Des Noms de Plantes Voyageurs

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Phytonymie

Des noms de plantes


voyageurs
Entre ethnologie, linguistique et botanique

Texte : Laurent Gall


Dessins : Christophe Hennequin

D
ans le fracas du temps, les peuples s’est depuis imposé comme nom commun
ont migré, ils ont fui parfois, se sont en français. Noms vernaculaires et noms
implantés, d’autres fois. Toujours ils scientifiques ont souvent le même référent
ont circulé, jamais ils n’ont cessé d’échanger, et s’influencent les uns les autres, au point
de communiquer et de commercer... Le qu’il est souvent difficile d’en déterminer
végétal, essentiel à la vie des sociétés sur le l’origine, savante ou populaire.
plan matériel, est également une nourriture
spirituelle ; il est enjeu de connaissance. Pour nous en convaincre, creusons quelques
Quiconque veut accéder à sa maîtrise doit strates et descendons jusqu’à l’époque de
avant tout savoir le nommer. Pline l’Ancien (23-79 après J.-C.).
Les noms des plantes nous invitent à un Pour l’auteur naturaliste latin, Umbilicus
voyage dans le temps et dans l’espace. Tels veneris désigne littéralement le nombril-
des couches de sédiments lexicaux, ils nous de-Vénus (le nom scientifique actuel est
Les mots pour le dire racontent l’histoire de l’humanité. Examiner Umbilicus rupestris « nombril des rochers »).
Phytonymie : n.f., étude des la dénomination des plantes revient à faire de Remontons à la surface de notre strati-
noms de plantes.
« l’archéologie de la phytonymie ». Chaque fication : à notre époque contemporaine,
mot a son histoire et appartient à une strate la même espèce est désignée de part
historique. Certains sont très anciens, et d’autre de la Manche, parmi une
d’autres sont apparus plus récemment. foule d’autres dénominations locales,
Faisons quelques étapes sur ces voyages, en en gallois par crampethen mowesi et en
compagnie des plantes et de leurs noms. breton par krampouezh mouezik, dont une
interprétation commune correspondrait à
« crêpe de la jeune femme ». Voluptueuse
Du passé au présent, et découverte linguistique pour l’archéologue
retour… des noms de plantes, qui se perd aussitôt
en conjectures sur l’analogie entre Vénus
Les digitales n’ont pas toujours été et la « jeune femme ». La plante y a-t-elle
appelées « digitales ». Leur nom procède été le support imaginaire d’une divinité
indirectement de la dénomination locale, apparentée à celle des mythes
vernaculaire allemande Fingerhut, « dé- gréco-romains ? Est-ce le savoir savant
à-coudre », dont la traduction latine est du Moyen Âge et de la Renaissance, dont
digitale. Le botaniste Fuchs (1501-1566), la langue véhiculaire est le latin et dont
d’origine allemande, fit le parallèle et le rayonnement s’est peu à peu imposé à
définit ainsi le genre végétal Digitalis qui l’Occident, qui aurait eu raison de nombre

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de dénominations vernaculaires ?
Ou, autre hypothèse, cette
motivation lexicale en relation
avec un substrat mythique
commun a-t-elle pu être présente
sur une large aire géographique
antérieure à la romanité ? D’autant
que le latin de Pline, langue fortement
imprégnée par le fond rural et paysan,
a assurément été inspiré par des noms
vernaculaires existant à son époque pour
désigner les plantes...

D’est en ouest...
Il ne fait pas de doute que certains noms
« nomades » voyagent mieux que d’autres.
Leur fondement sémantique se retrouve à
l’identique sur de larges aires géographiques yeux comme la fumée » selon Olivier de
et active d’étonnants consensus transcultu- Serres. De nombreuses autres suppositions
rels, par-delà les diversités lexicales et les ont été faites sur ce sujet mais n’épuisent
barrières linguistiques. pas l’interrogation que suscite une telle
La relation à la fumée dans les manières unanimité sur les plans perceptif et cognitif.
de nommer la fumeterre, Fumaria
officinalis, plante des haies et des murets D’intrigantes résurgences à des milliers Les mots pour le dire
à l’inflorescence discrète, traverse l’Europe de kilomètres de distance ne manquent Motivation (lexicale) : n.f.,
le terme désigne une
d’est en ouest. La même association lexicale pas d’attirer l’attention. Une même
explication sur l’origine
« fumée-terre » est reprise à l’identique dans dénomination vernaculaire, le « raisin des mots et la signification
les pays de langues latines (à l’exception de du diable », sert à qualifier le tamier, dont ils sont porteurs.
l’Espagne), ainsi que de langues celtiques, Tamus communis (maintenant Dioscorea
scandinaves, ou germaniques (à l’exception communis), en Serbie, au Pays basque et
des Pays-Bas et de la Lituanie). Elle est en Bretagne. De manière plus globale,
issue du latin médiéval fumus terrae, « parce les ressorts linguistiques pour nommer le
que le suc de cette plante ferait pleurer les tamier en Europe puisent à trois sources

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lexicales dont la récurrence est frappante : le des ancrages régionaux : dans le Sud de
feu et le diable ; les reptiles et les batraciens la France, la référence au raisin est plus
(vipère, couleuvre et crapaud) ; des végétaux manifeste que dans le Nord, où le registre
analogues au tamier (raisin, navet, courge) du navet l’emporte.
pour certains traits anatomiques. Les trois Nous voici face à des « rhizomes lexicaux »,
sources se recombinent à l’envi – « raisin dont les hybridations lexicales et les
de couleuvre », « navet de feu » ou « courge propagations souterraines sont capables de
du diable », etc. – tout en présentant refaire surface à distance ! Ils manifestent
souvent le phénomène de vicariance,
concept commun à la phytogéographie
et à la linguistique : une même espèce
végétale (ou un terme identique), dont les
stations sont éloignées géographiquement,
peut révéler une ancienne aire d’expansion
homogène, au cœur de laquelle se serait
insérée une autre flore (ou un autre groupe
lexical) qui est donc plus récente, éloignant
progressivement l’espèce aux marges de
l’aire primitive.
Comme le soulignent les linguistes Guylaine
Brun-Trigaud, Yves Le Berre et Jean Le
Dû, « on a ainsi la possibilité d’introduire
du temps dans l’espace, de dater les
phénomènes, non pas de manière absolue
[…] mais de façon relative ».

… et du sud au nord

En survolant la carte d’Europe des


dénominations de la noix, une franche
scission se fait jour entre le sud et le nord.
Les pays du sud reprennent la racine latine
nux (nuece en castillan, nous en catalan,
noce en Corse, noci en italien...).
Au nord, le terme de base « noix » est
agrémenté d’un déterminant précisant
l’origine géographique.
Le climat des pays les plus septentrionaux
n’est guère propice à la production de
noix et laisse supposer que la noix était un
produit importé (et elle l’est toujours...).
L’utilisation de brou de noix par les Vikings
pour teindre de la laine et des pièces textiles
en brun-rouge attesterait de l’importation
du fruit vers le nord de l’Europe au plus tard
au IXe siècle.
Les pays scandinaves et anglo-saxons
nomment le fruit valnøtt (Norvège), walnut
(Angleterre) ou walnuss (Allemagne) que
l’on peut traduire par « noix gauloise » selon
un étymon germanique (IVe siècle avant
J.-C.) qui désignait l’ensemble des popu-
lations romanes de la Gaule.

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De même, le nom de Wallonie remonte biologiques avec des récits mythiques et


étymologiquement à cette période. rituels (fleurissement en blanc de l’épine
Outre-Manche, l’anglais Wales « pays de blanche – aubépine – au mois de mai, « mois
Galles », est issu du vieil anglais Waelisc de Marie » ; fleurissement du millepertuis
signifiant « Celte », « Celte romanisé », et au moment de la Saint-Jean...), concordance
plus largement « étranger ». L’irlandais d’un trait morphologique avec une propriété
gall « étranger » permet de définir la noix thérapeutique (pensée analogique), signe
gallchro par « noix étrangère », tandis que le remarquable dans l’anatomie (tubercule aux
phonème breton, très proche, kraoù galleg, propriétés rubéfiantes et fruits rouges en
désigne la noix « noix française », à l’instar grappe du tamier), force de l’écrit dans la
des « rhizomes » gallois et écossais. Les fixation des termes, etc.
AOC (Appellations d’Origine Contrôlée) Il convient également de souligner les
n’ont finalement rien de nouveau. innovations techniques et les critères
En Europe de l’Est, en Estonie, en Lituanie économiques qui participent des ressorts
et en Biélorussie, on commerce en termes motivationnels.
de « noix grecque » : historiquement, ces
trois pays sont issus d’une évangélisation À l’opposé des noms « apatrides », il est
orthodoxe au Moyen Âge, soutenue par des plantes qui présentent une importante
l’écriture cyrillique, originaire d’Europe variabilité de dénominations, affublées de
méridionale et de Grèce notamment. Le nombreux sobriquets et patronymes, jusque
troisième pays balte, la Lettonie, ayant dans les variations dialectales très localisées.
davantage subi l’influence religieuse Il s’agit plus généralement d’herbacées et
catholique d’origine allemande, ne nomme d’arbrisseaux relativement anodins.
pas la noix « grecque » mais « gauloise » La fumeterre et le tamier se distingueraient
et se rattache ainsi au champ lexical de la plutôt comme des exceptions.
zone occidentale. Les voies du commerce et
les voies du Seigneur ne sont pas toujours L’étude des noms de végétaux, terrain
impénétrables : elles imprimeraient de leur où s’entrecroisent l’ethnobotanique et la
marque la circulation des sociétés et, dans linguistique, incite à suivre le cheminement
leur sillage, la circulation du savoir. des peuples et leur connivence avec
l’univers végétal. La prolixité du savoir
Diversité, quand tu nous populaire traduit des adaptations fines à la
parles... diversité écologique et s’inscrit de fait dans
les parlers locaux. On comprend l’intérêt de
Véritables passeurs de frontières (tant réaliser toute enquête ethnobotanique dans
administratives que linguistiques), les la langue locale des interlocuteurs. Ainsi,
noms de plantes qui jalonnent cet exposé le linguiste Nicholas Evans soutient que
s’illustrent par la similitude des motivations « nombre d’aspects de ce savoir traditionnel
linguistiques qui se sont imposées aux sont encore inconnus de la science
imaginaires vernaculaires sur de grandes occidentale, et l’on pourrait soutenir que la
aires géographiques et au cours du temps langue est la plus importante des ressources
long de l’histoire. culturelles ». n
Les végétaux à l’identité lexicale étendue
sont davantage les arbres et arbustes,
ainsi que les herbacées communes (orties, Dénominations sans frontières
ronces...) dont l’abondance et la morphologie À y regarder de plus près, ces dénominations de plantes étaient répandues,
spécifique facilitent un large consensus sur pour une grande part, bien avant l’imposition arbitraire des frontières et des
le plan de la dénomination. La permanence États modernes. Si le sujet interroge, il peut nous renvoyer à l’actualité, où des
populations tentent de migrer, malgré les frontières...
dans l’espace des termes motivés se nourrit
Qu’en aurait-il été hier de la circulation de ces mêmes végétaux et des savoirs
de bien des raisons culturelles : usages associés, dans des conditions de verrouillage des frontières et de suspicion
populaires de la plante (propriétés anti- systématique à l’égard de l’Étranger (humain, animal ou végétal), taxé d’invasif
rhumatismales unanimement reconnues avant d’avoir passé le moindre portique d’aéroport ?
du tamier), adéquation des caractères

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