Bhesv 202 0197
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historien ou un biologiste ?
Alex Léna
Dans Bulletin d’histoire et d’épistémologie des sciences de la vie 2013/2
(Volume 20), pages 197 à 213
Éditions Éditions Kimé
ISSN 1279-7243
ISBN 9782841746408
DOI 10.3917/bhesv.202.0197
© Éditions Kimé | Téléchargé le 14/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 217.64.107.163)
Alex Léna*
*
S2HEP - Université Lyon 1.
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of the existing state of things […] ».1 C’est autour du premier point, la
description phénoménale, que j’orienterai mon propos.
Le biologiste et le paléontologue partagent une notion
fondamentale : celle du vivant. Ce concept commun est un fil solide
qui, depuis le XIXe siècle, tisse entre ces deux disciplines naturalistes
un réseau épistémologique complexe. La paléontologie,
traditionnellement associée à la géologie et particulièrement à la
sédimentologie, n’entretient pas avec elle des relations aussi
complexes. Paléontologie et sédimentologie partagent à la fois leurs
caractères historiques et leurs contributions mutuelles comme par
exemple la biostratigraphie. A l’inverse, entre la biologie et la
paléontologie, ce qui ne se croise pas c’est l’administration
épistémologique de l’historicité. D’un côté une science formellement
contemporaine, de l’autre une autre non moins formellement
historique. Toutes deux travaillent dans le même dessein, la
compréhension du vivant. C’est ici le problème majeur de l’économie
du phénomène qui est en jeu. Une commensurabilité des deux
épistémologies est-elle possible ?
Ainsi la biologie et la paléontologie ont en commun la quête
scientifique du vivant. A ce titre, elles pourraient toutes deux relever
d’un même champ épistémologique. Mais quand le biologiste côtoie la
vie de façon immédiate, le paléontologue doit concéder une médiateté
entre lui et le vivant, ou plutôt ce qui l’a été. Il est difficile, à la
lumière de cette différence fondamentale, d’envisager que leurs
épistémologies puissent fonctionner de concert. Ce médiateur est de
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1
William Whewell, History of the Inductive Sciences, London, John W. Parker, West
trand, vol.3, 1842, pp. 334-335.
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dernier à l’empreinte qu’il aura laissée. Si tant est que l’une ou l’autre
des disciplines disposait d’une et d’une seule définition de l’espèce, la
diagnose spécifique sera toujours plus aisée chez le biologiste que
chez le paléontologue. Le problème est avant tout un problème
pratique d’acquisition des données.
Ces deux disciplines du vivant occupent le même champ de
recherche mais s’opposent radicalement, à la fois par la nature de leur
données (l’une est hic et nunc et l’autre est alias7) et par l’accès même
à son objet, le vivant (qui est soit immédiat, soit médiat). Dans notre
cas, le paléontologue doit en quelque sorte « redonner vie » à son
archive et retrouver une forme d’immédiateté. De ces deux polarités
épistémologiques, historique ou biologique, laquelle contraint le plus
la paléontologie ? La question posée ici est une question
épistémologique. Quelle est la nature épistémologique des outils mis
en jeu lors de la fabrication du savoir paléontologique ? La
paléontologie relève-t-elle d’une région épistémologique de l’histoire
ou de la biologie ? L’ambition de cette étude ne sera évidemment pas
de répondre à cette question éminemment complexe, mais de tenter
une approche exploratoire de la relation épistémologique qu’entretient
la paléontologie avec certaines autres épistémologies.
On admet généralement que la paléontologie est constituée de
quatre grands champs d’investigation biologique : la morphologie
fonctionnelle (phénomènes relevant de l’organisme en lui-même),
l’autécologie (phénomènes relevant de l’écologie de l’organisme), la
synautécologie (phénomènes relevant de l’écologie d’un ensemble
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« À un autre moment, ailleurs. »
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cette occurrence est étonnante car elle est isolée et ne relève d’aucune
définition, elle apparaît comme ex nihilo :
Palaeontologie. La grande prépondérance que l’étude de la
géologie continue d’avoir parmi les sciences naturelles, et celle
qu’une sorte d’école en géologie accorde, l’emploi des corps
organisés fossiles pour la distinction des formations de sédiment, ont
déterminé un assez grand nombre de travaux dans cette branche
d’histoire naturelle. 14
On trouve peu après, sous la plume de M. Tissier, dans la section
d’histoire naturelle des comptes-rendus de la société royale
d’agriculture de Lyon de 1823, une occurrence du mot dans un
passage concernant la géologie de la croix-rousse15. C’est en 1825 que
De Blainville, dans son Manuel de malacologie et de
conchyliologie, utilise de nouveau le terme, mais cette fois il est
contextualisé et justifié 16 . Le Dictionnaire pittoresque d'histoire
naturelle et des phénomènes de la nature s’empare enfin, en 1838, de
ce terme et le développe en une longue définition17. C’est également à
ce moment-là que l’orthographe originale, palaeontologie, change
pour prendre la forme qu’on lui connaît aujourd’hui. Il faut attendre
1840 et la Paléontologie Française de d’Orbigny18 pour que s’installe
durablement le terme. Quatre ans plus tard, en 1844, Pictet,
19
F.J Pictet, Traité élémentaire de paléontologie, Genève, 1844, p. iv.
20
Notons que malgré cela, la première chaire de paléontologie du Muséum d’histoire
naturelle ne verra le jour qu’en 1853 avec Alcide Dessalines d’Orbigny.
21
Il faut noter que Pictet est fixiste et réfutera énergiquement la notion de
transformisme. Il est à la fois « cuviériste » par son côté fixiste et lyellien (avant que
celui-ci n’adhère aux thèses Darwiniennes) par son côté uniformitarien. Mais en
l’occurrence ce parti pris n’aura, il me semble, aucune influence sur la définition qu’il
donne de la paléontologie.
22
G.P. Deshayes. Description de coquilles caractéristiques des terrains. Levrault,
Paris, 1831. p. 5. Nous soulignons.
23
Pictet, op.cit., p. 19.
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Cette science, dont le nom indique l'étude des êtres anciens […]
s'occupe de l'histoire des fossiles et son but principal est de faire
connaître les formes et les rapports zoologiques des êtres qui ont
habité le globe aux diverses époques antérieures à la nôtre.24
C’est précisément autour du fossile que vient se construire la
paléontologie. Mais le fossile ne suffit pas à donner à la paléontologie
son droit de cité dans les sciences du XIXe siècle. En donnant aux
fossiles la même valeur qu’un organisme vivant pour la biologie, les
naturalistes n’octroient pas d’indépendance épistémologique à la
paléontologie. Elle reste une discipline de la zoologie, en témoignent
la chaire tardive de paléontologie du Muséum ou l’arrivée non moins
tardive des manuels. Alors, la paléontologie doit-elle se résigner à
n’être qu’une zoologie dont le matériel d’étude est pour le moins
problématique ?
C’est sans compter sur deux grandes révolutions ; l’une lente et
progressive, qu’ont permis de nombreux naturalistes et curieux de
sciences durant les siècles qui ont précédé, et l’autre, qui en découle,
plutôt rapide et nécessaire. La première est l’acceptation du temps
long, du temps profond, la seconde l’évidence des extinctions
d’espèces ; toutes les espèces ne vivent pas actuellement sur le globe,
certaines ont disparu. Les fossiles représentent des espèces qui ont
vécu jadis sans aucune comparaison avec celles qui vivent
actuellement. Ce point est crucial. Je n’insisterai pas sur ces deux
points qui ont été largement discutés. 25 Je souhaite juste mettre
l’accent sur les conséquences épistémologiques que cela suppose.
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24
Pictet, op.cit. p. 23.
25
A ce titre une lecture des ouvrages de G. Gohau, de F. Ellenberger ou de G. Laurent
donnera un panorama assez large de la question.
26
C’est le XXe siècle qui offrira à la biologie un accès aux durées avec la génétique et
notamment avec les horloges moléculaires.
205
27
Une question sous-jacente se pose ici : Les naturalistes du tournant XVIIIe-XIXe ont-il
à l’esprit une histoire de la vie ? En d’autres termes, la conscience d’une histoire de la
vie serait-elle sous-déterminée à une théorie de la vie ? Je soutiens que l’archive
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31
Il en existe d’autres comme la problématique de l’heuristique du phénomène et de
la singularité de l’archive. Ces objets épistémologiques ont été abordés lors d’un
travail universitaire et seront retravaillé dans l’objectif d’une future publication. A.
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34
N. Eldredge, S.-J. Gould. « Punctuated equilibria : an alternative to phyletic
gradualism. » in J.M. Schopf Thomas (ed.), Models in paleobiology, Freeman, Cooper
and company, 1972, pp. 82-115.
35
J. J. Sepkoski, R. K. Bambach, D. M. Raup, J. W. Valentine, (1981). « Phanerozoic
marine diversity and the fossil record. », Nature, 293(5832), 435-437.
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36
Gould, op. cit. p. 393.
211
37
La conception orthogénétique de l’évolution qui eu cours jusque dans les années
1950 en un exemple qui illustre bien cette ascendance de la règle sur l’archive.
212
38
Jean Gayon. « De la biologie comme science historique », 2005, Martin, Thierry.
Actualité de Cournot, Vrin, pp. 87-108 ou M. Morange, La vie, l’évolution et
l’histoire, Odile Jacob, 2011.
39
P. Veyne. Comment on écrit L’histoire. Paris, Seuil, 1971.Veyne, 1971, p. 37.
40
P. Veyne, op.cit., p. 28.
213
41
M. Morange, La vie, l’évolution et l’histoire, Odile Jacob, 2011.