%
5%

Livre
7%

Littérature
7%

Parler /
participer /
Écrire s'exprimer /
7% débat
Interroger / 15%
répondre
questions
13%

16. Graphique : Secteurs des occurrences de chaque notion du conceptogramme caractérisant la séance de DI.
L’étude porte sur 74 valeurs parmi les mots les plus récurrents du corpus sans tenir compte des déterminants et
des adverbes179.

Ce discours met en valeur l’apprentissage de la lecture (dix élèves) au sens


d’apprendre à « bien lire », « mieux lire à voix haute » notamment ; de la compréhension pour
dix autres élèves et enfin cinq d’entre eux évoquent l’explication. Vingt-trois élèves disent
être interrogés et répondre à des questions (13 en C8 ; 8 en C9 ; 6 en C12 ; 5 en C7 ; 4 en C3 ;
1 en C2 ; 1 en C1). Les activités de lecture et de compréhension demeurent associées au

179. Ce traitement ne prend pas en compte l’expression du jugement de la séance, étudié ci-dessous.

248
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

questionnement auquel les élèves sont soumis : « madame a lu le livre, elle nous a posé des
questions ». Les élèves citent des éléments précis de ce travail : « quelle est l’histoire ? »
« l’auteur ? » « trouver des indices », et finalisent l’activité en lui donnant un but : « pour
savoir si les enfants ils aiment bien ou pas ».

Vingt-neuf élèves mettent en valeur la dimension orale de l’activité, dont sept élèves
de la classe C7 recourent au terme débat180. Les autres insistent sur la dimension expressive :
il s’agit de donner son avis pour onze élèves (3 en C1 ; 1 en C2 ; 1 en C3 ; 1 en C4 ; 1 en C7 ;
2 en C9 ; 1 en C11 et 1 en C12), pour deux élèves (l’un en C1 et l’autre en C2) il s’agit de
contredire. Parallèlement, neuf autres élèves déclarent que ces séances sont aussi un lieu
d’écoute et une activité qui nécessite de leur part d’être calmes et attentifs.

Éléments de conclusion
Les buts assignés aux séances de DI et les termes du conceptogramme mettent en
valeur la dimension orale et lecturale du genre. Il s’agit autant d’apprendre à lire que
d’apprendre à s’exprimer. Toutefois d’après les élèves leur activité semble se limiter à
répondre à des questions et montrer qu’ils ont ou qu’ils n’ont pas apprécié le texte lu, ce qui
correspond aux deux approches du genre que j’ai reconstruites par le discours des enseignants
(supra, p. 202).

2 Une représentation de la discipline scolaire

Ce discours recueilli éclaire une triple finalité que les élèves octroient à la séance
observée. La séance de DI est perçue comme une séance d’apprentissage disciplinaire qui
concerne la discipline français ; elle peut aussi être perçue comme une séance d’apprentissage
qui vise des savoirs scolaires transversaux et même inter degré, voire extra scolaires. Enfin les
apprentissages peuvent être d’un autre ordre et aider les élèves à grandir.

2.1 Un apprentissage essentiellement disciplinaire

Le corpus est composé de cent quatre-vingt-quinze énoncés181 et met en valeur la


dimension de l’acte de lecture : « apprendre à lire et à s'améliorer en lecture ». Ces séances
concernent les livres, elles « servent à étudier des livres » (à onze reprises) et si le déchiffrage,

180. Ce sont les seuls élèves à recourir à ce terme.


181. Réponses obtenues à la question ouverte portant sur les buts qu’ils assignent à la séance.

249
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

la mise en voix du texte ne sont pas exclus, c’est principalement l’activité de compréhension
du texte qui est mise en avant. Lire la même œuvre chez soi où à la maison ce n’est plus la
même activité de lecture : « ce qui m'a plu c'est d'étudier Little Lou parce que chez moi je ne
l'avais pas étudié comme ça ».

Lire est alors une activité qui relève d’un apprentissage explicite de la discipline
français. Trois élèves dans la classe C7 déclarent que c’est une séance de : « français : lecture
du livre L’œil du loup - on a corrigé un questionnaire - on a écouté les avis des autres pour
faire le point. Madame nous a posé des questions pour savoir si on a compris. » Deux autres
élèves précisent qu’il s’agit aussi d’une séance de littérature : « Elle sert à nous faire
progresser en français plus précisément en littérature ». Je conçois cette expression comme
étant celle d’une conception de la discipline du français, telle que ces élèves perçoivent une
discipline intégratrice. Le terme littérature était déjà apparu dans le conceptogramme et à
mon sens il est la reprise du terme que les enseignants emploient pour désigner la séance de
DI. C’est également le terme inscrit dans leur emploi du temps.

Par ailleurs, c’est l’ensemble des apprentissages du français qui sont mis en valeur,
notamment ceux liés à la langue : « ça améliore en français ou en ORL lorsque l'on écoute les
débats » ; « elles servent à améliorer les dictées, la conjugaison, l’oral, l’orthographe, etc. » ;
« à négocier, à s’améliorer en grammaire et en orthographe ».

Ces élèves expriment une représentation d’un enseignement du français décloisonné


où ces sous-champs de la discipline sont à la fois spécifiques (les élèves les nomment) et
convergent vers un apprentissage commun. Le terme français est beaucoup plus récurrent
dans le discours des élèves que dans celui des enseignants et, le terme de lecture est beaucoup
plus fréquent que celui de littérature. J’en déduis qu’en classe, malgré le discours des maitres,
l’enseignement dispensé demeure associé à la représentation que les élèves ont de la
discipline français. On pourrait presque évoquer la notion de « conscience disciplinaire »
qu’étudie Yves Reuter (2003, 2004 a, 2004c, 2007a), mes résultats demeurent un peu légers
sur la question pour pouvoir l’affirmer. Mais, on peut faire l’hypothèse que les élèves
convoquent leurs représentations de la discipline et par conséquent une certaine conscience de
celle-ci qui leur permet de donner du sens aux activités effectuées dans le cadre du DI : bien
parler, bien lire, l’écriture n’étant pas tout à fait écartée de leur discours.

250
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

2.2 Un apprentissage rentable

Je retrouve, par ailleurs, un discours assez similaire à celui qu’évoque Marie-Cécile


Guernier (1999), lorsqu’elle interroge les élèves sur leurs représentations de l’activité de
lecture, à savoir une approche très rentabilisée des savoirs. Apprendre à l’école ça sert pour
« poursuivre ses études à l’école » (quatre élèves) : « s’améliorer pour passer le collège » et
« pour mieux s’exprimer en lecture pour la sixième ». Apprendre à l’école ça sert aussi pour
plus tard : « toutes les matières servent à avoir un bon travail pour plus tard », « apprendre des
choses, avoir un bon métier ». Les contextes sociaux des écoles ne constituent pas un
paramètre pertinent ici.

2.3 Un apprentissage de l’être

Enfin une minorité d’élèves voit dans ces séances un lieu où il faut affronter sa peur :
« pour s’exprimer devant tout le monde sans avoir peur », elles permettraient ainsi : « [d’]
enlever la timidité des gens ». Peur et timidité ne sont plus alors vécues comme des obstacles
à l’implication des élèves, mais plutôt comme des obstacles contournés par cette implication.

De façon plus explicite, ces séances permettent de se construire en tant qu’élève et


d’assumer ce rôle, voire ce « métier » (Perrenoud, 1994) : elles développent « l’imagination »,
permettent de « connaitre des choses » et surtout sont un lieu d’apprentissage qui permet aux
élèves de « progresser ». C’est en effet un regard très positif qui se dégage de ce corpus,
puisque les élèves recourent à un lexique valorisant. Ainsi je relève l’adverbe « mieux » qui
apparait à trente-deux reprises ; le verbe « améliorer » est usité à vingt et une reprises ; le
verbe « aider » à neuf reprises : « ça permet de nous aider dans nos progrès ». Je note la
présence des verbes « progresser » (à cinq reprises) et « perfectionner » (à deux reprises). Si
le ressenti négatif que verbalisent les élèves en évoquant ce qui les gêne permet de modérer
cet enthousiasme, le discours des élèves au sujet des « buts » qu’ils confèrent aux séances de
DI semble très valorisant. Je précise que dans les classes, il a bien été précisé que j’étais la
seule destinataire de ce document, il n’y avait par conséquent pas l’intention de satisfaire
l’enseignant (ou de craindre une quelconque réaction), mais sans doute y a-t-il la volonté de
me convaincre de leur enthousiasme à la tâche.

Éléments de conclusion
Les séances de DI observées sont perçues comme des situations d’apprentissage pour
les élèves. Des apprentissages qu’ils associent à la discipline français, en général, et auxquels

251
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

ils donnent du sens : ça permet autant d’apprendre à lire et à parler que d’apprendre à oser lire
et parler en classe que savoir lire et parler pour la vie. La conception globale qui se dégage de
ce discours est à l’image de ces dix-huit élèves de C3, C12 et C9 qui jugent ces séances
« utiles » pour la majorité des élèves qui se sont exprimés, il apparait que cet avis est partagé.

3 Le ressenti des élèves

À travers toutes les questions ouvertes, les élèves évoquent la présence de la caméra à
la fois comme une gêne et comme une certaine valorisation du travail de la classe, voire de
l’égo de certains élèves : « être filmés comme une star », « nous allons être célèbres, c’est
bien d’être célèbre ». Dans le cadre de cette analyse, je ne prends pas en compte ces énoncés,
pour me concentrer sur les énoncés des élèves qui portent sur les tâches proposées et les
activités qu’ils effectuent ou que l’enseignant effectue.

3.1 Expression d’un jugement de la séance

Le conceptogramme rend compte de l’expression d’un ressenti face à la tâche


scolaire : soixante-douze occurrences précisent à quel point ils ont aimé ce travail, pour dix-
huit élèves la séance est intéressante. L’usage des modalisateurs n’est pas négligeable et
montre l’enthousiasme observé parmi une majorité des élèves durant la séance : « c’est très
bien », « c’est hyper bien ». Les qualificatifs sont tout aussi élogieux : « fantastique »,
« génial », « fabuleux », « agréable ». De façon très majoritaire, ce travail plait aux élèves.
Douze élèves insistent sur le fait que c’était comme d’habitude et à trente-quatre reprises ils
évoquent la caméra, le fait d’être observés et filmés. Les élèves prennent ainsi en compte la
spécificité de cette séance, qui, malgré tout, peut ressembler au quotidien de la classe avec
une caméra en plus. Certains posent un jugement comparatif plus critique estimant que la
séance a été plus longue que d’habitude et par conséquent le travail plus approfondi (« comme
d’habitude, mais mieux » ; « on a lu plus longtemps et on a fait plus de choses ») et pour
quatre élèves c’est « ennuyeux ».

3.2 Ressenti positif au sujet de la séance

L’analyse porte sur deux cent seize énoncés recueillis lors de l’avant-dernière question
portant sur ce que les élèves ont apprécié. Afin de rendre plus lisibles les réponses, j’ai essayé
de construire des catégories, l’ensemble des réponses des élèves est en annexe (infra, annexe
5, p. 586). Onze thématiques apparaissent, comme en témoigne le tableau suivant :

252
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

70

Lecture
60
Parler / participer /
s'exprimer / débat
Interroger / répondre
50
questions
Écrire

40 Littérature

Livre

30 Apprendre

Comprendre

20 écouter

Expliquer
10
Lecture voix haute

17. Graphique : Expression du ressenti positif des élèves.

Les élèves déclarent aimer lire. Ils aiment le livre qu’ils sont en train de lire, ils aiment
découvrir des livres qu’ils ne connaissent pas et même relire certains déjà lus, pour les
redécouvrir autrement. Ils aiment lire à voix haute : « le moment où on va lire ».
Conjointement à la lecture ils aiment en parler, donner leur avis, dire ce qu’ils aiment et ce
qu’ils aiment moins dans leur livre : « c’est marrant, car on défend quelque chose du livre » et
« qu’on raconte ce qui nous a plu dans le livre ». Ils déclarent aussi aimer écouter l’avis des
autres : « que tout le monde donne son avis », « dire son avis aux autres », « on entend les
avis des autres ». C’est ainsi que les notions de partage et de collectif sont mises en avant par
ce discours. Le terme « débat » est souvent associé à la lecture et à l’écoute des textes produits
par les autres élèves : ce moment qui libère leur imagination et leur jugement est mis en
valeur par ce discours : « j’aime les débats, car j'ai envie de juger les textes des autres »,
« qu'on puisse partager notre imagination ». Ils valorisent certaines activités qui sont pour eux
des moments d’apprentissage : « j’aime la lecture pour rechercher des réponses »,
« rechercher les réponses - rechercher les choses dans les livres ». Le travail à l’aide de
l’ordinateur et la correction collective sont aussi des moments appréciés. Ce sont des séances
au sujet desquelles ils déclarent également avoir « appris à comprendre les autres ».
Contrairement aux énoncés qui rendaient compte des buts de l’activité scolaire, ceux recueillis
lors de cette question me semblent contraster avec l’étude de Marie-Cécile Guernier (1999)

253
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

que je citais précédemment au sujet des séances de lecture menées au cycle 3 et au collège par
la dimension collective, orale, et au final la rencontre avec l’Autre quel qu’il soit, un élève, un
auteur, un personnage, un livre. Il me semble que cette approche vécue et verbalisée des
séances de DI témoigne de l’évolution de la leçon de lecture au cycle 3 et finalement
caractérise le genre disciplinaire.

3.3 Ressenti négatif au sujet des activités

L’analyse porte sur cent huit énoncés recueillis lors de la dernière question qui
interroge les élèves sur ce qui peut les gêner durant ces séances. Comme précédemment les
réponses ont été catégorisées pour faciliter leur analyse. Le graphique suivant en rend
compte :

35

30
ne pas réussir
25
le temps
20
l'activité scolaire

15 le bruit

10 le regard des autres

ne pas être écouté


5

18. Graphique : Ressenti négatif des élèves.

Les élèves se sentent fragilisés dans l’activité quand il y a un risque de perdre « la


face » (Goffman, 1974). Ce qu’ils craignent le plus c’est de ne pas réussir l’activité ainsi que
de ne pas la comprendre, mais aussi de « ne presque pas participer » (31 occurrences). Le
manque de participation est aussi perçu par certains élèves comme le signe d’une non-réussite
à l’activité alors que d’autres se plaignent du temps consacré aux élèves qui n’ont rien à dire :
« quand madame interroge les autres qui n'ont rien à dire ». L’évaluation de la performance
est crainte quand elle dit l’échec : « de lire quand on me dit c'est pas bien ». Les élèves se
montrent ainsi sensibles aux regards des autres : « se ridiculiser », « les autres élèves qui
rigolent pendant qu’on lit » et aux conditions de travail. Le bruit est malvenu : « ce qui me

254
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

gêne c'est que tout le monde parle en même temps », « c’est que quand je lis les autres
préfèrent s’amuser que de m’écouter ». Ne pas se sentir soutenu par les siens est un moment
difficile que les élèves verbalisent : « qu’on n’est jamais d’accord », « quand personne n’est
d’accord avec toi », « que les autres élèves disent le contraire de nous ».

L’autre crainte formulée concerne le manque de temps pour mener à bien l’activité
entreprise. Ainsi trente élèves déclarent ne pas avoir le temps nécessaire pour lire et pour
écrire : « quand on n'a pas assez de temps pour les questionnaires de lecture et l'expression
écrite ». Le temps scolaire est alors comme une contrainte qui nuit à la lecture : « de ne pas
pouvoir lire tout le livre en une séance », « de ne pas lire jusqu'à la page qu’on souhaite ».

Vingt-cinq élèves disent ne pas aimer les activités proposées. Cela concerne
principalement la correction des fiches, mais aussi quand le travail proposé est trop facile ou
trop difficile : « rien ne me gêne sauf quand les fiches sont faciles », « quand on fait un
questionnaire super dur ». Quatre élèves disent ne pas aimer le français, la poésie et encore
moins le débat : « je n’aime pas tous les débats, mais on est obligé de le faire ».

Éléments de conclusion
Globalement les élèves expriment un ressenti plus positif que négatif à l’issue de la
séance filmée. La dimension orale et collective des séances est ce qui à la fois plait à certains
élèves et amène les autres à se sentir en danger. Le ressenti négatif vient essentiellement de la
difficulté, voire de la non-réussite des élèves. La situation de DI expose leurs faiblesses.

Par ailleurs, ces séances se caractérisent par des rôles que les élèves décrivent : être
attentif à l’autre, à ce qu’il dit ; ne pas monopoliser la parole ; et manifester une certaine
solidarité entre élèves. Ils décrivent également leurs activités : lire attentivement le texte ;
écouter l’avis des autres et exprimer le leur ; dire ce qu’ils aiment et apprécient moins.
Écouter les productions des autres élèves procure autant de plaisir et de déconvenue que le
texte d’un auteur. Comme les enseignants, les élèves de ces classes ne semblent pas
différencier ces divers moments, supports et activités de la séance de DI.

Par ailleurs, le discours des élèves contraste peu avec l’enthousiasme exprimé par les
enseignants de ces classes ainsi que les critères de réussite qu’ils peuvent verbaliser en
exprimant leurs attentes : que tous les élèves s’expriment, éprouvent du plaisir dans la lecture
et réfléchissent au sujet du texte, échangent et se respectent entre eux. Cette approche

255
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

commune des séances de DI contribue à une définition du genre d’après les praticiens et rend
compte de traces du « contrat didactique » qui caractérise ces séances d’apprentissage.

4 Conclusion du chapitre 6

Les élèves associent le DI à un genre du partage de la lecture, de la conversation


autour des livres. Ils insistent sur deux dimensions des séances de DI observées : la dimension
orale et la dimension lecturale. Si apprendre à lire est toujours pour les élèves un
apprentissage jugé nécessaire, garant d’un bon parcours scolaire et d’une orientation scolaire
et professionnelle valorisée, la leçon de lecture apparait, à travers ces discours, différente de
celle que Marie-Cécile Guernier (1999) observait. Les modalités de réponses aux questions de
lecture évoluent, l’enjeu est surtout d’exprimer son avis et ses gouts au sujet du texte et
apprendre à écouter les autres. À côté des questions de lecture, d’autres activités du français
sont valorisées : écrire à partir des textes et partager ses écrits, mais aussi les apprentissages
de la langue. Les rôles des élèves évoluent aussi : l’enjeu de ces séances est de participer aux
échanges et tout ce qui entrave cette participation (les bavardages des autres comme sa propre
timidité) est vécu comme une difficulté à surmonter par les élèves. Peu d’élèves expriment un
rejet de ces séances, sauf quelques-uns qui se disent en difficulté ou ne pas aimer la discipline
français. Le rapport à la discipline est déterminant de l’investissement des élèves dans la
tâche scolaire182. J’en déduis que ce n’est pas un effet de ces séances, mais du rapport à la
discipline scolaire de façon bien plus globale. Toutefois ces séances contribuent à leur
investissement dans la tâche, à leur rapport à la discipline et à la conscience qu’ils ont des
savoirs, savoir-dire, savoir-être de cette discipline scolaire.

Par ailleurs, les séances de DI apparaissent à travers ces discours comme un lieu
d’apprentissage de la lecture dans toutes ses dimensions (du déchiffrage à la mise en voix, de
la compréhension globale à la quête fine d’indices), de la langue orale et de la langue écrite.

Le discours des élèves rend compte de la double approche déjà évoquée du genre à
travers le discours des enseignants : c’est à la fois une « expérience subjective » où les élèves

182. Ce rapport à la discipline est mis en valeur dans d’autres travaux, notamment autour de la notion de « conscience
disciplinaire » (Reuter & Lahanier-Reuter, 2004 ; Reuter, 2007a ; Constant-Berthe, 2006). En didactique des mathématiques,
s’appuyant sur une approche psychologique, Jacques Nimier (1998) a mis en évidence les processus inconscients à l’œuvre
dans la relation à l’objet mathématique : l’évitement phobique, refoulement, projection, réparation, introjection, retournement
en son contraire. Jean-Marc Montreuil et Pascal Huguet (2002), dans une approche plus sociologique, interrogent le rôle des
représentations sociales des disciplines dans la réalisation d’une tâche scolaire en fonction de la valeur attribuée aux champs
disciplinaires. L’investissement cognitif des élèves varie en fonction de celle-ci.

256
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

expriment leurs gouts et se confrontent aux autres et un « en soi objectif » où ils apprennent
des savoirs qui relèvent tant des compétences de la lecture que celle du français. Le terme
littérature est présent dans le discours des élèves, il est associé à la lecture de l’œuvre et ne
parait pas en concurrence avec celui de lecture comme dans le discours des enseignants. Je
considère qu’à travers ces séances les élèves construisent leurs représentations de la discipline
français.

257
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

Conclusion de la partie 2 : le genre cerné par le discours


des enseignants et des élèves

Cette partie a permis de confronter diverses modalités de recueil du discours des


acteurs du DI, à savoir les enseignants et les élèves. Ensemble leurs discours décrivent des
séances de lecture qui évoluent à travers une conception du DI et qui permettent de
caractériser certains traits du genre. L’évolution est explicite dans le discours des enseignants,
elle est reconstruite en ce qui concerne le discours des élèves en fonction de résultats d’autres
recherches, notamment les travaux de Marie-Cécile Guernier (1999). Par ailleurs le discours
des enseignants permet de relever certains écarts par rapport aux modèles didactiques et au
modèle prescriptif du genre que j’ai présentés lors de la première partie. Ce sont ces points
que je vais ici rappeler.

Élèves et enseignants valorisent globalement ces séances auxquelles ils confient des
enjeux similaires liés à une conception de l’oral en général et du texte littéraire en particulier.
Le genre DI se caractérise à travers deux approches, qu’élèves et enseignants verbalisent : la
métatextualité porte d’une part sur les questions de compréhension, le traitement des indices
(pour les élèves), le travail sur les hypothèses et les inférences (pour les enseignants) et
d’autre part sur l’expression du gout et d’émotions que procure la lecture. Les élèves
construisent leurs représentations de la séance de DI à partir des activités qu’ils effectuent et
décrivent leurs rôles et activités : écouter les autres et les respecter, exprimer leurs
impressions et dépasser leurs peurs du silence et des erreurs ; lire, comprendre et répondre à
des questions, expliquer ce qu’ils pensent et écrire. Les enseignants, quant à eux, conçoivent
le genre à partir de leur rapport à l’enseignement de la littérature et décrivent des tâches qu’ils
associent au genre DI et des gestes qui le mettent en œuvre. Le terme littérature est
particulièrement valorisé dans le discours des enseignants et leur permet de différencier des
séances qui relèvent de la lecture et d’autres auxquelles renvoient le DI et qui relèveraient
d’un enseignement de la littérature. Ce dernier repose explicitement sur une programmation
de lecture d’œuvres intégrales et s’appuie sur des activités où l’élève s’exprime, explicite ses
gouts ou justifie ses propositions alors que la lecture est associée à des exercices plus
systématiques du déchiffrage, et à des questionnaires de lecture qui ne prennent pas en

258
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

compte l’expression des émotions des élèves. Toutefois, cette différenciation n’est pas
toujours opérée dans le discours de tous les enseignants et certains recyclent ces activités de
lecture dans la pratique déclarée du DI. Dès lors elles évoluent, se transforment puisqu’elles
fusionnent dans un nouveau genre disciplinaire où la finalité est l’expression des élèves au
sujet du texte. Je retrouve le principe même de l’évolution des genres du discours telle que
Mikhaïl Bakhtine (1984) le conçoit.

Le discours des élèves permet par rapport à d’autres recherches (Guernier, 1999) de
noter les évolutions de la séance de lecture/littérature, notamment la dimension orale de ces
séances et l’implication qui leur est demandée. Toutefois la lecture à l’école est toujours
perçue comme une activité scolaire qui participe autant du développement du sujet élève que
de son orientation dans l’institution. Le discours des enseignants est beaucoup plus explicite
sur le sujet, comme je l’ai déjà dit. Pour un certain nombre d’entre eux, le DI est perçu dans la
continuité de pratiques déjà en œuvre, pour d’autres, le genre répond à un besoin d’évolution
de leurs pratiques. Ainsi, l’émergence du genre permet aux pratiques d’évoluer en même
temps que certaines tâches telles que questionnaires de lecture, manipulations de texte,
productions écrites se recyclent et se reconfigurent pour concevoir un nouveau genre
d’enseignement de la littérature. C’est un écart important avec les modèles didactiques de
référence (Beltrami, 2004 ; Quet, 2001 ; Tauveron, 1999, 2004) qui envisagent une rupture
avec les pratiques en vigueur et qui proposent le DI comme une alternative aux activités
silencieuses de lecture : le questionnaire.

Ainsi pour concevoir un nouveau genre disciplinaire, les enseignants recourent aux
activités existantes dans l’histoire de la discipline scolaire, qui sont, d’après Sandrine Aeby
Daghé (2008, p. 50) des « formes/contenus stables sur lesquelles [les enseignants] peuvent
s’appuyer – entre lesquels ils peuvent choisir – pour travailler les différents textes ». Elle
recourt au concept de « genre d’activité » développé par Clot et Soubiran en 1998 et repris par
Clot et Faïta (2000) pour développer le concept de genre d’activité scolaire (GAS). Elle
distingue « des GAS propres à un travail sur des extraits de textes et d’autres propres à un
travail sur la globalité du texte » (Aeby Daghé, 2008, p. 50), qui se retrouvent au cœur de la
conception du genre par les enseignants. Je considère les GAS qu’identifie Sandrine Aeby
Daghé comme étant constitutifs de chaque genre disciplinaire de la métatextualité. Toutefois,
le processus de recyclage des pratiques mis en évidence par le discours des enseignants
m’amène à penser que les GAS fusionnent entre eux pour participer à l’émergence d’un

259
Partie 2. Le genre DI reconstruit d’après les discours des enseignants

nouveau genre. Il conviendra de voir dans la partie suivante si les pratiques observées
permettent de valider une telle conception et de décrire les conditions et les effets de ces
fusions. L’émergence du genre participe à la configuration de la discipline, mais l’histoire de
celle-ci, les tâches et les apprentissages, qui la caractérisent, participent également à la
configuration du genre.

D’après les discours des enseignants, le genre se formalise au croisement de leur


conception de la notion de débat − la confrontation des opinions et l’expression des avis
singuliers − et de leur approche de l’interprétation du texte littéraire, puisque tantôt la
discussion porte sur l’expression des émotions, tantôt sur l’émission et la validation des
hypothèses, selon leur rapport à l’enseignement de la littérature. Ce discours rappelle à quel
point la distinction entre le DI et les animations-lecture est fragile, certaines animations étant
des leviers pour s’approprier une conception du DI, ce que proposait déjà Christian Poslaniec
et alii (2005). Par ailleurs un second écart important peut être relevé entre ce discours et les
enjeux de la notion de débat et du genre DI au sujet de la construction de la validation du
sens. En effet, le discours des enseignants est ambigu sur la question, pour certains c’est une
difficulté professionnelle, pour d’autres ce n’est pas objectif visé, l’essentiel étant que les
élèves produisent du discours sur et à partir du texte. Il semble ainsi que décrire les pratiques
effectives du DI ne puisse se faire sans identifier ce qui change et ce qui demeure en ce qui
concerne le format de la séance de lecture.

260
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses


pratiques

261
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

Introduction

L’objectif de cette dernière partie est de décrire le genre DI à travers ses pratiques.
C’est à travers celles-ci que le genre se développe et peut évoluer, même si les diverses
formalisations du genre (modèles didactiques, prescriptions, transpositions dans les manuels
scolaires) éclairent les espaces de transformation du genre. Les pratiques enseignantes
constituent la partie centrale du modèle didactique que j’ai retenu, celui que propose Yves
Reuter (1994a). C’est autour de celles-ci que les autres degrés et espaces du modèle
s’organisent. Ces derniers sont différemment convoqués par les enseignants qui les utilisent et
s’y réfèrent plus ou moins pour modéliser leurs pratiques183. Cette modélisation se fait à
travers des gestes (Bucheton, 2008a, 2008b ; Jorro, 2002), des styles (Altet, 1996 ; Bakhtine,
1984 ; Clot, 1999 ; Clot & Faïta, 2000) et la planification et structuration des séances qui
permettent de décrire le genre disciplinaire à travers des pratiques singulières et des tâches
précises. Les tâches que je décris peuvent être associées à des genres d’activité scolaire (Aeby
Daghé, 2008) spécifiques à la situation ou nettement moins spécifiques, mais ceux-ci se
recyclent pour spécifier le genre DI dans des pratiques individuelles. Si la précédente partie a
mis en exergue divers lieux de formalisation du genre, ici je m’attache à rendre compte des
stylisations du genre par les pratiques enseignantes. Celles-ci ne peuvent se penser que dans
leur singularité.

Cette partie s’organise autour de trois chapitres. Le premier dans une perspective
méthodologique expose le travail de recueil des données jusqu’à la construction des
documents de recherche et explicite le cadre théorique de l’étude et les choix des degrés et des
outils d’analyse. Les deux chapitres suivants portent sur l’analyse des séances de DI pour
caractériser le genre disciplinaire à travers cette troisième approche. Ensemble, ils reprennent
le questionnement qui guide ma réflexion, à savoir si la notion de débat et une pratique
déclarée du DI reconfigurent le format de la communication scolaire, mais aussi le format de
la leçon de lecture compte tenu de l’élaboration du métatexte qui caractérise le genre DI. Je
cherche à identifier et à décrire ce qui change, ce qui demeure, ce qui se transforme du fait de
l’émergence du DI dans les pratiques enseignantes. C’est pourquoi j’emploie l’expression

183. La façon dont le discours des enseignants se fait écho des documents d’accompagnement sur les œuvres conseillées est
très éclairante des liens qui se construisent entre les diverses composantes de ce modèle.

262
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

format de la leçon de lecture, d’autant que le discours des enseignants a mis en évidence une
évolution de celle-ci vers l’enseignement de la littérature ou compte tenu de celui-ci. La leçon
de lecture est à prendre comme une expression générique qui renvoie à un enseignement
précis de la discipline du français, celui que je tente d’analyser et de voir comment
éventuellement il évolue. Cette formulation n’exclut pas la littérature, au contraire elle
interroge sa place et les effets de son institutionnalisation sur le format de cette leçon. Le
terme leçon a été retenu plutôt que celui de séance dans la mesure où certains auteurs
(Marchand, 1971 ; Mauffray ,1995) que je convoque l’emploient. Par le terme format je
désigne toutes les composantes (temporalité, compétences visées, modalité de mise au travail,
tâches, supports, etc.) de la leçon de lecture. Je reviens infra (chapitre 7) sur le choix de ces
termes.

C’est dans cette perspective qu’au chapitre 8, l’analyse de la situation de


communication et des caractéristiques des interactions observées (Kerbrat-Orecchioni, 1990,
2006 ; Vion, 1992) est confrontée aux résultats construits lors de recherches antécédentes
(Marchand, 1971 ; Mauffray, 1995) portant sur la communication scolaire en classe de
français, afin de pointer les changements et les résistances qui sont observés. La description
des interactions permet également d’analyser les gestes des enseignants et leurs styles qui
singularisent chaque situation d’élaboration du métatexte. Le dernier chapitre porte sur le
format de la leçon de lecture et les caractéristiques du genre métatextuel qui se construit dans
les classes observées. L’analyse s’attache aux tâches qui sont données aux élèves lors des
situations de DI, qui éclairent des processus de recyclage et des effets de la tradition scolaire
sur le métatexte produit. À travers ces tâches, j’analyse les activités discursives que les élèves
produisent, les connaissances qu’ils mobilisent et qui me permettent de décrire précisément la
forme et le contenu du métatexte élaboré collectivement dans chaque classe. Je peux ainsi
identifier quelques modalités de lecture en œuvre dans les pratiques du DI.

263
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

Chapitre 7. Considérations méthodologiques : du recueil


des données à la construction des documents de recherche

L’enquêteur n’arrive jamais sur le terrain la tête


vide. Il déploie un faisceau de questions initiales
qui orientent son regard et son écoute et cadrent
le champ de ses investigations. Il sélectionne
entre des sites alternatifs d’observation et de
participation, et anticipe des séries d’opérations
méthodiques et raisonnées. Il a une stratégie
d’enquête.

Céfaï, 2003, p. 569

Introduction

Ce chapitre a pour finalité d’expliciter ma « stratégie d’enquête » (Céfaï, 2003, p.


569), autrement dit la partie spécifique du travail du chercheur qu’est la construction des
documents de recherche à partir des données recueillies, et l’analyse qui s’appuie sur le cadre
théorique qui justifie et valide les résultats présentés. Il s’organise en deux parties : la
construction des documents de recherche à partir des données, puis le choix des degrés et des
outils d’analyse. Ensemble, ils rendent compte de la construction des résultats que je présente
par la suite.

1 Des données aux documents de recherche

1.1 Le recueil des données

Je m’appuie sur les transcriptions des séances observées et filmées184 qui sont des
documents de recherche qui reconstruisent les situations que j’analyse. Ces documents ont été

184. Il est à noter qu’une enseignante s’est opposée à être filmée (C6), l’enregistrement est fait à l’aide d’un magnétophone

264
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

construits à partir de données vidéo et/ou audio enregistrées. Elles ont été recueillies dans des
contextes particuliers, ceux de la classe auxquels ma présence - comme moyen de recueil de
données – a contribué. Comme l’affirme Francia Leutenegger (2004, p. 276) : « il est illusoire
de penser obtenir une observation en condition de « nature » puisque l’intrusion dans le
système étudié suppose vraisemblablement des retombées sur celui-ci. ». La présence d’un
chercheur dans une classe, accompagné d’une caméra ou d’un magnétophone est un élément
perturbateur du quotidien, qui se trouve par le fait de sa présence modifié. Ma présence
extraordinaire a transformé l’ordinaire des séances de lecture-littérature que j’observe.
Certains enseignants, comme le montrent les transcriptions, m’intègrent dans la situation de
classe, me prenant à témoin, m’informant, parfois me questionnant185 et me contraignent à être
acteur de la situation. L’observateur est un élément de la situation qu’il observe. Ces apartés
témoignent de la prise en compte de ma présence et du contrat de recherche établi avec les
enseignants186 : me permettre d’accéder à leurs pratiques de classe au sujet du DI.

Ma présence a fait l’objet d’une explicitation auprès des élèves. Certains enseignants
ont expliqué ma présence alors que d’autres m’ont demandé d’expliciter mon travail. Ce
discours d’autrui187 ainsi que le mien sur la recherche a conditionné les jeux interactifs
auxquels j’ai assisté. Il était important que les élèves sachent que la restitution de mon travail
est anonyme, que leur image ne sera jamais diffusée, que je n’évalue pas la réussite ou les
ratages de la situation, que j’essaie juste de comprendre ce qu’ils font et que ce qu’ils
produisent m’aide à mieux comprendre ce qui se passe à l’école quand des élèves travaillent
la lecture et la littérature. Cette anonymisation a sans doute facilité l’acceptation de la caméra
ou du magnétophone, elle n’a pas, pour autant, effacé sa présence.

placé devant les élèves, alors que je me trouve au fond de la classe, la prise de notes pendant l’observation fut très
importante, notamment pour identifier les élèves qui prenaient la parole.
185. En effet, comme le recommande Sharon J. Derry (2007), j’ai laissé tourner la caméra, qui une fois placée sur un trépied
en classe, dans un angle de vue négocié avec l’enseignant ne s’est plus déplacée. Cette immobilité de la caméra concerne
l’espace de la classe, il m’est arrivé de balayer de champ de capture de droite à gauche.
186. Les séances filmées ont succédé les entretiens, le dialogue avec les enseignants était donc bien établi et ils se sont tous
faits une représentation de la recherche et de ma quête.
187. Le discours des enseignants sur ma recherche m’a parfois surprise. Ils lui ont quelques fois donné une finalité
pragmatique de la recherche en didactique : « ça va aider les autres maitres à savoir faire » ; « les autres enfants pourront
vivre les mêmes expériences que vous » ou encore « vous saurez que vous aurez contribué au livre de madame Dias ». Ainsi
indépendamment de la gêne que pouvait occasionner ma présence, elle était aussi une forme implicite de valorisation du
travail observé. Certaines injonctions ont été ajoutées ou alors légitimées par le matériel de recueil : « parler bien fort »,
« distinctement », « éviter de parler tous en même temps ». Par ailleurs, rarement les enseignants ont employé le terme
générique de DI pour désigner la séance, ils ont surtout insisté sur le « comment nous ont fait ». Certains ont précisé que je
m’intéressais à la lecture, que j’enseignais le français et ont évoqué mon statut de formatrice à l’IUFM, d’autres m’ont
présenté comme chercheur venant de l’université.

265
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

Mon temps de présence dans la classe a également participé aux conditions de recueil
des données. Je suis restée la demi-journée, parfois la journée complète dans la classe, alors
que seule la dernière séance de la matinée ou de la journée était filmée. Mon installation a
précédé le relevé des données d’un certain temps, ce qui a permis à tous les acteurs de se
familiariser avec l’inhabituel de cette journée de recueil de données. Cela m’a aussi permis
d’accéder à d’autres données. J’ai parfois pu consulter les fiches de préparation des
enseignants dont j’ai pris note de quelques informations au sujet du texte choisi et de
l’organisation prévue de la séance. J’ai aussi pris connaissance et photocopier les travaux
écrits des élèves ou les documents écrits qui leur étaient proposés, dès lors qu’ils étaient
autres que le texte de littérature découvert à travers un livre.

J’ai dû négocier ma place physique, mais aussi symbolique avec les enseignants et
auprès des élèves, ainsi que la place de mes outils de recueil de données. Cette place est
importante, elle matérialise le point de vue de la situation observée. Le film lui-même opère
« une restriction du champ de l’observable et de ce fait une déformation du réel. [...] On sait -
précise Hélène Crocé-Spinelli - « que l’enregistrement vidéo ne reproduit pas le réel à
l’identique, mais le représente à partir de la focale de la caméra » (Crocé-Spinelli, 2007, p.
118).

Récolter des données filmées dans les classes nécessite certaines précautions légales et
déontologiques (Derry J. Sharon, 2007) qui ont accompagné la construction même des
données. Pour chacune des douze classes, j’ai effectué des demandes d’autorisation et
l’élaboration d’un contrat de l’usage de ces films vidéo et sonores. Pour dix d’entre elles, la
demande n’a pas posé de problème. Pour une classe, j’ai accepté de ne faire188 qu’un
enregistrement sonore des échanges alors que je prenais note de l’ordre des prises de paroles,
à l’aide d’un plan (il s’agit de la classe codée C6189). Pour la dernière classe (C5), un premier
enregistrement vidéo a été réalisé en partie puisqu’un problème est survenu dans l’école
pendant la séance. Le second enregistrement a été exclusivement audio, à la demande de
l’enseignante. Les enregistrements vidéo et/ou audio ont toujours été présentés comme un

188. L’enseignante étant particulièrement paniquée à l’idée qu’il ait une caméra dans sa classe, alors que j’ai pu observer à
plusieurs reprises les séances auxquelles elle m’invitait. La présence d’un enfant atteint d’un trouble du comportement
participait à cette angoisse de l’enseignante. Je suis venue plusieurs fois dans cette classe avant l’enregistrement sonore, j’ai
assisté à la représentation de leur comédie musicale, ainsi les élèves se sont familiarisés à ma présence. Le jour de
l’enregistrement, l’appareil n’était pas placé à coté de l’élève atteint du trouble mais pendant la récréation, il m’a aidé à
m’installer.
189. Les classes sont désignées : C1 à C12. Il n’y a aucune hiérarchie, cela correspond à l’ordre chronologique de la saisie
des entretiens des enseignants de ces classes désignés par MC1 à MC12.

266
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

moyen de recueil des données qui sont transcrites et traitées anonymement, ils n’ont pas
vocation à être diffusés, ni même à illustrer les résultats. Ce choix a facilité l’obtention des
autorisations auprès des inspecteurs, des enseignants et des parents d’élèves qui ont été
prévenus de ma venue, de la finalité de cette recherche et des conditions dans lesquelles les
séances se déroulaient.

1.2 La transcription lieu de construction des documents de recherche

La transcription est une étape importante de la transformation de la séance observée et


l’élaboration d’un document de recherche exploitable, analysable qui rend compte de ce qui
est observable et de ce que j’ai retenu de cet observable par rapport à mon objet de recherche :
saisir ce qui caractérise le DI et le décrire comme un genre disciplinaire. Francia Leutenegger
(2004, p. 277) considère les transcriptions comme « une interface entre faits observés et
évènements soumis à l’analyse ». Le chercheur ne travaille pas sur des faits observés, mais
sur la trace qu’il reconstruit de ces faits. Ainsi les choix effectués en matière de transcription
poursuivent le travail de construction des documents de recherche guidé par mon
questionnement initial. La transcription pose la question, entre autres, du niveau de détail
retenu.

Pour effectuer les transcriptions, j’ai retenu les conventions usuelles rappelées par
Robert Vion dans son ouvrage de 1992 qui me semblent pertinentes dans le cadre de ce
travail, dans la mesure où elles prennent en compte certains éléments du paraverbal :
l’intonation, l’insistance sur un mot, l’allongement d’une syllabe, mais aussi la rapidité des
enchainements et les chevauchements de paroles, ce qui permettra de prendre en considération
la dynamique des échanges. J’ai bien conscience que ces informations phonologiques, comme
le précisent Sylvie Plane et Claudine Garcia-Debanc (2007, p. 22) : « parasitent les corpus
destinés aux recherches en didactique en altérant leur lisibilité et en fournissant des données
qui ne seront pas traitées ». Cependant les ignorer totalement dénature les échanges et ne
reconstruit pas les conditions d’élaboration du métatexte, mais il est vrai que nombre de ces
indications sont ici plus présentes qu’analysées. Mon étude du métatexte ne prend pas en
compte une analyse fine des capacités et des performances linguistiques des élèves. Je
m’intéresse plus au contenu du métatexte et à certains indices linguistiques qui traduisent une
pensée en construction, notamment l’usage des connecteurs logiques. Les indicateurs
sociolinguistiques ne sont pas ici traités. De mon point de vue, ne pas les prendre en compte
ne signifie pas nier leur existence, d’autant que ces indicateurs sont un lieu de révision de mes

267
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

résultats ici communiqués. Par ailleurs, ils permettraient de différencier le métatexte produit
dans les classes en fonction du contexte socioculturel, mais ce n’est pas l’objet de cette
recherche. Les indicateurs que j’ai volontairement retenus pour construire mon objet de
recherche donnent une certaine vision des performances des élèves lors des séances de DI.

Par ailleurs, chaque transcription est soumise à la qualité de l’enregistrement sonore et


surtout aux conditions de réalisation de ce dernier. Dans certaines classes, le chevauchement
des interventions des élèves est parfois tellement dense qu’il est impossible de différencier
toutes les interactions. Dans ce cas n’est retranscrit que ce qui est audible ou partiellement
audible. Ainsi certains propos ne sont pas transcrits intégralement parce qu’ils ne sont pas
audibles par les moyens requis pour le recueil, mais aussi à cause des conditions d’écoute de
la situation de classe. Il est aussi arrivé que la position de la caméra me donne accès à des
échanges clandestins, voire « parasites»190, des apartés entre élèves qui parfois ne concernent
pas l’activité de classe, mais qui parfois la concernent et la font évoluer. J’ai finalement
décidé de ne pas prendre en compte ces échanges qui ne sont pas collectifs, qui peuvent se
produire en certains lieux de la classe sans que j’y aie accès. Ils sont une toute petite partie
immergée de cette zone d’ombre du travail de l’élève auquel cette recherche n’accède pas, ou
de façon impromptue. J’ai par conséquent renoncé à leur étude dans le cadre de cette
recherche. Mon analyse se centre sur la face émergée, accessible par un observateur attentif
(un chercheur qui a un projet) de la situation de DI. La caméra permet d’élargir l’observation,
puisqu’un observateur in situ sélectionne les évènements observés. Mon observation de la
situation est un filtre qui participe à la lecture du film qui confirme et révise ce qui avait été
vu dans un premier temps. Le film, dès lors, permet la relecture de la situation, et corrige les
impressions et les souvenirs du chercheur.

La transcription codifie les échanges et ce faisant les transforme. L’une des


transformations à laquelle j’ai été vigilante concerne la désignation des élèves et des
enseignants. Chaque élève est désigné par la lettre E suivi d’une indication numérique qui
indique l’ordre de prise de parole ; Es, désigne plusieurs élèves non identifiés. Lors des
échanges, j’ai retenu la lettre initiale de leur prénom suivie du codage de l’élève, puisque
parfois l’élève qui répond n’est pas celui qui est interrogé. J’ai renoncé à l’indication des

190. Je les nomme « parasites » parce que ces échanges perturbent non seulement la classe mais aussi mon recueil des
données, parfois ils couvrent ce qui se passe dans le groupe classe, mais il va de soi que ces échanges sont constitutifs de la
situation orale, interactive et même de l’activité cognitive des élèves, puisque certaines propositions sont d’abord négociées
en aparté avant d’être partagées dans le groupe classe.

268
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

prénoms qui constitue tout d’abord une indication socioculturelle qui ne me semble pas
pertinente dans le cadre de cette recherche. Ce sont pourtant des indicateurs fréquents (sexe ;
milieu social et culturel d’origine des élèves) dans les recherches qui interrogent les
performances des élèves en lecture (Dias-Chiaruttini, 2009a, 2009b). Remplacer les prénoms
réels par des prénoms fictifs nécessite des choix explicites de cette transformation (quels
indicateurs conserve-t-on ? lesquels change-t-on ?). De plus, il aurait fallu un panel important
de prénoms pour différencier les deux cent cinquante élèves observés, qui certes ne prennent
pas nécessairement, tous, la parole.

Dans la restitution de mon analyse, je n’échappe pas à une parcellisation du travail


réalisé en classe, celle-ci s’appuie sur des éléments précis du corpus des transcriptions qui
sont souvent cités pour illustrer mes propos. Je sélectionne parmi toutes les situations repérées
comme relevant d’une caractéristique générique, celle qui me semble la plus opportune pour
servir d’exemple. La restitution de mon analyse transforme encore les situations observées.
Les citations des transcriptions sont codées suivant un ordre d’indications qui permet de situer
la séquence dans son ensemble : C (la classe) numérotée de 1 à 12 ; tour de parole ;
désignation de l’intervenant M (pour maitre) E (pour élève numéroté par ordre chronologique
en fonction de sa première prise de parole). (C1 1 E1 signifie : Classe 1, premier tour de
parole, l’élève E1 s’exprime ; MC1 1 signifie : Maitre de la première classe, premier tour de
parole).

Par ailleurs, j’ai également fait le choix de ne pas consigner tous les gestes observés et
filmés. Ne sont pris en compte que ceux qui accompagnent ou remplacent un acte langagier
qui influe sur les interactions et participe à l’interprétation. Il s’agit d’un filtre supplémentaire
qui paramètre la construction du document de recherche et l’analyse des pratiques d’un genre
puisque j’interroge les gestes et les styles en œuvre.

1.3 Les choix de sélection des séances

Les séances analysées sont au nombre de douze, alors que seize séances ont été
observées et enregistrées. J’ai retenu dans chaque cas la première séance que l’enseignant me
présentait comme étant un DI. J’ai parfois été invitée à revenir enregistrer une autre séance
relevant également de la pratique du genre. Dans certains cas, il s’agissait de la suite
immédiate de la séance observée alors que d’autres enseignants m’ont proposé d’assister à
une modalité différente de la pratique du genre que j’avais observée. Aussi discrète que j’ai

269
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

voulu l’être, ma présence dans la classe ne fut pas sans effet sur le questionnement didactique
des enseignants. Les interroger sur le DI qu’ils déclaraient pratiquer a suscité de vifs
questionnements par la suite. J’ai donc retenu la première séance observée dans chacune des
classes pour des raisons de représentativité équitable de chacun de ces lieux et aussi pour
favoriser la première approche du genre à laquelle les enseignants me permettaient d’accéder
et non pas une pratique revisitée par ce qu’a pu susciter le questionnement et la présence d’un
chercheur191. Par ailleurs, je n’ai incité aucun choix de textes, aucune tâche particulière,
aucune organisation des séances, je visais explicitement des pratiques ordinaires de la classe.
Néanmoins, dans la distinction qu’opèrent Isabelle Delcambre et Dominique Lahanier-Reuter
(2003), je ne recueille pas des « faits didactiques ordinaires » qui sont « observés de façon
fortuite [...] au travers d’enregistrements continus dans des séquences de classes ordinaires »
(ibid. p. 133). Ce sont des séances « contraintes » puisqu’il s’agit de séances délimitées dans
le travail de la classe, le temps d’observation filmé est restreint, ces situations correspondent à
la pratique d’un genre disciplinaire dont la planification est plus ou moins contrainte par la
recherche192.

Ce choix de collecte des données soulève la question de la temporalité (Lahanier-


Reuter & Roditi, 2007) dont dépend la signifiance des séances filmées. Ces dernières rompent
avec la temporalité de la vie de la classe (un moment de la journée) et de la séquence
d’apprentissage qui comporte plusieurs séances de lecture au sujet d’une œuvre intégralement
lue. Ainsi mon choix se focalise sur un moment précis de la lecture en classe que l’enseignant
identifie comme relevant du DI et que j’enregistre sans tenir compte de l’ensemble de la
séquence de lecture que je ne peux reconstruire que par le discours des enseignants sur leurs
pratiques. Cette temporalité se justifie par l’objectif de vouloir caractériser le DI comme un
genre spécifique et pratiqué au cycle 3, chaque séance est considérée comme une pratique
singulière du genre dans un contexte particulier, c’est l’analyse de l’ensemble des situations
de classe qui permet la description d’un genre. Je n’analyse pas l’évolution de la pratique du

191. Ces données écartées dans le cadre de la présentation des résultats de cette recherche ont toutefois participé à élaborer le
cadre de la recherche. Ce fut notamment le cas de séances observées au tout début de cette réflexion qui n’ont été prises en
compte dans le corpus des documents, en particulier parce qu’ils ne respectaient pas les contraintes que je me suis imposée.
Dans le cadre d’un article paru dans la revue Recherches (Dias-Chiaruttini 2007a) j’analyse les pratiques de classe d’une
enseignante que je rencontre en formation initiale, or mon cadre méthodologique prévoyait que je n’analyse la pratique des
enseignants que je forme. L’objectif de ce travail n’étant pas d’agir sur les pratiques enseignantes, ni d’analyser leur
évolution et encore moins les effets de la formation initiale. Aussi passionnantes que soient ces questions, elles ne relèvent
pas de mon projet de recherches, elles sont mêmes en contradiction avec l’approche que je propose des pratiques ordinaires.
192. Dans tous les cas, les enseignants ont eux-mêmes planifié, décommandé, planifié à nouveau en fonction des contraintes
de la classe, mais cette programmation a tout de même été faite en fonction d’un moment qu’ils estimaient privilégié pour la
recherche et l’emploi du temps des classes a parfois été modifié pour cette séance, pour ma part j’ai géré mes contraintes
d’emploi du temps professionnel afin d’être entièrement à leur disposition.

270
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

genre ni les diverses strates par lesquelles le genre intègre progressivement les pratiques. Le
choix de la temporalité retenue (une séance par classe) est un paramètre important puisque je
me situe dans une recherche qui s’intéresse à l’évolution de l’enseignement de la lecture et de
la littérature. C’est dans ce cadre que j’ai choisi d’analyser un moment précis des pratiques
enseignantes dans l’histoire de l’enseignement de la discipline. Je ne retrace pas le
phénomène de l’évolution, mais davantage les effets de cette évolution à partir de mon objet
et de ma question de recherche : le DI et son émergence.

2 L’analyse des situations de classe : choix des degrés et des outils de


l’analyse

L’analyse des situations de classe a pour fonction d’une part de caractériser le


métatexte qui se produit en classe en situation de DI, et d’autre part d’identifier ce qui change
dans les pratiques enseignantes dès lors que les maitres déclarent pratiquer le genre. Pour ce
faire j’ai retenu deux descripteurs : une analyse de la situation à partir de l’enchainement
observé des tâches et une analyse des interactions pour déterminer d’une part les
caractéristiques de la situation de communication scolaire, et d’autre part une analyse du
contenu des interactions, afin de décrire les performances des élèves, qui caractérisent la
production du métatexte.

Ces descripteurs me permettent de décrire ce que je nomme le format de la leçon de


lecture. Le terme format est emprunté à Jérôme Bruner (1984) qui a défini la notion de
« format d’interaction » pour analyser la communication entre la mère et son enfant. Le
format désigne alors un cadre qui permet de construire et d’interpréter les intentions des
interlocuteurs de la situation de communication qu’il analyse. J’emploie le terme format pour
caractériser à la fois le format de la communication scolaire (chapitre 8), dont j’ai évoqué
l’évolution susceptible d’être observée dès lors que la notion de débat reconfigure la
communication en situation scolaire (supra, p. 47), et le format de la leçon de lecture
(chapitre 9). Celui-ci prend appui sur le précédent et se caractérise par les tâches données aux
élèves et leurs activités discursives, et les connaissances qu’ils mobilisent pour effectuer les
tâches qui leur sont demandées. Ce sont les trois descripteurs que j’ai retenus pour décrire les
performances des élèves (chapitre 9). Je pose que l’analyse du format de la leçon de lecture
permet de comprendre à la fois ce qui peut évoluer dans l’enseignement de la lecture et de la
littérature au cycle 3 de l’école française, et les performances des élèves qui s’y construisent.
Le terme de performance est employé en référence à l’usage que propose l’équipe Théodile
271
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

(Les Cahiers Théodile n° 9 et n° 10), c'est-à-dire la reconstruction par le chercheur de ce que


l’élève fait et se trouve à la fois comme étant observable et observé. Rouba Hassan (2009)
précise cette approche en ces termes :

Ce que l’on désigne par performance c’est à la fois le sensible duquel on part et
une construction plus ou moins abstraite à partir de ce sensible. Les
performances ne sont pas une donnée pure, mais une construction toujours à
l’aide de descripteurs issus d’un modèle par rapport à une norme ou un attendu
possibles qu’il soit posé explicitement ou pas.

Les performances que j’analyse sont par conséquent une construction abstraite du faire
et du dire des élèves en situation de DI, mais je ne puis en déduire des apprentissages
construits dans ces situations didactiques. Mon cadre méthodologique ne le permet pas. Je
n’observe qu’une seule séance par classe et je ne peux émettre aucune hypothèse sur
l’évolution des performances observées, leur stagnation, leur transposition dans d’autres
situations d’apprentissage, ce qui me permettrait d’en déduire des apprentissages. Je conviens
néanmoins que les performances, que j’observe, relèvent d’apprentissages, qui reposent sur
des compétences que les enseignants visent, que la situation d’enseignement favorise et que
les élèves convoquent et réalisent dans ces situations didactiques. Je ne peux toutefois attester
des effets des séances de DI sur les apprentissages des élèves. Les performances analysées
permettent d’éclairer le faire des élèves et les connaissances et savoirs mobilisés lors du DI en
fonction de leur compréhension des tâches, qui leur sont proposées, et à travers lesquelles ils
construisent une conception du genre DI. Je décris ce qu’ils disent et ce qu’ils font (dans la
situation de communication et dans la situation de lecture). Par conséquent, je dirais que
j’observe des performances à partir desquelles je décris une situation de lecture qu’est le DI
où des apprentissages langagiers, lecturaux et des connaissances de l’encyclopédie du lecteur
sont mobilisées sans que j’en éclaire le processus d’élaboration et de réinvestissement. C’est
une dimension que mon cadre méthodologique ne permet pas de prendre en compte.

De fait je décris des performances d’élèves en situation de DI, c’est-à-dire en fonction


des tâches qu’ils exécutent et des styles enseignants de gestions des interactions qui favorisent
telle ou telle performance. J’explique infra l’emploi de la notion de style. Ces performances
d’élèves ne sont analysées que par rapport à la situation DI qui est une situation didactique,
par conséquent les élèves sont ici des sujets didactiques, je ne prends en compte aucune
variable telle que le niveau de classe du cycle 3, l’origine sociale, le genre et les pratiques de
lectures en dehors de l’école pour différencier leurs performances. Celles-ci ne sont

272
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

reconstruites qu’à travers leur activité dans une situation de lecture donnée. Je ne construirais
pas de lien entre les représentations des élèves de la séance de DI et leur activité réelle
observées dans la mesure où mes documents de recherches sont incomplets (cf. chapitre 6) et
cela induirait une analyse différente de la performance des élèves qui prendrait en compte une
autre dimension du dire sur le faire et ce n’est pas mon objectif. Cela correspondrait
davantage à une analyse des performances observées et des apprentissages déclarés des élèves
et non à l’étude des performances observées et non observées pour décrire le faire des élèves
en situation de DI. Par ailleurs le regard que je porte sur la performance eu égard à la
description du genre DI n’est pas construit en termes de réussite ou de ratage, mais en termes
d’observable en fonction de la situation de lecture et de mon cadre méthodologique.

2.1 Macroanalyse des séances : tableau synoptique des tâches

La macroanalyse des séances de DI s’appuie sur la description des situations de


lecture. Je recours à l’expression de situation de lecture dans la mesure où toutes ces séances
sont situées dans un laps de temps scolaire (pour une durée déterminée) et en un lieu précis :
celui de la classe. Dans certaines classes (C4 ; C5 et C11) il y a même un aménagement de
l’espace, les tables sont déplacées pour faciliter les échanges entre les élèves. Ce sont aussi
des séances situées dans une triple progression : celle des apprentissages de l’année, de la
période et celle de la lecture de l’œuvre choisie.

La situation de lecture est aussi caractérisée par :

- le texte qui entre en classe : son statut dans le système scolaire. Un texte classique,
patrimonial, conseillé par les listes officielles, un texte qui a fait l’objet d’une analyse,
de recommandations publiées, mais aussi de son degré de difficulté (est-il proliférant,
réticent ?), de son genre, etc. ;
- la façon dont les élèves y accèdent : un seul exemplaire pour la classe, un extrait du
passage étudié photocopié pour chaque élève, un extrait accessible sur écran
d’ordinateur, un exemplaire de l’œuvre par élève, etc. ;
- les modes de gestion des interactions produites qui configurent considérablement la
place et le type de raisonnement en œuvre dans l'activité de construction du sens. En
effet, à la suite de Mikhaïl Bakhtine (1984), je pense que l’expression organise
l’activité mentale et la modèle ;

273
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

- la relation entre les tâches proposées et le texte : que disent-elles de l’utilisation


scolaire du texte littéraire ? des gestes et des styles des enseignants ?

L’étude de cette partie se consacre aux deux derniers points ; le premier a déjà été
abordé à travers le discours des enseignants (supra, p. 199), le second ne fait pas l’objet d’une
étude, il est uniquement communiqué en annexe (infra, annexe 9, p. 758) dans un tableau
présentant l’enchainement des tâches pour chacune des séances. Il s’agit d’un découpage du
scénario des différentes étapes qui structurent les activités des élèves à chaque changement de
tâche. Je recours au terme « synopsis » pour qualifier mon travail de découpage, de façon un
peu abusive compte tenu de la façon dont les chercheurs de Genève (Aeby Daghé, 2008 ;
Schneuwly, Dolz & Ronveaux, 2006) l’ont formalisé. Il s’agit d’un outil d’analyse
hiérarchique et séquentielle de collections de séquences pour analyser un objet
d’enseignement. Mon découpage séquentiel leur emprunte modestement un découpage
hiérarchique entre les tâches qui délimite les activités des élèves, en fonction d’une activité
spécifique de l’enseignant, qui clôture une activité, donne une nouvelle consigne, apporte un
nouveau support, amène un nouveau thème de débat.

Les séances observées peuvent être regroupées en trois grandes catégories en fonction
de la situation de lecture qui est proposée aux élèves :

- La situation de lecture porte sur la découverte d’une œuvre : C1 ; C2 ; C4. La


discussion accorde une grande importance au péritexte ou aux illustrations. L’objet de la
séance est d’amener ou d’accompagner les élèves à entrer dans un texte littéraire ;

- La situation de lecture porte sur la lecture achevée d’une œuvre que celle-ci ait été
réalisée en classe ou hors classe : C5 ; C6 ; C11. Le retour sur cette lecture accomplie favorise
l’expression des jugements, j’ai aimé/je n’ai pas aimé, principalement dans les classes C5 et
C6. Dans les classes C6 et C11 les élèves sont amenés à échanger sur les suites/les fins
possibles de leur texte ;

- La situation de lecture porte sur la lecture d’un passage d’une œuvre intégrale lue en
classe : C3 ; C7 ; C8 ; C9 ; C10 ; C12. Cette dernière catégorie peut-être divisée en deux sous-
catégories :

•C3, C7 et C9 : la situation de lecture juxtapose diverses tâches qui à divers


degrés participent à l’élaboration d’un discours sur le texte ;

274
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

•C8, C10 et C12 : de façon très schématique, on peut dire que dans ces classes la
lecture d’un passage amène la discussion/la résolution d’un problème que
rencontrent les élèves ou d’un problème que pose le texte.
Ces situations de lecture, qui portent sur l’étude du péritexte, d’un passage, retour sur
la lecture intégrale d’une œuvre effectuée, renvoient non seulement à des pratiques
traditionnelles de l’enseignement-apprentissage de la lecture et de la littérature, mais aussi aux
prescriptions du genre disciplinaire. Les DI « conduits par le maitre, ils peuvent se situer tout
au long de la lecture. » (MEN, 2003, p. 28). Les modèles didactiques présentés au chapitre 3
permettent aussi de concevoir le genre DI à travers toutes ces situations.

Pour certaines situations, ce découpage s’est avéré difficile dans la mesure où les
séances se construisent à partir d’une conversation autour des thématiques que soulèvent les
élèves. C’est le cas de la classe C12, les élèves posent des questions sur ce qu’ils n’ont pas
compris au sujet d’un passage lu en classe de Little Lou de Jean Claverie. Dans la classe C6,
les élèves expriment leurs avis sur chaque chapitre du Petit Prince d’Antoine de Saint-
Exupéry. Il est de même dans la classe C5, où néanmoins l’enseignante structure davantage, à
l’aide des questions, la restitution d’une lecture achevée du secret de grand-père de Michael
Morpugo. La construction du métatexte dans la classe C10 s’organise autour de la
reconstitution du texte puzzle d’un extrait de La vengeance de la momie d’Évelyne Brisou-
Pellen. Ainsi, dans ces quatre classes, la pratique du genre DI se construit autour d’une tâche
unique qui structure la construction du métatexte, alors que dans les autres classes se
juxtaposent diverses tâches. Je considère que la séance de DI englobe l’ensemble des tâches
que les enseignants planifient pour construire le métatexte ; elles sont structurantes de
l’activité discursive (chapitre 9).

Les tâches déterminent − en partie − les activités des élèves, chacune englobe
différentes actions d’ordre intellectuel, affectif ou social et structure la construction du
métatexte. Elles rendent compte d’une certaine compréhension de la tâche des compétences et
de l’appétence mobilisées pour la réaliser. Par ailleurs, tâches et activités agissent en synergie
et certaines activités peuvent193 reprogrammer des tâches. C’est le propre de l’activité
enseignante qui ne restreint pas son action à la transmission exclusive d’un message, mais qui
construit dans « l’inter-action » (au sens large du terme, Vion, 1992 p. 17) avec les élèves une

193. Cf. Marlène Lebrun, 2005a, 2005b, 2007.

275
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

situation dont le script de la préparation se réécrit à chaque action. La particularité du genre


DI, selon le discours même des enseignants, réside en la conscientisation d’une part
importante accordée à l’improvisation. Tout ne serait pas programmé à l’avance ou plutôt les
enseignants planifient ces situations de lecture comme des situations d’échanges qui
recoupent une part d’imprévu. L’imprévu étant ce que les enseignants tentent habituellement
de maitriser, d’anticiper, de contrôler. La situation de DI crée des imprévus attendus, un tant
soit peu anticipés. Élisabeth Nonnon (2006) rappelle que toute séquence didactique, quelle
que soit sa forme comporte des risques de ratages et de réussites qui ne sont pas toujours
prévisibles, toutes situations dialogales, à l’issue improbable, renforcent ces risques.
Cependant, elle précise également la particularité de l’improvisation à laquelle s’adonne tout
pédagogue, surtout s’il est enseignant. Elle distingue l’improvisation de l’enseignant de celle
de l’acteur qui tient au fait que son point de gravité porte sur les apprentissages des élèves.
Ainsi, les tâches structurantes englobent des tâches que je nomme régulatrices qui
entretiennent avec les tâches structurantes des rapports différents. Elles peuvent constituer un
détour pour effectuer la tâche structurante ou constituer un aparté pédagogique qui ne
contribue pas à la réalisation de la tâche structurante, elles caractérisent les styles des
enseignants (chapitre 8).

Cet enchainement des tâches ne fait pas explicitement l’objet d’une description, il est
détaillé en annexe, mais l’analyse, qui est proposée dans les deux chapitres suivants, s’appuie
sur cette architecture des séances.

2.2 Microanalyse du discours : outils issus de la pragmatique

Mes emprunts aux sciences du langage sont considérables en particulier au domaine de


la linguistique qui a elle-même intégré nombre de concepts qui viennent d’autres disciplines,
notamment la philosophie. Mon analyse porte sur un discours qui se construit collectivement,
comme tout discours (Kerbrat-Orecchioni, 2006, p. 13), mais dans une situation
conversationnelle particulière : la classe de littérature dans le cadre d’un apprentissage
spécifique de la métatextualité. Je me situe dans une approche interactionnelle de la
linguistique en empruntant à la pragmatique - qui montre l’évolution de ce champ
disciplinaire et de sa dimension pluridisciplinaire - un certain nombre de notions qui
structurent mon analyse. À partir de l’étude des actes de langage (Austin, 1970), j’étudie la
force et les buts illocutoires des interactions (Vanderveken, 1995) pour rendre compte de
l’intention des interventions et de leur effet sur la situation de communication. Je prends en

276
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

compte la dimension énonciative des énoncés en m’intéressant à l’étude de la deixis


(Benveniste, 1974). J’analyse différentes unités d’interactions : l’intervention, l’échange et la
séquence interactive pour décrire précisément la situation conversationnelle. Ces outils
participent à la description que je fais des pratiques enseignantes, lesquelles n’ont pour
objectif que de caractériser les pratiques du genre disciplinaire à travers des gestes et des
styles spécifiques que les enseignants développent.

Pour analyser la construction du métatexte, je recours à des outils d’analyse du


discours empruntés en particulier à Patrick Charaudeau (1992) et aux travaux qu’il a réalisés
avec Dominique Maingueneau (Charaudeau & Maingueneau, 2002). Ces outils linguistiques
permettent de décrire des spécificités formelles du genre du discours métatextuel qui
caractérisent la pratique du genre disciplinaire DI.

2.3 Analyse quantitative : usage du logiciel Excel

Lors de l’analyse, je recours régulièrement au logiciel Excel pour affiner certaines


données et vérifier la pertinence des catégories que je crée. Le logiciel Transana aurait facilité
la gestion des données, mais j’ai longtemps hésité avant de renoncer à son usage. Il n’aurait
probablement pas modifié l’analyse et sans doute aurait-il peu influencé les résultats. Je
craignais fortement que le choix d’un logiciel ne conditionne mon analyse en la contraignant à
son fonctionnement, alors qu’au départ de la recherche je n’avais pas intégré son usage. Le
recours au logiciel SPHYNX dans le traitement des questionnaires a, à bien des égards,
participé à l’analyse faite en facilitant certaines opérations (le graphe de relation, par
exemple) auxquelles je n’aurai pu parvenir sans ce logiciel. Dans cette étude, je n’ai pas voulu
partager l’organisation et la gestion de mon analyse. Le logiciel Excel en tant que partenaire
connu, extérieur à l’analyse, effectuant les calculs que je lui demandais, fut la seule assistance
technique dont il m’a semblé avoir besoin. C’est un choix discutable, contestable, mais qui ne
me semble pas illégitime, même si aujourd’hui le recours aux nouvelles technologies est une
garantie de légitimation des recherches en sciences de l’éducation194. C’est au demeurant un
choix qui comme d’autres concourt aux résultats produits.

194. C’est un point de vue que défend Abdelkarim Zaïd − qui a proposé au sein de l’équipe Théodile une formation au
logiciel Transana, à laquelle j’ai participé – et que je partage.

277
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

3 L’analyse des pratiques enseignantes

L’analyse des pratiques enseignantes fait l’objet d’une très grande diversité de
recherches dans des champs disciplinaires très différents et assume des finalités tout aussi
variées (Bru, 2002). Afin de situer l’étude que je propose, je présente un très rapide panorama
des recherches en France portant sur la question. La perspective ergonomique s’est
particulièrement développée ces dernières décennies. Elle s’appuie sur l’analyse des pratiques
enseignantes qui confronte la tâche à réaliser et l’activité déployée. Cette confrontation
permet d’analyser l’efficacité de cette dernière et, par conséquent, leur finalité est
l’amélioration de la réalisation de la tâche ; elles souhaitent agir sur les pratiques. C’est un
axe important des didactiques aujourd’hui (Altet, 1994a ; Bru, 2002), en particulier dans la
didactique du français et l’apprentissage de la lecture (Fijalkow & Fijalkow, 1994, Goigoux,
2002a, 2005, 2007 ; Nonnon & Goigoux, 2007 ; etc.)195, qui s’inscrit dans une visée de
professionnalisation du métier d’enseignant (Bucheton, 2009 ; Jorro, 2002). D’autres
recherches s’inscrivent dans une approche plus psychologique et analysent les pratiques en
termes de vécu ressenti et opposent les déclarations de pratiques aux pratiques réelles (Clot &
Soubiran, 1998 ; Crindal, 2006). L’axe sociologique est également très important, il prend en
compte le contexte social d’enseignement et analyse ses effets sur les pratiques enseignantes.
L’évolution de la scolarisation est souvent étudiée à travers la notion de crise de la relation
éducative et pédagogique (Dubet & Martucelli, 1996). Sont aussi abordées : la question du
sens du travail (Bautier & Rochex, 1998 ; Charlot 1997 ; Perrenoud, 1994) ; les évolutions des
savoirs professionnels (Altet, 1994b), l’évolution du travail enseignant (Barrère, 2002) ; les
effets de la transformation des publics scolarisés sur les pratiques enseignants (Isambert-
Jamati, 1990 ; Plaisance, 1986 ; Revue Française de Pédagogie, 2004) ; mais aussi
l’évolution du système éducatif (Revue Française de pédagogie, 1994). L’identité de
l’enseignant est un enjeu de ces études à travers les ajustements aux logiques locales qui
impliquent les établissements (Van Zanten, 2001). Cette présentation très réductrice (et
somme toute un peu cavalière) n’a pour objet que de rappeler l’extraordinaire champ
d’investigation de ce domaine et les enjeux associés à cette analyse. Dans le cadre de ce
travail, la prise en compte des pratiques enseignantes est très différente.

195. C’est tout aussi vrai dans les autres disciplines, en particulier en didactique des mathématiques, de l’EPS.

278
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

Les situations de classe que j’observe sont analysées pour décrire le genre disciplinaire
DI à travers ses pratiques. Je ne cherche pas, par conséquent, à agir sur celles-ci. Par contre, je
pose que ces dernières permettent d’observer l’évolution du format de la leçon de lecture, à
travers deux indicateurs : le format de la communication et les tâches proposées. Pour ce
faire, je recours à des travaux plus anciens (Marchand, 1971 ; Mauffray, 1995) afin de croiser
leurs résultats à ceux que je construis et décrire ce qui évolue et ce qui peut spécifier des
pratiques du genre disciplinaire DI. Corolairement, je reconstruis les pratiques enseignantes à
partir de l’analyse des interactions, à travers l’indicateur des styles enseignants. Le style est la
« manière dominante personnelle d’être, d’entrer en relation et de faire l’enseignement »
(Altet, 1996, p. 79). C’est une construction individuelle, non transférable. Si les travaux de
Marguerite Altet (1988, 1996) me paraissent pertinents pour identifier les trois dimensions de
la notion : style personnel, style interactionnel, style didactique (cf. ci-dessous), l’intérêt que
je porte au style de pratiques s’appuie sur les liens intrinsèques que cette notion partage avec
celle du genre (Bakhtine, 1984 ; Clot et Faïta, 2000).

3.1 Genre et Styles

La notion de style est associée à celle de genre, pour Mikhaïl Bakhtine : « le style est
indissolublement lié à l’énoncé et à des formes typiques d’énoncés » (1984, p. 268). Le style
est lié au contexte d’élaboration des genres, il est « propre à une sphère donnée de l’activité
de la communication humaine » (Bakhtine, 1984, p. 269). Il rend compte de l’individualité de
celui qui parle, à travers les unités thématiques et les unités compositionnelles à savoir le type
de structuration et le type de rapport entre le locuteur et ses partenaires (ibid. p. 269). Ce qui
m’amène à considérer que le style de chaque enseignant singularise une pratique du genre. La
façon dont les enseignants interrogent les élèves, gèrent les interactions et guident la
structuration du sens du texte dessine les conditions dans lesquelles le métatexte se construit
et caractérise le genre DI.

Pour Mikhaïl Bakhtine (1974), tous les genres de discours ne sont pas soumis à la
variable style, c’est-à-dire qu’ils ne permettent pas tous de refléter une individualité, tels que
les genres officiels (lettres, contrat, texte de loi, etc.) ; les genres disciplinaires, qui comme le
DI, relèvent d’un genre d’enseignement de la métatextualité, sont soumis à des pratiques
variables et, par conséquent, au style de ceux qui les pratiquent. Un genre d’enseignement
signifie, pour moi, que sa mise en œuvre résulte de gestes professionnels des enseignants,
c'est-à-dire de leurs pratiques. Jean-François De Pietro et Bernard Schneuwly emploient

279
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

l’expression de « genre pour enseigner » (2003, p. 29) et confèrent au genre une dimension
praxéologique qui participe à sa modélisation, qu’ils opérationnalisent dans le cadre d’une
séquence didactique. Je préfère l’expression genre d’enseignement qui sied mieux à la finalité
du travail que je présente. En effet, je ne propose pas de modélisation d’un « genre pour
enseigner », je reconstruis le genre à partir du texte des interactions (soit le métatexte et ses
conditions d’élaboration) pour rendre compte des pratiques et des styles qui caractérisent un
genre disciplinaire.

L’analyse du style des enseignants permet d’expliquer des contrastes observés entre
les séances et rendre compte des évolutions du genre. La notion de style éclaire la pratique du
genre qui s’est construite à partir des modes de réception de la prescription, de sa
compréhension par rapport aux pratiques existantes, du regard porté sur les élèves et du
rapport à l’enseignement de la littérature. Le genre est un cadre mouvant à l’intérieur duquel
un apprentissage précis se construit et des pratiques se pensent et se construisent. Le style
rend compte des pratiques singulières et par voie de conséquence du « développement » du
genre (Clot & Faïta, 2000, p. 14).

3.2 Genre et gestes

Un genre d’enseignement se définit aussi par des gestes. Les enseignants les évoquent
en parlant de leurs pratiques du genre (supra, p. 220), les recommandations et prescriptions
du genre DI énoncent des rôles, des postures et des gestes professionnels qui participent aux
modèles didactiques du genre (Beltrami & alii, 2004 ; Tauveron, 2004a) (cf. supra, p. 112).
Les gestes actualisent la pratique du genre, et ce dernier se caractérise par des gestes qui lui
sont spécifiques (Chabanne & alii, 2008 ; Crocé-Spinelli 2007 ; Dupont & Grandaty 2008 ;
Jorro & Crocé-Spinelli, 2003). Les gestes « s’inscrivent dans les genres scolaires qu’ils
actualisent » (Bucheton, 2008, p. 23) et, par conséquent, ils « contiennent le genre » (ibid. p.
24).

La notion de gestes professionnels, assez récente, est porteuse d’un intérêt grandissant
face aux enjeux de la formation des enseignants ; leur usage et développement sont
conséquents dans les recherches didactiques, notamment sous l’impulsion d’une conception
de la didactique professionnelle (Pastré, Mayen & Vergnaud, 2006 ; Pastré, Samurçay &
Boutier 1995 ; Samurçay & Pastré 2004) qui traduit des approches de la professionnalisation
du métier d’enseignant (Jorro 2002 ; Paquay & alii, 2001 ; Perrenoud, 1996, 2000, 2001).

280
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

Notion plurielle, qui rassemble et croise une diversité d’expressions : gestes de métiers, gestes
langagiers, gestes non-verbaux, gestes de la réflexivité en actes, gestes génériques, gestes
spécifiques, gestes didactiques, etc., qui toutes comme le remarque Dominique Bucheton
(2008b, p. 20) se réfèrent à des champs théoriques différents196. Par ailleurs, l’analyse de
l’activité de l’enseignement met en évidence la diversité des gestes en œuvre dans une seule
séquence d’enseignement, à titre d’exemple, Dominique Bucheton et alii (2004a) en
identifient une cinquantaine dans une leçon de découverte d’un texte de lecture. Les gestes
s’inscrivent dans l’histoire de l’enseignement d’une discipline et dans celle de chaque
praticien. Il y a dans les gestes professionnels, et ce, dès le début de l’entrée dans le métier,
une mémoire de la pratique professorale qui se construit en partie sur l’expérience d’élève des
enseignants et sur leurs représentations du métier et de la leçon de lecture. François V.
Tochon (1992, p. 108) parle quant à lui de « photographies mentales » qui traitent les
souvenirs de l’enfance, des expériences vivantes et de bons exemples d’enseignement qui sont
dans l’immédiateté de l’action convoqués. Ces photographies mentales participent − entre
autres − à la singularisation des gestes et des styles d’enseignement.

Concernant le DI, plusieurs recherches s’intéressent aux gestes enseignants. Ces


études montrent, en général, les écarts entre les gestes observés et la prescription du genre ou
la conception que le chercheur a du genre (Dupont & Grandaty, 2008 ; Mercier-Brunel, 2005,
2006 ; Slama & alii, 2008 ; Chabanne & alii, 2008). Ainsi, la pratique du DI apparait
confrontée à un renouveau des gestes enseignants que l’appropriation de modèles didactiques
et prescriptifs du genre ne suffisent pas à construire, ni même à modifier, d’autant que
l’apprentissage de la lecture et de la littérature sont sans doute parmi les objets les plus
formatés par l’institution197, et que les performances attendues en la matière ne cessent de se
complexifier (Bucheton, 2008, p. 16 sq.). D’autres recherches éclairent les gestes qui
contribuent à la qualité interprétative des débats : des gestes d’autorisation, d’amplification
dès lors que l’enseignant accuse une posture disponible (Jorro & Crocé-Spinelli, 2003 ;
Crocé-Spinelli, 2007), les gestes de pilotages, d’étayage philologique et d’étayage
herméneutique qui participent à la construction du métatexte (Chabanne & alii, 2008). Ce ne
sont plus les écarts qui sont soulignés, mais les gestes d’ajustement, ceux qui permettent au

196. D’ailleurs dans mon propos je ne distingue pas vraiment actes langagiers de gestes langagiers, je préfère parfois l’un ou
l’autre des termes selon que je me réfère à une analyse linguistique de l’énoncé ou plutôt à une description ergonomique de la
situation que je décris à travers des propos analysés.
197. Les prescriptions à son sujet sont nombreuses et au travers des programmes on peut identifier l’évolution des
performances attendues par l’institution.

281
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

genre de se réaliser dans les conditions les plus performantes compte tenu des apprentissages
attendus. Les gestes peuvent alors modéliser une pratique du genre. Dans sa thèse, Hélène
Crocé-Spinelli (2007) met en évidence sept gestes professionnels qui caractérisent les
pratiques du genre DI : gestes éthiques ; gestes d’inscription de l’activité du lecteur dans un
continuum ; gestes structurant le débat ; gestes des règles de l’interaction ; gestes de gestion
de la parole dans le groupe ; gestes évaluatifs et gestes du rapport au texte littéraire. Jean-
Charles Chabanne et alii (2008) présentent un modèle qui met en valeur les gestes d’étayage,
de tissage et de pilotage. Ces catégories de gestes sont différemment présentes dans les
pratiques ordinaires du genre disciplinaire que j’observe et c’est précisément cette variable
que je veux analyser, pour comprendre comment le genre est formalisé à travers ses pratiques.

Les travaux d’Yves Clot (1999 ; Clot & Faïta, 2000) peuvent éclairer les résistances à
la gestuelle qui accompagnent la mise en œuvre du genre DI, que les chercheurs mettent
régulièrement en avant : le « grippage des rapports » entre styles et genres est d’après lui à
« l’origine des situations pathogènes de travail » (Clot & Faïta, 2000, p. 18). Je considère que,
quelle que soit la nature de ses rapports − que je ne cherche pas à qualifier − ils sont
révélateurs d’une pratique du genre pour chacun de ces enseignants dans chacune de ces
classes. L’approche des cliniciens me permet de compléter l’approche de Mikhaïl Bakhtine
pour pouvoir analyser et décrire un genre à partir de ses pratiques et non les pratiques d’un
genre, ce qui pourrait induire une confrontation entre le genre et les pratiques. C’est pour cette
raison que les écarts qui peuvent apparaitre − que je ne mets pas en exergue − entre le
discours des enseignants et leurs pratiques, entre les pratiques enseignantes et les modèles du
genre sont, de mon point de vue, constitutifs des pratiques du genre disciplinaire DI et des
formes d’évolution de celui-ci, ce qui est le propre d’un genre.

3.3 Gestes et styles

Gestes et styles actualisent le genre. Le style ou plus exactement les « styles » (selon
l’approche des cliniciens du travail) sont « le retravail des genres en situation » (Clot & Faïta,
2000, p. 15). Le style est, en partie, ce qui permet la transformation d’un genre à un autre,
processus qui permet au genre de se renouveler, de « transmuter » (Bakhtine, 1984, p. 271).
C’est le processus de recyclage et de renouvèlement des pratiques que la notion me permet
d’analyser. « Au contact du réel, les schèmes de cette expérience interfèrent entre eux et
convoquent du nouveau ou convoquent l’ancien » (Clot & Faïta, 2000). L’invention
stylistique, précise Yves Clot (1999, p. 205), « suppose toujours un très profond inventaire

282
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

des répertoires du genre, voire l’inventaire des répertoires de plusieurs genres ». D’autre part,
le style est « un mixte qui signe l’affranchissement possible de la personne vis-à-vis de sa
mémoire singulière, dont elle reste pourtant le sujet et de sa mémoire impersonnelle et sociale
dont elle est forcément l’agent ». Ainsi, il est ce qui révèle la singularité des pratiques du
genre à travers des gestes qui sont propres à chaque enseignant. En même temps, il inscrit les
pratiques dans un genre disciplinaire, qui se formalise dans l’histoire d’une discipline et
l’histoire de son enseignement, mais aussi dans l’histoire du genre et de son contexte
d’émergence, et enfin il se formalise à travers la conception que chaque enseignant construit
de celui-ci.

La distinction entre gestes et styles est fragile puisque ces notions sont très
complémentaires et imbriquées. En effet, je considère que les styles révèlent la singularisation
des gestes qui eux-mêmes rendent compte d’une pratique singulière du genre et qui le
caractérisent. L’actualisation de chaque geste qui met en pratique un genre révèle le style de
chaque enseignant qui garantit la cohérence architecturale des gestes d’un enseignant.

Le choix d’analyser les gestes ou les styles de pratiques du genre repose à mon sens
sur la finalité de l’analyse des pratiques d’un genre. Je considère que les gestes permettent
d’évaluer une pratique du genre et de voir comment ils le révèlent ou s’en écartent, le
transforment (Dupont & Grandaty, 2008, entre autres), alors que les styles permettent
d’analyser chaque pratique individuelle des gestes du genre et par conséquent, ils éclairent la
spécificité de gestes singuliers qui transforment le genre en pratiques. Les trois dimensions
qui, d’après Anne Jorro (2002), singularisent les gestes - le sens que lui confère celui qui les
réalise, la valeur symbolique (qui relève de l’éthique professionnelle) et, l’intentionnalité -
sont pour moi constitutives du style qui détermine la singularité de chaque geste du genre.
Ensemble gestes et styles éclairent l’évolution du genre, sa stabilité, sa transformation, mais
aussi ce qu’il intègre comme composantes d’autres genres. Les styles sont un outil pour
analyser les pratiques du genre, tout comme le geste, mais il rend compte de la
« configuration des gestes » (Jorro, 2004, p. 4) de façon singulière. Par conséquent, il n’est
pas possible de construire une typologie de styles, alors que des catégories de gestes sont
identifiables (Crocé-Spinelli, 2007 ; Jorro, 2004).

J’analyse les styles des enseignants ou plus exactement des « styles d’action » (Clot,
1999, p. 204) à partir d’une analyse fine des interactions verbales qui s’élaborent
collectivement lors des situations de DI. L’étude proposée, à travers les deux chapitres

283
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

suivants, s’appuie sur les trois dimensions du style, mises en valeur par Marguerite
Altet (1988) :

- le style interactionnel est constitué par les tactiques propres à chaque enseignant dans
l’animation et la conduite de classe. Il s’agit alors d’analyser le type d’interaction
entre l’enseignant et les élèves, l’espace de parole que l’enseignant s’octroie et celui
qu’il laisse aux élèves ;
- le style personnel qui relève de l’attitude professionnelle et le style cognitif qui est
analysé à travers le repérage de la forme des messages verbaux et non verbaux ;
- le style didactique qui met en œuvre une stratégie de moyens didactiques propres au
genre disciplinaire. Il s’agit alors d’analyser les fonctions remplies par les énoncés des
enseignants qui agissent sur les performances métatextuelles des élèves.

Cette dernière dimension me permet de confronter les effets du style sur les
performances des élèves et l’élaboration du métatexte qui caractérise le genre DI.

4 Conclusion du chapitre 7

La validité des résultats que je présente dans la suite de ce travail dépend des choix
méthodologiques effectués. Ils répondent à mon projet de recherche : décrire le genre DI à
travers des pratiques ordinaires pour identifier les effets de l’émergence du genre sur la séance
de lecture, et caractériser le métatexte, que l’étude des interactions et l’analyse du contenu
permettent de révéler. Certains choix, tels que la temporalité d’une seule séance par classe, ne
permettent pas d’analyser les performances des élèves en termes d’apprentissage puisque je
ne peux évaluer l’évolution des élèves à travers plusieurs séances de DI. Certes, les
performances observées relèvent d’apprentissages dont certains ne sont pas disciplinaires, ni
scolaires et rien ne me permet d’induire qu’ils relèvent de la situation de DI. J’observe, par
conséquent, des connaissances, des savoirs et des savoir-faire qui sont mobilisés où réalisés
en situation de DI et que je considère comme étant autant de performances qui me permettent
de décrire l’activité des élèves dans cette situation spécifique. J’analyse des instants de classe
spécifiques, délimités, identifiés qui permettent une approche des pratiques du genre DI à ce
moment précis de leur histoire. Je capture par mes choix et mes outils méthodologiques des
pratiques éphémères dont je ne peux analyser l’évolution, ce sont les constats et questions
qu’elles soulèvent qui deviennent le véritable enjeu de ce travail : comment des pratiques

284
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

ordinaires du genre DI peuvent-elles changer le format de la leçon de lecture au cycle 3 et, dès
lors, qu’est-ce qui change ? Qu’est-ce qui résiste ? et pourquoi y a-t-il résistance ?

285
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

Chapitre 8. Les styles enseignants et le format de la


communication scolaire

Les interactions avec la classe seront-elles plus


efficaces que des exercices de lecture
individualisée, sur mesure ? On ne sait, mais
seule une pédagogie collective permet aux
lectures de faire partie de la mémoire de la
classe, comme au temps du roman scolaire, pour
devenir peut-être une culture commune.

Chartier, 2008, p. 156

Introduction

Au chapitre 5, j’ai éclairé l’influence des rapports et conceptions de l’enseignement de


la littérature dans l’appropriation du genre prescrit par les enseignants. Deux approches du
genre se sont dégagées : l’une centrée sur une lecture objective qui anticipe la compréhension,
la révise et traite des implicites ; l’autre tournée vers une lecture subjective où l’élève exprime
ses émotions. Par ailleurs, il me semble acquis l’idée que les enseignants s’approprient le
genre DI à travers leur approche de la notion de débat qui a pour vocation de changer le
format de la communication scolaire et qui réside essentiellement sur une validation partagée
des propos et sur la notion de confrontation des avis plus ou moins associée à celle de
l’argumentation. Mon objectif à présent est d’analyser les effets de cette conception du genre
sur les pratiques et de montrer comment celles-ci permettent de le définir à travers une étude
des styles enseignants, une composante de la notion de genre (Bakhtine, 1984 ; Clot, 1999 ;
Clot & Faïta, 2000). Pour ce faire, je m’appuie sur une analyse des interactions verbales et de
l’énonciation. En somme, j’étudie l’activité langagière des interlocuteurs qui construit le
métatexte : la finalité de cette situation d’apprentissage. Interlocuteur est un terme générique,
qui désigne tant l’enseignant que les élèves, sachant que les échanges sont multiples et ne sont

286
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

pas réductibles à deux pôles celui de l’enseignant et celui des élèves. Je cherche à caractériser
les postures énonciatives des enseignants et des élèves : comment ils se posent en tant
qu’interlocuteurs les uns des autres par une analyse de la deixis et de la performativité de
leurs énoncés. Je considère ces postures comme un indicateur des styles enseignants et des
modes d’implication des élèves dans le cadre du DI. Les interactions entre élèves existent,
mais demeurent minoritaires. Toutefois, leur existence questionne le modèle de base de la
communication scolaire. Les configurations des interactions de ces situations sont
nombreuses : elles ont lieu entre l’enseignant/un élève ; l’enseignant/les – des élèves ; un
élève/l’enseignant ; un élève/des – les élèves/l’enseignant ; un élève/l’enseignant/élèves et
enfin des – les élèves/l’enseignant. Conséquemment, j’ai choisi de m’inscrire dans le modèle
de communication d’Antoine Culioli (1967) puisqu’il considère que le locuteur devient un
auditeur et vice-versa, et j’écarte celui de Roman Jakobson (1963)198. Tout énoncé est
caractérisé par une double destination aux autres et à soi-même. Je peux ainsi dire avec
Bernard Bosredon (1999, p. 149) que ce : « dialogisme de soi à soi cumule la relation
intersubjective avec une relation intra subjective ».

Conjointement j’interroge les effets de la pratique du genre sur le format de la


communication scolaire et, dans cette perspective, je croise mes résultats avec d’autres
recherches qui portent sur l’analyse des dialogues en classe de français. Je m’appuie sur les
travaux de Frank Marchand (1971) et ceux d’Annick Mauffray (1995), qui dans l’ouvrage en
hommage à Frank Marchand, analysent et comparent une séance identique, pour évaluer
l’évolution du format de la communication scolaire. Je croise des données plus que je ne les
compare. En effet, mon corpus rend compte de la pratique du DI dans douze classes, alors que
ces travaux antérieurs à la prescription du DI s’attachent à l’analyse d’une seule pratique de
classe et portent sur une leçon de vocabulaire à partir d’un extrait identique du Grand
Meaulnes d’Alain Fournier. Les séances que j’observe ne portent pas sur une œuvre en
particulier − je n’ai imposé aucune œuvre aux enseignants − et la situation d’apprentissage ne
concerne pas le vocabulaire de façon explicite. Toutefois, la leçon de vocabulaire à partir d’un
texte littéraire n’écarte pas la compréhension de celui-ci, et les séances de DI n’écartent pas

198. Le schéma de la communication que propose Jakobson (1963, p. 204), qui est une référence en la matière, me semble ici
peu enclin à la description que je vise de la situation de communication à laquelle j’associe le genre DI. Il établit qu’il existe
six fonctions : la fonction expressive du destinateur ; la fonction conative du destinataire ; la fonction phatique qui éclaire le
maintien de la communication ; la fonction référentielle qui renvoie au monde extérieur ; la fonction métalinguistique : le
code ; et la fonction poétique qui désigne la forme du message. Ce modèle définit l’acte de communication comme un « tête-
à-tête idéal », j’emprunte l’expression à Kerbrat-Orecchioni (2006, p. 10), qui me semble peu en adéquation avec la situation
interactionnelle que j’analyse.

287
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

non plus la compréhension du vocabulaire (infra, p. 320). Il est préférable de parler de


croisement des données et des résultats à partir des interprétations des deux chercheurs cités et
de ma propre analyse de leurs leçons retranscrites.

La réflexion s’organise autour de trois points. Dans un premier temps, j’analyse les
styles de gestion des échanges, puis en second lieu les styles de structuration du métatexte. Je
m’appuie sur des gestes qui me sont apparu caractéristiques des séances de DI observées afin
de caractériser des styles singuliers qui me permettent d’identifier la diversité des pratiques du
genre DI. Le chapitre s’achève par une présentation des styles observés.

1 Styles de gestion des échanges

Le premier point de l’analyse porte sur les dynamiques des échanges à travers deux
indicateurs : les tours de parole confrontés au volume de parole des interlocuteurs.

1.1 Styles et gestion de l’espace de parole

Ce sont les enseignants qui structurent les échanges dans les situations de DI que
j’observe, jamais ce rôle n’est partagé avec les élèves, ce qui peut être le cas dans les
situations de débat (supra p. 29). Ils ouvrent et clôturent les séquences, au rythme des tâches,
dont ils énoncent les consignes. Ils relancent l’activité et la discussion collective. Ils planifient
les tâches en recourant aux déictiques temporels (d’abord, alors, maintenant) ainsi que
l’interjection bon et parfois ils explicitent leur attente ou l’intérêt de l’activité réalisée. Je
peux dire que ces gestes sont identiques à ceux qu’observent Frank Marchand et Annick
Mauffray dans les leçons respectives de 1969 et 1995. Toutefois, les répartitions des tours de
parole et l’espace de parole des interlocuteurs montrent des évolutions notables entre ces
leçons et les situations que j’observe, et révèlent à mon sens des styles de gestion des
échanges199.

Les tours de parole comme « fondement du principe d’alternance » sont d’après


Catherine Kerbrat-Orecchioni (2006, p. 159) :

[...] un premier niveau d’analyse que l’on peut dire « formel », toute interaction
verbale se présente comme une succession de tours de parole – ce terme

199. Il y a d’autres paramètres qui déterminent la situation de communication en classe et qui peuvent varier à chaque séance,
le style de gestion des interactions me semble plus stable même s’il est soumis aux contraintes contextuelles de chaque
séance.

288
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

désignant d’abord le mécanisme d’alternance des prises de parole, puis par


métonymie, la contribution verbale d’un locuteur déterminé à un moment
déterminé du déroulement de l’interaction.

Ils constituent une indication qui me permet de situer l’échange dans l’ensemble du
corpus transcrit. Ils rendent également compte des caractéristiques de ces alternances entre
l’enseignant et les élèves et entre les élèves et permettent de qualifier un tant soit peu la
discussion que la situation didactique DI instaure, ou que chaque enseignant crée en classe
lors de ces situations. Le graphique suivant montre que les tours de paroles des élèves sont
supérieurs à ceux des enseignants. Dans huit classes (C1 ; C3 ; C4 ; C5 ; C7 ; C8 ; C9 ; C10)
le taux de tours de parole des enseignants se situe entre 40 et 50%. Dans les quatre autres
classes (C2 ; C6 ; C11 et C12), le taux est nettement inférieur à 40% de la totalité des tours de
paroles.

100%
90%
80%
52 55 52 55 55 55 52 57
70% 64 62 63
68
60%
50%
40%
30%
48 45 48 45 45 45 48 43
20% 36 38 37
32
10%
0%
C1 C2 C3 C4 C5 C6 C7 C8 C9 C10 C11 C12

Tours de parole enseignants Tours de parole élèves

19. Graphique : Pourcentage (arrondi à l’unité) de tours de parole des enseignants par rapport aux tours de parole
échangés lors de la séance

Il apparait que globalement les élèves prennent plus souvent la parole que les
enseignants et que cette situation se caractérise en partie par des interactions entre élèves ou
des échanges d’élèves qui se juxtaposent. Cependant, les tours de parole sont insuffisants pour
mesurer l’espace verbal que les uns et les autres investissent. Je complète cette information

289
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

par un autre indicateur que j’ai choisi : le volume des mots prononcés par les enseignants et
les élèves. J’ai renoncé au calcul de la durée des énoncés qui m’est apparue comme un calcul
approximatif puisque les situations orales que j’analyse se caractérisent par de nombreux
silences. De fait, je prends en compte le nombre de mots prononcés et transcrits, cela demeure
un indicateur approximatif, mais il a l’avantage de faciliter le croisement des résultats que je
veux établir avec les travaux de Frank Marchand (1971) (désormais, leçon 1969) et de ceux
d’Annick Mauffray (1995) (désormais, leçon 1995), c’est en effet celui qu’ils ont également
retenu. Le graphique suivant éclaire l’espace verbal qu’enseignants et élèves occupent dans
chacune des classes de mon corpus.

100%
90%
32
80% 44 42 45 44 44
47 52
70% 55 57
63 66
60%
50%
40%
68
30% 56 58 55 56 56
53 48
20% 45 43
37 34
10%
0%
C1 C2 C3 C4 C5 C6 C7 C8 C9 C10 C11 C12

Mots enseignants Mots élèves

20. Graphique : Répartition de l’espace de parole en fonction du nombre de mots prononcés par l’enseignant et
les élèves ; les calculs sont en pourcentage par rapport au nombre de mots total

Dans les classes C2, C6, C7, C11 et C12, l’espace verbal des élèves est supérieur à
celui des enseignants. Dans les autres (soit sept classes du corpus) le volume de parole des
enseignants est supérieur à celui des élèves. Le contexte social et culturel de l’école
n’explicite aucun des écarts observés : C6, C7 et C10 sont des classes d’écoles situées dans
des quartiers populaires, la participation des élèves y est aussi importante qu’ailleurs, voire
davantage puisque la classe C6 est celle où ils s’expriment le plus.

290
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

Il apparait très clairement, dans le graphique ci-dessous, qui classe par ordre croissant
l’espace de parole des enseignants, que ceux qui conçoivent l’enseignement de la littérature
comme une « expérience subjective », et les situations de DI comme le lieu d’expression du
gout et de l’émotion (MC2 ; MC5 ; MC6 ; MC7 ; MC11 ; MC12) s’expriment moins que les
élèves. Alors que les autres (MC1 ; MC3 ; MC4 ; MC8 ; MC10) qui conçoivent
l’enseignement de la littérature comme « un en soi objectif », et le DI comme le lieu
d’expression et de construction de la compréhension, s’expriment plus que les élèves. Ces
enseignants structurent la séquence de lecture en intervenant davantage, leurs gestes évaluatifs
sont plus nombreux et de natures différentes (infra, p. 320). Ils ont aussi tendance à
commenter les réponses des élèves, à les relancer de façon systématique comme le verrons
infra.

100%

90%
32
80% 43 44 44 44 44 48
53 55 57
70% 62 65
60%

50%

40%
68
30% 57 56 56 56 56 52
47 45 43
20% 38 35
10%

0%
C8 C3 C9 C10 C1 C4 C5 C11 C7 C12 C2 C6

Mots enseignants Mots élèves

21. Graphique : Répartition de l’espace de parole en fonction du nombre de mots prononcés par l’enseignant et
les élèves ; les calculs sont en pourcentage par rapport au nombre de mots total et présentés par ordre croissant
de l’espace des enseignants

Globalement, il apparait qu’à l’exception d’une seule classe (C8), l’intervention des
enseignants ne dépasse pas les 60% des interventions totales, ce qui m’amène à conclure que
la progression des interventions des élèves que notait Annick Mauffray entre la leçon de 1969
(25%) et celle de 1995 (39%) se poursuit. De plus, en calculant la moyenne de l’espace de
parole des enseignants et celui des élèves pour les douze séances, je constate qu’il est

291
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

identique (50% ; 50%). L’espace de parole des élèves est deux fois plus élevé qu’en 1969,
toutes séances de DI confondues. Ce résultat global éclaire la tendance observable, mais nie la
diversité des pratiques ; c’est un indicateur à prendre avec précaution.

80
60
75
40 61
50 50
39
20 25
0
Leçon 1969 Leçon 1995 DI 2007

Pourcentage langage maitre Pourcentage langage élève

22. Graphique : Comparaison des pourcentages du langage200 des enseignants par rapport à celui des élèves dans
les travaux de 1969, 1995, 2007201

Pour autant ce résultat global n’est en rien généralisable. En effet, les écarts entre ces
séances sont considérables, comme le montre la comparaison des classes C6 et C8, celle où
les élèves s’expriment le plus et, celle où ils s’expriment le moins :

70
60
50
68 63
40
30 37
20 32
10
0
Pourcentage langage Pourcentage langage
maitre élève

DI 2007 C6 DI 2007 C8

23. Graphique : Comparaison des pourcentages du langage des enseignants par rapport à celui des élèves de deux
situations de DI

Je tire deux constats de ces résultats. Le premier est que globalement les élèves
s’expriment plus souvent, plus longtemps qu’ils ne le faisaient en 1969 et 1995, et leurs
interventions se succèdent lors des séances de DI. Ceci se traduit par des gestes et des styles

200. Il s’agit de l’indice choisi et de sa désignation dans les recherches antérieures de référence (Marchand 1971 ; Mauffray,
1995) : nombre de mots prononcés par les sujets/au total des mots comptabilisés
201. Pour réaliser ce graphique je me réfère au tableau d’Annick Mauffray (1995, p. 33) qui propose déjà une comparaison
entre la leçon qu’elle observe et les résultats communiqués par Frank Marchand. « Pourcentage de langage »

292
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

de gestion des interventions des élèves qui ne sont pas observables en 1969 et 1995 dans le
verbatim des transcriptions de ces leçons.

Dans certaines classes, les enseignants désignent les élèves qui prennent la parole, et
régulent ainsi la gestion de la prise de parole, et la participation d’un maximum d’élèves
(C10 ; C9 ; C7 ; C8). Vers la fin de la séance, les enseignants évaluent la participation des
élèves et interrogent, sollicitent les plus effacés. Cet acte évaluatif est très souvent explicité et
devient un critère partagé avec les élèves de la réussite de la séance. Dans toutes les classes,
les enseignants tentent de donner la parole à tous les élèves et verbalisent cette intention
pédagogique, ce qui peut expliquer le taux de participation des élèves que j’observe. Ils
prennent en compte l’hétérogénéité participative des élèves (qui est − en partie − associée à
l’hétérogénéité de la compréhension du texte) ce qui les amène parfois à mettre des élèves en
attente, puisqu’ils connaissent ou sont supposés connaitre la bonne réponse. Ainsi dans la
classe C12, l’élève E3 désespère de ne pouvoir expliquer ce qui lui semble être d’une grande
simplicité, l’enseignante explicite alors sa priorité :

C12  345  M  :  je  suis  d’accord  avec  toi/je  suis  d’accord,  mais  on  n’en  est  pas  
encore  là/parce  que  É.E1  pour  le  moment  il  doit  me  lire  une  phrase  +  É.  
E1  tu  regardes  ton  texte  et  tu  dois  me  lire  une  phrase  et  les  autres  aussi  
vous  allez  me  regarder  votre  texte  parce  que  moi  je  veux  savoir  et  É.E1  a  
besoin  de  savoir  où  É.E1  doit  commencer  à  lire  ++  

Par ailleurs, il arrive que les enseignants retardent la validation d’une proposition afin
de complexifier la situation et de résoudre (et parfois de créer) les obstacles qu’ils entrevoient
(ou supposent) à la compréhension des élèves. Ainsi, dans les classes C8 et C12 quelques
élèves connaissent la réponse et la verbalisent, mais les enseignants ne la relèvent pas. Leur
attente est ailleurs, dans la verbalisation d’autres points de vue et leur confrontation.

Dans certaines classes C1, C3, C4, C7, C8, C9, les enseignants distribuent la parole,
désignent l’élève dont ils souhaitent qu’il s’exprime, indépendamment de la manifestation de
ce dernier à vouloir le faire. Dans d’autres classes, les élèves prennent la parole de façon
spontanée, et leurs interventions peuvent alors se succéder, l’enseignant se mettant un instant
en retrait. Dans les classes C2, C5, C6, C10, C11, C12, les enseignants réclament beaucoup
plus souvent le silence, sélectionnent une idée qu’ils valorisent plus que d’autres, les
interactions se chevauchant, l’écoute pourrait sembler plus dissipée alors que la participation
est très élevée. Néanmoins, on peut identifier des modes de gestion différents dans les deux

293
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

situations citées ci-dessus : l’enseignante MC2 a une gestion collective de ces propos (ainsi
que MC7 : 7) alors que l’enseignante MC6 insiste sur le caractère singulier d’un énoncé
(également MC7 : 40). Cette gestion n’est pas sans incidence sur les postures énonciatives des
enseignants et des élèves (infra, p. 309 sqq.).

Le second constat que je peux poser, à l’issue des résultats énoncés supra, concerne
les écarts notables entre ces séances de DI, la participation des élèves est très variable en
situation de DI d’une classe à l’autre, et plusieurs paramètres peuvent à mon sens l’expliquer.
Le taux de tours de parole des enseignants est identique en C7 et C8, alors que le volume de
parole de MC8 est nettement supérieur à celui de MC7 et d’ailleurs, il est supérieur à celui de
tous les enseignants. Ainsi les élèves de la classe C8 peuvent prendre aussi souvent la parole
qu’en C7 et l’enseignant MC8 s’exprime pour autant davantage que les autres maitres de
l’échantillon. Son style de gestion des interactions est très caractéristique : il utilise beaucoup
le déictique je et des énoncés métadéclaratifs qui lui permettent d’expliciter son raisonnement
ou la déduction qu’il fait du raisonnement des élèves à partir de leurs réponses. L’enseignant
MC3 a un style de gestion des interactions assez proche, mais dans sa classe tous les élèves
lisent leurs productions écrites et s’expriment sur ces lectures, un espace de parole où il est en
retrait et où le taux de participation des élèves augmente. Les tâches proposées et le style de
gestion des interactions influent ensemble sur le volume de parole des élèves.

1.2 La participation des élèves

1.2.1 Intervention des élèves

La participation des élèves s’avère très variable d’une classe à l’autre. Le graphique ci-
dessous rend compte de la participation des élèves, en fonction du nombre d’interventions des
élèves par classe :

294
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

C12 14 47 29 0 10

C11 0 25 75

C10 0 60 30 5 5

C9 0 61 33 60

C8 22 33 39 60

C7 0 47 38 15 0

C6 0 44 33 19 4

C5 0 41 53 60

C4 0 47 47 60

C3 17 43 29 13 0

C2 9 30 44 13 4

C1 0 78 22 0

0 20 40 60 80 100 120

Aucune participation orale entre 1 et 10 interventions


entre 10 et 25 interventions entre 25 et 50 interventions
plus de 50 interventions
24. Graphique : Pourcentage d’interventions des élèves dans les échanges en classe

Ces séances se caractérisent par un nombre infime d’élèves qui ne participe


absolument pas. Dans une majorité des situations (C1 ; C5 ; C6 ; C7 ; C9 ; C10 et C11) tous
les élèves présents en classe interviennent au moins une fois (cf. graphique 24). Il apparait très
clairement que dans la classe C11, les élèves participent beaucoup plus que tous les autres
élèves ; c’est un effet de la classe unique, qui conduit les élèves à se retrouver parfois seuls, à
poursuivre leurs activités et leurs échanges sans la présence de l’enseignante, qui aide les
élèves de l’autre cycle. La gestion du cours multiple crée des situations qui s’apparentent au
travail en groupe et favorisent les interactions entre élèves, mais il n’y a d’interactions qu’à
l’intérieur de ce groupe. Le nombre d’interventions des élèves dans cette classe se trouve être
particulièrement élevé comme le montre le graphique ci-dessous :

295
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

E4
E3
C11
E2
E1

0 50 100 150 200

25. Graphique : Quantité des interventions des élèves de la classe unique C11 (nombre d’occurrences)

Dans les autres classes, le taux de participation des élèves est nettement moins
important. Toutefois, comme le montrent le graphique 24 (supra p. 301) et le graphique ci-
dessous (graphique 26), seulement 4% des élèves ne s’expriment absolument pas durant toute
la séance, et globalement les élèves interviennent majoritairement entre une et dix fois et 30%
des élèves en situation de DI s’expriment entre dix et vingt-cinq fois202. Dans quatre classes
(C2 ; C10 ; C11 ; C12), un petit nombre d’élèves (souvent deux ou trois) s’impose
particulièrement en intervenant plus de cinquante interventions dans la séance.

Les transcriptions et analyses des leçons de 1969 et de 1995 ne permettent pas de


croiser ces données, puisque les chercheurs n’ont pas retenu cet indicateur ; les interventions
des élèves ne sont pas différenciées entre elles et seulement deux interlocuteurs apparaissent :
élèves et enseignant, le schéma de la communication est différent.

7% 4%
6% aucune participation

entre1 et 10
interventions
entre 10 et 30
interventions
30%
53% entre 30 et 50
interventions
plus de 50 interventions

26. Graphique : Pourcentages des interventions des élèves toutes classes confondues

202. Sur cette variable il n’y a pas de comparaisons possibles avec les travaux de Frank Marchand et Annick Mauffray, qui
ne la prennent pas en compte.

296
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

Le principal interlocuteur des élèves est l’enseignant, mais certains échanges se


produisent entre élèves comme je l’ai signalé supra. Je propose d’analyser ces interventions
entre élèves qui, aussi peu nombreuses soient-elles, sont particulièrement caractéristiques des
séances de DI en 2007 par rapport aux leçons de 1969 et de 1995. En effet, mon analyse des
transcriptions de ces deux leçons montre qu’à aucun moment les élèves dans ces classes ne
deviennent interlocuteurs les uns des autres.

1.2.2 L’Autre dans les énoncés des élèves

S’affirmer en tant que sujet-énonciateur, c’est reconnaitre l’Autre en tant


qu’interlocuteur. L’Autre dans cette situation scolaire est à la fois l’enseignant et les autres
élèves, mais aussi un élève en particulier.

L’enseignant est l’interlocuteur privilégié de chaque élève qui s’adresse à lui en


général et parfois l’interpelle. Cependant la prise en compte explicite de l’enseignant comme
interlocuteur est très inégale d’une classe à l’autre et rend compte des rites de communication
de la classe. Dans certaines classes, lever la main suffit à demander la parole, c’est le cas des
classes C11 et C5. Dans la classe C6, l’emploi de « madame » peut signifier la prise en
compte de la maitresse comme interlocutrice privilégiée que les élèves doivent convaincre.
Dans l’échange, ci-dessous, un élève reprend les propos d’un précédent pour convaincre
l’enseignante de la véracité de la proposition de ce dernier :

C6  81  E15  :  ben  c’est  pas  facile  de/de  supporter  quelqu’un  qui  pose  tout  le  
temps  des  questions  et  puis  il  faut  tout  lui  expliquer    
C6  82  E  ?  :  oui  c’est  vrai  madame  parce  que  plus  le  garçon  il  dit  que  des  fois  
il  n’écoute  pas  ses  questions  à  lui    

C’est une posture des élèves assez fréquente dans cette classe (C6) où l’enseignante
cherche la confrontation des avis et leur justification en permanence. Dans les classes C2, C10
et C12, la désignation de l’enseignant en tant que « monsieur » et « madame » sert surtout à
interpeller l’enseignant pour demander la parole. Les échanges sont vifs et spontanés203 dans
ces trois classes.

203. Moins dans la classe C12 par rapport aux deux autres classes.

297
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

57

60 41
50

40
21
30 18 16
9
20 6 5
5
4 4 2
10

0
C10 C2 C12 C7 C6 C9 C4 C3 C5 C1 C8 C11
emploi monsieur / madame

27. Graphique : Emploi de l’expression « monsieur/ madame » pour désigner l’interlocuteur enseignant (nombre
d’occurrences)

Dans la classe C10, les élèves interpellent de façon régulière l’enseignant


par l’expression « monsieur » et « m’sieur ». Il me semble qu’ici, compte tenu du contexte
socioculturel de l’école, il s’agit de la construction d’une image de l’école, de son rôle et de la
place de l’élève dans cette institution où il a dû reconstruire sa propre image ainsi que celle de
l’enseignant. C’est une façon de nommer l’enseignant, l’Autre, à la fois respectueuse et en lui
conférant un statut social. C’est une trace de la communication scolaire instaurée par
l’enseignant et les élèves. Cependant dans la classe C2, les élèves de cette école rurale
socialement favorisée, interpellent aussi de façon excessive l’enseignante : « madame », pour
avoir la parole, tant elle est difficile à obtenir. Je m’appuie sur le vécu de la séance et les
entretiens des enseignants pour porter un regard différencié sur une donnée identique, qui
dans ces deux classes, me semble avoir des significations différentes. Les singularités
contextuelles se mélangent aux singularités de la pratique du genre.

Les élèves recourent très peu à l’interpellation de l’enseignant ou à sa désignation


comme interlocuteur de leur message. Dans la leçon de 1969 que transcrit Frank Marchand
(1971 p. 94) à aucun moment les élèves n’interpellent l’enseignant. Dans la leçon de 1995, les
élèves, comme le remarque Annick Mauffray, peuvent intervenir de façon spontanée, mais je
n’observe aucune interpellation d’enseignant dans la transcription. Il me semble que ce qui
s’exprime ainsi, c’est une forme d’insistance à demander la parole qui traduit l’enthousiasme
des élèves à s’exprimer, ce que leur discours ne contredit pas (supra, p. 247). Cela peut aussi
être l’effet de la densité des interventions des élèves dans la mesure où presque la totalité des
élèves s’exprime. Rien ne permet cependant de dire que c’est spécifique à la situation de DI,
c’est peut être une caractéristique des modes de communication actuels dans les classes.

298
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

De façon nettement plus rare, les élèves désignent les autres élèves par leur prénom,
mais l’interlocuteur de leurs propos demeure l’enseignant. La nomination des élèves,
excessivement rare, sert à prendre position par rapport aux propos tenus, manifester auprès de
l’enseignant leur accord ou désaccord : C6 514 E15 : « moi je suis d’accord avec C. E8 »
(infra, p. 846).

De façon exceptionnelle, les élèves s’adressent directement à leurs camarades, des


interactions rares, mais existantes alors qu’elles ne sont pas observables dans les leçons de
1969 et de 1995.

1.2.3 Les modes de coélaboration entre élèves

Pour caractériser le format des ces interactions entre élèves, je m’appuie sur les
travaux de Michel Gilly (1995, p. 149) qui déterminent quatre grands types de coélaboration :

- Coélaboration acquiescante, où les interventions de l’un ont valeur de


contrôle et de renforcement de l’activité de l’autre dont il reconnaît le
bien fondé [...] ;
- Co-construction avec succession alternée des interventions dans
l’élaboration d’une solution commune sans manifestation observable de
désaccords ou de contradictions [...] ;
- Confrontations avec désaccords non argumentés [...] ;
- Confrontations contradictoires.

Ce schéma des collaborations entre élèves sous-tend ma réflexion, mais il est invité à
évoluer pour s’adapter aux situations que j’observe et rendre compte de situations effectives
de DI. Par ailleurs, mon objectif n’est pas d’analyser les conditions de construction du savoir
et de m’inscrire dans la lignée des travaux socioconstructivistes s’inspirant des travaux de Lev
Semionovitch Vygotski ; ce que je décris ce sont des situations de DI, qui mettent en scène
des situations conversationnelles de collaboration qu’il me revient d’analyser pour
caractériser mon objet de recherche.

Je précise que mon étude porte sur de courts échanges pendant lesquels les élèves
interagissent sans l’interruption ou avec une intervention modérée de l’enseignant. Je désigne
ainsi une intervention discrète, courte et qui peut ne pas être verbale. En effet la succession
des échanges élèves est insuffisante pour désigner une interaction entre élèves. La gestion des
interactions par l’enseignant peut relever du paraverbal, du geste corporel :

299
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

C1  342   M  :   ah   tu   penses   que   c’est   la   vraie   histoire  ?   +   M.   [l’enseignante  


désigne  une  autre  élève  de  la  tête]    
C1   343   E1  :   j’ai   aimé   celui   de   M.   E17   parce   que   j’ai   bien   aimé   qu’est-­‐‑ce  
qu’elle   a   dit   quand   l’enfant   va   il   aura   plus   d’encre   et   son   père   ne   le  
forcera  plus  à  lire  +  [l’enseignante  regarde  le  voisin]    
C1  344  E12  :  moi  j’aime  bien  M.  E17  parce  que  l’enfant  il  aime  pas  lire  et  au  
moins  quand  il  <buvera>  tout  l’encre  et  ben  l’enfant  il  lira  pas  

L’élève E12 ne réagit pas aux propos de l’élève E1, mais répond au regard de
l’enseignante. Je relève dans mon corpus des transcriptions de classes trois formes de co-
interaction entre élèves. Tout d’abord elles peuvent exprimer une forme d’aide, puis
l’expression d’un accord et enfin l’expression du désaccord dont certaines formes relèvent de
la contradiction.

L’expression d’une entraide

Les actes d’aide et d’entraide, qui sont une forme de coélaboration acquiescante
(Gilly, ibid.), peuvent être spontanés, comme c’est le cas dans les deux situations citées ci-
dessous. Dans la première, l’élève E10 répond spontanément en expliquant la réponse de
l’élève E2 que l’enseignante MC6 questionne. Il s’agit de sauver la face204 au sens de Erving
Goffman (1974) et d’expliciter le point de vue de l’élève, « il veut dire que … » :

C6  70  E2  :  ben  oui  madame/le  serpent  boa  c’est  pas  l’histoire    
C6  71  M  :  comment  ça  le  serpent  boa  c’est  pas  l’histoire  ?  
C6  72  E10  :  ben  oui  madame  il  veut  dire  que205  c’est  pas  l’histoire  du  Petit  
Prince/c’est  pas  ça  qui  compte/c’est  en  plus  

L’entraide dans cette classe est un effet du questionnement de l’enseignante MC6,


nous verrons infra, comment elle favorise la confrontation des avis et par conséquent la prise
de position des élèves entre eux. Par ailleurs, l’entraide peut, toujours dans cette classe, être
directement adressée d’un élève à un autre sans intervention magistrale :

C6  132  E11  :  j’sais  plus    


C6  133  E5  :  tu  parlais  de  la  rencontre/tu  veux  que  je  continue  

204. Goffman définit la face comme « la valeur sociale positive qu’une personne revendique effectivement à travers une
ligne d’action que les autres supposent qu’elle a effectivement adoptée au cours d’un contact particulier » (1967, p. 9).
205. Je surligne pour mettre en évidence les éléments que je souhaite commenter en citant les transcriptions des situations de
classe.

300
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

Alors que dans la classe C12, l’élève E3, soutenue par E10, commente l’erreur de
l’élève E1, afin de lui apporter une aide que l’enseignante relaie, mais qu’elle écartera pour
permettre à E2 de trouver seul la solution. L’entraide dans cette classe (C12) n’est pas le fait
d’un geste enseignant, elle est tolérée, parce que très demandée (C12 : 436 sqq. et C12 : 455
sqq.)206, elle n’est pas la trace du style de gestion de cette enseignante, mais l’effet de ce style
:

C12   329   :   E3  :   d’onc/c’est   comme   quand   on   dit   maman   papa/<m’an>   et  


<p’a>,   mais   bon   je   ne   sais   pas   comment   ça   se   dit/parce   que   je   ne   l’ai  
jamais   entendu,   mais   la   phrase   elle   ne   se   dit   pas   comme   ça/la   phrase  
d’É.E2  elle  commence  avant    
C12  330  E10  :  ouais  c’est  avant  !  
C12  331  M  :  juste  une  chose  +  on  est  bien  d’accord  É.  E1/quand  on  n’a  pas  
compris   on   lit   la   phrase   depuis   le   début   +   moi   j’ai   noté   la   phrase   au  
tableau   telle   que   tu   me   l’as   lue/,mais   tu   es   d’accord  ?   ce   n’est   pas   le  
début  !  

Ces situations sont assez fréquentes dans les classes C8 et C12 où les enseignants
n’apportent pas, de façon systématique, les réponses ou ne les valident pas lorsqu’elles se
formulent, ils préfèrent créer une situation de réflexion sur la réponse proposée, avant de la
valider. Très caractéristique du style de gestion de l’enseignant C8, ce mode de gestion des
interactions peut être plus perturbant que performant :

C8  335  M  :  Alors/  est-­‐‑ce  qu’il  y  a  une  interprétation  à  faire  de  ça  ?  +++  je  
suis  d’accord  avec  Julie  et  M.E15  qui  me  l’ont  faite  impeccablement/  là-­‐‑
bas   vous   avez   compris   qu’il   y   avait   quelque   chose   à   comprendre,   mais  
vous  n’avez  pas  su  me  le  formuler  ++  alors/  oh/  tu  peux  baisser  le  doigt/  
j’attends  que  vous  réfléchissiez/  alors  +++  ça  te  plaît  hein/  disait  maman  
qui  trouvait  que  pasteur  c’était  un  bon  job  (20  secondes)  A.E2  ?  
C8  336  E2  :  Sa  maman  veut  qu’il  <devient>  révérend  
C8  337  M  :  Alors  toi  tu  comprends  que  ça  veut  dire  que  sa  maman  elle  veut  
qu’il   devient   révérend   euh   que   Lou   devienne   pasteur   ++   pourquoi  
maman   elle   pense   ça  ?/il   faut   vous   mettre   dans   la   tête   de   maman/   (15  
secondes)  G.E3  ?  

La reformulation de la réponse de l’élève E2 ne permet pas aux élèves de percevoir


qu’il s’agit de la piste à suivre, et la proposition « se mettre dans la tête de la maman » va

206. Cf. infra p. 927

301
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

amener un profond malentendu qui crée la situation-problème à résoudre que recherche


l’enseignant :

C8  338  E3  :  Parce  qu’elle/avant  d’être  pompiste/elle  était  peut-­‐‑être  pasteur  ?  


C8  339  M  :  Elle  était  peut-­‐‑être  pasteur  avant  d’être  pompiste  ?  alors  ça  on  
n’en   sait   rien  !   bon/je   pense   que   si   on   est   pasteur   on   reste  
pasteur/surtout  si  elle  dit  que  c’est  un  bon  travail/elle  aurait  pas  quitté  
son  travail/justement  pourquoi  elle  aurait  pas  quitté  son  travail  ?  +++  F.  
E23  
C8  340  E21  :  XXX  
C8  341  M  :  Plus  fort  F.  E23  
C8  342  E21  :  Parce  que  ça  rapporte  de  l’argent  
C8  343   M  :   Ça   rapporte   de   l’argent/beaucoup   j’en   sais   rien/non   vous  
ne/essayez   de   vous   mettre   dans   la   tête   de   maman/là   depuis   le   début   de  
l’histoire  il  s’est  passé  un  certain  nombre  de  choses/T.  E14  ?  
C8  344  E14  :  Et  peut-­‐‑être  qu’elle  regrette  qu’elle  a  arrêté  son/qu’elle  a  arrêté  
d’être  pasteur  
C8  345  M  :  Elle  a  été  pasteur/maman  ?  
C8  346  Cl  :  Silence    
C8  347   E8  :   Peut-­‐‑être   qu’elle   a   arrêté   son   travail   de   pompiste   pour   partir  
avec  papa  ?  
C8  348   M  :   Ah  ::   ça   c’est   sûr/elle   était   pompiste   sur   la   route   on   sait   pas  
où/et  elle  est  montée  dans  le  camion  avec  papa  et  elle  a  arrêté  son  travail  
de   pompiste   et   là/à   priori/on   n’entend   plus   parler   que   maman  
travaille/hum    
C8  349  E10  :  Elle  vaudrait  être  pasteur    
C8  350   M  :   Non/   non/   elle   voudrait   que   Little   Lou   plus   tard   soit   pasteur/  
c’est  un  bon  job  
C8  351  E2  :  Parce  qu’elle  aurait  bien  aimé  être  pasteur,  mais  comme  elle  XX  
C8  352  M  :  Pourquoi  ils  sont  venus  là  les  parents  ?  +++  Julie  ?  
C8  353  E8  :  Pour  trouver  du  travail    
C8  354   M  :   pour   trouver   du   travail/donc   le   travail   pour   eux   c’est  
important/   comme   pour   tout   le   monde/,   mais   est-­‐‑ce   que   c’est   facile   à  
trouver  le  travail  ?    
C8  355  E  :  (plusieurs)  :  non  
C8  356  M  :  donc  on  pense/  ils  pensent/  ils  pensent/  vos  parents  ils  disent  ça  
des  fois/  ils  vous  parlent  de  votre  travail  quand  vous  serez  grand  ?  

Dans cette classe, l’entraide entre élèves n’existe pas, ils n’interagissent pas entre eux.
C’est l’enseignant qui agit sur leurs propos et leurs idées en mettant en évidence les
différences.

302
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

Dans d’autres cas, l’acte illocutoire d’aide peut être une réponse à la demande
formulée par l’enseignant, l’implication de l’élève est alors tout autre dans cet acte. Dans
l’extrait ci-dessous (tour de parole 17), l’élève ne peut assumer son rôle d’aide apparemment
attendu :

C5   14   M  :   d’accord   alors/on   va   discuter   un   peu   de   l’histoire   ++   de   quoi   il  


faut  parler  d’abord  ?  Clément  ?    
C5  15  E6  :  heu  ::::  
C5   16   M  :   E5/tu   l’aides  ?   de   quoi   est-­‐‑ce   qu’on   parle   quand   on   parle   d’un  
livre  ?    
C5   17   E5  :   heu   +++   des   personnages   <ch’ai>   pas   moi  !   on   parle   de   tas   de  
trucs    
C5  18  M  :  bon  c’est  bien  ça  !  on  parle  des  personnages  ?  tout  le  monde  est  
d’accord  ?  

Enfin, une réponse insatisfaisante peut ne requérir aucune aide. Dans la classe C3,
l’enseignant ne souhaite pas, pendant la mise en commun des réponses au questionnaire de
lecture, qu’il y ait une prise de parole spontanée. Ce style de gestion contraint l’intervention
des élèves et très peu d’entre eux osent intervenir ; sachant que dans cette classe pupitre c’est
l’outil informatique qui permet à l’enseignant de gérer les réponses et les mises en commun :

C3   95   M  :   ah  :::   attends/je   dis   on   l’a   trouvé   avant   le   poste   vingt-­‐‑deux   l’a  


trouvé   avant,   mais   je   ne   suis   pas   sûr   que   ce   soit   la   bonne   réponse   +++  
hein  je  regardais  son  écran  et  je  ne  regardais  pas  mon  corrigé  +  alors  vrai  
+++  elle/elle  l’a  trouvé  à  la  page  113/  C.  E3  ++  et  pourtant  c’est  à  la  page  
116  ++  tu  as  raison  alors  trouve-­‐‑la  +++  trouve  la  réponse  

L’entraide entre élèves est une forme d’interaction qui caractérise le style de gestion
du DI par chaque enseignant. Elle résulte de gestes précis qui la favorisent, l’autorisent ou au
contraire, elle est absente parce qu’elle n’est ni recherchée ni valorisée par l’enseignant.

L’expression de l’accord

L’autre caractéristique des interactions entre élèves concerne l’expression de l’accord.


Diverses formes sont observables.

303
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

On peut relever des situations de coélaboration d’une réponse qui se construisent


collectivement par juxtaposition des réponses des élèves. Dans la classe unique C11, les
élèves expriment volontiers, à tour de rôle, leur avis sur l’idée en construction207 :

C11  333  M  :  bon  alors  qu’est-­‐‑ce  que  c’est  ?  pourquoi  on  parle  de  lui  dans  le  
texte  ?    
C11  334  E2  :  parce  que  c’est  lui  le  chef    
C11  335  E3  :  ben  il  a  dit  quelque  chose    
C11  336  E2  :  Billy  <i>  dit  excusez-­‐‑moi    
C11  337  E3  :  allez  voir  à  la  cloche  et  au  dragon    
C11  338  E1  :  oui,  mais  ça  c’est  un  arrangement  entre  eux    
C11  339   E2  :   mais   monsieur   Greenslade   <i>   a   dit   à   Billy   que   Bath   c’était  
une  belle  ville  

C’est ainsi que des réponses se construisent à plusieurs voix :

C5  96  M  :  et  son  cheval  comment  il  s’appelle  hein  ?  


C5  97  E3  :  il  y  en  a  deux    
C5  98  E6  :  il  y  en  a  un  il  s’appelle  Joey    
C5  99  E8  :  et  Zoey  
C5  100  M  :  Joey  et  Zoey  hein  et  quelle  est  l’attitude  du  grand-­‐‑père  avec  ses  
animaux  ?  +++  est-­‐‑ce  qu’il  aime  bien  ses  chevaux  hein  ?  

La verbalisation de l’entente entre des élèves, qui expriment leur accord, peut reposer
sur la validation et l’adhésion aux propos d’un autre élève :

C5  9  M  :  alors  ça  c’est  embêtant  ?  c’est  la  honte  ?  +++  c’est  la  honte/T.  E4  
/de  ne  pas  savoir  lire  ?    
C5  10  E4  :  non    
C5  11  M  :  non  ?  //  vous  êtes  tous  d’accord  ?    
C5  12  E5  :  ben/c’est  pas  vraiment  de  sa  faute  ++  même  si  lui  il  pense  qu’il  a  
pas  bien  fait  à  l’école  +++    
C5  13  E4  :  c’est  vrai  

La situation de co-élaboration peut être plus élaborée, les élèves prennent alors en
compte les précédentes interventions, qu’ils complètent :

C2  244  E7  :  madame/madame    

207. Ce n’est pas spécifique à la classe unique. Dans les classes C5 et C6, tous les élèves à la fin de la séance expriment leur
avis sur le livre.

304
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

C2  245  E2  :  peut-­‐‑être  qu’il  y  a  une  porte  ?  


C2  246  E4  :  c’est  normal  que  le  cochon  il  soit  parti  
C2  247  E19  :  et  la  tête  du  loup  
C2  248  E2  :  on  dirait  qu’il  y  a  une  porte  qui  les  emmène  euh  :::  
C2  249  E4  :  ah  ouais    
C2  250  E7  :  ouais  c’est  pas  normal  la  photo  elle  est  penchée    
C2  251  E8  :  ouais  c’est  pas  normal/c’est  le  cochon  qui  la  pousse  

Ce court extrait séquentiel montre comment la juxtaposition des idées des élèves laisse
place à un espace de partage des idées notamment dans la reprise anaphorique «ouais c’est pas
normal » avant la construction d’une idée commune. La coélaboration laisse alors place à la
co-construction (l’action de l’un est reprise et poursuivie par l’autre).

Certaines situations de collaboration sont assez complexes. Le même énoncé peut être
à la fois contesté par un élève et repris par un autre. Le rôle de l’enseignante est alors de
structurer l’avancée de la construction des idées. L’enseignante MC2, en reformulant et
répétant les propositions des élèves, les laisse progresser dans la construction des idées qui
surgissent :

C2   8   E4  :   mais   en   fait   moi   je   croyais   que   le   dragon   avait   vu/ben/en   fait   il  


mange   de   l’herbe   et   des   fleurs   et   il   avait   vu   une   rose   là   où   il   mangeait  
donc  c’est  pour  ça  qu’il  y  a  le  chevalier  qui  veut  le  tuer  pour  ramener  la  
rose  dehors  
C2  9  M  :  donc  pour  toi  le  dragon  veut  manger  la  rose  ?  
C2  10  E5  :  non  il  l’a  déjà  mangée  
C2  11M  :  il  a  mangé  la  rose  ?  
C2  12  E6  :  donc  il  l’a  à  l’intérieur  de  lui  maintenant  
C2  13  M  :  donc  le  dragon  a  mangé  la  rose    
C2  14  E1  :  et  c’est  pour  ça  que  maintenant  il  faut  le  tuer    
C2  15  E7  :  ben  un  dragon  ça  ne  mange  pas  de  rose      
C2  16  M  :  un  dragon  ça  ne  mange  pas  de  rose      

Ce scénario partagé de l’histoire par certains et interrogé par d’autres éclaire, à mon
sens, les effets du style de gestion de l’enseignante des interactions entre élèves. Elles sont ici
valorisées autant pour construire une idée que pour la déconstruire, c’est le geste de validation
qui est ainsi partagé entre tous les acteurs de la situation.

305
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

L’expression du désaccord

L’expression du désaccord n’amène pas toujours de confrontation des idées qu’elle


soit argumentée ou pas. Dans la situation suivante, les élèves expriment leur désaccord sur la
réponse donnée, mais ils ne sont pas invités ni à justifier ce désaccord ni même à donner leur
propre avis. L’enseignante MC12 gère les prises de parole dans une classe très participative :

C12  360  M  :  alors  cherchez-­‐‑moi  le  début  de  la  phrase  ?  


C12  361  E12  :  HA  :::  je  SAIS      
C12  362  M  :  L.  E21  ?    
C12  363   E21  :   c’était   de   descendre   tous   les   soirs   vers   six   heures   au   Bird  
Nest    
C12  364  E10  :  non  c’est  pas  là    
C12  365  CL  :  non  :::    
C12  366  M  :  Y.  E17  ?  
C12  367  E17  :  Slim  jouait  tous  les  vieux  airs    
C12  368  Cl.  :  non    
C12  369  M  :  attendez  Y.  E17    
C12  370  E17  :  Slim  jouait  tous  les  vieux  airs    
C12  371  E10  :  ouais  il  a  raison    
C12  372  Cl  :  ah  c’est  ça/non    
C12  373   M  :   ah::::   alors/on   a   [écrit   au   tableau]   Lou/la   soupe/Slim   jouait  
tous  les  vieux  airs  

Le désaccord peut créer une situation d’argumentation sans qu’il y ait de confrontation
réelle entre les élèves. Disons qu’il s’agit d’une confrontation mise en scène par
l’enseignante, laissant les avis divergents s’exprimer :

C6  87  E10  :  moi  j’ai  bien  aimé  ça  ressemble  un  peu  à  l’œil  du  loup    
C6   88   E2  :   N’IMPORTE   QUOI   //   Y   A   PAS   D’AVIATEUR   DANS  
L’OEIL  DU  LOUP  
C6  89  M  :  attends/pourquoi  tu  trouves  que  ça  ressemble  à  l’œil  du  loup  ?  
C6   90   E10  :   ils   racontent   leur   vie/quand   ils   se   rencontrent   et   ben   ils  
racontent  leur  vie  et  ils  deviennent  amis/moi  c’était  ce  que  j’avais  aimé  
et  ici  c’est  pareil  le  garçon  et  le  Petit  Prince    
C6  91  E2  :  ben  si  tu  veux    
C6  92  M  :  tu  es  d’accord  C.  E2  ?  
C6  93  E2  :  c’est  son  idée  

306
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

Le consensus n’est pas ici souhaité, mais l’acceptation de l’opinion de l’autre est une
exigence qui se travaille lors de cette activité, ce qui caractérise la gestion des avis différents
de l’enseignante MC5 qui souhaite que les élèves exposent leurs idées.

Par ailleurs, le désaccord avec un élève peut être adressé à l’enseignant de la classe,
évitant ainsi toute confrontation des opinions. En s’adressant à l’enseignant, l’élève attend
surtout la validation de son opinion par l’autorité enseignante et n’a pas l’intention de
convaincre l’autre élève de son désaccord pourtant explicité :

C2  191  E18  :  moi  j’imagine  +++  les  trois  petits  cochons  /ils  étaient  dans  le  
château  et  ils  se  réveillent  et  là  ils  voient  la  rose  dehors  et  du  coup  ben  ils  
se   demandaient   ce   que   c’était   et   du   coup   c’était   marqué   sur   un   papier  
cette  rose  d’or  peut  être  magique  alors  du  coup  ils  l’ont  pris  et  ils  sont  
partis  et  là  le  chevalier  s’est  réveillé  et  le  roi  s’est  réveillé  et  du  coup  ben  
ils  ont  pourchassé  et  puis  ben    
C2  192   E9  :   ouais   madame   c’est   pas   logique   parce   que   si   la   rose   était  
magique   pourquoi   alors   ils   auraient   besoin   du   dragon  ?   et   puis   ben   le  
dragon  il  était  peut-­‐‑être  dans  la  rose  d’or  

Le désaccord entre élèves peut être à la source d’un conflit parasite, qui n’appartient
pas à la situation collective de la classe, mais qui s’y exprime malgré tout. Depuis le début de
l’intervention d’E15 au tour de parole 243 (ci-dessous), sa voisine ne cesse de le contredire
discrètement, en aparté, sans réellement s’adresser à lui :

C5  243  E15  :  madame  un  conte  c’est  des  choses  qui  n’existent  pas    
C5  244  M  :  oui  d’accord  ça  c’est  vraiment  l’histoire  d’un  petit  garçon  qui  a  
existé  avec  son  grand-­‐‑père    
C5  245  E15  :  et  puis  de  l’époque  d’aujourd’hui    
C5  246  M  :  oui,  mais  les  contes  peuvent  aussi  être  récents  ++  donc  ça  c’est  
un  récit  qui  a  vraiment  existé  +  ça  se  peut  qu’il  y  a  un  grand-­‐‑père  qui  a  
vraiment  existé  et  qui  a  vécu  cette  histoire  avec  son  petit-­‐‑fils    
C5  247   E15  :   SI  !   C’EST   VIEUX   les   contes   [répond   à   sa   voisine   qui   doit  
contester  sa  proposition  discrètement]  

Quand le désaccord est explicitement formulé dans l’arène du débat, alors il acquiert
un autre statut de mini-situation problématisée et peut laisser place à l’argumentation, plutôt
qu’à l’exaspération. L’expression du désaccord crée symboliquement une situation de conflit,
dont certains élèves jouent, mais je l’observe très peu dans les séances que je filme, ce qui
laisse penser que ce sont les styles de gestion des enseignants qui anticipent tout dérapage.

307
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

Ces formes d’interactions entre élèves ne sont pas observables dans toutes les classes.
Dans les classes C3208, C8 et C9, les échanges enseignant/élèves dominent. Quand les
interventions des élèves se succèdent, c’est souvent à l’insu de l’enseignant, qui régulièrement
intervient pour cadrer la situation de communication. Pour les neuf autres classes, ces formats
d’interactions permettent une co-élaboration qui parfois devient une co-construction du sens.
Les formes de désaccord permettent, comme le pense Michel Gilly (1995), de problématiser
les échanges et de créer une situation de résolution de problèmes, assez représentative de la
notion de débat, à laquelle se réfèrent les enseignants. Par ailleurs, ces situations interactives
− concernant le groupe classe, ou un groupe de la classe (C11) − sont gérées par l’enseignant
qui les autorise, les favorise, les retarde, selon son intentionnalité et son appréhension de la
situation. Ainsi, la parole de l’élève autorisée, favorisée, écoutée demeure un élément contrôlé
par l’enseignant pour construire une situation de DI collective. Il est le chef d’orchestre de
cette partition qui s’improvise plus ou moins, mais qui s’actualise dans un contexte précis, à
un moment unique. Toutefois, l’expression d’un accord ou d’un désaccord conduit l’élève à
prendre position selon des intensités différentes ; c’est dans ces occasions qu’il investit des
énoncés subjectivement marqués : l’emploi du déictique je apparait.

La parole de l’élève est une parole dominée par celle de l’enseignant et c’est − me
semble-t-il − le fait du contexte institutionnel scolaire. Dans certaines classes, certaines
activités permettent aux élèves de s’exprimer en assumant leurs propos, en s’annonçant et
s’énonçant comme sujets singuliers de leurs idées. Il y a, par conséquent, des traces d’une
forme de subjectivité de la part des élèves. Cependant, le DI demeure un exercice collectif où
les élèves ne sont pas majoritairement interlocuteurs entre eux. La prise en compte des idées
des autres n’équivaut pas à la reconnaissance de leur statut de sujet de façon systématique, y
compris quand ils sont l’auteur des propos que les autres élèves commentent. L’enseignant
demeure l’interlocuteur privilégié des élèves ; il était le seul dans les leçons de 1969 et de
1995. Le DI s’anime entre un enseignant et des élèves qui collectivement collaborent à une
création guidée d’un métatexte. En somme, j’observe un format scolaire de la communication
où les élèves sont partie prenante de la construction du produit attendu (le métatexte) et ne se
contentent pas d’apporter l’amorce d’une réponse à partir de laquelle l’enseignant poursuit
son cours et son discours, ce qui était le cas en 1969.

208. Pour la partie lecture, je ne prends pas ici en compte le partage des productions écrites par les élèves.

308
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

1.3 Styles et situations d’énonciation

L’analyse porte sur la deixis comme lieu d’inscription de la subjectivité


(Benveniste, 1974, p. 80 ; Kerbrat-Orecchioni, 2006 p. 39) et révèle le rôle que tiennent dans
le procès d’énonciation les actants de l’énoncé. Je m’intéresse essentiellement à l’usage des
pronoms personnels au sujet desquels j’émets l’hypothèse qu’ils contribuent à la stylisation
des pratiques du genre, mais aussi à la caractérisation de la situation de communication que je
définis supra (cf. p. 271). J’analyse l’emploi des déictiques chez les enseignants et les élèves.
Je considère, en effet, que les postures énonciatives des élèves, qui traduisent à mon sens des
modes d’investissement et d’implication dans l’action, sont autorisées et gérées par la
stylisation des modalités de gestion des interactions par les enseignants. Chaque acte
d’énonciation est individuel, subjectif et confère aux déictiques tu et vous le statut
d’interlocuteurs explicitement reconnus dans la situation de communication. L’émergence de
la deixis dans le discours des enseignants implique son usage dans les énoncés des élèves et
suppose une relation d’intersubjectivité qui change le format de la communication scolaire, du
moins est-ce mon interprétation.

1.3.1 Postures énonciatives des enseignants

Pour analyser les postures énonciatives des enseignants, je m’appuie sur l’usage de
certains déictiques que sont les pronoms personnels je, on, nous, tu et vous. Je considère que
l’emploi de ces pronoms traduit une implication consciente du sujet enseignant dans cette
situation de communication scolaire spécifique, qu’est le DI ; ces emplois contribuent à la
stylisation des gestes et des pratiques. L’enseignant peut, tout au long de la séance, varier de
posture énonciative pour s’imposer, pour s’impliquer, pour s’effacer, pour agir sur son
interlocuteur, pour le laisser s’exprimer, pour le contraindre à s’exprimer…

Le graphique 28 ci-dessous rend compte de la fréquence des pronoms personnels je,


on, nous, tu et vous dans le verbatim des enseignants, dès lors qu’ils sont employés dans la
situation de communication209. Le déictique le plus employé est le pronom personnel on à
l’aide duquel l’enseignant s’implique en associant les élèves dans les tâches à réaliser ou
réalisées : « qu’est-ce qu’on doit dire ? » ; « on a dit » ; « on a vu » ; l’emploi de ce pronom
porte sur l’accompagnement de l’élaboration du métatexte. Le pronom nous soutient cet

209. Ce qui signifie que je ne les prends pas en compte, lorsque ces déictiques se rapportent au texte et que, par exemple, la
tâche consiste à savoir qui est ainsi désigné dans le texte.

309
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

emploi d’une instance énonciative collective. Il assume, par ailleurs, souvent la fonction de
complément d’objet indirect lorsque l’enseignant sollicite, de la part d’un élève en particulier,
une action précise : « lis-nous », « dis-nous ». Il transforme ainsi son interlocuteur, un élève,
en interlocuteur de la classe. L’emploi de nous en tant que sujet est restreint, sans doute eu
égard aux conventions qui déterminent une communication orale, c’est le déictique on qui
s’impose. L’interlocuteur de l’enseignant est à la fois une classe (vous) et un élève (tu). Les
enseignants s’adressent davantage à la classe. Les déictiques employés par les enseignants
révèlent le caractère collectif de la situation DI, avec des moments où la subjectivité et
l’individualité du pôle élève sont prises en compte, et les échanges prennent l’allure d’un
dialogue très court.

5%

30%
21%
on
je
vous
tu
nous

25%
19%
28. Graphique : Emploi des déictiques dans le verbatim des enseignants : répartition en pourcentage par rapport
au corpus global des déictiques relevés (2891 énoncés)

Dans la leçon de 1969, le pronom on est également récurrent du discours de


l’enseignant : « on dit parfois » ; « on pourrait dire » ; « on aurait pu dire » ; « on les
appelle » ; « on entend cela souvent aujourd’hui ». Il assume souvent une valeur indéfinie et
désigne rarement la collectivité classe (l’enseignant y recourt à dix-huit reprises). Le déictique
je est quasi absent du discours enseignant, il l’utilise une fois pour préciser ce qu’il attend
comme réponse : « j’aimerais bien un complément ». Par ailleurs, la forme atone et tonique du
pronom personnel complément d’objet à la première personne apparait : « qu’est-ce qui m’a
parlé » ; « tu pourrais me dire » ; « faites-moi » ; « dites-moi » ; « trouvez-moi ».
L’enseignant s’affirme ainsi comme le récepteur de l’action des élèves et ne recourt pas au
pronom nous comme je l’observe dans les situations de DI en 2007. Dans la leçon de 1995,
l’enseignant recourt également de façon assez représentative au pronom on : « on reprend » ;

310
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

« on dit » (vingt-cinq occurrences), et à dix-sept reprises, il emploie le pronom je : « je


voulais savoir » ; « je ne comprends pas » ; « je traduis » ; « je vais faire plaisir à ». Le
graphique ci-dessous éclaire l’emploi des déictiques dans toutes les classes observées et ce
que j’ai pu reconstituer des classes de 1969 et de 1995 d’après les transcriptions en ma
possession.

1995 22 32 0 34 12

1969 0 61 0 21 18

C12 19 23 5 18 35

C11 12 36 7 17 28

C10 10 39 9 23 19

C9 15 31 0 32 22

C7 14 39 8 18 21

C6 10 28 4 40 18

C5 9 15 3 37 36

C4 20 20 4 14 42

C3 30 23 3 23 21

C2 21 29 7 23 20

C1 15 44 1 13 27

0 20 40 60 80 100 120

je on nous tu vous

29. Graphique : Emploi des déictiques en situation de DI et lors des leçons de 1969 et de 1995

La posture énonciative des enseignants en 2007, en situation de DI, est plus marquée
qu’elle ne l’était en 1969 et en 1995. Les enseignants s’énonçaient nettement moins comme

311
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

sujet énonciateur et d’énonciation (Dessons, 1993)210 de leurs propos : sans doute le contexte
institutionnel se suffisait à lui-même pour déterminer les rôles des locuteurs/récepteurs de la
situation de communication. Les situations de DI sont ancrées dans la subjectivité des
interlocuteurs. En 1969, l’enseignant ne recourt au pronom tu qu’à la fin de la séance, lorsque
la notion de jeu amène un élève à évoquer le jeu des échecs. L’enseignant l’interroge alors sur
ses pratiques et connaissances du jeu, ce qui est à la limite des enjeux d’apprentissage de la
séance de vocabulaire. Les postures énonciatives, qui se révèlent dans la pratique du DI,
étaient déjà présentes dans la leçon de 1995, mais de façon moins importante. Le rapport aux
élèves change et leur place dans la construction du texte de la leçon présente des différences
entre chacune de ces trois périodes, même si la leçon de 1995 marque déjà un tournant dans
l’espace intersubjectif qui caractérise la situation de communication qu’instaurent les
pratiques du DI en 2007.

Toutefois, l’implication des enseignants et la prise en compte des élèves dans leurs
énoncés sont très variables dans chacune de ces situations observées. Dans les classes C2, C3,
C4, C8, les enseignants recourent de façon importante au déictique je, marque suprême de
leur subjectivité, qui n’empêche pas ces enseignants d’insister sur la construction collective
du sens du texte, puisqu’ils recourent aussi de façon massive au pronom on.

Dans les autres classes, l’implication collective à travers ce pronom indéfini est plus
importante qu’une posture subjective du sujet. Les enseignants MC4 et MC8 sont
particulièrement impliqués du point de vue énonciatif et expriment des attentes très
singulières lors de la séance. L’enseignante MC4 recourt de façon significative au
pronom vous dès qu’elle s’adresse aux élèves. Elle est celle qui l’utilise le plus dans la
fonction de COI : « je vous ai dit », désignant ainsi les élèves comme ses interlocuteurs. Dans
les autres classes, vous est plus souvent employé comme sujet dans des périphrases
injonctives : « vous lisez » ; « vous faites » ; « vous êtes d’accord ». MC8 valorise aussi le
pronom vous, alors que les enseignants MC6, MC9, MC10 valorisent l’individualité de leurs
interlocuteurs et s’adressent individuellement à chacun ; l’emploi du pronom tu est alors
valorisé. L’usage des déictiques rend compte à la fois de la conception que les enseignants ont

210. G. Dessons remarque qu’il n’y a pas de théorie du sujet chez Benveniste et relève le flou de la terminologie qu’il
emploie pour le désigner : énonciateur, individu, locuteur etc., il propose de distinguer le statut empirique de sujet locuteur et
son statut linguistique : « l’expression sujet énonciateur regarde vers le champ de la psychologie. Elle désigne l’individu
engagé dans un procès de locution, c’est pourquoi elle alterne souvent avec le terme de locuteur (…) le sujet d’énonciation en
revanche désigne le sujet qui se constitue dans et par l’énonciation de son discours. » (Dessons, 1993, p. 96). Ce que je
nomme posture énonciative pour désigner la façon dont chaque locuteur s’implique dans son discours et dans les échanges et
qui me semble être au confluent de ces deux notions.

312
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

du genre DI, mais aussi en filigrane des modèles pédagogiques qui caractérisent leurs
pratiques du genre, ainsi que la façon dont chaque enseignant se place en classe et instaure un
dialogue pédagogique qui est toujours singulier et participe du style de gestion des
interactions. En effet, dans les classes C6, C9, C10 les enseignants se déplacent beaucoup et
s’assoient au côté des élèves, dans les autres classes l’enseignant est plutôt statique. En C7,
l’enseignante s’assoit aussi à côté de ses élèves, mais pour se fondre avec eux pour leur laisser
un espace de parole plus grand.

Il semble globalement possible de dire, que lors de ces séances de DI, la posture
énonciative des enseignants favorise davantage un échange intersubjectif ; ils désignent
explicitement leurs interlocuteurs et s’impliquent davantage à travers le pronom personnel je.
J’en déduis que le format de la communication évolue, les enseignants verbalisent la position
d’interlocuteurs des élèves (en les désignant explicitement par leur prénom ou par un
déictique) et se positionnent comme interlocuteurs subjectifs (ayant des attentes particulières)
et parfois comme interlocuteur collectif (acteurs de la construction du métatexte) ; des
postures qui demeurent en 1969 totalement implicites. Pour autant, je ne puis affirmer que
cette évolution soit due à la pratique du DI, sans doute contribue-t-elle, tout comme les
évolutions que notait Annick Mauffray en 1995 par rapport à 1969, à caractériser la forme du
débat scolaire.

L’analyse se poursuit sur l’emploi du déictique je, qui me semble être un indicateur
privilégié pour caractériser les styles de pratiques du DI.

1.3.2 Valeur des énoncés introduits par le déictique je

L’emploi du déictique je se trouve dans des énoncés performatifs211, qui selon les
classes, sont très représentatifs et stylisent les pratiques. Ces énoncés mettent en mots des
actions qui éclairent l’implication des enseignants et assument différents buts de la
performativité.

211. Pour effectuer cette analyse j’ai relevé d’une part les verbes des énoncés où les enseignants employaient le déictique
« je ». Le classement des verbes a pris en compte un autre marqueur linguistique que sont les temps verbaux. Le classement
s’appuie sur les travaux de Daniel Vanderveken (1995).

313
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

35
30
25
20
15
10
5
0
usages usages usages usages usages
déclaratifs assertifs directifs expressifs engageants

C1 C2 C3 C4 C5 C6 C7 C8 C9 C10 C11 C12

30. Graphique : Emploi du déictique « je » enseignant par rapport aux usages du langage : usages assertifs,
usages directifs, usages engageants, usages expressifs, usages déclaratifs (nombre d’occurrences)

Les usages les plus fréquents sont ceux à but déclaratif. Les enseignants expriment
leurs actions : « je récapitule » ; « je vous explique » ; « je répète » ; « je vais noter au
tableau » ; « je vais interroger quelqu’un que je n’ai pas encore entendu », et leurs attentes :
« je veux » ; « je voudrais qu’on discute » ; « j’attends une réponse » ; « je veux une
réponse ». Deux enseignants MC4 et MC8 sont particulièrement représentatifs de cet usage,
ils recourent notamment à des énoncés métadéclaratifs : « alors, tiens qu’est-ce que je viens
de faire ? » ; « il faut que je vous donne ce mot-là » ; « j’aurais dû préciser ». Ces enseignants
expliquent régulièrement ce qu’ils font et, par conséquent, ce qu’ils attendent des élèves.

Les buts assertifs permettent aux enseignants de donner leur avis sur la classe : « je
n’entends plus », implicitement cela signifie qu’il y a trop de bruit, que les élèves sont trop
bruyants. L’avis exprimé peut porter sur une réponse d’élève et assume alors un rôle
évaluatif : « je ne comprends pas » ; « je pense » ; « je ne pense pas » ; « j’aime cette idée » ;
« je ne veux pas de ton idée » ; « je suis d’accord ». Les énoncés de l’enseignant MC3 sont
assez caractéristiques de cet usage, puisqu’il exprime beaucoup d’actes évaluatifs et
commente en permanence des réponses des élèves. MC8 se rapproche de ce style de gestion
des réponses des élèves, mais il a tendance à renvoyer la validation à la classe et s’investit
davantage dans les énoncés à but déclaratif.

Les buts directifs mettent les élèves en action. Il s’agit des consignes, du travail
demandé : « je vais vous demander », « je veux que vous fassiez », « je vais vous proposer »,

314
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

« j’ai demandé de ne pas écrire » « je vous laisse chercher », « je vous laisse compléter ». Les
enseignants MC4, MC8 et MC12 y recourent un peu plus que les autres enseignants pour
exprimer les conditions dans lesquelles ils attendent que la tâche donnée soit réalisée. Cette
posture énonciative s’accompagne de gestes d’évaluation particuliers que je décris infra, p.
329.

Les enseignants recourent aussi aux buts expressifs pour exprimer leur ressenti, leurs
sentiments : « je le ressens comme ça », « moi j’ai envie », « je n’ai pas envie de corriger »
« moi aussi j’ai bien aimé », « je n’ai pas su », « je suis bête et disciplinée ». Très peu
nombreux, ces énoncés se rencontrent surtout en C1, C2, C3, C4 et C8 où les enseignants
expriment leur validation des réponses des élèves au sujet du texte à travers − entre autres −
des critères personnels ou des critères qu’ils personnalisent, je préciserai infra, p. 337.

Les buts engageants sont très minoritaires : « je verrai plus tard », « j’irai le chercher à
la bibliothèque », « je vous laisserai du temps ». Les enseignantes MC1, MC2 et MC4 situent
la séance dans le continuum des apprentissages et verbalisent ce qui va se passer par la suite,
alors que les enseignants MC8 et MC12 y recourent de façon plus régulière pour d’autres
raisons. Ces enseignants, comme je l’ai déjà souligné, ont tendance à développer le traitement
d’une réponse et peuvent mettre leurs élèves en attente, et volontairement remettre à plus tard
leurs interventions ou le traitement de leurs questions. Alors, que MC2, MC5, MC6 et MC7
accueillent toutes les réponses dans leur spontanéité, même si, par ailleurs, elles réclament
assez souvent le silence.

Ce classement sommaire des énoncés que je viens de proposer, montre à quel point de
façon isolée, les énoncés ainsi classés suscitent des commentaires et pourraient être classés
autrement. Je me confronte aux limites de l’outil d’analyse choisi, qui ouvre
systématiquement sur une multiplicité d’interprétations. Méthodologiquement, j’ai déterminé
le classement de chaque énoncé (cinq cent trente-trois énoncés d’enseignants recourent au
déictique je) en prenant en compte le contexte de l’intervention et la situation de
communication. Je lui ai assigné une intention en tenant compte du contexte et de la
compréhension que j’ai de ce contexte. Le classement ainsi effectué, tout discutable qu’il
puisse être, offre néanmoins une vision globale de l’emploi du pronom je en situation de DI.

Il apparait clairement que les usages engageants, expressifs et directifs sont peu
représentés dans ce type d’échanges qui caractérisent les situations de DI et l’emploi du

315
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

pronom je, mais ils témoignent de l’implication des enseignants et de la subjectivité qui
caractérise la gestion des interactions. Ensemble, ils préfigurent au style d’enseignement et de
gestions des interactions de chaque enseignant dans ces situations, la façon dont ils expriment
leurs sentiments, leurs émotions et comment ils verbalisent leur attente au sujet de la tâche à
réaliser.

Ces usages langagiers qui traduisent des buts illocutoires, des intentions d’agir sur les
élèves interlocuteurs, permettent d’identifier des styles de pratique du DI. Dans certaines
classes, la posture de l’enseignant est surtout assertive, dans d’autres, elle est particulièrement
déclarative (C1 ; C2 ; C3 ; C4 et C8) et dans d’autres encore, elle témoigne d’un certain
effacement des enseignants, comme dans les classes C5, C6 ou d’une posture de retrait dans
les classes C7, C9, C10, C11 et C12. Cependant, ces indicateurs sont à confronter avec
l’analyse des formes de gestions des interactions par les enseignants, les actes langagiers en
œuvre dans l’ensemble de leurs énoncés, qui affinent la singularité des styles de pratique du
genre. Toutefois, je pense que ces postures énonciatives influent sur celles des élèves, ce que
je propose d’éclairer, avant de voir les diverses formes de gestion des interactions par les
enseignants.

1.3.3 Les postures énonciatives des élèves

Certains énoncés d’élèves n’ont pas d’énonciation marquée alors que d’autres
(nettement moins nombreux) recourent au déictique je. Dans ce cas le sujet communiquant
s’affirme dans son énoncé comme sujet singulier, les élèves étant conscients − me semble-t-il
− d’être à la fois un sujet singulier et un sujet appartenant à un groupe interlocuteur de
l’enseignant. Dès lors, les énoncés des élèves peuvent prendre la forme d’une insistance
marquée par l’association212 du pronom personnel tonique disjoint au pronom personnel
sujet dans l’expression : « moi, je ». Parallèlement la reconnaissance des autres
interlocuteurs relève de marques linguistiques telles que l’emploi des pronoms personnels tu
et vous qui participent à une construction interactive des idées, les élèves prennent
explicitement position par rapport au métatexte des autres élèves. Ils peuvent aussi désigner
l’Autre en le nommant. Cette prise en compte des interventions des autres élèves consiste à
reformuler un propos pour exprimer un consensus, exprimer un accord sans reformulation,

212. Le recours au métalangage pour décrire l’expression « moi je » n’est pas porté par excès de référence linguistique mais
simplement par la volonté de décrire une construction qui relève bien du langage oral, ce qui caractérise le métatexte que
j’analyse.

316
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

proposer un nouvel énoncé, une nouvelle idée en s’appropriant le discours des autres,
compléter une proposition, valider une proposition, réfuter, réfuter en justifiant, proposer un
contre-exemple213.

Les valeurs de « je » dans les énoncés des interventions des élèves

Le graphique ci-dessous montre un emploi du déictique je beaucoup plus modeste que


celui des enseignants à l’exception de quatre classes (C5 ; C6 ; C11 et C12) où la posture plus
en retrait des enseignants permet aux élèves de s’impliquer d’un point de vue énonciatif de
façon plus marquée dans la situation de communication. Dans les classes C5 et C6, l’emploi
du pronom tu est supérieur à celui du pronom vous dans les énoncés des enseignants, ce style
de gestion des interactions amène l’interlocuteur-élève à se positionner en je. Dans la classe
C11, le nombre d’élèves et le travail en groupe facilitent l’usage du pronom je. Alors que dans
la classe C12 ce sont les modalités de prise de parole des élèves qui invitent à l’usage de ce
déictique, en effet les élèves doivent relever un passage, un terme, une image qui leur posent
personnellement un problème de compréhension. Ce questionnement personnel du texte est
subjectif et ne peut que s’exprimer qu’à travers des locutions du type : « moi/je n’ai pas
compris » ou « moi je ne comprends pas », les aides apportées sont, elles aussi, subjectives
assez souvent. Les conditions de réalisation de la tâche donnée aux élèves facilitent plus ou
moins ce positionnement énonciatif.

100%
90%
80%
70%
60%
50%
40%
30%
20%
10%
0%
C1 C2 C3 C4 C5 C6 C7 C8 C9 C10 C11 C12

Je enseignant Je élève

31. Graphique : Emploi du déictique « je » par les élèves par rapport à celui des enseignants

Par ailleurs, il faut remarquer que dans les quatre premières classes (C1 ; C2 ; C3 et
C4) du graphique 29 (supra p. 317) l’emploi du déictique je se concentre vers la fin de la

213. Cette reformulation des actes langagiers des élèves s’appuie sur l’analyse du corpus des énoncés des élèves. Pour
faciliter la lecture, je n’illustre pas ces catégories. La plupart de ces énoncés sont cités dans les pages qui suivent et au
chapitre suivant.

317
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

séance lorsque les élèves expriment leurs opinions au sujet du texte des autres. Une
occurrence étant particulièrement privilégiée : « j’ai aimé le texte d’untel » :

C1  341  E7  :  moi  j’ai  bien  aimé  celui  de  T.  parce  que  moi  je  pense  que  c’est  ce  
qui  va  avoir  dans  le  livre  
C1  343  E1  :  j’ai  aimé  celui  de  M.  parce  que  j’ai  bien  aimé  qu’est-­‐‑ce  qu’elle  a  
dit  quand  l’enfant  va  il  aura  plus  d’encre  et  son  père  ne  le  forcera  plus  à  
lire  +  

Je ne développe pas davantage l’étude de ces écrits qui est l’objet d’une analyse à
venir (cf. infra, p. 358). Néanmoins, j’insiste sur le rôle des tâches structurantes qui
contribuent avec les gestes et les styles des enseignants à configurer l’espace de parole des
élèves ainsi que la forme de cette parole.

Le déictique je est souvent utilisé pour marquer non seulement un raisonnement


personnel, mais aussi pour convoquer des connaissances référentielles. L’emploi des
déictiques dépend ainsi de la forme du métatexte produit, comme dans l’extrait suivant. Dans
la classe C6, deux élèves défendent leur conception commune de l’amitié, apparemment
différente de celle du texte :

C6  510   E8  :   mais   c’est   une   morale   sur   l’amitié,   mais   elle   est   faussée  
puisqu’en  fait  ce  qu’il  faut  c’est  être  apprivoisé  et  moi  je  dis  quand  on  est  
des  copains  on  est  libre  d’être  des  copains  oui  parce  que  moi  quand  je  l’ai  
rencontré/je  lui  ai  pas  dit/tu  dois  être  mon  copain    
C6  511   E15  :   ben   en   fait   c’est   l’histoire   d’une   amitié   qui   est   comme   ça   et  
c’est  pas  l’histoire  de  toutes  les  amitiés  +  moi  je  suis  d’accord  avec  C.  E8  
+  c’est  pas  obligé  que  ce  soit  notre  histoire,  mais  c’est  la  sienne  

Dans cet échange, les élèves s’impliquent à la fois singulièrement : « moi je dis »,
« moi je suis » en généralisant leur pensée, en quelque sorte en la validant : « quand on est des
copains on est libre », « c’est pas obligé que ce soit notre histoire ». Je s’affirme, mais on est
une preuve.

L’emploi du pronom on est intéressant dans les échanges (quand il ne désigne pas le
texte, infra, p. 365). Il généralise le raisonnement et marque une énonciation qui se veut plus
collective et plus neutre. Ce que le texte ne dit pas est souvent reformulé par l’expression :
« on sait pas » (C6 : 690-692) qui généralise le fait que les élèves ne savent pas, mais cette
non-connaissance n’est pas une incompréhension singulière, elle est partagée.

318
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

Éléments de conclusion
Il apparait très clairement que la participation des élèves est beaucoup plus importante
en situation de DI en 2007 qu’elle ne l’était lors des leçons de vocabulaire en 1969
(Marchand, 1971) et en 1995 (Mauffray, 1995). Bien que très variable d’une classe à l’autre,
il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’une réelle participation qui est à rapprocher des
caractéristiques qu’enseignants et élèves attribuent à ces séances (supra, partie 2) et qui se
traduit en gestes et en actes langagiers de la part des enseignants et un certain enthousiasme
des élèves à prendre la parole. Comme en 1969 et en 1995, ces situations sont essentiellement
collectives, et l’analyse des postures énonciatives des enseignants montre qu’ils valorisent cet
aspect en recourant au déictique on, à travers lequel ils s’impliquent avec les élèves, et
construisent le cours. L’interlocuteur des enseignants est plutôt désigné par vous que tu, ce qui
montre à nouveau que cette communication se caractérise par la dimension collective des
situations d’enseignement, mais dans certaines classes, le déictique tu se trouve valorisé.
Toutefois, les séances de DI en 2007 témoignent de façon très inégale (mais beaucoup plus
importante qu’en 1969 et 1995) de l’emploi du déictique je, à travers lequel les enseignants
s’impliquent autrement et expriment leurs attentes, leurs impressions dans la structuration de
la situation de communication et dans la construction du métatexte. L’implication des
enseignants est plus subjective.

Les écarts observés d’une classe à l’autre s’expliquent par des paramètres différents :
la composition de la classe (la classe unique est une variable importante) ; les modes de
gestion des enseignants des interactions ; la conception de l’enseignement de la littérature et
du genre DI. Ces paramètres participent à l’invention du style que les enseignants développent
dans leurs pratiques du genre, dont je poursuis l’analyse.

2 Styles et gestes qui structurent la construction du métatexte

Parmi tous les gestes des enseignants qui participent à l’élaboration du métatexte, trois
d’entre eux me semblent particulièrement significatifs des situations observées et des
conditions de construction du métatexte. Ils recourent à des gestes évaluatifs qui intègrent des
tâches supplémentaires ou qui en transforment certaines : il s’agit de tâches régulatrices, non
planifiées au départ de l’action, mais convoquées au fur et à mesure du déroulement de la
séance. Parallèlement, ils usent d’une modalité de gestion des interactions très caractéristique
et non observable dans les leçons de 1969 et 1995 : la confrontation des énoncés des élèves.

319
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

Enfin, la pratique du genre nécessite des gestes de validation des énoncés qui posent à
nouveau la question des limites et des critères de validation. Les enseignants peuvent être
intransigeants sur certains critères et parfois faire preuve d’une telle tolérance que l’on peut
s’interroger sur le statut du texte en situation scolaire.

2.1 Les gestes évaluatifs

Les actes langagiers analysés témoignent de gestes évaluatifs des enseignants qui
montrent que certaines exigences sont récurrentes en classe de français et en situation de DI.
Trois types d’actes peuvent être relevés, ils sont associés à des tâches que je nomme
régulatrices et qu’Annick Mauffray (1995) qualifie d’actes de second plan. Elles se
distinguent des tâches structurantes qui participent directement à l’élaboration du métatexte.
Elles portent sur l’activité de lecture à voix haute du texte par les élèves, la correction
formelle des réponses et la vérification des acquis de savoirs disciplinaires en lien, ou sans
lien, avec l’activité de lecture en cours. Elles témoignent du travail évaluatif constant des
enseignants et des prises de décision faites en cours d’action, il s’agit de geste d’ajustement,
ce que Jean-Charles Chabanne et alii (2008) nomment des « décisions d’ajustement »,
autrement dit la gestion des « imprévus didactiques » (Bucheton, 2009).

2.1.1 Faire lire les élèves

La lecture du texte (silencieuse ou à voix haute) prend des formes variables et cela
quelles que soient les situations de lecture. L’enseignant lit le texte à voix haute (C1 ; C2 ;
C4 ; C6), les élèves le mettent en voix en début ou en fin de séance (C7 ; C8), lisent
silencieusement le texte, ou lisent à haute voix des passages qui leur posent problème (C12),
ils lisent aussi les passages où se trouvent les réponses ou la justification de leurs propositions
(C3 ; C5 ; C9 ; C10 ; C11). La lecture des élèves donne lieu dans toutes les classes, dès
qu’elle est effectuée, à des corrections, voire même elle devient une « situation didactique »
(Lahanier-Reuter, 2007). Dans la classe C12, les élèves soumettent/partagent avec la classe
les incompréhensions de leur lecture silencieuse. Bien souvent, la première difficulté à
résoudre consiste à repérer l’incompréhension dans le texte et de lire la phrase dans son
intégralité :

C12  261.  E18  :  ben  je  comprends  pas    


C12  262.  M  :  page  ?    
C12  263.  E18  :  dix-­‐‑neuf/premier  paragraphe/  Lou  la  soupe    
C12  264.  E10  :  ben  c’est  l’heure  de  la  soupe/  t’as  pas  lu  la  phrase    

320
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

C12  265.  M  :  t’as  pas  lu  le  reste  de  la  phrase/  qui  est-­‐‑ce  qui  peut  ?  allez  L.  
E18  lis  la  phrase  complète    
C12  266.  E18  :  Lou  la  soupe/Slim  jouait  tous  les  vieux  airs  d’onc  Sonny  que  
je  connaissais    
C12  267.  E10  :  mais  t’as  pas  lu  ce  qui  était  devant    
C12  268.  CL  :  Madame  //  s’il  vous  plait  [12  bras  sont  levés]  
C12  269.  M  :  qui  peut  aider  ?  et  dire  à  L.  E18/sans  crier  (++)  A.  E19  
C12  270.  E19  :  il  faut  lire  au-­‐‑dessus      
C12  271.  Cl  :  non  madame    
C12  272.  M  :  il  faut  lire  avant/alors  vas-­‐‑y    
C12  273.  E18  :  c’était  de  descendre  tous  les  soirs  au  Bird  Nest  où  le  vieux  
Slim   me   donnait   une   sacrée   leçon   jusqu’à   ce   que   maman   m’appelle   au  
balcon/  Lou  la  soupe  

Repérer une phrase dans le texte, repérer ce qui relève du récit et ce qui relève du
discours direct ne sont pas des tâches aisées214 que les élèves peuvent accomplir avec l’aide de
l’enseignant ou de l’ensemble des élèves de la classe. Ainsi, alors que les enseignants
prévoient certaines tâches qui structurent les apprentissages et les objectifs qu’ils visent,
d’autres s’imposent. Dans la classe C10, les élèves doivent reconstituer un texte puzzle et
justifier leurs propositions, des microtâches accompagnent cette tâche principale :

C10  58.  M  :  alors  pourquoi  est-­‐‑ce  que  tu  as  choisi  ce  texte/alors  d’abord  est-­‐‑
ce  que  c’était  [aziz]/c’était    
C10  59.  Cl  :  oasis    
C10  60.  M  :  oasis/qu’est-­‐‑ce  que  c’est  ce  mot  ?/c’est  quoi  une  oasis  ?  
C10  61.  E10  :  c’est  un  oiseau    
C10  62.  Cl  :  c’est  une  boisson    
C10  63.  E3  :  c’est  un  point  d’eau  quand  on  est  dans  le  désert/c’est  comme  
une  petite  rivière  pour  boire      
C10  64.  M  :  Alors  est-­‐‑ce  que  c’est  une  rivière  ?  
C10  65.  Cl  :  non  c’est  une  boisson    
C10  66.  E8  :  eh  monsieur  c’est  une  boisson/  c’est  une  boisson    
C10  67.  M  :  non,  mais  là  c’est  pas  la  boisson    
C10  68.  E15  :  c’est  un  fruit    
C10  69.  M  :  est-­‐‑ce  que  c’est  un  fruit  ?  
C10  70.  E13  :  monsieur  c’est  le  nom  d’un  dessert  
C10  71.  M  :  est-­‐‑ce  que  là  on  parle  de  dessert  ?  
C10  72.  E15  :  monsieur  on  parle  de  désert    
C10  73.  M  :  ah  ça  a  un  rapport  avec  le  désert/c’est  quoi  alors  exactement/  

214. Cf. entretien de MC12

321
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

C10  74.  E3  :  eh  +  en  fait  +  il  y  a  +  de  l’eau  +  et  c’est  là  pour  que  euh  :::  ha/on  
peut  boire  et  en  plus  il  y  a  des  palmiers    
C10   75.   M  :   voilà   c’est   tout   simplement   un   point   d’eau   dans   le   désert   et  
souvent  quand  on  trouve  un  point  d’eau  on  trouve  quoi  aussi  ?  
C10  76.  E13  :  c’est  tropical    
C10  77.  E3  :  des  palmiers    
C10  78.  E1O  :  des  palmiers    
C10  79.  M  :  des  palmiers  voilà  et  après  tu  as  choisi  +  et  d’abord  tu  vas  nous  
expliquer  pourquoi  tu  as  choisi  ce  morceau-­‐‑là  +  pourquoi  est-­‐‑ce  que  c’est  
le  début  pour  toi  ?  

La correction de l’oralisation du texte et de la compréhension du terme « oasis » sont


des tâches qui se sont imposées à l’intérieur d’une situation structurante de la situation de
lecture que crée, ici, la pratique du genre DI. Il s’agit de situations régulatrices qui traitent des
incompréhensions qui se présentent au gré des situations structurantes. Les passages surlignés
montrent comment les trois tâches demandées à l’élève s’organisent entre elles avec l’usage
de l’adverbe de temps d’abord qui tente de programmer l’ordre de ces tâches : identifier le
début du texte est la tâche structurante qui est traitée dans les tours de parole 50-51. Ce
traitement jugé insuffisant est complété par une tâche subordonnée à la première : lire le texte.
C’est à nouveau l’évaluation, le jugement de cette lecture réalisée par l’élève qui amène
l’enseignant à traiter une erreur de déchiffrage et de reconnaissance lexicale du terme oasis. Il
s’agit d’une seconde tâche subordonnée à la première tâche structurante à laquelle
l’enseignant revient au tour de parole 79. Ces situations sont fréquentes dans les situations de
DI observées et je pense qu’elles sont assez typiques de l’action enseignante quelle que soit la
situation d’apprentissage. Il me semble néanmoins intéressant de souligner deux points. Tout
d’abord, la situation orale favorise ce traitement immédiat des difficultés rencontrées. Ensuite,
les difficultés de déchiffrage et de compréhension lexicale, qui peuvent à elles seules
constituer des situations structurantes de lecture, demeurent présentes en situation de DI, leur
apprentissage se poursuit, mais elles sont subordonnées à une autre tâche : ici, trouver le
début du texte. Autrement dit, la non-maitrise de certaines compétences de l’apprentissage du
code n’est pas dans ces situations un obstacle, mais davantage une autre situation où cet
apprentissage se poursuit. La lecture est ici abordée comme un apprentissage complexe.

Lors des situations observées, les enseignants gèrent très souvent ces deux difficultés :
déchiffrage et compréhension lexicale. Je ne puis cependant pas dire que la lecture à voix
haute des élèves amène systématiquement un traitement du déchiffrage et de la vérification de

322
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

la compréhension du passage lu. Dans les classes C3, C5 et C9 les élèves doivent retrouver
dans les textes, les passages qui illustrent leurs réponses ou leurs idées. Cette situation est
parfois un rituel pédagogique qui accompagne la situation de lecture, mais n’ouvre sur aucune
situation didactique subordonnée à la tâche de lecture d’un passage à retrouver, quelle que soit
la performance de lecture. Ainsi, dans la classe C5, l’enseignante demande aux élèves de
retrouver le passage qu’ils évoquent, et de le lire à l’ensemble de la classe :

C5  309  M  :  Retrouve-­‐‑nous  le  passage  +++  M.  E11  tu  as  trouvé  le  tien  ?  +  le  
passage  que  tu  avais  aimé  et  après  A.  E8  tu  nous  lis  celui  que  tu  avais  
aimé  +++  alors  avant  de  ranger  les  tables  on  va  voir  ce  qu’on  a  noté  au  
tableau  +  vous  êtes  d’accord  avec  ce  qui  est  écrit  ?  
C5  310  E8  :  madame  j’ai  trouvé/il  dit  la  fanfare    
C5  311  M  :  d’accord  lis-­‐‑le  alors  ?    
C5  312   E8  :   il   y   avait   la/la   marche   autour   de/de   la   fanfare   et   tout   le  
monde/de/sui/suivait  la  ban/de/role    
C5  313  M  :  bon  d’accord/M.  E11/tu  as  trouvé  ?    
C5  314  E11  :  oui  madame  c’est  en  face    
C5  315  M  :  alors  vas-­‐‑y  lis-­‐‑le  nous    
C5  316   E11  :   six   feuilles   six   feuillets   de   papier   froi::ssé  ++   pliés   à   l’in  
l’intérieur   de   mon   sac   +++   ils   étaient   couverts   ++   d’une   écriture       +++  
ap/appuy:ée  ++  au  crayon  noir  +++  chaque  lettre  la/borieu/se/ment  ++      
C5  317   M  :   méticuleusement   formée/d’accord   ++   c’est   un   beau   passage  !  
alors   est-­‐‑ce   que   tout   le   monde   est   d’accord   avec   ce   qui   est   noté   au  
tableau  ?  

Il s’agit bien d’une tâche secondaire sans lien avec l’activité que l’ensemble des élèves
est en train de réaliser : exprimer son accord avec ce qui est au tableau avant que chaque élève
ne le recopie sur son cahier. Il s’agit d’une microsituation qui trouve dans la leçon de lecture
sa place, quelle que soit l’activité en cours. Cependant, ce n’est pas une microsituation
imprévue qui s’impose comme précédemment. Il me semble au contraire qu’elle relève de
pratiques rituelles des séances de lecture à l’école qui indépendamment de la situation de
lecture se reproduisent ; sans qu’il y ait nécessairement un traitement didactique du passage
lu. Bien que je puisse observer, dans tous les cas, une validation reposant sur certains
critères : passage attendu ou non attendu ou encore comme dans le cas présent : « un beau
passage » sans autre explication.

323
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

2.1.2 Exiger une forme de réponse

Une autre forme d’exigence apparait : formuler correctement la bonne réponse. Celle-
ci peut être une réponse concernant l’activité de lecture ou une exigence qui trait à la maitrise
de la langue. L’enseignante C11 verbalise cette exigence au sujet de « petits savoirs » pour
reprendre l’expression de Christian Poslaniec et alii (2005) désignant ainsi l’ensemble des
connaissances qui permettent de lire un texte avec un « regard cultivé ». Il s’agit de savoirs
que je qualifie de disciplinaires qui reposent sur un minimum de connaissances de l’objet
livre et du métalangage permettant de nommer les éléments du paratexte. Dans le cadre du DI,
ils sont un enjeu (tout relatif soit-il) puisqu’ils accompagnent et permettent de construire le
métatexte.

C11  154  E1  :  oui  c’est  un  anglais  qui  l’a  fait/ben  ça  fait  vrai/on  s’i  croirait    
C11  155  M  :  OK/c’est  un  anglais  qui  l’a  fait    
C11  156  E1  :  qui  a  créé  le  truc  
C11  157  E2  :  l’histoire    
C11  158   M  :   bon   alors   comment   ça   s’appelle   celui   qui   a   créé   le   truc  
histoire  ?  
C11  159  E2  :  Ronald    
C11  160  E1  :  Dahl    
C11  170  M  :  Roald  Dahl  +  est-­‐‑ce  qu’on  dit  qu’il  a  créé  ?    
C11  171  E2  :  il  l’a  raconté    
C11  172  E1  :  ouais//  il  l’a  écrit    
C11  173  M  :  alors  quelqu’un  qui  a  écrit  l’histoire  comment  ça  s’appelle  ?  
C11  174  E1  :  ben  l’auteur    
C11  175  M  :  oui/voilà/c’est  une  manie  de  maitresse  des  fois  il  nous  faut  le  
mot  qu’on  a  dans  notre  tête  ++  bon  alors  pour  aujourd’hui  je  vous  avais  
demandé  de  faire  quelque  chose  

La maitrise de la langue constitue une autre exigence et cela, quel que soit le contexte
socioculturel de l’école. Dans la classe C9, l’enseignant interroge plusieurs élèves en quête
d’une formulation de réponse qui lui sied215 :

C9  257.  M  :  et  ce  serait  la  raison  pour  laquelle  il  est  devenu  leur  petit  chef  
+++  tu  es  d’accord  toi  ?  allez  ///  lis-­‐‑moi  ce  que  tu  as  écrit    
C9  258.  E23  :  c’est  cette  nuit-­‐‑là  que  Yann  nous  a  commandés  et  qu’il  nous  a  
dit  quoi  faire    

215. L’échange porte sur le roman de Jean-claude Mourlevat, L’enfant Océan.

324
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

C9   259.   M  :   et   quoi   faire   ++   alors   est-­‐‑ce   que   vous   êtes   d’accord   avec   la  
phrase  d’A.  E21  ?  non  c’est  pas  ça  ?  
C9  260.  Cl  :  oui/non    
C9   261.   M  :   c’est   pas   ça   +   qui   a   répondu   à   peu   près   de   la   même   manière  
qu’A.  E21  +  alors  S.  E15  tu  as  levé  la  main  tu  dis  ce  que  tu  as  écrit  ?  
C9  262.  E15  :  c’est  Yann  qui  nous  disait  ce  qu’il  fallait  faire  et  où  aller    
C9  263.  M  :  ouais  :::  ++  qu’as-­‐‑tu  écrit  toi  ?  
C9  264.  E3  :  c’est  Yann/  cette  nuit  là  qui  nous  a  entraînés  dehors    
C9  265.  M  :  ouais  :::  M.  E25  ?  
C9  266.  E25  :  c’est  cette  nuit-­‐‑là  que  Yann  décida  de  tout    
C9  267.  M  :  c’est  cette  nuit-­‐‑là  que  Yann  décida  de  tout  ++  et  toi  M.  E17  ?  
C9  268.  E17  :  parce  que  Yann  voulait  se  perdre  dans  la  nuit    
C9  269.  M  :  je  n’ai  pas  bien  saisi  ce  que  tu  as  dit    
C9  270.  E17  :  parce  que  Yann  voulait  se  perdre  dans  la  nuit    
C9  271.  M  :  d’accord  +++  oui  
C9  272.  E22  :  parce  que  c’est  Yann  que  les  emmène  dehors  
C9  273.  M  :  alors  qui  a  mieux  exprimé  la  réponse  ?  
C9  274.  E23  :  S.  E15  c’était  bien    
C9  275.  M  :  S.  E15  ++  c’était  bien  ?  
C9  276.  E14  :  M.  E17  
C9.  277.  M  :  M.  E17  aussi  +  bon  ++  on  va  peut-­‐‑être  garder  la  phrase  d’A.  
E21  puisque  c’est  lui  qui  a  donné  le  sens  +,  mais  il  y  a  quelque  chose  qui  
me  gêne  à  la  fin  c’est  le  quoi  faire+  alors  comment  on  va  l’améliorer  ?+++  
relis-­‐‑nous  ta  phrase  et  on  va  l’améliorer  

Les questions aux tours de paroles 259, 261 et 273 montrent que l’attention de
l’enseignant ne porte pas sur le contenu de la réponse, mais sur la phrase et plus précisément
sur sa construction syntaxique. Finalement, il décide de revenir sur la construction de la
phrase : « alors comment on va l’améliorer ? ». Les élèves n’ont pas décodé cette attente, ils
étaient plus attentifs au contenu des réponses.

2.1.3 Vérifier des savoirs disciplinaires

À certains moments, les enseignants convoquent d’autres savoirs de la discipline plus


ou moins en lien avec l’activité en cours. Je dirais qu’il est question d’un geste professionnel
guidé par une conception de la discipline français et un souci d’accompagner le transfert du
savoir scolaire en général. Certains enseignants créent ainsi des ponts, des schèmes mnésiques
entre les séances d’apprentissage. De manière assez générale cela concerne un travail souvent
métalangagier en lien avec les apprentissages de l’ORL. Dans la classe C4, il faut identifier
qu’une expression du texte est au sens figuré :

325
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

C4  128  M  :  alors  qu’est-­‐‑ce  que  c’est  ?  


C4  129  E3  :  c’est  une  expression    
C4  130  M  :  oui  on  avait  vu  ça  la  semaine  dernière  
C4  131  E5  :  c’est  du  sens  figuré    
C4  132  M  :  oui  très  bien  c’est  du  sens  figuré  ++  alors  il  est  englouti  pas  le  
livre/il  est  très  attiré  par  la  lecture//est-­‐‑ce  que  vous  seriez  dans  le  même  
état  d’esprit  que  lui  ?  

Dans d’autres classes, le travail peut porter sur la correction de la langue. C’est le cas
dans la classe C9, l’élève E21 emploie mal la négation, ce qui donne lieu à une révision de la
forme négative des phrases :

C9  185  E21  :  y  a  que  ceux  qui  font  rien  qui  ne  se  trompent  pas    
C9  186  M  :  bien/et  ben  là  vous  allez  écrire  +  y  a  que  ceux  qui  font  rien  qui  
se  trompent  pas  ++  essayez  de  commencer  par  il    
C9  187  E16  :  c’est  facile    
[L’enseignant  note  la  phrase  au  tableau]  
C9  190   M  :   là   maintenant   tu   as   le   droit   d’écrire   maintenant   (19’53)  
[l’enseignant   passe   voir   les   productions   des   élèves]   (20’56)   alors   la  
question   elle   est   simple   ++   parce   que   je   ne   suis   pas   trop   d’accord   avec  
certains  ++  quel  est  le  type  +  quelle  est  la  forme  plutôt  de  la  phrase  ?    
C9  191  E  ?  :  la  forme  ?  
C9  192  M  :  quelle  est  la  forme  plutôt  de  la  phrase  que  vous  venez  d’écrire  ?  
++  la  forme  de  cette  phrase  ++  M.E19  ?  
C9  193  E19  :  c’est  une  phrase  négative    
C9  194  M  :  une  phrase  négative  +  et  pour  former  une  phrase  négative  on  a  
besoin  de  quoi  ?  Oscar  ?  
C9  195  E13  :  [silence]  
C9  196  M  :  qu’est-­‐‑ce  qu’il  y  a  toujours  dans  une  phrase  négative    
C9  197  E13  :  la  négation    
C9  198   M  :   la   négation/une   locution   adverbiale   négative   +   d’accord/hein  
bien/alors  donne-­‐‑moi  un  exemple  de  négation  ?  O.  E13  !  
C9  199  E13  :  pas    
C9  200  M  :  alors  est-­‐‑ce  que  ce  mot  c’est  ce  qu’on  emploie  pour  former  une  
phrase  négative    
C9  201  E16  :  ne  pas  
C9  202   M  :   ne   pas   ++   alors   +++   alors   donne-­‐‑moi   une   autre   forme   +   une  
autre  locution  adverbiale  négative  euh  :::  +  R.  E2  ?    
C9  203  E2  :  non    
C9  204  M  :  oui/non/oui,  mais  pour  former  une  phrase  de  forme  négative    
C9  205  E20  :  ne  +  jamais    
C9  206  M  :  ne  jamais    

326
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

C9  207  E20  :  «  n  »  apostrophe  quelque  chose  pas    


C9  208  M  :  hum    
C9  209  E5  :  il  «  n  »  apostrophe  est  pas  mort  

Parfois le lien porte sur les activités de la classe. Dans la classe C3, le texte d’Hélène
Montardre, Au pied du mur, décrit les effets d’une impressionnante tempête, le lit de la rivière
disparaissant ; c’est l’occasion de rappeler le texte d’une dictée lors duquel les élèves ont déjà
rencontré l’expression : « lit de la rivière ». C’est un travail singulier qui a lieu dans certaines
classes et qui dénote une conception du français non pas transversale, mais décloisonnée :

C3  106  M  :  le  lit  de  la  rivière  n’existe  plus  +  ça  me  rappelle  quelque  chose  ça  
+  ça  ne  vous  rappelle  rien/le  lit  de  la  rivière  n’existe  plus  +++    
C3  107  E  14  :  à  la  dictée    
C3  108  M  :  à  la  dictée  je  ne  sais  plus  combien  sur  le  dégel  en  Montagne  +  là  
c’est  pas  un  dégel/c’est  à  cause  des  pluies  et  le  lit  n’existe  plus  

J’observe le même phénomène dans la séquence suivante où un élève, E5 de la classe


C3, lit le texte jusqu’à la rencontre avec l’adverbe tout, qui déclenche une discussion sur
l’analyse grammaticale du terme :

C3  13  E5  :  tout  vêtus  de  blancheur    


C3  14  M  :  tout  vêtus  de  blancheur  +  tiens  «  tout  »  en  fait  +++  vêtus  est  au  
pluriel  et  tout  alors  +++  pourquoi  ?  
C3  15  E6  :  ça  s’écrit  tout  le  temps  «  t  »  «  o  »  «  u  »  «  t  »  au  masculin    
C3   16   M  :   ah   non   +++   vêtus   eu   féminin   c’est   «  v  »   «  e  »   «  t  »   «  u  »  
«  e  »/hein  ++  alors  pourquoi  ?  
C3  17  E7  :  parce  que  c’est  les  grands  sapins  tout  vêtus    
C3   18   M  :   ben   ouais,   mais   pourquoi  ?   pourquoi   tout   n’est   pas   «  t  »   «  o  »  
«  u  »  «  s  »    
C3  19  E1  :  parce  qu’on  peut  dire  tout  à  fait  
C3  20  M  :  on  y  est/tout  à  fait  donc  «  t  »  «  o  »  «  u  »  «  t  »  ++  bien  

La correction syntaxique peut se faire naturellement sans que la situation donne lieu à
une réflexion collective. C’est le cas en C11 où l’enseignante ne recourt jamais à des tâches
régulatrices sur la langue, conférant ainsi aux échanges en situation de DI une autre finalité :

C11  380  E1  :  ben  ouais  puisqu’ils  sont  restés  deux  ans  +  ils  ne  sont  jamais  
descendus  donc  peut-­‐‑être  qu’ils  sont  <mourus>/<mouris>    
C11  381  E2  :  <muris>    
C11  382  M  :  ils  sont  morts    

327
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

Les exigences peuvent porter sur le lexique, en particulier sur une prononciation
correcte et une compréhension des termes employés.

C7  490  E3  :  madame  on  va  savoir  comment  <Perdrix>  [prononce  le  x]  a  été  
attrapée    
C7  491  M  :  comment  tu  dis  <PERDRI>  ?  
C7  492  E3  :  ben  <ch’ais>  pas  moi    
C7  493  M  :  perdrix/tu  ne  connais  pas  ?  c’est  quoi  une  perdrix  ?  
C7  494  Cl  :  un  oiseau  
C7  494  M  :  un  oiseau  ++  répète  perdrix  +  dis  bien  perdrix    
C7  495  E3  :  perdrix  

Ces exigences, qui se traduisent par des actes langagiers évaluatifs et qui ponctuent les
séances, éclairent la dimension disciplinaire du genre. Le DI est dans certaines classes,
comme toute activité en français, un lieu d’apprentissage scolaire de la langue et des normes
attendues. Ces exigences contribuent aussi à délimiter les enjeux du contrat didactique et de
la communauté discursive en jeu, c'est-à-dire qu’elles formatent le genre discursif
métatextuel. Je pense que ces actes − entre autres − expliquent la perception que les élèves
construisent de ces séances comme relevant essentiellement du français. Il est tout à fait
notable, par ailleurs, que dans certaines classes (C5 ; C6 ; C11) les enseignantes ne recourent
pas au traitement des corrections formelles de la langue, ces corrections sont apportées dans le
flux des échanges. Il me semble que deux paramètres peuvent expliquer cette spécificité. Tout
d’abord la situation de lecture dans ces trois classes est identique : il s’agit d’un retour sur un
texte lu intégralement. Ces enseignantes maintiennent l’attention des élèves sur leur lecture
déjà effectuée et l’expression de leur compréhension, de leur gout et surtout des bougés
possibles. Ensuite, ces enseignantes qui expriment un rapport subjectif à la littérature,
valorisent le contenu, l’usage d’un métalangage approprié (C5 : l’ordre de la présentation
d’un texte ; C6 : le rôle de l’image ; C11 : identifier correctement l’auteur) et sont moins
exigeantes sur la forme des réponses. Le style s’invente en fonction de la situation de lecture
qui à son tour dépend d’une conception de l’enseignement de la littérature et du DI.

Nonobstant, je rejoins l’avis d’Annick Mauffray, qui relevant ces actes en 1969 et en
1995 les qualifiait de : « corrections formelles » (Mauffray, ibid. p. 38) et les considérait
comme des actes de second plan. Ils reposent sur des activités que je nomme régulatrices
(supra p. 273, sqq.). Ce statut de second plan ne dévalorise pas ces actes, il montre à mon
sens qu’ils sont un leitmotiv de la leçon de français qui trouve dans certaines pratiques du DI

328
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

une place. Par ailleurs, ce statut de second plan ne témoigne à mon sens pas de la baisse de
l’exigence concernant la forme des réponses qui dans certaines classes est vraiment très
régulière. Les enseignants, en 2007 et en situation de DI se contentent peu de « réponse-mot »
comme en 1971 (Marchand, 1971, p. 99 sqq.), leur objectif n’est pas de « contrôler et soutenir
l’attention des élèves » (ibid. p. 105), mais de les amener à construire un discours cohérent
sur le texte ou sur leur lecture du texte.

2.2 Structurer l’élaboration du métatexte

Les actes langagiers que je présente portent sur les tâches structurantes (supra p. 282)
des séances et participent à l’élaboration du métatexte. Les actes langagiers des enseignants
montrent comment ils prennent en compte les propos des élèves pour créer la confrontation
des avis.

2.2.1 Prendre en compte les propos des élèves

Les enseignants répètent, reformulent et transforment les propos des élèves ; ce sont
des actes langagiers récurrents de l’action pédagogique. Ces actes ont plusieurs fonctions216.
Un énoncé est ainsi retenu, reformulé et soumis à l’ensemble de la classe. Cette reformulation
valide ou interroge la proposition faite. La reformulation d’un énoncé peut aussi être destinée
à son propre émetteur pour qu’il amplifie, clarifie, explique. Les transformations sont
variables, elles peuvent constituer une correction ou ajouter une autre valeur à ces énoncés :
transformer une affirmation en hypothèse. Elles peuvent aussi être la trace d’une manipulation
de cette parole. Dans la classe C5, l’enseignante insiste sur un critère qu’elle impose presque
aux élèves ; la lecture du secret de grand-père de Morpugo leur aurait plu parce qu’ils y
auraient trouvé de l’humour (C5 : 28 ; 30 ; 46 ; 56 ; 72 ; 301 ; 319).

Conjointement à ces actes de langage, les enseignants formulent régulièrement des


synthèses des propos et des idées qui se construisent dans l’interaction des échanges. D’autres
actes langagiers accompagnant la structuration de la pensée, du raisonnement, du sens sont à
noter. L’usage des connecteurs logiques est un indice remarquable. L’enseignant MC10
recourt de façon quasi systématique à la conjonction de coordination donc qui structure ses
énoncés et témoigne de son intention à démontrer, à accompagner le raisonnement de ses
élèves, à structurer les tâches de la séance :

216. Cf. les travaux de Claudine Garcia-Debanc (1996, 1997) mais aussi l’article de Michel Tozzi (2002b) qui soulignent
l’intérêt de la reformulation dans la construction de la pensée.

329
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

C10  33  M  :  d’accord  ++  donc  on  avait  finalement  dit  qu’il  avait  le  sens  du  
commerce  et  qu’il  allait  se  servir  certainement  de  la  momie  pour  obtenir  
des  choses  ++  donc  nous  on  va  continuer  donc  maintenant  je  vais  vous  
distribuer   un   texte/découpé   en   morceaux/qui   est   la   suite   et   vous   allez  
essayer  de  trouver  l’ordre  +  donc  il  y  aura  plusieurs  morceaux  et  alors  je  
vais  vous  le  distribuer/déjà  et  je  vous  donnerai  la  consigne  exacte  tout  à  
l’heure  

Dans toutes les classes, la conjonction donc planifie les tâches comme si les
enseignants avaient à démontrer, à partager avec les élèves la logique interne de la situation
de lecture qui résulte de leur travail de préparation217. L’adverbe alors et le recours au
présentatif c’est que jouent le même rôle. Ainsi, l’enseignant MC3 verbalise le raisonnement
en œuvre qui sous-tend les réponses des élèves. Cet acte langagier valide la réponse et son
processus :

C3  62  M  :  aucun  ne  résistait  ni  les  plus  grands  (+++)  ni  les  plus  gros  (+++)  
donc  si  aucun  ne  résiste  (+)  les  gros  arbres  non  plus  (+)  c’était  bien  faux    
 
C3  100  M  :  alors  on  a  Odette/la  mère  de  Pierrot  
C3  101  E10  :  descendit  les  escaliers  
C3  102  M  :  alors  quand  on  descend  les  escaliers  (++)  c’est  qu’on  est  ?  hein  
[se  lève]  
C3  103  CL  :  à  l’étage  

Enfin, MC8 imagine et verbalise parfois le raisonnement des élèves. Cet acte peut
interpréter la réponse d’une élève :

C8  105  E10  :  parce  qu’ils  ont  parlé  du  révérend  Pickett  


C8  106   M  :   oui   juste   avant   c’est   comme   ça   tous   les   dimanches   avec   le  
révérend   Pickett   et   il   ajoutait/c’est   donc   lui   qui   parle/tu   es   d’accord  ?  
+++  L.  E17  ?  

Chez l’enseignant MC8, cet acte peut relever d’une pure suggestion au sujet du
raisonnement de l’élève :

C8  108  M  :  c’est  donc  le  révérend  Pickett  qui  parle  et  donc  tu  te  dis  c’est  à  
l’église/je  sais  à  quelle  église  on  tape  des  mains/c’est  ce  que  tu  es  en  train  

217. Je reviendrai au chapitre suivant sur l’emploi de cette conjonction dans le métatexte construit par les élèves (infra, p.
396).

330
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

de  dire  ?  oui  ?  ++  et  tu  +  tu  interprètes  ce  qu’a  dit  R.  E9  le  snap  ce  serait  
un  claquement  de  mains  ++  alors  vas-­‐‑y/vas-­‐‑y  essaie  
 
C8  405  M  :  miss  Blandish  a  réussi  à  ne  pas  trop  me  dégoûter  de  l’ivoire  ++  
qu’est-­‐‑ce  que  ça  veut  dire  ça  ?  ++  c’est  bien  T.  E14  parce  que  tu  as  flairé  
le  coup  +  tu  t’es  dit  là  il  doit  y  avoir  quelque  chose  à  interpréter/je  ne  sais  
pas  l’interpréter,  mais  ++  ça  doit  être  ça/t’as  raison  +  elle  a  réussi  à  ne  
pas  trop  me  dégoûter  de  l’ivoire  +++    

Ces deux extraits éclairent l’acte langagier de l’enseignant qui consiste dans un
premier temps à singulariser la réponse : « donc tu te dis », « tu t’es dit là » et à nommer
l’élève ; puis dans un second temps, il verbalise le raisonnement de l’élève, qu’il suppose
déductif, en l’associant à l’acte d’interprétation. Je rappelle que la situation observée porte sur
le repérage et le traitement des inférences du texte de Little Lou de Jean Claverie. Cet acte
langagier est tout à fait caractéristique du style unique de cet enseignant et s’adapte à l’enjeu
de la tâche telle qu’il la redéfinit avec ses élèves : lire c’est faire des inférences et c’est par
conséquent un travail essentiellement cognitif :

C8  427  M  :  [...]  il  fait  une  inférence/vous  avez  compris/il  faut  chercher  dans  
sa  tête  ce  que  l’image  veut  dire  +  et  vous  voyez  le  nombre  d’images  qu’il  
faut  interpréter  à  chaque  fois  [...]  

Ces actes langagiers révèlent les styles de pratiques du DI de chaque enseignant dans
sa singularité, mais ils permettent aussi d’identifier des actes réguliers en œuvre dans les
pratiques du DI. Toutefois, s’ils se spécifient dans cette pratique, ils sont en partie observables
dans les leçons de 1969 et de 1995. Les « mécanismes syntagmatiques » que relève Frank
Marchand (1971, p. 98 sq.) – « intégrer », « répéter », « poursuivre » (ibid.) – caractérisent
les actes langagiers des enseignants pour structurer les propos et les interventions des élèves.
D’autres mécanismes apparaissent de façon plus récurrente en 1995 et en 2007, en situation
de DI. Annick Mauffray qualifie la situation qu’elle observe de « débat » en s’appuyant sur
certains actes langagiers des enseignants : les répétitions ; le questionnement sur les réponses ;
l’emploi des coordinateurs donc et, mais ; et les encouragements des enseignants, ce que
j’observe également. Ce sont des actes et des gestes d’enseignement, qui se spécifient et se
singularisent dans la pratique du DI, par leur récurrence et leur effet stylistique, qui révèle à
chaque fois un accompagnement gestuel de la tâche proposée aux élèves, et la conception du
genre de chaque enseignant.

331
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

2.2.2 Créer la discussion pour résoudre ou créer un problème de compréhension

La conception que les enseignants ont de l’enjeu des interactions les amène à des
modes de gestions particuliers et caractéristiques de la situation de DI. La discussion qu’ils
animent crée de mini-situations de résolution de problèmes de compréhension. Ces situations
se prolongent bien souvent et les enseignants peuvent extraire la situation du texte
(détextualisé) pour la généraliser et demander aux élèves d’y réfléchir comme une situation
réelle. Je reviendrai sur le statut du texte lors de ces séances (infra, p. 365). Je cite ici une
séquence caractéristique qui permet en même temps d’éclairer le rôle du style des
enseignants. Dans la classe C10, un élève conteste l’ordre proposé pour reconstituer le texte
puzzle, ce qui permet d’ouvrir le débat sur le rôle d’un personnage qui vient d’apparaitre dans
l’histoire :

C10  213   E7  :   m’sieur   ça   peut   pas   être   le   «  E  »   parce   qu’il   dit   qu’il  
salua/qu’est-­‐‑ce  que  tu  transportes  ?  
C10  214  M  :  oui  je  sais  et  ça  impliquerait  quoi  ?  
 C10  215   E3  :   qu’est-­‐‑ce   que   tu   transpostes/ça   veut   dire/ben   j’sais   pas   moi,  
mais    
 C10  216  E15  :  c’est  une  question/qu’est-­‐‑ce  que  tu  transpostes  ?  
C10  217  M  :  oui,  mais  justement  il  s’est  adressé  comme  ça  euh  ::  cet  homme  
là  à  lui  +  qu’est-­‐‑ce  qu’on  aurait  pu  penser  de  lui  ?  
 C10  218  E3:  ben  que  c’est  un    
 C10  219  E14  :  qui  savait  que    
C10  220  E8  :  il  veut  savoir    
 C10  221  M  :  ouais  qu’est-­‐‑ce  que  ça  veut  dire  quand  on  est  comme  ça  ?  
C10  222  E8  :  on  est  curieux    
 C10  223  M  :  curieux/ouais  c’est  même  plus/pire/un  mot  plus  dur    
 C10  224  E15  :  un  mendiant  
 C10  225  M  :  pire/plus  dur  que  curieux  +  ben  ouais,  mais  c’est  une  curiosité  
qui  est/on  peut  dire  mal  placé  +  presque    
 C10  226  E9  :  un  mêle-­‐‑tout    
 C10  227  E3  :  un  malpoli  /m’sieur    
C10  228  M  :  alors  pas  un  malpoli  on  dira    
C10  229  E9  :  un  mal  élevé    
C10  230  M  :  impoli/injurieux    
C10  231  E12  :  ah  un  sal    
C10  232   M  :   bon   c’est   pas   ça,   mais   c’est   malpoli   de   rencontrer   quelqu’un  
pour  la  première  fois  et  tout  de  suite  tu  vas  lui  demander  ben  qu’est-­‐‑ce  
que   tu   fais/qu’est-­‐‑ce   que   tu   transportes   +   d’abord   en   général/on  
commence  par  des  généralités  +  et  que  fait-­‐‑il  déjà  cet  homme  +  A.  E3?  
 C10  233  E3  :  [silence]    
332
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

Le processus de généralisation est repérable à deux reprises dans les énoncés de


l’enseignant MC10 (tours : 221 et 232) et encadre toute une série de propositions erronées.
Ces propositions ne concernent pas le texte, mais une analyse d’un comportement général
pour pouvoir réfléchir au comportement du personnage. Or, mon analyse de la situation
m’amène à considérer que ce mélange entre le contexte de la narration et le contexte réel
perturbe les élèves. En effet, lorsque l’enseignant retourne au questionnement sur le texte, la
situation se débloque :

C10  234  M  :  S.E23/qu’est-­‐‑ce  qu’il  fait  cet  homme  ?  +  S.  E23  c’est  à  moi  que  
tu  parles    
C10  235  E23  :  [silence]    
C10  236  M  :  G.  E11/  qu’est-­‐‑ce  qu’il  fait  cet  homme  ?  
C10  237  E11  :  il  va/il  veut  voler  la  momie  parce  qu’il  est  orphelin/  l’homme    
C10  238  M  :  il  fait  ça  l’homme  ?  
C10  239  Cl  :  NON  
C10  240  M  :  cet  homme  qui  écrit  qu’est-­‐‑ce  qu’il  fait  exactement  ?  O.  E24?  
C10  241  E24:  [silence]    
C10  242  M:  A.  E25  
C10  243  E25:  [silence]  
C10  244  M  :  I.  E19      
C10  245  E19  :  il  raconte  des  histoires  de  //  oasis    
C10  246  M  :  des  histoires  de  //  oasis  ?  
C10  247  E21  :  des  indices/des  indices  [debout  bras  levé]    
C10  248  M  :  Chut  pas  tous  en  même  ++  T.  E22  ?  
C10  249  E22  :  il  note  ce  qui  se  passe  dans  l’oasis    
C10  250   M  :   ah  :::   attention   il   faut   être   précis   il   note   tout   ce   qui   se   passe  
dans   l’oasis   +++   d’accord   et   qu’est-­‐‑ce   qu’il   note  ?   il  se   passe   des   choses  
intéressantes  ou  pas  ?  

Dans cette classe, l’enseignant convoque les références culturelles des élèves, mais
aussi la paraphrase du texte comme moyen de construction du texte. Je retrouve une situation
similaire dans la classe C8 (C8 : 334-378)218 où l’enseignant ne validant pas explicitement la
première proposition (C8 : 336) faite par une élève, embarque les autres élèves dans une folle
spéculation. La première réponse n’est ni fausse, ni correcte, elle ne correspond pas à son
attente. Pour lui, il faudrait se mettre dans la tête de maman pour comprendre les raisons pour
lesquelles, elle pense qu’être révérend est un « bon job », ce qui est déconcertant pour les
élèves. Contrairement à MC10, il ne se réfère, à aucun moment, au texte comme lieu

218. Il s’agit d’une séquence que j’ai déjà analysée pour montrer l’absence d’entraide entre les élèves (supra, p. 307).

333
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

d’élucidation de l’inférence. Pour lui, le traitement des inférences se fait exclusivement en


mobilisant des connaissances culturelles, en analysant le texte à partir de pratiques sociales
qu’ils supposent partagées par les élèves.

Ce qui différencie ces deux enseignants dans l’imposition de références culturelles


réside dans les raisons pour lesquelles ils y recourent. Pour MC10, c’est une piste pour
résoudre les incompréhensions qu’il relève dans les discours des élèves, il y renonce dès que
c’est peu fructueux. MC8 y recourt comme modalité de gestion des interactions des élèves en
situation de DI. C’est observable à plusieurs reprises ; il ne se contente pas de la réponse des
élèves et attend surtout une discussion qui problématise, qui amène la réflexion et lui permette
de créer de la confrontation… Le même geste est ainsi convoqué pour des raisons différentes,
il aboutit à des effets variés et contribue à créer le style de chacun.

2.2.3 La confrontation des énoncés

Confronter les idées, les avis, les interprétations est une intention verbalisée par les
enseignants de façon unanime et qui met en valeur une conception du genre. En analysant
supra (p. 299) les interactions entre élèves, il est apparu que cette intention résulte de la
volonté des enseignants d’autoriser ces modes d’échanges ou de les refuser, reporter, etc.
Différents gestes ou actes langagiers explicites et/ou implicites (paraverbaux) accompagnent
cette intention. Dans la classe C9, l’enseignant s’adresse tantôt à une rangée tantôt à l’autre219
et interroge les élèves avec l’intention de créer un désaccord ou de permettre qu’une autre
réponse puisse se verbaliser :

C9   23.   M  :   dans   la   chambre   +   rappelez-­‐‑vous   les   chapitres   précédents   ++  


dans   la   chambre   ils   sont   couchés   où   ça  ?   [se   tourne   vers   la   rangée   de  
droite]  
C9  24  E8  :  près  de  l’escalier  
C9  25  M  :  alors  O.  E8  elle  dit  près  de  l’escalier/vous  êtes  d’accord  vous  ?  [se  
tourne  vers  la  rangée  de  gauche]  
C9  26  E  rangée  de  gauche  :  NON    
C9  27  E  8  :  non  il  est  petit    
C9  28  M  :  alors  tu  dis  il  est  petit  [se  tourne  vers  la  rangée  de  droite]  

219. Les tables disposées en deux rangées de chaque coté de la classe laissent une allée centrale où l’enseignant est le plus
souvent placé pendant la situation de lecture. Lors de la séance de géographie, également observée, l’enseignant était prêt du
tableau où se trouvaient les cartes et les documents. Sa place dans l’espace de la classe, évolue en fonction des situations
d’apprentissage.

334
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

C9  29  E8  :  ben  quand  on  grandit  plus  on  est  loin  de  l’escalier  parce  que  les  
parents  ils/dès  qu’ils  entendent  quelque  chose  ils  ont  peur  qu’il  se  passe  
quelque  chose    
C9  30  E6  :  c’est  pour  protéger  les  petits    
C9  31  M  :  [se  tourne  vers  la  rangée  de  gauche]  c’est  volontaire  de  mettre  les  
petits  plus  près/c’est  pour  les  frapper  ?    
C9  32  E8  :  non  [le  maitre  se  tourne  vers  la  rangée  de  droite]  
C9  33  E6  :  non  
C9  34  M  :  bon  non/c’est  pour  quelle  raison  ?  
C9  35  E8  :  les  petits  <i>  peut  leur  arriver  quelque  chose  et  comme  ça  ils  les  
entendent    
C9  36  M  :  ah  c’est  peut-­‐‑être  pour  les  entendre  généralement  [se  tourne  vers  
la  rangée  de  gauche]  et  les  grands  reculent  et  Yann  qui  est  le  plus  petit  
donc  il  est  au  premier  +  où  est-­‐‑ce  qu’il  se  situe  ?  

Les tours de parole 25-28 sont particulièrement éclairants de cette intention qui
structure toute la séance. Les élèves de la rangée de gauche déclarent tous unanimement qu’ils
ne sont pas d’accord avec la proposition de l’élève E8, située dans la rangée de droite, sous
l’impulsion implicite de l’enseignant : « alors O. E8 elle dit près de l’escalier/vous êtes
d’accord//vous ? ». Il y a ainsi dans cette classe une modalité de communication, certes
implicite, mais dont les codes sont bien maîtrisés par les élèves. Les deux rangées
fonctionnent comme deux acteurs du débat dont l’objet est de verbaliser des divergences, ce
qui relève à mon avis du sens que l’enseignant confère à la notion de débat et à la spécificité
des séances de DI.

De façon plus explicite, la confrontation se crée par la construction de la singularité


des énoncés des élèves. Régulièrement, les enseignants reformulent les énoncés des élèves en
leur attribuant un statut singulier d’auteur : « tu veux dire » ; « tu dis que » ; « tu es
d’accord » ; « tu penses que ». Cette singularisation soumet l’énoncé à la discussion ou
permet d’identifier les opinions divergentes, comme dans l’extrait ci-dessous :

C6   9   M  :   Alors/les   avis   sont   partagés/on   a   C.   E2/J.   E4   et   S.   E3   qui   sont  


d’accord   sur   le   dessin/si   vous   parlez   tous   en   même   temps   on   n’entend  
rien  /  
C6  10  M  :  S.  E3  +  l’histoire  des  dessins  
C6  11  E3  :  Ben  c’est  nul    
C6  12  M  :  Et  pourquoi  ?    
C6  13E2  :  ouais  avec  les  grands  là  :::  qui  comprennent  rien  

335
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

C6  14  M  :  tu  veux  dire  les  parents/ils  ne  comprennent  pas/  OH  :::  on  ne  va  
pas   s’entendre  !   [silence,   15’’]   ALORS   S.   E3   tu   dis   que   ça   ressemble   à  
un  chapeau  
C6  15  E5  :  non  ce  qui  est  gênant  c’est  les  grandes  personnes/comme  C.  E2  
C6  16  M  :  d’accord/toi  tu  es  d’accord  avec  C.  E2  tu  n’as  pas  apprécié  que  les  
grandes  personnes  ne  comprennent  pas    
C6  17  E2  :  ouais/ce  n’est  pas  normal  des  parents  qui  ne  comprennent  pas/ça  
fait  drô:::le  
C6  18  M  :  tu  penses  que  ce  n’est  pas  gentil  pour  les  adultes/des  parents  qui  
ne  comprennent  pas  ?  

L’étayage de l’enseignante MC6 contribue non seulement à l’explicitation des idées


des élèves, mais aussi à mettre en évidence les avis contraires, les arguments des uns et des
autres. La construction de ces divergences anime la discussion. Cependant très régulièrement,
la clôture des séquences thématiques dans cette classe réside en une quête de consensus. La
fin de cette séquence est très représentative de la pratique de l’enseignante MC6, mais aussi
des séances observées en général :

C6      22  M  :  alors  donne  ton  avis  M.E4  


C6   23   E4  :   oui   moi   j’ai   bien   aimé   c’était   marrant/des   adultes   qui   ne  
comprennent   pas   la   même   chose/c’est   normal   parce   qu’ils  
n’appartiennent  plus  au  monde  des  enfants  et  leurs  yeux  ne  voient  que  
des  choses  d’adulte  +  ils  sont  très  sérieux  et  en  fait  ils  ne  voient  plus  rien  
+  rien  du  monde  de  l’enfant/ils  ne  savent  plus  imaginer  
C6  24  M  :  d’accord  toi  tu  penses  que  c’est  ce  que  l’auteur  a  voulu  nous  dire  
en   écrivant   ce   passage   +   le   monde   de   l’enfance   est   éloigné   de   celui   des  
adultes  et  ils  ont  du  mal  à  se  comprendre  +  ils  ne  voient  plus  les  choses  
de  la  même  façon  !    
C6  25  E4  :  OUI  c’est  ça  !  
C6  26  E5  :  ben  moi  je  suis  pas  d’accord  
C6  27  M  :  explique  S.E5    
C6   28   E5  :   ben   c’est   peut-­‐‑être   son   idée,   mais   je   suis   pas   d’accord   avec   ce  
qu’il   dit   c’est   important   de   savoir   regarder   les   enfants   sinon   on   ne   se  
comprend  plus.    
C6  29  M  :  d’accord  +,  mais  est-­‐‑ce  que  c’est  en  contradiction  avec  ce  que  dit  
l’auteur  ?    
C6  30  E5  :  ben  j’aime  pas  son  idée  parce  que  ça  veut  dire  que  si  les  grands  
<i>   comprennent   pas   les   enfants   +   ben   +   ils   se   moquent   ++   ici   ils   se  
moquent/<i>  s’en  fichent  de  son  dessin/  <i>  font  pas  d’effort    

336
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

C6  31  E4  :  ben  oui  c’est  la  réalité  +  t’as  pas  beaucoup  d’adultes  qui  essaient  
de   comprendre/ils   ont   leurs   soucis   et   nous   ben   des   fois   c’est   pas  
intéressant  pour  eux    
C6  32  M  :  AH  ++  c’est  peut-­‐‑être  ça  que  veut  nous  dire  l’auteur/il  critique  
l’attitude  des  adultes  ou  celle  des  enfants  ?  
C6  33  E4  :  des  adultes  
C6  34  E5  :  des  adultes    
C6   35   M  :   bon/on   est   tous   d’accord/on   continue   ++   alors   qui   est-­‐‑ce   qui   a  
aimé  autre  chose  ?  

Les tours de parole 23 et 30 éclairent la nature de la dissension, ces deux élèves


confèrent au texte le même sens : le regard des adultes sur le monde de l’enfant pose
problème. Mais le ressenti qu’ils expriment en fonction de ce qu’ils mobilisent comme
expérience personnelle de cette situation diverge : pour l’élève E5 cette attitude est
condamnable et il la juge, pour E4 elle est réelle et il l’accepte. Cette divergence éclaire la
façon dont ils construisent le sens de leur lecture et leurs droits de lecteur. L’enseignante
analyse cette divergence qu’elle résout en se focalisant sur l’intention de l’auteur (tours 24,
28, 31), qui critique l’attitude des adultes, et amène le consensus comme modalité de clôture
de la séquence.

La confrontation des idées est un geste langagier qui caractérise les situations de DI et
permet de différencier ces situations de celle qu’analysent Frank Marchand (1971) et Annick
Mauffray (1995). Elle pose le constat qu’en 1971, l’enseignant posait des questions, en 1995
il régit la prise de parole (Mauffray, 1995, p. 51). Je dirais qu’en 2007, en situation de DI,
l’enseignant organise la confrontation des idées des élèves sur le texte.

2.3 Gestion de la construction et la validation du sens220

La validation du sens est l’enjeu de la situation de DI que tous les modèles didactiques
et la prescription mettent en valeur : c’est à la fois induit par la notion de débat et
intrinsèquement liée à celle de l’interprétation. Pourtant le discours des enseignants ne mettait
pas plus en valeur ce geste qu’un autre.

Le critère, le plus récurrent, de validation d’une réponse d’élève est le relevé d’indices
du texte qui contribue à justifier une réponse. Il arrive que le texte ne puisse être cité parce
que le traitement de la validation d'une proposition repose sur un implicite, un blanc du texte.

220. Cette partie est une réécriture d’un article dans Les cahiers Théodile (Dias-Chiaruttini, 2008b)

337
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

Dans ce cas apparait une autre modalité de validation de la proposition : « c’est plausible »,
« c’est cohérent » en fonction des connaissances construites au sujet du texte. Cette quête
incessante de validation du sens se trouve régulièrement en tension avec l’erreur interprétative
qui peut ne pas être gérée ou être abusivement validée.

2.3.1 La non-gestion de l’erreur interprétative221

Parmi les actes langagiers évoqués au sujet de gestes évaluatifs n’apparait pas celui de
la gestion d’une erreur interprétative, d’ailleurs lors des entretiens jamais les enseignants
n’évoquent spontanément la gestion de cette erreur spécifique. Je défends, néanmoins, l’idée
que cette absence de traitement de l’erreur interprétative qui jamais n’acquiert un statut
d’erreur et ne bénéficie d’un traitement didactique en tant que « dysfonctionnement » (Reuter,
2005) dans le processus de construction du sens, est le résultat d’une gestion conscientisée par
l’enseignant, qui participe de gestes en œuvre, de leur conception du genre et de leur style.
J’évoque trois raisons et trois styles qui me semblent très significatifs des situations
observées.

L’erreur est anticipée

L’erreur interprétative ne peut se verbaliser en classe parce que les enseignants


l’anticipent et la gèrent avant même qu’elle ne se construise (cf. supra p. 234 et entretien de
MC11, infra, p. 719). Dans les classes où les élèves prennent la parole spontanément sans être
désignés, la gestion de ces interactions est très spécifique : les enseignants sélectionnent et
écartent les propositions d’élèves en intervenant, en reformulant ou en se retirant du jeu des
interactions, c'est-à-dire qu’ils ignorent volontairement certaines propositions d’élèves. La
situation que je cite infra, me semble assez représentative des séances observées. Les élèves
ont analysé le paratexte (couverture et table des matières) du roman Le buveur d’encre d’Éric
Sanvoisin, ils ont repéré la catégorisation du genre fantastique indiqué sur le livre que
l’enseignante a explicité et ils ont relevé de nombreux indices au sujet du personnage, le
buveur d’encre : le titre d’un chapitre évoque « un vampire » et un autre « un cimetière ». Les
élèves en ont déduit qu’il s’agit de l’histoire d’un vampire particulier qui habite dans un
cimetière et boit de l’encre. C’est alors qu’un élève induit l’idée que ce personnage serait le
fantôme d’un pirate et qu’il cite des indices relevés dans l’objet livre :

221. Ce point est une réécriture partielle d’un article publié dans Les cahiers Théodile (Dias-Chiaruttini, 2009b)

338
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

C1  145  E14  :  ben  euh  +++  c’est/ce  doit  être  un  fantôme  d’un  pirate  parce  que  
derrière  on  voit  un  chapeau  de  pirate  et  une  épée    
C1  146   M  :   [regarde   l’élève],   mais   moi   je   vous   propose   +++   vous   pouvez  
laisser   votre   livre   fermé   et   je   vais   vous   lire   le   premier   chapitre   [10  
secondes]   et   puis   on   va   voir   si   toutes   nos   suppositions   se   confirment  
dans   ce   premier   chapitre   donc   vous   n’avez   pas   besoin   de   regarder   le  
livre/juste   besoin   d’écouter   +   et   écoutez   bien   parce   qu’après   on   va   de  
nouveau  discuter  et  on  va  voir  si  ce  qu’on  a  dit  est  la  bonne  solution  [10  
secondes)  

Ce sont les silences et le regard de l’enseignante qui m’amènent à penser que cette
non-gestion d’une proposition qui remet en cause tout le travail effectué auparavant est une
décision d’ordre didactique et pédagogique qui constitue un mode de fonctionnement de
gestion des interactions lors des DI. Certaines contraintes telles que la durée, la cohérence de
la séance et le respect du déroulement prévu par le travail de préparation de
l’enseignant peuvent justifier de telles décisions. C’est aussi un style de gestion des erreurs
interprétatives que de ne pas les relever (C1 ; C2 ; C4) alors que d’autres enseignants
s’arrêteront sur la validation d’une proposition (C7 ; C8 ; C12). Cependant ni l’un, ni l’autre
de ces traitements n’est systématique, souvenons-nous que l’enseignante MC11 déclare
ignorer volontairement une erreur interprétative parce que son traitement lui semblait trop
complexe et intraitable à ce moment-là de la séance par les élèves, elle reporte son traitement
(supra p. 234), alors même qu’en situation, elle construit divers critères de validation des
suites possibles au texte de La Logeuse de Roald Dahl (infra, p. 386 sqq.).

La proposition erronée n’acquiert pas son statut d’erreur

L’enseignant MC8, qui revendique « la vérité du moment » comme caractéristique du


savoir en construction, développe des gestes en ce sens qui cernent son style. Il crée sans
cesse des situations qui problématisent toutes les réponses et favorisent la quête d’une réponse
tout autant que la construction du doute. Il peut ainsi retarder la validation d’une réponse
(C8 : 377) ou construire l’idée d’une réponse impossible :

C8  6  E2  :  on  a  aussi  vu  de  qui  est-­‐‑ce  qu’il  était  inspiré  le  livre    
C8  7  M  :  oui  et  c’était  ?  
C8  9  E2  :  Memphis  Slim    
C8  10  M  :  Memphis  Slim  oui  et  on  s’est  posé  une  question  d’ailleurs/qu’est-­‐‑
ce  que  c’était  ?  quelle  question  on  s’est  posée  à  ce  sujet-­‐‑là  ?  G.  E3    
C8  11  E3  :  qui  est  le  fils  Slim    

339
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

 C8  12  M  :  qui  était  le  fils  Slim  et  puis  euh  :::  et  il  me  semble  que  vous  vous  
étiez  posé  une  question  à  laquelle  on  n’avait  pas  su  répondre  +  
C8  13  E4  :  est-­‐‑ce  que  c’est  Little  Lou  ?  
C8  14  M  :  est-­‐‑ce  que  Memphis  Slim  c’était  Little  Lou  ?  et  est-­‐‑ce  que  Little  
Lou  et  il  y  avait  plusieurs  hypothèses  ?  est-­‐‑ce  que  c’est  Memphis  Slim  ?    
C8  15  E5  :  est-­‐‑ce  que  Little  Lou  c’est  l’auteur  ?    
C8   16   M  :   est-­‐‑ce   que   Little   Lou   c’est   l’auteur   où   est-­‐‑ce   que   //   c’est   une  
dernière  hypothèse  ?    
C8  17  E6  :  où  est-­‐‑ce  que  c’est  un  personnage  inventé  ?  
C8   18   M  :   où   est-­‐‑ce   que   c’est   un   personnage   inventé  ?   bon   là   on   n’a   pas  
vraiment  d’éléments  pour  répondre  à  ça  ++  après  ++  allons  avancez  +++    

pourtant tous les éléments de réponse sont dans l’énoncé de l’élève E2 : Little Lou est
une histoire qui s’inspire d’un musicien connu. Dès lors aucune des hypothèses formulées n’a
lieu de l’être, mais elles révèlent ce style particulier de MC8, qui traduit un rapport au savoir
et au texte littéraire qui le transforme en situation de discussion, de réflexion et de
problématisation, sans que pour autant cela ne devienne une situation-problème.

L’erreur corrigée n’acquiert pas de statut de dysfonctionnement didactique

Il arrive que certaines erreurs soient corrigées. Cependant l’activité de correction fait
l’économie de traitement didactique, et la proposition abusive, qui peut conduire à une erreur
interprétative, ne devient pas un dysfonctionnement à traiter (Reuter, 2005).

C3  170   M  :   voilà   des   druides/ça   c’est   Gaulois   +++   alors   après/ah   là   j’ai   vu  
des  réponses  intéressantes  +  les  premiers  ouvriers  sont  des    
C3  171   E12  :   des   inconnus   parce   que   au   début   on   dit   des   ouvriers   qu’ils  
sont  inconnus    
C3  172  M  :  des  inconnus  +  on  va  pas  te  dire  que  c’est  faux,  mais  ce  n’est  pas  
vraiment   ce   qu’on   demandait   ++   qu’est-­‐‑ce   que   l’on   demande  ?   +   c’est  
leur   rôle   et   le   rôle   des   premiers   ouvriers   qui   arrivaient   c’est   quoi  ?   les  
bûcherons  +  alors  certains  m’ont  mis  les  voleurs  ++  eh/  eh/  
C3  173  E6  :  ben  oui  c’est  les  ouvriers    
C3  174   M  :   non/les   voleurs/tu   te   trompes   +   qui   est-­‐‑ce   qui   était   désigné  
comme  étant  des  voleurs    
C3  175  E14  :  c’est  Pierrot  qui  dit    
C5  176  M  :  ah  pas  Pierrot    
C5  177  E13  :  non  c’est  les  enfants  des  voleurs    
C5  178  M  :  non  +  Pierrot  disait  les  enfants  des  bûcherons  sont  considérés  +  
par   Pierrot   +   comme   des   voleurs   quand   il   va   à   l’école   et   il   dit   qu’il   ne  
veut  pas    

340
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

C5  179  E2  :  des  voleurs  


C5  180  M  :  ah  non/qu’est-­‐‑ce  qu’il  dit  ?  qu’est-­‐‑ce  qu’il  a  refusé  ?  d’être  à  côté    
C5  181  :  E10  :  d’être  à  côté  [il  va  au  tableau]  

Dans la classe C3, les élèves ont construit un scénario qui mériterait d’être questionné,
puisque certains d’entre eux interprètent le refus de Pierrot de s’assoir aux cotés des enfants
des ouvriers parce qu’ils les considèrent comme étant des voleurs. Or, dans le texte, c’est le
père de Pierrot qui insulte les hommes d’affaires de voleurs ; ceux qui lui ont racheté les
terres pour construire l’autoroute. Accusation abusive, puisqu’il s’agit d’une vente à laquelle
le père a toutefois le sentiment de consentir sous la contrainte. Elle provoque beaucoup de
colère chez ce personnage, dont la vie est considérablement bouleversée par cet évènement.
La mère, quant à elle, s’inquiète des effets de cette attitude négative du père sur leur fils ; il
est de plus en plus renfermé sur sa colère contre les inconnus qui envahissent ses terres, son
village, son école. Cette inquiétude maternelle est à l’origine du dénouement de la situation
puisque la mère envoie son fils en vacances à la mer : une expérience qui l’amène à grandir, à
quitter le monde de l’enfance et à renoncer à une vie qui semblait toute tracée de génération
en génération. Quant à l’association entre les termes « inconnus » et « voleurs », elle relève à
la fois d’une mécompréhension du texte et de la question posée. Elle repose sur un « scénario
commun »222 (Eco, 1985, p. 99) que partagent certains élèves qui convoquent indubitablement
leur système de valeur. L’enseignant pose juste le fait que cette association n’est pas
recevable, mais il ne traite pas son processus de construction et, par conséquent, son
processus de déconstruction du scénario que les élèves se construisent au sujet du texte.

L’erreur invite à l’imagination collective

Par ailleurs, les propositions abusives peuvent être le produit des interactions
verbales : l’interprétation ne porte pas sur le texte, mais sur les énoncés des élèves. La courte
séquence reproduite infra, est très significative des situations rencontrées. Les élèves
découvrent l'album, Les trois cochons de David Wiesner, il s’agit d'une réécriture moderne du
célèbre conte des Trois petits cochons. Les personnages des trois cochons sont, cette fois-ci,
propulsés hors de leur histoire au moment où le loup souffle sur leur maisonnette respective.
Ils se retrouvent alors dans un nouveau Monde, et vont rencontrer de nouveaux personnages :
le chat d'une comptine anglaise et le dragon d'un conte de chevalier. Accompagnés de leurs

222. J’emprunte l’expression à Umberto Eco (1985, p. 99) mais ici elle ne désigne pas une compétence du Lecteur Modèle,
ce serait une coopération abusive avec le texte que le sémioticien pourrait qualifier de surinterprétation (1992).

341
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

nouveaux amis, ils décident de revenir dans leur « récit » et d'affronter ensemble le loup. La
séquence que je reproduis porte sur le moment où les trois cochons aident le dragon à s’enfuir
(il est poursuivi par un chevalier : le fils du roi) et reviennent dans leur monde. Un élève, E17,
formule l'hypothèse qu’il s'agirait d’un rêve, s’appuyant sans doute sur le fait que le texte est
surprenant, surréaliste depuis le début. Tout intéressante qu’elle soit, cette hypothèse demeure
peu probable, dans la mesure où ce récit rompt avec le pacte fictionnel en libérant les trois
petits cochons de leur destin traditionnel, sans concevoir un monde onirique. La
compréhension de cette rupture est un objectif d’apprentissage de cette séance comme en
témoigne la consigne d’écriture que l'enseignante propose aux élèves : « dans quel livre vous
aimeriez bien rentrer et à quel moment de l'histoire ? » (C2 : 432). L’hypothèse du rêve, à
peine formulée, évolue, les élèves E10 et E12 proposent l’idée que ce serait le personnage du
dragon qui rêverait. L’enseignante MC2 accueille la proposition du rêve et argumente sa
validation en mobilisant des savoirs au sujet du rêve et des expériences de rêves qui
pourraient être communes à la classe :

C2  115.  E17  :  et  peut-­‐‑être  que  c'ʹest  un  rêve  madame  


C2  116.  M  :  le  rêve  de  qui  ?  
C2  117.  E17  :  des  cochons  
C2  118.  E10  :  non  du  dragon  
C2  119.  M  :  du  dragon  ?  
C2  120.  E10  :  oui  il  rêve  qu'ʹil  va  s'ʹéchapper  
C2  121.  E12  :  ah  ben  oui  peut-­‐‑être  qu'ʹil  était  en  prison  *(debout,  tape  sur  la  
table)*  
C2  122.  M  :  EH  LA  je  te  la  donne  la  parole/ce  n'ʹest  pas  la  peine  de  frapper  
sur  la  table  
C2   123.   E12   :   il   est   peut-­‐‑être   prisonnier   et   il   est   en   train   de   rêver   que   les  
trois  petits  cochons  sont  en  train  de  le  sauver  
C2   124.   M   :   donc   c’est   un   rêve/ça   arrive   hein/on   est   dans   une   histoire  
complètement  scabreuse  et  puis  tout  d'ʹun  coup/pouf/on  se  réveille  et  on  
est  dans  son  lit  

Ce geste de la validation d’une proposition abusive participe du style de l’enseignante


et de sa conception du genre DI. Pour elle, l’important est l’expression des élèves et surtout
leur imagination et, si c’est nécessaire, cela se fait aux frais du texte. Elle revendique cette
utilisation du texte, invite régulièrement les élèves à imaginer, décrète que l’hypothèse la plus
probable n’est pas meilleure (C2 : 357 sq.).

342
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

2.3.2 La non-gestion d’éléments signifiants

Conjointement à la validation de propositions qui peuvent apparaitre abusives et


relever de la surinterprétation, voire du contresens, il arrive de façon assez récurrente, que les
enseignants ne prennent pas en compte le traitement d’implicites et d’ambigüités du texte que
les élèves perçoivent. Ce geste de non-gestion d’éléments particulièrement signifiants est
observable dans toutes les situations ; il est un effet de la gestion des interactions collectives,
des pratiques enseignantes et de leur style. Je pense qu’il est la trace du scénario que les
enseignants se sont construit du texte et du débat et qu’ils écartent volontairement certaines
propositions qui modifieraient ce scénario. La situation de DI n’est pas intégralement une
situation d’improvisation, même si cette dimension est indiscutable et les degrés
d’improvisation d’un enseignant à l’autre très variable. Je m’attarde sur la classe C5, dont
nous avons vu que l’enseignante est souvent en retrait, favorise l’expression des élèves, mais
tient absolument à ce que ces derniers verbalisent leur gout et surtout disent leur plaisir de la
lecture du roman de Morpugo. Pourtant, le personnage du grand-père ne partage son secret - il
n’a pas appris à lire, et à écrire durant sa courte scolarité - qu’avec deux autres personnages :
sa femme décédée et son petit-fils. Sa fille a fait des études et s’est empressée de quitter la
maison familiale et évite d’y revenir. Le petit-fils sera l’héritier de l’histoire de la famille où
sa mère brille par son absence et le malaise du rejet de ses origines. Il fera le choix contraire à
sa mère, après avoir obtenu un diplôme d’ingénieur, il revient à la ferme du grand-père où il
laboure avec le vieux tracteur de l’arrière-grand-père. Ce choix final ne fait l’objet d’aucun
commentaire223. Néanmoins, un élève (E11) constate que « d’autres » (d’autres personnages)
ne sont pas dans la confidence. L’identité de ces « autres » n’est pas interrogée, l’enseignante
focalise son commentaire sur une hypothétique identification (elle demandera aux élèves
d’évoquer leur secret et leur relation avec leurs grands-parents) dans cette relation de
confiance entre un grand-père et son petit-fils, à laquelle les élèves s’identifient plus ou
moins.

C5   48   M  :   tu   as   aimé   qu’il   se   confie   à   son   petit-­‐‑fils  ?   c’est   ça  ?   c’est   la  


confiance  qu’il  a  en  son  petit-­‐‑fils/qui  te  plait  ?    
C5  49  E11  :  oui  parce  que  ::  il  l’a  pas  dit  aux  autres  et  puis  à  son  petit-­‐‑fils  il  
l’a  dit    
C5   50   M  :   d’accord   +++   c’est   une   idée   importante   ça   la   confiance   entre   le  
grand-­‐‑père  et  le  petit-­‐‑fils  ?  

223. Beaucoup d’élèves n’ont pas terminé la lecture du livre au moment de cette restitution.

343
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

[...]    
C5  53  E5  :  ben  ouais  moi  j’suis  d’accord  pa(r)ce  que  on  dit  pas  des  secrets  à  
ceux  qu’on  aime  pas  !  

La réaction de l’élève E5 est aussi intéressante. Il y a des conditions pour partager les
secrets, et c’est précisément ces conditions qui pourraient ici être collectivement interrogées.
Ces deux élèves expriment une intuition, une compréhension en construction de l’histoire, que
l’enseignante ne prend pas en compte. Finalement un peu plus tard, cet élève formule l’ellipse
du texte qu’il a finalement comblée, et qui jamais ne sera relevée dans la discussion :

C5  63  E5  :  moi  je  croyais  les  parents  ils  connaissaient  le  secret  

L’objectif de l’enseignante est d’amener les élèves à s’exprimer sur ce qu’ils ont aimé
et moins aimé et de donner envie de lire ce texte aux élèves qui rencontrent le plus de
difficultés face à la lecture d’une œuvre longue. Cet objectif me semble empêcher les élèves
d’expliquer ce qu’ils ont lu et ce qui leur a effectivement plu. Le texte étant mis, en partie,
entre parenthèses, il s’agit surtout de repérer les personnages et l’enjeu du secret : est-ce une
honte de ne pas savoir lire ? L’école est-elle nécessaire ? Les élèves ont-ils des secrets ?
Quelle relation entretiennent-ils avec leurs grands-parents ? L’orientation du questionnement
de l’enseignante construit un faisceau thématique autour de l’œuvre plutôt que la restitution
de la lecture par les élèves. Pourtant, dans cette classe, certains élèves ont lu l’œuvre de
Michael Morpugo et ont compris ou ressenti ce que cette histoire suggère. Malgré une
discussion orientée, leur lecture du texte émerge, se dit timidement. Des traces discursives de
cette compréhension apparaissent, résistent, reviennent et s’effacent dans le jeu des
interactions.

La gestion d’un énoncé par son ignorance est un geste fréquent dans ces situations de
DI. Elle concerne des énoncés qui parfois sont erronés et peut devenir des obstacles à la
compréhension globale du texte, mais elle s’applique aussi à des énoncés qui relèvent d’une
interprétation et compréhension très fines du texte. Il en résulte que si le DI confère à l’élève
un espace de parole beaucoup plus important qu’en 1969, sa parole reste dominée par des
attentes préconstruites de la part des enseignants qui ne permettent pas une gestion de toutes
les propositions. Les performances remarquables, parce qu’inattendues ont parfois bien des
difficultés à s’imposer et à être traitées par l’enseignant qui sans doute ignore que les élèves
en seraient capables (Penloup, 2008). Par ailleurs, la gestion collective de la classe participe à
cette gestion modérée de l’ensemble des propositions.

344
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

3 Styles enseignants et pratiques du genre

Je voudrais terminer ce chapitre par une synthèse des styles observés. Il ne me semble
pas possible de rendre compte d’une typologie puisque les styles se caractérisent par leur
singularité. Cependant, il est possible d’identifier certains points communs liés à des
conceptions partagées du genre disciplinaire, mais aussi de l’enseignement en général. Ces
éléments qui permettent des rapprochements caractérisent des effets du style de chaque
enseignant plus que le style lui-même.

L’enseignant MC8 s’impose par un style très particulier, sa posture énonciative montre
qu’il s’implique très fortement dans la relation de communication. Ses propos sont très
subjectifs, il met régulièrement en mots son raisonnement et verbalise celui des élèves. Il
valide très rarement de façon spontanée les propos d’élèves, les renvoyant de façon quasi
systématique à la classe et ne cesse de créer des mini-situations de résolution d’un problème
qu’il pose à la classe. Il est ainsi au service du raisonnement sur le texte plutôt que dans la
construction du sens du texte, traitant parfois des implicites qui n’en sont pas. L’enseignant
MC3, développe des gestes assez proches. En effet, il recourt à des propos métadéclaratifs, il
verbalise le raisonnement sous-jacent aux questions posées et travaille ainsi sur la
représentation de la tâche. Régulièrement, il déduit le raisonnement des élèves en interprétant
leurs réponses. Cependant, son style est plus incisif que celui de MC8, il est en quête de la
bonne réponse qui se trouve dans le texte, et du relevé des preuves qui justifient le
raisonnement en œuvre dans le traitement de certaines inférences. Il s’implique moins d’un
point de vue subjectif et ses critères de validation des réponses sont moins soumis à son
jugement personnel qu’à sa lecture du texte : celui-ci est le seul objet de travail.

Les enseignants MC10, MC9 et MC12 travaillent eux aussi sur des situations de
lecture en cours. Leurs styles sont moins portés sur le métadéclaratif. Toutefois MC12
valorise le raisonnement des élèves dont elle accompagne la verbalisation et l’explicitation de
façon à ce que l’obstacle que les élèves relèvent soit élucidé. Elle ne se focalise pas sur les
difficultés que pose le texte, mais celles que rencontrent les élèves ; la compréhension de
certaines expressions, de certaines phrases, ou des réactions aux illustrations, etc. Si elle peut
en anticiper certaines, elle se trouve plus que les autres enseignants dans une situation
improvisée, qu’elle guide en distribuant la parole, en refusant la parole à certains, en écartant
des réponses qui « arrivent » trop vite. Elle crée entre les élèves des modalités d’entraide.
MC10, structure le raisonnement collectif à travers un usage extrêmement important de la

345
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

conjonction donc, par rapport aux autres enseignants. Il est très attentif à ce que chaque élève
s’exprime, et tente de réguler les interventions en n’accueillant que modérément la
spontanéité de certaines réponses, et en cela il s’oppose au style de MC2. Le style de MC9 est
très caractéristique d’une communication excessivement codée, les gestes paraverbaux gèrent
à eux seuls la mise en scène de la confrontation des deux rangées de sa classe. Il attend des
réponses précises et gère les échanges vers la construction de la réponse attendue. Quant à
l’enseignante MC7, son style se caractérise essentiellement par sa volonté de valoriser les
propos des élèves. Très ferme et exigeante sur la maitrise de la langue, elle travaille beaucoup
la reformulation des propos et le respect des règles de prise de parole, un peu comme MC1.
Elle aussi très empathique et souligne chaque réussite, où elle s’implique d’un point de vue
subjectif, les élèves ayant alors accompli le contrat.

Les enseignantes MC5 et MC6 ont des gestes très proches ainsi que des situations de
lecture qui partagent beaucoup de caractéristiques communes. L’œuvre en débat a déjà été
lue, il s’agit d’un retour sur la lecture effectuée qui valorise l’expression des gouts et des
impressions des élèves qui leur ont permis de construire leur compréhension. Elles sont en
retrait, ne s’imposent pas dans les échanges qu’elles structurent en fonction des éléments à
aborder dans toute discussion sur un texte : le résumé de l’histoire, les personnages, le
passage préféré, le personnage préféré, etc. Elles notent au tableau les propos des élèves et
favorisent les interactions et les confrontations des idées puisqu’elles ne valident pas leurs
propos, mais demandent régulièrement aux autres élèves de réagir aux réponses proposées et
de se situer par rapport à celles-ci. Les séquences thématiques s’achèvent parfois par une
quête de consensus. Toutefois, MC5 guide les élèves vers l’expression de ce qui leur a plu
particulièrement et tente de faire verbaliser les éléments qui ont permis aux élèves d’achever
leur lecture, tout en sachant que pour certains, elle n’est pas achevée. Elle valorise les
interventions individuelles et les gouts de chacun, elle peut toutefois induire des réponses
quand elles ne se verbalisent pas. Ainsi, c’est elle qui propose l’idée que l’illettrisme du
grand-père pourrait susciter un sentiment de honte, de même qu’elle suggère que cette œuvre
de Michael Morpugo serait humoristique. Alors que MC6 développe chez les élèves un sens
critique et met régulièrement en valeur les incohérences, les éléments énigmatiques de
l’œuvre d’Antoine de Saint-Exupéry. Elle ne cherche pas l’adhésion autour d’un gout partagé
pour cette œuvre, mais des réactions et l’expression de réceptions très personnelles où l’œuvre
peut ne pas être appréciée. L’enseignante MC11, se rapproche de certains de ces gestes qui
caractérisent ces deux pratiques du genre. La situation de lecture porte, elle aussi, sur une

346
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

lecture intégrale déjà réalisée de la nouvelle La Logeuse de Roald Dahl. Comme MC6, elle
cherche à traiter la fin proliférante de ce texte. La gestion de la classe unique l’amène à
favoriser des moments de travail et de discussion en groupe, elle est toutefois très vigilante au
temps de parole de chacun et au respect de cette parole par chacun des élèves du cycle 3,
prenant ainsi en compte l’hétérogénéité de ses élèves224. Elle reçoit toutes les propositions,
mais travaille essentiellement sur la justification et de l’élaboration par les élèves des critères
de validation de leurs propos.

Les enseignantes MC1, MC2 et MC4 travaillent sur une situation de découverte de
texte, certains gestes caractérisent cette situation. Toutefois MC2, valorise l’expression de
l’imagination des élèves et crée une dynamique des échanges où la spontanéité des propos et
des idées laisse peu de place pour le raisonnement et la validation de chaque proposition.
Alors que MC1 et MC4 guident davantage vers des réponses « plausibles », elles nomment
régulièrement les élèves, contrairement à MC2 qui ne gère que le flux des idées qui émergent.
MC4 explique régulièrement son rapport à la lecture des œuvres, elle précise son attente au
sujet des tâches qu’elle leur propose, et explicite la raison de ses choix et de ses questions.

Les styles de gestion des interactions et de la structuration du sens du texte


personnalisent et singularisent les gestes du DI et éclairent de façon précise la variabilité des
pratiques du genre, en articulation avec d’autres paramètres parmi lesquels ils se
développent : le rapport aux élèves ; la situation de lecture ; la finalité conférée à la situation
et les objectifs réels de l’enseignant. Chaque pratique du genre est contextualisée, unique et
non reproductible à l’identique, mais je pense que le style de chaque enseignant modélise
chacune de ces pratiques observées à travers des gestes, qui selon les situations de lecture
peuvent changer, alors que les styles demeurent spécifiques aux pratiques d’un enseignant.
Toutefois chaque style peut évoluer en fonction des paramètres cités supra.

Éléments de conclusion
Ces actes et gestes, qui structurent et valident la construction du métatexte, s’élaborent
à partir des conceptions de l’enseignement de la littérature, du genre et de l’enseignement en
général, et révèlent des styles singuliers de la pratique du genre. Deux résultats me semblent
s’imposer : la confrontation des énoncés et la gestion de la validation du sens du texte relèvent

224. Je rappelle qu’il s’agit de la classe unique, le cycle 3 est composé d’une élève de CM2, deux de CM1 et un élève de
CE2.

347
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

de gestes corporels et d’actes langagiers précis, qui mettent en exergue des styles de pratique
du DI. Le texte, l’utilisation du texte ou la dimension communicative se trouvent
différemment valorisés par les pratiques enseignantes, sachant que l’utilisation du texte peut
être au service de l’imagination, de l’expression orale ou au service d’une conception de la
compréhension. Les styles singularisent les gestes et les pratiques du genre qui se développent
dans une conception singulière du genre. Ces gestes qui spécifient des pratiques observées du
DI rendent également compte des tâches qui apparaissent, s’imposent ou que l’enseignant
impose dans l’improvisation pour vérifier l’apprentissage d’une notion déjà rencontrée,
qu’elle soit en lien avec l’activité en cours ou ne le soit pas. Dans ce dernier cas, ce sont très
souvent des savoirs grammaticaux, voire des règles qui sont rappelées, ces tâches ne sont pas
directement liées à l’activité de lecture et de compréhension des élèves, dans les situations
observées. Elles font partie de rites disciplinaires et scolaires (C3 ; C4 ; C9). Dans d’autres
classes, ces tâches découlent directement des gestes évaluatifs des enseignants, une difficulté
de lecture ou de compréhension lexicale est identifiée et traitée dans l’immédiateté de l’action
créant un aparté dans la structuration de la séance (C7 ; C8 ; C10 ; C12). Dans trois classes,
ces tâches ne trouvent aucun espace (C1 ; C2 ; C5 ; C6 ; C11). Ces tâches que je nomme
régulatrices sont des effets des styles de gestion des interactions et de la structuration des
savoirs en cours, elles contribuent à la singularisation des pratiques et sont des lieux de
transformation du genre DI. Ces tâches relèvent de « gestes d’ajustement » (Chabanne & alii,
2008), elles gèrent des imprévus didactiques (Bucheton, 2009).

4 Conclusion du chapitre

Le format de la communication évolue par rapport aux leçons de 1969 et de 1995


auxquelles je me réfère ; les élèves s’expriment globalement plus et interagissent entre eux,
même si les échanges qui prennent une forme de coélaboration et coconstruction demeurent
assez modestes en fonction des classes. Les interventions des élèves sont plus spontanées
qu’en 1969 et les élèves sont coénonciateurs ; leurs interventions ne sont pas uniquement des
réponses individuelles adressées au maitre, mais elles construisent ensemble le métatexte : le
texte de la leçon. La situation de communication qui caractérise le DI est beaucoup plus
complexe que celle de 1969. Les actes langagiers de l’enseignant sont plus nombreux et
confèrent aux réponses des élèves une attente autre que celle de maintenir leur attention à
l’écoute du discours de l’enseignant. Les postures énonciatives mettent aussi en valeur des
modes d’investissement beaucoup plus subjectifs qui influent sur les postures des élèves et

348
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

leurs implications dans les interactions. Le métatexte se construit dans une dynamique
conversationnelle à plusieurs voix que le maitre dirige − la situation asymétrique demeure
entre les interlocuteurs enseignant et élèves −, mais il s’agit d’une situation où les
interlocuteurs s’impliquent en tant que sujet de leurs propos et locuteurs des autres, ce qui
laisse place à l’expression des réactions et impressions et met en évidence les actes
d’improvisation de la gestion de cette communication par les enseignants.

Toutefois, certains points communs apparaissent entre ces trois périodes à travers des
actes évaluatifs qui portent sur des activités de « second plan » d’après Annick Mauffray
(1995) et que je nomme des activités régulatrices. Elles concernent essentiellement la
correction formelle de la langue (et, en 2007, de la lecture des élèves à voix haute), mais elles
montrent aussi comment un texte littéraire dans une perspective de l’étude du vocabulaire
(Marchand, 1971 ; Mauffray 1995) ou de la compréhension du texte est exploité en classe, à
travers des tâches et des gestes professionnels, qui évoluent peu, qui sont inscrits dans la
mémoire collective des gestes professionnels de l’enseignement du français.

Annick Mauffray (1995) considère la leçon qu’elle analyse comme relevant du débat,
dans la mesure où les enseignants sollicitent beaucoup les élèves, leur demande de justifier,
d’expliciter leurs réponses, et qu’ils répètent, relancent régulièrement les propos des élèves.
Les séances de DI se caractérisent aussi par ces mêmes actes langagiers, toutefois, ceux-ci se
spécifient par la confrontation des propos des élèves. C’est un résultat essentiel qui caractérise
le genre disciplinaire et les conditions de construction du métatexte.

Une autre caractéristique s’impose à travers les séances de DI, c’est le statut de
l’erreur interprétative, dont le traitement didactique est un enjeu de toute situation de débat
scolaire puisqu’il s’agit de construire avec les élèves les conditions de validation du sens du
texte, ou des savoirs en construction (supra, p. 47). Or, les interprétations qui relèvent de la
surinterprétation ou de contresens sont soit anticipées, soit écartées parce que malvenues au
moment où elles s’expriment, soit validées par l’enseignant à partir de critères subjectifs qui
s’écartent du texte. Parallèlement, les actes langagiers des enseignants éclairent une attention
particulière à exiger de la part des élèves qu’ils justifient, argumentent, valident leurs
propositions en se référant au texte. Cette tension me semble d’une part révélatrice du statut
de l’erreur à l’école qui a du mal à s’affranchir du poids de la faute et n’acquiert pas souvent
son statut de « dysfonctionnement à valeur didactique » (Reuter, 2005). D’autre part, je pense
qu’elle est un effet des gestes professionnels et des rapports à l’erreur et à l’interprétation

349
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

qu’ont construits les enseignants : les limites de l’interprétation du texte se confrontent aux
enjeux que certains enseignants confèrent à ces situations de lecture : expérimenter le doute
(MC6 ; MC8) ; laisser en suspens s’il y a doute (MC12) ; argumenter de façon cohérente par
rapport au métatexte plus que par rapport au texte (MC1 ; MC3 ; MC4 ; MC5 ; MC11) ; faire
preuve d’imagination (MC2) ; s’exprimer dans un langage correct (MC7 ; MC9). Ces gestes,
associés à des styles très spécifiques de chacun de ces enseignants, transforment le genre DI
en une situation scolaire où le texte devient un objet de discussion ouvert à l’expression de
toutes les subjectivités, sensibilités, impressions. Les gestes et les styles transforment les
genres en pratiques. L’usage du terme transformer, tel que je l’emploie, ici, ne signifie pas
une quelconque déviance dans la pratique du genre qui le détournerait de ses caractéristiques
majeures, de ses enjeux fondamentaux. Je considère qu’il s’agit davantage d’une tension entre
le genre et ses pratiques et que celle-ci est constitutive du statut scolaire du genre dans une
institution où l’erreur est encore un grand chantier de travail. Les gestes nouveaux, auxquels
invite le genre DI, résident précisément dans la structuration de la construction du sens du
texte et j’observe des gestes en construction que les styles développent et qui sont amenés à
évoluer.

350
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

Chapitre 9. Élaboration du métatexte : Tâches et


performances observées en situation de DI

Les critiques se trompent eux aussi et mettent la


référentialité dans le texte quand elle est en fait
dans le lecteur, dans l’œil de celui qui regarde.

Riffaterre, 1979, p. 93

Introduction

Cet ultime chapitre est consacré à l’analyse du métatexte, alors que le précédent s’est
attaché à éclairer ses conditions d’élaboration. L’étude porte sur les mêmes documents de
recherche, à savoir le tableau synoptique qui rend compte de l’enchainement des tâches
structurantes (infra, annexe 9, p. 758, sqq.) et le corpus des transcriptions de séances. Il s’agit
de poursuivre la réflexion sur les aspects formels du métatexte construit en situation de DI, et
de voir en quoi les tâches scolaires et les activités discursives des élèves sont spécifiques au
genre DI et permettent de le caractériser en tant que genre disciplinaire. Je m’intéresse ainsi à
ce qui est demandé aux élèves de faire et à ce qu’ils font afin de voir en quoi les performances
des élèves permettent de décrire le genre métatextuel, élément essentiel de la définition du DI.
Le terme de performance, comme je l’ai précisé au chapitre 7, désigne ici ce que je
reconstruis d’après mes observations de ce que les élèves font (Daunay, 2008) c'est-à-dire une
activité réalisée qu’elle soit réussie ou ratée. La performance m’intéresse en tant que variable
descriptive de la pratique du DI et n’est pas étudiée dans une perspective d’analyse des
réussites ou des ratés des élèves, mais plutôt en termes de ce qu’ils font et ne font pas en
situation de DI. Autrement dit, la norme que j’ai choisie s’appuie sur les caractéristiques du
genre construites précédemment aux parties 1 et 2.

351
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

Au chapitre précédent, à travers l’analyse des interactions et des styles de gestion de


celles-ci, j’ai mis en valeur − entre autres − des performances communicatives des élèves en
situation de DI : c'est-à-dire la façon dont ils s’impliquent à travers les postures énonciatives
adoptées. Celles-ci résultent en partie du contrat didactique réalisé avec l’enseignant qui
participe à leur représentation des attendus de telles séances d’apprentissage, et à l’espace de
parole et d’investissement que les enseignants autorisent de façon explicite et implicite. Je
voudrais à présent, à travers l’analyse de l’enchainement des tâches, décrire l’activité scolaire
que réalisent les élèves, ainsi que leur activité discursive et conclure sur les effets des styles
des enseignants sur les performances des élèves, c'est-à-dire identifier des modalités de
lecture qui caractérisent le DI. Ce chapitre se structure autour de ces trois points. Tout en
identifiant les changements et les résistances que subit le format de la séance de lecture, il
caractérise le DI par les performances des élèves qui participent à l’élaboration du métatexte.

1 Le DI emprisonné dans un format scolaire

La séance de DI à l’école primaire s’inscrit dans l’histoire de la tradition de cet


enseignement dans la discipline français. Elle évolue à travers l’émergence des genres
disciplinaires et leur transformation. Mon hypothèse est qu’elle résiste aussi à certaines
transformations parce qu’elle est prisonnière du format scolaire, c'est-à-dire de certaines
contraintes telles que la durée de la séance, le format du texte (extrait, œuvre intégrale,
nombre d’exemplaires en classe, etc.) et certaines conventions discursives qui relèvent de son
statut scolaire (que dit-on au sujet d’un texte et comment le dit-on ?). Par ailleurs, le processus
de renouvèlement des pratiques laisse une place au recyclage qui, de mon point de vue, est à
considérer comme une modalité de transformation. L’analyse des séances de DI et du
métatexte produit m’a permis d’identifier deux éléments : les tâches recyclées et leur
évolution d’une part, et la dérive narrative que subit le texte à travers le métatexte d’autre
part. Cette analyse des situations de classe est à mettre en parallèle avec celle que j’ai
présentée des manuels scolaires de lecture dont les similitudes m’amènent à penser qu’il
s’agit d’une forme scolaire du métatexte qui résiste plus ou moins fortement au changement.

1.1 Les tâches recyclées et reconfigurées en situation de DI

À la lecture du tableau de l’enchainement des tâches structurantes, présenté en annexe


9 (infra, p. 758), deux constats s’imposent. Tout d’abord les séances de DI s’organisent autour
de trois situations de lecture (supra, p. 273) : la découverte initiale de l’œuvre ; le retour sur

352
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

une lecture achevée de l’œuvre ; la lecture d’un passage d’une œuvre intégrale. Elles rendent
ainsi compte de toutes les situations de lecture scolaires que le genre disciplinaire intègre.
Ensuite, il apparait des tâches communes à ces différentes pratiques du DI : le questionnaire
de lecture ; les productions écrites telles que la suite de texte (C1 ; C4 ; C11), la production
d’un dialogue entre des personnages ou raconter une scène en changeant de point de vue
(C3) ; la reformulation de l’histoire à l’oral comme à l’écrit (C6 ; C7 ; C8 ; C9 ; C10 ; C11).
D’autres tâches sont plus spécifiques à une pratique singulière : le texte puzzle (C10) ; la fiche
« j’ai aimé, je n’ai pas aimé » (C6) ; relever les inférences (C8) ; analyser l’image en la
confrontant au texte (C7 ; C8 ; C12) ou sans la confronter au texte (C2). Parmi ces tâches,
certaines semblent être réinvesties (parce qu’existantes indépendamment du DI : le texte
puzzle, la fiche sur le gout, l’étude de l’image) dans une pratique singulière du genre et
d’autres me semblent être planifiées par le genre lui-même : rechercher les inférences à traiter.
Je considère cette tâche comme ressemblant à une situation-problème qui se programme en
fonction d’une conception du genre. Enfin, dans certaines classes, la discussion s’organise
autour de questions que posent les enseignantes en respectant un certain rituel225 (C5 ; C6) ou
des questions que soulèvent les élèves (C12). Ces tâches structurantes − celles que les
enseignants planifient pour structurer le métatexte − témoignent de tâches nouvelles, du
renouveau et du recyclage de tâches de lecture à travers les conceptions et les pratiques du
genre disciplinaire DI.

1.1.1 Le questionnaire de lecture

Le questionnaire de lecture apparait dans quatre séances observées. Il est en soi un


genre de la métatextualité qui se reconfigure dans la pratique du genre DI. Si les modèles du
genre s’en écartent, celui-ci peut, comme le fait remarquer Jean-Pascal Simon (2001) être à
l’origine d’une situation-problème de lecture plurielle résolue dans l’interactivité. Dans les
classes C3 et C9, les enseignants s’inscrivent dans cette perspective, la mise en commun des
réponses au questionnaire ouvre et structure la discussion. Toutefois dans la classe C9, le
premier questionnaire vise la révision de la notion de registre de langue à partir de certains
passages qui permettent d’associer chaque personnage à son registre de langue. Cependant les
raisons de cette association ne sont pas interrogées, ni ce qu’elle permet de construire comme
connaissance au sujet des personnages. Cet exercice est intégré dans la leçon de lecture

225. Je relève dans le discours des enseignants des traces d’un apprentissage formel du métatexte : « par quoi on
commence ? » ; « Que faut-il dire ? » etc.

353
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

comme une situation à part entière sans lien véritable avec les deux situations encadrantes :
rappel chronologique de l’histoire et nouveau questionnaire de compréhension sur les
chapitres lus à la maison. Dans la classe C3 la correction du questionnaire, auquel les élèves
répondent à l’aide de l’outil informatique, ouvre la discussion sur la justification des réponses
en précisant où celles-ci se trouvent dans le texte. Ce questionnaire conçu par l’enseignant
oriente toute la discussion. D’ailleurs sa conception a évolué en fonction des pratiques du DI,
puisque l’enseignant déclare prévoir des questions qui provoqueront le débat (cf. entretien de
MC3 : 12). L’une des fonctions de ce questionnaire est de relever des éléments du texte qui
permettent de répondre, la discussion porte sur ce relevé d’indices qui aboutit à la
reformulation de l’histoire. Ces deux enseignants (MC3 et MC9) valorisent la mémoire
reconstruite de l’histoire. L’enseignant MC3 insiste sur le raisonnement déductif qui
accompagne les éléments relevés pour reformuler l’histoire, alors que l’enseignant MC9
valorise davantage la construction d’un script de l’histoire en amenant les élèves à mobiliser
leurs scénarios communs et leurs expériences.

Dans les classes C7 et C8, le questionnaire encadre le débat : dans la classe C7 la


séance commence par la correction du questionnaire auquel les élèves ont répondu chez eux ;
dans la classe C8, il la clôture. Pourtant, il n’est ni une préparation ni un prolongement des
activités menées à l’oral, dans ces deux classes les questionnaires sont extraits de dossiers
pédagogiques existants et consultés en ligne226 et proposent un travail sur les personnages. Le
débat s’organise dans la classe C7 autour de la reformulation de l’histoire, du passage lu et
l’anticipation du passage à venir, alors que dans la classe C8, les élèves reformulent l’histoire
et cherchent dans le passage lu les inférences à effectuer. La présence de ce questionnement
pose la question de la délimitation de la séance de DI. J’ai fait le choix de considérer que
toutes les activités de la séance sont des composantes du genre disciplinaire. Par conséquent,
je considère que les pratiques du genre DI intègrent dans ces classes ces tâches métatextuelles
(questionnaire de lecture) juxtaposées à d’autres.

Comme le laissait prévoir le discours des enseignants, les questionnaires écrits de


lecture ne disparaissent pas des pratiques, ils se reconfigurent dans la pratique du DI, gardent
une place centrale ou en marge et participent aux interactions en classe. Ils peuvent être une
tâche de lecture qui se corrige ou qui se réalise en classe indépendamment de la pratique du

226. Ce sont les enseignants qui m’ont indiqué la source de leur questionnaire. Ces documents sont en annexe 10, infra, p.
761

354
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

DI. Ils sont ainsi associés à celle-ci, du moins dans le continuum temporel des tâches de la
classe. Je rappelle que l’enseignante C7 débute par rapport aux autres enseignants, elle n’est
titulaire que depuis un an, au moment de notre rencontre. Il est par conséquent difficile de dire
qu’elle recycle ses pratiques pour les faire évoluer, elle est dans la construction de celles-ci et
dans celle de ses gestes professionnels. Je dirais qu’elle recycle ses représentations de la leçon
de lecture et donne des questionnaires de compréhension à réaliser à la maison, en parallèle à
d’autres tâches de lecture qu’elle favorise en classe, et qui rendent compte de sa conception
du DI et de l’apprentissage continué de la lecture.

1.1.2 Les tâches de manipulation de texte

Trois tâches de manipulation de textes sont observables : le texte puzzle ; la suite de


texte et l’écriture palimpseste en changeant de point de vue.

Le texte puzzle comme situation-problème

Le texte puzzle en tant que manipulation de texte trouve dans la pratique du DI, une
nouvelle place comme tâche structurante des interactions. Pour Annette Béguin (1982, p. 90
sqq.) la reconstitution du texte puzzle contrarie la linéarité de la lecture et impose à l’élève de
s’adonner au jeu des hypothèses, des interrogations pour reconstituer le texte et sa
compréhension. Les divergences de reconstitution sont, d’après Annette Béguin (ibid.), des
lectures divergentes qui amènent la discussion. Le texte puzzle est censé créer une situation-
problème (Meirieu, 1987) qui est traitée par les interactions des élèves et la justification de la
reconstruction du texte. L’enseignant MC10 perçoit ces enjeux, il y voit le moyen de favoriser
les interactions et d’impliquer ses élèves dans la situation de lecture (cf. infra p. 706, sqq.).
Toutefois, il ne s’agit pas d’un recyclage de pratiques anciennes qui s’adaptent à de nouvelles
pratiques d’un autre genre, comme dans les classes précédentes (C3 ; C8 ; C9). La
reconstitution du texte puzzle est une nouvelle (au sens de récente) pratique que cet
enseignant découvre et associe à sa pratique singulière du genre DI (cf. entretien MC10, infra,
p. 706). Je ne considère pas toutefois qu’il s’agisse du même processus que l’enseignante
MC7. Le questionnaire de lecture et le texte puzzle n’ont pas la même place dans l’histoire de
l’enseignement de la lecture. De plus, le texte puzzle apparait à l’origine dans des
propositions didactiques du second degré (Béguin, 1982). Ce qui n’est pas le cas du
questionnaire de lecture qui traverse sous diverses formes les degrés d’enseignement de la
discipline, depuis les années 1971 (Chartier, 2008). Cependant tous deux, à des degrés divers,

355
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

sont représentés dans les manuels et les fichiers de lecture, indépendamment des
recommandations qui concernent le DI.

La suite de texte

Produire la suite d’un texte est une tâche fréquente d’opacification d’un texte au même
titre que le texte puzzle évoqué précédemment. Il peut amener les élèves à prendre conscience
de certaines caractéristiques narratives du texte. Pour Élisabeth Nonnon (1994) la production
écrite d’une lacune du texte peut être une aide à la réception des textes par les élèves.
Bertrand Daunay (1996) poursuit cette idée en proposant de créer une lacune, qui n’existe pas
dans le texte, dans l’objectif de créer une situation-problème pour amener les élèves à prendre
conscience de ce qu’ils ne perçoivent pas dans le texte.

Dans les séances que j’observe, cette tâche d’écriture peut être effectuée en classe ou
hors classe et participer plus ou moins directement à l’élaboration du métatexte. Dans deux
classes (C1 ; C4) cette tâche est un rituel des séances de DI qui s’achèvent par un écrit et sa
mise en commun, à l’inverse elle peut devenir une tâche problème pour confronter les élèves
à la fin ouverte d’un texte (C11).

Dans les classes C1 et C4, la suite de texte proposée aux élèves ne les confronte à
aucune lacune du texte, ne permet d’élucider aucune difficulté de la lecture. De plus, la
discussion, qui suit le partage des écrits des élèves, n’est pas l’occasion d’un retour au texte.
La suite du texte apparait comme une tâche rituelle de la séance de lecture, indépendamment
des difficultés que pose le texte. C’est ainsi que l’enseignante MC4 dit à ses élèves qu’ils
seront déçus puisque dans le livre, à ce moment-là de l’intrigue, il ne se passe pas grand-
chose, et qu’ils ont fait preuve de beaucoup plus d’imagination que l’auteur (MC4 : 351). En
réalité, ils paraissent peu déçus ; ils ont bien saisi l’enjeu de l’activité :

C4  178  E6  :  madame  on  fait  comme  d’habitude/on  invente  comme  on  veut    
C4  179  M  :  oui/il  n’y  a  rien  qui  change  [2  minutes]  

Nous verrons infra que la consigne de la suite de texte proposée dans la classe C11 est
plus problématisée puisqu’il s’agit de résoudre la prolifération d’une fin ouverte, qui donne
alors lieu à une quête de critères de validation des propositions d’élèves.

J’en conclus que la tâche scolaire « imaginer la suite du texte » peut se trouver
détournée de sa fonction de situation-problème. Elle peut devenir dans certaines classes un

356
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

prétexte à la production d’un métatexte herpertextualisé qui n’est plus une aide à la
compréhension de la lecture, mais qui participe à une conception du genre DI qui associe
tâche orale et tâche écrite. Elle peut toutefois être au service d’une difficulté du texte et
devient alors une situation-problème qui invite les élèves à relire le texte.

Le changement de point de vue

Cette tâche d’écriture relève de l’écriture-distanciation « qui modifie le système


d’énonciation du texte » (Daunay, 2002b, p. 186). Elle est à rapprocher des tâches précédentes
de manipulation de texte qui visent une situation-problème pour aider à la compréhension du
texte.

L’enseignant MC3 propose deux activités d’écriture à ces élèves de CM1 et de CM2 :
« imaginer un dialogue entre les personnages » et « raconter la même scène à partir d’un autre
point de vue ». Ce qui, dans les deux cas, amène les élèves à reformuler l’histoire en opérant
des changements. Cependant, l’évaluation lors de la mise en commun de ces écrits ne porte
que sur les compétences linguistiques et non sur le respect du sens du texte. C’est à partir de
cette évaluation que l’enseignant (MC3) organise l’atelier de réécriture du lendemain227. Les
élèves convoquent dans ces écrits autant leurs connaissances sur le texte lu que leurs
connaissances culturelles sur les inondations (le problème du relogement) (cf. infra, p. 810
sq.). Par ailleurs, ils sont attentifs à exprimer la colère du personnage du père du narrateur,
dont les terres viennent d’être inondées et qui a beaucoup perdu dans ce drame. Cet écrit
montre que l’activité métatextuelle organisée autour du questionnaire de lecture a permis aux
élèves de construire une compréhension assez fine des éléments de l’histoire qu’ils
réinvestissent dans leurs écrits.

227. Lors de cet atelier, les élèves doivent retrouver leur production personnelle que l’enseignant a réécrite en changeant
certaines tournures de phrases, certaines corrections orthographiques. Ceci amène des échanges où les élèves reconnaissent
plus ou moins bien leur texte, acceptent plus ou moins les propositions de l’enseignant, en argumentant leur réfutation. Puis
dans une dernière étape, ils réécrivent leur texte en tenant compte des propositions de l’enseignant, dont ils n’ont pas à retenir
l’intégralité, et de leur premier jet afin de produire un dernier texte, qu’ils conserveront dans leur cahier. L’écrit de
l’enseignant est un écrit intermédiaire, qui parfois volontairement éclaire les contresens auxquels le texte de l’élève invite, et
il joue l’effet de miroir qui amène l’élève à relire son texte et à le modifier. J’ai filmé quelques-unes de ces séances « d’atelier
de réécriture » qui ne seront pas prises en compte dans le cadre de ce travail. Je rappelle que pour cet enseignant, l’atelier de
réécriture est une forme de DI qu’il ne différencie pas de la leçon de lecture dont je rends compte dans ce travail, tout le
partage des écrits en fin de séance relève du DI (cf. supra p. 218 sq.). Pour lui, le DI est un espace d’implication de l’élève
sur le texte écrit quel qu’en soit l’auteur.

357
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

1.1.3 Les animations-lecture

J’ai aimé/ je n’ai pas aimé

La tâche écrite « j’ai aimé/je n’ai pas aimé » s’apparente à certaines formes
d’animations-lecture que décrit Christian Poslaniec (1990). D’ailleurs, il les considère comme
des activités préalables à une pratique du genre DI (Poslaniec & alii, 2005). Dans les
situations que j’observe, cet écrit participe directement à l’élaboration du métatexte et
s’apparente au compte-rendu de lecture, formalisé par la fiche de lecture (Bessonat, 1996 ;
Guernier, 2006 ; Privat & Vinson, 1996), qui trouve aujourd’hui écho dans la forme du carnet
de lecture (Bois, 1999 ; Chenouf, 2004 ; Lebrun, 2005a ; Poslaniec & alii). C’est une variable
de ces pratiques que j’analyse ; un écrit qui rend compte d’une lecture réalisée et commentée
sous deux critères : j’ai aimé/je n’ai pas aimé.

Je propose d’analyser de façon plus approfondie ces productions des élèves (infra, p.
980) puisqu’elles anticipent, préparent et nourrissent la discussion qui s’organise en classe.
Elles ne me permettent pas de voir ce que les élèves retiennent du texte qui est lu (comme
précédemment), mais comment une première lecture du texte réalisée de façon solitaire
évolue dans la mise en commun. Autrement dit, un effet des interactions sur le métatexte des
élèves. J’analyse les caractéristiques formelles et le contenu métatextuel, avant de présenter
les changements observés entre le métatexte écrit et le métatexte oral de certains élèves.

Dans la classe C6, la forme de cet écrit demeure assez libre. Tant au niveau de la
quantité (de trois lignes à trois pages) que des réceptions présentées. Il peut s’agir d’un
inventaire plus ou moins organisé sous forme de tableaux, de paragraphes, de listes à cocher,
qui rend compte des éléments que les élèves ont lus et appréciés ou moins appréciés. Deux
élèves distinguent : avis sur les personnages, avis sur l’histoire puis un avis sur chaque
chapitre. D’autres présentent un relevé des éléments appréciés et non appréciés. Ces écrits
s’appuient ainsi sur des détails du texte, des mots, des phrases relevées et une lecture globale
de l’œuvre. Dans certains cas, il s’agit d’un véritable plaidoyer pour l’œuvre :

C’est une belle histoire un peu triste à la fin il y avait que je ne connaissais pas
et ce qu’il voulait dire ou je les connaissais, mais je ne savais pas ce qu’ils
voulaient dire. À mon avis cette histoire peut être aimée par des enfants de huit
à onze ans. J’ai aimé le vocabulaire des personnages. Et je trouve que les
personnages qui interviennent ont été bien choisis et le passage sur la Terre

358
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

était bien réussi il y a beaucoup de chapitres, mais c’est facile à lire et j’ai aimé
ce livre magnifique d’Antoine de Saint-Exupéry. (C6 : E5)228

Cet élève réinvestit le travail effectué lors les fiches que les élèves rendent au sujet des
lectures libres (cf. entretien de l’enseignante MC6 : 34 ; infra, p. 652). Pour d’autres élèves le
commentaire porte sur cette expérience de lecture et un élément du texte qui les a marqués :

Je n’aime pas le livre du petit prince parce qu’il n’y a pas d’action. Le secret du
renard est important et c’est une belle phrase : on ne voit bien qu’avec son
cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux. (Copie anonyme)

Par ailleurs, cet écrit des élèves révèle des formes diverses d’organisation de leur
texte. En effet, il peut s’agir d’une reformulation du texte construite à partir de la consigne
dichotomique :

Je n’ai pas aimé le premier personnage il demandait de dessiner un mouton.


J’ai bien aimé la fleur qui avait quatre épines. J’ai bien aimé le roi qui ordonne
plein de trucs au Petit Prince. J’ai bien aimé les noms des planètes. Je n’ai pas
aimé l’homme qui calcule toutes les planètes qu’il possède. J’ai bien aimé le
personnage qui allume et éteint son lampadaire toutes les minutes. J’ai bien
aimé le renard qui improvise. J’ai bien aimé le buveur qui boit pour oublier
qu’il boit. (C6 : E19)

La plupart des écrits sont argumentés. Les élèves recourent très régulièrement aux
conjonctions « car » (soixante-quinze occurrences) et « parce que » (douze occurrences)229. La
copie ci-dessous témoigne d’un argumentaire organisé autour de marqueurs significatifs de la
construction de la pensée de l’élève :

J’ai trouvé le livre amusant, surtout quand le Petit Prince parlait des grandes
personnes. Par exemple si vous décrivez une belle maison à une grande
personne, elle ne parviendra pas à l’imaginer, mais si vous lui dites : « j’ai vu
une maison à 750 000 francs. » elle vous répondra : « qu’elle est belle cette
maison. »
Par contre, je n’ai pas aimé le début de l’histoire quand l’ami du Petit Prince
parlait des dessins.
Les personnages que j’ai préférés sont : l’allumeur de réverbère car c’était sa
planète la plus bizarre et donc la plus drôle ; le renard, car il vit une belle
histoire d’amitié avec le Petit Prince et le Petit Prince lui-même, car c’est le
plus important. Le personnage que j’ai le moins aimé était le serpent, car il est
inutile dans l’histoire. (C6 : E8)

228. Je n’ai corrigé que l’orthographe lexicale et grammaticale. Je ne corrige ni la ponctuation ni la syntaxe des phrases.
229. Sur les dix-neuf copies que j’ai pu récupérer dans cette classe.

359
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

Les élèves convoquent l’expérience collective de la classe et formulent ainsi des


comparaisons avec les personnages de leur spectacle de classe (mademoiselle Harpe)230 ou le
caractère d’un élève de la classe :

Je n’aime pas la fleur on dirait mademoiselle Harpe (C6 : E14)


fleur = mademoiselle Harpe trop exigeante (C6 : E18)
trop de questions il est tenace (Mathieu) (C6 : E12)

Enfin, on trouve des réactions singulières qui vont trouver écho dans les échanges. Si
les élèves argumentent pour justifier le choix effectué (ça plait/ça ne plait pas), ils interrogent
le texte et rendent compte de ce qui reste en suspens :

Terre : pas la vérité : pourquoi n’est-il pas arrivé ailleurs ? Il critique


inutilement (C6 : E18)
J’ai aimé la fin de cette histoire d’amitié qui se termine bien, mais on ne sait
pas si le petit prince est mort ou vivant. (C6 : E8)
Chapitre 27 : Personne ne comprendra l’avenir du mouton et de la rose (C6 :
E15)
Chapitre 27 : j’ai aimé la fin de l’histoire, mais je ne sais pas s’il est mort. (C6 :
E20)
J’aime pas la morale (C6 : E12)

Ces écrits montrent un investissement certain des élèves dans la tâche scolaire et dans
la restitution de leur lecture. Ce métatexte écrit nourrit le métatexte oral et la construction
d’une posture de lecture critique, où les élèves ne se limitent pas à rendre compte de leur
lecture, mais ils expriment leurs avis, convoquent des connaissances collectives de la classe,
le caractère d’un élève et celui de mademoiselle la Harpe. Ce sont ainsi des écrits personnels
qui ont pour mission d’être partagés en classe. Ce sont des traces d’une première
compréhension qui ne la figent pas, celle-ci est au contraire révisable et révisée à travers les
échanges. L’élève E20 affirme que le Petit Prince est mort dans un premier temps, puis il
concède qu’il ne serait peut-être pas mort. Entre-temps, on perçoit la révision de sa pensée :
« je dis qu’il est mort parce que la fin elle est triste et il s’en va et l’aviateur il sait qu’il va pas
le revoir » (cf. infra p. 848). La disparition du Petit Prince n’est pas directement associée à la
mort, cependant, comme il perçoit la tristesse finale, il interprète que les deux amis ne se
retrouveront plus. Cette disparition peut en soi être interprétée, ou ne pas l’être, comme une
image symbolique de la mort. C’est collectivement, dans la coénonciation, sans qu’il y ait

230. Cf. entretien de l’enseignante qui évoque les projets culturels qu’elle organise tous les ans. Au moment de la séance
observée, les élèves ont déjà joué leur spectacle du mois de mars qui porter sur l’écriture d’une comédie musicale présentant
tous les instruments de musique du monde (infra, p. 651)

360
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

nécessairement de confrontation des opinions que les lectures singulières des élèves se
construisent sans la recherche d’un consensus auquel le texte, de toute façon, n’invite pas.
Ainsi, l’élève E14 écrit au sujet du dernier chapitre du Petit Prince d’Antoine de Saint-
Exupéry : « Moi je dis qu’il est mort » et affirme en classe, au moment où le débat porte sur
l’élucidation de cette fin ouverte. C6 692 E14 : « il reste plein de questions qu’on comprend
pas » (cf. infra p. 850). Il remet ainsi en cause la certitude qu’il avait au préalable au sujet de
cette fin ouverte. Il en est de même pour l’élève E21, qui ne change pas d’avis, mais révise sa
position, qui au départ semblait assez ferme. C6 655 E21 : je dis qu’il est pas mort et qu’il
continue sur une autre planète » (cf. infra p. 849). Au final, il pense que c’est au lecteur
d’assumer la responsabilité d’inventer la fin : « tout est possible c’est à nous d’inventer ».
D’autres élèves demeurent sur leur positionnement initial ou sur l’incertitude qu’ils avaient au
sujet de cette fin, qu’ils peuvent toutefois justifier. La tâche d’écriture (j’ai aimé/je n’ai pas
aimé) préalable à la discussion est un prétexte dans cette classe pour nourrir les échanges et
confronter les avis. Elle permet ainsi de caractériser le genre métatextuel du DI où des
réactions singulières de lecture amènent les élèves à reconstruire le sens énigmatique du conte
philosophique d’Antoine de Saint-Exupéry.

Le péritexte

Le péritexte est devenu de façon très ritualisée un déclencheur du débat dans les
situations de découverte de texte, tout comme la description de l’image. Émettre des
hypothèses de lecture à partir de certains éléments du péritexte est aussi une animation-lecture
que Christian Poslaniec (1990) répertorie, qui dans le cadre du DI devient un rituel de
découverte du texte231. Je n’analyse pas davantage les productions liées à cette activité qui
font l’objet d’une analyse précise concernant le discours hypothétique (infra, p. 377).

Cette présentation des tâches structurantes montre qu’une majorité d’entre elles sont
des tâches qui se recyclent et qui existent bien avant la formalisation du DI, ce que le discours
des enseignants avait déjà mis en évidence (supra p. 208). Je n’ai pas traité des tâches, telles
que le traitement des inférences (C8) ou le relevé des zones d’ombre par les élèves (C12)
puisqu’elles ne me semblent pas faire écho à des pratiques en vigueur, identifiées et
antérieures au genre DI. J’analyse au point 2 les performances réalisées lors de ces situations
de classe. Les tâches sur lesquelles je me suis attardée : le questionnaire de lecture, celles qui

231. Les productions des élèves dans ces situations sont analysées dans la partie consacrée aux hypothèses (infra p. 384 sqq.)

361
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

relèvent des manipulations de texte ou des animations lecture sont des formes de la
métatextualité scolaire qui ont émergé dans les années 1980 (Béguin, 1982 ; Poslaniec, 1990)
principalement dans le second degré, sans en exclure le premier. Bien avant de trouver une
place, qui me semble privilégiée dans les pratiques du genre DI, elles étaient recommandées
dans la modélisation de la lecture littéraire proposée par Jean-Louis Dufays et alii (2005) et
rendent compte de la diversité des enjeux de l’enseignement de la lecture et de la littérature à
l’école. Ce résultat m’amène à considérer que ces tâches (questionnaire de lecture ;
manipulation de texte ; animation de lecture) peuvent être appréhendées comme des genres
métatextuels, que les pratiques du DI absorbent. Ces genres se modifient et se reconfigurent
selon les conceptions et les styles des enseignants, au-delà du processus de fusion que les
modélisations didactiques laissaient entrevoir (supra p. 109). Le DI se formalise dans les
pratiques enseignantes à travers − entre autres − un processus de sélection des tâches ou des
genres (selon la catégorisation que l’on propose de ces objets disciplinaires) dans la mémoire
vive de la discipline scolaire et dans l’histoire professionnelle de chaque enseignant. Cette
sélection transforme des genres existants pour s’adapter aux exigences d’un nouveau genre
disciplinaire. Je veux ainsi dire que ce processus s’inscrit dans l’histoire de la discipline et
qu’il ne peut se réaliser indépendamment de l’histoire de la discipline scolaire. C’est aussi en
cela que le DI peut être considéré comme un genre disciplinaire : un genre inscrit dans
l’histoire de l’évolution de la discipline scolaire, ce qui lui permet de se formaliser et de
pouvoir être mis en œuvre.

1.2 La dérive de la narrativité

1.2.1 Le texte littéraire : objet scolaire

Le discours métatextuel des élèves et des enseignants révèle que le texte est un objet
neutre dépourvu d’une instance énonciatrice qui lui soit propre. En effet, le texte est
systématiquement repris (quand il l’est) par les expressions : « on dit » ; « il est écrit » ; « il
dit » ; « dans le texte il y a » ; « on dit que » ; « ils disent » ; « ils disent pas » ; « il dit que »
(en référence implicitement au texte ou explicitement aux propos d’un personnage).
L’autonyme232 ainsi introduit dépossède le texte de sa narrativité, en recourant à une reprise
énonciative assez neutre : « on » ; « il » ; « ils » dont je puis vraiment dire ce que ces pronoms

232. Le discours métatextuel s’élabore en prenant appui sur des autonymes. Josette Rey-Debove (1997, p. 144-145) affirme
que la particularité de ce discours est : « Nomme(r) et autonymise(r), à son gré tous les mots dont il a besoin et qui retournent
aussitôt après lui au néant ».

362
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

désignent ou reprennent (l’auteur, le narrateur, le personnage, le texte). Le questionnement


des enseignants relaie cette énonciation externe au texte (ou extériorisé)233. C’est ainsi que
l’enseignante MC1 déclare : « on a même utilisé une comparaison dans le livre » (C1 : 233).
Le déictique « on » désigne une instance non identifiée qui a recours à une figure de
rhétorique, la comparaison, dans le livre et non dans la narration.

Ce processus, particulièrement représentatif du discours métatextuel observé et étudié,


confère à l’objet texte un statut scolaire. Il est le lieu de tâches et d’activités scolaires qui
mettent à distance l’instance narrative du texte. En somme, le discours métatextuel produit
dans le cadre du genre DI fait abstraction des questions devenues récurrentes : « qui parle
dans le texte ? », « à qui ? » que l’on peut retrouver dans les manuels de lecture étudiés et
rarement dans le questionnement caractéristique du DI, du moins tel que je l’ai identifié
(supra, p. 146, sqq.).

La courte séquence suivante montre que cette dépersonnalisation du texte n’est pas le
fait d’un non-apprentissage, mais d’une convention scolaire, d’une forme de la textualité
scolarisée qui n’échappe pas vraiment aux élèves :

C3  255  M  :  d’accord  A.  E19  dit  le  vent  souffla  trois  jours    
C3  256  E10  :  non  c’est  pas  A.  E19/c’est  l’auteur    
C3  257  M  :  ah  tu  fais  le  rigolo,  mais  tu  as  raison  c’est  l’auteur  qui  nous  le  
dit  ++  alors  sans  regarder  le  livre  et  ton  écran  comment  elle  s’appelle  
C3  258  E10  :  Hélène    
C3  259  M  :  comment  ?    
C3  260  E10  :  Hélène  Montagne    
C3  261  Cl  :  Montardre    
C3  162  M  :  ah/  ah/Hélène  Montardre  +++  alors  qu’est-­‐‑ce  qu’elle  dit  ?  moi  je  
suis  d’accord  avec  A.  E19  +  pourquoi  ?  

La correction de l’élève ne me parait pas être une provocation, même si elle est ainsi
perçue par l’enseignant234. Cet élève s’interroge sur un problème textuel qui relève d’un choix
d’écriture de l’auteur : à savoir la valeur du temps verbal « souffla » qui manifestement lui
pose des difficultés. La référence à l’auteur montre qu’il ne remet pas en cause cet emploi,
mais qu’il s’interroge à son sujet. Trois jours ne lui semblent pas être une durée ni soudaine ni

233. J’ai déjà fait cette remarque au sujet des manuels scolaires. cf. p. 150
234. C’est du moins une interprétation que je propose de la situation.

363
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

courte. Or, il a construit les valeurs du passé simple par rapport aux notions de soudaineté et
de brièveté qui, ici, sont en tension avec l’emploi de ce temps.

Les verbes constituent un autre signe de cet apprentissage du discours métatextuel. Le


verbe « dire » s’impose dans ces énoncés ; le verbe « écrire » apparait de façon moins
importante. Dans la classe C6, je relève le verbe « vouloir ». C’est la seule classe de mon
corpus où la distinction entre narrateur, personnage et auteur est posée (C6 : 94-105). C’est de
fait la seule classe où la volonté de l’auteur est convoquée comme un message. Le texte est
alors considéré comme porteur d’un message. Le style de l’auteur est un critère au sujet
duquel les élèves expriment leur gout (c’est aussi vrai dans la classe C5). Dans la classe C1,
« il dit » désigne très souvent les propos du personnage, comme dans d’autres classes, sauf
que le personnage principal, auquel se réfèrent les élèves, est le narrateur, mais ce lien
demeure implicite. Pourtant à un moment l’enseignante pointe des indices qui pourraient
amener cette construction ; le prénom du personnage n’est indiqué qu’à la quatrième page de
la couverture, il n’est pas nommé dans le premier chapitre :

C1  164  M  :  non  on  ne  dit  pas  un  livreur  :  on  dit  un  libraire/la  personne  qui  
travaille   dans   une   librairie   c’est   un   libraire   +   donc   son   papa   est   un  
libraire  ++  le  petit  garçon  Odilon  +  on  a  su  tout  de  suite  son  prénom  est-­‐‑
ce  qu’il  est  nommé  dans  le  premier  chapitre  le  prénom  ?    
C1  165  Cl  :  non    
C1  166   M  :   non   hein   on   l’a   su   parce   qu’on   l’a   vu   sur   la   quatrième   de  
couverture  ++  qu’est-­‐‑ce  qu’il  pense  des  livres  ?  

Ce n’est pas un fait textuel ignoré des enseignants, ni complètement écarté, c’est un
implicite de la situation de lecture. Quand l’implicite est levé par le questionnement des
élèves, il n’est pas pour autant explicité. Il semble même être un élément énigmatique du
texte. Je reviens sur un passage déjà cité (cf. supra p. 346) pour approfondir mon analyse :

C8  7  E2  :  on  a  aussi  vu  de  qui  est-­‐‑ce  qu’il  était  inspiré  le  livre    
C8  8  M  :  oui  et  c’était  ?      
C8  9  E2  :  Memphis  Slim    
 C8   10   M  :   Memphis   Slim   oui   et   on   s’est   posé   une   question  
d’ailleurs/qu’est-­‐‑ce  que  c’était  ?  quelle  question  on  s’est  posée  à  ce  sujet-­‐‑
là  ?  G.E3    
C8  11  E3  :  qui  est  le  fils  Slim  ?  
C8  12  M  :  qui  était  le  fils  Slim  et  puis  euh  :::  et  il  me  semble  que  vous  vous  
étiez  posé  une  question  à  laquelle  on  n’avait  pas  su  répondre  +  

364
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

C8  13  E4  :  est-­‐‑ce  que  c’est  Little  Lou  ?  


C8  14  M  :  est-­‐‑ce  que  Memphis  Slim  c’était  Little  Lou  ?  et  est-­‐‑ce  que  Little  
Lou  et  il  y  avait  plusieurs  hypothèses  ?  est-­‐‑ce  que  c’est  Memphis  Slim  ?    
C8  15  E5  :  est-­‐‑ce  que  Little  Lou  c’est  l’auteur  ?    
C8   16   M  :   est-­‐‑ce   que   Little   Lou   c’est   l’auteur   où   est-­‐‑ce   que   //   c’est   une  
dernière  hypothèse  ?    
C8  17  E6  :  où  est-­‐‑ce  que  c’est  un  personnage  inventé  ?    
C8   18   M  :   où   est-­‐‑ce   que   c’est   un   personnage   inventé  ?   bon   là   on   n’a   pas  
vraiment  d’éléments  pour  répondre  à  ça  ++  

Cette dernière affirmation est surprenante, puisque lors de sa première intervention,


l’élève E2 énonce que cet album est inspiré de la vie de quelqu’un. Le niveau d’analyse est
celui de la fiction et ne prend jamais en compte celui de la narration (Reuter, 1991).

1.2.2 La scolarisation du texte ou la dérive de la textualité

Ce mécanisme de mise à distance235 est également observable dans les questions que
les enseignants posent. Ainsi le questionnaire rédigé par l’enseignant MC3 et proposé aux
élèves devient lui aussi un objet scolaire dépourvu d’auteur auquel est confiée une
intentionnalité externe à la classe :

C3  172  M  :  des  inconnus  +  on  va  pas  te  dire  que  c’est  faux,  mais  ce  n’est  pas  
vraiment   ce   qu’on   demandait   ++   qu’est-­‐‑ce   que   l’on   demande  ?   +   c’est  
leur   rôle   et   le   rôle   des   premiers   ouvriers   qui   arrivaient   c’est   quoi  ?   les  
bucherons  +  [...]    

L’usage du pronom on participe à cette dépersonnalisation de l’objet scolaire qui en


fait un objet que reçoit la classe et qui n’est plus le questionnaire d’un enseignant, mais un
objet institutionnel, et qui confère une certaine légitimité à la réalisation du travail demandé.
C’est le propre des savoirs scolaires que d’être dépersonnalisés (Chevallard, 1991) et par
analogie, je dirais que les exercices scolaires (tâches et activités) le sont tout autant. Le texte
qui entre en classe subit de façon inégale cette métamorphose et peut devenir un objet scolaire
qui n’est plus l’œuvre d’un auteur. Ce qui ne signifie pas que les élèves des douze classes
observées n’aient pas conscience de ce qu’est un auteur. Ils savent repérer l’auteur sur la

235. Rien n’est plus ambigu que la distance rappelle Catherine Kerbrat-Orecchioni (2006). Je désigne un marquage
linguistique qui différencie le métatexte du texte lui-même et qui de ce fait confère aux unités linguistiques et sémantiques
leurs statuts de texte et de métatexte. De plus la distance est imbriquée dans le processus de scolarisation des savoirs savants
(Chevallard, 1991). De plus la distance par rapport au texte renvoie à une modalité de lecture particulièrement valorisée (cf.
Dufays & alii, 2005) dont il n’est pas ici question.

365
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

première page de couverture, ils évoquent cette instance dans le métatexte étudié et certains
en ont même rencontré.

Cette distanciation se retrouve dans le métatexte d’explicitation de la lecture du texte :


« il nous met en garde » ; « parce qu’il dit il y a » ; « c’est ça qui nous dit ». Le texte est un
objet matériel comme le livre sur lequel porte l’activité scolaire ; seules les tâches peuvent
reconstruire le statut d’un texte comme le lieu d’une diégèse racontée par un narrateur qui
s’implique plus ou moins intensément dans son récit destiné à un narrataire. Le métatexte
scolaire analysé construit la dérive de la textualité du texte littéraire. C’est une caractéristique
scolaire qui impose une forme de la métatextualité, que l’analyse du questionnement des
manuels scolaires a déjà éclairée (supra, p. 146). Il se retrouve dans la formulation des
questions aux tests des évaluations nationales (Bautier, 2003) ainsi que dans le
questionnement du brevet des classes de troisième (Daunay, 1993, 2002b). Ce phénomène est
tout à fait observable dans d’autres corpus d’interactions, bien qu’il ne soit pas souligné. C’est
notamment le cas dans les transcriptions que François Quet (2001b) présente d’une situation
de lecture problématisée.

Ce résultat est sans doute à comprendre comme la trace de la distance que l’école
impose au texte, une marque de la scolarisation de la métatextualité puisqu’elle est observable
dans les pratiques de classe, mais aussi dans les manuels scolaires. Toutefois, ce résultat est
aussi source d’interrogation au sujet de la formalisation même du DI : jusqu’où un genre de la
métatextualité est-il modélisable sans recourir aux outils métatextuels ? C’est l’enjeu des
modèles didactiques (Tauveron, 1999) ou prescriptifs de l’enseignement de la littérature
(BOEN, 2002 ; MEN, 2003, 2004, 2005) que de s’éloigner du structuralisme et du formalisme
qui caractérisent l’enseignement de la littérature au secondaire. Ce résultat est davantage un
constat et mériterait d’être vérifié et confronté à d’autres pratiques de la métatextualité au
collège et au lycée pour déterminer sa véritable signification.

Éléments de conclusion
L’analyse des pratiques effectives du genre DI a éclairé deux phénomènes, d’une part
le processus de recyclage de pratiques existantes que je rapproche du processus de fusion et
transmutation des genres métatextuels étudiés lors de la première partie et d’autre part le
statut scolaire du genre qui permet d’identifier le poids de la tradition disciplinaire et des
formes de résistances au changement qui sont moins conscientes chez les enseignants que les
précédentes.
366
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

L’analyse effectuée a permis de confirmer ce qui transparaissait du discours


enseignants à savoir que la pratique du genre DI s’appuie sur des tâches que les modèles
didactiques et le modèle prescrit du genre rejetaient à savoir les questionnaires de lecture,
mais aussi sur des tâches de manipulations de texte et d’animations-lecture dont les modèles
didactiques du genre tentent de se différencier. Ces dernières tâches sont apparues dans
l’enseignement de la lecture dans les années 1980-1990, principalement dans le secondaire,
issues alors de travaux militants. L’émergence du DI facilite leur recyclage dans le premier
degré, sachant que certaines y avaient déjà trouvé un espace important (défi-lecture, rallye de
lecture, expression du gout, etc.). Le recyclage prend deux formes, soit il concerne des tâches
que les enseignants pratiquent et qu’ils font évoluer pour cadrer avec leur conception du DI −
cela peut être le cas pour le questionnaire de lecture − soit il repose sur des tâches existantes
dans l’histoire de la discipline que les enseignants convoquent de façon nouvelle dans leur
pratique récente du DI. Ces deux formes sont à mettre en parallèle avec le discours des
enseignants au sujet de leur réception des textes officiels ; ils leur réservent un accueil
d’autant plus favorable que ce qui est prescrit est jugé proche des pratiques enseignantes en
vigueur ou répond à des souhaits de faire évoluer les pratiques existantes. Ainsi, je dirais que
dans les pratiques observées les genres disciplinaires ne fusionnent pas, ils sont plutôt
absorbés par un nouveau genre qui les transforme. Ce qui contraste avec les recherches de
Sandrine Aeby Daghé (2008). Elle identifie des genres d’activités scolaires que les
enseignants du lycée convoquent de façon différenciée en fonction de leur situation de lecture,
or mes résultats prêtent à croire que le répertoire professionnel des genres serait davantage un
laboratoire d’expérimentation qui permet aux pratiques de changer et d’intégrer de nouveaux
genres par le processus de recyclage et d’absorption que j’ai cité. Est-ce une spécificité du
premier degré, du genre DI, un effet de ma recherche ?

Ce processus de recyclage est un puissant révélateur du processus de configuration de


la discipline scolaire du français, dont les frontières entre les degrés d’enseignement sont
depuis quelques années régulièrement interrogées et dont on peut percevoir certaines
tentations de liaison, voire des liaisons (c’est une hypothèse de Catherine Tauveron, 1999).
L’intégration et l’absorption des tâches évoquées dans la pratique du DI peut parfois les
détourner de leur objectif premier d’apprentissage, et devenir ce que j’ai appelé un rituel de la
séance de DI et par voie de conséquence : une caractéristique du genre. L’interaction des
tâches de lecture et d’écriture lors des séances de DI est révélatrice de l’héritage des travaux
didactiques menés depuis les années 1980, notamment ceux d’Yves Reuter fondés sur le

367
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

principe qu’écrire favorise l’apprentissage de la lecture et inversement, (Reuter, 1996a, p. 195


sq.) : « Écrire apparait comme un des modes de compréhension, comme une des manières
pour opérer une déconstruction critique ». Par ailleurs, l’écriture participe au travail
d’interprétation du texte (Reuter, 1992c). Les activités que j’ai nommées trouvent écho dans
de nombreuses propositions qui datent des années 1980, comme le fait remarquer Bertrand
Daunay (2002b), elles étaient alors militantes, elles émergeaient dans une période
« d’inventivité didactiques dont les revues Pratiques et Recherches ont été porteuses » (ibid.
p. 182). Ces tâches favorisent, comme le rappelle Bertrand Daunay (2002c) l’apprentissage de
la distance et constituent une alternative au guidage de la compréhension que ce sont les
questionnements écrits ou oraux des enseignants, surtout lorsqu’ils sont menés avec le groupe
classe. Ces tâches sont entrées dans les pratiques ordinaires de la classe et trouvent une place
dans la pratique du genre DI. Cependant, l’activité écrite peut être considérée comme un rituel
des séances de DI, qu’organisent les enseignants de la même circonscription (MC1 ; MC2 ;
MC3 ; MC4) au service de compétences scolaires, qui ne sont pas nécessairement liées à la
compréhension du texte ni à la production du métatexte, mais qui participent, dans tous les
cas, de la séance de lecture. Je rappelle que pour les enseignants MC2 et MC3, ce moment
d’échanges est un DI à part entière et non une activité qui intègre le DI. La séance se structure
pour eux autour de plusieurs débats, qui d’ailleurs sont séparés par la récréation. Par ailleurs,
ces activités d’écriture ne sont pas de façon systématique associées à celle de la lecture, elles
peuvent se situer dans le prolongement de la lecture du texte, parallèlement au texte lu (C2)
ou en lien avec le texte, comme c’est le cas dans les classes C1, C3 et C4 : elles permettent
d’évaluer une compréhension en cours du texte, construite au préalable dans l’interactivité.

Enfin, le métatexte construit révèle le statut scolaire du genre à travers la dérive de la


textualité, que je relève dans le questionnement des manuels scolaires, dans les travaux
d’autres chercheurs et à travers les transcriptions d’autres travaux. Il me semble qu’il s’agit
d’une caractéristique majeure du métatexte produit en situation scolaire.

Au vu de ces constats, il faut se rendre à l’évidence que la leçon de lecture en situation


de DI évolue peu, et ce genre de la métatextualité est un puissant absorbeur de tâches
anciennes qu’il transforme, rénove et recycle. Il est ainsi un produit de la discipline scolaire
dans laquelle il se formalise et à l’évolution de laquelle il participe.

368
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

2 Les activités discursives caractéristiques du métatexte

Le métatexte s’élabore collectivement en fonction de la situation de lecture et


notamment des tâches proposées aux élèves et les styles de gestion des interventions des
enseignants. L’analyse formelle du métatexte permet d’identifier trois formes discursives des
énoncés : le discours paraphrastique, le discours hypothétique et le discours argumentatif.
Sachant que ces formes discursives s’imbriquent entre elles et se construisent les unes par
rapport aux autres. Le discours paraphrastique étant le plus récurrent puisque l’activité de
compréhension de l’histoire s’élabore et évolue à partir de sa reformulation, tout en comblant
les blancs, en inférant, en exprimant des émotions, etc. Les deux autres formes du discours
contribuent à l’élaboration de la reformulation de l’histoire et aux réactions sur l’histoire,
mais aussi l’expression des avis différenciés. Ce sont les deux formes linguistiques qui
caractérisent le plus le genre DI.

L’analyse du métatexte est essentiellement linguistique et vise à caractériser chacune


de ces formes identifiées. Les modalités d’analyse varient selon les spécificités de chacune.
Par ailleurs, les résultats selon les classes peuvent être présentés de façon globale quand la
différenciation n’est pas significative (c’est le cas du discours paraphrastique) ou au contraire,
ils peuvent être confrontés entre eux quand les performances des élèves ou les styles
enseignants sont des paramètres significatifs des nuances observées au sujet de l’élaboration
du métatexte.

2.1 Le discours paraphrastique

La reformulation du texte est une activité langagière importante en situation de DI ;


élèves et enseignant reformulent, disent et redisent le texte : ils le paraphrasent. D’autres
formes de la paraphrase apparaissent à travers l’analyse des énoncés d’élèves : ils se réfèrent
au texte ; ils le citent ; ils le lisent ; le répètent à partir du métatexte ou en évoquant un
souvenir. Cette référence peut-être implicite ou au contraire explicite. Dans ce dernier cas,
l’élève dit se référer au texte. Ces formes du discours métatextuel participent à la lecture de
l’image, à la formulation des raisonnements hypothétiques, déductifs et inductifs. Elles
construisent le discours argumentatif ou plutôt le discours argumentatif prend appui sur la
reformulation du texte.

L’étude porte sur les formes linguistiques que le discours paraphrastique revêt en
recourant aux catégories établies par Bertrand Daunay (2002a, 2002b). Je les reformule ainsi :

369
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

« la paraphrase répétition » (quand le métatexte fusionne dans le texte lu) ; la « paraphrase


détextualité » (quand le texte lu fusionne dans le métatexte) ; « la paraphrase explicite »
(quand l’élève explicite à l’aide de marqueurs cette fusion d’un élément du texte dans son
métatexte). Ces catégories sont un outil qui me permet de décrire l’activité paraphrastique des
élèves. Selon les situations de lecture, les formes de la paraphrase évoluent. Parler du texte
c’est parler des mots du texte et sur la relation texte/métatexte qui se construit à travers les
interactions des échanges. Trois catégories peuvent ici être retenues : citer le texte, reformuler
le texte et expliciter le texte, dans la mesure où elles sont récurrentes dans toutes les classes. Il
faut toutefois préciser que dans la classe C2 elles sont moins présentes que dans les autres
classes, puisque le texte lu est surtout un prétexte pour construire une autre histoire et
développer l’imagination des élèves.

2.1.1 Citer des éléments du texte

Le discours scolaire est un lieu privilégié du discours autonymique, en particulier dans


le cadre des séances de lecture et cela dès le cycle 2, comme le précise Corinne Gomila (2003,
p. 125) :

L’autonymie dans le discours scolaire est marquée par les contraintes propres à
la lecture ; le passage de l’écrit à l’oral. Directement liée à la situation, nous
distinguons une fonction majeure : l’exploration du code graphique, c'est-à-dire
les aspects systématiques de la relation écrit/oral et l’étude des marquages
caractéristiques de la textualité écrite qui sont en jeu.

Dans le cadre du genre DI, l’autonymie participe à la reconstruction du sens,


l’autonyme mis en valeur répond à une intentionnalité qui a pour objectif de construire un
discours moins sur l’autonyme lui-même que sur son contexte textuel. Cependant, il arrive
que l’autonymie joue un rôle d’aparté dans la construction du métatexte. C’est le cas des
activités régulatrices telles que le rappel de règles grammaticales suite à l’identification d’un
temps verbal ou encore le rappel d’un métalangage spécifique. Mon étude ne prend en compte
que les tâches structurantes où l’autonymie participe à la production du métatexte et peut
assumer différents rôles.

Le fait autonymique peut concerner le traitement lexical, lorsqu’un terme relevé dans
le texte devient objet de la discussion. Les classes C8 et C10 offrent de nombreux exemples
que j’ai déjà cités. Le travail sur le mot « oasis » dans la classe C10 (supra, p. 327 sq.) ou
encore le travail sur les périphrases dans la classe C8 (supra, p. 307 sq.). Je cite un nouvel
exemple emprunté à la classe C10 où le texte choisi expose les élèves à des savoirs culturels
370
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

qui par leur statut historique peuvent se trouver éloignés des connaissances référentielles des
élèves :

C10  314  E17  :  et  <i>  trouve  une  cartouche    


C10  315  M  :  alors  il  retrouve  UNE  cartouche  ?  
C10  316  E3  :  un  cartouche    
C10  317  M  :  un  cartouche  alors  c’est  quoi  un  cartouche  ?  
C10  318  E9  :  c’est  une  cartouche  d’encre    
C10  319  M  :  est-­‐‑ce  que  c’est  écrit  une  cartouche  ?  
C10  320  E3  :  non    
C10  231  Cl  :  [inaudible]    
C10  322  M  :  alors  quels  sont  les  sens  que  peut  avoir  le  mot  cartouche  ?    
C10  323  E9  :  la  cartouche  d’encre    
C10  324  M  :  la  cartouche  d’encre  
C10  325  E13  :  la  cartouche  de  fusil    
C10  326   M  :   la   cartouche   de   fusil   donc   la   cartouche   d’encre   c’est   un   petit  
réservoir   où   l’on   met   de   l’encre   et   la   cartouche   de   fusil   /   c’est   quoi   la  
cartouche  de  fusil  ?  on  y  met    
C10  327  E7  :  une  cartouche  de  cigarettes    
C10  328  M  :  la  cartouche  de  cigarettes  et  voilà  c’est  encore  un  sens  différent  
++  alors  un  cartouche  est-­‐‑ce  que  quelqu’un  a  déjà  entendu  ce  sens  ?  
C10  329  E9  :  NON    
C10  330  E3  :  c’est  le  plus  entendu  
C10  331  E4  :  c’est  avec  l’Égypte    
C10  332  M  :  en  tout  cas  ça  a  un  rapport  avec  l’Égypte  et  l’écriture  +  ça  c’est  
sûr  +  peut-­‐‑être  que  quelqu’un  peut  chercher  rapidement  +  
C10  333  E12  :  heu  monsieur    
C10  334  E3  :  monsieur  c’est  un  truc  pour  écrire    
C10  335  M  :  alors  ce  n’est  pas  tout  à  fait  pour  écrire,  mais  c’est  lié  à  l’écrit,  
mais   ce   n’est   pas   un   instrument   /   c’est   n’est   pas   un   instrument   +++  
alors  Mélanie    
C10  336  E4  :  alors  boucle  dans  laquelle    
C10  337  Cl  :  [bruyant]    
C10  338  M  :  chut  /  on  écoute  s’il  vous  plait    
C10  339  E4  :  se  trouve  le  nom  d’un  Pharaon  en  hiéroglyphe  et      
C10  340  M  :  alors  relis  le  début  on  n’a  pas  très  bien  compris  le  début    
C10  341  E4  :  boucle  dans  laquelle  se  trouve  le  nom  d’un  Pharaon    
C10  342  E3  :  [debout]  c’est  pas  comme  une  <  anulette  >  ou  je  sais  pas  quoi  ?  
C10  343  M  :  une    
C10  344  E5  :  amulette    
C10  345   M  :   une   amulette   +   ben     oui   c’est   ça   en   fait   c’est   une   espèce  
d’amulette  en  tout  cas  le  pharaon  souvent  il  est  enterré  avec  un  certain  

371
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

nombre  d’amulettes  qui  sont  là  pour  chasser  le  mauvais  esprit  /  hein  et  le  
mauvais  esprit  /  non  pas  qu’on  croit  qu’il  y  a  une  vie  après  la  mort,  mais  
il  y  a  de  bons  esprits  et  de  mauvais  esprits  et  donc  quand  on  veut  chasser  
le  mauvais  esprit  en  effet  la  petite  plaquette  ça  pourrait  être  une  espèce  
de  petite  amulette  qui  porte  son  nom  et  donc  le  cartouche  en  fait  c’est  ça  
cette  espèce  de  /  en  fait  c’est  une  zone  +  ça  peut  être  fait  en  métal  +  c’est  
une   zone   à   l’intérieur   de   laquelle   on   va   trouver   des   dessins   /   des  
hiéroglyphes  /  c’est  cet  élément-­‐‑là  en  fait236  

Cette séquence reproduite intégralement montre le cheminement qui se construit à


partir du moment où un élève relève un terme spécifique − dont au départ il n’est pas très sûr
de sa compréhension − et comment ce terme va devenir un objet de discussion (un ou une
cartouche), de recherche (rapport avec l’Égypte, puis recherche dans le dictionnaire) et
d’explicitation de la scène qui vient d’être lue. En fin de compte, ce n’est pas la définition du
dictionnaire qui est retenue, celle-ci oriente l’appropriation du terme par les élèves (le
parallèle établi avec l’amulette) que l’enseignant explicite en synthétisant toutes les
connaissances construites au sujet de l’histoire.

Dans d’autres classes, le traitement des questions portant sur des faits linguistiques se
réalise à l’aide de l’autonymie. C’est le cas dans la classe C12, avec le questionnement autour
de la signification de l’expression « d’Onc » et le repérage du début d’une phrase. Dans ce
cas, ce qui est autonymisé et analysé peut relever de la ponctuation :

C12  276  M  :  alors  qu’est-­‐‑ce  que  t’avais  pas  vu  ?  


C12  277  E18  :  ben  j’avais  lu  trop  vite,  je  n’avais  pas  vu  les  virgules    
C12  278  E10  :  les  guillemets    
C12  279  M  :  oui  alors  les  guillemets  //  ils  indiquent  quoi  ?    
C12  280  E  18  :  ben  quelqu’un  qui  parle  
C12  281  E10  :  les  personnages  qui  parlent    
C12  282  E13  :  qui  pensent    
C12  283  M  :  ça  peut  être  quelqu’un  qui  pense  aussi/et  puis  ?  
C12  284  E18  :  et  aussi  il  y  a  un  point  d’exclamation    
C12  285  M  :  il  y  a  un  point  d’exclamation  qui  est-­‐‑ce  qui  peut  me  le  faire  là  ?  
ce  qui  est  entre  guillemets  

236. Pour faciliter la lecture du passage je ne reproduis pas les termes transcrits en majuscules, cet échange est très bruyant et
élèves et enseignants haussent la voix.

372
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

L’identification des guillemets conduit les élèves à identifier du discours direct et par
conséquent à confier ce discours aux personnages. La mise en voix de ces passages amène la
réflexion sur cette voix spécifique dans le récit.

On peut parler de diverses façons d’un texte sans nécessairement le citer ; c’est une
caractéristique du métatexte que Gérard Genette (1982) lui reconnait. Ce qui caractérise les
situations de DI, c’est qu’elles portent sur un texte qui est l’objet d’un commentaire, d’un
discours qui porte sur lui, qui s’appuie sur lui et l’intègre dans le métatexte. La désignation
d’un élément du texte peut être de l’ordre de l’allusion. C’est le cas dans la classe C3 ; il
s’agit de retrouver la page où se trouvent les éléments qui valident la réponse, selon des règles
imposées qui structurent la forme des réponses :

C3  46  E9  :  moi  je  l’ai  à  la  page  110    


C3  64  E11  :  moi  j’ai  ça  à  la  page  110  
C3  72  E12  :  faux  page  113    
(etc.)    

Les déictiques soulignés (tout comme l’ellipse, tour 72) désignent un élément du texte
comme élément de la réponse qui se trouve ainsi identifié à certaines pages.

L’autre valeur de l’autonymie dans le métatexte du genre DI consiste, comme dans la


classe C4, à reconstruire l’histoire du texte à partir de mots-clés relevés : « le grimoire », « la
magie rouge », « la magie blanche », « englouti corps et âme ». Ce travail accompagne et
interrompt la lecture du passage, qui se réalise en même temps avec sa glose237 :

C4  126   M  :   et   voilà   ce   qu’il   bredouilla/c’est   que   ++++   j’aimerais   beaucoup/  


beaucoup  le  finir  +  il  m’intéresse  +++  alors  dites-­‐‑moi  un  petit  peu/il  y  a  
un  passage  où  je  suis  étonnée  de  ne  pas  vous  voir  réagir  +  il  a  du  mal  à  
entrer   dans   le   grimoire,   mais   maintenant   il   est   englouti   corps   et   âme  
++++  il  entre  dans  le  livre  à  votre  avis  ?  
C4  127  Cl  :  nan    
C4  128  M  :  alors  qu’est-­‐‑ce  que  c’est  ?  
C4  129  E3  :  c’est  une  expression    
C4  130  M  :  oui  on  avait  vu  ça  la  semaine  dernière  
C4  131  E5  :  c’est  du  sens  figuré    

237. Dans la classe C2, on peut observer la même modalité de lecture.

373
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

C4  132  M  :  oui  très  bien  c’est  du  sens  figuré  ++  alors  il  est  englouti  pas  le  
livre/il  est  très  attiré  par  la  lecture  est-­‐‑ce  que  vous  seriez  dans  le  même  
état  d’esprit  que  lui    
C4  133  E2  :  bof    
C4  134  E10  :  mouais    
C4  135  M  :  toi  Q.  E13  ?  qui  d’autre  ?  +++  non  B.  E4  ++  alors  voilà  ce  que  je  
vous  propose  Théophile  est  très  attiré  par  ce  livre/à  votre  avis  pourquoi  ?  

Ce travail se retrouve également dans la classe C1 lorsque les élèves à partir de


certains termes relevés dans les titres des chapitres font des suppositions et des inférences sur
le contenu l’histoire :

C1  197  E3  :  euh  :  au  cinquième  chapitre  il  dit  que  c’est  un  vampire  donc  ce  
monsieur  en  noir  au  lieu  de  boire  du  sang  il  boit  de  l’encre  

Le fait autonymique permet la construction du métatexte en mettant en valeur un mot,


une expression qui sera objet du commentaire apporté. L’élève E5 relève cet indice du texte à
travers le marqueur « il dit » (supra, p. 362), explicitant ainsi son activité paraphrastique. La
relecture des passages du texte où les élèves localisent leurs éléments de réponse est fréquente
à travers les séances, ainsi que la reprise d’un terme du texte par le processus d’autonymie
pour construire le métatexte. Cette paraphrase est explicite, la fusion des éléments du texte est
indiquée par des marqueurs linguistiques. Dans tous les autres cas cités, les éléments du texte
fusionnent dans le métatexte.

2.1.2 Reformuler l’histoire

D’autres tâches structurantes requièrent une reformulation de l’histoire. C’est le cas en


début de séance où il faut rappeler, reformuler l’histoire et dire où la lecture du texte était
restée en suspens précédemment. Il s’agit des classes où la situation de lecture porte sur le
passage d’une œuvre longue en cours de lecture (C7 ; C8 ; C9 ; C12) ou lorsque la situation
de lecture concerne un texte dont la lecture est terminée (C5 ; C6 ; C9). Cette activité se
construit dans la coénonciation guidée par l’enseignant et à partir des souvenirs de lecture du
texte. Je m’arrête quelques instants sur le début de séance de la classe C8 :

C8  22  E  :  c’est  le  papa  de  Little  Lou  qui  avec  des  copains  à  lui  ont  décidé  de  
construire  un  camion  et  après  ils  vont  vers  le  nord    
C8   23   M  :   ils   ont   préparé   un   camion   et   après   ils   vont   vers   le   nord   +  
pourquoi  s’en  vont-­‐‑ils  vers  le  nord  ?  
C8  24  E  8  :  pour  trouver  du  travail  là  où  il  y  a  des  usines    

374
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

C8  25  M  :  d’accord  ça  se  passe  où  ?  


C8  26  E8  :  en  Amérique    
C8   27   M  :   en   Amérique   ++   euh  :::   eux   ils   étaient   au   sud   et   au   sud   c’était  
plutôt  quoi  ?  on  avait  dit  au  nord  il  y  avait  les  usines  et  au  sud  ?  
C8  28  E8  :  il  y  avait  des  champs    
C8  29  M  :  les  champs/  les  plantations  de  coton/on  avait  dit  ++  oui  ?    
C8  30  E7  :  et  puis  à  un  moment  ils  se  sont  arrêtés  sur  une  station  à  essence  
et  ils  ont  rencontré  une  dame  qui  sera  la  future  maman  de  Little  Lou    
C8   31   M  :   à   quoi/on   avait   expliqué   pourquoi   c’était   la   future   maman/  
Marie  ?  
C8  32  E4  :  ben  ils  étaient  passés  pour  prendre  de  l’essence  et  comme  le  papa  
de  Little  Lou/il  aimait  bien  la  pompiste  après  il  l’a  pris  dans  le  camion  il  
lui  a  demandé  si  elle  voulait  venir  avec  eux    
C8  33  M  :  Hum/  hum,  mais  il  y  avait  une  phrase  aussi  qui  nous  le  disait/la  
pompiste   c’était   maman   enfin   pas   encore   ++   vous   vous   souvenez  ?   ++  
alors   là   je   vais   peut-­‐‑être   vous   pousser   un   petit   loin,   mais   enfin   on   va  
voir/quand   on   avait   commencé   j’avais   attiré   votre   attention   sur   une  
phrase   ++   euh/sur   laquelle   on   s’était   arrêté   et   qui   était   et   je   vous   avais  
dit/regardez  bien  cette  phrase/il  faut  comprendre  quelque  chose,  mais  ce  
n’est  pas  écrit,  mais  il  faut  faire  un  effort  pour  comprendre  et  interpréter  
les  mots/qu’est-­‐‑ce  que  c’était  cette  phrase  ?  je  vous  laisse  deux  secondes  
réfléchir  d’autres  enfants  [...]    
C8  38  E6  :  la  phrase  c’était  que  maman  et  papa  allaient  s’acheter  des  habits  
chics  pour  se  présenter  au  révérend  Pickett    
C8  39  M  :  exactement  c’était  celle-­‐‑là/tu  as  une  excellente  mémoire/la  phrase  
était  vraiment  celle-­‐‑là  et  comment  fallait-­‐‑il  comprendre  ça  F.E11  +  papa  
et   maman   allaient   s’acheter   des   habits   chics   pour   se   aller   présenter   au  
révérend  Pickett  

La reformulation de l’histoire se construit autant sur des souvenirs de l’histoire −


« c’est le papa de Little Lou [...] », que sur le métatexte déjà produit : « on avait dit », « on
avait expliqué pourquoi » − que le souvenir de phrases qui ont fait l’objet d’un travail précis,
et qu’une élève rapporte fidèlement : « la phrase c’était que maman et papa allaient s’acheter
des habits chics pour se présenter au révérend Pickett ». Dans cette activité, le discours des
élèves intègre une majorité de termes du texte où les deux fusionnent. La paraphrase joue
alors un rôle de reconstruction de la diégèse et le discours des élèves reprend les actions des
personnages qu’ils réorganisent dans l’ordre chronologique des évènements. Les formules
introductives du discours des élèves : « c’est l’histoire de » (C8 : 20) se retrouvent dans le

375
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

questionnement de l’enseignant : « alors en gros l’histoire ? » (MC5 : 3)238 ou encore la


formule « il y a » pour introduire une présentation des personnages ou des éléments de
l’image. Le métatexte se construit cette fois-ci sur la fusion du texte et du métatexte. Ce
processus se retrouve dans d’autres classes puisque les enseignants construisent la mémoire
de l’histoire lue régulièrement à travers les séances. Les enseignants reformulent davantage le
texte et leurs énoncés fusionnent le métatexte dans le texte :

C3  61  M  :  faux  page  111/je  suis  d’accord  avec  ton  faux  page  111  +,  mais  +  
dis-­‐‑moi  pourquoi  ++  allez    
C3  62  E9  :  aucun  ne  résistait  ni  les  plus  grands  ni  les  plus  gros    
C3   63   M  :   aucun   ne   résistait   ni   les   plus   grands   +++   ni   les   plus   gros   +++  
donc  si  aucun  ne  résiste  +  les  gros  arbres  non  plus  +  c’était  bien  faux  ++  
qu’est-­‐‑ce  qu’il  y  a  L.  E11  ?  

Leur reformulation de l’histoire du texte porte souvent sur les propositions des élèves,
elle se construit ainsi sur le métatexte lui-même :

C1  130   M  :   ah   peut-­‐‑être   +++   donc   si   je   récapitule   un   petit   peu   et   vous   me  


direz   si   c’est   vraiment   ce   que   vous   pensez   et   vous   m’arrêtez   si   vous  
n’êtes  pas  d’accord  +  l’homme  en  noir  c’est  le  buveur  d’encre  +      
C1  132  Cl  :  oui    
C1  133   M  :   il   vient   à   la   librairie   pour   prendre   l’encre   des   livres/il   aspire  
l’encre  avec  une  paille  +  l’encre  est  nécessaire  puisque  c’est  un  vampire,  
mais   pas   un   vampire   qui   boit   du   sang,   mais   un   vampire   qui   boit   de  
l’encre  

L’une des particularités de l’élaboration du métatexte que j’observe est qu’il se


construit autant à partir du texte que du métatexte déjà produit : des strates de métatextes
fusionnent et rappellent le texte.

2.1.3 Expliciter le texte

Enfin, l’explicitation de la compréhension des élèves s’appuie sur le texte qu’ils


intègrent dans leur récit reconstitué de l’histoire lue. Lors de cette activité, le discours des
élèves intègre des termes du texte avec lequel il fusionne, et parfois se distancie de la diégèse
pour rendre compte du statut de l’énonciation narrative, l’activité de paraphrase devient alors
explicite :

238. Il s’agit d’une référence à l’entretien de l’enseignante MC5, infra, p. 643

376
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

C1  169  E4  :  en  fait  il  dit  c’est  des  envahisseurs    


C1  170   M  :   il   dit/très   bien/moi   aussi   j’aime   ce   mot-­‐‑là/il   dit   que   les   livres  
sont  des  envahisseurs  +  et  pourquoi  il  dit  ça  ?    
C1  171  Cl  :  hum  [les  élèves  lèvent  la  main]    
C1  172  M  :  R.  E16    
C1  173  E16  :  il  aime  pas  du  tout  lire    
C1  174  M  :  il  n’aime  pas  du  tout  lire  et  alors  qu’est-­‐‑ce  qui  se  passe  avec  les  
livres  chez  lui  ?  qu’est-­‐‑ce  qui  se  passe  E.  E11  ?  
C1  175  E11  :  ben/tellement  son  père  ramène  des  livres  on  peut  plus  marcher  

Dans les trois énoncés d’élèves, les trois arguments sont différents bien que se référant
à la même situation. L’élève E4 rapporte les propos d’une instance que je n’identifie pas très
bien dans son discours, mais qui pourrait implicitement désigner le narrateur : « il dit c’est des
envahisseurs ». Cet autonyme permet de qualifier les livres. L’élève E16 reformule le
sentiment qu’éprouve le personnage pour les livres. L’élève E11 explicite une image de
l’invasion des livres à la maison. La paraphrase n’est alors plus explicite : texte et métatexte
fusionnent en juxtaposant les termes « livres » et « envahisseurs », ainsi que fiction et réalité à
travers le pronom « on », l’élève propose un scénario commun, en convoquant des
connaissances référentielles qui explicitent la scène sous l’impulsion du questionnement de
l’enseignant.

La paraphrase est une caractéristique de tous les discours métatextuels et n’est pas
spécifique au genre discursif qui définit le DI, toutefois c’est une forme incontournable de la
situation didactique. La paraphrase permet au texte de fusionner dans le métatexte à des
degrés très différents, elle facilite la compréhension du texte dans la mesure où elle participe à
la reformulation de l’histoire et contribue ainsi à construire le film de l’histoire que les
enseignants évoquaient lors des entretiens ; l’autonymie permettant, quant à elle, un arrêt sur
un élément précis du texte, soumis à la discussion. Par ailleurs, la paraphrase permet de
valider les autres opérations métatextuelles puisque la référence au texte est un critère valorisé
par les enseignants dans la formulation des hypothèses et dans le discours argumentatif.

2.2 Le discours hypothétique

L’élaboration du métatexte en situation de DI s’appuie fortement dans toutes les


classes observées sur la formulation d’hypothèse. Cette valorisation est à mon sens
déterminante dans la modalité de lecture mise en œuvre par le genre. En effet l’hypothèse de
lecture participe d’une conception de la lecture (Eco 1985 ; Canvat 1999 ; Jouve 1993 ; Otten,

377
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

1995), mais aussi de la notion de débat (supra p. 47). Formuler des hypothèses est un
processus cognitif qui accompagne la lecture239 (cf. Jorro, 1999). Valider les hypothèses
relève d’un processus à la fois cognitif et argumentatif (Thérien, 2007 ; Valenti, 2007). La
formulation et la révision des hypothèses de lecture sont un critère d’évaluation de cet acte.
Pour Bertrand Gervais (2007) plus l’acte de lecture vise la compréhension du texte (par
opposition à la progression) plus la place octroyée aux hypothèses est importante. Jean-Louis
Dufays et alii (2005, p. 212) précisent que l’intérêt didactique des hypothèses de lecture
réside à la fois dans la mise en œuvre de « l’imagination et de la rigueur [dans la mise] en
branle de toute la mécanique perceptible de l’esprit [dans la mobilisation] aussi bien [des]
codes que [des] règles de cohérence sémantique [...] ». De manière générale, les modèles
didactiques et celui que propose la prescription du genre (MEN, 2003) mettent en valeur le
rôle des hypothèses de lecture dans cette activité scolaire. Catherine Tauveron insiste :
« construire une hypothèse de lecture n’a de sens que si l’hypothèse peut être confrontée à
celle des autres ou soumise à leur évaluation » (2004, p. 26). Les hypothèses émises amènent
la confrontation des opinions, des interprétations en cours et caractérisent le métatexte qui
s’élabore en situation de DI. Il convient de caractériser cette forme discursive en fonction des
marques linguistiques, des tâches qui favorisent sa production dans les classes et les
différences observables au niveau des performances des élèves en fonction des tâches
proposées.

2.2.1 La forme linguistique des hypothèses

Les énoncés hypothétiques que j’analyse se caractérisent essentiellement par trois


marqueurs linguistiques utilisés par les élèves et les enseignants. « Peut-être » est la formule
la plus courante, puis l’usage du conditionnel et enfin la conjonction de subordination « si ».
Il convient de noter que ces marqueurs peuvent être utilisés sans pour autant participer à la
construction des hypothèses, dans ce cas je ne les prends pas en compte dans l’analyse qui
suit. Par ailleurs, le taux de reformulation des énoncés des élèves sous une forme linguistique
hypothétique par les enseignants est important. Les énoncés hypothétiques relevés dans le
discours des enseignants ne renvoient pas à des hypothèses personnelles, ce sont des
reformulations des énoncés des élèves ainsi transformés. Ce que j’interprète comme un

239. Cf. Anne Jorro (1999) qui cite les travaux d’Ausubel, 1980, Bonnet 1980, Haberlandt, 1982 qui ont éclairé ce processus
dans l’acte de lecture.

378
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

apprentissage visé pour construire le métadiscours, et une valeur explicitement attribuée aux
énoncés des élèves : les enseignants stimulent cet apprentissage :

C4  26  E1  :  et  il  y  a  un  voleur  qui  va  vouloir  le  voler    
C4  27  M  :  ah  :::  il  y  aurait  un  voleur  +  où  est-­‐‑ce  que  tu  vois  le  voleur  ?  

Le graphique ci-dessous montre les écarts entre les énoncés des élèves et ceux des
enseignants en fonction des classes.

60
50
40 42 29
30 8 23 30
20 22 15
23
24 10 22
10 2 6 18 15 2 16 16
10 8 5 10
0 2 1
1

10

11

12
EC

EC

EC

EC

EC

EC

EC

EC

EC

EC

EC

EC
énoncés hypothétiques E énoncés hypothétiques M

32. Graphique : Énoncés hypothétiques élèves/maitre (nombre des énoncés)

Il apparait que dans la moitié des classes du corpus (C1 ; C4 ; C6 ; C8 ; C10 ; C11), les
enseignants reformulent les énoncés d’élèves sous la forme hypothétique, mais ils rappellent
aussi les hypothèses émises pour relancer la discussion ou celles restées en suspens lors d’une
séance précédente (C3 ; C7 ; C8 ; C10). Ces liens construits entre les séances participent, à
mon sens, de la lecture de l’œuvre intégrale que favorise le DI : ils permettent de travailler la
mémoire du lecteur (C8 : 11-17 ; C10 : 33) et celle de la lecture comme expérience collective
dans ces classes :

C7  191  M  :  ah  oui  depuis  le  début  on  se  demande  ++  vous  vous  souvenez  les  
hypothèses  qu’on  a  eues  ++  il    
C7  192  E3  :  il  va  le  retrouver    
C7  193  M  :  toi  tu  penses  qu’il  va  le  retrouver    
C7  194   E17  :   depuis   le   début   il   raconte   l’histoire   au   petit/alors   là   il   a   dû  
raconter  l’histoire    
C7  195  M  :  ah  oui  
C7  196  E3  :  l’histoire  de  quand  il  a  perdu  son  œil    
C7  198  M  :  alors  L.  E17  tu  dis  quelque  chose  d’important  !  toi  tu  dis  depuis  
le  début  il  raconte  son  histoire  

379
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

Par ailleurs, les enseignants verbalisent le rôle des hypothèses (C4 : 9 ; 13 : 359 ; C7 :
191 ; 375 ; C8 : 15-17 et 112) et créent la confrontation des énoncés, ce qui contribue à
l’apprentissage du doute (C6 : 678-693).

Les hypothèses dépendent en partie du style de gestion des interactions des


enseignants et des situations de lecture. Certaines hypothèses portant sur l’épitexte sont des
« inférences contextuelles » (Charaudeau & Maingueneau, 2002, p. 312), elles anticipent la
lecture à partir « de départs de lecture obligés » (Otten, 1995, p. 344). D’autres hypothèses
portent sur la suite du texte, elles constituent des prédictions non vérifiables au moment même
où elles sont formulées, mais elles peuvent être discutées (elles peuvent être recevables ou
irrecevables). Il s’agit, comme le dit Jean Valenti (2007, p. 77), d’imprimer : « une orientation
aux signes qui sera ultérieurement confirmée ou infirmée par les effets contextuels qu’il sera
possible d’enregistrer ». De plus, le corpus étudié montre que certains énoncés ont une forme
hypothétique et portent sur divers éléments du texte relevés, qui se trouvent ainsi interrogés,
alors que d’autres énoncés hypothétiques construisent une hypothèse thématisée au sujet de
l’histoire, c’est-à-dire un scénario précis. Mon analyse porte sur ces deux formes
d’hypothèses qui mobilisent des processus d’élaboration et de traitement qu’il me semble
intéressant de confronter.

2.2.2 Hypothèse et péritexte

Dans les classes C1, C2 et C4, la situation de DI porte sur la découverte du texte à
travers l’analyse du péritexte, et pourtant les performances des élèves varient : y compris dans
les trois classes, ils construisent plus d’énoncés hypothétiques que des hypothèses
thématisées. Dans la classe C4, les élèves proposent peu d’énoncés hypothétiques et souvent
ils reprennent des propositions déjà émises. Dans la classe C2, les élèves s’expriment
beaucoup plus, je relève beaucoup d’énoncés à valeur hypothétique qui s’enchâssent et qui
construisent différentes hypothèses de lecture. Alors que dans la classe C1, les élèves
émettent leurs hypothèses singulières en relevant différents détails du paratexte et peu
d’hypothèses thématiques sont proposées.

380
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

24
25

20 12
10
15 8
6
10 2
5

0
C1 C2 C4
énoncés hypothétiques hypothèses thématiques

33. Graphique : Énoncés hypothétiques/hypothèses thématiques dans les classes C1, C2 et C4

Cette lecture prédicative amène les élèves à construire un scénario de l’histoire lue.
Dans la classe C1, les élèves construisent un seul scénario thématique à partir de certains
indices relevés dans le titre, l’image de la première page de couverture, le texte de la
quatrième page – qui est en fait l’incipit – et les titres des chapitres. Progressivement, les
microhypothèses fondées sur l’analogie sémantique et la déduction se confirment, et
apparaissent ainsi les éléments essentiels de la fabula : le personnage du buveur d’encre est un
vampire, il boit l’encre des livres, et il est observé par Odilon qui se cache dans la librairie de
son père. La lecture du premier chapitre s’en retrouve facilitée, les élèves en connaissent tous
les éléments avant sa lecture. Cependant, il convient de rappeler que le stéréotype du vampire
s’est construit, comme nous l’avons vu, de façon très guidée (par l’étayage de l’enseignante et
la situation de lecture proposée : analyse de tous les éléments du péritexte), mais surtout au
détriment de tout autre scénario hypothétique proposé par les élèves (supra, p. 338).

Dans la classe C4, le processus est assez identique, l’enseignante cherche cette fois-ci
la mobilisation d’un « topic » (Eco, 1985)240, qui se trouve être le genre policier ou fantastique
qui permettrait d’induire des hypothèses à partir du titre et de l’image de la première page de
couverture. La quête des indices est minimale, elle n’apporte pas tous les éléments aux
élèves241, l’enseignante préférant que leurs hypothèses soient vérifiées par la lecture. La

240. La détermination d’un topic, nous dit Umberto Eco : « est matière d’inférence ou de ce que Pierce appellerait abduction
ou hypothèse (cf. Eco et Sebeok, 1983). Déterminer le topic signifie avancer une hypothèse sur certaines régularités de
comportement textuel. » (Eco, 1985, p.113 sq.). Le topic résulte ainsi du choix des éléments encyclopédiques que fait le
lecteur pour se représenter un scénario de l’histoire lue et construire sa compréhension.
241. Elle déclare en classe C4 7 M : « aujourd’hui nous allons travailler à partir du premier chapitre ++ donc on n’en n’a pas
spécialement besoin/je vais juste vous mettre le titre au tableau [écrit au tableau : 18 secondes] voilà je vous le passe [elle
montre le livre et passe devant chacun] pour que vous regardiez la couverture et volontairement aujourd’hui je ne vais pas

381
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

quantité de production des hypothèses est inférieure à la classe précédente et ne constitue pas
un scénario thématique, mais plusieurs pistes de mini-scénarios242 : la magie ; la bibliothèque ;
le vol ou la trouvaille d’un livre ; le héros est un élève ou un garçon. Les élèves convoquent
leur expérience personnelle de la visite scolaire à la bibliothèque, la symbolique de l’ombre et
le traitement endonarratif (Gervais, 1989) du terme « grimoire ». La lecture du texte
s’apparente à une révélation du sens resté en suspens.

Dans la classe C2, les élèves imaginent l’histoire de l’album de David Wiesner à partir
de l’illustration d’une double page. Plusieurs scénarios thématiques sont coconstruits en
parallèle, à partir de scénarios intertextuels : l’histoire des trois cochons, l’histoire d’un
chevalier qui pourchasse un dragon qui cache une rose en or, mais aussi l’idée qu’il s’agit
d’un rêve du dragon, etc. Au départ, les indices sont iconographiques, mais très vite les
hypothèses ne se construisent plus qu’à partir des scénarios induits, elles ne portent plus sur
l’image, mais sur le métatexte produit qui parfois prend une forme hypertextuelle. D’autant
que l’enseignante favorise l’imagination et l’originalité des scénarios plus que leur conformité
au récit qui sera rapidement lu. La lecture du texte est un autre moment de découverte de
l’album qui produit un autre discours et qui revient très peu sur les premiers scénarios qui
s’effacent et s’oublient.

La phase de découverte des textes littéraires semble assez ritualisée, les élèves (à
l’exception de la classe C2) connaissent les éléments à interroger du péritexte, qu’ils soient
signifiants ou qu’ils le soient moins dans le cas de l’œuvre étudiée. En effet, dans la classe
C1, les élèves formulent des hypothèses sur le logo de la collection, sur le nom de la maison
d’édition : tous les éléments constitutifs du paratexte sont connus des élèves et se trouvent
commentés de façon égale, sans aucune hiérarchisation en fonction de ce qui peut aider à

vous lire la quatrième de couverture parce que dans la quatrième de couverture il y a déjà la réponse à la question que je vais
vous poser ».
242. La différence que j’établis entre scénarios thématiques et mini-scénarios repose sur la forme de l’isotopie qui résulte des
choix du lecteur certaines propriétés sémantiques des léxèmes plutôt que d’autres. L’isotopie est pour Algirdas Julien
Greimas (1970, p.188) « un ensemble redondant de catégories sémantiques qui rendent possibles la lecture uniforme d’un
récit ». Il distingue des isotopies narratives (phrastiques ou transphrastiques) et des isotopies discursives (liées ou non liées à
des disjonctions isotopiques discursives. Comme le montre Umberto Eco (1985) celles-ci contribuent à l’élaboration de
plusieurs scénarios du même texte selon les choix effectués par le lecteur. Dans la situation que j’analyse l’activité des élèves
repose sur le péritexte, la référence aux travaux de Algirdas Julien Greimas et d’Umberto Eco est heuristique, dans la mesure
où elle me permet de décrire et de comprendre comment le relevé d’indices organisés dans ces classes amène à la
construction d’une seule ou plusieurs isotopies indépendamment du texte. L’enseignante C1 recherche un seul topic (pour
construire une isotopie) et confronte les élèves aux indices qui permettent cette construction, l’enseignante C4 recherche au
contraire à relever les différents topics possibles pour amener les élèves à sélectionner l’hypothèse qui est vérifiable par la
lecture du texte.

382
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

entrer dans le texte243. En somme, il s’agit du bagage encyclopédique du lecteur que les
enseignants mobilisent dans cette première phase de la séance de DI. Toutefois, la phase de
révision de ces scénarios est peu travaillée, elle peut même être totalement écartée (C2) et
peut ne pas contribuer à la formation de l’élève lecteur, mais plutôt à celle de l’élève
producteur d’histoires.

2.2.3 Hypothèse et suite de texte

La suite de texte est une tâche effectuée à l’oral comme à l’écrit en situation de DI, et
les performances produites dans les deux cas ne sont pas les mêmes.

La suite de texte à l’oral

Dans les classes C7 et C10, la situation de lecture se clôture par la prédiction de la


suite du texte. Cinq traitements différents de tâches sont identifiables à travers les énoncés
produits par les élèves (graphique 34). Dans la classe C10, les élèves proposent sept scénarios
hypothétiques sensiblement tous centrés sur les personnages du chacal et de la momie, ceux
qui accompagnent le héros. Dans la classe C7, il n’y a pas véritablement de scénario proposé,
mais les élèves synthétisent les évènements connus et repèrent les zones d’ombres, ils
formulent des attentes et comblent des ellipses. Cette dernière opération est également
observable dans la classe C10. Enfin, les élèves mobilisent leurs connaissances sur les
personnages et formulent des jugements à leur sujet : que sait-on et que vont-ils devenir ?
Dans chacune de ces deux classes, un élève réfute la proposition d’un autre élève.

8 scénario hypothétique
7
6 jugement sur un
personange
5
formulation d'attentes
4
3
contestation d'une
2
hypothèse
1
comble ellipse
0
C10 C7

34. Graphique : Les contenus des suites de texte dans les classes C7 et C10

243. Je concède que, dans certains cas, la collection puisse être un indice pertinent pour identifier, par exemple, le genre, il
s’avère que ce n’est pas le cas dans la situation que je cite.

383
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

Les enseignants valident les propositions émises en recourant à plusieurs modalités.


L’enseignant MC10 rectifie deux propositions d’élèves en convoquant des savoirs
référentiels. Tout d’abord, il rappelle aux élèves que le chacal n’attaque pas les hommes et
ensuite il précise qu’il n’y a pas de loup en Égypte : ces deux informations réorientent la
quête des élèves vers des indices décisifs. Conjointement à ce guidage, cet enseignant valorise
l’idée qui se construit au sujet du personnage du chacal et guide ainsi les élèves vers le rôle
que pourrait jouer ce personnage. Il met en valeur les stratégies des élèves qui convoquent
leurs connaissances de l’histoire (retour à la première de couverture, rappel du titre du roman)
et qui cherchent à bon escient des sources d’information pour combler leur méconnaissance
de l’histoire de l’Égypte ancienne (un élève cherche dans le livre d’histoire des informations
sur Anubis et se rend ainsi compte qu’il est représenté sous la forme d’un chacal, cf. C10 :
432-442). La suite du texte se construit sur ces éléments que les élèves vont rechercher dans
le texte et hors du texte.

L’enseignante MC7, quant à elle, apporte surtout des corrections sur la langue
(prononcer correctement Perdrix : C7 : 490-495) et la compréhension de la consigne (C7 :
472). Elle insiste sur la partie dont il faut imaginer la suite ; il s’agit de la suite immédiate et
non ce qui se passera dans la partie suivante du livre : l’œil de l’homme. L’enjeu réside
visiblement dans la bonne compréhension de la consigne, plus que dans sa réalisation. Elle
n’apporte aucun commentaire sur les propositions des élèves dès lors qu’ils respectent la
consigne.

Je peux ainsi dire que les productions langagières des élèves, lors de cette phase de
clôture visant une lecture expectative, se rapportent à la lecture réalisée. Dès lors, les élèves
peuvent combler des ellipses du texte qui, au moment de la lecture, ne leur étaient pas
apparues comme un manque. Ils peuvent recenser les questions qui demeurent en suspens (les
nouveaux « blancs » du texte). Les hypothèses reposent sur un faisceau de connaissances de
l’histoire et au sujet de l’histoire qui permet aux élèves de construire des attentes de lecture. Il
n’y a pas ici d’hypertextualité comme je l’ai observé précédemment. Le métatexte joue un
rôle de bilan de lecture : où en est l’histoire ? Qu’est-ce qui doit être résolu ? L’enseignant
MC10 insiste sur les évènements connus à relier pour anticiper l’histoire (C10 : 342). Il
éveille ainsi la curiosité des élèves et leur implication, en tant que lecteur de l’histoire, en les
invitant à réviser ce qu’ils ont cru comprendre jusqu’à présent. Je pose que c’est une « lecture
en compréhension » (Gervais, 1993). Les élèves convoquent leur mémoire de l’histoire lue

384
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

ainsi que des indices de l’objet livre, telle que la signification du titre244. Par ailleurs, la
construction collective de cette suite, guidée par l’enseignant, qui reformule et oriente (en
écartant et en gardant les propositions les plus intéressantes) se construit aussi par l’apport de
savoirs culturels importants, qu’il effectue régulièrement245, et qu’un élève comble en allant
chercher son livre d’Histoire (C10 : 519 à 552). L’ombre devient un loup ; une proposition
que l’enseignant récuse. L’ombre est alors associée à un autre animal qui devient le chacal. Le
chacal est à son tour associé au mauvais esprit, venant du tombeau, jusqu’à ce qu’un élève
(E3) partage la trouvaille faite dans le livre d’histoire (qu’il a entre les mains depuis quelques
minutes) : une représentation de la tête d’Anubis qui a la forme d’un chacal. La coénonciation
permet ce faisceau d’éléments significatifs qui amène les élèves à produire, sous le guidage de
l’enseignant, le sens de ce texte. L’enseignant autorise cette construction bruyante où certains
élèves quittent le texte pour un manuel scolaire, tâtonnent dans leurs représentations confuses
de l’histoire pour finalement élucider l’ellipse principale du texte : le chacal qui accompagne
Khey est la tête d’Anubis qui était dans le tombeau où la momie du pharaon a été volée par
les compagnons du jeune héros, dont on peut présupposer que ce sont les hommes retrouvés
morts dans le passage que les élèves viennent de lire.

Pour MC7, clôturer la séance par l’imagination de la suite du texte est un rituel qui
comme toutes les autres tâches font l’objet dans cette classe d’un apprentissage verbalisé.
J’observe que, de façon systématique, les élèves doivent, avant de réaliser la tâche, en
rappeler les modalités d’exécution. Les interventions très recadrées sur la tâche et ses
modalités laissent lieu à peu d’échanges entre les élèves, cependant certains soulignent ce que
le récit n’a pas encore élucidé :

C7   476   E7  :   ben   la   louve   +   il   va   parler   de   la   louve   qui   va   mourir   et   il   va  


parler  du  petit  garçon  qui  arrive    
C7  478  M  :  d’accord  
C7  479  E3  :  parce  qu’avant  il  dit  il  avait  une  louve  dans  sa  cage  et  puis  là  
elle  est  morte  alors  peut-­‐‑être  que  c’est  elle    
C7  480  E11  :  ah  ouais  c’est  elle  +  ça  doit  être  elle  

244. Il s’agit de l’œuvre d’Évelyne Brisou-Pellen, La vengeance de la momie.


245.. Lors de son entretien cet enseignant MC10 insistait sur cet apport culturel.

385
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

Les suites à l’écrit

Dans les classes C1, C4 et C11, les élèves produisent des suites de texte à l’écrit
comme je l’ai précisé supra (cf. p. 356). Dans les deux premières classes la tâche succède la
découverte du péritexte et d’un premier chapitre, dans la classe C11, il s’agit d’écrire une
suite à la nouvelle de La logeuse, dont la fin est ouverte. Les performances réalisées divergent
entre ces classes, comme le montre le graphique suivant 246:

100 reprise d'éléments de la


discussion
80 reformulation du texte

imagination de la suite
60
réaction affective
40
savoirs culturels / genre
20 évaluation des
faits/projection sur la suite
0 comble ellipse du texte
C1 C4 C11

35. Graphique : Analyse du contenu des suites rédigées des classes C1 C4 et C11

Ce n’est que dans la classe C11 que les élèves évaluent majoritairement les faits de
l’histoire pour se projeter dans la suite et comblent certaines ellipses restées en suspens.
Cependant dans la classe C4, les élèves respectent la consigne, quelques-uns convoquent des
savoirs sur le genre policier, seul un élève évalue les faits de l’histoire avant de se projeter
dans l’évolution de celle-ci. Dans la classe C1, les élèves reprennent des éléments de la
discussion qu’ils réinvestissent dans leurs écrits, mais ils reformulent, paraphrasent le texte
qui vient de leur être lu, ils ont du mal à respecter la consigne qui consiste à imaginer la suite.
Pourtant, jamais l’enseignante ne fait cette remarque ; elle accueille de façon égale tous les
écrits en les valorisant. L’activité suite de texte devient un bilan de ce que les élèves ont
compris et retenu à partir des hypothèses formulées et la lecture effectuée. Ce n’est pas le cas
dans la classe C4 ; ces élèves de CM2 se détachent des discussions menées pour entrer dans
l’activité scolaire : imaginer la suite. Dans les deux cas, je perçois ce que les élèves ont
compris du texte, mais les exigences de la consigne d’écriture sont plus ou moins respectées.
Dans la classe C1, raconter la suite du texte semble signifier pour la majorité des acteurs de la
situation, raconter ce qui a été compris du texte.

246. Les calculs sont en pourcentage puisque dans la classe C11, il n’y a que quatre élèves.

386
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

Dans la classe C11, les suites du texte de La logeuse de Roald Dahl sont lues par les
élèves et collectivement résumées afin d’apparaitre au tableau. Le débat porte sur la validation
des éléments de ces suites. Ici, les écrits sont le support de la discussion elle-même et leur
validation se fait en confrontation avec ce que le texte dit et ce qu’il ne dit pas, et par
conséquent, la quête de critères de validité. Il s’agit d’établir des « relations logiques »
(Charaudeau, 1992) entre les propositions de suite et le texte. Ce travail vise à élucider les
ellipses du texte : que sont devenus les anciens locataires et qu’est-ce qui justifie ce gout amer
du thé que Billy est en train de boire ? Ce travail amène aussi à convoquer les caractéristiques
du genre fantastique : la fin est-elle réaliste ou surréaliste ? Dans un premier temps, il s’agira
de trouver des arguments à travers l’élaboration de critères qui permettent de retenir un
élément d’une suite proposée ou de l’écarter. Les deux premiers critères sont imposés par
l’enseignante. Ils s’appuient sur « l’axe du possible » et « l’axe de l’obligatoire » que définit
Patrick Charaudeau (ibid.). Ces deux axes participent du processus d’argumentation et, par
voie de conséquence, ils contribuent à la validation du sens.

C11  529  M  :  alors  tout  ce  dont  on  est  sûr  on  va  souligner  en  vert/les  choses  
qui  sont  possibles,  mais  on  n’a  pas  assez  de  solutions  pour  savoir  si  c’est  
vrai  ou  pas/on  va  les  souligner  en  bleu/d’accord    
C11  530  E2  :  qui  revient  sans  son  travail  c’est  possible    
C11  531  E1  :  c’est  peut-­‐‑être    
C11  532  M  :  peut-­‐‑être  +  on  sait  pas  ++  imaginons  que  c’est  une  suite    
C11  533  E2  :  la  vieille  dame  elle  est  désolée/ben  peut-­‐‑être  c’est  comme  quand  
il  part  chercher  du  travail  c’est  peut-­‐‑être/on  sait  pas    
C11  534  M  :  qu’en  penses-­‐‑tu  E3  ?    
C11  535  E3  :  ouais  ++++++  
C11  536  E1  :  il  est  trop  jeune/ben      
C11  537  E2  :  oui    
C11  538  E1  :  oui    
C11  539  E4  :  euh    
C11  540  E1  :  ben  oui  il  y  a  dix-­‐‑huit  ans  il  est  pas  encore  majeur  alors  il  ne  
peut  pas  encore  trouver  du  travail    
C11  541   M  :   alors   pourquoi   monsieur   Greensslade/il   l’a   envoyé   à   la  
succursale  ?    
C11  542   E2  :   ben   peut-­‐‑être   parce   <qui>   savait   pas   <qui>   avait   dix-­‐‑sept  
ans/il  croyait  <qui>  avait  vingt-­‐‑cinq  ans    
C11  543  M  :  d’accord/on  verra  

L’appropriation de ces deux critères dichotomiques permet une résolution des


problèmes plus ou moins satisfaisante, c'est-à-dire que les élèves sont obligés de continuer à

387
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

imaginer l’histoire (C11 : 540-542). L’enseignante tolère un argument et reporte à plus tard
un autre (C11 : 532-543). Ces deux axes de l’argumentation demandent à être approfondis,
apparait par conséquent le troisième critère qui finalement devient le plus récurrent : « on ne
sait pas ». Dans ce cas, nous nous situons dans une construction du doute qui est élaborée
comme un prolongement de l’axe du possible. Il ne trouve dans le texte et hors du texte aucun
argument convaincant qui soit possible ou impossible :

C11  570  M  :  moi  j’ai  envie  de  mettre  une  troisième  couleur  tout  de  même  
C11  571  E1  :  pourquoi  ?  
C11  572  E2  :  ouais  pourquoi  une  autre  couleur  ?  
C11  573  M  :  alors  bleu  on  ne  sait  pas  

Ce critère est important, il revient régulièrement dans le corpus des transcriptions.


Dans cette situation précise, sa construction montre la difficulté à valider les propositions des
élèves : ne pas savoir si une proposition peut être validée n’est pas suffisant pour l’invalider,
et le texte ne suffit pas à cette opération. Dès lors, les élèves fixent les règles de la validation
des interprétations et le débat porte sur cette construction collective. C’est tout naturellement
que deux élèves proposent un quatrième argument, qui porte cette fois-ci sur la situation
même du débat et transforme cette classe en une « communauté interprétative » éphémère247 :

C11  608  E1  :  ah  ça  on  peut  pas  le  savoir&      
C11  609  E2  :  &  faut  faire  une  autre  couleur    
C11  610  E3  :  rouge    
C11  611  M  :  une  autre  couleur  pourquoi  ?  
C11  612  E1  :  pour  ce  qu’on  se  demande    
C11  613   E2  :   ouais   pour   ce   qu’on   se   demande   et   qu’on   peut   pas   être   tous  
d’accord  

L’activité discursive des élèves est essentiellement argumentative dans cette phase de
la séance, elle s’appuie sur la reformulation de l’histoire, en début de séance et la mise en
commun des suites rédigées. Contrairement aux classes C1 et C4, les suites de texte et les
discussions déclenchées par la mise en commun de celles-ci débouchent sur la résolution d’un
problème : soit Billy échappe au piège machiavélique de sa Logeuse, soit il est trop tard, il est
déjà pris au piège et seul le lecteur en est conscient.

247. Je précise éphémère parce cette communauté est amenée à évoluer ainsi que les critères que ces élèves établissent, alors
que les « communautés interprétatives » qu’évoque Stanley Fish (2007) existent indépendamment de la communauté des
interprétants et constituent la structure de contraintes que ces interprétants convoqueraient pour effectuer et valider leurs
interprétations.

388
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

La lecture expectative est une lecture qui oblige les élèves à revenir sur la lecture
effectuée. Ces fins de séances créent autant chez les élèves l’envie de lire la suite que celle de
reformuler et expliciter une lecture qui vient d’être faite.

Dans les suites écrites, les performances sont différentes de celles observées à l’oral.
Le discours des élèves montre qu’ils construisent un rapport affectif et singulier au texte. (cf.
graphique 34 p. 390 et graphique 35 p. 392). L’activité écrite mobilise l’implication dans la
tâche de tous les élèves alors que l’activité à l’oral, étant collective, ne permet pas d’évaluer
l’implication de chaque élève. Par ailleurs, elle laisse une trace de cette compréhension
intermédiaire, mais elle nécessite beaucoup de temps de réalisation, qui se trouve parfois être
au détriment des autres activités sur le texte (C1 et C4) et ne crée pas d’attente spécifique sur
la suite de la lecture du texte, ce qui était recherché dans les classes C7 et C10 et qui n’est pas
l’objectif des classes C6 et C11.

Les énoncés hypothétiques, qu’ils soient linguistiques ou non, participent du métatexte


que certains élèves produisent dans certaines classes lors de DI. Dans ces classes, ils
contribuent, à des degrés divers, à construire le sens du texte, à imaginer à partir du texte, à se
confronter au texte. Ces énoncés peuvent être singuliers ou collaboratifs et se mélangent à la
construction d’autres opérations discursives sur le texte. La validation de ces énoncés, dont la
forme même implique une validation, diverge dans les classes valorisant alors la cohérence du
texte lu ou la cohérence du discours construit par les élèves. Cependant, mon analyse relève
plus d’énoncés hypothétiques que d’hypothèses de lecture. Ces énoncés portent davantage sur
le péritexte que sur le texte lui-même, et contribuent parfois à construire plutôt un hypertexte
qu’un métatexte. Il s’agit d’une « dérive métatextuelle » pour reprendre l’expression de
Bertrand Daunay (2002b), c’est-à-dire un discours métatextuel qui ne porte plus sur le texte,
mais sur l’épitexte, voire sur l’hypertexte imaginé par les élèves.

2.3 Le discours argumentatif

Le discours argumentatif est imbriqué dans les deux formes discursives précédentes.
Plusieurs extraits cités en témoignent. Il convient, toutefois, de synthétiser les marques
formelles de ce discours et son rôle dans le métatexte.

2.3.1 Marques formelles du discours argumentatif

Les énoncés des élèves et des enseignants mettent en valeur une activité
argumentative, les élèves doivent en effet régulièrement justifier leurs propositions, et les
389
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

enseignants reformulent le métatexte en insistant sur les processus logiques d’élaboration, et


recourent comme les élèves aux mêmes marqueurs linguistiques. L’usage de deux marqueurs
en particulier sont à souligner, il s’agit de donc et parce que ; les enseignants favorisent
l’emploi du premier et les élèves recourent davantage au second. Le connecteur parce que a
une valeur causale et il peut être enchâssé dans une structure clivée, comme le rappelle
Maingueneau (1990). Son usage fréquent s’explique par le fait qu’il est le seul connecteur
exprimant la causalité qui répond à la question pourquoi, particulièrement récurrente dans le
discours des enseignants. Enfin il sert à expliquer un fait déjà connu du destinataire. Le
connecteur donc exprime quant à lui la conséquence et implique que la proposition conjointe
est vraie, valable et validée.

L’emploi des connecteurs logiques par les enseignants a deux fonctions : il contribue à
la fois à structurer le raisonnement sur le texte qui construit le métatexte et aussi celui de la
leçon et l’enchainement des tâches et des raisonnements qui permettent de les résoudre. Nous
avons vu au chapitre précédent que certains styles d’enseignants se caractérisent par un
recours fréquent à la verbalisation du raisonnement des élèves (C3 ; C8) ou de la structuration
de la séance (C10).

50
40
30
20
10
0
C1 C2 C3 C4 C5 C6 C7 C8 C9 C10 C11 C12

M parce que M donc

36. Graphique : Emploi des marqueurs parce que et donc par les enseignants

Le graphique suivant (graphique 37) présente les usages de ces marqueurs par les
élèves en fonction des classes. Il apparait que la classe C6, celle où les élèves recourent le
plus à l’occurrence parce que, est celle où ils se confrontent le plus ; on peut en déduire que
l’activité de justification de leurs propos entre eux est importante. À l’inverse dans la classe
C2, les élèves recourent beaucoup plus souvent à la conjonction donc, ce qui indique
l’importance de l’activité de déduction qui caractérise leur discours. Ils justifient moins leurs
propositions qu’ils ne construisent de propositions hypothétiques à partir de certains éléments

390
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

relevés dans l’image de l’album de David Wiesner. La conjonction a pour rôle d’expliciter
leur raisonnement et par conséquent de le rendre valide. Je rappelle que dans cette classe
l’imagination est valorisée par rapport à la conformité des propositions et du texte. La classe
C4 est celle où les élèves recourent le moins à ces marqueurs, et pourtant ils produisent des
inférences et proposent des justifications de leurs propositions. Cependant, leurs énoncés sont
souvent des éléments de réponse et non des argumentaires. Le peu d’interactions entre les
élèves, dans cette classe, ne favorise pas le discours argumentatif et l’enseignante reçoit les
propositions et les intègre dans un métatexte en construction qui, lui non plus, ne relève pas
de l’argumentation, mais plutôt de la reconstruction d’un scénario de l’histoire : il s’agit d’une
reformulation collective de l’histoire à partir des détails relevés.

60
50
40
30
20
10
0
C1 C2 C3 C4 C5 C6 C7 C8 C9 C10 C11 C12

E parce que E donc

37. Graphique : Emploi des marqueurs parce que et donc par les élèves

Par ailleurs, comme le montre le graphique suivant (graphique 38), il semblerait que
les élèves justifient plus leurs propositions qu’ils ne formulent d’hypothèse. Or il s’agit d’un
résultat à nuancer, puisque les conjonctions parce que et donc participent à la formulation
d’un raisonnement qui justifie une réponse ou relève d’un raisonnement abductif248, qui
participe de la justification de l’émission d’une hypothèse. C’est ainsi que dans la classe C1,
la formulation des hypothèses à partir de l’épitexte prend la forme du traitement d’une
inférence :

248. Il s’agit d’une troisième forme de raisonnement différent de l’induction et de la déduction qui permet de construire de
nouvelles connaissances. C’est le processus de formation d’une hypothèse sans l’assurer pour celui qui l’émet qu’elle puisse
aboutir, elle a par conséquent un caractère heuristique. L’abduction peut être considérée comme une hypothèse créatrice et
rend compte de la spécificité du raisonnement du sujet qui émet l’hypothèse. Umberto Eco (1992, p. 262, sq.) définit
l’abduction comme étant l’adoption « provisoire d’une inférence explicative devant être soumise à vérification
expérimentale, et qui vise à trouver également, en même temps que le cas, la règle ».

391
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

C3  107  E3  :  euh  :  au  cinquième  chapitre  il  dit  que  c’est  un  vampire  donc  ce  
monsieur  en  noir  au  lieu  de  boire  du  sang//  il  boit  de  l’encre  

60
50
40
30
20
10
0
EC1 EC2 EC3 EC4 EC5 EC6 EC7 EC8 EC9 EC10 EC11 EC12

énoncés hypothétiques E énoncés argumentatifs E

38. Graphique : Énoncés hypothétiques et énoncés argumentatifs produits par les élèves

L’expression d’un raisonnement argumentatif peut se construire sans les marques


formelles de l’argumentation (Charaudeau, 1992). Dans les classes observées, elle assume
deux finalités : soit elle participe à l’expression des logiques de raisonnement et de
construction du sens du texte (C1 ; C7 ; C8 ; C9 ; C10) ; soit elle contribue à une stratégie de
persuasion de l’autre (C3 ; C6 ; C11 ; C12). Patrick Charaudeau (ibid. p. 783) précise que « le
sujet qui argumente passe de l’expression d’une conviction et d’une explication qu’il essaie
de transmettre à l’interlocuteur pour essayer de le persuader ». Le discours argumentatif porte
à la fois sur le texte, la construction du métatexte et le partage du métatexte construit.

Dans la classe C6, cette activité discursive est particulièrement développée : les élèves
ont à expliciter leur point de vue et à en convaincre les autres. L’explicitation du texte peut
amener des discussions où différents éléments du texte et du métatexte fusionnent, où les
connaissances référentielles des élèves trouvent une vraie place dans leurs argumentations
(qui portent un jugement sur les actions des personnages) et la reformulation du texte. Par
ailleurs, les formes linguistiques de l’argumentation sont beaucoup plus variées que dans
d’autres classes. Les élèves recourent à des modes d’enchainements variés, conjonction,
disjonction, la restriction et l’opposition. Ils usent aussi des valeurs des temps verbaux pour
construire ces raisonnements (E7 : 352). L’extrait, que je présente ci-dessous, éclaire la
construction collective d’un raisonnement par déduction à travers la comparaison entre trois
personnages du conte philosophique d’Antoine de Saint-Exupéry : le businessman (E14 :
339), le roi et le Petit Prince.

392
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

C6  339  E14  :  oui  et  puis  il  veut  plus  d’étoiles    


C6  340  E7  :  oui  c’est  un  peu  comme  le  roi  qui  gouverne  sur  les  étoiles    
C6  341   E8  :   oui,   mais   il   les   possède   en   fait   c’est   comme   si/il   les   avait  
achetées    
C6  342  E6  :  ouais,  mais  c’est  pas  pareil  parce  que  lui  il  les  compte  et  il  les  
recompte  /  
C6  343  E7  :  il  est  maniaque    
C6  344   E8  :   et   il   pense   que   c’est   à   lui   parce   que   c’est   à   personne   d’autre  
alors  il  est    
C6  345  E10  :  il  est  pas  maniaque  et  il  est  sérieux  moi  j’aime  bien    
C6  346  M  :  tu  aimes  bien  parce  qu’il  est  sérieux  [écrit  au  tableau]    
C6  347  E2  :  il  est  barge  ++  et  il  ouf  madame    
C6  348  M  :  alors  pourquoi  ?  
C6  349   E7  :   les   étoiles   elles   peuvent   pas   lui   appartenir   +   ça   appartient   à  
personne    
C6  350   E8  :   ouais,   mais   justement   quand   tu   trouves   quelque   chose   qui  
n’appartient   à   personne   alors   tu   peux   l’emmener   chez   toi   et   lui   il   fait  
pareil   parce   que   c’est   un   homme   d’affaires   donc   il   prend   tout   ce   qui  
appartient  à  personne    
C6  351  M  :  oui,  mais  A.E7  il  a  pas  compris  comme  ça    
C6  352  E7  :  le  roi  il  ne  possède  pas  madame  +  c’est  pas  à  lui  +  il  impose  ses  
lois  et  il  regarde  les  étoiles  et  il  pense  que  c’est  son  royaume  alors  que  lui  
il   s’approprie   les   biens/il   les   emmène   d’une   certaine   façon   chez   lui   +   il  
pourrait  les  revendre  +  le  roi  il  ne  vendra  pas  les  étoiles    
C6  353  M  :  oui  il  a  raison/les  biens  du  roi  et  du  businessman  ne  sont  pas  de  
la  même  nature  ++  le  roi  ne  fait  pas  de  commerce  ++  il  protège  aussi  ++  
alors   le   businessman   si   on   résume   qu’est-­‐‑ce   qu’on   va   dire  ?   donc   le  
businessman   +++   les   étoiles   n’appartiennent   à   personne   ?   et   il  
s’approprie   les   biens   de   l’univers/c'ʹest-­‐‑à-­‐‑dire   les   biens   de   tous/les   biens  
publics  ++  [écrit  au  tableau]    
C6  354  E2  :  oui  c’est  vrai    
C6  355   E5  :   et   il   dit   que   le   petit   prince   il   pense   pas   comme   les   grandes  
personnes  et  puis  que  quand  il  arrose  sa  fleur  et  qui  ramone  les  volcans  
et   ben   lui   ça   sert   alors   que   le   businessman   sert   pas   aux   étoiles   donc   il  
comprend  rien  à  ce  qu’il  possède  +++  
C6  356  E4  :  ouais  c’est  du  vent  

Les divergences d’opinions se formulent (E7 : 343 et E10 : 345) en même temps
qu’une idée s’impose qui devient l’objet d’une démonstration : le businessman fait un
commerce des étoiles alors que celles-ci n’appartiennent à personne. L’argumentation
s’appuie autant sur le texte, les élèves comparent les personnages, que sur leurs scénarios
communs et leur système de valeur (E5 : 355).

393
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

Ce discours argumentatif varie d’une classe à l’autre : il est employé par les
enseignants et/ou par les élèves ; il recourt à des marques linguistiques (parfois plus élaborées
dans certaines classes), mais il peut se construire sans marque linguistique. Il contribue à créer
la confrontation des avis des élèves et se développe d’autant plus aisément que les élèves se
confrontent entre eux.

2.3.2 Fonction du discours argumentatif

Le discours argumentatif, en situation de DI, relève du traitement de l’inférence qui


consiste à expliciter tout ce qui dans l’acte de lecture d’un texte pose problème à l’élève pour
construire le sens du texte. Les contenus implicites d’un texte sont nombreux. Ils peuvent être
le fait de constructions grammaticales de phrases, l’emploi des déictiques, l’énonciation, les
formes de discours indirect et indirect libre comme on peut l’observer dans la classe C12.

Par ailleurs, les tâches écrites et orales participent à cette forme de discours, les suites
de texte peuvent être l’occasion d’une justification et d’une quête de critères pour les valider
(C11). Les liens logiques se construisent sur « l’axe du possible » (ibid. p. 792) laissant en
suspens le fait qu’il existerait d’autres compréhensions possibles et que l’interprétation
proposée s’est construite sur une sélection d’éléments qui l’autorise (C6, supra p. 358).

Ainsi dans la classe C11, l’invalidation de certaines propositions d’élèves laisse planer
une sensation de confusion entre l’activité lectrice et l’activité scolaire, entre droits de l’élève
et droits du lecteur. L’enseignante MC11, en clôturant la séance interroge les élèves sur leurs
impressions au sujet du travail effectué : au final qu’ont-ils fait ? Qu’en pensent-ils ? Cet
échange me parait particulièrement intéressant pour comprendre ce que les élèves pensent
avoir fait et comment ils appréhendent cette tâche scolaire :

C11  650M  :  […]  on  va  s’arrêter  là  pour  aujourd’hui  +++  alors  qu’est-­‐‑ce  que  
vous  en  avez  pensé  de  la  séance  d’aujourd’hui  ?    
C11  651  E2  :  c’était  bien    
C11  652  M  :  bon  //  c’était  long  +  c’était  long  ?  
C11  653  E1  :  non  c’était  bien    
C11  654  M  :  pourquoi  c’était  bien  ?  
C11  655  E1  :  c’était    
C11  656  E3  :  ouais  c’était  bien    
C11  657  E1  :  ben  parce  qu’on  a  raconté  nos  histoires  
C11  658  E3  :  c’est  marrant    
C11  659  M  :  pourquoi  c’est  marrant  ?  

394
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

C11  660  E2  :  ben  parce  qu’on  a  de  l’imagination    


C11  661  E3  :  ben  parce  que  celui  de  M.  E2  il  fait  rire  +  il  se  transforme  en  
rouge-­‐‑gorge  et  puis  il  a  ++  c’est  marrant    
C11  662  E1  :  parce  qu’on  a  imaginé  sur  le  texte  et  des  fois  on  a  raison  et  des  
fois  on  va  trop  loin,  mais  c’est  quand  même  possible    
C11  663  E2  :  ouais  <i>  sont  bien  les  suites  de  l’histoire  qu’on  a  imaginées    
C11  664  M  :  E4  ?  
C11  665  E4  :  ben  on  sait  <qui>  a  pas  de  suite/que  ça  se  termine  comme  ça    
C11  666  E1  :  le  texte  il  se  termine  et  toi  tu  as  une  idée  de  ce  qui  continue    
C11  667   E4  :   ben   ouais,   mais   on   peut   pas   savoir   +   alors   euh   ++   le   rouge-­‐‑
gorge  c’est  n’importe  quoi/quoi    
C11  668   E2  :   mais   c’est   bien   parce   que   tu   peux   pas   savoir,   mais   tu   peux  
terminer    
C11  669  E3  :  ouais  c’est  de  savoir  ce  que  les  autres  ils  pensent  ++  moi  j’avais  
pas  compris  à  la  maison  +  quand  j’ai  écrit  avec  ma  mère  et  après  là  j’ai  
compris    
C11  670  M  :  d’accord    
C11  671  E2  :  ben  c’est  tout/c’est  bien  et  c’est  tout    
C11  672  M  :  d’accord  si  c’est  tout  ++  c’est  tout  pour  aujourd’hui  (56’)  

Les élèves E1 et E2 reviennent sur l’activité scolaire : valider les suites imaginées ;
Elles évaluent cette activité qu’elles ont apparemment appréciée et dont elles mesurent le
caractère plausible : « des fois on va trop loin, mais c’est quand même possible ». Les limites
de l’activité interprétative que perçoit l’élève E1 ne sont pas celles des limites de la situation
scolaire, mais celles du texte. Quant à l’élève E4, je dirais qu’il remet en cause le fondement
de cette activité scolaire, puisqu'il rappelle que le texte lu n’a pas de suite. Il considère alors
que l’imagination débordante de l’élève E2 se situe au-delà du texte. D’après son parcours de
lecteur, l’apparition du rouge-gorge dans le discours de l’élève E2 est une ineptie, une
surinterprétation et ne repose que sur l’imagination d’une élève face à une tâche scolaire et
non induite par le texte. L’élève E3, quant à lui, évalue son propre parcours de lecture et
l’apport des échanges qui lui ont permis de comprendre le texte, l’enjeu de cette fin ouverte,
sans pour autant pouvoir réellement en imaginer une. En fin de compte, ces élèves expriment
diverses réactions de lecture face à un texte ouvert et face à l’activité de lecture scolaire.

Dans la classe C6, j’observe des processus similaires au sujet de la compréhension de


la fin du conte d’Antoine de Saint-Exupéry (supra, p. 358), qui amènent les élèves à
expérimenter le doute :

395
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

C6  690  E10  :  oui  et  puis  il  dit  que  le  Petit  Prince  est  mort  ou  pas  mort,  mais  
on  sait  pas  parce  que  de  toute  façon  déjà  sa  planète  <i>  existe  pas/alors  
s’il  retourne  sur  sa  planète  ça  veut  dire  qu’il  va  dans  l’univers  inconnu    
C6  691  E12  :  ouais  ++  c’est  vrai  il  y  a  plein  de  choses  qu’on  comprend  pas    
C6  692  E14  :  il  reste  plein  de  questions  qu’on  comprend  pas  

Je considère l’expression « on comprend pas » comme un effet de la discussion du


genre DI qui précisément conduit les élèves à se questionner plus qu’à construire des
réponses. C’est pourtant un moment qui parait déroutant pour l’enseignante qui s’empresse
d’orienter autrement la discussion. Il me semble qu’ici j’observe une tension entre, d’une part
les effets du genre disciplinaire DI sur les interactions entre les élèves et les performances qui
sont réalisables dans de telles situations, et d’autre part, la difficulté pour l’enseignante de
gérer ces effets qui peuvent se trouver en contradiction avec les attentes scolaires, dont
l’objectif n’est pas de construire la verbalisation d’une certaine incompréhension du texte.
J’insiste néanmoins sur le fait que cette prise de conscience des élèves au sujet d’une
compréhension complexe de l’œuvre d’Antoine de Saint-Exupéry est un effet du style de
gestion des interactions de cette enseignante et de la situation de lecture qu’elle organise.

L’imagination des suites (C7 ; C8) permet aussi de combler les ellipses, les blancs du
texte qui se construisent alors sur « l’axe de l’obligatoire » (ibid. p. 792), le raisonnement des
élèves les conduit à une conclusion parmi d’autres, qui, toutefois, s’impose logiquement de
façon obligatoire. Le travail sur le vocabulaire (C10) et celui sur les inférences (C8)
conduisent les enseignants et les élèves à convoquer des scénarios communs pour expliquer le
texte.

Ainsi, l’activité argumentative participe à la construction et à la validation du sens de


façon singulière et collective. Elle est une trace de l’implication du sujet dans son
raisonnement, dans sa volonté d’expliquer ou de convaincre l’autre de la perspicacité de
l’interprétation proposée. Enfin, elle s’appuie sur l’encyclopédie des élèves et des
enseignants, elle mobilise des connaissances scolaires et extrascolaires.

2.3.3 L’encyclopédie des élèves

L’élaboration du métatexte s’appuie sur des connaissances du lecteur qu’il mobilise,


au-delà des savoirs faire lecturaux249, que je désigne par le terme encyclopédie. C’est un

249. Les « processus » que répertorie Jocelyne Giasson (1990).

396
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

emprunt effectué aux travaux d’Umberto Eco (1985, p. 95) qui désigne ainsi toute une série
d’opérations qu’effectue le Lecteur Modèle : le dictionnaire de base ; règles de coréférence ;
sélections contextuelles et circonstancielles ; hypercodage rhétorique et stylistique, inférence
de scénarios communs, inférence de scénarios intertextuels. Il ne s’agit pas ici de décrire le
lecteur-élève par rapport au Lecteur Modèle, le rapport au texte est modifié et l’activité du
lecteur-élève est autant, sinon davantage prescrite par la situation didactique qui l’amène à
effectuer un acte de lecture, que le texte lui-même. J’utilise cette expression pour désigner
essentiellement les connaissances référentielles qui permettent aux élèves d’interpréter et de
justifier leurs interprétations, à savoir les scénarios communs et les scénarios intertextuels
auxquels le texte invite et, ceux que les lecteurs construisent au-delà du texte. Je relève aussi
la mobilisation de connaissances discursives sur les fonctionnements des textes littéraires, en
particulier les genres littéraires qui favorisent l’attente du lecteur, en quelque sorte une
approche de « l’horizon d’attente » du lecteur (Jauss, 1978, p. 55 sq.). En situation de DI, les
enseignants invitent les élèves à mobiliser des connaissances qui relèvent de ces formes de
scénarios et des connaissances sur le fonctionnement du texte littéraire. Cependant, il arrive
que de façon spontanée les élèves les mobilisent d’eux-mêmes, sans aucune autre impulsion
externe que la situation de lecture scolaire. Les scénarios imposés et les scénarios mobilisés
n’ont pas le même statut et permettent de définir l’activité lectrice attendue et l’activité
lectrice effective des élèves.

Les scénarios communs

Régulièrement les enseignants imposent un scénario qu’ils jugent commun à la classe.


Or, celui-ci peut constituer un obstacle à la compréhension des élèves, qui se trouvent alors en
position de devoir intégrer ce scénario que l’histoire lue ne leur inspire pas, mais qu’ils
doivent s’approprier pour participer aux échanges interactifs (C10 : 215 sqq.) (cf. supra, p.
332). En général, les séquences des traitements des scénarios imposés sont assez longues,
puisqu’il faut traiter la compréhension du scénario avant de traiter l’inférence du texte (cf.
C8 : 335 sqq.). Ce geste enseignant m’amène cependant à conclure que c’est un objectif
d’apprentissage visé : les élèves doivent apprendre à mobiliser des scénarios communs pour
inférer des scénarios de l’histoire, émettre des hypothèses et comprendre ainsi le texte.

Dans la classe C6, il arrive que les élèves affirment leur lecture singulière et prennent
de la distance par rapport au texte, voire par rapport à l’intention de l’auteur :

397
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

C6  514   E15  :   ben   en   fait   c’est   l’histoire   d’une   amitié   qui   est   comme   ça   et  
c’est  pas  l’histoire  de  toutes  les  amitiés  +  moi  je  suis  d’accord  avec  C.  E8  
+  c’est  pas  obligé  que  ce  soit  notre  histoire,  mais  c’est  la  sienne    
C6  515  M  :  et  alors  le  lien  avec  les  morales  ?  
C6  516  E4  :  ben  si  c’était  une  morale  ce  serait  vrai/ça  nous  ferait  réfléchir/ça  
nous  apprendrait  quelque  chose    
C6  517  M  :  et  là  on  n’apprend  rien    
C6  518  E15  :  non    
C6  519  E4  :  ouais  et  puis  si  on  a  envie  d’être  copain  là  on  est  copain  t’as  pas  
à  attendre/à  voir/c’est  bien  ça/après  ça  fait  intéressé    

Ici, les scénarios communs sont convoqués pour évaluer la définition qui se construit
de l’amitié à travers l’œuvre d’Antoine de Saint-Exupéry. Le désaccord affirmé n’est pas une
contestation de la définition proposée par l’auteur, mais l’affirmation d’un désaccord :
l’amitié peut se penser autrement. Cette position lecturale − forme d’une certaine
distanciation − témoigne de la construction du sens par ces élèves, qui ne peuvent s’identifier
à cette histoire d’amitié, tant leur expérience sociale en est différente. Cette performance
s’appuie sur la mobilisation du stéréotype de l’amitié. Dans cette classe, cette réaction des
élèves relève aussi de leur connaissance du genre DI. En effet, l’enseignante MC6 développe
chez ses élèves un rapport contestataire vis-à-vis du texte. Elle invite les élèves à évaluer la
vraisemblance de l’histoire et à prendre position par rapport à celle-ci, qui devient une norme
structurant la lecture des élèves et leur métatexte. C’est observable dès le début de la séance,
notamment lorsque les élèves réagissent au comportement des adultes face aux dessins de
l’enfant :

C6  24  M  :  d’accord  toi  tu  penses  que  c’est  ce  que  l’auteur  a  voulu  nous  dire  
en   écrivant   ce   passage   +   le   monde   de   l’enfance   est   éloigné   de   celui   des  
adultes  et  ils  ont  du  mal  à  se  comprendre  +  ils  ne  voient  plus  les  choses  
de  la  même  façon  !    
C6  25  E4  :  OUI  c’est  ça  !  
C6  26  E5  :  ben  moi  je  suis  pas  d’accord  
C6  27  M  :  explique  S.  E5  
C6   28   E5  :   ben   c’est   peut-­‐‑être   son   idée,   mais   je   suis   pas   d’accord   avec   ce  
qu’il   dit   c’est   important   de   savoir   regarder   les   enfants   sinon   on   ne   se  
comprend  plus.    
C6  29  M  :  d’accord  +,  mais  est-­‐‑ce  que  c’est  en  contradiction  avec  ce  que  dit  
l’auteur  ?    

398
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

C6   30   E5  :   ben   j’aime   pas   son   idée   parce   que   ça   veut   dire   que   si   les  
grands<  i>  comprennent  pas  les  enfants  +  ben  +  ils  se  moquent  ++  ici  ils  
se  moquent/<i>  s’en  fiche  de  son  dessin/<i>  font  pas  d’effort  

La confrontation avec l’histoire du texte permet de construire une lecture à deux


niveaux : ce que le texte (voire l’auteur) voudrait dire et le jugement de ce qui est ainsi dit.

Dans d’autres classes, les scénarios proposés par les élèves trouvent peu d’espace dans
les interactions. En général, leurs connaissances télévisuelles sont rarement valorisées par les
enseignants (C4 : 111 sqq. ; C12 : 120 sqq.), elles paraissent illégitimes dans l’enceinte de la
classe. L’enseignante MC4 rappelle aux élèves qu’elle n’a pas de télévision chez elle et
qu’elle ignore tout des séries télévisées. La culture des élèves se trouve, en partie, discriminée
lors de ces situations scolaires, elle est peu convoquée ou mal interprétée. Dans la classe C8,
l’enseignant est très étonné que les élèves résolvent sans souci l’usage du terme « ivoire »
pour désigner les touches du piano (C8 : 409 à 411). À l’inverse, il imagine que les parents de
ses élèves évoquent régulièrement le risque du chômage et la nécessité de trouver un « bon
job » (C8 : 356). Or c’est davantage sa préoccupation et sa représentation des soucis de
parents que celles de ses élèves et peut-être même des parents de ses élèves. Manifestement, il
ignore certaines connaissances de ses élèves, il les présuppose et verbalise ses
présuppositions, mais jamais il ne demande aux élèves de les expliciter. J’interprète cette
insistance des enseignants à proposer un scénario qu’ils présupposent communs aux élèves,
comme un geste du guidage enseignant qui peut, à la fois, indiquer qu’ils ignorent que leurs
élèvent puissent avoir des scénarios préconstruits qui s’activent pendant la lecture, et qu’ils
considèrent que l’imposition du scénario est une aide à la compréhension.

Si les scénarios communs proposés par les élèves ne reçoivent pas le même écho en
classe, je peux néanmoins constater qu’en situation de DI, les élèves en convoquent et
mobilisent des connaissances extrascolaires et scolaires. Je ne peux, toutefois, induire que le
geste enseignant d’en imposer régulièrement participe de cet apprentissage. Dans la classe
C12, l’enseignante ne recourt jamais à ce geste et pourtant un élève justifie son interprétation
de l’image en mobilisant des connaissances apprises lors d’une émission de télévision. À
l’inverse, l’enseignant C8 en impose régulièrement et ses élèves n’en proposent pas
particulièrement. Dans la classe C7, le recours au manuel d’histoire pour défendre une
intuition peut, par contre, relever d’un apprentissage scolaire, puisque les élèves
régulièrement doivent vérifier leurs affirmations en s’appuyant sur le dictionnaire, mais ce

399
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

recours est une compétence de transfert d’apprentissage. Je dirais que la situation de DI


amène les élèves et les enseignants à convoquer leurs scénarios communs et singuliers. Selon
le style enseignant, la place laissée aux scénarios des élèves est plus ou moins grande, mais
dans tous les cas, les gestes enseignants montrent la nécessité de les mobiliser.

Les scénarios intertextuels

D’autres connaissances sont mobilisées pendant la pratique du DI, il s’agit des


scénarios intertextuels, particulièrement valorisés par certains modèles de référence du genre
(Tauveron, 2004a ; MEN, 2003). Ils participent du modèle de l’enseignement de la littérature
et de la culture humaniste auquel l’école tente de former les élèves. Ceux-ci recourent, en
situation de DI, à des scénarios intertextuels sous l’impulsion des enseignants. Dans la classe
C5, l’enseignante sollicite ces rapprochements :

C5  226  M  :  et  +++  est-­‐‑ce  que  ça  vous  a  fait  penser  à  un  autre  livre  que  vous  
avez  lu  ?  (+++++)    
C5  227  Es  :  [silence]    
C5  228  M  :  qu’est-­‐‑ce  que  vous  avez  lu  l’année  dernière  ?    
C5  229   E3  :   ben   peut-­‐‑être   avec   la   petite   fille   qui   allait   pas   à   l’école   et   son  
père  était  méchant    
C5  230   E8  :   oui   c’est   vrai   quand   on   a   travaillé   avec   les   enfants   qui  
travaillaient    
C5  231  M  :  ah  alors  ?  vous  vous  souvenez  de  ces  livres  ?  
C5  232  E3  :  oui  c’était  la  soupe  sauvage    
C5  233  M  :  alors  c’était  le  livre  d’Émilie  Carles  +++  une  soupe  aux  herbes  
sauvages    
C5  234  Es  :  ah  oui    
C5  235  M  :  d’accord  et  après  il  n’y  a  pas  d’autres  livres  qu’on  avait  lus  ?    
C5  236  E6  :  Pinocchio    
C5  237  M  :  Pinocchio  ++  ça  te  fait  penser  à  Pinocchio    
C5  238  E6  :  il  va  pas  l’école  

L’allusion à cette lecture déjà faite est régulièrement assez sommaire ; c’est souvent
l’histoire qui est évoquée, le titre du livre et le nom de l’auteur sont parfois oubliés250, mais
comme nous le voyons dans la séquence précédente, l’enseignante complète les informations.
C’est une mémorisation en élaboration de liens construits par l’activité scolaire et la

250. Tout comme le discours des enseignants sur les œuvres qu’ils citent (supra p. 198)

400
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

bibliothèque scolaire et non par la lecture singulière du texte. La programmation des lectures
enrichit l’activité lecturale.

Il arrive que les liens intertextuels soient mobilisés par les élèves de façon spontanée.
Ainsi dans la classe C2, les élèves ont très vite établi le lien entre la page de l’album des trois
cochons de David Wiesner qu’ils découvrent et l’histoire patrimoniale de ces trois
personnages, alors que l’enseignante ne tient pas réellement à établir ce lien et, ce n’est qu’au
moment de la lecture, qu’elle insiste sur la rupture entre cet album et l’histoire connue de ces
trois héros. Par contre l’activité d’écriture qu’elle propose les oblige à convoquer leur
bibliothèque intérieure et à mobiliser des souvenirs de lecture. Les œuvres convoquées sont
très différentes, et les élèves en proposent un résumé assez précis qui témoigne globalement
d’une assez bonne mémorisation de l’histoire. Ils peuvent aussi évoquer un moment précis de
l’histoire, celui qu’ils voudraient changer. Parmi les textes convoqués, je relève un certain
nombre de contes et de récits classiques tels que Le chat botté de Charles Perrault (choisi une
fois), La petite sirène d’Andersen (choisi une fois), Le joueur de flute de Hamelin d’après
François Mathieu, La chèvre de monsieur Seguin d’Alphonse Daudet (choisi deux fois). Si
l’on se réfère aux déclarations de l’enseignante lors de l’entretien tous ces textes n’auraient
pas été lus l’année en cours, les élèves ayant pris leur pochette de littérature, l’équivalent dans
cette classe du carnet de lecteur, ils y puisent des souvenirs de lecture. Cette rétrospective,
guidée par des traces écrites de lecture, facilite sans doute la tâche de mémorisation, mais
réactive des ressentis laissés en suspens. Ainsi, l’album de Michael Morpugo, la trêve de Noël
(choisi deux fois) suscite des récits divergents. L’élève E11 (C2 : 475 et 478) est sensible à la
thématique de la guerre, mais visiblement sa mémoire du texte se confond avec la mémoire du
film251, alors que l’élève E6 évoque l’évènement invraisemblable de cette nuit de Noël dans
les tranchées et convoque son sentiment patriotique (C2 : 503). Ce travail de mémoire est un
travail de reconstruction où chaque lecteur revisite sa lecture pour élaborer un nouveau
discours guidé ici par la consigne d’écriture. D’autres lectures évoquées sont des romans lus
en classe. Il s’agit de récits traitant d’injustice sociale qui reviennent régulièrement dans le
choix des élèves, et tout particulièrement les œuvres : Deux graines de cacao d’Évelyne
Brisou-Pellen (choisi deux fois) et L’enfant sous les ponts de Le Clézio (choisi deux fois). Les
élèves s’octroient alors la mission de réparer ces injustices (C2 : 532 et 588). Des textes plus
humoristiques et fantastiques apparaissent : Le monstre du CM1 d’Evelyne Brisou-Pellen, la

251. L’enseignante corrige : « C2 484 M : et alors l’idée de la dame/par contre c’est dans le film qu’il y a une dame/dans le
livre il n’y en a pas »

401
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

potion magique de Georges Bouillon d’après Roald Dahl et l’œuvre d’Harry Potter de J-K
Rowling252. Enfin, sont citées des lectures extrascolaires : la bande dessinée, Le Lapin Bleu de
R. Maucler et Le prince de Domyya d’Antony Fon Eisen. La diversité des titres choisis
témoigne non seulement de certains gouts particuliers et singuliers des élèves, mais aussi des
effets du projet mené en littérature (MC1 et MC2 sont dans la même école). Les élèves lisent
manifestement un certain nombre de textes par an et conservent des traces écrites ou
mnésiques des diverses lectures réalisées. Si à travers cette activité, la « bibliothèque
intérieure de l’élève »253 est fortement mobilisée, on ne sait cependant pas à quel titre ils
interviennent dans l’histoire qu’ils ont à modifier : un nouveau personnage, personnage d’une
autre histoire, nouveau narrateur, nouvelle narration. Le lien entre l’album de David Wiesner
et la production écrite qui en découle me semble être un implicite volontaire de la situation,
un prétexte pour inventer une histoire à partir d’œuvres lues plutôt que d’interroger le
processus narratif de l’album étudié en classe.

Par ailleurs, l’allusion à un texte peut être l’effet d’une lecture singulière, qui n’est pas
partagée par les autres élèves. Dans la classe C6, une élève associe Le Petit Prince d’Antoine
de Saint-Exupéry et L’œil du loup de Daniel Pennac, au grand désespoir de l’un de ses
camarades pour qui ces liens sont à peine tolérables :

C6  87  E10  :  moi  j’ai  bien  aimé  ça  ressemble  un  peu  à  l’œil  du  loup    
C6  88  E2  :  N’IMPORTE  QUOI  //  Y  A  PAS  D’AVIATEUR  DANS  L’ŒIL  
DU  LOUP  

L’élève E10 associe ces œuvres en constituant un réseau thématique autour de


l’amitié : ce sont des histoires d’amitié. Les liens intertextuels peuvent aussi se construire à
travers des émotions ressenties à la lecture du texte. L’élève E12 (C6 : 522) relève une phrase
qu’il a beaucoup appréciée : « non on ne voit bien qu’avec son cœur +++ j’aime bien cette
phrase-là », en particulier − dit-il − parce qu’elle évoque en lui une autre lecture :  

C6  536  E12  :  ouais  ça  fait  penser  à  un  livre    


C6  537  M  :  alors  à  quel  livre  ça  t’a  fait  penser  ?    
C6  538  E12  :  c’est  comme  dans  la  belle  et  la  bête    

252. Il est difficile de savoir de quel tome les élèves s’inspirent.


253. Il est difficile de finir cette bibliothèque intérieure de l’élève qui se construit sur des souvenirs confrontés aux aléas de la
mémoire (Lusetti & Ceysson, 2007 ; Lusetti & Quet, 2007 ; Quet, 2007b), et sur des expériences de lectures qui laissent des
empreintes, des impressions. Construire cette bibliothèque intérieure de l’élève, c’est construire sa culture et son bagage de
lecteur (Louichon, 2008a, 2008c) : un défi, sans doute, pour l’enseignement de la littérature.

402
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

C6  539  M  :  c’est  comme  dans  la  belle  et  la  bête  +  alors  pourquoi  ?  
C6  540  E12  :  ben  au  début  ils  s’aiment  pas  la  bête  elle  l’a  pris  et  puis  elle  lui  
fait  peur  et  ensuite  en  se  connaissant  ils  deviennent  amis  

Son explicitation de ces liens singuliers ne repose sur aucun lien intertextuel entre ces
deux textes, mais sur une expérience symbolique et esthétique du texte et de la lecture, il
s’agit d’un effet de la lecture et de souvenirs qui construisent des liens subjectifs. Quand les
élèves s’impliquent dans cette lecture plurielle des textes, les liens sont alors construits sur
une expérience positive254 de la lecture. Les histoires sont associées en ce qu’elles évoquent le
même sentiment, déjà rencontré, déjà apprécié, la mémoire des textes, ici mobilisée, est une
mémoire sensible, construite sur l’expérience de lecture.

Les connaissances sur les fonctionnements du texte littéraire

Conjointement aux scénarios intertextuels les élèves convoquent des savoirs qui
relèvent des conventions discursives des textes qui caractérisent des genres littéraires. Ces
références peuvent être imposées par les enseignants (C4) ou, comme nous l’avons vu pour
les scénarios communs et intertextuels, mobilisées par les élèves. Ces connaissances
participent à la lecture et permettent aux élèves de catégoriser le texte par rapport à des
conventions génériques qu’ils mobilisent, et qui déterminent le sens du texte. « Le secret du
grand-père est-ce un conte ou un récit ? » s’interrogent les élèves de la classe C5. L’échange
qui suit me semble déterminant dans la tournure que prend le débat en fin de séance sur une
histoire réelle ou une histoire plausible, sur laquelle je reviendrai :

C5  243  E15  :  madame  un  conte  c’est  des  choses  qui  n’existent  pas    
C5  244  M  :  oui  d’accord  ça  c’est  vraiment  l’histoire  d’un  petit  garçon  qui  a  
existé  avec  son  grand-­‐‑père    
C5  245  E15  :  et  puis  de  l’époque  d’aujourd’hui    
C5  246  M  :  oui,  mais  les  contes  peuvent  aussi  être  récents  ++  donc  ça  c’est  
un  récit  qui  a  vraiment  existé  +  ça  se  peut  qu’il  y  a  un  grand-­‐‑père  qui  a  
vraiment  existé  et  qui  a  vécu  cette  histoire  avec  son  petit-­‐‑fils    
C5  247   E15  :   SI  !   C’EST   VIEUX   les   contes   [répond   à   sa   voisine   qui   doit  
contester  sa  proposition  discrètement]  
C5  248  E10  :  et  puis  ils  ont  pas  d’illustration    
C5  249  M  :  ah  non  pas  forcément    
C5  250   E11  :   et   puis   il   y   a   beaucoup   de   pages   +   les   contes   ça   n’est   pas  
comme  ça  long    

254. Un souvenir agréable de lecture qui se retrouve dans l’acte de lecture d’autres histoires.

403
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

C5  251  E9  :  il  y  a  des  trucs  vrais    


C5  252   M  :   il   y   a   des   trucs   vrais   +   donc   c’est   un   récit  ?   c’est   ça   votre  
raisonnement  ?      
C5  253  Es  :  ben  ouais  

La lecture des élèves se construit à partir de connaissances spécifiques sur les textes et
leur parcours de lecture. Il s’agit de référents qui permettent un certain classement des textes
et, par conséquent, la construction de ressemblances signifiantes : une histoire d’amitié ; une
histoire où les relations entre les personnages vont évoluer ; un récit plutôt qu’un conte
puisque les évènements sont réalistes.

Dans la classe C4, l’enseignante évoque dès le début de la séance, le fait que l’histoire
pourrait être une histoire policière, guidant les élèves vers un pré-script de l’histoire du
grimoire d’Arkandias d’Éric Boisset. Cette orientation, au moment où les élèves formulent
des hypothèses à partir de la première page de couverture, indique sa volonté de convoquer
ses savoirs sur le genre policier pour entrer dans la lecture du texte. D’ailleurs, elle
programme, comme d’autres enseignants, les lectures en variant les genres littéraires (supra,
p. 197).

Dans les autres classes, les connaissances sur le genre demeurent plus implicites. Leur
mobilisation n’est pas observée.

Éléments de conclusion
Ces caractéristiques discursives du métatexte produit (paraphrase, hypothèse,
argumentation) définissent le genre disciplinaire DI, et éclairent le changement du format de
la leçon de lecture que le genre induit : reconstruire l’histoire du texte à partir d’hypothèses et
d’énoncés argumentatifs. La validation s’appuie sur des éléments du texte qui parfois
nécessitent un traitement inférentiel. C’est l’activité cognitive de la lecture et des
raisonnements du lecteur qui sont ainsi valorisés. Selon les classes, toutefois, les hypothèses
portent plus ou moins sur le texte ; le métatexte produit étant lui-même objet du métatexte en
construction, il est l’objet des interprétations des élèves. Il apparait, également, que ce
métatexte se construit sous l’impulsion des enseignants, ce sont eux qui régulièrement − dans
la majorité des classes − transforment les énoncés des élèves en hypothèses ou en arguments à
l’aide de marqueurs linguistiques. Ce qui m’amène à penser que ce discours est un enjeu
d’apprentissage des séances de DI et qu’il impose un rapport au texte littéraire dont l’histoire

404
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

est un objet de reconstruction et pas seulement de reformulation. Reformulation et


reconstruction des éléments de l’histoire s’entremêlent dans l’élaboration du métatexte.

Le métatexte produit met en valeur le raisonnement attendu des élèves, qui ne vise
plus uniquement à trouver des réponses dans le texte, mais à le questionner (C6 ; C11 ; C12),
à élucider ces zones d’ombres (C1 ; C4 ; C7 ; C8 ; C10) et dans toutes les classes à se justifier
et à argumenter. Toutefois, selon les classes les élèves s’impliquent plus ou moins dans ces
modes de raisonnement déductif, inductif, abductif ; la situation de lecture ainsi que le style
des enseignants sont des freins ou des facilitateurs de l’activité réelle des élèves. Les
enseignants peuvent être la source de verbalisation des raisonnements des élèves, comme
nous l’avions déjà vu, mais cela ne signifie ni que les élèves ne raisonnent pas à partir du
texte et du métatexte quand ils n’interviennent pas, ni même que cette mise en mots du
raisonnement enseignant contribue à un apprentissage des raisonnements attendus chez les
élèves. Je peux néanmoins conclure que le métatexte produit en situation de DI témoigne de
l’activité cognitive des élèves et met en valeur des modes de raisonnement. Les élèves
reconstruisent l’histoire du texte, parfois le sens du texte à travers un discours hypothético-
argumenté, plus ou moins abouti selon les classes. Ce raisonnement s’appuie sur une
encyclopédie à la fois scolairement valorisée et individuellement mobilisée. Dans l’ensemble,
les élèves perçoivent ce qu’ils doivent convoquer comme connaissances pour construire le
métatexte. Les scénarios intertextuels restent très intimistes, construits sur des souvenirs de
lecture, des sensations conservées de ces lectures et certains thèmes valorisés. Le processus
d’intertextualité apparait dans les classes comme un processus, qui se construit à travers un
parcours singulier et collectif de lectures réalisées, et non comme des liens à tisser entre les
textes pour les interroger autrement, les comparer, les relire. L’école primaire construit une
culture commune qui s’adosse à cette bibliothèque d’impressions de lecture où toutes les
impressions sont recevables. C’est le seul objectif qui me semble être conféré à ce tissage des
souvenirs de lectures, dans les classes où les enseignants favorisent l’axe de l’impression de
lecture et de la subjectivité. À l’inverse, tous les scénarios communs peuvent ne pas être
accueillis, retenus par l’enseignant compte tenu de la culture extrascolaire que les élèves
peuvent mobiliser et qui n’est pas particulièrement valorisée à l’école. Les scénarios
intertextuels ne font l’objet d’aucune différenciation, voire discrimination : tous semblent être
les bienvenus, pourtant parfois les élèves eux-mêmes les trouvent abusifs.

405
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

La caractérisation spécifique de ce métatexte est ce qui me permet de dire que le


format de la lecture évolue indépendamment ou grâce au recyclage, à l’absorption des tâches
conférées aux élèves. Leur absorption et leur transformation dans le cadre du genre DI sont
observables à travers l’élaboration de ce métatexte. Cette évolution n’est cependant pas à
identifier comme une rupture dans les pratiques scolaires de la lecture. Le format de la séance
de lecture évolue essentiellement parce que l’espace laissé à la parole des élèves est plus
conséquent (chapitre 8) et que le métatexte se construit collectivement. Et je fais l’hypothèse
que le rapport au texte évolue en m’appuyant sur l’analyse sévère − que propose parmi
d’autres − Anne-Marie Chartier (2008) des effets de la lecture silencieuse et des limites
régulièrement mises en avant au sujet des questionnaires de lecture (Giasson, 1990, 1997).
Les animations de lecture et les manipulations de texte trouvent un nouvel espace scolaire, qui
n’est pas nouveau et qui produit un métatexte qui met en valeur des opérations de
reformulations, d’hypothèses et d’argumentations qui caractérisent un nouveau genre
disciplinaire : le DI. Il faut cependant rappeler que mon analyse ne porte pas sur les effets de
ces pratiques sur l’évolution des performances des élèves, juste sur le format de la leçon de
lecture.

3 Vers des modalités de lecture scolaire de l’œuvre littéraire

Les styles des enseignants et les performances communicatives, discursives et


culturelles des élèves permettent d’identifier quatre modalités de lecture à travers ces séances
de DI. Elles ne s’excluent pas entre elles, elles se complètent et s’articulent à des degrés
différents selon les situations de classe et permettent ainsi de comprendre les divers modèles
en acte du DI à travers les pratiques enseignantes et les performances des élèves. Ce que je
nomme, de façon très neutre − dans la mesure où le langage pourrait être neutre − modalité de
lecture, c’est en fait une reconstruction des finalités observées de l’enseignement de la lecture
du texte littéraire à l’école. L’enseignement de la littérature est un enseignement normatif de
la lecture, qui requalifie les compétences du lecteur et les situations d’apprentissage. Ce
faisant, le DI prescrit en 2002, dans le cadre de l’institutionnalisation de la littérature comme
un enseignement à part entière, reconfigure la séance de lecture scolaire et vise à instaurer des
modalités de lecture que les modèles didactiques et le modèle prescriptif définissent en
recourant à des normes lecturales. Celles-ci éclairent les enjeux des processus de
compréhension et des modes de lecture qui convoquent la notion de lecture littéraire et visent
ainsi à modéliser un certain rapport au texte. L’enjeu de ma réflexion, ici, est toutefois moins

406
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

celui d’analyser les effets de ces modèles sur les pratiques, que de reconstruire des modèles en
œuvre à travers les pratiques enseignantes du DI. La nuance me semble importante. En effet,
je ne tiens pas à catégoriser les pratiques observées en fonction des modèles pour en stipuler
soit les écarts, soit les mises en œuvre observées. Par contre, les descriptions des styles
enseignants et des performances des élèves me permettent de décrire des modalités de lecture
scolaire qui sont observables dans le cadre des pratiques ordinaires du DI. Je conçois que
d’autres pratiques du DI, observées et analysées dans un autre cadre théorique et
méthodologique, permettraient d’observer d’autres styles et d’autres performances.

J’ai observé quatre modalités de lecture qui me permettent de décrire des actes de
lecture en situation scolaire reconstruits à partir de l’analyse du métatexte. J’utilise des
lexèmes pour les nommer qui me permettent de situer les modalités observées par rapport à
des modalités, par ailleurs, théorisées. Ce qui m’amène à expliciter ce que j’entends par
l’usage de certains termes, notamment : indentification et distanciation, des notions fortement
marquées dans la didactique du français, et la mise à l’écart d’autres termes, tels que lecture
participative.

Je repère tout d’abord une modalité de lecture à finalité réaliste, où la compréhension


du texte est liée à son degré de réalisme transformé en histoire potentiellement réelle. C’est
une modalité fréquente dans les situations que j’observe, qui au-delà de la situation scolaire
est au fondement des questions que soulèvent la littérature et ses rapports avec la réalité. La
théorie littéraire a « insisté sur l’autonomie de la littérature par rapport à la réalité » et institué
le rapport de force entre la sèmiosis et la mimèsis, la forme et le fond (Compagnon, 1998, p.
111). Á l’école élémentaire, l’entrée dans le texte et la lecture favorise la mimèsis et contribue
à favoriser ce que j’appellerais l’identification du lecteur, en m’appuyant sur les travaux de
Hans Robert Jauss (1978) pour interroger les finalités scolaires des rapports instaurés, voire
imposés avec une étude sommaire des personnages. Je préfère évoquer une modalité de
lecture basée sur l’identification plutôt qu’une modalité « participative », l’une des approches
de la lecture littéraire (Dufays & alii, 2005). La lecture participative instaure une « régie de
lecture » (Gervais, 1992) où l’identification n’est qu’un des processus de la lecture parmi
d’autres, qui valorisent une « lecture en progression » (Gervais, ibid.), qui pourrait être
qualifiée d’ordinaire et qui, par conséquent, laisse libre cours à tous les errements du lecteur,
qu’ils induisent ou n’induisent pas une lecture erratique. Ce serait une modalité intéressante à
analyser à l’école notamment à travers la pratique de la lecture cursive (Coulet & Lebrun,

407
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

2003 ; Poslaniec, 1990 ; Privat, 1996), mais qui ne me parait pas appropriée dans le cadre du
DI, puisque la situation de communication qu’instaure le genre est de fait une situation où les
interactions amènent les élèves à réviser leur lecture, ou à la construire collectivement. Par
ailleurs, les situations que j’analyse ont, me semble-t-il, éclairé le fait que les largesses prises
avec le texte relèvent davantage des gestes enseignants que du véritable parcours des élèves,
qui trouvent peu de place (à nuancer selon les classes) pour interroger les processus et les
indices relevés dans la construction du sens du texte (supra, p. 338). C’est une modalité qui
s’inscrit dans la tradition de leçon de lecture à l’école primaire et qui permet de voir comment
à travers les personnages et le processus d’identification la leçon de lecture est toujours une
situation qui interroge et construit des valeurs, des comportements scolairement valorisées.

Une autre modalité apparait liée à la précédente, il s’agit d’une lecture distanciée qui
s’impose à divers moments des situations observées. La distance renvoie à plusieurs
indicateurs qui décrivent les séances de DI. Il s’agit d’une distance imposée par la dimension
scolaire qui transforme le texte littéraire en un objet d’apprentissage. Les tâches construisent
un rapport au texte, qui est un rapport scolaire, et qui développent des stratégies qui sont
transférables dans l’acte de lecture, et qui forment autant des élèves que des lecteurs. La
distance est aussi à reconstruire du côté des élèves par rapport à l’activité scolaire et par
rapport au texte. Ainsi certaines situations de classe permettent d’observer des élèves qui
dépassent « l’illusion référentielle » (Riffaterre, 1983), interrogent le sens du texte qu’ils
viennent de construire (notamment C6 et C11) : dans quelle mesure est-il acceptable et qu’est-
ce qui leur permet de valider, d’infirmer la lecture réalisée ? Il s’avère qu’une des approches
des usages didactiques de la lecture littéraire s’appuie sur ce va-et-vient entre identification et
distanciation (Dufays & alii, 2005 ; Dufays 2006 ; Rouxel, 1996 ; Tauveron, 1999). Mon
usage des termes − identification et distanciation − ne vise pas cette allusion à la notion
didactique, puisque je décris − dans une perspective didactique − des performances d’élèves
et des performances de lecteurs. Le statut de l’élève est ici privilégié, je m’intéresse au sujet
didactique en situation de DI.

Conjointement à ces deux modalités, j’identifie une troisième qui vise l’initiation des
élèves à une lecture que je nommerais impressionniste sans aucune référence à aucun
mouvement artistique ni culturel. Elle est essentiellement basée sur les « impressions de
lecture » (Reuter, 2001) et elle valorise le ressenti des élèves. Cette modalité décrit, elle aussi,

408
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

un rapport au texte qui se construit dans ces séances observées, et à mon sens elle explicite les
performances observées.

Enfin, l’une des finalités d’apprentissage des séances de DI me semble résider dans
une approche cognitive de la lecture, à laquelle l’élaboration du métatexte contribue. Elle
caractérise à des degrés très différents toutes les situations de lecture observées. Le terme
cognitif est ici à comprendre comme un descripteur des activités discursives : reformulation,
émission d’hypothèses et argumentation, qui, à leur tour, définissent un rapport et un usage
scolaire du texte.

3.1 Du réalisme à la lecture de la réalité

Á l’école, le texte littéraire a souvent et très longtemps été un prétexte pour réfléchir
sur le monde et sur les comportements humains. La littérature offre une multitude de scènes
de la vie sociale, qui d’ailleurs reflète davantage un idéal de société plus qu’une image de la
société, et qui contribue à la formation morale de l’élève. Les travaux de Marie-France Bishop
(2004, 2007, 2010) sont éclairants sur ce point. L’usage scolaire du texte littéraire, depuis la
laïcisation de l’école, s’attarde sur les stéréotypes véhiculés de la scène de veillée ou
l’aumône au personnage du mendiant, pour développer les activités de lecture, d’écriture et de
récitation (Bishop, 2010). Cet usage me semble toujours d’actualité et présent dans les
pratiques du DI.

En effet, il est récurrent d’observer que les élèves sont invités, par un effet de miroir, à
réfléchir à leur comportement, à partir de celui des personnages des textes lus. L’analyse des
manuels scolaires avait déjà éclairé ce principe de l’identification (supra, p. 140) que je
qualifierais « d’associative » ou « d’admirative » en me référant aux travaux de Jauss (1978,
p. 167). La référence à ces travaux signifie que je propose de considérer que l’usage scolaire
du texte littéraire peut, à la fois, relever de la tradition scolaire, mais aussi d’un usage social
du texte littéraire, de la réception du texte comme une œuvre d’art, dans la perspective du
socle commun des connaissances et des compétences (MEN, 2006). La rencontre avec
l’œuvre est ici à considérer dans la fonction de la communication de l’art entre norme et
expérience esthétique, qui ouvre un espace de communication entre l’œuvre et le spectateur
(ou le lecteur) et entre les spectateurs (les lecteurs) au sujet de l’œuvre. La lecture du texte
littéraire à l’école participe à la formation d’une culture humaniste où la littérature rencontre

409
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

les autres formes d’art. Le texte littéraire peut être le lieu d’une réflexion sur soi, les autres et
le monde, une approche qui a toujours été valorisée à l’école.

Dans les classes observées, c’est très souvent un prétexte pour donner la parole aux
élèves et les amener à s’exprimer sur leurs expériences personnelles. Je pense que ce geste
repose sur trois buts conférés à l’enseignement de la littérature à l’école primaire :

- l’identification de modèles de comportements humains que l’école valorise et qui


évoluent à chaque période ;
- la valorisation de la mimèsis ;
- la nécessité didactique et pédagogique d’intéresser les élèves et de les impliquer
personnellement dans la discussion et dans la lecture du texte. Les enseignants
cherchent ainsi à donner du sens à l’activité lectrice et à promouvoir une forme du
plaisir de la lecture (Poslaniec, 1994, 2002, 2008 ; Dufays, 1996, p. 170).

Aucune de ces conceptions n’est spécifique au genre DI, mais ensemble elles le
caractérisent. La volonté de rendre le texte réel est une forme de la dérive scolaire de la
textualité (supra, p. 362), mais elle contribue, entre autres, à l’identification de l’élève et,
ainsi elle finalise la lecture effectuée en classe. Le processus d’identification me semble
intéressant à envisager dans la perspective que propose Hans Robert Jauss (1978), que je cite
supra. Il peut être envisagé comme une entrée dans le texte littéraire qui permet la rencontre
avec l’œuvre et, par conséquent, il contribuerait à l’élaboration du sens du texte. Hans Robert
Jauss (1978) défend la thèse que l’expérience esthétique serait dépourvue de sa fonction
sociale si elle ne prenait pas en compte l’identification esthétique spontanée. La fonction
sociale de la lecture en situation de DI consiste, d’après mes observations, en une forme de la
construction individuelle et collective du ou des sens plus ou moins possibles du texte. Par
conséquent, je pose que l’implication nécessaire des élèves s’appuie, elle aussi, sur des formes
d’identification spontanée. Toutefois, les gestes enseignants, que j’observe, prescrivent l’une
ou l’autre des formes d’identification et, par conséquent, ils écartent un tant soit peu la
spontanéité du processus. C’est spécifique à l’école, c'est-à-dire au processus d’enseignement
et d’apprentissage.

Il convient de voir comment le processus d’identification apparait dans les classes et


quel rapport il construit au texte. Pour rendre compte des divers processus d’identification

410
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

observables, je m’appuie sur la typologie de Hans Robert Jauss (1978, p. 167) qui distingue
cinq modalités d’identification :

- l’identification associative qui est une forme de reconnaissance du rôle de l’autre ;


- l’identification admirative qui reconnait un héros parfait qui provoque l’émulation
d’un exemple à suivre ;
- l’identification par sympathie qui suscite la pitié face à un héros imparfait ;
- l’identification cathartique qui provoque le plaisir de céder à l’illusion du spectacle, le
lecteur est alors dégagé des complications affectives de sa vie réelle et se met à la
place du héros ;
- l’identification ironique, induite par un texte qui cherche à briser la magie de
l’imaginaire face à un antihéros. Le lecteur est alors dans une réception de réprobation.

3.1.1 Se penser à travers un personnage

Dans la classe C4 les élèves découvrent Le grimoire d’Arkandias d’Éric Boisset, le


jeune héros aime lire et emprunte des ouvrages à la bibliothèque, dont le fameux grimoire
d’Arkandias. Ce gout prononcé pour la lecture du personnage amène l’enseignante à arrêter sa
lecture du texte pour orienter la discussion sur les livres que les élèves aiment lire. Elle
recherche ainsi une identification admirative qui participe d’un comportement valorisé par
l’école. Toutefois, il s’agit d’un petit aparté conversationnel, une pause dans la
lecture magistrale du texte :

C4  55  M  :  ça  laisse  beaucoup  de  place  à  l’imagination  ++  qui  est-­‐‑ce  qui  est  
comme  lui  parmi  vous  +  est-­‐‑ce  qu’il  y  a  un  enfant  qui  se  reconnait  dans  
Théophile  ?  ++++  personne  n’aime  lire  autant  que  Théophile  ?  
C4  56  E3  :  moi,  mais  seulement  le  soir    
C4  57  E8  :  oui  uniquement  le  soir    
C4   58   M  :   est-­‐‑ce   que   tu   es   d’accord   avec   lui   quand   il   dit   que   ça   laisse  
beaucoup  plus  de  place  à  l’imaginaire  que  la  télévision  +++    
C4  59  E8  :  ça  dépend  quel  livre  je  prends    
C4  60  M  :  ça  dépend  quel  livre  tu  prends/oui/,mais  alors  quand  tu  +  quels  
sont  ceux  qui  laissent  travailler  un  peu  plus  ton  imagination    
C4  61  E8  :  euh/les  contes    
C4  62  M  :  oui    
C4  63  E8  :  les  romans  policiers  et  puis  je  sais  pas  s’il  y  en  a  d’autres  
C4  64  M  :  Amandine  tu  lis  toi  ?  
C4  65  E9  :  oui    
C4  66  M  :  alors  qu’est-­‐‑ce  que  tu  aimes  lire    

411
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

C4  67  E9  :  ben  +++  les  contes  aussi    


C4  68  M  :  les  contes  et  toi  Q.  E10    
C4  69  E10  :  les  enquêtes  policières    
C4   70   M  :   les   enquêtes   policières   et   qui   est-­‐‑ce   qui   aime   un   autre   type   de  
livre  ?  
C4  71  E4  :  des  livres  d’acteurs    
C4  72  M  :  des  livres  d’acteurs  ?  assieds-­‐‑toi  bien  B.  E4/des  livres  d’acteurs  ?  
alors  précise  un  peu    
C4  73  E4  :  des  livres  connus/des  acteurs/des  comédiens/de  leur  vie    
C4  74  M  :  des  biographies  alors  ++  tu  aimes  bien  lire  des  biographies  +  hum  
+++  ensuite  est-­‐‑ce  que  tu  lis  A.  E2  toi  ?  ++  toi  tu  lis  ?  je  sais  que  tu  lis  
beaucoup  parce  que  tu  en  as  tout  le  temps  +  alors  dis-­‐‑moi  qu’est-­‐‑ce  que  
tu  lis  ?  
C4  75  E2  :  j’aime  lire  des  choses  différentes    
C4  76  M  :  tu  aimes  lire  des  choses  différentes  et  alors  ++  lui  il  lit,  mais  on  ne  
sait  pas  par  quelques  types  de  livres  il  est  attiré  +  alors  j’ai  sélectionné  
quelques  passages  +  c'ʹest-­‐‑à-­‐‑dire  que  quelquefois  quand  je  vous  lis  il  y  a  
des   petits   paragraphes   que   je   ne   vous   lis   pas   ++   alors   la   pendule  
marquait   neuf   heures   vingt-­‐‑quatre   et   on   était   mercredi   [poursuit   la  
lecture  du  le  texte]  

Cet arrêt sur une image d’un héros-lecteur relève davantage d’une finalité que
l’enseignante confère à son enseignement de la littérature qui est celui de former des lecteurs
assidus, plutôt que de construire le portrait du personnage dans la perspective de comprendre
la suite des évènements. Ces échanges participent peu à la compréhension du texte et le
questionnement n’aide pas à mieux comprendre les motivations du personnage. Toutefois, la
passion de la lecture vécue par un si jeune lecteur est une source d’identification
particulièrement valorisée à l’école, comme d’autres comportements sociaux ont pu l’être, par
le passé, à travers la lecture du texte littéraire (Bishop, 2010).

3.1.2 Se trouver malgré soi dans la vie d’un personnage

Dans la classe C5, le questionnement de l’enseignante a pour finalité de favoriser


l’identification des élèves au personnage du petit-fils qui reçoit le secret du grand-père. Il
s’agit d’une identification admirative. L’évocation du passage préféré est une occasion
d’imposer cette modalité de lecture :

C5  281  E8  :  quand  le  petit  garçon  apprend  à  lire  à  son  grand-­‐‑père    
C5  282  E9  :  moi  j’aime  bien  quand  il  lui  demande  quand  ils  s’arrangent    

412
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

 C5  283   M  :   d’accord   tu   aimerais   bien   apprendre   à   quelqu’un   à   lire  ?   +   tu  


t’es  mis  à  sa  place  E8  ?    
C5  284  E8  :  j’aime  bien  l’enfant  qui  apprend  à  lire  à  son  grand-­‐‑père    
C5  285  M  :  c’est  l’inversion  des  rôles  qui  te  plait  ?  
C5  286  E7  :  hum  

Cet échange montre l’insistance de l’enseignante à construire une semblante


identification entre le héros de l’histoire et l’élève. Pourtant, le statut de petit-fils n’induit pas
de façon systématique une identification, ce n’est pas le rôle de ce personnage que les élèves
ont aimé, mais la tendresse qui se dégage de cette histoire hors du commun. Aimer une
histoire ne signifie pas qu’on aimerait la vivre. Pourtant l’enseignante poursuit sans que les
avis des élèves évoluent réellement :

C5  265  M  :  et  vous  avez  un  secret  ?  je  vous  demande  pas  de  me  raconter  le  
secret,  mais  seulement  si  vous  en  avez  un  ?  
C5  266  Cl  :  [rires]  
C5  267  M  :  et  une  complicité  à  partager  avec  votre  grand-­‐‑père  ?  
C5  268  E  :  moi  je  vais  en  vacances  chez  lui    
C5  269  M  :  oui  et  vous  êtes  complices  ?  
C5  270  E  :  hum  

Les raisons de cette insistance sont à mon avis à reconstruire dans les connaissances
que l’enseignante possède de la lecture et en particulier de la lecture de l’œuvre littéraire. Elle
lit beaucoup et recherche chez ses élèves l’émotion et le partage de celle-ci pour former leur
gout.

Dans la classe C5, ce qui est attendu c’est l’effet du personnage255 sur l’élève. Il s’agit
d’un effet programmé par la tâche scolaire et la lecture de l’élève. Cette orientation donnée à
la lecture du texte est dans mon corpus de transcription des séances de DI une construction
réalisée par le discours des enseignants. Je perçois cette intentionnalité enseignante (C1 ; C3 ;
C4 ; C5 ; C8 ; C9) comme l’enjeu de certaines situations de lecture, comme un gage de
réussite de l’acte de lecture, qui valorise toujours le même modèle d’identification au
personnage.

255. J’emprunte l’expression à Vincent Jouve (1992).

413
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

3.1.3 Les limites scolaires de l’identification

Par ailleurs, il arrive que les élèves s’identifient de façon « associative » (Jauss, 1978,
p. 167) à des personnages, comme nous l’avons vu dans les productions écrites dans les
classes C1 et C11, où certains élèves projettent dans le texte des soucis, des expériences
personnelles. Ainsi, dans la classe C1, la discussion porte sur la sévérité du père, qui voudrait
obliger Odilon à lire et, l’indifférence de la mère qui, d’après les élèves de la classe, devrait
raisonner le père. Une élève E19 est très sensible à ce qui lui apparait comme une violence
familiale, elle reprend cette idée dans son écrit256 :

Le buveur d’encre va boire tous les livres. Et le petit garçon Odilon sera
content, car son père ne pourra plus le forcer à lire des livres. Parce qu’il n’y
aura plus d’encre. Ils ne pourront plus lire ni regarder les images dans les
livres. Odilon ne dira pas à son père que dans les livres il n’a plus d’encre.

C’est aussi vrai dans la classe C11, où l’élève E4 évoque de façon indirecte
l’expérience traumatisante du chômage qu’il vit à travers son père, et la peur de l’exclusion
particulièrement présente chez lui. Les enseignantes MC1 et MC11 perçoivent cette
projection du quotidien de leurs élèves sur le texte, puisque ce sont elles qui m’en ont fait part
à la fin de la séance. Cependant dans ces deux classes, cette forme d’identification reste
implicite et ne fait l’objet d’aucune relance ou demande d’explicitation de la part des
enseignantes.

L’identification admirative est une forme de la lecture scolaire et un enjeu de


l’enseignement de la littérature à l’école primaire. Chaque époque valorise les comportements
qui servent de modèles à la formation de l’élève. Toutefois, les exemples, que j’ai cités,
éclairent des comportements sociaux de lecteur et visent soit des modèles, soit des
comportements à suivre, soit un processus d’identification à développer. Dans ces situations
précises, la construction du sens du texte ne parait pas être une visée première, le sens
devenant alors un effet du processus d’identification. Quant à la parole intime de l’élève,
l’identification plus psychologique ne trouve pas beaucoup d’espace à l’école, mais je note
qu’elle s’exprime sans être réprimandée et sans être relevée. Elle n’est pas valorisée, mais elle
n’est pas complètement interdite, je dirais qu’elle est tolérée et que les élèves s’autorisent à la
formuler.

256. Dans cette classe certains enfants sont placés à la Maison des enfants suite à des violences familiales. Ce sont des
enfants retirés de leur cellule familiale pendant un certain temps et qui ne sont pas placés dans des familles d’accueil.

414
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

3.2 Vers une lecture distanciée

Il est à noter que les situations de DI observées permettent d’identifier le processus de


distanciation qui d’ailleurs ne s’oppose pas à celui de l’identification. Je dirais que les deux
s’articulent puisque comme le montre Hans Robert Jauss (1978) l’identification est un
phénomène qui permet au lecteur d’entrer en communication avec l’œuvre, et d’en percevoir
la fonction sociale : le sens, le message, la morale. La distanciation, dans la théorie littéraire et
notamment dans les travaux de Michel Picard (1986) est un processus lectural
particulièrement valorisé. Dans le cadre de cette étude, je ne considère pas qu’il s’agisse
d’une valeur ajoutée au processus lectural scolaire, mais c’est un processus, qui en synergie
avec d’autres, caractérise les performances des élèves en situation de DI. Comme je l’ai dit la
distanciation s’inscrit dans plusieurs éléments caractéristiques des pratiques du DI,
notamment la distance par rapport au texte, puisque celui-ci devient un objet scolaire
d’apprentissage. Ce que j’ai nommé les dérives de la textualité (supra, p. 362) en m’appuyant
sur les travaux de Bertrand Daunay (1993). Elles contribuent à créer une distance entre les
élèves et le texte qui d’objet social ou objet littéraire devient un objet scolaire. Les tâches qui
structurent la construction du métatexte sont des tâches scolaires qui programment une lecture
du texte et distancient les élèves d’un rapport immédiat au texte, le rapport social de la lecture
sans médiation. Ainsi, je dirais qu’avant même de considérer l’acte de lecture comme un acte
de distanciation, la situation scolaire instaure les élèves dans un acte distancié par rapport au
texte. Les performances des élèves montrent, à leur tour, deux formes de la distanciation :
l’une envers la situation de lecture et le sens qui se construit collectivement, lorsqu’un élève
interroge le sens de la tâche scolaire par rapport à son expérience de lecture ; l’autre envers le
texte, lorsque les élèves interrogent leur lecture du texte et tentent de comprendre ce que le
texte dit, ne dit pas, induit. Ces performances peuvent être individuelles ou collectives, elles
dépendent − en partie − des représentations que les élèves construisent de ces séances de DI
et/ou des tâches programmées. Ce sont ces dernières formes que je présente ci-dessous.

3.2.1 Une distanciation spontanée

Il me semble que certains énoncés d’élèves relèvent d’une forme spontanée de la


distanciation. C’est ainsi que j’interprète, la réaction de l’élève E1 dans la classe C5 où nous
venons de voir l’insistance de l’enseignante à provoquer le processus d’identification. Il
s’agit, à mon avis, d’une lecture distanciée par rapport à celle qui s’impose en classe et

415
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

construite sur le modèle de « l’identification par sympathie » qui suscite une certaine
empathie envers un héros imparfait :

C5  90  E1  :  moi  j’ai  bien  aimé  parce  que  j’aime  bien  la  nature  et  puis  le  secret  
de   grand-­‐‑père   c’est   quand   même   bien   parce   que   je   ne   connais   pas  
beaucoup  de  grands-­‐‑pères  qui  ont  des  secrets  

J’en déduis que pour cet élève, Le secret de grand-père n’est pas une histoire aussi
banale que tout le monde vit, à laquelle tout le monde s’identifie. L’intérêt qu’il verbalise
alors pour cette lecture réside peut-être dans l’originalité de cette histoire. Progressivement
dans cette classe, certains élèves se distancient du texte et du métatexte qui se construit. C’est
ainsi que s’impose progressivement l’idée que cette histoire n’est pas réelle :

C5  339  M  :  voilà  qu’est-­‐‑ce  qu’on  peut  dire  d’autre  ?    


C5  340  E11  :  ben  on  peut  dire  que  c’est  comme  une  vraie  histoire    
C5  341  M  :  d’accord  comment  j’écris  ?    
C5  342  E8  :  nan  j’suis  pas  d’accord    
C5  343  M  :  alors  dis-­‐‑nous  t’es  pas  d’accord    
C5  344  E8  :  c’est  exagéré    
C5  345  E11  :  ben  comme  dans  tous  les  livres  c’est  exagéré  ++  ça  se  passe  pas  
comme  ça  dans  la  vie      
C5  346  M  :  d’accord  si  je  comprends  bien  c’est  une  histoire  plausible,  mais  
un   peu   romancée   ++   romancée   ça   veut   que   l’auteur   la   rend   belle,   qu’il  
exagère  +++  c’est  ça/je  note  ça  ?    
C5  347  Es  :  OUI  

Dans cette classe, l’enseignante interroge les élèves sur le sentiment de honte qu’ils
pourraient associer à l’illettrisme du grand-père, ce qui les amène à une « identification
ironique », qui les aide à développer une réflexion critique sur un tel sentiment. Ce faisant, la
douleur du grand-père peut ne pas être perçue.

La situation de DI permet ainsi à des lectures singulières de se construire un peu en


marge du projet de lecture de l’enseignante. Cette lecture singulière est malgré tout autorisée,
prise en compte, même si parfois elle ne trouve pas d’espace suffisant pour s’affirmer (supra,
p. 343).

3.2.2 Une distanciation construite collectivement

Évaluer l’histoire lue sous le prisme du réalisme peut être une modalité pour construire
la distanciation et amener les élèves à réfléchir sur le texte. Dans la classe C6,
416
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

progressivement, se pose la question suivante : le Petit Prince est-il un être réel ? Ce prisme
du réalisme permet de prendre conscience de l’absence de vraisemblance de cette histoire, et
amène les élèves à se confronter aux incohérences textuelles face à une logique externe au
texte et réaliste (construite sur l’expérience du monde des élèves), et de percevoir ainsi le
statut énigmatique de ce conte irréel, philosophique. Dans cette classe, la complexité d’un
personnage se construit dans le tissage des connaissances du texte et des représentations que
les élèves convoquent. Dans la classe C6, le débat au sujet des personnages que rencontre le
Petit Prince suscite des réactions sur leur état psychologique, voire sur des comportements
anormaux, surréalistes. C’est confronté à une norme réaliste de ces stéréotypes, que ces
personnages apparaissent dans leur singularité plus ou moins proches des qualités ou des
défauts humains, et amènent les élèves à formuler le procès des adultes : la fascination pour
l’argent, l’indifférence aux autres, la solitude, le manque d’amitié, les formes d’addiction telle
que l’alcoolisme. C’est ainsi que dès le début de la séance, la critique du comportement des
adultes s’impose comme étant à la fois un ressenti de certains élèves, mais aussi pour d’autres
élèves le message du texte :

C6  18M  :  tu  penses  que  ce  n’est  pas  gentil  pour  les  adultes/des  parents  qui  
ne  comprennent  pas  ?  
C6  19  E2  :  ben  :::  les  parents  qui  comprennent  pas  le  petit  garçon/c’est  pas  
rassurant   des   adultes   qui   savent   pas   comprendre   et   plus   là::   ça   fait  
méchant  pour  lui  parce  qu’il  se  sent  mal    
C6  20  M  :  alors  qui  peut  lire  le  passage  ?  +++  [lecture  du  passage]  S.  E5  toi  
tu  n’as  pas  apprécié  que  les  grandes  personnes  n’aiment  pas  les  dessins  
et  toi  M.E4  ?  
C6   21   E4  :   non   moi   je   trouve   que   c’est   normal   que   les   adultes   ne  
comprennent  pas    
C6  22  M  :  alors  donne  ton  avis  M.  E4    
C6   23E4  :   oui   moi   j’ai   bien   aimé   c’était   marrant/des   adultes   qui   ne  
comprennent   pas   la   même   chose/c’est   normal   parce   qu’ils  
n’appartiennent  plus  au  monde  des  enfants  et  leurs  yeux  ne  voient  que  
des  choses  d’adulte  +  ils  sont  très  sérieux  et  en  fait  ils  ne  voient  plus  rien  
+  rien  du  monde  de  l’enfant/ils  ne  savent  plus  imaginer  
C6  24  M  :  d’accord  toi  tu  penses  que  c’est  ce  que  l’auteur  a  voulu  nous  dire  
en   écrivant   ce   passage   +   le   monde   de   l’enfance   est   éloigné   de   celui   des  
adultes  et  ils  ont  du  mal  à  se  comprendre  +  ils  ne  voient  plus  les  choses  
de  la  même  façon  !    
C6  25  E4  :  OUI  c’est  ça  !  
C6  26  E5  :  ben  moi  je  suis  pas  d’accord  
C6  27  M  :  explique  Sylvain    

417
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

C6   28   E5  :   ben   c’est   peut-­‐‑être   son   idée,   mais   je   suis   pas   d’accord   avec   ce  
qu’il   dit   c’est   important   de   savoir   regarder   les   enfants   sinon   on   ne   se  
comprend  plus.    
C6  29  M  :  d’accord  +,  mais  est-­‐‑ce  que  c’est  en  contradiction  avec  ce  que  dit  
l’auteur  ?    
C6  30  E5  :  ben  j’aime  pas  son  idée  parce  que  ça  veut  dire  que  si  les  grands  
<i>   comprennent   pas   les   enfants   +   ben   +   ils   se   moquent   ++   ici   ils   se  
moquent/<i>  s’en  fichent  de  son  dessin/  <i>  font  pas  d’effort    
C6  31  E4  :  ben  oui  c’est  la  réalité  +  t’as  pas  beaucoup  d’adultes  qui  essaient  
de   comprendre/   ils   ont   leurs   soucis   et   nous   ben   des   fois   c’est   pas  
intéressant  pour  eux    
C6  32  M  :  AH  ++  c’est  peut-­‐‑être  ça  que  veut  nous  dire  l’auteur/il  critique  
l’attitude  des  adultes  ou  celle  des  enfants  ?  
C6  33  E4  :  des  adultes  
C6  34  E5  :  des  adultes  

Ainsi, à travers ces personnages, les élèves convoquent certains stéréotypes de


comportements humains, ce qui leur permet de mieux comprendre leur rôle dans l’histoire et,
ici, la critique du monde adulte. Cette identification-distanciation se construit tout au long de
la séance observée. Pour illustrer davantage mon propos, je cite un autre passage où le
personnage du buveur, à la fois « rigolo et triste », selon les termes des élèves, leur permet de
s’interroger sur les effets de l’alcool et leur condamnation :

C6  306  M  :  d’accord  M.  E24/toi  aussi  tu  as  aimé  le  buveur  ?    
C6  307  E18  :  oui  il  a  honte      
C6  308  M  :  il  a  honte  de  boire  ah  ++  alors  +  pourquoi  il  a  honte  de  boire  ?  
C6  309  Cl  :  [Inaudible]  
C6  310  E3  :  moi  j’ai  bien  aimé  les  adultes  sont  trop  bizarres    
C6  311   M  :   c’est   encore   une   preuve   que   les   adultes/ils   ne   sont   pas   très  
recommandables  !    
C6  312  E13  :  il  est  marrant    
C6  313  E2  :  ça  fait  rappeler  qu’il  faut  pas  boire    
C6  314  M  :  pourquoi  il  a  honte  de  boire  ?    
C6  315  E18  :  c’est  rigolo,  mais  sinon  c’est  triste    
C6  316  M  :  et  pourquoi  il  faut  pas  boire  trop  ?  
C6  317  E16  :  Ben  en  fait  madame  il  boit  parce  qu’il  boit  et  donc  il  peut  pas  
s’en  sortir    
C6  318  M  :  donc  en  fait  il  nous  montre/il  nous  met  en  garde  des  dangers  de  
la  boisson  +  c’est  ça  ?  
C6  319  E17  :  ouais  c’est  pour  ça  qu’il  y  a  des  réactions  bizarres    
C6  320  M  :  tu  veux  dire  que  quand  on  boit  on  a  des  réactions  bizarres  ?  

418
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

C6  321  Cl  :  [éclats  de  rires]    


C6  322   M  :   donc   ça   pourrait   être   quelque   chose   contre   l’alcool   [écrit   au  
tableau]  (+++++)  ensuite  il  rencontre  qui  ?  

Les élèves recourent ainsi à des modèles « d’identification cathartique » ou


« ironique » (Jauss, 1978, p. 167) qui leur permettent de prendre de la distance avec ces
personnages et de s’interroger sur leur rôle dans l’histoire. Dès lors, les personnages
deviennent un élément structurant le sens du texte.

3.2.3 Une situation de lecture distanciée

Une autre forme de la distanciation est observable à travers les situations de lecture
des classes C6 et C11, qui proposent aux élèves un retour sur une lecture effectuée. C’est une
situation qui favorise la prise de recul. En effet, nous avons vu que dans ces deux classes les
élèves interrogent le sens de l’œuvre, son message ainsi que leurs droits de lecteur face à la
fin ouverte de ces textes (supra p. 358, sqq. ; p. 386, sqq.). Cette forme de la distanciation est
programmée par ces deux situations de lecture et les gestes enseignants observés. Les
performances de ces élèves ne relèvent pas de compétences particulières, par rapport aux
élèves des autres classes, ce sont les situations de lecture qui les favorisent ou qui ne les
convoquent pas.

Il apparait qu’en situation scolaire, si toutes les formes d’identification aux


personnages sont recevables, certaines sont volontairement peu valorisées, dès lors que le
processus d’identification est plus psychologique que moral. C’est surtout le modèle
d’identification admirative que les enseignants impulsent, même si les élèves peuvent recourir
à d’autres. Ils cherchent ainsi à mettre en valeur une forme de comportement héroïque et
exemplaire que les élèves pourraient imiter. Le processus d’identification qu’imposent les
enseignants repose à la fois sur leur conception de la lecture qui serait facilitée par
l’identification à un personnage, mais aussi par une volonté indirecte de proposer des modèles
de comportement socialement valorisés par l’école. Les élèves, quant à eux, peuvent
s’identifier de façon affective avec leurs propres systèmes de valeur (supra p. 340). Ce mode
de lecture est relativement rare, l’école ne valorisant pas l’expression de telles identifications.

3.3 Vers une lecture impressionniste

Conjointement à ces modalités de lecture, je relève une forme de lecture


impressionniste qui invite les élèves à exprimer leurs impressions de lecture. Les situations de

419
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

lecture des classes C5 et C6 favorisent cette lecture chez les élèves, dans la mesure où ils
doivent préciser ce qu’ils ont apprécié ou moins apprécié à la fin de leur lecture de l’œuvre.
Ces situations sont à rapprocher des animations lecture que préconise Christian Poslaniec
(1994, 2002, 2008) et des modes de lecture qu’il défend qui valorisent à l’école une approche
de la lecture ordinaire et d’une certaine conception du plaisir de lire. Peut-être que le mode de
lecture participative serait ici un outil intéressant pour décrire cette modalité. L’impression de
lecture est le principe contraire au processus d’identification et de distanciation et
scolairement assez dévalorisé, et souvent renvoyé à la lecture hors classe (Tauveron, 2004).

Pourtant, des divergences observées dans les styles des deux enseignantes évoquées
supra montrent que cette modalité, articulée aux autres, construit un rapport au texte dans les
deux cas très différents. L’enseignante MC5 tient surtout à amener ses élèves à dire ce qu’ils
ont apprécié, le sens du texte de Morpugo, la symbolique du secret ne sont pas des objectifs
de sa séance, alors que l’enseignante MC6 vise, au contraire, une évaluation de l’œuvre de
Saint-Exupéry et une posture critique à l’égard de l’œuvre où les élèves expriment autant ce
qui leur a plu que ce qui leur semble bizarre et incompréhensible. Les impressions ne visent
pas tout à fait les mêmes finalités. Selon les styles enseignants se dessinent des articulations
entre ces modalités et des rapports au texte très différents que le métatexte produit révèle.

Par ailleurs, cette modalité impressionniste me semble aussi pertinente pour décrire la
façon dont les lectures effectuées sont évoquées, convoquées, appelées à la mémoire des
élèves. J’ai démontré supra (cf. p. 400) que les liens intertextuels se construisaient sur les
impressions des lectures réalisées et les souvenirs des expériences lecturales. C’est sur la base
de cette modalité impressionniste qu’une culture scolaire de la littérature se construit à l’école
primaire.

3.4 Vers une lecture cognitive

Dans toutes ces classes observées, l’activité lecturale se caractérise par un travail
cognitif, ne serait-ce qu’à travers les compétences de base de la lecture : le déchiffrage et la
compréhension des unités lexicales qui composent le texte. L’activité des élèves prend en
compte ces compétences, mais elle consiste surtout − dans les situations de DI observées − à
relever des indices du texte qui permettent de répondre aux questions posées (C3 ; C5 ; C7 ;
C8 ; C9 ; C10), de poser des questions (C12) et/ou de formuler des hypothèses (C1 ; C2 ; C4 ;
C6 ; C7 ; C10 ; C11), et, dès lors, de mobiliser les connaissances nécessaires pour justifier les

420
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

réponses. L’analyse du métatexte met en évidence ces activités discursives qui rendent
compte d’une modalité de lecture particulièrement centrée sur le cognitif. Les gestes et styles
enseignants, que j’ai déjà décrits, participent à cette modalité de la lecture en situation de DI,
notamment à travers la confrontation des idées, la quête de critère de validation et les
modalités de validation du texte. Ces activités discursives, qui témoignent d’une activité
cognitive, révèlent aussi l’absence d’activité métacognitive et de réflexion sur les processus
de lecture, sauf par certains aspects que j’ai déjà évoqués dans les classes C6 et C11 où les
élèves s’interrogent et évaluent leur lecture/compréhension du texte.

Cette modalité s’articule avec les autres modalités évoquées précédemment et chaque
séance se spécifie à travers ces articulations. Ainsi, les enseignantes des classes C2 et C5 à
partir de situations de lecture très diverses visent une modalité de lecture plutôt
impressionniste. L’enseignante MC2 valorise les impressions de lecture et s’appuie sur la
culture des élèves pour construire des parcours de lectures singuliers à travers tous les textes
lus, alors que MC5 se focalise sur l’expression du gout et du plaisir à partir de processus
d’identification imposés aux élèves. L’enseignante MC6 organise une situation de lecture à
modalité impressionniste pour construire une lecture plutôt distanciée. La situation de lecture
de la classe C11 oscille entre identification et distanciation, en imposant d’évaluer toutes les
impressions de lecture. Les enseignants MC1, MC3, MC4, MC7, MC8, MC9, MC10 et MC12
visent une lecture plutôt à modalité cognitive où les modalités d’identification sont
diversement convoquées à travers les scénarios communs imposés (MC3 ; MC8), ceux qui
sont refusés (MC1 ; MC4 ; MC12) et qui laissent peu de place aux impressions de lecture.

Éléments de conclusion
La catégorisation de ces modalités de lecture que je propose est un outil descriptif des
situations de DI observées, qui me permet de caractériser le genre disciplinaire parmi les
enjeux de l’enseignement de la lecture et ceux qui relèvent de la littérature.

La plupart de ces modalités s’articulent entre elles pour caractériser une situation de
lecture et les performances des élèves. Ces modalités peuvent être imposées par les
enseignants ou mobilisées par les élèves, ce qui me laisse supposer que c’est une
représentation construite par les élèves de la pratique du genre DI. Leurs connaissances du
genre favorisent, autorisent implicitement de telles modalités de lecture, qu’elles soient
imposées ou qu’elles ne le soient pas. C’est une lecture qui repose sur une activité cognitive
importante qui se manifeste par des activités discursives très spécifiques : reformulation du
421
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

texte ; émission d’hypothèses ; argumentation et justification des propositions émises. Selon


les classes, elle convoque des connaissances culturelles plus ou moins importantes, et elle
s’attarde sur les impressions de lecture qui contribuent à construire un rapport aux textes, et
qui facilitent le souvenir des expériences de lecture. Ces articulations permettent de
caractériser chaque forme de DI observée. Ce qui permet de situer chaque pratique du DI
entre les deux approches que le discours des enseignants avait permis de décrire : la première
centrée sur une lecture objective qui anticipe la compréhension, la révise et traite quelques
formes d’implicites, voire quelques difficultés de compréhension que pose le texte ; la
seconde tournée vers une lecture plus subjective où l’élève exprime ses émotions, ses
impressions de lecture, voire sa créativité à partir du texte, au-delà du texte. Ces deux
approches ne sont pas hermétiques et ne s’opposent pas. Elles se croisent à des degrés très
divers dans les diverses pratiques observées du DI et montrent ainsi l’empan de l’évolution de
la leçon de lecture, selon les situations et les styles enseignants, et comment un enseignement
de la littérature se modélise à travers les pratiques enseignantes. Il s’agit d’une mise en scène
scolaire des approches de la lecture littéraire par les pratiques enseignantes. Le texte littéraire
offre toujours des héros auxquels s’identifier, que promeuvent les valeurs de l’école. Il est
toujours un lieu de rencontre avec la langue. Il est toutefois devenu un lieu de productions
métatextuelles auxquelles participent les élèves en mobilisant une encyclopédie très
diversifiée, ainsi que des activités discursives, qui caractérisent des modalités de lecture, elles
aussi diverses. Il me semble que c’est en cela que le format de la séance de lecture a pu
évoluer à travers la modélisation du genre DI par les pratiques enseignantes.

4 Conclusion du chapitre 9

Les pratiques ordinaires du genre disciplinaire DI éclairent le phénomène d’absorption


de genres métatextuels existants. En effet, les tâches proposées aux élèves sont des genres
disciplinaires257 qui se transforment, transmutent, dirait Mikhaïl Bakhtine (1984), pour
s’intégrer dans un nouveau genre de la métatextualité. La diversité des genres convoqués
retrace en soi une évolution de la discipline scolaire et les apports de la didactique du
français : les interactions lire et écrire ; les manipulations de textes pour concevoir des
situations-problèmes, les animations-lecture. Par ailleurs, le format de leçon de lecture résiste
à certains changements, les questionnaires de lecture demeurent dans les pratiques de façon

257
Ce que Sandrine Aeby Daghé (2008) nommerait des genres d’activité scolaire.

422
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

centrale ou plus marginale. Le métatexte, quant à lui, est en partie emprisonné dans le format
scolaire de la métatextualité. Le texte littéraire, tout comme le questionnement devenant un
objet scolaire, perd très souvent sa textualité. Il devient un objet scolaire, sans voix, sans
origine. Quand l’auteur et le narrateur sont identifiés, ils peuvent laisser place à une forme
discursive ambigüe, à un pronom personnel il dont je ne peux affirmer avec certitude le
référent.

Toutefois, le métatexte produit met en valeur le raisonnement attendu des élèves, qui
ne vise plus à trouver des réponses dans le texte, mais à le questionner (C6 ; C11 ; C12), à
élucider ces zones d’ombres (C1 ; C4 ; C7 ; C8 ; C10) et dans toutes les classes à se justifier
et à argumenter. Selon les classes, les élèves s’impliquent plus ou moins dans ces modes de
raisonnement déductif et inductif ; la situation de lecture ainsi que le style des enseignants
sont des freins ou des facilitateurs de l’activité réelle des élèves. Les enseignants peuvent être
la source de verbalisation des raisonnements des élèves, ce qui ne signifie ni que les élèves ne
raisonnent pas ni même que cette mise en mots du raisonnement enseignant contribue à un
apprentissage des raisonnements attendus chez les élèves. Je peux néanmoins conclure que le
métatexte produit en situation de DI témoigne de l’activité cognitive des élèves et met en
valeur des modes de raisonnement. Les élèves reconstruisent l’histoire du texte, parfois le
sens du texte à travers un discours hypothético-argumenté, plus ou moins abouti selon les
classes. Ce raisonnement s’appuie sur une encyclopédie à la fois scolairement valorisée et
individuellement mobilisée. Dans l’ensemble, les élèves perçoivent ce qu’ils doivent
convoquer comme connaissances pour construire le métatexte. Les scénarios intertextuels
restent très intimistes, construits sur des souvenirs de lecture, des sensations conservées de ces
lectures et certains thèmes valorisés ; ils ne font l’objet d’aucune différenciation, voire
discrimination. Tous semblent les bienvenus, pourtant parfois les élèves eux-mêmes les
trouvent abusifs (cf. C6 et C10). À l’inverse, des scénarios communs convoqués par les élèves
peuvent ne pas être reçus par l’enseignant puisqu’ils relèvent d’une culture extrascolaire, qui
n’est pas particulièrement valorisée à l’école.

Cette analyse de l’élaboration du métatexte montre que la situation d’enseignement


(soit la situation didactique) est en elle-même un processus de distanciation dans la réception
du texte par les élèves, en intégrant des modalités scolaires de réception (des tâches et des
conventions discursives scolaires). Conjointement le processus d’identification ne me semble
pas pouvoir être considéré comme l’effet d’un mode de lecture ; l’élaboration du métatexte

423
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

montre que les enseignants valorisent ce processus qui participe à une certaine forme
d’enseignement de la morale et de l’exemplarité à suivre. C’est un apprentissage qui a
toujours été un objectif de la lecture du texte littéraire à l’école. L’analyse du métatexte
produit a montré que la diégèse, à certains moments des séances, n’est plus perçue comme
une fiction, mais reçue à travers son degré de vraisemblance, c’est la mise en commun des
réactions258 qui amène les élèves à se distancier parfois de l’histoire, et parfois de la situation
scolaire pour réfléchir sur le texte et son message. Ainsi, l’analyse des performances des
élèves, dans la situation didactique que je décris, m’amène à concevoir autrement les enjeux
des processus d’identification et de distanciation habituellement décrits et empruntés aux
théories littéraires. En situation de DI, les élèves effectuent une lecture qui fait appel à des
opérations cognitives et discursives particulières (ils reconstruisent l’histoire du texte à travers
diverses formes de la paraphrase, ils émettent des hypothèses, effectuent des inférences qu’ils
justifient) ils interprètent le texte littéraire en mobilisant des connaissances spécifiques
(scénarios communs, scénarios intertextuels) qui leur permettent tant de s’identifier que de se
distancier des personnages et d’interroger, selon les cas la validation de leurs propositions.
Cette lecture est, par conséquent, construite à des degrés très divers, à la fois, sur des
modalités d’identification et de distanciation, et laisse une place importante aux impressions
de lecture. Les situations observées révèlent des nuances dans l’articulation de ces modalités
de lecture et montrent que certaines se construisent de façon spontanée et d’autres sont
imposées par l’enseignant. J’en conclus qu’en situation de DI, le projet de lecture est celui de
l’enseignant et que celui de l’élève est secondaire.

Si je peux dire, au terme de ce travail, que le format de la lecture a évolué et que les
élèves s’expriment beaucoup plus qu’auparavant, il me semble que les vœux formulés par
Michel Dabène et François Quet (1999, p. 115), au fondement d’une conception du genre DI,
à savoir : « une discussion plus ouverte qui suppose l’abandon de l’argument d’autorité et du
monopole d’interprétation du maitre », ne sont pas encore réalisés. L’espace de parole des
élèves est certes une variable qui témoigne d’une évolution certaine du format de la leçon de
lecture, mais qui ne témoigne pas d’une réelle prise en compte de cette parole et de la lecture
de l’élève.

258. C’est en tout cas ce qui me permet d’identifier ce processus d’identification/distanciation. Rien ne me permet de dire
que sans l’interaction, les élèves ne construisent pas de tels rapports au texte. La situation de DI, permet leur expression et par
conséquent leur observation.

424
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

Conclusion de la partie 3 : l’élaboration du métatexte

L’enjeu de cette partie consistait à identifier, à partir des situations de DI observées,


l’évolution du format de la leçon de lecture et de caractériser le genre disciplinaire DI, dans sa
dimension discursive et à travers le métatexte produit.

L’évolution est notable en ce qui concerne le format de la communication scolaire. En


effet, les élèves s’expriment beaucoup plus qu’ils ne le faisaient dans d’autres situations
d’apprentissage en français (Marchand, 1971 ; Mauffray, 1995). Leurs postures énonciatives
évoluent, ils s’impliquent − parfois − en tant que sujet énonciateur de leur énoncé en
recourant au pronom personnel je, et en interpelant, en s’adressant directement aux autres
élèves. J’ai ainsi pu relever dans certaines classes une coénonciation, voire une co-
construction du métatexte. Il convient de préciser que l’enseignant demeure leur interlocuteur
privilégié.

Cet espace laissé à la parole des élèves résulte à mon sens de la conception que les
enseignants ont du DI et de la notion de débat (cf. chapitre 5), des gestes et des styles qu’ils
développent dans cette pratique spécifique (cf. chapitre 8). Les enseignants favorisent la
confrontation des énoncés des élèves par des gestes corporels (C9), l’organisation de l’espace
(C4) et des gestes verbaux qui se spécifient à travers des styles très personnels. Ainsi, certains
enseignants singularisent les propos d’élèves en précisant que leur avis est personnel et en
demandant aux autres de se positionner par rapport à l’idée proposée ; d’autres distribuent la
parole en tenant compte des divergences qui s’affirment ; enfin, ils peuvent laisser les élèves
échanger entre eux. Certains élèves explicitent leur opinion et argumentent en vue de défendre
et de convaincre les autres. La notion de style révèle la singularité des pratiques du DI que
certains gestes caractérisent : la gestion des interactions et en particulier la façon dont la
confrontation des énoncés des élèves se crée dans chacune des classes observées ; la
validation des propositions d’élèves (chapitre 8).

Hormis, l’évolution du format de la communication, les changements concernant les


tâches et la production du métatexte sont beaucoup plus nuancés (cf. chapitre 9). Le métatexte
produit se caractérise par un discours à visée argumentative (plus qu’un réel discours

425
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

argumenté) à travers la formulation des hypothèses et leur validation par l’enseignant et


parfois par les élèves. Le sens du texte se construit à travers diverses reformulations de
l’histoire et l’émission d’hypothèses qui se révisent et s’affirment. Ceci amène les enseignants
à confronter leurs élèves au doute, à laisser en suspens des éléments non perçus qui s’avèrent
plus ou moins nécessaires à l’élaboration du sens, et à valider parfois de façon abusive
certaines réceptions du texte parce qu’elles sont originales, font preuve d’imagination.

Le doute peut alors devenir un artéfact, qui n’existe que dans la situation didactique, et
qui n’est pas induit par le texte ni même par sa lecture. Certains éléments explicites du texte
deviennent implicites (le narrateur, l’absence de certains personnages) pour créer le doute et
ainsi caractériser la lecture du texte littéraire comme une activité de la construction de
l’énigme et non de la résolution. Une lecture qui parfois laisse des éléments en suspens. Selon
les classes, les élèves sont plus ou moins confrontés à cette forme de la lecture, à ces
difficultés du texte ou à cette difficulté créée par la situation de lecture scolaire. Assez
souvent les élèves expriment une intuition assez fine du sens du texte (C5 ; C8) qui peut ne
pas trouver d’échos dans les échanges, mais ceci montre comment des lectures singulières se
construisent à travers les interactions et en marge de celles-ci. Dans certaines situations, le
doute est programmé par les textes : les fins ouvertes du Petit Prince d’Antoine de Saint-
Exupéry et la nouvelle La Logeuse de Roald Dahl. Les discussions portent alors sur ce que le
lecteur comprend, ne comprend pas (C6), peut ou ne peut pas imaginer (C11). Le métatexte
produit et les performances des élèves de chaque classe résultent de la situation de lecture et
des styles des enseignants.

Les gestes évaluatifs des enseignants intègrent des tâches plus ou moins improvisées
qui relèvent, elles aussi, de l’enseignement du français et sont parfois en marge de
l’élaboration du sens du texte, mais participent à la vie de la classe et à la mémoire collective
de celle-ci : rappel d’une dictée où l’expression « lit de la rivière » avait déjà été rencontrée ;
rappel de règles de grammaire en lien avec le texte ou le métatexte. D’autres tâches
s’imposent au fur et à mesure de l’activité des élèves qui révèle certaines difficultés de
déchiffrage, de compréhension lexicale d’un terme, de prononciation de certains mots. Ces
tâches régulatrices dépendent directement du style enseignant, elles sont récurrentes chez
certains (C1 ; C3 ; C4 ; C7 ; C8 ; C9 ; C10 ; C12) totalement absentes chez d’autres (C2 ; C5 ;
C6 ; C11). Elles dépendent – entre autres − de leur conception du genre et de l’apprentissage.
Dans la classe C11, les difficultés de déchiffrage sont présentes et immédiatement corrigées

426
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

par l’enseignante, alors que dans d’autres classes, cette difficulté devient une mini-situation
de résolution de la difficulté.

Au demeurant, le genre disciplinaire se caractérise comme un genre scolaire,


prisonnier des contraintes, normes et traditions de l’École. Il se formalise dans l’histoire des
pratiques et contribue à une définition de la leçon de lecture à l’école primaire. L’analyse des
tâches structurantes que les enseignants planifient durant les séances de DI éclaire le
processus de recyclage d’autres genres de la métatextualité qui sont absorbés et transformés
par les pratiques du genre DI, ce que le discours des enseignants avait déjà éclairé (cf. partie
2). Les questionnaires de lecture demeurent une activité qui anime le débat ou qui encadre
celui-ci. Les animations-lecture deviennent des situations-problèmes qui favorisent et
structurent les échanges. Enfin, les manipulations et les tâches d’écriture trouvent dans les
pratiques du premier degré, et notamment à travers la pratique du DI, une nouvelle vie après
avoir configurer les séances de lecture au collège, voire au lycée. Je rappelle que le modèle de
DI que propose Catherine Tauveron est adossé à des tâches d’écriture (Tauveron, 2003). Ceci
montre, à mon sens, l’apport important des travaux en didactique du français sur l’interaction
lecture et écriture que j’ai cités précédemment (Crinon & alii, 2006 ; Garcia-Debanc, 1995 ;
Giguère 2002 ; Halté, 1996 ; Jolibert & Le groupe d’Ecouen, 1994 ; Jolibert & Sraïki, 2006 ;
Le français aujourd’hui 2002a, 2002b, 2006 ; Reuter, 1994b, 1995b, 1996a, 1998b, 1998c ;
Sorin, 2004 ; Tauveron, 2002b, 2003, 2004c ; Tauveron & Sève, 2005).

Les activités discursives analysées montrent une spécificité du métatexte produit en


situation de DI : les élèves produisent un certain nombre d’énoncés hypothétiques et
argumentatifs qui induisent un certain rapport au texte et à l’activité métatextuelle. Ces
activités discursives sont un objectif des enseignants, puisqu’ils sont nombreux à reformuler
les énoncés des élèves en énoncés hypothétiques, et à reprendre ou à verbaliser le
raisonnement des élèves. J’observe peu d’activités métacognitives et d’explicitation des
processus de résolution de ces problèmes dans le discours des élèves, alors que certains
enseignants verbalisent ces processus en œuvre et présupposent ceux des élèves. C’est surtout
la quête de preuves que les élèves recherchent, dans le texte et hors du texte, en convoquant
leur encyclopédie d’élève et de lecteur. Cette démarche, qui consiste à chercher les preuves
pour justifier les propositions des élèves, peut être une autre des raisons pour lesquelles
l’erreur interprétative ne devient jamais un « dysfonctionnement à valeur didactique »
(Reuter, 2005). En effet, l’enjeu est de démontrer la recevabilité des interprétations proposées

427
Partie 3. Le genre DI décrit à travers ses pratiques

et non d’expliciter les raisons pour lesquelles un élève construit sa proposition abusive. Il
apparait que la lecture en situation de DI induit des raisonnements spécifiques (déduction,
induction, abduction), cependant ils ne sont pas observables dans toutes les classes à des
proportions égales. Le raisonnement porte tant sur le texte que sur la situation scolaire et sur
le métatexte. Il se construit en mobilisant une encyclopédie que les enseignants valorisent ou
que les élèves mobilisent malgré l’enseignant. C’est ainsi que le processus d’identification qui
favorise l’entrée du lecteur dans le texte (Dufays, 1996) devient un apprentissage scolaire
dans les classes C4 ou C5 où les enseignants proposent aux élèves de s’identifier au héros et
de raconter leur comportement de lecteur par rapport au personnage, ou de raconter le secret
qu’ils partagent avec leur grand-père. Il en est de même pour les scénarios communs ; les
enseignants imposent le leur comme un processus partagé de lecture et non comme un
processus singulier de la lecture. Dans certaines de ces situations, les élèves développent
parfois des stratégies résistantes au questionnement en cours (que néanmoins la situation
permet), et énoncent leur lecture singulière, leur scénario commun singulier et, en général, ils
font preuve d’une grande intuition au sujet du texte.

428
Conclusion générale

Conclusion générale

429
Conclusion générale

Le monde est incroyablement plein d’ancienne


rhétorique.

Barthes, 1970, p. 172

La thèse que sous-tend ce travail peut se résumer en ces termes : l’émergence d’un
genre disciplinaire, tel que le DI, relève d’un processus de ruptures, de changements et de
formes de résistance où d’autres genres disciplinaires de la métatextualité sont absorbés et
transformés pour configurer le nouveau genre en émergence. Le principal apport de cette
réflexion me semble résider dans la description des divers éléments qui participent aux
processus de formalisation et de recyclage qui caractérisent l’émergence d’un genre
disciplinaire et éclairent ainsi l’évolution et la configuration d’une discipline scolaire : le
français. Le DI est à concevoir comme un produit de l’évolution de l’institution scolaire, de la
discipline scolaire du français à l’école élémentaire, mais aussi comme un élément
contributoire à cette évolution, puisque ses modélisations (didactiques, recommandées,
reconstruites par les pratiques observées) éclairent le processus de rejet de certains genres et
le phénomène d’absorption de genres existants, qui se trouvent transformés pour modéliser le
nouveau genre. Ce processus de recyclage et d’absorption est néanmoins différent selon qu’il
est produit par les diverses sources de modélisation ou qu’il est observé à travers les
déclarations et/ou les pratiques effectives des enseignants. Celles-ci m’amènent à considérer
le genre DI comme un genre de la métatextualité, qui par ce processus d’absorption et de
transmutation des genres existants a essentiellement contribué à faire évoluer le format de la
leçon de lecture, au cycle 3, en groupe classe, et permet d’envisager les caractéristiques d’un
enseignement renouvelé de la littérature. L’enjeu est évidemment d’identifier ce qui évolue
réellement, puisque le processus d’émergence est aussi un puissant révélateur des résistances
au changement.

Il convient à ce stade de la réflexion de revenir sur les points essentiels, et de présenter


les éléments de réponse construits tout au long de ce travail en vue des questions posées dès
l’introduction. Ces réponses permettront d’évaluer la pertinence des choix effectués, leurs
limites et les questions qui se posent à l’issue de cette étude.

L’émergence du genre disciplinaire DI entre rupture et continuité


Comprendre le processus d’émergence revient à interroger le contexte même
d’émergence afin d’identifier les éléments favorables au changement, les obstacles et ceux qui

430
Conclusion générale

résistent pour comprendre ce qui apparait, ce qui demeure et ce qui se transforme. Dans le
contexte d’émergence du DI certaines ruptures sont identifiables et constitutives de la
formalisation du genre. Les ruptures sont tout d’abord épistémologiques. La formalisation du
genre repose sur des tournants théoriques dans les disciplines de référence, en particulier dans
la théorisation de la lecture et l’intérêt porté à l’activité du lecteur qui a contribué à
l’avènement de l’interprète. Le concept de littérarité (Marghescou, 2009), la redéfinition de
Sartre (1973) de la littérature et de sa place dans la société, les théories de la réception et les
approches sémiotiques (Eco, 1965, 1985, 1992, 1996) modélisant un Lecteur Modèle (Eco,
1985) ont contribué à la définition d’un nouveau paradigme de la lecture et du rapport à la
littérature, tournant le dos à l’auteur et au texte. Dans le champ de la didactique, la
naturalisation du concept de la lecture littéraire (Picard, 1986 ; Jouve, 1993) a permis de
penser la relation entre le texte et le lecteur « comme un enseignable »259. Conjointement, les
références des didacticiens évoluent et les formes de la discussion des salons littéraires se
trouvent convoquées à coté, voire à la place de la critique littéraire, tournant ainsi le dos aux
apports du structuralisme en particulier. Ces changements de référence et les ruptures
épistémologiques qu’ils peuvent représenter permettent de concevoir un nouveau modèle
didactique de l’enseignement de la lecture et de la littérature qui formalise le genre
disciplinaire DI.

Le changement est aussi notable dans le discours des didacticiens contre des pratiques
en vigueur dont ils soulignent les limites. Le DI émerge sous l’impulsion de travaux ayant mis
en valeur le rôle de la parole de l’élève dans la construction des savoirs scolaires (Dabène,
Quet, 1999 ; Rémond, 2001, 2003, 2004) et, en cela, ils peuvent apparaitre comme une
alternative aux modalités de la lecture silencieuse et solitaire (Chartier, 2008).

Par ailleurs, dans le contexte d’émergence du genre, la place de la littérature et en


particulier la légitimation de la littérature de jeunesse à l’école primaire est incontestablement
un tournant institutionnel qui témoigne, entre autres, de l’évolution de ce corpus et du statut
de l’enfant dans notre société. Les œuvres de littérature de jeunesse sont alors considérées
comme « résistantes » (Tauveron, 1999, 2001, 2002a, 2004a) à travers la naturalisation du
concept emprunté à Dominique Maingueneau (1990) dans une approche de la pragmatique du
texte. Cette conception des œuvres et de leur lecture a permis d’éclairer des activités
cognitives élaborées, essentiellement inférentielles qui reposent sur la mobilisation de

259. J’emprunte l’expression à Bertrand Daunay, (Daunay, 2007a ; Daunay & Dufays, 2010).

431
Conclusion générale

connaissances culturelles. L’évolution de ce corpus de la littérature permet de didactiser des


modèles de la lecture du texte littéraire dont les modèles didactiques du genre DI se font écho.

Parallèlement l’apport des travaux cognitifs est incontestable. Il permet de repenser les
modèles d’enseignement de la compréhension en mettant en avant les processus en œuvre et
l’importance des activités métacognitives qui permettent au lecteur de verbaliser et
conscientiser les processus mobilisés, ce que les théories de la lecture silencieuse n’avaient
pas permis.

Les ruptures sont aussi à reconstruire dans le cadre institutionnel de l’école. Il est pour
moi incontestable que la valorisation du débat à l’école, dans diverses disciplines, contribue à
la formalisation du genre disciplinaire. La notion de débat configure une modalité
d’enseignement qui constitue, à mon sens, une nouvelle acception de cette notion à l’école. Le
débat est un acquis de la Rénovation du français qui octroie à l’oral une place reconnue et
identifiable dans les programmes scolaires comme modalité de communication et
d’expression orale. Le débat est alors conçu comme un moyen de gérer la communication
scolaire et les thématiques des débats résolvent des problèmes de la vie scolaire (Marchand,
1971). Les modélisations du genre débat que proposent Joachim Dolz et Bernard Schneuwly
(1998) me semblent relever davantage d’un genre scolaire − qu’ils désignent comme un genre
formel − plutôt que d’un genre disciplinaire, la catégorisation que j’ai choisie. La différence
de nos approches réside essentiellement dans la question, voire la thématique que soulève le
débat, qui, par conséquent, convoque des savoirs et des connaissances que je considère
comme étant disciplinaires. Dès lors, le traitement et les réponses proposées reposent sur une
communauté discursive qui mobilise un genre discursif, qui varie en fonction des champs
disciplinaires convoqués par les débats scolaires. Le genre formel ne prend pas en compte
cette dimension disciplinaire des contenus du débat qui dans le cadre de mon travail est
primordiale. Ce contexte crée à la fois une dynamique qui valorise la notion de débat, le
disciplinarise et permet aux genres disciplinaires qui s’adossent à la notion de s’élaborer dans
leur champ didactique. En cela, l’émergence du DI est autant à reconstruire dans la continuité
que dans la rupture et s’inscrit dans l’histoire de l’évolution de l’enseignement de notre
société, dans la mesure où la prise en compte du débat comme modalité d’enseignement est
une rupture avec d’autres usages de la notion, qui elle-même est révélatrice de la
modernisation de l’école (Marchand, 1971 ; Jacquet-Francillon, 2005).

432
Conclusion générale

Je propose alors de considérer que dans les années 1990 le débat soit devenu une
modalité pour construire des savoirs. Dès lors, la notion de débat évolue, se reconfigure dans
plusieurs disciplines à travers l’apport des recherches en didactique sur les interactions entre
les élèves à la suite des travaux de Lev Semionovitch Vygotski (1985). Toutefois, la notion de
débat ne reçoit pas, dans tous les champs disciplinaires, le même écho : en histoire il y a une
certaine réticence à enseigner les savoirs historiques par le débat, les interactions entre élèves
se configurent alors sous d’autres formes, le travail de groupe y est plus valorisé ; il en est de
même dans la discipline philosophie où la notion est l’objet d’un débat ancestral qui se
confronte à la quête de vérité. Cependant c’est un enseignement qui se rénove et se
démocratise (Husson, 2007a ; Lamarre, 2007b, 2007c) à travers diverses expériences pour
initier les enfants à la pensée philosophique. L’évolution que subit la discipline de l’éducation
civique, héritière de l’instruction civique (Audigier, 2002) est à mon sens un élément
accélérateur de l’importance accordée au débat. Ce sont les valeurs que la notion véhicule qui
sont prises en compte par l’institution : le partage de la parole, l’écoute de l’Autre et
l’initiation à la vie démocratique. Ce faisant nombre de formes de débats émergent, d’autant
que certaines disciplines partagent des supports communs. C’est ainsi que la littérature de
jeunesse peut parfois inciter des débats en éducation civique (Bour & alii, 2003), certaines
formes de DVP, qui contribuent à un enseignement de la pensée et du raisonnement à partir
des valeurs véhiculées par les œuvres littéraires (Miri & Rabany, 2003 ; Touzeau, 2003,
2007). En français diverses formes d’interactions − telles que les cercles de lecture (Giasson,
2000 ; Terwagne & alii, 2006) − et plusieurs formes de débats émergent autour de ce support
nouvellement légitimé (Slama & alii, 2008). Leur existence conjointe interroge la spécificité
du genre DI et soulève la question de la catégorisation de ces divers genres de la
métatextualité : faut-il considérer l’existence de genres et de sous-genres (Daunay, 2004b),
voire d’hypergenre (Bishop, 2007) ? Question essentielle au départ de cette étude (cf. chapitre
1) qui s’est déplacée vers une question plus générale qui est celle des liens entre les genres
disciplinaires, des liens que je ne considère pas comme relevant d’une hiérarchie. Ce sont des
liens qui sont à penser, il me semble, en termes de fusion, de différenciation, et de
transmutation, ce qui caractérise la vie même des genres discursifs (Bakhtine, 1984) et par
conséquent des genres disciplinaires. Les DVP peuvent se rapprocher des modèles du genre
DI, et selon les œuvres et le questionnement ces deux genres peuvent fusionner. L’émergence
du DI a contribué à orienter l’un des courants de ce genre dont on peut se demander s’il s’agit
d’un genre scolaire et /ou disciplinaire et dans ce cas à quelle discipline scolaire s’adosse-t-il ?
Je rejoins ainsi la réflexion de François Galichet (2005) au sujet de l’éventuelle possibilité de

433
Conclusion générale

catégoriser la discussion à visée philosophique comme un genre scolaire, il insiste sur les
difficultés au sein de la discipline de concevoir ce format de la discussion, indépendamment
du débat sur la démocratisation de l’enseignement de la philosophie. Je propose de considérer
que le DVP soit une conception philosophique de l’enseignement de la pensée et de la parole
qui s’articule à diverses approches disciplinaires de la pratique du débat : le débat en
éducation civique et le débat au sujet du texte littéraire.

Le processus d’émergence du genre DI est alors à situer dans la continuité d’une


certaine approche de la métatextualité à l’école où la parole de l’élève constituait déjà une
valeur ajoutée (Poslaniec, 1990), où le questionnement du texte importait plus que la réponse
au texte (Aron, 1987). L’histoire de la discipline montre que les évolutions épistémologiques
et didactiques convergent vers une conception de l’enseignement de la lecture et de la
littérature qui favorise la formalisation et l’émergence d’une conception du DI. En effet,
certaines propositions didactiques, depuis la rénovation du français, sont des traces ou des
étapes sur lesquelles le genre peut prendre appui (chapitre 3), d’où ma proposition de
considérer le DI comme un produit et un révélateur de l’évolution de la discipline du français,
dans la mesure où il contribue en tant que processus de recyclage de genres existants à la
transformation des pratiques enseignantes et à la formalisation scolaire de la métatextualité. Il
s’inscrit aussi dans l’évolution de la discipline, puisque nombre de ces propositions
concernent à l’origine l’enseignement de la lecture-littérature au secondaire. Je ne pense pas,
malgré tout, que le premier degré se « secondarise » selon l’expression même de Jacques
David (2005, p. 186). L’évolution que subit l’enseignement du premier degré ne relève pas
« d’un mouvement descendant historiquement répété », mais d’une évolution nécessaire qui
répond à des attentes de plus en plus exigeantes de la société. Par contre, je rejoins Jacques
David (ibid.) sur l’apport du travail des didacticiens qui me semble être un facteur d’évolution
du premier degré, ainsi que la structuration des IUFM puisque beaucoup de formateurs du
premier degré sont à l’origine des enseignants du secondaire, et qu’ils interviennent dans la
formation des deux degrés. L’inflation constante du niveau d’études des enseignants du
premier degré est aussi un facteur de changement de l’école. L’impulsion des recherches
didactiques et leur apport sont à l’origine des modèles didactiques qui formalisent le genre DI
et, je le pense, de l’évolution de l’enseignement du premier degré, à la fin des années 1990 et
au début des années 2000. Le premier degré ne se secondarise pas, mais les enseignements
qui s’y dispensent répondent à l’évolution des attentes de la société et s’enrichissent des

434
Conclusion générale

acquis de la recherche, pour peut-être s’inscrire dans un continuum des apprentissages


scolaires.

L’émergence du DI se concrétise à travers les modèles didactiques qui éclairent une


modélisation plurielle dès le processus d’émergence. Dans le modèle issu des travaux croisés
de Michel Dabène et François Quet (Dabène & Quet, 1999 ; Quet, 2001a, 2001b, 2002) et
Martine Rémond (1999, 2001, 2003, 2004), le genre DI contribue à l’enseignement de la
compréhension et valorise l’expression des processus d’élaboration du sens du texte. Dans le
modèle de Catherine Tauveron, qui émerge en même temps que le précédent, le DI est un
genre de l’enseignement de la culture littéraire et contribue à formaliser un modèle de la
lecture du texte littéraire : la lecture littéraire. Ces deux modélisations, ainsi que la conception
du DVP à partir du texte littéraire, fusionnent dans la conception du modèle prescrit et nommé
DI par les programmes de 2002 et les documents d’accompagnement qui vont suivre (MEN,
2002, 2003, 2004), alors même que Nicole Slama et alii (2008) et Patrick Joole (2006, 2008)
tentent de répertorier toutes les formes d’interactions en classe de littérature et de les
différencier. Catherine Tauveron elle-même réserve la dénomination DI aux débats spéculatifs
et non aux débats délibératifs qui portent sur la résolution de problèmes de compréhension du
texte pour lesquels il n’y aurait pas plusieurs interprétations possibles. Il faut cependant
reconnaitre que ces distinctions sont fragiles, les formes de débats pouvant s’imbriquer les
unes dans les autres. Le DI peut alors apparaitre − et c’est le cas du modèle prescrit − comme
un genre de la métatextualité auquel les autres genres ont contribué à la formalisation. Il
recouvrirait de nombreuses formes d’interactions métatextuelles. C’est une hypothèse qui
s’impose à l’issue de ma réflexion, étant donné que les modèles didactiques proposent de
façon isolée une définition du genre, mais ensemble ces modèles posent la question de la
diversité des enjeux du débat. Le modèle du DI proposé par Daniel Beltrami et alii (2004)
s’apparente à bien des égards au débat délibératif dans le modèle de Catherine Tauveron
(2004) qui ne relève pas du débat spéculatif (bien que parfois il puisse en être très proche) et
par conséquent ne serait pas un DI. Le modèle du DI que présente Catherine Tauveron (1999,
2002, 2004) s’élabore sur une double acception de l’interprétation comme résolution de la
prolifération et résolution symbolique du sens global du texte. Dans ce dernier cas la
distinction entre les modèles de DI et de DVP est fragile, le DI peut parfois prendre des
formes de DVP et vice-versa. Ces modèles contribuent à une modélisation prescrite qui met
en valeur la pluralité des formes du DI. Les manuels scolaires poursuivent dans leur majorité
cette approche plurielle des formes du genre DI. Dans ces derniers, le changement qu’opère le

435
Conclusion générale

DI sur les questionnements est plus ou moins identifiable à travers des questions qui visent
explicitement les échanges entre élèves − ce qui n’est pas une nouveauté, mais c’est devenu
une régularité − et des questions qui amènent les élèves à réagir davantage aux évènements
extraits du texte, à porter un avis sur les éléments de l’histoire, plutôt que sur le texte lui-
même. Celui-ci est réservé à d’autres questions. Par ailleurs, dans les manuels, l’identification
du DI est parfois plus une reconstruction du lecteur qu’un affichage éditorial. Le processus de
recyclage commence à travers ces outils pour la classe et se poursuit à travers les déclarations
de pratiques et les pratiques effectives observées en classe.

La prescription officielle du DI est une étape importante de la vie et de la


formalisation du genre, non seulement parce qu’elle contribue à sa diffusion dans les
pratiques, mais elle en fait un genre de la métatextualité, qui peut prendre plusieurs formes et
viser divers objectifs qui définissent une modalité de lecture à l’école. Les documents
d’accompagnement, qui sont des documents institutionnels, ont joué un rôle considérable
dans la catégorisation du genre pour désigner une diversité de formes de la métatextualité. Ils
contribuent ainsi à transformer le genre DI en un puissant objet d’absorption des formes
d’interactions au sujet du texte littéraire. En France, ce sont eux qui juxtaposent, articulent et
fusionnent DI et DVP. Je rappelle qu’au Québec les didacticiens sont moins attentifs aux
frontières éventuelles entre ces genres, alors qu’en France les distinctions sont constitutives
de l’approche même des genres de la métatextualité (Slama & alii, 2008 ; Joole, 2008). Par
ailleurs, la vie prescriptive du genre est éphémère ; les programmes de 2008 tournent le dos
au débat en général, et le genre DI est réduit aux enjeux discursifs de la notion, à savoir la
confrontation des avis en lecture et en littérature. La distinction de ces deux objets
d’enseignement ne porte plus que sur le format du support de lecture : l’extrait et l’œuvre
intégrale. L’émergence du genre, sa prescription, sa relative disparition des textes officiels
témoignent des évolutions et des tensions que subit une discipline scolaire.

Le processus de recyclage est non seulement constitutif du processus d’émergence,


mais aussi de la notion de genre. C’est en cela que cet outil me parait efficace pour décrire le
DI. L’ensemble des modélisations didactiques, la prescription et les modèles qui émergent des
manuels scolaires contribuent à la formalisation d’un genre pluriel, où plusieurs formes de la
métatextualité fusionnent. L’analyse des pratiques a éclairé ce processus, puisque les tâches
proposées aux élèves sont en soi des genres de la métatextualité, qui se reconfigurent dans la
pratique du DI et caractérisent ainsi le genre disciplinaire. Le processus du recyclage concerne

436
Conclusion générale

à la fois des pratiques déjà existantes − qui évoluent plus ou moins pour répondre à la forme
de la leçon de lecture que les enseignants reconstruisent d’après leurs conceptions du DI −,
mais aussi des pratiques répertoriées dans l’histoire de la discipline que les enseignants
convoquent et intègrent au gré de leurs conceptions du DI. C’est ainsi que des tâches, qui
relèvent de genres de manipulations de textes ou d’animations-lecture, trouvent une place
privilégiée dans la pratique du DI. J’en ai déduit que l’émergence du DI est un puissant
processus d’absorption d’autres genres de la métatextualité, ce qui est le propre des genres du
discours selon Bakhtine (1984) puisqu’ils se transforment et se transmutent.

La notion de genre disciplinaire


J’ai construit la notion de genre disciplinaire au croisement des travaux de Mikhaïl
Bakhtine (1984), ceux d’Yves Clot et Daniel Faïta (2000) et l’approche qu’Yves Reuter
(2004b) en propose. Je considère ainsi deux dimensions constitutives de la notion, à savoir
genre du discours et genre d’enseignement. Un genre disciplinaire est un genre
d’enseignement d’un genre du discours qui permet de décrire un objet disciplinaire à travers
ses modalités d’enseignement et le produit discursif de ces modalités. Le genre discursif
produit est impliqué dans la situation de communication scolaire et les tâches qui le
structurent. Il est analysable à travers des gestes et des styles enseignants et des performances
d’élèves. Les styles singularisent la pratique du DI. Le genre disciplinaire permet alors de
décrire l’évolution d’un objet d’enseignement et les performances discursives qui s’élaborent,
c'est-à-dire ce qui s’enseigne. Je rejoins ainsi l’approche qu’en propose Yves Reuter (2004b) :
le genre disciplinaire est un outil de description de la discipline, des objets qui s’y enseignent
et des apprentissages qui y sont enseignés. Ce faisant, il contribue ou s’appuie sur des
modélisations. Il est un outil d’ingénierie (Dolz & Schneuwly, 1998 ; De Pietro & Schneuwly,
2003) et un outil de description pour caractériser des pratiques qui rendent compte d’une
modalité similaire. Dans le cadre de cette recherche, il a exclusivement servi à décrire mon
objet de recherche.

Décrire le DI comme un genre disciplinaire m’a permis de l’inscrire dans son champ
disciplinaire, de le confronter aux autres genres pour le spécifier et souligner les liens, les
fusions possibles, les fusions nécessaires avec les autres genres de la métatextualité. Ce choix
a également contribué à le définir à travers ses modèles didactiques, ses modélisations
institutionnelles (prescriptions, manuels scolaires), le discours des enseignants et leurs
pratiques effectives. Un genre disciplinaire n’a pas d’autre intérêt que d’être confronté à ses

437
Conclusion générale

pratiques qui permettent d’analyser ses effets sur la forme de l’enseignement et ses
transformations par l’acte même d’enseigner. Le genre disciplinaire est incontestablement un
genre scolaire, c’est pour quoi l’émergence du genre DI est aussi à placer dans le contexte
institutionnel.

Je considère que les genres disciplinaires adossés à la notion de débat se réfèrent aux
champs théoriques de référence de leur discipline scolaire et ne sont pas des transpositions du
débat tel qu’il se présente sur les ondes médiatiques ou dans les autres pratiques sociales. Ces
derniers me semblent d’ailleurs être des contremodèles des débats scolaires, idée que je
reprends à Laurent Husson (2007b, p. 42). Cette approche m’amène à ne pas prendre en
compte le processus de « secondarisation » que propose Mikhaïl Bakhtine (1984). Le terme
désigne cette fois la transformation d’un genre premier qu’il qualifie de simple, et qui renvoie
aux genres discursifs sociaux par opposition à des genres seconds plus complexes, qui
émergent de la transformation des premiers. Ma réserve à cette hiérarchisation, provient du
fait que je ne conçois pas le DI comme la transposition scolaire d’un genre social ou des
pratiques sociales d’un genre de la conversation (Vion, 1992 ; Kerbrat-Orecchioni, 1990),
mais comme une construction théorique appuyée sur des choix pluriels, de nature didactique,
en référence à une conception de la lecture et de la littérature qui permet de penser leur
enseignement. Le genre DI ne renvoie à aucune pratique sociale de référence, mais à des
pratiques scolaires qui évoluent à un moment précis où les références théoriques de la
discipline et de l’enseignement-apprentissage changent. C’est ainsi que la référence s’impose
aux pratiques de la conversation des salons littéraires comme une alternative aux formes des
discours de la critique littéraire.

Par ailleurs, la proposition de considérer que la notion de débat se formalise dans les
champs disciplinaires en référence aux théories de chaque discipline m’amène à écarter la
conception du débat comme un genre scolaire ou un genre formel de l’enseignement de l’oral
(Dolz & Schneuwly, 1998). S’il existe des points communs, voire des points fusionnels entre
ces différentes formes de débats disciplinaires à l’école, je pose le postulat que chacun de ces
débats est différent d’un point de vue épistémologique, mais aussi au niveau de
l’encyclopédie, des savoirs et des conventions discursives que mobilisent les élèves.
L’activité discursive peut sans doute rendre compte de convergences entre ces genres
disciplinaires : notamment l’émission d’hypothèses et le rôle de l’argumentation. Toutefois je
pense qu’une hypothèse de lecture n’est pas identique à une hypothèse scientifique, sa forme

438
Conclusion générale

discursive est différente, le raisonnement qui la produit est différent et son traitement est lui
aussi de nature différente, il convoque des savoirs disciplinaires différents. C’est pourquoi je
considère que chaque débat scolaire se construit dans une communauté discursive adossée au
champ disciplinaire que le contenu du débat convoque ou que le champ disciplinaire
configure à travers les savoirs disciplinaires qui seront convoqués et la construction de la
pensée et de l’argumentaire. En cela, je me distingue aussi d’Évelyne Bedoin (2007) qui, dans
ces travaux, considère l’existence de DI scientifiques et de DI littéraires. Pour moi, le DI n’est
pas une forme d’interactions occasionnelles en classe qui permet la controverse, mais bien un
genre disciplinaire qui émerge dans l’histoire de la discipline français en s’appuyant sur des
théories de référence. Je la rejoins, toutefois, lorsqu’elle évoque la notion de postures
disciplinaires (ibid. p. 434), c’est l’enjeu de la communauté discursive qui se crée dans la
classe et permet aux élèves de mobiliser un genre discursif qui s’inscrit dans un champ
disciplinaire.

D’autres formes de débats émergent dans la discipline du français au même moment


que le DI, dans le champ de l’enseignement de la langue. Elles contribuent à la formalisation
d’un nouvel enseignement, qui dans les programmes de 2002 se nomme l’Observation
Réfléchie de la Langue Française (ORLF). Cette reconfiguration de l’enseignement de la
langue s’appuie sur une démarche d’apprentissage qui se veut en rupture avec un
enseignement de la langue qui, auparavant, se limitait à l’imitation et à l’imprégnation de la
règle. Il s’agit, dans ce nouveau paradigme, d’amener les élèves à manipuler la langue et à en
déduire le fonctionnement. Cette émergence conjointe de ces diverses formes de débats dans
les divers enseignements de la discipline témoigne de l’évolution de celle-ci, de l’impact des
travaux sur les interactions verbales, et des nouvelles références des théories de
l’enseignement et de l’apprentissage qui sont alors convoquées. Le DI émerge, comme je l’ai
déjà rappelé, en parallèle d’autres formes d’interactions entre les lecteurs et entre le texte et le
lecteur. J’ai souvent cité, les cercles de lecture (Giasson, 2000 ; Terwagne & alii, 2006), mais
il existe aussi les « cercles littéraires entre pairs » (Hébert, 2002), etc., qui concernent tant le
premier degré que le second et qui émergent dans toute la communauté francophone. Je me
suis limitée à l’étude de l’émergence du DI dans l’évolution de l’histoire de la discipline en
France et dans l’histoire de la didactique du français en langue maternelle, afin d’éclairer les
changements observables qui apparaissent. Cette émergence témoigne des reconfigurations
scolaires des modalités de la lecture du texte littéraire (cf. 406 sqq.) et de la place de celui-ci
dans les apprentissages de la discipline. Les pratiques ordinaires que j’ai observées ont éclairé

439
Conclusion générale

− comme je l’ai dit précédemment − le processus de recyclage de tâches existantes. L’analyse


de l’enchainement des tâches a permis d’identifier des tâches qui structurent le métatexte et
qui sont, indépendamment du DI, d’autres genres de la métatextualité, qui dans le cadre de la
pratique du DI se transforment pour construire un métatexte qui relève des exigences du DI.
Sandrine Aeby Daghé (2008) défend l’idée de l’existence de GAS (genres d’activité
scolaires), qui forment en quelque sorte un catalogue d’activités possibles, où les enseignants
choisissent de mettre en œuvre, en fonction des textes choisis et de leurs objectifs
d’apprentissage. Au terme de mon étude, il apparait que le DI ne constituerait pas un genre
d’activité scolaire parmi d’autres qui se pratiquerait en parallèle des autres genres. Les
enseignants que j’ai rencontrés ont modifié en partie leurs pratiques, et reconfiguré le format
de la leçon de lecture en fonction de leur conception du DI. Pour certains enseignants
rencontrés (MC8 et MC10), le DI est une séance de littérature qui se différencie d’activités de
lecture qui ne concernent pas nécessairement le texte littéraire, pour les autres le DI
caractérise la forme de leurs nouvelles séances de lecture, voire de littérature puisque pour
l’enseignante MC12, et d’autres, la lecture ne s’enseigne plus en français. Dans leurs
pratiques quotidiennes ou hebdomadaires du DI, ils convoquent d’autres genres de la
métatextualité qui sont absorbés et transformés, même si dans trois classes (C5 ; C6 ; C12) la
structuration du métatexte ne s’organise pas autour de tâches spécifiques, mais autour des
questions-types qui organisent l’élaboration du métatexte (relever ce qui pose problème, citer
un passage préféré, dire ce qui a plu, réagir au comportement d’un personnage, etc.). De fait,
je n’ai pas retenu la proposition de genre d’activité scolaire qui ne rend pas compte de la
reconstruction du genre DI que j’ai pu effectuer. Je dirais qu’il existe des genres de la
métatextualité que les enseignants connaissent, convoquent et utilisent dans la planification de
nouvelles pratiques. Il s’agit d’un inventaire de genres disciplinaires qui archive des modalités
d’enseigner. Ces genres disciplinaires dans le cadre de la pratique d’un genre émergent
peuvent être absorbés et transformés pour modéliser un nouveau genre. Le DI est à son tour
un genre de la métatextualité absorbable et transformable pour participer à l’émergence d’un
nouveau genre ou à la pratique d’un autre genre disciplinaire. Pour l’instant, aucune
proposition ni didactique, ni institutionnelle n’émane en ce sens et mon recueil de données
effectué en 2007, ne permet d’analyser les effets des programmes de 2008, où le genre DI
n’est plus un élément phare de l’enseignement de la littérature. Je ne peux, par conséquent,
dire comment il évolue, mais j’émets l’hypothèse qu’il évolue progressivement, ne serait-ce
que par l’effet des pratiques.

440
Conclusion générale

Au final, le DI peut être caractérisé par le métatexte produit et les conditions dans
lesquelles il est élaboré. Il permet de déterminer les spécificités discursives du genre ainsi que
les styles des enseignants, qui singularisent chaque geste et qui caractérisent les pratiques
enseignantes du DI. Je ne me suis appuyée que sur deux gestes : la gestion des interactions et
les gestes évaluatifs qui éclairent les microtâches, et contribuent à l’élaboration du métatexte,
à la structuration et à la validation des interprétations que les élèves proposent au fur et à
mesure des échanges (chapitre 8). La validation des interprétations éclaire une certaine
tension entre l’autorisation de formuler toute hypothèse et la sanction des hypothèses,
d’autant que les enseignants cherchent à montrer aux élèves ce que le texte permet de valider
et ce qu’il ne permet pas de valider (C3 ; C8 ; C10 ; C11 ; C12). Ils initient ainsi leurs élèves
au doute créateur, mais il arrive que ces doutes soient une création de la situation scolaire et
non un doute créé par la situation de lecture. L’élaboration du métatexte (chapitre 9) a éclairé
les effets scolaires sur la métatextualité. Ils s’inscrivent dans la tradition scolaire qui dénature
le texte à travers une certaine distanciation pour en faire un objet scolaire, qui se trouve
dépourvu dans le métatexte de sa textualité et notamment de sa voix narrative. Le métatexte
élaboré relève de conceptions de la lecture du texte littéraire et s’appuie sur la nécessité de
convoquer des savoirs référentiels : des scénarios communs et des scénarios intertextuels. Il
convoque plusieurs modalités de lecture dont une modalité récurrente dans l’usage scolaire du
texte littéraire, qui consiste à transformer le réalisme du texte en faits réels pour analyser le
monde environnant. Celle-ci contribue au processus d’identification des élèves aux
personnages afin d’éclairer des comportements et des valeurs que véhicule l’école. Ces
scénarios et modalités de lecture sont induits par le questionnement des enseignants, qui
parfois laisse peu de place à la réception des scénarios et des modalités de lecture que les
élèves mobilisent de façon spontanée, mais que la situation de DI autorise.

Le genre DI se caractérise par un discours argumentatif qui s’appuie essentiellement


sur des hypothèses et des reformulations constantes de l’histoire du texte, auquel contribue le
discours d’étayage des enseignants. Nombreux énoncés des élèves sont reformulés sous la
forme linguistique de l’hypothèse. Les enseignants peuvent reformuler le raisonnement qui
participe à la construction collective du métatexte. Ce dernier est tout autant objet de
reformulation que d’interprétation de l’histoire du texte. Il se caractérise aussi par une forme
de la communication scolaire où les élèves s’expriment plus qu’ils ne le faisaient autrefois,
s’impliquent d’un point de vue énonciatif dans leurs énoncés et interagissent par moments
avec leurs pairs (chapitre 8). Cette posture énonciative des élèves participe de l’activité

441
Conclusion générale

discursive argumentative, que les enseignants favorisent par un geste corporel et langagier,
qui est celui de la confrontation des énoncés des élèves.

L’espace de la parole des élèves et celui de leurs interprétations sont des espaces sous
tension. Les enseignants déclarent à la fois vouloir favoriser cette parole singulière des élèves
et par ailleurs ils se confrontent à la gestion de celle-ci. Toute proposition/intervention
d’élèves est traitée sous une forme évaluative dichotomique − elle convient, elle ne convient
pas − et dans ce dernier cas elle est relancée, reformulée, corrigée. Très rarement les
propositions des élèves deviennent l’enjeu véritable de la discussion et les parcours erratiques
sont rarement, voir jamais dans mes observations, traités comme des « dysfonctionnements à
valeur didactique » (Reuter, 2005). La complexité des textes amène parfois les enseignants à
laisser en suspens la compréhension ou à valider une compréhension partielle, voire erronée
parce qu’elle peut convenir à ce moment précis de la lecture, parce qu’elle s’insère dans la
cohérence du métatexte, ou encore parce qu’elle répond à l’objectif de l’enseignant qui est de
développer l’imagination et les productions verbales des élèves à partir du texte littéraire.
Pourtant les propos d’élèves montrent que parfois ils ont l’intuition des éléments signifiants
du texte qui pourraient réorienter la construction du métatexte260. C’est ainsi que j’observe
dans les gestes enseignants des stratégies d’ignorance de certains propos ou de validation de
certaines propositions abusives parce qu’elles sont le fruit d’une activité scolaire qui peut les
valider. Il ne s’agit pas pour moi de « ratés » de la situation d’enseignement (Nonnon &
Goigoux, 2007), mais d’indicateurs qui permettent de comprendre à la fois les enjeux du DI et
la difficulté de le mettre en œuvre. Il s’agit de nouveaux gestes professionnels : comment faire
des propositions abusives une situation-problème qui transforme l’erreur interprétative et
dysfonctionnement à valeur didactique ? Comment rebondir sur une proposition interprétative
qui amène à reconsidérer autrement la construction en cours du sens du texte, et à accueillir
les réceptions singulières des élèves y compris quand elles sont en contradiction avec celles
de l’enseignant ? Autrement dit, comment permettre aux élèves de construire un projet de
lecture pendant une séance de DI qui contribue à la construction du sens du texte ? Le défi
n’est pas tant d’identifier de nouveaux gestes (Chabanne & alii, 2008), que d’accompagner le
changement des gestes existants. Sur ce point, je rejoins Roland Goigoux (2002b) qui
manifeste une grande réticence à l’innovation constante et qui valorise le principe
d’accompagnement de pratiques existantes.

260 Sur ce point les travaux de Marie-Claude Penloup (2000) au sujet de la « tentation littéraire » ont été particulièrement
heuristiques pour comprendre dans le domaine de la lecture les performances singulières des élèves.

442
Conclusion générale

Conjointement à ces caractéristiques de l’élaboration du métatexte, j’ai souligné des


caractéristiques formelles qui me semblent être des effets de la scolarisation du métatexte, à
savoir la distance imposée au texte, à la dimension narrative lors de la reformulation de
l’histoire racontée. Le texte se retrouve dans le métatexte dépourvu de sa voix narrative
(comme je l’ai rappelé supra) et devient un objet scolaire. Il s’agit, à mon sens, d’une dérive
scolaire récurrente, puisqu’identifiable, par ailleurs, dans le questionnement des manuels
scolaires et même ceux des questions de brevet (Daunay, 1993). Mais il s’agit aussi − peut-
être − d’un effet du discours qui accompagne la modélisation l’enseignement de la littérature
à l’école primaire qui se veut en opposition avec le structuralisme et le formalisme du
secondaire. Il s’agit (je l’ai dit supra) de privilégier ainsi la forme des conversations littéraires
des salonnières plutôt que de convoquer les acquis de la critique littéraire. Les conversations
avaient sans doute leur propre code de la métatextualité et faute d’outils métatextuels, le genre
DI se modélise dans les pratiques assez souvent autour de tâches rituelles de la leçon de
lecture qui programment une rencontre avec l’histoire et moins avec le texte : hypothèses sur
la première page de couverture, sur le péritexte, lecture du texte et confirmation des
hypothèses à retenir, anticipation de la suite. Quand la situation de lecture n’est pas la
découverte du texte alors un autre scénario s’impose : reformulation de l’histoire lue,
anticipation des évènements à venir, validation de ces évènements à travers le passage lu,
anticipation de ce qui est à venir. Ces schémas de séance de DI sont très réducteurs de mes
observations, mais assez significatifs d’une tendance observée de l’évolution du format de la
séance de lecture.

La notion de genre disciplinaire me parait un outil descripteur assez performant pour


décrire ce qui caractérise un objet d’enseignement tel que le DI, à travers les tâches, les gestes
et les styles des pratiques enseignantes, les activités discursives et les connaissances
mobilisées. Il a ses limites puisqu’il cherche les éléments récurrents qui permettent de définir
les conventions du genre, c’est un outil qui permet de classer, de trier, et de caractériser. La
notion m’est apparue particulièrement efficace pour mettre en exergue le processus de
recyclage, d’absorption et de transformation des genres disciplinaires. La notion n’est pas
figée, elle rend compte des mouvements. Enfin, elle m’a permis d’inscrire l’objet dans
l’histoire de la discipline scolaire et de l’institution scolaire : l’émergence d’un genre est un
processus complexe entre rupture, continuité qui se produit dans un contexte qui lui est
favorable à un moment précis : elle éclaire ainsi l’évolution d’une discipline, mais aussi ses
tensions, l’évolution des gestes enseignants et leurs tensions. L’analyse descriptive de l’objet

443
Conclusion générale

DI comme un genre disciplinaire peut, à présent qu’elle a éclairé les effets du genre sur la
discipline et le format de la leçon de lecture, devenir un outil pour penser la reconfiguration
des modélisations enseignantes : comment accompagner l’évolution des gestes dans
l’enseignement du DI ? C’est peut-être un prolongement à interroger à la suite de cette
recherche, sur lequel il faudrait demeurer prudent.

La construction du genre s’est réalisée dans le cadre d’un modèle de la didactique du


français (Reuter, 1994). L’apport essentiel de ce cadre réside en particulier dans les
possibilités qu’il laisse à la construction des liens entre les deux niveaux, théorique et
pratique, et les divers espaces qui éclairent les jeux de référence et d’emprunts. Il a permis de
situer l’émergence du genre DI dans chacun de ces niveaux et espaces. Si tous éclairent la
focalisation de chaque espace sur le pôle central, c'est-à-dire les pratiques et leurs évolutions,
celles-ci convoquent, à travers des façons très différentes et des modes directs et indirects, les
autres espaces que sont les théories de la discipline scolaire, les théories de référence de la
discipline, et celles des modèles d’enseignement et d’apprentissage. Ainsi le discours des
enseignants a montré qu’ils connaissaient un discours académique sur les œuvres
recommandées, alors même qu’ils déclarent majoritairement ne pas consulter les documents
institutionnels ou la littérature sur le sujet. D’autres modes d’appropriation et de transmission
de ces discours scolaires sont à identifier en tant que médiateurs des contenus de chaque pôle
du modèle : les sites Internet, les échanges entre collègues, le travail d’équipe et les divers
lieux de formation. Les liens sont diversement construits. Leur connaissance déclarée du
genre DI rend également compte qu’il est connu − au sens d’identifié − et reconnu comme
étant parfois déjà pratiqué alors même qu’il n’est pas encore modélisé et prescrit. Son
émergence s’inscrit dans des pratiques existantes, et le fait que les enseignants l’identifient
comme relevant de pratiques antérieures à sa formalisation m’amène, à présent, à penser au-
delà du processus même du recyclage des pratiques antérieures et de genres disciplinaires
existants, la dénomination débat facilite sa réception. D’autres genres émergents à la même
époque que le DI − le comité de lecture notamment − demeurent non identifiés dans le
discours des enseignants alors que les activités qu’ils déclarent mettre en œuvre sont très
proches de ce genre, voire en sont des variantes ou composantes. Le cadre du modèle de la
didactique du français que j’ai choisi, permet de concevoir la complexité de ces liens entre
tous les niveaux et espaces qui configurent la vie de la discipline scolaire et de comprendre les
pratiques enseignantes et la façon dont elles intègrent de nouveaux objets d’enseignement ou
plutôt comment de nouveaux objets peuvent être intégrés dans les pratiques existantes. Le

444
Conclusion générale

pôle des théories de la discipline, celui qui regroupe ces objets disciplinaires et l’histoire de
leur enseignement est un héritage professionnel (Clot, 1999 ; Clot & Faïta, 2000) qui
constitue une mémoire vive du praticien et un réservoir de genres et de gestes qui se
reconfigurent et se recyclent dans le cadre de l’émergence d’un nouveau genre disciplinaire
(cf. chapitre 9) (Dias-Chiaruttini, 2010).

Les choix méthodologiques et théoriques


Les choix effectués valident les résultats que j’ai présentés et, ce faisant, ils en
éclairent aussi certaines limites.

La première limite est celle de la généralisation impossible de ces résultats, et des


usages prudents auxquels ils invitent. Je n’ai pas construit la représentativité de mes divers
échantillons. Cette recherche est assez localisée et je travaille malgré tout sur des quantités
peu représentatives. Conjointement, je ne caractérise pas non plus une pratique spécifique du
DI. En effet, j’ai souhaité interroger et observer des pratiques ordinaires d’enseignants
exerçant dans des lieux variés, ayant des parcours d’études très diversifiés et une ancienneté
très variable. Le seul point commun entre ces enseignants est qu’ils déclarent pratiquer le DI.
Mon étude éclaire certaines pratiques du genre disciplinaire à un moment précis de l’histoire
des pratiques des enseignants que j’ai rencontrés. Je décris des pratiques plus ou moins
stabilisées, certaines ritualisées, d’autres tâtonnantes et très mouvantes. Il est plus que
probable qu’au moment où je conclus ce travail, elles aient évolué. C’est une analyse située,
contextualisée qui permet de comprendre comment un genre disciplinaire se fond dans
certaines pratiques enseignantes. L’analyse des pratiques ordinaires éclaire la diversité des
pratiques, certaines régularités, certaines difficultés, elle ne rend pourtant pas compte de
situations généralisées et généralisables.

Concernant ces pratiques, elles sont à la fois déclarées et effectives. Mon objectif
n’était pas de les confronter et d’en éclairer les tensions, mais de reconstruire une approche du
DI à partir de ces deux aspects. Dans la seconde partie, j’ai tenté de montrer que les
conceptions que les enseignants construisaient du genre pouvaient en partie dépendre de la
façon dont ils concevaient la littérature et son enseignement. Deux approches ont pu être
mises en évidence : la littérature comme une expérience subjective et comme un « en soi »
objectif. Elles peuvent caractériser deux dimensions du genre tel qu’il apparait dans le
discours des enseignants. Dans la troisième partie, les modalités de lecture, que j’ai décrites
d’après mes observations et les interprétations que j’en propose, n’écartent pas ces deux
445
Conclusion générale

approches, mais elles n’y font pas référence et ne font pas l’objet d’une confrontation. Deux
raisons discutables ont motivé ce choix. Le processus du recyclage, mis en évidence par tous
les discours que j’ai convoqués, m’est apparu comme une donnée beaucoup plus signifiante
pour décrire les pratiques observées du DI. De plus, la dimension scolaire du genre s’est aussi
imposée pour éclairer les changements observables et non observables du format de la leçon
de lecture et la forme du métatexte. Les pratiques du genre DI sont à la fois singulières, mais
aussi inscrites dans l’histoire d’une discipline et de l’institution scolaire. Toutefois, je n’écarte
pas l’idée qu’il aurait pu être pertinent de confronter de façon plus approfondie les pratiques
et les styles enseignants observés aux conceptions déclarées. J’y ai vu le risque d’un
glissement de mes questions de départ.

Conjointement, les styles enseignants, qui éclairent les singularités des pratiques du DI
et expliquent en partie les performances observées, sont analysés à travers un nombre très
limité de descripteurs, choisis exclusivement pour caractériser mon objet de recherche. Dès
lors l’expression styles enseignants est sans doute à revoir, ce que je décris ce sont surtout des
styles didactiques observés en situation de DI. Ce sont des styles d’enseignement du DI
analysés pour décrire l’évolution du format de la leçon de lecture et non l’évolution des
pratiques de chaque enseignant.

L’identification du changement du format de la séance de lecture, élément essentiel


dans cette recherche, mérite également que je m’y attarde. Les élèves parlent plus qu’autrefois
lors de séance de français au sujet du texte littéraire et des modes de coénonciation sont
observables, alors que dans les deux leçons de référence (Marchand 1971 ; Mauffray, 1995)
l’enseignant est le seul interlocuteur des élèves. La notion de débat a configuré le format de la
communication de la leçon de lecture. Les tâches planifiées montrent qu’elles se recyclent
dans le cadre du DI. Le métatexte élaboré se caractérise par des formes discursives qui
éclairent des formes d’implication des élèves à travers des postures énonciatives, des activités
discursives très caractérisées, des connaissances mobilisées. Ce métatexte a permis
d’identifier quatre modalités de lecture du texte littéraire (à travers l’identification, la
distanciation, l’impression et une approche cognitive) que j’ai caractérisées à travers leurs
dimensions scolaires et d’autres qui peuvent relever d’une conception de la lecture littéraire
que les pratiques enseignantes mettent en scène. Les variables que j’ai retenues pour analyser
le format de la leçon de lecture construisent mes résultats entre des formes de changements et
des formes de recyclage qui peuvent à la fois modérer les changements observés ou au

446
Conclusion générale

contraire en expliquer le processus. Néanmoins, je n’ai pas comparé le métatexte que j’ai
reconstruit à celui élaboré avant l’émergence du genre DI (je me suis limitée aux leçons de
référence qui ne portent pas directement sur la lecture, mais l’enseignement du vocabulaire à
partir du texte littéraire) et le métatexte produit dans le cadre des genres métatextuels qui sont
absorbés par le DI. Les performances des élèves évoluent-elles en dehors de leur participation
et de leur modalité d’implication ? Je ne puis l’affirmer, par contre j’ai pu caractériser le
métatexte et les performances des élèves en situation de DI.

J’ai fait le choix méthodologique d’analyser des performances d’élèves en retenant le


critère, observé et non observé, en écartant toute hiérarchisation des performances observées.
Toutefois il est légitime de s’interroger sur l’usage fait de ce critère qui parfois peut éclairer
des réussites et des ratés de la situation didactique même si ce n’est pas en ces termes que je
les analyse et les interprète. Les recherches, que j’ai citées au chapitre 3, sont sur ce point bien
plus éclairantes que la mienne qui ne visait pas cet objectif. Certaines performances non
observées, liées notamment à l’attention et à la gestion de l’erreur interprétative, éclairent les
tensions entre le genre − formalisé par les modèles didactiques, sa prescription et ses diverses
recommandations − et les pratiques observées. D’où l’importance de mon cadre
méthodologique et théorique. La notion de genre disciplinaire est toujours à confronter à ses
pratiques pour précisément éclairer les tensions, les écarts et les espaces où le genre évolue, se
transforme et la façon dont il conviendrait aussi de le faire évoluer.

Par ailleurs, les choix retenus et notamment la temporalité ne permettent pas d’étudier
l’évolution éventuelle des performances au cours de diverses séances de DI. De fait, les
performances que je reconstruis éclairent ce qui s’enseigne, ce que les élèves mobilisent, ce
qu’ils font et ce qu’ils peuvent construire comme rapport au genre disciplinaire et au texte
littéraire, mais je ne peux en déduire des apprentissages effectifs construits lors de la situation
didactique. Les performances reconstruites n’ont pour objectif que celui d’éclairer des
pratiques du DI et, par conséquent, l’élaboration du métatexte et ses conditions d’élaboration.
Elles visent ainsi à identifier l’espace interprétatif des élèves puisqu’il est une variable, qui
permet de caractériser les effets du genre DI sur le format de la leçon de lecture, et d’identifier
un tant soit peu ce qui s’enseigne sous le nom de littérature à l’école primaire. Je reconnais
que le choix de cette temporalité n’a pas permis d’interroger les pratiques de l’enseignement
de la littérature et l’articulation, dans les pratiques, des divers genres qui peuvent être
convoqués en dehors du DI, en complémentarité de ce dernier. Il s’agit d’une dimension que

447
Conclusion générale

la reconstruction de l’étude du contexte d’émergence du DI et le discours des enseignants


avaient traitée et que l’analyse des pratiques n’a pas pris en considération. Une fois de plus
j’ai entrevu le glissement de mes questions en prenant en compte d’autres séances qui ne
relèveraient pas du DI dans les pratiques enseignantes, ce qui reste discutable.

Cette analyse des performances m’a conduite à ne pas constituer de profils (Poslaniec,
1994, 2002) ou de postures de lecteur (Jorro, 1999 ; Bucheton, 1999). J’ai considéré les
performances des élèves qui sont singulières et dépendantes d’une situation didactique, le DI,
comme pouvant définir un élève type en situation de DI, un sujet didactique. Je n’ai pas tenu
compte des écarts sociaux, des difficultés des uns et des facilités des autres. Elles ne rendent
pas compte des individualités et ne sont pas analysées sous la forme d’étude de cas. Ce sont
des performances observées et sélectionnées parce qu’elles caractérisent les pratiques du
genre disciplinaire DI (Dias-Chiaruttini, 2009a, 2009c). Les liens éventuels entre les
représentations des élèves recueillies à travers le questionnaire distribué dans chaque classe
(chapitre 6) et leurs performances n’ont pas été construits ni même interrogés. Pourtant
j’émets l’idée que les performances des élèves sont réalisées en fonction de leurs
représentations et de leur compréhension des enjeux de la séance de DI, quel que soit leur
degré de réussite. Celles-ci peuvent d’ailleurs être plus ou moins conscientisées. C’est un
aspect que mon travail n’a pas permis d’éclairer, le questionnaire soumis aux élèves ne s’est
pas avéré être le choix le plus pertinent…

Comme je l’avais annoncé au chapitre 4, j’ai peu pris en compte les variables sociales
et culturelles pour analyser la construction du métatexte produit en situation de DI, bien
qu’elles aient été des paramètres retenus pour constituer les échantillons. Les résultats, que
j’ai construits, montrent qu’à aucun moment de mon analyse, les trois classes situées en
milieu populaire (C5 ; C7 ; C10) ne se sont jamais retrouvées réunies pour caractériser des
situations de classe, des gestes enseignants, des performances et des modalités de lecture
différents de ceux observés dans les autres classes. Cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas de
différence, ni des gestes professionnels qui se développent davantage dans ces classes
(valorisation des élèves, attention particulière à la langue) que dans les autres, mais seulement
qu’ils ne sont pas significatifs dans le cadre de mon projet de recherche. Le DI se pratique
dans les classes populaires, en zone rurale, en zone urbaine sans que des différences majeures
puissent être identifiées parmi les paramètres de la leçon de lecture que j’analyse. Toujours
est-il que le discours des enseignants fait écho de certaines représentations qui semblent

448
Conclusion générale

partagées et qui évoquent des difficultés pour mener un tel enseignement dans certains
secteurs socialement défavorisés. Mon travail tendrait à en démontrer le contraire, mais il ne
peut l’affirmer, ce n’était pas son objectif.

Enfin, à l’issue de ce travail, une question reste en suspens : quelle est la pertinence
des recherches essentiellement descriptives en didactique ? J’ai fait le choix de ce type de
recherche qui a permis d’éclairer certains processus de configuration de la discipline français
et de son enseignement qui n’a aucune visée prescriptive et qui ne vise pas non plus à agir sur
les pratiques enseignantes. Ce choix explicite mes résultats, mais il peut aussi être perçu
comme un manque dans une recherche en didactique. La recherche descriptive est un temps
de la recherche qui permet de comprendre. Celle-ci a permis de comprendre comment un
genre disciplinaire émerge dans l’histoire de sa discipline et comment il se fond dans les
pratiques enseignantes, comment alors celles-ci évoluent, résistent, et les tensions qu’elles
révèlent. Les recommandations, les modélisations relèvent à mon sens d’un autre temps… Il
est avenir.

449
Index des noms cités

Index des noms cités

Blum L., 74
A Boileau N., 504
Bois N., 39, 364, 470
Aeby Daghé S., 265, 268, 280, 373, 447, 466, 469, 480 Boisset É., 411, 418, 505
Affergan F., 42, 466 Borel É., 74
Aigoin C., 48, 111, 472 Borowski P., 181, 470
Aldany K., 504 Bosco H., 505
Allieu-Mary N., 24, 25, 466 Bosredon B., 293, 470
Altet M., 268, 284, 285, 290, 466, 467, 492 Bottani N., 89, 470
Alvermann D.E., 65, 66, 467 Bour T., 23, 40, 440, 470
Andersen H-C., 133, 504 Bouron F., 505
Angeli M., 133, 504 Boutier D., 287, 492
Anscombre J-C., 31, 467 Bradbury R., 98
Apollinaire G., 504 Brenas Y., 471
Aristote, 26 Breton P., 26, 31, 470
Aron T., 59, 441, 467 Briante G., 175, 491
Astolfi J-P., 28, 36, 467 Brisou-Pellen É., 198, 281, 391, 408, 505
Atwell N., 120 Brissaud C., 31, 470
Audigier F., 21, 23, 440 Bronner A., 471
Auguet G., 27, 47, 467 Broussal D., 471
Austin J.L., 283, 467 Brousseau G., 50, 470
Brown A., 63, 66, 492
Browne A., 97, 505
B
Bru M., 284, 470
Bruillard É., 137, 470
Bakhtine M., 17, 41, 51, 52, 53, 54, 70, 160, 163, 265,
Brunel P., 75, 118, 470
268, 280, 285, 288, 289, 292, 429, 440, 444, 445, 467,
Bruner J.-S., 35, 277, 470
501
Bruno G., 102, 505
Barbeau P., 133, 504
Bucheton D., 11, 13, 27, 31, 61, 62, 80, 83, 116, 120,
Barbéris P., 76, 467, 469
181, 268, 284, 286, 287, 326, 354, 455, 471, 499
Barbotin É., 77, 467
Buchholz Q., 505
Barré de Miniac C., 167
Buisson F., 35, 170, 471
Barrère A., 284
Bulten M., 83, 85, 98, 107, 109, 112, 113, 115, 471, 472,
Barth B-M., 31, 251, 467, 468
486, 489, 500
Barthes R., 78, 82, 437, 468, 472
Burgos M., 79, 106, 472, 493
Battistini C., 107, 120, 468
Bussienne É., 45, 472
Battut E., 502, 503
Baum F. L., 134, 504
Bautier É., 27, 31, 284, 372, 468, 471 C
Bayard P., 72, 100, 204, 468, 504, 506
Beaudraps (de) A-R., 208, 211 Campana M., 31, 472
Beauquier É., 43, 468 Campione J., 66, 470
Bedoin É., 107, 446 Canvat K., 384, 472
Beges C., 492 Carion P., 1, 485
Béguin A., 58, 361, 368 Carles E., 407, 505
Bellet A., 504 Carmona-Magnaldi N., 502
Beltrami D., 32, 33, 62, 63, 107, 108, 111, 115, 116, 122, Carpentiers N., 78, 472
125, 144, 162, 265, 286, 442, 468 Carroll L., 134, 505
Bentolila A., 91, 469, 503 Castan B., 134, 505
Benveniste É., 283, 315, 318, 469, 478 Castincaud F., 472
Bergez D., 76, 467, 469 Cautela A., 503
Bernié J.-P., 6, 60, 485, 494 Cauterman M.-M., 57, 472
Bessonat D., 31, 364, 469, 470 Cèbe S., 62, 63, 64, 65, 69
Biasi P.-M. (de), 76, 467, 469 Céfaï D., 180, 270, 472, 484, 494
Bichi P., 107, 116, 117, 469 Ceysson P., 408, 489
Bichonnier H., 504 Chabanne J.-C., 27, 107, 120, 286, 287, 326, 354, 450,
Bishop M.-F., 6, 55, 59, 60, 416, 419, 440, 469, 470, 472 471, 472
Blanchet A., 177, 470 Chabas J.-F., 130, 505
Bloch M., 134, 504 Charaudeau P., 31, 54, 283, 386, 393, 399, 473, 489

450
Index des noms cités

Chariler É., 492 Dezutter O., 11, 471, 499


Charles M., 78, 82, 199, 288, 326, 408, 473 Diament N., 94, 478
Charlot B., 168, 284, 473 Dias-Chiaruttini A., 63, 117, 168, 169, 179, 180, 184,
Charmeux E., 84, 473 194, 207, 211, 213, 243, 275, 276, 343, 344, 452, 455,
Charpak G., 29 478, 479, 485
Charpentier-Morize M., 74, 473 Dick King S., 133, 506
Chartier A.-M., 6, 55, 56, 64, 72, 123, 141, 292, 362, Doly A.-M., 31, 480
412, 438, 473 Dolz J., 20, 31, 35, 36, 105, 280, 439, 444, 445, 480, 498
Chenouf Y., 39, 364, 473 Dourojeanni D., 32
Chervel A., 21, 31, 60, 99, 190, 473 Douzou O., 46, 506
Chevaillier B., 43, 44, 473 Driver R., 28
Chevallard Y., 371, 372, 474 Drouar J-P., 112, 498
Chiss J.-L., 72, 86, 474, 477 Drozd I., 506
Claquin F., 112, 472, 498 Druon M., 506
Claverie J., 130, 188, 198, 216, 281, 337, 505 Dubet F., 284, 480
Clot Y., 11, 13, 52, 106, 163, 175, 265, 268, 284, 285, Dubois-Marcoin D., 113, 480, 498
286, 288, 290, 292, 444, 452, 474 Dubouchet P., 506
Cogis D., 32, 474 Dubus A., 173, 480
Cohen-Azria C., 1, 71, 477 Ducard D., 31, 480
Cohen-Scoli S., 505 Ducrot O., 31, 467, 480
Collinot A., 6, 56, 61, 470, 474, 498 Dufays J.-L., 7, 11, 55, 56, 59, 69, 80, 81, 83, 100, 101,
Collodi C., 505 113, 126, 127, 136, 150, 162, 181, 368, 371, 384, 414,
Compagnon A., 105, 414, 474 415, 417, 435, 438, 469, 472, 477, 480, 481, 488, 495
Confins J., 503 Dumayet P., 75
Connac S., 27, 40, 474 Dupont P., 107, 112, 118, 286, 287, 289, 481
Constant-Berthe N., 262, 474 Dupuy C., 471, 472
Coulet C., 57, 414, 475 Duras M., 74
Couté B., 140
Crahay M., 231, 475, 481
Crindal A., 175, 284, 475 E
Crinon J., 56, 434
Crocé-Spinelli H., 13, 62, 107, 116, 117, 175, 272, 286, Eco U., 39, 68, 77, 78, 79, 87, 88, 100, 114, 115, 124,
288, 290 127, 128, 181, 347, 384, 388, 398, 403, 438, 481, 497
Culioli A., 293, 475 Edy-Legrand E., 98, 132, 506
Enzensberger H.-M., 506
Erlbruch W., 238, 506
D
Dabène M., 33, 62, 65, 107, 108, 115, 119, 250, 431, 438, F
442
Dahl R., 98, 197, 217, 244, 330, 345, 353, 393, 408, 433, Faïta D., 13, 52, 106, 163, 265, 268, 285, 286, 288, 292,
505 444, 452, 474
Dalongevielle A., 36, 475 Fayol M., 31, 481, 494
Dardaillon S., 107, 120, 196, 475, 476 Fijalkow É., 481
Daudet A., 96, 133, 408, 505 Fijalkow J., 481
Daunay B., 1, 8, 10, 57, 58, 60, 78, 80, 81, 83, 89, 91, Fish S., 87, 116, 394, 482
123, 137, 151, 153, 162, 167, 357, 362, 363, 372, 374, Flammarion C., 74, 486, 498, 506, 507, 508, 510
376, 396, 422, 438, 440, 450, 476, 477, 489, 498 Fon Eisen A., 408
Dausse A., 503 Fontanel B., 506
Dautremer R., 507 Fontani C., 36, 482
Daviau M., 493 Fontimpe P., 506
David J., 31, 59, 348, 388, 397, 407, 441, 477, 505 Fortier G., 119, 482
Dayre V., 203, 505 Fournier A., 293, 506
Dedieu T., 44, 45, 122, 136, 505 Fraisse É., 42, 471, 482
Delcambre I., 20, 105, 165, 276, 477, 478, 489, 498 François F., 23, 26, 32, 33, 34, 47, 60, 65, 80, 86, 107,
Delpeuch R., 505 108, 115, 118, 119, 130, 162, 170, 223, 286, 287, 372,
Delpierre C., 95, 478 408, 431, 441, 442, 482
Demarcy R., 133, 505 Frank A., 10, 30, 36, 49, 293, 294, 296, 298, 302, 304,
Demougin P., 82, 472, 478, 487, 503 337, 343, 506
Denizot N., 1, 54, 55, 478 Fromental J.-L., 506
Derrida J., 26, 87, 478
Desarthe A., 133, 506
Desault M., 44, 472, 478 G
Dessons G., 318, 478
Devanne B., 58, 84, 478 Galichet F., 26, 47, 48, 441, 482
Develay M, 6, 478 Galland A., 133, 506
Dewey J., 67 Garcia-Debanc C., 56, 273, 335, 434, 482
Gasparini R., 23, 482

451
Index des noms cités

Gemenne L., 480, 481, 488, 495 Jaubert M., 50, 61, 485
Genette G., 8, 127, 181, 199, 379, 482 Jauss H.-R., 78, 82, 100, 127, 128, 181, 404, 414, 416,
Gerfaud J.-P., 42, 482 417, 420, 421, 426, 485
Gérin-Grataloup A.-M., 36 Jellab A., 1, 25, 181, 479, 485
Gervais B., 79, 100, 202, 384, 388, 391, 414, 482, 483, Johansen H., 134, 507
497, 501 Jolibert J., 56, 434, 486
Giasson J., 44, 63, 65, 66, 84, 119, 120, 231, 233, 403, Joole P., 39, 47, 62, 107, 109, 110, 112, 113, 120, 122,
412, 440, 446, 483 125, 442, 443, 486
Giguère J., 56, 220, 434 Jorro A., 11, 13, 62, 63, 65, 80, 181, 227, 268, 284, 286,
Gilly M., 305, 306, 314, 483 287, 288, 289, 384, 455, 471, 486
Giono J., 134, 506 Jouve V., 39, 43, 78, 88, 100, 384, 420, 438, 486
Godard A., 132, 506
Goffman E., 261, 306, 483
Goigoux R., 57, 62, 63, 64, 65, 69, 84, 119, 121, 122, K
284, 449, 483, 484, 491
Gold R., 174, 250, 484 Karabétian S., 141
Gomila C., 376, 484 Kerbrat-Orecchioni C., 269, 282, 293, 294, 315, 371,
Grandaty M., 107, 112, 118, 286, 287, 289, 481 445, 486
Grandin A., 504 Kerloc’h J.-P., 507
Graves R., 131, 506 King-Smith D., 507
Greimas A.-J., 388, 484 Kipling R., 98, 507
Grenet J., 89 Klotz C., 131, 507
Grimaldi E., 503 Kristof A., 507
Gripari P., 98, 506 Kuhn T., 6, 486
Grondin J., 87, 484 Kurzawski F., 220, 486
Grossmann F., 32, 80, 96, 250, 475, 484
Grunberg J.-C., 131, 506
Gudule, 98 L
Guene V., 493
Guernier M.-C., 57, 65, 257, 260, 262, 264, 265, 364, Labov W., 51
484, 491 Lafontaine A., 66
Guittet A., 176, 484 Lafontaine D., 63
Guthrie J. T., 66, 484 Lahanier-Reuter D., 1, 6, 7, 9, 54, 165, 262, 276, 326,
Gutman C., 99, 506 478, 479, 487, 496
Lahire B., 221, 487
Lallias J.-C., 503
H Lamarre J.-M., 21, 35, 37, 40, 440, 487
Langlade G., 71, 80, 82, 181, 476, 478, 487, 499
Haas G., 31, 477, 484 Latrille S., 133, 507
Haegel F., 250, 480 Lauriac J., 503
Halté J.-F., 56, 60, 96, 250, 434, 494 Lebeau S., 131, 507
Hassan R., 30, 278, 485 Lebrun Marlène, 475, 487
Hébert M., 446 Lebrun Monique, 488, 497
Heidelbach N., 133, 507 Lecuyer C., 505, 507
Helgerson M.-C., 507 Ledur D., 472, 480, 481, 488, 495
Herriot E., 74 Legrand M., 29, 37, 39, 40, 50, 488
Heurte Y., 507 Legros G., 488
Hitchcok A., 507 Lemoine G., 97, 504, 510
Honvault R., 480 Léna P., 29
Houdart-Mérot V., 85, 98, 471, 472, 485, 486, 489, 500 Leutenegger F., 271, 273, 488
Huber M., 36, 475 Limat-Letellier N., 199, 488
Huguet P., 262, 491 Lindgren A., 507
Husson L., 20, 24, 34, 35, 111, 122, 440, 445, 485 Lipman M., 27, 67, 502
Hymes D., 51 Lorrent-Joly A., 57, 488
Lorrot D., 31, 484
Louichon B., 78, 98, 204, 205, 213, 409, 472, 476, 479,
I 488, 489, 503
Lusetti M., 408, 489
Isambert-Jamati V., 284, 485
Iser W., 68, 78, 82, 127, 128, 485
M
J Madani A., 135, 507
Magné B., 8
Jacquet-Francillon F., 34, 440, 473, 485 Maguet-Ollagnier M., 199, 488
Jaffré J.-P., 480 Maingueneau D., 51, 108, 114, 181, 283, 386, 396, 439,
Jakobson R., 293, 485 473, 489
James S., 97, 507 Maisonneuve L., 61, 489

452
Index des noms cités

Manesse D., 32 Pasquet J., 508


Manzo A., 119, 489 Pastré P., 287
Marchand F., 10, 13, 30, 36, 49, 269, 285, 293, 294, 296, Patrick L., 31, 47, 54, 75, 82, 107, 109, 110, 112, 113,
298, 302, 304, 325, 335, 337, 343, 355, 432, 439, 453, 120, 122, 125, 135, 181, 283, 393, 399, 442, 508
489 Pef, 97, 508, 509
Marghescou M., 81, 438, 489 Penloup M.-C., 167, 351, 449, 492
Marin B., 503 Pennac D., 98, 192, 205, 409, 508
Martel V., 48, 490 Penot V., 504
Martinand J.-L., 17, 71, 490 Perrault C., 199, 408, 508
Martinez-Verdier M.-L., 42, 490 Perrenoud P., 257, 284, 287, 492
Martucelli D., 284, 480 Perret P., 508
Massol J.-F., 82, 96, 468, 472, 478, 487 Perrin J., 74, 473, 474, 475, 496, 498
Mathieu F., 366, 408, 507 Perrin-Glorian M.-J., 474, 475, 496
Maucler R., 408, 507 Peterfalvi B., 467
Mauffray A., 13, 269, 285, 293, 294, 296, 297, 298, 302, Petitjean A., 57, 492
304, 319, 325, 326, 335, 338, 343, 355, 432, 453 Pettier J.-C., 470
Maunoury J.-L., 133, 507 Picard M., 43, 78, 79, 80, 81, 83, 422, 438, 492, 502
Maupassant G., 201, 507 Picasso P., 74
Mayen P., 287, 492 Pinchon J., 133, 508
Meirieu P., 361, 490 Pinguilly Y., 509
Mercier-Brunel Y., 107, 112, 118, 287 Place F., 73, 505
Miri N., 43, 440, 490 Plaisance E., 284, 492
Molière, 75, 202 Plane S., 273, 493
Monfroy B., 1, 25, 181, 194, 479, 485 Poissenot C., 493
Mongenot C., 472 Polac M., 75
Montardre H., 197, 198, 333, 369, 508 Poncelet B., 133, 509
Montreuil J.-M., 262, 491 Popp A., 509
Morgenstern S., 508 Poslaniec C., 39, 57, 65, 67, 69, 75, 95, 96, 113, 197,
Morpugo M., 198, 281, 336, 349, 350, 353, 408, 427, 508 206, 266, 330, 364, 367, 368, 414, 417, 427, 441, 455,
Mortier L., 485 493, 495
Moscivici S., 251, 491 Privat J.-M., 57, 167, 364, 414, 493
Mouralis B., 42, 81, 482, 491 Propp V., 76, 493
Mourlevat J.-C., 197, 199, 330, 508
Mucchielli A., 177, 492
Munch P., 504 Q
Muntean M., 201, 508
Musset M., 67, 99, 491 Quentin B., 505
Quéré Y., 29
Quet F., 32, 33, 62, 63, 65, 80, 86, 107, 108, 115, 119,
N 162, 265, 372, 408, 431, 438, 442, 468, 475, 480, 489,
493, 494
Nadja, 97, 508, 509 Quintane N., 509
Narcejac T., 504
Newton P., 28
Nimier J., 134, 262, 491, 508 R
Nimier M., 134, 262, 491, 508
Noël B., 408, 508 Rabany A., 43, 440, 490
Nonnon É., 1, 282, 284, 362, 449, 491 Rapapport G., 509
Nora É., 156, 491 Rascal, 205, 509
Raymond I. G., 174, 494
Re A., 175
O Rebière M., 80
Rebiffé C., 24, 25
Oddone I., 175 Rémond M., 33, 62, 63, 91, 107, 108, 162, 438, 442, 494
Ombrosi O., 508 Renard É., 39, 473, 505
Orsenna É., 202, 508 Reuter Y., 1, 6, 7, 9, 12, 13, 14, 17, 39, 43, 54, 57, 61, 80,
Osborne J., 28 81, 86, 114, 119, 136, 137, 160, 167, 202, 220, 257,
Otten M., 384, 386, 492 262, 268, 344, 346, 356, 371, 374, 415, 434, 444, 449,
451, 474, 475, 477, 487, 489, 493, 494, 495, 496, 498
Rey-Debove J., 369, 496
P Ricœur P., 19, 88, 496
Riffaterre M., 83, 199, 357, 497
Pagnol M., 508 Roberge H., 110, 119, 497
Paillé P., 177 Robine N., 74, 497
Palinscar A., 492 Rocher G., 137, 497
Papin N., 133, 508 Rochex J.-Y., 284, 468
Paquay L., 287, 481, 492 Rodari G., 509
Pasa L., 192, 492

453
Index des noms cités

Roditi É., 276, 487 427, 434, 439, 442, 484, 494, 495, 497, 499, 500, 502,
Ronveaux C., 280, 469, 480, 481, 498 504
Rorty R., 87, 497 Terrisse A., 71, 490, 500, 501
Rosenblatt L.M., 67, 491, 497 Terwagne S., 65, 66, 111, 440, 446, 500
Rouchette M., 56, 497 Thérien G., 79, 85, 237, 384, 500
Roumat Dembelle I., 85, 497 Thomazet S., 483
Roure D., 503, 504 Thorndike R., 64, 501
Rouxel A., 59, 71, 78, 80, 82, 181, 415, 470, 472, 476, Tochon F.-V., 118, 287, 501
478, 479, 487, 488, 489, 493, 497, 499 Todorov T., 99, 199, 501
Rowling J.-K., 408, 509 Touraine F., 504
Ruffier J., 468 Tournier M., 98, 509
Tourrel J.-P., 42, 482
Touzeau A., 46, 440, 501
S Tozzi M., 26, 27, 41, 42, 45, 47, 61, 116, 122, 335, 472,
499, 501
Saint-Exupéry (de) A., 134, 281, 353, 365, 367, 399, 402, Tudoret P., 75, 501
403, 405, 409, 427, 433 Tutiaux-Guillon N., 1, 24, 25, 466, 482
Saint-Gelais R., 245, 497
Sampiero D., 509
Samurçay R., 287, 492, 497 U
Santellini C., 75
Sanvoisin É., 131, 134, 344, 509 Ulma D., 6, 59, 60, 470
Sardan (de) O., 176, 497 Ungerer T., 99, 509
Sarrazy B., 50
Sartre J.-P., 74, 438, 498
Satyajit R., 141, 509 V
Sauerwein L., 509
Savatovsky D., 55, 56 Valency G., 76, 467, 469, 501
Schneuwly B., 20, 31, 35, 36, 105, 167, 280, 286, 439, Valenti J., 116, 237, 384, 386, 501
444, 445, 477, 480, 483, 498 Valentin K., 197, 510
Schöttke M., 504 Van Allsburg C., 97, 99, 510
Scudéry (Mademoiselle de), 71, 75, 498 Van der Maren J.-M., 177, 502
Sepulveda L., 98, 509 Van Zanten A., 284
Serres A., 97, 509 Vanderveken D., 283, 319, 502
Sève P., 57, 58, 434 Vanhulle S., 66, 500
Shipton P.P., 509 Vasseur C., 27, 502
Shusterman R., 498 Vaugelade A., 506
Siméon J.-P., 134 Vecchi (de) G., 36, 246, 251, 502
Simon J.-P., 97, 359, 498, 506 Vergnaud G., 287, 492
Simonneaux L., 28 Vérin A., 120
Singly (de) F., 170, 498 Vermersch P., 176, 502
Sis P., 133, 509 Verne J., 205, 510
Skarmeta A., 99, 509 Verrier J., 39, 87, 502
Slama N., 107, 109, 112, 113, 115, 118, 287, 440, 442, Viala A., 7, 502
443, 472, 498 Viallon J., 510
Smadja B., 134, 509 Villard M., 133, 510
Snicket L., 205, 509 Vion R., 19, 177, 269, 273, 282, 445, 502
Solomon, 28 Vlieghe É., 95, 478
Solonel M., 470, 482 Vrignaud P., 89, 470
Sorin N., 47, 57, 79, 102, 434, 469, 486, 488, 490, 496, Vygotski L. S., 50, 305, 440, 502
498, 499, 500
Soulé Y., 44, 48, 49, 61, 107, 111, 116, 122
Sraïki C., 57, 434, 486 W
Staël Madame (de), 73, 480, 499
Stein G., 74 Waetcher F.K., 133, 510
Steiner J., 134, 509 Weil-Barais A., 185, 502
Stil A., 509 Weisser M., 107, 502
Szajda-Boulanger L., 96, 499 Wiesner D., 199, 348, 388, 397, 407, 510

T Y

Tauveron C., 6, 8, 33, 39, 43, 44, 45, 46, 48, 57, 58, 59, Yourcenar M., 96, 194, 510
62, 64, 65, 66, 67, 69, 80, 81, 82, 85, 87, 103, 107,
108, 109, 111, 114, 115, 119, 120, 121, 122, 124, 131,
Z
136, 162, 181, 185, 265, 286, 372, 374, 384, 406, 415,
Zenatti V., 510

454
Index des noms cités

Zha E., 510

455
Table des tableaux et graphiques

Table des tableaux et graphiques

1. Tableau comparatif de propositions didactiques DI/DVP pour l’œuvre de Yacouba de Thierry Dedieu .......... 44
2. Tableau : Synthèse des compétences des évaluations nationales au CM2 ; et des résultats diffusés au sujet des
enquêtes PIRLS ; PISA ; JAPD ............................................................................................................................. 90
3. Graphique : Objets des discussions menées dans le cadre du DI dans les manuels entre 2002-2008 ............. 141
4. Tableau : Quels sont vos critères pour choisir les textes littéraires pour votre classe ?................................... 186
5. Tableau : Pratique déclarée des genres textuels ............................................................................................... 190
6. Tableau : Activités déclarées pratiquées avant et depuis 2002 ........................................................................ 206
7. Tableau : Organisations déclarées des échanges dialogués en classe ............................................................. 215
8. Tableau : Rôles des enseignants d’après leurs déclarations et prise en compte du texte dans le processus de
validation du sens ................................................................................................................................................. 221
9. Tableau : Classement des compétences travaillées selon qu’elles relèvent davantage de la compréhension ou
davantage de l'interprétation, voire des deux. ...................................................................................................... 226
10. Tableau : Classement des compétences déclarées en fonction de la fréquence à laquelle elles sont travaillées.
.............................................................................................................................................................................. 226
11. Tableau : Croisement de deux paramètres : « pratique déclarée du DI avant ou depuis 2002 » et « exprimer
ses émotions après la lecture » ............................................................................................................................. 227
12. Graphe de relation des liens les plus significatifs et les moins significatifs entre les compétences associées à
l’interprétation/compréhension et la pratique déclarée du DI depuis 2002 ......................................................... 227
13. Tableau : Comment gérez-vous les erreurs de compréhension et d'interprétation de vos élèves ? ............... 234
14. Tableau : Croisement du critère « apporter la réponse attendue » en fonction du paramètre de l’ancienneté235
15. Graphique : Buts déclarés des séances .......................................................................................................... 247
16. Graphique : Secteurs des occurrences de chaque notion du conceptogramme caractérisant la séance de DI.
L’étude porte sur 74 valeurs parmi les mots les plus récurrents du corpus sans tenir compte des déterminants et
des adverbes. ........................................................................................................................................................ 248
17. Graphique : Expression du ressenti positif des élèves. .................................................................................. 253
18. Graphique : Ressenti négatif des élèves. ........................................................................................................ 254
19. Graphique : Pourcentage de tours de parole des enseignants par rapport aux tours de parole échangés lors de
la séance ............................................................................................................................................................... 289
20. Graphique : Répartition de l’espace de parole en fonction du nombre de mots prononcés par l’enseignant et
les élèves ; ............................................................................................................................................................ 290
21. Graphique : Répartition de l’espace de parole en fonction du nombre de mots prononcés par l’enseignant et
les élèves .............................................................................................................................................................. 291
22. Graphique : Comparaison des pourcentages du langage des enseignants par rapport à celui des élèves dans
les travaux de 1969, 1995, 2007 ........................................................................................................................... 292

456
Table des tableaux et graphiques

23. Graphique : Comparaison des pourcentages du langage des enseignants par rapport à celui des élèves de deux
situations de DI .................................................................................................................................................... 292
24. Graphique : Pourcentage d’interventions des élèves dans les échanges en classe ......................................... 295
25. Graphique : Quantité des interventions des élèves de la classe unique C11 .................................................. 296
26. Graphique : Pourcentages des interventions des élèves toutes classes confondues ....................................... 296
27. Graphique : Emploi de l’expression « monsieur/ madame » pour désigner l’interlocuteur enseignant ........ 298
28. Graphique : Emploi des déictiques dans le verbatim des enseignants ........................................................... 310
29. Graphique : Emploi des déictiques en situation de DI et lors des leçons de 1969 et de1995 ........................ 311
30. Graphique : Emploi du déictique « je » enseignant par rapport aux usages du langage : usages assertifs,
usages directifs, usages engageants, usages expressifs, usages déclaratifs .......................................................... 314
31. Graphique : Emploi du déictique « je » par les élèves par rapport à celui des enseignants ........................... 317
32. Graphique : Enoncés hypothétiques élèves/maitre......................................................................................... 379
33. Graphique : Énoncés hypothétiques/hypothèses thématiques dans les classes C1, C2 et C4 ........................ 381
34. Graphique : Les contenus des suites de texte dans les classes C7 et C10 ...................................................... 383
35. Graphique : Analyse du contenu des suites rédigées des classes C1 C4 et C11 ............................................ 386
36. Graphique : Emploi des marqueurs parce que et donc par les enseignants ................................................... 390
37. Graphique : Emploi des marqueurs parce que et donc par les élèves ............................................................ 391
38. Graphique : Énoncés hypothétiques et énoncés argumentatifs produits par les élèves ................................. 392

457
Bibliographie

Bibliographie

La bibliographie est composée de quatre répertoires :


- Les textes officiels ;
- La bibliographie générale, qui recense tous les ouvrages cités dans le corps de la
thèse ;
- Les manuels scolaires ;
- Les ouvrages de littérature et de littérature de jeunesse cités dans le corps de la thèse et
dans les documents de recherches (en annexe) sur lesquels s’appuient les résultats
présentés.

J’indique la date de parution de l’édition que j’utilise, la date de première édition est
précisée entre parenthèses. Je spécifie le prénom de l’auteur quand il y a risque de confusion
entre deux auteurs.

Bibliographie de textes officiels et institutionnels


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Bulletin  Officiel  de  l’Éducation  nationale  n°44  du  12  décembre  1985.    
Bulletin  Officiel  de  l’Éducation  nationale  n°10  du  15  octobre  1998.  
Bulletin  Officiel  de  l’Éducation  nationale  spécial  n°7  du  26  août  1999.  
Bulletin  Officiel  de  l’Éducation  nationale  n°6  du  31  août  2000.  
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Bulletin  Officiel  de  l’Éducation  nationale  n°3  du  30  août  2001.  
Bulletin  Officiel  de  l’Éducation  nationale  hors  série  n°1  du  14  février  2002.  
Bulletin  Officiel  de  l’Éducation  nationale  spécial  n°5  du  12  avril  2007.  
Bulletin  Officiel  de  l’Éducation  nationale  hors  Série  n°3  du  19  juin  2008.  
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