Transvercités - Rapport Mémoires de L'immigration (2008)
Transvercités - Rapport Mémoires de L'immigration (2008)
Transvercités - Rapport Mémoires de L'immigration (2008)
MARSEILLE :
RAPPORT FINAL
Ministère de la Culture et de la Communication
Direction de l’Architecture et du Patrimoine
Janvier 2008
INTRODUCTION ................................................................................................................4
CONCLUSION...................................................................................................................86
BIBLIOGRAPHIE .............................................................................................................89
OUVRAGES ........................................................................................................................89
ARTICLES ET REVUES .........................................................................................................92
MÉMOIRES, THÈSES, RAPPORTS ..........................................................................................93
C ette recherche menée par Transverscité est issue d’une commande de la Direction du
Patrimoine du Ministère de la Culture. Elle porte sur les mémoires de l’immigration à
Marseille. Le travail consiste à déterminer des dynamiques sociales mettant en révélant des
lieux, des objets (tangibles et intangibles) que les populations, issues ou non de l’immigration,
considèrent comme ayant une valeur patrimoniale sur le territoire marseillais.
Quels sont ces lieux et ces objets possibles ? Comment les reconnaître ? Peut-on repérer des
indicateurs de ce potentiel mémoriel ? Et quelle mémoire retenir alors ? Comment évaluer s’il
s’agit d’une mémoire collective et non d’une mémoire propre à une communauté singulière,
d’une mémoire sensible et individuelle ? D’une mémoire vivante qui infiltre dans le présent ?
D’une mémoire réactivée ou à réactiver car jusqu’ici maintenue sous silence ou oubliée ?
La première partie présente d’une part, la méthodologie utilisée pour aboutir aux résultats
escomptés, et d’autre part le cadre conceptuel construit pour mener cette recherche. Les
échelles convoquées ainsi que les outils mobilisés y sont présentés en premier lieu. Les
difficultés rencontrées sont ensuite évoquées. Puis, comme nous l’avons mentionné plus haut,
des notions clés sont décortiquées : les représentations sociales, la mémoire et le patrimoine.
L’exploration du « processus de patrimonialisation », nous conduit à déterminer des étapes
qui permettraient de passer d’une mémoire individuelle à une mémoire collective pour aboutir
in fine à une mémoire « patrimonialisée », à savoir connue et partagée de tous.
La troisième partie est centrée sur les lieux de l'immigration à Marseille. Dès lors que l’on
s’intéresse à l’histoire de l’immigration à Marseille, il est possible de repérer de nombreux
lieux que nous avons choisis de présenter selon la typologie suivante : lieux de passage, lieux
de triage, lieux de vie et lieux de travail. Mais s’ils font partie de l’histoire de l’immigration
en France et plus particulièrement à Marseille, ils ne sont pas pour autant considérés, ni à
considérer, comme étant des lieux de l’Histoire, mais plutôt comme étant des lieux de
mémoire vivante portant diverses histoires : celle des institutions, celle des groupes de
migrants, celle d’individus immigrés. C’est bien la valeur mémorielle actuelle de ces lieux qui
nous intéresse ici, c’est pourquoi nous parlerons des « lieux de mémoires à Marseille ». Le
quartier Belsunce situé dans le centre-ville, parce qu’il est l’espace de projets mémoriels
pertinents, fait l’objet d’une étude plus approfondie.
Enfin, la partie finale a pour sujet la valorisation, ses supports et acteurs. Ce thème repose
essentiellement sur la problématique de la diffusion qui serait l'ultime étape du potentiel
« processus de patrimonialisation » : le passage du « nous » au « tous », soit, celui qui permet
à une mémoire d'être connue de tous et ainsi partagée. Nous abordons là les difficultés
concrètes inhérentes à ce passage.
Pour enrichir ce travail de recherche, telle une ouverture, nous avons fait appel à deux regards
extérieurs qui prennent la forme de deux articles insérés dans le cours du texte : celui de
Marie Sengel, anthropologue, qui explore la difficile conjonction entre le « je » et le « nous »
sur le terrain d’une cité prise entre désir de mémoire et questions de légitimité ; celui de
Samia Chabani, membre fondatrice de l’association Ancrages et acteur local investi, scrute
la notion de « patrimoine intégré » et propose des outils appropriés pour le recueil des
mémoires de l’immigration.
Nous avançons l’idée, construite à partir de nos lectures, de nos observations et de nos
entretiens, que s’il y a « patrimoine de l’immigration », celui-ci ne peut se lire et se construire
que dans un processus de création continue, et sûrement partagé, au sens de coproduit, avec
les personnes concernées par l’immigration. Pour cette recherche, notre posture se veut ancrée
dans l’exploration de la mémoire vivante, autrement dit, celle qui ouvre des possibles en
terme d’avenir, celle qui se souvient pour créer et ne reste pas au niveau de la nostalgie ou du
regret.
Nous avons fait le choix d’une posture exploratoire, ainsi cette recherche procède par
accumulation d’interrogations, et si elle ouvre des pistes, elle ne prend pas l’allure d’un
diagnostic et n’émet pas de propositions en terme de « lieux » ou d’ « objets » à sélectionner
pour constituer un éventuel « patrimoine de l’immigration » à Marseille. Tout au long de cet
écrit, nous questionnons le vocable même de « patrimoine de l’immigration », sa résonance
sociale et sa teneur politique, ses possibles traductions concrètes, et la pertinence d’en faire ou
non un domaine spécifique d’intervention, un champ de recherche particulier…
L’échelle macro-sociale nous renseigne sur l’histoire longue (histoire politique, urbaine et
sociale) des immigrations à Marseille, à travers laquelle des lieux d’habitat, de culte, de
travail, de rencontre, de loisirs des populations immigrées se repèrent. Certains sont encore
présents dans le paysage urbain, d’autres ont disparu (bidonvilles, centre de rétention, cités de
transit détruites...), mais tous ont marqué l’histoire de Marseille et les représentations
collectives des marseillais (immigrés ou non).
a. Les entretiens
• Les mémoires,
• Leurs enjeux actuels,
• Leurs différentes formes de réactivations,
• Leurs modes de diffusion possible dans l’espace public.
Ainsi, une quinzaine d’entretiens semi-directifs ont été menés auprès de différents acteurs,
soit :
Des personnes immigrées ou issues de l’immigration qui mènent des projets en lien à
l’immigration, la mémoire et/ ou la culture du pays d’origine dans le cadre associatif :
Nous avons participé et retranscrit des temps de réflexion collective sur la question de
la mémoire de l’immigration à Marseille et de son patrimoine possible :
c. La recherche bibliographique
Nous avons effectué notre recherche bibliographique, et par conséquent orienté nos
lectures (ouvrages, articles, rapports et travaux universitaires), selon trois champs
disciplinaires : l’histoire, la littérature et les sciences sociales. Ce corpus a nourri nos
réflexions et a permis d’établir un inventaire des lieux emblématiques de l’histoire de
l’immigration à Marseille (cf. Bibliographie) que nous proposons dans la seconde partie de ce
rapport. Cependant, cet « inventaire » des lieux ne peut être que propédeutique, au sens où il
ouvre des pistes de questionnement sur le « processus de patrimonialisation », et ne répond en
aucun à une procédure de classification.
a. Un vaste terrain
Marseille ... « Elle est sale et mal foutue. Mais c’est néanmoins une des villes les plus
mystérieuses du monde et des plus difficiles à déchiffrer »2.
Dans un premier temps de recherche, une difficulté est apparue face à la richesse et à la
pluralité des données existantes sur l’immigration et la ville de Marseille. En effet, une
multitude de traces remonte dès lors que l’on s’intéresse aux archives (iconographiques,
orales), et aux diverses productions écrites (littérature, productions d’étudiants et de
chercheurs…). Multitude qui peut nous faire dire qu’à Marseille, chaque parcelle de la ville
1
Agence Nationale pour la Cohésion Sociale et l’Egalité des Chances.
2
Blaise Cendras, L’homme Foudroyé, Folio, 1973.
Il existe de multiples données historiques et des archives publiques et privées. Il ne suffit pas
de faire un inventaire des lieux portant trace physique et mémoire commune de l’immigration
à Marseille, mais bien de « déterminer » quels sont ceux qui pourraient faire sens.
Une série d’indicateurs légitimant l’intérêt mémoriel de certains lieux sont avancés,
dessinant ainsi une typologie des « lieux mémoriels » :
• Des lieux qui suscitent une multiplication de récits à caractère historique, sociologique
ou littéraire, ceci est un indicateur de leur valeur emblématique.
• Des lieux où se sont succédées de multiples vagues migratoires pour des raisons
politiques, économiques et sociales, où des traces des occupations passées subsistent.
• Des lieux qui font l’objet de projets à caractère mémoriel menés à l’instigation d’acteurs
qui ont entrepris de faire l’histoire d’une présence immigrée en un endroit déterminé, ou
encore d’en préserver les vestiges dans une perspective patrimoniale.
Cette typologie est opérante, ses termes peuvent se croiser, s’interpénétrer sur certains
territoires. Dans le cours de notre analyse, nous nous arrêterons sur des exemples de lieux
obéissant à cette tripartition, tel :
• Le quartier Belsunce et les projets sur les mémoires de l’immigration qui se sont
réalisés à partir de ce quartier et de sa population résidante ou de passage.
1
Terme générique qui désigne les XIIIe, XIVe, XVe et XVIe arrondissements de Marseille.
« À l’école déjà, c’était la honte de vivre ici, car on vivait sur un lieu dépotoir, un
lieu de transit. Il faut ramener l’immigration à une histoire de classes et non à
une histoire d’ethnies ».2
Notre constat de départ est bien qu’il existe une demande sociale autour de la réactivation de
la mémoire visant la reconnaissance et l’écriture d’une l’histoire qui reste à faire. Cette
demande est particulièrement claire du côté des associations. Mais souvent, bien au contraire,
les migrants eux-mêmes ont « envie qu’on les oublie ». Le statut du droit à l’oubli des
populations immigrées est à mettre en lien avec celui de zones de silence qui mettent à mal le
travail du chercheur. Faut-il alors absolument réactiver la parole, produire des données orales,
et qui est alors légitime pour le faire ? Cette question de la légitimité nous paraît centrale, et
au contraire d’être une conséquence, elle prend le statut de préalable.
Nous nous heurtons ici à cet écart prononcé - (qui dynamite en quelque sorte la position du
chercheur-passeur) - par ceux qui sont concernés par l’immigration entre droit à l’oubli, désir
de dire et de tracer au-delà des siens, droit au patrimoine et désignation des « voleurs de
mémoires », c’est-à-dire ceux des extérieurs policés et commandités pour venir recueillir,
analyser et proposer en leurs noms. Parfois, aux yeux des « concernés », ces extérieurs ne font
qu’assoire une position de domination ou ouvrir une voie à leur propre notabilité.
Pour réduire ces différences de vues et de visées, la notion de « patrimoine intégré » est
avancée par les acteurs interrogés. Pour eux, il s’agit avant tout de coproduire des mémoires
avec les migrants dans une perspective de savoirs équitables et de restitution de la parole et
des récits. Plus que commémorer ou réglementer, il importe de documenter une histoire qui
n'a jamais été faite.
1
Extrait d’entretien avec un membre de l’association Ancrages.
2
Extrait d’entretien avec un artiste dessinateur d’origine algérienne ayant vécu à la cité Bassens.
Pourtant, la notion de « patrimoine intégré » doit faire l’objet d’une discussion critique car si
elle est opérante pour ce qui relève en général du patrimoine tangible, elle a peu
d’implications concrètes quand on la raccroche à l’immigration et à ses possibles lègues et
transmissions, et ne semble reposer sur aucune méthodologie repérable et partagée. Cette
notion est cependant très employée par les acteurs associatifs et publics, et l’adjectif
« intégré » trouve alors ses synonymes dans une durabilité d’inscription locale et une
participation des personnes immigrées. Mais de quelle participation s’agit-il et quels en sont
ses modes ?
Comment démocratiser cette notion de patrimoine, alors que dans ce que l’on nomme « les
quartiers », les populations se ressentent comme des « orphelins du patrimoine » national.
Face à ces territoires à forte frustration mémorielle, les acteurs rencontrés regardent dans la
même direction : il faut déterrer les histoires et mettre à jour les parcours (parcours de
migration, parcours familiaux), afin de réactiver des mémoires qui font sens au présent et qui
ouvrent des possibles.
En respectant les paroles recueillies, il s’agirait alors de mettre en oeuvre une effective
coproduction des mémoires de l’immigration, et non de soutenir une reconnaissance imposée
par des acteurs extérieurs.
Produire des récits de vie et retracer des parcours migratoires en fonction des lieux (habitat,
travail, échanges et sociabilité...) apparaît comme la priorité méthodologique. Même si ces
données construisent des matériaux singuliers et pluriels, elles sont perçues comme des
sources nécessaires pour les historiens et les acteurs sociaux impliqués.
Faire remonter des histoires, produire des savoirs solidaires, et reconnaître, c’est-à-dire passer
au « tous », rejoindre l’espace public défini comme démocratique, là où chacun à un droit
d’expression et de production… Voilà le chemin ouvert, mais on ne sait s’il aboutit à la
constitution d’un Patrimoine, en tout cas il n’en part pas. Il n’existe pas de « patrimoine de
l’immigration » en soi. Par contre, se lisent et se récoltent des mémoires communes
construites autour d’un lieu, à partir de parcours migratoires et à travers des dynamiques
sociales et/ou culturelles.
Nous faisons le choix de concentrer cette recherche exploratoire sur les notions de mémoire et
de lieux de mémoires. Mais la question centrale apparaît quand il s’agit de relier ces
mémoires de l’immigration à un éventuel « processus de patrimonialisation », autrement dit :
1
Extrait d’entretien avec un acteur social, quartier de l’Estaque.
Les représentations sociales sont un savoir de sens commun. Il existe sans cesse des
allers-retours entre les pratiques et les représentations. Le matériel influence le symbolique,
celui-ci influence les pratiques. En effet, les représentations sociales participent autant à la
construction de notre grille de lecture de la réalité qu’elles sont mobilisées dans nos pratiques
sociales (politique, institutionnelle, collective ou individuelle). Elles se construisent à partir et
dans l’interaction, et sont donc des interprétations de la réalité, elles produisent des catégories
pour l'agir immédiat qui doivent faire sens pour tous les acteurs. Leur processus de formation
s'appuie précisément sur les pratiques sociales qui ont court dans un champ donné.
Dans le cadre des représentations en lien à l’immigration, ce sont elles qui déterminent le
regard que la société porte sur les immigrés, et légitiment les pratiques sociales menées.
C’est l’une des principales raisons de l’importance et du poids des représentations sociales
dans la problématique de l’immigration.
L’opinion quant à elle est une valeur sociale verbalisée, un jugement connotant de manière
positive ou négative la situation ou l’objet discuté. Ce jugement, loin d’être immuable, se
modifie dans le temps et l’espace car il est influencé par des normes sociales, comme la
perception par les connaissances (historique, sociale, économique, scientifique…) qui elles-
mêmes évoluent.
Mais alors que la perception, comme représentation, semble devoir passer par l’objectivation
concrète et par un processus de connaissance qui se veut en partie conscient et « rationnel »,
l’imaginaire fonctionne sur un autre registre, avec une autre rationalité que celle de la preuve
matérielle. L’imaginaire est lié à l’émotion, au symbolique et au sens.
Mais si la médiatisation de cette thématique est forte, le sens commun est en revanche très
faiblement nourri de connaissances sur la problématique de l’immigration. Celle-ci est donc
essentiellement alimentée d’opinions diverses et d’imaginaires. Par ailleurs, comme l’écrit
Victor Scardigli dans son travail sur l’imaginaire1 : « L’imaginaire social ignore toute
préoccupation de preuve » et, « moins il y a de faits observables et plus il y a d’imaginaire ».
Ainsi, pour infléchir les représentations liées à l’immigration, il est d’abord nécessaire de
produire des connaissances, puis de les diffuser auprès de l’ensemble de la population. Pour
se faire, il faut recueillir les mémoires de ses populations.
Par ailleurs, la valorisation symbolique des apports de l’immigration en France par l’Etat, peut
permettre l’évolution des émotions et du ressenti des personnes immigrées ou non, et
transformer ainsi l’imaginaire de la population française.
Si ces deux évènements sont médiatiquement liés par la démission de huit chercheurs, jusque-
là membres du Comité d’histoire de la Cité, pour protester contre la création d'un ministère
dont l’intitulé associe « immigration » et « identité nationale », l’enjeu fondamental de cette
discorde porte sur les représentations sociales véhiculées par la thématique de l’immigration
en France aujourd’hui.
Alors que la CNHI vise la valorisation de l’histoire de l’immigration afin d’insérer des valeurs
positives aux représentations sociales liées à l’immigration, et de mettre en lumière une
histoire commune que tous les Français pourraient s’approprier ; l’intitulé du ministère
entérine l’idée que l’immigration influe sur la définition de l’identité nationale de la France,
voire la menace.
1
In Gras A, Poiroit-Delpech S., L’imaginaire des techniques de la vie quotidienne, L’Harmattan, 1989.
2. La mémoire
Benjamin Stora3, historien, propose une thèse intéressante. Il avance l’idée qu’auparavant la
place des étrangers en France était abordée par le prisme de la question sociale, et le
mouvement ouvrier était un moyen intégrateur des travailleurs immigrés. Mais la crise du
« lien social » a induit le recours aux parcours individuels, et à développer le rapport
personnel à une ou des histoires, au détriment du rapport politique. À la fin des années 1980,
la société française a vu se multiplier des revendications émanant de groupes dominants tels
que les enfants de l’immigration algérienne, les enfants de Harkis, les pieds noirs, les soldats
français combattants… Ces groupes n’étant pas encore cloisonnés, s’y lisait une possible
circulation mémorielle, et l’on pouvait espérer une compréhension de l’histoire de l’autre.
Mais dans les quinze dernières années, une césure s’est produite entre le monde « indigène »
et le monde « européen », césure dans laquelle ont pris pieds les revendications identitaires.
Chacun des groupes s’est alors cristallisé sur des revendications précises et internes. Et même
si certaines de ses revendications sociales ont été accordées par la société française, s’est alors
1
Catherine Coroller, Libération, 17 Mai 2007.
2
Gérard Noiriel, interviewé par Catherine Coroller, Libération, 24 Mai 2007.
3
Stora Benjamin, Leclere Thierry, La guerre des mémoires : La France face à son passé colonial, l’Aube, 2007.
Selon un second historien, Jean-Jacques Jordi - qui est aussi l’acteur référent du futur
mémorial de l’outre-mer1 qui ouvrira ses portes Marseille - l’apparition de mémoires
inconciliables et irréductibles au discours scientifique français va de pair avec cette montée en
puissance des mémoires partisanes. Pour lui, c’est avant tout l’inadéquation du discours
scientifique et son impossibilité à se transmettre au sein de l’école républicaine qui en est la
cause. Si bien que face aux pressions mémorielles, les politiques ont découverts des
« porteurs » de mémoires, si ce n’est des « entrepreneurs ».
Cette inflation du thème mémoriel se remarque aussi dans le champ culturel et ses
productions diverses de et sur l’immigration. Mais, dans ce domaine puisqu’il s’agit de
productions destinées à un public, l’intérêt de la diffusion et du partage auprès de « tous » est
central. Face à la question, « en quoi certaines mémoires peuvent devenir communes et
partagées ? », peut-être qu’une des réponses se situe dans le mode de diffusion et de visibilité
publique des projets, objets et œuvres (artistiques, culturels et / ou sociaux) produites autour
du thème de l’immigration. Soit, une création et une diffusion liant l’art et l’histoire :
Ces projets, objets et œuvres sont entendus comme des créations continues impliquant un
processus de négociation. Ceux qui travaillent sur ces projets (artistes, acteurs sociaux,
citoyens…) le font en partenariat avec des populations immigrées. Ces acteurs mobilisent
différents outils (entretiens, photographie, recherche d’archives) et leurs créations sont le plus
souvent issues d’une démarche pluridisciplinaire3.
Travailler sur la mémoire des populations immigrées est donc nécessaire. Mais qu’est
ce que la mémoire ? Quelles sont les différentes définitions qui incombent à la notion de
mémoire et quelles en sont les fonctions ?
Nous allons explorer cette notion et éclaircir ainsi :
1
Le MOM ouvrira probablement ses portes en 2009 dans la dent creuse du boulevard Rabateau, à l’arrière du Parc Chanot,
lieu qui accueilla les deux expositions coloniales du XXe siècle.
2
Gérard Noiriel, Immigration, Antisémitisme et racisme en France, Ed fayard, 2007, p.694.
3
Cf.les différents projets : « D’un seuil à l’autre », quartier Belsunce, foyer Sonacotra ; Projet « l’exil a duré », quartier
Belsunce (La compagnie) ; Projet « les Chabanis », Ancrages ;« Reflets de mémoires », association Anonymal …
Elle peut aussi être l’action de se souvenir. Ce qui implique une volonté individuelle, ou
collective, de réactiver des souvenirs.
Enfin, elle se définit par la notion de commémoration. Ce qui implique une reconnaissance
officielle de cette mémoire.
• La fonction de réflexivité est tournée vers une évaluation critique de sa destinée. Faire
acte de mémoire, c’est faire acte de conscience. Dans cette fonction, la mémoire est
mobilisée pour. Se souvenir pour, ou, oublier pour. La mémoire est instrumentalisée
pour définir un cadre de pensée et d’action, un cadre d’analyse pour se situer dans une
histoire, pour définir son mode d’affiliation. Mémoire de la raison, plus que mémoire
du cœur, c’est une mémoire négociée qui se veut volontaire, elle est travaillée dans un
discours rétrospectif par la nécessité d’une organisation et d’une réorganisation de la
vie du sujet ; parce qu’il existe un manque, par besoin de réactivité, par
reconnaissance d’une dette (se souvenir, c’est reconnaître ce que l’on doit. Se
souvenir, c’est accepter de s’inscrire dans un héritage jusque-là dénié). Son mode
narratif est le « je ». Elle utilise la mémoire individuelle et collective.
À l’œuvre dans ces trois fonctions, l’oubli a par ailleurs un rôle décisif :
- Il est une ouverture, comme place laissée libre à l’introduction de valeurs nouvelles
par rapport à la fonction de transmission.
- Il est un moyen de sauvegarde et un écran protecteur, s’agissant de la fonction de
reviviscence.
La notion de mémoire paraît indissociable de son complément conceptuel qu'est l’oubli. Dans
le cadre de notre recherche, l’oubli peut acquérir le statut de droit2.
Dans son sens premier, le terme de « patrimoine » désigne un héritage aussi bien
collectif qu’individuel, naturel que culturel, matériel qu’immatériel. D’un point de vue
dynamique, il est l’ensemble de valeurs et de biens transmissibles aux générations futures.
Mais au-delà de ce premier sens global, si l’on pluralise le terme et qu’on le relie à la notion
d’immigration, les patrimoines de l’immigration deviennent alors cet ensemble de biens
(culturels, artistiques, historiques) d'un groupe, d’une collectivité…
L’appartenance à une société démocratique, promet, promeut et attend trois réalisations (qui
circonscrivent trois niveaux d’appartenance). Et ainsi, on pourrait dire à raison que seul,
pleinement et effectivement, appartient : celui qui n’est pas mis, ou ne se met, à part parce
qu’il subit une assignation ou parce qu’il nourrit par excès une dissemblance ; celui auquel les
institutions offrent une part et qui équitablement est inscrit dans leur jeu ; celui qui peut
prendre part aux débats et faire part de sa voix en paraissant sur l’espace public.3
1
Anne Muxel, Individu et mémoire familiale, Nathan, 1996, p. 39.
2
Cf. la partie 2 de ce rapport.
3
Les identités fragiles, La «jeunesse» et l’«immigration» sous des regards sociologiques, Marc Breviglieri (GSPM/EHESS
et IUT de Paris V) & Joan Stavo-Debauge (GSPM/EHESS) in Cicchelli-Pugeault, C., Cicchelli, V. et Ragi, T., Les jeunes.
Liens, risques et engagements, Paris, PUF, 2004.
« Ellis Island est pour moi le lieu même de l’exil, c’est-à-dire, le lieu de l’absence
de lieu, le lieu de la dispersion. En ce sens, il me concerne, me fascine,
m’implique, me questionne, comme si la recherche de mon identité passait par
l’appropriation de ce lieu dépotoir où des fonctionnaires harassés baptisaient des
Américains à la pelle, comme s’il était inscrit quelque part dans une histoire qui
aurait pu être la mienne, comme s’il faisait partie d’une autobiographie probable,
d’une mémoire potentielle. Ce qui se trouve là, ce ne sont en rien des racines ou
des traces, mais le contraire : quelque chose d’informe, à la limite du dicible, que
je peux nommer clôture, ou scission, ou cassure, et qui est pour moi très
intimement et très confusément lié au fait même d’être juif ». 1
Selon nous, ce qui peut faire « patrimoine de l’immigration » trouve d’abord sa valeur dans
l’émotionnel, la mémoire sensible, et ce, replacé dans un parcours de migration et dans le
parcours « social » d’un individu. La lecture sociologique des lieux de mémoires oblige à
regarder les parcours individuels et leur dimension dynamique, et à comparer ces parcours
individuels pour révéler ce qui peut constituer un lieu porteur de mémoire collective, voir un
lieu qui serait un patrimoine pour « tous ».
Il s’agit alors de questionner l’existence d’un lien dynamique entre traces historiques et
urbaines, et charge présente ou valeur actuelle. En deux mots : traces il y a, mémoires
transcrites aussi, mais en quoi sont-elles vivantes et font-elles sens pour « tous » ? Nous
verrons que le passage du « nous » au « tous » met en jeu la question de la diffusion et de la
circulation des mémoires de l’immigration. De plus, c’est peut-être dans ce passage du
« nous » au « tous » que se situe une étape importante du « processus de patrimonialisation ».
Nous supposons donc que ces potentiels mémoriels peuvent se repérer à travers des actions
qui visent à mettre en valeur l’apport des immigrations, en s’appuyant sur la revitalisation
d’une mémoire commune inscrite dans un lieu.
1
G.Perec, Je suis né, ed Seuil, 1990.
S’il ne peut être question d’un « patrimoine de l’immigration » en soi, nous pouvons
cependant le comprendre en tant que processus (chemin constitué de phases laissant une
grande marge à l’improvisation).
Nous reprenons ici les différentes fonctions de la mémoire, précédemment présentées, en les
adaptant à la problématique de l’immigration car elles permettent selon nous, d’éclairer le
« processus de patrimonialisation », autrement dit de comprendre : comment passer d’un lieu
ou d’un objet mémoriel à un lieu ou à objet faisant patrimoine ?
• Une réactivation des mémoires dans le présent qui met en jeu différents acteurs (la mise
en parole du “je”).
• Une restitution de ces mémoires auprès des groupes concernés (le “nous”).
• Une diffusion dans l’espace public permettant une production de possibles pour l’avenir,
ainsi qu’un changement des représentations de/sur l’immigration (le “tous”).
La circulation et la diffusion des mémoires dans l’espace public (lieu du « tous ») apparaissent
donc comme des étapes nécessaires, mais non suffisantes, à l’enclenchement d’un « processus
de patrimonialisation », non pas au sens muséal du terme, mais au sens d’une transmission
intergénérationnelle et inter-sociétale.
Si le patrimoine de l’immigration peut être envisagé comme un processus, celui-ci est pensé
tel un continuum dont les deux extrémités seraient d’une part, la notion de mémoire
individuelle et d’autre part, celle de patrimoine ; soit, un continuum allant de l’individu à la
société en mobilisant les différents types et fonctions de la mémoire.
• Le « nous » : mémoire commune qui est partagée par un groupe (vivant ou passant sur
un territoire donné ou composant une communauté d’origine géographique, ethnique,
religieuse…).
L’objet ou le lieu patrimonialisable serait alors celui qui aurait suivi ce chemin mémoriel pour
in fine faire partie de la mémoire de « tous » les membres de la société.
Yacine est né en France de parents algériens. Son père quitte sa terre natale, la Kabylie,
et s’installe dans un bidonville à Marseille. Il devient manœuvre. Yacine dit :
« A chaque fermeture de cicatrice s’en ouvrait une autre. Puis à un moment, la culture
des parents entre en conflit avec la culture d’ici. Et tu t’aperçois que tu es à côté, que tu
es la troisième greffe qui vient conjurer toute l’histoire de l’immigration. Tu t’aperçois
que tu es un petit peu en avance alors que les autres te font croire que tu es en retard. Il
faut accepter ce qui s’est passé, les injustices institutionnelles ont les fait encore porter
aux plus fragilisés. Je corresponds au temps, même si on me fait croire le contraire.
Pour moi, il ne s’agit pas d’entrer dans une guerre des mémoires, car c’est une nouvelle
stratégie politique pour ne pas faire reconnaître « notre » histoire. « Notre » histoire,
c’est celle commune, celle des pieds-noirs, des institutions, de la mondialisation. La
question du patrimoine réside dans l’articulation entre le « je » et le « on » ».1
1
Extrait d’entretien avec une personne d’origine algérienne.
Mais face à la question du devoir de mémoire se trouve celle du droit à l’oubli. Au devoir de
reconnaissance s’oppose le droit à l’indifférence. Dans le cadre de cette recherche, nous
sommes pleinement confrontés à ce paradoxe inhérent à la notion de mémoire.
Au niveau macrosociologique, pour infléchir les regards que la société porte sur les
populations immigrées, comme au niveau microsociologique, pour que l’appartenance de
l’individu immigré ou descendant de l’immigration soit connue et reconnue, il est nécessaire
de produire et de diffuser à l’échelle nationale des données sur les mémoires.
Mais les populations immigrées elles-mêmes ressent-elles le besoin de mettre en lumière leur
histoire, de réactiver leurs mémoires ? Au contraire, ont-elles envie d’oublier ce passé souvent
douloureux ? Aussi, quelles histoires faut-il retenir ? Et quelles mémoires faut-il revitaliser ?
1. « Patrimonialiser » la misère ?
Le patrimoine sensible de l’immigration serait constitué à première écoute par le
sentiment de souffrance, mais une souffrance intériorisée et engendrée par les
dysfonctionnements institutionnels, par le pouvoir et la non-protection des populations. Cette
souffrance est avant tout lisible dans la dimension individuelle, mais elle est toujours
rapportée dans les discours à la sphère politique et à une injustice sociale.
1
Extrait d’entretien avec un artiste dessinateur d’origine algérienne, ayant vécu à la cité Bassens.
2
L’exemple parfait est le centre de rétention d’Arenc, situé longtemps sur le port industriel de Marseille, et détruit
récemment. Aucune trace de ce hangar qui a retenu dans ses murs des milliers d’immigrés “clandestins” ne subsiste.
Si l’on peut parler d’un devoir de mémoire, c’est bien parce qu’il existe des trous dans
l’histoire nationale, mais aussi dans les histoires familiales.
Par ailleurs, si les moyens mobilisés pour écrire l’histoire de l’immigration nécessitent la mise
en parole des vies des personnes immigrées (qui arrivent à la fin de la leur, d’où l’urgence),
celles-ci n’en ressentent pas obligatoirement le besoin. Au contraire, elles manifestent parfois
l’envie d’oublier certains éléments constituants leur passé.
« Les plus pauvres sont dignes, ils ne veulent pas qu’on les voit. Leur misère, ils
se la gardent pour eux, c’est personnel. Ils ont une pudeur. Ils ont énormément
donné à la France et elle ne leur a rien rendu. Quand vous voyez des gens qui
vivent avec 200, 300 euros par mois, qu’est-ce qu’il y a rajouter à la détresse ?
La filmer, la faire parler ?… ».1
Face au silence des personnes immigrées, comment gérer ces tensions paradoxales ?
Comment respecter ce droit et obtenir par ailleurs les paroles permettant de recueillir la
mémoire vivante, d’enclencher une transmission ?
Comme l’a exprimé Emile Temime lors d’un colloque, le silence est la preuve d’une blessure
fermée que souvent les personnes n’ont pas envie de réouvrir, pourtant leur parole est
indispensable au devoir de mémoire :
C’est le cas pour l’association Anonymal 3, fondée par deux enfants d’immigrés, qui dans le
cadre d’un projet de film vidéo recueille les paroles d’habitants d’un camp de transit
(bidonville) aujourd’hui disparu4. A travers ces mots et images, les deux frères cherchent à
reconstruire l’histoire de ce lieu, et surtout à connaître leur propre histoire.
1
Extrait d’entretien avec la directrice d’une association d’insertion pour les femmes immigrées.
2
Extrait du Colloque Parcours, Identités, Mémoire, DRAC-ACSE, juin 2007, Marseille.
3
Voir le film « Reflets de mémoires », Anonymal, Aix-en-Provence. Depuis 1999, le collectif Anonymal développe des
actions de terrain où se retrouvent professionnels de l'image et habitants du territoire. Anonymal entend faire participer les
spectateurs à leurs créations et oeuvres audiovisuelles : http://www.anonymal.org.
4
Voir partie 3, chapitre : « Hors Marseille ».
La citation suivante de Georges Perec à propos d’Ellis Island, île qui a servi de lieu de triage
pour de nombreux immigrants entrants aux Etats-Unis, illustre clairement notre propos :
« Ce n’est jamais, je crois, par hasard, que l’on va aujourd’hui visiter Ellis
Island. Ceux qui y sont passés n’ont guère eu envie d’y revenir. Leurs enfants ou
leurs petits-enfants y retournent pour eux, viennent y chercher une trace : ce qui
fut pour les uns un lieu d’épreuves et d’incertitudes est devenu pour les autres un
lieu de mémoire, un des lieux autour duquel s’articule la relation qui les unit à
leur histoire ».2
Dès lors, ce n'est plus le passé tout entier qui ré-émerge à notre conscience, ce n'est plus la
série chronologique exacte des événements anciens, « mais ce sont ceux-là seuls d'entre eux
qui correspondent à nos préoccupations actuelles, qui peuvent reparaître. La raison de leur
réapparition n'est pas en eux, mais dans leur rapport à nos idées et perceptions
d'aujourd'hui : ce n'est donc pas d'eux que nous partons, mais de ces rapports ».4
Nos souvenirs sont forcément des reconstructions à partir de notre identité présente. Dès
lors toute action ou projet mémoriel travaille cette question identitaire.
1
Extrait du Colloque Parcours, Identités, Mémoire, DRAC-ACSE, juin 2007, Marseille.
2
G. Perec, Récits d’Ellis Island, histoires d’errance et d’espoir, Pol, 2007, p.36.
3
Anne Muxel, op cit, p. 7.
4
Ibid., p. 141-142.
Aujourd’hui beaucoup avancent l’idée d’un droit au patrimoine potentiellement exigible par
les populations. Mais que serait un droit au « patrimoine de l’immigration », alors que celui-ci
ne peut encore se construire aux yeux des personnes concernées, qui elles réclament en
premier lieu un accès au droit commun ? De surcroît, que serait une mémoire collective de
l’immigration ? Comment défendre l’idée d’une histoire commune si dans un même temps
l’histoire de l’immigration est présentée comme une histoire spécifique ?
Pour les personnes rencontrées, revitaliser les mémoires et combler les vides historiques
auraient comme premier enjeu, l’accès au droit commun.
Peut-on peut partager ensemble un même patrimoine si nous n’avons pas les mêmes
droits ?
Le traitement spécifique subi par ces populations est l’un des enjeux majeurs. Cette
spécification se lit par ailleurs dans les vocables utilisés pour qualifier ces personnes
immigrées ou issues de l’immigration.
En fonction des maux que vit une société, celle-ci change le contenu des représentations
sociales liées à l’immigration, et par là-même, la dénomination des personnes immigrées. Les
caractéristiques qui sont attribuées à l’immigré évoluent mais restent pour les personnes
concernées la preuve d’un manque de connaissances et de reconnaissance.
1
Extrait d’entretien un membre de l’association Ancrages.
2
Extrait d’entretien avec un artiste dessinateur d’origine algérienne, ayant vécu à la Cité Bassens.
« Ce n’est pas pareil arabe et berbère, pourquoi ? Parce que moi, je suis berbère
français, et pourquoi je ne pourrais pas être berbère chrétien ? Berbère athée ?
Berbère juif ? Je peux être français musulman et pourquoi pas algérien chrétien ?
Arrêtons de confondre la nationalité, la croyance, l’origine… Pour eux, on est
algérien, on est forcément musulman, mais non ! ».1
Si tous souffrent d’un amalgame identitaire à leur sujet, les enjeux mémoriels ne sont pas les
mêmes en fonction du parcours migratoire et de la place prise dans l’histoire de la migration.
Les jeunes générations françaises, issues de l’immigration, n’ont pas les mêmes attentes et
besoins mémoriels que leurs aînés ou aïeux qui eux ont immigré au cours de leur vie, mais
tous manifestent le besoin d’être reconnu. Reconnu non pas pour revendiquer une spécificité,
mais au contraire, reconnu comme citoyen français à part entière.
C’est le cas des travailleurs immigrés qui ont besoin d’une reconnaissance de leur
présence et de leur existence sur le territoire. Il y a aujourd'hui en France environ 70 000
vieux migrants étrangers âgés de plus de 65 ans, dont quasiment la moitié d’entre eux vit
seuls en foyers de travailleurs migrants ou en habitat diffus. Ils sont venus en France dans les
années 1960-1970 pour travailler, et envoyer une partie de leurs revenus à leur famille restée
au pays. Pour la plupart, ils sont mariés (dans leur pays d'origine) et ont des enfants2. Les
médias les ont découverts récemment, une loi spécifique et critiquée par le monde associatif a
été votée en 2007, mais leurs parcours de vie restent encore peu informés :
« On discute avec eux, ils nous racontent et on apprend des choses. Pourquoi ne
pas le prendre comme témoignages ? Il y a beaucoup de disparitions, mais on ne
1
Extrait d’entretien avec le responsable d’une association berbère.
2
L e 1er février 2007, le Sénat a voté la nouvelle aide dite « aide à la réinsertion sociale et familiale » pour les vieux
travailleurs migrants qui veulent effectuer des séjours de longue durée dans leur pays d'origine.
3
Hôpital psychiatrique.
4
Extrait d’entretien avec un membre de l’association Ancrages.
C’est pourquoi, les actions mémorielles repérées et qui ont pour objet ces populations visent
en premier lieu le recueil de leurs histoires de vie. A travers elles sont espérées une
reconnaissance et une légitimation de la présence des Chibanis.
« Vous avez les fragiles, les sensibles et vous avez les durs, et chacun combat le
rejet de la société française à sa manière. Il y a le pur et dur qui dit : « Non, mes
parents, mon grand-père etc., et moi on m’envoie en stage de poterie !». Il réagit
par le rejet. Et l’autre, on lui demande un comportement à la maison pour la
tradition, on lui demande un comportement dans le quartier pour être intégré
dans un groupe, on lui demande un comportement à l’école. Est-ce qu’il peut
mener les trois entièrement, en continuité, en jouant la comédie ? (…) Tu dois
avoir un langage là, un langage là et là, et un langage vestimentaire et verbal
aussi, sinon tu es isolé, et tu es la proie facile des islamistes ou du front national
parce qu’ils recrutent dans la même catégorie, chez les frustrés, les isolés, les
laisser pour compte. Et on leur donne la valorisation que la république ne leur
donne pas. Celui qui est dur, c’est le délinquant de service, mais si tu l’entends
parler cela remet tout en question. Il n’est pas prêt à donner sa vie pour la
France qui ne va pas le reconnaître comme tel. C’est une question d’identité
nationale, mais pas comme le pense Sarkozy, ils l’aiment la France, c’est les
Français qui ne les aiment pas. On te renvoie l’image de l’Arabe qui doit rentrer
dans son pays ».2
La question du « mal être social » des jeunes générations issues de l’immigration apparaît
comme l’enjeu actuel du devoir de mémoire, comme le point et l’aboutissement principal du
travail de mémoire à entreprendre sous un autre angle que celui de l’injonction à l’intégration
pour des personnes nées et vivant en France.
« Que veut dire intégrer pour une population née en France ? Elle est déjà
intégrée. Il faut parler d’insertion mais pas d’intégration, car comment intégrer
ceux qui sont français ? L’échec de cette jeunesse issue de l’immigration est dû
aux pouvoirs publics qui ont une grande responsabilité en direction de cette
1
Extrait d’entretien avec la directrice d’une association d’insertion pour les femmes immigrées.
2
Idem.
Comment lutter contre « l’injonction d’intégration » qui est la formule d’une véritable
colonisation de la vie quotidienne de l’immigration d’une génération à l’autre, sinon en
rétablissant les droits à la mémoire ? Mais la mémoire collective de l’immigration
postcoloniale demeure à inventer. Pourquoi donc la transmission reste-t-elle lettre morte ?
1
Extrait d’entretien le responsable de l’Amicale des Algériens.
2
Abdellali Hajjet, Immigration postcoloniale et mémoire, l’Harmattan, 2005.
1
Parcours recomposé à partir d’un entretien avec un membre de la FECOM.
Selon Jean-Jacques Jordi1, le témoignage peut entrer dans l’histoire, mais il n’est qu’une des
sources possibles. Sans être dans la valorisation ou la dévalorisation, la posture de l’historien
est de mettre en lumière… La position adoptée par Emile Temine dans « Migrance »2
complète ce premier point de vue. Selon lui, ce sont les trajectoires individuelles qui éclairent
le phénomène migratoire, afin de questionner quelle est la part de l’émigration organisée et
quelle est celle de l’aventure personnelle. Le parcours migratoire ci-dessus, illustre bien cette
part d’aventure et de choix du migrant.
Ici et maintenant, quelle est la part qui reste et que l’on désire transmettre aux siens, aux
autres, à tous ?
« Ils ne savent pas parler d’eux car ils ont été construits sur le collectif. La part
intime c’est : « mon quartier, mon endroit », puis se croise la mémoire de deux
quartiers, puis un agrandissement à des territoires et à une problématique
identitaire plus large, notamment celle des quartiers nord ».4
Avant, il faut donc s’intéresser au lieu qui permet l’élaboration d’une histoire commune,
d’une histoire des vies partagées… Ce lieu, entre autres, ce peut être une cité HLM où nous
proposons de nous fixer un moment afin de regarder son histoire, d’entendre ce qu’en disent
ces habitants, de comprendre l’enracinement des populations étrangères comme un mode
1
Historien et directeur du MOM.
2
E Temime, Migrance. Histoire des migrations à Marseille, Edisud, 1989-1991.
3
Extrait d’entretien avec un acteur social d’origine algérienne, quartier de l’Estaque.
4
Extrait d’entretien avec un acteur social d’origine algérienne, quartier de l’Estaque.
32
privilégié pour surmonter les désignations dont elles font l’objet, et d’explorer la difficile
articulation entre le « nous », le « je » et le « tous ».
Cette cité d'habitat social, située dans les quartiers nord de Marseille (XV
arrondissement), a fait l’objet d’un travail de recueil de mémoires avec les habitants. Ce
travail se voit aujourd’hui pris dans un conflit entre acteurs associatifs, habitants et
intervenant extérieur, et ne peut être diffusé dans l'espace public. Cette action à caractère
mémoriel a été menée à l’instigation d’acteurs qui ont entrepris de faire l’histoire de leur
présence immigrée, mais la diffusion de cette mémoire à « tous » est mise à mal et déclenche
un tourbillon de légitimités concurrentes.
Ce lieu, accueillant principalement une population venue d’Afrique du nord et une population
tsigane, pose spécifiquement la question de la restitution de la production mémorielle et de sa
possible diffusion, et met en lumière le thème du « patrimoine de l’immigration » comme
processus de coproduction.
Sur ce territoire, il s‘agit d’une mémoire commune constitutive d’une appartenance, mais
cette mémoire est retenue à l’intérieur, elle apparaît comme une mémoire de « l’entre-eux »,
du « nous ». Les notions de dehors et de dedans rejoignent ici la dialectique entre le « nous »
et le « je » et ses différentes configurations telles : « je ne suis pas chez moi en France, mais je
suis chez moi dans la chambre », « je ne suis pas chez moi en France, je suis chez moi dans la
cité », « je ne suis pas chez moi en France, je suis chez moi dans mon quartier ». Cette
ambivalence traduit une nette coupure entre intérieur et extérieur. Le lieu où s’est construit
une mémoire commune apparaît souvent comme un espace de l’entre-nous, espace où le « je »
ne peut être reconnu et a du mal à se dire sans violence.
« L’autre, le regard de l’autre est un miroir que l’on voudrait casser. Car il me
renvoie l’image de moi, celui que je suis, et que je ne voudrais pas être et je ne
peux rien être d’autre. D’où la violence (…) La cité est un système qui fonctionne
comme une bulle, sans échanges avec les autres cités qui vivent la même chose.
On disait « on entre » et « on sort » de la cité. (…) Ce lieu-là enferme
énormément, c’est le lieu de la honte où la culture est associée au lieu de transit,
au dépotoir, et en même temps, c’est la liberté totale une cité pour un jeune
garçon ».1
Le parcours de cette personne interviewée, que nous appellerons Karim, est révélateur de ce
rapport difficile entre dedans et dehors. Karim arrive en France à 5 ans, il vit d’abord avec sa
famille dans le bidonville de Sainte Marthe2, puis à la cité Bassens, dont son père a participé à
la construction quand le reste de la famille était encore en Algérie. Dans sa vie, Karim sera
1
Extrait d’entretien avec un artiste dessinateur d’origine algérienne, ayant vécu à la cité Bassens.
2
Une fois détruit, la population du bidonville de Sainte Marthe, a été relogé dans la cité Bassens. Il n’y a pas de traces du
bidonville de sainte Marthe dans les productions livresques consultées.
33
tour à tour ouvrier dans une usine, travailleur social au sein même de la cité, et enfin artiste
dessinateur.
« Dans le bidonville, il y avait des Algériens, des Africains du nord, des Gitans,
des Français. Et Sainte Marthe existait depuis les années 1930, donc pour
certains, ils avaient déjà une langue et une histoire dans ce lieu. Nous sommes
arrivés en 1964, et il a été détruit en 1965. Il y a peu d’archives sur Sainte
Marthe, c’était une construction sans fondation, donc avec peu de mémoire ».1
L’environnement de la cité Bassens a sans cesse bougé, a été rasé et reconstruit. Les lieux de
repères ont été chamboulés. Cette cité était entourée d’entreprises qui « niaient » les habitants,
et qui ne leur proposaient aucune embauche. Le nom même de la cité vient d’une entreprise
bordelaise pour laquelle le terrain servait d’espace de stockage de fûts de Mazout. À la
destruction de la cité Bassens, les habitants ont pleuré à la vue des fûts découverts et qui leur
servaient de fondation. Cette idée d’une fondation « maléfique » de la cité avait toujours
circulé dans l’esprit des habitants, elle permettait d’expliquer la misère du lieu et celle de ses
occupants.
Même si aujourd’hui Karim ne vit plus dans la cité, il entretient un lien fort avec « ceux de
Bassens », il y retourne souvent « parce qu’ils ont partagé quelque chose de commun, du
vécu, sans que cela soit dit entre eux ».
34
pareil. Et il y a une réelle difficulté à dire « je ». Ils disent « nous »».1
Bassens, espace gris, carcasses et paraboles, pris entre des nœuds routiers que la plupart des
marseillais apercevaient à peine le dimanche en sortant de l’autoroute pour rejoindre le
marché aux puces des Arnavaux. Puis, Bassens qu’on a vu se dédoubler en face, il suffisait
alors de tourner la tête en conduisant dans le tournant pour remarquer les nouveaux bâtiments
d’ocre peints. Bassens que tous jeunes apprentis urbanistes, sociologues, ethnologues devaient
voir pour comprendre le sort réservé à certains dans notre contemporanéité.
L’exemple de cette cité, qui mériterait l’écriture d’un livre en soi ou d’une monographie à part
entière, nous ramène à notre ossature conceptuelle. Le modèle théorique que nous proposions
en amont s’affine au regard du terrain. En effet, si le « processus de patrimonialisation »
mobilise bien trois contenus de mémoire relatifs au « je » « nous » « tous », ceux ci ne
s’enchaînent pas nécessairement de manière linéaire. Il ne s’agit donc pas d’étapes à suivre,
mais d’une articulation de contenus.
Dans le cas de la cité Bassens, la problématique se situe bien dans le passage du « nous » au
« je ».
Cet articulation est examiné par Marie Sengel, anthropologue, dans le cadre d’un article sur
le terrain d’une cité d’habitat social. Nous vous le proposons ici.
1
Extrait d’entretien avec une anthropologue.
35
Article
Marie Sengel
36
L’histoire de la construction d’une cité sur un territoire marseillais
Tout le monde a sans doute en tête, de façon plus ou moins précise, la grande
épopée résidentielle des Barbapapas : cette famille de personnages étranges et
changeants, pourtant très proches, et dont la maisonnette en bois craque sous le
nombre d’enfants, un jour de pluie. Il leur faut donc abandonner le cabanon. Parents
et enfants se dirigent vers une grande bâtisse abandonnée, « un château », un squat
éventuel qui avait déjà été repéré. Mais à peine leur installation finie, ils sont chassés
en raison d’un programme de démolition reconstruction. On leur propose alors un
des appartements « en série » reconstruits presque instantanément. Mais leur
nouveau logement est trop petit et ne leur convient guère. Baluchon sur le dos, la
famille repart et, après quelques autres péripéties, parvient à réaliser et à défendre
son rêve : celui d’un logement parfaitement adapté aux goûts et aux singularités de
chacun de ses membres. Ils continuent alors une vie épanouie, au travers d’autres
récits.
Écrite et illustrée pour les enfants en 1971, cette fiction raconte, entre les lignes, les
circulations sociales et résidentielles qui ont imprégné l’Europe de l’après-guerre. À
Marseille, par exemple, certains témoignages portant sur cette époque semblent
indiquer que d’autres histoires, celles-ci réellement vécues, n’ont pas été si
dissemblables. Il n’y a qu’à écouter celles de Monsieur BenAli et de Monsieur
Fernandes, par exemple, puisque, ensemble, leur circulation retracent les mêmes
étapes que celles suivies par nos héros enfantins. Leur cheminement, avant de
diverger, se poursuit et se rencontre en deux points : celui d’un bidonville et d’une
cité. Ces lieux ne se démarquant pas particulièrement, il n’est pas utile d’en
connaître les noms véritables – il en est de même des personnes - mais il faut
néanmoins recontextualiser, brièvement, leur émergence, pour comprendre les liens
et l’attachement que ces territoires et ses habitants peuvent entretenir avec
l’Histoire :
Début du XIXe siècle, dans la campagne Marseillaise, un petit chemin sinueux relie
quelques bâtisses – que les habitants des environs nomment « les châteaux » – dont
il est seul à assurer la desserte jusqu’à la ville. Mais il est progressivement
abandonné au profit de nouvelles voies de communications, droites et aérées,
tracées pour relier les faubourgs émergeants. Quelques industries et entreprises
s’installent alors que les bastides sont peu à peu désertées. De nouvelles routes,
jusqu’à dix fois plus larges que l’ancien chemin, voient le jour et celui-ci ne sert plus
que de refuge aux gens du voyage en quête d’abris temporaires et cherchant à faire
étape dans les alentours de Marseille. Avec les deux guerres mondiales et les
durcissements des contrôles qu’elles ont provoqués, les déplacements deviennent
compliqués, les modes de vie changent et rendent moins rentable le système
d’économie des gitans et nomades. Puisque personne ne les en déloge, ils
s’installent plus durablement sur le sentier. Certains enlèvent les roues de leurs
caravanes, d’autres constituent des potagers, fabriquent des clapiers pour les poules
et les lapins… Puis la France de l’après-guerre est touchée par la pénurie de
logement. Le refuge, creusé dans le cours du chemin délaissé, attire à son tour les
travailleurs appelés depuis l’Afrique par les entreprises voisines, mais sans
qu’aucune solution d’hébergement ne leur soit proposée. Ils installent leurs
logements de fortune à côté, parfois contre les baraques existantes.
37
Désormais, dans le campement, les caravanes côtoient les cabanons qui se
dressent, se multiplient, jusqu’à constituer un bidonville dans lequel transite, un
temps et de façon marginale, une population européenne, principalement d’origine
italienne.
Aujourd’hui, si ce petit campement imprègne encore la mémoire de ceux qui s’y sont
réfugiés, il ne fait cependant l’objet d’aucune transmission : les enfants qui y ont vécu
ne sont pas toujours capables de le situer, alors que chaque jour, à chaque
déplacement, en sortant de la cité qui a vu jour pour permettre de détruire les
baraques, en traversant la zone industrielle qui s’est développée à leur place, ils
longent le site du bidonville disparu. Les fontaines, les potagers, les petits sentiers
qui le sillonnaient, les baraques, tout a été démoli, sous les yeux des habitants,
parfois avant que leur expulsion ne soit achevée. Aujourd’hui, donc, ne reste plus
que la cité, où se sont retrouvés des voisins de campement. Une cité qui, longtemps,
a fait parler d’elle dans les rubriques traitant de délinquance et de drogue des
chroniques marseillaises. Une cité spécialement projetée pour recevoir des habitants
maghrébins et gitans. Une cité édifiée pour libérer et revaloriser un terrain
bidonvillisé, pour permettre l’émergence d’une zone industrielle.
Gens des migrations et du voyage, gens des baraquements, gens des cités…
Pourtant les circulations individuelles et familiales ont souvent été moins simples,
moins linéaires et plus variées qu’il n’y paraît. Elles ont déterminé des inscriptions et
des postures très différentiées vis-à-vis de la cité et de son histoire :
Monsieur Ben Ali est né dans un bidonville d’Algérie et est arrivé, très jeune,
dans le petit bidonville marseillais, en suivant sa tante dont il était sous la
responsabilité. Les relations avec son aînée se détériorent. Devenu « adulte », il
construit sa propre cabane : trois murs qu’il accole au cabanon de voisins gitans.
Lorsqu’il se marie et que ses enfants naissent, la baraque est trop petite et il
s’installe dans une construction militaire abandonnée, à quelques centaines de
mètres. Mais celle-ci est rasée en même temps que le bidonville. Monsieur Ben
Ali et ses enfants rejoignent la tante qui a été relogée dans la cité en lisière du
campement. Dès que l’occasion se présente, Monsieur Ben Ali, sa femme et leurs
enfants repartent dans un « château » : vieille bâtisse en ruine, qui jouxte elle
aussi la cité. Mais le château doit être rasé à son tour. Monsieur Ben Ali
« rachète » alors les clés d’un appartement de la cité qui doit être libéré et il y
installe sa famille. Aujourd’hui, il vit toujours dans la cité et milite sur les
questions de logement depuis une trentaine d’années. En effet, dans les années
38
1970, il s’était inscrit dans le mouvement des associations venues dans la cité
pour dénoncer les conditions de logement et obtenir une réhabilitation du bâti.
Après leur départ, il a accepté un rôle de médiateur entre locataires et logeurs, tout
en s’occupant de l’entretien de la cité. C’est lui qui a lancé ses enfants dans
l’action associative. Certains d’entre eux, avec leur père, continuent de s’investir
dans des associations, des projets et des animations qui ciblent, avant tout, la cité.
« Moi et mes frères, on a commencé à mener notre vie, mais ensemble, on est
revenu à ce quartier à cause de mon père. Il était fâché contre nous, parce qu’il
avait toujours milité et il nous en voulait de ne pas être rentré dans ce centre
social. Il voulait la relève, on le sentait. Et finalement on l’a fait... », explique
Fatima, sa fille aînée.
Monsieur Fernandes, lui, est arrivé par les caravanes. Enfant, il connaissait bien
l’ancien chemin où ses parents s’arrêtaient chaque année. C’est là, durant la
seconde guerre mondiale, que sa famille décide de s’installer et de s’abriter.
Progressivement, ils se sédentarisent et restent en place une fois la paix venue.
Monsieur Fernandes prend sa propre caravane lorsqu’il épouse sa femme. Avec
ses frères, ils travaillent dans les entreprises voisines et ils vivent aussi de la
ferraille et du potager installé en lisière du baraquement. Mais lorsque
l’éradication du bidonville est programmée, ils ne sont pas retenus dans la liste
des personnes à reloger « en dur », les gitans en caravanes devant rejoindre un
nouveau bidonville. Monsieur Fernandes montre sa détermination en sciant les
roues de sa caravane et finit par être relogé dans la cité, auprès de ses anciens
voisins. Il en part vingt ans après pour rejoindre un petit pavillon HLM.
Aujourd’hui, moins affecté par les jugements que l’on peut porter sur le mode de
vie nomade, peu convaincu de la portée des efforts qu’il a fait pour intégrer des
logements standardisés, Monsieur Fernandes reprend la route et le mode de vie
des gitans, à la belle saison : « En partant de la cité, on a trouvé une maison avec
un beau jardin. Mais maintenant, on a décidé de repartir un petit peu, en
alternance. On va faire les cerises, les saisons, le marché. Moi, je refais les
paniers. On reprend un peu les choses d’avant. Ça nous donne du tonus. Si ça ne
tenait qu’à moi, j’aurais gardé la caravane et je n’aurais pas pris le logement. Je ne
me serais pas enfermé dans ces quatre murs. On a fait des efforts, un peu quand
même, pour les enfants et pour qu’ils aillent à l’école. Maintenant, on a moins
honte de ce qu’on est. On a moins honte, mais on continue à être considérés de la
même façon. Mais maintenant que les choses sont faites, on va reprendre la vie.
La bonne vie, c’est la route ».
Très vite, les familles qui entrent dans la cité sont aux prises avec les malfaçons,
l’exiguïté et l’inconfort des logements mal conçus. Il s’agit de cellules de 36m2 avec,
pour séparer la « chambre des enfants » et celle des parents, une cloison à mi-
hauteur. L’équipement de l’habitat est réduit au minimum : le sol est en béton, le mur
en crépi. Il n’y a qu’une seule ampoule au plafond, pas de chauffe-eau, pas de
chauffage. Aucun aménagement extérieur n’est effectué et la cité est isolée dans la
zone industrielle qui s’étend de plus en plus. Elle a sinon, pour voisin, une
copropriété résidentielle, les Castors1, avec laquelle les gens de la cité entrent
rapidement en conflit. Les hommes de l’un et l’autre endroit travaillent ensemble
dans les entreprises alentour et les familles partagent, au moins, un objectif : celui de
1
Noyau résidentiel auto-construit souvent par des personnes d’origine ouvrière pour faire face à la pénurie de logement dans
la période de l’après-guerre.
39
scolariser les enfants et d’atteindre une ascension sociale par l’éducation. Mais la
présence des nombreux enfants maghrébins et gitans de la cité, dans les écoles et le
centre social des Castors (qu’ils traversent sans cesse et pas toujours sans
dommages) et leurs piètres résultats scolaires ouvrent la concurrence de territoires.
S’ajoute à cela le bruit des ferrailleurs et de quelques fêtes, les modes de vie
différents et peut-être inquiétants… De l’autre côté, la zone industrielle multiplie elle
aussi les plaintes contre les jeunes pour les dégradations et effractions qu’ils lui font
subir. Ainsi, la zone industrielle devient hostile, la copropriété se renferme sur elle-
même et la cité s’isole davantage.
À la fin des années 1970, une première réhabilitation de la cité est réalisée. Mais
celle-ci s’est déjà forgée une réputation dont elle ne se départit pas et qui coupe ses
liens avec le voisinage comme avec le reste de la ville. C’est la frontière entre
« eux » et « nous » :
Une des choses qui m'a posé question c'est ce terme « sale Arabe ». Un jour, je suis
passé à côté d'une maman des Castors, et elle m'a dit : « Sale Arabe ! Rentre chez toi
sale Arabe ! ». Cette fois-là, j'ai demandé à mon père ce que ça voulait dire. Il m'a
expliqué : « Moi je suis Arabe, les autres sont Français et on est des étrangers chez
eux ». Je n'ai rien compris, mais dans la cour de l'école, on a fini par jouer « aux Arabes
et aux Français ». On a fait ce que faisaient nos parents jusqu'à ce que ça ne devienne
plus un jeu, qu'à force d'entendre « sales Arabes » et de répondre « sales Français », on
est vraiment devenu comme ça, « eux » et « nous ». (Malik).
Les gens de Bassens étaient très solidaires. Il y avait cette volonté d'être les uns
près des autres. On a tellement vite compris qu'on était des laissés pour compte
qu'on se regroupait. À l'extérieur les hommes vivaient bien, ils rencontraient leurs
collègues de travail, mais à l'intérieur de la cité, les femmes s'organisaient entre
40
elles, les hommes s'organisaient, les enfants étaient entre eux. On a fait les choses
ensemble, parce qu'on n'était pas acceptés par le reste. Ils nous avaient rejetés là et
ils ne demandaient qu'une seule chose : qu'on se fasse oublier. On était les oubliés.
Alors ce qui nous remontait un peu le moral, c'était d'être ensemble. On vivait en
vase clos. Les hommes, une fois sortis du travail, allaient directement à la cité. On
ne pouvait pas aller aux Castors, aux fêtes... Alors on organisait nos fêtes nous-
mêmes, on faisait ce qu'on voulait ici, dans la cité, chez nous. Et on ne voulait pas
que les gens entrent chez nous. Ici on n'a jamais vu une famille où les petits
dormaient le ventre vide. Ça n'est jamais arrivé. On était toujours à l'affût, parce
qu'on savait tous ce que c'était que la faim. Nos enfants, ils étaient tous les mêmes.
On ne pouvait pas les différencier. (Monsieur Tajet).
Dans la cité, être seul, c'est interdit. Sortir seul de la cité, c'est interdit. C'est
quelque chose qu'on ne pouvait pas faire. On sortait toujours ensemble, en bande,
pour se protéger. C'est un manque de confiance en soi… À plusieurs, on faisait
peur. (Driss).
L'esprit de bande a dominé pendant très, très longtemps. Par exemple, pour
chercher du travail, il fallait aller en bande, à plusieurs. Quand c'était impossible
d'embaucher tout le monde, on refusait l'embauche. Dès le début, il y avait cette
notion de groupe. Il fallait tout partager. Puisque nous étions tous égaux, que nous
étions tous pareils. Mais aussi à cause des conditions économiques qui ont
renforcé ce sentiment. Les enfants se sont constitués en bande, tout simplement,
pour survivre. Parce qu'on est plus fort. (Kamel).
Quand j’allais encore à l’école, mes meilleurs amis d'enfance qui n’y allaient plus
m'appelaient : « Viens on va promener ! ». J'ai suivi. Quand on est jeune et qu'on
est avec les collègues, il faut s'affirmer. Tu ne dois pas avoir peur, être peureux,
parce qu'on se moque de toi, mais on se moque salement. Même le mot peureux,
ce n'est pas ce mot qu'on vous dit : « Qu'est ce que tu as ? Pourquoi tu fais la
pute ! Tu as peur ! ». Des phrases comme ça, tous les jours comme ça, et pire que
ça même. Dans notre quartier, un enfant ne dit pas « non ». S'il ne veut pas faire
quelque chose, il trouve une excuse pour partir : « J'dois aller, j'ai ma mère qui
m'appelle ». Il s'en va, comme ça il ne suit pas les autres qui vont faire leurs
conneries, qui vont « bouger », qui vont « promener ». « On va promener, allez !
Allez ! On va promener ». Dans toute notre zone, on promène à pied, et tout ce
qu'on voit sur la route, une usine ou une autre, on cambriole… Depuis mon
enfance. On n'avait pas le choix. On y va ensemble et c'est tout. C'est nos amis,
c'est la bande et on ne vivait que comme ça. C'était normal. C’est comme ça que
je suis devenu un taulard. Je viens de sortir de prison et je sais que je vais
replonger. Je ne peux pas rester ici dans la cité et éviter les petits trafics. Avec
mon assistante sociale, j’ai trouvé un studio en ville, mais je n’arrive pas. Je
41
n’arrive pas à y rester. Tous les jours je reviens, je recommence à dormir chez ma
mère, je n’arrive pas à vivre ailleurs : la cité, la prison, la cité… (Hamed).
Pour partir, il faut un prétexte, se justifier : Kamel, lui, a dû attendre, pour imposer
son départ, d’être arrêté par la police pour un délit qu’un voisin, un « collègue », avait
commis :
42
solidarités communautaires. Pour s’en détacher, se séparer, il faut acquérir et se voir
reconnaître des qualités sociales qui confèrent une valeur personnelle, autonomisent
et individualisent. Émerge de cela un sujet en adéquation avec les attentes de la
société moderne et capable de négocier ses inscriptions aux différents groupes qu’il
traverse. « Pour partir, il fallait, sincèrement, effacer sa mémoire, effacer son vécu.
Une éclipse. Sinon tu ne pars pas », affirme, d’expérience, Fatima, la fille de
Monsieur Ben Ali.
Je détestais la cité et à dix-huit ans je suis partie. Seule. Un soir j’ai franchi la
ligne de démarcation, j’ai rattrapé le bus et je suis partie chez un ami. Quand je
me suis levée le matin, je me suis dit « tu ne peux pas revenir ». J’avais peur
qu’on me regarde, qu’on me juge. Pour pouvoir rester libre, il fallait que j’oublie
la cité. Et j’ai oublié, totalement, pendant un temps. Puis j’ai commencé à revenir.
Les gens du quartier parlaient toujours de Fatima qui est partie de la maison,
« Fatima la fugueuse »… Ils m’ont cassée, ils m’ont humiliée, ils ont humilié mes
parents. Puis ils ont commencé à entendre parler de ce que je faisais. Jusqu’à ce
que je crée une association pour eux. C’est mon cheminement : « je suis partie
mais je reviens »; « je suis partie mais j’ai fait des choses »; « je suis partie mais
je peux vous aider » « Je suis revenue parce que vous me l’avez demandé »…
Maintenant, à l’arrêt de bus, devant la poubelle c’est « Ho ! Fatima ! Y’a rien pour
la cité ? », « Fatima, mon fils est en prison », « Fatima, l’assistante sociale a
téléphoné », « Fatima, ma fille »…
Pour exister et être considéré dans et par les gens de la cité, il faut donc faire
« pour ». Et que faire de mieux que d’écrire l’histoire de la cité, la faire connaître, se
mettre en position de raconter, de revaloriser et de restituer, à chacun, son passé…
À l’heure actuelle, cette posture n’est pas seulement louable et intéressante du point
de vue des sciences sociales, elle fait aussi autorité, permet d’obtenir des
financements et ainsi de légitimer ou imposer une action, une présence, un nom
auprès des habitants. Car un tel projet d’écriture relève aussi, d’ambition
personnelle : « Toutes mes copines ont fait leur livre, je suis la seule à ne pas avoir
le mien ! », jette Fatima. De même, il s’inscrit étroitement dans une quête de
respectabilité et d’honneur, puisqu’il revient à un « je », à un nom, à une famille, de
porter et de rendre visible l’histoire de tous. Un rapport de force se tend alors entre
les habitants : il y a ceux qui seront redevables de leur histoire à d’autres qui l’auront
retracée ; il y a ceux qui pourront se donner le droit de juger et de critiquer le bien
fondé et la finalité de cette démarche ainsi que les soins et les moyens qui lui auront
été accordés.
43
Quitter la cité, c’est perdre cette consistance et devenir un individu, un travailleur
immigré de maigre retraite, de maigre considération, parmi d’autres. C’est se perdre.
Rester dans la cité, c’est lire, chaque jour, le mot des habitants écrit sur les murs :
« merci à Monsieur Ben Ali pour son combat pour la cité »…
La question se pose alors, qui s’avère décisive : écrire l’histoire ou la faire écrire ? Et
alors, par qui ? Car à qui demander d’aller recueillir des témoignages ; à qui
s’adresser pour fouiller les archives personnelles ou publiques ? Qui a légitimité à
questionner, à engager sa réflexion, à écrire pour tous ? Qui peut assumer et faire
usage d’un « nous », sans se mettre en danger face à la critique que ce « nous »
peut représenter ? Et qui court, dès lors, le risque de se déliter.
Car, à l’intérieur même de la cité, des frontières slaloment, esquissent des groupes,
des catégories et produisent l’évitement. Il semble difficile pour les deux jeunes
femmes de questionner directement leurs aînés.
44
difficultés persistent. La première tient aux conditions d’imprécision de la commande,
dont le contenu, les thèmes, les méthodes à développer ne sont pas définis et sont
laissés au gré de l’anthropologue, alors que les modes de diffusion et le statut
d’auteur, par exemple, ne figurent pas dans la convention passée entre les parties.
La seconde difficulté réside dans le malaise de ces deux femmes à présenter leur
projet aux habitants et à introduire et faciliter les rencontres avec la personne
retenue. Il faut donc que celle-ci travaille au porte à porte.
Cet épisode montre bien la méfiance réciproque entre les habitants, mais il montre
aussi leur connivence à mettre à distance « l’étranger ». Celui-ci doit comprendre,
au travers de cette mise en scène d’épreuves symboliques et de dangers imaginés,
qu’il n’appartient pas à cet environnement et que - quelle que soit la façon dont il est
reçu, la qualité des témoignages qui lui sont accordés et confiés - il reste un intrus.
L’alliance des habitants face à l’extérieur est-elle plus forte que leur mésentente ?
45
Par exemple, tenter d’évincer une anthropologue qui figure le « eux » par excellence
en attaquant simultanément les projets d’un membre proche de sa famille qui devrait
figurer un « nous » sinon un presque « je ».
Le conflit dont il est question ici, et sur lequel a échoué le projet initial (recueil
de mémoire des habitants et diffusion), a pris appui sur une confrontation et une
rivalité des rôles d’auteurs et d’acteurs. Il met en évidence la difficulté qu’il y a à
travailler sur une co-présence des uns et des autres dans un processus d’écriture, de
réflexion et d’intellectualisation de l’histoire et des récits de chacun. Les acteurs du
passé, qui témoignent au présent, revendiquent une place, une reconnaissance et
46
une rémunération qui ne leur revient pas forcément. Ces revendications peuvent être
difficiles à honorer et à respecter, d’autant plus qu’elles sont parfois fantasmées et
disproportionnées au regard des rétributions réelles auxquelles peut aboutir un
travail de publication… si rétribution il y a.
Je crois que, pour eux, démolir la cité revenait à détruire leur histoire. C’était
assez contradictoire. Ils nous faisaient part des stigmatisations liées à cette cité
mais en même temps ils voulaient être reconnus en tant qu’habitants de cet endroit
et le garder tel quel. Pour nous, l’enjeu était de permettre aux nouvelles
générations de partir, de se reconstruire une vie indépendamment de cette image
que pouvait avoir la cité.
Cependant, la démolition de l’ancienne cité semble malgré tout jouer son rôle de
« banalisation » et de rupture avec le passé. Le bailleur observe et s’interroge sur
l’avenir :
Je pense que la cité telle qu’elle était peut effectivement s’écrire au passé. Le fait
d’avoir remanié les habitations, ça transforme les modes d’appropriation et ça
propulse les habitants vers l’avenir. Ils avaient très peur de partir, ils avaient
l’impression que quitter la cité c’était quitter leur histoire, mais je crois que même
avec une reconstruction sur place, l’histoire est passée derrière. Ce qui les liait
fortement auparavant ne les lie plus autant. Il y a maintenant des jeunes qui
47
partent, de plus en plus, de plus en plus facilement. Désormais, par exemple, les
gens m’appellent pour des troubles de voisinage. Ce n’était jamais arrivé
auparavant. Il y a de nouveaux modes de communication, de nouvelles formes de
cohabitation. En avoir fini avec ces logements plus que précaires a eu une
influence sur les familles et sur le groupe, peut-être avec un peu plus
d’individualité. Les maisons sont modernes, fermées, spacieuses et ensoleillées.
Chacun dispose d’un jardin ou d’une terrasse et d’une entrée privative. Chacun est
chez soi. Je me demande comment cela va se passer lorsque de nouvelles familles
vont venir. Est-ce que cette cité a un devenir ? Mais peut-être que c’est une fausse
question. Peut-être que la cité commence à perdre de son originalité. Peut-être
qu’on est maintenant dans une cité qui est effectivement banalisée.
48
TROISIEME PARTIE : DES LIEUX DE
MEMOIRES
Mon père kabyle est arrivé en France après le 8 mai 1945, car en Algérie, il y
avait des massacres à ce moment-là, et il est venu juste après. Il était commerçant,
il était boucher à l’époque, sur le boulevard en face de la Générale Sucrière dans
le XVIe arrondissement de Marseille. En 1959, il est parti en Algérie et il a
ramené toute la famille. On est donc venu en famille en 1959 : trois frères, trois
sœurs. Moi, je n’étais pas encore né, je suis né en 1967, puis sont arrivés encore
deux frères et deux sœurs. En 1971, nous sommes repartis à Alger, et pas en
Kabylie, car presque tous les frères et sœurs de mon père étaient décédés pendant
la guerre, il ne restait plus que deux membres de sa famille : lui et son plus jeune
frère. Au moment de l’indépendance, on lui a donné une ferme qui appartenait aux
colons, mais mon oncle n’arrivait pas à l’exploiter tout seul. Donc, il a dit à mon
père : « Soit j’arrête, soit tu viens m’aider »… Et mon père est reparti avec toute
la famille, sauf les deux grandes sœurs qui étaient déjà mariées et qui sont elles
restées à Marseille.
1
Extrait de parcours migratoire recomposé, réalisé à partir d’un entretien avec un membre d’une association berbère.
49
I. Tout au long de Marseille
« De Marseille, je n’ai pas un seul souvenir sans étrangers. Je passais, très jeune,
mes vacances pas très loin de Marseille, dans une campagne près de laquelle
existait un village « tenu » par les Arméniens. Dans la ville même, des quartiers
entiers du centre ville, étaient « tenus » par les Sénégalais, par les Grecs, et tous
près de notre maison, il y avait une véritable « colonie » d’Annamites (…) A quel
étrange transbordement des mentalités ont obéi les gens de cette ville qui
connaissent depuis toujours les étrangers mais pour qui les Maghrébins
d’aujourd’hui ne peuvent en aucun cas ni ressembler ni appartenir aux « éléments
cosmopolites haut en couleurs » des époques passées… ».1
Ce sont aussi des places « fortes », des centralités construites sur de possibles ressources
matérielles et immatérielles. Par exemple, aujourd’hui, la Porte d’Aix est le lieu d’un marché
informel où de nombreux migrants s’arrêtent, achètent, vendent ou regardent, et où des
hommes originaires des Comores se retrouvent et échangent sur la politique du pays et ses
îles. Cette porte en forme d’Arc possède une portée symbolique au-delà des rives, puisque
qu’au pays chacun en a entendu parler, et sait qu’en arrivant à Marseille, il y puisera des
ressources et y connectera des réseaux. De l’autre côté de la Canebière, le quartier de Noailles
est pratiqué par beaucoup comme un lieu de marché « pauvre », il est aussi devenu le centre
des affaires africaines2.
Nous pourrions décliner une liste tel un itinéraire tissé de croisements sociaux allants du cours
Belsunce au marché aux Puces, du quartier du Panier à celui de la Belle de Mai et à la cité
Félix Pyat, ou parc Bellevue, surnommée « Chicago » …
Ce surnom donné par les personnes migrantes à cette cité paupérisée du IIIe arrondissement,
point de passage et d’installation de nombreuses vagues de migrations (algériens, comoriens,
pays de l’est), prend la forme d’un écho, presque un refrain.
1
Jean Jacques Vitton, « Marseille, damier, mémoire » in Méditerranéennes, n° 13, p. 222.
2
Voir : Marie Sengel & Franck Pourcel, De gré ou de force. Noailles à l’heure de la réhabilitation, P’tits Papiers, 2007.
50
Car la langue perdue, réinventée, mixée, les mots colportés, transformés, désignent aussi des
lieux de mémoire au-delà du bâti. Plus largement, il existe des expressions symboliques de
l’immigration telles ces expressions verbales circulant entre les individus et réseaux
d’individus par-delà les « communautés » dans une ville. Ce que l’on pourrait rapprocher d’un
patrimoine immatériel.
« La langue berbère est parlée par plus de 40 millions de personnes, mais elle
n’est pas écrite. On risque de perdre un vrai patrimoine culturel qui existe depuis
plus de 5000 ans. On a pris conscience de ça. Si mon enfant me demande d’où
vient notre famille, je sais lui répondre. Il y a un beau proverbe qui dit : « Quand
je sais d’où je viens, je sais où je vais ». Nos enfants aujourd’hui sont devenus
français, mais ils ne maîtrisent ni la culture de leur pays d’origine, ni celle de
leur pays actuel, leur pays à eux. C’est ici leur pays, ils se sentent d’ici. Mais ils
ont besoin de connaître leurs origines. Et nous, c’est notre devoir, de conserver
quelque chose ».1
L’immatériel devient matière à mémoires, le lieu se dissout en la langue, qui au-delà des
espaces de vie emprunte un chemin trans-générationnel et acquiert une valeur patrimoniale.
Ces deux dimensions nous signifient qu’il ne peut exister un « patrimoine de l’immigration »
en soi, mais bien des formes, expressions et traces multiples. Quelles peuvent être alors ses
traductions ? Et surtout, existent-ils des traces visibles où tous s’accorderaient pour dire :
« ceci constitue un patrimoine collectif » ? De plus, ce terme prend différentes dimensions
selon qu’il est envisagé du point de vue des archivistes ou techniciens du service du
patrimoine, du point de vue des historiens, du point des sociologues, et encore plus du point
de vue des populations.
1
Extrait d’entretien avec le responsable d’une association berbère.
51
restent muets face au thème d’un patrimoine de l’immigration dans la ville, de ses empreintes
visibles et de ses traductions possibles. Quand il y a réponses, elles sont d’ordre architectural
et se limitent aux traces de l’architecture coloniale : cariatides asiatiques ou atlantes
africaines ; tombes coloniales au cimetière Saint Pierre ; maisons de style colonial ; escaliers
de la gare Saint Charles avec ses sculptures “orientales” ouvrant sur la ville…
Ces traces tangibles témoignent de comment Marseille voyait alors l’étranger. Mais si elles
peuvent constituer un patrimoine, c’est bien celui de la colonialisation, patrimoine qui se
légitime par des critères d’authenticité et d’esthétisme établis par des experts. Nous sommes
là dans une acception classique du patrimoine qui obéit à un inventaire et fixe des valeurs
proche d’une muséographie.
Mais quel intérêt y a t’il à fixer et cerner des supports tangibles, si ce qui fait « patrimoine »
est désigné par un groupe « dominant » et verse dans la folklorisation ? Ou encore ne repose
que sur des critères esthétiques, sur ce qu’on retient du « beau » ?
Le simple fait de pluraliser le terme « mémoire » signifie bien qu’un même lieu peut accueillir
des investissements mémoriels multiples, tant au niveau des origines qu’au niveau de ses
fonctions (accueil transitoire3 ou d’urgence, hébergement ou logement, commerce et
sociabilité), et aussi de ses représentations évoluant au cours du temps. Ainsi, nous pouvons
saisir à partir d’un seul lieu géographique les différentes strates historiques de la migration.
1
Extrait d’entretien avec la directrice des musées de Marseille.
2
Voir à ce sujet le travail de Manuel Charpy et Souley Hassane, Lettres d’émigrés, éd Philippe Nicolas, 2004.
3
Voir le roman d’Anna Seghers, Transit, Biblio poche, 2004.
52
II. Lieux de l’immigration
Les lieux de mémoires sont à différencier des lieux de l’histoire : qu’est-ce qui fait
mémoire dans l’histoire de l’immigration, et de quelle mémoire parle-t-on ou retient t-on
(partagée, intime, privée, reconnue…) ? En quoi ces lieux de mémoire sont-ils reliés à du
contemporain, à des pratiques et usages vivants ?
Marseille, ville du Sud et des suds, liée depuis des siècles à ces voyageurs et commerçants qui
ont construit le destin de la cité phocéenne, voit, au début du XXe siècle, arriver sur ses quais
des hommes et des femmes venus des quatre coins du monde : de l’Extrême-Orient, du
Maghreb, du Levant, des Caraïbes et d’Afrique noire. Toutes les identités se croisent dans
cette « capitale de l’empire colonial » qui va être le relais entre la métropole et les outre-mers
pendant plusieurs décennies1. C’est par centaines de milliers qu’ils arrivent pour travailler ou
combattre, s’installer en tant que réfugiés, rapatriés ou militants, s’intégrer ou fonder un foyer,
faire étape avant de partir pour les Amériques.
« Il faut dire que Marseille est une ville cosmopolite et multiculturelle. Les
Kabyles ont beaucoup apporté au développement socio-économique de notre ville
car tous les grands travaux pénibles, les travaux les plus durs ont toujours étaient
faits par les populations immigrées. Dans le bâtiment, c’est eux, dans le
déchargement des bateaux, c’est eux, dans les routes, c’est eux… Dans tous les
secteurs pénibles, il y a toujours une forte population maghrébine».2
Nous présentons ici des lieux repérés à travers l’étude de l’histoire longue de la ville, et ce en
reprenant la typologie proposée par le comité scientifique de la recherche. Bien sûr, cet
« inventaire » n’est pas exhaustif. Il est construit à partir d’une analyse approfondie de
nombreux ouvrages sur l’histoire de l’immigration à Marseille et ses composantes socio-
urbaines, mais aussi à partir des entretiens réalisés.
De nombreux « camps » ont accueilli des migrants. Mais rien ne rappelle aujourd’hui
à Marseille, ces camps où ont été rassemblés les Arméniens en 1923 (camp Oddo dans les
quartiers nord3) ou le camp du grand Arenas 4 ; ni ceux où l’on a cantonné au lendemain de la
seconde guerre mondiale les travailleurs algériens (camp Lyautey) ou vietnamiens (camp
Colgate au sud de la ville) ; ou encore le camp Victor Hugo que les réfugiés russes5 et
arméniens surnommaient « Voskori Kemp » soit « le camp des os », car il était situé près d’un
incinérateur de chiens. Il est à noter que la plupart de ces camps d’hébergement de transit
étaient auparavant des camps militaires.
1
Cf., Marseille porte du Sud. Un siècle d’histoire coloniale et d’immigration, La découverte, 2005.
2
Extrait d’entretien avec le responsable d’une association berbère.
3
Il existe une abondance de documents sur le camp Oddo. En 1923, il concentre 3369 réfugiés, soit 80 personnes par
baraquements. Il est évacué en avril 1927. En 1923, sur 817 hommes réfugiés, on trouve 460 cultivateurs, 113 journaliers, 48
cordonniers, 36 forgerons.
4
Voir Temime Emile, Deguigné Nathalie, Le camp du Grand Arénas Marseille, 1944-1966, Autrement, 2001.
5
Nombreux exilés politiques russes vont échouer à Marseille (début 1920) : les entrées s’échelonnent sur une durée de plus
de 4 ans de 1921 à 1926. Les réfugiés reçoivent un certificat provisoire d’identité, quelques centaines s’entassent dans des
camps d’accueil : dans le camp Victor Hugo près de la gare St Charles, ils seraient plus de 350 en avril 1925. À Marseille, un
office des réfugiés russes est mis en place, il fonctionne encore après 1930.
53
2. Des lieux de triage :
- L’île du Frioul a pendant un temps rempli la fonction de lieu de mise en quarantaine pour les
étrangers. Avant leur débarquement à Marseille, les passagers devaient demeurer trois jours
sur l’île qui ne pouvait recevoir que 300 personnes. Un service médical procédait aux
vaccinations et désinfections, en réalité, il s’agissait simplement d’un épouillage et d’une
douche1.
- La gare maritime : elle a accueilli des vagues et des vagues de migrants depuis 1958, et a été
détruite dans le projet Euroméditerranée2.
1
Cf. Lydie Belmonte, La Petite Arménie. Histoire de la communauté arménienne à Marseille, Jeanne Lafitte, 2004.
2
Euroméditerranée est une Opération d’Intérêt National visant à faire de Marseille une métropole de premier plan au sein de
la "zone de prospérité partagée" décidée par l'Union Européenne et 12 pays méditerranéens dans le cadre du processus de
Barcelone. Lancé il y a dix ans, le projet Euroméditerranée vise à faire de Marseille un centre tertiaire méditerranéen et de
portée internationale.
3
Extrait d’entretien avec la directrice des musées de Marseille.
4
Un communiqué officiel du ministère de l’intérieur le 22 avril 1975 qualifie le centre d’Arenc de « centre de transit pour
étrangers en situation irrégulière ». On apprend que ce centre existe depuis 10 ans, près de 300 étrangers y sont passés en
1974, ils se répartissent en 3 catégories : Les voyageurs qui arrivent de leurs pays par bateau ou avion et qui ne remplissent
pas les conditions pour être admis sur le territoire français ; Les ressortissants étrangers qui font l’objet d’une décision
administrative d’expulsion, ils ne seraient que 5% ; Ceux qui ont réussi à pénétrer clandestinement sur notre territoire et à s’y
maintenir. CF Alex Panzani, Une prison clandestine de la police française (Arenc), Ed François Maspero, Cahiers Libre,
1975.
54
3. Des lieux de vie :
Les hôtels meublés accueillant principalement des personnes immigrées et qui de Varian Fry1
aux Chibanis marquent l’histoire de Marseille : par exemple l’hôtel du Fétiche, situé rue du
Baignoir à Belsunce, et détruit en l’an 2000 lors de la réhabilitation du quartier.
- Des cités HLM2 :
La Cité Bellevue, située dans le IIIe arrondissement, a porté différents noms : « Cité
Bourguiba », « Cité verte ». Elle est surnommée « Chicago » par de nombreux immigrés qui y
ont « habité » le plus souvent dans les premiers temps de leur arrivée à Marseille. La rue Félix
Pyat qui la longe est un symbole de l’habité immigré pour plus d’un siècle.
La Cité des Flamands dans le XIVe où une rue a été renommée du nom d’un marchand kabyle
« Monsieur TIR », un « marchand de biens » au sens de bienfaits…
La cité des Rosiers, une copropriété dégradée du XIVe arrondissement, dessinée en 1957 par
l’architecte Jean Rozan, où vivent actuellement 3 000 personnes. Cet ensemble vient d’être
labellisé par le Ministère de la Culture « Patrimoine du XXe siècle ».
- Des quartiers :
A Marseille, presque chaque quartier révèle, si on l’écoute, une mémoire liée à l’immigration.
Certains reviennent en boucle, au-delà des parcours singuliers, telles des bornes signalant des
fixations en des itinéraires urbains.
Mais certains territoires font ou ont fait l’objet de productions écrites spécifiques, et sont donc
repérés comme faisant partie de l’histoire de l’immigration, tels :
1
Varian Fry aida à lever des fonds pour soutenir les mouvements antinazis. Juste après l'invasion de la France, il se rendit à
Marseille comme agent de l'Emergency Rescue Committee, sa mission était d'aider des militants trotskystes et anti-Nazis à
fuir l'Europe. Malgré la surveillance du régime de Vichy, il cacha de nombreuses personnes à la Villa Bel Air et les aida à
s'enfuir. Plus de 2 200 personnes se réfugièrent au Portugal, avant de se rendre aux Etats-Unis. D'autres passèrent par la
Martinique. Cf. « La liste noire », Plon, 1999.
2
Beaucoup d’ouvrages ont été produits par les associations et les centres sociaux des cités HLM à partir des années 1980
jusqu’à 2000. Ce corpus constitue une potentielle mémoire à explorer.
3
Extrait d’entretien avec un membre d’une association comorienne.
4
On trouve une présence arménienne en France dès le XIIe siècle, et surtout à Marseille. Il y a un mouvement d’immigration
individuelle jusqu’au XIXe siècle, auquel succède une immigration politique. En 1935, on compte 14000 arméniens à
55
Le quartier de l’Estaque situé dans le XVIe arrondissement : on y retrouve essentiellement de
l’habitat ouvrier et des zones regroupant des populations immigrées : des Espagnols au Rio
Tinto ; des Italiens aux Tuiliers ; mais aussi le bidonville de Chouiss1, désigné comme un
village kabyle, qui a été rasé et remplacé par une opération de logements. Ce quartier
constitue une mémoire encore vivante pour les dockers algériens. Plus globalement, le XVIe
arrondissement de Marseille rassemble des quartiers ouvriers classiques, autrement dit,
« usiniers » ; l’interpénétration de l’espace productif et de l’habitat leur a donné une
configuration à part dans la ville2.
« Il y a des personnes qui habitent ici depuis les années 1950. Ils se sont situés là
en raison de leur lieu de travail. On peut constater qu’il y a sur ce secteur la
Générale Sucrière sur la rue de Lyon. Moi qui suis d’origine Kabyle, je connais
plus d’une centaine de personnes qui vivent avec leur famille là-bas et qui ont
travaillé pour la Générale Sucrière. Malheureusement, beaucoup sont
aujourd’hui décédés. Et puis à côté de la raffinerie de sucre, sur le chemin du
Capitaine-Gèze (allée qui va du marché aux Puces à Sainte Marthe), il y avait les
huileries de Marseille. Du côté du Rove, il y avait des mines, et à Gardanne, des
mines aussi. Et de l’autre côté, le port car il y avait beaucoup de dockers. Ils
essaient toujours de rapprocher les lieux de travail et de logement ».3
« Jusqu’en 1975, les quartiers nord étaient des bidonvilles, des baraques. En
1972, c’est le lancement de la campagne de Chaban-Delmas pour la résorption
des bidonvilles. On construit donc des cités de transit et on demande alors aux
immigrés de se « convertir » à l’hygiène et à la modernité des appartements. Mais
la communauté n’a pas été déplacée, ils sont passés des bidonvilles aux cités de
transit construites à côté. La population immigrée est restée sur place malgré
l’injonction à la mixité ».5
Marseille. Dans la rue Sainte Barbe, ils représentent 45% de la population résidente. Ils travaillent comme manœuvres dans
les huileries, les savonneries, les sucreries du port. Cette population se concentre principalement en deux zones : une zone
prolétarienne (Joliette, Saint Charles, Saint Antoine, L’Estaque, Saint Loup) ; et une zone commerçante à Saint Julien et à
Beaumont.
1
Cf. Emile Temine, Migrance, Edisud.
2
Cf. Michel Anselme, « La formation des quartiers nord de Marseille et leur « crise » », in Du bruit à la parole , l’Aube,
2000.
3
Extrait d’entretien avec le responsable d’une association berbère.
4
Op cit. Michel Anselme.
5
Extrait d’entretien avec le directeur de l’Amicale des Algériens.
56
4. Des lieux de travail :
Les verreries, huileries, savonneries, minoteries, tuileries et raffineries de sucre ont vu passer
dans leurs murs les travailleurs italiens, puis les travailleurs algériens, essentiellement
Kabyles. Au début du XXe siècle, les « indigènes » algériens sont peu nombreux, ils sont
domestiques ou colporteurs. Les premiers immigrés du travail viennent en 1907 pour briser un
mouvement de grève des ouvriers français et italiens dans l’industrie de l’huilerie. Cette
pratique s’intensifie face aux agitations sociales de 1910 : des grèves ont lieu dans des
raffineries de sucre en février, les usines ré-ouvrent avec des équipes partie de non-grévistes
et partie d’ouvriers kabyles. En mai 1910, dans la raffinerie de la Méditerranéen, on compte
sur 240 ouvriers, 55 femmes et 130 « arabes ».
« La première grosse vague remonte à 1907. Il y avait les ouvriers italiens dans
les huileries qui faisaient grève, les patrons ont fait appel à la main d’œuvre
étrangère, et la plus appropriée était la main d’œuvre Kabyle, car ils ont constaté
qu’ils étaient fort travailleurs. Ils ramènent alors 13 000 ouvriers pour les
raffineries, les savonneries et les huileries de Marseille (…). Ils sont ensuite
restés, et d’autres amis, d’autres villageois les ont rejoint ici. Mais ils ne
pensaient pas s’installer, ils pensaient rentrer. Ils ont contribué politiquement et
économiquement à l’histoire de la France. Ça a changé après la seconde guerre
mondiale. Et une fois que l’Algérie était indépendante, 80% était pour
l’indépendance, les premières familles ont commencé à rejoindre les pères et
c’étaient des Kabyles. Parmi les Harkis, il y avait au moins un tiers de Kabyles, et
eux ils ont préféré rester en France car ils avaient peur d’être tués en Algérie.
Mais une fois sur le territoire français, on les a marginalisé, oublié, on les a mis
dans des camps perdus jusqu’aux années 1998 1999... ».1
- Le port industriel et les docks qui embauchèrent des travailleurs africains, puis comoriens :
On trouve beaucoup de marins d’origine africaine venus de Somalie ou d’Afrique occidentale,
ils sont généralement en bas de l’échelle travaillant dans les soutes, ce sont des hommes seuls
logeant en meublés ou louant des chambres chez l’habitant quand ils quittent le navire. Un
rapport2, datant de novembre 1942 établi au moment où le port cesse pratiquement ses
activités, chiffre le nombre total de dockers au plus bas à 4 768 individus, dont : 2 012
Français (hors algériens), 896 Nord-africains (avec une dominante kabyle forte), 15
Marocains et Tunisiens, 757 Italiens (avec une dominante méridionale très marquée), 307
Espagnols, 529 Turcs (il s’agit d’Arméniens dans la plupart des cas), des Grecs, Russes et
Maltais.
- Les lieux de recrutement : La place Sadi Carnot, située au coeur de rue de la République
dans le IIe arrondissement, accueillait le siège des compagnies maritimes qui recrutaient alors
les marins « étrangers ».
1
Extrait d’entretien avec le responsable d’une association berbère.
2
E mile Temine, Migrance, tome 2, Edisud.
57
5. Hors Marseille
Pour cette recherche, l’unité d’analyse retenue, soit la ville de Marseille, pose
question. Il semble pertinent d’élargir l’échelle territoriale, ou du moins de ne pas s’y
circonscrire absolument, car des lieux et projets ont été repérés en dehors. De plus en étudiant
les parcours migratoires, le regard du chercheur est attiré par d’autres territoires. Ceci est
particulièrement juste concernant les travailleurs agricoles immigrés. Aux alentours, d’autres
pistes s’ouvrent alors :
- Dans les années 1930, les grands ensembles industriels qui utilisent les travailleurs étrangers
sont en périphérie de Marseille, comme par exemple des chantiers navals à la Ciotat ou à Port-
de-Bouc, et l’industrie aéronautique qui apparaît en 1938 vers l’Etang de Berre.
- À Aix-en-Provence : le bidonville des abattoirs qui alors réunissait 350 personnes sur un
terrain où s’est construit à présent l’énorme Pasino. L’association Anonymal travaille à
réactiver cette mémoire perdue à l’aide d’une série d’interviews réalisées depuis 20021. Les
porteurs du projet sont d’origine algérienne et ne connaissent pas les années qui séparent
l’arrivée en France de leurs parents et grands-parents et leur installation dans la cité HLM.
Belsunce est un lieu emblématique. Ce quartier est un véritable lieu de migrations du point de
vue historique mais aussi social. Il suscite et a suscité de nombreux récits littéraires,
historiques et sociologiques. S’il était le lieu de promenade et de vie de la bourgeoisie
marseillaise au XIXe siècle et ce depuis le règne de Louis XV (de nombreux hôtels
particuliers datant de cette époque rappellent encore aujourd’hui ce passé)3, il devient à la fin
1
Voir le film « Reflets de mémoires », association Anonymal, Aix-en-Provence, et Cf. partie II.2 de ce rapport : « Faire face
au silence et le respecter ».
2
Temine Emile, Marseille-transit : les passagers de Belsunce, Autrement, 1995, p. 116.
3
Le quartier Belsunce et son cours, le cours Belsunce, sont construits à partir de 1670, dans le cadre des travaux
58
du XIXe un lieu frontière entre les quartiers bourgeois du sud de la ville et les quartiers
ouvriers du Nord.
Au cours du XXe siècle, Belsunce recueille et accueille des vagues successives de migrants
dont la présence, même passagère, marque le quartier : des migrants à la recherche d’un
travail, dont de nombreux Italiens qui s’installent dans le quartier et celui du Panier ; à l’entre-
deux-guerres, des réfugiés politiques fuyant leur pays (Russes blancs, Italiens anti-fascistes,
Arméniens, Espagnols…) qui ne font que transiter ou qui s’installent ; à la décolonisation, des
rapatriés en provenance du Maghreb, d’Afrique noire, et du Sud Est Asiatique…
« Sas migratoire », « lieu clos en centre ville », « lieu frontière », ce quartier est toujours
qualifié de manière particulière tant par les habitants marseillais, que par les acteurs sociaux
ou les chercheurs s’y intéressant. Quartier de l’immigration vivante, il est identifié dans
l’imaginaire marseillais, et surtout dans les représentations de ceux qui n’y habitent pas,
comme un « quartier arabe »1. Cette désignation est bien loin de la réalité sociale, économique
et migratoire. En effet, différentes communautés s’y côtoient et la population reflète une
mixité des origines.
« Quartier arabe, les Français disent « quartier arabe », il est arabe, il est
ethnique, il y a toutes les origines, mais on dit « quartier arabe » parce qu’on voit
plus de boutiques arabes, voilà !».2
Ce quartier a été et est l’objet d’une réhabilitation3, qui s’est traduite par l’expropriation des
populations immigrées, principalement celles les plus âgées, vers les quartiers périphériques.
Ainsi, les micro-lieux de mémoire de l’immigration ont été recouverts ou détruits tel le
premier bain de la ville installé rue Thubaneau, ou des cinémas destinés aux immigrés
algériens. Pour certains habitants, Belsunce perd son âme tout comme le quartier du Panier,
où les opérations urbanistiques « cleanent » les façades et diluent la présence « étrangère ».
d’agrandissement de la ville vers l’Est et le Sud. Le cours Belsunce, construit avant la Canebière, marque l’ébauche d’un
tracé liant le Nord et le Sud de la ville. Ce lien sera concrétisé plus tard avec le prolongement du cours Belsunce à partir de
ses deux extrémités ; au nord avec la rue d’Aix débouchant sur l’entrée de la ville et son Arc de triomphe inauguré en 1833,
et au sud avec le cours Saint Louis (construit en même temps que le cours Belsunce) et la rue de Rome débouchant sur la
place Castellane et le début de l’avenue du Prado.
1
Dans une enquête datant de 1994, il apparaît que sur la population globale de Belsunce, deux nationalités sont
majoritairement représentées : les ménages de nationalité algérienne à 44% et ceux de nationalité française à 41 %. Les 15%
restant se répartissent en nationalité sénégalaise, tunisienne, turque, comorienne. In A. Talbourdeau, Analyse de la
population. Appui méthodologique. Secteur PRI, centre ville Marseille, ARELFA Développement et communication sociale,
1994.
2
Extrait d’entretien avec la directrice d’une association d’insertion pour les femmes immigrées.
3
Belsunce connaît des opérations de réhabilitation depuis 20 ans. La première « OPAH Belsunce Préssencé » a été mise en
place en 1983. Aujourd’hui, après un renforcement de ces opérations de réhabilitation, Belsunce est plus que jamais un enjeu
pour le centre-ville de Marseille, notamment au travers du « projet centre-ville » mis en place par la municipalité depuis 1997
qui vise, par une action sur l’habitat, le commerce et les espaces publics à faire revivre le cœur de Marseille. Belsunce est un
quartier relativement petit : par sa taille, 38,3 hectares, et le nombre de ses habitants, environ 8 600, soit environ un centième
de la population totale de la ville.
59
« Belsunce est un quartier charnière et d'articulation de la ville : il est au
carrefour des voies de communication ferroviaires, portuaires et routières. C'est
un « sas » migratoire, tant pour les ressortissants étrangers qui arrivent ou
repartent, que pour les mouvements entre les extérieurs et le centre de la ville.
Dans la perspective d'Euroméditerranée, Belsunce délimite l'ancien du récent.
Plusieurs projets le concernent dans le Plan global de rénovation urbaine. Dans
toutes ces procédures en cours depuis une dizaine d'années, nous cherchons à
repérer celles qui permettent l'expression des populations qu'elles concernent. Or,
bien souvent, ce sont plus des spéculations sur les populations à venir, à attirer
dans le quartier, que celles qui y habitent dont on entend parler ».1
A qui s’adresse donc cette rénovation ? Où se situe la participation ? Qu’en disent les
habitants et que fallait-il préserver à leurs yeux des murs, des usages, des mémoires vivantes
qui se prolongent dans leur présent ? Qu’en est-il des nouveaux arrivants, que savent-ils de la
mémoire du lieu ?
« La rénovation n’est pas pour les gens qui habitent, c’est pour une future
population, comme ce qu’ils ont fait de la rue Thubaneau, qui est totalement
déserte et qu’on appellera la rue des galeries, c’est mieux ! Or il y avait de quoi
faire. Il y avait l’ancien hammam, ils auraient pu le restaurer en tant que
patrimoine de Belsunce, parce que c’était le premier bain, rue Thubaneau, avec
les arcades à l’intérieur, cette architecture qui datait de l’époque gréco-romaine,
ça pourquoi l’avoir démoli et fait une façade bétonnée et lisse ? (…) Rue du
Baignoir, on est allé rencontrer un pionnier des Africains noirs à Marseille,
c’était son habitation là, tous ses enfants sont partis, il a gardé cette chambre.
Ces hôtels meublés avec ces lits pleins de poupées sur les coussins, tous leurs
trésors sont dans ces chambres, sont là. Ce que je vais dire peut paraître
contradictoire, d’une part que ces hôtels soient rasés pour construire la
bibliothèque, je veux bien parce que la bibliothèque est devenu un poumon, tous
nos enfants y vont, mais il y a eu la destruction des rues derrière, on a spolié des
gens en leur murant la porte quand ils ne voulaient pas vendre à la ville. Les
mémés et les pépés ont été déplacés en maison de retraite. La maison de retraite
qui est juste en face du commissariat du premier, normalement là c’était la
nouvelle CAF. Par la force des choses, il fallait bien placer ces gens tout en les
laissant dans leur quartier, ils les ont mis là, pour pouvoir raser après… Et
pourquoi avoir enlever la façade de l’Alcazar2, de loin c’est identique, mais de
près c’est du faux… C’est pas rien quand même, ça fait partie du music-hall où on
a vu défiler des sommités. En face au début de la rue, il y a une porte juste à côté
de la pâtisserie tunisienne, c’est une superbe porte avec des moulures, elle n’est
pas restaurée pour la mettre en avant ? Est-ce que la rôtisserie à côté va sauter,
je suis certaine que la réhabilitation n’est pas finie. On ne peut pas mettre un truc
futuriste et laisser la rôtisserie Hallal à côté, ça ne me rentre pas dans la tête,
c’est trop paradoxal, je ne sais pas qui va sauter des deux : la rôtisserie ou la
pâtisserie, mais je pense que c’est plutôt la rôtisserie ! À côté, vous avez un
marchand, un hangar à l’intérieur, tout ça c’étaient des auberges avant. Belsunce
est plein d’auberges datant du début du siècle, on comprend mieux l’étroitesse
1
Extrait d’entretien avec le directeur du centre social de Belsunce, Journal La cité, 2006.
2
L’Alcazar était une salle de spectacle située sur le cours Belsunce, près de la Canebière. Cette salle vit plusieurs artistes
célèbres du xxe siècle.
60
des rues, parce qu’il n’y avait que les chevaux qui passaient ».1
Si ce territoire nous intéresse particulièrement, c’est parce qu’au regard de notre recherche,
Belsunce condense des parcours migratoires invisibilisés, donc une mémoire niée, un
patrimoine urbain réhabilité et en permanente réhabilitation. Et surtout, parce qu’il est
aujourd’hui l'espace de nombreuses actions mémorielles qu’elles s’expérimentent sous forme
d’action sociale et culturelle, ou sous la forme d’une intervention artistique comme d’une
oeuvre produite à partir du lieu.
Ces actions sont à nos yeux ce que nous appelons des contre-pouvoirs, elles réactivent des
mémoires de l’immigration que l’espace public, celui de la ville et de ses représentants,
invisibilise ou ne peut entendre. Elles font remonter des contre-représentations et des contre-
histoires. Cette fonction de la mémoire comme contre-pouvoir face aux décisions politiques et
aux institutions est particulièrement intéressante. Nous avons pu la repérer à travers différents
projets menés ainsi que dans le discours de plusieurs acteurs.
« Au départ, un bidonville rasé et ensuite une cité qui a aussi été rasée et
reconstruite. Les repères pour les enfants changent sans cesse, le changement de
lieu est créateur d’angoisse, mais la mémoire est dans chaque habitant, ce qui
leur donne un contre pouvoir face aux politiques ».2
« Pour les lieux de l’immigration, l’histoire est encore à inventer. Ce qui est le
plus important, c’est ce que racontent les gens, les personnes. Les travailleurs
sociaux sont des « lieux » de mémoire qui représentent un contre-pouvoir qui
souvent dérange les politiques. Pour moi, les lieux de mémoires sont ceux où il y a
une absence de trace, car les traces tangibles ont été effacées, bousculées,
déplacées, détruites et reconstruites, renommées, forcées à l’invisibilité par les
institutions. Dans ce « brouillage » effectivement ne perdurent que les récits
individuels, ce que racontent les gens sur un lieu, l’oralité… ».4
1
Extrait d’entretien avec la directrice d’une association d’insertion pour les femmes immigrées.
2
Extrait d’entretien avec un artiste dessinateur d’origine algérienne ayant vécue dans la cité Bassens.
3
Cf. Colloque, « Identités, parcours, mémoire », Drac-Acse, juin 2007.
4
Extrait d’entretien avec un artiste dessinateur d’origine algérienne ayant vécue dans la cité Bassens.
61
Si des contre-représentations, des contre-histoires peuvent s’élaborer à partir de matériaux
oraux, elles peuvent aussi prendre la forme d’une œuvre ou d’un geste artistique et ouvrir le
champ à des productions culturelles.
Le projet « D’un seuil à l’autre »3 est une intervention artistique au sein d’une résidence
sociale4. Telle une archéologie symbolique, il enterre dans le hall d’entrée de la résidence une
cage en verre enfermant deux portes de chambre issues des premiers foyers Sonacotra ouvert
en France. Ici, la mémoire de ces premiers lieux d’hébergement « temporaire » des
travailleurs immigrés est réactivée à chaque passage, elle est inscrite comme un vestige en
chaque pas… Le sas migratoire fait écho au quartier Belsunce et interroge le temporaire
(logement temporaire qui dure, condition précaire qui dure…) face à la volonté de pérennité.
1
G. Ascaride, S. Condro, La ville précaire. Les isolés du centre-ville de Marseille, L’Harmattan, 2001.
2
Dans l’histoire de l’immigration, il existe une vraie rupture entre l’immigration des travailleurs post-coloniaux et
l’immigration familiale. Certains Chibanis n’ont plus de famille au pays ou n’en n’ont jamais eu. Cette population a la
particularité de vieillir dans l'immigration avec sa propre histoire. Son vieillissement a commencé depuis déjà vingt ans, et ce
n'est que récemment que le problème est posé lors d'évènements particuliers comme la revalorisation des pensions de retraite
(loi Chevènement 1998) ou la commémoration du débarquement de Provence en août 2004. Mais qu’en est-il des multiples
facettes que revêt la vieillesse dans l’immigration ?
3
Cf. Martine Derain, D’un seuil à l’autre, éd Courte échelle / Transit, 2007.
4
La Sonacotra a changé son nom en 2007, elle s’appelle désormais Adoma. Elle propose un logement temporaire à « ceux
qui ne peuvent accéder à un logement social ou traditionnel », à ceux qui sont confrontés au chômage et à la précarité » et aux
travailleurs aujourd’hui retraités. 2000 places seront mises prochainement en chantier sur tout le territoire. Le premier foyer,
devenu Résidence du Parc, a été réhabilité et inauguré le 26 janvier 2007. La résidence sociale Le Parc 2, 35 rue de Pressensé
à Belsunce, comprend 26 logements et a ouvert ses portes le 13 février.
62
Une porte se refermant, entr’ouverte, 1974, la suspension des autorisations de
travail pour la main d’œuvre étrangère. Rentrer au pays ou faire venir la
famille ? « Ni il s’en est allé ni il est resté, ni il est resté ni il s’en est allé »,
chante Slimane Azzem ».1
Mais par-delà la forme esthétique et le geste artistique, il s’agit là d’un travail sur la mémoire
de l’institution « Sonacotra », institution qui a du mal à mettre en lumière les trous noirs de
son histoire guidée par la politique de l’immigration. L’artiste raconte le cheminement de ce
travail, son origine et sa portée. Nous la laissons parler :
« L’histoire des portes qui s’ouvrent et qui se ferment pour tous les gens que j’ai
rencontré ça parle, ça fait sens, surtout une porte qui se ferme d’ailleurs, c’est un
symbole universel. Ce qui nous a intéressé, c’est le bâtiment en lui-même À
l’époque, le maire de Marseille clamait partout qu’il voulait faire revenir ces
fameux « vrais marseillais contribuables », et l’on voyait une résidence Sonacotra
construite sur un terrain de Marseille Aménagement2 à Belsunce. C’est l’écart
entre ce geste et le discours qui nous a intéressé. Evidemment ce n’est pas rien de
parler de ça, c’est très émotionnel. On avait élaboré une première version du
projet très pathos qui travaillait avec les paroles des résidents, et là on s’est dit
qu’on se perdait, qu’on était en train de faire de l’humanisme à trois sous.
Valoriser le bâtiment Sonacotra, outil de l’Etat et outil répressif quand même -
n’oublions pas que ces gens continuent à fourguer leurs fichiers à la police des
frontières à l’heure actuelle- donc, on ne pouvait pas d’un seul coup mettre la
parole des hommes sur le bâtiment de l’Etat. On a juste fait une forme qui parle
d’une maison, d’un type de bâtiment. Les appartements sont très biens, les gens
sont ravis, c’est en centre-ville, ce n’est pas un bâtiment stigmatisé. Avant on
voyait « Résidence Sonacotra », là il y a juste « Résidence Parc 2 », c’est tout. Ce
qui m’a fait travailler avec eux, c’est cette volonté quand même de dé-stigmatiser,
dés-enfermer, qui est essentielle. Donc de se servir de cette résidence comme un
sas, un relais. Il y a des vieux sortis de meublés, il y a trois familles sorties des
meublés pourris du quartier Belsunce. Ces gens m’ont dit qu’ils soufflaient, qu’ils
se posaient…
Tout au long du projet, les ouvriers ont senti quelque chose avec le fait de garder
l’histoire d’un bâtiment dont beaucoup ne savaient même pas ce qu’ils
construisaient. À chaque fois que je voyais celui qui allait faire le béton ou le
serrurier, j’étais obligée de présenter le projet. Et des choses se sont passées avec
les ouvriers qui pour la plupart étaient des Algériens.
La Sonacotra reprend à son compte le projet à présent et c’est tant mieux. Mais
j’ai bataillé, car ils voulaient me faire enlever la porte qui se referme, justement
celle qui parle le plus. Car ils disaient : « c’est l’Etat qui décide la fin de
l’immigration ». Oui mais quand tu regardes le registre, c’est à ce moment-là que
la Sonacotra entreprise se dit : « Qu’est-ce que je deviens ? L’Etat arrête
l’immigration et moi qu’est-ce que je fais ? Comment je gagne ma vie ?». A la fin,
quand ils ont vu que c’était un projet difficile, ils ont dit : « On n’a qu’à l’appeler
« Porte de 1994 » qui est une porte qui s’ouvre à tous les démunis… ». Donc, ils
voulaient faire sauter la porte de fermeture pour n’avoir que des portes ouvertes.
1
Martine Derain, D’un seuil à l’autre, Ed la courte échelle, 2007, p.45.
2
Société d'économie mixte, Marseille Aménagement est née en 1991 de la fusion de la Société marseillaise mixte
communale d’aménagement et d’équipement (Somica), et de la Société anonyme d’économie mixte de la bourse (Saiemb),
Jean-Claude Gaudin en est son président actuel.
63
J’ai dit : « Moi à ce prix-là je ne le fais pas, on rebouche le trou peu importe,
mais il n’y a pas que des portes qui s’ouvrent dans votre histoire, il y en a qui se
ferment aussi ».
C’est vraiment symbolique sur le quartier. L’installation existe à tel moment, mais
il y a aussi des autres espaces comme les sites Internet et des présentations
publiques, des lectures que je fais et qui sont des parties du projet. C’est juste que
ça soit là, dans un lieu de passage, donc très discret, que les gens aient la
possibilité de ne pas le voir. D’habitude ici tu creuses, tu as des amphores
grecques, là tu as des portes standard isoplanes. Je ne voulais pas être dans le
côté misérabiliste, même si la séparation entre ceux qui ont le pouvoir et ceux qui
ne l’ont pas demeure… Le recueil de paroles était par rapport à l’autorité, ce qui
revenait était de cet ordre, ce que l’Etat français a fait et en mon nom, moi qui
suis française, cela m’intéresse. Quand ils disaient : « Je ne suis pas chez moi
dans la France, mais je suis chez moi dans la chambre », ça m’intéressait… Le
registre, la Sonacotra l’a retrouvé au cours du travail, ils ont fait remonter des
archives. Puis il y avait une série de cartes postales datant de 1975 de tous leurs
bâtiments. Maintenant, grâce aussi à la Cité de l’immigration, ils font attention à
ces archives-là. Les registres d’origine, 1959, étaient au fin fond d’un placard
pourri ou dans le coffre d’un gérant de foyer, un document sans valeur alors
que…
Ce geste d’archéologie symbolique est relié à la mémoire de cette institution, qui
a une petite tendance à vouloir effacer, à vouloir oublier. Ce travail m’a amené à
chercher comment c’était représenté à l’époque, et ce n’était pas représenté.
J’adore les trous de l’histoire en images, quand ce n’est pas représenté, cela a
énormément de sens. Ils faisaient vaguement 2, 3 photos du début de la
construction. C’étaient des lieux qu’on ne montrait pas, jusqu’à cette opération
des cartes postales en 1974 qu’ils donnaient aux locataires. Mais c’était de la
publicité, les mecs écrivaient de l’autre côté, quand ils savaient écrire, c’étaient
des bâtiments dont on était fier à l’époque. À un moment, je pense sincèrement
que les gens étaient fiers de ce type de logement, car effectivement ils sortaient
des bidonvilles, on ne peut pas juger… Puis j’ai aussi les représentations des gens
eux-mêmes et c’est pour cela que je suis arrivée jusqu’au photographe de
Belsunce qui faisait des portraits pour les travailleurs qui habitaient dans les
foyers. C’est eux qui se mettaient en scène seuls. J’aime bien les contre-
représentations. D’un seul coup dans ses photos, il y a plein de naïveté, il n’y a
pas de pathos et notre regard change »1.
Les « représentations des gens » seraient alors des contre-représentations. Cette idée de
créativité inhérente aux populations, du quotidien qui se met en scène lui-même, est
importante. Il ne s’agit pas alors de s’interroger sur l’appropriation des personnes, des
habitants, des immigrés par rapport à une quelconque forme donnée ou à un objet, mais bien
de leur accorder de fait un savoir-faire pour se raconter. Ces mises en scène sont dénuées de
pathos ou de visions misérabilistes, elles offrent des représentations de soi positives, qui ont
pour objectif de circuler, dans le pays d’origine et au sein de la généalogie, et de faire partie
de la mémoire du quartier. Au final, ces représentations par l’image des populations
1
Extrait d’entretien avec une artiste plasticienne, projet « D’un seuil à l’autre ».
64
immigrées constituent des archives qui alimentent l’histoire de l’immigration. Et par la même,
peuvent transformer les représentations sociales.
Cet exemple permet de constater que la coproduction donne naissance à des représentations
différentes de celles existantes (celles engendrées par l’histoire institutionnelle), dès lors que
l’on laisse une part créative, une liberté d’expression aux populations concernées.
Le thème de la coproduction nous ramène à la notion de « patrimoine intégré », notion qui fait
l’unanimité auprès des acteurs des dynamiques mémorielles en lien à l’immigration.
L’association Ancrages est un de ces acteurs qui tente de mettre en place des projets
patrimoniaux participatifs. Nous proposons maintenant la lecture de l’article écrit par Samia
Chabani, membre fondatrice.
65
Article
ANCRAGES
Samia Chabani
66
Ancrages est née de l’intérêt commun d’un certain nombre de personnes,
convaincues de l’utilité sociale des projets patrimoniaux participatifs et notamment,
ceux liés aux migrations. Et également concernées par les liens historiques qui lient
la France et l’Europe à leurs anciennes colonies. Cette réappropriation complexe du
passé colonial, notamment par les Français issus de l’ancien empire colonial,
marque la fin du « tabou » longuement évoqué par les historiens concernant cette
période.
Elle est née du constat qu’à Marseille, dans les Bouches-du-Rhône, comme sur
l’ensemble de la région PACA, les initiatives sont rares qui favorisent les échanges
autour d’évènements culturels et de supports pédagogiques, oeuvrant pour une
meilleure connaissance de cette histoire commune mais si peu partagée. Ancrages
œuvre donc dans le sens d’une coordination et d’une multiplication de ces initiatives,
ainsi que leur inscription dans une démarche participative et d’utilité sociale.
67
Migrations post-coloniales, Patrimoine et Citoyenneté…une thématique et une
démarche.
Le patrimoine qui participe de l'identité d'un pays, d'un groupe, d'un individu
recouvre de multiples domaines : patrimoine archéologique, industriel, urbain, rural,
maritime, mais aussi littéraire, cinématographique, culinaire ou vestimentaire. Avant
d'examiner en quoi et comment la pédagogie du patrimoine contribue à développer la
tolérance, le civisme et à lutter contre l'exclusion sociale, il convient de rappeler
que le patrimoine est un enjeu parce qu'il est la trace matérielle et immatérielle
d'une histoire et, un ancrage de la mémoire. La démocratisation du patrimoine
doit permettre aux groupes minoritaires non seulement la découverte du sens de leur
présence sur un territoire et du patrimoine présent dans leur environnement
immédiat, qui peut leur sembler étranger, mais également de s’engager dans un
processus de valorisation du patrimoine de leur groupe d'appartenance et de ses
empreintes dans le patrimoine national. Du fait d'une histoire commune parfois
conflictuelle en raison de la colonisation, de conflits armés ou de périodes
d'occupation, les liens d’adhésion qui forgent la cohésion nationale et unissent les
citoyens à la Nation, peuvent être durablement altérés, créant des crispations
identitaires fortes ainsi que le rejet de certaines composantes de la Nation. Le risque
est grand de laisser, seul, à l’Etat le soin de faire la mémoire, alors qu’il s’agit, ici, de
recueillir, de collecter et de conserver les mémoires, celles des institutions comme
celles des hommes et des femmes qui versent aux archives des parcours de vie, de
travail et d’engagement, par l’intermédiaire du dépôt auprès des services d’archives
privées. La multiplication des sources est une des méthodes qui garanti un éclairage
fort des prochaines études sur la question. Elle laisse la porte ouverte à des
initiatives privées, à la participation plurielle à la construction mémorielle. Nous
partons donc du postulat qu’une approche sensible, partenariale et associant les
acteurs associatifs, les détenteurs d’archives et les institutions du patrimoine autour
de projets locaux et innovants permettent le développement équitable des savoirs
sur les migrations. Ces savoirs construits vont contribuer à la découverte d'un
héritage partagé et d'une identité commune, au-delà des frontières nationales,
associant même société de départ (pays d’origine) et société d’accueil, plaçant la
migration, au centre d’un projet patrimonial commun.
68
Depuis une trentaine d’année, le Conseil de l’Europe développe au niveau théorique
l’idée d’approche intégrée du patrimoine comme contribution du patrimoine culturel
au débat démocratique, à la cohésion territoriale, à la qualité de la vie, à la
valorisation durable et au développement économique1.
Ces trente années de travaux sur l’approche intégrée du patrimoine ont donné lieu
en octobre 2005 à une nouvelle convention cadre dite « convention de Faro ». Sa
particularité est de poser le droit au patrimoine culturel comme élément structurant.
En s’appuyant sur la fondation d’un droit individuel, dans la lignée des droits de
l’Homme, et face au risque de devenir des « clients » du patrimoine, elle propose de
faire passer chaque citoyen de bénéficiaire à un statut d’« ayant droit ».
A l’image des gares, des ports et autres lieux de passage, les lieux
d’hébergement que constituent les foyers de travailleur migrant révèlent une part
essentielle de l’histoire de l’immigration post coloniale en France. A l’heure où les
pouvoirs publics semblent avoir pris conscience de l’importance symbolique d’un lieu
de mémoire qui verrait la République reconnaître les apports des étrangers dans
l’histoire de la Nation, il apparaît important que notre association soit partie prenante
du développement équitable des savoirs sur les migrations. Pour amorcer son action
sur la mise en valeur des archives des migrants, Ancrages a décidé de prendre part
à ce projet national pour que ces savoirs impliquent d’ores et déjà les migrants eux-
mêmes dans une démarche participative. Ce projet s’inscrit dans l’esprit d’un
développement équitable des savoirs sur l’immigration et surtout dans une démarche
collective et locale. A cet égard, notre activité prend la forme de la sensibilisation
auprès des détenteurs d’archives, et par un encouragement à leur dépôt dans les
services publics d’archives appropriés
69
• De concevoir et de diffuser des outils pédagogiques permettant d’appréhender
les questions relatives à la diversité culturelle.
• D’animer des séances de formation relatives à la connaissance du processus
migratoire et à la diversité culturelle.
• De proposer des actions de médiation interculturelle, d’expertise sur les
questions migratoires et celles de la diversité auprès des pouvoirs publics.
1
(Convention cadre du Conseil de l’Europe sur la valeur du patrimoine culturel pour la société, 14/10/2005)
2
" LE PATRIMOINE DEPARTEMENTAL : BIEN COMMUN ET ECHANGES ECONOMIQUES", SEANCE
PLENIERE DU 16 NOVEMBRE 2006.
3
Les archives publiques sont les documents qui résultent de l’activité de l’Etat, des collectivités territoriales… par
opposition, les archives privées sont l’ensemble des documents qui n’entrent pas dans ce champ d’application-
cf. Code du patrimoine, art.L.211-4 et 5.
70
Comme pour tout autre sujet, les archives privées apportent un complément
d’informations, dans le sens, où elles éclairent sous un autre jour et avec un autre
regard que les archives publiques, soumises à dépôt légal et émanant des
institutions.
Une fois, ces droits « affirmés », toute la difficulté réside dans le fait de mobiliser les
détenteurs d’archives, ceux qui ont vécu les migrations mais qui n’y voient pas
toujours l’intérêt particulier, ni même le caractère « historique » de leurs parcours.
Le principal enjeu de notre démarche réside dans le fait de les sensibiliser, à mettre
en partage, à témoigner de parcours difficiles, si peu évoqués, y compris, dans le
cadre familial. L’impudeur à se dire, à se raconter, à se retourner sur une vie qui
impose aussi de faire le « bilan » d’une existence, est sans doute une difficulté
majeure à la participation des migrants. On se souvient du « choc » provoqué par le
documentaire de Yamina Benguigui, « Mémoires d’immigrés » au sein des familles
de l’immigration. Pour la première fois, les « sans voix » racontaient l’arrivée en
France, l’exil, la vie au foyer, le racisme…etc. La figure du père « autoritaire »
commence à se craqueler pour laisser place en filigrane à celle de l’OS, les difficultés
financières, l’humiliation et parfois la résignation à supporter le rejet, la crainte :
autant de sentiments imprononçables et inaudibles dans l’espace familial…et encore
moins public. Aujourd’hui, l’enjeu réside dans la capacité à communiquer une
légitimité à s’exprimer, alors même que de nombreux migrants ne se sentent pas
légitimes à prendre part à la société. Enfermés, parfois dans le caractère
« temporaire » d’une migration qui dure ou plus simplement dans la résignation à
prendre part, à une initiative qui met en lumière leur parcours. Abdelmalek Sayad1
décrivait le migrant comme un homme marginal, un individu qui vit sur la marge de
ces cultures et sociétés dont « l’interpénétration et la fusion ne sont jamais
complètement réalisés ».
D’ici 2020, les premiers migrants, issus des grandes vagues migratoires post-
coloniales vont disparaître. Nous avons encore l’occasion de recueillir leur récit de
vie, de reconstituer leurs parcours migratoires et de les convaincre de verser leurs
archives privées au sein des fonds publics. Les associations de l’immigration ont
également permis l’émergence de mouvements sociaux qui apportent un témoignage
sur un secteur de la vie sociale et éclaire les modes d’organisation collectifs des
migrants. Ces nombreuses associations locales témoignent, à la fois, des modes
d’engagements des migrants dans la vie associative et des moyens développés par
les pouvoirs publics en direction des migrants. Elles illustrent une diversité
d’approches et d’interventions sociales en direction des différentes vagues
migratoires, données précieuses à toute recherche à venir.
71
de valorisation de leurs fonds. L’appui sur la société civile et notamment les
associations locales est donc d’une aide précieuse pour faire lien et médiation avec
les détenteurs d’archives et concevoir des modes de restitution raisonnés, mais
également accompagner des choix stratégiques, comme celui d’initier un fond
d’archives interne à l’association ou opter pour un versement aux archives publiques.
72
Dépourvue de sentiments nostalgiques ou de rancœur, notre démarche vise à mettre
en perspective l’histoire commune aux peuples concernés et de donner la parole à
ceux qui, contre tout désespoir, veulent encore témoigner des discriminations qui leur
sont faites. La diffusion au sein des Foyers de Travailleurs Migrants SONACOTRA
(Marseille, Paris, Grenoble) et autres (ODTI sur Grenoble) a été d’une richesse
inouïe.
73
associations sensibilisent sous un nouveau jour, la question des discriminations en
France. Si les historiens contestent une loi indigne d’un régime démocratique, les
citoyens précités sont eux, indignés, par le négationnisme des parlementaires qui
consiste à faire l’apologie du système colonial, raciste et profondément
discriminatoire. Quoi qu’il en soit, les sensibilités sont diverses et restent
extrêmement vives sur la question de la colonisation. Nous dévoilons sans doute une
partie du voile sans avoir la prétention de couvrir l’ensemble du débat. Ce sujet sur la
participation militaire des soldats indigènes recrutés dans les colonies françaises
évoque le moment de rupture entre la participation des troupes de l’Armée d’Afrique
à la libération nationale et la revendication d’une citoyenneté égale, au sein des
départements et protectorats français. Ayant conscience que l’introduction d’un tel
document ne peut s’intégrer sans un véritable partenariat avec les institutions
académiques, nous avons sollicité la région PACA ainsi que l’ACSE pour favoriser le
partenariat, dans le cadre d’une charte de la vie lycéenne.
Mais les restitutions ont été multiples. Elles se sont également inscrites dans les
programmes locaux de restitution culturelle sous forme de projection-débat et ont
permis l’amorce d’une sensibilisation des acteurs associatifs locaux ou plus
largement de citoyens. Le projet avait pour vocation, non de « commémorer », ou de
se réunir autour d’une approche nostalgique et souvent « essentialiste » de ces
publics, mais bien de favoriser la compréhension du fait mémoriel, comme enjeu
citoyen.
74
QUATRIEME PARTIE : VALORISATION
& DIFFUSION
Je suis arrivée en France en 1987. J’ai continué à travailler pour mon journal basé au
Maroc jusqu’en 1992 en tant que correspondante. Je suis venue ici suite à un problème
très grave concernant ma fille, donc j’ai été obligée de m’enfuir avec l’accord de mon
patron, avec un ordre de mission qui était de suivre les joueurs marocains évoluant en
France. J’avais vécu à Paris avant, j’avais fait trois ans de stylisme, puis je suis repartie
dans mon pays. Au Maroc, il fallait chercher un boulot, donc une agence de presse,
archiviste, et entre 12h et 14h j’étais dans le laboratoire. J’ai appris le tirage avant la
photographie. J’accompagnais mon patron sur les terrains de foot. J’étais à Casablanca,
j’avais mis 900 km entre ma famille et moi, ils n’ont pas apprécié que leur fille de 18
ans quitte le domicile sur un coup de tête, ils n’ont pas apprécié mon retour au Maroc,
ils voulaient que je fasse une carrière en France. Et à partir de là, c’était le reniement
total, des photos de sport et d’athlétisme, donc courir à moitié nue, comme ils disaient…
Pendant trois ans, je me suis battue pour avoir ma carte de presse et on me l’a donnée.
Mon premier grand match, c’était en 1979 Maroc-Algérie, le match était retransmis en
direct, les caméramans étaient intrigués : « Est-ce un garçon, une fille ? ». Gros plan, la
famille me voit, le lendemain, j’avais toute la smala à Casablanca : « Qu’est-ce que tu
as fait, qui va se marier avec toi, et tes frères !… ». Je suis l’aînée de six frères,
malheureusement la seule fille. Plus personne ne m’a parlé… Mais quand j’ai
commencé à photographier le roi c’était autre chose…
Je venais assez souvent en France. J’accompagnais les équipes. Une fois de Nice, on a
fait le voyage à Marseille, et je suis tombée amoureuse de Marseille, j’ai dit : « je me
fixe à Marseille ». C’est un bien-être ici, et jusqu’à maintenant si quelqu’un ose dire du
mal de Marseille… Je passais mes journées au Panier. Je me suis trouvée un mec, je me
suis mariée, il a adopté ma fille, les choses se sont faites, il s’est avéré que c’était un
mauvais choix, après j’ai vécu seule. J’ai une force de caractère, j’ai enduré pas mal de
choses. J’ai fait des stages d’insertion, cursus rapide, chambre de commerce etc., parce
que j’avais un bagage matériel photographique. Mais ici, c’est autre chose, il faut un
book, donc toutes les portes se sont fermées. J’avais des tares : j’étais femme, j’étais
basanée, j’étais frisée. Et quelqu’un de cher m’a dit : « Puise dans ta culture, ne cherche
pas loin ». Chez nous au pays, il y a les photographes de studio avec l’habillage
traditionnel : on arrive, on s’habille, on fait la photo. Mon directeur m’a donné le feu
vert, m’a dit : « tu fais ce que tu veux de l’atelier en bas ». Donc, ils ont commencé à
me demander des photos de ce genre. À côté de ça, il fallait les habits, les bijoux… Il
fut un temps où on nous obligeait à apprendre la borderie, la couture, parce que dès
qu’on devient femme, dès qu’on est réglée, on bascule de l’autre côté de la barrière et
on prépare son trousseau… On avait la haine parce qu’on n’avait pas le choix, c’était
une obligation pour pouvoir tenir un foyer. Et retourner 20 ans après pour s’en servir
comme outil d’intégration, si on peut dire, je n’aime pas le mot, mais pour s’en servir
pour des choses qui vont être positives pour la femme, pourquoi pas ! Je me suis remise
à la couture, à la broderie, un bijou, deux bijoux et la garde-robe s’est chargée, et l’on a
continué comme ça. Donc, je me suis dit : « Si pour moi ça a marché le fait de s’insérer
professionnellement avec ma culture, pour les autres c’est possible…1
1
Extrait d’un parcours migratoire recomposé à partir d’un entretien réalisé auprès d’une femme immigrée.
75
C omme nous l’avons signalé à la fin de la partie précédente, de nombreux acteurs
rencontrés avancent le terme de « patrimoine intégré » comme moyen de diagnostiquer les
désirs de mémoire en s’appuyant sur des dynamiques sociales repérées sur des territoires.
Cette notion serait efficace pour coproduire des mémoires, s’approprier ces coproductions et
enfin les valoriser.
Mais d’où provient la notion de « patrimoine intégré » ? Quelles sont ses inspirations, ses
rouages ? Est-elle opérante et de quelle manière au-delà des simples termes de « faire-avec »
ou de « participation » ?
• La mise en relation des connaissances (au sens le plus large) et des réflexions sur les
valeurs et principes permettant une prise de décisions.
1
http://www.coe.int/t/f/coopération_culturelle/patrimoine/Pédagogie_du_patrimoine/
76
Quels visages pourrait prendre cette pédagogie appliquée aux mémoires de l’immigration ?
Existent-ils des outils ? Des supports sont-ils mis en place ? Ou ne s’agit-il que d’une posture
de méthode ?
« J’adopte une approche intégrée du patrimoine. Ce n’est pas le fait de faire des
inventaires de lieux et d’objets à mettre dans des boîtes ! Cette notion de
patrimoine intégré, c’est le fait que le patrimoine reste à sa place, dans la vie et
dans les projets. On ne dé-contextualise plus, mais on n’a pas encore les outils...
Le groupe social doit reconnaître, valoriser, mettre en scène, puis une fois que
tout le travail est fait, on lui prend l’objet, on le met dans un musée comme on fait
depuis toujours ! Il faut un droit patrimonial qui permette à cette dynamique
sociale de pouvoir à tout moment s’appuyer sur quelque chose qui lui appartient.
J’ai travaillé sur cette notion avec le Conseil de l’Europe1. On a la possibilité
d’élaborer un droit au patrimoine, de permettre une reconnaissance par un
groupe social. Il faut qu’il y ait un dialogue entre les différentes institutions. Il
faut que la dynamique sociale puisse reconnaître sa référence patrimoniale. Tous
les outils symboliques qui sont utilisés pour définir un patrimoine national n’ont
pas bougé depuis un siècle ».2
« Depuis une dizaine d’années, j’ai accompagné à la demande des habitants des
nécessités patrimoniales qui naissent sur le terrain. Je ne suis allée chercher
personne, ce sont eux qui sont venus, et c’est de leurs besoins que je suis partie.
J’accompagne donc une dynamique sociale qui se crée toute seule, j’apporte un
savoir-faire et je recueille ce qui sort. La première dynamique sociale que j’ai
accompagnée date de 1997, l’ancienne école primaire devenue la bibliothèque St
André3. Lorsqu’on a annoncé “l’école va fermer”, les habitants et les instituteurs
de l’école se sont mis en groupe et sont venus me voir pour me dire : “On veut
que cette école devienne un centre culturel”. Cette dynamique s’est créée car les
habitants sont restés vivre dans le quartier. Une école d’art décentralisée et une
bibliothèque ont vu le jour. Cette dynamique est obligatoirement liée à
l’immigration puisque la population présente est d’origine italienne, espagnole,
puis marocaine, comorienne, kurdes, roumaine... Donc, quand je suis arrivée ici,
il y avait un groupe de femmes qui est venu me voir pour me demander si on
pouvait écrire un livre sur l’histoire de leur école. Ce groupe était inscrit dans
une pratique patrimoniale et commençait à se regarder à travers l’histoire. Elles
sont allées voir les anciennes de l’école, puis les instituteurs, puis les jeunes, les
derniers qui ont fréquenté l’école. Mais aucun spécialiste n’a géré cela. On
assiste là à un processus patrimonial. Il a donné naissance à un livre : “L’école
1
Voir la Convention de Faro, convention culturelle européenne sur le dialogue interculturel, octobre 2005.
2
Extrait d’entretien avec une chargée de mission du service patrimoine de la ville de Marseille.
3
Située dans le XVIe arrondissement de Marseille. Cet arrondissement se compose de 4 quartiers ou noyaux villageois :
l’Estaque, Les Riaux, Saint André, Saint Henri et réunit une population d’environ 17 000 habitants, pour un taux de chômage
évalué en 1999 à presque 29 % de la population.
77
de filles de St André ». Le livre a été mis en vente au dépôt de journaux et à la
pharmacie. Il a été tiré à 500 exemplaires et tous se sont vendus. Mais on a été
confronté à des difficultés pour ce projet. D’un coté, les plus de 60 ans, anciennes
de l’école, lepénistes qui ne vivent plus à St André, et de l’autre, les femmes
kabyles… Des gens qui se croisent, des ateliers qui se passent très bien avec des
rencontres, et des fois des ateliers qui éclatent : “Je ne veux plus travailler avec
ses femmes, elles sont racistes !”. (…) Une autre dynamique sociale à signaler,
aux Aygalades1. Un seul monument historique classé : les grottes de l’Hermitage
des Carmes. Une association qui faisait déjà de la collecte d’objets familiaux, une
association de personnes âgées, frontistes, issues de la petite bourgeoisie, des
nostalgiques qui souhaitaient garder et conserver leur mémoire avant de mourir.
Ça a développé une contre dynamique sociale venue de jeunes hommes d’une
trentaine d’années, pères de famille et vivant dans les HLM des Aygalades. Les
deux groupes se sont cristallisés autour d’un même lieu. Farouk à voulu ouvrir
une pizzeria dans la porte cochère de l’ancien château du Roi René (ancien
château détruit par l’autoroute dans les années 1940). Tous se demandent
pourquoi ce château a été détruit ? Pourquoi il n’y a plus d’espaces verts ? La
réponse est : « c’est à cause des cités. Et les jeunes se demandent, pourquoi ils
vivent dans les cités ? ».2
Les désirs de mémoires naissent sur des territoires et en lien à ces territoires, à ces lieux de vie
partagés par des personnes immigrées, issues de l’immigration ou non.
L’enjeu exprimé par cette volonté de réactiver la mémoire d’un lieu est bien la reconnaissance
d’une présence, d’une existence, d’une appartenance à ce lieu par les populations. Si ce
sentiment d’appartenance peut faire l’objet de conflits entre les différents groupes de
populations, c’est bien l’ensemble de la population sans spécification qui souhaite faire
remonter des mémoires afin d’en reconstituer l’histoire. Les attentes et besoins, bien que
potentiellement conflictuels, sont similaires à tous. Accompagner ces dynamiques
mémorielles permettrait d’aboutir à un patrimoine pour tous les habitants d’un même
territoire, au lieu de consolider les spécificités de chacun ; cela permettrait par conséquent de
partager ensemble une appartenance, une identité territoriale, et peut-être de modifier ainsi le
regard que les uns portent sur les autres.
1
Le vallon des Aygalades offrait autrefois un panorama splendide de la ville et de la mer. Les ruisseaux qui le traversaient
sont aujourd’hui canalisés par le canal de Marseille, mais le nom de ce quartier vient du provençal "aigo" qui veut dire eau. À
l’époque de l’industrie, de nombreuses usines (sucreries, huileries mais aussi produits chimiques) viennent s’installer sur ces
terrains proches du port et desservis par le train (le viaduc de chemin de fer qui traverse le quartier en est un témoignage). Il
en reste des traces dans le paysage : notamment une usine d’alumine dont le terrain constitue désormais le crassier des
Aygalades.
2
Extrait d’entretien avec une chargée de mission du service patrimoine de la ville de Marseille.
78
II. Valoriser et diffuser
Reconnaître un « patrimoine de l’immigration » dans l’objectif de valoriser les
populations immigrées, telle est la finalité du potentiel « processus de patrimonialisation ».
Que signifie valoriser ? Quels sont les modes de valorisation possibles de l’histoire de
l’immigration d’après les populations immigrées et les acteurs sociaux de la mémoire ?
Pour aboutir à une valorisation nationale, il est nécessaire de faire connaître les histoires et les
mémoires de ces populations et de les partager à cette même échelle. Nous arrivons alors à
l’ultime passage proposé par notre modèle, celui du « nous » au « tous », celui qui implique la
diffusion.
Dès lors, quels sont les moyens mobilisés par les acteurs sociaux et culturels pour diffuser
leurs productions mémorielles ?
Valoriser, c’est accorder une importance plus grande à quelque chose ou à quelqu’un,
accorder une reconnaissance, contribuer à donner une place légitime… Que signifie alors
« valoriser » les apports de l’immigration ? Selon une lecture historique, les apports
économiques de l’immigration sont renseignés, même si le discours commun continue à les
« invibiliser ». Mais si l’on parle de valorisation de l’immigration, c’est bien pour à terme
infléchir les représentations qui sont mobilisées dans nos rapports, dans nos pratiques et dans
la constitution de la mémoire collective.
• La commémoration : par exemple, « créer des lieux qui symbolisent le sacrifice des
immigrés pour la libération, mais des lieux visibles par tout le monde et non
uniquement dans les quartiers ».
79
« Vous dites à Marseille, il y a le musée untel, interculturel ou
intercommunautaire peu importe, et vous lancez un appel : « Si des personnes ont
des choses qui datent de telle ou telle époque, objets, photos… », je vous promets
qu’il y aura un ras-de marée, que les gens vont venir déposer des choses en tant
qu’objets ou documents. Quelque chose enfin qui parle d’eux, mais pas en
négatif ! C’est pour cela que je déplore que la CNHI soit à Paris et non à
Marseille. Pourquoi tout le monde tient à cette mosquée à Marseille ? Ce n’est
pas pour aller juste faire la prière aux Abattoirs, non, c’est une reconnaissance
de ce culte-là, de ces personnes- là, qui ne sont pas toutes pratiquantes, mais ce
sera comme un édifice de reconnaissance. Même dire : « il y a aura 100 m2 dédié
à la mémoire des personnes venues en 1900… », ils vont se bousculer pour
déposer des choses, ils ont toujours des anciennes photos. J’ai vu un enfant qui
avait une photo de son grand-père avec le général Leclerc, cette photo est
plastifiée et gardée jalousement. Tu peux être haineux, mais c’est une trace. On
ne parle pas de ceux qui se sont battus durant la seconde guerre, ça fait beaucoup
de mal… Comment avoir un regard positif quand tu sais que la même personne
blanche bien française qui était dans le même régiment reçoit 1000 euros, et toi tu
en reçois 300 ? Il y a cette inégalité. Et il y a ce fatalisme des Arabes qui écrase
encore plus : « De toute façon, on ne peut pas attendre plus d’un Français ». Sauf
que le jeune, on ne lui donne pas, il prend ! Toute la différence est là, dans la
rage. « Ils n’ont pas donné à mon père, à mon grand-père, moi je vais
prendre ! » ».1
La reconnaissance passerait donc par des supports, prolongations de soi, dépôts de l’histoire
individuelle et familiale. Mais faut-il pour autant dé-constextualiser, faire que les personnes
déposent ailleurs, en dehors de leur lieu de vie ? La problématique du dedans et du dehors
refait surface et appelle pour la résoudre une spécification des contenants, une sorte de
« discrimination positive ».
À travers ces différents exemples, nous pouvons distinguer deux types de valorisation :
- Une valorisation des dynamiques sociales existantes sur un territoire, initiée par les
habitants dont les désirs de mémoire sont diverses et parfois conflictuels. Le droit au
patrimoine et la coproduction de celui-ci deviennent là un outil de citoyenneté et de
transmission, mais ne sont reconnus qu’au niveau local.
1
Extrait d’entretien avec la responsable d’une association sur l’insertion des femmes immigrées.
80
événement de quelque chose qui est quotidien. La vraie question est : comment on
introduit ça dans la banalité ? Cela ramène à la question du « vivre ensemble ».
De plus, ce qui produit ne revient jamais dans les quartiers, ne retourne jamais
« là-bas »… ».1
Nous revenons encore sur l’idée de ne pas spécifier les populations immigrées, mais bien au
contraire de banaliser les mémoires et les savoirs, afin qu’ils s’intègrent dans le quotidien de
tout un chacun.
Qui est légitime pour recueillir la parole ? Pour reconstruire et composer la mémoire ? Et pour
ensuite la diffuser ? Comment réinscrire la mémoire dans le quotidien pour l’avenir ?
Pour tout acteur travaillant sur la mémoire de l’immigration, il s’agit de ne pas être dans le
pillage ou dans l’exhibitionnisme. La question de la restitution et de ses modes doit se poser
et s’envisager bien en amont et tout au long du projet.
L’association Ancrages2, qui a réalisé un documentaire intitulé « les soldats inconnus », nous
fait part de ce délicat processus allant du recueil, à la reconstruction jusqu’à la restitution :
La mémoire sensible passe par l’émotionnel qui apparaît encore ici comme le premier
« réactiveur » de la mémoire commune. L’émotionnel est à prendre en compte au-delà de la
recherche d’une vérité historique. La projection du documentaire a permis d’éclairer le choix
que certains vieux immigrés faisaient de rester dans un foyer, et aussi de mettre en lumière
deux échelles d’analyse liées à deux points de vue : le temps long de l’évolution des
représentations et du possible changement social proposé par le regard et le travail du passeur
de mémoire; et le temps extrêmement précaire des parcours et des urgences de vie des
personnes immigrées.
81
Dans cette optique de savoirs équitables de et sur l’immigration, nous retenons également
l’expérience du Théâtre de la Porte d’Aix, premier théâtre issu de l’immigration crée dans les
années 1970 à Marseille. L’idée était alors de témoigner des histoires de l’immigration sans
autre support que celui de la parole directe1. Ici revient le thème récurrent et transversal de
l’oralité et des récits de l’immigration.
La vitalité des projets mémoriels dans le milieu associatif a été soulignée. Mais qui
sont ces acteurs de la mémoire ? Quels supports et objets convoquent-ils ?
`
Ces acteurs sont des personnes qui par une action donnée, à un moment donné, fixent des
traces dans le présent, et donc réactivent des mémoires de l’immigration. Ces mémoires
deviennent alors lisibles sous forme d’objets produits, et principalement d’objets culturels
(images, textes, spectacles…).
•Des porteurs : personne qui a un enjeu personnel et/ou militant, et qui peut représenter un
groupe, et est souvent issue elle-même d’une immigration.
•Des opérateurs : travailleur social, médiateur ou intervenant économique et culturel qui sont
des révélateurs et détenteurs de mémoires, mais pour lesquels la diffusion n’est pas un
objectif.
•Des passeurs : les chercheurs de tous champs, qui au-delà du recueil brut de données,
produisent un discours analytique, et font circuler la mémoire dans un espace public
« scientifique », donc restreint.
•Des producteurs : des artistes ou auteurs qui produisent des signes à partir de traces, et
rendent visible cette mémoire dans l’espace public, mémoire qui devient alors potentiellement
partageable par « tous ». Ce sont des fixeurs de mémoires tout comme les passeurs.
Sous la typologie, des acteurs aux compétences distinctes, mobilisant des moyens qui leur
sont propres, investissent donc le champ mémoriel de l’immigration. Des figures émergent :
Du travailleur social d’origine étrangère au médiateur culturel implanté dans un quartier, de
l’acteur associatif impliqué à l’acteur culturel intéressé par, de celui qui revendique en place
pour, à celui qui parle à la place de…
1
Cette expérience donna lieu par la suite à la création du Théâtre de la Mer et du Théâtre des Flamands qui tous deux sont
situés dans les « quartiers nord » de Marseille.
82
Parmi elles, la récente figure du médiateur est à retenir car elle œuvre essentiellement sur la
diffusion. Le médiateur est un acteur qui n’a pas pour fonction de produire des formes et des
objets sur les mémoires de l’immigration, mais de mettre en lien une production et un public.
Sa problématique est celle de l’accessibilité. Dans ce cadre, le projet « L’exil a duré »1 réalisé
dans le quartier Belsunce est à retenir. Une « médiatrice »2 a refait vivre des scopitones
mettant en scène l’immigration maghrébine en France dans les années 1960-1970. Ces films
constituent un témoignage unique sur la situation des travailleurs immigrés, et surtout sur un
regard français posé sur eux. Ce projet diffusé auprès des populations immigrées du quartier
reprend une mémoire enfouie pour la réinjecter dans le présent, et faire parler les personnes
sur leur passé. Mais dans ce projet encore, un problème de diffusion et de droits d’auteurs, de
droits à l’image revendiqués par les producteurs, s’est posé obligeant ainsi ce matériau inédit
à retourner dans l’invisibilité et la propriété privée.
Souvent, le médiateur culturel n’a pas la maîtrise des supports qu’il met en lien et publicise.
2. De l’artiste au chercheur
L’artiste est un acteur qui fait accéder une mémoire au « tous » par le biais de l’œuvre.
Pour lui, il ne s’agit pas de chercher quels sont les objets ou les lieux portants mémoire, mais
de les fabriquer et produire à partir d’une mémoire commune.
Dans le projet « D’un seuil à l’autre », exposé dans la seconde partie de ce rapport, l’artiste
produit une forme tangible dans un quartier et à partir de mémoires croisées, (celle de
l’institution et de la politique nationale, et celle des travailleurs migrants) et rend cette forme
accessible symboliquement à tous.
« Oui, l’artiste peut valoriser, mais par le biais de l’œuvre. Je pense que les
artistes font des formes. Moi je choisis l’espace public, ce qui n’est pas neutre,
car prétendument c’est accessible à tout le monde, et je crois profondément que
tout le monde peut comprendre une oeuvre d’art même complexe, car il y a plein
de niveaux de lecture d’une oeuvre, et toutes les lectures sont valables ».3
83
Parfois même à partir de leur propre histoire de migration tel Kamel Khélif1, dessinateur, issu
d’une cité marseillaise et passeur de cette mémoire du lieu, mais aussi de l’histoire de
l’immigration algérienne dont il est issu :
« Nous avons été témoins et nous avons partagé quelque chose. Je ne suis le
porte-parole de personne, mais je veux qu’ils puissent (les habitants) se
reconnaître dans ce que je fais. Je ne veux pas que le livre leur tombe des mains
quand il le regarde. Ils sont tous persuadés que j’écris sur eux ».
Cet artiste incarne un parcours idéal : celui du « je » qui rejoint le « tous » en passant par le
« nous ».
Mais dès qu’il s’agit d’aller recueillir la parole dans le respect des personnes et de la mettre en
forme pour qu’elle fasse sens, c’est alors la figure du chercheur qui apparaît, car au-delà de
cet exercice, le chercheur met de fait des acteurs locaux en réseau, construit un groupe même
si sa structuration est éphémère et en rhizomes. En recueillant des points de vues différents, il
ouvre un espace de pensée commune, une dynamique de questionnements.
« Les chercheurs, les historiens donnent un statut à la parole des gens, d’un seul
coup, c’est une valorisation. La vraie valorisation, ce sont les chercheurs qui
peuvent la faire. C’est dans quels espaces tu l’inscris la parole, tu vas chercher en
tant qu’historien, en tant que savant, tu vas la chercher, la recueillir la parole et
tu vas lui donner un statut, la mettre en forme, l’inscrire dans l’histoire,
l’analyser, et tu vas l’amener à un endroit important, la faire circuler. Certains
artistes en restent à l’utilisation de la parole comme un matériau de la création,
ça ne me semble pas suffisant ».2
Et ces chercheurs travaillent essentiellement sur le recueil de parole. Les archives orales
capturent une trace essentielle de ceux qui vont partir. La question des archives orales est de
plus en plus décisive, elles complètent les silences des archives écrites et visuelles. Cette
question est d’autant plus centrale pour l’histoire de l’immigration, car là réside une
possibilité de contourner l’histoire institutionnelle. L’entretien est vu comme une source
devenue reine…
Selon Benjamin Stora3, il y a une autre dimension à donner aux archives orales, au-delà de la
transmission. De son avis, la question de la mémoire réside plus dans la constitution d’un
groupe (politique, identitaire, social) que dans l’objet de filiation.
Tout travail sur la mémoire est un travail d’échange, un travail humain. Il s’agit peut-être
alors de donner la parole aux personnes migrantes et immigrées sans chercher de preuve
1
Voir entre autre : K. Khélif, Cité Bassens, traverse du mazout, Amok, 1997 ; K. Khélif, Les Exilés, histoires, Amok, 1999.
2
Extrait d’entretien avec l’artiste plasticienne, projet « D’un seuil à l’autre ».
3
Cf. Colloque, « Identités, parcours, mémoire », Drac-Acsé, juin 2007.
84
historique, mais en faisant remonter leurs mémoires propres et les images du passé qui restent
en eux, et surtout de montrer leur puissance créative même fugitive et fragile. Le quotidien
populaire crée en permanence, il y a une inventivité du quotidien inimaginable, même traversé
par des événements difficiles.
« On ne travaille pas la parole des gens impunément, on ne peut pas faire ça,
c’est essentiel d’aller loin : loin avec les gens dans la question de la restitution,
c’est un travail que l’on doit faire avec les gens. Ça se fait dès le début et tout au
long d’un projet. Je fais très attention, c’est toujours très clair avec les gens avant
même qu’on commence à parler, on n’utilisera pas leur parole sans leur accord,
je fais tout relire à tous, ils suivent le travail ».1
C’est aussi l’idée que défend Frédérique Jacquet, directrice des archives de Saint Denis2. Pour
elle, le travail de collecte d’archives orales est le produit d’une relation où l’on doit prendre en
compte l’archiviste et la personne, la parole porte toujours la marque d’une rencontre. Et
souvent dans les documents historiques, l’impasse est faite sur le contexte de recueil et le
moment où la parole a émergé. Dans la parole, existe intrinsèquement ce droit à la réinvention
de sa propre histoire.
Le travail à partir des mémoires de l’immigration, quoi que soit sa forme et le support qu’il
emprunte, doit se connecter au présent. L’écueil possible serait celui d’une parole enfermée
dans une nostalgie. On ne récolte pas une mémoire pour se faire plaisir, cette parole ouvre sur
le lendemain et sur une humanité.
« Dans le travail de mémoire, les gens déplient les possibles d’hier dans ceux
d’aujourd’hui, des utopies, des volontés… Alors, seulement là, on est dans
l’émergence de ce qui surgit aujourd’hui ».3
Ainsi, l’acte de mémoire n’est pas forcément un acte passéiste, ces mémoires doivent être
actives dans le présent et inscrites dans la réalité sociale.
Pour conclure, il s’agit alors de développer une vision dynamique, et non statique, du
« patrimoine de l’immigration », en s’appuyant sur le lieu ou l’objet patrimonial définit
comme une production vivante de la culture dans le devenir.
1
Extrait d’entretien avec l’artiste plasticienne, projet « D’un seuil à l’autre »
2
In Séminaire, Identités, Parcours & Mémoire, Drac-Acsé, juin 2007, Marseille
3
Idem.
85
CONCLUSION
Les lieux de mémoires de l’immigration seraient par essence ceux où se remarque une
absence de traces, des lieux où les marques ont été détruites, rasées, effacées pour
reconstruire. Des lieux sans histoires transmises ou récoltées du fait de générations qui
veulent oublier et de parcours migratoires toujours inscrits dans une grille de précarités. Cette
absence ne signifie pas que ces lieux ne portent pas pour autant des désirs de mémoires, désirs
qui s’incarnent au présent dans des enjeux sociaux et qui se lisent dans des dynamiques
d’acteurs. Ces enjeux se manifestent à deux échelles : celle de l’histoire officielle, et celle de
l’histoire familiale et individuelle.
Il existe une vraie demande sociale de la part des associations sur la mémoire de
l’immigration, mais souvent, bien au contraire, les migrants eux-mêmes ont « envie qu’on les
oublie ». Le statut du droit à l’oubli des populations immigrées est à mettre en lien avec celui
de zones de silence qui mettent à mal le travail du chercheur. Faut-il alors absolument
réactiver la parole, produire des archives orales, et qui est alors légitime pour le faire ?
Pour les personnes rencontrées, revitaliser les mémoires et combler les vides historiques
auraient comme premier objectif, l’accès au droit commun. Mais plus que commémorer ou
réglementer, il importe de documenter une histoire qui n'a jamais été faite, de produire des
savoirs qui n’ont pas été produits ou ont été produits de façon isolée, ou encore dans une
position exotique et misérabiliste.
La question du « mal être social » des jeunes générations issues de l’immigration apparaît
comme une urgence pour le devoir de mémoire, et comme le point et l’aboutissement
principal du travail de mémoire à entreprendre sous un autre angle que celui de l’injonction à
l’intégration pour des personnes nées et vivant en France.
Les potentiels mémoriels se repèrent à travers des actions qui s’appuient sur la
revitalisation d’une mémoire commune inscrite dans un lieu. Quand une dynamique
sociale est repérée sur un territoire et qu’elle dépasse les conflits de groupes ou de personnes
qui souvent l’initient, elle prend alors la forme d’un projet et peut aboutir à la production d’un
objet culturel (livre, film, spectacle, œuvre…). Mais la diffusion de cet objet ou œuvre reste
généralement à un niveau local. La production ne circule pas au-delà des frontières du
territoire en question, elle reste prise dans le « nous ».
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Ces micro-projets sont pertinents à une échelle locale et territoriale, mais la question de leur
portée publique reste en suspens. En effet, il s’agit théoriquement de passer des désirs de
mémoires à la constitution d’un « patrimoine de l’immigration » à Marseille, et de fait à un
possible droit au patrimoine pour tous. Mais ce degré de diffusion nécessaire est loin d’être
systématique, comme nous avons pu le constater à travers les trois formes de valorisation
repérées :
- Une valorisation des dynamiques sociales existantes sur un territoire, initiée par les
habitants dont les désirs de mémoire sont diverses et parfois conflictuels. Le droit au
patrimoine et la coproduction de celui-ci deviennent là un outil de citoyenneté et de
transmission, mais ne sont reconnus qu’au niveau local.
Cette recherche exploratoire nous a conduit à élaborer des outils conceptuels éclairant
le « processus de patrimonialisation » : ses différentes composantes et leurs possibles
articulations ; les indicateurs permettant de repérer les lieux mémoriels où peut opérer ce
processus ; et enfin, une typologie des acteurs de la mémoire.
`
Le « patrimoine de l’immigration » est pensé tel un continuum dont les deux extrémités sont
d’une part, la notion de mémoire individuelle et d’autre part, celle de patrimoine ; soit, un
continuum allant de l’individu à la société en mobilisant les différents types et fonctions de la
mémoire : la mémoire individuelle et sensible (le « moi »), la mémoire individuelle en quête
de reconnaissance (le « je »), la mémoire collective et partagée par un groupe (le « nous »).
• La mémoire collective inscrite dans l’espace public et pouvant faire histoire, figurée
par le « tous » : mémoire partagée par « tous », c’est-à-dire une mémoire connue et
reconnue par l’ensemble de la société, qui prend place dans ses représentations
sociales et son histoire.
L’objet ou le lieu patrimonialisable serait alors celui qui aurait suivi ce chemin mémoriel pour
in fine faire partie de la mémoire de « tous » les membres de la société.
87
Quant à répondre à la question « quels lieux mémoriels regarder » ? Nous rappelons la
typologie retenue :
• Des lieux qui suscitent une multiplication de récits à caractère historique, sociologique ou
littéraire, ceci est un indicateur de leur valeur emblématique.
• Des lieux où se sont succédées de multiples vagues migratoires pour des raisons politiques,
économiques et sociales, où des traces des occupations passées subsistent.
• Des lieux qui font l’objet de projets à caractère mémoriel menés à l’instigation d’acteurs qui
ont entrepris de faire l’histoire d’une présence immigrée en un endroit déterminé, ou
encore d’en préserver les vestiges dans une perspective patrimoniale.
Sur le terrain, certains territoires cumulent ses différents indicateurs et mettent en jeu une
série d’acteurs de la mémoire. Ces « réactiveurs » de la mémoire sont :
• Des porteurs : personne qui a un enjeu personnel et/ou militant, et qui peut représenter
un groupe, et est souvent issue elle-même d’une immigration.
• Des opérateurs : travailleur social ou intervenant économique et culturel qui sont des
révélateurs et détenteurs de mémoires, mais pour lesquels la diffusion n’est pas un
objectif.
• Des passeurs : les chercheurs de tous champs, qui au-delà du recueil brut de données,
produisent un discours analytique, et font circuler la mémoire dans un espace public
« scientifique », donc restreint.
• Des producteurs : des artistes ou auteurs qui produisent des signes à partir de traces, et
rendent visible cette mémoire dans l’espace public, mémoire qui devient alors
potentiellement partageable par « tous ». Ce sont des fixeurs de mémoires tout comme
les passeurs.
88
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