Ecoute Le Chant
Ecoute Le Chant
Ecoute Le Chant
ÉCOUTE LE CHANT
DU VENT
SUIVI DE
FLIPPER, 1973
Traduit du japonais
par Hélène Morita
ÉCOUTE LE CHANT
DU VENT
« Écrits sur une table
de cuisine »
Préface à mes deux premiers
romans courts
J’ai écrit Flipper, 1973 l’année suivante, comme une suite d’Écoute
le chant du vent. Nous avions encore notre bar alors et j’écrivais
toujours sur la table de la cuisine, tard dans la nuit, jusqu’au petit
matin. C’est la raison pour laquelle je nomme ces deux romans
« Écrits sur la table de la cuisine ». Avec beaucoup d’amour et une
certaine gêne. Peu après avoir terminé l’écriture de Flipper, 1973, j’ai
pris la décision de vendre le bar, de devenir un écrivain à temps plein.
J’ai commencé à rédiger La Course au mouton sauvage, qui marque
pour moi le véritable début de ma carrière de romancier.
Pourtant, je persiste à trouver importants mes romans de cuisine.
Pour rien au monde je ne voudrais les changer. Un peu comme de très
vieux amis. Peut-être que je ne les rencontrerai plus, que je ne leur
parlerai plus, mais il est certain que jamais je ne les oublierai. Ils sont
précieux pour moi, irremplaçables. Ils m’encouragent, me réchauffent
le cœur.
Je me souviens encore très distinctement de la sensation de ce
quelque chose d’aérien qui m’était tombé dans les mains, il y a plus
de trente ans, un après-midi de printemps, au stade Jingu. Et je me
souviens de cet autre après-midi printanier, un an plus tard, où j’ai
recueilli, près de l’école de Sendagaya, un pigeon blessé. Je me
souviens de sa chaleur dans mes mains. Et quand je réfléchis à ce que
signifie « écrire un roman », ce sont ces sensations qui me reviennent
toujours en mémoire. Ces souvenirs-là m’inclinent à croire qu’il y a
quelque chose en moi, me laissent rêver à la possibilité de le faire
grandir. Que ces sensations subsistent encore en moi aujourd’hui,
c’est merveilleux.
Haruki Murakami
Juin 2014
1
JE M’ÉVEILLAI AVANT 6 HEURES DU MATIN, sans doute parce que j’avais soif.
Quand j’ouvre les yeux dans une maison qui n’est pas la mienne, j’ai
toujours le sentiment d’avoir été placé dans le corps d’un autre avec,
fourrée à l’intérieur, l’âme d’un autre. Je finis par reprendre mes
esprits et me tirai hors du lit étroit, m’approchai d’un petit évier près
de la porte. Là, comme un cheval assoiffé, je bus abondamment, puis
retournai me coucher. Depuis la fenêtre ouverte, j’apercevais une
minuscule frange d’océan. De toutes petites vagues, à peine formées,
reflétaient l’éclat du soleil et, si je forçais le regard, je pouvais voir je
ne sais combien de cargos, à moitié rouillés, qui semblaient flotter en
proie à un spleen pesant ; la journée promettait d’être chaude. Les
maisons du voisinage étaient calmes, tout le monde dormait encore.
Tout ce que l’on entendait parfois, c’était le crissement des trains sur
leurs rails et aussi la mélodie à peine perceptible d’une émission de
radio consacrée à la gymnastique matinale.
Je restai dévêtu, appuyé à la tête du lit, et, après avoir fumé une
cigarette, je contemplai la femme qui dormait à côté de moi. Par la
fenêtre orientée plein sud, la lumière du soleil éclairait directement
tout son corps. Elle dormait profondément, le drap repoussé
jusqu’aux pieds. Son souffle était parfois agité et ses jolis seins se
soulevaient puis retombaient. Sa peau brunie par le soleil avait
cependant perdu de son hâle avec le temps et les parties protégées
par son maillot de bain paraissaient bizarrement blanches, comme si
sa chair avait commencé à se putréfier.
Pendant dix bonnes minutes après avoir terminé ma cigarette, je
tentai de me souvenir du nom de cette femme. En vain. Je ne me
souvenais d’ailleurs même pas si je l’avais jamais su. J’abandonnai,
bâillai et recommençai à contempler son corps. Elle avait sans doute
un peu moins de vingt ans. Ou peut-être était-elle particulièrement
mince. En écartant bien les doigts d’une main, je la mesurai de la tête
aux pieds. En tout, il me fallut huit longueurs de main plus quelques
centimètres. Ce qui donnait environ un mètre cinquante-huit.
Sous son sein droit, il y avait une tache de la grosseur d’une pièce
de dix yens environ, qui évoquait de la sauce renversée. Sur son bas-
ventre, les poils légers de sa toison jaillissaient joyeusement comme
les herbes aquatiques d’un ruisseau après une crue. Enfin, elle n’avait
que quatre doigts à la main gauche.
9
IL LUI FALLUT BIEN TROIS HEURESavant d’ouvrir les yeux, puis cinq bonnes
minutes encore avant que le monde lui redevienne à peu près
intelligible. Pendant ce temps, je restai les bras croisés, observant
sans ciller les épais nuages aux formes changeantes qui filaient vers
l’est, au-dessus de la ligne d’horizon de l’océan.
Quelques instants plus tard, quand je me retournai, elle s’était
enveloppée dans son drap jusqu’au cou et, tout en luttant avec les
relents de whisky qui lui vrillaient l’estomac, elle me regardait d’un
air complètement inexpressif.
« T’es qui, toi ?
— Tu ne t’en souviens pas ? »
Elle secoua la tête une seule fois. J’allumai une cigarette, lui en
proposai une mais elle ignora mon offre.
« Explique.
— À partir d’où ?
— Du commencement. »
Où se situait donc le commencement ? Je n’en avais certes pas la
moindre idée. En outre, j’ignorais complètement comment lui
raconter l’histoire de façon à ce qu’elle puisse être convaincue. Ça
pourrait marcher comme ça pourrait ne pas marcher. J’y réfléchis
quelques secondes puis me lançai.
« Il faisait chaud mais c’était une journée agréable. J’ai nagé tout
l’après-midi à la piscine, je suis rentré chez moi et, après une petite
sieste, j’ai dîné. Il devait être un peu plus de 20 heures. Ensuite, j’ai
pris la voiture et je suis sorti pour une petite promenade. Je me suis
garé sur la route près de la plage et j’ai regardé l’océan tout en
écoutant la radio. C’est ce que je fais toujours.
» Environ une demi-heure plus tard, j’ai soudain eu l’envie de voir
quelqu’un. Quand je regarde longtemps la mer, j’ai envie de voir des
gens, et quand je vois longtemps des gens, j’ai envie de voir la mer. Je
suis un mec bizarre, non ? Alors, je suis allé au J’s Bar. Je voulais
boire quelques bières et là-bas, je pensais retrouver mon ami. Mais
non, il n’y était pas. Alors j’ai bu tout seul. En une heure, je me suis
enfilé trois bières. »
Je m’interrompis pour faire tomber la cendre de ma cigarette dans
le cendrier.
« Au fait, tu n’aurais pas lu La Chatte sur un toit brûlant ? »
Elle ne me répondit pas, se contentant de fixer le plafond. Ainsi
enveloppée dans son drap, on aurait dit une sirène échouée sur la
plage. Je ne me souciai pas de son silence et poursuivis.
« En fait, je pense à cette pièce chaque fois que je bois seul. Ça
provoque immédiatement un déclic dans ma tête, ça me détend, en
somme. Mais ça ne marche pas toujours si bien, en réalité. Cette fois,
il n’y a pas eu de déclic. Quand j’en ai eu assez d’attendre, j’ai essayé
de téléphoner à l’appartement de mon ami. Je voulais lui proposer de
venir boire avec moi. Sauf que voilà, au téléphone, c’est une femme
qui m’a répondu… Ça m’a fait tout drôle. Parce que, mon copain, ce
n’est pas ce genre-là. Même s’il a fait venir cinquante filles chez lui et
qu’il est bourré comme un coing, c’est toujours lui qui répond au
téléphone. Tu vois ?
» J’ai fait semblant d’avoir composé un faux numéro, je me suis
excusé et j’ai raccroché. Après cela, j’étais plutôt furax. Même si je ne
sais pas très bien pourquoi. Là-dessus, j’ai bu une nouvelle bière. Mais
je ne me suis pas senti mieux. J’ai pensé bien sûr que c’était idiot.
Bon, enfin, je suis comme ça. Après avoir fini ma bière, j’ai appelé J.
pour qu’il m’apporte l’addition. Je voulais rentrer chez moi pour
écouter les scores des matchs de base-ball aux infos et ensuite me
coucher. J. m’a dit d’aller me laver la figure. Il est persuadé que
même si on s’est enfilé une caisse de bière, du moment qu’on se passe
de l’eau sur la figure, on peut conduire. Je me suis dit, okay, allons-y,
et je me suis dirigé vers les toilettes. À vrai dire, je n’avais pas
l’intention de me laver le visage. Juste de faire comme si. Dans ce
café, il y a toujours de l’eau qui stagne dans le lavabo des toilettes. Je
n’aime pas trop entrer là-dedans. Mais ce soir-là, pour une fois, il n’y
avait pas d’eau stagnante. En revanche, il y avait toi, couchée par
terre. »
Elle soupira et ferma les yeux.
« Et puis ?
— Je t’ai mise debout et je t’ai fait sortir des toilettes. J’ai
demandé si quelqu’un dans le bar te connaissait. Non, personne.
Après, avec J., nous avons soigné ta blessure.
— Ma blessure ?
— Tu t’étais cogné le visage en tombant. Mais ce n’était pas très
grave. »
Elle hocha la tête, sortit une main de sous le drap et pressa
doucement la plaie sur son front.
« Ensuite, j’ai discuté avec J. Qu’est-ce qui serait le mieux ?
Finalement, on a décidé que je te ramènerais chez toi en voiture. J’ai
complètement vidé ton sac à main, et j’ai trouvé ton portefeuille, des
clefs et une carte qui t’avait été adressée. Avec l’argent de ton
portefeuille, j’ai payé ta note et je t’ai conduite à l’adresse indiquée
sur la carte. J’ai ouvert la porte avec la clef et je t’ai allongée sur ton
lit. Voilà, c’est tout. J’ai mis le reçu du bar dans ton sac. »
Elle prit une grande respiration.
« Pourquoi es-tu resté ici ?
—…
— Pourquoi est-ce que tu n’as pas disparu immédiatement après
m’avoir raccompagnée chez moi ?
— J’ai un copain qui est mort d’intoxication alcoolique aiguë.
Après avoir ingurgité une grosse quantité de whisky, il m’a dit au
revoir, on s’est séparés, il est rentré tout guilleret chez lui, il s’est lavé
les dents, il a enfilé son pyjama et il s’est couché. Le lendemain
matin, il était froid, tout ce qu’il y a de plus mort. Il a eu un bel
enterrement.
— Et c’est pour cette raison que tu m’as veillée toute la nuit ?
— En fait, vers 4 heures du matin, j’avais l’intention de rentrer
chez moi. Mais je me suis endormi. Ce matin, quand je me suis
réveillé, je me suis dit, allons-y. Mais j’y ai renoncé, c’est tout.
— Pourquoi ?
— Eh bien, j’ai pensé qu’au minimum, je te devais une explication.
— Oh ! Tu es un vrai gentil, toi. »
Elle avait prononcé ces paroles sur un ton fielleux. Je rentrai les
épaules et laissai tomber. Puis j’observai les nuages.
« Est-ce que… j’ai parlé ?
— Un peu.
— Qu’est-ce que j’ai dit ?
— Oh, des trucs. Mais j’ai oublié. Ce n’était pas important. »
Elle ferma les yeux et un grognement monta du fond de sa gorge.
« Et la carte ?
— Je l’ai remise dans ton sac.
— Tu l’as lue ?
— Bien sûr que non.
— Pourquoi ?
— Je n’avais aucune raison de le faire. »
C’est ce que je lui répondis, avec une certaine mauvaise humeur.
Son ton m’irritait. Dans le même temps, elle éveillait en moi quelque
chose de familier. Qui me rappelait de vieux souvenirs. Si nous nous
étions rencontrés dans des circonstances plus ordinaires, nous aurions
peut-être pu passer de bons moments ensemble. C’était mon
impression. Mais rencontre-t-on jamais une fille dans des
circonstances ordinaires ? Je n’en suis pas sûr.
« Il est quelle heure ? » me demanda-t-elle.
Je me levai, légèrement soulagé et, après avoir jeté un coup d’œil
au réveil électronique posé sur la table, je lui rapportai un verre
d’eau.
« 9 heures. »
Elle hocha faiblement la tête puis se redressa et, appuyée contre le
mur, elle avala le verre d’eau d’un trait.
« J’avais vraiment picolé tant que ça ?
— Ah oui. Moi, j’en serais mort.
— J’en suis pas loin. »
Elle prit un paquet de cigarettes sur la table de chevet, en alluma
une, soupira en même temps qu’elle rejetait la première bouffée puis,
d’un geste brusque, lança l’allumette en direction du port, par la
fenêtre ouverte.
« Donne-moi quelque chose à me mettre sur le dos.
— Quoi ? »
La cigarette aux lèvres, elle ferma de nouveau les yeux.
« N’importe quoi. Fais-le, et s’il te plaît, pas de questions. »
J’ouvris une grande armoire placée en face du lit et, un peu
embarrassé, choisis une robe bleue sans manches. Je la lui tendis.
Sans prendre la peine de mettre des sous-vêtements, elle enfila la
robe par le haut, remonta la fermeture Éclair et soupira encore une
fois.
« Il faut que j’y aille.
— Où ça ?
— Au travail. »
Après m’avoir jeté ces mots à la figure, elle se leva en titubant. Je
restai assis sur le bord du lit et la regardai, indifférent, tandis qu’elle
se lavait le visage et se brossait les cheveux.
La chambre était bien rangée mais il y avait pourtant comme une
atmosphère de résignation qui pesait lourdement sur mon esprit.
C’était une pièce de six tatamis et, avec les meubles bon marché
dont elle était remplie, il restait tout juste la place pour qu’une
personne puisse s’allonger. C’était dans cet espace qu’elle se peignait.
« Qu’est-ce que tu fais comme travail ?
— Je t’en pose, des questions ? »
En effet.
Le temps de fumer une cigarette, je restai silencieux. Elle, dans
mon dos, face au miroir, pressait du bout des doigts les cernes noirs
qui s’étaient creusés sous ses yeux.
« Il est quelle heure ? répéta-t-elle.
— Dix minutes de plus.
— Je n’ai plus le temps. Grouille-toi de t’habiller toi aussi et rentre
chez toi, dit-elle en se vaporisant du déodorant sous les bras. Tu as
bien un chez-toi, j’imagine ?
— Évidemment », fis-je.
J’enfilai un tee-shirt et, toujours assis sur le lit, je regardai le
paysage par la fenêtre ouverte.
« Où est-ce que tu vas ?
— Près du port. Pourquoi ?
— Je t’accompagne en voiture. Comme ça, tu ne seras pas en
retard. »
La brosse à cheveux serrée dans la main, elle me regarda
fixement, comme si elle allait se mettre à pleurer. Cela la détendrait
sûrement. Mais elle ne pleura pas.
« Souviens-toi d’une chose : c’est sûr, j’ai trop bu, je me suis
saoulée. Par conséquent, s’il s’est passé quelque chose de moche, c’est
uniquement ma faute. »
En parlant, elle frappait le manche de la brosse sur sa paume,
avec des mouvements quasi professionnels. J’attendis la suite en
silence.
« T’es d’accord ?
— Oui.
— Pourtant, un type qui profite de ce qu’une fille est dans les
vapes pour coucher avec, ça, c’est dégueulasse.
— Mais je n’ai rien fait, je te l’ai dit. »
Elle se tut quelques instants comme pour contenir son émotion.
« Alors, pourquoi j’étais à poil ?
— C’est toi qui t’es déshabillée.
— Laisse-moi rire. »
Elle jeta la brosse sur le lit et se mit à enfourner dans son sac son
portefeuille, du rouge à lèvres, des cachets contre le mal de tête et
autres babioles.
« Tu as la preuve que tu n’as vraiment rien fait ?
— Vérifie par toi-même.
— Comment ? »
Elle semblait sérieusement en colère à présent.
« Je te le jure !
— Je ne te crois pas.
— Tu as ma parole, c’est tout », répliquai-je. Après quoi, je me
sentis mal.
Elle parut alors renoncer à toute discussion supplémentaire et me
poussa dehors. Puis elle sortit et verrouilla la porte.
ON
HÉ… BONJOUR LES AMIS ! Tout le monde va bien ? Moi j’ai une pêche
d’enfer, et je voudrais vous en filer au moins la moitié ! Voici à
présent, sur radio NEB, l’heure de notre célèbre émission, « Pop à la
demande » ! Aujourd’hui samedi, jusqu’à ce soir 21 heures, nous
allons passer ensemble deux heures merveilleuses, avec les plus cool
des derniers succès, et vous allez en avoir plein les oreilles ! Il y aura
tout ce que vous voulez, des vieux tubes, des chansons qui vous
rappellent des souvenirs, des qui vous mettent en joie, des qui font
qu’on se lève pour danser, des qui vous cassent les pieds, des qui
donnent envie de vomir… Oui, tout est possible, dépêchez-vous, à
vos téléphones ! Vous connaissez tous le numéro, bien sûr ? Alors,
allez-y, et ne vous trompez pas ! Sinon, c’est vous qui payez pour rien,
vous dérangez quelqu’un, vous le savez, n’est-ce pas, il suffit de se
tromper d’un chiffre… En tout cas, tout à l’heure, de 18 à 19 heures,
nos dix plate-formes se sont affolées, ça n’arrêtait pas de sonner…
Dites, on peut faire écouter à nos auditeurs le bruit que ça faisait ?
Alors… c’était pas génial ? Si, si ! À vos téléphones, donc, à vous en
briser les doigts ! La semaine dernière, vous avez été si nombreux à
nous appeler que le standard a sauté mais, cette semaine, ça ne se
reproduira pas. On a installé hier un câble spécial. Un truc gros
comme une patte d’éléphant. Une patte d’éléphant, je dis bien, donc
bien plus énorme qu’une patte de girafe… alors, ne vous en faites
pas, téléphonez comme des fous ! Et même si toute notre équipe en
perd la tête, vous, vous ne risquez pas de faire sauter les plombs.
C’est pas génial ? Si, si, génial. Aujourd’hui, il faisait vraiment trop
chaud pour tout… sauf pour le rock ! D’accord ? C’est bien pour ça
que cette musique existe. Comme les jolies filles. OK ! À présent,
notre première chanson… on fait le silence ! C’est une vraie belle
musique, qui va nous faire oublier la chaleur. Voici « Rainy Night in
Georgia » de Brook Benton.
OFF
… pfff… cette chaleur… franchement…
… dites, on peut augmenter la clim ?… c’est l’enfer… hé, ça
suffit… je dégouline.
… oui, comme ça…
… oh là là, je crève de soif, est-ce que quelqu’un pourrait
m’apporter un Coca glacé ?… Ah, très bien. Mais non, ça va pas me
donner envie de pisser ! Ma vessie est un modèle super-solide… oui,
ma vessie !…
… Merci, Mi-chan, ah, ça fait du bien, c’est frais…
… hé ! Il n’y a pas de décapsuleur !
… imbécile ! Je vais tout de même pas l’ouvrir avec les dents !…
Ah, c’est la fin du disque. J’ai plus le temps, arrêtez la rigolade… hé,
un décapsuleur !
… merde !…
ON
Splendide, ah, quelle musique ! C’était « Rainy Night in Georgia »
de Brook Benton. Vous ne vous sentez pas un peu rafraîchis ? Au fait,
aujourd’hui, jusqu’où est monté le thermomètre, à votre avis ? Trente-
sept degrés ? Oui, trente-sept. Même pour l’été, c’est trop chaud. On
se croirait dans un four. Trente-sept degrés… ça veut dire qu’on se
sentira mieux dans les bras d’une fille que seul… C’est pas incroyable,
ça ? Bon, assez bavardé maintenant. Revenons à la musique ! À
présent, nous allons écouter « Who’ll Stop The Rain », de Creedence
Clearwater Revival. C’est parti, chérie !
OFF
… allez, allez, encore un peu… ça y est ! Je l’ai ouverte avec un
coin du micro…
… oh !… que c’est bon !…
… mais non, ça baigne ! Je vais pas attraper le hoquet ! T’es un
angoissé, toi aussi…
… hé ! Qu’est-ce que ça devient, le match de base-ball ? Il est pas
retransmis ailleurs ?…
« California Girls »
Well East coast girls are hip
I really dig those styles they wear
And the Southern girls with the way they talk
They knock me out when I’m down there
LE TÉLÉPHONE SONNA.
À moitié endormi sur ma chaise longue, je contemplais d’un œil
vague le livre ouvert sur mes genoux. Une brusque averse avait à
peine mouillé les feuilles des arbres du jardin avant de s’interrompre.
Après la pluie, le vent du sud s’était mis à souffler, apportant les
odeurs de la mer, faisant osciller le feuillage des plantes en pots
alignées dans la véranda et frémir les rideaux.
« Allô », dit une femme. Sa voix et son intonation faisaient penser
à un verre délicat posé en équilibre instable sur une table. « Tu te
souviens de moi ? »
Je fis mine de réfléchir un instant.
« Ça marche, la vente de disques ?
— Pas des masses… Sans doute à cause d’une sorte de récession.
Personne n’écoute de disques.
— Ah. »
Elle tapotait nerveusement le récepteur avec son ongle.
« Je me suis donné du mal pour trouver ton numéro.
— Ah bon ?
— J’ai interrogé les gens du J’s Bar. Le patron a demandé à un de
tes amis. Un type très grand, plutôt bizarre. Il lisait du Molière.
— Oui, je vois. »
Silence.
« Ils avaient l’air triste. Tu ne t’es pas montré là-bas depuis une
semaine, alors ils disaient que tu étais peut-être malade.
— Je ne savais pas que j’étais si populaire.
— … T’es fâché contre moi ?
— Pourquoi ?
— À cause de tous ces trucs horribles que je t’ai dits. Je voulais
m’excuser.
— Mais non, tu ne dois pas t’en faire pour moi. Si vraiment tu
t’inquiètes, va donc plutôt dans un jardin donner des graines aux
pigeons. »
Elle soupira et j’entendis à travers le combiné qu’elle allumait une
cigarette. En arrière-fond, passait « Nashville Skyline » de Bob Dylan.
Elle devait téléphoner depuis le magasin.
« Ce n’est pas que je m’inquiète vraiment de tes sentiments. Je
sens simplement que je n’aurais pas dû te parler comme ça, dit-elle
en parlant très vite.
— Tu es dure avec toi-même.
— Oui, je pense toujours à celle que je voudrais être. »
Elle resta silencieuse un moment.
« On pourrait se voir ce soir.
— Oui, bien sûr.
— 20 heures au J’s Bar, c’est d’accord ?
— D’accord.
— … Tu sais, j’ai eu plein d’ennuis…
— Ça va, j’ai compris.
— Merci. »
Elle raccrocha.
19
C’EST UNE LONGUE HISTOIRE, mais voilà, c’est ce qui m’arriva l’année de
mes vingt et un ans.
J’étais encore très jeune, toutefois pas aussi jeune qu’auparavant.
Et si cette situation m’avait déplu, je n’aurais eu d’autre choix que de
me jeter du haut de l’Empire State Building un dimanche matin.
LE TÉLÉPHONE SONNA.
J’avais le visage tout rouge, brûlé par ma séance à la piscine et
j’étais justement en train de me rafraîchir avec une lotion à la
calamine. Je laissai passer dix sonneries, puis, de guerre lasse, j’ôtai
les bandes de coton que j’avais soigneusement disposées en damier
sur mon visage, me levai de mon fauteuil et décrochai.
« Bonjour ! C’est moi.
— Ouais, salut, dis-je.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Rien de particulier. » J’essuyai mon visage douloureux avec la
serviette enroulée autour de mon cou.
« C’était chouette, hier. Cela faisait longtemps que je ne m’étais
pas sentie aussi bien.
— Tant mieux.
— Euh… tu aimes le ragoût de bœuf ?
— Ouais.
— J’en ai préparé mais il me faudrait une semaine pour le finir
toute seule. Tu veux pas venir en manger ?
— Pourquoi pas.
— Ok. Alors, dans une heure. Si tu es en retard, je balance tout à
la poubelle. D’accord ?
— Eh bien…
— Je déteste attendre, c’est comme ça. »
Puis elle raccrocha sans que j’aie eu le temps de répondre.
Je retournai m’allonger sur le canapé et contemplai vaguement le
plafond tout en écoutant le Top 40 à la radio pendant une dizaine de
minutes, puis je pris une douche et me rasai soigneusement à l’eau
chaude. Après quoi, j’enfilai un bermuda et une chemise tout juste
revenue du pressing. C’était une soirée agréable. Je roulai le long du
rivage en regardant le soleil couchant et avant de prendre la
nationale, j’achetai deux bouteilles de vin bien frappé et une
cartouche de cigarettes.
LA TROISIÈME FILLEavec qui j’ai couché disait de mon pénis qu’il était
ma « raison d’être 1 ».
CETTE NUIT-LÀ,le Rat ne but pas une goutte de bière. Ce n’était pas bon
signe. En revanche, il s’enfila coup sur coup cinq Jim Beam on the
rocks.
Dans un coin sombre du bar, nous tuâmes le temps en jouant au
flipper. Une antiquité tout juste bonne à tromper l’ennui en échange
de pas mal de monnaie. Mais le Rat, lui, prenait la chose très au
sérieux. C’est pourquoi il est presque miraculeux que j’aie réussi à
gagner deux parties sur les six que nous disputâmes.
« Hé, qu’est-ce qui se passe ?
— Rien », répondit le Rat.
Elle n’avait jamais été ce que l’on appelle une jolie femme. Mais ce
ne serait sans doute pas juste de dire d’elle qu’elle « n’était pas jolie ».
Je pense qu’il serait plus exact de dire qu’« elle n’avait pas le type de
beauté qui lui aurait convenu ».
Je n’ai qu’une seule photo d’elle. Avec, au dos, une date : août
1963. L’année où le président Kennedy a été tué d’une balle dans la
tête. Elle est assise sur une digue, au bord de la mer, dans une station
touristique quelconque, souriant d’un air un peu gêné. Elle a les
cheveux coupés court, dans le style Jean Seberg (j’avoue que cette
coiffure m’évoque Auschwitz), elle porte une robe en vichy rouge.
Elle a l’air plutôt gauche. Mais elle était belle ainsi. C’est une beauté
qui peut atteindre les régions les plus délicates du cœur de ceux qui
la regardent.
Ses lèvres sont légèrement serrées, son nez est un peu relevé,
comme l’antenne d’un insecte tout mignon, sa frange, qu’elle a
coupée elle-même sans doute, retombe sans façon sur son front large,
ses joues sont bien pleines et l’on peut y voir d’infimes traces d’acné.
À quatorze ans, ce fut l’instant de sa vie – qui dura vingt et un
ans – où elle fut le plus jolie. Et tout cela disparut si soudainement.
Voilà tout ce que je suis capable de penser. Pour quelle raison et dans
quel but une chose pareille peut-elle advenir ? Je n’en sais vraiment
rien. Personne n’en sait rien.
CELA FAISAIT UNE BONNE SEMAINE que l’humeur du Rat s’était terriblement
assombrie. Peut-être à cause de l’automne qui arrivait, ou peut-être à
cause de la fameuse fille. Là-dessus, le Rat ne m’avait rien dit de plus.
Je profitai de ce qu’il n’était pas là pour alpaguer J. et tenter de
lui tirer les vers du nez.
« Qu’est-ce qui se passe avec le Rat, à ton avis ?
— J’en sais pas plus que toi, mon vieux. La fin de l’été, peut-
être. »
À l’approche de l’automne, le moral de mon copain en prenait
toujours un coup. Il restait assis au comptoir, regardant vaguement
un livre, tuant dans l’œuf mes tentatives de conversation. Le soir,
quand une brise fraîche se mettait à souffler et que l’on ressentait
vraiment l’odeur de l’automne, le Rat arrêtait la bière et s’enfilait des
bourbons coup sur coup, balançant toute sa monnaie dans le juke-box
à côté du comptoir et donnant des coups furieux dans le flipper
jusqu’au tilt de fin de partie – J. en était malade.
« Il a peut-être l’impression d’être abandonné. Ça peut se
comprendre, me dit J.
— Ah bon ?
— Tout le monde fiche le camp. Les uns retournent à l’école, les
autres au travail. Et toi aussi, hein ?
— Eh oui.
— Alors, tu dois comprendre. »
J’approuvai d’un signe de tête. « Et la fille ?
— Avec le temps, il oubliera. Sûrement.
— Il s’est passé quelque chose de moche ?
— Va savoir… »
Il marmonna entre ses dents et se remit au travail. Sans chercher
à lui extorquer davantage d’informations, je fis glisser des pièces dans
le juke-box et sélectionnai quelques morceaux, avant de m’en
retourner à ma bière.
Dix minutes plus tard, J. se retrouva devant moi.
« Le Rat ne t’a rien dit ?
— Non.
— Bizarre.
— Ah ? »
J. se plongea dans ses réflexions tout en essuyant un verre pour le
faire briller.
« J’aurais pourtant cru qu’il voulait te demander conseil.
— Pourquoi ne l’a-t-il pas fait alors ?
— C’est trop dur. Il a dû penser que t’allais te foutre de lui.
— Je ne me fous jamais de lui.
— On dirait. Tu as toujours été comme ça. T’es un garçon
formidable mais, comment je pourrais dire ? Tu as quelque chose d’un
peu désabusé… Attention, je te critique pas.
— Je comprends, ne t’en fais pas.
— Simplement, tu vois, j’ai vingt ans de plus que toi, et, crois-moi,
j’en ai vu des vertes et des pas mûres. Alors, eh bien…
— Tu me donnes un conseil de vieux sage !
— Voilà. »
Je rigolai et bus quelques gorgées de bière.
« Je vais essayer de parler au Rat.
— Ce serait bien. »
J. éteignit sa cigarette et retourna à son travail. Je me rendis aux
toilettes et, tout en me lavant les mains, je contemplai mon reflet
dans la glace. Puis, pour oublier, je revins au comptoir boire une bière
de plus.
30
LE TÉLÉPHONE SONNA.
« Je suis revenue, dit-elle.
— J’aimerais bien qu’on se voie.
— Tu es libre maintenant ?
— Bien sûr.
— Retrouve-moi à 17 heures devant le YWCA.
— Qu’est-ce que tu fais là-bas ?
— De la conversation française.
— De la conversation française ?
— OUI 1. »
Après avoir raccroché, je pris une douche et bus une bière. Quand
j’eus terminé, une averse se mit à tomber – en vérité, une trombe.
Quand j’arrivai devant le YWCA, la pluie s’était presque
complètement arrêtée mais les filles qui sortaient du bâtiment se
montraient méfiantes, levant la tête vers le ciel, ouvrant ou refermant
leur parapluie. Je me garai en face du YWCA, coupai le moteur et
allumai une cigarette.
Sombres et luisants de pluie, les piliers de porte faisaient penser à
deux pierres tombales dressées sur un terrain sauvage. Tout à côté du
YWCA sale et lugubre se trouvait une construction neuve, mais c’était
un bâtiment de piètre qualité, destiné à des locations, sur le toit
duquel était planté un immense panneau publicitaire montrant un
réfrigérateur. Une femme avec son petit tablier, la trentaine environ,
l’allure anémique, se penchait en avant en maintenant ouverte la
porte du frigo, ce qui me permettait de voir l’intérieur.
Dans le freezer, des glaçons et un litre de glace à la vanille, un
paquet de crevettes surgelées. Sur la deuxième tablette, des œufs, du
beurre, du camembert, du jambon. Sur une autre, du poisson, des
cuisses de poulet. Dans le compartiment en plastique du bas, des
tomates, des concombres, des asperges, une laitue, des
pamplemousses ; dans la porte, trois grandes bouteilles de Coca et
trois de bière, sans compter un pack de lait.
Pendant que j’attendais, appuyé sur le volant, j’essayai d’imaginer
dans quel ordre je dégusterais le contenu de ce frigo, mais non, de
toute façon, un litre de glace, c’était trop, et l’absence de sauce pour
les légumes, rédhibitoire.
NOUS ENTRÂMES DANS UN PETIT RESTAURANT près du port et, après un repas
tout simple, nous commandâmes un bloody mary et un bourbon.
« Tu veux savoir la vérité ? » me demanda-t-elle.
À quoi je rétorquai :
« L’an dernier, j’ai disséqué une vache.
— Ah ?
— Quand je lui ai ouvert le ventre, j’ai vu que son estomac ne
contenait qu’une poignée d’herbes. J’ai mis ces herbes dans un sac en
plastique, je suis rentré à la maison et j’ai placé ce sachet sur mon
bureau. Et chaque fois que quelque chose me déplaît, je regarde cette
petite masse végétale et je me demande : pour quelle raison les
vaches mangent-elles ces herbes misérables, en les ruminant encore
et encore, comme s’il s’agissait d’une chose rare et précieuse ? »
Elle eut un petit rire puis, les lèvres serrées, me fixa un moment.
« J’ai compris. Je ne dirai plus rien. »
J’approuvai d’un signe de tête.
« J’avais quelque chose à te demander. Tu veux bien ?
— Oui, bien sûr.
— Pourquoi les hommes meurent-ils ?
— C’est l’évolution. Il faut que les générations se renouvellent car
les individus ne peuvent résister seuls à l’énergie de l’évolution. Enfin,
bien entendu, ce n’est qu’une théorie.
— Et l’évolution se poursuit aujourd’hui aussi ?
— Oui, à tout petits pas.
— Pourquoi y a-t-il évolution ?
— Il existe des opinions différentes sur le sujet. Mais ce qu’il y a
de certain, c’est que l’univers lui-même évolue. Mettons de côté la
question de savoir si intervient là-dedans une sorte de direction
définie ou d’intentionnalité… En tout cas, il est clair que l’univers
évolue et qu’en fin de compte, nous n’en sommes qu’une toute petite
part, rien de plus. »
Je repoussai mon verre de whisky et allumai une cigarette.
« Personne ne sait d’où provient cette énergie.
— Vraiment ?
— Vraiment. »
Du bout d’un doigt, elle fit tourner les glaçons dans son verre, les
yeux rivés sur la nappe blanche.
« Tu vois, cent ans après ma mort, plus personne ne se souviendra
de mon existence.
— C’est possible », dis-je.
« Maman… »
… murmura-t-elle, comme en rêve. Elle dormait.
37
BONJOUR ! VOUS ALLEZ BIEN ? Ici radio NEB, « Pop à la demande », pour
une nouvelle émission du samedi soir. Vous allez pouvoir écouter
plein de musique géniale, pendant deux longues heures ! Mais
comme vous le savez, l’été touche à sa fin. Et alors, pour vous, il a été
bon ?
Aujourd’hui, avant de vous faire entendre un disque, j’aimerais
vous parler d’une lettre que j’ai reçue. Je vais vous la lire. La voici :
« Bonjour,
» J’écoute votre émission avec grand plaisir chaque semaine. On
dirait que le temps passe vite, car cela fera trois ans cet automne que
je me trouve dans cet hôpital. Oui, le temps file plus vite qu’on ne
l’imagine. Bien entendu, ici, pour moi qui regarde le paysage
seulement par la fenêtre de ma chambre d’hôpital climatisée, le
passage des saisons n’a pas beaucoup de sens. Pourtant, quand une
saison s’en va et qu’une nouvelle arrive, j’ai le cœur qui bondit.
» J’ai dix-sept ans, et cela fait trois ans que je n’ai pas pu lire de
livre, pas pu regarder la télé, pas pu me promener… en effet, je suis
incapable de me lever du lit, et j’en suis même au point de ne pas
pouvoir me tourner durant mon sommeil. Cette lettre, c’est ma sœur
qui l’écrit à ma place. Ma sœur a cessé d’aller à l’université pour
s’occuper de moi. Il va sans dire que je lui suis infiniment
reconnaissante. Ce que j’ai appris durant ces trois années passées à
l’hôpital, c’est qu’il y a justement toujours quelque chose à apprendre,
même des expériences les plus misérables, et c’est grâce à cela que
j’ai conservé la volonté de vivre.
» Ma maladie est due, semble-t-il, à un problème de nerfs
endommagés dans ma moelle épinière. C’est une maladie
affreusement démoralisante mais il existe une petite chance de la
traiter. Enfin, on parle de trois pour cent de chances… Mon médecin
(quelqu’un de formidable) m’a donné des exemples de malades qui
s’en sont sortis. Pour illustrer son propos, il m’a proposé une
comparaison. Disons que c’est comme si un lanceur débutant avait
plus de chances de faire un no-run no-hit face à l’équipe des Giants,
mais moins de réaliser un shutout, c’est-à-dire de remporter une
victoire écrasante.
Parfois, quand je pense que je ne serai jamais guérie, j’ai très peur.
Peur au point d’avoir envie de hurler. Quand je me dis que je vais
passer toute ma vie, là, sur ce lit, comme une pierre, à regarder le
plafond, sans pouvoir lire de livres, sans pouvoir marcher dans le
vent, sans être aimée de quelqu’un, et qu’après des dizaines et des
dizaines d’années, je vieillirai ainsi et puis que je mourrai, seule,
toute seule, je n’en peux plus, je me sens terriblement triste. Il
m’arrive de me réveiller à 3 heures du matin, et j’ai l’impression
d’entendre se dissoudre les os de ma colonne vertébrale. Et c’est sans
doute ce qui se passe réellement.
» J’arrête à présent avec ces histoires horribles. Et comme ma
sœur m’incite à le faire, sans cesse, cent fois par jour, je vais
m’efforcer de ne penser qu’à des choses positives. Je vais essayer de
bien dormir la nuit. Parce que les pensées les plus sombres
m’apparaissent en général au milieu de la nuit.
» De la fenêtre de l’hôpital, je vois le port. Chaque matin, je me
lève et je marche jusqu’au port, je respire à fond les odeurs de
l’océan… en imagination. Si je pouvais le faire, une fois, une seule, je
crois que je serais capable de comprendre l’état du monde. C’est
l’impression que j’ai. Et si je pouvais avoir cette compréhension,
même minime, j’accepterais alors de passer le reste de ma vie dans ce
lit.
» Au revoir. »
Je n’ai pas revu la fille qui n’avait que quatre doigts à la main
gauche. Quand je suis revenu chez moi en hiver, elle ne travaillait
plus dans le magasin de disques et son appartement était vide. Ainsi,
elle avait disparu sans laisser de traces, parmi la foule des humains,
dans le flot du temps.
Quand je rentre dans ma petite ville en été, je marche de nouveau
sur les chemins que nous avons arpentés ensemble, je m’assois seul
sur les marches du hangar et je contemple l’océan. Lorsque je crois
que j’ai envie de pleurer, mes larmes ne coulent pas. C’est ainsi.
Ce sentiment de malaise…
… je l’éprouve de temps à autre. L’impression d’avoir été constitué
avec les pièces de deux puzzles mélangés. Dans ces moments-là, je
bois un whisky et je file au lit. Le lendemain matin, la situation est
encore pire. Et ça se répète.
S’il y a une entrée, il faut qu’il y ait une sortie. C’est ainsi que la
plupart des choses sont faites. Les boîtes aux lettres, les aspirateurs,
les zoos, les bouteilles de sauce. Bien entendu, il en existe aussi qui
en sont dépourvues. Les pièges à souris par exemple.
La voie ferrée longe les collines, comme si elle avait été tracée en
ligne droite, très nette, à la règle. Loin devant, on peut voir des bois,
qui ressemblent à de petits tas de chiffons de papier d’un vert éteint.
Les rails étincellent sous le soleil et semblent disparaître là-bas dans
le vert, comme s’ils fusionnaient. Je pourrais m’éloigner encore et
encore, ce serait éternellement le même paysage. Cette pensée me
déprime. Je préférerais un métro.
Je finis ma cigarette puis m’étirai un peu et regardai le ciel. Cela
faisait bien longtemps que je n’avais plus regardé le ciel. Ou, plus
exactement, bien longtemps que je n’avais pas tenté de regarder
quelque chose longuement.
Il n’y avait pas de nuages dans le ciel, mais il était entièrement
recouvert d’une sorte de voile opaque caractéristique du printemps.
Le bleu tentait pourtant de toutes ses forces d’apparaître. La lumière
du soleil, silencieuse, se diffusait en s’éparpillant comme une
poussière fine puis, subrepticement, s’amoncelait sur le sol.
La brise tiède faisait trembler la lumière. L’air circulait lentement,
à la manière des oiseaux qui se regroupent et cherchent à se frayer
un chemin entre des arbres. Suivant la douce pente herbeuse le long
des rails, le vent léger les dépassait et, enfin, traversait les bois sans
faire osciller la moindre feuille. Le cri d’un coucou déchirait la
lumière suave, puis s’évanouissait au-delà de la chaîne de montagnes.
On pouvait voir une succession de collines ondoyantes, tels des chats
géants endormis, blottis dans l’ensoleillement du temps.
J’aime les puits. Chaque fois que j’en vois un, je ne peux
m’empêcher d’y jeter une pierre. Il n’y a rien qui apaise davantage le
cœur que le bruit d’un caillou frappant l’eau d’un puits profond.
Si la famille de Naoko déménagea dans cette région en 1961, ce
fut entièrement du fait de son père. Il avait été un ami intime du
vieux peintre décédé, et, par ailleurs, il aimait l’endroit.
Lui qui était un spécialiste renommé de littérature française, et
alors que Naoko fréquentait encore l’école primaire, il démissionna
brusquement de son poste à l’université. Il coula ensuite des jours
tranquilles, se consacrant à la traduction de vieux textes mystérieux.
Des grimoires traitant d’anges déchus, de prêtres débauchés,
d’exorcistes, de vampires et ce genre de choses. Je ne connais pas
l’histoire en détail. Il m’est arrivé une seule fois de voir une photo de
cet homme dans une revue. D’après Naoko, il avait dû mener une vie
libre et intéressante dans sa jeunesse, et l’atmosphère de la photo
restituait un peu de son allure particulière. Il pose en casquette de
chasseur et lunettes noires et regarde fixement un point situé à
environ un mètre au-dessus de l’appareil. Sans doute quelque chose
lui était-il apparu.
Il semble bien que Trotski ait réussi à s’échapper d’un de ces lieux
de relégation à la faveur de la nuit, en volant un traîneau tiré par des
rennes. Les quatre bêtes galopèrent éperdument sur les immenses
étendues argentées de toundra gelée. Leur haleine se transformait en
brouillard blanc dans l’air froid, leurs sabots faisaient jaillir la neige
vierge. Quand ils arrivèrent deux jours plus tard à la gare, les rennes,
épuisés, s’écroulèrent à terre et ne se relevèrent pas. Trotski les prit
dans ses bras et, tout en pleurant, il fit un serment : « Je jure
d’apporter coûte que coûte Justice et Idéal dans ce pays. » Et ensuite,
la Révolution. Aujourd’hui encore, on peut voir sur la place Rouge la
statue en bronze de ces quatre rennes. L’un est tourné vers l’est, un
autre vers le nord, un troisième vers l’ouest et le dernier vers le sud.
Même Staline ne put se résoudre à faire détruire ces statues. Les
touristes qui visitent Moscou feraient bien d’aller sur la place Rouge
le samedi matin, très tôt, car c’est le moment où les collégiens aux
joues rouges, soufflant dans l’air froid leur haleine blanche, procèdent
au nettoyage de ces rennes, armés de balais et de serpillières. C’est
sans nul doute un spectacle rafraîchissant à contempler.
Ceci est l’histoire que je raconte tout autant que celle d’un homme
que nous appellerons le Rat. Cet automne, lui et moi, nous vivons
dans des villes distantes de sept cents kilomètres.
Septembre 1973 : début de ce roman. L’entrée. J’espère qu’il y
aura une sortie. S’il n’y en avait pas, écrire n’aurait aucun sens.
À propos de la naissance du flipper
Tout d’abord, il nous faut connaître le nom d’un certain Raymond
Moloney. Il a existé quelqu’un portant ce nom. Puis cet homme est
mort. Personne ne sait rien sur sa vie. Ou aussi peu que sur celle d’un
gyrin au fond d’un puits.
Néanmoins, il s’agit d’un fait historique parfaitement établi :
Raymond Moloney est le premier à avoir construit de ses mains le
prototype d’un flipper en 1934, à l’avoir sorti des nuages dorés de la
technologie pour le précipiter dans un monde souillé. 1934, qui fut
également l’année où, au-delà de cette immense masse marine que
l’on appelle l’Atlantique, à Weimar, Adolf Hitler mettait les mains sur
le premier barreau de l’échelle.
Bon, la vie de Raymond Moloney n’a pas les couleurs mythiques
qui illuminent celle des frères Wright ou de Graham Bell. Pas
d’anecdotes de jeunesse à vous réchauffer le cœur, pas de dramatique
Eurêka. Tout au plus, une maigre mention de son nom sur la première
page d’un ouvrage spécialisé rédigé à l’intention d’une petite poignée
de lecteurs curieux. Le contenu de cette note est le suivant : « En
1934, Raymond Moloney a inventé le premier flipper. » Il n’y a même
pas de photo. Et, bien entendu, ni portrait de l’homme, ni statue de
bronze.
Voici ce que vous vous dites peut-être : si Raymond Moloney
n’avait pas existé, l’histoire des flippers aurait été complètement
différente de ce qu’elle est aujourd’hui. Ou peut-être même n’y aurait-
il jamais eu de flippers. Par conséquent, sous-estimer l’importance de
Moloney, n’est-ce pas de notre part une forme d’ingratitude ?
Pourtant, si nous avions eu l’occasion de voir de nos yeux le prototype
du flipper Ballyhoo construit par Moloney, ces interrogations
n’auraient à coup sûr pas lieu d’être. Car, dans cette machine, il n’y
avait pas le moindre élément qui aurait pu exciter notre imagination.
Il existe certaines similitudes entre le développement des flippers
et l’ascension de Hitler. Dans les deux cas, leur apparition avait
quelque chose de louche. On crut d’abord que leur naissance ne
produirait que de simples bulles sur l’écume du temps. Et c’est en
raison de la vitesse de leur évolution plus que pour leur existence
elle-même qu’ils acquirent leur aura mythique. Cette évolution
s’appuyait sur trois facteurs : la technologie, les capitaux, et, enfin,
les instincts primitifs des hommes. À cette première machine toute
simple, semblable à une grossière figurine en argile dont les formes
pouvaient être aisément transformées, furent ajoutées, à une vitesse
invraisemblable, toutes sortes de fonctionnalités. Quelqu’un dit : « De
la lumière ! » Un autre s’écria : « De l’électricité ! » Un troisième :
« Des leviers ! » C’est ainsi que des lumières éclairèrent le plateau, de
l’électricité catapulta les billes grâce à une force magnétique, à quoi
on ajouta deux leviers, des « flippers » pour renvoyer lesdites billes
brusquement en arrière.
Le score qui mesurait l’habileté des joueurs fut converti en
numérotation décimale, tandis que les lampes tilt s’allumaient en
réaction aux manipulations brutales ou au balancement excessif de la
machine. Puis ce fut l’avènement du concept métaphysique des
« séquences », qui amena à des variations comme le bonus light,
l’extra ball, et le replay. À ce stade, les flippers étaient vraiment
porteurs d’une sorte de magie.
1. Termes de base-ball.
2. En français phonétique dans le texte.
1
Pourquoi est-ce chez moi que vous vous êtes installées ? Jusqu’à
quand avez-vous l’intention de rester ? Et avant tout, qui êtes-vous
donc ? Quel âge avez-vous ? Où et quand êtes-vous nées ?… Je ne
leur posais aucune de ces questions. Quant à elles, elles restaient
muettes.
Tous les trois, nous passions notre temps à boire du café, à nous
promener le soir sur le terrain de golf, à la recherche des balles
perdues, à plaisanter ensemble dans le lit. Le clou de nos journées,
c’était la lecture des journaux. Je passais une bonne heure chaque
jour à leur expliquer les nouvelles. Elles étaient incroyablement
ignorantes. Elles ne savaient pas distinguer la Birmanie de l’Australie.
Il me fallut trois jours entiers pour leur apprendre que le Vietnam
était divisé en deux parties qui se faisaient la guerre. Et quatre jours
supplémentaires pour leur exposer les raisons pour lesquelles Nixon
bombardait Hanoi.
« Toi, tu es pour qui ? me demanda 208.
— Pour qui ?
— Oui, eh bien, pour le Sud ou pour le Nord ? fit 209.
— Ah… je ne sais pas trop, c’est difficile à dire.
— Pourquoi ? questionna 208.
— Parce que je ne vis pas au Vietnam. »
Elles n’étaient pas convaincues par mon explication. Moi non plus,
du reste.
« Ils se battent parce qu’ils ne pensent pas la même chose ? insista
208.
— Oui, on peut le dire comme ça.
— Ce sont donc des manières de penser opposées, n’est-ce pas ?
dit 208.
— Oui. Mais tu sais, il existe plus d’un million de façons de penser
opposées dans le monde. Non, sans doute encore plus.
— Alors, en somme, personne ou presque n’a d’amitié pour
personne ?
— Sans doute pas, dis-je. Personne ou presque n’a d’amitié pour
quiconque. »
Tel était mon style de vie dans les années 1970. Je vérifiais les
prédictions de Dostoïevski.
2
Elle vécut dans cet appartement environ six mois. Depuis le début
de l’automne jusqu’à la fin de l’hiver. Je répondais au téléphone
commun, montais l’escalier, frappais à sa porte et criais :
« Téléphone ! » Un petit silence puis : « Merci », disait-elle en
réponse. Je ne lui ai jamais rien entendu dire d’autre. De mon côté, je
ne lui ai jamais dit autre chose que : « Téléphone ! »
Pour moi aussi, c’était une saison de solitude. De retour chez moi,
chaque fois que je me déshabillais, j’avais l’impression que tous mes
os allaient jaillir à travers ma peau. C’était comme si, à l’intérieur de
moi, une force inconnue, énigmatique, me poussait dans une
mauvaise direction pour m’entraîner dans un autre monde.
Le téléphone sonnait et moi, je songeais : quelqu’un a quelque
chose à dire à quelqu’un d’autre. Je ne recevais pratiquement jamais
d’appels. Il n’y avait personne qui aurait eu quelque chose à me dire,
et en tout cas personne que j’aurais eu envie d’entendre.
Chacun s’était mis à vivre selon son propre système. Si l’un était
trop différent du mien, cela m’irritait. S’il était trop proche, cela me
déprimait. Et c’était tout.
CELA FAISAIT BIEN LONGTEMPS que le J’s Bar n’avait pas connu un tel afflux
de clients. Même s’il s’agissait pour la plupart de têtes inconnues, un
client reste un client, et, forcément, l’humeur de J. était au beau fixe.
Avec les crissements du pic à glace brisant les blocs de glace, les
tintements des glaçons dans les verres, les rires, les Jackson Five dans
le juke-box, les volutes de fumée blanche qui flottaient au plafond
comme des bulles de manga, cette nuit-là faisait penser à un retour
du plein été.
Pour le Rat, cependant, c’était autre chose. Assis seul à un bout du
comptoir, il lut et relut sans trêve la même page de son livre jusqu’à
se résigner à le fermer. S’il l’avait pu, ce qu’il aurait simplement
voulu, au fond, c’était finir sa bière, rentrer chez lui et se coucher. Si
seulement il avait été capable de dormir…
Depuis une semaine environ, la chance l’avait complètement
abandonné. Il était épuisé par le manque de sommeil, la bière, les
cigarettes, et même la météo. Après avoir délavé les versants des
collines, l’eau de pluie s’écoulait dans la rivière puis donnait à la mer
de vilaines taches de gris et de brun. C’était un spectacle déprimant.
Le Rat avait l’impression d’avoir la tête bourrée de vieux journaux.
Son sommeil était léger, et toujours très bref. Comme dans la salle
d’attente surchauffée d’un dentiste. Chaque fois que quelqu’un ouvre
la porte, on se réveille. On regarde la pendule.
Pendant une demi-semaine, le Rat avait bu du whisky, seul, car il
avait décidé de geler ses pensées pendant un certain temps. Il
explorait chaque fissure de sa conscience, l’une après l’autre, comme
un ours blanc qui vérifie si la glace est suffisamment épaisse pour être
traversée. Quand il avait le sentiment de pouvoir surmonter le reste
de la semaine, il s’endormait. À son réveil, cependant, rien n’avait
changé. Il avait simplement mal à la tête.
Le Rat considéra d’un œil vague les six bouteilles de bière vides
alignées devant lui, entre lesquelles il voyait J., de dos. C’est peut-
être le bon moment pour prendre ma retraite, pensa-t-il. J’avais dix-
huit ans lorsque j’ai bu ma première bière ici. Combien de milliers
d’autres depuis, combien de milliers de frites, combien de milliers de
disques dans le juke-box. Et tout a été emporté, comme par les
vagues qui avaient déferlé, et qui se retiraient à présent. Ai-je déjà bu
assez de bières ? Bien sûr, quand on arrive à trente ou à quarante ans,
on en a forcément bu sa part. Oui mais, se disait-il, celles que je bois
ici, c’est différent.
… Vingt-cinq ans, ce n’est pas un mauvais âge pour se retirer.
C’est l’âge où les gens sensés ont terminé l’université et travaillent
comme employés dans une banque.
Le Rat ajouta une bouteille vide à la rangée existante et avala
d’un trait la moitié de son verre plein à ras bord. Par réflexe, il
s’essuya la bouche du revers de la main, et la frotta ensuite sur le
fond de son pantalon.
Bon, réfléchis encore, se dit-il. Ne fuis pas, réfléchis. Vingt-cinq
ans… c’est l’âge où l’on doit réfléchir un peu. Tu as l’âge de deux
garçons de douze ans, et même un peu plus, et pourtant, est-ce que
tu les vaux ? Non, mon pauvre vieux, tu n’es même pas l’égal d’un
seul. Même pas non plus l’égal d’une fourmilière qui colonise un
bocal vide de pickles… Allez, arrête avec ces métaphores débiles.
Elles ne te sont d’aucune utilité. Mais où est-ce que tu t’es trompé ?
Essaie d’y penser. Rappelle-toi.
… Impossible.
Abandonnant toute velléité de penser plus avant, le Rat termina
sa bière. Puis il leva la main pour en commander une nouvelle.
« Tu bois trop aujourd’hui », lui dit J. Malgré tout, il déposa
devant lui une huitième bouteille.
Le Rat avait la tête un peu douloureuse. Son corps vacillait
comme sous l’effet d’une houle. Derrière les yeux, il éprouvait une
sensation de pesanteur. Va vomir, lui dit une voix intérieure. Quand tu
te seras vidé, tu pourras tranquillement te remettre à penser. Allez,
lève-toi et va aux toilettes… Non, impossible. Je n’arriverai jamais à
la première base 1.
Le Rat parvint néanmoins à se propulser jusqu’aux toilettes, il
ouvrit la porte – une jeune fille en train de se maquiller devant le
miroir sortit précipitamment –, et il se pencha face à la cuvette.
Voyons, depuis combien d’années n’ai-je pas vomi ? J’ai même
oublié comment on s’y prend… Il faut bien enlever son pantalon,
non ?… Bon, les plaisanteries idiotes, ça suffit. Tais-toi et vomis.
Dégobille tout, à fond, jusqu’à ce qu’il ne reste que de la bile.
Une fois qu’il eut évacué tout le contenu de son estomac, le Rat
s’assit sur la cuvette et fuma une cigarette. Il se lava ensuite le visage
et les mains au savon, remit de l’ordre dans ses cheveux avec ses
mains humides. En se regardant dans le miroir, il constata qu’il avait
une expression certes un peu trop sombre, mais que son nez et ses
pommettes n’étaient pas mal du tout. C’était le genre de visage que
pourrait aimer, peut-être, une enseignante de collège.
Il sortit des toilettes, alla trouver la jeune fille qu’il avait
interrompue dans son maquillage et s’excusa poliment. Puis il
retourna au comptoir, but la moitié de sa bière et la fit passer avec
une grande quantité d’eau glacée que lui avait apportée J. Il secoua la
tête à deux ou trois reprises et, alors qu’il allumait une cigarette, le
fonctionnement de son cerveau retrouva son rythme normal.
Eh bien, murmura le Rat pour lui-même, la nuit va être longue à
présent. C’est parti pour la réflexion.
1. Terme de base-ball.
15
LA PLUIE N’AVAIT CESSÉ DE TOMBER depuis des jours et des jours mais le
vendredi soir, soudain, le temps s’éclaircit. Depuis la fenêtre de son
appartement, la ville en contrebas offrait un spectacle affligeant,
comme un corps dégoulinant de la tête aux pieds, tout gonflé et
dilaté. Le soleil couchant qui traversait les nuages à l’oblique les
colorait étrangement et leur reflet peignait la chambre de cette même
nuance mystérieuse.
Le Rat enfila un coupe-vent par-dessus son tee-shirt et se dirigea
vers la ville. De paisibles flaques d’eau parsemaient l’asphalte çà et là.
Des taches noires et humides à perte de vue. La ville tout entière
exhalait les odeurs caractéristiques d’un soir après la pluie. Les
rangées de pins le long de la rivière étaient trempées jusqu’à l’os et de
minuscules gouttelettes perlaient l’extrémité retombante de leurs
aiguilles vertes. Des ruisselets brunâtres s’écoulaient vers la rivière
avant de glisser en direction de la mer sur les fonds bétonnés.
Le soleil se coucha très vite et de chaudes ténèbres commencèrent
à recouvrir toute chose. Et puis, en un instant, l’humidité se changea
en brouillard.
Un coude appuyé sur la fenêtre de sa voiture, le Rat fit lentement
le tour de la ville. Des traînées de brouillard blanc suivaient la route
des collines, vers l’ouest. Finalement, il descendit la voie qui longeait
la rivière, en direction de la côte. Garant la voiture à côté de la jetée,
il inclina son siège en arrière et fuma une cigarette. La plage de sable,
les blocs de béton le long du rivage, les haies d’arbres brise-vent, tout
était noir et dégoulinant de pluie. À travers les stores de
l’appartement de la femme, cependant, se déversait une belle lumière
jaune. Il regarda sa montre. 19 h 15. L’heure où l’on a fini de dîner et
où chacun reste bien au chaud chez soi.
Le Rat noua les mains derrière sa nuque, ferma les yeux et tenta
de se remémorer l’appartement de la femme. Son souvenir n’était pas
très clair car il ne lui avait rendu visite que deux fois. Passé la porte
d’entrée, on accédait à une pièce de six tatamis, à la fois cuisine et
salle de séjour… Une nappe orange, des plantes en pots, quatre
chaises, du jus d’orange sur la table, un journal, une théière en
inox… Tout était soigneusement rangé, propre… Plus loin, deux
petites pièces avaient été réunies en une seule. Sur un bureau long et
étroit surmonté d’une plaque en verre… Trois chopes à bière en
céramique remplies de toutes sortes de crayons, de règles et de stylos
techniques. Un plateau sur lequel étaient posés des gommes, un
presse-papier, des effaceurs d’encre, de vieux tickets de caisse, du
ruban adhésif, des agrafes de toutes les couleurs… Et puis un taille-
crayon, des timbres.
À côté du bureau, une table à dessin qui avait beaucoup vécu,
avec une lampe d’architecte. La couleur de l’abat-jour… vert. Et
contre le mur opposé, le lit. Un petit lit en bois brut de style
scandinave. Deux personnes pouvaient y coucher mais il grinçait
alors comme un canot à rames de jardin public.
La nuit avançant, le brouillard se fit plus dense. Des masses
obscures d’un blanc laiteux couraient le long du rivage en lentes
glissades. De temps à autre les lumières jaunes de phares
antibrouillards arrivaient puis dépassaient lentement le Rat. De fines
gouttelettes s’immisçaient par la fenêtre, humectant tout à l’intérieur
de la voiture. Les sièges, le pare-brise, son coupe-vent, les cigarettes
dans sa poche, tout. Les cargos qui mouillaient au large actionnèrent
leur corne de brume, semblable au meuglement aigu de veaux
égarés. Chacune de ces cornes sonnait sur un ton particulier, haut ou
bas, et perçait les ténèbres avant de s’élancer vers les collines.
Et sur le mur de gauche… Le Rat continuait à rassembler ses
souvenirs. Une étagère et un petit ensemble stéréo, et puis des
disques. Et aussi une armoire. Deux reproductions de Ben Shahn.
Aucun livre très remarquable sur les étagères. Pour la plupart, des
ouvrages d’architecture. Des livres de voyage aussi, des guides, des
récits de voyageurs, des cartes, quelques romans, des best-sellers, une
biographie de Mozart, des partitions, des dictionnaires… Quelques
mots de dédicace à l’intérieur de la couverture d’un dictionnaire de
français. Les disques, c’étaient surtout Bach, Haydn, Mozart. Et
d’autres aussi, souvenirs de ses années de jeunesse… Pat Boone,
Bobby Darin, les Platters.
Au-delà, le Rat était bloqué. Il manquait quelque chose. Et
quelque chose d’important. Qui privait l’ensemble de l’appartement
de sa réalité, le laissant flotter dans l’espace. Mais quoi ? Ok… essaie
encore… cherche dans tes souvenirs. Les lumières… et le tapis.
Comment étaient ces lampes ? Et le tapis, de quelle couleur ? Malgré
tous ses efforts, il ne se souvenait pas.
Pris d’une impulsion irrésistible, le Rat ouvrit la portière et faillit
se mettre à courir, traverser les rangées d’arbres brise-vent, aller
frapper à la porte de l’appartement et vérifier la couleur du tapis et la
forme des lampes. Quelle bêtise. Il s’enfonça de nouveau dans son
siège et contempla la mer. En dehors du brouillard blanc sur les flots
sombres, il ne voyait rien. Sauf, au loin, la lumière orange du phare
qui palpitait sur un rythme régulier, comme un cœur qui bat.
Son appartement, dépourvu de plafond et de sol, flotta
vaguement dans l’obscurité pendant un moment. Puis, peu à peu,
l’image s’affaiblit, les détails s’estompèrent, et le tout finit par
disparaître.
Le Rat tourna la tête vers le plafond et puis, lentement, il ferma
les yeux. Ensuite, il éteignit toutes les lumières qui peuplaient son
cerveau, et son esprit s’engouffra dans de nouvelles ténèbres.
17
AVOUER À J. qu’il allait quitter la ville lui était difficile. Il ignorait pour
quelle raison, mais cela lui était affreusement pénible. Trois soirs de
suite, il se rendit au J’s Bar et fut incapable d’aborder le sujet. Chaque
fois qu’il était sur le point de le faire, sa gorge s’asséchait et il devait
boire une bière. Et puis, il continuait, submergé par un sentiment
d’impuissance. Continue à patauger, se dit-il, et tu n’arriveras à rien.
Quand la pendule indiqua minuit, le Rat abandonna la partie. Il se
leva, plutôt soulagé, dit au revoir à J. comme les autres fois et sortit
du bar. Le vent de la nuit avait bien fraîchi. De retour dans son
appartement, il s’assit sur son lit et regarda la télévision d’un œil
vague. Il ouvrit une canette de bière, alluma une cigarette. Un vieux
western avec Robert Taylor, de la pub, un bulletin météo, de la pub
et, finalement, la neige sur l’écran… Le Rat éteignit la télé, alla
prendre une douche. Puis il ouvrit une nouvelle canette de bière,
alluma une autre cigarette.
Il ne savait pas du tout où il irait une fois qu’il aurait quitté cette
ville. Il n’avait pas d’endroit où aller – du moins le ressentait-il ainsi.
Pour la première fois de sa vie, de la peur se mit à ramper et à
monter en lui. De la peur semblable à des insectes noirs et brillants
venant des profondeurs de la terre. Des choses sans yeux, sans la
moindre pitié. Comme eux, le Rat était entraîné vers le sous-sol. Il
sentait leur viscosité sur tout son corps. Il ouvrit une canette.
Durant ces trois jours, son appartement s’était rempli de canettes
vides et de mégots. Le Rat crevait d’envie de voir la femme. Il sentait
partout sur lui la chaleur de sa peau, il voulait être en elle pour
toujours. Mais il ne pouvait pas revenir vers elle. C’est bien toi qui as
brûlé les ponts ? Toi qui t’es emmuré, et qui as peint sur les murs ?
Le Rat contempla le phare. Le ciel s’éclaircissait, la mer avait
commencé à prendre des teintes grises. Et au moment où la lumière
acérée du matin chassait les ombres comme on ôte une nappe d’un
grand coup, le Rat se glissa dans son lit et s’endormit, emportant avec
lui la douleur de n’avoir nulle part où aller.
« JE QUITTE LA VILLE »,
dit le Rat à J.
18 heures, le bar venait d’ouvrir. Le comptoir avait été ciré, les
cendriers soigneusement vidés. Les bouteilles bien briquées étaient
alignées, étiquettes du bon côté. Sur de petits plateaux étaient
proprement disposées des nappes en papier pliées en diagonale, des
bouteilles de Tabasco et des salières. J. était occupé à mélanger trois
sortes d’assaisonnement dans des coupelles. Il flottait une odeur d’ail.
Qui persisterait juste un petit moment.
À l’aide d’un coupe-ongle emprunté à J., le Rat s’était mis à se
couper les ongles et déposait les rognures dans un cendrier.
« Tu t’en vas… mais pour aller où ?
— Aucune idée. Dans une ville inconnue. Si possible pas trop
grande. »
Muni d’un entonnoir, J. versa chaque sauce dans trois grands
récipients, qu’il alla ensuite déposer au réfrigérateur. Après quoi, il
s’essuya les mains.
« Et là-bas, qu’est-ce que tu feras ?
— Je travaillerai. » Le Rat en avait terminé avec sa main gauche.
Il examina longuement ses doigts.
« Et ici, tu ne pourrais pas ?
— Impossible, répondit le Rat. Tu sais, je crois que j’aimerais bien
une bière…
— C’est ma tournée.
— Je te remercie. »
Le Rat versa lentement la bière dans son verre refroidi, en but la
moitié d’un seul coup. « Tu ne me demandes pas pourquoi il m’est
impossible de travailler ici ?
— Non, parce que j’en ai déjà une petite idée. »
Le Rat se mit à rire puis il eut un claquement de langue. « Ah non,
J., ça ne marche pas. Si tout le monde pouvait se comprendre comme
ça, sans poser de questions, sans explications, on n’aboutirait à rien.
Enfin, je sais que je ne devrais pas dire ça, mais j’ai l’impression que
j’ai passé trop de temps dans le coin.
— Possible », fit J. après un instant de réflexion.
Le Rat but une autre gorgée de bière puis commença à couper les
ongles de sa main droite. « J’y ai beaucoup réfléchi. Et finalement,
peu importe où j’irai. Ce sera la même chose. Mais je partirai. Même
si c’est pareil partout.
— Et tu ne reviendras jamais ici ?
— Si, bien sûr, je reviendrai. Un jour. Ce n’est pas comme si je
m’enfuyais. »
Il prit quelques cacahuètes dans une soucoupe, les décortiqua et
lança les coques dans un cendrier. Avec une serviette en papier, il
essuya le panneau du comptoir bien ciré où la bière glacée avait
déposé un rond d’humidité.
« Ton départ, c’est pour quand ?
— Demain, après-demain, je ne sais pas. Dans trois jours au plus
tard, sans doute. Je suis prêt.
— Dis donc… c’est rapide.
— Ouais… je sais bien que je t’ai causé pas mal de soucis, à toi
aussi…
— Ah… il y en a eu, oui. » J. hocha la tête plusieurs fois en
essuyant avec un torchon sec les verres alignés sur une étagère.
« Mais une fois que c’est passé, on dirait un rêve.
— Si tu le dis. Je crois pourtant qu’il me faudra vraiment
beaucoup de temps avant que j’arrive à ce genre de pensée. »
J. marqua une pause puis se mit à rire.
« Oui, bien sûr. J’oublie parfois que j’ai vingt ans de plus que toi. »
Le Rat termina sa bière lentement. C’était la première fois qu’il
buvait une bière aussi lentement.
« Tu en veux une autre ? »
Il fit signe que non. « Merci, ça ira. C’était ma dernière bière.
Enfin, la dernière, ici.
— Tu ne reviendras pas ?
— Non, ce serait trop dur.
— Eh bien, j’espère qu’on se reverra, dit J. en riant.
— Si ça se trouve, la prochaine fois qu’on se verra, tu ne me
reconnaîtras pas.
— Mais si, à l’odeur. »
Le Rat examina encore une fois les doigts de ses deux mains,
lentement, fourra le reste de cacahuètes dans sa poche, s’essuya la
bouche avec une serviette en papier et se leva.
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