Jacky Le Mat, Le Parrain, Le Showbiz Et Les Politiques

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Fax : 01 44 16 09 01
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EAN : 978-2-259-31530-2

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SOMMAIRE

Titre

Copyright

Le parrain et l'esthéticienne

1 - « Quand un parloir s'était mal passé, je pouvais me confier à Alain Delon »

2 - Alain Delon au cœur du Milieu

3 - « Le jour où j'ai rencontré Jacky le Mat »

4 - Naissance d'un voyou

5 - « Avec Jacky, aucun jour ne ressemblait à un autre »

6 - Jacky et le commissaire devenu voyou

7 - La vengeance du Mat

8 - « On ne pouvait que l'aimer, mais il savait te manipuler »

9 - L'affaire des paris truqués, ou la course de trop

10 - « Tu me pompes l'air avec tes chevaux ! »

11 - Le Mat contre Zampa, match à mort

12 - La Baronne de Neuilly, combines et concubines


13 - « Le jour où j'ai épousé Jacky le Mat »

14 - Jacky le Mat a toujours eu un pied dans la nuit

15 - « Mon mari ne regardait jamais l'addition »

16 - Mitterrand, Defferre, Pasqua et les autres

17 - La police aux trousses

18 - « Jacky parlait de Francis le Belge comme d'un fils »

19 - « J'ai assumé mes parloirs »

20 - « Monsieur le président, ne me parlez plus de Jacky le Mat. Moi, c'est Jacques Imbert »

21 - « Nous vivions un peu comme des gitans »

22 - L'immortel

23 - « J'ai compris que le conte de fées était terminé »

24 - Le Jad Mahal, côté coulisses

25 - « Il va me mourir »

Reste sa légende

Notes

Remerciements

Cahier photos

Actualité des Éditions Plon


avec la collaboration de Valérie Olivier
6 mai 2004, 8 heures
Mon Bébé d’amour, mon choléra à moi.
Dans deux heures, je vais te voir au parloir et te taquiner un peu. Je
veux que tu saches que malgré le manque de mots d’amour de ma part,
tu es et resteras toujours gravée dans mon cœur. Eh oui c’est gravé, ma
douce, et c’est à vie. Avec le petit Matou, vous êtes ma seule raison de
terminer mon long parcours. Tu es une partie de moi-même. Point
final !!! C’est dit et écrit. Tes enfants, toi, le Kid, vous êtes moi et donc
tabou. Quoi que je fasse, c’est comme ça. Ne cherche pas à comprendre.
Ce manque de confidences de ma part n’a pour but que de vous protéger
et vous voir heureux. Le temps m’est assez compté. De très importantes
responsabilités m’incombent et je suis condamné à les assumer. Ne me
compare à personne. Ton vieux Matou est spécial !!! laisse-toi mener.
OK Plus tard tu comprendras.
Tu es ma femme. Madame Imbert, la matoune !!! OK ?
Très bientôt je serai là et pourrai vous presser sur mon cœur. Sache
que tu es constamment dans mes pensées.
Je t’aime, tu es à moi. À tout à l’heure.
PS : La vie est belle. Le Matou veille
Le parrain et l’esthéticienne

Pour l’état civil, il était Jacques Imbert, né le 30 décembre 1929 à Toulouse.


Dans les couloirs de la police judiciaire, on l’appelait Jacky le Mat, du corse
mattu, « le fou ». Rares sont les gangsters de sa génération qui ont passé aussi
peu d’années sous les verrous, encore moins nombreux ceux dont le décès n’a
pas entraîné l’ouverture d’une enquête judiciaire. Considéré comme l’un des
plus éminents représentants du Milieu à la française dans la deuxième moitié du
e
XX siècle, une espèce aujourd’hui disparue, il est mort dans son lit le
11 novembre 2019. Le comble de la réussite pour une figure du grand
banditisme présumée avoir éliminé ses principaux ennemis, contribuant toute sa
vie à remodeler le paysage du crime organisé à coups de calibre.
Jacky le Mat a observé la Seconde Guerre mondiale avec des yeux d’enfant,
connu l’Algérie française, en particulier ses maisons closes, surfé sur les
lucratifs cercles de jeux parisiens et les casinos avec un appétit insatiable, et
fréquenté la crème du grand banditisme en prenant toujours soin d’en occuper la
plus haute marche. Chez lui dans la capitale, comme à Marseille ou à Toulouse,
le parrain avait sa suite à l’hôtel Régina, face à la statue de Jeanne d’Arc, à Paris,
champagne et coupe de fruits garantis, sa table au Fouquet’s, sur les Champs-
Élysées, et sa place sur les meilleurs champs de courses, lui qui adorait les
chevaux (et le PMU, surtout les tickets gagnants). Mais ce n’était pas tout à fait
un voyou comme les autres, puisqu’il aura en même temps évolué parmi les stars
du showbiz, nouant une complicité sans égale avec l’acteur Alain Delon, et
fréquenté quelques ténors de la politique, ayant notamment approché François
Mitterrand avant qu’il ne devienne président de la République. Autour de lui
gravitaient aussi des hommes d’affaires, parmi lesquels cet amoureux de la mer
naviguait avec autant d’aisance que lorsqu’il pilotait son bateau, surtout s’ils
brassaient des espèces et laissaient transparaître quelques faiblesses. Sans oublier
ses entrées dans le monde de la boxe ou sa passion de l’opéra, deux cercles où le
bandit côtoie facilement le bourgeois.
Lors de l’une de nos rencontres, dans le sud de la France, trois ans avant sa
mort, Jacky le Mat avait asséné quelques vérités sur lui-même et sur le
fonctionnement de son milieu, avec cette autorité qui ne souffrait pas la
contestation. « On ne peut pas s’embourgeoiser et vouloir tenir le haut du pavé »,
avait-il dit, une règle qu’il a appliquée à la lettre, comme on le verra dans les
pérégrinations imposées à sa femme Christine, entre palaces et caravanes,
bateaux en cours de rafistolage et villas enviées. Il avait ensuite eu cette formule
choc qui résumait parfaitement son rapport à l’argent : « Je n’ai jamais de liquide
sur moi, sauf celui des autres. »
Fier d’être originaire de la Ville rose, « capitale du bel canto », insistait-il,
Jacky avait évoqué ses débuts dans la vie d’adulte avec cet humour qui ne le
quittait que dans les moments de franche colère :

« Mon père était un pur Toulousain. Du côté de ma mère, la souche


était espagnole, mais la grand-mère avait épousé un Corse à Oran.
Mes oncles parlaient l’espagnol et l’arabe. La première fois que je
me suis marié, en 1947, j’ai pris un emplâtre de mon père : il était
vert olive parce que j’étais en retard. Je portais ce jour-là une
chemise kaki et un genre de chiffon qui me servait de cravate. J’étais
encore en culotte courte quand j’avais connu ma femme. Elle était
enceinte et le coup de stylo remontait à quelques mois déjà… »

Marié, papa et bientôt en prison alors qu’il n’était pas encore majeur, comme
Jacky le Mat le rappelait :
« Je ne connaissais rien. J’étais pour ainsi dire innocent lorsque je
me suis retrouvé en prison au milieu de six cents personnes tatouées
de partout. Dans ces cas-là, ou tu massacres, ou on te casse le cul.
J’ai préféré massacrer. Tout ça pour une parole, parce que j’avais
répondu à la juge qui m’interrogeait : “Mais qu’est-ce que vous
voulez que ça me foute !” Tout ça parce que j’avais tabassé l’amant
de ma belle-mère, qui avait mis la main au cul à ma femme. Le juge
a fini par me donner la conditionnelle parce que sa femme se servait
en poisson chez ma mère. Je me suis retrouvé à Montpellier. Il y
avait deux julots, qui étaient des indics. Je me suis dit : “Ce sont eux
qui vont me nourrir.” »

« Parrain », ce mot lui allait comme un gant, lui qui, au passage, avait tenu à
confier tout le mal qu’il pensait de la façon dont l’acteur Jean Reno avait joué
son rôle dans un film inspiré de sa vie, L’Immortel. « Jean Reno, dans le film, tu
dirais l’abbé Pierre », avait-il lancé, fidèle à sa franchise. Il ne s’est pas reconnu
sous les traits du curé des mal-logés et des miséreux, mais ce jour-là, Jacky
le Mat avait aussi tenu à mettre les choses au point quant à sa vision du genre
humain : « Un maçon a autant d’honneur qu’un malfrat. Un homme, c’est un
homme avant tout. »
Une approche que le bandit légendaire a là encore mise en pratique tout au
long de sa vie, lui qui oubliait la prison dès le premier jour de sa remise en
liberté pour « vivre ses rêves », à ses yeux « le meilleur ressort » qui soit.
Sa dernière épouse, Christine, nous raconte le reste, l’intimité d’un homme
qu’elle a aimé à la folie malgré les quarante et un ans qui les séparaient. Un pied
dans son salon d’esthétique, à Marseille, où elle commercialise des tee-shirts et
des casquettes à l’effigie du Matou, l’autre dans leur maison de village, à
Fuveau, où son chien Raymond, un spitz, fait bon ménage avec le petit chien de
sa mère – une villa où le Mat aimait fixer ses rendez-vous à l’abri des regards –,
elle révèle la face cachée d’un bandit qui passait pour savoir manier les armes
avec une incontestable dextérité.
Jacky Imbert se singularise des autres figures du Bottin mondain de la
voyoucratie car il a grandi dans une famille de notables – ingénieur dans
l’aéronautique, son père avait une quarantaine de personnes sous ses ordres.
Éduqué, cultivé, grand lecteur, il était doté d’une intelligence supérieure à la
moyenne. Ces facilités lui ont ouvert des portes que d’autres ont vainement rêvé
de pousser, que ce soit celles du monde artistique ou de la politique. Un ancien
commissaire, Claude Bardon, chargé de la lutte contre le banditisme dès 1963
après un passage par les commandos parachutistes en Algérie, le compare à
Jacques Mesrine, l’ancien ennemi public numéro un, qu’il a eu l’occasion
d’interpeller :

« Imbert ne reculait devant rien. Il était du même style que Mesrine,


qui avait attaqué un pénitencier au Canada pour libérer ses copains.
Il n’aimait pas les macs, comme Mesrine, qui les tuait et les
dispersait dans les forêts. Comme Mesrine, qui avait fait une guerre
d’Algérie acceptable, il avait ce côté guerrier. “Tant pis pour ceux
qui sont devant moi”, disait Mesrine. Une détermination et un
courage que l’on retrouvait chez Imbert. »

« Jacky avait tout compris du système », glisse un de ses proches, au


demeurant très éloigné du monde des bandits, qui résume en quelques mots cet
homme avec lequel il a partagé des moments conviviaux en famille : « Jacky a
toujours été respecté parce qu’il était juste et bon. Si vous étiez tributaire de lui,
il était capable de tout vous donner, mais votre vie ne vous appartenait plus.
C’était aussi un érudit, capable, par exemple, de vous parler des météorites, un
homme logique aussi, qui ne manifestait jamais aucune aigreur. »
Alors qu’il avait été cité comme témoin lors d’un procès, un avocat général
s’est fendu de ce compliment au sujet de Jacky le Mat : « Vous auriez dû le faire
venir comme expert. » Il l’était dans bien des domaines, et pas seulement dans
l’art de cuisiner la paella, de sa formation au maniement des armes et des
explosifs dans l’armée à sa science de la persuasion.
Dans les coursives des prisons, légende et réalité s’entremêlaient au sujet du
Mat, sans que l’on puisse y retrouver ses petits. On racontait qu’il avait réussi à
faire chanter un ambassadeur d’Israël et qu’il avait connu l’artiste Andy Warhol
aux États-Unis. On disait qu’il avait été la vraie « tête pensante » de la French
Connection, au point d’avoir inspiré un personnage du film La French (pour les
connaisseurs, celui du vieux voyou installé à Cannes). On murmurait qu’il avait
fréquenté les services secrets par le biais de l’un de ses amis, ancien lieutenant-
colonel, et ratait rarement sa cible. On certifiait qu’il trônait à Marseille, mais
régnait aussi sur Aix-en-Provence, le « fromage » pour lequel se sont écharpés
(ou plutôt « charclés ») tous les clans sudistes à vocation dominante, de celui de
Gaëtan Zampa à celui du Mat et du Belge, en passant par celui de la Brise
de Mer et les « bergers corses » de Venzolasca. On évoquait à mots feutrés
certains hauts lieux de la nuit parisienne, murmurant qu’il était le vrai patron du
First ou de La Place et qu’il était chez lui au Bus Palladium, dancefloor favori du
Tout-Paris des années 1980. Tandis que les bandits corses se déchiraient pour le
contrôle d’un cercle de jeux parisien, l’autre tiroir-caisse du Milieu hexagonal,
le Mat, de son côté, percevait sa dîme dans le plus rentable de ces établissements
depuis plus d’un demi-siècle. Intouchable et immortel, détestant par dessus tout
avoir quelqu’un au-dessus de lui.
« Ce serait à refaire, je le referais pas », nous confiait-il lors de notre ultime
rencontre. Non qu’il fût pris d’un quelconque remord, mais parce qu’il n’y avait
« plus rien à gratter ».
Frédéric Ploquin
1

« Quand un parloir s’était mal passé,


je pouvais me confier à Alain Delon »

« Delon, la star et le parrain ». Le titre barre la une de Paris Match, ce


21 novembre 2019, quelques jours après la mort de Jacky. En légende d’une
photo où l’on voit Alain poser sa main droite sur l’épaule de son ami gangster,
chemise parme et lunettes de soleil, ces mots : « Alain Delon et Jacky Imbert, dit
“le Mat”, à Marseille en 2001 ». Alain tournait à Marseille la minisérie
policière Fabio Montale. Le cliché transpire la complicité et une forme de
respect réciproque. « Entre Jacky le Mat, figure de la pègre marseillaise, et la
légende du cinéma français, l’amitié aura duré un demi-siècle, écrit
l’hebdomadaire, qui publie le contenu d’une lettre envoyée par l’acteur au
bandit durant son incarcération à la maison d’arrêt de Luynes, en 2003,
cellule 878, conservée dans une boîte en carton par une vieille amie du défunt :

« Mon Jacky,
Pardonne-moi de te répondre si tardivement, les jours derniers ont
été assez difficiles, mais [là où tu es] j’ai un peu honte de te parler
de la sorte. En détail, j’ai d’abord déménagé. C’est plus grand, j’en
avais besoin pour les enfants. Ensuite j’ai commencé la suite de
Frank Riva, le tournage est très dur car beaucoup de nuit dans un
climat incertain. Et puis pas mal de remaniements dans ma vie
personnelle. … Contrôle fiscal. Bureau fermé. La totale. Mais enfin
nous en avons vu d’autres.
Par contre, je vois que ton moral est d’acier (comme toujours) et
j’en suis heureux […]
Ta petite femme est formidable. Peinée, bien sûr, mais surtout très
concernée. Je sais qu’elle attend les visites données au “compte-
gouttes” au départ avec impatience 1. Avec pour seul but et seul désir
de te réconforter et de t’apporter son sourire, sa chaleur et son
amour qui me semble immense et justifié. Je lui téléphone souvent,
m’inquiétant, bien sûr, de ta santé et de ton moral.
Sache mon Jacky que je suis là près de toi comme nous le sommes
maintenant depuis… quarante ans. Là pour quoi que ce soit […].
Voilà mon Jacky pour aujourd’hui. Tu me manques. Je t’attends. Je
t’embrasse fraternellement. Ton ami. Al. »

La lettre dormait dans une boîte à chaussures confiée par Jacky à une vieille
copine. J’ai conservé pour ma part une copie du télégramme expédié en retour
par Jacky à l’hôtel Royal Palm à Grand Baie, sur l’île Maurice, où Alain
séjournait pour un nouveau tournage, télégramme dans lequel il glissait une
mention spéciale pour sa compagne Mireille Darc, alias Mimi : « Bien reçu
votre courrier. Vais aimer vendredi 13. Vous embrasse tous tendrement.
“Poutou” spécial Mimi. Surprise. Jacky. »

*
La « star », c’est ainsi que Jacky appelait Alain Delon. Un soir du printemps
2002, alors que nous étions dans notre appartement de la rue Pythéas, à
Marseille, en plein cœur du quartier de l’Opéra, une boîte de caviar vide sur la
table à côté d’un pot de crème fraîche et d’une bouteille de vodka Zubrowka à
l’herbe de bison très entamée, assez ivres en fait, Jacky me lance : « On appelle
la star ? » On a ri, il a composé un numéro de téléphone et m’a passé Delon,
avant même de faire les présentations et de lui raconter cette histoire d’amour
qui nous emportait. « Christine et moi on va se marier et je vais lui faire un
enfant ! » annonce-t-il joyeusement à son vieil ami, qui propose aussitôt d’être le
parrain de l’enfant à naître.
La conversation terminée, on a encore bien ri. Je dois avouer que nous
n’étions pas au mieux de notre forme, mais Alain ne s’en est pas offusqué, au
contraire. Lui parrain de l’enfant du « parrain », cela avait du sens, non ?
Tout juste âgée de 29 ans, je connaissais encore mal Jacky, mais j’étais
emballée à l’idée de rencontrer cet acteur figurant parmi les plus grands. Je ne
l’avais entrevu qu’une seule fois, alors qu’il tournait la série Fabio Montale
dans le quartier du Panier, à Marseille. J’avais même eu le toupet de lui glisser
entre les doigts une carte de visite du magasin d’esthétique que je venais
d’ouvrir. Le tout avec le pétillement et la spontanéité qui me caractérisent.
D’ailleurs, il ne l’avait pas mal pris, s’exclamant sur un air bon enfant :
« Pourquoi ? J’en ai besoin ?
— Pour vous, c’est gratuit », avais-je répliqué.
Jacky avait tissé un lien solide avec Alain depuis plus de quarante ans. Ils
s’appelaient souvent et prenaient des nouvelles l’un de l’autre. Parfois, Jacky le
faisait un peu mariner, toute star qu’il était. Alors que l’acteur le sollicitait pour
régler je ne sais quel problème, il rétorquait sans rire : « Je finis ma belote Chez
Tonton, et après je m’occupe de toi. Assieds-toi et attends-moi. » À capricieux,
capricieux et demi. Les parties de cartes au Comptoir de l’Opéra étaient
sacrées.
Au lendemain de l’incarcération surprise de Jacky, en octobre 2003, j’ai
reçu un appel d’un homme se présentant comme Alain Delon. En l’écoutant, j’ai
d’abord cru à une mauvaise blague, d’autant que le numéro était masqué et que
j’étais en train de changer une roue de ma voiture avec un cousin. Mais c’était
bien lui. « Si vous avez besoin de quoi que ce soit, je serai toujours là », m’a-t-il
dit. Je pouvais le contacter à tout moment, il répondrait où qu’il soit, en Russie,
en Chine, aux États-Unis ou ailleurs. Ce jour-là, il a vivement critiqué l’avocate
qu’il venait de voir prendre la parole au nom de Jacky au journal télévisé. « Elle
se fait sa pub sur son compte », a-t-il insisté, me recommandant d’œuvrer auprès
de Jacky pour qu’il recrute un autre défenseur. Un conseil d’ami fidèle et
attentif. « Jacky est une star du banditisme », a-t-il ajouté avant de raccrocher,
me laissant un peu décontenancée et surtout excitée comme un cabri, mais la
tête assez froide pour noter sur plusieurs bouts de papier, histoire de limiter les
risques de perte, le numéro de téléphone que l’acteur venait de me donner.
Durant le séjour de Jacky en prison, dix-huit longs mois, j’ai appelé Alain
environ trois fois par semaine. À l’époque, il me vouvoyait, et il en sera ainsi
jusqu’à notre rencontre. Je lui téléphonais après chaque parloir pour lui
transmettre des nouvelles fraîches. Quand un parloir s’était mal passé, ce qui
pouvait arriver, je me confiais à lui et il m’écoutait gentiment. Où qu’il soit, il
me répondait et me réitérait son soutien, m’invitant à la patience : « Ça ne va
pas durer, Cri. »
Alain a plusieurs fois laissé entendre qu’il allait demander un permis de
visite à la direction de la prison de Luynes. Cela ne s’est jamais concrétisé,
peut-être parce que Jacky ne l’a pas voulu. Je lui en ai tenu rigueur, au point un
jour de lui remonter les bretelles en lui rappelant ses engagements. C’est la
seule fois où je me suis disputée avec lui, sans doute parce que j’étais enceinte et
à bout de nerfs.
Le 8 avril 2005, jour de la remise en liberté de Jacky, je n’ai pas pu prendre
les appels d’Alain : dans la précipitation, j’avais oublié mon téléphone. Il lui
tardait d’avoir des nouvelles, mais c’est Patricia, une amie de Jacky, qui lui a
répondu ; elle gardait notre fils, dont elle serait bientôt la marraine, ce qu’elle a
annoncé d’une voix émue à son interlocuteur.
Jacky a rappelé Alain aussitôt arrivé à la maison. Ils ont discuté un long
moment, après quoi Jacky s’est tourné vers moi pour louer la fidélité de son
ami : « Quand il fallait être là, il a toujours été là pour moi ! » Lui rendant
l’amabilité à distance, Alain me confiera un jour que « Jacky aurait pu être le
président de la République des voyous ». S’il y en avait eu un, le rôle lui aurait
été dévolu…
Début juin 2005, Jacky appelle Alain pour l’informer de la date du baptême
de notre fils, Jack-Henry, né pendant son séjour en prison. Alain n’était
malheureusement pas disponible ce jour-là. « On n’avertit pas les gens trois
jours avant une cérémonie ! » me dira-t-il par la suite. Ce n’était pas faux. Jacky
avait d’autres atouts dans sa manche, quant au rôle de marraine, il a bien été
attribué à Patricia, la femme de François Grisoli, dit Fanou, l’un des trois
médecins qui lui ont sauvé la vie après la fusillade dont il a été victime en 1977,
un événement qui a bouleversé son existence et sur lequel je reviendrai, bien sûr.
Patricia avait choisi la maternité, dirigée par son ex-mari, un obstétricien de
renom qui m’a accompagnée le jour de l’accouchement.
Peu après est arrivé par La Poste un exemplaire du livre que Mireille Darc
venait de publier, Tant que mon cœur battra, avec une petite erreur dans la
dédicace, adressée à « Jackie ». « Mimi, tu sais, je ne suis pas Jackie
Kennedy ! » lui a-t-il répondu en guise de remerciements. Sur le contenu, il
n’était pas trop inquiet : quelques mois plus tôt, apprenant que la compagne
d’Alain comptait coucher ses souvenirs sur le papier, Jacky avait posé ses
limites : « Coquine, tu ne racontes pas tout, hein ! » L’actrice avait capté le
message cinq sur cinq.
Bavarder quelques minutes au téléphone entre deux prises de vue détendait
Alain. Pour les 80 ans de Jacky, en 2009, je l’ai bien sûr invité, de même que
Mireille, qui m’a rappelée alors que je faisais mes courses. « Si Alain vient, je
serai là », me dit-elle. Finalement, Alain n’a pas pu venir, une absence que
Jacky a mise sur le compte des caprices de star. Au-delà de leur fidélité
réciproque, il faut reconnaître que les deux hommes n’appartenaient pas au
même monde et que chacun trimbalait sa dose de narcissisme. L’anniversaire
s’est terminé par un petit dîner avec les amis de toujours, Roland Cassone, lui
aussi célèbre figure du banditisme marseillais 2, des allures de Marlon Brando,
son neveu, Théophile et sa femme. Je n’avais pas prévenu Jacky. Il a accepté la
surprise avec plaisir, découvrant les invités au retour d’une partie de belote. Et
ce, d’autant que Roland n’était pas, lui non plus, homme à se déplacer
facilement. J’avais réussi mon coup, moi la petite Fuvelaine sans prétention.
J’ai enfin rencontré la star en chair et en os en 2011. Un ami de Jacky,
Bernard Khalifa, patron d’une société de textile, l’avait sollicité pour être le
parrain d’un défilé de la marque Helena Sorel organisé par sa fille styliste,
Corinne. Alain avait accepté à condition de pouvoir partager une table avec
Jacky et avait aussi exigé que personne ne vienne l’importuner.
En chemin, ce 28 juin 2011, notre taxi est ralenti par de sérieux
embouteillages à la hauteur de la Défense, pour cause de grève. Alain téléphone
à Jacky, un peu surpris d’être arrivé avant nous. « Je suis là. Je vous attends »,
lui dit-il, mais Jacky me passe le téléphone pour que je prenne le relais. Je lui
explique les raisons de notre retard, lui faisant remarquer, en plaisantant, qu’il
aurait pu venir nous chercher. C’est nous qui faisons lanterner la « star », tout à
fait involontairement, bien sûr.
Lorsque nous arrivons enfin à la hauteur de L’Arc, la boîte où se tient le
défilé, près de la place de l’Étoile, Jacky m’envoie chercher de la monnaie pour
régler la course. En chemin, je tombe nez à nez avec Alain, qui fuit la chaleur de
la salle et cherche un peu d’air. « Coucou, Alain, c’est moi ! » je lui lance avec
ma naïveté habituelle, en guise de présentation. Alors que je retourne vers la
voiture, tenant ma robe pour ne pas l’accrocher avec mes talons, il me suit à
grands pas et ouvre lui-même la porte de la voiture, dans un curieux
inversement des rôles, avant de serrer Jacky dans ses bras. Les paparazzis, qui
l’avaient suivi, mitraillent la scène, sûrs de tenir leur scoop : la star et le
parrain sur un même cliché. Une image précieuse.
Je me lâche : « Mon Dieu, qu’est-ce que vous êtes beau ! – Non : j’ai été
beau », corrige l’acteur. « Attends-toi à ce qu’on fasse la une », glisse Alain à
Jacky. Je m’en réjouis par avance. Quelle belle publicité cela ferait pour mon
institut de beauté !
Lorsqu’il l’aperçoit, le chanteur Enrico Macias saute au cou de Jacky ; de
toute évidence, les deux hommes s’apprécient. Il est vrai que Jacky a laissé une
partie de lui-même dans les bars à filles d’Oran, une ville qu’il avait adorée
dans un pays que le chanteur, d’origine pied-noir, vénère par-dessus tout.
Le défilé terminé, Alain tient à ce que nous quittions les lieux sans tarder.
Préoccupé par un mal de dents, affamé et sans doute peu concerné par ce défilé,
agacé au passage par l’orage qui vient de tremper ses chaussures en daim, il
veut passer à autre chose. Jacky est dans le même état d’esprit et je les aurais
tués tous les deux : Jean-Pierre Foucault et Geneviève de Fontenay viennent
d’arriver sur place, j’entamais tout juste ma première coupe de champagne et
j’étais prête à faire la fête avec tout ce beau monde. Ils m’ont coupé dans mon
élan, mais je n’ai pas le choix : Alain a réservé une table dans un restaurant
chinois où il a ses habitudes, non loin de son hôtel particulier du boulevard
Haussmann.
Les paparazzis nous assaillent à nouveau alors que nous regagnons le coupé
Mercedes à bord duquel nous attend Daniel, le chauffeur d’Alain. « Monsieur
Delon, encore une photo ! – Non, ça suffit ! – Mais si ! », dis-je en faisant le tour
de la voiture pour poser à côté de lui.
À l’heure de prendre place à table, Alain accroche ma robe
involontairement, découvrant légèrement un bout de mon sein gauche. « Pardon,
madame ! » s’exclame-t-il, avant d’évoquer de vieux souvenirs avec Jacky. Les
deux hommes, que tout différencie et que tout rapproche en même temps, ne
s’étaient pas vus depuis près de dix ans, mais on dirait qu’ils se sont quittés la
veille. Aucun des deux ne se prend au sérieux, même si les clients se pressent
pour prendre des photos avec Alain.
Au milieu du dîner, Jacky s’absente quelques instants. À son retour se
produit un léger quiproquo. Surprenant Alain, que j’avais déridé, en train de me
donner son adresse mail sur un bout de papier, Jacky nous lance un regard
suspicieux. Pressentant qu’il pourrait s’énerver, nous nous justifions tous les
deux : « Mais je donne mon mail à Cri ! » se défend Alain.
Je comprends ce jour-là combien Jacky peut se montrer jaloux, même de cet
ami avec lequel il a tout partagé.
Le calme est vite revenu et Alain nous fait monter dans sa voiture pour nous
déposer à la station de taxis la plus proche.
Le lendemain matin, Alain fait interdire la diffusion de toutes les photos
prises devant L’Arc : dans la nuit, au cours d’une fête où était présent son
dernier fils, Alain-Fabien, 17 ans, au domicile suisse de l’acteur, sa propre arme
avait blessé par balle une jeune fille à Genève. Un geste accidentel, mais la
publication dans la presse d’une photo du papa ouvrant la portière d’une
voiture d’où sortait Jacky le Mat aurait fait mauvais genre. Il n’en était pas
question.
Les paparazzis en ont été pour leurs frais. Moi aussi d’ailleurs, qui avais
misé sur ces clichés pour faire la publicité de mon salon d’esthétique et surtout
de ma marque, Le Matou, sous laquelle je comptais commercialiser tee-shirts et
autres casquettes. Tout n’était cependant pas perdu : à partir de ce jour, Alain
allait devenir un ami auprès de qui j’allais pouvoir me confier.
2

Alain Delon au cœur du Milieu

La rencontre de l’acteur et du hors-la-loi remontait à une soirée de l’année


1960. Jacky le Mat avait sa table réservée dans une boîte de nuit huppée de la
rue Balzac, perpendiculaire à l’avenue des Champs-Élysées. Il était là tous les
soirs à peu près à la même heure, sauf cette fois, où une « mission » l’avait
retenu. Lorsqu’il débarque, « sa » table est occupée par un couple. Jacky se
dirige aussitôt vers le gérant des lieux et exige qu’il dégage les intrus.
« Il s’agit d’un acteur qui a le vent en poupe, bredouille le patron, effrayé.
Il n’y avait pas d’autre table disponible et j’ai pensé que ce serait une bonne idée
de vous le présenter. Il s’agit d’Alain Delon… »
Les deux hommes se saluent, se jaugent et acceptent de boire un verre
ensemble. La très belle femme qui accompagne l’acteur se prénomme Nathalie.
Au cours de la conversation, ils se découvrent plusieurs amis communs, tous
dans le camp des malfrats. À Toulon, Delon a brièvement tâté de la prison pour
avoir revendu du matériel militaire à des voyous. L’acteur parle de Mémé
Guérini, l’aîné de la fratrie corse qui règne alors sur Marseille, comme d’une
sorte de « père spirituel ». Il connaît aussi son frère Antoine, il a même accepté
d’être le parrain de son fils, Félix Guérini. Il est assez proche du jeune Gaëtan
Zampa, surnommé Tany, appelé à jouer lui aussi les premiers rôles dans le
Milieu phocéen, dont Jacky est alors proche. L’acteur évoque enfin François
Marcantoni, autre figure du Milieu corse, né à Alger en 1920, que Jacky côtoie à
Paris, et ces premiers noms suffisent à le rassurer. Ils font ce soir-là table
commune jusque tard dans la nuit.
Un certain sens de l’honneur et de l’amitié, la même importance accordée au
respect, les deux hommes partagent des valeurs communes. Ils ne se lâcheront
plus. Alain présentera bientôt l’actrice Romy Schneider à Jacky, dont il gardera
un souvenir ému, même si, disait-il, « elle avait un corps de mec ». Ils
deviendront même associés dans le domaine hippique, une passion partagée.
Et ce, malgré la retentissante affaire Markovic, un crime qui aurait pu ruiner
toute perspective amicale entre l’acteur et le parrain.

*
Le scandale éclate après la découverte du cadavre d’un ressortissant
yougoslave, Stevan Markovic, le 1er octobre 1968, dans une décharge sauvage
des Yvelines. Agée de 31 ans, la victime est identifiée comme l’un des employés
d’Alain Delon, plus précisément l’homme à tout faire du couple qu’il forme avec
Nathalie. Alors que la France se remet des grandes manifestations du mois de
mai, ce fait divers prend vite une tournure politique, agité en sous-main par les
grognards du général de Gaulle, au premier rang desquels le ministre de la
Justice, René Capitant, qui ne veulent pas de la candidature de Georges
Pompidou à l’élection présidentielle à venir.
L’employé de l’acteur a succombé à la suite de coups portés à la tête par un
objet « contondant » et « pesant », tranche une première expertise. Une simple
bagarre entre « Yougos » qui a mal tourné ? Une nouvelle autopsie modifie les
perspectives après la mise au jour d’une balle de 6,35 mm tirée dans la nuque.
Le frère de la victime dépose bientôt au commissariat trois lettres rédigées par
Markovic un mois plus tôt. « Quoiqu’il advienne, lit-on sur l’une d’elles, écrite
en serbe, et pour tous les ennuis qui pourraient m’être causés, adressez-vous à
Alain Delon, à sa femme et à son associé, un Corse, vrai gangster, demeurant 42,
boulevard des Gobelins ».
Les policiers n’ont aucun mal à mettre un nom sur le suspect désigné :
François Marcantoni. Un authentique résistant, quoique sa rosette ait été jugée
apocryphe, néanmoins pupille de la Nation, qui a connu Alain Delon à l’ombre
du port de Toulon, où le futur acteur avait servi dans la marine. Plus précisément
au Côte d’Azur, le bar que tenait Lucien Marcantoni, de huit ans le cadet de
François. Alain Delon louvoyait entre une carrière de gigolo, son charme en
bandoulière, et les filières habituelles du Milieu, lorsque François Marcantoni l’a
pris sous son aile, lui présentant nombre de ses intimes, dont Mireille Darc, une
Toulonnaise. Le jeune Delon a tout de suite été aimanté par cet univers, ignorant
pour l’heure que les « Yougos » surnommaient son nouvel ami corse « le
Commandant », ou « le Colonel ».
Entre deux tournages, l’acteur admet devant les policiers avoir congédié le
Yougoslave, dont il évoque évasivement la « personnalité envahissante » et le
« comportement devenu inacceptable ». L’accusation se précise lorsqu’on
apprend, quelques jours plus tard, que Nathalie aurait eu une liaison avec le
« garde du corps », ce qu’elle confirmera par la suite. De là à imaginer que ses
amis gangsters aient devancé les désirs de l’acteur et « réglé » ce différend, il n’y
a qu’un pas, mais ce volet passe au second plan lorsque flambe une rumeur folle,
attisée par les barons du gaullisme : Stefan Markovic disposait de photos
compromettantes de Mme Claude Pompidou en pleine partie fine avec un certain
nombre de personnes. Il s’agit en fait d’un montage grossier effectué à partir
d’un cliché publié dans une revue porno suédoise, mais le mal est déjà fait.
Classée dans la case « bagarres de poivrots », l’affaire est bâclée dès les
premières heures. Seule la housse de matelas Tréca, dans laquelle a été retrouvé
le cadavre, permet de remonter jusqu’à François Marcantoni. Une preuve
insuffisante. Le fait que Stevan Markovic devait « faire des coups » avec un
certain « François » le 22 septembre 1968, jour de sa disparition, aura tout de
même permis de maintenir le voyou de longs mois en prison pour complicité
d’assassinat. Pas de quoi éviter le non-lieu, prononcé huit ans plus tard, en
1976 ; un dénouement au lendemain duquel François Marcantoni n’aura de
cesse, durant plusieurs années, d’obtenir réparation auprès d’Alain Delon. Le
nom de Jacques Imbert n’est apparu sur aucun procès-verbal : comme à son
habitude, le Mat – « le fou », mais aussi « le rusé », celui qui retombe toujours
sur ses pattes – est passé à travers les mailles du filet.
Malgré la tentative de déstabilisation orchestrée contre lui, Georges
Pompidou a bien été élu président de la République en 1969. Le couple que
formait Alain avec Nathalie (« On aurait dit qu’ils étaient frère et sœur tellement
ils se ressemblaient », disait Jacky, subjugué par leur beauté) n’a en revanche
pas résisté à la tempête médiatique. Une autre romance a débuté pour l’acteur,
qui sur un plateau de tournage a retrouvé Mireille Darc, la belle Toulonnaise,
qu’il présente dès 1971 à Jacky. Un indice assez net : l’affaire Markovic n’a pas
poussé Delon à prendre ses distances avec un Milieu où il puise ses plus fortes
amitiés, fasciné par ces personnages qui ne jouent pas des rôles de gangsters,
comme lui, mais qui le sont en chair et en os, avec toute leur vérité, mais aussi
leur brutalité, eux dont les flingues ne sont pas chargés à blanc, contrairement à
ceux des plateaux de cinéma.
Cette année-là, Alain séjourne avec Mireille dans un somptueux hôtel
particulier d’Aix-en-Provence, l’hôtel de Boisgelin, place des Quatre-Dauphins,
à deux pas du cours Mirabeau. Durant de longs mois, Jacky partage leur intimité.
Il s’amuse de voir l’acteur aller au bout de son dernier caprice : malgré les
réticences des autorités administratives, Delon entend aménager une piscine
intérieure. Et s’entête avec un enthousiasme inébranlable, au point d’obtenir gain
de cause… à la grande satisfaction des voisins : depuis leurs fenêtres, ils peuvent
suivre les mouvements dans l’eau de la belle Mireille, qui se baignait
volontiers nue.
Probablement le bandit inspire-t-il l’acteur, qui vient de crever les écrans
avec Le Samouraï et s’apprête à tourner Le Clan des Siciliens. Toujours est-il
que leur amitié est désormais inébranlable : l’affaire Markovic est derrière eux.

*
En ce début des années 1970, Jacky est au bord de la reconversion dans le
domaine hippique, lui qui vient de devenir jockey après avoir passé des examens
en bonne et due forme. Et surtout d’être promu responsable des chevaux du
maître du trot attelé, Pierre-Désiré Allaire, un phénomène qui allait engranger
des fortunes sur les champs de courses.
Alors que Jacky doit courir à Cagnes-sur-Mer, il annonce fièrement à Alain
son pronostic : « Demain, je gagne. » Et il gagne, forçant encore l’admiration de
l’acteur, qui lui propose de monter une écurie de course avec Pierre-Désiré
Allaire dans le rôle d’entraîneur. Cinéma, banditisme, hippisme, le trio entend
briller au galop. Ensemble, ils rachètent un haras, le domaine du Rousset, au
Puy-Sainte-Réparade (Bouches-du-Rhône). L’occasion pour l’acteur de
s’encanailler, pour le bandit de se mettre au vert et pour l’entraîneur de
confirmer son talent dans l’art de détecter les cracks. Parmi la quinzaine de
chevaux que Pierre-Désiré Allaire propose à ses associés, un certain Fakir
du Vivier, qui fera trembler le tiercé.
Aussi compétiteur sur son sulky que dans le Milieu, Jacky, qui n’a plus rien
à démontrer à ses amis voyous, enchaîne les victoires, emportant au passage le
prestigieux prix de la Côte d’Azur. À peine lancé, il termine à la première place
du Championnat de France de trot attelé.
Jacky séjourne souvent avec le couple le plus glamour du pays, en pleine
osmose. On le croise dans l’hôtel particulier qu’Alain et Mireille occupent cette
fois à Paris, rue François-Ier. Ou encore à Douchy, dans le Loiret, où l’acteur
acquiert une immense propriété. Les deux hommes n’ont pas seulement en
commun l’amour du cheval. Tous deux adorent l’opéra, avec un faible pour
La Traviata et une passion pour Madame Butterfly. Ils parlent aussi motos et
voitures. Pour des raisons différentes, ils partagent enfin une même détestation
des fêtes de fin d’année, période qui a toujours porté la poisse à Jacky comme
à Alain.
Approcher une star mondiale de l’acabit d’Alain Delon peut ouvrir des
portes quand on est du mauvais côté du chemin. Mais Jacky n’est pas seul en lice
dans l’entourage de l’acteur, et il le sait depuis le premier jour. Fréquentant des
voyous qui émergent du lot, l’acteur côtoierait Gaëtan Zampa, dit Tany, le bandit
qui monte à Marseille. Le Mat et Zampa trinquent même à l’occasion dans la
discothèque de Monique Sessler, la papesse de la nuit marseillaise, dans le
quartier de l’Opéra, jusqu’au jour où le lien se détériore entre ces deux hors-la-
loi.
De plus en plus souvent, Zampa, qui règne sur un clan aussi solide que
pléthorique, s’irrite lorsqu’il parle de Jacky, et cela se voit, car lorsqu’il
s’énerve, le Napolitain bégaie. La jalousie se niche partout entre voyous, et elle
peut faire des ravages. Alain Delon sert en l’occurrence de prétexte. Le premier
grincement survient lorsque Jacky fait fabriquer une moto sur mesure qu’il offre
au fils de l’acteur, Anthony. Comment réagit Zampa en l’apprenant ? Il exige
tout simplement le même modèle pour son propre fils, et s’empresse de le
commander.
Le point de friction suivant est plus sérieux. Loin de ces enfantillages,
chacun revendiquant l’amitié la plus solide avec l’acteur, une note émanant du
service régional de police judiciaire de Marseille, datée du 25 juin 1976, évoque
la façon dont Alain Delon serait pris en tenaille entre plusieurs factions rivales,
sur fond de contrôle de l’un des plus gros gagne-pain du Milieu sur la Côte
d’Azur : le casino Le Ruhl, à Nice. Une mise en danger qui voit resurgir
François Marcantoni et quelques amis tels que Jacky le Mat, qui entend
récupérer l’enveloppe mensuelle prélevée auprès des dirigeants du casino,
évaluée à cinquante mille francs, en lieu et place de « Bimbo » Roche, l’homme
lige de Gaëtan Zampa.

« On sait que cet établissement de jeux, officiellement dirigé par


Jean-Dominique Fratoni, est “tenu” par des membres de la pègre
niçoise et marseillaise, dont le chef de file actuel semble être Jean-
Pierre Roche, dit Bimbo, né le 20 octobre 1928 à Marseille », peut-
on lire dans la note de la PJ, qui poursuit : « Les capitaux investis
dans cette affaire apparemment fructueuse seraient, pour une part,
d’origine italienne, alors que l’acteur Alain Delon, très lié à Jean-
Pierre Roche, y aurait également une participation financière
importante 1. Fratoni, Roche et Alain Delon sont donc associés. Tel
est le contexte auquel vient se “frotter” François Marcantoni qui,
depuis qu’il a obtenu son non-lieu, presse l’acteur de lui accorder le
dédommagement qu’il mérite. Il semble qu’Alain Delon s’en soit
ouvert à ses nouveaux associés, aussi peu recommandables que le
précédent.
D’un côté, il y a donc François Marcantoni, épaulé par Marius
Bertella et ses amis. De l’autre, Roche, derrière lequel on trouve
Tany Zampa et sa bande. Un rendez-vous aurait eu lieu à Paris dans
un endroit indéterminé, le 15 juin 1976, entre Roche, représentant les
“intérêts” de Delon, et, par contrecoup, les siens, et Marcantoni,
assisté de ses amis. Ces derniers sont ulcérés de voir que l’acteur
s’est plaint à Roche, dont ils réprouvent l’intervention. En fait, ils
sont jaloux de l’emprise qu’exercent Roche et son entourage sur
Alain Delon, qu’il ne quitte plus, et avec lequel on le verrait souvent
en public dans diverses manifestations (galas, présentation de films).
À la lumière de ces renseignements de très bonne source, il paraît
difficile de préjuger de la suite des événements. Il n’est pas exclu, au
cas où les conversations engagées ne donneraient rien, qu’elles
soient remplacées par quelques règlements de comptes dont l’enjeu,
au-delà d’Alain Delon, serait la prééminence sur les établissements
de jeux niçois. »

Le policier ayant rédigé la note voit juste, les temps à venir le montreront.
Les mobiles ne manquent pas pour dresser Gaëtan Zampa contre Jacky le Mat,
de quatre ans son aîné, mais Alain Delon n’y peut strictement rien, sinon
compter les points à distance, lui dont les cachets font rêver plus d’un grand
voyou. Pour ce tandem jusque-là efficace et redouté, le Mat et Tany, c’est la fin.
Brutale et sanglante, elle laissera sur le carreau au moins quarante hommes des
deux camps, la vengeance s’étirant sur plusieurs décennies.
3

« Le jour où j’ai rencontré Jacky


le Mat »

Notre histoire a démarré dans le quartier de l’Opéra, à Marseille, tout au


début des années 2000, et doit tout au hasard. Jacky, attablé dans son bar
préféré, Chez Tonton, joue aux cartes avec ses amis, selon un rituel presque
quotidien. Je me trouve dans l’établissement car je viens d’acheter un salon de
coiffure avec ma sœur, à deux pas de là, que nous transformons en institut de
beauté. Je suis intrigué par cet homme à la classe et à la prestance rares. J’ai
déjà eu l’occasion de le croiser à l’Escalette, aux Goudes, durant l’été 1999, où
un ami commun aux multiples chéries, un protégé de Jacky, nous avait
présentés ; ce jour-là, il m’avait complimentée sur ma robe et mon parfum,
Shalimar de Guerlain, que connaissaient très peu les jeunes. Toujours à
l’initiative du même ami, je l’avais de nouveau aperçu le soir où il fêtait ses
70 ans au Métal Café, un établissement situé derrière le Vieux-Port, où j’ai su
par la suite que Jacky avait des intérêts.
Une soirée a suivi à l’aube de l’été 2001, cette fois à La Maronaise,
l’établissement de Jean-Pierre Balaguer, un ancien cabanon de pêcheurs
reconverti en club privé où se pressait tout le gratin marseillais. C’est Jacky qui
a lancé l’idée alors que je prenais le café Chez Tonton. Je lui ai proposé de le
conduire en voiture, une vieille Peugeot encombrée d’objets accumulés. Je
n’avais aucune idée derrière la tête, mais la certitude que cet homme n’allait
pas me violer, vu l’âge qu’il avait. Je ne savais rien de lui, si ce n’est qu’il ne
semblait pas plus agressif qu’arrogant.
Durant le trajet, il me glisse ces mots que je n’ai pas su interpréter sur le
moment : « Mais tu ne sais pas qui je suis ? Je ne suis pas comme tout le monde,
tu sais. » Je ne l’ai pas calculé, comme on dit. L’ayant vu lancer un regard un
brin inquiet vers la jauge à essence, proche de zéro, j’ai visé la première station-
service venue et j’ai lancé : « Écoute, descends la poubelle s’il te plaît, et
profites-en pour faire le plein d’essence, cela nous évitera la panne ! » Jacky a
souri. J’ai compris plus tard qu’il ne supportait pas de voir une jauge dans le
rouge. Comme s’il craignait que l’on doive s’arracher en pleine nuit, il avait
toujours ces mots à la bouche : « Mets le plein, Cri, mets le plein. »
J’avais convié à cette soirée une de mes sœurs, une amie à elle et une copine
que je voulais présenter à Jacky, n’ayant aucune vue sur lui. Elle n’accrochera
finalement pas, le décrétant « trop vieux » pour elle. Arrivées devant l’entrée, la
foule nous a un peu refroidies. Jacky a fait appeler le fils du patron, qui est venu
nous chercher pour nous faire pénétrer dans cette institution aussi réputée que
l’OM. Je commençais à entrevoir à quel bonhomme j’avais affaire.
Au fil de la nuit, Jacky est apparu comme un parfait gentleman, mais aussi
un formidable bringueur. Il était chez lui à La Maronaise, où il avait un jour
tenu à faire venir Loana, la pulpeuse starlette de l’émission de téléréalité
« Loft Story ».
Peu après cette folle sortie, Jacky a débarqué dans ma boutique
accompagné de Sonia, sa jeune amie tunisienne. Il m’a demandé de lui faire une
beauté : vernis et maquillage. « Tu me diras combien je te dois. » Ça faisait
cinquante euros. « Tu ne te trompes pas ? – Non. » Il pensait devoir sortir un
billet de cinq cents. Je lui avais juste fait moitié prix, ce qui l’a sans doute
surpris : d’ordinaire, les femmes lorgnaient sur son portefeuille. Il s’est sans
doute dit que j’étais différente des autres, et il avait raison.
Jacky habitait à une centaine de mètres du salon, rue Pythéas. À chaque fois
qu’il passait devant ma vitrine, j’avais droit à un signe, et bientôt à un
sobriquet : « Petitou ». Mais il n’a pas pointé son museau lors de l’inauguration
de mon magasin, le 19 juin 2001. Il avait fait l’impasse, mais après tout, il vivait
sa vie.
Quelques jours plus tard, je l’aperçois qui file sans s’arrêter sur le trottoir
d’en face. Je lui cours après et l’interpelle. « Petitou ! Ça va ? me demande-t-il.
– Je m’ennuie. » Il me propose alors de boire un café avec lui, m’explique qu’il
n’est plus avec Sonia. « Tu étais amoureux ? je lui demande. – Jamais de la
vie ! » proteste-t-il.
Et voilà que je repars avec une invitation à dîner et le sentiment que quelque
chose va changer dans cette vie routinière qui me lasse.
C’est ainsi que nous dînons Chez Loury, table réputée de la rue Saint-Saëns.
Où il se confirme que Jacky a un nez particulièrement affûté : j’avais opté pour
le même parfum que la fois précédente, celui des tapins et des grandes dames,
sachant que je n’étais ni l’une ni l’autre. Où celui que je percevais comme un
monsieur se révèle être en réalité un seigneur. Non seulement galant, intelligent,
il est généreux, lui qui m’offre en guise d’entrée en matière non pas une rose,
mais un seau entier de roses, délestant la vendeuse ambulante de tout son
chargement.
Mais Sonia ne tarde pas à revenir dans le décor. Elle fait croire à Jacky
qu’elle est enceinte. Je proteste :
« Je vais aller moi-même la voir !
— Non, non, surtout pas, laisse-moi faire. »
Elle était vraiment enceinte, mais il n’était pas le père. J’étais d’ailleurs
bien plus pimpante que cette Sonia qu’il a vite jetée aux oubliettes.
Le charisme de Jacky, son élégance et cette façon de tout mettre en œuvre
pour me séduire, tout cela a achevé de me conquérir. Un mois plus tard, nous
étions ensemble. Moi qui arrivais de mon village, j’allais être servie en
émotions, et pas uniquement parce que Jacky chevauchait un puissant maxi-
scooter de six cent cinquante centimètres cubes – un Suzuki Burgman, pour les
connaisseurs. Il m’emmène bientôt au Puy-Sainte-Réparade, chez Tony et Nana,
des amis à lui d’une grande simplicité. En cachette, puisque toujours mariée, je
le suis aussi jusqu’au champ de courses de Pont-de-Vivaux, non sans avoir été
remise à ma place à cause de ma demi-heure de retard, une insulte à son
immuable ponctualité. C’était mon défaut. Il m’a regardé à l’envers lorsque j’ai
débarqué avec mon manteau de fourrure et m’a remonté les bretelles. Je savais
que je récidiverai. Ça rentrait par une oreille et ressortait par l’autre. Si j’avais
eu le même âge que lui, j’aurais baissé les yeux, mais Jacky répétait à tous ses
amis que je ressemblais à Emmanuelle Béart et tous étaient curieux de le
constater de leurs propres yeux. Je les entendais dire à l’oreille de leur ami :
« Oui, c’est vrai qu’il y a une ressemblance ». J’étais belle et j’en profitais un
peu…
Très vite, je comprends que cet homme a tout pour lui. Au pied levé,
j’accepte de le suivre un week-end pour assister à un mariage à Calvi, celui de
la fille du deuxième chirurgien à qui il devait d’avoir survécu après la fusillade,
l’orthopédiste Lino Aubagnac.
Au fil de ces escapades, je commençais à tomber amoureuse de Jacky. Je
m’étais fait un peu désirer : « Non, Jacky, on ne couche pas tout de suite… » Il
comptait les jours ; je l’avais fait attendre un mois. Je le respectais à cause de
son âge et l’amour est venu lentement. Il a fallu que je découvre le personnage.
Nous avions quarante et un ans d’écart. Il avait dix mille vies derrière lui.
C’était un mythe, mais je l’ignorais encore. Pour moi, Jacky était un homme
comme les autres. Je suis convaincue qu’il m’avait parfaitement cernée. Avec
moi, il était certain de retrouver une seconde jeunesse : l’esthéticienne
trentenaire allait le placer à la pointe de la mode. Quant à moi, je ne risquais
plus de m’ennuyer. J’avais trouvé l’homme de ma vie. Je le sentais. Ces
quelques semaines passées à nous cacher ne pouvaient pas durer ; il fallait que
je divorce d’avec mon mari. J’ai tout plaqué pour lui sans savoir qui il était
vraiment. Je ne le découvrirai qu’après son arrestation. Bien plus tard.

*
Le monde de Jacky n’était pas le mien. J’avais grandi à la campagne. Mon
père, Joseph Grammatico, un pied-noir d’origine sicilienne, s’était séparé de ma
mère en 1970, alors qu’avec ma sœur jumelle, Valérie, nous venions de naître.
Ma mère était à l’initiative de ce divorce, lassée par ses tromperies.
Un mois plus tard, un nouvel homme était entré dans sa vie, Henri Reynier,
né dans une famille de paysans de Fuveau, un charmant village non loin d’Aix-
en-Provence. Nous avions à peine six mois, ma sœur et moi, notre aînée avait
3 ans, et il nous a toujours considérées comme ses filles. Nous n’avons manqué
de rien, même pas d’un père. Camionneur et chauffeur de bus, Henri nous a
choyées et offert une enfance dorée, le ski en hiver, la mer au Lavandou en été,
l’école chez les sœurs. Je crois même qu’il concentrait toutes les qualités, la
générosité, la tendresse, une écoute rare, sans compter que je le trouvais beau.
La personne parfaite en somme, raison pour laquelle, sans doute, j’ai toujours
été attirée par les hommes mûrs. Je l’ai d’autant plus idéalisé qu’il est mort
alors que j’avais 15 ans, le 21 mars 1986, d’un cancer des poumons provoqué
par les gauloises sans filtre qu’il fumait à longueur de journée. Ce décès a été
un drame. Ma mère, qui avait 42 ans, en a été terriblement affectée et a
beaucoup souffert. Toute joie de vivre a quitté la maison.
J’ai commencé à travailler à l’âge de 17 ans. Pas taillée pour le collège,
j’avais fait trois ans d’école à Aix-en-Provence, chez Susini Esthétique, où l’on
passait nos journées en blouse blanche, maquillées, les cheveux attachés et les
ongles courts. J’étais un vrai garçon manqué, toujours mal coiffée, un
« chapacan », disait ma mère, c’est-à-dire quelqu’un de mal fagoté. Le
maquillage artistique avait mes faveurs et ma mère m’a payé un stage chez Dior.
Attirée par le bling-bling, je rêvais de Monaco, où j’ai été recrutée pour un gala.
Mais on m’aurait prédit cette idylle avec Jacky le Mat, comme on l’appelait
dans la police et les médias, j’aurais dit que c’était impossible. J’avais
d’ailleurs haussé les épaules lorsqu’une voyante du quartier de l’Opéra, une
Espagnole très croyante, m’avait annoncé : « Tu divorceras. Tu rencontreras un
homme aux cheveux grisonnants, tu te marieras et tu auras un garçon. » Ma
sœur Sylvie avait proposé que je la consulte avec elle. Si notre mère l’avait su,
elle aurait été verte. En sortant de la consultation, je m’étais dit : Elle est
siphonnée, cette femme !
J’avais connu mon premier mari, Edmond, à l’âge de 18 ans. Lui en avait
dix de plus et tenait un bar à Manosque, sa ville natale. Travailleur, bel homme,
il avait tout pour être un bon père et l’avait prouvé à la naissance de Tess puis
de Christie, nos deux filles. Notre histoire commune aura duré dix ans, rattrapée
par la routine, minée par le sentiment d’être seule à prendre toutes les décisions.
Je n’avais rien à lui reprocher mais il me fallait autre chose. Cela m’a poussée à
acheter le salon d’esthétique, une façon de fuir mon quotidien et d’ouvrir en
grand portes et fenêtres. J’avais 30 ans, l’âge où une femme peut encore faire
bouger les lignes. C’est à cette période que Jacky est entré dans ma vie. J’ai tout
de suite senti que cet homme savait ce qu’il voulait, qu’au fond il me
ressemblait, un peu comme une âme sœur.
Il me restait à attendre que le divorce soit prononcé et à présenter à Jacky
mes filles, âgées de 8 et 10 ans. Il n’était pas question pour moi de renoncer à
ma place de maman et je tenais à ce qu’il en soit conscient.
La rencontre ne tarde pas. Il nous invite un soir dans un restaurant chinois
de la place aux Huiles en compagnie de Fanou, son ami et neurologue préféré,
et de sa femme. Les petites semblent intimidées par ses cheveux blancs. Il les met
vite à l’aise et se montre très prévenant avec elles. Il parvient rapidement à les
rassurer, et lui aussi se rassure de les voir aussi bien élevées, elles qui
n’économisent pas les « bonjour » ni les « pardon ». Il apprécie qu’elles se
comportent aussi poliment malgré leur âge. Opération réussie : non seulement il
n’est pas parti en courant, mais il a aussitôt pris mes petites sous son aile.
Comme si c’était les siennes.

*
Je n’ai jamais compris le fantasme de certaines femmes sur les voyous.
Quand nous étions au restaurant, elles faisaient la queue pour approcher Jacky,
lui dire bonjour, toucher sa main comme si c’était la Vierge – pardon, maman,
je sais que cela ne va pas te plaire. Les hommes n’étaient pas en reste. C’est peu
dire que ça l’énervait !
Partout où nous allions, que ce soit pour déguster des langoustes à Sète ou
sur un champ de courses, les portes s’ouvraient. Tout le monde le connaissait.
On déroulait pour lui le tapis rouge. Nous n’avions jamais besoin de réserver
une place, une table. Tous étaient aux petits soins. C’était la belle vie, la grande
vie. Éblouissante.
Quand je l’ai rencontré, je ne buvais pas d’alcool, ne fumais pas ; je n’allais
pas tarder à découvrir les grands vins, mais pas seulement. Un soir, alors que
nous venions de vider ensemble une nouvelle bouteille de vodka polonaise, Jacky
a eu envie de voir la maison que je partageais avec ma mère. Malgré notre état
d’ivresse avancé, nous sommes partis en scooter jusqu’à Fuveau. Nous ne
sommes même pas entrés. Voir les lieux de l’extérieur lui suffisait, avant de
remonter sur le Burgman 650 pour faire la route en sens inverse, soit trente
kilomètres…
Jacky avait une véritable aura. Il avait aussi du cran, une qualité que je
m’efforçais de partager. Les gangsters me faisaient moins rêver que le monde du
showbiz, dans lequel, j’allais vite le découvrir, il avait un pied depuis longtemps.
Je le comprendrais lorsqu’il m’amènera dans les hippodromes, à la table des
propriétaires de chevaux, en particulier à Vincennes, où il avait son rond de
serviette. Il était habitué à côtoyer le gratin et à trôner au milieu du carré VIP.
Tout parrain qu’il était, il savait cependant rester simple. Le bling-bling, il avait
vécu toute sa vie dedans, mais il pouvait très bien se contenter de pain et de
beurre. Jusqu’au moment où la folie des grandeurs le reprenait…
Jacky était beau, riche et célèbre, il avait surtout un charme fou. Son côté
moqueur donnait du sel à tous les instants. À ses côtés, je me suis tout de suite
sentie protégée, je dirais même intouchable. Au bras de cet homme, j’éprouvais
une réjouissante sensation de puissance. J’avais l’impression d’être reconnue,
considérée, tant il me mettait sans cesse en avant. J’étais une princesse.
J’ai vite appris à connaître ses vrais amis, au premier rang desquels
le Gros Dédé, André Cermolacce, sur lequel Jacky savait pouvoir compter et qui
ne ratait aucun match de boxe. J’ai compris peu à peu comment il fonctionnait :
essentiellement à la parole. C’était la marque de ce milieu, une parole posée ne
pouvait être remise en question. Et quand il me disait : « Cri, la drogue, je n’ai
jamais touché », je le croyais. Il avait côtoyé nombre de personnes qui avaient
les deux mains dans l’héroïne, aux temps anciens de la French Connection, mais
il avait su garder ses distances, du moins voulait-il qu’on le croie.
Ce n’était pas son pedigree que je regardais, mais l’homme. Jacky avait un
avis sur tout et son instruction m’a tout de suite fait rêver. J’apprenais tous les
jours à ses côtés. Il était celui que je recherchais, même si, aujourd’hui, j’en
conviens, je l’ai beaucoup idéalisé. Peut-être son parcours l’avait-il rendu
suspicieux. Comme s’il voulait me tester, il m’a en effet joué un drôle de tour,
alors que notre aventure débutait. Attablée chez Rose, à quelques pas de ma
boutique, je vois débarquer le fils de Tonton, qui avait son bar juste derrière,
une boîte à la main. « On me dit de te donner ça. – C’est Jacky ? » je demande.
Le garçon m’assure que non. J’ouvre. C’est une rivière de diamants.
Spontanément, je m’exclame : « Ça ne peut être que Jacky ! Je n’ai pas de
mec ! »
Installé pour sa part Chez Tonton, Jacky attendait le rapport de son
messager. Si j’avais hésité une seule seconde sur le nom de la personne qui
m’offrait ce présent, je n’ose imaginer les questions que Jacky m’aurait posées.
Je suis allée le voir aussitôt. « Tu m’aimes ? a-t-il demandé. – Oui, je t’aime. »
Des mots rares dans sa bouche, comme je le découvrirai par la suite. Peu
porté sur la tendresse, il estimait que ces déclarations ne servaient à rien. Il
faudra chaque fois que j’insiste : « Dis-moi mon mot magique. J’entends pas ! »
Il finissait par lancer un « Je t’aime » en maugréant, puis il riait l’air de dire :
Mais qu’est-ce qu’elle fout avec moi, cette folle ? Quarante et un ans de
différence, quand même, c’est beaucoup. Pour ma part, j’assumais. J’étais
amoureuse. Quelqu’un touchait un cheveu de Jacky, je lui rentrais dedans !
4

Naissance d’un voyou

Après une enfance passée à Toulouse et une adolescence à Montpellier,


Jacky aurait pu suivre la voie de son père, un Gascon prénommé Louis-Raoul,
ingénieur dans une société spécialisée dans l’aéronautique, une quarantaine
d’employés sous ses ordres. D’abord chef d’équipe dans une chaudronnerie, il
s’est rodé à la mécanique au sein de l’atelier paternel, mais la Seconde Guerre
mondiale sème le chaos dans le pays. Nous sommes en 1943 lorsque
l’adolescent rebelle se braque contre ce père qui le massacre à coups de ceinture
après une nouvelle dispute, celle de trop, le poussant à choisir la rue. Marre
d’avoir tous les jours le « cul violet », il n’arrivait même plus à marcher,
racontait-il à Christine en se tortillant les fesses. Plus envie de se laisser faire.
Seul sur les routes après avoir claqué la porte de chez ses parents, le jeune
Jacques Imbert, 14 ans, se retrouve vite incapable de nourrir son chien, qu’il a
emmené. Pour rien au monde il ne l’abandonnera. L’idée même de l’imaginer en
train de crever de faim dans un fossé lui est insupportable. Il décide alors de le
tuer. De mettre un terme à cette douloureuse vie sur terre. Par bonté d’âme, si
l’on peut dire, il sort une arme de poing et lui tire une balle dans la tête. Raté.
Déterminé à se séparer définitivement de son compagnon à quatre pattes malgré
le regard qui l’implore, il réajuste son arme. La deuxième balle touche sa cible.
Il ne reste plus qu’à lui offrir une digne sépulture.
On peut considérer cet événement comme sa première exécution, c’est
d’ailleurs ainsi que Jacky présentait les choses.
Durant deux années d’errance et de misère, l’adolescent gagne ses premiers
sous avec les ferrailleurs, avant de rencontrer sa première femme, qui accouche
en 1946 de leur fils, Jean-Louis. L’amant de sa belle-mère, un homme alcoolique
et violent, cogne régulièrement la grand-mère de son enfant. Appelé au secours
par sa femme après une nouvelle rouste, Jacky s’en mêle. Il retrouve son beau-
père dans un bar de Montpellier et le laisse inanimé après l’avoir roué de coups.
L’homme porte plainte, arguant d’un traumatisme crânien, de deux côtes
cassées, d’une fracture du nez et d’une autre au poignet.
Jacky vient de commettre ce qu’il appellera « la première vraie connerie » de
sa vie.
Arrêté le lendemain, il plaide coupable et écope de cinq ans de prison, une
condamnation qu’il a du mal à encaisser. N’a-t-il pas agi à seule fin de défendre
sa belle-mère ? Incarcéré alors que sa femme a un nourrisson sur les bras et
attend le deuxième, il rumine un fort sentiment d’hostilité vis-à-vis des juges,
lesquels ignorent sans doute avoir contribué à aider ce jeune homme à trouver sa
voie.
Jacky n’a pas 18 ans lorsqu’il se retrouve à la prison centrale de Nîmes, en
1947. Lui qui passe déjà pour une force de la nature va encore s’endurcir. Dans
la cour de promenade, il ne voit que de la « pourriture humaine », un « ramassis
de minables » et de « ratés » qui tentent en vain de le soumettre. Il ne se
reconnaît pas dans ce milieu et enchaîne les bagarres.
Pensant avoir trouvé quelqu’un susceptible de le mater, les surveillants
collent le jeune détenu dans la cellule d’un bandit chevronné, Auguste Lazare
Méla, surnommé Gus le Terrible, né à Marseille dans le quartier populaire de la
Belle de Mai – une pépinière de gangsters. D’origine italienne, de trente-deux
ans son aîné, cette étoile de la voyoucratie détecte derrière le caractère de Jacky
un bandit plein d’avenir. Loin de le dompter, il le prend sous son aile et lui
transmet tout ce qu’il sait. Et il en sait long, Gus, dont la presse a mentionné le
nom pour la première fois en 1933 à l’occasion d’une attaque ratée contre la base
aérienne de Bron, dans la banlieue lyonnaise. Lui et sa bande visaient ce jour-là
le coffre-fort, mais un sergent est intervenu et Gus l’a abattu de deux balles dans
la tête. Dénoncé par ses complices, il s’est mis quelques mois en cavale au
Venezuela, le temps d’être condamné à mort par contumace. Lors du braquage
suivant, en février 1938, de nouveau opérationnel, il a tué un convoyeur de fonds
à Aix-en-Provence, avant de participer dans la nuit du 22 septembre de la même
année à la mémorable attaque d’un train blindé à la sortie de la gare Saint-
Charles, à Marseille, qui transportait cent quatre-vingts kilos d’or et de pierres
précieuses. Un coup démasqué par un policier qui a vu l’un des membres du
gang entrer dans un magasin de peinture, laquelle a servi à repeindre la
camionnette utilisée pour évacuer le butin, avec à la clé une nouvelle
condamnation cette fois à dix ans de réclusion criminelle pour Gus, en 1940. Le
Terrible s’est évadé de la maison d’arrêt de Castres, a été repris deux ans plus
tard, s’est encore évadé en 1947 de la prison de Béziers, avant d’être rattrapé et
transféré à Nîmes, où on l’a chargé de l’éducation du jeune Imbert… Un sacré
professeur !
Dans le secret de sa cellule, Jacky rêve de briller de mille feux comme Gus,
qui lui apprend les ficelles du Milieu marseillais. Son aïeul connaît sur le bout
des doigts les équipes qui rayonnent sur la Belle de Mai, dans le quartier du
Panier ou du côté de Saint-Jean, d’où lui et ses amis sont partis à l’assaut du
train bourré d’or. Après un an de « stage » intensif, Jacky entrevoit la façon dont
il va s’y prendre. Il a surtout compris que la prison n’était pas pour lui. Ou alors
le moins possible. Il voit grand. Peut-être même rivalisera-t-il avec la paire qui a
régné sur Marseille dès les années 1920, Paul Carbone, un enfant de Propriano
(Corse), et François Spirito, l’émigré sicilien, qui ont fait main basse sur les
bordels de France et de Navarre, en passant par ceux du Caire, ont touché au
trafic d’opium à Shanghai et ont su tisser des liens étroits, véritable clé de leur
succès, avec les politiques, en particulier avec un Corse devenu premier adjoint
au maire de Marseille, Simon Fabiani, dont ils ont solidement encadré les
campagnes. Une vie de rêve…
La pénitentiaire n’aurait décidément pas dû le mettre entre les mains de Gus,
mais Jacky a fait une découverte. « La prison est l’endroit où j’ai rencontré le
plus grand nombre d’enfoirés de ma vie », disait-il. Il allait se greffer sur la
« bête », sur le crime, ponctionner tout ce qu’il pourrait trouver dans la poche
des voyous. Et s’ils refusaient, il saurait leur tordre le bras. Ou le cou.
Des « enfoirés », il y en avait en effet aussi dehors, si l’on s’en tient au seul
fait que Gus a été exécuté dès le premier jour de sa remise en liberté. Mais ce
meurtre n’est pas resté longtemps impuni : l’auteur a été assassiné à son tour et
Jacky n’y était pas pour rien. Deuxième exécution après celle de son chien.

*
Appelé sous les drapeaux dès sa sortie de prison, fin 1948, Jacky est expédié
pour quatre ans en Algérie, alors territoire français. Il y intègre le 15e régiment
de tirailleurs sénégalais, basé dans l’ouest du pays. Il en profite pour développer
sa dextérité en matière de maniement d’armes et d’explosifs, ce qui pourra
toujours lui être utile pour percer le blindage des fourgons ou transmettre ce
savoir à ses amis.
Réformé au bout d’un an pour « troubles mentaux », autrement dit pour
incompatibilité avec le règlement militaire, avec la discipline surtout, Jacky
découvre à 20 ans les délices d’Oran, haut lieu de débauche où les nuits sont
courtes et les filles de joie aussi nombreuses que les bouchons de champagne.
Une ville non loin de laquelle a grandi sa mère, Anna Angèle Marie Lamarque,
d’origine espagnole, où il se lie avec un certain Raymond Infantes, patron de
l’un des plus célèbres bordels de la ville, qui le recrute pour « sécuriser » ses
établissements et récupérer l’argent qu’on lui doit. Ses premiers pas dans le
monde de la nuit.
Le voilà racketteur et protecteur de cabarets, mais cela ne lui suffit pas.
Jacky s’installe à son compte comme « mac », comme on disait à l’époque.
Ça n’est toujours pas assez pour calmer son ambition, encore moins son appétit
financier. Alors qu’il vit depuis trois ans en Algérie, il se lance dans les casses.
Avec la volonté d’appliquer scrupuleusement les conseils de Gus, il se rapproche
des employés de la Compagnie des mines chargés d’acheminer l’or vers la
métropole, et attaque son premier fourgon, déguisé en indigène. Un succès qui
en amène bien d’autres.
Naviguant entre Paris et Oran, Jacques Imbert finit par tomber pour le
braquage d’une bijouterie, alors qu’il travaillait officiellement comme tôlier aux
établissements Rey et Tremblay, à Montpellier. À l’époque, il vient d’acheter
une maison et un terrain sur la commune de Saint-Laurent-le-Minier (Gard). La
police a observé que des travaux de rénovation étaient en cours et que le champ
attenant était en passe d’être aménagé en… camping ! En août 1949, il épouse la
mère de ses deux enfants, Régine, une agente auxiliaire du Trésor qui
démissionnera après leur divorce, sept ans plus tard, pour rejoindre Paris, sans
doute inspirée par sa propre maman, ex-tenancière de maison close.
Son dernier séjour en Algérie ne réussit pas à Jacky. Sur fond de guerre
d’indépendance, il écope d’une peine de prison de six mois pour proxénétisme.
Raymond Infantes lui a tout mis sur le dos, usant de l’influence de ses amis haut
placés pour échapper lui-même aux poursuites. C’était mal connaître le
Toulousain. Jacky lui rend visite dès sa remise en liberté pour tenter de conclure
un arrangement à l’amiable, mais l’imprudent Infantes refuse de lui verser tout
dédommagement.
De retour à Marseille, Jacky mûrit sa vengeance et imagine un plan inédit.
Aux commandes d’un Cessna, une fois son brevet de pilote d’avion en poche, il
traverse la Méditerranée de nuit, kidnappe le pied-noir, puis le ramène bien
ficelé à Marseille où il l’enferme dans une chambre et le torture en lui offrant
une porte de sortie : le versement d’une rançon de cinq cent mille francs.
Infantes se soumet. Informé de ce petit succès, le Milieu marseillais applaudit
l’audace du jeune « collègue », après avoir observé avec admiration
l’élimination de celui qui s’en était pris à Gus.
À la suite de ces péripéties, Jacky tourne définitivement le dos à une Algérie
en plein chaos, fort d’une expérience dans le domaine qu’il cultivera tout au long
de sa carrière, la nuit et le racket, et d’un surnom qui ne le quittera jamais :
le Mat, ou le Matou – certains l’appellent aussi le Pacha ou Jacky le Fou.
Notre homme avait basculé dans l’autre monde, où l’on ne fait pas de
vieux os. Entendu au sujet de Jacky dans un commissariat de Toulouse, son père,
Louis Raoul, certifie aux policiers qu’il ne « veut plus revoir son fils, avec lequel
il n’a plus aucune relation ». Bien plus tard, le fils turbulent se réconciliera avec
son géniteur, qui lui a notamment transmis le goût du bel canto. Et pour sceller
ce retour en grâce, Jacky poussera le vice jusqu’à l’inviter à rendre visite à
quelques tapins triés sur le volet.

*
Depuis son premier passage par la case prison, celui que la police a identifié
sous les alias de Georges Lancôme et de Jacques Madu ne s’est jamais tenu à
carreau. Une note de police le décrit comme cambrioleur et souteneur, avec à la
clé une brève incarcération pour un vol qualifié commis à Montpellier le
7 décembre 1949. Une autre signale une condamnation à cinq ans de réclusion
par la cour d’assises de l’Hérault, le 17 août 1950, pour tentative de vol qualifié.
Incarcéré à la maison d’arrêt de Toulouse, Jacques Imbert est libéré le
23 novembre 1953. Recherché comme « témoin » après le meurtre d’un
souteneur, Antoine Rossitto, dit Nino le Guitariste, né à Syracuse, dont le
cadavre a été découvert au bois de Boulogne le 15 septembre 1956, rien n’est
retenu contre lui. Il est de nouveau arrêté le 2 juillet 1958, cette fois à Paris, pour
port d’armes prohibées, ce qui lui vaut un séjour de deux mois et dix jours à la
prison de la Santé. À l’occasion d’un contrôle à l’aéroport d’Oran le 21 avril
1960, en provenance de Paris, la police note juste qu’il est en relation épistolaire
avec une danseuse prénommée Aïda.
Une affaire plus sérieuse fait trébucher Jacques Imbert en 1963. La police a
dressé la liste des femmes qu’il avait sous sa coupe en lien avec un autre
proxénète appelé à devenir lui aussi un pilier du grand banditisme, Félix Lesca,
dit la Bricole, né à Lyon en 1934. Parmi elles, Monique, une Parisienne, la
Nîmoise Jeannine, ou Colette, originaire du Tarn. Sa maîtresse de l’époque, elle,
est une Marseillaise de 23 ans prénommée Danielle, employée dans une agence
de voyages, avec laquelle il a habité avenue de La Bourdonnais, dans le très
bourgeois 7e arrondissement parisien. Inculpé de proxénétisme, il est à nouveau
consigné dans la prison parisienne le 28 novembre 1963, avant d’être transféré à
la maison d’arrêt de Toulouse, d’où il est libéré le 2 mai 1966 avec interdiction
de paraître dans la capitale pendant cinq ans…
D’un regard, Jacky le Mat remettait l’importun à sa place, mais ce genre de
détail ne figure pas dans les rapports de police. On trouve en revanche ce
signalement dans une note de la sous-direction des affaires criminelles datée de
mois d’octobre 1967 : « 1,72 m, corpulence forte, cheveux châtain moyen, yeux
vert pâle, menton large et rond, sourcils fournis et réunis, cicatrice au-dessus du
coin droit de la bouche, cicatrice de 6/2 sur avant-bras gauche antérieur interne,
cicatrice en forme d’X de 1 cm sur le bout de la troisième phalange du médius
gauche antérieur. »
Alors que Jacques Imbert a déjà intégré le gotha du grand banditisme
hexagonal, les policiers engrangent comme ils peuvent des informations sur ses
activités « officielles » successives et ses investissements. Se disant courtier en
vin, ils le voient acheter un bateau en 1967, le Iéna, amarré entre Bandol et
Sanary, dans le Var. En 1970, on le dit propriétaire de… trois pelleteuses, de
deux bulldozers et d’une grue. En 1971, un renseignement assure qu’il fréquente
le bowling du bois de Boulogne, où il aurait entreposé pour quatorze millions de
titres volés dans un appartement de Neuilly-sur-Seine – information non suivie
d’effets. En 1972, il est signalé comme conducteur de poids lourds dans une
entreprise de maçonnerie de Manosque (Alpes-de-Haute-Provence). L’année
suivante, un bref rapport assure qu’il s’occupe de chevaux dans un haras de
Nans-les-Pins. En 1975, on le dit propriétaire d’un yacht de onze mètres acheté
cent mille francs, Le Kallisté. En 1976, il est détecté comme « directeur
artistique » à Paris ; il entraînerait en même temps les chevaux de course d’Alain
Delon. En 1977, des policiers rapportent qu’il acquiert un nouveau yacht, La
Vadrouille, ancré à Cassis.
Depuis longtemps, le service régional de police judiciaire de Montpellier a
lâché ce (gros) morceau, reconnaissant dès 1973 que « cet individu échappait
totalement » à son contrôle… Leurs collègues parisiens glanent ce qu’ils peuvent
dans le sillage d’un homme rompu à la clandestinité. Ils l’aperçoivent parfois au
gré d’une filature. Et rapportent quelques tuyaux, comme ce jour où un
informateur leur assure que Jacky est planqué dans le Jura, chez un ami du
capitaine du port de Cassis. Pas de quoi boucler une affaire, juste de quoi suivre
à distance les pérégrinations d’un homme qui fréquente assidûment la rue
Fontaine, à Pigalle, et fixe volontiers ses rendez-vous rue de La Trémoille, non
loin des Champs-Élysées. On tente, bien sûr, de répertorier ses épouses et
maîtresses pour nourrir les fichiers du ministère de l’Intérieur, comme cela se
fait avec tous les grands voyous, mais aussi de mesurer l’étendue de son carnet
d’adresses. Sans jamais parvenir à le ferrer sérieusement.
5

« Avec Jacky, aucun jour ne ressemblait


à un autre »

À mesure que notre relation prenait de l’ampleur, j’ai vu Jacky se


transformer. Il fréquentait moins assidûment les bars, écourtait ses
interminables parties de belote Chez Tonton, au Comptoir de l’Opéra, pour me
rejoindre.
De mon côté, notre rencontre a bouleversé ma vie. Finie la routine. Aucun
jour ne ressemblait plus à un autre, tant Jacky était l’exact opposé d’un homme
rangé et prévisible. Une envie lui prenait d’un coup :
« On monte à Paris, Cri ?
— Quand ?
— Maintenant. »
Et nous embarquions sur-le-champ pour sept heures de route à bord de sa
Smart Brabus.
Il fallait l’aimer pour le suivre, Jacky, et je l’ai aimé à la folie. Il était un
peu comme moi, en plus vieux. Impulsif, sans limites, avec le même désir de
croquer la vie à pleines dents.
Il n’avait pas l’habitude que ses femmes tiennent le foyer avec autant de
soin, qualité que je tenais de ma mère, qui nous faisait frotter les chromes à
l’alcool à brûler et tenait aux pinces à linge assorties. Un jour, alors que nous
habitions encore rue Pythéas, j’ai profité de son absence pour changer les
rideaux et la housse de couette. À son retour, Jacky est resté bouche bée,
d’autant que je n’avais pas oublié le bouquet de fleurs. J’avais transformé son
intérieur, un logement de cinquante-cinq mètres carrés, équipé assez simplement
au demeurant : deux fauteuils blancs, une table basse, un grand lit qui témoigna
de nos premières amours, une télé grand écran et une immense penderie dans
laquelle j’ai commencé à installer mes vêtements… au point d’occuper
l’essentiel de l’espace ; de temps en temps, il protestait : « Ça va, je te
gêne pas ? » Ce à quoi je répondais que j’étais chez moi. Les jours de fâcherie,
il y en avait, avec mes valises remplies de fringues à la main, j’écopais du nom
de Linda de Suza.
Hormis la douche avec jet massant, Jacky accordait une grande importance
à la cuisine, dans laquelle il lui arrivait de concocter des plats chinois avec des
ingrédients que nous allions acheter à Noailles, un quartier populaire du centre-
ville. Il y préparait aussi avec amour le tourin, sa soupe favorite, sans lésiner
sur la graisse d’oie : il y allait à la louche avant d’ajouter les vermicelles, l’ail
et les jaunes d’œufs. Jacky n’avait pas d’heure pour manger. Il pouvait très bien
se lever à 3 heures du matin et se mitonner une soupe ou des pâtes aux anchois
qui, de l’avis général, étaient tout simplement succulentes. Quand je n’étais pas
trop fatiguée, je me réveillais pour voir ce qu’il fabriquait ou pour couper l’eau
qu’il avait la manie de laisser couler. Parfois, je me disais : « Mais il est gaga,
ce mec ! »
Avec moi, il découvrait les joies de la maison, et bientôt celles de la famille.
Au début, lorsqu’il a débarqué à Fuveau, notre fief, ça n’a pas été facile avec
ma mère, qui habitait le premier étage de la maison. « Ça donnait », comme on
dit chez nous. Elle aussi avait l’habitude de commander. D’origine arménienne,
née Monique Balikian en novembre 1944, elle avait été marquée dans sa chair
par le génocide de son peuple perpétré par les Turcs. Là où beaucoup passaient
la brosse à reluire à Jacky, elle se foutait royalement de son curriculum vitae.
Elle s’adressait à lui comme à n’importe quel homme, elle que ma grand-mère
avait nourrie avec les coqs et les lapins qu’elle élevait, et dont elle coupait la
tête. Jacky ne l’impressionnait pas. D’ailleurs, elle savait peu de choses sur lui.
Très vite, après ces débuts façon « chien et chat », Jacky et Monique se sont
cependant bien accordés. J’ai compris qu’ils avaient trouvé un terrain d’entente
lorsqu’il s’est mis à l’appeler « Mamounette ». Elle a juste tenu à poser ses
limites au sujet de la religion : « Ne commencez pas à taquiner le Bon Dieu,
Jacky, sinon on ne va pas être collègues. » Qu’ils soient tous deux fans de mots
croisés et attachés à l’orthographe a aussi contribué à faire de mon homme un
gendre apprécié.
Jacky avait eu une jeune sœur, Betty, morte d’un cancer à la cinquantaine,
mais pas de frère. Il avait tourné le dos à sa fille, Patricia, née en 1948, dont il
supportait mal les tatouages et les choix de vie. À plus de 70 ans, même s’il avait
fini sur le tard par renouer avec ses parents, il découvrait un univers jusque-là
esquivé. J’ai au moins réussi une chose : avoir suffisamment d’influence sur lui
pour que nous ayons une vraie vie de famille. Il a aimé mes filles comme ses
propres filles. J’ai même été contrainte d’y mettre quelques conditions : le jour
où il a fait livrer à la maison le dernier scooter à la mode avec un nœud à
l’arrière, genre paquet-cadeau, je me suis fâchée. Je ne voulais pas qu’il les
gâte trop, mais Jacky n’en a pas démordu. « C’est rien. Elle va être contente, la
petite », disait-il. Elle l’était. Quand Tess roulait dans les rues de Fuveau, on
aurait dit Brigitte Bardot.
Quelque temps plus tard, on a vu arriver à la maison une dizaine de
trottinettes électriques. Cela venait juste de sortir sur le marché. Il y en avait
une pour chacune de mes filles, les autres pour mes nièces et neveux. Signé
Jacky. J’ai protesté, mais les enfants aimaient ses coups de folie, comme
lorsqu’il a embarqué mes filles, leurs cousins et les cousines pour passer une
nuit à la belle étoile allongés sur les matelas de bain qui bordaient la piscine, à
Fuveau. Elles n’avaient jamais fait ça, et c’était avec un homme aux cheveux
gris que ça se passait. Jacky était à la page plus qu’elles ne le croyaient. On ne
pouvait que tomber sous son charme.
Finalement à son aise dans ce petit village dont le calme tranchait avec la
fureur de Marseille, Jacky a vite considéré cet endroit comme le lieu idoine pour
recevoir loin des regards certains de ses interlocuteurs en toute discrétion. J’ai
appris de sa bouche qu’il y avait invité à déjeuner Robert Louis-Dreyfus, alors
président de l’Olympique de Marseille, dont il était devenu l’actionnaire
majoritaire en 1996, après avoir racheté Adidas à Bernard Tapie. J’étais au
magasin ce jour-là. Il ne m’a pas rapporté la teneur de leur discussion, mais il
est de notoriété publique que le club phare du football marseillais avait
régulièrement maille à partir avec le grand banditisme.
Moins confidentiel, nous organisions souvent de grandes tablées. Jacky se
mettait aux fourneaux, avec un faible pour la paella. Il avait même fait fabriquer
une poêle sur mesure pour la cuisiner. Avec son bras droit paralysé – séquelle
de la fusillade de 1977 –, il en mettait partout, mais on était sûr de se régaler.
Un soir, Jacky a de nouveau réuni quelques amis autour de la table pour un
de ces dîners qu’il affectionnait. Il y avait Louis Acariès, l’ancien boxeur
désormais investi dans le football, sa femme et son petit chihuahua, l’avocate
marseillaise Sophie Bottai et le Gros Dédé, l’ami de toujours de Jacky, qui
pesait son poids de fidélité – il avait longtemps géré Le France, un bar du
quartier de l’Opéra où se tenaient des parties clandestines de poker. Les
bouteilles de vin et de champagne ont défilé, comme d’habitude. Du Ruinart,
blanc de blancs ou rosé, ainsi que du vin Domaines Ott, qui avait leur faveur,
blanc ou rouge. Au moment de partir, en enfilant son manteau de vison, la
femme de Louis a perdu le carat qu’elle avait à l’oreille en arrivant. Et me voilà
partie à quatre pattes à la recherche de la pierre… que j’ai fini par retrouver
derrière le frigo.
Ce qui était moins habituel, c’était la présence de flics derrière la haie, qui
ont pris quelques photos. Le lendemain, croisant dans leurs locaux Maître Bottai
dans l’exercice de ses fonctions, ils ne l’ont pas raté : « Alors, maître, elle était
bonne, la bouteille de vin ? » ; « Alors, maître, elle était bien la soirée d’hier ? »
Ils avaient vu les bouteilles arriver par cartons. Peut-être avaient-ils aussi
remarqué que Jacky buvait le Ruinart dans un grand verre en cristal, en
« piscine », avec des glaçons.
La fois d’après, je n’ai pas eu l’honneur de voir les frères Acariès. Jacky
m’avait proposé de le rejoindre au Pharo pour se rendre ensemble à un combat
de boxe avec Sophie Bottai. Il m’avait demandé d’être ponctuelle, mais une fois
encore, je n’y suis pas parvenue, retenue par des clients dans mon salon.
Lorsque je suis arrivée sur le lieu du rendez-vous, je n’ai pas vu la voiture. Il
avait mis sa menace à exécution, et m’avait plantée là. C’était ma punition.
Je frisais ! Il ne m’a pas fait ça ? À l’évidence, si. Il fallait que je m’y habitue.
Quand il est arrivé chez les frères Acariès, ils lui ont, paraît-il, demandé
pourquoi il n’était pas venu avec sa femme. « Elle est malade », leur a-t-il
expliqué. Je m’étais faite belle, mais j’étais rentrée me coucher. Avec le recul, je
me dis qu’il a peut-être eu raison : à partir de ce jour, je me suis efforcée d’être
à l’heure.

*
Jacky vivait entouré d’amis et aimait sortir, même si dans les premiers
temps il s’était montré plutôt casanier, allant jusqu’à susciter quelque
inquiétude parmi ses proches. Ses amis venaient de tous les milieux, et pas
seulement de celui des hors-la-loi. Nous allions souvent à Valensole, chez Ensh,
son ami antiquaire, qui habitait avec sa femme un magnifique mas perdu au
milieu des champs de lavande. Jules Bénaïch, un ancien boxeur originaire de
Sète, notre futur témoin de mariage, se joignait souvent à nous. Le soir, ils
partaient tous les trois à la chasse au sanglier à bord d’une vieille Jeep, leurs
fusils dans le coffre. La plupart du temps, ils revenaient bredouilles, mais ils
aimaient ça. On était aussi régulièrement invités à La Napoule, chez un autre
ami, commerçant de son état, qui avait perdu sa femme. Jacky comptait de
nombreux juifs d’Afrique du Nord parmi ses proches, il avait d’ailleurs toujours
sa kippa blanche à portée de main, prêt à se joindre avec enthousiasme au
premier mariage ou baptême venu. Et il levait le verre en lançant en hébreu :
« Le’haïm ! » (À la vie !). Qu’est-ce qu’il aimait cette expression !
Au-delà de cette vie trépidante et de ses rendez-vous secrets, Jacky avait ses
petites habitudes. Il s’est toujours levé de bonne heure. Vers 7 heures, il allumait
sa première Marlboro, encore au lit, avant le café, qu’il prenait avec UNE
goutte de lait et trois sucres et surtout pas trop chaud. Je me revois en train de le
refroidir, il me cassait les pieds avec ça. L’odeur du tabac empestait dans toute
la maison. Une horreur. Puis, j’allais lui acheter le Paris-Turf du jour, le seul
journal qui lui était vraiment indispensable, amour de l’équitation oblige. Il
passait une bonne heure à l’éplucher, puis il appelait l’entraîneur Pierre-Désiré
Allaire, son ami, pour évoquer les prouesses à venir de Kiss Melody sur les
champs de courses. Il se rendait ensuite à La Comète, le tabac situé à l’angle de
la rue Breteuil et de la rue Saint-Saëns, tracer ses croix sur le ticket du PMU
tout en se livrant à des multiplications incompréhensibles pour la novice que
j’étais.
La télévision occupait aussi une certaine importance dans sa vie. Jacky a
fait installer Canal+ dans toute la maison. Chaque pièce avait son écran.
Chacun pouvait choisir son programme. Quand il ne sortait pas, il regardait la
télé. Parfois, la chaîne Histoire, d’autres fois, Equidia ou une émission
animalière sur les baleines ou les lions, qui m’ennuyait. Quand une série lui
plaisait, il était accro, c’était le cas des Tudors ou de Mafiosa – l’idée qu’une
femme exerce le pouvoir ne l’a jamais rebuté, au contraire. En aucun cas il
n’aurait raté un épisode de Borgia. Puis il y avait ses classiques, des films qu’il
pouvait voir vingt fois, comme Star Wars ou Ben-Hur. Il lui arrivait de passer la
nuit devant le petit écran, le casque audio que je lui avais acheté pour pouvoir
dormir tranquille posé sur ses oreilles. Le dernier film que je l’ai vu décortiquer
de A à Z, c’est Le Parrain, avec Marlon Brando, enfoncé dans le canapé du
salon, à portée de main une tasse de café avec une goutte de lait, surtout pas
deux, et une cigarette entre les doigts. Qu’aurais-je pu lui dire ? Je n’allais pas
lui faire la guerre à cause du tabac ; d’ailleurs, il était aussi chez lui.
La journée se terminait toujours par le même rituel : la dernière cigarette
fumée au lit. J’achetais des bougies parfumées pour en limiter l’odeur
désagréable. J’avais été éduquée par une mère qui avait la chiffonnette à la
main. Cela tombait bien, car lui aussi était entiché d’hygiène. Il aimait que les
draps soient changés une fois par semaine, le lundi. Heureusement que je savais
repasser, merci maman. Je préférais d’ailleurs nettoyer moi-même ses chemises
avec ses initiales brodées sur le côté gauche que de les apporter au pressing ;
j’avais même la petite planche pour repasser les manches. Avec ses voitures,
Jacky était d’une propreté à la limite du maniaque. La Smart Brabus
automatique, équipée de sièges chauffants, devait être impeccable, comme
l’avaient été toutes les voitures qu’il avait possédées dans sa vie, entre autres
une Rolls-Royce (blanche, intérieur crème) et des Ferrari, en attendant la
Mercedes Classe A où on pouvait installer un siège pour bébé.

*
Jacky n’a jamais été vulgaire. Certes, il pouvait se lever et dire : « Je vais
pisser », et se soulager là où bon lui semblait, contre une voiture ou au pied
d’un acacia. Ou encore : « Je vais fumer une clope » ou « Et mes couilles ! »
Mais dans la vie quotidienne, il soignait son langage. Sauf lorsqu’il voulait du
mal à quelqu’un, auquel cas il recourait à l’une ou l’autre de ses formules
favorites : « Je vais le charcler » ou « Je vais le broyer ».
Cultivé, Jacky me reprochait souvent de ne pas connaître l’histoire de
France. Là aussi, ça pouvait fuser : « Tu les as faites où, tes études ? Dans les
toilettes ? » Il savait que j’avais arrêté l’école après la cinquième, à 12 ans. Lui
était allé jusqu’au brevet, surtout son père lui avait transmis son savoir. Il avait
appris ensuite en autodidacte. Quand on arrivait dans une ville, il prenait
systématiquement un plan et l’étudiait à fond. Il décryptait une situation plus
vite que personne. Il savait tout sur tout, au point un jour de me raconter
comment se forment les cumulonimbus, ce dont je me foutais royalement.
« Il pleut, c’est tout, Jacky, non ? » Puis, il passait à Louis XVI et à Marie-
Antoinette, et son savoir me comblait comme lorsque nous regardions ensemble
la série Les Tudors.
Avec sa main droite, Jacky pouvait tenir un objet, mais il avait perdu toute
sensibilité, même aux brûlures. Ce handicap l’agaçait parfois, même s’il pilotait
sans mal sa moto. Ce bras l’avait aussi sauvé, ayant eu le réflexe de le placer
devant son visage pendant que ses amis, devenus ses pires ennemis, lui tiraient
dessus, en 1977, sur fond de guerre des gangs. Devant les filles, ce bras l’avait
mis mal à l’aise, notamment quand il se baladait en marcel. Elles s’y étaient vite
habituées.
Un jour, observant la balafre qu’il lui barrait le visage de l’oreille à la
bouche, je me suis aventurée : « Comment ça fait de se faire tirer dessus ? » La
réponse a fusé : « Pourquoi, tu veux que je te tire dessus pour voir comment ça
fait, Cri ? » Je n’ai pas insisté. « Ce n’était pas mon heure », a-t-il ajouté pour
clore le débat. En guise de (mauvais) souvenir, il tenait souvent sa main droite
dans la poche de son pantalon.
Jacky aimait que je l’habille. Longtemps, il a été un adepte de la petite
pochette que l’on glisse dans la poche extérieure de la veste. En soie, bien sûr.
J’avais fait disparaître cette coquetterie d’un autre âge, mais ses chaussures
devaient être cirées et ses chaussettes en soie repassées, car il avait les pieds
fragiles. Je devais aussi sortir le caleçon ou le slip, il passait de l’un à l’autre
selon son humeur – il fallait vraiment que je l’aime pour suivre ses caprices, car
lorsqu’il se détourna des caleçons moulants au profit des boxers, les caleçons
partirent tous à la poubelle.
Je devais lui acheter son parfum, Eau fraîche de Dior, un parfum pour
femme, ou Pour un homme, de Caron, à la lavande, qui avait aussi fait le
bonheur de mon père. Jacky en faisait une grande consommation : à cause de sa
main maladroite, il en mettait partout, sans oublier de s’en badigeonner le
« stylo », si vous voyez ce que je veux dire. Un vrai budget : il lui fallait au
moins un flacon par semaine ! Je protestais parfois : « Mais tu ne peux pas
utiliser le vaporisateur ? » L’idée lui est restée étrangère.
Doucement, sans le brusquer, je l’ai incité à modifier son look. J’ai plaidé
pour qu’il se laisse pousser un bouc et pour la disparition de la raie sur le côté,
qui accompagnait ses grosses lunettes démodées. Jacky a fait un peu de
résistance, avant de céder. Je l’ai rajeuni en lui coupant les cheveux et en
imposant des Ray-Ban. Ensuite, j’ai suggéré qu’il cesse de sortir avec la
chemise rentrée dans le pantalon et sa grosse ceinture façon années 1970. Je
l’ai tellement transfiguré que les gens ne le reconnaissaient plus. Est venu le
tour de ses chaussures, que l’on a troquées contre des baskets. En retour, il a
fait du garçon manqué que j’étais une femme, avec la bonne coupe de cheveux,
le maquillage, les tenues élégantes et les bonnes chaussures, à talons bien sûr –
cela me faisait tellement mal aux pieds que je marchais comme un Dalton à
peine descendu de son cheval, mais j’ai fini par m’y habituer.
Dehors, je devais être sa poupée, mais en privé, je le « dressais ». Avant
notre rencontre, les femmes de voyous restaient à la maison. Quand les hommes
sortaient, c’était au bras de leur maîtresse du moment. J’ai vite remis en cause
ces mauvaises habitudes en m’imposant dans tous les dîners. Peu à peu, j’ai
ainsi permis aux femmes de voyous de sortir elles aussi. J’ai mis la révolution.
Comme lors de cette soirée Moët & Chandon organisée à La Rotonde, célèbre
brasserie d’Aix-en-Provence, au demeurant connue pour être l’une des places
fortes de la voyoucratie corso-marseillaise, où nous étions les invités d’un
ancien de la French, Nick Venturi, l’homme qui avait longtemps eu les clés de la
mairie de Marseille. Je me retrouve évidemment à la table des femmes. Toutes
plus âgées que moi, elles m’adressent à peine la parole, lorgnant avec un regard
de désapprobation ma jupe, trop courte à leurs yeux, et mon décolleté, laissant
paraître trop de chair à leur goût. Leurs regards me disaient : « Toi, tu n’es pas
comme nous, tu n’es qu’un tapin. » N’en pouvant plus d’être ainsi jugée, je
décide de me lever et de rejoindre Jacky à la table des hommes, avec ma chaise.
Il m’accueille avec un grand éclat de rire et me fait asseoir parmi eux. Je dois
avouer que j’ai savouré ce moment, avec une pensée pour ces femmes qui
n’avaient pas forcément toutes connu une vie heureuse. On disait même que les
hommes les envoyaient parfois en éclaireuses avant de se rendre à un rendez-
vous, pour s’assurer qu’il ne s’agissait pas d’un guet-apens. Comme de
vulgaires pions sur un échiquier… Dans le regard des autres, de certains de ses
amis, je devais être ce qu’on appelle « une pute à voyous ». J’ai beaucoup
souffert de cette erreur de jugement, récurrente parmi les mâles de l’époque,
surtout dans ce milieu.
Jacky a dû s’y faire : avec moi, ce n’était pas « bobonne à la maison ». Je
lui tenais tête, et peut-être m’avait-il choisie pour ça. Je suis plutôt du genre
enflammée, en tout cas pas du tout le style plante verte que l’on pose dans un
coin. Je suis capable de me lever de table si quelque chose ne me convient pas.
Si quelqu’un me manque de respect, je lui rentre dedans. Jacky en riait. Encore
un point que nous avions en commun, avec la franchise. « Vous connaissez ma
femme, elle est dangereuse, très dangereuse ! » lançait Jacky quand je
m’opposais publiquement à lui, par exemple pour lui signifier mon désaccord
quand il voulait payer l’addition d’une table au fond du restaurant, où il avait
repéré un ami ; et il payait quand même, fidèle à son habitude.
*
Lorsqu’une mouche apparaissait dans son champ de vision, Jacky arrêtait
tout. On aurait dit que ça le bloquait, en particulier lorsque nous faisions nos
« affaires ». Ça lui coupait son élan. Il fallait tout recommencer. Avec lui, les
« affaires », c’était tout le temps. Cela pouvait le prendre à 3 heures du matin ou
dans la cuisine, pendant que cuisait la soupe, pourquoi pas sur la table. Son âge
ne pesait pas sur ses envies, qu’il formulait sans circonvolutions dans ses lettres.
Et il ne fallait pas que je lui dise non : jaloux, il aurait pensé que j’allais voir
ailleurs…
Quand il débarquait à l’improviste dans mon salon d’esthétique, plus
personne ne bougeait ni ne riait. Tout le monde se tenait debout, immobile,
comme dans la publicité pour un célèbre dessert : « On se lève tous pour
Danette ! », dit une voix, et tous les figurants se mettent au garde-à-vous.
Si j’étais en train de partager une coupe de champagne avec les clients, il
pouvait tout aussi nous bien laisser trois cents euros pour acheter quelques
bouteilles de plus, ou glacer tout le monde si ça le dérangeait. Un simple regard
suffisait. Ses yeux disaient : « Qu’est-ce que vous faites là ? Qu’est-ce que vous
voulez ? » Le soir, en rentrant à la maison, je remettais les pendules à l’heure :
« Ça y est, tu es content, tu m’as encore refroidi le magasin ? » Jacky imaginait
toujours le truc le plus tordu. Il débarquait pour vérifier si tout était en ordre. Il
n’avait confiance en personne et doutait de ma fidélité, à tort.
Jalouse, je l’étais aussi moi-même. Il n’était pas question que Jacky me
trompe ! Je l’ai pisté partout, du moins autant que j’ai pu. Je ne le lâchais pas.
Je pouvais débarquer sans prévenir là où il était. Je l’appelais souvent.
J’insistais quand il ne répondait pas. « Tu n’as pas entendu ton téléphone ? »
demandais-je lorsqu’il décrochait enfin. « Non, je fais ma belote ». Parler au
téléphone l’ennuyait, grâce à quoi il n’est jamais tombé à cause d’une parole
imprudente enregistrée sur une écoute de la police. Il n’a pas voulu de portable
lorsqu’il s’est retrouvé en prison. Il préférait écrire. Ces engins, il les voyait
comme des « mouchards », à juste titre si l’on considère ce qu’ils ont coûté à
quelques-uns de ses proches.
Nous avions un dernier trait commun : l’incapacité à pardonner. Jacky était
rancunier, mais il me l’a confié plusieurs fois : s’il avait tué des gens, c’est
« qu’ils le méritaient ». Pour ma part, je n’ai bien évidemment jamais tué
personne.
6

Jacky et le commissaire devenu voyou

« Les voyous sont comme les artistes, il leur faut un point de chute, observe
un ancien patron de la police judiciaire. À l’époque, ce sont généralement des
bars. C’est là où ils respirent, là qu’ils montrent qui ils sont en payant leur
tournée. C’est leur territoire… »
Arrivé dans la capitale en 1952, à l’âge de 23 ans, Jacky est déjà à l’aise
financièrement. Il roule au volant de voitures imposantes et s’amarre à un petit
bar de Pigalle qui sert de quartier général à la pègre corso-marseillaise :
Les Trois Canards, 48 rue de La Rochefoucauld, à deux pas de Pigalle, où
règnent les souteneurs 1. Un estaminet sans prétention doté d’un comptoir et
d’une salle de quatre mètres sur six, le genre d’endroit où un flic n’entre pas sans
être aussitôt repéré. Un bar – Jacky a toujours insisté pour démentir cette légende
tenace – qui ne disposait pas de cave où on aurait descendu, pour les punir, les
voyous récalcitrants, ceux qui ne voulaient pas payer leur dîme à la bande la plus
influente de Paris. Cave ou pas cave, le Mat jouissait déjà d’une réputation de
tête brûlée et cela pouvait aider : racketter les malfrats exigeait d’être craint,
sinon c’était la mort assurée.
L’homme qui l’a conduit vers ce bar s’appelle Gaëtan Alboreo, dit Coco, de
quatre ans son aîné et officiellement boulanger. Il l’a rencontré lors de l’une de
ces courses de voitures dont il était friand, lui qui ne reculait pas devant les
prestations de cascadeur ni devant les concours de dérapage place de la
Concorde. Coco est l’un des trois Marseillais à avoir racheté l’estaminet à un
guitariste manouche, avec Eugène Matrone, dit Gégène le Manchot depuis
l’amputation de son bras gauche, et Marius Bertella 2, né en 1928, qui partage
avec Jacky la passion des chevaux – bientôt à la tête d’un haras ultra-moderne en
Normandie, Marius hébergera le cheval de Mireille Darc, la compagne d’Alain
Delon.
Toujours tiré à quatre épingles, plus intelligent que la moyenne, Jacques
Imbert devient rapidement l’un des membres les plus actifs et les plus redoutés
de l’équipe des Trois Canards. Autour d’une partie de cartes, il se lie à François
Marcantoni, quinze ans avant l’affaire Markovic. Il fait la connaissance d’un
homme auquel il va s’accrocher, le Corse Marcel Francisci, de dix ans son aîné.
Un personnage, médaillé pour son engagement dans la Résistance, parti à 36 ans
fonder quelques sociétés à Tanger, ville « internationale » et capitale de tous les
trafics, et qui lorgne désormais vers un nouveau front : le jeu, monopole
historique de ressortissants de l’île de Beauté. « Directeur technique » d’un
casino à Beyrouth, il a mis un pied dans le casino de Forges-les-Eaux, avant de
fondre sur le Palais de la Méditerranée, fleuron de la promenade des Anglais, à
Nice.
Jacques Imbert décèle-t-il en Marcel Francisci le cheval gagnant ? Son flair
lui dit de suivre le sillage de cet homme à qui il va bientôt rendre d’inestimables
services.
Jacky sympathise en même temps avec un autre client du bar, un certain
Robert Blémant, alias Monsieur Robert. Un ovni dans le paysage du
banditisme : ancien commissaire de la DST, le service de contre-espionnage
français, Blémant a été muté à Marseille en 1940, avec mission d’infiltrer le
Milieu pour enrôler les patriotes dans la Résistance, sous couvert d’une société
de travaux publics. Plutôt doué, il a entraîné dans la chasse aux « boches »
Mathieu Zampa, père de Gaëtan, Mémé Guérini, figure montante du Milieu
corse, et quelques autres, avec un bilan honorable : près de cent soixante-dix
« espions » éliminés de la circulation. Bientôt contraint à quitter la France pour
Alger, le commissaire a ensuite participé au débarquement en Provence, mais le
Milieu le fascinait davantage que la police, dont il a démissionné en 1949 pour
investir dans l’un des plus beaux cabarets de Marseille, Le Drap d’or.
Robert Blémant a lui aussi déjà une main dans les cercles de jeux parisiens,
curieusement exploités sur le modèle des associations dites de type 1901, avec
toutes les failles que cela représente sur le plan fiscal, mais n’est-il pas, là
encore, un héros de la Résistance ? Pour investir dans Le Grand Cercle, sis 12,
rue de Presbourg, à l’ombre de l’Arc de Triomphe, l’ancien policier a tout de
même eu la prudence de choisir un nom d’emprunt. Ses partenaires dans cette
affaire prestigieuse ne sont autres qu’Antoine Peretti, Jean-Baptiste Andreani et
Marcel Francisci, tous dignes de figurer dans le Who’s Who de la grande
truanderie, section notables. Trois hommes qui vont bientôt se livrer une guerre
sans merci pour le contrôle de l’établissement, véritable mine d’or, laissant à
l’ancien commissaire le périlleux rôle d’arbitre.
Jacques Imbert s’attache à Robert Blémant, personnage atypique, au
demeurant fils du bâtonnier de Lille et passionné d’équitation, ce qui ne gâche
rien. D’autres figures s’attardent dans le petit bar du 9e arrondissement, comme
Joseph Renucci, 44 ans, officiellement importateur d’agrumes et producteur de
disques, dont ceux de Fernandel, passé lui aussi par la Résistance, contact
officieux à Marseille de la mafia italo-américaine, principale cliente de l’héroïne
produite par la French Connection. Ou Étienne Léandri 3, fin connaisseur des
techniques de blanchiment d’argent depuis qu’il a séduit la femme d’un
industriel américain ; collabo pendant la guerre, il a touché à la contrebande de
cigarettes, à la fausse monnaie et à l’héroïne avant d’être recruté par la CIA,
gage d’impunité en France, où il fréquente nombre de députés et de sénateurs,
lui qui fera partie des fondateurs du SAC 4, la police privée du général de Gaulle,
aux côtés de Charles Pasqua, qu’on ne présente plus… Que des professionnels,
en somme, tous plus dangereux les uns que les autres, tous forts d’un carnet
d’adresses international, dont Jacques Imbert, l’un des plus jeunes de la bande,
boit les confidences comme s’il s’agissait de sang de cheval, ce remède auquel il
croit dur comme fer.
C’est dans ce bar, où Jacky retrouve également son ami marseillais Gaëtan
Zampa, aussi surnommé Noisette, que se nouent les grandes alliances qui vont
remodeler la pègre dans les années 1960, au gré de péripéties auxquelles Jacky
prendra une part active, toujours prompt à monter au front arme à la main,
d’autant plus volontiers qu’il ne se fait jamais prendre.
Dans quelles conditions la guerre des jeux éclate-t-elle ? Quelles sont les
plaques tectoniques à l’œuvre sous la redistribution qui commence ? Il faudra
attendre plusieurs années pour que la police échafaude un scénario crédible. Plus
précisément une note datée du 23 décembre 1971 dans laquelle un officier
principal éclaire cette page de l’histoire du « haut banditisme » au fil de laquelle
Jacky le Mat s’est affirmé comme un « dominant » : « Derrière ces rivalités qui
se sont concrétisées par de multiples règlements de comptes se retrouvent, d’une
manière obligatoirement schématisée, deux familles criminelles : d’un côté, le
clan Guérini, de l’autre, celui de Marcel Francisci, le premier ayant été
finalement éliminé par le second », écrit l’auteur qui, pour « saisir la logique de
cette série de crimes », s’attarde en préambule sur la personnalité de Marcel
Francisci, l’homme que Jacques Imbert ne lâche plus d’une semelle :

« Né le 30 novembre 1919 à Ciamannacce, il demeure dans le


16e arrondissement parisien et possède une résidence à Bougival
(Yvelines). Officiellement actionnaire ou président de diverses
sociétés commerciales, il s’agit d’un homme “arrivé”, selon
l’expression consacrée. Il a, en outre, souvent par personnes
interposées, des intérêts dans divers cercles de jeux au Liban, en
Angleterre et en France, notamment dans l’Aviation Club de France,
104, avenue des Champs-Élysées, le Cercle de l’industrie et du
commerce, 2, rue de la Chaussée-d’Antin, et le Cercle Haussmann,
22, rue de La Michodière, dont Marcel Francisci préside le comité de
direction des jeux depuis novembre 1966. Rappelons qu’il a
également des intérêts dans l’exploitation du bar-restaurant
Le Fouquet’s, sans apparaître toutefois en nom propre dans la
société. »
Derrière cette façade honorable, le nom de Marcel Francisci « est apparu
plusieurs fois depuis la fin de la guerre dans des affaires criminelles
retentissantes », comme l’acte de piraterie commis contre le bateau
le Combinatie, le 4 octobre 1952 et la cascade de règlements de comptes qui
s’est ensuivie dès 1955 – le cargo, parti du port de Tanger chargé de cigarettes
de contrebande, avait été attaqué par de faux pirates afin d’encaisser la prime
d’assurance. « Il a chaque fois réussi à échapper aux poursuites faute de preuves
et conserve un casier judiciaire vierge, à tel point qu’il n’a pas hésité à se
présenter aux élections du Conseil général en Corse, dans le canton de Zicavo,
en 1967. Il fut élu au second tour, mais son élection a été annulée le 6 décembre
1967 par le tribunal administratif de Nice », poursuit le policier, avant d’oser un
scénario :

« Dans les débuts, il semble que Marcel Francisci ait été en parfaite
relation avec Jean-Baptiste Andreani et Antoine Alfonsi, amis et
représentants parisiens du clan Guérini dans la capitale, propriétaire
du Grand Cercle, 12, rue de Presbourg, à Paris (16e). Vers 1962, les
choses se gâtent. Est-ce que Francisci a proposé une association à
Andreani et Alfonsi sur le plan de la drogue dans le but d’évincer la
famille Guérini ? Le bruit en a couru et les deux hommes auraient
refusé de trahir une vieille amitié, au demeurant très lucrative. Un
phénomène se produit alors, une sorte de clivage des amitiés.
Certains restent fidèles au vieux clan marseillais [celui des Guérini],
tandis que d’autres jouent la chance de Francisci, qui prend du poids
et dont l’intelligence, la volonté et le sens de l’organisation sont
incontestables. C’est le cas de l’ex-commissaire Blémant, ami et
associé d’Andreani et Alfonsi, qui se range du côté de Francisci et
devient de plus en plus exigeant avec ses anciens comparses. »

Ce changement de bord du commissaire est un point de bascule.

*
Jean-Baptiste Andreani, dit Collini, est lui aussi une légende du Milieu de
l’après-guerre. Né à Solaro (Corse) en 1905, il a dirigé un bureau de change à
Paris en 1932, été suspecté de trafic d’opium en Chine en 1937, a exploité un
cabaret à Shanghai et collaboré avec les services secrets français après la
Libération, en particulier avec le commissaire Blémant, alors chef de la brigade
de la surveillance du territoire à Marseille, pour le compte duquel il a enlevé un
agent allemand. Membre du comité de direction des jeux du casino de Juan-les-
Pins depuis 1953, il rêve d’évincer du Grand Cercle l’ancien policier. La
première étape se déroule le 6 mai 1960 : main dans la main avec Antoine
Peretti, Jean-Baptiste Andreani s’arroge le contrôle de la « banque ouverte » du
Cercle. Un an plus tard, il devient l’unique patron de la « banque à tout va 5 »,
une prise de pouvoir qui n’est pas du goût de tout le monde : le 31 mars 1962,
vers 6 heures du matin, depuis une voiture en marche, trois coups de feu sont
tirés par des inconnus sur la porte d’entrée du Grand Cercle.
C’est là que Jacques Imbert entre en piste, lui qui a clairement choisi son
camp : celui de Robert Blémant et de Marcel Francisci. Selon une note émanant
de la Brigade nationale de recherches criminelles, ancêtre de l’actuel Office
central de lutte contre le crime organisé, c’est lui qui a tiré les deux coups de
fusil de chasse en direction de Jean-Baptiste Andreani, alors qu’il sortait de son
luxueux établissement, le 14 avril 1963, jour de Pâques, à 4 h 40. « L’empereur
des tapis verts » est grièvement blessé mais son heure n’est pas venue – il
mourra dans son lit le 10 novembre 1988, à Phoenix, Arizona, avant d’être
inhumé au cimetière d’Èze-Village (Alpes-Maritimes), où il s’était retiré dans
une villa-forteresse accessible uniquement par un téléphérique privé.
Le jour de Pâques de l’année suivante, 30 mars 1964, à 3 h 30, plusieurs
individus armés et masqués font irruption dans les locaux du Grand Cercle. Sous
la menace de leurs armes, ils se font ouvrir le coffre et y dérobent cent cinquante
mille francs en espèces, des plaques de jeux et des bijoux. Avant de prendre la
fuite, ils mettent le feu à la moquette de la salle de jeux et du bar. Ce dernier
détail laisse supposer aux enquêteurs que le vol n’était pas le seul mobile et qu’il
s’agissait plutôt « d’une expédition punitive à laquelle plusieurs individus à la
dévotion de Blémant pourraient ne pas être étrangers ».
Jean-Baptiste Andreani, qui habite un appartement avenue Foch et possède
un magnifique pied-à-terre sur la promenade des Anglais, s’est certes
embourgeoisé, mais il ne réglera pas ce différend devant les tribunaux. Lui et ses
alliés ciblent le trop gourmand commissaire défroqué, soupçonné de manigancer
ces attaques incessantes contre le Grand Cercle, mais aussi de vouloir « marcher
sur la tête » des Guérini, à Marseille.
Le 14 octobre 1964, Antoine et Barthélemy Guérini, les deux têtes du clan,
« montent » à Paris, accompagnés d’Antoine Mondoloni, fils spirituel de Mémé
(adultérin selon certaines sources), et d’un autre homme 6, pour « envisager
l’avenir ». « C’est vraisemblablement lors de ce passage que Blémant a été
condamné à mort », avance à l’époque un policier – pour l’anecdote, les quatre
hommes ont eu un accident de voiture sur le chemin du retour, à Chilly-Mazarin
(Essonne), permettant la saisie d’un joli arsenal.
Le 4 mai 1965, Robert Blémant est abattu par une rafale d’arme automatique
à Pélissanne (Bouches-du-Rhône), alors qu’il regagnait son domicile au volant
de sa voiture.

« Selon des informations concordantes en provenance du Milieu,


l’assassinat de Blémant serait la réponse de la bande Andreani aux
prétentions des gens de Blémant, lit-on dans une autre note de la
police judiciaire. Depuis lors, le calme règne au Grand Cercle, mais
le malaise persiste et de nombreuses mesures de protection ont été
prises. Le portier est protégé du public par une épaisse plaque de
verre à l’épreuve des balles. Le bureau du cercle est isolé du reste de
l’immeuble par une porte blindée. Du bureau même, deux postes de
télé intérieure permettent de surveiller l’entrée du cercle et de la salle
de jeux. »

La police reste aux aguets, certaine que « l’opération Blémant » ne restera


pas impunie ; le Milieu, lui, sait déjà. L’absence de Mémé Guérini, l’aîné de la
fratrie, aux obsèques de Robert Blémant n’est aux yeux des protagonistes qu’une
confirmation. Les détails du « contrat » sont déjà connus de tous : Antoine
Guérini a empoché deux cent mille francs pour effectuer le travail. Il a conservé
une moitié pour lui et a donné l’autre aux deux tueurs, Antoine Mondoloni et
Étienne Carrara, un Bastiais de 33 ans.
Jacky Imbert fulmine. À ses yeux, il ne s’agit plus seulement de business :
Robert Blémant était tout simplement son ami. Sa vengeance sera minutieuse :
personne ne sera oublié.
7

La vengeance du Mat

Les choses paraissent se calmer jusqu’en 1967, le temps de l’oubli, du moins


pour les forces de l’ordre. Un calme trompeur. Bras armé du clan Francisci, qui a
désormais le vent en poupe dans la capitale, Jacky le Mat est chargé de venger
Robert Blémant, l’ancien fonctionnaire du ministère de l’Intérieur devenu une
figure de la voyoucratie, intellectuellement supérieur à la plupart de ceux qui
l’entouraient. La cible : Antoine Guérini, qualifié par la presse d’« empereur des
nuits marseillaises » et commanditaire présumé de son exécution.
Action : le 23 juin 1967, une moto rouge chevauchée par deux hommes
surgit dans une station-service Shell où Antoine Guérini vient d’entrer au volant
de sa Mercedes 220 SE bleu nuit, non loin de son domicile. Le passager arrière
de la moto, casqué comme son comparse, les yeux dissimulés derrière des
lunettes noires, saute à terre et sort de ses poches deux Colt 11,43 avec lesquels
il tire onze projectiles à travers le pare-brise de la voiture. Il épargne le fils de la
victime, le jeune Félix, filleul d’Alain Delon, assis sur le siège avant droit.
L’auteur de la note rédigée peu après pour le compte de la direction de la
police judiciaire n’a aucun doute sur la personnalité du tireur.

« Jacques Imbert est l’auteur du meurtre d’Antoine Guérini, écrit le


policier. Ce meurtre serait un nouvel épisode de la “guerre” opposant
le clan Guérini-Andreani à celui dit des Trois Canards, dont l’ex-
commissaire Robert Blémant, abattu le 4 mai 1965, était le “patron”.
Il s’agissait de porter un coup décisif au clan Guérini, les frères de
Calenzana [Corse], et de permettre à cette organisation de prendre le
pas et le dessus dans la vaste opération de racket exercée à l’encontre
des maisons clandestines de prostitution ».

« Blémant est vengé », écrit encore l’officier, convaincu que les membres de
l’équipe des Trois Canards ont dûment instruit Marcel Francisci des détails de
l’opération, eux qui pour être certains de viser juste auraient enlevé et torturé
« dans une cave » un membre du clan adverse, abattu d’une balle dans la tête
après être passé aux « aveux complets » au sujet de la mort de l’ancien
commissaire.
L’auteur de cette note hésite sur le nom du complice de Jacques Imbert.
Il n’a pas de certitude absolue, mais le plus probable serait Gaëtan Zampa,
l’homme qui rêve de contrôler Marseille, suscitant une nervosité certaine parmi
les frères de Calenzana. Jacques Imbert et Gaëtan Zampa allaient en venir aux
armes dix ans plus tard, sans jamais avoir été inquiétés par la justice pour cette
exécution « à la napolitaine 1 » qui rayait de la carte un ami de Lucky Luciano, le
gangster américano-sicilien le plus réputé, mais aussi l’un des principaux
sponsors du maire de Marseille, Gaston Defferre, futur ministre de l’Intérieur de
François Mitterrand. Mais nous n’en sommes pas là.
Les frères de la victime, Barthélemy, François, Pascal, Pierre et Lucien,
offrent un million de francs à qui apporterait toute information sur les assassins,
tandis qu’Antoine est enterré en grande pompe dans le cimetière de son village
natal. Le maire de la commune n’a jamais vu autant de chapeaux, de manteaux et
de costumes noirs que ce jour-là. Les gens sont venus de partout, sans compter
une ribambelle de policiers en civil. Les camions de fleurs stationnaient en file
indienne, raconte-t-on. À Calenzana, les bergers partis fonder un empire sur le
continent étaient considérés comme des bienfaiteurs, eux qui plaçaient les jeunes
mieux que ne l’aurait fait Pôle emploi, à la mairie de Marseille ou dans les
compagnies maritimes qui desservaient alors l’Orient et l’Afrique, tous ces pions
leur étant bien entendu redevables à vie.

*
Le clan Guérini prend un nouveau coup le 4 août 1967 avec l’arrestation de
Barthélemy, mais cette fois, la famille ne peut s’en prendre qu’à elle-même. On
lui reproche d’avoir abattu, ou fait abattre, le petit voleur qui a eu
l’outrecuidance de dérober les bijoux de la veuve d’Antoine Guérini, Alice, à
l’heure même des obsèques. Et ce, bien que le jeune homme ait restitué les
bijoux (dont la valeur était évaluée à cent quarante mille francs, environ trente
mille euros) à Mémé.
Les ennuis de la famille continuent avec un autre raté lourd de
conséquences. Le 4 décembre 1967, deux hommes sont déchiquetés par l’engin
piégé qu’ils étaient en train de poser devant le portail de la maison de Marcel
Francisci, à Bougival, afin de le tuer lors de son retour à son domicile. Les deux
artificiers, âgés de 37 ans, sont considérés comme des hommes de main de Jean-
Baptiste Andreani.
La chasse est ouverte et Jacky le Mat a le doigt sur la détente.
Le 17 janvier 1968, soit un mois plus tard, Antoine Alfonsi, l’alter ego de
Jean-Baptiste Andreani, est victime d’une tentative de meurtre à Ajaccio. Le
21 juin 1968, dans cette même ville, des coups de feu sont tirés sur un café que
venait de quitter Marcel Francisci ; son frère Xavier échappe de peu à la mort.
« Il y a toutefois un mort et six blessés parmi les personnes innocentes qui se
trouvaient là », constate un policier dans son rapport. Les auteurs présumés de
cette attaque 2, recherchés en vain, seront abattus le 3 octobre 1968 par de faux
policiers dans un café parisien, Le Carnot.
L’éradication du clan Guérini se poursuit à l’automne. Le 20 octobre 1968,
deux physionomistes 3 du Grand Cercle sont grièvement blessés rue Richer, à
Paris. Deux jours plus tard, le garde du corps 4 d’Andreani est lui aussi abattu
dans la capitale. Le tournant décisif de cet interminable conflit se produit fin
novembre 1969. Après une réunion au sommet à Ciamannacce, où se retrouvent
Marcel Francisci (dont le village est le fief), Jean-Baptiste Andreani et Antoine
Alfonsi, le clan Andreani rend les armes. « Cet “armistice” devrait permettre
d’envisager la fin de cette guerre de sept ans », s’avance un gradé de la police
dans son rapport. Mais l’arrangement ne plaît pas à tout le monde. Lorsqu’il en
prend connaissance, Antoine Mondoloni affiche son désaccord. Une prise de
position qui va lui coûter la vie : hospitalisé à Cavaillon dans un état grave à la
suite d’un accident de voiture, le fils spirituel de Barthélemy Guérini reçoit la
visite de trois ou quatre individus dans la nuit du 2 janvier 1970. Les tueurs
maîtrisent l’infirmier de garde, pénètrent dans la chambre et obligent Félix
Guérini, fils d’Antoine, décidément partout où il ne faut pas, à se retourner
contre le mur, tandis que l’un des membres du commando poignarde le blessé
dans son lit.
« Antoine Mondoloni, l’un des assassins de Blémant, le seul homme pouvant
encore présenter un danger pour Marcel Francisci, disparaît ainsi », commente
par écrit un enquêteur, qui confirme un renseignement parvenu à la brigade
mondaine, fleuron du 36, quai des Orfèvres, selon lequel un certain Gilbert
Bourdure aurait tenu ce jour-là le poignard sur ordre d’Eugène Matrone, l’un des
nombreux voyous œuvrant désormais sous la coupe de Marcel Francisci, le
grand gagnant de la décennie qui s’achève 5. Le nouvel homme fort du milieu
dans la capitale « semble avoir cristallisé dans son orbite » non seulement les
membres de la bande des Trois Canards, mais aussi celle du Laetitia, un autre
bar parisien, fief de voyous corses ayant eux aussi le vent en poupe. Une petite
armée qui va tenir le haut du pavé jusqu’au début des années 1980, et dont le
parrain sera redevable, à vie, à Jacques Imbert, fidèle parmi les fidèles ne
reculant devant aucune mission à risque. Imbert qui a fait son entrée dans le
fichier du grand banditisme sous le numéro 909/68 quelques mois après
l’élimination d’Antoine Guérini et en même temps que Francis Vanverberghe,
dit le Belge, seulement âgé de 22 ans. Un nom à retenir.
8

« On ne pouvait que l’aimer,


mais il savait te manipuler »

Bon marin, bon pilote, lui qui s’amusait à descendre en piqué avant de
redresser l’avion au dernier moment, Jacky aimait aussi le volant. En 2009,
après deux chutes sans gravité, je le contraindrai à revendre son maxi-scooter,
devenu trop lourd pour lui. « Arrête, lui ai-je dit, je ne veux pas t’enterrer ! »
Jacky ne roulait jamais doucement. Il aimait la vitesse. Un jour, alors que
nous rentrions de Toulouse, je voyais bien que le compteur était bloqué autour
de cent soixante kilomètres/heure. « Jacky, tu roules vite », je lui dis. « Mais
non ! » Une voiture de la gendarmerie nous double par la droite. Le gendarme
nous fait signe de le suivre. « Qu’est-ce qu’il dit ? » demande Jacky. « Il nous
demande de le suivre. »
Nous nous retrouvons à l’arrêt devant une gendarmerie. « Le petit n’est pas
attaché », commence l’un des agents en désignant notre fils, Jack-Henry, quatre
ans, son siège posé sur la banquette arrière. Je bredouille une vague
explication. Très calme, Jacky tend ses papiers. « Ne bougez pas, on revient. »
On les voit revenir comme promis, mais le ton change. L’agent lui fait poliment
la leçon : « Monsieur Imbert, ça, il ne faut plus le faire. Le petit, il faut
l’attacher. » Je vois les voitures bleues arriver l’une après l’autre et se ranger à
proximité. « Vous savez qui j’ai arrêté ? » lance l’un des hommes en uniforme.
Ses collègues viennent voir de près la bête curieuse. Comment cela va-t-il se
finir ? En beauté ou en catastrophe ? Plutôt bien puisque le gendarme referme
doucement la portière. « Et le PV ? », demande Jacky. « Non, ça va aller.
Maintenant, monsieur Imbert, vous roulez doucement. »
« Jacky, je crois qu’ils t’ont reconnu », je lui dis une fois que nous avons
pris le large. « Tu crois ? »
Jacky m’en a fait voir de toutes les couleurs. Certaines fois, je l’aurais
bouffé ! Comme ce jour où deux jeunes nous ont fait une queue de poisson à la
sortie de l’autoroute, alors que nous rentrions à Fuveau. Jacky a vrillé, d’un
coup. Il a accéléré et s’est lancé à leur poursuite. Le compteur oscillait entre
cent quatre-vingt-dix et deux cents kilomètres/heure. La poursuite a duré une
dizaine de kilomètres, jusqu’à Gardanne. « Je vais les crever, je vais me les
faire, murmurait-il. Je vais me les faire ». Il ne m’entendait plus, enfermé dans
sa colère. « À moi, ils me font ça ? » Les malheureux n’avaient vu qu’un petit
vieux aux cheveux blancs.
Chauffé par un ou deux verres d’anisette, il a fini par les doubler et leur
rendre leur queue de poisson. Les jeunes ont pris peur en voyant ce vieux de
76 ans aux cheveux gris, il s’en est fallu d’un rien pour qu’ils finissent dans les
champs. J’étais au bord de la jaunisse. Jacky, lui, s’est mis à rire. Et a continué
sa route comme si de rien n’était.
Arrivée à la maison, je tombe sur ma mère qui s’étonne de me voir aussi
pâle. « Maman, j’ai failli y passer », je lui dis. J’y avais d’autant plus cru que la
nuit précédente, j’avais rêvé que j’allais mourir…

*
Si Jacky se levait de mauvaise humeur, c’était parti pour la journée. Il
commençait par m’appeler Christine au lieu de Cri. Les petits noms dont il
m’affublait évoluaient selon le degré de ses préoccupations. Quand il était mal
luné, je devenais « le cobra », « choléra vital », « mon petit trésor empoisonné »,
ou encore « ma peste d’amour ». Lorsque ça n’allait vraiment pas, j’étais
« la taupe à Zampa ». Dès le lendemain, je redevenais « mon petit tanagra »,
nom que l’on attribue à une jeune femme aussi fine et gracieuse que les figurines
en terre cuite façonnées par les Grecs avant Jésus-Christ. Quant à moi, je
laissais le Mat aux policiers et aux journalistes ; je préférais l’appeler
« Jackson », parfois même « Michael Jackson ». Comme ma mère, il détestait le
mensonge et la mesquinerie. Il n’aimait pas non plus les gens qui allaient
systématiquement dans son sens pour lui plaire.
Né sous le signe du Capricorne, Jacky mesurait un mètre soixante-douze et
pesait soixante-douze kilos. Ses mains étaient belles, son sourire aussi. Sa
pilosité était mesurée, même à 70 ans. Selon le temps, ses yeux devenaient gris
ou bleus. Son regard était très expressif. Il était plutôt bien dans ses baskets. Je
ne l’ai jamais vu faire de la musculation, contrairement à nombre de voyous : il
préférait regarder les chevaux courir plutôt que faire un jogging, mais en mer, il
savait tenir un cap.
Depuis la tentative d’assassinat dont il avait été victime en 1977, il portait
un dentier, son « équipement », comme il l’appelait, qu’il devait enlever chaque
soir avant de se coucher. Il m’en a caché l’existence les premiers temps – il ne
lui restait que deux dents. J’avoue que la première fois, cela m’a surprise, puis
je me suis habituée.
Longtemps, il a arboré une grosse chevalière au doigt. Jusqu’au jour où il a
déchiré la joue d’un gars en lui mettant une claque, dans un bar de Saint-
Tropez. Ça l’a d’autant plus ennuyé qu’il s’agissait d’un ami. Mais il pouvait
être impulsif, comme cette autre fois où, accoudé au bar, il a sorti un maillet de
sa poche pour assommer un type.
Jeune, il se faisait tailler des costumes sur mesure chez Dior. Au début des
années 2000, quand je l’ai rencontré, il portait des chemises roses ou bleues, ses
deux couleurs préférées, sur lesquelles étaient brodées les initiales « IJ », avec
un trois-quarts en cuir ou une veste chinée bleue. Avec l’âge, il dépensait moins
pour se vêtir.
Côté cuisine, Jacky était un fin gourmet, je l’ai déjà évoqué. En hiver, les
légumes destinés à sa soupe devaient être finement coupés en petits dés. Son
poisson préféré était le saint-pierre, qu’il accompagnait de patates douces. Il
appréciait aussi les langoustes, plus que la viande. Il mangeait peu, mais bien.
Il pitait (« picorait », en provençal). La seule fois où je lui ai vu un petit ventre,
c’était après son séjour à la prison de Luynes, où il s’était nourri plus que de
raison – on aurait dit qu’il attendait un heureux événement, mais ça lui allait
plutôt bien. Jacky pouvait aller faire les courses, mais il fallait se méfier : on lui
demandait une boîte de thon, il en ramenait dix. Était-ce l’effet de la prison ?
Il n’y avait pas séjourné assez longtemps pour être à ce point angoissé par le
manque, je crois plutôt que c’était sa façon de vivre. Et de dépenser.
Dans le verre, Jacky avait aussi ses préférences. Le caviar était forcément
accompagné d’une vodka à l’herbe de bison. Les fruits de mer se dégustaient
avec un verre de Ott, un vin de Provence. Le Jack Daniel’s ponctuait
régulièrement les repas. Il y avait aussi une place pour le monbazillac, dont il
versait un verre sur les pommes de terre avant de les mettre au four, et toujours
une bouteille de Ruinart au frais.
C’était également un bricoleur soigneux : lorsqu’il devait monter un meuble,
il fabriquait d’abord un gabarit en carton pour éviter toute erreur. Quand il
avait réparé un truc, il s’exclamait, fier de lui : « Ça, c’est du grand Jackson ! »
D’un naturel plutôt joyeux, Jacky était aussi un bon danseur. Doté d’un vrai
sens du rythme, il aimait que je pose mes pieds sur les siens et que je me laisse
porter le temps d’un slow. Il avait la moquerie facile et un grand sens de
l’humour. Il aimait me dire que j’avais « les mollets de Louis XIV ». À ma mère,
il lançait des piques dans le genre : « Ça va Mamounette, vous mangez bien ?
On s’en met bien dans le gobelet ? » On ne pouvait que l’aimer, même s’il savait
te manipuler, mais je n’étais pas en reste et le retournais telle une crêpe, le
connaissant par cœur.
Bon vivant, mon homme avait en même temps un côté taciturne, et même un
peu zinzin parfois. Il suffisait qu’un ami annule un dîner, comme cela s’est
produit une fois avec Fanou et Patricia, pour que cela se retourne contre moi :
de rage, il s’enfermait dans son appartement de la rue Pythéas et mettait la clé
dans la serrure pour que je ne puisse pas rentrer, alors que je n’y étais vraiment
pour rien ; ces jours-là, je rentrais chez ma mère. Comme les ours, il était
capable d’hiberner pendant six mois. Il restait dans la chambre, passait son
temps à fumer cigarette sur cigarette devant la télévision et ne m’adressait plus
un mot. Il se réfugiait dans ses pensées et ne sortait même pas pour manger : je
lui apportais son plateau-repas dans la chambre. Je crois pouvoir dire que ces
périodes funestes se produisaient surtout à l’approche de la fin de l’année. Cette
période ne lui avait jamais porté chance, ni à lui ni à ses amis, qui se faisaient
fréquemment « tanker », autrement dit jeter en prison, à l’approche de Noël.
Il est d’ailleurs mort en novembre.
À Fuveau, alors que Jacky avait passé six mois à tourner dans sa chambre
comme dans une cellule de prison, j’ai dû faire repeindre les murs, jaunis par la
fumée de ses Marlboro. Je me suis parfois demandé s’il n’était pas un peu
bipolaire. Il était capable, dans un accès de furie, de vous arracher le nez avec
les dents. Je l’ai vu plusieurs fois, dans des situations qui ne s’y prêtaient pas
forcément, mettre une gifle en public à un ami dont il désapprouvait le
comportement. Pour quelqu’un qui aimait se faire remarquer, c’était réussi !
Autour du champ de courses de Pont-de-Vivaux, on racontait aussi qu’il avait
fait administrer une piqûre d’un produit réservé aux chevaux à un mac qui lui
avait déplu, et que le gars avait été malade comme un chien pendant une
semaine. Je ne saurai jamais si c’était vrai ou faux.
Jacky cultivait ce côté sauvage et taciturne, mais il ne m’a parlé qu’une fois
de la mort : quand il est entré en prison, me laissant seule enceinte d’un mois, il
a exprimé sa crainte de ne jamais connaître l’enfant. Alors que nous passions
souvent par Cassis, à proximité du lieu où il avait été criblé de balles. Il
n’évoquait presque jamais le sujet, comme s’il s’agissait d’une affaire soldée,
mais depuis cette soirée de 1977, il devait dormir sur le dos, son bras droit un
peu en l’air, plié en deux. Il s’y était habitué. Il lui arrivait de pester contre ce
membre qui ne lui obéissait plus complètement, mais cet épisode terrible ne
semblait pas le hanter, du moins en apparence.
Les périodes sombres finissaient toujours par s’évanouir, et de nouveau
nous sortions, nous nous amusions. Un jour nous étions à Paris, et la semaine
d’après en Corse. Je suivais le mouvement, le plus souvent sans poser de
questions. En cas de besoin, ma mère gardait mes deux filles.

*
Jacky avait Toulouse dans le cœur, il s’était régalé à Paris, mais Marseille
était son port d’attache. Il disait en prenant l’accent espagnol : « Marseille est
une ville especial ! » Il l’aimait sans l’aimer, préférant l’île du Frioul à tout le
reste, pour la mer, mais le quartier de l’Opéra était son village, le carré où il
faisait sa vie. Pour moi qui avais grandi à la campagne, c’était un peu le Far
West, même si les bars à filles avaient peu à peu disparu pour laisser place à des
restaurants bien sous tous rapports.
Quand on voulait lui parler, on savait où le trouver. Le plus souvent, Jacky
passait l’après-midi Chez Tonton, au Comptoir de l’Opéra, le repaire des
commerçants juifs séfarades de Marseille, à enchaîner les parties de contrée,
une sorte de belote qui se joue à deux contre deux. Bernard Khalifa,
commerçant dans le prêt-à-porter, était souvent de la partie, comme Roland
Malek, le patron de L’Entrecôte, un restaurant du quartier. Son partenaire
s’appelait Claude Amsellem, originaire d’Oran, un homme qui n’avait
strictement rien à voir avec la voyoucratie et n’a d’ailleurs jamais posé la
moindre question sur ce sujet à Jacky, de vingt ans son aîné. Jacky dont Claude,
passé par Adidas, conserve un souvenir affectueux et amusé, comme il le confiait
durant l’été 2022 :

« Jacky aimait faire le bien. Chez lui, la main qui donnait était plus
heureuse que celle qui recevait. C’était un homme très cultivé, mais
s’il n’avait pas la réponse à votre question, il se taisait. Il parlait
souvent d’Oran, où il avait vécu lui aussi, et quand il venait dans nos
fêtes juives, il portait la kippa comme tout le monde. Il aimait la
loubia, servie tous les mardis Chez Tonton, le couscous du jeudi et
les petits rougets ou le merlan du vendredi. Je le considérais comme
un grand frère ! Comme il ne pouvait pas distribuer les cartes, à
cause de son bras, je le faisais pour lui. Jacky était bon joueur, mais
pas très bon perdant. Il voulait toujours gagner. Quand il perdait, il
râlait, mais ça lui passait deux secondes plus tard. On ne jouait
jamais d’argent, mais celui qui perdait payait sa tournée, le plus
souvent du thé à la menthe. Quand on était que tous les deux, on
jouait au jacquet – aux dominos Matador. »

Entre deux parties, se souvient-il, Claude Amsellem annonce un jour à son


partenaire qu’il doit partir voir son fournisseur de tissu en Tunisie. Jacky saute
sur l’occasion et se retrouve avec lui sur la plage de l’hôtel Résidence, à Tunis,
à boire un verre de rosé en dégustant des oursins, comme il me l’a raconté avec
truculence. Les deux voyageurs acceptent l’invitation à dîner lancée par le
fournisseur, Khaled, qui les convie au Café vert, l’une des tables réputées de
La Goulette. Le restaurant est plein à craquer, mais le temps que Khaled gare sa
BMW, une table se libère par magie pour accueillir les trois hommes. Chacun
s’emploie à jauger la notoriété de Khaled, à qui on ne refuse rien, lorsque le
patron du Café vert rejoint la table et s’adresse à Jacky :
« Vous êtes bien monsieur Imbert ?
— Oui.
— Monsieur Imbert, c’est un honneur de vous avoir… Vous ne vous en
souvenez peut-être pas, mais vous m’avez sauvé la vie à Paris 1. »
C’est lui qui avait dégagé une table en urgence.
« Il a fallu que Jacky insiste pour que le patron le laisse régler l’addition »,
raconte Claude, qui s’est plusieurs fois retrouvé à la table de Jacky en
compagnie d’Alain Delon, quand l’acteur tournait dans la région marseillaise.

« Jacky était respecté parce que c’était un seigneur, dit encore le


joueur de belote. Ce n’était pas un orgueilleux. Il était dans la
communauté juive comme chez lui, au point qu’un jour, pour son
anniversaire, il a choisi un traiteur kasher. C’était aussi un excellent
navigateur, je l’ai constaté le jour où nous sommes rentrés du Frioul
avec mon petit bateau alors que la mer s’était levée. Je voulais
rejoindre le Vieux-Port avec la navette, mais Jacky s’est récrié :
“Tu n’as pas honte ?” Et de sa main valide, il a pris les commandes
au milieu des vagues. »
9

L’affaire des paris truqués,


ou la course de trop

Jacky n’était pas le seul, dans le Milieu, à nourrir un amour inconditionnel


pour les chevaux. Son ami Robert Blémant, l’ancien commissaire de la DST qui
avait changé de camp, était lui aussi un cavalier émérite ; ensemble, ils avaient
assidûment fréquenté les champs de courses. Jacky a également partagé sa
passion avec un pilier de la bande des Trois Canards, Gaëtan Alboreo dit Coco.
Lorsque ce dernier n’était pas attablé au bar de la Croisière, quai du Port, à
Marseille, ou au bar de La Rascasse, dans le 17e arrondissement parisien, il
naviguait entre les champs de courses des Bouches-du-Rhône, un haras du
Calvados (au nom de sa femme) et le centre d’entraînement de Lamorlaye
(Oise). On voyait aussi souvent Coco au haras des Loges, à Avernes-sous-Exmes
(Orne), qu’il possédait en commun avec Marius Bertella et un troisième habitué
des Trois Canards, Henri Codde, né en 1925 à Marseille. Leurs chevaux étaient
enregistrés auprès de la Société du cheval français sous le nom d’un ami, sous
les couleurs duquel ils couraient.
Posséder un haras, pour un bandit, était le signe de l’absolue réussite. Les
renseignements généraux, qui avaient en charge la surveillance du monde
hippique, étaient à l’affût, comme en atteste ce rapport du 9 novembre 1972
relatant les dessous de la visite à Marseille de M. Romanet, secrétaire général de
la Fédération nationale des sociétés de courses de France. Intrigués par la
présence, dans le sillage de cet officiel, de « plusieurs individus connus pour leur
appartenance au Milieu, qui assuraient eux aussi sa protection », les policiers des
RG l’ont questionné. À la suite de confidences faites à des propriétaires de
chevaux au sujet de menaces le visant directement, le patron de la Fédération
leur a expliqué avoir été rassuré : indésirable ou pas à Marseille, il pouvait s’y
rendre « en toute quiétude ». Une « surveillance » serait exercée pour le
protéger, lui avait-on promis. Par des voyous, si l’on s’en tenait aux observations
des policiers des RG, qui avaient remarqué la présence de voitures appartenant à
plusieurs personnages connus pour avoir fréquenté le bar des Trois Canards,
dont celles de Marius Bertella et d’Eugène Matrone.
« Le séjour de M. Romanet se déroule sans incident et sa présence sur
l’hippodrome du parc Borély ne soulève aucune réaction, mais il s’est cantonné
dans l’enceinte des balances et les salons des propriétaires, sauf lors du Grand
Prix, où il a rejoint dans les tribunes M. Comiti, ministre de la Jeunesse et des
Sports, et M. Defferre, député-maire de Marseille », écrit l’agent des RG. Seul
souci notable, sans rapport avec la présence de malfrats : il a fallu envoyer la
police pour dégager la piste, envahie par des turfistes mécontents d’une décision
d’un « juge aux allures » après l’arrivée de la troisième course.
Pour le reste, « des individus forts connus des services spécialisés de la PJ »
ont suivi en permanence le visiteur venu de Paris, de l’aéroport au restaurant, en
passant par son hôtel et les terrains de courses, notamment à bord d’une BMW
bleue et d’une Mercedes blanche. Une surveillance parallèle, comme il existe à
l’époque une police parallèle composée de fidèles du gaullisme, effectuée en
l’occurrence par des gangsters très intéressés par la chose hippique – certains
d’entre eux sollicitaient des couleurs depuis plusieurs années auprès des
autorités, sans succès.

« Je dois préciser, écrit le commissaire, que la “surveillance” et la


“protection” dont ils parurent entourer avec zèle M. Romanet fut tout
de même relativement discrète et en tout cas exécutée à distance.
Durant la réunion hippique, ils [les gangsters] évoluèrent tout
l’après-midi parmi les “gens du cheval”, dirigeants et membres des
sociétés de courses, propriétaires, entraîneurs et personnalités locales
invitées. Eugène Matrone se tenait plutôt du côté du pesage, où il
paraissait lui aussi remplir une mission de surveillance parallèle en
compagnie d’un autre voyou, Sauveur Pironti. »

Jacques Imbert, homme qui ne faisait pas les choses à la légère, a les deux
pieds dans le milieu hippique. Dès 1968, il a obtenu sa licence de trot attelé.
Quatre ans plus tard, alors que ses amis grenouillent autour des champs de
courses, il court sur l’hippodrome de Cagnes-sur-Mer, devenu driver de sulky
dans sa spécialité. Pesant soixante-quinze kilos pour un mètre soixante-douze,
le Mat a le gabarit idoine pour le trot attelé. Il remporte victoire sur victoire,
cumulant vingt-neuf podiums en deux saisons, dont celui de champion de France
en 1973.
Une entrée en matière si fracassante que son ami Alain Delon lui propose de
monter une écurie avec le célèbre Pierre-Désiré Allaire dans le rôle d’entraîneur.
Un homme, disait Jacky, « capable de transformer en phénomène un cheval
promis à l’abattoir ». Investi corps et âme dans ce nouveau milieu, Jacky en
profite pour se rapprocher de son premier fils, Jean-Louis, qu’il intronise à son
tour comme jockey. Le père et le fils couraient volontiers ensemble, jusqu’à ce
terrible faux pas, cette même année 1973.
Ce jour-là, alors que l’on se presse pour assister au prix Bride Abattue, à
Cagnes-sur-Mer, dans le sud-est de la France, un groupe de parieurs mise sur le
3, le 1 et le 14. Toulois, Right Ho et Bodensee. Trois canassons de seconde zone,
des « tocards », comme on dit dans le jargon. Mais ils remportent la course à la
stupeur générale, avec à la clé la somme gigantesque de cinq millions cinq cent
mille francs pour les parieurs. Le rapport est hors norme : treize mille francs
pour une mise de trois francs. De quoi susciter quelques interrogations quant au
comportement des jockeys, soupçonnés pour certains d’avoir retenu leur
monture moyennant une commission, et entraîner l’ouverture d’une enquête
judiciaire.
Première révélation : parmi les heureux gagnants figurent deux notables du
crime, Jacky Imbert et Jean-Louis Fargette, le futur parrain de Toulon. Quatorze
jockeys sont inquiétés par la justice, dont le propre fils de Jacky, qui sera radié à
vie des pistes de courses. L’entraîneur Pierre-Désiré Allaire, au sommet de sa
gloire, est brièvement incarcéré à la prison d’Évreux, avant d’être privé de sa
licence et interdit d’hippodrome pour dix-huit ans à la demande du ministre de
l’Intérieur.
Jacky, lui, encaisse une lourde sanction : il lui est désormais interdit de
driver Équiléo, considéré à l’époque comme le deuxième meilleur cheval du
monde derrière Bellino II, qu’il a battu une fois aux États-Unis. Il ne sera jamais
condamné, mais la déception est énorme pour ce passionné qui se voit éloigné de
ces courses dans lesquelles il mettait tant de cœur, au point de confier un jour à
Christine que cette affaire avait « ruiné » sa vie.
10

« Tu me pompes l’air avec


tes chevaux ! »

Mon homme aimait les animaux, et pas seulement les chiens, comme celui
que nous avions à Fuveau, un danois du genre dominant qui effrayait le facteur
et qu’il a dompté d’un brutal coup de poing sur la tête, histoire de lui faire
comprendre qui commandait. « Les petits chiens ne servent à rien », disait-il.
Quand je l’ai rencontré, il possédait trois chevaux de course. Il fallait se lever à
5 heures du matin pour aller les nourrir au haras de la Capelette, à Pont-de-
Vivaux. On prenait le scooter et on faisait une escale chez le primeur. Il leur
achetait des carottes bio, qui devaient être découpées en parts égales, comme les
fruits ; le gars devait nous prendre pour des fous. « Le cheval, c’est con comme
la lune », disait-il, mais il les choyait. C’est pour eux qu’il mettait le réveil, en
particulier pour Inferno, un mâle castré qu’il adorait.
Un matin, voyant l’animal se détourner de la main que je lui tendais, j’ai
craqué : « Tu me pompes avec tes chevaux ! Tu les coupes en petits dés et il les
regarde même pas ! »
Le manège dure jusqu’au jour où l’entraîneur lui lance, sans peser ses mots,
au sujet de l’un de ses canassons :
« Ton cheval, je vais le tuer, c’est un âne !
— Je vais plutôt te tuer toi ! » réplique Jacky, tendu.
Il rapatrie aussitôt ses trois chevaux, sulky en carbone inclus, chez son ami
Pierre-Désiré Allaire, l’entraîneur avec lequel il avait connu tant de succès
avant le crash de 1973 et qui pouvait désormais fréquenter à nouveau le métier.
L’un des trois était vraiment un « âne », mais ce ne sont pas des choses qu’il
fallait dire à Jacky. Pour l’anecdote, les chevaux étaient au nom d’une amie de
l’entraîneur… qui les a finalement vendus dans son dos, preuve que Jacky
n’était pas toujours bon en affaires lorsqu’il y avait une femme au milieu.
Mon mari avait un amour fou pour les équidés et une confiance aveugle en
leurs qualités. À tel point qu’après le guet-apens dont il avait été victime en
1977, miraculeusement en vie malgré les balles, il s’était fait livrer des litres de
sang… de cheval, qu’il buvait chaud, deux à trois fois par semaine. « C’est bon
pour la santé », soutenait-il.
Lui et moi passions beaucoup de temps sur les hippodromes. Le 25 août
2003, nous avons été invités à Cagnes-sur-Mer, avec mes filles, à l’occasion de
la coupe du monde de trot. Nous y avons retrouvé quelques bons amis, comme
Marcel Gélabert, le promoteur immobilier, et sa femme. Jacky a également revu
avec plaisir son vieil ami Jefferson, Jeff pour les intimes, présentateur des
courses de chevaux sur la chaîne spécialisée Equidia. De quoi le pousser à
accueillir à bras ouverts le retour sur les pistes de Pierre-Désiré Allaire, qui
renoue le contact avec Jacky lors d’un passage par Marseille, un bon mois plus
tard. L’entraîneur a amené dans ses bagages un cheval parisien, Jackal, qui
malgré sa faible cote et un driver qui l’épuisait, aux dires d’un Jacky grimaçant,
est sorti gagnant d’une course organisée cette fois à Pont-de-Vivaux, Pierre-
Désiré Allaire a de nouveau fait la une à cette occasion, sans parler des profits
engrangés par Jacky, qui avait suivi les conseils de son ami et misé gros sur ce
canasson prometteur appartenant à M. Urano. Jaloux de ses « tuyaux », il ne les
avait pas partagés avec moi, le plaisir d’être seul à gagner était chez lui plus
fort que tout.
Pour Jacky, ces sorties étaient aussi l’occasion de fréquenter une haute
société que les voyous, en général, regardent de loin. Il y avait en effet toujours
du beau monde autour des champs de courses, une passion partagée par un
certain nombre de stars du showbiz, et pas seulement Alain Delon. Nous nous
sommes ainsi retrouvés une fois au restaurant des propriétaires, à Vincennes, où
l’on a annoncé au micro l’arrivée de Jean-Paul Belmondo et de sa femme,
Natty. J’étais tellement impressionnée que j’ai voulu prendre une photo ; Jacky
a éclaté de rire en me voyant faire. « Cri, qu’est-ce que tu fais ? » Nous aussi on
est des stars, a-t-il eu l’air de dire. Je me suis abstenue, sentant que mon geste
aurait été mal perçu, d’autant que Belmondo était nettement moins la tasse de
thé de Jacky que Delon. Ce qui lui faisait briller les yeux, c’était le trot de Kiss
Melody, une jument appartenant elle aussi à M. Urano, toujours entraînée par
Pierre-Désiré Allaire. « C’est une danseuse ! s’exclamait-il. Elle ne court pas,
elle vole. »
J’aurai une nouvelle fois l’occasion de croiser Jean-Paul Belmondo en
mars 2018, à Marseille, lors d’un match de boxe organisé par les frères Acariès,
Louis, l’ancien boxeur, qui supervisait désormais une petite équipe de sportifs,
et Michel, l’incontournable promoteur de galas. Nous n’étions pas venus en
simples spectateurs puisque Jacky était en quelque sorte le meilleur protecteur
des frères, leur rempart contre tous les rackets. Louis Acariès n’étant, à
l’époque, pas très loin de l’Olympique de Marseille, Jacky avait indirectement
un pied dans les affaires du club.
L’après-match a été mémorable : chacun a encaissé sa dose maximale de
vodka dans un bar de la place aux Huiles. À la maison, Jacky s’est effondré sur
le canapé. Le lendemain matin, de retour de la messe du dimanche, ma mère l’a
trouvé sur le carrelage. Il a ouvert un œil et lui a posé cette question qu’elle n’a
jamais oubliée : « Mamounette, est-ce que je suis au paradis ? »
Comme les courses hippiques, la boxe était un carrefour où le gentleman
croisait la star, qui fricotait avec le demi-monde. À travers ses liens avec les
frères Acariès, Jacky avait un accès direct au ring. Il aimait la boxe avec autant
de passion qu’il suivait les courses de chevaux ou les championnats de
formule 1, qui le clouaient des heures entières devant la télévision. Les Acariès
lui ont même demandé, un jour, de contribuer à l’organisation d’un combat dans
la région de Palavas-les-Flots. Le fils aîné de Jacky étant marié à la fille d’un
homme influent dans la région, il a fait jouer ses relations. Il y avait en vedette
Mahyar Monshipour, boxeur d’origine iranienne naturalisé français, qui sera
l’année suivante champion du monde des poids super-coqs, et qui ce jour-là a
dominé le Marseillais Mustapha Hame par arrêt de l’arbitre au 6e round.
Outre les hippodromes et les rings, Jacky fréquentait un autre univers couru
par le grand monde : l’opéra. Cette incroyable passion lui venait de son père,
qui était un ténor et l’amenait parfois aux répétitions, à Toulouse, quand il
joignait sa voix à celles qui accompagnaient Claude Nougaro, le chanteur phare
de la Ville rose. Jacky appréciait par-dessus tout les chanteurs italiens aux
accents tragiques et les histoires d’amour déchirantes, avec un faible pour
Luciano Pavarotti et la Callas. Il pouvait passer des heures le casque sur les
oreilles, à s’enflammer pour La Bohème, fredonnant en chœur des paroles qu’il
connaissait sur le bout des doigts. Une passion que partageaient au demeurant
des hommes de l’envergure de Roland Dumas, ancien avocat talentueux entré en
politique, et bien d’autres éminents représentants de la grande bourgeoisie, des
personnalités qu’il côtoyait le temps d’une soirée.
Pour lui faire plaisir, j’ai accompagné Jacky au Vélodrome pour la dernière
apparition de Luciano Pavarotti à Marseille, le 15 juin 2002. Il n’avait plus
toute sa voix, à la grande tristesse des amateurs. Je me suis endormie et ma tête
est malencontreusement tombée sur l’épaule de ma voisine, une dame âgée (il
n’y avait que des grisonnants autour de nous) qui n’a pas protesté, bercée par
les mots d’amour de La Bohème. Jacky était trop absorbé pour réagir.
Dans le monde des voyous, mon homme était décidément au-dessus du lot,
lui qui pouvait passer pour un notable, lui que l’on aimait fréquenter pour son
aura, sa culture et la légende qui l’entourait. Le mot « parrain » le faisait rire,
mais il lui allait comme un gant. Pour moi, il était tout simplement le numéro un.
Tout le monde, même les célébrités, courait derrière lui. Par l’entremise de son
avocate, Me Sophie Bottai, nous nous sommes ainsi retrouvés à table avec
Christine Deviers-Joncour, aspirée dans la spirale de la gigantesque affaire Elf,
le dossier politico-financier des années 1990. Dans un restaurant situé sur la
route de Gardanne, elle nous a raconté ses péripéties avec le ministre des
Affaires étrangères de François Mitterrand, Roland Dumas, qu’elle avait
couvert assez courageusement. Elle était désormais à la rue.
À un moment, Jacky l’a interrompue pour lui dire de façon assez directe ce
qu’il aurait fait à sa place : « Il ne fallait pas rendre les sous ! » Du haut de son
charme fou, Christine Deviers-Joncour a souri. Elle n’arrêtait pas de regarder
Jacky, visiblement troublée par le personnage. Au point de me fendre à un
moment d’une petite mise au point : « Si je vous dérange, vous me dites. » Au
demeurant, j’étais assez d’accord, elle n’avait pas été maline de rendre les sous,
d’autant qu’ils lui avaient fait la misère et l’avaient envoyée sous les verrous.
11

Le Mat contre Zampa, match à mort

Jacky le Mat et Gaëtan Zampa ont appris à se connaître dès 1958 sous les
sunlights de L’Ascenseur, la boîte de nuit tenue par la cultissime Monique
Sessler, à deux pas du Vieux-Port, où Jacky et Alain Delon feront table
commune pendant le tournage du film Borsalino, dix ans plus tard. À l’époque,
Jacky multipliait les allers-retours entre Paris et Marseille, où il accompagnait
Monsieur Robert, le commissaire de police recyclé dans les cercles de jeux qui
avait bien connu Mathieu Zampa, le paternel, pendant la guerre. Par la suite,
chacun a suivi son chemin vers le sommet du banditisme. Jacky s’est épanoui
dans le racket et le jeu sous la protection de Marcel Francisci, qui lui a permis
d’investir dans ses cercles, notamment l’Aviation Club, avec les dividendes que
l’on sait ; incontournable à Marseille, Tany le Napolitain a mordu pour sa part à
l’hameçon de l’héroïne, produite à partir de la morphine-base importée depuis
les hauts plateaux turcs.
Non seulement il y avait encore de la place pour ces deux crocodiles, qui ne
se jalousaient pas, mais la confiance était assez forte entre eux pour qu’ils soient
montés sur la même moto à l’heure d’éliminer Antoine Guérini, pilier de la
famille régnante dans la cité phocéenne, le 23 juin 1967, sur fond de guerre des
cercles dans la capitale : on n’est pas complice d’un crime si on doute de l’autre.
Mais les points de friction vont s’accumuler.
Le premier tournant se dessine au début des années 1970, alors que Gaëtan
Zampa salive sur les bénéfices amassés par Francis Vanverberghe, dit le Belge,
et ses amis dans le trafic de stupéfiants. Le Marseillais d’origine napolitaine
prend ombrage du succès de ce nouveau venu, de treize ans son cadet 1. Au nom
d’une amitié de quartier, il le convainc de lui avancer cinquante kilos d’héroïne
pure, à crédit, une drogue « tournée » par le meilleur chimiste du moment. Sauf
qu’il décide de ne pas rembourser sa dette, prétextant avoir égaré la
marchandise. Non seulement il s’assied sur cette dette de deux millions de
francs, mais il emprunte au trop généreux Francis quatre cent mille francs
supplémentaires, signant le premier carottage sérieux de l’histoire du commerce
de stupéfiants – pas le dernier, les trafiquants vont en faire une spécialité.
La tension monte. Qui fera parler les armes en premier ? En faute et sûr de
sa puissance, Zampa prend les devants. Le 5 septembre 1972, il fait abattre les
trois hommes envoyés par le Belge pour négocier le remboursement de sa dette,
Robert di Russo, Daniel Lamberti et Jean-Claude Bonello, dont les corps sont
retrouvés à bord d’une Peugeot 504 dans le quartier du Canet, à Marseille.
Le Belge réunit ses partisans à Paris, parmi lesquels plusieurs Bastiais connus
des services spécialisés. Et la réplique ne tarde pas, avec l’exécution à Propriano,
le 14 octobre 1972, de Félix Peraldi, un bandit corse tenu pour responsable de ce
triple assassinat.
« Il faut éliminer cette bête furieuse », aurait lancé Zampa, qui se venge en
faisant tuer un certain Gilbert Rouvier le 26 décembre 1972, puis deux autres
hommes le 18 février 1973. Le cycle infernal de la vendetta est lancé.
Le 31 mars 1973, deux proches de Zampa, Joseph Lomini et Albert Bistoni, sont
tués par trois hommes, entrés armes à la main dans le bar marseillais où ils
avaient leurs habitudes, Le Tanagra. La police, qui jusque-là comptait les points,
lance ses filets et interpelle une trentaine de malfaiteurs, membres des deux
camps, le 10 avril 1973 à 6 h 30. Tany Zampa échappe à la rafle, probablement
prévenu par un informateur au sein de la police, lui qui s’est débrouillé pour
faire capoter l’évasion du beau-frère du Belge, Tony Cossu, retenu entre quatre
murs… Tout en essayant d’attribuer cet échec à la « mauvaise mentalité » de
Vanverberghe.
Sur le terrain, alors que Francis le Belge est incarcéré le 20 janvier 1974
pour trafic de stupéfiants, « un malfaiteur d’envergure », comme disent les
policiers, est aspiré par le conflit : Jacky le Mat. Zampa exige de son
compagnon, lui aussi ancien pilier du bar des Trois Canards, qu’il se range de
son côté ; son refus est interprété comme une déclaration de guerre, mais Jacky
n’en démord plus, lui qui vient de lier connaissance avec le Belge à la faveur
d’une brève incarcération aux Baumettes. Les deux hommes ont désormais un
ennemi commun. Ils vont unir leurs forces avec une rage qui transpire dans les
mots de l’un des acteurs de cette « guerre », proche de Jacky, plus de trente ans
plus tard :

« Tany était un profiteur, un serpent à sonnettes. L’argent de la came


lui est monté à la tête. Et comme il était tordu, il a préféré faire tuer
les trois jeunes au lieu de rembourser ce qu’il devait. C’est comme ça
qu’il a remercié Francis de la confiance qu’il lui avait accordée. Il a
fait ensuite son cinéma, essayant de faire croire qu’il n’y était pour
rien. Il a même tenté de faire porter le chapeau à Francis !
Le malheur, c’est qu’il a entraîné la mort de braves gens des deux
côtés 2. »

*
Brièvement incarcéré pour port d’arme illégal le 28 avril 1975, Gaëtan
Zampa affiche sa suprématie dès sa sortie en investissant de fortes sommes
d’argent dans les bars et les discothèques d’Aix-en-Provence, la poule aux œufs
d’or du Milieu corso-marseillais. Le Mat prend lui aussi ses aises. Il lorgne sans
le cacher vers un territoire que Tany a du mal à partager, la Côte d’Azur, ses
luxueuses villas faciles à cambrioler et son casino lucratif, Le Ruhl, dont la
« protection » est assurée par l’un de ses lieutenants, Jean-Pierre Roche,
moyennant cinq cent mille francs par mois (un peu plus de soixante-quinze
mille euros). Un casus belli qui en amène un autre, alors que l’un des hommes
de main du Napolitain, Henri Bernasconi, se rapproche de Jacky pour lui
proposer un coup : la « mise à l’amende » de l’homme d’affaires Samuel Flatto-
Sharon, Salomon Szyjewicz de son vrai nom, parti se planquer en Israël après
quelques retentissantes escroqueries commises en France.
Rescapé de la Shoah, devenu à 20 ans, en 1950, le « roi des chiffonniers » à
Paris avant d’investir dans l’immobilier, la restauration, les cabarets, puis le
pétrole et les métaux précieux en Afrique, Flatto, comme on le surnomme, a
toujours été pris en compte par Zampa. Une « protection » là encore payante qui
a débuté au temps où le Franco-Israélien a mis un pied dans le milieu de la nuit,
où l’on ne fait pas de vieux os sans solides alliés dans la pègre.
Jacky le Mat trouve assez alléchante la proposition de Bernasconi, et c’est
flanqué de ce garçon et de quelques amis marseillais, dont les frères Cassone,
fidèles parmi les fidèles, qu’il monte à Paris à l’assaut des millions de Flatto. La
cible : son « représentant » dans la capitale, un Arménien qui se retrouve
menotté dans le coffre d’une voiture et transféré en Suisse, dans un chalet isolé.
Sous la menace, l’homme accepte de vider l’un des coffres du businessman.
Butin : huit millions de francs. Et quelques conséquences d’importance diverse :
élu député de la Knesset l’année suivante (échappant à la justice fort de cette
immunité), Flatto fera interdire Jacques Imbert de séjour en Israël, un pays qu’il
fréquentait, non sans oublier de se plaindre auprès de son protecteur officiel.
Gaëtan Zampa, maladivement jaloux en plus d’être hypocondriaque, le prend
très mal. Si ses propres hommes le trahissent, alors qu’il est en guerre avec le
Belge et que le gouvernement américain presse la France d’agir contre le trafic
d’héroïne, il va lui falloir sévir. Sérieusement. Sa prochaine cible, c’est décidé,
sera Jacky le Mat. Son ancien frère d’armes.

*
Ce 1er février 1977, Jacques Imbert joue aux cartes dans un bar de Cassis,
Le Cendrillon. On se salue après la dernière belote. Au volant de la BMW
orange qu’un ami lui a prêtée, visible à cinq cents mètres, même de nuit, il
regagne vers 20 heures la résidence Les Trois Caravelles, où il dispose d’un
appartement. Un commando l’attend sur le parking, à l’abri des buissons. Trois
hommes cagoulés le cueillent à coups de balles de 11,43 et de chevrotine… Les
jambes, les bras, le torse sont touchés. Sa mâchoire explose, une balle aurait
même perforé la joue avant de ressortir par la bouche.

« Ils ont commencé à tirer au moment où j’ai ouvert la portière de la


voiture, racontera Jacky une fois remis sur pied. C’est là qu’ils ont
commis une erreur. Quand on veut descendre quelqu’un, on attend
qu’il soit sorti de la voiture, à découvert. L’un des trois s’est
approché pour m’achever. Tout prêt, il a braqué son fusil vers moi.
Je me suis jeté en arrière pour l’éviter. En levant la jambe, j’ai dévié
la trajectoire du canon. Il a voulu recharger, mais le fusil s’est
enrayé. »

« Laissez-le mourir doucement comme un chien, une salope pareille ne


mérite pas le coup de grâce », aurait lâché l’un des membres du commando,
identifié par la suite comme étant Gaby Regazzi.
Jacky ne perd pas connaissance. Il rampe jusqu’à l’entrée de l’immeuble, le
bâtiment Santa Maria. Une voisine le voit et prévient le concierge en râlant parce
qu’il salit le sol avec tout ce sang. Les pompiers arrivent rapidement, le
transportent à l’hôpital d’Aubagne, mais vu son état, il est transféré en urgence à
l’hôpital de la Timone, à Marseille, où l’on relève vingt-deux impacts sur son
corps.
Trois médecins s’unissent pour lui sauver la vie, François Grisoli, Lino
Aubagnac et Pierre Cezilly. Transformé en hématome géant, Jacky ne sent plus
rien. Avant de sombrer dans le coma, il exige qu’on l’ampute de ce bras droit
déchiqueté par les balles. Les médecins s’y opposent et parviennent à en extraire
les sept balles et les quinze plombs de chevrotine.
Trois hommes débarquent en urgence pour assurer la protection du blessé à
l’hôpital, au cas où les assassins reviendraient achever leur besogne : les frères
Serge et Roland Cassone et leur neveu Théophile, indéfectibles complices et
amis du Mat, qui leur confie au réveil : « Je vous ai tous les trois, mais le reste
de la France est contre moi. » Ils le changent de chambre tous les jours et
déjouent une nouvelle attaque…
Jacky s’en sort avec une longue balafre sur le côté droit du visage et un bras
droit définitivement insensible – il ne lui restait plus qu’à apprendre à tirer avec
sa main gauche. N’importe quel individu normalement constitué aurait
succombé, d’où ce nouveau surnom qui ne lâchera plus Jacky : l’Immortel. Non
seulement ses ennemis ne l’ont pas éliminé, mais ils ont commis une autre
erreur : l’un d’eux a relevé sa cagoule après le dernier coup de feu. Et n’a pas
l’ombre d’un doute sur son identité : il a reconnu Gaëtan Zampa, dont il a fait
sauter le fiston sur ses genoux. Il n’a pas eu de mal à identifier les deux autres
participants, Gabriel Regazzi, dit Gaby, lui aussi un ami de longue date, et Jean-
Pierre Roche, dit Bimbo, tous deux chargés, entre autres, du racket exercé contre
Le Ruhl, le casino de Nice. Il fait de l’accomplissement de la vengeance le
moteur de sa reconstruction. Une tâche à laquelle il se consacre dès sa sortie de
l’hôpital, après trois semaines de soins, hébergé sur le Vieux-Port par l’un de ses
proches, Daniel, dit Bikou.
« J’aurais donné ma vie à Zampa », répétait Jacky à chaque fois qu’il
revenait sur cet épisode. Il avait longtemps considéré Tany comme un frère. Le
sentiment de trahison n’en était que plus brûlant. Il ne donnera jamais les noms
des tueurs à la police, mais l’hécatombe qui suivra sera à la hauteur de sa
déception. « J’ai mis dix ans à me venger, disait-il encore en serrant les dents,
mais ils sont tous morts. Tous ! »
« La valse macabre reprend le 3 mars 1977, à 12 h 45 », consignera après la
bagarre un enquêteur de l’Office central de répression du banditisme. Première
victime : Gaby Regazzi. Abattu d’une rafale de PM 9 mm à la sortie du cimetière
Saint-Pierre à Marseille alors qu’il venait de déposer des fleurs sur la tombe de
son fils, décédé accidentellement. Il n’a pas eu le temps d’utiliser son pistolet
MAB 7,65 – une arme dérobée en 1969 dans le Vaucluse. Aucun renseignement
n’est recueilli sur les tueurs, mais la victime faisait partie du commando qui a
tenté d’éliminer Jacky le Mat.
Le lendemain, le clan Zampa riposte en abattant un ami du Mat, Félix
Cattaneo. Déjà pris pour cible un an auparavant, il est tué par un nombre
d’auteurs indéterminé, armés de deux pistolets 9 mm et d’un fusil de chasse, à
21 h 50, devant son domicile à Cros-de-Cagnes.
Suite des hostilités quatre mois plus tard avec une cible de choix : Bimbo
Roche, lui aussi identifié par Jacky le Mat comme l’un des hommes qui lui a tiré
dessus à Cassis. Le 30 juillet 1977, en début d’après-midi, l’homme circule rue
Maeterlinck, à Nice, à bord d’une Mercedes au nom de la société exploitant le
dancing Le Camargue, dont la majorité des parts est entre les mains de son
épouse, lorsque deux hommes ouvrent le feu sur lui. Roche est atteint par cinq
projectiles de calibre 11,43. Les deux tueurs, dont l’un mesure autour d’un mètre
quatre-vingt-dix, disparaissent à bord de deux véhicules. « Officiellement
contrôleur général au casino Ruhl, Bimbo Roche était un ami de l’acteur Alain
Delon, avec lequel il est souvent vu dans des galas et des présentations de
films », rappelle l’enquêteur dans sa note.
Le retour de bâton se produit dans la nuit du 20 au 21 octobre 1977 : Robert
Carvin, membre du clan Imbert, est abattu dans le jardin de sa villa à Marseille
d’une balle de 11,43 dans le cœur. La police découvre près du corps un revolver
Smith & Wesson .38 Special, non utilisé, dérobé deux mois plus tôt dans une
armurerie de Marseille.
Quelques heures plus tard tombe un autre membre du clan Zampa : Jean-
Claude Regazzi, le neveu de Gaby. Alors qu’il montait dans sa voiture, « il est
fauché par une rafale de pistolet-mitrailleur tirée par un homme dissimulé dans
un 4L fourgonnette ». Pas plus que son oncle, il n’aura pas le temps de sortir son
arme, un pistolet automatique, un Astra 9 mm. Dans la 4L sont saisis un pistolet-
mitrailleur Thompson et un pistolet automatique 11,43 de marque Remington.

« Devant cette reprise de l’hécatombe, la PJ de Marseille met les


bouchées doubles et retrouve la trace de Jacques Imbert, sur lequel
elle accentue ses surveillances, écrit l’enquêteur. Le 25 novembre
1977, “le Mat” et deux acolytes, Étienne Armao et Georges Masia,
dit “Jo”, se tiennent dans une voiture, un coupé BMW, en
stationnement avenue Negresco, à proximité de la contre-allée du
boulevard Michelet, dans le 8e arrondissement de Marseille.
La BMW est au nom de Ginette C., une amie d’Armao. Il y a tout
lieu de penser que le trio est en embuscade et le top d’interpellation a
lieu à 10 h 30. Imbert est porteur de deux armes passées à la ceinture,
un pistolet automatique Herstal 9 mm et un .38 Special
Smith & Wesson. Cette dernière arme provient du même
cambriolage que le Smith retrouvé près du corps de Robert Carvin.
Pressés par les questions des enquêteurs sur la raison de leur
présence en ce lieu, ils ne parlent pas, tout juste si l’un d’eux
reconnaît avoir été là “pour filer le trac à quelqu’un”, mais il ne
pourra être retenu à l’encontre d’Imbert que les infractions de port
d’armes et de munitions avec circonstances aggravantes ainsi que le
recel, motivant, après sa présentation devant le procureur de la
République, son écrou le 27 novembre à la maison d’arrêt des
Baumettes. »

Les trois hommes étaient ce jour-là en planque à environ cent cinquante


mètres du domicile d’un ami de Zampa, Henri-Paul Malafronte 3, sauvé par
l’intervention de la police, tandis que Jacky a assumé, seul, les armes en leur
possession, non sans fournir une explication aussi rationnelle que possible :
depuis son « accident », il se sentait « menacé ». Condamné à dix-huit mois
ferme pour « port d’armes prohibées », il reste six mois dans l’établissement
pénitentiaire marseillais.
« Si aucune certitude n’a pu être obtenue quant aux raisons exactes de cette
“guerre”, Jacques Imbert ne se connaissant pas d’ennemi, il ne semble pas
qu’une accalmie soit envisageable à brève échéance », pronostique l’officier de
police judiciaire, à qui les événements donnent raison : huit hommes vont
mourir, répartis à peu près équitablement entre les deux camps. Le coup le plus
dur, pour Jacky, est le décès du frère de Roland Cassone, Serge, qu’il considérait
comme son fils spirituel – combien de fois Jacky a répété à Christine qu’il leur
avait dit de ne pas aller à ce rendez-vous…
Les Cassone, connus pour vols à main armée, notamment au préjudice de
transporteurs de fonds, tombent le 21 avril 1978 dans un guet-apens sur le
chemin de leur villa de Simiane-Collongue, non loin de Marseille. En
embuscade dans un vieux cabanon en bordure de route, plusieurs hommes
ouvrent le feu à 11 heures avec un fusil de chasse calibre 12, un 11,43, un
pistolet-mitrailleur Thompson et d’une carabine USM1 30 mm, lorsque les frères
arrivent à leur hauteur. Les deux hommes ne sont pas manchots et ripostent
« courageusement » avec leurs revolvers .357 Magnum. Malgré leur résistance,
Serge, le plus jeune, meurt des suites de ses blessures. Grièvement touché,
Roland se tiendra pour toujours sur ses gardes, comme ce jour de
novembre 2007, trente ans plus tard, où les policiers venus l’arrêter pour son rôle
présumé dans un cercle de jeux parisien, alors qu’il taillait ses haies, auront la
surprise de découvrir un pistolet Glock 9 mm à sa ceinture, une balle engagée
dans la chambre, et un chargeur dans chaque poche de son pantalon, arsenal
qu’il justifiera ainsi : « C’est un peu comme quelqu’un qui aurait une pipe et
deux paquets de tabac dans la poche… Quand je mange chez moi, je l’ai à côté
de moi. J’ai été victime d’un attentat, mon frère a été tué et moi, j’ai failli
mourir. »
Les policiers s’accordent à dire qu’il s’agit là d’un sévère revers pour
l’équipe du Mat, qui perd un nouveau « soldat » dans la foulée avec la mort de
Bernasconi, celui qui avait quitté Zampa et changé de camp, abattu le 18 mai
1978, à 11 heures lui aussi, par le passager d’une moto qui crible sa fourgonnette
de balles de 11,43, le calibre des voyous – l’armée américaine en a abandonné
des caisses à la fin de la guerre.
Bientôt remis en liberté, Jacky fréquente durant quelques jours son bar favori
du boulevard de Strasbourg, à Marseille, avant de se replier dans la capitale. Son
ennemi mortel est encore maître du jeu dans la cité phocéenne, où il dispose
d’une réserve d’hommes prêts à tout pour lui, mais la guerre ne tarde pas à se
déplacer à Paris, où deux membres du clan Zampa sont assassinés, l’un le 28 juin
1980, l’autre le 11 novembre 1980. Le Mat apprend cependant que le Napolitain
est parvenu à identifier son domicile parisien : un studio à Neuilly-sur-Seine, qui
communique (par la terrasse) avec l’appartement occupé par la Baronne,
Jacqueline Baudouin, et son mari ; il déménage aussitôt, à regret. Au passage, il
a vainement tenté de faire extraire de son bras mutilé une dernière balle,
souvenir de la fusillade de Cassis, dans une clinique du quartier.

*
L’exécution de Gilbert Hoareau, dit le Libanais, pris pour cible par trois
hommes le 16 octobre 1983 alors qu’il quittait la brasserie Les Danaïdes, à
Marseille, modifie brusquement le rapport de force, cette fois à l’initiative de la
police. L’une des pistes mène à Gaëtan Zampa, dont le Libanais était plutôt
proche jusqu’au moment où il a tenté de faire main basse sur un établissement de
Cassis, La Locomotive, tout en montrant des velléités de prendre le contrôle de
La Rotonde, l’une des brasseries les plus en vue d’Aix-en-Provence, alors dans
l’orbite du Napolitain.
Au domicile de la victime, la police saisit une comptabilité liée aux affaires
occultes des malfrats marseillais. Deux semaines plus tard, vingt et une
personnes sont interpellées, toutes proches de Tany, dont sa femme, Christiane,
et même l’un de ses avocats. Une douzaine d’établissements de nuit contrôlés
par le clan sont perquisitionnés, avec la volonté de plus en plus palpable
d’infliger au patron du Milieu marseillais le sort qui fut réservé à
Al Capone dans les années 1930 : le faire tomber pour une série de délits
financiers et fiscaux, d’infractions sur les sociétés, de faux en écriture et autres
banqueroutes frauduleuses. Un mandat d’arrêt international est lancé contre lui
le 21 octobre 1983. Le 29 novembre suivant, vingt-quatre heures après le
plasticage de deux établissements aixois au nom de sa femme, Gaëtan Zampa est
interpellé dans une petite maison d’Istres : le parrain en chute libre a été balancé
par un coup de fil anonyme. On lui prête cette réplique : « M’arrêter un
dimanche, là, vous me surprenez ! »
Chargée d’évaluer la surface commerciale du défunt, la section économique
et financière du service régional de police judiciaire de Marseille communique
au juge d’instruction un rapport daté du 2 avril 1984, qui débouche dans un
premier temps sur l’inculpation pour infraction à la législation sur les sociétés
des directeurs de La Mandigotte et du Kennedy’s, boîtes tenues par des hommes
de paille du Libanais. De nombreuses inculpations suivent, dans un dossier qui
devient l’affaire Zampa. Jacky le Mat boit du petit-lait, ou plutôt du sang de
cheval.
« Tany est tombé fada », disent les uns à Marseille, les autres soutenant qu’il
« simule ». Fou, il l’était presque avant son interpellation, lui qui sautait d’une
voiture à une autre, se sentant toujours pourchassé. Alors qu’une bonne partie de
ses fidèles a été éliminée, le Napolitain supporte mal son incarcération aux
Baumettes, et surtout celle de sa femme. En prise avec ses démons, il se plaint de
violentes migraines. Surjoue-t-il ? Son côté hypocondriaque est-il décuplé par
l’enfermement ? Ses ennemis pullulent-ils dans la prison ? Zampa prétend
entendre des voix, des menaces de mort lui arriveraient par les canalisations. Il a
même écrit au directeur pour qu’on le change de cellule : donnant sur la rue, la
sienne pourrait être facilement la cible d’une attaque à la roquette depuis
l’immeuble d’en face. Ses avocats obtiennent une expertise psychiatrique, mais
les médecins ne détectent rien d’autre qu’une « altération névrotique due à une
fixation ». Le fait est qu’au moins un membre de la bande adverse, arrêté pour
port d’arme, séjourne dans la même prison et qu’il serait allé jusque dans sa
cellule pour lui souffler un message sans ambiguïté : « Tu vas mourir en
prison. »
Son père, Mathieu Zampa, possédait deux discothèques à Dakar (Sénégal) et
avait l’oreille du maire de Marseille. Né dans le quartier de la Cayolle, Gaëtan
était devenu l’œil de la mafia italo-américaine en France. Épaulé par un noyau
dur de voyous 4, il avait entretenu un bataillon de deux cents à trois cents
« soldats » qui se pressaient dans son bar favori sur le Vieux-Port, La Chope
d’or. Mais la chute était proche, même s’il clamait à qui voulait l’entendre qu’il
ferait citer Gaston Defferre à la barre pour évoquer devant lui les enveloppes
qu’il donnait aux politiques…
Le procès s’ouvre le 19 juillet 1984 devant la 11e chambre correctionnelle du
tribunal de grande instance de Marseille, présidée par M. Albertini. Et c’est bien
la vie de cet homme, inscrit au fichier spécial de la lutte contre le banditisme
depuis le 11 août 1959, qui défile, de la « lutte sans merci » qui l’oppose à
Francis Vanverberghe à la « guerre » qui le met aux prises avec le clan de Jacky
Imbert. Au soir de cette première audience peu engageante, Gaëtan Zampa se
jette la tête la première contre un pilier du palais de justice. Il s’en tire avec un
hématome, le gendarme qui le tenait menotté avec une épaule luxée et quinze
jours d’arrêt de travail. Ramené à la prison, il se taille les veines avec un canif
inoffensif. L’administration pénitentiaire le met sous surveillance en plaçant
dans sa cellule un autre détenu, Marc-Robert Schandeler, alias Bob, ancien
videur du Krypton, la boîte de nuit que le Napolitain dirige à Aix-en-Provence.
Mission officieuse : empêcher son ancien patron de commettre l’irréparable, lui
que les voyous affublent désormais d’un méchant surnom, en rapport avec ce
soudain accès de faiblesse, la Marraine.
A-t-il décidé de se pendre avec la corde à sauter de son compagnon de
cellule, avec l’intention de donner aussitôt l’alerte et d’être transféré à l’hôpital,
d’où il aurait pu s’évader ? Au deuxième jour du procès, Zampa a mis son
avocat, Jean-Louis Pelletier 5, dans la confidence : « Je vais m’accrocher, mais je
ne me tuerai pas. » Le 23 juillet 1984, une demi-heure après avoir réintégré sa
cellule au terme du cinquième jour de procès, Schandeler hurle en tapant du
poing contre la porte : « Au secours ! » Les surveillants trouvent le détenu pendu
à la corde à sauter, fixé à un tuyau, les pieds bizarrement coincés dans le
radiateur. Visage bleui, larynx enfoncé, Zampa est dans le coma. L’acte de décès
est rédigé le 16 août 1984, à l’issue de quelques jours de soins intensifs à
l’hôpital Salvator. Gaëtan Zampa avait 51 ans. Le procès se termine sans lui.
Mais l’autre « justice », celle des voyous, qui se vengent généralement jusqu’au
bout, n’a pas dit son dernier mot.
Pourtant vainqueurs par K.O. (mortel), Jacky le Mat, Francis le Belge et
leurs amis respectifs vont poursuivre armes à la main les hommes susceptibles
de venger Zampa. Même son codétenu, l’ultime témoin, y est passé, abattu à
Montpellier le 21 décembre 1989, peu après sa remise en liberté, coupable
d’avoir tenté de sauver son patron. Un nettoyage qui s’étalera sur plus de trente
ans, la persévérance étant l’une des marques de la vendetta, tandis que Jacky
revient en force dans la capitale phocéenne : comme s’il voulait marquer son
territoire, il s’installe en plein centre, dans un appartement que lui loue Monique
Sessler, juste au-dessus de L’Ascenseur, la boîte où il avait rencontré Zampa.
Sous sa fenêtre, qui donne sur la place Thiars, une banderole proclame : « Dieu
te cherche. Il n’est pas le seul ». Un pied de nez (involontaire) à ceux qui le
voulaient tricard dans la ville, autrement dit interdit de séjour. Il pousse le vice
jusqu’à mettre son nom sur la porte. Et même à faire la police dans le quartier,
lui qui parvient à chasser les dealers stationnés en bas de sa rue, là où la
maréchaussée avait échoué.
Le demi-frère de Gaëtan Zampa, Jean Toci, échappera à un tir à l’arme
longue, alors qu’il prenait son repas dans sa cellule de la prison de Luynes, le
8 novembre 1990 ; le tireur était embusqué dans un immeuble situé à quatre
cents mètres de distance. Il sera finalement abattu sept ans plus tard à coups de
fusil à pompe, dans sa voiture, sur le parking d’un supermarché d’Istres, le 7 mai
1997, par deux hommes circulant à bord d’un fourgon immatriculé en Europe de
l’Est. Présente à ses côtés, Berthe, sa compagne sera achevée à l’aide d’un
pistolet automatique 9 mm, sans doute parce qu’elle avait reconnu l’un des
assaillants.
Le suivant sur la liste des hommes à abattre, Charley Lescouls, un lieutenant
de Toci, 33 ans à l’époque, conservait chez lui les photos de trois ennemis du
clan, saisies par la police lors d’une perquisition en juin 1990 : Jacques Imbert et
deux de ses fidèles, Georges Masia et Roland Cassone ; il sera assassiné le
11 septembre 1998, plus d’un an après son patron, laissant en jachère des
machines à sous dans la région de l’étang de Berre et le Vaucluse, ainsi que
plusieurs boîtes de nuit à Marseille et à Cannes, territoires hautement convoités.
12

La Baronne de Neuilly, combines


et concubines

Bien avant de rencontrer Christine, Jacky a eu son « époque Baronne ». Il


s’est attaché, et c’était réciproque, à Jacqueline, une prostituée de luxe qui sortait
avec le calibre dans la botte, quand ce n’était pas dans la culotte. Fille
d’émigrants juifs russes, née en 1937, la jeune et belle femme, brune au carré,
vendait très bien ses charmes lorsque Jacky a croisé son regard dans le creuset de
la nuit parisienne, dans les années 1970. Un vrai coup de foudre. Très vite, il
propose ses services à la dame. Il est disposé à la protéger, elle et son petit
réseau de filles. Fort du savoir-faire acquis à Oran, il l’aide même à structurer
son réseau et déniche les établissements où les filles sont certaines de trouver des
clients haut de gamme et de bonnes conditions de travail.
Jacky y trouve bien sûr son intérêt, mais ce n’est pas celui que l’on croit, du
moins pas seulement. De leurs rencontres avec ces hommes au portefeuille dodu,
les filles rapportent de précieuses informations. Des photos et des
renseignements qui lui permettent – la palette est large – d’orchestrer des
cambriolages lucratifs ou de faire chanter des patrons de grandes sociétés,
contraints de régler des sommes importantes sous peine de voir certaines
informations gênantes rendues publiques.
Cette activité permet à Jacky d’infiltrer la haute société. Par la qualité des
tuyaux qu’il partage avec eux, il s’attire le respect des nombreux membres de la
bande des Trois Canards, auxquels il n’a pas grand-chose à apprendre. Quant à
Jacqueline, un homme d’affaires qui l’a côtoyée avance une hypothèse :

« Jacqueline se faisait plaisir. Elle aimait être bien entourée. C’était


sa revanche, elle qui venait de nulle part. Sa classe était le moteur de
son succès. Elle sélectionnait les bons clients pour les partouzes. Elle
aimait ça, et ces moments de grande convivialité lui permettaient de
nouer de nouvelles relations, tout en ayant la main sur ces personnes.
Parmi elles, j’ai croisé des sénateurs, des députés, des maires aussi.
Jacqueline était ce qu’on appelle une “intrigante”. C’est lors d’une
soirée qu’elle avait organisée que j’ai aussi fait la connaissance d’un
grand flic, Lucien Aimé-Blanc [pilier de la brigade mondaine, puis
de la lutte contre le grand banditisme], qui m’a tout de suite identifié,
parce que je venais de Marseille. “Je sais qui tu es”, m’a lancé le
commissaire. Et cela a aussitôt mis du liant 1. »

De la Baronne, Jacky disait que c’était « un mec ». « Un mec de confiance »,


même. « Elle avait des couilles », disait-il encore à Christine. Un jour, elle a
d’ailleurs estimé que Jacky avait dépassé certaines bornes. Peut-être avait-elle
découvert qu’elle n’était pas seule en lice, loin de là, puisqu’il cumulait à
l’époque jusqu’à sept garçonnières en même temps. Et, pour limiter le risque
d’impair, il avait acheté sept fois le même costume, dont il laissait un exemplaire
dans chaque appartement, autant de planques où se retrancher en cas de coup de
chaud, et il avait toujours sous la main un flacon de parfum qu’il aimait offrir
aux femmes, le Canoé Dana. Jacky était craint de tous, mais cette femme s’est
rebellée face à ses tromperies supposées. Elle s’est appuyée sur quelques filles
pour le plumer, le déposséder de quelques bijoux et d’autant de liasses de billets.
Pour le punir, Jacqueline n’a pas dégainé, mais elle a vidé son coffre-fort, une
opération facilitée par le fait qu’elle partageait nombre de ses secrets…
Jacky a décidé de laisser passer la tempête et d’aller chercher provisoirement
fortune ailleurs, écartant pour une fois toute idée de vengeance. Plutôt en rire
que de faire du mal à Jacqueline, et il en rira longtemps.
L’épisode n’a pas empêché leur relation amoureuse et mouvementée de
rebondir. Après une période de pénitence, Jacky renoue avec la Baronne.
Toujours active dans le domaine du sexe tarifé, elle est désormais mariée avec
un notable de la place financière parisienne, Louis Baudouin, patron d’une
charge qui porte son nom, à Paris. Un mari dont elle va quelque peu contribuer à
assécher la fortune, mais sans doute n’y est-il pas pour rien, lui qui s’est laissé
déborder. Au demeurant, elle l’aime, même si elle ne lui est guère fidèle et
conserve intacte sa flamme pour Jacky, avec lequel elle manigance quelques
jolis délits d’initiés pour le compte de gros clients, évidemment reconnaissants.
La séquence est racontée par Richard C., aux premières loges à l’époque
puisqu’il officiait comme chargé d’affaires auprès de Louis Baudouin et
connaissait intimement le couple 2 :

« Jacqueline avait fait ses débuts chez Madame Claude. Louis l’avait
certainement rencontrée dans un bordel, lui qui pendant la guerre
fréquentait assidûment le One Two Two. Ingénieur des Mines, issu
d’une bonne famille, il cultivait un côté coquin et joyeux drille.
Lorsqu’il m’a embauché, dans les années 1980, j’ai trouvé l’homme
formidable. Avec l’âge, il a commencé à souffrir d’un début de
maladie d’Alzheimer. Jacqueline s’est alors montrée de plus en plus
souvent dans les bureaux de la charge, qui occupait trois étages d’un
immeuble de la rue de Provence, dans le 9e arrondissement de Paris.
Elle entendait contrôler la situation, sachant que la maison Baudouin
pesait lourd sur le marché des actions et des obligations, avec près de
cent quarante salariés. C’est là qu’elle m’a présenté un jour un
homme qu’elle disait être son frère. Il portait des pulls jacquard. Je
l’ai questionné un jour sur ce bras qui semblait atrophié. Je pensais
que c’était la séquelle d’une mauvaise polio, mais il m’a détrompé :
“Non, j’ai eu un accident.” Je n’ai pas insisté.
Jacqueline avait de l’allure et était très intéressée par l’argent.
Certains la surnommaient “la Petite Madame Claude de la rue Saint-
Honoré”. Elle a cherché à me coller plusieurs de ses copines entre les
pattes, parmi lesquelles quelques jeunes Maghrébines, mais aussi une
femme qui se disait directrice chez Dior Fourrure. Elle dénotait dans
ce milieu. Quand elle faisait son marché à Neuilly et qu’elle croisait
le patron du syndicat des agents de change, elle l’insultait. Elle a
introduit son “frère” dans nos bureaux pour faire le gendarme,
inquiète des bruits de racket qui circulaient. Le “frère” en question a
prouvé à plusieurs reprises qu’il était capable de mobiliser ses sbires
en cas de litige. “On va envoyer du monde”, disait Jacqueline, et sa
parole était suivie d’effet.
Un mercredi, le soi-disant frère débarque rue de Provence pour
assister à une réunion de direction. Il semblait de mauvaise humeur.
Je me tourne vers Jacqueline : “Votre présence ici est tolérée, en
revanche, votre frère n’a rien à y faire”. Elle proteste. J’attrape le
frère par son pull-over et je le sors du bureau. Le vendredi suivant, je
découvre la véritable identité de l’homme que j’ai mis à la porte en
achetant l’hebdomadaire VSD. Il s’appelle en réalité Jacky le Mat et
partage la couverture du journal avec Francis le Belge, autre grand
voyou avec qui déjeunait fréquemment Jacqueline, dans un
restaurant asiatique de la rue Sainte-Anne, où nous avions ouvert une
annexe. Nous sommes tous tombés des nues. Il n’a jamais remis les
pieds à la charge et je n’ai jamais vraiment su ce qu’il venait y faire.
Est-ce que Jacqueline lui fournissait des filles ? Elle entretenait des
liens avec un certain nombre de personnes qui pouvaient intéresser
un homme comme Jacky le Mat. Il se disait même qu’elle avait
approché Charles Pasqua, l’homme qui avait régné sur le SAC, la
police parallèle gaulliste, avant de devenir ministre de l’Intérieur. Je
n’en ai pas su davantage. »
Jacqueline était généreuse. Un membre du personnel avait un enfant, elle
était capable de fleurir la clinique et de faire livrer la collection de zéro à un an
de chez Dior. Son apparence soutenait cette générosité, en particulier ses seins,
toujours très découverts. Elle n’était pas forcément distinguée, mais avait une
présence. Son mari, lui, perdait la tête chaque jour un peu plus. Une fois, une
Clio lui barrait le passage, alors qu’il voulait se rendre, comme tous les jours à
17 h 15, à la piscine de l’Automobile Club. Louis a klaxonné. Un gars est sorti
du café d’en face. « Mais vous n’avez pas vu l’heure, a hurlé Louis, je dois aller
à la piscine ! » Comme l’automobiliste n’a pas bougé, il a poussé la voiture
gênante jusque sur le trottoir d’en face, en se servant de son auto comme d’un
bulldozer…
Un scandale financier a fini par tout emporter, avec à la clé une sortie par la
petite porte pour Louis Baudouin, en 1988, mais personne n’a cité le nom de
Jacques Imbert, l’amant caché, qui dira devant un tribunal au sujet de
Jacqueline : « Elle trichait sur tout, même sur son âge… »

*
Jacky et Jacqueline, un tandem de choc, ont eux aussi affaire à la justice au
début des années 1990. Selon l’accusation, Jacky a présenté à Jacqueline,
partenaire en amour devenue partenaire en affaires, son ami Armand Dahan,
lequel leur a amené un client potentiel, un certain Sydney Bocobza Nata.
L’investisseur, qui souhaitait emprunter douze millions de francs pour les
injecter dans l’immobilier, ne s’est jamais plaint des agissements de Jacques
Imbert à son endroit. « Je ne prenais pas les menaces venant de Jacqueline
Baudouin très au sérieux », a même déclaré la « victime » aux enquêteurs,
menaces qui sont néanmoins devenues pressantes dès lors que l’investisseur a
décidé de renoncer à son emprunt, privant du même coup Mme Baudouin, mais
aussi Dahan et Jacky, d’une commission substantielle.

« Jacques Imbert était en contact avec une amie qui était très proche,
comme une sœur, Jacqueline Baudouin, soutient l’un des juges
chargés d’étayer l’accusation. Jacqueline Baudouin, véritable
personnage sulfureux, en relation avec de multiples hommes
d’affaires, voire affairistes fortunés, disait s’être reconvertie dans le
courtage et occuper, à titre gratuit, un bureau 46, avenue Foch et
résider rue de Longchamp, à Neuilly-sur-Seine, dans un appartement
mis gracieusement à sa disposition par un élu de la République. Elle
avait dans son entourage des individus défavorablement connus des
services de police, tels Jacques Imbert et Francis Vanverberghe, ce
dernier qu’elle décrivait, avec une fausse ingénuité, comme “un bel
homme en super forme, qu’elle n’avait jamais vu tenir un revolver à
la main”, ajoutant qu’il se pouvait que parmi ses relations figurent
certains délinquants en col blanc. Son activité principale consistait à
négocier des prêts immobiliers importants sur lesquels elle comptait
percevoir de confortables commissions, dont l’un de ces cas allait
intéresser les enquêteurs… »

Les écoutes téléphoniques sont accablantes. « Je l’appelle tout de suite, tu


vas voir qu’il va vite se calmer, tu vas voir si je vais le réveiller », lance un jour
Jacky à Jacqueline pour la rassurer, avant d’appeler Dahan : « Il faut s’assagir.
Laisse les gens faire ce qu’ils ont à faire. Ne prends plus aucune initiative sans
m’en parler. Je n’accepterai pas que le résultat ne soit pas comme je veux qu’il
soit. J’ai quelqu’un sur place qui va aller aux rendez-vous. » Le quelqu’un en
question n’étant autre que Francis Vanverberghe, chargé d’accompagner la
Baronne pour finaliser la transaction… sauf que l’affairiste ne peut plus obtenir
son crédit.
Cela n’a pas empêché Jacqueline de persévérer en écrivant au « client ».
Sans réponse de sa part, elle aviserait « leur ami » et il allait payer. Après quoi,
elle a appelé Dahan pour l’informer de l’avancement du dossier : « C’est plus
moi maintenant. Ça va être entre les mains de quelqu’un d’autre, un service
contentieux [elle rit], récupération de créances [elle rit]. Il va voir que moins il
me répond et plus je lui demande de l’argent, toujours avec copie au service du
contentieux [elle rit encore]. »
Le montant de la commission réclamée s’élevait tout de même à cinq cent
mille francs et selon les dires de Jacqueline, Jacky envisageait de monter à Paris
pour « arranger ça ». Elle n’en maintient pas moins la pression sur
l’intermédiaire, Dahan, qui se récrie au téléphone :
« Vous êtes allée trop loin !
— Mais non, mais non, il savait bien où il mettait les pieds, réplique
Jacqueline.
— Il savait très bien, je suis d’accord avec vous. Mais c’est pour ça
qu’aujourd’hui il a un peu le trac.
— Il n’a qu’à payer s’il a peur… Bon, il est tombé sur un os, peut-être pour
la première fois…
— Voilà, il est tombé sur un os.
— En plus, il a vu Francis.
— Ouais, ouais.
— Bon, alors, il est quand même pas tombé de la dernière averse, non ? »
s’exclame la Baronne.
Mise en examen par le juge, Jacqueline se livre bientôt à quelques
déclarations « plus en conformité avec les éléments à charge » que celles offertes
aux policiers. Des dires qui éclairent d’un jour plus cru ses relations avec Jacky :

« J’ai besoin de Jacques Imbert, car dans le milieu où j’évolue, je


suis une femme seule, dans la mesure où mon mari ne peut me
seconder, étant atteint d’une maladie en phase avancée. Les hommes
comme M. Nata ne sont pas respectueux de ce que je représente en
ma qualité de femme d’affaires. Dans la mesure où il ne respectait
pas ses engagements, il me fallait avoir quelqu’un de poids pour
venir avec moi, car ils sont impressionnés par la force. Voilà
pourquoi j’ai besoin de Jacques, qui est un ami de longue date. »
Après une pause, la Baronne prend quelque peu ses distances :

« J’ai beaucoup apporté à Jacques. Je tiens aujourd’hui à me


démarquer car la situation s’avère trop risquée. Je ne peux être
assimilée à lui et mettre en péril les affaires que j’administre. Je suis
peut-être un peu lâche, vous allez considérer que je me suis tue tant
que ça m’a rapporté, mais je ne peux entraîner mon mari avec moi.
À un moment, il faut savoir prendre ses responsabilités. »

Dans son mémoire, l’avocat de Jacky le Mat, Michel Pezet, révèle des liens
jusque-là inconnus du public :

« Jacques Imbert était un vieil ami de Mme Baudouin, épouse de


M. Baudouin, ancien agent de change et ancien propriétaire de la
dernière charge privée que Jacky Imbert connaissait bien puisque sa
famille était intervenue pendant la guerre pour porter assistance à la
famille de Mme Baudouin, pourchassée par les nazis.
Mme Baudouin, surnommée “la Baronne” était un personnage “haut
en couleur”, extravertie, mondaine, volubile et fantasque. Elle
n’avait de cesse de rechercher et de s’attirer la compagnie de
personnages haut placés. Elle servait d’intermédiaire dans des
affaires immobilières, actionnant au gré de la cause à servir son
étonnant réseau relationnel. Elle était également négociatrice pour
des prêts relatifs à des opérations de grande envergure, sur lesquels
elle récupérait une commission. Parmi ces fréquentations savamment
choisies, la notoriété de Jacques Imbert s’accordait parfaitement avec
la personnalité marginale de Jacqueline Baudouin, de sorte que la
singularité de leur amitié était un élément incontestable… »

« M. Bocobza n’a pas touché son prêt, point final, le reste ce n’est que des
discours de téléphone », proteste Jacky le jour du procès, programmé des années
plus tard. Jacqueline Baudouin, délinquante primaire, est condamnée à une peine
de deux ans d’emprisonnement avec sursis, mais l’épisode ne vient pas à bout de
son alliance hors norme avec Jacky le Mat, qui raconte à Christine comment son
ex a doublé de volume au point de ressembler « à une vache ».
Les derniers temps, la Baronne était partie s’installer avec son mari sur l’île
Maurice, où elle semblait jouir de protections politiques. Louis touchait une
belle retraite d’agent de change, un pécule permettant de vivre tout à fait
correctement sur place, que Jacqueline aurait tenté de continuer à encaisser au-
delà du décès de son mari. Une dernière fois, Jacky l’a appelée. Elle l’a invité à
lui rendre visite, si possible… sans sa nouvelle femme.

*
Il n’y a pas eu que Jacqueline dans la vie de Jacky le Mat, loin de là.
Impossible de dire combien d’amantes de passage, de régulières jamais épousées
il a connues dans sa vie, lui qui a toujours combiné l’officiel et l’officieux, le
public et le clandestin. Christine a entendu parler d’une Parisienne d’origine
chinoise, cadre dans une société informatique, signalée à plusieurs reprises
comme une personne ayant récupéré pour lui des enveloppes dans la capitale.
Plusieurs rapports de police mentionnent une certaine Dany, qui tenait un bar
américain à Paris et voulait en reprendre un autre dans le quartier de l’Opéra.
Dany avec laquelle cela ne s’est pas très bien fini, à en croire cet épisode venu
aux oreilles de Christine : plutôt que de lui offrir le chalutier sur lequel elle
lorgnait, alors qu’ils cohabitaient sur l’île du Frioul, où Jacky avait acquis un
petit chantier naval au milieu des années 1990, il a préféré le couler. Pour ses
deux dobermans, cela faisait une embarcation de moins à protéger des
« gabians », ces mouettes qui couvraient les pontons de leur fiente corrosive.
En fouillant les archives, on tombe aussi sur une certaine Françoise P.,
interpellée en décembre 1981 pour avoir été vue durant l’été au bras de Jacques
Imbert. Étrangère au monde des voyous, cette commerçante née en 1947 n’avait
rien à cacher. Elle tenait un magasin de cuir et fourrure à Deauville, ouvert
surtout le week-end, où elle avait fait deux ans plus tôt la connaissance d’un
couple. Lui s’était présenté comme le patron du Bus Palladium, célèbre boîte de
nuit parisienne, tandis que la femme lui lançait qu’elle avait un « fiancé » pour
elle. En mai 1980, l’épouse attentionnée l’a rappelée pour lui proposer une
sortie. Après le resto, ils ont pris un verre au Bus Palladium. Elle raconte la suite
aux policiers qui enquêtaient sur un tout autre sujet, le casse d’un hôtel de luxe :

« En cours de route, alors que je me trouvais dans sa voiture, Jacky


s’est arrêté à un bureau de tabac. Sans que je lui demande, il m’a
acheté une cartouche de Marlboro et un briquet Cartier. Quand il m’a
raccompagnée, vers 4 heures du matin, je lui ai laissé mon numéro
de téléphone. Trois semaines plus tard, il m’a appelée et m’a rendu
visite. Il est devenu mon amant quelques jours plus tard. Je lui ai dit :
“Je sais qui vous êtes.” J’avais été secrétaire dans un journal,
L’Aurore, et je me suis souvenue l’avoir vu en photo dans un
quotidien. Il était question de chevaux. Jacky était présenté comme
entraîneur ou driver des chevaux d’Alain Delon. Nous n’avons
jamais reparlé de son passé. »

Jacky n’a pas présenté ses amis à Françoise. Il lui a juste montré le ketch
(voilier à deux mâts) en construction sur un chantier naval de l’Orne. Puis, elle
en a eu assez de cette relation « distendue » et il est revenu récupérer ses effets
chez elle. Répondant aux questions des enquêteurs, elle assure ne jamais l’avoir
vu armé et certifie qu’il ne lui a jamais rien laissé en garde – ce n’était pas pour
lui confier ses « outils » qu’il fréquentait une femme comme elle.
13

« Le jour où j’ai épousé Jacky le Mat »

Jacky s’était marié une première fois à Montpellier le 19 août 1949, avec
Régine, dont il avait eu deux enfants, Jean-Louis et Patricia. Divorcé en 1967, il
avait aussitôt épousé Danièle, dont il avait divorcé en 1970 après avoir eu
également un enfant avec elle, Jean-Jacques. Sa troisième épouse, Réjane, dite
Cléo, avec laquelle il s’était marié le 3 août 1974, l’avait quitté au lendemain de
la fusillade de 1977, traumatisée par ce déluge de feu, mais le divorce n’avait
été prononcé qu’en 1980. J’allais donc devenir sa quatrième épouse.
Une fois mon divorce prononcé, le 15 mai 2003, je lui ai demandé de
m’épouser. C’était un soir. Il est resté muet, surpris par ma demande. Cela
faisait un an et demi que nous nous fréquentions. Peut-être avait-il du mal à
comprendre qu’une femme de quarante et un ans sa cadette puisse être
amoureuse de lui, à moins que ce ne fût de la pudeur.
« Allez, on se marie, finit-il par dire.
— Par contre, Jacky, tu me fais un petit.
— OK, Cri.
— Oui, je veux un petit.
— OK, on y va. »
La seule condition qu’il a posée, c’était que nous signions un contrat de
mariage afin de protéger les biens dont j’étais propriétaire, notamment la
maison à Fuveau, où vivait ma mère. « Si on ne fait pas un contrat de mariage,
on ne se marie pas », m’a-t-il annoncé. « C’est pour te protéger », a-t-il insisté.
Une bonne intention que j’ai mal interprétée sur le coup, ne comprenant pas
l’intérêt d’un tel contrat, avant d’entériner son souhait. Pour le reste, il savait à
quoi s’en tenir : je suis possessive. Quand j’aime, je ne partage pas, et quand je
n’aime plus, je m’en vais. Le jour où il m’avait raconté l’histoire de la Baronne
et de ses sept garçonnières, j’avais bondi : « À sa place, je t’aurais tué ».
Lorsque j’ai annoncé notre mariage à ma mère, Monique, elle m’a regardée
bizarrement ; elle voyait d’un mauvais œil le personnage qu’on lui avait décrit.
En lui présentant ce « briseur de mariages », je l’achevais, elle qui avait déjà dû
composer avec deux beaux-fils pas fâchés avec la marge. Pas vraiment ce
qu’elle avait programmé en nous envoyant à l’école des sœurs et en nous
incitant à prier tous les matins. Quelqu’un lui avait même glissé qu’avec un tel
homme, je finirais au tapin !
J’ai tenu à présenter Jacky à sa future belle-mère, dans les formes. Elle a
interrogé sans détour cet homme de quinze ans son aîné : « Vous allez faire quoi
de ma fille ? » Je me souviens de sa réponse, assez théâtrale :
« Mais, madame, je compte la marier !
— Ah bon ? »
Elle est restée silencieuse un long moment avant d’acquiescer à notre projet,
surtout pour me faire plaisir. Je sautais en tous sens comme un kangourou.
« Marie-toi, ma fille », a-t-elle tranché.
Nous avons signé le fameux contrat de mariage chez le notaire le 18 août
2003. Mais Jacky voyait toujours grand. Il voulait m’offrir un mariage de
princesse. Si je l’avais écouté, on aurait loué tous les bateaux de son ami Pipolo,
propriétaire de la Compagnie maritime du Vieux-Port de Marseille, qui assurait
la liaison entre Marseille, le Frioul, les calanques ou le château d’If, et on
aurait longé la côte en embarquant un nombre invraisemblable d’invités, avec
escale à Toulon, Hyères, Cavalaire, Saint-Tropez, Cannes, et pourquoi pas
Monaco. La fête devait être à la hauteur de sa fierté. Cinq cents invités étaient
pour lui le minimum.
J’ai plaidé pour un « petit » mariage, un mariage simple. Sa générosité me
touchait, mais la seule présence de la famille accompagnée de quelques amis
proches me comblerait amplement. Bien sûr que ses vieux amis seraient de la
partie, mais juste les intimes : le Gros Dédé – qui considérait Jacky, de trente
ans son aîné, comme son père – et son épouse, Théophile et sa compagne,
Richard Laaban, fan de voitures de luxe, et sa femme, Dany, Alain le Métis, qui
tenait un bar-restaurant sur la corniche, et sa femme. Ceux avec qui Jacky
aimait bien faire la bringue.
J’ai obtenu gain de cause.
Pour mon enterrement de vie de jeune fille, la veille de notre mariage, je me
suis retrouvée avec quelques femmes de voyous au Grand Large, l’adresse
favorite de Jacky à Cassis. Puis, nous sommes allées de façon impromptue
au Big Ben, une discothèque où les hommes nous ont rejointes précipitamment :
dans le Milieu, les femmes ne prenaient pas ce genre d’initiative, fort
heureusement, nous étions chez des amis de Jacky.
Le mariage s’est déroulé au palais du Pharo le 6 septembre 2003, en
présence des deux témoins choisis par Jacky, Jules Benaïch et sa femme, Nina,
un ancien boxeur et une danseuse, et du maire du secteur que Jacky connaissait
bien. Patricia, la femme du neurologue, nous a fait aussi la surprise de venir.
Ma mère, qui passe par l’église à peu près tous les matins que Dieu fait, a
préféré s’abstenir, comme mes sœurs, avec qui j’étais en froid car elles
n’avaient pas accepté mon divorce d’avec Edmond. Ma mère, elle, ne se serait
pas sentie à sa place, même si elle défendait Jacky auprès de ses clientes au
salon de coiffure et jusque dans l’église. Un jour, en pleine messe, elle en a
rappelé une à l’ordre : « Hé, c’est de mon gendre que tu parles ! »
Mes deux filles étaient là, en revanche, vêtues simplement, tandis que je
portais une robe blanche à petites bretelles, de la marque Petite Bombe, des
escarpins blancs Luciano Padovan et un petit sac à main noir sous le bras.
Quant à la fille unique de Jacky, Patricia, que j’avais eu le malheur d’inviter au
débotté, l’ayant croisée par hasard dans un restaurant de Palavas-les-Flots,
Jacky l’avait décommandée. Non qu’il eût quelque chose contre les lesbiennes
en général, mais pas sa fille. Cela ne l’empêchera pas, plus tard, de se rendre à
son chevet tandis qu’elle se battait contre le cancer, puis d’assister à son
enterrement, elle dont il disait qu’elle s’était permis de faire des avances à ses
propres compagnes.
Une fois l’union scellée, Jacky a tenu à faire le tour du quartier de l’Opéra
avec son alliance au doigt, une bague qu’il avait choisie sans fioritures, en or
blanc, avec la date de notre union inscrite à l’intérieur. Vêtu d’un costume gris,
d’une chemise blanche Hugo Boss, ses Ray-Ban sur le nez, il est allé la montrer
à Tonton, au Comptoir de l’Opéra, et au Gutenberg, le bar de feu son ami Nick
Venturi.
Le soir, nous avons rejoint Fuveau, où la foire aux écrivains battait son
plein, avant de finir la journée autour d’un cassoulet dans une brasserie proche
de la maison.
Personne ne pensait que j’allais épouser Jacky. Je l’avais fait, j’avais 33 ans
et j’étais aux anges.
Dès le lendemain, nous sommes partis pour Calvi, en voyage de noces,
rejoindre celui qui sera le parrain de notre fils, Marcel Gélabert, et sa femme,
Navy, à l’hôtel Balanea. Marcel, un ami de Jacky, n’était pas plus voyou que son
partenaire de cartes Claude Amsellem, puisqu’il s’agissait d’un richissime
promoteur immobilier, né en 1942 d’un père commandant dans l’armée. Il avait
rencontré Navy, une petite brune d’origine vietnamienne, à l’Aviation Club de
France, le cercle de jeux qui nourrissait Jacky. Elle était très amoureuse et ils se
sont mariés peu après nous. Grand et mince, charmeur, il attachait une haute
importance à sa coiffure et adorait boire un verre de Ballantine’s en fumant une
cigarette. Quand il avait bien bu, il faisait volontiers l’imbécile et se mettait à
danser en écoutant Chihuahua, un single signé cette année-là par
DJ BoBo. Jacky le rabrouait et Marcel retournait à sa place en bégayant, la tête
basse. Une nuit, durant ce séjour à Calvi, Jacky m’a même demandé de réveiller
Marcel parce que la suite qu’il nous avait réservée avait été inondée par un
orage ; injustement accusé de nous avoir mis dans cette situation, Marcel a
débarqué en caleçon et accepté de nous laisser sa propre chambre…
Mort en 2017, Marcel a toujours répondu présent pour Jacky, qu’il appelait
« le monsieur aux cheveux blancs et aux yeux bleu acier ». L’un des ultimes
investissements de celui qui dirigeait l’Office parisien de rénovation a ramené
mon mari quelques années en arrière, puisque son ami promoteur avait acquis…
le Mas d’Artigny, un hôtel de luxe désormais décati que Jacky avait été
soupçonné d’avoir cambriolé. Marcel comptait embellir la propriété, fleuron
oublié de l’hôtellerie varoise, et la revendre, mais le projet s’était retrouvé
plombé après la mise en examen d’une sous-préfète accusée d’avoir accepté la
modification du plan d’urbanisme moyennant une enveloppe bien dodue…
Comme disait Jacky, « tout le monde mange », et pas seulement dans le
Milieu. « Tout le monde est content de manger, à condition de ne pas se faire
prendre », ajoutait-il.
Au cours de ce voyage de noces, j’ai eu mal au ventre ; j’ai vite compris que
j’étais enceinte. À 72 ans, Jacky m’avait fait un petit. Il y avait eu un précédent,
mais j’avais préféré avorter car j’étais encore mariée. Je ne m’y attendais plus
vraiment, mais nous le voulions. Nous étions même allés voir une gynécologue
recommandée par Fanou Grisoli, le ponte de l’hôpital de la Timone. « Est-ce
que je peux faire un enfant ? » avait demandé Jacky, suscitant un regard étonné
de la part de la praticienne, qui avait répondu par l’affirmative. Lorsque je lui ai
annoncé la nouvelle, nous avons bien ri, car Jacky ignorait tout du
fonctionnement des tests de grossesse.

*
Les cadeaux de mariage se sont vite envolés. La « balnéo » (un jacuzzi) pour
six dont m’avait gâté Pipolo, le batelier du Vieux-Port, s’est retrouvée entre les
mains d’un ami. J’avoue avoir été en colère, mais Jacky ne s’attachait pas aux
objets. Je me souviens l’avoir vu offrir l’une de ses montres Rolex à un employé
de ce même Pipolo, sans doute en remerciement de ses services, mais il avait
coupé court à ma demande d’explication : « Je la lui ai promise. »
Jacky n’était pas matérialiste. Ayant eu, indirectement bien sûr, tout ce qu’il
voulait dans la vie, il ne lorgnait pas sur le bien du voisin. Cela a fait sa force.
« Je souhaite à mon pire ennemi d’avoir la vie que j’ai menée », disait-il parfois,
loin de cette envie et de cette jalousie qui font des ravages dans son milieu. Il est
vrai qu’il possédait de quoi subvenir à ses besoins. Et qu’il n’avait rien à
prouver à personne. Mais je n’avais pas épousé Jacky pour l’argent. Avec lui, je
me sentais protégée, à l’abri en quelque sorte. Et je l’étais.
Un jour, des jeunes ont « fait » ma voiture, garée non loin du magasin.
Profitant d’une portière ouverte, ils ont fouillé l’habitacle à la recherche de
quelque chose à voler. Quelques heures plus tard, je raconte à Jacky comment je
leur avais couru après : « Tu les reconnaîtrais ? – Oui ». Nous arrivons au tabac
du quartier, où je me mets à scruter les visages des consommateurs et voilà que
j’identifie mes deux roulottiers. Jacky s’approche et tape sur l’épaule de l’un
d’eux. « Oui monsieur Jacky ? – Tu as fait la voiture de ma femme, tu vas aller
la remettre en état immédiatement. Tu remets tout à sa place, comme c’était. »
Le garçon ne proteste pas et s’exécute. Il est vrai que ç’avait été dit d’une voix
sans appel.
Rétrospectivement, je me suis demandé comment j’aurais réagi s’ils nous
étaient tombés dessus à vingt dans le bar-tabac. Jacky, lui, n’a pas douté une
seconde. De ce jour, quand ils me croisaient dans la rue, les jeunes se fendaient
à chaque fois d’un respectueux « Bonjour, madame ».
Puis, il y a eu ces appels anonymes. J’ai cru identifier une voix, celle de
l’employé d’une brasserie que fréquentait Jacky. « Dis-le à Jacky, ce sera
réglé », m’a suggéré un ami. J’ai dû viser juste, car je n’ai plus jamais été
ennuyée au téléphone.

*
Au rez-de-chaussée de mon salon d’esthétique, j’avais installé un coiffeur. Il
venait travailler en kilt. Jacky appréciait moyennement sa tenue et affichait
parfois sa contrariété. Un jour, alors que je débarque dans le magasin, je vois
mon mari la tête dans le bac de rinçage. Il était venu pour se faire teindre les
cheveux en gris, mais j’ai tout de suite aperçu de curieux reflets bleus.
En aparté, le coiffeur me fait part de son embarras. Il tremblait de peur. Il a
tenté de rattraper le coup, mais les reflets bleus étaient toujours là.
Évidemment, dès que Jacky a débarqué Chez Tonton, les clients du bar lui
ont fait la remarque. En rentrant à la maison, le soir, il a aussitôt abordé le
sujet : « Tu te rends compte, tout le monde dit que j’ai les cheveux bleus ! »
J’ai botté en touche : « Tu ne vois pas que ce sont tous des jaloux ? »
Et Jacky est resté avec ses reflets bleus. Comme un Schtroumpf.

*
J’ai fait un peu le ménage autour de mon mari. L’une de ses avocates avait
un peu trop tendance à se prendre pour Mme Imbert, je me suis fait un devoir de
l’évincer. J’ai tenu à distance les fantômes de sa vie d’avant, sans savoir que
mes espoirs étaient vains. Jacky n’en a pas moins été mon modèle, mon pilier.
L’important à ses yeux, c’était l’amitié, comme je l’ai encore constaté
lorsque Sophie Bottai, son autre avocate et amie, a organisé pour Jacky un dîner
surprise à La Piazza, chez Hervé, au rond-point de Castellane. Elle avait convié
le chanteur François Valéry, rendu célèbre par ses slows et ses tubes disco
sortis dans les années 1970 et 1980, que Jacky n’avait pas revu depuis
longtemps. Les deux hommes se sont tombés dans les bras, avant d’évoquer
leurs souvenirs, ayant en commun à Oran, où le chanteur était né et où mon
mari avait entamé sa carrière de gangster, de l’autre côté de la Méditerranée.
Deux jours plus tard, Sophie a transmis à Jacky une boîte contenant une chaîne
en or à laquelle était accrochée une petite guitare du même métal. Cadeau du
chanteur.
Ces stars et ces paillettes m’ont fait rêver, mais Jacky savait s’en passer. Il
ne cavalait pas après les acteurs, contrairement à moi. Avec lui, on sautait sans
crier gare de l’hôtel trois étoiles à la caravane, de la salle de bains en marbre
aux toilettes improvisées dans la nature…
Devenue l’épouse du plus grand voyou de l’époque, j’ai d’ailleurs tenu à
continuer à travailler. J’ai veillé à préserver mon autonomie, ayant acheté mon
commerce moi-même, à crédit. Même après la naissance de notre fils, je n’ai pas
lâché ma boutique, alors qu’il aurait voulu que je me consacre à l’éducation du
petit. Jacky était très exigeant de ce côté-là. À un an, Jack-Henry aurait dû
manger comme un adulte. Il rêvait de façonner cet enfant. « Lui, ça sera un
dominant, il te chiera sur la tête », tranchait-il quand le ton montait entre nous à
ce sujet. En somme, il rêvait son fils à son image.
Jacky avait en fait une idée assez arrêtée de la famille et de la vie, comme
cela transparaît dans cette lettre écrite de sa main à l’une de mes filles, à un
moment où elle semblait douter de son propre père :

« Souvent, lorsque nous sommes enfants, notre regard, notre


jugement sur la vision de nos parents est faussé et partial. L’âge
venant, il devient tout autre et c’est ton propre vécu qui prendra le
relais, vécu qui t’aura apporté ses joies et ses peines. […] Le
parcours d’une vie est loin d’être un long fleuve tranquille, c’est un
torrent avec ses rapides et ses calmes. Pour ma part, j’essaierai de
vous orienter tous les trois 1 vers les plans d’eaux calmes et de vous
éviter les hauts-fonds ; avec votre aide, sans toutefois imposer une
volonté vieux jeu, volonté stérile et idiote que je n’ai moi-même
jamais acceptée. La seule chose qui à mes yeux a une valeur
incommensurable, c’est le respect enfants-parents et vice versa. Sans
ce respect mutuel, il ne peut y avoir d’amour ! C’est un principe
fondamental et sacré : le respect. »

Père attentionné, il laissait parfois affleurer ses propres obsessions. Le jour


où j’ai offert à notre fils un pistolet à fléchettes, Jacky l’a très mal pris. Il le lui a
arraché des mains, alors que le petit s’amusait comme un fou en criant « Pan !
Pan ! » « J’en veux pas, Cri ! » s’est-il emporté. « Tu veux que je lui achète une
poupée ? ai-je rétorqué. C’est un garçon ! » Après avoir alerté toute la
maisonnée, et même au-delà, il a fait disparaître ce pistolet, comme pour
conjurer le mauvais sort. Notre fils n’a pas bien compris. J’ai insisté auprès de
Jacky pour qu’il lui donne une explication, mais il s’est contenté de ce propos
définitif : « C’est comme ça et pas autrement. » Peut-être avait-il vu juste, mais
il n’aurait jamais transigé, il a d’ailleurs ruminé cette histoire pendant un an.
Pour les 7 ans de Jack-Henry, c’est moi qui ai choisi le programme et j’ai
visé quelque chose de nettement plus consensuel que le pistolet à fléchettes : un
séjour en famille à Disneyland. Je me souviens de la tête de Jacky lors de ce
déjeuner en compagnie de Minnie et de Mickey, au château de Cendrillon. Il
n’en pouvait plus et ne s’en cachait pas. Jusqu’au moment où il a craqué : « Je
te laisse t’amuser. » Il nous a plantés là. Lui qui avait un jour tiré l’oreille de
Frank Sinatra, rencontré lors de l’un de ses séjours aux États-Unis, où il avait
festoyé avec les mafieux locaux, ne pouvait endurer plus longtemps les oreilles
de la souris américaine la plus célèbre du monde. Même un verre de Jack
Daniel’s n’aurait pas pu sauver la fin du repas.
Au passage, le marchand de journaux du parc d’attractions m’avait
sérieusement mise en colère lorsqu’il avait osé, en pointant un doigt en direction
de Jacky : « C’est pour votre grand-père ? » J’avais répondu aussi sec : « J’ai
pas compris, là ! C’est mon mari ! »
J’étais une teigne… Mon Dieu, que j’ai changé !
14

Jacky le Mat a toujours eu un pied dans


la nuit

Jacky a mis en pratique la décision prise après sa première incarcération :


ponctionner le monde du crime, comme les médecins de Molière saignaient leurs
malades pour les purifier. Une méthode que lui et ses amis ont appliquée sur tout
le territoire national, pourchassant de leurs assiduités tous les douteux et les
véreux de la terre pour leur faire cracher des billets de toutes les couleurs.
L’un de ses proches, pilier du bistrot qui leur servait de quartier général à
Paris, Les Trois Canards, a ainsi été soupçonné, une nuit du mois
d’octobre 1952, d’avoir enlevé à bord d’un véhicule le tenancier de La Cigale,
un bar de Marseille. Emmené dans une villa de Carry-le-Rouet, les yeux bandés,
l’homme a été frappé et menacé, à charge pour lui de trouver deux millions de
francs en échange de remise en liberté. Condition supplémentaire : s’il déposait
plainte, il se ferait tuer. Un de ses amis a versé l’argent, mais les ravisseurs
n’étaient pas rassasiés. Ils lui ont confisqué par la suite sa quatre chevaux,
rapidement immatriculé au nom de la femme de l’un d’eux. Facile et imparable,
si le gars bronchait, il risquait d’avoir toute la bande sur le dos. La victime, en
l’occurrence, a payé en silence.
Pour prendre des parts dans un hôtel de passe qui les intéressait, la bande
enlevait le patron, le torturait durant quelques jours, puis lui soutirait quelques
millions de francs et une rente régulière sur l’établissement. Au passage, l’une de
leurs victimes a également été contrainte de céder sa voiture, une Buick. Quant à
porter plainte, lui aussi s’en est abstenu. Une façon de s’assurer un bon train de
vie sans passer par la case fiches de paie, cotisations sociales et congés payés,
réservés aux « caves », aux gens normaux. Il pouvait arriver que le système
dérape légèrement, que l’appropriation violente arrive aux oreilles de la police,
mais les membres de l’équipe avaient l’habitude des interrogatoires et quatre ou
cinq mois de prison ne les effrayaient pas.
Plus tard, et pendant longtemps, les machines à sous ont nourri le clan. Au
début des années 1980, elles se sont multipliées dans les bars populaires de la
région parisienne et le pourtour de Marseille, déclenchant au passage son lot de
règlements de comptes. Dès lors qu’apparaissait le nom de Jacky le Mat,
personne n’approchait. Lui-même regardait ça de loin, sans avoir besoin de
mettre les mains dans le cambouis : sa part lui était versée.
Les bars, les restaurants, les discothèques, c’était la même chose. Les
patrons lui demandaient sa protection. Un mot, un seul, suffisait à faire taire les
concurrents qui prétendaient traire la maison : « Jacky ». Avoir cet homme dans
leur moteur était une forme de garantie. Difficile, devant la justice, de retenir la
qualification de « racket » quand les deux parties consentent au marché. « Les
gens viennent me chercher, se défendait-il. Ils me disent : “Jacky, mets-toi avec
moi”. Ça leur offre une protection ».
Les tickets gagnants du PMU permettaient de blanchir une partie de cet
argent non déclaré. Il fallait avoir des antennes et rester aux aguets pour racheter
leur billet aux vrais gagnants, moyennant un petit supplément pour les motiver,
des bouts de papier que Jacky conservait soigneusement avant de pouvoir les
présenter en cas de questions insistantes d’un service de police : avec le temps, il
fallait commencer à justifier son argent liquide.

*
C’est par le biais de la « sécurité » que Jacques Imbert a mis un pied dans le
monde de la nuit, métier qu’il avait appris sur le tas, à Oran, à peine âgé de
20 ans. Associé aux plus grands malfrats du moment, il commence fort, puisqu’il
se retrouve garde du corps de la star de la chanson française, Édith Piaf, née en
1915 à Paris. Elle est son sésame dans le dédale des meilleurs établissements de
la capitale, où il accompagne la chanteuse. Il outrepasse largement sa fonction de
gros bras puisqu’il veille sur la santé de l’artiste, atteinte de polyarthrite et
surtout bien en peine pour contrôler sa consommation d’alcool. Jacky vérifie que
Piaf soit convenablement maquillée avant de monter sur scène, au point que se
noue entre eux une belle complicité. « Tu arrêtes, tu te repoudres le nez et tu vas
chanter ! » lui ordonnait-il.
Cette partie de son activité lui permet de multiplier les rencontres. C’est lors
d’une soirée dédiée à Piaf que Jacky croise ainsi le chemin de Jacqueline Mitnik,
alias la Baronne, avec qui il allait conclure de toutes les façons possibles, en
amour et en affaires. Plus tard, il nouera également un lien privilégié avec le
chanteur de l’Algérie perdue, Enrico Macias. Il part désormais à l’assaut des
pistes de danse où se côtoient la haute société, les stars du cinéma, de la chanson
et les marlous de tous bords. Une mainmise dont l’arme principale est le racket,
la grande spécialité de Jacky le Mat. Une mainmise officieuse, évidemment.
Le secteur des Champs-Élysées est le plus coté aux yeux des malfrats qui
entendent prélever leur dîme sur les établissements de nuit. En 1960, Jacky a ses
habitudes dans cette boîte de la rue Balzac où il rencontre Alain Delon. Son
statut d’impresario lui ouvre toutes les portes. Il devient notamment ami avec
Régine, la reine de la nuit parisienne.
En 1975, Jacky met un pied, ou plutôt les deux, au Bus Palladium,
établissement phare de la capitale, rue Fontaine, dans le 9e arrondissement. Le
patron des lieux, le Franco-Russe Richard Erman, est un ami de longue date,
qu’il a côtoyé au temps du bar des Trois Canards et qui lui est suffisamment
proche pour l’avoir hébergé après la tentative d’assassinat dont il a été victime,
ou lui prêter à l’occasion son bateau, le Quo Vadis, pour naviguer dans les eaux
du golfe de Saint-Tropez en bonne compagnie.
Les avantages de cette association pour Jacky sont multiples. Non seulement
il empoche vingt mille francs par mois, mais il bénéficie d’une fiche de paie en
tant que « conseiller en relations publiques » de la discothèque. Une couverture
efficace, de quoi justifier son train de vie en cas de contrôle. Visiblement,
Richard Erman ne pouvait pas lui refuser ce service. Au demeurant,
l’investissement n’est pas fait en pure perte : avoir Jacky le Mat en vitrine dans
sa boîte le met là encore à l’abri de tous les rackets. Leur collaboration durera
assez longtemps pour générer une petite retraite tout à fait officielle de six cent
treize euros par trimestre, que Jacky touchera jusqu’à son dernier jour.
L’intervention de la police rompt le calme apparent au début des années
1990, lorsque la brigade financière se met en tête de traquer un éventuel abus de
bien social dans la gestion de l’établissement de nuit. Une cible de choix pour
cette brigade plus habituée à traquer les cols blancs que Jacky le Mat, dont un
enquêteur rappelle qu’il a « régulièrement attiré l’attention des services de police
pour son implication, depuis le milieu des années 1950, dans des affaires
d’homicides ou de tentatives d’homicides volontaires, d’infractions à la
législation sur les armes, de vols simples ou à main armée, déjà apparue lors de
l’enquête de la brigade financière sur la déconfiture de la charge d’agent de
change Louis Baudouin, où il entretenait des relations privilégiées avec les
consorts Baudouin ».
Convoqué au siège de la brigade, qui a l’élégance de ne pas lui sauter dessus
à 6 heures du matin, Jacky le Mat se déclare sans emploi et dit percevoir depuis
1990 une allocation de treize mille francs mensuels auprès de l’Assedic des
Bouches-du-Rhône. Installé depuis un an et demi sur l’île du Frioul, dans une
maison de quatre pièces qu’il loue trois mille cinq cents francs par mois, il
résume (très) succinctement son parcours professionnel : « J’ai le certificat
d’études. J’ai travaillé dans la métallurgie avec mon père, puis j’ai eu une écurie
de chevaux de course, avant de travailler dans les travaux publics. » Les
policiers lui font savoir qu’ils le soupçonnent de détournements d’espèces au
préjudice du Bus Palladium ainsi que d’une… parfumerie. Il aurait encaissé
auprès de la discothèque pour près d’un million de francs de salaire, plus de
quatre vingt mille francs de la part de la parfumerie « sans avoir jamais effectué
la moindre prestation dans ces deux entreprises », le tout couvert par de faux
bulletins de paie… présentés à l’Assedic afin de percevoir des indemnités.
Le responsable de la parfumerie a été interpellé en Hollande à la demande
d’un juge français, quant à Richard Erman, on le dit « en fuite » à Caracas
(Venezuela), où le Franco-Russe se serait lancé dans le commerce de machines à
sous. Jacky, lui, ne flanche pas. S’il reconnaît avoir été salarié fictivement par la
parfumerie, il certifie avoir travaillé comme « chargé de la sécurité » auprès du
Bus Palladium. Sans emploi depuis qu’il a quitté le Bus, en 1989, il n’a aucun
revenu, ne possède aucun bien immobilier, ni en France ni à l’étranger, et ne se
connaît qu’un seul compte en banque.
L’affaire se soldera par un redressement fiscal dont nul ne sait si le montant
a été réglé.
Jacky, lui, n’en a pas fini avec la nuit parisienne. Il a mis la main sur le First,
un bar américain de la rue François-Ier, à Paris, où opèrent une quinzaine de
prostituées, établissement dont les derniers « patrons » ne sont autres que Francis
Vanverberghe, dit le Belge, et sa femme, Lydie, qui tomberont pour
proxénétisme en mars 2000. Le couple se défendra en jurant tenir ses revenus
des seules courses de chevaux.
Et puis, il y a cette longue amitié avec Jean Roch, le pape de la nuit
tropézienne, qui a rapidement étendu son empire à la capitale en ouvrant sur les
Champs-Élysées une réplique de sa boîte tropézienne, Le VIP. On ne touche pas
à Jean Roch, « un brave petit », selon les mots de Jacky, un habitué de Saint-
Tropez, où sa copine Marie tient l’un des spots les plus courus, Tahiti Plage. On
ne rackette pas Jean Roch, au demeurant neveu de Jean-Claude Kella, un bandit
toulonnais passé à la postérité pour avoir joué les premiers de cordée de la
French Connection, braqueur à ses heures et indéfectible ami de Francis
le Belge.

*
À peine Francis Vanverberghe remis en liberté, le 4 décembre 1992, que la
lutte pour le contrôle des boîtes de nuit aixoises et marseillaises prend un
nouveau tournant. Cinq rivaux sont éliminés dans la seule année 1993, un
carnage tel qu’il oblige la police judiciaire à sévir. Le Belge est interpellé le
25 novembre 1993 à Paris et mis en examen pour « association de malfaiteurs en
vue de commettre des crimes contre les personnes et les biens » ; Jacky le Mat,
lui, est pêché dans son quartier retranché du Frioul, le poste idéal pour observer
Marseille sans avoir l’air d’y être et voir venir ses ennemis. Sans compter qu’il a
un emploi tout à fait officiel puisqu’il a repris un petit chantier naval. L’idéal
aussi pour recevoir discrètement son ami Francis ou Laurent Boglietti, dit Lolo,
bientôt soupçonnés de superviser ses « affaires » à Paris…
Sur le papier, l’affaire est belle, si l’on en croit la note expédiée à la
direction centrale de la police judiciaire, à charge pour elle de transmettre ces
informations au cabinet du ministre de l’Intérieur de l’époque, Charles Pasqua :

« Dans la soirée du 25 novembre 1993 a débuté dans la région


marseillaise une vaste opération d’interpellations, relayées en région
parisienne, destinée à démanteler l’une des principales organisations
structurées du milieu marseillais, à la tête de laquelle les enquêteurs
situent Jacky Imbert, 64 ans, et Francis Vanverberghe, 47 ans. Ces
opérations sont le résultat de deux ans d’enquête et le fait d’un
énorme travail de synthèse entre de nombreuses affaires de
règlements de comptes dans le sud de la France et une dizaine de
vols à main armée sur l’ensemble du territoire. »

De l’art de se faire mousser quand on ramène du gros gibier dans sa


besace…
Tout est parti de la découverte d’armes et de munitions dans un box des
quartiers sud de Marseille, fin 1991, box appartenant à l’un des hommes de main
du duo de choc.

« Les examens techniques orientaient les policiers vers une


redoutable équipe de malfaiteurs locaux, poursuit l’auteur de la note.
Plusieurs assassinats dans le milieu phocéen pouvaient alors être liés
à cet armement grâce aux analyses balistiques. C’est ainsi qu’il est
apparu légitime, au fil des dossiers et des investigations, de penser
que certains règlements de comptes visant des personnes du monde
des établissements de nuit étaient en fait commandités par un
“parrain” disposant de tueurs à sa solde. Très vite, les policiers
focalisaient leurs surveillances sur les deux figures historiques du
grand banditisme local, Jacky Imbert et Francis Vanverberghe,
respectivement surveillés à Marseille, sur l’île du Frioul, et à Paris.
Trois de leurs hommes de main – Laurent Boglietti, 32 ans, Noël
Mariotti, 31 ans, et Jean-Jacques Maillet, 32 ans – ont été interpellés
et écroués. Des charges sérieuses ont pu être dégagées, les mettant en
cause comme commanditaires de près d’une dizaine d’assassinats, en
vue de prendre le contrôle de ces établissements. Leur rôle dans un
racket organisé au préjudice de deux night-clubs (La Place, à Paris et
le Maxi Club, à Marseille) et de divers commerces sur Marseille, a
été établi, les désignant comme les bénéficiaires des sommes
“prélevées” sur la trésorerie de ces établissements. Les investigations
à caractère financier se poursuivent afin d’établir d’éventuelles
opérations de blanchiment par l’intermédiaire d’individus
appartenant au monde des affaires et de la finance. »

Au total, trente-cinq personnes ont été placées en garde à vue. Treize d’entre
elles ont été écrouées après leur passage par le bureau de la juge d’instruction,
Marie-Claude Pena, spécialiste de la pègre phocéenne. Deux fidèles de Jacky,
André Cermolacce, né à Marseille en 1954, et Richard Laaban, né à Marseille en
1945, ancien patron d’une discothèque dans le quartier de l’Opéra, l’Art Studio,
sont épinglés dans la procédure, soupçonnés de contrôler la branche jeux et la
prostitution. Un feu d’artifice étayé par des écoutes téléphoniques toutes plus
embarrassantes les unes que les autres, mais les policiers ont peut-être vendu la
peau de l’ours un peu vite, surtout quant aux exécutions, dont il ne sera plus
beaucoup question par la suite.
Entendue par la police, Jacqueline Baudouin, alias la Baronne, est contrainte
d’admettre du bout des lèvres que Jacky devait avoir des intérêts dans plusieurs
discothèques parisiennes, à commencer par La Place, rue de Ponthieu, comptant
parmi ses gestionnaires un certain Sami Kebchi, ancien boxeur professionnel
devenu organisateur de combats, et quelques collègues venus comme lui d’une
boîte fermée en 1988, L’Apocalypse. Les enquêteurs, eux, vont plus loin. Ils
sont convaincus que Jacques Imbert cherchait régulièrement à se faire remettre
des enveloppes soit par l’entremise de Francis Vanverberghe, soit par le
truchement d’une petite main, une certaine Lucie, alias la Chinoise, d’origine
asiatique, considérée comme sa maîtresse à Paris. Une femme que Francis
évoquait en ces termes lors d’une conversation avec Jacky : « Je vais donner le
tiercé à la Chinoise. »
Confronté une première fois à ces charges, Jacky le Mat esquive avec un
redoutable aplomb : « Je n’ai jamais touché un centime de La Place. L’argent
que me doit Samy et qu’il me verse effectivement, c’est de l’argent personnel. Je
ne me rappelle plus exactement si c’est une dette qu’il a envers moi ou si c’est
un prêt qu’il m’accordait. » Une ignorance dont le juge estimera qu’elle « se
passe de tout commentaire ». Reste cependant à trouver quelqu’un susceptible
d’étayer l’accusation, alors qu’apparaît dans le décor un Bastiais, de sa
génération, qui certifie qu’il a bel et bien investi dans La Place des fonds
appartenant à Jacky, fonds que chacun avait accepté de rembourser, comme le
susurre cet autre gérant de ce bar réputé :

« Les choses se passaient en douceur. Je n’ai jamais été menacé pour


effectuer ces remises de fonds. Mais d’un autre côté, en raison de la
personnalité de Jacques Imbert, nous ne pouvions que nous plier à
ses exigences. C’est un homme qui est craint. Donc nous n’avions
pas d’autre possibilité que de lui remettre l’argent réclamé. De plus,
cela nous amenait en contrepartie une tranquillité à la boîte. »

Raison pour laquelle il fallait « modifier les comptes et faire du black », une
double comptabilité assez récurrente dans le monde de la nuit dès lors qu’il
s’agissait de nourrir des bouches extérieures, en l’occurrence celle d’un homme
bien implanté dans le paysage parisien, bien que replié sur son île du Frioul. Un
homme qui considérait tout à fait naturel de « récupérer des papiers » ou « un
peu de machin », de « prendre son courrier », de « donner le tiercé » ou encore
de prélever sa « commission », fonctionnement pour lequel la justice lui
demandait pour la première fois, et aussi sérieusement, des comptes. Un homme
dont personne n’ignorait le poids, à commencer par la jeune femme qui vivait
alors avec lui à Marseille, qui explique un jour à sa tante, toujours au téléphone,
qu’elle va reprendre un établissement de nuit dans le quartier de l’Opéra, que
« Jacky est derrière », que « personne ne bronchera ». Pour résumer : que « les
mange-merdes ne viendront pas ».
Ces pratiques, aussi vieilles que le Milieu, valent à Jacky le Mat quelques
heures d’interrogatoire supplémentaires, alors que la police se penche sur la
gestion du Maxi Club, une discothèque de la rue Saint-Saëns, à Marseille. Le
fonds de commerce a été racheté en 1987 par un certain Tony G., né à Beyrouth
en 1946, qui, lors d’une conversation téléphonique, a commis l’imprudence
d’indiquer à Jacky qu’il « laisserait la commission à Dany qui doit venir lundi à
Marseille ». « Jacky est quelquefois venu prendre un verre dans mon
établissement », esquive le gérant, à qui les enquêteurs rappellent les visites qu’il
lui rendait au Frioul. « Je suis formel, je n’ai jamais donné d’argent à Jacky
Imbert », maintient Tony G., avant de céder lors de sa cinquième audition,
assurant qu’il lui avait prêté de l’argent, qu’il lui avait remboursé, avant de lui en
prêter une seconde fois. Une version que Jacky allait bien sûr confirmer,
suscitant la curiosité des juges : pourquoi le gérant n’avait-il pas insisté auprès
de ce débiteur indélicat pour réclamer son dû ? « J’attendais toujours que ce soit
lui qui me propose de me rembourser, et dans ma nature, c’est toujours comme
ça, réplique Tony G. Il y a beaucoup de gens qui me doivent de l’argent et que je
n’ai pas relancés. »
Au cours de l’instruction, alors que son avocat, Michel Pezet, est empêché
d’exercer du fait de son mandat de député, Jacky se fâche avec la juge
d’instruction, Marie-Claude Péna, qu’il accusait d’instruire exclusivement à
charge. Il refuse d’être extrait de sa cellule jusqu’à ce que son avocat perde son
mandat électif. Michel Pezet se souvient d’être allé sonner à la porte de la juge,
qui ne recevait les avocats que sur rendez-vous.
« Vous venez pour qui ? lui demande-t-elle.
— Je viens pour le dossier Imbert, répond maître Pezet, veuillez m’indiquer
ce qui est à charge.
— Et à décharge, maître ! » répond la juge, qui retrouve bientôt le Mat en
face d’elle dans son bureau, après sa remise en liberté par la chambre
d’accusation au terme de dix-huit mois de préventive. Un échec pour
l’accusation. L’occasion d’un échange un brin surréaliste :
« On vous a tiré dessus vingt et une balles…
— Vingt-deux, madame la juge, le petit Jésus m’a protégé !
— Tous ceux qui ont été soupçonnés pour ces faits sont morts, n’est-ce pas ?
— La réponse de Dieu, madame !
— Au 11,43 ?
— C’est Dieu qui décide ! Madame, vous vous faites manipuler par la
police. Dans ce dossier, il n’y a rien ! »
En attendant, Francis le Belge a lui-même été libéré au bout de treize mois,
le 14 décembre 1994, comme tous les autres acteurs de ce dossier qui ne sera pas
suivi des effets escomptés sur le plan judiciaire. En partie faute de preuves, mais
aussi faute de combattants, un bon nombre des protagonistes ayant été fauchés
par les balles une fois la liberté recouvrée, éliminés par une justice, celle des
voyous, où l’on ne s’embarrasse pas des subtilités du Code de procédure pénale.
Sans oublier les lenteurs de la justice pénale, la vraie, qui jouent souvent contre
elle.
15

« Mon mari ne regardait jamais


l’addition »

Lorsque je lui faisais remarquer qu’on avait oublié de réserver une table au
Fouquet’s, Jacky me lançait, clin d’œil moqueur à l’appui : « T’inquiète ! » Il
était chez lui dans ce restaurant, une maison longtemps tenue par la famille
Francisci, qui comptait Jacky parmi ses obligés, comme il l’était à l’Aviation
Club de France, cette institution ouverte sur les Champs-Élysées en 1907, un
cercle que Jacky avait sous son aile depuis qu’il avait contribué au rachat de la
maison à l’ancien propriétaire, Antoine Peretti, pour la somme de neuf
cents millions d’anciens francs.
Jacky possédait ainsi des parts dans un certain nombre d’établissements de
nuit, mais rien n’était à son nom. Rien ne lui appartenait officiellement, c’est
une règle qu’il s’était fixée. « À chaque fois que j’ai acheté un bien, l’État me l’a
confisqué », disait-il. Il suffisait qu’il se montre le soir de l’ouverture d’une
boîte pour que tout Marseille afflue. Et, bien entendu, il touchait sa dîme.
Jacky a toujours réussi à maintenir un train de vie aisé. À Paris, où il avait
vécu plus longtemps qu’à Marseille, il fréquentait les beaux quartiers, lui qui
avait ses habitudes autour de la rue François-Ier, entre le pont de l’Alma et
l’avenue des Champs-Élysées, et fixait volontiers ses rendez-vous à l’hôtel
George V.
Il s’était toujours débrouillé pour avoir un magot d’avance, ce qui le
différenciait de nombreux voyous qui se retrouvent à sec après une longue
incarcération, lâchés par les camarades ou plumés par une femme indélicate.
À ma grande surprise, Jacky tenait à payer dans tous les établissements où nous
allions, même dans ses propres discothèques. Que l’on soit au Maxi Club ou au
Métal Café, deux boîtes de nuit du quartier de l’Opéra, à Marseille, il mettait un
point d’honneur à régler la note, peut-être pour échapper à tout soupçon d’abus
de biens sociaux, ou autres inventions de la brigade financière. Il ne faut pas
non plus négliger la dose d’orgueil : quand on s’appelle Jacky le Mat, on ne
peut pas passer pour un pique-assiette.
On s’est parfois crêpé le chignon à cause de cette habitude qu’il avait de
payer systématiquement les consommations de tout le monde, et pas seulement
les siennes. Sa phrase favorite, c’était : « Assieds-toi, c’est pour moi. »
Un jour, Jacky convie son avocat, Michel Pezet, alors conseiller municipal
socialiste de Marseille, pour déjeuner à l’Icône, le restaurant attenant au
Mistral, célèbre établissement d’Aix-en-Provence un temps conquis par Gaëtan
Zampa. Sa table étant prise lorsqu’il arrive, comme cela lui était arrivé autrefois
avec Alain Delon, il appelle aussitôt le tenancier : « Fais dégager ces gens, je
veux cette table. » Les clients acceptent aimablement de se déplacer. Grand
prince, il les remercie en faisant porter à leur table une bouteille de champagne,
du Ruinart rosé, son préféré. Il fait de même avec les deux policiers dont il avait
repéré la présence au fond de la salle. Du Jacky tout craché.
Parfois, j’ai entendu Jacky s’inquiéter du prix de la baguette de pain, mais il
pouvait dépenser l’équivalent de plusieurs salaires en une soirée. Les billets, il
les mettait un peu partout. C’est tout juste s’il les comptait, si bien que je ne me
gênais pas trop pour en prendre un ou deux de temps en temps. Il y en avait
tellement qu’il ne le voyait pas, des verts, des jaunes, des violets, mes préférés.
Il ne m’en donnait pas moins mes sous tous les mois, même si je travaillais.
Deux mille euros d’argent de poche, comme convenu au début de notre
rencontre. Il payait également l’essence, les courses et le resto. Et parfois,
quand ça lui prenait, il lançait :
« Tu as de l’argent ?
— Oui.
— Allez, tiens… »
Aurais-je été plus heureuse si j’en avais davantage profité ? Jacky était mon
homme, mon mari, et je ne l’ai pas aimé pour ce qu’il possédait.
Je me souviens de la façon dont il a réagi lorsque je lui ai annoncé que je
m’étais rendu chez le bijoutier horloger, connu pour assouvir la soif d’or et
d’argent des plus grands voyous de Paris, où il m’avait acheté ma première
montre, une Chopard, à l’occasion de notre mariage. Désirant un autre modèle,
la Happy Sport, avec des poissons en diamant à l’intérieur du cadran, et j’avais
réglé la différence, cinq cents euros, par chèque. Jacky a aussitôt appelé Jules,
l’ancien boxeur, pour lui demander d’aller récupérer le chèque et de payer en
espèces : pas question de laisser des traces derrière nous.
Jacky était généreux. « Qu’est-ce tu veux ? » me demandait-il, et je l’avais.
Un jour, j’ai répondu, au petit bonheur : « Un carat. » Le matin suivant, il m’a
offert des boucles-d’oreilles en diamants. Un soir, alors que nous arrivions chez
son ami Marcel Gélabert, à Neuilly-sur-Seine, pour fêter Noël, je l’ai vu glisser
un billet de cinquante euros dans la chaussure d’un SDF endormi devant
l’immeuble en disant : « Demain, il aura un cadeau en se réveillant. »
« Tu seras à l’abri avec Jack », me disait-il quand je m’inquiétais du futur.
Heureusement pour mon fils et moi, j’ai toujours travaillé. Je dis heureusement,
parce que Jacky est finalement parti sans rien nous laisser. Mais qu’est-ce qu’il
lâchait, comme sous ! J’aurais dû faire un trou et en enterrer une partie !
Jacky ne manquait pas d’argent frais. Ça arrivait tous les jours, ou presque.
Mais il n’a jamais eu de livret de Caisse d’épargne. À ma connaissance, il a
longtemps possédé deux comptes à Paris, au CIC Banque privée, qu’il a un jour
décidé de rapatrier à Marseille ; je n’ai jamais su quelle somme d’argent il y
conservait, mais tout a disparu. Il n’a détenu une carte bancaire qu’avec le
grand âge et n’a jamais voulu d’un carnet de chèques. Normal pour quelqu’un
qui n’a pas payé d’impôts et dont je défie quiconque d’évaluer la taille du
patrimoine qu’il a détenu. Je n’avais jamais vu autant de billets de banque, mais
tout était officieux. Il y en avait tellement qu’il avait tendance à gaspiller,
jusqu’au jour où il se tournait vers moi et disait : « Dis donc, Cri, ça part les
billets ! »

*
Un jour, Jacky a quitté la maison avec une valise d’argent pour payer un
terrain ; quand il est revenu, il avait acheté une boîte de nuit. Il était
effectivement un peu fada, comme son surnom, le Mat, semblait l’indiquer. Jacky
n’était pourtant pas un flambeur. Il n’allait pas au casino et jouait aux cartes
pour le plaisir. Son seul kif, c’étaient les courses. Et cette façon de dépenser
l’argent sans penser au lendemain, au point que j’ai fini par m’aligner : il me
donnait deux cents, je dépensais deux cent cinquante. Une paille par rapport aux
dix mille euros qu’il pouvait claquer (gaspiller, devrais-je dire) en une soirée, sa
façon à lui de parader : plus il y avait de monde, mieux c’était.
Lorsque Jacky s’est retrouvé sous les verrous en 2003, j’ai reçu un appel
alors que j’étais dans mon salon d’esthétique. Un monsieur répondant au
prénom de Rosario souhaitait me rencontrer pour avoir des nouvelles de mon
mari. J’ai vu arriver un petit bonhomme aux airs de Joe Pesci, l’acteur
américain, place de l’Opéra, à Marseille, pour me remettre une enveloppe.
« Tenez, c’est pour vous. Je reviens le mois prochain », me dit-il avec son accent
italien. Je le remercie et l’interroge, mais il ne répond pas. Arrivée au parking,
j’ouvre l’enveloppe. Elle était bourrée de billets, il devait y avoir trois
mille euros. Le jackpot. J’en ai parlé à Jacky lors du parloir suivant. « Garde-
les, m’a-t-il dit. Tu feras les boutiques avec les petites. » C’était la preuve que
ses amis lui étaient reconnaissants.
En dehors de cette période où il était entre quatre murs, nous montions
régulièrement à Paris pour récupérer les sous. Une fois, nous avons fait l’aller-
retour Marseille Paris en seize heures à bord de la Smart. Il m’a déposé au
Régina le temps d’aller récupérer ses enveloppes, et on a repris la route.
Cette pompe à finances a fonctionné presque jusqu’à la fin. Précisément
jusqu’au jour où François Hollande, alors à l’Élysée, a déclenché une vaste
offensive policière contre les cercles de jeux parisiens. Jusqu’à cette date, les
dirigeants avaient tenu parole, en fonction d’engagements anciens scellés dans
le sang. La dernière fois qu’il y a cru, Jacky s’est rendu à Monaco, la
principauté qui m’avait tant fait rêver. « Je te paierai ta voiture ! » m’avait-il
lancé en partant. Il n’a pas pu tenir sa promesse car il n’y avait personne au
rendez-vous : il est revenu bredouille, sans son enveloppe. Signe avant-coureur
de ce tarissement : alors qu’il vivait encore sur l’île du Frioul, Jacky s’était fait
voler la précieuse montre en or, la plus grosse des Rolex, sertie de diamants,
que Marcel Francisci, l’homme qui lui avait permis de prendre pied dans les
cercles de jeux, lui avait offerte en échange de ses loyaux services.
16

Mitterrand, Defferre, Pasqua


et les autres

Il existe une espèce de voyous qui se tient éloignée de la sphère politique. Ce


n’est pas le cas de Jacky Imbert, qui est né au banditisme à Marseille, une ville
où les rapports entre classe politique et malfrats ont été incestueux tout au long
du XXe siècle. Jacky est de ceux qui ont fréquenté leur vie durant les notables,
avec la conviction d’en faire partie. Son mentor, Marcel Francisci, patron de
plusieurs cercles de jeux à Paris, n’était-il pas, outre un résistant médaillé, un
important élu corse, conseiller général du canton de Zicavo, sous la bannière du
parti gaulliste 1 ? Avant lui, les frères Guérini y étaient allés encore plus
franchement, jusqu’à être considérés par les policiers comme les « gouverneurs
de Marseille », à l’époque où certains électeurs votaient jusqu’à cinq fois chacun
aux élections municipales. Ils pouvaient aussi bien discuter avec le maire,
Gaston Defferre, qu’avec un ministre ou Lucky Luciano, l’homologue italo-
américain, chef tutélaire d’une mafia qui s’était mobilisée pour le débarquement
des Alliés à Marseille.

La cité phocéenne est un village et le quartier de l’Opéra, un mouchoir de


poche. Jacky fréquente les restaurants où se retrouve le gratin politico-
économique de la ville. Comme Chez Vincent, où l’on déguste pizzas, côtes
d’agneau, pâtes à la bolognaise ou aubergines au parmesan. Rose, la patronne,
appelle Jacky « mon porte-bonheur », tellement il laisse d’argent sur ses tables.
Michel Gaudin, le chef de file de la droite dans la ville, figurera bientôt parmi les
habitués, comme bien d’autres membres de l’establishment local. Mais Jacky ne
se lève jamais de sa chaise pour aller saluer quelqu’un : la star, c’était lui, selon
la formule d’Alain Delon.
Son avocat, Me Michel Pezet, au demeurant passionné lui aussi d’opéra et de
chevaux, est également un acteur politique majeur de l’époque. Conseiller
municipal à Marseille, avant de devenir président de la région PACA, il a été
secrétaire national du Parti socialiste alors que François Mitterrand en était le
premier secrétaire. Un petit monde qui gravite autour de L’Ascenseur, la boîte de
Monique Sessler, « une femme de tête », selon l’avocat, née en Corse-du-Sud en
1918, chez qui l’on croise parfois Bastien Leccia, un pilier du PS que François
Mitterrand tutoyait et sur la tombe duquel il se rendra, à peine élu président de la
République, en mai 1981. De quoi nouer des liens privilégiés, d’autant que
Michel Pezet a été le suppléant de Leccia, dont Monique, résistance reconnue,
est une cousine.
Nul ne sait s’il s’agissait d’un échange de bons procédés, ou juste d’une
marque d’attention, mais François Mitterrand était choyé lorsqu’il séjournait
dans les Bouches-du-Rhône. Les intimes se souviennent parfaitement de ses
haltes dans la propriété de la belle, drôle et sympathique Monique Sessler, à Aix-
en-Provence, où, devenu président de la République, il a débarqué à plusieurs
reprises en hélicoptère. Il adorait, dit-on, la ratatouille de l’ex-reine de la nuit
marseillaise, qui l’avait parfois accompagné lors de ses déplacements électoraux
dans la région. Avec la bénédiction de Jacky ? La légende veut que le Mat ait
longtemps favorisé les amourettes clandestines de l’homme politique depuis le
temps où il n’était que maire de Château-Chinon et sénateur de la Nièvre, lui
ayant présenté l’une des filles qui « travaillait » pour la Baronne – une poule de
luxe.
Toujours est-il qu’au début des années 1980, le bandit notoire circule au
volant d’une Rolls-Royce sur le pare-brise de laquelle on distingue une cocarde.
Il serait même venu saluer le nouvel occupant de l’Élysée au volant de ce
véhicule. Toujours est-il que « Tonton », comme la presse surnommera bientôt
François Mitterrand, lui-même ancien avocat, gratifie à l’époque Jacques Imbert
d’une amnistie présidentielle qui offre à son casier judiciaire une virginité
nouvelle et enviée.
Les deux hommes, le politique et le bandit, grands séducteurs tous les deux,
s’entendent bien, chacun mesurant parfaitement l’influence de l’autre, publique
pour l’un, souterraine pour l’autre. Un jour, ils pourraient bien s’avérer
complémentaires, et conjuguer leurs intelligences pour résoudre un problème. Le
parrain, qui échangeait souvent avec Michel Pezet, pouvait le cas échéant se
rendre utile dans le registre qui était le sien : coup de pression, chantage sur des
rivaux, filature des ennemis politiques. Les politiques ont toujours eu besoin des
bandits, surtout à Marseille. Quant aux bandits, le lien est avant tout alimentaire :
mieux vaut avoir les politiques avec soi que contre soi.
Le début du premier septennat de Mitterrand voit cependant trébucher le
Mattu (prononcer « mattou »). Le 13 novembre 1981, un juge d’instruction de
Grasse délivre contre lui un mandat d’amener dans le cadre de l’information
ouverte après un vol commis au préjudice du Mas d’Artigny, un hôtel pour
milliardaires situé entre Saint-Paul-de-Vence et La Colle-sur-Loup, où, dans la
nuit du 16 au 17 août, trois malfaiteurs ont dévalisé quarante-deux petits coffres-
forts à l’aide d’un chalumeau, de pieds-de-biche et de tournevis, non sans avoir
au préalable ligoté et bâillonné le concierge et le veilleur de nuit. Une bonne
partie des clients était partie en croisière et le butin est évalué à plusieurs
millions de francs, dont plus d’un million en espèces et traveller’s checks, le
reste étant constitué de bijoux de valeur. Alors que les autorités ont perdu sa
trace depuis 1977, un renseignement émanant de la préfecture de police de Paris,
plus précisément de la première brigade territoriale, permet de localiser Jacques
Imbert sur un chantier naval de l’Orne, à Sées, où il s’affairait sur un ketch
(voilier à deux mâts) en construction ; âgé de 52 ans, le plus vieux des suspects
est resté muet devant les enquêteurs, se souvenant tout juste de son nom et de sa
date de naissance (« Je suis amnésique », soutient-il, avant d’admettre savoir lire
et écrire), tandis que ses complices présumés nient eux aussi toute implication.
La police judiciaire en profite cependant pour adresser une note à son sujet
aux autorités, datée du 16 novembre 1981, où Jacques Imbert est désigné comme
un « malfaiteur professionnel ».
Dès le début des années 1960, rappelle l’auteur,

« Imbert va faire partie du grand banditisme, évoluant notamment au


sein d’une bande de malfaiteurs d’origine méditerranéenne qui
héritera de l’appellation “bande des Trois Canards” en raison d’un
bar de Pigalle où se tenaient leurs assises. Ultérieurement, vers 1967-
1968, le nom de Jacques Imbert apparaîtra dans des affaires diverses,
plus précisément dans une série de règlements de comptes opposant
le clan Guérini-Andréani à celui de Marcel Francisci pour le contrôle
des cercles de jeux parisiens. À partir de 1970, Imbert s’installe dans
l’élevage de chevaux de course. Il sera présenté par les journalistes
spécialisés comme un “caïd” du milieu rackettant les milieux
hippiques […].
Extrêmement méfiant, Jacques Imbert réussit pendant un temps à
échapper à la répression. Néanmoins, il se trouve mêlé à une
nouvelle série de règlements de comptes l’opposant à la bande
dirigée par Tany Zampa. Le 1er février 1977, il est victime de ses
ennemis dans une rue déserte de Cassis – grièvement blessé, il
échappe miraculeusement à ses agresseurs. Dès lors, Jacques Imbert
va vivre d’une manière totalement clandestine. Sa trace sera
uniquement repérée à partir des règlements de comptes, plus d’une
vingtaine à ce jour, dont se rendront responsables les deux clans. Il a
de nouveau été interpellé il y a quelques semaines à Paris pour
l’affaire du Mas d’Artigny. Tout laisse à penser que le différend avec
Tany Zampa n’est pas aplani. Imbert, surnommé “Jacky le Fou”, est
incontestablement un homme dangereux, décidé et prêt à tout.
L’origine de ses ressources est mal définie. Son arrestation, même si
elle n’aboutissait pas à une détention de longue durée, contrarie ses
projets et son action. En tout cas, elle est certainement pour le
“Milieu” une opération de police spectaculaire et préventive. »

Pas de quoi affoler les conseillers de l’Élysée, et encore moins François


Mitterrand lui-même, qui sait où il a mis les pieds. Le président de la République
fait même une nouvelle fleur à Jacky. Mais commençons par ce coup de tonnerre
qui ébranle le Milieu hexagonal, ainsi consigné dans une note transmise le
15 janvier 1982 au ministre de l’Intérieur, et assez sensible pour qu’il adresse un
double à la présidence :

« C’est ce matin, à 9 h 40, qu’un chauffeur de maître qui attendait


l’arrivée de son employeur a découvert sur le parking du premier
sous-sol de l’immeuble sis 11, rue de la Faisanderie à Paris 16e, le
corps d’un homme mortellement atteint de plusieurs projectiles. Il est
rapidement apparu que la victime de ce meurtre était M. Marcel
Francisci, conseiller général sous l’étiquette RPR du canton de
Zicavo (Corse). La victime a été retrouvée auprès de son véhicule
Jaguar, le corps reposant le dos sur le sol, la tête posée entre le mur
et la portière côté conducteur ouverte, le pied droit appuyé sur le
marchepied de la voiture dont le siège avant gauche était rabattu sur
le volant. La victime présentait deux traces de blessures apparentes,
l’une sur le front, l’autre au niveau de l’abdomen. Les enquêteurs ont
trouvé deux douilles de calibre 45 sur le sol et une troisième,
identique, sur le toit de la Jaguar.
M. Francisci était passé vers minuit au domicile de sa fille, puis
s’était présenté au Cercle de l’Aviation, 104, avenue des Champs-
Élysées, où il avait rencontré son frère, gérant de l’établissement.
Il devait être 1 h 30 lorsque ces deux hommes se sont séparés. On
peut supposer qu’il a été abattu alors qu’il s’apprêtait à regagner son
appartement.
Il convient de faire connaître que selon une information transmise au
mois d’octobre 1981 par les services de police marseillais, le nommé
Zemour Edgar, né le 20 septembre 1937 à Sétif (Algérie), avait à
cette époque manifesté l’intention d’abattre lui-même Marcel
Francisci, auquel l’opposait un litige d’ordre financier (une dette de
huit cent quatre-vingt-dix millions de francs à régler en Suisse). Rien
n’avait pu conforter cette information. On peut rappeler que pour les
policiers, Edgar Zemour aurait été un complice de Francisci au
moment de la guerre des cercles, arme à la main. Apparemment, les
deux hommes ne se fréquentaient plus.
La brigade criminelle poursuit l’enquête. »

Qui a osé s’en prendre à la vie de Marcel Francisci, titulaire de la croix de


guerre 1939-1945 pour avoir participé activement au débarquement de Provence
dans une unité américaine, lui, le vice-président du conseil général de la Corse-
du-Sud éternellement redevable envers Jacky le Mat ? Le 13 mars 1982, moins
de deux mois après l’assassinat, l’éternel rival Jean-Baptiste Andréani, sur lequel
le Mat avait vainement tiré au fusil de chasse en 1963, est interpellé. L’ancien
exploitant d’une maison de tolérance, principal actionnaire du Grand Cercle,
« l’homme aux cinq cents cravates », fils de berger corse, est inculpé à 73 ans
d’« encaissement irrégulier de devises » pour un montant de trente-cinq millions
de francs… sur plainte du ministre du Budget, Laurent Fabius. Une perquisition
déclenchée par les douanes à son domicile dès le 16 janvier, au lendemain de la
mort de son grand rival, a permis la découverte de cinq cent quatre-vingt-
huit kilos d’or, transférés aussitôt à la Banque de France.
Écroué à la prison de Fresnes, Jean-Baptiste Andreani est libéré au bout d’un
mois. Son avocat plaide pour que l’on rouvre son cercle prestigieux, à l’ombre
de l’Arc de Triomphe. François Mitterrand s’y serait personnellement opposé.
Gaston Defferre, alors ministre de l’Intérieur, en profite de son côté pour
imposer une nouvelle réglementation sur les jeux. S’il est impossible d’affirmer
qu’il s’agit d’un cadeau du président de la République à un ami peu
fréquentable, cela en a toutes les apparences, surtout quand on sait comment, à
l’époque, l’exécutif contrôle et oriente l’exercice des droits du ministère des
Finances en matière fiscale et douanière.
Le clan Francisci, lui, n’attend pas les conclusions de la brigade criminelle.
Tous savent comment Edgar Zemour, le plus turbulent de la fratrie juive de Sétif
qui règne sur une partie de la capitale, est monté au créneau pour réclamer une
part plus importante du gâteau, fort des services qu’il avait effectivement rendus,
notamment en assumant quelques exécutions lors de la grande guerre des
cercles. « Maintenant, tu me dois tout », avait-il osé dire avant d’être éconduit
par Marcel Francisci : on ne lui avait rien demandé. Le patriarche doit être vengé
et tous les amis ayant une petite expérience dans le maniement des armes sont
mobilisés, non sans un succès certain, puisque l’auteur tout désigné de
l’assassinat, l’impétueux Edgar, est éliminé dans sa propriété de Miami, au fusil
à lunette, par un mystérieux « Marseillais ». Son frère, Gilbert Zemour, le plus
posé de tous, même s’il passait ses nuits à jouer au poker, a fait savoir qu’il
n’était pour rien dans la mort de Marcel, dont il avait été proche, et s’était même
brouillé avec son frère Edgar ; il n’en sera pas moins éliminé le 28 juillet 1983,
alors qu’il promenait ses caniches devant son domicile de l’avenue de Ségur,
à Paris (7e). Mais les amis de Jacky le Mat n’y seraient cette fois pour rien –
Gilbert aurait été tué par un certain Djeff, surnommé Adérouiche, « le fou » en
kabyle, si l’on s’en tient aux aveux qu’il a lui-même faits à la fin de sa vie au
commissaire Yves Jobic, alors patron de l’antigang 2.

*
À propos de la gauche, Jacky avait des formules dures. Comme celle-ci :
« Ils mangeront du caviar et le peuple crèvera de faim. » Il avait longtemps été
« de gauche », avant de constater de ses propres yeux des choses qui ne lui
avaient pas plu. À l’entendre, l’ancien résistant Gaston Defferre avait « tourné sa
veste » une fois installé par François Mitterrand place Beauvau, lui qui avait
gravi les marches de la mairie de Marseille avec les voyous en guise de
propulseurs, d’agents électoraux et de gardes du corps, avant de les laisser se
nourrir sur la bête, allant jusqu’à allouer un bureau à la mairie au plus fidèle
d’entre eux, Dominique Venturi, dit « Nick », lui aussi très ami avec Marcel
Francisci. Defferre avait bien tenté de rassurer ses protégés en leur disant qu’il
ne pensait pas un mot de ses fracassantes déclarations contre le crime, que c’était
du pipeau, mais le charme était rompu. Jacky et ses amis se seraient bien ligués
pour épauler celui qui défendait plusieurs des leurs, l’avocat socialiste Michel
Pezet, dans sa conquête de la mairie de Marseille, mais le projet a avorté et
l’idée, un temps caressée, de monter un coup pour déstabiliser son rival Michel
Gaudin a été abandonnée.
Plus tard, au milieu du deuxième septennat de François Mitterrand, Jacky
le Mat a actionné toutes ses connaissances, jusqu’à Bernard Tapie, alors patron
de l’Olympique de Marseille, une institution alors infiltrée par le grand
banditisme, pour accélérer la remise en liberté de son ami et complice Francis
le Belge. L’autre parrain de Marseille croupissait en prison après les accusations
d’une balance qui l’avait impliqué dans un trafic d’héroïne, mais le dossier était
mal ficelé. Le Belge a finalement été libéré le 4 décembre 1992, sans qu’il soit
possible de dire si ce fut à la suite d’une intervention « divine ».
Jacques Imbert n’était cependant pas plus tendre avec Charles Pasqua, sans
doute habité par un sentiment de trahison, de promesse non tenue, à quoi
pouvaient se mêler des relents d’histoire ancienne, quand le pilier du gaullisme
enrôlait flics et voyous dans les rangs du SAC, la garde rapprochée du Général,
tentation à laquelle n’a visiblement jamais succombé le Mat. « C’est un gros
menteur. Tout le monde mangeait sur les cercles de jeux », disait-il, comme pour
ouvrir une piste à qui voulait comprendre sa rancœur. « C’est pas un saint,
Pasqua ! lançait Jacky si on insistait. C’est lui qui faisait les plus grosses
bordilles. Je l’ai toujours considéré plus proche des voyous que des politiques,
mais il ne fallait pas que les braves gens le sachent ! » Il est vrai que la famille
Francisci avait sollicité Charles Pasqua au temps où il était ministre de
l’Intérieur (de 1986 à 1988, puis de 1993 à 1995) pour lui demander de modifier
le statut des cercles de jeux parisiens, dont le modèle juridique reposait sur une
fiction. Le patron de l’Aviation Club et du cercle Haussmann souhaitait que le
« banquier » du cercle obtienne un statut de « fermier général 3 ». Le ministre n’a
pas donné suite.
Jacky le Mat aurait eu en revanche l’oreille d’un autre baron de la droite,
Patrick Devedjian, député des Hauts-de-Seine (son fief) et ancien secrétaire
général de l’UMP. Il l’avait rencontré pour le convaincre de faire le nécessaire
afin de sauver le modèle économique des cercles de jeux, qu’il savait menacés.
A priori, l’homme politique avait montré des signes encourageants,
suffisamment pour que Jacky croise les doigts en vue de la réélection de Nicolas
Sarkozy, ancien avocat comme Patrick Devedjian. Jacky aurait même souhaité
rencontrer celui qui avait célébré son élection au Fouquet’s, mais cela ne s’était
pas fait.
Manque de chance, François Hollande l’a emporté. Confirmant ses craintes,
le gouvernement socialiste s’est attaqué frontalement aux cercles de jeux dans la
capitale, convaincu qu’ils finançaient de façon occulte leurs éternels rivaux
politiques. Renseignements généraux et police judiciaire se sont (secrètement)
mobilisés pour fournir suffisamment d’éléments à la justice, avec à la clé une
perquisition dans les locaux de l’Aviation Club de France, le 16 septembre 2012,
à la veille d’un important tournoi de poker. Objectif : étayer des accusations de
travail dissimulé, d’abus de confiance et d’exercice illégal de la profession de
banquier. Une mise au pas qui prive bientôt Jacky (et quelques autres) de sa
source de revenus la plus régulière, brisant un accord qui aura tout de même tenu
un peu plus d’un demi-siècle, de quoi figurer parmi les placements les plus
rentables jamais répertoriés, placement qu’il défendait ainsi auprès de sa
femme : « Petit Cri, je ne fais pas l’aumône, c’est mes sous que j’ai mis. C’était
un accord. »
17

La police aux trousses

« C’est fou le nombre de flics qui se sont fait une carrière sur mon dos en
racontant un tas d’histoires sur moi, ricanait Jacky le Mat lors d’un entretien
avec le journaliste Hervé Gattegno, en 1993. C’est leur intérêt ! Il vaut toujours
mieux dire qu’on pourchasse un grand caïd qu’un simple voyou… »
Au temps de la bande des Trois Canards, la police judiciaire faisait plutôt
dans l’artisanat, souvent à la limite de la règle. En recensant les voyous les plus
actifs dans le fichier spécial de la répression du banditisme, elle était certaine
qu’à chaque fois qu’ils seraient contrôlés quelque part par un gardien de la paix,
une fiche remonterait vers ses services. Elle opérait aussi par coups de sonde,
orchestrant des descentes régulières dans les bars préférés des bandits corso-
marseillais, au hasard. On relevait les noms des présents, ce qui permettait de
nourrir les dossiers, et si l’un d’eux avait une arme sur lui, il dormait pour
quelque temps à la prison de la Santé. Les photographes de la police ne rataient
pas un enterrement, comme ce fut le cas pour celui de la mère de Gaëtan
Alboréo, dit Coco, le 29 avril 1964, à Marseille, où avaient débarqué une bonne
trentaine de notables du Milieu, la plupart étant des habitués du bar de Pigalle ;
une occasion en or de remettre à jour les fiches des uns et des autres. Le fait que
les hôteliers soient encore contraints de relever l’identité de leurs clients aidait
aussi à suivre ces grands bandits à la trace. Les renseignements généraux avaient
pour leur part des yeux et des oreilles dans les casinos, où ils signalaient les
gains et les pertes des joueurs susceptibles de laver de l’argent sale. Puis, il y
avait le travail prospectif des groupes spécialisés, calibré selon des principes
dont se souvient parfaitement l’ancien commissaire Claude Bardon, né en 1937,
sept ans après Jacky le Mat, et une carrière bien remplie derrière lui :

« La vieille police reposait sur les indics, les surveillances, les


écoutes, la pénétration du Milieu et les trahisons. Quand on a un
adversaire, la meilleure chose à faire est de rentrer chez lui,
d’infiltrer son entourage. Une fois qu’on a un bon agent, on le fait
monter en puissance en supprimant les intermédiaires. Plus il est
intelligent, mieux ça vaut, surtout s’il est avide de reconnaissance. Le
type acquiert un sentiment de puissance. Il pense avoir la main sur le
destin des gens qui l’entourent… »

Les inspecteurs pouvaient très bien oublier un individu en garde à vue : le


Code de procédure pénale n’était encore qu’un vague projet.

« Il fallait que la procédure tienne la route, que la démonstration ne


soit pas trop ridicule, mais on avait une vraie marge de manœuvre, se
souvient le commissaire Bardon. On allait dans les bistrots, on buvait
des coups, on était dehors, et quand on voulait savoir quelque chose,
on savait à qui demander. Roger Frey, ministre de l’Intérieur, avait
dit au chef qu’il avait placé en 1964 à la tête d’une nouvelle brigade,
à compétence nationale, la première mobile : “Je veux que vous
fassiez contre le crime organisé ce que vous avez fait avec la DST
[contre-espionnage] pour éradiquer l’OAS 1.” Pour crédibiliser ma
position d’infiltré, Frey a proposé que je passe quelques mois à la
Santé. Simple lieutenant, j’ai observé que j’étais un peu jeune par
rapport aux proxénètes en place. Le ministre a eu l’idée de miser sur
les bordeliers qui rentraient d’Algérie, où je venais de servir comme
officier dans l’infanterie, en veillant à ce que les troufions puissent
reprendre leur souffle dans leurs établissements. J’ai noué des
contacts et fait ce que nous avions appris à Alger : intoxiquer
l’adversaire avec de fausses informations. J’étais un prédateur parmi
les prédateurs. Il n’y a jamais eu autant de morts qu’à cette époque,
et on y était parfois pour quelque chose. C’était une forme de
régulation qui ne disait pas son nom, mais que Roger Frey validait, et
même approuvait… Nous avons même fomenté la première révolte
parmi les prostituées. Elles ont envoyé balader leurs macs attitrés et
se sont mises entre les mains des braqueurs. Le ménage s’est fait de
lui-même. Nous n’avions pas de comptes à rendre à la justice. On
rédigeait le premier procès-verbal lorsqu’on avait tout entre les
mains, quand aujourd’hui il faut en produire un nombre considérable
avant même de commencer. Ça a fonctionné comme ça jusqu’en
1968, après nous avons commencé à devenir plus convenables… »

Voilà à quoi ressemblait la police judiciaire lorsque Jacques Imbert a gravi,


rapidement, les marches qui l’ont conduit à devenir une figure incontournable du
Milieu : un ennemi qui se permettait tous les coups bas. Comme tout voyou de
l’époque, le Mat a connu les interrogatoires plus que musclés, au cours desquels
les inspecteurs pouvaient facilement sortir un chalumeau, avant l’arrivée de la
« carotte », autrement dit la gégène, un instrument de torture utilisé par les
policiers passés par l’Algérie. Une période où les barbouzes du gaullisme
tenaient le pavé en toute impunité, en s’appuyant sur un SAC (service d’action
civique) tout-puissant, où voyous et policiers se côtoyaient en arborant la même
carte bleu-blanc-rouge.

« On avait tous de fausses identités, de faux passeports, de faux


permis de conduire, confirme l’ancien commissaire Charles
Pellegrini, qui a lui aussi consacré sa carrière à la lutte contre le
grand banditisme. On n’était pas encore passés sous la coupe du
judiciaire. On s’asseyait un peu sur la loi. Pénétration, informateurs,
on utilisait toutes les ficelles. On faisait des écoutes, mais elles
n’existaient pas sur le plan officiel. On ne montrait rien aux
magistrats. Nos frais de police étaient fictifs. Les chefs touchaient
gros, les petits un peu moins. Lucien [le commissaire Aimé Blanc,
patron de la lutte contre le grand banditisme et enfant de la Belle de
Mai] était flic le jour et voyou la nuit. Ça fonctionnait comme ça à
Paris, Nantes, Bordeaux, Lille, Lyon, Marseille, Toulon et Nice. Un
proxénète avait offert une chambre en bois de rose au commissaire
en poste à Bordeaux. À Pigalle, la mondaine avait table ouverte dans
un cabaret tous les soirs. »

Comme tous les grands flics de l’époque, Charles Pellegrini a croisé


plusieurs fois le chemin de Jacques Imbert, qu’il convoque dans son bureau au
tout début des années 1980, à l’époque où la PJ le suspectait d’être impliqué
dans l’attaque d’un Relais & Château proche de Saint-Paul-de-Vence, le Mas
d’Artigny.
« Mais Monsieur Imbert, lui dit-il, faisant allusion aux règlements de
comptes qui n’en finissaient plus à Marseille, vous ne croyez pas qu’il serait
temps d’arrêter ces massacres ? » Jacky se penche vers le commissaire, soudain
blême, avant de répliquer, sans citer le nom de Gaëtan Zampa : « Quand vous
voyez quelqu’un que vous croyez être votre ami vous tirer dessus… Vous voulez
que j’oublie ? »
« La haine était palpable, se souvient Charles Pellegrini. On aurait dit un
geyser de vengeance. »
Ceux qui ont placé Jacques Imbert en garde à vue n’ont jamais pu lui
extorquer grand-chose, comme en atteste Antoine Sciblo, ancien pilier de la lutte
contre le trafic de stupéfiants à Marseille, qui l’a eu deux fois quarante-huit
heures dans ses geôles :
« J’ai eu beaucoup de difficulté à nouer un dialogue avec lui. J’ai
tout tenté, il a juste consenti à me donner l’heure. Cela n’a pas été un
gros succès. Je connaissais son passé. Le Mat a toujours été un
personnage important, mais il n’apparaissait jamais directement dans
un dossier. Il se tenait à l’écart. Il était dans les courses, les chevaux.
Il était constamment à Cagnes-sur-Mer en train de surveiller ses
canassons. Quand on l’a vu nouer une relation avec Alain Delon, on
a préféré ne pas insister. »

Même son de cloche chez Didier P., ancien de la PJ de Marseille, qui eut la
charge de l’interroger dans une affaire de cigarettes de contrebande : « On a
parlé de tout, sauf des actes qui lui étaient reprochés. Le Mat était un
personnage, comme le Belge. Il était fou, mais moins que Gaëtan Zampa, un
furieux. C’était un bandit assumé, qui avait énormément de recul, ce qui est rare
dans ce milieu. »
Assumé et désireux d’appartenir à cette poignée de hors-la-loi qui n’ont
jamais balancé quiconque aux condés, ce n’est pas Christian Lothion, ancien
directeur central de la police judiciaire, qui dira le contraire. « Un jour, j’ai
souhaité avoir un entretien avec Jacky le Mat, se souvient-il. Je m’en suis ouvert
à son avocate, Sophie Bottai. La réponse du Mat est tombée peu après : “S’il
veut me voir, il vient me chercher à 6 heures du matin et il me passe les
menottes”. C’était niet, et sans appel. Le Mat avait dressé une barrière, ce qui
était loin d’être le cas de tous les voyous. »
« Un grand malin, le Matou », loue un admirateur, inspecteur à l’époque où
ce grade existait encore.

« Jacky est devenu un grand dans les années 1970, résume un pilier
de la police judiciaire encore en poste aujourd’hui. C’est lui qui tirait
les ficelles. C’était le chef de clan, avec le petit “Belge” [Francis
Vanverberghe] à ses côtés. Zampa a commis une erreur en ne lui
donnant pas le coup de grâce. Le Mat faisait peur à tout le monde…
sauf au showbiz. Il avait atteint une certaine respectabilité. Il était
Keyser Söze 2. Personne ne montait une affaire s’il ne donnait pas
son aval. Il prenait son pourcentage. »

Jacky le Mat ne parlait pas avec les policiers, mais il n’ignorait rien de la
porosité de la police marseillaise, au sein de laquelle tous les fonctionnaires ne
marchaient pas forcément du même pas. Plusieurs d’entre eux ont été épinglés
pour avoir voulu « manger » à la table des voyous plutôt que les faire tomber,
autrement dit pour avoir cherché à capter une partie de la manne occulte
sonnante et trébuchante. Une ambiance que décrit sans faux-semblants Paul
Leray, lui aussi ancien patron de l’Office central de répression du banditisme :

« J’avais un problème, c’est que je ne pouvais pas parler de nos


affaires avec les collègues des Stups de Marseille. Il y avait un
policier qui vendait des tuyaux aux voyous comme il aurait vendu
des lettres de change. Un grand charmeur, sympathique, que je
connaissais bien : c’est lui qui venait me chercher à l’aéroport quand
je descendais à Marseille. Il était à l’origine de bien des fuites, au
point qu’on a vu un labo de transformation de l’héroïne déménager
alors qu’on était dessus. Petit, il se baignait aux Catalans avec les
voyous. Il a été filmé par une caméra de surveillance en train de
photographier les listings des écoutes en cours. Il n’était pas le seul à
trahir sa maison. Démasqué lui aussi, un inspecteur divisionnaire de
la Crim a été discrètement muté à Nancy. J’ai mis les pieds dans le
plat. Mes collègues m’ont expliqué que les “balances” faisaient
partie du jeu. »

Jacky le Mat et les siens n’ignoraient pas que certains de leurs rivaux avaient
les moyens de récupérer leurs adresses personnelles auprès de policiers pas
mécontents de favoriser quelques règlements de comptes. Des pratiques
« offensives » qui persistaient malgré la normalisation en cours, au point d’avoir
un nom dans le jargon policier : on parlait de « poussettes ». Une poussette
consistant à salir un voyou en divulguant de fausses informations à son sujet
pour que ses collègues s’en prennent à lui.
Mais l’inverse pouvait tout aussi bien se produire, comme ce jour du mois de
juin 1990 où des policiers ont probablement sauvé la vie de Jacky le Mat et de
quelques-uns de ses proches en neutralisant provisoirement Jean Toci, dit
Jeannot, 57 ans : dans sa maison du Var, l’homme disposait d’un petit arsenal,
deux pistolets-mitrailleurs, un Mat et un Sten, et un fusil Winchester calibre .30.
Le reste de son équipement – un gilet pare-balles, un scanner, une perruque, trois
paires de jumelles, un périscope et deux talkies-walkies – laissait penser qu’il ne
se préparait pas à jouer à la belote, mais bien à venger son demi-frère, Gaëtan
Zampa.
Jacky le Mat était fait pour durer. Il a une dernière fois les honneurs de la
police, américaine cette fois, en 2001. Dressant le bilan de ce qu’il appelle
« l’opération Calanque », destinée à identifier les organisations criminelles en
France, l’attaché de la DEA (Drug Enforcement Administration) à Paris,
Eugène D., se fend d’une note à l’OCRB (Office central de la répression du
banditisme) où l’on peut lire :

« Les deux principales figures du crime organisé en France sont


Jacky Imbert, alias le Matou, et Roland Cassone. Imbert est le plus
puissant des deux et supervise la plupart de l’activité criminelle.
Il réside à Cassis et possède de nombreuses propriétés, y compris des
clubs parisiens comme le bar Gutenberg et le restaurant L’Avenue.
Imbert et Cassone semblent avoir forgé leur amitié il y a vingt-
cinq ans, lorsque le frère de Cassone, Serge, a été tué par un associé
rival, Tany Zampa. Pour se venger, Imbert, Cassone et un troisième
associé, Francis Vanverberghe, alias le Belge, ont tué l’associé de
Zampa, Joe Lomini et d’autres.
Notre informateur, un ami personnel d’Imbert et Cassone, s’est vu
demander par Imbert s’il était toujours en contact avec ses associés à
New York, dont Imbert sait qu’ils appartiennent au crime organisé
italien et qu’ils les avaient rencontrés en prison… peut-être dans le
but de futures opérations. »

Un portrait flatteur, mais pas de quoi impliquer le Mat, du moins


directement, dans ce qui intéressait le service américain : détecter les éventuelles
réminiscences de la French Connection, longtemps principale pourvoyeuse
d’héroïne aux États-Unis.
18

« Jacky parlait de Francis le Belge


comme d’un fils »

Un jour, alors que nous étions dans un restaurant du quartier des Champs-
Élysées, à Paris, j’ai attiré l’attention de Jacky sur une femme, une brune aux
cheveux longs, qui nous regardait avec insistance. J’étais persuadée que
c’étaient les condés. En se retournant, Jacky a reconnu Lydie, que Francis
le Belge avait rencontrée à Paris dans une boîte de nuit où elle travaillait
comme « dame pipi », avant de l’épouser au printemps 1996. Nous étions en
2002, deux ans après l’assassinat de son mari, et je l’ai vue fondre en larmes
dans les bras de Jacky. Les deux hommes avaient tissé leur amitié en prison.
Jacky avait pris le Belge, bien plus jeune que lui, sous son aile. Lorsqu’il avait
été libéré, le 29 juin 1984, probablement grâce à une intervention venue de très
haut (de l’Élysée), Jacky l’avait habillé de pied en cap. Il lui avait offert des
vêtements sur mesure, chez Dior. À partir de ce moment, Francis, qui avait
grandi dans le quartier populaire de la Belle de Mai, s’était épris d’élégance.
Francis Vanverberghe, mon mari en parlait comme d’un fils. Le Belge lui
rendait régulièrement visite lorsque Jacky s’était retiré sur l’île du Frioul, son
nouveau QG. Il lui apportait la part d’argent qui lui revenait sur leurs activités
dans la capitale, entre cercles de jeux, boîtes de nuit et machines à sous. Jacky
était plus qu’un ami pour lui : il avait choisi son camp au plus fort de la guerre
qui l’opposait à Zampa, et cette alliance n’avait jamais souffert la moindre
entorse. Par la suite, il l’avait aidé à se hisser sur les plus hautes marches du
Milieu.
Les derniers temps, Jacky avait mis en garde Francis. Lors d’une rencontre
au Frioul, à l’ombre de ce chantier naval dont les dettes avaient été en partie
épongées par l’un des actionnaires de L’Ascenseur, l’établissement de nuit du
quartier de l’Opéra, il lui avait vivement conseillé de se mettre au vert. Il lui
était en effet revenu aux oreilles que Francis ne redistribuait pas suffisamment
les gains. C’était déjà pour cette raison que Jacky avait fait « monter » Francis
à Paris : pour l’éloigner de Marseille, où il le savait en danger.
« Quand les gens ne mangent pas et que toi tu manges et que tu fais le beau,
tu es en danger », disait Jacky, qui était le contraire d’un radin, probablement
l’un des secrets de sa survie.
Francis s’était installé avec Lydie dans un appartement très chic de la rue
Lord-Byron, dans le 8e arrondissement parisien. Grâce aux tickets gagnants du
PMU, le couple menait une vie confortable. Une façade, puisqu’ils tiraient en
réalité leurs revenus des machines à sous « placées » en région parisienne et de
quelques autres bars à hôtesses implantés dans le carré d’or parisien, sans
compter les gains du racket dans le secteur d’Aix-en-Provence la bourgeoise.
Raison pour laquelle il avait effectué un ultime séjour en prison entre le 22 mars
et le 16 mai 2000, avant d’être libéré moyennant une caution de… huit cent
mille euros.
Jusqu’au bout, Jacky a protégé et couvert le Belge. Il lui a sauvé la mise
plusieurs fois, mais ce 27 septembre 2000, lorsque deux hommes à moto avaient
déboulé dans ce bar PMU de la rue d’Artois où Francis avait ses habitudes, à
deux pas des Champs-Élysées, il n’avait rien pu faire pour lui.
Le 17 octobre 2000, jour de l’enterrement de son ami dans le cimetière du
Canet, à Marseille, Jacky était au premier rang, aux côtés de la veuve. Lui-
même avait été vacciné à vie après le retournement brutal de son ami Gaëtan
Zampa, identifiable à sa petite taille, un mètre soixante et onze, et à une
cicatrice rectiligne longue de trois centimètres au-dessus de son sourcil gauche :
nul besoin d’une piqûre de rappel pour l’inciter à prendre ses précautions.
L’âge venu, il ne faisait plus confiance à personne. L’élimination de Francis,
exécuté de sept balles de 11,43, n’a rien arrangé. Deux de ses neveux l’ont suivi
dans la tombe, probablement éliminés par les mêmes, soucieux d’écarter tout
risque de représailles. Qui ? Des rivaux avides de récupérer son empire ? Un
jaloux ? Le Milieu en est truffé. Jacky n’a jamais vraiment su. Ou n’a pas voulu
le dire. Ce dont il était certain, en revanche, c’est que celui dans ce monde qui
ne se montre pas royal envers les autres ne finit pas vieux.
19

« J’ai assumé mes parloirs »

Sauveur avait débarqué sans prévenir à la maison. « Tu as les condés sur le


cul », avait annoncé à Jacky cet ami marseillais, âgé de 67 ans. Je l’avais
entendu protester : « Et pourquoi ? J’ai rien fait ! »
Sauveur, c’te caouane, avait tout simplement oublié de raconter les petites
magouilles qu’il faisait dans le dos de mon mari. C’était trop tard. Il était sous
surveillance et la nasse était prête à se refermer.
Nous étions mariés depuis peu. Jacky m’avait conduite jusqu’à la capitale,
où je devais effectuer un stage d’une semaine chez Sothys, un fournisseur de
produits de beauté. Les condés nous pistaient déjà. Persuadés que nous
prendrions le train pour rentrer, ils nous avaient attendus à la gare de Lyon, un
vendredi. Ils ont fait chou blanc, car nous étions montés en voiture. Nous avons
passé une semaine de folie, logés à l’hôtel Régina, entre un dîner au Lido, sur
les Champs-Élysées, un autre à La Coupole et une soirée au VIP, la boîte tenue
par l’ami Jean Roch.
Les policiers ont attendu notre retour à Fuveau pour le coincer. Ils nous ont
cueillis à la maison vers 10 heures, ce 17 octobre 2003, alors que nous
débarquions de Paris. Plutôt coincés que cueillis. « Bouge pas ! m’a ordonné
Jacky. Tu restes dans la voiture. » Il a eu peur pour moi, persuadé qu’on venait
nous charcler (nous tuer).
Ils étaient trois. En civil, ils ont rapidement sorti leurs cartes
professionnelles. Jacky les a convaincus que ce serait improductif de
perquisitionner la maison de sa femme et de sa belle-maman, leur proposant de
les amener chez lui, rue Pythéas, tandis que je rejoignais mon salon d’esthétique
pour une journée de travail sans en dire un mot à ma mère, qui n’avait rien vu.
Elle regardait les informations à la télévision, sur France 3, lorsque
l’arrestation de celui que l’on appelait « dernier parrain » a été annoncé. Elle
s’est penchée pour être sûre de ne pas faire d’erreur, qu’il s’agissait bien de
l’homme que venait d’épouser sa fille. « Mais c’est qui ? » a-t-elle murmuré
avant de m’appeler, catastrophée. J’ai tenté un gros mensonge, lui expliquant
que mon mari était remonté à Paris pour un enterrement et qu’il devait y avoir
une erreur. Ma supercherie n’a évidemment pas tenu plus d’une demi-minute.
Le samedi matin, alors que la garde à vue durait, un policier m’a téléphoné
pour que j’apporte une valise avec quelques effets dans leurs locaux, boulevard
des Dames. Ils m’ont bien reçue, allant jusqu’à me touiller le café. Ils m’ont
même permis de voir Jacky, qui a essayé de calmer mes pleurs. « T’inquiète pas,
répétait-il, très serein. Sois forte et courageuse. »
La police voulait l’impliquer dans une affaire de contrefaçon de cigarettes
avec Richard Erman, son ancien associé au temps du Bus Palladium, où Jacky
faisait une apparition dès que surgissait un problème de « sécurité intérieure ».
Un trafic organisé avec la… mafia russe. Les policiers avaient détecté le hangar
où la petite usine était en cours d’installation, en région marseillaise, et où
plusieurs semi-remorques volés en Allemagne attendaient leur chargement de
cigarettes pirates. Le juge lui a laissé le choix entre les Baumettes et la prison de
Luynes, plus facile d’accès pour moi ; optant pour Luynes, il y a reçu un accueil
triomphal de la part des détenus, contents de voir le vieux parrain toujours dans
le coup à 74 ans, encaissant sans l’ombre d’un râle son nouveau matricule :
52539H.
Je n’avais jamais mis les pieds dans une prison, mais j’ai assumé mes
parloirs sans faille. Enceinte, j’y allais trois fois par semaine. Enfin, pas tout de
suite : il a fallu attendre un mois pour que le juge m’accorde un permis de visite.
Une longue attente durant laquelle Jacky m’a écrit de nombreuses lettres,
toujours signées avec un dessin de chat, une illustration qui est devenue une
marque que j’ai fini par déposer – bien qu’il m’ait dit de me méfier, que j’allais
avoir « les condés sur le dos ». Heureusement que nous avions profité à fond de
notre dernier séjour dans la capitale ! Sur les conseils de Jacky, pour m’occuper
l’esprit, j’étais parti à Nice pour le stage de trois jours prévu dans le cadre de
ma formation.
Jacky était plus préoccupé pour moi, de me savoir seule et enceinte, que
pour lui-même. Je craignais par-dessus tout qu’il ne meure avant de connaître
son enfant. Lui n’a jamais montré le moindre signe de faiblesse. Lors de son
arrivée dans l’établissement, les surveillants lui avaient ouvert toutes les portes,
si on peut dire, convaincus que ce détenu ne leur causerait aucun tracas, et
même peut-être qu’il leur en éviterait certains. Un jour, bien après sa remise en
liberté, alors que je faisais mes courses dans un supermarché de Gardanne, j’ai
été alpagué par l’un des matons qui l’avaient connu sous les verrous : « Il nous
manque, Jacky ! – Ben vous, vous ne me manquez pas ! » ai-je répondu aussi
sec. Mais nous n’en étions pas encore là.
Les parloirs nous laissaient parfois le temps d’un câlin, forcément rapide et
inconfortable, entre la table et une chaise, mais les surveillants avaient la
délicatesse de nous laisser tranquilles. Je ne sais pas comment Jacky se
débrouillait, mais j’ai vite compris que ses amis distribuaient quelques billets
pour avoir la paix. Ils les habituaient même à de grosses sommes,
proportionnelles à leur importance. J’ai moi-même « traité » un membre du
personnel pénitentiaire, une femme à qui je devais donner des enveloppes. Un
jour, Jacky m’a demandé de lui offrir une boîte de caviar. Cette femme me
gonflait tellement que j’ai mangé le caviar et mis des œufs de lump à la place.
Elle n’a pas vu la différence et trouvé le contenu du bocal excellent. Elle nous
rendait bien des services, notamment pour faire entrer de la nourriture, mais
elle était gourmande ! Elle y avait pris goût.
Ce qui manquait le plus à Jacky, c’était la viande. Je passais le portique de
sécurité avec des filets de bœuf congelés que je dissimulais dans mon soutien-
gorge. Pour le linge, je veillais à le parfumer avant de le lui apporter. Je voulais
qu’il ne manque de rien. Qu’il soit aussi bien que possible.
Lui n’a pas cessé de me gâter. Par l’intermédiaire d’un fleuriste que lui
avait trouvé Me Martini rue de Breteuil, il me faisait porter régulièrement des
orchidées, sa fleur préférée, ou des roses Baccara, les plus belles. Joe Pesci, du
moins le petit bonhomme qui ressemblait au célèbre acteur, m’apportait aussi de
l’argent, deux mille euros par mois, des billets jaunes, verts ou violets, pour
faire face aux frais.
Un jour, je me suis retrouvée au parloir face à Fanou, le neurochirurgien.
C’était lui ou moi. Nous nous sommes engueulés comme du poisson pourri.
Il voulait aller voir Jacky tout seul. « Je m’en vais », a-t-il fini par lancer. Je ne
l’ai pas retenu. J’ai craint de me faire agonir par Jacky, mais il était bien luné.
« C’est pas grave, il reviendra », m’a-t-il rassurée.
Jacky n’a jamais accepté l’idée de se retrouver en prison pour des faits qu’il
certifiait ne pas avoir commis. Purger une peine pour un crime, c’était
« assumable », cela faisait même partie du métier, mais cette privation de liberté
avait pour lui le goût amer de l’injustice. Il bouillait de démontrer son
innocence, avec une énergie démultipliée par ma grossesse.
« On m’a encore fait un saucisson », répétait-il, « On m’a collé avec la
mafia russe », « Les flics ont toujours eu le don de m’arrêter quand je n’avais
rien fait ».
Je savais qu’il disait vrai : les derniers temps, il ne me quittait jamais.
« Les responsables de la situation paieront l’addition, martelait-il. Toute
l’addition ». Sans lâcher du regard mon ventre, cherchant sans cesse à me
rassurer, comme dans cette lettre du 4 janvier 2004, ponctuée par ces mots :
« Eurêka ! À partir d’aujourd’hui, tu seras ma “Matoune”. Mat = Matoune.
OK ! Affaire réglée. »
Ou cette autre, du 14 mai 2004, parce que je pleurais tout le temps sur mon
sort, moi qui étais toujours entourée et me retrouvais subitement très seule :
« Pour rien au monde tu n’es responsable de la situation actuelle. Et pourquoi
cette idée baroque ??? »

*
Jacky est toujours resté seul en cellule ; il n’était pas embêté. Les détenus
qui voulaient lui parler tentaient leur chance. Cela a notamment été le cas de
Farid Berrahma, ce voyou d’origine maghrébine qui prétendait supplanter le
Milieu traditionnel dans les Bouches-du-Rhône, connu sous le surnom du
« Rôtisseur » depuis qu’il avait mis au point une technique consistant à brûler
ses victimes dans une voiture après les avoir trouées de balles. Que venait-il
chercher ? Un adoubement ? Jacky racontait qu’il lui avait tapoté la joue en
disant : « Reste tranquille. Reste à ta place ». « Fafa », l’homme qui voulait
toutes les machines à sous rien que pour lui, n’a pas vraiment suivi le conseil de
l’ancien, à voir la façon dont la fine fleur du banditisme corso-marseillais s’est
liguée pour mettre fin à ses jours, en avril 2006, alors qu’il regardait un match
de football de la Ligue des champions au bar Les Marronniers, à Marseille.
Avec d’autres détenus, Jacky se montrait plus généreux. Grâce aux trois
mandats qu’il recevait chaque semaine, il « cantinait » toutes sortes de produits,
des boîtes de conserve à la pelle ou des rouleaux de papier W.-C. qu’il offrait à
qui en avait besoin. C’est presque devenu un toc : quand il est rentré à la
maison, il accumulait les boîtes de champignons qui ne serviraient jamais à rien.
Durant cette période, Jacky a compté ses amis, les vrais, ceux qui lui ont
conservé leur amitié malgré les barreaux. Parmi eux figuraient Claude
Amsellem, son partenaire à la belote, Gégé Prudhomme, longtemps chargé de
veiller sur ses chevaux, Roland Malek, qui tenait L’Entrecôte, l’un des
restaurants préférés de Jacky, et bien sûr Alain Delon, même s’il ne lui a pas
rendu visite, peut-être parce que Jacky n’y tenait pas. Marcel Gélabert, l’ami
fidèle, est lui aussi venu au chevet de Jacky. Gégé Prudhomme m’a même
embarquée avec sa compagne pour ma première soirée du Nouvel An sans
Jacky, au DG, le restaurant de Patrick Blondeau, à Aix-en-Provence, lequel n’a
pas manqué de me demander des nouvelles de mon mari, dont il était lui aussi
un intime.
Pour l’accompagner en promenade, Jacky pouvait compter sur Doudou, un
garçon d’origine algérienne nettement plus jeune que lui, avec lequel il s’est
trouvé des valeurs communes. Jacky l’appelait affectueusement « mon fils », il
est vrai qu’il l’avait croisé à l’époque du Bus Palladium. Lui aussi ancien
« directeur artistique », Doudou, un Parisien, lui renvoyait la balle en
l’appelant « le père », appréciant la grande culture de cet homme qui devait
avoir l’âge de son propre papa, un homme qui prélevait l’impôt révolutionnaire
dans les bidonvilles auprès de la communauté algérienne, pour le compte du
FLN, dans les années 1960. Et puis, il y avait Tlemcen : Doudou était originaire
de cette ville de l’Ouest algérien, celle-là même où avait grandi la mère de
Jacky. En commun, les deux détenus avaient également une nette préférence
pour les surveillants qui acceptaient un petit billet, au détriment de ceux qui les
refusaient en misant sur une hypothétique Légion d’honneur.
Dans le bâtiment où les deux hommes occupaient deux cellules voisines, les
détenus étaient vivement incités à ne pas donner de coups de pied dans leur
porte dès que l’OM, l’Olympique de Marseille, marquait un but. D’abord, parce
que le Mat n’était pas vraiment fan de football, ensuite parce qu’il n’était pas
raisonnable de troubler son sommeil et qu’il lui arrivait d’avoir mal à la tête.
Doudou veillait. Quand il haussait la voix, le silence se faisait à l’étage.
DJ réputé, il mettait de la musique quand le vieux lui demandait. De la soul, la
« musique des gangsters », qu’ils écoutaient autrefois à L’Eldorado, une boîte
parisienne du boulevard de Strasbourg. Doudou intervenait quand il le voyait
distribuer des cigarettes (des vraies) à tout le monde. Doudou « prenait les
patins » de l’ancien, selon l’expression consacrée. Il le réconfortait lorsqu’il
avait un coup de mou, comme ce jour où il a reçu par courrier une photo de son
cheval. « Regarde mon acquisition, Doudou. » Il a vite retrouvé le sourire,
d’autant qu’un surveillant est venu lui annoncer une prescription dans une
vieille affaire, toujours une bonne nouvelle. « Allez, je vais te préparer une
sauce », lance Jacky, qui s’exécute aussitôt avec enthousiasme et se met à
cuisiner sur sa plaque des pâtes à sa façon, anchois, paprika, une cuillérée de
curry, ail et tomate. Doudou se souvient :

« Jacky me disait parfois : “Tu sais Doudou, j’ai fait neuf cent
soixante-huit métiers.” Il dépouillait tous les jours les journaux.
C’était un cerveau. Le propre fils de Gaëtan Zampa, Mathieu, que
j’avais connu, le considérait comme “le plus intelligent de tous”,
d’ailleurs Jacky aimait beaucoup Mathieu, qu’il avait eu sur ses
genoux, petit. Jacky me répétait que les détenus allaient tous être
jaloux de notre relation, et il n’avait pas tort. Ils n’étaient d’ailleurs
pas les seuls. Il racontait qu’Alain Delon aussi s’était montré
plusieurs fois jaloux de lui, par rapport aux femmes. Je crois que
cela faisait partie de leur relation 1. »

Un jour, un détenu a manqué de respect à Jacky, hurlant à travers la porte :


« Hé ! le vieux pédophile, t’as pris ma cellule ! » « Je veux que tu t’occupes de
lui », a dit Jacky. Doudou se souvient : « Je l’ai déchiré. Il n’est plus ressorti de
sa cellule pendant plusieurs jours. »
C’est aussi à Luynes que Jacky a rencontré pour la première fois Bruno, le
mari de ma sœur jumelle. Ne le connaissant pas physiquement, il l’a en quelque
sorte détecté, s’adressant à lui dans la cour de promenade, au petit bonheur :
« Je cherche mon beau-frère, vous connaissez Saccomano ? – C’est moi », a
répondu Bruno. Le début d’une solide amitié qui durera jusqu’au dernier jour.
D’ailleurs, cette relation naissante donne lieu à un quiproquo qui a fortement
mécontenté ma mère. Après avoir mal interprété des propos tenus au parloir,
placé sous écoute, les condés débarquent chez nous en croyant arriver chez
Bruno. Je leur fais aussitôt remarquer qu’ils tombent mal, car je partais voir
mon mari à la prison. « C’est qui votre mari ? » me demande l’un d’eux. –
Imbert ». Ils m’ont rendu tout ce qu’ils s’apprêtaient à saisir, notamment des
montres parfaitement en règle. J’ai cru que ma mère allait faire une crise
cardiaque, d’autant qu’une flic la maintenait d’une main ferme, au grand dam
de ses collègues, qui ont fini par lâcher, sincèrement désolés : « On s’est plantés
de maison… »

*
Au lendemain d’une nouvelle échographie, je titille Jacky : « Alors, tu ne me
demandes pas ce que c’est ? – Non, je sais que c’est une fille. » Je lui annonce
qu’il va être papa d’un garçon. Il saute de joie et adresse un signe à Bruno,
présent pour son propre parloir : un geste un peu semblable à un doigt
d’honneur entrant dans un rond. Le beau-frère ne déchiffre pas tout de suite le
code, mais il aura l’occasion de se réjouir un peu plus tard avec son nouvel ami,
bien plus âgé que lui.
Le 14 mai 2004, dans un nouveau courrier, Jacky flirte avec l’envolée
lyrique :

« Pour des pensées malsaines et sordides – carrière, avancement,


notoriété médiatisée –, le système qui a créé un personnage, le Mat
(fou) essaie par tous les coups bas d’arriver à ses fins.
Malheureusement pour lui, le Mat n’existe pas ; celui qui vit est
Imbert Jacques, époux de Mlle Grammatico et père comblé. Point
final. Sois sans inquiétude, ma biche, nous gagnerons, je te le
certifie. L’adversaire n’est pas de taille. Très dangereux, mais pas
valable. Crois-moi. Patience et longueur de temps font plus que
force et rage (La Fontaine matounisé). Pour mon sort, moral au
carbone, santé au top. »

Passée de quarante-six kilos à quatre-vingts kilos tellement je mangeais


(surtout des coquillages), j’ai accouché le 19 mai 2004 ; la naissance de Jack-
Henry (Jack comme son père, Henry comme mon beau-père) a été saluée comme
il se devait à la prison par trois jours de fête aussi grandiose qu’une fête peut
l’être dans ce genre d’endroit. Dans la foulée, Jacky a lancé à Luynes la mode
des Chupa Chups. Il en commandait des quantités industrielles et les distribuait
aux détenus, mais aussi aux surveillants et aux assistantes sociales, qu’il a tous
convertis à la sucette. Il exerçait également une certaine influence sur les
habitudes vestimentaires de ses codétenus. Comme le parrain, ils se sont mis à
circuler dans la prison avec les chaussettes et les claquettes aux pieds.
Jacky enchaîne les courriers. Le 22 mai, trois jours après
l’accouchement, il surmonte ainsi une petite vague de culpabilité :
« Le vieux est solide et l’épreuve que la situation vous inflige sera
salée. Je vous demande pardon. Je t’aime ma peste. La vie est
belle. »

Le 29 mai, il retrouve toute sa force :

« Ma puce. Nous savons que nous avons des chiens en face.


Courage ! Le vieux c’est un détail : il est solide. Plus on le titille,
plus il durcit. »

Le 6 juin, Jacky célèbre à sa façon la fête des Mères avec quelques jours de
retard, concluant une lettre par ces mots :

« Petite maman chérie. Le vieux chat veut que ce jour soit un jour de
joie et de bonheur. C’est mon plus cher désir. Voilà petite mère, ou
plutôt Mérougne [c’est le nom qu’on donnait à ma grand-mère
maternelle]. »

Le 22 juin 2004, Jacky écrit à son fils, âgé d’à peine plus d’un mois :

« Bonjour mon chaton. Le monde que tu découvres est peuplé de


deux catégories d’humains : les dominés et les dominants. Tu es de
la deuxième catégorie, j’en suis certain et convaincu, il ne peut en
être autrement. Le peu de temps qu’il me reste pour profiter de toi
est plutôt restreint, mais la vie est ainsi faite. »

À chacune de mes visites, j’apportais à Jacky des photos de Jack-Henry. Je


lui ai aussi donné la première mèche de cheveux et la première dent. Des petits,
il m’en aurait fait cent ! Preuves d’amour à l’appui, comme dans cette nouvelle
lettre écrite le 3 juillet 2004, à 7 h 15 :

« Le cœur n’est qu’un vulgaire muscle comme des dizaines d’autres


et qui, s’il ne reçoit pas les pulsions vivifiantes du cerveau, ne
servirait à rien. C’est lui et lui seul qui est le patron, et chez moi, il
t’est tout acquis. »

Ou celle-ci, rédigée le 20 juillet 2004 à 8 h 15 :

« Ma petite Mounette chérie. Ma très chère source de vie, mon


poison nécessaire, en un mot : ma femme. Tu vois, je n’ai que le
choix pour te qualifier et pourtant la réalité est simple. Tu es à moi
comme je suis à toi, avec comme supplétif le joyau merveilleux de
cinquante-huit centimètres, pesant six kilos, que tu m’as offert.
Cadeau le plus rare qu’un vieux chat de gouttière puisse espérer, il
n’aura jamais assez de temps pour t’en remercier. […] Pense à lui
faire écouter de la musique douce. Dis-lui qu’il n’a pas à rougir de
son père.
Sache que tu es présente en moi, que tu fais partie de moi, que nous
ne faisons qu’un. Étrange addition : 1 + 1 = 1. Résultat étrange et si
réel.
Tu me reproches souvent mon manque d’expansivité, n’en tiens pas
compte, c’est mon caractère. […] Le mot “je t’aime” ne veut
absolument rien dire, c’est une expression tellement dite et
galvaudée !!! Qu’elle s’envole au fil du temps. Analyse ce que j’écris
et tu verras que j’ai raison !!!
Je vais stopper l’écriture. À tout à l’heure. Je suis déjà en toi, car tu
es déjà prise puisque tu m’appartiens pour toujours. Que la
Camarde !! pourra nous séparer. »
Jacky n’oublie évidemment pas de célébrer son deuxième Noël en prison,
avec cette lettre écrite le 24 décembre 2004 à 8 h 30 :

« Ma “Moune” à moi. Nous y voilà : Noël !!


Des forces malfaisantes ont voulu que nous soyons séparés.
Qu’importe puisqu’en nous, nous sommes ensemble, ce qui est le
principal et la seule réalité. Il faut que tu sois forte, sans faiblesse, et
sache bien que pour moi vous êtes le bien le plus précieux que je
possède : le reste n’existe pas !!!
Tu es à moi et c’est au “finish” !!!!
Veille sur notre “perle unique”.
Ne te fais aucun souci pour le “Vieux chat”, il tire sa force de vous
savoir présents et unifiés en une belle famille. Pardon de vous
imposer tous ces problèmes. Ma seule circonstance atténuante est de
ne pas être fautif. Mais c’est la vie.
Voilà mon “bébé”. Tu es Mme Imbert : OK ?? Je t’adore. Mon cœur
est avec vous. Je vous aime. »

Avec une signature légèrement différente des autres : deux chats adultes et
trois chatons alignés – le chat mâle, alias le Matou, et la femelle, alias la
Matoune, flanqués de trois rejetons, notre fils et mes deux filles.
20

« Monsieur le président, ne me parlez


plus de Jacky le Mat.
Moi, c’est Jacques Imbert »

« Vendredi 28 05 04, 11 h 40.


Cet après-midi, parloir avocat. J’aurai les dernières nouvelles. Même
si elles s’avèrent négatives, qu’importe, le moral doit rester au
zénith. Ne laissons pas aux rats la satisfaction qu’ils peuvent nous
toucher. OK ma puce ?? De toute manière, ils ont jeté toutes leurs
dernières forces dans la bataille et nous, nous suivons avec
désinvolture et sérénité le champ de manœuvre. Le piège va se
refermer sur le meneur de jeu. Il n’est plus maître du dossier. C’est
plus qu’une erreur de sa part, c’est une faute. Ils attendaient
Austerlitz, le dossier est son Waterloo. Résultat : île de Sainte-
Hélène. Patience, ma biche !! Fais confiance à ton petit vieux, il est
en roue libre et encore plein de surprises. Personne ne le connaît à
fond : tu verras. Dis à la dévote 1 que j’ai laissé pousser la barbe pour
elle (pour la chatouiller dans le cou). Repas dimanche : ragoût
bacalao [morue] ! Miam ! »
En l’occurrence, le dossier a semblé suffisamment solide au juge
d’instruction, Serge Tournaire, pour mettre en examen Jacques Imbert pour
« association de malfaiteurs en vue de commettre le délit de contrebande
organisée ». Il a aussitôt fait appel de l’ordonnance qui l’a placé sous mandat de
dépôt, niant farouchement toute implication dans ce dossier où aucune once de
tabac n’a d’ailleurs été saisie, le seul indice étant quelques propos échangés entre
le Mat et son ami Richard Erman, l’ancien gérant du Bus Palladium. Pour ses
avocates, l’absence de preuves tangibles aurait dû convaincre la justice de le
remettre en liberté sur-le-champ, mais cela n’a pas été le cas.
En prison, Jacky est loin de se laisser abattre, même s’il n’a pas une haute
opinion de l’appareil judiciaire, lui qui pouvait se réjouir d’apprendre qu’une
magistrate qui l’avait particulièrement enfoncé avait fait une attaque cérébrale,
ou affirmer au sujet d’une autre que « son fantasme était de se faire baiser par un
voyou ». « Ce sont des complexés, des refoulés, disait-il quand il était en colère
contre un magistrat. Il faut qu’ils justifient leur salaire ! »
Pour nourrir sa défense, Jacky a demandé à Catherine Martini, l’une de ses
avocates, de prendre attache avec Charles Pellegrini, cet ancien patron de la lutte
contre le grand banditisme œuvrant désormais dans le privé. Il voulait que le
commissaire lui rende visite à la prison pour lui demander un service. L’ancien
commissaire a finalement accepté sa demande. Jacky l’a un peu brusqué en
exigeant qu’il l’aide à sortir de ce trou. La mission qu’il entendait lui confier
était simple : rédiger un rapport pour démontrer qu’il aurait été absurde, pour un
voyou de son acabit, de se lancer dans une activité criminelle aussi peu rentable
que la contrefaçon de cigarettes.
Charles Pellegrini, dont le père avait au demeurant combattu à Monte
Cassino avec Marcel Francisci, patron du Cercle de l’Aviation, qui permettait à
Jacky de toucher des dividendes réguliers, nous a livré sa version des faits 2 :

« J’ai d’abord dit à l’avocate que je ne pouvais pas aller le voir en


prison car c’était un de mes anciens “clients”, comme policier.
“Le juge va vous donner le permis”, a-t-elle insisté. Avait-il des
reproches à formuler ? Titillé, je décide d’y aller. Je me retrouve
dans une pièce de la prison avec des femmes éplorées. Jacky arrive
en survêtement. “Bonjour monsieur Pellegrini – Bonjour Jacky…
Alors qu’est-ce que vous me voulez ?” Il me montre une photo de sa
femme, se triture les mains et se lance :
“Est-ce que vous ne voudriez pas faire une enquête pour moi ?
— Pardon ?
— Je suis innocent des faits dont on m’accuse.
— Je n’en doute pas une seconde, mais vous vous rendez compte de
l’incongruité de la demande ?
Jacky a fait profil bas, se posant en victime de la police et de la
société.
— Je sais, mais vous comprenez les choses, m’a-t-il dit. Il faudrait
que je sois idiot pour me lancer dans cette histoire, alors qu’on peut
gagner dix fois plus avec la contrebande.
— Je ne peux pas me plier à cet exercice, mais je vais vous donner le
nom d’un super détective que vos avocats pourront appeler.”
Le détective a rédigé un rapport aux petits oignons après un travail
approfondi qui donnait raison aux propos de Jacky sur la
contrebande. Cela a grandement pesé sur la suite de l’affaire. »

Une brigade du GIGN, des gendarmes cagoulés et armés jusqu’aux dents,


vient chercher Jacques Imbert pour l’ouverture de son procès devant le tribunal
correctionnel de Marseille, le 14 décembre 2004. Jugé en même temps que
quatre présumés complices, dont le fameux Sauveur, il est condamné en
première instance à quatre ans de prison – le premier jour du procès, des
cambrioleurs ont dévalisé l’appartement de Sauveur, sans doute un message.
Durant l’audience, Jacky le Mat insiste : « Vous croyez vraiment que j’ai fait
affaire avec ces pieds nickelés ? »
Christine avait tenté de le dissuader de faire appel, par crainte de voir sa
peine alourdie et qu’il ne prenne jamais leur fils dans les bras, mais son mari
n’en avait pas démordu. Avec raison, à s’en tenir à cette rumeur de palais que
Christine a glissé à l’oreille de son mari à l’occasion d’un parloir, quelques jours
avant l’audience, prévue pour le mois d’avril 2005 :
« En appel, tu sors !
— Tu es sûre ?
— Oui, mais fais l’étonné quand tu l’apprendras. »
Il feint tellement l’étonnement, assis dans un coin du box, que le président
du tribunal, Gérard Thibault-Laurent, l’interpelle : « Monsieur Imbert, ça ne
vous intéresse pas ? C’est de vous qu’il est question. La cour vous renvoie des
fins de la poursuite », ajoute le magistrat, ce que l’une de ses avocates,
Me Martini, traduit à l’intention de son client : « Vous êtes relaxé, monsieur
Imbert. » L’accusation anéantie, la remise en liberté est immédiate. Le jugement
précisera :

« C’est à tort et par une inexacte appréciation des éléments de la


procédure que les premiers juges ont retenu la culpabilité de Jacques
Imbert pour le délit de participation à une association de malfaiteurs.
[Les écoutes téléphoniques] permettent de relever une entente en vue
de mettre en place un trafic de cigarettes, mais n’impliquent en rien
Jacques Imbert comme membre participant à l’entente. »

« Cette fois, proclament à la sortie du tribunal Mes Bottai et Martini, ses


deux avocates, on a laissé la légende à la porte. On s’est contenté de juger un
homme et un dossier ».

*
Jacky le Mat n’en a pas fini avec la justice.
On croyait l’affaire oubliée, enterrée, mais elle se rappelle à son bon
souvenir au mois de mai 2006. Treize ans après l’ouverture du dossier, en
novembre 1993, voilà Jacques Imbert de nouveau sur les bancs de la 7e chambre
du tribunal correctionnel de Marseille. Seul. Son ami Francis le Belge a été
entretemps expédié au paradis des voyous comme deux autres de leurs acolytes,
les Marseillais Laurent Boglietti et Jean-Jacques Maillet, tués avant la
quarantaine. Que reste-t-il du coup de filet magistral annoncé au siècle précédent
par la police judiciaire ?
Durant le procès, Jacques Imbert fait montre de courtoisie vis-à-vis des
magistrats. Loin de la désinvolture de certains justiciables, il ne se présente pas
avec la chemise ouverte sur le poitrail. Un côté vieux jeu propre à son grand âge.
Il sait aussi conserver la distance nécessaire. « Monsieur le président, ne me
parlez plus de Jacky le Mat. Moi, c’est Jacques Imbert », se défend-il en
essayant de faire oublier son statut de parrain. Une prise de parole toujours posée
et réfléchie, faisant au moins semblant de respecter le personnel judiciaire,
même ceux dont il est convaincu qu’ils détestent le genre humain.
Les choses ne se présentent pas trop mal, puisque les victimes semblent être
de son côté, à l’instar du marchand de biens parisien Pierre Ossana, à qui il
aurait soustrait des fonds pour renflouer son chantier naval. Pierre Ossana qui se
récrie devant le tribunal et nie toute extorsion.
« Vous n’avez pas de reconnaissance de dette ? l’interroge, faussement naïf,
le président du tribunal.
— Je ne suis pas de ceux qui en demandent, réplique posément le marchand
de biens.
— Tout cela ne représentait pour lui qu’une pièce de monnaie, ose Jacques
Imbert.
— Monsieur Imbert ne m’a jamais obligé, maltraité ou menacé, persiste la
victime. Cinq cent quarante mille francs, ce n’est peut-être pas une pièce de
monnaie, mais j’avais mon jet, ma maison à Saint-Tropez… »
Se tournant vers Jacky le Mat, alors que se dresse le témoin suivant, patron
d’un établissement de nuit parisien susceptible, lui aussi, d’avoir été racketté, le
président du tribunal tente de rebondir :
« Vous entrez dans une boîte de nuit et tous ceux qui vous voient
comprennent qu’il ne faut pas faire de grabuge, c’est bien ça ? Vous êtes un
épouvantail, en quelque sorte ?
— Un épouvantail est un mannequin qu’on met pour faire partir les
nuisibles », réplique sans se démonter Jacques Imbert.
Ses réparties n’empêchent pas Jacky le Mat d’être condamné à quatre ans de
prison ferme en première instance.

« Quand un être “n’arrive pas à se dégager d’un autre”, cela signifie


qu’il est dans la totale soumission, dans la dépendance absolue et
qu’il ne bénéficie plus de son autonomie et de sa liberté d’action, lit-
on dans le jugement rendu en juin 2006. Considérer qu’un homme
qui agit “à contre cœur”, qui se trouve dans un “engrenage” ou dans
le “pétrin”, face à un autre homme, présenté comme le parrain du
Milieu marseillais et qui se conduit “comme un fou”, conserve toute
sa liberté d’expression, relève de la pure utopie. L’attitude fuyante de
M. Ossana est attestée, de manière éclatante, par une autre
conversation téléphonique dans laquelle il réplique : “Imbert me fait
chier, il me casse les couilles, j’en ai marre, il me reste à donner
treize, j’en ai ras-le-bol de lui et de sa gueule, c’était un doigt,
maintenant, c’est la mains. S’il me touche, c’est sa tombe, ça
m’énerve de payer toujours.”
Cela provoque la colère d’Imbert, qui rétorquait dans une autre
conversation [avec l’intermédiaire] : “Mais ça sert à quoi qu’il
m’appelle ! Il va encore raconter des histoires. Il faut qu’il allonge un
peu la monnaie, que le gros se bouge, j’ai besoin d’oseille ! Qu’il
aille un peu moins à Las Vegas et qu’il envoie un peu plus d’oseille
ici.”
Jacques Imbert s’inscrit durablement dans ce type de comportement,
véritable parasitisme social. »

*
La deuxième manche peut commencer et l’avocat de Jacky le Mat,
Me Michel Pezet, mise sur une relaxe en appel, arguant du « dépérissement » des
preuves, de la subjectivité de la notion de contrainte morale et du fait qu’à aucun
moment son client n’avait usé de violences physiques, ni même de menaces de
violences pour impressionner quiconque.

« Le non-dit d’une réputation sulfureuse ne suffirait à semer la


terreur, écrit l’avocat dans son mémoire en appel. Les premiers juges
ont consacré comme élément matériel de l’infraction d’extorsion de
fonds la notion de contrainte “plus feutrée”, plus policée, plus en
douceur, où l’auteur va exercer une emprise sur sa victime, la
conditionner pour la plier à ses exigences et à sa volonté et lui
enlever ainsi sa liberté d’action. L’infraction ne saurait être
constituée sur le seul fondement de l’élément immatériel de la
réputation d’un personnage “inquiétant”. »

Les fonds obtenus auprès du riche marchand de biens parisien, propriétaire


d’une cinquantaine d’immeubles dans la capitale et susceptible de ce fait d’avoir
de temps en temps besoin d’un « coup de main » de la part d’individus
énergiques ? L’avocat plaide la « passion de Jacky pour la mer et les bateaux » et
son « lien affectif » avec l’île du Frioul, sur laquelle il passait à l’époque le plus
clair de son temps, à retaper « lui-même ses propres bateaux ». Pour redresser
l’entreprise, mise à mal par les anciens gérants, mais aussi ouvrir une école de
voile et une usine de traitement des déchets, en bon citoyen, il avait besoin d’un
sponsor. Au mois d’août 1992, son ami Armand Dahan lui a présenté un ami de
jeunesse en la personne de Pierre Ossana lors d’un dîner aux Bigorneaux,
restaurant dont il était propriétaire à Saint-Tropez. Le marchand de biens
connaissait la réputation de Jacky, qu’il avait découverte en lisant un livre publié
à l’époque au sujet de la faillite de la charge Baudouin, La Chute d’un agent de
change 3. Les deux hommes s’étaient revus cet été-là sur la « plage de Tahiti »,
cette fois en présence de Francis le Belge, puis à nouveau chez le glacier
Sénéquier, une institution tropézienne, où ils avaient échangé leurs numéros de
téléphone. « Un courant de sympathie est passé, déclarera sur procès-verbal
Armand Dahan, celui qui les a présentés. Ils ont entretenu des relations purement
amicales. Par la suite, Ossana s’est engagé avec Imbert dans son chantier naval
en l’aidant dans son financement. »
Une « amitié » déterminante, rebondit l’avocat du Mat, qui privilégie le
volontariat à toute forme de menace ou de contrainte, d’ailleurs Pierre Ossana
n’a pas déclaré autre chose aux enquêteurs : « Il m’a convaincu que si je sortais
le chantier du gouffre, il en ferait une affaire florissante, ce qui me permettrait de
rentrer dans mes fonds et même avec quelque chose en plus. »
« Mon client est juste un commercial persuasif qui place tous ses espoirs en
Pierre Ossana pour redresser le chantier naval du Frioul », écrit l’avocat dans son
mémoire, avant de camper un homme « tout simplement satisfait de rendre
service à Jacky Imbert, qu’il avait invité chez lui et trouvé charmant et élégant. »
Le volet suivant porté par l’accusation, une présumée extorsion de fonds au
préjudice de l’établissement de nuit parisien La Place, ne tient pas davantage la
route, soutient Me Michel Pezet. Nul ne conteste que Jacky ait régulièrement
prélevé de l’argent sur les recettes de la boîte, gérée notamment par son ami
Sami Kebchi, promoteur de matchs de boxe qu’il retrouvera bientôt à
Marrakech, mais c’était un juste retour… puisque le Mat avait investi cent
mille francs dans La Place. Certes, il l’avait fait via une tierce personne, qui
devait au départ acheter pour son compte une agence de mannequins, mais il
fallait bien qu’on les lui rembourse !
« Rien ne vient corroborer la moindre menace, violence ou contrainte de la
part de Jacques Imbert », conclut l’avocat, présentant à nouveau son client sous
l’angle de l’investisseur qui ne veut pas être floué, loin de ce personnage de
parrain prélevant sa dîme imaginé par les juges.
Quant au volet marseillais, ce prêt consenti par l’un des gérants du Maxi
Club, discothèque que contrôlerait Jacky, l’avocat plaide un
« dépannage amical » destiné à soutenir le chantier naval du Frioul. Le gérant de
la boîte n’a-t-il pas lui-même crié sur tous les toits qu’il n’avait jamais été
racketté ? Et l’on voudrait condamner son client avec ça ?
Début 2008, lors du procès en appel, Jacky répète que les gens se
déplaçaient jusqu’à l’île du Frioul pour lui proposer de l’argent, mais qu’il n’a
jamais demandé un centime à personne. « Vous savez, dit-il en souriant, Jacky le
Mat n’a jamais existé, on l’a créé de toutes pièces, aujourd’hui vous en avez
l’apothéose. » L’acteur, producteur et réalisateur Richard Berry, en pleine
cogitation autour d’une fiction consacrée à ce personnage mythique, n’en rate
pas une, assis sur les bancs réservés au public.
Les arguments de l’avocat portent apparemment leurs fruits, du moins en
partie puisque la peine est ramenée de quatre à deux ans par les juges, un pan
entier des charges qui pesaient contre lui ayant volé en éclats. Il restait ces
enveloppes baladeuses en provenance de La Place ou du Maxi Club et quelques
phrases malheureuses prononcées par Jacky le Mat au sujet du marchand de
biens parisien, comme celle-ci, mentionnée plus haut : « Il faut qu’il allonge un
peu la monnaie, j’ai besoin d’oseille, qu’il envoie un peu plus d’oseille ici. »
Mais le compte est bon : ayant purgé dix-huit mois de préventive, il ne
retournera pas en prison à 79 ans.
Au journaliste de La Provence qui l’interroge à la sortie du tribunal, Jacques
Imbert fait cette déclaration : « Ma femme tient un commerce, je vis chez ma
belle-mère, nourri et logé à titre gratuit, mais ne le dites pas, sinon on va croire
que je profite des femmes. » On peut considérer qu’il s’en sort très, très bien, si
l’on se souvient des coups de clairon de la police judiciaire en 1993, qui
expliquait au ministre de l’Intérieur avoir neutralisé Al Capone et Mesrine
réunis, invoquant un véritable système, une rivière de cash ne connaissant pas la
sécheresse, même en été. Jacky le Mat est même lavé du soupçon d’extorsion
pesant sur lui au sujet du First, le bar à hôtesses parisien où son amie Jacqueline
Baudouin avait laissé entendre qu’il « touchait de l’argent », avant de revenir sur
son propos en invoquant une méprise : Jacky lui avait donné cette explication
« par pudeur et pour qu’elle ne sache pas qu’il allait y chercher des filles… »
Une pirouette digne de la Baronne.
21

« Nous vivions un peu comme


des gitans »

« Si je sors, j’irai à Notre-Dame-de-la-Garde. » Jacky a tenu sa promesse.


C’est même l’une des premières choses qu’il a tenu à entreprendre. Avec le
Chinois, un ami, il est allé offrir un cierge à la Bonne Mère. Le connaissant, il a
même dû en mettre plusieurs, comme il avait fait pour les trottinettes. À sa
façon, il était croyant.
Jacky n’avait pas voulu voir son fils tant qu’il était en prison. Lorsqu’il a été
libéré après dix-sept mois de détention, le 8 avril 2005, un jour de pluie, notre
fils avait onze mois. Avec sa barbe blanche, il aurait pu l’appeler Papa Noël.
Très ému de faire la connaissance de Jack-Henry, il s’en est occupé tous les
jours qui ont suivi comme n’importe quel papa. De quoi faire retomber la colère
et l’agacement qui couvaient en lui, convaincu qu’on lui avait volé un peu de ce
temps qui lui était compté, il le savait. « Il va te marcher sur la tête, ce petit », a-
t-il aussitôt décrété ; avec le recul, il n’avait pas complètement tort.
Jacky s’occupait énormément de notre fils. Il le lavait dans la cuisine, sans
doute pour avoir plus d’espace. Il a acheté trois sièges pour bébé, un pour ma
voiture, un pour celle de ma mère, un pour la sienne, et surtout des casques de
vélo : il craignait que Jack-Henry ne se cogne la tête sur les angles des tables en
verre de la maison. Il les a recouverts de scotch et lui mettait un casque sur la
tête dès qu’il se déplaçait. Un soir, j’ai même retrouvé le bébé au milieu d’un
parc en bois coiffé de sa protection ! Le petit hurlait comme si on l’assassinait !
La vie de famille, quoi.
Aux journalistes qui lui avaient tendu le micro devant les portes de la prison,
Jacky avait lâché, toujours malicieux : « Je voudrais qu’on me laisse tranquille.
Par contre, si je fais quelque chose… Mais ça fait tellement longtemps que je ne
fais plus rien ! » En fait de rien, la vie a repris de plus belle, mais sur le plan
privé. Nous étions un soir dans un mas à Valensole, propriété de son ami
antiquaire, où Jacky nous régalait les papilles de petits plats cuisinés avec soin.
La semaine suivante, nous dînions à Cassis, celle d’après à Sète ou à Paris, avec
une préférence pour Le Train bleu, la belle adresse de la gare de Lyon, où son
ami Bernard Khalifa nous raconte qu’étant jeune, il ressemblait à Paul
Newman. Jacky s’est énervé aussitôt : « Toi, tu ressemblais à Paul Newman ? »
Il adorait son ami, mais celui-ci venait de dire un mot de trop, surtout devant
moi : le centre du monde, c’était lui et ça devait le rester. Durant toute la fin du
repas, il a remis le sujet sur le tapis :
« Toi, tu ressembles à Paul Newman ?
— Je lui ressemblais, jeune, pas aujourd’hui Jacky », a pondéré Bernard.
Tant et si bien qu’à la fin, j’ai été prise d’un irrésistible fou rire.
Je rêvais d’une vie simple. De tranquillité. Je voulais qu’on l’oublie un peu.
Je n’ai pas vraiment réussi mon coup. Malgré ses 75 ans, Jacky a eu aussitôt
besoin de retrouver un flingue. « Tu dois avoir des yeux de partout », disait-il.
« Mais pour quoi faire, avais-je osé ? À ton âge, tu n’auras pas le temps de t’en
servir ! » Peine perdue.
Il s’agissait pour Jacky de rattraper le temps.
Le 19 juin 2005, nous avons baptisé Jack-Henry en même temps
qu’Alexandra, la fille de Marcel et Navy, à l’église de Fuveau, dont ma mère
avait mobilisé le curé. Alain Delon ayant fait défection pour cause de tournage,
Marcel a été désigné comme parrain. Jacky était le parrain de la petite
Alexandra et Sophie Bottai, la marraine, elle qui un jour avait pris la parole en
ces termes devant un tribunal : « Je ne vous plaiderai pas que la vie de Jacques
Imbert est celle de l’archange Gabriel. » Les amis étaient là, Richard Laaban,
Skef, Pierre-Désiré Allaire, Gérard Prudhomme, et aussi deux femmes avec
lesquelles Jacky avait vécu. Le Gros Dédé était retenu pour un motif impérieux
puisqu’il était en prison. Nous avons dansé, Jacky avait une façon bien à lui de
bouger sur la piste, avec classe, comme s’il avait la musique dans le sang,
surtout quand il s’agissait de twist, mais il n’ignorait rien de la musique des
années 1980 ni de la musique orientale. Les violonistes l’avaient accueilli en
interprétant la musique du Parrain, le film réalisé en 1972 par Francis Ford
Coppola. De quoi nous mettre dans l’ambiance.
Dans la foulée du baptême, organisé au Mas de Ventarelle, à Mimet, nous
sommes repartis pour Calvi. C’est là que son ami Marcel Gélabert a proposé à
Jacky de restaurer un bateau de pêche, un Guy Couach de quatorze mètres, bien
sûr amarré à la plus belle place du port : le Déjà samedi. Il fallait tout refaire,
mais il n’a pas hésité un instant. C’était un chantier de longue durée. Nous
dormions sur le bateau, équipé d’une douche et de deux chambres, et dînions sur
le port, Chez Félix et Thérèse, avec une appétence particulière pour le porcelet
à la broche – Jacky avait du sang corse dans ses veines et cette île était un peu
la sienne.
Jacky adorait la mer. Au début des années 1980, il était même devenu
membre du Yacht Club de France après avoir acheté un voilier de onze mètres,
Le Kalliste. Il s’était lancé dans les régates et avait parfait son savoir en matière
de navigation avec la même passion qu’il s’était investi dans les équidés. Par
l’intermédiaire de Mireille Darc, il s’était même offert le bateau utilisé pour le
tournage de Rabbi Jacob, après une rencontre avec Louis de Funès. Puis, il
avait vécu près de dix ans sur l’île du Frioul avec ses deux dobermans, un mâle
et une femelle (qui ne laissait personne approcher Jacky), en tentant de faire
revivre le chantier naval Frioul Plaisance, son bébé.
Jacky aimait la mer au point de lui offrir un jour la bague ornée d’un
diamant de plusieurs carats dont il venait de faire cadeau à sa troisième épouse,
Réjane. En pleine scène de ménage sur un bateau, il la lui avait arrachée et
l’avait jetée par-dessus bord. Jacky était assez radical. Il ne fallait pas
l’emmerder…
J’avoue pour ma part ne pas avoir du tout le pied marin, si bien que je ne
me voyais pas rester éternellement sur le Déjà samedi dans le port de Calvi.
Alors, au bout de quelques jours, Jacky m’a mise dans l’avion pour Marseille,
avec notre fils. Tandis que les réparations étaient loin d’être terminées, il a
décidé peu après de rejoindre le port de Marseille, seul à bord. Pure folie,
encore une fois. Il est entré dans le Vieux-Port vers 2 heures du matin après
cinquante-six heures de traversée en solitaire. Il avait préparé son arrivée avec
André Pipolo 1, qui gérait pour le compte du service public les navettes du port
et s’était débrouillé pour mettre à sa disposition un anneau sur le quai
numéro un, une place d’honneur conforme à son rang dans le monde occulte.
Nous avons vécu là deux mois, face à la Canebière, amour de la mer oblige,
puis Jacky a fait transférer le bateau dans un hangar du Pharo mis à disposition
par Pipolo. Le Déjà samedi s’est retrouvé sur cales dans une zone que je
considérais comme un coupe-gorge, et j’avais raison. Un soir, de retour du
restaurant avec Jacky et Jack-Henry, qui devait avoir 2 ans, nous avons failli
tomber nez à nez avec des cambrioleurs. Le bateau venait d’être visité. « Elle
n’y est plus », dit Jacky après avoir constaté la disparition de la batte de base-
ball qu’il conservait sous son matelas. J’ai eu peur, surtout que les gars ne
devaient pas être très loin. Ils ne sont pas revenus, peut-être avaient-ils compris
qu’ils avaient ciblé le bateau de la mauvaise personne.
Nous sommes restés là pendant dix-huit mois, dînant presque tous les soirs
au Piazza, à la Castellane. Jacky a commandé de nouveaux moteurs, mais chez
lui tout était passager, les chevaux, les bateaux, les avions, les voitures, comme
les restaurants : nous fréquentions la même table pendant six mois, puis il
passait à autre chose. Nous avons transféré le bateau avec un camion, de nuit,
jusqu’à un chantier naval de Roquefort-la-Bédoule, au-dessus de Cassis, peu
après l’avoir rallongé de deux mètres en fixant une planche à l’arrière, « comme
sur le bateau de Bill Gates », disait Jacky en souriant.
Mais c’est dans une caravane que nous avons finalement atterri en cette
année 2006, une caravane récupérée auprès des chantiers navals Trapani, à la
sortie de Cassis, où nous avons pris nos quartiers. À deux pas du Déjà samedi,
dans lequel Jacky continuait d’engloutir des fortunes.
La caravane n’était pas spacieuse, il fallait même soulever la table pour
installer le matelas tous les soirs, mais Jacky la traitait comme si on habitait un
palace. Il raffolait de ce lieu qui devait toujours être d’une irréprochable
propreté. Jack-Henry n’avait pas intérêt à mettre une miette par terre, tout juste
s’il avait le droit de bouger !
Ses amis défilaient et le barbecue n’avait pas le temps de refroidir. Lionel,
qui avait des chevaux à Paris, succédait au Chinois, qui laissait sa place au
Gros Dédé… Jacky les recevait en claquettes et tee-shirt, prompt à parler
peinture et moteurs pour bateaux.
Nous vivions dans cet habitat de bric et de broc un peu comme des gitans,
mais nous dînions tous les soirs dans un excellent restaurant de Cassis,
Le Grand Large. Jacky invitait souvent du monde et réglait facilement des
additions de mille, mille cinq cents euros. Un soir du mois de mai 2008, nous
avons roulé jusqu’à Aix-en-Provence, où son ami Christian Bandikian, patron
du Mistral, avait fait venir la star des DJ, David Guetta. Jacky a tenu à l’inviter
à notre table et je lui ai remis un tee-shirt à l’effigie du Matou dédicacé. Une
fois les platines rangées, Jacky s’est lancé dans une interminable partie de
belote au point que je me suis endormie sur la banquette du restaurant.
Parfois, je le laissais seul dans la caravane, un espace pas plus grand
qu’une cellule de prison ; il mettait la musique à fond, un opéra bien sûr, et se
laissait aspirer par Rigoletto, de Giuseppe Verdi, inspiré d’une pièce de Victor
Hugo, Le roi s’amuse, en italien bien sûr, dont les personnages renvoyaient
furieusement à Jacky :

« Rigoletto — Il me fait rire.


Le chœur — Il est fou de colère !
Le duc (à Rigoletto) — Viens ici, bouffon.
Le chœur — Il est fou de colère !
Le duc — Ah, tu pousses toujours trop loin la plaisanterie. Cette
colère que tu défies pourrait bien te frapper.
Ceprano — Je veux me venger du fou !
Rigoletto — Qui pourrait m’atteindre ? Je ne les crains pas.
Personne ne touchera un favori du duc.
Ceprano — Lequel d’entre nous ne lui tient pas rigueur ?
Vengeance ! [vendetta, en italien].
Le chœur (à Ceprano) — Mais comment ?
Ceprano — Demain, que tous les hommes de cœur viennent chez
moi, armés.
Le chœur — Oui.
Ceprano — De nuit.
Le chœur — Qu’il en soit ainsi.
Rigoletto — Qui pourrait m’atteindre ?
Le duc — Ah, tu pousses trop loin la plaisanterie.
Le chœur — Je veux me venger du fou ! Lequel d’entre nous ne lui
tient pas rigueur de ses cruelles plaisanteries ? Oui, vengeance !
Oui, vengeance ! »

Fidèle à ses habitudes, Jacky s’est lassé de ce lieu, abandonnant la caravane


et le bateau avec ses moteurs dernier cri pour aller chercher son plaisir ailleurs.
Il ne s’attachait à rien, au point de donner à un ami de passage la voiture
électrique miniature de son fils, un 4 × 4 avec lequel nous nous éclations, Jack-
Henry et moi, dans les dédales du chantier naval, peut-être en riant un peu trop
fort à son goût. Ce jour-là, je lui ai montré que moi aussi, j’étais capable de
crier : « JE TE PRIE DE NE PAS DONNER LES AFFAIRES DE MON
FILS !!! »
Pour cette fois, son envie de bouger m’a cependant comblée : cette
caravane, plantée au milieu des bateaux, je ne pouvais plus la voir. Je ne
dormais que d’un œil. Malgré le cadenas posé sur le portail, je ne me sentais
pas en sécurité. Quant aux toilettes et à la douche, il fallait marcher cent
cinquante mètres pour y arriver !

*
Nous avons revu l’océan en 2011. Ma mère avait l’habitude de louer chaque
année un appartement avec vue sur l’Atlantique, au Portugal, pays de Santos,
son nouveau compagnon. Elle emmenait les petits-enfants avec elle, l’été.
Bacalao (morue) à gogo, le bonheur. Cette année-là, Jacky a eu envie de
prendre la route avec Santos, pour s’éloigner un peu de la France et se reposer.
J’ai pris l’avion avec Jack-Henry pour Lisbonne, où Jacky nous a récupérés.
Nous y sommes restés dix-sept jours. Dix-sept jours de plage, de bons
restaurants, de parties de pêche – Jacky faisait dessaler la morue la nuit et la
cuisinait le lendemain avec de la sauce tomate, toujours en claquettes et en
short. Puis, il nous a remis dans l’avion avant de prendre la route en sens
inverse, sans escale, non sans avoir fait provision de pata negra, le jambon
espagnol dont il raffolait. J’adorais ces étés en famille. Ils m’allaient
parfaitement, loin de ces voyous dont Jacky avait dit un jour qu’une majorité
« manquait d’éducation ».
Mon mari avait encore une énergie débordante. Il s’en est fallu de peu pour
qu’il s’embarque avec un ami à peine plus jeune que lui dans une aventure à
l’étranger, en 2014 : le braquage d’un fourgon blindé. Je l’avais heureusement
rattrapé par la manche en lui disant que ce n’était plus de son âge (il avait tout
de même 83 ans !), lui sauvant peut-être la vie, vu comment l’opération avait
mal tourné. Il n’avait pas besoin d’aller jouer les papys braqueurs, d’autant que
l’abus de graisse d’oie et de cigarettes l’avait déjà envoyé à l’hôpital en 2006.
Ce séjour avait réveillé le souvenir de son hospitalisation en 1977, au point qu’il
m’avait demandé de coincer mon lit de camp de façon à bloquer la porte de la
chambre. En position de faiblesse, il se savait vulnérable. À l’heure du réveil
postopératoire, son mordant intact, il avait ouvert un œil et s’était exclamé d’un
air moqueur : « Hé non, je ne suis pas mort ! » L’année suivante, il avait eu
droit à son premier pontage, puis il y aura la pose de nouveaux stents en 2017, à
la Timone, et l’apparition sournoise du « crabe », comme il l’appelait, avec
l’ablation d’une petite tumeur au poumon gauche en 2018. Le lendemain, des
témoins l’ont vu débarquer sur la plage de Palavas, sa perfusion sous le bras.
Comme si la maladie ne lui faisait pas peur. Il ne s’est d’ailleurs jamais arrêté
de fumer, même si nombre de ses cigarettes se consumaient toutes seules.
22

L’immortel

Début 2009, un dimanche, alors que nous étions à Fuveau, Alain Delon
téléphone à Jacky. L’acteur a eu vent du tournage d’un film consacré à la vie du
Mat, inspiré d’un livre écrit par le journaliste Franz-Olivier Giesbert,
L’Immortel, publié deux ans plus tôt. Son ton est celui d’un homme mécontent et
déçu : Alain ne comprend pas pourquoi on ne lui a pas proposé le rôle principal,
censé incarner Jacky. Ce dernier se justifie en lui assurant que ce film ne
raconte pas du tout sa vie et qu’il ne touche d’ailleurs aucun droit…
J’ai eu plus tard le fin mot de l’histoire en interrogeant directement l’acteur
et réalisateur Richard Berry, qui m’a répondu sans détour qu’Alain Delon était
trop âgé pour jouer ce personnage ; je n’étais pas d’accord et le lui ai fait
savoir, mais il n’y avait pas de retour en arrière possible.
C’est par l’intermédiaire de l’un de ses avocats, Michel Pezet, que l’ancien
directeur du Point avait exprimé son souhait de rencontrer Jacky. Il avait
accepté le principe d’un déjeuner, fixé à Rousset, non loin de Marseille.
La compagne du journaliste, Valérie Toranian, ancienne directrice du magazine
Elle, avait fait le déplacement depuis Paris pour se joindre à nous. Franz-
Olivier Giesbert, alias FOG, a posé moult questions, visiblement impressionné
par le parcours de Jacky. J’ai compris qu’il allait rassembler toutes ces
informations en un livre, ce qui a été le cas, non sans avoir pris la précaution de
remettre au préalable un exemplaire du manuscrit à Jacky pour obtenir une
forme de quitus ; Jacky avait biffé quelques passages et exigé de ne pas figurer
dans les remerciements.
Nous étions à Ajaccio pour une semaine, durant l’été 2007, logés à l’hôtel
Bonaparte, un palace, avec mes filles, notre fils, Marcel Gélabert et Navy, qui
nous avaient invités, lorsque j’avais reçu un nouvel appel de Giesbert. Dans le
cadre du film en gestation, c’est cette fois Richard Berry qui voulait s’entretenir
avec Jacky. Je lui ai demandé de me laisser le temps d’en discuter avec mon
mari. Il faut dire que j’étais sous la douche et que la journée avait été animée :
l’hôtel avait mis un Zodiac à notre disposition pour aller déjeuner à Propriano,
où Jacky et Marcel s’étaient coiffés de la toque de chef cuisinier. La rigolade
avait été au rendez-vous, puis, comme souvent, Jacky avait brusquement décidé
de plier bagage. La houle s’était levée et le jet-ski qui transportait Navy et sa
fille Alexandra jusqu’au Zodiac s’était renversé ; il avait fallu déployer une
sacrée énergie pour rassembler leurs affaires, dont quelques billets de banque
qui flottaient à la surface… Bref, Jacky a finalement donné son feu vert et nous
avons rencontré Richard Berry, fin août, à la maison du Triboulet, aux Goudes.
On s’est dit que ça nous changerait des bandits, peut-être même que les condés
nous épieraient moins !
Lorsque je suis arrivée, avec un incorrigible petit retard, FOG, Jean-Michel
Tinivelli (que je n’ai pas reconnu, à son grand désarroi), Richard Berry et Jacky
étaient déjà attablés. D’autres repas ont suivi, cette fois à Cassis, au Grand
Large, dont l’un avec Richard Anconina, Richard Berry, Marcel Gélabert, sa
femme et l’avocate Sophie Bottai ; encore une fois, Jacky a tenu à régler
l’addition. Nul ne sait, sauf le producteur, s’il a finalement négocié une
enveloppe en échange du droit de s’inspirer de son histoire, mais il s’est
clairement opposé à ce que j’accepte une place de figurante payée trois
mille euros, alors que j’étais clairement emballée.
À la veille du tournage de L’Immortel, le dimanche 22 février 2009, nous
avons été invités chez Sophie Bottai avec Richard Berry, Jean Reno, qui allait
interpréter son rôle, et sa femme, Sofia, dont c’était l’anniversaire. Notre hôte
avait commandé des crustacés dans une brasserie située en bas de chez elle.
J’étais assez excitée à l’idée de rencontrer cet acteur de renom, mais lui l’était
encore plus à l’idée de découvrir Jacky en chair et en os.
Jean Reno a pris Jacky dans ses bras et s’est mis aussitôt à le tutoyer.
Du coin de l’œil, Jacky m’a regardé l’air de dire : « Mais il est gaga celui-là, ou
quoi ? » Il avait horreur du tutoiement. « Vouvoie, me disait-il, ça mettra une
barrière. » Il veillait aussi à ce qu’on l’appelle « monsieur Imbert ». Ce jour-là,
il a cédé à cette familiarité, mais tout le monde a compris qui était la star,
Richard Berry le premier, qui avait renoncé à incarner lui-même Gaëtan Zampa
à l’écran, ayant apparemment subi quelques pressions, et préféré confier le rôle
à l’acteur Kad Merad.
La fois suivante, Jacky a tenu à inviter toute l’équipe à la maison. J’avais
glissé à l’oreille de Richard Berry, qui la fois précédente était arrivé les mains
vides : « Tu sais, Jacky aime le Ruinart rosé et les gâteaux. » Il est arrivé avec
trois bouteilles, deux gâteaux des Rois à la crème de marrons et un bouquet de
roses. « Ma femme est passée par là », a commenté Jacky en aparté. Plus tard
dans la soirée, je me souviens m’être tournée vers les deux femmes, vissées sur
leur chaise : « Ça vous dirait de débarrasser ? »
L’épilogue de cette histoire de film est intervenu lors de notre virée de cinq
jours à Disneyland avec Jack-Henry que j’ai évoquée plus haut. Jacky a prétexté
une raison impérieuse pour nous planter sur place avec Minnie et Mickey, un
après-midi : Richard Berry l’attendait pour une projection de L’Immortel en
avant-première, chez lui.
De retour auprès de nous, Jacky a eu un drôle de rictus en disant : « Mais il
est con ce film ! Con comme la lune ! » Puis, il a commenté la prestation de Jean
Reno, censé interpréter son rôle : « On dirait l’abbé Pierre ! » Sa façon de
stipuler qu’il n’avait rien à voir avec ce personnage de fiction, comme il l’avait
fait lors de la publication du livre, sa façon de signifier que ses secrets ne
pourraient jamais devenir publics, tout en laissant chacun libre de ses
interprétations.
23

« J’ai compris que le conte de fées était


terminé »

À bien des égards, j’ai sans doute été naïve, mais une chose est certaine : je
me suis endurcie auprès de Jacky.
En 2013, il a décidé de s’exiler. En proie au train-train de la vie
quotidienne, Jacky se sentait vieillir. Il rêvait d’une retraite dorée.
La proposition de Jules, cet ancien boxeur, témoin de notre mariage, consistant
à venir à Marrakech pour travailler dans la protection de VIP, ne pouvait se
refuser. C’était son domaine, et la capitale du Sud marocain connaissait alors
un boom touristique sans précédent.
Je l’ai suivi les yeux fermés. Au début, tout s’est passé comme prévu.
À 84 ans, Jacky a pris ses quartiers dans l’un des établissements les plus huppés
de la ville, le Jad Mahal. Il suffisait qu’il se montre dans un lieu pour faire
affluer le chaland, comme il le faisait auparavant dans les boîtes de Marseille
qu’il inaugurait ; le bouche-à-oreille a fait le reste : tous les caïds du coin
voulaient leur selfie à côté de la star du banditisme.
Le Jad Mahal avait été fondé par Jean-Jacques, de Gardanne, un homme
d’affaires qui possédait une maison magnifique à Cassis, avec un ami et Aram
Ohanian, dit André, un Marseillais lui aussi, né en Arménie, qui avait commencé
en vendant des vêtements sur les marchés d’Aix-en-Provence. André était censé
gérer l’insertion de l’établissement dans la vie locale, mais le Jad Mahal se
faisait racketter, comme tous les autres, par les voyous du cru et par la police.
Jacky leur a servi de rempart. André était aux petits soins avec lui, au point de
se retrouver un jour, en 2017, en garde à vue à Paris alors qu’il était allé
chercher l’enveloppe que le Cercle de l’Aviation versait régulièrement à mon
mari, pour cette fois trente mille euros. André a fini par pouvoir prendre l’avion
avec l’enveloppe, dont Jacky a brûlé le contenu en deux ou trois nuits.
N’étant pas résident officiel au Maroc, Jacky était obligé de sortir du pays
tous les trois mois. Quand la date approchait, il prenait sa voiture, la mettait sur
un bateau pour l’Espagne et roulait jusqu’à Fuveau, parfois en faisant escale
chez son fils, Jean-Louis, à Palavas. Un jour, alors que je le récupérais à la
sortie d’un avion, ils étaient huit policiers à l’attendre à l’aéroport de
Marignane. Je les ai un peu bousculés :
« Vous croyez qu’il va transporter de la drogue, ou quoi ?
— Ce sont les ordres, m’a répondu l’un d’eux.
— Laisse-les faire, ils font leur métier », a tranché mon mari.
Une autre fois, Jacky voit son passeport confisqué à l’entrée du territoire
français. Une erreur de l’administration, sans doute, mais il a fallu mobiliser
l’un de ses avocats, Michel Pezet, qui est intervenu auprès du président du
conseil général afin qu’il exerce une petite pression auprès du préfet. Une
affaire réglée en un temps record. Lors du voyage suivant, alertée par une
hôtesse au sujet d’un contrôle de la police des frontières, j’ai enfilé vite fait
toutes les bagues qui étaient dans mon sac, une à chaque doigt, on aurait dit un
sapin de Noël ; panique inutile : ce contrôle ne m’était pas destiné.
À Marrakech, la vie était une fête permanente, surtout en été. Fabrice
Orlando était aussi installé en ville ; champion de l’événementiel, c’est lui qui a
orchestré les 84 ans de Jacky. Fin 2014, nous avons aussi vu débarquer Jean
Roch, pape de la nuit et protégé de Jacky. Fort de son savoir-faire, il a ouvert
une boîte de nuit éphémère pour le Nouvel An. Forcément une réussite.
C’est après le mariage d’Aram Ohanian avec la mannequin Adriana
Karembeu, en présence de la fine fleur de la ville et de nombreuses célébrités,
que je situe le début de la fin. Pour la cérémonie, je m’étais fait coudre (pour
quinze euros) la même robe que celle que portait Mireille Darc, moulante, le dos
nu jusqu’aux fesses. « Tu ne vas pas sortir comme ça ! » s’était exclamé Jacky.
Je n’ai pas changé de tenue, pour lui faire les pieds. Nous sommes arrivés les
derniers.
Ce soir-là, je ne l’ai pas trompé, mais nous nous sommes toutes retrouvées
cocues, nos hommes ayant tous succombé aux charmes des jeunes filles du coin.
J’avais encore les initiales de mon mari tatouées sur la peau, « IJ », mais pour
combien de temps ?
J’avais fait venir tous mes meubles par bateau, non sans avoir glissé trois
cents euros à un douanier pour faciliter le déchargement. Adriana nous avait
confié l’une de ses chattes, un maine coon qu’elle avait appelé Mafiosa. Jacky
lui achetait de la viande et des croquettes, jusqu’au jour où elle a commencé à
lui taper sur les nerfs. Il faut dire qu’elle était aussi folle que lui. Un jour, il lui a
donné un coup de pied et la chatte a valdingué dans la piscine. Mafiosa a fini
par mourir, empoisonnée par une main extérieure. La femme de ménage l’a
enterrée dans le jardin.
L’été suivant, j’ai décidé d’envoyer notre fils à Fuveau, chez ma mère, pour
l’éloigner de cette ambiance, lui qui avait été le seul enfant admis au mariage.
Puis nous avons déménagé vers un appartement plus grand, situé juste au-
dessus de la boutique Mango, composé de trois suites parentales, d’une très
grande cuisine et d’un immense salon donnant sur trois terrasses, dont j’ai
entièrement refait la décoration intérieure, du sol au plafond. Jacky m’avait
acheté un institut de beauté pour que je puisse continuer mon activité
professionnelle. Il ne m’avait envoyé que des tapins au salon, mais j’ai peu à
peu réussi à me constituer une clientèle européenne aisée.
Dans les premiers temps, quand j’entrais au Jad Mahal, les filles étaient au
garde-à-vous avec moi, du moins celles qu’André avait placées à l’entrée. Mais
avec l’abondance de prostituées, une offre sans limite, Jacky a commencé à
s’éloigner de moi. Toutes ces filles très dévêtues lui ont retourné le cerveau.
Je lui disais : « T’es pas Brad Pitt, réveille-toi ! » Mais je n’ai rien pu faire.
J’avais accepté ce départ pour le Maroc, que je ne connaissais pas, dans
l’espoir d’une vie apaisée. Au début, j’ai adoré ce pays, puis j’ai commencé à le
haïr. Jacky avait décidé de souffler ses dernières bougies comme il avait
toujours vécu. Alcool, cigarettes, sexe, flambe. Il dormait toute la journée pour
être d’attaque la nuit venue, aspiré par ses vieux démons au détriment de notre
vie commune.

*
J’ignorais qu’en allant à Marrakech nous avions mis un pied en enfer. Le
jour où Jacky a fait venir un tapin à la maison, pour un ami de passage, j’ai dit
non. Une pute chez moi ? Impossible. J’ai pris mon fils et je suis allée dormir
chez un ami.
Puis, il y a eu l’épisode du téléphone. J’étais dans mon salon d’esthétique,
Starlet’s le Matou, boulevard Mohamed-V, lorsque notre fils m’appelle :
« Papa a reçu un message : “Je t’aime.”
— Ne bouge pas, j’arrive. »
Cinq minutes plus tard, ayant planté ma cliente, j’étais à l’appartement.
Jacky était parti sans son téléphone. Le message était sans équivoque. Jacky est
rentré à ce moment-là, les bras chargés d’un vélo elliptique qu’il comptait
m’offrir. Il m’appelle :
« You, je suis là !
— You, monte !
Je lui mets le téléphone sous le nez :
— C’est pas pour moi ! jure-t-il. Elle s’est trompée.
— C’est pas ton téléphone ?
— Non, non !
— Appelle cette fille ! »
Devant son refus, je compose aussitôt le numéro de l’auteure du SMS. Elle
raccroche en entendant ma voix. Je rappelle et hurle : « Alors, tu aimes mon
mari ? Qui es-tu ? Je vais te tuer, toi, et lui aussi ! »
Jacky n’avouera jamais, pas son genre. Jusqu’à sa mort, il niera. Je décide
de rester malgré tout, même si Jacky n’était plus l’homme que j’avais épousé.
Tout Marseille descendait le voir à Marrakech. Je ne crois pas qu’il restait
parmi eux beaucoup de vrais potes, la plupart étaient morts, sauf exception ne
subsistaient que des « bordilles », comme on dit en Provence pour signifier la
médiocrité. Mais une chose est sûre : à Marrakech, toutes les Françaises étaient
cocues. Un soir, alors que nous étions attablés avec les Gipsy Kings, des amis de
longue date que Jacky avait fait venir au Maroc, je me suis brusquement levée
pour clamer à la cantonade : « Je vais vous livrer un scoop : je suis cocue ! »
J’avais un peu bu, il est vrai, mais il fallait que ça sorte. Jacky a protesté. J’ai
souri. Mais de retour à la maison, il m’a traité de tous les noms. On en est même
venus aux mains. Il avait une force inouïe.
Cela ne l’empêchait pas de m’avoir à l’œil, comme cette fois où il a agressé
un homme : « Tu regardes ma femme ! » Je suis intervenue : « Attends, c’est le
monde à l’envers ! C’est toi qui vas voir ailleurs, pas moi ! » Il est resté bloqué
sur cet homme, dont j’ignorais tout. Quand Jacky avait quelqu’un dans le viseur,
il pouvait être mauvais. Lorsque j’ai attaqué l’épilation de clients masculins, j’ai
évité de lui en parler, d’autant que figuraient parmi eux quelques bombes
atomiques, des canons de Navarone ! Jacky aurait été capable d’en tuer un.
Une fois, mon mari a emmené notre fils de 9 ans en boîte de nuit. Il ne l’a
ramené à la maison qu’à 5 heures du matin, après avoir offert des roses à toutes
les filles. J’ai compris que le conte de fées était terminé. Ou plutôt qu’il s’était
écroulé. J’y avais pourtant cru. Je pensais sincèrement qu’il ne me tromperait
pas. Et pour ne rien arranger, tout le petit monde qui tournait autour de lui était
au courant. Sauf moi…
Un soir, il a brandi une pelle en présence d’André, blanc comme un cachet
d’aspirine. Je venais de lui demander encore s’il me trompait. Il allait
s’emporter quand je me suis retournée. « Tu vois pas qu’il est fou ? » André a
tourné les talons, pensant certainement que j’étais aussi incontrôlable que mon
mari, qui les terrorisait tous.
Toutes ces filles le rendaient dingue. Je les appelais les « cafards ». Une
fois, je me suis battue avec l’une d’elles. Jacky avait invité le frère de son ami
Claude Amsellem. Les danseuses s’étaient approchées pour qu’ils glissent des
billets de banque sous leur ceinture, conformément à la coutume. J’avais mis les
choses au point avec les filles : « Ce soir, vous nous laissez tranquilles. » De
retour des toilettes, j’avais été obligée d’en attraper une : « T’en as pas marre
de faire la pute ? – C’est mon métier », me rétorque-t-elle. Pour me montrer
qu’il était bien le chef, Jacky s’est levé, il a brutalement retiré les deux mains de
ses poches et fait pleuvoir des billets de banque sur les filles. J’ai protesté
encore plus fort. « Tu ferais mieux de me les donner ! » Il a alors pris une liasse
et me l’a fourrée dans la bouche devant tout le monde… Une scène assez
humiliante.
Sami Kebchi, le producteur de matchs de boxe pieds-poings, qui avait
travaillé pour Jacky à Paris, nous avait séparés. On aurait dit Liz Taylor et
Richard Burton dans Les Amants terribles. Le couple infernal. On se faisait un
peu trop remarquer en ville.
Les putes obsédaient Jacky. Tous les soirs, il les rejoignait, parfumé,
apprêté, les ongles bien coupés. Ce n’était plus mon Jacky, sauf cette nuit où,
rentré vers 5 heures du matin, il m’a lâché : « Cri, j’en peux plus. Je sais le mal
que je te fais. » C’était la première fois que je le voyais craquer. Je l’ai pris
dans mes bras. « Ils ont de la chance que j’aie les cheveux blancs », a-t-il encore
dit, convaincu à cet instant que certaines abusaient de lui.
Le lendemain, nouvelle engueulade. Je ne baisse pas la garde et lui lance :
« Je sais ce que je vais faire. Je te fais manger du potassium et je t’étouffe dans
ton sommeil avec un coussin. »
Il a dû me prendre au sérieux, puisque les soirs suivants, notre pacha a
soigneusement fermé la porte de sa chambre à clé. J’en rigole aujourd’hui, mais
ce furent des moments douloureux. Jacky m’a coupé les vivres. « Toi, les gens, tu
les achètes avec les sous », ai-je riposté. Ma propre agressivité me surprenait, je
ne me reconnaissais plus moi-même. À chaque fois que je le voyais, j’avais des
envies de meurtre. « Quand tu meurs, lui disais-je, je te fais flamber dans le
désert avec deux jerrycans ! » Il m’en croyait capable.
Je l’ai poussé à bout, lui est allé jusqu’à me coller au mur, un soir, au point
que pour la première fois j’ai pris peur.

*
En 2015, n’en pouvant plus, j’ai décidé de repartir pour Fuveau après avoir
vendu à prix bradé mon salon de beauté, non sans embarquer, maigre
vengeance, sa sacoche et son téléphone. Jacky a suivi Fatiha, l’une de ses
« amies », à Tanger, la ville où Robert Blémant et Marcel Francisci, ses deux
mentors, avaient débuté leur carrière criminelle. Je ne sais pas qui l’utilisait,
mais sa carte bancaire a chauffé comme je n’avais jamais osé m’en servir ! Tout
ça en continuant à nier qu’il avait quelqu’un d’autre dans sa vie, comme il
aurait nié un crime devant la police.
Quelque temps plus tard, alors qu’il était revenu à Marrakech, j’ai débarqué
pour récupérer des affaires. J’avais surtout besoin d’en avoir le cœur net. Je me
suis cachée dans une voiture à proximité du Jad Mahal et j’ai attendu qu’il
sorte. Je l’ai pris en filature jusqu’à une maison où je suis retournée le
lendemain. J’ai frappé à la porte. Zora, sa femme de ménage, m’a ouvert et je
me suis retrouvée face à une fille d’environ 30 ans. Je suis rentrée, me suis
assise et lui ai demandé son âge. Puis, je l’ai regardée en silence, je crois même
qu’elle m’a fait de la peine. Jacky a fait son apparition. Visiblement déstabilisé
par mon calme, il n’a rien dit non plus. J’avais enfin une réponse à ma
question : oui, il me trompait. Je me suis sentie trahie, humiliée comme jamais,
au point de me jeter quelque temps à corps perdu dans la nuit marseillaise, le
temps de tourner la page. J’ai mis trois ans à m’en relever, plus que jamais
convaincue qu’être une femme dans ce milieu demande d’être redoutablement
solide. Surtout lorsqu’on n’a pas grandi sur un bout de trottoir à vivre de ses
charmes en fréquentant des hors-la-loi, mais dans une famille très catholique au
cœur d’un village provençal.
Jacky est venu régulièrement nous voir, attaché à son fils, mais aussi à sa
belle-mère, en qui il avait une extrême confiance – elle avait même procuration
sur ses comptes. Plusieurs fois, il s’est confondu en regrets, mais je ne
l’entendais pas de la même manière que lui. J’ai continué à respecter le père de
mon fils, mais j’avais tiré un trait sur notre vie de couple. Il m’avait rendue
tellement malheureuse que je ne me suis pas privée de lui renvoyer la monnaie
de sa pièce, en me tournant vers un homme bien plus jeune. Un jour, je l’ai
même mis à la porte de chez moi et il a fallu que le Gros Dédé vienne le
chercher.
Un jour de l’année 2015, Jacky s’est endormi dans un train pour Paris et on
lui a volé sa sacoche ; sa deuxième femme, Danielle, à qui il comptait rendre
visite, m’a appelée, affolée. Je suis aussitôt monté avec son médecin. Les
analyses n’étaient pas nettes, au point que le docteur m’a demandé s’il ne se
droguait pas. J’ai répondu par la négative, mais je me suis clairement demandé
si les filles de Marrakech ne glissaient pas des pilules dans son verre.
Quand il est rentré définitivement du Maroc, en octobre 2019, Jacky avait
perdu tous ses objets de valeur, la montre Cartier en or que je lui avais offerte,
la Blancpain, sa chaîne en or, comme la tête de Christ incrustée de diamants.
Les filles lui avaient fait les poches. Il ne lui restait que la chevalière héritée de
Raoul, son père. Parfois, alors qu’il avait pris ses quartiers chez ma mère, au-
dessus de chez moi, il se tournait vers moi et me demandait :
« Tu m’aimes ?
— Non Jacky, je ne peux plus.
— On se remarie ?
— Il faudrait déjà divorcer, Jacky. Pendant que tu étais avec tes tapins, moi,
je bossais ! »
Ma mère m’a effectivement faite bosseuse, cela m’a permis de nous sauver,
mon fils et moi.
J’ai cependant eu l’intuition, malgré tout ce que Jacky m’avait fait subir,
que je ne rencontrerais aucun homme susceptible de lui arriver à la cheville.
Entre les peureux, les intéressés et les calculateurs, je ne voyais que des
prétendants incapables d’assumer quoi que ce soit, au point de plaindre les
jeunes femmes d’aujourd’hui. Je me dis que je suis chanceuse d’avoir rencontré
le père de mes filles, puis Jacky. Si c’est pour vivre une histoire d’amour qui
n’en est pas une, comme en racontent parfois les clients de mon salon, je préfère
m’abstenir !
Je mesure parfaitement l’impact du physique sur les hommes, pour qui le QI
importe parfois moins que d’être bien refaite, avec un cul et des seins, le tout
consacré par les réseaux sociaux. Je n’ai cependant pas renoncé à rencontrer
un homme qui me respecterait et prendrait soin de moi, même si je doute de ma
capacité à accorder ma confiance après les infidélités que j’ai subies.
24

Le Jad Mahal, côté coulisses

Le Jad Mahal, qui abritait une boîte de nuit en sous-sol, le Silver, était bien
situé, en plein centre de l’Hibernage, à trois cents mètres de La Mamounia, le
célèbre hôtel, et de la place Koutoubia. La décoration était un mélange de style
marocain et asiatique, avec un personnel fort d’environ cent trente employés,
dont une bonne partie probablement non déclarée. Le prix d’un repas
représentait trois fois le salaire mensuel minimum local. Grâce à une clientèle
européenne très aisée, le restaurant et la boîte généraient énormément d’argent,
essentiellement le week-end. Une enveloppe de vingt à vingt-cinq mille euros
était affectée tous les mois à la sécurité des lieux, que supervisait un Marseillais
qui avait dû quitter la France après des ennuis avec la petite mafia qui tenait les
établissements huppés d’Aix-en-Provence. Une somme suffisante pour faire
plusieurs heureux, dont quelques policiers qui venaient chercher leurs
enveloppes tous les mois, comme dans tous les établissements de la ville.
L’homme qui nous dévoile les dessous de ce paradis pour touristes en mal
d’aventure connaît bien les lieux, puisque ses services ont été requis par les
propriétaires pour s’assurer que personne ne piquait dans la caisse, une sacrée
mission, se souvient-il : « Tout le monde volait. Les bilans étaient bancals. J’ai
essayé de reprendre ça en main. Du black, il y en avait des kilos, un à trois
millions d’euros par an pour une construction qui avait coûté moins de deux
millions et demi, mais l’expert-comptable était un ami du responsable de
l’administration fiscale, qui lui donnait les critères risquant de déclencher un
contrôle 1. »
Officiellement, confirme notre interlocuteur, le Jad Mahal appartenait à trois
Français, un homme d’affaires marseillais passé par le prêt-à-porter, un autre
recyclé dans l’industrie après une fortune faite comme expert-comptable et
André, qui allait devenir le mari d’Adriana Karembeu, mannequin dont la
renommée allait forcément attirer la clientèle.
C’est dans ce cadre que notre interlocuteur a vu arriver Jacky le Mat, un jour
de l’année 2014.

« Il s’est immédiatement entiché du Jad Mahal, qu’il n’a plus quitté.


Il avait table ouverte tous les soirs à partir de 21 h 30. Malgré son
âge, il faisait la fermeture de la boîte de nuit tous les jours, une
bouteille de vodka Belvedere sur la table, dans le carré VIP.
Il invitait beaucoup de monde, mais lui-même ne payait pas. Il était
une sorte d’invité d’honneur permanent. Sans doute sa seule
présence suffisait à refroidir les potentiels racketteurs. Ces années-là,
l’établissement était mal fréquenté. C’était devenu le repaire des
mafieux. Le Mat était souvent accompagné d’un Marseillais, un
certain Robert, qui se baladait avec des lettres de crédit dont
personne ne savait si elles étaient vraies, et voulait racheter la boîte –
il a fini par renoncer. D’autres célébrités marseillaises ont défilé à la
table du Mat, comme José Anigo (ancien footballeur de l’OM
devenu entraîneur), ou cet autre personnage qui avait ouvert un
restaurant asiatique à Marrakech et dont un proche tenait un casino à
Casablanca. »

À l’entendre, Jacky le Mat recevait ses convives comme dans les films. Il
collait des filles dans les pattes de ses amis, des putes qui faisaient vivre toute
leur famille, payées en dirham. Lui-même avait sa petite attitrée, autour de
20 ans, comme toutes les autres.

« Grâce à la présence du Mat, le personnel filait doux, assure


l’ancien contrôleur financier du Jad Mahal. Je l’ai même vu mettre
une baffe magistrale à l’un des gérants, de sa main valide,
apparemment puissante. Il voulait acheter un restaurant à Marrakech
et trouvait qu’il ne se décarcassait pas assez pour lui dénicher la
bonne affaire. Malgré sa carrure imposante, le gars n’a pas bougé.
Quand il élevait la voix, tout le monde était à plat ventre. Les désirs
de Jacky le Mat étaient des ordres. Il aurait demandé qu’on soit
ouvert à midi, on l’aurait fait. Il a bien imposé un ténor marseillais,
chanteur d’opéra, pour ouvrir le bal tous les soirs dans la boîte. Cela
n’avait aucun sens, mais il aimait l’opéra. Cela montre l’emprise
qu’il avait. Il débarquait toujours avec sa petite troupe, parfois même
avec son fils, ou sa femme, avec laquelle cela ne se passait pas
toujours bien, vous imaginez pourquoi… »

À Marrakech, le Mat a de toute évidence renoué avec une certaine splendeur.


Cet univers où le bakchich est roi et où les espèces coulent à flots lui allait bien.
Il a aussi su maintenir son train de vie. Près de sa table veillait un agent de
sécurité marocain qui passait sa soirée à allumer les cigarettes de son « patron »,
lequel devait vider autour de trois paquets de Vogue toutes les nuits. « Il avait la
santé, une résistance incroyable, pour fumer autant, boire sa bouteille tous les
soirs, rentrer tous les matins à la maison à 5 heures, à 85 ans ! » conclut avec un
brin d’admiration le retraité de la finance, qui évoque un dernier détail : quand
un ami débarquait de Paris ou de Marseille et descendait avec lui les marches
menant au Silver, la boîte de nuit du Jad Mahal, Jacky le Mat lui disait, assez
fort pour que tout le monde entende : « Ici, c’est à nous. »
25

« Il va me mourir »

Alors que notre relation se dégradait, Jacky avait demandé à Alain Delon de
ne plus entrer en contact avec moi. À la fois par jalousie et pour me punir. Mais
la situation a fini par s’inverser. De retour en France, j’ai repris contact avec
l’acteur par le biais de son fils Alain-Fabien, qu’Alain m’avait passé un jour au
téléphone parce qu’il voulait, comme son père, qui s’en servait de pyjama, des
tee-shirts à l’effigie du Mat. J’ai raconté à Alain les difficultés de notre couple,
qui s’étaient accumulées dès lors que Jacky avait retrouvé son âme de cavaleur
et passait ses nuits entouré de créatures prêtes à tout pourvu qu’on y mette le
prix. Alain, qui connaissait bien son ami, a juste lâché : « Chassez le naturel, il
revient au galop ! »
De ce jour, Alain a cessé de répondre aux messages de Jacky. Clairement
rangé de mon côté, il m’appelait désormais « ma Cri » ou « ma chérie ». En tout
bien tout honneur : il avait juste compris ma tristesse devant cet amour évanoui.
Je prenais régulièrement de ses nouvelles par SMS : « Bonjour, Alain, plus de
nouvelles de mon Scorpion. J’espère que ta santé est au beau fixe. Je
t’embrasse. Cri », « Alain, j’espère que ta santé s’est améliorée. Une pensée
pour Mireille en lui souhaitant un bon rétablissement. Affectueusement, ta
Scorpionne qui t’aime. Cri ». Le fait que nous soyons du même signe du
zodiaque avait son importance, pour lui comme pour moi, je l’ai compris après
cet autre message, alors que je venais de lui préciser que j’étais Scorpion
ascendant Capricorne : « Bravo, les Scorpions sont les meilleurs, les plus
chiants, mais les meilleurs. Al. »
Fin 2016, pour Noël et pour le remercier d’une photo dédicacée qu’il
m’avait envoyée, j’ai offert à Alain une écharpe en cachemire bleu, qu’il portait
sur une photo à la une de Paris-Match et à laquelle il fait allusion dans un texto
d’une grande douceur, envoyé au creux de l’hiver : « Je viens de sortir mon
chien chéri avant sa nuit, dans ma campagne par une nuit glaciale, mais
miracle : j’avais autour du cou sous ma veste une splendide écharpe de la
couleur de mes yeux quand j’étais plus jeune. J’étais heureux et je me sentais
bien. Je voulais te le dire !! Voilà qui est fait. »
Du baume au cœur, j’en avais besoin. Jacky m’en avait tellement fait voir !
Je ne me suis jamais retenue de lui dire ses quatre vérités, mais dans la
dernière ligne droite, en 2019, alors qu’il était malade, nous l’avons de nouveau
accueilli chez ma mère, car je ne souhaitais plus partager ma chambre avec lui,
la colère ayant balayé l’amour. J’avais rencontré quelqu’un d’autre. « Je vais le
crever », a lancé Jacky lorsqu’il l’a appris. (Les hommes ont le droit de te
tromper, mais pas l’inverse.) Fort heureusement, ils ne se sont jamais croisés.
Chez ma mère, une femme pieuse élevée dans le partage, Jacky était aux
anges. « Il s’en est fallu de peu pour qu’on soit heureux, avec Cri », a-t-il confié
un soir à Monique qui, à 77 ans aujourd’hui, se remémore avec le sourire sa
cohabitation avec son gendre :

« En arrivant à la maison, il disait : “Coucou Mamounette, c’est


moi ! Je viens pour deux jours”, et il restait deux mois. Je l’appelais
“Jacquot”. Il était jovial et intéressant. C’était un homme d’une
franchise rare. Quand c’était oui, c’était oui. Quand c’était non,
c’était non. Il vous regardait avec ses yeux bleus qu’il vous plantait
dans le cerveau. Un jour, je lui ai dit : “En mettant votre intelligence
au bon endroit, vous seriez devenu président de la République.”
C’était un homme droit, je ne sais d’ailleurs pas ce qu’il avait fait
dans sa vie et cela ne me regardait pas. C’est pour ça qu’il m’a
estimée.
Il avait ses habitudes. À 20 heures, il fallait dîner. Je lui faisais la
soupe, toujours avec de tout petits morceaux. À 22 heures, il se levait
et allait s’asseoir sur le banc installé sur le balcon, où il fumait sa
cigarette en regardant les étoiles. C’était un érudit. Il cherchait à
comprendre. Il prenait tous les jours des livres dans la bibliothèque.
“Remettez le livre à sa place”, je lui disais. Et il le faisait, comme il
respectait l’interdiction de fumer à l’intérieur de la maison. Jacky,
c’était comme mon petit. Il n’aimait pas le froid. Il mettait le
chauffage à fond la caisse et raffolait du soleil. »

Chouchouté par sa belle-mère, Jacky a continué de vaquer à ses occupations


avec son beau-frère, le mari de ma sœur jumelle, qu’il n’avait plus quitté depuis
la prison de Luynes. Bruno s’occupait de lui comme il l’aurait fait avec son
propre père. Conscient de sa faiblesse, il restait en famille. Il aurait voulu que
l’on se remette ensemble, mais c’était fini. Je n’étais plus « la taupe à Zampa »,
mais son « bâton de vieillesse ». Cela avait commencé par un petit accident, une
plaie qu’il s’était faite en laissant tomber une tronçonneuse sur son pied, à
Marrakech ; la lenteur de la cicatrisation avait alors alerté un médecin, mais
Jacky a toujours été dur au mal.

*
Le 8 novembre 2019, jour de l’anniversaire d’Alain Delon, au lendemain
d’une nouvelle sortie au restaurant avec son fils, où ils s’étaient gavés de pieds
paquets, Jacky a été hospitalisé en urgence à Aix-en-Provence pour un mal de
ventre. Je devais lui rendre visite le lendemain, mais j’étais épuisée. Jean-
Claude, mon autre beau-frère, m’a appelée en sortant de l’hôpital le dimanche :
« Va le voir, je ne l’ai pas trouvé bien. » Je suis arrivée dans sa chambre vers
10 heures. Il semblait dormir, avec des perfusions dans tous les sens. En
entendant ma voix, il a ouvert grand ses yeux d’un bleu indéfinissable. Pour de
bon, je me suis dit : « Il va me mourir ». J’ai pris sa main dans la mienne.
« Tu me reconnais, Jacky ?
— Oui. Merci, merci, merci. »
Ce furent ses seuls et derniers mots. À genoux, je lui ai demandé pardon
pour le mal que je lui avais fait et qu’il m’avait fait, après quoi il a replongé
dans le sommeil, assommé par la morphine.
Je suis partie pour Vinon-sur-Verdon, accueillir ma petite-fille, dont c’était
l’anniversaire, puis je suis revenue. Les infirmières ont apporté un lit de camp
dans la chambre, que j’ai collé contre le sien. Sa nuit a été agitée. Le matin, je
voulais aller prendre une douche à la maison, mais j’ai renoncé. J’ai vu Jacky
tenter de se lever dans un ultime sursaut après avoir arraché ses perfusions. J’ai
compris qu’il m’attendait pour mourir. Il voulait que je lui ferme les yeux
malgré nos disputes, le temps que les infirmières accourent. Je leur ai juste
demandé qu’il ne souffre pas, puis j’ai appelé ma sœur jumelle, mes filles, mon
fils et Jean-Claude. Elles lui ont mis la dose pour qu’il parte en douceur.
Les médecins avaient détecté une fissure de l’aorte qui a eu raison de
« l’Immortel » le lundi 11 novembre 2019 à 11 h 55. Le jour de l’Armistice,
plutôt réjouissant pour quelqu’un qui avait été presque toute sa vie en guerre.
Il allait avoir 89 ans. À la différence de celui qui avait voulu l’éliminer à 48 ans,
il était mort sans avoir eu peur de son ombre : la marque des grands. Et cette
fois, il ne retomberait pas sur ses pattes, mais les chats, eux aussi, ont une fin !
Bruno nous a rejoints. En larmes, il a souhaité prendre en main
l’organisation des cérémonies.
Le 13 novembre, nous avons rapatrié le corps de Jacky à la maison, pour
que chacun puisse venir le saluer dignement. Bruno s’est occupé de le faire beau
une dernière fois, l’habillant d’une chemise bleue fermée jusqu’au dernier
bouton, d’une veste bleue et d’une cravate de la même couleur, sa préférée.
Finette, du bar de la Marine, et sa fille Brigitte ont apporté une rose. Le Gros
Dédé, Skef et sa femme, Tony Cossu, beau-frère de Francis le Belge, Richard,
Dany, Patricia, la marraine de mon fils, Sami Kebchi, l’ancien boxeur, ceux qui
l’aimaient et le respectaient sont passés le veiller. Ma mère, alias Mamounette,
lui a mis son propre chapelet entre les mains. Vittorio, un ami italien, a posé sur
le cercueil ouvert une toque en vison, dans la pure tradition de la mafia
transalpine. On se serait cru un instant à Corleone, en Sicile.
Le soir, entourée de mon fils, de mon beau-frère, de mes neveux et nièces,
j’ai eu du mal à comprendre que Jacky était parti. Moi qui avais parfois
souhaité sa mort, elle nous avait pris par surprise et il était là, dans son
cercueil, entouré de bougies blanches.
Jacky a été incinéré le jour de mes 49 ans, le 14 novembre, à Luynes.
Jusqu’à la fin, il nous aura cassé les couilles ! Je le dis gentiment, mais avouez
que la coïncidence est troublante. Au cimetière, plus de trois cents personnes
nous ont entourés, sans compter quelques policiers venus en observateurs. Outre
sa famille, il a réussi ce jour-là la prouesse de réunir les ennemis jurés du
Milieu marseillais. La disparition de Jacky le Mat méritait bien une trêve. Le
temps de dire adieu à celui qui avait irradié la voyoucratie française depuis les
années 1950, les ennemis de la veille, et probablement du lendemain, se sont
retrouvés autour du cercueil. Oubliant un instant qu’ils ne pouvaient pas se voir
en peinture.
Réjane et Danielle, deux de ses ex-épouses ont tenu à venir se recueillir, de
même que la surveillante grâce à laquelle j’avais évité de faire la queue lorsque
je me rendais au parloir – Jacky l’avait invitée au baptême de notre fils.
Tess, l’une de mes filles, a laissé exploser toute sa tristesse.
Quant à Alain Delon, il m’avait expliqué au téléphone un mois plus tôt qu’il
n’était pas au mieux après un AVC, si bien que je ne lui avais pas fait signe.
Après une petite cérémonie sans curé, notre fils, âgé de 15 ans, a prononcé
quelques mots en hommage à son père, « ce papa formidable ». Bruno, qui avait
tourné le dos à sa vie de hors-la-loi, avait décidé que personne d’autre que
Jack-Henry ne s’exprimerait. Je n’avais jamais vu mon beau-frère pleurer. Un
autre m’est aussi tombé dans les bras les larmes aux yeux, c’est Doudou, le
Parisien avec lequel Jacky tournait dans la cour de promenade de la prison de
Luynes, faisant au demeurant beaucoup d’envieux.
Il ventait comme rarement, sans compter la pluie et le froid, mais les
éléments n’avaient découragé personne. Les Gipsy Kings nous ont accompagnés
en chanson. Après un Ave Maria, ils ont interprété à la guitare My Way, un
classique que Franck Sinatra avait enregistré à Los Angeles en décembre 1968,
reprenant Claude François.
Après la cérémonie, nous nous sommes retrouvés dans une salle attenante
autour de quelques petits fours et d’un verre de champagne.
Sur le couvercle en sapin qui fermait le cercueil, Tony Cossu, l’ami fidèle,
originaire lui aussi de la Belle de Mai, avait écrit au feutre noir : « Tu as
toujours été un homme comme on en fait plus. Si Jésus avait été ton ami, c’est
avec les dents que tu l’aurais arraché de sa croix. On t’aime tous. »
Reste sa légende

Sa disparition vaut à Jacky le Mat une colonne à la une de La Provence, le


12 novembre 2019, sous la plume du journaliste Éric Miguet :

« Malicieux, il entretenait sa légende à coups de mots chocs et de


formules bien pensées. “Les flics sont toujours venus me chercher
pour les coups que je n’avais pas faits. Pour ceux que j’avais faits, je
n’ai jamais vu personne”, disait Jacques Imbert. Il ne le dira plus.
Celui qui était considéré, il y a encore quelques années, comme le
dernier des parrains marseillais, est décédé hier aux alentours de
midi. […] Reste sa légende, les récits autour des mille vies de Jacky
le Mat. »

« Homme libre et bandit redoutable, Jacky Imbert, dit “le Mat”, est mort »,
titre pour sa part le quotidien 20 Minutes, qui écrit :

« “Jacky Imbert a tué à peu près quatre-vingt-dix personnes de sa


main.” L’accusation est anonyme, mais elle vous pose une
réputation. Celle d’un des plus grands caïds du Milieu marseillais,
pourtant très peu condamné. Jacques Imbert, surnommé Jacky le Mat
(le Fou) ou le Matou, est décédé ce lundi à Aix-en-Provence, à
89 ans. “Tout le monde faisait du coude quand il arrivait au
restaurant, il avait cette réputation de parrain, raconte son ancien
avocat, Michel Pezet. Mais c’était quelqu’un de très respectueux,
d’un abord sympathique.”
C’était aussi un “miraculé”. Le 1er février 1977, trois hommes
cagoulés lui tirent dessus à de multiples reprises, sur le parking de sa
résidence, à Cassis. […] L’épisode a déclenché une série de
règlements de comptes, “la guerre de Cent Ans du Milieu”, dans le
langage des policiers marseillais. Jacky le Mat parlait de cet
assassinat raté avec ironie, des années plus tard : “Je crois en la
justice divine. Je n’ai jamais su qui était ceux qui m’ont tiré dessus,
mais la rumeur a désigné des coupables. Ils sont morts quelque
temps plus tard”.
Tour à tour pilote d’avion, pilote automobile, jockey, cascadeur,
entraîneur hippique, conseiller d’un patron de boîte de nuit et patron
d’un chantier naval, Jacky Imbert a réussi à passer à travers les balles
des bandits comme à travers les mailles des filets de la justice. À la
fin de sa vie, son casier judiciaire était quasi vierge, par le jeu des
prescriptions et amnisties. En 2008, il avait écopé de deux ans de
prison ferme pour un délit d’extorsion remontant aux années 1990.
Proche d’Alain Delon, il se présentait alors comme “retraité du
showbiz”. »

Il est vrai que dans la voyoucratie, il n’y en avait pas deux comme
« Jackson ». Pas deux pour avoir, au cours de ses sept vies, giflé Franck Sinatra,
protégé Édith Piaf, approché de près Brigitte Bardot et accompagné comme un
ami Alain Delon…

*
« Je n’étais pas destiné à ça », disait parfois Jacky, avant d’ajouter en tapant
de sa main valide sur sa main atrophiée : « Voilà ce qui me reste de cette vie. »
En même temps, il semblait avoir rempli le contrat qu’il avait signé avec lui-
même. Il avait été comblé, ce qu’il résumait d’une phrase pleine d’ironie : « Cri,
dans ma vie, je n’ai jamais envié personne, j’ai eu les plus belles femmes et les
plus belles voitures. » Il est mort avec les cheveux blancs, ce qui n’est pas donné
à tout le monde dans le Milieu, prêtant tout son sens à ces mots qui ponctuaient
certaines de ses lettres : « On a beau dire, on a beau faire, contre le Matou, il n’y
a rien à faire. »
La dernière fois que j’ai rêvé de lui, il fumait un cigare, avait la raie sur le
côté, portait un beau costume et des chaussures à la Borsalino, et il riait aux
éclats.
Notes
1
« Quand un parloir s’était mal passé,
je pouvais me confier à Alain Delon »
1. Lorsqu’une personne est incarcérée, il faut parfois plusieurs mois avant que le juge n’autorise un
parloir.
2. Né en 1944.
2
Alain Delon au cœur du Milieu
1. Le policier, on le voit, s’en tient strictement au conditionnel.
6
Jacky et le commissaire devenu voyou
1. Autre mot pour désigner les proxénètes.
2. Né, comme Eugène Matrone, en 1928, un an avant le Mat.
3. Né en 1916.
4. Service d’action civique.
5. Dans les cercles de jeux, les banquiers sont des joueurs professionnels disposant de fonds
importants. Ils sont essentiels au fonctionnement des tables de baccarat.
6. Mathieu Fricilio.
7
La vengeance du Mat
1. Le règlement de comptes à moto est une technique importée de Naples, la ville d’origine de Gaëtan
Zampa.
2. Les frères Toussaint et Marcel Giovannelli.
3. Mathieu Moreschi et Antoine Césari.
4. Ange Leca.
5. Le dernier homme impliqué dans l’assassinat de Robert Blémant, Étienne Carrara, se suicidera, du
moins est-ce la version officielle, le 23 juin 1971 à Playa Blanca, sur l’île de Lanzarote (Espagne), où
il s’était réfugié.
8
« On ne pouvait que l’aimer, mais il savait
te manipuler »
1. Il n’a pas raconté de quelle manière.
11
Le Mat contre Zampa, match à mort
1. Né en 1946 d’une mère espagnole et d’un père belge.
2. Entretien avec l’auteur.
3. Né en 1933.
4. Gérard Vigier, Sauveur Caronia, Jean-Marie Lucchesi (dit Jeannot), Bimbo Roche et quelques
autres.
5. Entretien avec l’auteur.
12
La Baronne de Neuilly, combines et concubines
1. Entretien avec l’auteur.
2. Entretien avec l’auteur.
13
« Le jour où j’ai épousé Jacky le Mat »
1. Le père et ses deux filles.
16
Mitterrand, Defferre, Pasqua et les autres
1. Il a été désigné le 22 novembre 1980 par le conseil général de Corse-du-Sud pour siéger au conseil
régional.
2. Voir Yves Jobic, Les Secrets de l’antigang. Flics, indics et coups tordus, Plon, 2022.
3. Sous l'Ancien Régime, le fermier général prenait en charge, en affermage, certains impôts indirects
pour le compte du roi.
17
La police aux trousses
1. L’Organisation armée secrète défendait l’Algérie française les armes à la main.
2. Le cruel personnage de fiction apparu sur les écrans en 1995 dans Usual Suspects.
19
« J’ai assumé mes parloirs »
1. Entretien avec l’auteur.
20
« Monsieur le président, ne me parlez plus de Jacky
le Mat.
Moi, c’est Jacques Imbert »
1. Monique, la mère de Christine.
2. Entretien avec l’auteur.
3. Jean de Belot, La Chute d’un agent de change, Albin Michel, 2016.
21
« Nous vivions un peu comme des gitans »
1. Il sera bientôt poursuivi pour détournement de fonds.
24
Le Jad Mahal, côté coulisses
1. Entretien avec l’auteur.
Remerciements

Mes sincères remerciements


À ma tendre amie Valérie Olivier, à l’initiative de ce projet avec moi. Toute
ma gratitude pour m’avoir accompagnée et soutenue durant cette belle aventure.
À Frédéric Ploquin pour m’avoir accompagnée dans l’écriture de la vie de
mon mari.
À ma tendre mère d’être toujours là à mes côtés.
À mes deux filles adorées, Tess et Christie.
À mon fils, Jack-Henry, le fruit de mon amour avec Jacky.
À ma moitié, ma sœur jumelle Valérie, et à mon beau-frère Bruno.
Christine Imbert
À Christine Imbert et à son amie Valérie qui m’ont fait confiance pour
mener à bien cette aventure livresque.
Frédéric Ploquin
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