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Bhesv 202 0197

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L’archive biologique en question : le paléontologue est-il un

historien ou un biologiste ?
Alex Léna
Dans Bulletin d’histoire et d’épistémologie des sciences de la vie 2013/2
(Volume 20), pages 197 à 213
Éditions Éditions Kimé
ISSN 1279-7243
ISBN 9782841746408
DOI 10.3917/bhesv.202.0197
© Éditions Kimé | Téléchargé le 14/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 217.64.107.163)

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précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
197

Bull. Hist. Épistém. Sci. Vie, 2013, 20, (2), 197-213

L’archive biologique en question :


le paléontologue est-il un historien ou un biologiste ?

Alex Léna*

RESUME. La frontière disciplinaire entre biologie et paléontologie est et a


toujours été à la fois ténue et perméable. Si l’objet que toutes deux étudient
est le même : le vivant, elles adoptent l’une et l’autre deux positions
épistémiques différentes. C’est en l’occurrence l’archive biologique, le
fossile, qui donne à la paléontologie son identité épistémologique et qui lui
ouvre le champ original d’un questionnement historique.
***
ABSTRACT. The disciplinary boundary between biology and
palaeontology is and always has been both tenuous and pervious. Whether
the scientific object studied by the both is the the same : the living organisms,
they actually assume two different epistemic statement. This is the
biological archive or fossil which namely gives palaeontology his
epistemological identity and thus open an original historical inquiry field.
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***
Depuis Whewell et Cournot la question de l’historicité dans les
sciences de la vie ne cesse de se poser. Les sciences palétiologiques
dont font partie la géologie et la paléontologie et, dans une certaine
mesure, la biologie, relèvent de trois étapes bien définies par
Whewell : « Thus, taking Geology for our example, we must have,
first Descriptive or Phenomenal Geology ; next, the exposition of the
general principles by which such phenomena can be produced, […] ;
and, lastly, doctrines hence derived, as to what have been the causes

*
S2HEP - Université Lyon 1.
198

of the existing state of things […] ».1 C’est autour du premier point, la
description phénoménale, que j’orienterai mon propos.
Le biologiste et le paléontologue partagent une notion
fondamentale : celle du vivant. Ce concept commun est un fil solide
qui, depuis le XIXe siècle, tisse entre ces deux disciplines naturalistes
un réseau épistémologique complexe. La paléontologie,
traditionnellement associée à la géologie et particulièrement à la
sédimentologie, n’entretient pas avec elle des relations aussi
complexes. Paléontologie et sédimentologie partagent à la fois leurs
caractères historiques et leurs contributions mutuelles comme par
exemple la biostratigraphie. A l’inverse, entre la biologie et la
paléontologie, ce qui ne se croise pas c’est l’administration
épistémologique de l’historicité. D’un côté une science formellement
contemporaine, de l’autre une autre non moins formellement
historique. Toutes deux travaillent dans le même dessein, la
compréhension du vivant. C’est ici le problème majeur de l’économie
du phénomène qui est en jeu. Une commensurabilité des deux
épistémologies est-elle possible ?
Ainsi la biologie et la paléontologie ont en commun la quête
scientifique du vivant. A ce titre, elles pourraient toutes deux relever
d’un même champ épistémologique. Mais quand le biologiste côtoie la
vie de façon immédiate, le paléontologue doit concéder une médiateté
entre lui et le vivant, ou plutôt ce qui l’a été. Il est difficile, à la
lumière de cette différence fondamentale, d’envisager que leurs
épistémologies puissent fonctionner de concert. Ce médiateur est de
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toute évidence le fossile. Il est l’archive d’un vivant qui peut
potentiellement traduire l’histoire de la vie.
D’emblée le constat naturel de la présence ou non de cet
intermédiaire entre le scientifique et son objet, le vivant, provoque une
rupture nette et l’impossibilité d’un espace commun entre la
paléontologie et la biologie. Le fossile donne par nature une vision
tronquée du vivant même dans le cas d’une conservation
exceptionnelle, comme peuvent l’être les lagerstätten. La
caractéristique principale de ce média est son incomplétude. Une des

1
William Whewell, History of the Inductive Sciences, London, John W. Parker, West
trand, vol.3, 1842, pp. 334-335.
199

conséquences majeures est la difficulté rencontrée quant à la notion


d’espèce. Elle est commune aux deux disciplines. Même si, parmi les
différentes définitions de l’espèce2, J. Hey en recense pas moins de 24,
paléontologues et biologistes s’y retrouvent et peuvent échanger leurs
données ; mais aucune de ces espèces ne recouvre complètement
celles de l’autre. Si le concept d’espèce est partagé 3 par tous, la
définition « opérationnelle » 4 de l’espèce, c'est-à-dire sa valeur
phénoménologique, praxéologique disons diagnostique, ne concorde
jamais complètement. Prenons par exemple le cas de l’utilisation
diagnostique de la notion d’espèce typologique en paléontologie et en
biologie. Un exemple sur des taxons supérieurs donne l’ampleur de ce
problème. Le travail de l’équipe du département de géologie de
Leicester nous mentionne l’anecdote d’un cas de détermination
erronée faite à partir d’un fossile attribué initialement à un chordé
ancien. Or, une analyse taphonomique poussée a montré qu’il
s’agissait d’un chondrychtien des plus classiques. Dans ce cas, les
paléontologues sont passés de ce qu’ils pensaient être un chordé bien
conservé à un poisson en fort mauvais état. La taphonomie qui
s’impose aux organismes à partir de leur mort entraîne une
dégénérescence différentielle des tissus et occasionne nécessairement
une lecture biaisée des fossiles, jusqu’à l’erreur de détermination et,
par conséquent, jusqu’à un biais important dans la position de
l’organisme dans son arbre phylogénétique.5 C’est la justesse même
du pattern qui est en jeu. De la même manière, et peut-être de façon
plus convaincante, le paléo-ichnologiste 6 ne pourra jamais associer
une trace fossile à l’espèce qui l’a produite, contrairement à
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l’écologiste qui saura, au passage de tel ou tel organisme, associer ce
2
J. Hey, « The Mind of the Species Problem. » Trends in ecology & evolution
(Personal edition), 2001, vol.16, 7, 326-329.
3
A minima on peut admettre qu’une espèce est une communauté reproductive qui
possède une cohérence biologique synchronique et tocogénique.
4
J’emprunte à Gilles Escarguel cette expression qui présente l’aspect efficient ou
pratique servant à rendre compte du phénomène d’espèce.
5
R. S., Sansom, S. E., Gabbott, M. A. Purnell, « Decay of vertebrate characters in
hagfish and lamprey (Cyclostomata) and the implications for the vertebrate fossil
record. », 2011, Proceedings of the Royal Society B: Biological Sciences, 278(1709),
1150-1157.
R. S. Sansom, S. E. Gabbott, M. A Purnell, « Non-random decay of chordate
characters causes bias in fossil interpretation. », 2010, Nature 463, 797-800.
6
L’étude des traces fossiles.
200

dernier à l’empreinte qu’il aura laissée. Si tant est que l’une ou l’autre
des disciplines disposait d’une et d’une seule définition de l’espèce, la
diagnose spécifique sera toujours plus aisée chez le biologiste que
chez le paléontologue. Le problème est avant tout un problème
pratique d’acquisition des données.
Ces deux disciplines du vivant occupent le même champ de
recherche mais s’opposent radicalement, à la fois par la nature de leur
données (l’une est hic et nunc et l’autre est alias7) et par l’accès même
à son objet, le vivant (qui est soit immédiat, soit médiat). Dans notre
cas, le paléontologue doit en quelque sorte « redonner vie » à son
archive et retrouver une forme d’immédiateté. De ces deux polarités
épistémologiques, historique ou biologique, laquelle contraint le plus
la paléontologie ? La question posée ici est une question
épistémologique. Quelle est la nature épistémologique des outils mis
en jeu lors de la fabrication du savoir paléontologique ? La
paléontologie relève-t-elle d’une région épistémologique de l’histoire
ou de la biologie ? L’ambition de cette étude ne sera évidemment pas
de répondre à cette question éminemment complexe, mais de tenter
une approche exploratoire de la relation épistémologique qu’entretient
la paléontologie avec certaines autres épistémologies.
On admet généralement que la paléontologie est constituée de
quatre grands champs d’investigation biologique : la morphologie
fonctionnelle (phénomènes relevant de l’organisme en lui-même),
l’autécologie (phénomènes relevant de l’écologie de l’organisme), la
synautécologie (phénomènes relevant de l’écologie d’un ensemble
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d’organismes) et enfin la paléontologie évolutionniste. Les trois
premières relèvent d’un regard synchronique sur les phénomènes, la
dernière repose évidemment sur leurs synchronicités. Il existe une
cinquième catégorie plus géologique, la biostratigraphie, que je ne
traiterai pas ici. Dans chacun de ces champs exploratoires, le fossile
est un outil épistémologique sine qua non. Même si la notion de
fossile existe depuis le XVIe siècle (Conrad Gesner publie en 1565 le
premier traité sur les fossiles : On fossils objects), c’est le XIXe siècle
qui vient consacrer le fossile comme une archive biologique, archive
parce qu’il concerne l’histoire, et biologique parce qu’il concerne la

7
« À un autre moment, ailleurs. »
201

vie. La paléontologie et le fossile ont une histoire commune et


concomitante. Le fossile donne à la paléontologie la substance même
de son travail. Il est le seul point d’accès à un potentiel de réalité
historique, par conséquent il impose son épistémologie.
NAISSANCE D’UN OBJET EPISTEMOLOGIQUE : L’ARCHIVE
BIOLOGIQUE

L’apparition du terme biologie est usuellement datée de 1802 et


utilisée à la fois par Lamarck 8 et Treviranus 9 . Jean Gayon nous
rappelle que ce terme présente une occurrence dès 1766 dans le sens
qu’on lui connaît.10 Mais il faut admettre que la présence du terme
chez Lamarck s’accompagne d’une réelle définition en terme à la fois
d’objet et de méthode. A ce moment, le mot biologie se constitue
autour d’une définition fine et complète11.
C’est loin d’être le cas pour la paléontologie. Même si la pratique
de la paléontologie 12 existe depuis longtemps, les premières
occurrences du mot ne s’accompagnent jamais d’une réelle définition.
De façon bien connue, le mot apparaît dans les discours préliminaires
de De Blainville dans Le Journal de physique de janvier 1822.13 Mais
8
J.B. Lamarck, Hydrogéologie. 1802. p. 8.
9
G . R. Treviranus, Biologie oder Philosophie der lebenden Natur für Naturforscher
und Aertze, Göttingen, Röwer, 1802, vol. I, p. 4.
10
Jean Gayon. « De la biologie comme science historique », 2005, Martin, Thierry.
Actualité de Cournot, Vrin, p. 87-108 ; et pour la reference originale : P. McLaughlin,
« Naming Biology », Journal of the History of Biology, 2002, 35, 1 p. 1-4.
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11
A. Pichot, Histoire de La Notion de Vie. Gallimard, 1993, p. 588.
12
M.J. Rudwick, Martin, The Meaning of Fossils: Episodes in the History of
Palaeontology: University of Chicago Press, 1976.
13
La recherche d’une occurrence antérieure à celle de 1822 n’a pas été fructueuse. En
revanche on trouve dès 1818, l’entrée Palaeozoologie rédigée par Desmarest dans le
Nouveau dictionnaire d’histoires naturelles appliquées aux arts, Vol. XXIV ainsi que
de la main de De Blainville à l’entrée « conchyliologie » du Dictionnaire de sciences
naturelles, Vol. X, de Frédéric Cuvier. Ce constat n’est pas anecdotique car on peut
lire à la fois dans le Dictionnaire de sciences naturelles de 1818 et dans le Manuel de
malacologie et de conchyliologie de 1825, p.15 écrit tous deux par de Blainville le
même passage mot pour mot avec la seule différence que dans l’ouvrage de 1818 c’est
Palaéozoologie qui apparaît et Paléontologie dans celui de 1825. De Blainville
substitue les deux termes sans aucune autre forme de procès. Il y a donc un glissement
d’un terme vers l’autre. D’ailleurs on ne retrouve plus celui de palaeozoologie dans le
dictionnaire de 1838 (cf. note 18). Pour de Blainville, comme instigateur du terme, il
semble n’y avoir aucune différence entre les deux mots même si paléontologie relève
202

cette occurrence est étonnante car elle est isolée et ne relève d’aucune
définition, elle apparaît comme ex nihilo :
Palaeontologie. La grande prépondérance que l’étude de la
géologie continue d’avoir parmi les sciences naturelles, et celle
qu’une sorte d’école en géologie accorde, l’emploi des corps
organisés fossiles pour la distinction des formations de sédiment, ont
déterminé un assez grand nombre de travaux dans cette branche
d’histoire naturelle. 14
On trouve peu après, sous la plume de M. Tissier, dans la section
d’histoire naturelle des comptes-rendus de la société royale
d’agriculture de Lyon de 1823, une occurrence du mot dans un
passage concernant la géologie de la croix-rousse15. C’est en 1825 que
De Blainville, dans son Manuel de malacologie et de
conchyliologie, utilise de nouveau le terme, mais cette fois il est
contextualisé et justifié 16 . Le Dictionnaire pittoresque d'histoire
naturelle et des phénomènes de la nature s’empare enfin, en 1838, de
ce terme et le développe en une longue définition17. C’est également à
ce moment-là que l’orthographe originale, palaeontologie, change
pour prendre la forme qu’on lui connaît aujourd’hui. Il faut attendre
1840 et la Paléontologie Française de d’Orbigny18 pour que s’installe
durablement le terme. Quatre ans plus tard, en 1844, Pictet,

de fait de l’association de la paléozoologie et de la paléobotanique, terme non encore


inventé. Ce glissement montrerait peut-être la volonté d’un scientifique déjà éminent
en 1818 à la fois d’instaurer un espace disciplinaire pour l’étude des fossiles
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d’animaux et de l’unir avec l’autre pan de l’étude de la vie celui des végétaux. Mais
de Blainville n’est pas un paléontologue à proprement parlé, il reste à l’instar de son
maître Cuvier un zoologue. A la lumière de cette nouvelle lecture, on peut
raisonnablement admettre que plus que 1822 c’est 1818 qui semble être la date de la
première occurrence du mot au moins dans son sens le plus large.
14
M.H.D. de Blainville, Journal de Physique, de chimie et de d’histoires naturelles,
1822, t. 94, p. LIV.
15
Comptes-rendus de la société royale d’agriculture de Lyon, du 1er avril 1822 au 1er
mars 1823, p.113.
16
Le terme palaeontologie est annoté dans le texte. C’est cette note de bas de page qui
justifie, très modestement, la création d’un nouveau terme : « Il me semble utile de créer un
mot composé pour la science qui s’occupe de l’étude des corps organisés fossiles. ».
M.H.D. de Blainville, Manuel de malacologie et de conchyliologie, 1825, p.15.
17
Dictionnaire pittoresque d'histoire naturelle et des phénomènes de la nature, Paris,
1838, p.613.
18
A.D. d’Orbigny, La paléontologie française, Paris, 1840.
203

paléontologue genevois, dote la discipline de son premier manuel.19


Dans ces lignes, sera défini l’ensemble des concepts scientifiques
concernant la paléontologie de l’époque. En plus d’avoir acquis une
place durable dans le vocabulaire scientifique, désormais le mot
possède sa forme et ses méthodes académiques. A partir de ce
moment, le mot entrera de façon courante dans le vocabulaire.20
C’est F.J. Pictet qui nous donne l’idée la plus formelle de la
discipline. A ce titre c’est à travers ses écrits que j’aborderai la
question de la définition de la paléontologie. Le choix de cet auteur
incombe au mérite qu’il propose, au travers de son ouvrage, de donner
une idée pédagogique de la paléontologique et, par là, de synthétiser
en quelque sorte le savoir paléontologique de l’époque.21
C’est en reprenant la définition de G.P. Deshayes concernant ce
qu’est un corps organisé fossiles que Pictet élabore sa définition de la
paléontologie. « Un corps organisé fossile, dit Deshayes, est celui qui
a été enfoui dans la terre à une époque indéterminée, qui y a été
conservé, ou qui y a laissé des traces non équivoques de son
existence. » 22 Pictet, d’accord sur le principe, émet une objection
concernant « l’époque indéterminée ». Il considère en effet qu’un
fossile ne peut être assimilé aux corps enfouis récemment :
N'est-ce pas ôter à ce mot une grande partie de sa signification
réelle, que d'associer aux fossiles anciens et véritables, ces corps
enfouis tout récemment, qui appartiennent aux espèces qui vivent de
nos jours et dont l'étude n'intéresse en rien la paléontologie ?23
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Il ajoute :

19
F.J Pictet, Traité élémentaire de paléontologie, Genève, 1844, p. iv.
20
Notons que malgré cela, la première chaire de paléontologie du Muséum d’histoire
naturelle ne verra le jour qu’en 1853 avec Alcide Dessalines d’Orbigny.
21
Il faut noter que Pictet est fixiste et réfutera énergiquement la notion de
transformisme. Il est à la fois « cuviériste » par son côté fixiste et lyellien (avant que
celui-ci n’adhère aux thèses Darwiniennes) par son côté uniformitarien. Mais en
l’occurrence ce parti pris n’aura, il me semble, aucune influence sur la définition qu’il
donne de la paléontologie.
22
G.P. Deshayes. Description de coquilles caractéristiques des terrains. Levrault,
Paris, 1831. p. 5. Nous soulignons.
23
Pictet, op.cit., p. 19.
204

Cette science, dont le nom indique l'étude des êtres anciens […]
s'occupe de l'histoire des fossiles et son but principal est de faire
connaître les formes et les rapports zoologiques des êtres qui ont
habité le globe aux diverses époques antérieures à la nôtre.24
C’est précisément autour du fossile que vient se construire la
paléontologie. Mais le fossile ne suffit pas à donner à la paléontologie
son droit de cité dans les sciences du XIXe siècle. En donnant aux
fossiles la même valeur qu’un organisme vivant pour la biologie, les
naturalistes n’octroient pas d’indépendance épistémologique à la
paléontologie. Elle reste une discipline de la zoologie, en témoignent
la chaire tardive de paléontologie du Muséum ou l’arrivée non moins
tardive des manuels. Alors, la paléontologie doit-elle se résigner à
n’être qu’une zoologie dont le matériel d’étude est pour le moins
problématique ?
C’est sans compter sur deux grandes révolutions ; l’une lente et
progressive, qu’ont permis de nombreux naturalistes et curieux de
sciences durant les siècles qui ont précédé, et l’autre, qui en découle,
plutôt rapide et nécessaire. La première est l’acceptation du temps
long, du temps profond, la seconde l’évidence des extinctions
d’espèces ; toutes les espèces ne vivent pas actuellement sur le globe,
certaines ont disparu. Les fossiles représentent des espèces qui ont
vécu jadis sans aucune comparaison avec celles qui vivent
actuellement. Ce point est crucial. Je n’insisterai pas sur ces deux
points qui ont été largement discutés. 25 Je souhaite juste mettre
l’accent sur les conséquences épistémologiques que cela suppose.
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A partir du moment où il existe un temps plus long dans l’histoire
de la terre que celui qu’impose la Bible, à partir du moment où le
globe n’a pas toujours abrité les mêmes espèces, la paléontologie, qui
n’existe pas encore en tant que telle, se détache épistémologiquement
de la biologie. Cette dernière, de fait, ne sait considérer autre chose
que les organismes actuels et n’a pas de prise sur la durée – au moins
à cette époque26.

24
Pictet, op.cit. p. 23.
25
A ce titre une lecture des ouvrages de G. Gohau, de F. Ellenberger ou de G. Laurent
donnera un panorama assez large de la question.
26
C’est le XXe siècle qui offrira à la biologie un accès aux durées avec la génétique et
notamment avec les horloges moléculaires.
205

Autrement dit, et par symétrie, la paléontologie naissante


s’empare d’un espace laissé vacant : celui du temps long, et d’un objet
biologique particulier : celui des espèces éteintes. Il est envisageable
désormais de penser une histoire de la vie qui se superpose à une
histoire de la terre. C’est en quelque sorte le moment où la biologie
rejoint la géologie en devenant paléontologie.
Ainsi, le fossile défini par Pictet identifie la paléontologie. Cet
objet naturel issu de ces deux moments fondamentaux donne
naissance à un outil épistémologique puissant : celui de l’archive. Elle
est l’objet géologique qui enregistre l’existence des organismes
n’ayant plus d’analogues vivants. Elle devient potentiellement le jalon
historique d’un récit de la vie, mais elle est également un moyen de
tester les théories transformistes qui voient le jour.
L’archive biologique donne donc naissance à la paléontologie
moderne. Or cette archive, en tant que seul objet réellement
« observable », relève d’une épistémologie différente de celle de la
biologie, qui observe, expérimente les objets hic et nunc. Les archives
biologiques ont en ceci de différent des archives « anthropologiques»
que les agents qui constituent l’histoire sont hautement imprédictibles
ou plutôt difficilement reproductibles. L’archive naturelle, même s’il
s’agit d’archive d’organismes vivants, peut, selon la pensée
épistémologique dominante, relever aussi de lois générales. Il est
possible d’adopter à leur sujet deux attitudes épistémologiques, l’une
nomothétique, l’autre historique – dans le sens de la reconstruction
réelle d’un récit orienté dans le temps. L’une repose sur l’explication,
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l’autre sur la compréhension des phénomènes.
L’archive en paléontologie confronte évidemment le chercheur à
ce dilemme. Le moment précis de ce dilemme est l’arrivée, sur la
scène scientifique, de l’évolution comme phénomène et de la théorie
qui explique ce phénomène. Ces nouveaux apports confrontent les
paléontologues au choix d’une utilisation différente de l’archive. Soit
l’archive sert à éprouver la théorie : elle devient une expérience test ;
soit elle sert à réécrire une histoire ascendante.27

27
Une question sous-jacente se pose ici : Les naturalistes du tournant XVIIIe-XIXe ont-il
à l’esprit une histoire de la vie ? En d’autres termes, la conscience d’une histoire de la
vie serait-elle sous-déterminée à une théorie de la vie ? Je soutiens que l’archive
206

Même s’il fallait à l’histoire de la vie une théorie qui la fasse


exister, on peut dire – en suivant les pas de Prigogine et Stengers à
propos de la physique – que, concernant les sciences de la vie, tout
phénomène naturel relève d’une asymétrie temporelle, au même titre
que certains phénomènes physiques irréversibles. 28 Il est par
conséquent fondamental pour comprendre ces sciences d’intégrer
épistémologiquement cette asymétrie et de considérer l’histoire qui en
découle.
La théorie synthétique tend à venir occulter cette asymétrie.
L’uniformitarisme lié à cette théorie, est un exemple majeur de
l’abandon massif de l’archive comme objet constitutif d’un récit, mais
aussi, et c’est plus grave, d’une stérilisation potentielle de la
découverte de nouveaux éléments explicatifs. En effet, chaque fossile
est par définition potentiellement un phénomène surprenant qui
occasionne une démarche heuristique particulière, celle du détective et
de la recherche d’indices 29 , qui trouve sa logique inférentielle dans
l’abduction30. L’uniformitarisme contenu dans les théories dominantes
de l’évolution impose au chercheur une approche rétrodictive dans la
réécriture de l’histoire.

fossile est suffisante pour donner la possibilité de cette conscience. La conscience


dont je parle n’est évidemment pas la conscience de l’explication de l’histoire de la
vie mais seulement de la possibilité d’un récit. Le problème de l’apparition des
espèces ou de son mécanisme qui a occupé tout le XIXe siècle par exemple, n’empêche
pas l’histoire de la vie. Au début du XIXe siècle, la fixité biblique et anhistorique des
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espèces n’est globalement plus à l’ordre du jour et les théories généalogiques ne sont
pas nécessaires pour penser une histoire de la vie. C’est entre ces deux pôles que se
sont construits les débats autour de l’histoire de la vie. Il suffit de deux archives et de
certaines conditions pour commencer à envisager un récit de la vie. L’observation
multimillénaire de la génération parentale et de sa descendance modifiée, ce
qu’Haekel appelle la tocogénie, laisse évidemment pressentir un récit possible de la
vie. Une généalogie est définie à la fois par une tocogénie et par une cladogénie. Une
histoire de la vie est à minima tocogénique. La présence du sentiment d’une histoire
de la vie dans l’esprit des naturalistes du XVIIIe et du début du XIXe siècle est à
questionner, mais c’est l’avènement de l’archive qui lui donne sa complexité et sa
profondeur temporelle.
28
I. Prigogine, I. Stengers, La Nouvelle alliance. Métamorphose de la science, Paris,
Gallimard, 1979.
I. Prigogine, I. Stengers, Entre le temps et l’éternité, Paris, Fayard, 1988.
29
C.Ginsburg, Mythes, Emblèmes, Traces, Paris, Verdier, 2010 (1989).
30
C.S Peirce, « Déduction, induction and hypothesis », Collected papers, 2.619.644.
207

La théorie de l’évolution touche épistémologiquement toute la


paléontologie, même les couches les plus « historisantes » comme les
approches morpho-fonctionnelle, autécologique et synautécologique.
Les éléments fondamentaux constituant la théorie synthétique iront
jusqu’à influencer puissamment le travail même de description et de
découverte des phénomènes mêmes. C‘est le sens de l’adage de
prudence qu’Henri-Irénée Marrou nous propose de méditer, selon
lequel le pire des historiens est celui qui sait déjà ce qu’il va écrire.
Certes, on observe à la lumière d’une théorie, mais l’archive
historique, par nature, ne nous donne pas grand chose à observer :
nous avons juste le loisir – et il est immense – de recouvrer le
phénomène. En définitive, cela se résume à la question de la relation
entre une théorie de la vie et l’histoire de la vie, avec comme principal
média, les archives de la vie.
LES ELEMENTS D’UNE EPISTEMOLOGIE DE L’HISTOIRE : LA
CONSEQUENCE DE L’ARCHIVE

Une archive en paléontologie peut être abordée de deux façons


différentes : une qui est questionnée sur les éléments de l’histoire de la
vie (comme la paléontologie morpho-fonctionnelle ou écologique),
que l’on peut appeler archive à caractère synchronique, et une autre
qui est questionnée sur le cours de cette histoire (paléontologie
stratigraphique ou évolution), que l’on peut nommer archive à
caractère diachronique. Toutes deux participent de la réécriture de
l’histoire de la vie. Par ailleurs, chacune de ces archives peut être
épistémologiquement utilisée par le paléontologue soit comme un
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jalon historique, soit comme le test d’une théorie de la vie. L’archive
biologique est un axe privilégié pour approcher une épistémologie de
l’histoire. Comme outil épistémologique, elle ouvre le champ à des
questions précieuses pour une compréhension de la paléontologie. Je
me propose de présenter, parmi quelques éléments structurels
impliqués par le concept d’archive, le cas particulier de la
contingence, qui est un élément primordial de l’organisation
épistémologique de l’histoire de la vie.31

31
Il en existe d’autres comme la problématique de l’heuristique du phénomène et de
la singularité de l’archive. Ces objets épistémologiques ont été abordés lors d’un
travail universitaire et seront retravaillé dans l’objectif d’une future publication. A.
208

La contingence est une catégorie historique fondamentale pour


l’histoire de la vie. En paléontologie notamment, cette problématique
a très largement été développée et formalisée par S. J. Gould, dont elle
a traversé la majeure partie de la carrière de scientifique et de
philosophe.32 Que vaut la notion de contingence dans une science de la
vie qui, depuis plusieurs décennies, se configure autour d’une
approche plutôt déterminisme, ou du moins ne laissant peu de place au
hasard ? Cet épineux problème épistémologique et scientifique loin de
n’être que la lubie philosophique d’un grand paléontologue de la fin
e
XX siècle a considérablement secoué l’univers des sciences du vivant,
en sorte qu’aujourd’hui encore, après la disparition précoce de S. J.
Gould, le débat reste extrêmement vif. Pour s’en convaincre, il suffit
de jeter un œil à la littérature scientifique contemporaine, notamment
aux travaux de Simon Conway Morris33 qui oppose à la contingence
de Gould une théorie déterministe de la convergence.
La contingence s’oppose à la nécessité et relève, en paléontologie
et particulièrement concernant le fossile, de deux aspects différents :
le premier comme mode d’existence de l’archive biologique et le
second comme modalité d’ « écoulement » de l’histoire ou plutôt de sa
réécriture renseignée par le fossile.
Dans le premier cas, que l’on pourrait appeler contingence d’état,
le fossile est par définition contingent, indépendamment de sa position
et de sa valeur historique. Comme enregistrement du vivant, le fossile
est évidemment autre chose que ce qu’il a enregistré au départ ; il
aurait pu tout aussi bien ne pas exister ou simplement ne pas être
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découvert. C’est la nature des processus de conservation qui est en
jeu, ce sont les règles de la taphonomie et du hasard qui jouent
pleinement leur rôle. Le paléontologue dispose de ce que « le temps
lui laisse ». Ce truisme historiographique n’est pas sans conséquence
sur le développement de la biologie et de la paléontologie. En effet, on
peut observer deux moments fondamentaux qui ont dramatiquement
occulté cet aspect particulier de l’histoire de la vie. Le premier, depuis

Léna, Archive et actualisme : le raisonnement de la géologie historique, Mémoire de


Master 2, université de Lyon 1, 2011. 95 p.
32
S. J. Gould, La Vie Est Belle., Paris, Seuil, 1991.
33
Notamment, S. Conway Morris, Life's Solution: Inevitable Humans in a Lonely
Universe, Cambridge University Press, 2003.
209

C. Darwin jusqu’à G. G. Simpson et plus tard même, a pris à son


compte cette possibilité de contingence d’état pour justifier la
dynamique gradualiste de la théorie de l’évolution. On ne peut
observer les organismes de transition dans les lignées évolutives,
disent les tenants du gradualisme, car ils peuvent avoir disparu ou
n’ont pas été encore découverts. Ces arguments n’accordent qu’un
caractère univoque à la contingence d’état. Pour les gradualistes, la
contingence n’est qu’une contingence du « non encore découvert »,
mais non celle du « non existant » ni celui du biais de conservation.
Les organismes ont pu ne pas exister ou ils ont pu avoir été déterminés
de façon erronée. C’est pour cette raison que Gould et Eldredge ont
insisté, dès 197234, sur la nécessité du retour vers le fossile, dans une
approche globale tenant compte de tous les aspects épistémologiques
de la contingence, pour finalement fonder la théorie des équilibres
ponctués. Un autre exemple, non moins intéressant apparaît dans le dit
« consensus paper » de 1981, qui réunit quatre illustres
paléontologues. Dans ce court article35 publié dans la revue Nature, les
auteurs accordent ensemble leurs données pour en déduire une histoire
unique de la biodiversité. L’article propose ainsi un schéma global de
l’évolution quantitative de la biodiversité qui tendrait vers une
augmentation du nombre de taxons, des époques les plus lointaines
vers celles les plus récentes. Aujourd’hui, la communauté scientifique
réfute cet état des choses. Les auteurs auraient largement sous-estimé
le problème des découvertes et de la conservation différentielle.
Le second aspect de la contingence est plus complexe. Derrière la
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question générale et classique : l’histoire aurait-elle pu être
autrement ? Le fossile repose une autre question : aurait-il pu
enregistrer autre chose que ce qu’il a enregistré ? En somme, je
propose le glissement d’une question philosophique vers une question
épistémologique. Quelle est l’implication du fossile en termes de
logos si une position épistémologique de la contingence ou de la
nécessité est adoptée par le paléontologue ?

34
N. Eldredge, S.-J. Gould. « Punctuated equilibria : an alternative to phyletic
gradualism. » in J.M. Schopf Thomas (ed.), Models in paleobiology, Freeman, Cooper
and company, 1972, pp. 82-115.
35
J. J. Sepkoski, R. K. Bambach, D. M. Raup, J. W. Valentine, (1981). « Phanerozoic
marine diversity and the fossil record. », Nature, 293(5832), 435-437.
210

En géologie, le fossile ou toute autre archive sont généralement


considérés comme des effets de la nature et, en cela, sont vecteurs de
recherches des causes passées. En introduisant la contingence dans la
problématique, S. J. Gould oriente le regard du paléontologue dans le
sens de la flèche du temps. Le paléontologue devient un observateur
hic et nunc de notre passé et non plus alias.
Soit le jalon qu’est le fossile est considéré comme un effet, et il
faut remonter aux causes antécédentes avec la certitude que la
contingence, vue de ce jalon, est peu opérante, soit il est considéré
comme le point de départ de quelque chose, et par conséquent la
contingence joue à plein, si évidemment elle est le choix
épistémologique du paléontologue. L’exemple que nous fournit S. J.
Gould illustre cette notion de « point de départ ». L’extinction massive
des dinosaures au Crétacé occasionne la libération quasi complète de
la niche des prédateurs terrestres au Cénozoïque. Imaginons un (ou
une) zoologiste courageux et volontaire. Il est muni de tous les outils
d’observation nécessaire. Replaçons-le au lendemain de cette
extinction. Il est un zoologue, par conséquent il ne connaît pas le
futur, contrairement au paléontologue qui, lui, le connaît. Aurait-il pu
parier que la place libérée par ces grands prédateurs sauriens aurait été
occupée par le groupe des mammifères carnivores actuels, quand à ce
moment-là les ancêtres de ces derniers ne dépassaient pas la taille
d’un rat ? D’autant plus que, plus tard au Paléocène d’Amérique du
Sud, les données paléontologiques montrent que le grand prétendant
au sommet de la chaîne alimentaire semblait être un groupe de grands
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oiseaux carnivores, les phororacidés, formidablement bien adaptés à la
prédation. 36 Gould adopte une position relativiste qui conditionne
l’ensemble de son épistémologie.
Ainsi, l’archive biologique peut être considérée soit comme un
« point d’arrivée » soit comme un « point de départ ». Approché
comme un « point d’arrivée », le fossile est un effet ; approché comme
un départ et abordé au filtre de la contingence, il est au mieux une
condition initiale au futur, voire une cause nécessaire (mais jamais
suffisante) qui pourrait prendre l’aspect d’une cause matérielle. Au
pire, il est un jalon final de l’histoire de la vie d’où rien ne repartira :

36
Gould, op. cit. p. 393.
211

c’est le cas de l’extinction d’un taxon. Le scientifique placé dans le


sens de la marche du temps, comme le propose en définitive S. J.
Gould, n’a pas le choix, en étudiant un fossile, de le mettre en
perspective du fossile qui lui succède de façon cohérente. Reste pour
lui à imaginer ou à découvrir le fil qui relie ces deux fossiles. Pour le
dire le dire autrement, chaque fossile découvert est une étape ou un
jalon où doivent être redistribuées les cartes d’un jeu qui se joue dans
l’espace historique fléché créé entre les fossiles. Il faut toutefois
garder à l’esprit – et c’est ici que se situe, me semble-t-il, l’enjeu de
cette redistribution – qu’à tout moment les règles de ce jeu peuvent
être modifiées. A l’inverse, en l’absence d’une logique de la
contingence, que le fossile soit « point de départ » ou « point
d’arrivé », une nouvelle donne ne sera pas nécessaire puisque l’étude
de l’archive biologique est fondamentalement inféodée à la règle.37
En définitive, on montre que le fossile comme archive, plus que
tout autre objet de la nature, prend, en fonction de la position
épistémologique occupée par le paléontologue, un positionnement
épistémologique particulière. L’archive peut être à ce moment
considérée comme un effet ou une condition initiale, nécessaire, voire
même suffisante dans le cas d’une approche déterministe.
Le paléontologue est un biologiste, parce qu’il lui suffirait de
monter dans une machine à remonter le temps pour devenir un
biologiste. Il y prendrait les mêmes méthodes analytiques, les mêmes
théories, les mêmes objets d’études. Mais cette machine à remonter le
temps n’existe pas, du moins sous cette forme-là. La seule machine à
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voyager dans le temps qui est disponible, c’est l’archive. L’archive est
au présent et délivre son passé. Mais cette machine lui impose de fait
d’autres règles épistémologiques. Quand bien même le paléontologue
aurait une vraie machine temporelle, une batterie analytique suffisante
et bon nombre de personnes à sa disposition, réussirait-il à
appréhender l’histoire de la vie dans sa globalité ? Il n’y parviendrait
pas plus que les biologistes contemporains.

37
La conception orthogénétique de l’évolution qui eu cours jusque dans les années
1950 en un exemple qui illustre bien cette ascendance de la règle sur l’archive.
212

Le paléontologue est un historien parce qu’il en a la possibilité par


l’archive, il est biologiste parce que les théories s’imposent, et par cela
il s’éloigne de l’épistémologie que lui impose l’archive.
On entend parfois que la biologie est également une science
historique.38 On peut le comprendre. Mais qu’est-ce qu’un événement
biologique historique ? Comme chez tous les historiens, c’est celui
que le biologiste-historien trouvera important pour son champ
d’investigation. A ce sujet, P. Veyne nous dit :
Il est impossible de décider qu’un fait est historique et qu’un autre
est une anecdote digne d’oubli, parce que tout fait entre dans une
série et n’a d’importance relative que dans sa série. Serait-ce la taille
des conséquences qui rendrait un fait plus important qu’un autre
[…]39.
Je me rallie à la pensée de P. Veyne40 quand il écrit que, pour
répondre à la question : de « qu’est ce qui est historique », il faut
éluder la question car tout est historique. L’histoire n’a pas pour
vocation de s’embarrasser de ces questions, ce qui compte c’est la
réalité réécrite. C’est pour cela que, si tout est histoire, l’histoire
n’existe pas. L’histoire n’est rien, elle est tout au plus avec
l’historicisme un concept philosophique ; en revanche l’histoire de la
vie, c’est quelque chose ; l’histoire de la Méditerranée pour ne citer
que Fernand Braudel, c’est quelque chose. L’histoire de quelque chose
est une réalité. L’histoire tout court ne représente rien de réel. Penser
l’histoire, c’est penser une construction, une épistémologie et non une
philosophie. Ainsi, « la biologie comme histoire » ou « la
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paléontologie comme histoire » n’ont pas de sens en soi. Seule une
épistémologie de l’histoire de l’une ou de l’autre a un sens. La
biologie et la paléontologie deviennent historiques non pas parce
qu’elles ont une quelconque relation avec la durée ou avec le passé,
mais parce que les éléments qui constituent la connaissance, au sein de
ces disciplines, ont une accointance épistémologique avec l’histoire.
La vraie question est donc : « Comment écrit-on l’histoire ? ». C’est-

38
Jean Gayon. « De la biologie comme science historique », 2005, Martin, Thierry.
Actualité de Cournot, Vrin, pp. 87-108 ou M. Morange, La vie, l’évolution et
l’histoire, Odile Jacob, 2011.
39
P. Veyne. Comment on écrit L’histoire. Paris, Seuil, 1971.Veyne, 1971, p. 37.
40
P. Veyne, op.cit., p. 28.
213

à-dire, dans notre réflexion : « Comment écrit-on l’histoire de la


vie ? ». Si la biologie se veut historique, alors elle aurait intérêt à se
doter d’une épistémologie du « Comment écrit-on l’histoire de la
vie ? » et interroger les éléments de cette épistémologie, telle l’archive
biologique. Qu’est-ce qu’une archive biologique pour le biologiste ?
Quand Jacques Monod nous dit que tous les organismes vivants sont
aussi des fossiles, parle-t-il en terme d’archive ? La mémoire contenue
et enregistrée dans le génome de telle ou telle espèce est-elle du même
registre que celle contenue dans le fossile paléontologique ?
M. Morange, dans l’un de ses derniers ouvrages 41 , a raison de
nous inviter à fureter dans les méthodes de l’Histoire pour mieux
comprendre à la fois la paléontologie et la biologie, qui ne diffèrent
somme toute que par leur épistémologie. Les ressources
philosophiques sont très importantes et déjà très richement débattues.
C’est un champ d’investigation gigantesque qui s’ouvre à la
philosophie et à l’histoire de la biologie et de la paléontologie. La
paléontologie est peut-être ce pôle historique qui manque à la
biologie. La théorie synthétique n’unit pas réellement la biologie et la
paléontologie, elle donne juste les moyens à la paléontologie
d’expliquer ses phénomènes et la possibilité d’échapper au problème
épineux de l’histoire réelle de la vie.
Quoi qu’il en soit, quand l’histoire se mêle à la matière, quand
l’histoire se mêle à la vie, ni une épistémologie de l’histoire ni une
épistémologie de la vie ou de la matière ne suffiront à appréhender
l’ensemble. C’est vers une épistémologie syncrétique de l’histoire de
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la matière ou de la vie qu’il faut se diriger : vers une épistémologie
historique de la nature.

Remerciements à Gilles Escarguel, maître de conférences au laboratoire


LGTPE de Lyon 1 pour ses explications précises en matière de paléontologie
évolutive.

41
M. Morange, La vie, l’évolution et l’histoire, Odile Jacob, 2011.

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