Emma COLIN M Moire L UX A T Il Tu Le Design 1663777214
Emma COLIN M Moire L UX A T Il Tu Le Design 1663777214
Emma COLIN M Moire L UX A T Il Tu Le Design 1663777214
2022
MÉMOIRE D’EXPERTISE
1
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EMMA COLIN
2022
MÉMOIRE D’EXPERTISE
3
?
4
résumé
À l’heure où le métier de designer dans le numérique se développe de jour en jour et voit son champ
d’activité se spécialiser de plus en plus, on assiste depuis quelques années à une uniformisation
générale de toutes les interfaces graphiques qui se trouvent sur nos téléphones et ordinateurs. La
conception des interfaces doit suivre la cadence effrénée de la consommation de produits et ser-
vices numériques à laquelle nous faisons face actuellement, les designers doivent être efficaces et
doivent pouvoir répondre rapidement aux “besoins” des utilisateurs. Cette course au profit immédiat
couplée aux différents standards imposés par les géants du numérique (Material Guide de Google,
contraintes d’Apple sur l’AppStore, etc.) mène à un appauvrissement clair du travail de design dans
le numérique. Les designers sont hyperspécialisés pour designer des interfaces convenues d’avance
pouvant être adoptées immédiatement par leurs utilisateurs.
Face à ce constat, il est nécessaire de poser la question de ce qu’est ou non le design, qu’est-ce qui
définit qu’un projet est un projet de design ou ne l’est pas. Pour cela, grâce aux travaux de diffé-
rents auteurs comme Stéphane VIAL, Bruce ARCHER, Alain FINDELI, Edgar MORIN ou encore Victor
PAPANEK, j’ai pu dresser quatres grandes caractéristiques de ce que constitue le projet de design.
Le design se reconnaît comme un langage, une manière de rendre intelligible le projet, de l’affiner, de
le penser et le présenter grâce à la modélisation formelle. C’est également une approche bien spé-
cifique : un designer travaille dans l’incertitude, son projet est infini et ne répond pas à des critères
quantitatifs, ses critères sont qualitatifs et mouvants, en design on recherche le mieux ou le moins
pire et non pas le bon ou le meilleur. Ensuite, le propre du projet de design est qu’il répond à des pro-
blématiques complexes, il est impossible de “templatiser” un projet de design puisqu’il répond à un
besoin dans un contexte précis et pour un public défini, le designer se doit donc d’investiguer le sujet
et le comprendre dans toute sa complexité afin d’y répondre de manière adéquat. Enfin, le projet de
design, s’il veut en être un, doit à mon sens questionner son impact sur le monde et sur sa propre
utilité et les bénéfices qu’il peut apporter aux sociétés dans lesquelles nous vivons.
Après avoir défini ce qui constitue un projet de design, lorsque l’on met ces caractéristiques face à
la réalité du monde du numérique, une question se pose : y a-t-il du design dans les projets numé-
riques ? Car la recherche perpétuelle d’efficacité (tant dans l’organisation du travail des designers
que dans la conception des objets ou services qu’ils créent) entre en désaccord total avec ce que
l’on attend du design. Où retrouve-t-on le design dans l’utilisation d’UI kits, de packs d’icônes ou de
templates Figma ? Où retrouve-t-on le design lorsque l’on s’évertue à proposer les mêmes principes
de navigation, les mêmes squelettes d’interfaces, les mêmes polices d’écriture dans le seul but que
l’utilisateur comprenne le plus vite possible le but de l’interface et qu’il se laisse guider par celle-ci
? Il est nécessaire pour les designers de travailler en tant que tels et proposer de nouvelles visions,
de nouvelles propositions, créer de nouvelles habitudes et sortir de cela par le haut. Inverser la ten-
dance est tout à fait possible si l’on décide de changer notre vision de ce que l’on est en tant que
designer, de ce qu’est le projet de design et de la manière que l’on a de travailler.
5
SOMMAIRE
02
01 Reconnaître le
00
design
p. 28
6
03
le design
numérique actuel
en entreprise
p. 46
Impossibilité de designer
04 05
réellement en entreprise ?
p. 52
Les bénéfices d’un vrai
exercice de design en
entreprise
p. 66
Les clés pour designer dans
le numérique en entreprise Conclusion AnnexeS
7
8
Je tiens à remercier en premier lieu M. Julien Pascual qui a été à l’origine
des questionnements quant à la place du design dans le numérique au tra-
vers de ses cours. Mais également pour toute l’aide et le soutien apportés
tout au long de la réalisation de ce mémoire.
9
10
Intro-
duction
À l’heure où plus de 2 millions de nouvelles applications ont été 1 State of Mobile 2022, App
Annie, 2022
rendues accessibles sur le Play Store et sur l’App Store en 2021¹
et où près de 2 milliards de sites web existent en 2022², la ques-
tion de la création et du design de ces sites et applications est 2 Internet Live Stats.
Disponible à l’adresse : https://
primordiale. En effet, en voyant ce nombre faramineux d’inter-
www.internetlivestats.com/
faces numériques, et surtout leur croissance depuis les années
1990-2000, il est clair que leur processus de création est main-
tenant bien organisé et demande un certain nombre de compé- 3 Designers Interactifs, Enquête
tences. En effet, plusieurs corps de métier sont concernés par la sur l’emploi et les salaires du
design numérique en France, 2022
production d’interfaces numériques, la partie technique est as-
surée par les développeurs, la partie contenu et promotion est
assurée par le marketing et enfin, tout ce qui concerne la concep-
tion et la création du squelette et du visuel de l’application relève
du design.
11
INTRODUCTION
12
Par ailleurs, si la dimension prépondérante de l’efficacité est vraie pour l’interface graphique, elle
l’est également lors de la conception. En effet, les modes de création ont évolué depuis les débuts
du Web Design. Actuellement, l’heure est à la spécialisation : on segmente les designers UX des
designers UI, puis on livre les maquettes produites aux développeurs. Ce mode de création est
donc de plus en plus standardisé et la recherche de productivité est de mise : pléthore de tem-
plates, UI kits ou designs systems sont accessibles et adaptables à nos souhaits, les outils de ma-
quettage sont de plus en plus automatisés (auto layout, redimensionnement automatiques, etc.)
et offre un panel toujours plus large de plug-ins. Si tous ces outils permettent de gagner énormé-
ment de temps (pour les designers comme pour les développeurs), ils exercent sur les designers
une influence de taille et sont également en grande partie responsables de l’uniformisation fade
et ennuyeuse que connaissent les produits numériques d’aujourd’hui.
Suite à ces observations, je questionne l’existence même d’un design numérique aujourd’hui et
pour se faire, je définis ce que constitue le design selon moi en retraçant ses origines : de sa nais-
sance en tant que design industriel jusqu’au design numérique actuel, puis proposant différents
critères permettant de reconnaître ce qu’est un projet de design ou non. Enfin, je tente d’analyser
et de poser un regard critique sur ce qu’est le design numérique en entreprise actuellement, et je
termine en dressant les dix ingrédients d’un réel projet de design numérique.
13
De la naissance du
design
14
1 à son
essoufflement à
l’ère du numérique
15
DE LA NAISSANCE DU DESIGN À SON ESSOUFFLEMENT À L’ÈRE DU NUMÉRIQUE
A Définitions du design :
racine, histoire, évolution
ÉTYMOLOGIE
5 VIAL Stéphane, Court traité du Définir le design est un exercice auquel se prêtent bon nombre de
design, Presses Universitaires de
France, 2010 designers, philosophes ou essayistes depuis plusieurs siècles. En
effet, ce n’est pas chose facile que de définir une discipline si tant
est qu’elle en soit une aussi large et diversifiée. Par ailleurs, une
base commune est à établir pour comprendre au mieux le propos
de ce mémoire.
HISTOIRE
On place souvent la naissance du design, en tant que discipline, à
la naissance du design industriel, celui-ci prend vie à la révolution
industrielle. En effet, c’est à cette période que les prémices de ce
qu’on appelle le design apparaissent. On parle notamment de la
première Grande Exposition universelle de 1851, organisée par
Henry Cole à Londres, comme étant le symbole de la naissance
du design industriel. En effet, cet événement marque la rencontre
entre les sciences et l’art, travaillant en harmonie pour démontrer
la puissance et la qualité de l’industrie britannique.
16
veut redonner à l’artiste et l’artisan la place qu’il mérite dans la 6 Ibid.
17
DE LA NAISSANCE DU DESIGN À SON ESSOUFFLEMENT À L’ÈRE DU NUMÉRIQUE
DÉFINITIONS DU DESIGN
Alors, lorsque l’on connaît son étymologie et son histoire, qu’est-
ce qui définit le design ? Plusieurs définitions sont possibles. Celle
de l’International Council of Societies of Industrial Design est la
suivante : “Le design industriel est un processus stratégique de ré-
solution de problèmes qui favorise l’innovation, la réussite des entre-
prises et une meilleure qualité de vie grâce à des produits, systèmes,
services et expériences innovants ⁹.” Selon cette définition, le design
est une activité et a un but de mise en valeur et une pratique qui
permettrait l’innovation centrée sur l’humain.
18
méthodologie de design dans des systèmes diversifiés et com- 13 VIAL Stéphane, “Design et
épistémè : de la légitimité cultu-
plexes : «le design s’est invité dans de nombreux domaines extérieurs relle à la légitimité épistémolo-
à la seule création industrielle en s’imposant comme une méthodo- gique”, La Revue du Design, 2013.
logie créative singulière, une culture du penser inédite, susceptible
d’accélérer l’innovation sociale sous toutes ses formes, par exemple
dans la santé, l’humanitaire, l’environnement, les politiques publiques,
l’éco-conception, l’espace urbain, les technologies numériques ou en-
core le management13.»
LES
HOMMES
SONT tous
DES
DESIGNERS 19
DE LA NAISSANCE DU DESIGN À SON ESSOUFFLEMENT À L’ÈRE DU NUMÉRIQUE
Ce n’est que plus tard que le design thinking tel qu’on le connaît
actuellement commence à être exploré : En 1987, Peter Row
popularise le terme design thinking dans son ouvrage éponyme
dans lequel il désigne «les méthodes et les approches utilisées par
les architectes et les urbanistes afin de donner forme à des idées de
bâtiments et d’espaces publics14».
20
Depuis les années 2000, le design thinking est vu comme un 16 Ibid.
21
DE LA NAISSANCE DU DESIGN À SON ESSOUFFLEMENT À L’ÈRE DU NUMÉRIQUE
22
au-delà : son utilisation. Si l’on compare grossièrement, en prati- 18 Nielsen / Norman Group,
“10 Usability Heuristics for User
quant le design UX, on ne raisonne pas comme un ingénieur par Interface Design”, 2020.
le prisme de la fonctionnalité de l’objet et de la prouesse tech- Disponible à l’adresse : https://
www.nngroup.com/articles/
nique. Mais l’on ne raisonne pas non plus comme un artiste qui
ten-usability-heuristics/
se soucie de l’esthétique de l’objet ou d’amener un propos au tra-
vers d’une œuvre. Finalement, selon Norman et Nielsen, le desi-
gner UX doit concevoir des interfaces en prenant en compte les
notions d’utilisabilité et de création d’expérience.
23
DE LA NAISSANCE DU DESIGN À SON ESSOUFFLEMENT À L’ÈRE DU NUMÉRIQUE
19 Usabilis, “Qu’est-ce que l’UI de différences. Depuis les années 1990, une révolution majeure
design ?”, 2020.
Disponible à l’adresse : https://
a eu lieu : l’arrivée du tactile. On entre dans l’ère de l’informatique
www.usabilis.com/ui-de- ubiquitaire et des systèmes connectés.
sign/#:~:text=L’UI%20Design%20
d%C3%A9signe%20la,aspect%20
et%20%C3%A0%20l’agencement. Depuis, les interfaces numériques se sont multipliées et se sont
ancrées dans notre quotidien. Des applications existent pour tout
20 MASURE Anthony, FENOGLIO ce qui nous entoure : il y en a pour les transports, pour la nour-
Antoine, Capitalisme cognitif et riture, pour la vie sentimentale, pour le travail, le cinéma et les
économie de l’attention : vers un
design à sens unique ?
séries, etc. Le design d’interface utilisateur est donc d’autant plus
Disponible à l’adresse : https:// important à l’heure où tout domaine peut nécessiter une appli-
chaire-philo.fr/cours-8-capita- cation. À l’heure actuelle, le design d’interface a une définition
lisme-cognitif-et-economie-de-
lattention-vers-un-design-a- claire, selon Usabilis « L’UI Design désigne la conception de l’inter-
sens-unique/ face utilisateur pour une application, un logiciel ou tout dispositif di-
gital. Le design est le processus qui permet de concevoir l’interface
homme-machine. Dans sa définition, l’UI Design englobe donc tout
ce qui s’apparente au graphisme, à l’aspect et à l’agencement19.» Le
design UI s’inscrit comme une composante du design UX au sens
où il permet de concevoir des interfaces graphiques en se basant
sur les besoins des utilisateurs, tout en leur donnant un aspect
agréable et cohérent. De par son histoire, liée étroitement à l’in-
formatique et donc à l’ingénierie, le design d’interface comme
une réponse aux contraintes d’utilisabilité d’objets informatiques,
cette discipline, tout comme le design UX se rapproche donc lar-
gement de l’ergonomie.
24
25
26
27
ReConnaître
28
2
Le design
29
RECONNAÎTRE LE DESIGN
30
d’une troisième voie propre au design, qui serait la modélisation. 22 ARCHER Bruce, “Design as a
discipline”, Design Studies, 1979
Selon lui, alors que “Le langage essentiel de la science est la no-
tation, en particulier la notation mathématique. Le langage essentiel
des sciences humaines est le langage naturel, en particulier le langage
écrit. Le langage essentiel du design est la modélisation formelle 22.”
[Traduction] La modélisation formelle, modelling dans son terme
original, c’est cette spirale infinie qui est le fait de modéliser pour
comprendre et comprendre pour modéliser. Le designer modé-
lise sa pensée pour comprendre et faire comprendre la problé-
matique qui se pose à lui.
« The essential
language of Science
is notation, especially
mathematical notation.
The essential language
of the Humanities is
natural language,
especially written
language. The essential
language of Design is
modelling»
31
RECONNAÎTRE LE DESIGN
32
ses « bénéficiaires ». En design, il ne s’agit pas de penser un ob- 24 Ibid.
33
STÉPHANE VIAL
2013.
En d’autres term
donner
34
mes, modéliser, prototyper,
forme, ce n’est rien d’autre
que parler une langue
35
RECONNAÎTRE LE DESIGN
C La prise en compte de la
complexité et de la singularité
des systèmes qu’il traite
26 RITTEL, Horst W. J., “Di- À l’ère de la révolution industrielle, la pensée productiviste eut un
lemmas in a General Theory of
Planning”, Policy Sciences, 1958. impact considérable sur le traitement des problèmes complexes.
çaise de l’Évaluation), 2015. Rittel & Webber parlent de wicked problems26, que l’on pourrait
traduire par problèmes « épineux », « complexes » ou encore «
pénibles ». C’est avec la glorification de l’efficacité et de la tech-
nique que l’on a commencé à répondre à tout problème par la
technique. En mettant en œuvre le moyen le moins coûteux pour
le résultat le plus bénéfique. Pour autant, cette philosophie ne
peut s’appliquer aux wicked problems qui sont des probléma-
tiques trop complexes pour pouvoir les résoudre de manière
unilatérale. Afin de définir clairement ce qu’est, et n’est pas un
wicked problem, Rittel et Webber proposent 10 caractéristiques
permettant de le reconnaître :
36
les bons. C’est la raison pour laquelle ces critères sont évolutifs
et empiriques. Les critères de réussite ; et donc de fin de projet ;
étant variables, le projet de design ne s’arrête donc que lorsque
sa solution nous semble assez satisfaisante dans les limites de
temps et de moyen donnés.
37
RECONNAÎTRE LE DESIGN
27 MORIN Edgar, Introduction à la 8 «Every wicked problem can be considered to be a symptom of ano-
pensée complexe, 1990. ther problem» : Chaque problème pointé peut être un symptôme
d’un problème de niveau supérieur, il n’est pas nécessaire de ten-
ter de répondre à un symptôme, il faut solutionner directement
sa cause. Cependant, il est évident que plus le problème est d’un
niveau supérieur, plus il devient général et complexe, et donc plus
difficile à résoudre.
38
En effet, selon lui, si l’homme peut-être prévisible, notamment 28 Ibid.
Cet idéalect est donc issu d’un projet de design et ne peut pas
s’étendre, au sens qu’il appartient au domaine spécifique du pro-
jet. «Par exemple, un projet de design dans le domaine médical pro-
duit un idéalect de la médecine, c’est-à-dire une certaine idée de ce
que devrait être la médecine30.» Mais un idéalect ne doit pas uni-
quement être compris, existant lorsqu’il est délivré après un tra-
vail de recherche pour sa réalisation ; on doit également pouvoir
comprendre sa théorie grâce au processus de recherche propre
au designer. Par ailleurs, cet idéalect est périssable puisqu’il
trouve sa source dans l’étude de l’humain à une époque précise
et avec une perception du monde spécifique. Il est donc voué à
évoluer et être éprouvé, puis finir par s’épuiser. Le lien avec les
wicked problems est clair : on peut répondre au projet par diffé-
rentes manières selon l’angle choisi, de plus, la réponse n’est pas
réplicable à un autre projet et est ancrée dans le temps.
39
RECONNAÎTRE LE DESIGN
Mais alors comment savoir s’il on agit ou non en tant que desi-
gner ? S’il on prend la vision du design d’Alain Findeli, la mission
du designer est d’améliorer l’habitabilité du monde. Permettre à
l’homme d’habiter le monde, de la meilleure manière possible.
Heidegger a d’ailleurs défini l’habiter comme étant le fait de “res-
ter enclos dans ce qui nous est parent, c’est-à-dire dans ce qui est
libre et qui ménage toute chose dans son être31” Le designer doit
donc parvenir à agir sur ce qui est parent à chacun, il doit savoir
pouvoir manipuler les interactions entre celui qui habite et ce qui
est habité, et ce dans une volonté d’amélioration.
40
Dans cette volonté d’améliorer, il faut donc se pencher sur ce 33 PAPANEK Victor, Design pour
un monde réel, 1971
que l’on souhaite améliorer, ce à quel besoin le projet design ré-
pond-il. Victor Papanek développa largement cette question du
besoin. Selon lui, un designer doit exercer son métier au service
des besoins réels. En effet, le point de départ de son raisonne-
ment réside dans l’idée qu’actuellement, le design répond à des
problématiques d’exigence plus que de besoin. Il met en opposi-
tion les exigences, qui sont régies par le marché et le snobisme
des consommateurs et les besoins, que sont les choses néces-
saires que chaque homme tend à obtenir (santé, liberté, justice,
paix, environnement, etc.). Selon lui, ce phénomène est intrinsè-
quement lié à la société dans laquelle nous vivons.
41
RECONNAÎTRE LE DESIGN
34 GAUTHIER Philippe, PROULX prend que le design est par essence une discipline sociale. C’est
Sébastien, VIAL Stéphane, « Ma-
nifeste pour le renouveau social d’ailleurs un aspect que l’on retrouve dans la vision du design de
et critique du design », dans : S. Vial selon qui «Toute pratique se réclamant du design est néces-
Stéphane Vial éd., Le design.
sairement sociale, en ce sens qu’un de ses problèmes fondamentaux
Paris cedex 14, Presses Univer-
sitaires de France, « Que sais-je ? consiste à mettre en œuvre une anthropologie sociale et philo-
», 2015, p. 120-122. sophique de l’appréciation de la vie ordinaire dans le monde, c’est-
Disponible à l’adresse : https://
à-dire de la vie en compagnie des objets, des lieux, des services, des
www.cairn.info/---page-120.
htm institutions et des organisations34.»
42
43
Le design
numérique
44
Actuel en
entreprise
45
LE DESIGN NUMÉRIQUE ACTUEL EN ENTREPRISE
A Impossiblité de designer
réellement en entreprise ?
37 Ministère de l’Économie, des
DES BUTS QUI DIFFÈRENT
Finances et de la Souveraineté
Industrielle et Numérique, «
L’Entreprise, c’est quoi ? » Maintenant que l’on sait que l’objectif d’amélioration de l’habita-
Disponible à l’adresse : https:// bilité du monde est constitutif de ce qu’est un projet de design, il
www.economie.gouv.fr/facileco/
convient de poser la question d’une compatibilité entre le projet
dossier-lentreprise-cest-quoi
design et le projet de création d’un produit pour une entreprise. Si
le design a pour unique but une amélioration de la qualité de vie
des utilisateurs, l’entreprise, elle, n’est pas tenue de suivre cela.
En effet, s’il on cherche à comprendre ce qu’est une entreprise,
au sens d’une compagnie, d’un business, l’INSEE nous la définit
comme étant une “unité économique, juridiquement autonome dont
la fonction principale est de produire des biens ou des services pour
le marché37”. Si le fait de créer des biens ou des services est éga-
lement une affaire de design, la question de l’adéquation au mar-
ché est une préoccupation réservée à l’entreprise.
Le but d’une entreprise est donc bien différent de celui d’un projet
de design : initialement, l’entreprise a pour but de créer des pro-
duits et des services tout en gardant un équilibre entre les coûts
et les revenus. En effet, si elle souhaite perdurer, elle doit être au
minimum viable économiquement, et au mieux engendrer un bé-
néfice. C’est la raison pour laquelle elle se conforme aux attentes
du marché : l’entreprise doit réussir à vendre ses produits comme
prévu. Cette contrainte économique est accrue depuis l’ère de la
mondialisation, de la surconsommation et du capitalisme à ou-
trance.
46
Pour cela, plusieurs compétences sont nécessaires : étudier le
marché, comprendre ses clients, proposer des solutions ayant un
rapport qualité/prix convenable, etc.
47
LE DESIGN NUMÉRIQUE ACTUEL EN ENTREPRISE
38 PAPANEK Victor, Design pour Mais il ne faudrait donc pas s’arrêter là. Le design doit aller beau-
un monde réel, 1971
coup plus loin : dans son analyse et sa définition du design, Vic-
tor Papanek va à l’encontre de certaines pensées qui défendent
l’idée que le design se réduit à la simple fonction de l’objet. Pour
lui cette philosophie “a servi d’excuse bancale aux meubles, aux us-
tensiles aseptiques et rappelant ceux des salles d’opération, des an-
nées 1920 et 193038.”
48
choses pas très intéressantes mais simplement efficaces. Or le but du 39 MASURE Anthony, Entretien
personnel, 2022
design n’est pas que de l’efficacité 39“. On ne se sert que des critères
quantitatifs et l’on déclare cela comme étant du design UX.
49
LE DESIGN NUMÉRIQUE ACTUEL EN ENTREPRISE
40 MASURE Anthony, Entretien question : si ses propositions ne sont pas acceptées et qu’il dé-
personnel, 2022
cide de s’aligner avec les contraintes qui lui sont imposées, est-il
réellement responsable de sa création ?
41 Ibid.
50
51
LE DESIGN NUMÉRIQUE ACTUEL EN ENTREPRISE
52
« [...]
j’avais déjà travaillé avec
des coachs ou consultants
en créativité. Ce que j’ai
trouvé intéressant dans
cette méthode c’est le côté
plus ouvert, moins
doctrinal et plus concret.»
53
LE DESIGN NUMÉRIQUE ACTUEL EN ENTREPRISE
54
Est-ce qu’on va sortir quelque chose ? Est-ce qu’on va se mettre d’ac- 46 Ibid.
cord.” elle ajoute : “en tant que manager, je savais où on devait aller,
mais je ne savais pas si on allait y arriver ou quand. Sur Curionaute, 47 Ibid.
C’est cette vision défendue par le design qui mène à des réflexions
plus globales sur l’objet créé en tant que tel, l’interaction qui se
crée entre l’utilisateur et lui, et de fait, l’expérience vécue. Dans le
cas de Wapiti par exemple, on peut tout à fait parler d’expérience
utilisateur : “Pour Wapiti, on a pensé l’objet dans sa globalité, jusque
dans les sens, c’est-à-dire que dès le début du projet, on a travaillé sur
le rendu papier que l’on souhaitait avoir. On a travaillé à être en totale
cohérence avec l’objet : c’est-à -dire un magazine proche de la nature,
c’était donc très important d’avoir un papier agréable et écologique.
55
LE DESIGN NUMÉRIQUE ACTUEL EN ENTREPRISE
48 Ibid. On a donc travaillé sur les sens, le côté visuel avec la refonte de la
page de couverture, mais également côté “sensation” avec le toucher
49 Ibid. au contact du papier.” Pour autant, si cette exigence mise dans la
refonte de Wapiti est noble, elle impose des changements dras-
50 Ibid. tiques par rapport à ce qu’était le magazine depuis trente ans
: “Par exemple, sur la page de couverture du nouveau Wapiti, on a
complètement changé pour une couverture très épurée, on a enlevé
la plupart des informations car on s’est rendu compte que les enfants
ne lisaient pas, et ça nous permet également de nous démarquer à
côté des autres magazines dans les kiosques. Si en tant qu’édito-
riaux, on était arrivé avec ce changement là, on ne nous aurait pas
pris au sérieux48.” En effet, tous ces changements peuvent per-
turber les autres corps de métier qui sont liés au magazine : les
commerciaux, le département marketing, les distributeurs, etc.
Mais également les journalistes et pigistes qui écrivaient depuis
longtemps sur Wapiti et qui voyaient leurs rubriques changer ou
disparaître complètement.
Toutes ces inquiétudes, bien que fondées, ont été mises de côté
durant le projet afin de partir avec le moins d’a priori possible.
Fort heureusement, le succès du Curionaute des sciences a per-
mis d’avoir des arguments quant aux choix qui ont été faits. Les
magazines ont été totalement repensés en collaboration avec les
designers graphiques : “il y a deux chartes : la charte éditoriale et
la charte graphique, donc le fond et la forme. Ce qu’il y avait de bien
avec cette façon de repenser le magazine, c’est que l’on travaillait les
deux en même temps49.” L’avantage de travailler de la sorte, c’est
que l’on ne considère plus la charte graphique comme simple ha-
billage des pages de contenus, c’est un contenu à part entière, le
graphisme des magazines porte un propos.
Par exemple sur Wapiti, “on n’a plus de titres de rubrique : les en-
fants ne les regardent pas. Un simple titre évocateur de l’angle de la
rubrique suffit, et cela permet de ne pas surcharger la page. Notre but
est de rentrer directement au cœur de la nature, sans dire ‘ici on par-
lera de la Libellule’ , on préfère montrer la Libellule légendée en pleine
page, car c’est ça qui intéresse50.” La forme sert le fond, et inverse-
ment. De fait, la promesse d’un magazine qui amène les enfants
au cœur de la nature est tout à fait remplie.
56
Prix des Médias le prix du meilleur lancement presse de l’année.51” 51 Actualités Milan Presse,
Disponible à l’adresse : https://
www.milanpresse.com/les-ac-
Le projet est très apprécié et dépasse les attentes en termes de tus/curionautes-des-sciences-
vente. Pour ce qui est de Wapiti, l’enjeu est de taille car c’est le grand-prix-des-medias
57
LE DESIGN NUMÉRIQUE ACTUEL EN ENTREPRISE
58
qui viendra vous chercher ou qui vous apportera la nourriture. La pro- 57 MASURE Anthony, FENOGLIO
Antoine, Capitalisme cognitif et
messe d’efficacité est réussie si vous n’avez pas conscience du labeur
économie de l’attention : vers un
que vous faites reposer sur d’autres personnes. L’application va pré- design à sens unique ?
cisément être pensée pour que vous n’ayez pas en tête ce composite Disponible à l’adresse : https://
chaire-philo.fr/cours-8-capita-
entre l’humain et la machine. Autrement dit, il y a cette promesse que lisme-cognitif-et-economie-de-
la machine fait tout, alors qu’il est presque impossible de tout lui délé- lattention-vers-un-design-a-
guer57”. Le design de l’application n’est pas pensée pour vous faire sens-unique/
vivre une expérience singulière, elle est pensée pour que vous
puissiez recevoir votre nourriture rapidement chez vous, sans 58 MASURE Anthony, Entretien
personnel, 2022
avoir l’impression de profiter de qui que ce soit.
59
LE DESIGN NUMÉRIQUE ACTUEL EN ENTREPRISE
59 Ibid. a forcément un formatage car les sites doivent ressembler aux appli-
cations59.” En effet, le besoin de créer des interfaces qui s’adaptent
à tout type d’écran donne une contrainte énorme au designer,
on doit créer des interfaces modulables, simples et intuitives
en priorité : il n’est plus question de design mais d’ergonomie.
Par ailleurs, le design ne s’arrête pas à l’ergonomie et la prati-
cité, en effet, l’aspect esthétique doit également permettre de
transmettre des valeurs, des émotions : le design se réduit à la
simple fonction de l’objet, ou ici, de l’interface. Outre la capacité
à concevoir des objets adaptés aux utilisateurs, l’esthétique est
également une des armes principales du designer : elle permet
de faire vivre des émotions au travers de l’utilisation d’un objet
ou d’une interface.
60
d’habitude. Mais les habitudes peuvent changer, et donc si l’on met ça 60 Ibid.
comme seul critère, c’est aussi qu’on va mettre de côté tout ce qui va
être autour de l’invention60.” Il est clair qu’une interface paraissant 61 Ibid.
familière à un utilisateur sera plus simple à utiliser, cependant,
le fait de bousculer quelques règles peut être davantage inté- 62 Ibid.
ressant pour la question de l’expérience : je crée la surprise chez
l’utilisateur et je l’amène dans l’univers que je souhaite, de par
mon design je lui transmets des émotions et des valeurs.
61
LE DESIGN NUMÉRIQUE ACTUEL EN ENTREPRISE
62
Enfin, ce que l’on demande au designer UX, c’est d’imaginer une 64 PETIT Victor, « L’éco-design::
design de l’environnement ou
expérience pour les utilisateurs, s’il remplit effectivement son
design du milieu ? », Sciences du
travail, il doit être en mesure de proposer des solutions qui ne Design, 2015/2 (n° 2).
pourraient pas être façonnées par une intelligence artificielle. En Disponible à l’adresse : https://
www.cairn.info/revue-sciences-
effet, le designer est engagé pour créer une réelle expérience, du-design-2015-2-page-31.htm
pour s’approcher de la complexité du sujet pour y répondre de la
manière la plus appropriée qu’il soit. On ne reste plus dans l’idée
simple et mesurable de concevoir des interactions efficaces,
mais on choisit de créer de réelles expériences pour l’utilisateur.
Cela peut-être par exemple en invitant l’utilisateur à devenir lui
même indépendant et acteur de sa solution “Si sa Tin Car Radio
conçue en 1965 (Papanek, 2011, p. 224-228) nous apparaît comme
révolutionnaire dans l’histoire du design, ce n’est pas parce qu’elle est
économiquement accessible au plus grand nombre, mais parce qu’elle
rend l’utilisateur intelligent (en ouvrant la boîte noire de la technique)
et créatif (en luttant contre l’imposition d’une esthétique uniforme).” Il
est clair qu’une intelligence artificielle n’aurait pas pu concevoir
un tel outil, c’est donc dans cette voie que l’on peut sortir de cette
menace par le haut.
63
VICTOR PETIT
2015.
64
Si sa Tin Car Radio conçue en 1965
(Papanek, 2011, p. 224-228) nous
apparaît comme révolutionnaire dans
l’histoire du design, ce n’est pas parce
qu’elle est économiquement accessible
au plus grand nombre, mais parce qu’elle
rend l’utilisateur intelligent (en ouvrant la
boîte noire de la technique) et créatif
(en luttant contre l’imposition
d’une esthétique uniforme
65
LE DESIGN NUMÉRIQUE ACTUEL EN ENTREPRISE
66
EN TANT QUE PROJET
L’importance de l’intention
Tout comme le designer numérique se doit de prendre conscience de sa responsabilité, il doit pou-
voir mettre à profit ses compétences dans des projets visant à améliorer l’habitabilité du monde et
répondre au plus proche des besoins réels plutôt qu’aux exigences du marché
67
LE DESIGN NUMÉRIQUE ACTUEL EN ENTREPRISE
La modélisation formelle
Le designer numérique doit s’approprier les techniques et enseignements du design d’objet : le
designer réfléchit en créant et crée en réfléchissant. Il doit être capable d’affiner sa création en la
modélisant, c’est-à-dire en lui donnant forme autant qu’en l’imaginant. Le designer exerce son mé-
tier avec une approche singulière mais également avec un langage propre : la modélisation formelle
est un langage par lequel le designer est capable de prendre en compte la complexité de son sujet
et de matérialiser sa solution en conséquence.
68
69
CONCLU-
SION
Pour conclure ce mémoire, il est nécessaire de se reposer la ques-
tion initiale “L’UX a-t-il tué le design ?”. À cette question, je tenterai
de la reformuler en “Le design a-t-il déjà existé dans l’UX ?” En effet,
si l’on reprend les diverses définitions du design ainsi que les ca-
ractéristiques permettant de reconnaître un projet de design, il
n’est pas évident de catégoriser l’UX comme tel.
Le design se reconnaît par son approche : ici, l’UX comme elle est
pratiquée actuellement ne répond pas à l’approche que l’on at-
tend d’un designer, il ne doit pas travailler en scientifique sur un
projet : il est nécessaire d’accepter l’incertitude de la direction du-
dit projet. De plus, la mesure de la qualité de la solution proposée
doit pouvoir se baser sur des critères qualitatifs, possiblement
subjectifs et évolutifs. Pourtant, actuellement on mesure l’effet
du design par le prisme de l’efficacité ergonomique, qui certe
fait partie de l’expérience utilisateur, mais qui ne suffit pas à elle
seule.
70
Un autre des quatre constitutifs d’un projet de design est la ca-
pacité qu’a le designer à considérer la complexité des sujets qu’il
traite : le designer ne doit pas simplement réfléchir à l’objet qu’il
design, il doit tout d’abord comprendre le contexte dans lequel
s’inscrit la relation de l’objet à l’utilisateur. Pour cela, il doit à la
fois mener une réflexion d’un point de vue des sciences humaines
et sociales et être capable de faire des observations terrain : une
masse d’informations complexes à traiter, analyser et rendre in-
telligible. Aujourd’hui, même si l’attention apportée à la recherche
utilisateur augmente, elle reste d’une part trop peu importante
par rapport à son impact et d’autre part trop centrée sur une re-
cherche terrain, qui seule, demeure trop superficielle.
71
annexes
72
annexes
73
TRAME D’ENTRETIEN
ENTRETIEN ANTHONY MASURE
Objectif : Comprendre sa vision du design numérique et son avis sur la possibilité de pouvoir réellement
designer des expériences dans le numérique. Avoir davantage d’informations sur des sujets qu’il a déjà
évoqués
Lors de votre conférence, sur le capitalisme cognitif et le design à sens unique, vous avez parlé des interfaces WIMP
et du fait que ces interfaces connaissent toujours les mêmes logiques
O - Est-ce qu’il serait mieux selon vous d’en changer ? Pensez-vous que la notion d’ergonomie (très
présente en UX) ne serait pas un frein à un tel changement ? Selon vous, pourquoi de nouveaux types
d’interface n’ont pas encore vu le jour ?
Dans votre thèse, il y a une partie qui m’a particulièrement interpellée, d’autant plus en tant qu’UX/UI Designer,
c’est celle sur le contrôle implicite qu’exerce le logiciel de création sur le concepteur qui l’utilise.
O - Pensez-vous possible la fin de cette « stupidité logicielle » dont vous parlez ? Pensez-vous qu’il est
possible de concevoir un logiciel de création dénué d’intention ?
Vous parlez également de Word comme un outil organisé grâce à « une logique de structuration du
développement informatique du logiciel »
O - Selon vous, est-ce que le design numérique, parce qu’il prend sa naissance dans l’informatique, ne
peut être soumis par une autre philosophie que celle de la programmation ? Est-ce que le design
d’interface, puisqu’il est produit sur des interfaces numériques ne peut s’affranchir des codes qui lui ont
été associés depuis toujours ?
Lors de votre conférence, la question que vous posez sur l’existence réelle d’une « expérience » lorsque l’on utilise
une interface graphique m’intéresse spécialement.
O - Pensez-vous qu’il soit possible de faire vivre une réelle expérience qui soit inattendue tout en
conservant le caractère pratique et intuitif d’une interface ?
74
S’il on prend l’exemple du jeu vidéo, la question de l’expérience dans le domaine numérique existe pourtant bel et
bien. La différence fondamentale étant que l’interface ou l’objet porte une utilité, un « moyen de » alors que le jeu
vidéo est une fin en soi : on paie pour l’utiliser, on ne l’utilise pas pour autre chose que le plaisir et le divertissement.
O - Pensez-vous qu’il est possible de faire vivre une « expérience » lorsque l'utilisation d’une interface
n’est pas une fin en soi mais un « moyen de » ?
O - Finalement, quelle est votre définition du design, et surtout est-elle applicable au monde numérique
et capitaliste actuel dans lequel nous nous trouvons ?
75
retranscription D’ENTRETIEN
13/07/2022
Bonjour et merci d’avoir accepté cet échange, je vous propose de commencer par vous présenter, vous et
votre parcours professionnel notamment.
J'ai à la base un parcours en école de mode à la base. J'ai également créé une entreprise en même temps que
mes études dans le domaine du bijou (Molusk SARL), dans laquelle je m'occupais surtout de la
communication. C'est à ce moment-là que j'ai commencé à m'intéresser au numérique, via le site Web de
l’entreprise. J'ai ensuite passé l’agrégation de design puis une thèse de doctorat début 20141 qui portait sur
l'influence des programmes dans les processus de création.
J'ai enseigné dans plusieurs endroits : À la Fonderie de l'Image à Bagnolet où j’ai dirigé un master en design
graphique, à Boulogne-Billancourt en design au niveau Bachelor. J'ai également enseigné en tant que maître
de conférence à l'Université Toulouse – Jean Jaurès, et depuis 3 ans, en Suisse, à la Haute école d’Art et
Design de Genève en tant que responsable de la recherche. J'ai aussi co-fondé une revue de recherche
intitulée Back Office2. Et depuis 2-3 ans je travaille essentiellement sur l'intelligence artificielle et sur la
blockchain.
Concernant votre thèse, il y a une partie qui m'a particulièrement interpellée, celle sur le contrôle
implicite qu'exercent les logiciels de création sur les créateurs et concepteurs. Est-ce que pour vous c'est
possible qu'il existe actuellement, ou plus tard, un logiciel de création qui soit complètement dénué
d'intention ?
Lorsque je me suis intéressé à cela en 2008, il n'y avait pas beaucoup de sources d’informations, ce qui a
changé depuis. Je me suis intéressé à cela car mon projet de master 1 portait à la base sur l’apprentissage de
la philosophie par le jeu. Peu de temps après, j'ai commencé à enseigner Photoshop à la fac, et je trouvais cela
étrange de se dire que la thématique du cours n’était pas l'image et le traitement de l’image mais
l’apprentissage d’un logiciel propriétaire. J’ai essayé de prendre du recul pour savoir pourquoi ce logiciel et pas
un autre, et sur le fait que dans le design, on parle de création, d’ouverture et pourtant on peut observer que
90-95 % des designers utilisent les trois même logiciels d’une même entreprise. Je me suis donc dit qu'il y
avait un paradoxe intéressant à creuser puis j’ai trouvé quelques sources en anglais dans ce qu'on appelle les
“software studies”3.
1
MASURE, Anthony, 2014. Le design des programmes : des façons de faire du numérique. Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Disponible à l’adresse :
https://www.archives-ouvertes.fr/hal-01169095/document
2
Revue de recherche disponible à l’adresse : http://www.revue-backoffice.com/
3
Les software studies sont un champ de recherche multidisciplinaire et émergent des sciences humaines et sociales qui étudie les logiciels en
particulier sous l'angle de leurs effets socioculturels, « extra-fonctionnels »
76
Pour répondre à votre question, selon moi un logiciel ne peut pas être neutre ; il y aura toujours des valeurs
implicites. Ce qui n'est pas souhaitable, c'est quand un acteur économique aussi puissant qu’Adobe n'a pas de
concurrence : s’il pouvait y avoir de la diversité ça serait déjà mieux. Ensuite, est-ce que les valeurs sont
explicitées ? Chez Adobe pas du tout. On n'a pas accès au code source, c'est un logiciel qui évolue très peu et il
n’y a pas forcément de prise de position de l'entreprise par rapport à ça. Je pense que c'est plutôt la capacité à
expliciter les valeurs et les modèles qui est importante, plus que de croire que ça ne va pas exister. Prenez un
pays qui revendique beaucoup la neutralité : la Suisse. La Suisse a pourtant aussi une politique extérieure et
un passé colonial. Quand on revendique la neutralité, c'est surtout qu'on est en position de pouvoir. On a donc
pas intérêt à expliciter ses valeurs. D’ailleurs c’est assez intéressant de voir que tous les pays qui se disent
neutres, en général, sont des pays qui se positionnent sur des valeurs capitalistes.
Donc, pour vous, ce n'est pas possible d'être neutre. Le problème réside plutôt dans le fait qu'une
entreprise ait le monopole et que les valeurs de cette entreprise ne soient jamais explicitées ?
Si on prend une autre profession qui a l'air plutôt éloignée de la création, c'est-à-dire le métier de comptable, il
y a bien plus de diversité dans les logiciels de cette profession que dans les logiciels de design. C’est la capacité
à changer d'environnement : avec Adobe, le fait que les fichiers soient propriétaires et qu'on ne puisse pas les
ouvrir dans un navigateur par exemple, fait donc qu’on est bloqué dans un seul et même environnement
(c’est un problème que potentiellement la blockchain pourrait résoudre).
Lors de votre conférence sur le capitalisme cognitif et le design à sens unique4, il y a une partie où vous
parliez des interfaces WIMP5 et notamment le fait que jusqu'à maintenant on garde toujours ce même
principe pour la création d’interfaces. Est-ce qu’il serait possible, et est-ce que selon vous, il faudrait en
changer ? Car lorsque l’on parle d’UX, on parle beaucoup d’utilisabilité, et donc de familiarité : est-ce que
changer complètement de principe d'interface serait une bonne chose, ou est-ce qu’il ne serait pas
préférable de garder les mécanismes avec lesquels les utilisateurs sont habitués ?
À la base, le principe d'interface WIMP a été inventé justement par familiarité : pour que les gens puissent se
retrouver facilement. Ils connaissaient déjà le principe de fenêtre, de dossier papier etc. Donc c'est vrai que ça
a peu changé, même sur téléphones d’ailleurs. Avant de voir si c'est une bonne chose ou pas, il y a quand
même différentes pistes qui vont un petit peu au-delà : il y a les interfaces vocale (Siri, Alexa, etc.) Et puis de
façon peut-être plus balbutiante, les interfaces neuronales où l’on agit directement avec le cerveau. Ce n’est
pas encore vraiment commercialisé mais il y a peut-être une piste pour sortir de ce que l’on connaît déjà trop.
Dans ces deux cas, la singularité, c’est qu’on sort du visuel. La question qui se pose ensuite c’est : qu'est-ce qui
se passe pour le design graphique s'il n’y a plus de visuel ? Par rapport aux questions sur l'utilisabilité, c’est une
question assez complexe : comment mesurer cela ? Est-ce que déjà c'est une bonne méthode de tout
mesurer ? Et puis, qu’est-ce que l’on mesure ? Sur quels critères ?
4
MASURE, Anthony. Antoine, FENOGLIO. Capitalisme cognitif et économie de l’attention: vers un design à sens unique ? Disponible à l’adresse :
https://www.youtube.com/watch?v=KullVX-Zgjw
5
WIMP : Windows, Icons, Menus and Pointing device
77
Par exemple, si l’on veut mesurer l'efficacité d'une police de caractère, finalement la réponse est assez simple
: une police lisible c'est une police que les gens ont l'habitude de lire. Donc ça ne sera pas sérif, sans-sérif,
untel ou untel, c’est simplement une question d'habitude. Mais les habitudes peuvent changer, et donc si l’on
met ça comme seul critère, c'est aussi qu'on va mettre de côté tout ce qui va être autour de l'invention. Si on
prend par exemple Don Norman, qui avait dit il y a quelques années qu’un lien hypertexte doit toujours être
bleu et souligné absolument, cela voudrait dire que jusqu'à la fin des jours on va avoir des liens bleus
soulignés absolument. Pourquoi le lien bleu est-il souligné ? Vous voyez c'est un peu l' œuf ou la poule, si l’on
fait ça on va jamais changer, si on dit “le logo est en haut à gauche”, “il ne faut pas le mettre en bas” : c'est pas
si sûr, il y a peut-être un contexte où on va décider de privilégier un élément plutôt qu'un autre. Cela me gêne
vraiment quand ça devient des dogmes, et je pense que dans l’UX il y a beaucoup cette question du dogme.
Mais pourquoi ? Beaucoup pour la rentabilité : on va perdre 0,1 % si l’on met ce pixel à cet endroit. Alors que
selon moi il faut aussi faire confiance à l'intelligence des gens, car autrement on va se retrouver avec des
interfaces qui vont toutes se ressembler et c'est la mort du design. Je dis souvent que le web est devenu
affreusement ennuyeux. Si vous me demandez pourquoi on est arrivé à cette situation, il y a effectivement
l’influence des logiciels, mais ce n'est pas que cela. L'arrivée du smartphone en 2008, en effet cela a créé
plusieurs problèmes parce qu'il faut penser un même site Web pour plusieurs écrans : il faut donc se soucier
des ratios, de la taille, des proportions. Ce qui fait qu'il faut des interfaces beaucoup plus standardisées
graphiquement. Il y a également tous les AppStore et Play Store avec les guidelines Material Design ou les
Apple guidelines. On est vraiment dans le formatage, parce que si on ne s'y conforme pas on prend le risque
que notre application soit censurée. On n'est plus dans le Web, on est dans des systèmes centralisés, et même
si le Web n'est pas soumis à ces obligations, il y a forcément un formatage car les sites doivent ressembler aux
applications.
Et puis il y a aussi la complexité : auparavant il était encore possible de faire un site Web tout seul alors que
maintenant on segmente tout avec les UX, les UI, les développeurs etc. On arrive donc forcément sur des
process standardisés qui induisent beaucoup plus de formatage. Il y a aussi les CMS qui ne sont pas neutres
non plus. Il n'y a pas que les logiciels comme Figma, Illustrator ou autres. Toutes ces raisons concordantes font
que le Web est devenu stéréotypé et qu'aujourd'hui si l’on veut trouver des interfaces plus intéressantes, je
pense qu'il faut vraiment aller dans dans le jeu vidéo. Un secteur qui est pour autant très puissant
économiquement : c'est quand même deux fois le cinéma et la musique, et pourtant on garde quand même
encore cette vision indépendante sur les créations. Cela montre bien qu'il n’y a pas forcément de symétrie
entre le poids économique et le formatage.
Par rapport au fait que le secteur du Web est devenu stéréotypé, c'est un constat que j'ai fait et qui a été
à la base de la réflexion de mon mémoire : en entreprise on pense beaucoup plus standardisation,
notamment sur les interfaces et finalement, on arrive toujours au même type de structure car on a
toujours les mêmes méthodes de conception (tirée des méthodes de développeur plutôt que de
designers).
Effectivement, il y a des méthodes de modularité avec des composants que l’on retrouve par exemple dans
Figma. Il y a des blocs qui s’imbriquent dans d'autres bloc et finalement on se retrouve à faire du LEGO
78
Exactement, et vous parliez du jeu vidéo tout à l’heure, c’est cette comparaison qui m’avait amenée à me
demander si le Web n'est pas condamné à cette standardisation : est-ce que les interfaces numériques
ne sont juste pas vouées à être designées mais simplement à être conçues de manière ergonomiques ?
Dans le jeu vidéo, on arrive à créer des univers qui ne se ressemblent pas et où l’on peut parler
réellement d'expérience. La seule explication que j'ai trouvé est que le jeu vidéo est une fin en soi
c'est-à-dire qu'on l'achète pour l'utiliser. Alors que sur le Web, ou dans les applications, l'interface est un
“moyen de”, c'est-à-dire un intermédiaire entre l’utilisateur et son besoin : trouver un travail, acheter à
manger, réserver un hôtel, etc. À l’inverse de l’interface, le jeu vidéo est lui-même le produit et non pas
un moyen de trouver un produit.
Oui, je comprends votre point de vue, en tout cas cela montre que dans le jeu vidéo on peut quand même
avoir des interfaces qui ne sont pas toujours les mêmes et dont les gens arrivent à se servir. Mais je pense que
le problème fondamental c'est effectivement que l’interface soit vue comme un moyen. Pourtant quand vous
allez sur un site web de presse par exemple, ce n'est pas uniquement pour les contenus, sinon la typographie
serait uniquement pour lire des textes, mais ce n’est pas le cas. La typographie, le design, ça permet de
transmettre des valeurs. C'est un problème dans l’UX s'imaginer que l'interface est un moyen pour autre
chose et n’a donc pas de valeurs en soi. Il y a aussi toute la question de l'esthétique : est-ce que sans
esthétique on peut vraiment parler de design ?
C’est pour ça que ce même le fait de détacher l’UX de l’UI designer pose problème selon moi, si on
imagine que l’un va travailler à l'expérience d’utilisation d’un produit sans se soucier de l'esthétique, et
inversement, dans ce cas, est-ce qu'on peut dire que c'est un designer ? Car selon moi la part de
l’esthétique dans le projet design est nécessaire.
Oui c’est sûr, mais il n’y a pas que ça, pour moi il faut se demander aussi qui étaient les premiers UX Designers.
Regardez les personnes comme Don Norman, c'est des personnes qui viennent du marketing, avec un
manque de culture en design qui est évident. Ce sont des gens qui ne connaissent pas les affiches, la
typographie, la culture visuelle en général. Donc les seuls critères sont les critères quantitatifs. Je ne dis pas
qu'il faut ne pas les prendre en compte, mais il n’y a pas que ceux-là, car on voit que cela donne des choses
pas très intéressantes mais simplement efficaces. Or le but du design n'est pas que de l'efficacité. On peut
aussi s’interroger sur la place du designer par rapport au machine learning. Avec cette standardisation, si l’on
arrive à vraiment automatiser, la machine sera meilleure que le designer : dès qu’une tâche est répétitive il y a
une opportunité pour une machine, et si vous trouvez que vos tâches sont répétitives, alors une machine
pourra le faire à votre place. C'est d’ailleurs déjà le cas sur Figma où vous pouvez très bien automatiser
certaines actions. Et sans doute que des gens seraient prêts à payer plus cher parce qu’il n’y aura plus besoin
d’UX et d’UI designers, le travail sera donc terminé plus rapidement. Pour faire des interfaces comme cela, il
n'y a même pas besoin d’UX designers, ou du moins seulement de quelques-uns pour vérifier.
Oui et même sans aller jusqu'au machine learning rien qu'avec les templates ou les CMS dont vous parliez
tout à l’heure, on n’a plus forcément besoin de designers
Exactement, et même si on le voit actuellement avec les templates, je pense que ça va s’accélérer
drastiquement avec l'arrivée du machine learning. Après, on n'a jamais autant parlé d'expérience dans un
79
monde où il y en a de moins en moins. Quand on prend le discours de Mark Zuckerberg qui parle de Meta, si
on doit prendre le mot “expérience” il doit y être au moins vingt fois : les interfaces n’ont jamais été aussi
formatées que quand on parle d'expérience, c'est ça qui est assez paradoxal.
Au vu de ce que l’on s’est dit depuis le début de cet entretien, est-ce que vous pensez qu’actuellement il
est possible de recommencer à designer des sites et applications ou alors c'est complètement voué à
l'échec ?
Pour moi c'est possible mais à condition de sortir de tous ces dogmes de l’UX. Si l’on prend certains studios de
design graphique (qui d’ailleurs ne parlent jamais d’UX), ils le font. Bien que ce soit effectivement minoritaire,
mais c’est possible. Quand je dis que c’est possible, il faut voir dans quel secteur, par exemple le domaine
culturel : ça l’est. Maintenant, pour des sites de grands groupes ou même encore pire des sites de start-up,
c’est plus compliqué.
J'ai un ami typographe et comptable qui a fait une étude sur les typographies des 40 start-up lauréates du
Paris Fintech Forum6, et il arrive à la conclusion que la plupart de ces sites utilisent des Google fonts.
Globalement ce sont des entreprises qui ont énormément d'argent et qui pourraient très bien payer des
typographies spécialement faites pour eux. Pour autant, ils préfèrent prendre de la Montserrat, Roboto, etc
Mais alors pourquoi, puisque ce n'est pas une question de budget car ces groupes là ont les moyens : c'est en
premier lieu pour la méconnaissance de la culture design et pour l'efficacité. En effet, les Google font sont
toutes intégrées dans Figma, et même si on peut y ajouter des fonts locales, c'est un processus
supplémentaire. Alors que là il faudrait acheter une licence, connaître la licence, etc. Donc au final, on va aller
vers la facilité. Et comme c'est un environnement clos, on arrivera à cette situation ou n'importe quel site aura
exactement la même typographie.
Effectivement, sur les interfaces de grands groupes ou de start-ups, on retrouve peu voire pas
d'originalité ni d'expérience. Et on laisse le design numérique plus recherché, plus intéressant et plus
original à des secteurs beaucoup plus spécifiques comme le secteur culturel avec des sites de
photographe, de designer, etc.
C'est une tendance qui se confirme, car on voit bien que l’on a moins d'espace, et même dans ces contextes
on commence aussi à voir des choses qui ne sont pas très intéressantes. Je pense qu'on va arriver à un stade
où l’on aura d’un côté des sites de grands groupes dont l’UX se basera sur de l’analyse de comportements
utilisateur en temps réel et pourquoi pas des interfaces qui s'adaptent en temps réel grâce aux algorithmes. Et
pour une autre petite frange de la population, donc dans des secteurs culturels comme les festivals, les sites
de musée, etc. qui eux vont plutôt être éphémères, avoir moins cette obligation d'efficacité. Ça pose quand
même un problème pour la profession : si on prend les filières du design graphique en France c'est quand
même des milliers d'étudiants par an. Et cela risque de devenir compliqué si ce n’est qu’un faible pourcentage
du marché qui leur est accessible. Donc on voit qu'on va arriver vers un problème fondamental que pour
l'instant les écoles n’osent pas affronter.
6
ADEBIAYE, Frank, 2021. Start-up typography: beyond Google Fonts, a rejuvenation of type?. Medium. Disponible à l'adresse :
https://medium.com/@fadebiaye/start-up-typography-beyond-google-fonts-a-rejuvenation-of-type-bd9d27dfc052
80
Effectivement, et je vois déjà la différence entre mon arrivée à l'école et maintenant, 5 ans plus tard : les
missions ne sont pas les mêmes, on nous demande beaucoup plus rapidement de maquetter en pensant
en composants, d'utiliser des templates, ou ce genre de chose. Là ou en début de cursus, on nous
enseignait l’importance de la singularité et de l’expérience complète. Donc on imagine que ça peut ne pas
évoluer dans le bon sens pour les designers effectivement
On retrouve les mêmes enjeux pour les développeurs, parce que même s'il y aura toujours besoin de
quelqu'un pour créer des générateurs de code, ce ne sera peut-être pas les mêmes.
Mais, même si on parle beaucoup d’interface, il y a aussi la compréhension du contexte en UX. C'est quelque
chose de très important et qui est très difficile à automatiser, donc il y a peut-être aussi une piste positive de
sortie. Car ce qui va se passer, avec ce remplacement des designers, c'est que ce sont directement les clients
qui seront capables, grâce à des logiciels, (et c'est déjà le cas avec les templates) de directement créer leur
propre site sans passer par une agence ou un designer. Pour le client ça peut être bien à court terme, mais à
long terme ça peut se discuter. Car on ne sait pas en tant que client si on est allé dans la bonne direction, on a
pas de recul sur notre besoin et on aura tendance à se tourner plus facilement vers des solutions beaucoup
plus évidentes.
Le travail de designer consiste à comprendre le besoin et l’analyser : si un brief est bien fait, il est analysé et il
est ré-écrit, et ça, pour l'instant, une machine ne peut pas le faire. C'est toute cette partie de l'analyse de
contexte que le client ne peut pas avoir parce que lui est pris dans son besoin immédiat. C'est aussi toute la
culture visuelle qu'il n’aura pas, et ce n’est pas forcément une question de goût au sens subjectif, mais des
choses qui sont fondées sur une culture et une intuition. Je pense aussi qu'avec l’UX, il y a une disparition de
l'intuition, on ne fait plus confiance à l'intuition. Il y a des choses qui ne s'expliquent pas : si je vous montre une
police de caractère et que je vous demande objectivement pourquoi celle-ci est préférable, ce sont avant tout
des questions d'intuition, de culture et de proportion, ça ne peut pas s'expliquer et se rationaliser totalement.
Tout à l'heure vous avez parlé de faire confiance à l'intelligence des utilisateurs, cette idée fait partie des
questions que je me suis posées lors de mes recherches. Notamment le fait qu’à force de leur donner les
mêmes schémas, est-ce qu'on ne crée pas justement cette non-intelligence vis-à-vis des interfaces, au
lieu de cultiver l'adaptation à la nouveauté. Là où actuellement, à force de proposer toujours directement
l'unique action à faire, on ne se trouve plus dans l'interaction entre l'objet et l'homme mais simplement
l'objet qui guide l'homme dans ce qu’il doit faire. Est-ce que l’on finit pas par abêtir les utilisateurs ?
Complètement, je ne sais pas comment le dire autrement mais on propose toujours aux gens la même chose,
puis on leur reproche de ne pas vouloir changer, il y a un bien un lien à faire entre ces deux phénomènes.
Il y a aussi un autre aspect, notamment le fait qu’un designer en entreprise peut parfois tenter de faire
des propositions un peu différentes, mais se retrouve bloqué par d'autres décisionnaires qui ne veulent
pas prendre le risque de se tromper et partent du principe que l'utilisateur ne va pas comprendre, est-ce
qu'il n’y a pas un travail de pédagogie à faire sur les personnes décisionnaire qui ne sont pas designers ?
81
Bien sûr, effectivement. Mais c'est aussi le problème des designers qui de eux-mêmes ne se sont pas mis en
poste de décisionnaires mais plutôt en exécutants. La plupart des formations en design amènent vers des
rôles d'exécution plus que des rôles de décision. C’est quelque chose que l’on voit aussi en architecture où les
constructions se mettent à toutes se ressembler : on va réfléchir en standardisation, faire des portes avec des
dimensions minimales : donc on est sur des contraintes et des problématiques similaires et ça devient très
inintéressant et répétitif, et donc potentiellement automatisable. Maintenant, comment est-ce que l’on sort de
ça ? C’est en essayant justement d'être dans des postes plus à décision, ou en supprimant le plus possible les
intermédiaires, aller sur des secteurs d'activité avec peut-être plus de liberté. On peut aussi s'intéresser au
Web 3.0 qui a des formes d'interface pas encore formatées. Ou tout simplement d’autres types d'interfaces :
ça peut être des interfaces embarquées, du jeu vidéo : en tout cas il y a peut-être des pistes pour essayer d'en
sortir par le haut.
Du coup l'idée serait plutôt d'élargir notre champ des possibles et essayer de partir dans d'autres
secteurs, ou d'autres entreprises plus à même d'accepter l’innovation ?
Oui et puis montrer que c'est possible, il y a des exemples de sites ou d’interfaces différents qui sont tout aussi
bien utilisés. Mais l'argument peut aussi être de se démarquer du concurrent. Il y a aussi beaucoup d'exemples
où la rapidité va annuler toute l’efficacité recherchée, par exemple le site de la SNCF où on veut simplement
acheter un billet de train et on se retrouve avec des pubs de voiture de location, d’hôtel ou ce genre de choses
qui viennent polluer tout le parcours. On peut donc tout à fait critiquer cet argument de l'efficacité, parce
qu'après on arrive à une espèce de sapin de Noël de l'interface.
Oui c'est vrai sur le site de la SNCF, mais c'est aussi vrai sur les sites de compagnies aériennes où avant
d’enfin payer son billet d'avion, on doit passer par quatre, cinq voire six étapes, ce qui rend le parcours
interminable.
Oui, ou les sites de presse. Si les sites de presse étaient efficaces, ça se saurait. On est plutôt sur une
recherche d'efficacité commerciale et non pas sur une efficacité ergonomique.
Effectivement, on voit que l'efficacité ergonomique doit servir l'efficacité commerciale, là où le contraire
n'est pas forcément nécessaire aux yeux des entreprises.
Pour finir cet entretien, vous qui avez plusieurs expériences dans divers secteurs en tant que designer,
votre définition du design a forcément dû être nourrie par ces différentes expériences. Quelle est donc
pour vous votre définition du design actuellement ?
Ce sont des questions qui sont toujours compliquées les définitions. Pour moi, le design c'est essayer de faire
le mieux possible avec les techniques que l’on a à notre disposition. Car finalement on n'a jamais eu de
moyens aussi formidables qu’aujourd'hui. Des écrans qui affichent des couleurs absolument inimaginables
par exemple. J'ai travaillé notamment sur une interface dans un domaine que je connais bien : les archives en
ligne. On n'a jamais eu autant de possibilités de les stocker, et pourtant les interfaces sont globalement
inintéressantes. Toujours les mêmes moteurs de recherche avec des filtres utilitaires. Des interfaces où une
archive de mairie va ressembler à une archive de jeux vidéo. Et donc c'est affreux parce qu’il y a un lien
intellectuel qui est absent entre ce que l'on veut afficher et ce qui est affiché. Ce n’est pas la même chose de
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faire une interface d’archive pour l'un ou pour l'autre, car il y a des liens intellectuels qui se font. Si on veut
donner un exemple simple, il y a Gallica qui est l’archive de la BNF. Cette archive en ligne contient des milliers
de documents dont les filtres ne sont pas pensés, c'est pourtant l'archive la plus importante en France et
majoritaire sur le marché. Donc chaque musée a voulu faire une archive calquée sur Gallica alors qu'il y a
tellement mieux à faire. Et là on voit c'est qu'une question de budget mis dans l’UX. Et souvent on a cette
vision que l’UX va coûter cher mais ce n’est pas vrai : des fois ça peut coûter plus cher d'avoir du formaté car
on est plus facilement remplaçable dès l'arrivée d'un service mieux pensé. D’ailleurs cette question de
formatage elle vient aussi dans la mode avec tous les logos qui se ressemblent de plus en plus par exemple :
des logos de marques avec le nom écrit en noir sans-serif.
Donc c'est un problème qui se retrouve dans plusieurs domaines : la typographie, l'architecture, la mode et
non pas que dans le design. Alors oui c'est une question qu'il faut voir de manière globale. Allez dans plusieurs
boutiques de mode et vous verrez que vous aurez la même taille de sac et de porte carte que dans toutes les
autres marques. Il y a peut-être Balenciaga qui sort du lot mais c'est tout. Ce sont les mêmes tailles de sac, les
mêmes porte-cartes qui sont faits dans les mêmes usines, on change simplement le logo.
Donc effectivement selon vous la question est plus globale. Je pense avoir fait le tour de toutes mes
questions et de tout ce que je voulais approfondir avec vous, je ne sais pas s'il y avait des sujets que vous
vouliez évoquer peut-être en ouverture ?
Mais j'ai été assez étonné, parce que j'ai enseigné aussi en master en UX design, et donc je suis surpris de ce
que vous avez dit sur la différence entre ce que vous avez appris et le milieu professionnel. Parce que dans ce
master j'ai vu à quel point les étudiants étaient déjà formatés, notamment sur le fait d'aller chercher des pack
d'icônes déjà faits, etc.
Ce sont des choses qui ont changé justement. Comme je vous le disais, il y a une grande différence entre
ma première et dernière année d'études. Durant nos trois premières années on a été un peu plus ouverts
sur la manière de designer. Et c'est petit à petit en avançant dans les études qu'on a fini par se formater
nous-mêmes à ce qu'on voyait autour de nous, s’inspirer de ce qui se faisait le plus, et donc finir par
designer des interfaces qui se ressemblent toutes. C'est d’ailleurs en voyant ce phénomène que j'ai voulu
axer mon mémoire sur cette question de la standardisation. En tout cas, merci beaucoup pour le temps
que vous m'avez accordé, j’ai maintenant beaucoup de réponses à mes questions et cet échange a été
vraiment très intéressant. Je vous en remercie.
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EMMA COLIN
2022
MÉMOIRE D’EXPERTISE
L’UX A-T-IL TUÉ LE DESIGN ? OU COMMENT L’UX A DESSINÉ LES CONTOURS D’UN DESIGN NUMÉRIQUE
STANDARDISÉ ET ASEPTISÉ, NE LAISSANT PAS PLACE À LA COMPLEXITÉ ET LA SINGULARITÉ
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