Tourismophobe Ou Touristophobe C1
Tourismophobe Ou Touristophobe C1
Tourismophobe Ou Touristophobe C1
TOURISTOPHOBE ?
Bernard Duterme
Pour le professeur canadien, la première, la touristophobie, « qui se manifeste par des gestes de rejet,
voire des agressions » commis à l’endroit des touristes « doit être décriée avec force ». Elle serait
même inadmissible. « On ne peut accepter une telle forme d’obscurantisme qui chercherait à brimer
cette saine volonté de découvrir le vaste monde »2. Mon Dieu ! Le ton est donné : malveillance d’un
côté, bienveillance de l’autre.
Ces réflexions s’inscrivent dans le flot de réactions des professionnels du secteur, aux manifestations
locales de ras-le-bol face à ce que la presse a commencé à appeler ces dernières années l’« over-
tourisme » ou le « surtourisme ». Les plus en vue de ces mobilisations antitourisme, les plus
médiatisées à l’échelle européenne, se sont déroulées à Barcelone. Là où précisément les effets
négatifs de l’afflux touristique – saturation des espaces, « airbnbisation » du logement, pressions
inflationnistes, dégradations et nuisances diverses – sont désormais invoqués par une partie des
habitants, pour tenter de brider l’appât du gain des opérateurs et autres bénéficiaires directs de la
déferlante de vacanciers.
Pour autant, les travaux du CETRI et les analyses critiques en provenance des pays du Sud que nous
1
Cité par Eddy Fougier, « 4 nouveaux mouvements de contestation contre « le tourisme qui détruit le monde » », HuffPost, 10 février 2019.
2
Paul Arseneault, « Over-tourisme : tourismophobie et touristophobie, même combat ? », Cahier-Tendances – Les grandes tendances du
tourisme d’aujourd’hui et de demain, n°3, Welcome City Lab, 2018.
De Goa en Inde à Oaxaca au Mexique, de Bangkok en Thaïlande à l’archipel des Bijagos en Guinée
Bissau, du Brésil au Sri Lanka, des Caraïbes à Madagascar, de nombreuses voix dénoncent tant la
logique du développement du tourisme que ses impacts. La première est trop souvent dérégulée et
prédatrice. Les seconds, trop régulièrement mal répartis : les coûts (sociaux et environnementaux)
pour la majorité, les profits (économiques et financiers) pour une minorité, lorsqu’ils n’échappent pas
en grande partie aux pays visités.
Certes l’insatisfaction pèse trop peu politiquement pour ébranler l’ordre touristique mondial – l’illusion
du « développement par le tourisme » opère encore, des sommets de l’État aux vendeurs de souvenirs
–, mais démonstration est faite au quotidien que les revendications touristophobes ou tourismophobes,
plus que d’un accès d’« obscurantisme » ou d’un « sentiment – légitime ou non – de dépossession »
relevés par Paul Arseneault, procèdent de situations de domination vécues et d’abus sociaux
caractérisés. Dans ses formes actuelles, outre qu’il divise l’humanité entre 7% de migrants de
plaisance et 93% d’assignés à résidence, le tourisme international tend à creuser les écarts, à
concentrer les bénéfices et à disséminer les préjudices économiques, écologiques, culturels, voire
sexuels.
Le touristologue de l’UQAM, encore lui, raisonne de la même façon… ou presque. « Une bonne
politique publique repose sur le précepte suivant, écrit-il dans le dossier déjà cité3. Ses bénéfices
doivent être concentrés auprès d’un groupe qui en bénéficiera et les reconnaîtra, et les coûts doivent
être diffus, à savoir portés par une majorité qui n’en aura peu ou pas conscience ». Or, en matière de
tourisme, reconnaît-il, « les habitants héritent parfois des coûts concentrés (ce qu’il appelle « les
irritants du quotidien ») et ne reçoivent que de manière diffuse les avantages perçus par leur collectivité
(revenus, emplois) ».
La solution réside dès lors dans la régulation du secteur. Sur ce point, Paul Arseneault et le CETRI
pourraient se rejoindre. Les problèmes et les soucis « peuvent aisément être résolus par une
planification et une réglementation à l’échelle municipale », écrit le premier. « Aisément », vraiment ?
Bien sûr, puisque « les exemples de réussite en cette matière sont nombreux partout sur le globe, et
constituent la règle, davantage que l’exception », prétend l’expert canadien. Ce sur quoi par contre le
CETRI diverge à nouveau, tant les cas analysés dans ce dernier ouvrage notamment – La domination
touristique (Paris, Syllepse, 2018)4 –, se veulent représentatifs du caractère ni équitable ni durable de
l’industrie touristique dans son ensemble.
La touristophobie en revanche – « l’aversion envers les touristes » et non plus « envers l’industrie
touristique » –, n’en déplaise aux « chasseurs de tendances émergentes », c’est bien davantage dans
3
Ibid.
4 https://www.cetri.be/La-domination-touristique
Pierre Daninos déjà, dans Vacances à tous prix (Paris, Le Livre de Poche, 1973), ironisait sur l’aversion
des touristes pour leurs pairs. Aversion inhérente à ce qu’on appelait alors « la démocratisation du
tourisme », qui, même lacunaire, créait cet effet de saturation des endroits convoités et des périodes
propices. À tel point que, de tout temps, pour une part non négligeable des touristes, terrorisés à l’idée
d’être confondus avec… leurs semblables, la condition du succès d’une destination, c’est précisément
de ne pas en avoir ! Paradoxe de taille, mais explicatif des flux touristiques, distinctifs ou mimétiques.
Laissons dès lors les réflexes antitouristes (touristophobes) aux touristes eux-mêmes et constatons
avec l’écrivain et sociologue Rodolphe Christin5 par exemple, que l’antitourisme (ou la tourismophobie)
est, quant à lui, davantage le fait de contestataires locaux (populations concernées, mouvements
sociaux) et internationaux (ONG, intellectuels critiques) qui dénoncent la logique accaparante du
phénomène touristique, les disparités qu’elle révèle et les écarts qu’elle creuse. Dont acte.
5
Rodolphe Christin, L’usure du monde. Critique de la déraison touristique, Paris, L’Échappée, 2014 ; Rodolphe Christin, Manuel de l’antitourisme,
Montréal, Écosociété, 2017.