Mon Cerveau, Ce Héros - Mythes Et Réalité - Pasquinelli, Elena, Auteur - 2015 - Paris - Éd. Le Pommier - 9782746509153 - Anna's Archive

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MUOIL CeTDEULL,

MÉTHODOLOGIQUE ?? VOUS ÊTES FORCÉMENT « CERVEAU GAUCHE » ? CRÉATIF ?BIENVENUE

ce heros
CHEZ LES « CERVEAU DROIT » ! AVEZ-VOUS FAIT ÉCOUTER DU

mythes et realite
À VOS ENFANTS QUAND ILS ÉTAIENT PETITS ? PARCE QUE

ALICE
LEUR QI EN DÉPEND ! QUANT À VOUS

asquinelx
METTRE
ASCÀ LA QUANTIQUE À 8o ANS, RIEN DE PLUS FACILE !
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mon cerveau,
ce héros
mythes et réalité
Philosophe de formation, Elena Pasquinelli réfléchit
plus particulièrement aux sciences cognitives et aux
neurosciences. Membre de La main à la pâte, elle s'intéresse
aussi à l'éducation et à la manière dont les connaissances
produites par la recherche peuvent permettre d'améliorer
les pratiques. Au Pommier elle est déjà l’auteur de Du labo
à l’école : science et apprentissage (2014) et co-auteur de Les
Écrans, le Cerveau et. l'Enfant (2013).

Relecture : Valérie Poge


Mise en pages : Marina Smid
Dessin :Laurent Blondel

© Éditions Le Pommier, 2015


Tous droits réservés
ISBN : 978-2-7465-0915-3

8, rue Férou — 75006 Paris


www.editions-lepommier.fr
mont cerveau,
ce heros
mythes et réalité

elena pasquinelli
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SOMMAIRE

INVITATION AU VOYAGE :AU ROYAUME


DES NEUROMYTHES

DES MYTHES SUR LES CAPACITÉS


EXTRAORDINAIRES DU CERVEAU
Le mythe des pouvoirs du cerveau sur la matière
Un autre mythe de pouvoir extra-mental:
recevoir et transférer énergie et informations
En conclusion
Références

DES MYTHES SUR LES CAPACITÉS ORDINAIRES


DU CERVEAU
Le cas de la mémoire
Perception: non, nous ne sommes pas
de bons détectives
Attention !
Rationnellement irrationnels
Des lunettes aux verres roses
En conclusion
Références
MON CERVEAU, CE HÉROS

DES MYTHES SUR LE CERVEAU:


SON ANATOMIE ET SES FONCTIONS 93
Des neurosciences aux neuromythes:
le mythe des 10% _ 95
Plusieurs versions d’un même mythe:
cerveau gauche / cerveau droit 101
Modifier le cerveau: quand, comment, en quoi 119
Muscler le cerveau? TVA 134
Plus intelligents plus rapidement et sans effort ? 141
Naissance d’un mythe? _ 156
Pour conclure 158
Références 159

LES MYTHES SUR LE CERVEAU: POURQUOI


ILS EXISTENT ET PERSISTENT ? 173
Les agents externes 1176
Les «inside traders » 190
Séparer le bon grain de l’ivraie:
des difficultés objectives 204
En conclusion 212
Références 214

FUIR OÙ COMBATTRE? _ 249


Le combat, sans hésitation 221
Combattre, mais comment ? 227
Références 231

Bibliographie 233
6
INVITATION AU VOYAGE:
AU ROYAUME DES NEUROMYTHES

Les sciences du cerveau nourrissent notre imaginaire.


Les médias raffolent de ces pourvoyeuses de gros titres
— «l'aire de la jalousie enfin localisée dans le cerveau»,
«hommes et femmes n’ont pas le même cerveau ».…
Depuis les années 1990 (déclarées « Décennie du cerveau»),
organismes internationaux et décideurs se tournent vers
le cerveau et les sciences qui l’étudient pour trouver des
réponses à des questions d'ordre public, social, écono-
mique: plusieurs rapports d'expertise ont vu le jour, qui
cherchent à établir quelle place les neurosciences peuvent
jouer dans l'établissement de meilleures pratiques; les
neuro-labels — neuro-éducation, neuro-justice, neuro-
économie, neuro-marketing, neuro-architecture... — se
multiplient. L'utilisation avertie des connaissances
concernant le cerveau et ses fonctions peut en effet nous
MON CERVEAU, CE HÉROS

conduire à de meilleurs choix et décisions, plus informés


et conformes à la réalité - comment créer des conditions
plus favorables à l'apprentissage, par exemple —; elle peut
également permettre de prendre en compte les limites de
notre raisonnement dans les choix économiques, de santé,
de bien-être; ou de concevoir des espaces, des objets,
des technologies davantage en adéquation avec notre
fonctionnement cognitif.
Deux prérequis sont essentiels. Qu'on sache identifier,
dans la masse des informations en circulation, celles
fondées sur des faits et distinguer ainsi la «bonne
science » de la pseudoscience. Et qu’on prenne garde à
certaines de nos intuitions, qui peuvent mal nous servir.
Bien que caché dans la boîte crânienne, notre cerveau
est constamment «sous nos yeux » — il se manifeste dans
chacun de nos gestes, comportements, dans chacune
de nos perceptions, pensées. Or, en dépit, ou peut-être
en raison, de cette intimité, le regard que nous portons
sur notre cerveau est souvent trompeur. Nous prêtons
volontiers à notre cerveau des capacités extraordinaires ;
nous nous méprenons sur ses capacités ordinaires;
nous nous laissons séduire par des solutions faciles qui
promettent d'améliorer notre intelligence, de booster nos
capacités — sans savoir si elles sont réellement efficaces.
La place de plus en plus importante que prennent les
sciences du cerveau dans notre société s'accompagne
INVITATION AU VOYAGE : AU ROYAUME DES NEUROMYTHES

en effet par ailleurs de simplifications excessives, de


distorsions des résultats expérimentaux et de leurs
interprétations, de mécompréhensions — d'idées irréa-
listes, non fondées sur les faits, que nos propres intuitions,
craintes et espoirs contribuent à renforcer. En voici un
exemple.
En 1998, l’État de Floride adopte une loi pour que les
écoles maternelles diffusent de la musique classique aux
enfants. La même année, et après avoir lu que l'écoute
de la musique de Mozart peut augmenter le QI, le
gouverneur de la Géorgie demande 105 000 dollars pour
la production et la distribution de musique classique aux
jeunes mamans afin qu’elles la fassent écouter à leur bébé.
Les sénateurs votent en faveur de cette proposition (le
gouverneur venait de leur faire écouter la 9° sonate... de
Beethoven). D'où vient l’idée que l'écoute de la musique
classique, notamment celle de Mozart, pourrait augmenter
d’un coup notre intelligence?
En 1993, trois chercheurs américains comparent les
effets cognitifs de trois situations: l'écoute d’une sonate
de Mozart, celle d’une musique relaxante et une situation
silencieuse. Dans la «situation Mozart», les résultats
montrent, chez des adultes, une augmentation de 8 à
9 points des résultats à des tests de capacité spatiale
extraits d’une vaste batterie de tests utilisés pour
mesurer le QI. Les médias s'emparent immédiatement
MON CERVEAU, CE HÉROS

de la nouvelle, qui fait le tour du monde. On parle alors


d’«effet Mozart», et on vante les bénéfices de l'écoute
de la musique, notamment celle de Mozart — mais
pas seulement — sur l'intelligence. Malheureusement,
depuis, d’autres laboratoires n’ont pas été en mesure de
reproduire les mêmes résultats. L’«effet Mozart» a ainsi
été démystifié. Fin de l’histoire? Nous sommes plutôt à
son commencement.
Le concept d’un effet positif de la musique classique
sur l'intelligence se répand. Les produits pour enfants,
bébés et même fœtus, basés sur l’«effet Mozart» (devenu
entretemps une marque de fabrique), sont vendus à des
millions d'exemplaires. Le marché japonais en est arrivé à
proposer des bananes cultivées avec l’aide de la musique
de Mozart (les «bananes Mozart »: plus douces que les
autres selon leur producteur) et du saké brassé sur les
notes de la musique classique (où Mozart l'emporte
encore une fois sur Bach, Beethoven et la musique jazz) !.…
Pourtant, l'étude originelle ne mesurait pas l'effet de la
musique sur les enfants (ni sur les bananes ou le saké,
d’ailleurs). Elle ne permettait pas, non plus, d’extrapoler
en en déduisant que l’écoute de Mozart aurait un impact
à long terme sur l'intelligence.
Le cas de l’«effet Mozart» n’est pas isolé, loin de là.
Les «mythes » sur le cerveau abondent. Le lecteur sera
amené à apprendre à les reconnaître, à en décrypter les

10
INVITATION AU VOYAGE : AU ROYAUME DES NEUROMYTHES

caractéristiques et les secrets de fabrication, à distinguer


la science de la pseudoscience, à séparer les faits reconnus
des intuitions non éduquées, des craintes et, surtout, des
espoirs infondés.
Ce voyage au royaume des mythes ne sera pas un
voyage de tout repos et il présente des risques!. D'abord,
parce qu’en démystifiant un mythe concernant le cerveau
et ses fonctions on court le risque de tomber dans le
mythe opposé: en s’efforçant d'apporter des arguments
«contre», on se retrouve à faire des affirmations trop
nettes, à faire preuve de trop d'assurance. Et cela tout en
se tenant à un niveau dangereux de généralité. Ensuite,
parce que le simple fait de les nommer, de les décrire aura
pour effet de vous rendre familières les idées exprimées
par ces mythes, et donc de créer un souvenir dont vous
pourrez, dans le futur, vous demander s’il est vrai ou
faux. Vous vous souviendrez peut-être d’avoir entendu
parler du fait que la musique de Mozart a un certain effet
sur l'intelligence, mais vous aurez oublié si cet effet tenait
de la réalité ou de la fantaisie, et par qui, où, comment
vous en avez pris connaissance. De ce fait, le voyage dans
lequel je vous demande de vous engager pourrait vous
mettre des mauvaises idées dans la tête — plutôt que de

1. Pour les risques cachés dans la démystification, voir : Cook, J., &
Lewandowsky, S. (2011). The Debunking Handbook. St. Lucia, Australia:
University of Queensland.

11
MON CERVEAU, CE HÉROS

les en faire sortir. Ne vaudrait-il alors pas mieux se taire,


noyer les mythes dans le silence?
Ces idées sont de toute manière déjà en circulation,
et d’autres vont apparaître. Elles ne sont pas sans
danger, leurs effets négatifs se faisant sentir tantôt dans
les choix qu’elles conditionnent, tantôt dans l’image
qu’elles véhiculent du cerveau et de la science. Autant
donc approfondir leur connaissance. Maïs non sans
accompagner leur démystification (la présentation de
faits la plus exacte possible, bien que simplifiée, issue des
avancées récentes des sciences du cerveau) de stratégies
d’une utilité plus générale, qui vous permettront d’être
mieux équipé, dans le présent comme dans le futur, pour
faire face à la multiplication des informations à notre
disposition et être plus vigilant par rapport à notre propre
monde interne et aux idées qui le peuplent.

Je vous invite donc à aller à la rencontre de mythes


éternels sur les pouvoirs extraordinaires du cerveau,
d'illusions et de faux espoirs sur ses pouvoirs ordinaires,
jusqu'aux «neuromythes » qui se nourrissent directement
aux sources des neurosciences et des sciences de la
cognition. À la fin du voyage, nous prendrons de la
distance: une vue en surplomb nous permettra de discuter
non seulement de l’origine des mythes que nous aurons
rencontrés, mais plus généralement de ce qui fait pousser

172
INVITATION AU VOYAGE : AU ROYAUME DES NEUROMYTHES

et nourrit les mythes sur le cerveau. Le voyage ne sera pas


exhaustif: pour chacune des trois régions ou typologies de
mythes que nous traverserons, nous n’examinerons que
des cas exemplaires. D’autres mythes se cachent dans ces
landes, à vous de les dénicher et de les démasquer, grâce
à la pratique et aux outils que vous vous serez forgés. Que
le voyage commence.

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DES MYTHES
SUR LES CAPACITÉS
EXTRAORDINAIRES DU CERVEAU

Où l'on découvre que l'idée selon laquelle notre cerveau aurait


des pouvoirs extraordinaires — en vertu d'une force ou d'une
énergie inconnues, il nous permettrait de bouger des objets à
distance, de communiquer nos pensées et de lire dans celles
d'autrui, sans intermédiaire aucun — est en réalité une vieille
idée, testée et re-testée pendant plus de 100 ans et. démentie
à plusieurs reprises.
Nos pouvoirs ordinaires, si on ne se méprend pas sur leur
nature, sont capables d'expliquer l'«inexplicable ».
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Un film récent raconte l’histoire d’une femme qui
développe des capacités extraordinaires, lui permettant
d'exploiter le potentiel inutilisé de son cerveau. Scarlett
Johansson interprète le rôle de Lucy, obligée par la mafia
coréenne à transporter de la drogue dans un sac dissimulé
dans son estomac. Quand le sac se déchire, Lucy découvre
les propriétés de la drogue appelée «CPH4 ». Comme
le professeur Norman (incarné par Morgan Freeman)
l'explique dans le film: «On estime que la plupart des
êtres humains n’utilisent que 10 % des capacités de leur
cerveau. Imaginez si on pouvait avoir accès aux 100%... »
FAUX !! Vous pouvez sauter rapidement au chapitre 3 et
jeter un œil sur ce vieux mythe, ses origines mystérieuses,
sa fausseté on ne peut plus certaine. La drogue libère
lentement le potentiel cérébral autrement inaccessible de
Lucy :à 20 % elle acquiert une sorte d'accès immédiat à la
connaissance ; à plus de 40 % ses pouvoirs sont carrément
surnaturels — par son cerveau, elle commande à la matière,
la transforme et la fond avec son esprit.
Sans en arriver là, l’idée que notre cerveau posséderait
des pouvoirs inédits et surtout inexploités, lui permettant
d'agir directement sur la matière, de percevoir sans passer
par les organes de sens -— de se passer du corps pour agir
sur le monde et pour l’appréhender — n’est pas nouvelle.
C’est au contraire une vieille histoire, qui a su séduire
aussi des esprits de génie.

17
MON CERVEAU, CE HÉROS

Le mythe des pouvoirs du cerveau


sur la matière
1905-1908 :Eusapia Palladino fait tourner
les tables en France
«Nous avons eu à la Société de psychologie quelques séances
avec le médium Eusapia Palladino. C'était fort intéressant,
et véritablement les phénomènes que nous avons vus nous
paraissent inexplicables par des supercheries. Tables soulevées des
quatre pieds. Apports d'objets éloignés. Mains qui vous pincent
ou vous caressent. Apparitions lumineuses. Le tout dans un
local préparé par nous avec un petit nombre de spectateurs tous
connus et sans compère possible. La seule supercherie possible
est celle qui pourrait résulter d'une habileté extraordinaire du
médium comme prestidigitateur. Mais comment expliquer les
phénomènes quand on lui tient les pieds et les mains, et quand
l'éclairage est suffisant pour que l'on puisse voir tout ce qui se
passe ? » (Pierre Curie, Lettre à G. Gouy, 25 juillet 1905)

En 1905 Pierre Curie — déjà Nobel de physique — expri-


mait à son ami Georges Gouy son émerveillement face aux
«pouvoirs» d’une médium italienne qui faisait sensation
en France (et au-delà de l'Hexagone): Eusapia Palladino.
Charles Richet (qui sera lauréat du prix Nobel, en 1913,
pour ses recherches en médecine et en physiologie) avait
rencontré Mme Palladino à Milan et l'avait introduite en
France, pour tester ses pouvoirs dans sa maison de l’île
DES MYTHES SUR LES CAPACITÉS EXTRAORDINAIRES DU CERVEAU

Roubaud, en présence d’autres passionnés de phénomènes


médiumniques, des Anglais et des Américains. Sceptique
au départ, Richet s'était laissé convaincre que quelque
chose de réel se cachait derrière le pouvoir de faire
tourner les tables, de produire des phénomènes sonores
et lumineux sans cause apparente, de déplacer des objets
par la seule force de la pensée, de toucher à distance.
Ne croyant point aux explications spirites, les forces
en jeu devaient, selon lui, être naturelles et humaines, à
rechercher dans une énergie encore inconnue du cerveau.
Richet avait donc souhaité les étudier avec la rigueur des
sciences naturelles expérimentales et — s'inspirant de la
métaphysique aristotélicienne — avait introduit le mot
«métapsychique» pour désigner les phénomènes allant au-
delà des phénomènes psychiques connus. Pour cette raison,
Richet ne s'était pas limité à introduire Mme Palladino en
France, il l'avait présentée aux futurs membres d’un comité
scientifique (auquel il avait d’ailleurs participé) de l'Institut
général psychologique. Objectif du comité: observer et
élucider, par les méthodes expérimentales, les phénomènes
étranges qui avaient lieu pendant les séances d’'Eusapia.

Étudier les pouvoirs extraordinaires


par les moyens de la science
Aujourd’hui, le domaine de recherche censé étudier, par
des méthodes expérimentales, les phénomènes psychiques

19
MON CERVEAU, CE HÉROS

inexplicables est appelé «parapsychologie». Le but de la


parapsychologie est de rapporter, dans les termes des lois
connues de la nature, les phénomènes de déplacement des
objets sans intervention du corps ou d’autres intermédiaires
physiques (psychokinésie ou télékinésie) — en font partie
les tables tournantes — et la perception extrasensorielle
ou ESP (extra-sensory perception). La parapsychologie
répond ainsi à l’un des critères de définition de la science:
ses représentants s'efforcent (dans le meilleur des cas)
d'utiliser les méthodes de la recherche scientifique pour
expliquer les phénomènes étudiés. Mais cela ne suffit pas à
en faire une science à proprement parler car, du moins pour
le moment, l'existence de ces mêmes phénomènes est loin
d’être acceptée de façon consensuelle par la communauté
scientifique — la plupart d’entre eux pouvant être expliqués
par des artefacts de la situation expérimentale ou être
reproduits par des moyens tout à fait ordinaires, par
prestidigitateurs, magiciens et psychologues. Et aussi parce
qu'en dépit du fait que ces idées circulent depuis un bon
moment aucun cadre théorique solide permettant de les
expliquer n’a encore été fourni.
Mais n’anticipons pas trop sur la suite, et revenons à
l'Institut général psychologique, à son comité d'étude
sur les phénomènes surnaturels et à son prestigieux lot
d'experts, dont font partie Pierre et Marie Curie, Pierre
Langevin, Henri Bergson et d’autres illustres personnalités.

20
DES MYTHES SUR LES CAPACITÉS EXTRAORDINAIRES DU CERVEAU

Entre 1905 et 1908, le comité se réunit plus de 40 fois autour


de Mme Palladino, et le rapport qu'il remet à la fin de
l'investigation témoigne de la fascination et des doutes que
ces phénomènes suscitent sur une audience à la fois critique
et à l'esprit ouvert sur l'inconnu. Dans la biographie de sa
mère Marie, Eve Curie attribue la participation des Curie
aux séances d’Eusapia Palladino à la fois à un certain goût
pour le mystérieux et à leur insatiable curiosité scientifique
— les Curie participaient aux séances en observateurs, non
en adeptes. Parfois stupéfaits par les résultats obtenus par
la médium, ils étaient cependant ramenés à leur scepticisme
par les fraudes grossières que cette dernière mettait en
place pour convaincre. Le comité français d'investigation
avait en effet fini par mettre à jour plusieurs supercheries.
Eusapia n’hésitait pas à se servir de cheveux pour faire
bouger des objets aussi légers que les feuilles d’une plante,
à cacher des clous dans ses manches pour tracer des signes
«mystérieux», à appuyer ses genoux contre la table pour
la mettre en mouvement. Des mesures prises avec une
balance avaient en effet mis en évidence des variations de
poids de la médium lorsque la table bougeait - comme
cela peut arriver lorsqu'on soulève un objet ou qu’on
s'appuie dessus pour le faire bouger. Ces fraudes jetaient
le doute sur tous les faits observés, y compris sur ceux qui
n'avaient pas pu être mis en rapport avec une tricherie
évidente. La Palladino se plaisait d’ailleurs à baisser les

21
MON CERVEAU, CE HÉROS

lumières, à imposer à ses contrôleurs de former des chaînes


de mains (ce qui réduisait les possibilités de contrôle), à
s’agiter de manière énergétique, à se plaindre de l’un ou
de l’autre contrôleur et à en changer, à refuser sous un
prétexte ou sous un autre des contrôles plus fermes. Les
conditions d'observation n'étaient d’ailleurs pas optimales,
les contrôleurs étant en même temps impliqués dans
l’action (dans la chaîne) et dans l'observation (Eusapia
n’admettant point qu’on l’observe de loin, sans participer) :
«Il faut donc, pour observer le mieux possible, ajouter
aux labeurs du contrôle ceux de la constatation des
phénomènes, et se trouver ainsi dans un perpétuel état de
division de l'attention.» Nous reviendrons plus tard sur
ce qu'implique un état de division de l'attention et sur
les tours que peut jouer la mémoire dans ces conditions —
«Combien on est loin des patientes expérimentations de
laboratoire, où les conditions des phénomènes sont réglées
et calculées à l'avance, où l’on n’observe qu'un seul fait à
la fois, dans un état d'attention tranquille et silencieuse!»
Pour conclure, les résultats de l'enquête laissaient, selon
l'opinion du comité scientifique, subsister des doutes
quant à l’origine des phénomènes observés, que seule la
multiplication de tests expérimentaux, conduits dans des
conditions plus contrôlées, aurait pu dissiper. Le comité
aurait également souhaité pouvoir avoir recours aux talents
de prestidigitateurs et de magiciens, experts de la ruse et de

29)
DES MYTHES SUR LES CAPACITÉS EXTRAORDINAIRES DU CERVEAU

l'illusion. Leur souhait a été exaucé à notre époque. James


the Amazing Randi, prestidigitateur et magicien ultra-
sceptique, a démystifié de nombreux prétendus pouvoirs
de l'esprit sur la matière, comme celui de plier petites
cuillères et clés, ou de tourner les pages d’un livre, par la
seule force de la pensée, en faisant croire à l’absence d’une
cause physique, matérielle. Cas par cas, il a démontré que
ce genre de tours pouvait être produit grâce à des ruses,
sans que les spectateurs en soient conscients. Il a même
lancé un défi: celui qui pourra, sous le contrôle d'experts
(scientifiques et prestidigitateurs), produire un phénomène
qui ne s’expliquerait que par l'intervention d’un pouvoir
extraordinaire — qu'aucune habileté courante ne pourrait
reproduire et expliquer — remportera un prix de 1 million
de dollars. Personne, jusqu’à aujourd’hui, n’a pu recueillir
ce prix faramineux — et ce n’est pas faute d'essais.
Pour autant, l’habileté et la ruse offrent-elles la seule
explication possible pour ce genre de phénomènes ?
Le corps, le cerveau et la cognition n’ont-ils, par leur
fonctionnement ordinaire, aucun rôle à jouer là-dedans,
aucun mot à dire ?

Pouvoirs du corps ou de l'esprit, Mr Faraday?


Au milieu du xIx° siècle, Michael Faraday s'était en réalité
déjà attaché à étudier la question des tables tournantes
— tables qui se soulèvent, penchent et «parlent» par le

23
MON CERVEAU, CE HÉROS

moyen de coups frappés ou de déplacements à droite et


à gauche. Il avait écarté à la fois les explications spirites
et celles fondées sur la fraude. Les premières, parce qu'il
était croyant et qu’il n’aimait pas mélanger le sacré et le
profane. Les secondes, parce qu'il considérait avoir affaire
à des personnes honorables et de bonne foi, qui, s'étant
volontairement prêtées à ses expériences, n’utilisaient
pas de ruse ou de manipulation exprès pour tromper leur
auditoire. Le secret devait être, pour lui, dans les mains
des «tourneurs de tables ». Dans le corps donc, et pas
vraiment dans l'esprit. Mais comment le démontrer ?
Faraday s’y était attelé avec son ingéniosité habituelle, en
inventant, comme il l'avait fait pour étudier le magnétisme
et l'électricité, différents dispositifs «révélateurs ». Le
but de ces dispositifs était de permettre de visualiser si
le mouvement des mains du médium précédait celui de
la table en l’entraînant avec lui ou si la table se mettait
en mouvement toute seule (grâce à une force inconnue)
en entraînant les mains avec elle. L'un de ces dispositifs
consistait par exemple en un millefeuille de papier cartonné
posé entre la table et les mains du tourneur: les feuilles
étant fixées les unes aux autres, elles étaient facilement
entraînées dans une même direction de mouvement tout
en pouvant glisser les unes par rapport aux autres et par
rapport à la table. Faraday avait marqué la position de
départ de chaque feuille. Si le mouvement était initié

24
DES MYTHES SUR LES CAPACITÉS EXTRAORDINAIRES DU CERVEAU

par la table, et la table se déplaçant vers la gauche, les


feuilles plus proches de la table se trouveraient plus à
gauche par rapport à celles du dessus. Si le mouvement
était initié par les mains, les feuilles les plus proches des
mains seraient cette fois le plus à gauche. Dans un esprit
scientifique, et pour éviter toute objection 4 posteriori,
Faraday avait d’abord contrôlé que les matériaux qu’il
comptait employer pour ses dispositifs n’interféraient pas
avec les «pouvoirs » du tourneur de table et que l'effet se
produisait même en leur présence. Puis il avait procédé
à ses tests. Il avait ainsi pu montrer que, dans les cas
observés (différentes personnes, à différentes occasions),
le mouvement des mains précédait celui de la table: le
mouvement de la table était dirigé par les mains et non le
contraire. Les résultats indiquaient que la force en cause
n’était rien d'autre que la force musculaire, exercée par les
tourneurs de tables, de manière involontaire. Et en effet,
lorsque -— grâce à la présence du dispositif «révélateur » —
les tourneurs de tables devenaient conscients de la pression
exercée par leurs mains, ne pouvant plus se tromper eux-
mêmes, ils cessaient d’obtenir un effet quelconque sur la
table. Leur pouvoir avait disparu.

Le cerveau commande, le corps exécute


Le psychique joue donc un rôle dans le phénomène
des tables tournantes (et dans d’autres phénomènes

25
MON CERVEAU, CE HÉROS

«mentaux», comme l'écriture avec les tablettes Ouïja,


l'écriture automatique, les mouvements des petites
pendules ou des baguettes utilisées par les médiums et
les sourciers), mais pas de façon extraordinaire, plutôt
par son pouvoir tout à fait ordinaire de commander aux
muscles. Cela peut même arriver sans que le sujet de
l’action en soit conscient, et ce constat, sans faire appel à
des forces ou à des énergies inconnues, ouvre de nouvelles
pistes quant aux mécanismes à la base de la prise de
décision et de l’action. On utilise parfois encore le terme
d’«effet idéomoteur », introduit en 1852 par.le médecin
physiologiste William Carpenter (lui aussi critique des
phénomènes spirites et paranormaux), pour qualifier
les mouvements accomplis en dehors de la volonté. Ces
mécanismes ont pu être mieux compris au xx" siècle, grâce
à l’utilisation de différentes techniques de psychologie
expérimentale et d'imagerie cérébrale qui ont permis de
mettre en évidence que, dans le cerveau, l'instruction
de mouvement peut se faire de manière indépendante
et notamment précéder la conscience du mouvement et
la volonté de l’accomplir. Dans les années 1960, William
Grey Walter, neuropsychologue, monte des expériences
dans lesquelles il demande à des volontaires de faire
marcher, à l’aide d’une télécommande, un projecteur de
diapositives. Les participants sont équipés d’électrodes,
et ce dispositif (relié au projecteur) permet de montrer

26
DES MYTHES SUR LES CAPACITÉS EXTRAORDINAIRES DU CERVEAU

(à leur insu) que l’activité électrique des régions de leur


cerveau qui contrôlent le mouvement de la main suffit
à elle seule à actionner le projecteur. En effet, dès que
ces régions se préparent pour le mouvement — dès que la
décision de bouger est prise au niveau des aires motrices —, la
commande part. Or les participants ne sont, à ce moment-
là, pas encore conscients d’avoir décidé de presser le
bouton ; d’où l'impression très bizarre que l’action qu’ils
s'apprêtent à effectuer a, en réalité, déjà eu lieu. Grey
Walter a pu mesurer le temps écoulé entre le moment
où la décision est prise et le moment où celle-ci devient
consciente à quelques millisecondes. D'autres études
corroboreront le fait que la décision précède de quelques
centaines de millisecondes la conscience de la décision.
Elles conduiront à questionner la notion de libre arbitre,
ou du moins celle d’une sorte d’entité dans le cerveau, un
«moi», qui prendrait les décisions. Quoi qu’il en soit, la
place est en tout cas faite, dans le cerveau, pour des gestes
qui se décident indépendamment de la conscience.

Pouvoirs de la suggestion, de la distraction,


de l'illusion
Une autre manière de considérer la question des pouvoirs
extraordinaires du cerveau est de nous mettre à la place
de la «victime » et de nous demander: qu'est-ce qui, dans
notre fonctionnement cognitif, peut nous induire à croire à

27
MON CERVEAU, CE HÉROS

des phénomènes extraordinaires ? Richard Wiseman (qui


est à la fois magicien illusionniste et psychologue cognitif)
a étudié le phénomène de la suggestion — et notamment
les effets de celle-ci sur la mémoire d’un événement
apparemment extraordinaire. Il a montré à des volontaires
deux enregistrements vidéo d’un prétendu phénomène
de psychokinésie (le pliage d’une clé, un tour classique
que les magiciens prestidigitateurs savent produire
ad libitum). Dans les deux vidéos on voit une personne
qui tient une clé dans sa main, et on a l'impression de
voir la clé se plier sans cause physique apparente. Dans
la première vidéo, une fois la clé posée sur la table, on
entend le commentaire: « Regardez, la clé continue à
se plier! »; ce commentaire est absent du deuxième
enregistrement. Quand on les réinterroge quelque temps
après, 40% des personnes ayant regardé la première
version de l'enregistrement se souviennent que la clé
avait continué à se plier une fois posée sur la table, alors
que seuls 5 % de ceux qui ont regardé l'enregistrement
sans suggestion fabriquent ce souvenir. Il est à noter que
ceux qui, parmi les participants, se considèrent comme
des sceptiques obtiennent en moyenne le même résultat
que ceux qui se déclarent ouverts à croire à ce genre
de phénomènes. Personne n’est donc en principe hors
d'atteinte du pouvoir de la suggestion et de la création
de faux souvenirs qu’elle peut impliquer.

28
DES MYTHES SUR LES CAPACITÉS EXTRAORDINAIRES DU CERVEAU

Existe-t-il d’autres aides cognitives auxquelles


magiciens et prestidigitateurs — et tous ceux qui se disent
dotés de pouvoirs «psy » — peuvent avoir recours pour
nous induire à croire que nous voyons ce qui, en réalité,
n'existe pas ? Observons de plus près un tour de magie
classique. Le magicien a une pièce de monnaie dans la
main droite, il la passe dans la main gauche, puis, avec la
main droite, extrait de la poussière magique de sa veste et
la saupoudre sur la main gauche: il ouvre la main, la pièce
a disparu. Pouvoir de l'esprit? Magie? En fait, la pièce n’a
jamais quitté la main droite. Le magicien exploite dans ce
cas son habileté manuelle (imiter, par exemple, les gestes
que l’on fait pour transférer une pièce d’une main à une
autre) et sa connaissance de certains principes d’attention
conjointe :lorsque le magicien regarde l’objet à transférer,
les regards du public suivent son regard; lorsqu'il regarde
le public, celui-ci le regarde aussi dans les yeux — et cesse
de suivre la pièce de monnaie. Le succès du tour se base
donc sur la maîtrise des mécanismes de l'attention,
et notamment de ceux de la distraction. Magiciens,
prestidigitateurs — et «psys» — peuvent exploiter une
variété de mécanismes psychologiques, caractéristiques
de notre fonctionnement cognitif: illusions perceptives,
illusions cognitives, failles de l'attention et de la mémoire.
Nous ne sommes pas nécessairement conscients de ces
illusions et de ces failles — nous en discuterons au cours

29)
MON CERVEAU, CE HÉROS

du chapitre suivant, lorsque nous nous occuperons


des méconceptions que nous entretenons à propos des
pouvoirs ordinaires de notre cerveau. C’est bien à cause
de ce manque de conscience que certains phénomènes
qui ne violent aucune loi physique ou biologique sont
susceptibles de nous paraître inexplicables, de nous
marquer comme étant «extraordinaires »…

Un autre mythe de pouvoir extra-mental:


recevoir et transférer énergie et informations
Percer des secrets militaires par la pensée?
Dans le film Les Chèvres du Pentagone (The Men Who Stare
at Goats), George Clooney, Jeff Bridges et Kevin Spacey
incarnent des soldats de la New Earth Army, un secteur
spécial de l’armée américaine qui visait à exploiter les
pouvoirs paranormaux de certains de ses membres
pour percer les secrets de l'ennemi. Cette histoire est
librement inspirée de faits réels. En 1972, le gouvernement
américain avait en effet lancé un projet Stargate destiné
à mesurer, voire à exploiter, le pouvoir extraordinaire
de visualiser mentalement des informations sur des
lieux ou événements distants, de décrire des lieux qu’on
n’a jamais visités — les personnes testées dans le cadre
du projet Stargate recevaient par exemple un ensemble
de coordonnées et étaient censées dessiner ce qu’elles

30
DES MYTHES SUR LES CAPACITÉS EXTRAORDINAIRES DU CERVEAU

«voyaient», à distance, de cet endroit: y avait-il une


base militaire? une centrale nucléaire? Le projet est
officiellement arrêté en 1995. Un comité scientifique est
mis en place par la CIA pour en évaluer les résultats; les
conclusions sont négatives: aucun secret militaire n’a
été révélé par de quelconques pouvoirs ESP, pas plus
que les recherches initiées par le projet n’ont permis de
prouver l'existence de phénomènes extraordinaires —
encore moins de les attribuer à des causes inconnues,
comme des pouvoirs de clairvoyance. Mais les pouvoirs
ESP avaient déjà fait l’objet de recherches expérimentales
et continuent d’ailleurs à être au centre de débats entre
communautés de chercheurs, et à attiser la curiosité du
grand public. Cherchons à y voir un peu plus clair.

Les pouvoirs ESP à l'épreuve des tests


Dans les années 1930, Duke University, aux États-Unis,
a probablement été la première institution publique à
mettre en place un programme utilisant les techniques
expérimentales typiques de la recherche en psychologie
pour étudier les pouvoirs de clairvoyance. En charge du
programme, Joseph Banks Rhine, surtout connu pour
avoir étudié, avec Karl Zener, la capacité de deviner,
sans la voir, la forme de certains symboles dessinés sur
des cartes — les cartes Zener. Pour les férus de cinéma,
dans la scène qui ouvre le film Ghostbusters, Peter

31
MON CERVEAU, CE HÉROS

Venkman, interprété par Bill Murray, étudie les pouvoirs


de clairvoyance de deux étudiants à l’aide d’un jeu de
cartes Zener et ment à la jolie étudiante pour la conforter
dans l’idée qu’elle possède des pouvoirs extraordinaires
— alors qu'il n’hésite pas à punir l'étudiant avec de petites
décharges électriques à chaque erreur. En 1934, après
avoir réalisé quelque 90 000 essais, Rhine annonce au
monde que les pouvoirs ESP sont une réalité démontrée.
Les critiques ne se font alors pas attendre. En 1936, un
autre chercheur, de Princeton University, annonce avoir
répété le test plus de 25 000 fois sans obtenir de résultats
significatifs — notons en passant que, dans les études de
Rhine, tout résultat dépassant 20 % de succès (1/5 des
cartes devinées) était considéré comme significatif, et
comme l'indice d’un pouvoir paranormal de type ESP.
Les résultats négatifs continuèrent d’affluer, produits par
différents chercheurs (en fait, la communauté scientifique
n’a jamais réussi à reproduire les résultats de Rhine),
jusqu'à ce que les études de Rhine soient démolies par la
découverte que, dans ses tests, se dissimulaient beaucoup
trop de manières de tricher: défauts de fabrication des
cartes, symboles pouvant être perçus à travers le dos de la
carte ou dans le reflet des lunettes des expérimentateurs,
manières de suggérer —- même involontairement — le
contenu de la carte au sujet étudié, etc. Selon certaines
critiques, Rhine avait également la mauvaise habitude

62
DES MYTHES SUR LES CAPACITÉS EXTRAORDINAIRES DU CERVEAU

d'éliminer certains résultats, négatifs, de son comptage,


lorsqu'il suspectait que les sujets donnaient exprès la
mauvaise réponse... Depuis, les tests avec les 5 cartes
et assimilés sont tombés aux oubliettes, remplacés
par une nouvelle procédure, elle aussi, suspecte qui
repose sur l'interrogation suivante : et si les pouvoirs
extraordinaires de notre cerveau ne pouvaient être
libérés que dans des situations tout à fait particulières,
des situations extraordinaires ? Sans en arriver aux
extrêmes de Lucy et de la drogue (de pure fiction) lui
permettant d'accéder au potentiel inutilisé de son cerveau
(encore de la fiction), des chercheurs se sont proposés de
mettre leurs sujets dans les conditions le plus possible
favorables pour détecter le moindre «signal» provenant
du cerveau d’autres sujets — en les isolant notamment de
toute distraction perceptive. Ils ont ainsi créé la technique
Ganzfeld (« du champ uniforme»), qui consiste à tester
le passage d'informations (images mentales) entre un
sujet et un autre, le second sujet se trouvant dans une

pièce à part et étant rendu momentanément aveugle et


sourd. Le premier sujet cherche à transmettre une image;
le second observe quatre images différentes et indique
laquelle des quatre correspond à celle envoyée. Au milieu
des années 1990, un journal renommé de psychologie
expérimentale publie une méta-analyse (une synthèse
des études effectuées qui combine les résultats de

33
MON CERVEAU, CE HÉROS

différentes expériences, comme s’il s'agissait d’une seule


méga-expérience) des études réalisées à ce jour avec la
technique Ganzfeld. Le résultat semble être positif, plus
de la moitié des études analysées présentant un taux
de succès dans le transfert d'informations — sans cause
physique ou biologique connue — supérieur au nombre de
résultats positifs que le test de Ganzfeld peut produire par
simple hasard (et qui équivaut à 1 résultat positif sur 4).
Aux yeux d’autres chercheurs, ces études présentent des
limites importantes qui ne permettent pas d’exclure qu’un
transfert d'informations se fasse par des voies bien plus
ordinaires. Des recommandations sont alors émises par
l’un des auteurs de l'analyse et l’un de ses critiques. Le
seul point sur lequel les deux «adversaires » s'accordent
est d’ailleurs celui qui concerne la pauvre qualité de
plusieurs des études existantes. Pauvreté confirmée
par les témoignages de psychologues comme Susan
Blackmore qui a participé à des expériences de ce genre
et a ensuite quitté le champ de la parapsychologie, déçue
par le manque de rigueur scientifique (et l’absence de
résultats positifs concernant les pouvoirs extraordinaires
du cerveau). Une analyse systématique ultérieure a
d’ailleurs renversé le verdict de la première méta-analyse:
non seulement elle inclut un plus large nombre d’études
— et donc de sujets - mais elle a aussi l’avantage de
porter sur des tests plus récents — en principe conformes

34
DES MYTHES SUR LES CAPACITÉS EXTRAORDINAIRES DU CERVEAU

aux recommandations pour mener des expériences


rigoureuses en parapsychologie.
Le débat n’est pour autant pas prêt à se calmer et il
ne le sera pas tant qu’on ne pourra être sûr du fait que
les tests mis en place sont des tests objectifs, rigoureux,
et que leurs résultats sont réellement statistiquement
significatifs — qu'ils prennent en compte toutes les
données, et pas seulement une sélection d’entre elles qui
va dans la direction souhaitée. Malheureusement, il est
très facile de se laisser influencer par ses propres vues (un
phénomène cognitif que nous décrirons par la suite, dans
le chapitre 4, comme «biais de confirmation») et, même
sans le vouloir, d’exclure les données et les informations
qui les contredisent. Voilà qui nous donne l’occasion
d'introduire brièvement la notion de «test objectif»,
permettant d'établir si un certain phénomène -— psychique
ou autre — a réellement eu lieu, ou bien s’il est le fruit du
simple hasard. C’est l'heure du thé.

La dame qui aimait le thé au lait (une brève mais


nécessaire parenthèse méthodologique, agrémentée
d'une anecdote)
Ce serait une erreur que de penser que les tests objectifs
sont cantonnés au domaine de la science professionnelle ;
en réalité, on peut y avoir recours pour résoudre des
problèmes de tous les jours. Selon certains, le test objectif

519
MON CERVEAU, CE HÉROS

naît d’ailleurs autour d’une tasse de thé au lait. Nous


sommes en 1920, à Cambridge, Angleterre. Sir Ronald
Fischer, statisticien renommé, est en train de prendre
le thé avec des amis. Lorsqu'on s'apprête à lui remplir
sa tasse, lady Muriel Bristol (elle aussi scientifique,
spécialiste en biologie des algues) fait remarquer qu’elle
ne pourra accepter une tasse où le lait a été versé avant
le thé. « Le thé d’abord, le lait ensuite » est sa règle, et
pour cause: le thé est bien meilleur comme ça. Au goût,
elle peut d’ailleurs facilement faire la différence entre les
deux manières de servir. La tentation est trop forte pour
les scientifiques présents, et un test est rapidement mis
en place pour répondre à la question: peut-on réellement
distinguer une tasse de thé au lait d’une autre — lady
Muriel au moins le peut-elle? Huit tasses sont préparées:
dans quatre tasses, le thé est versé avant le lait; dans
les quatre autres, c’est lait d’abord, thé ensuite. Pour
éviter que d’autres facteurs que ceux qu’on a l'intention
d'évaluer influencent les réponses du sujet, les tasses
sont préparées et présentées de façon aléatoire — de la
même manière que des combinaisons pourraient sortir
lors d’un jeu de hasard, de roulette, de dés. Il est en effet
impossible de contrôler toutes les variables pouvant
avoir un impact sur lady M. - de les distribuer de façon
égale dans un groupe et dans l’autre: une distribution
au hasard permet d'éliminer ce risque. Lady Muriel n’est

36
DES MYTHES SUR LES CAPACITÉS EXTRAORDINAIRES DU CERVEAU

bien évidemment pas informée de la manière dont les


tasses ont été préparées. Il faut également que le test soit
conduit en double aveugle, l’expérimentateur devant
pareillement ignorer de quelle tasse il s’agit dans chaque
essai, pour éviter que par ses gestes ou expressions
il suggère la bonne réponse. Combien de tasses faut-il
préparer pour nous convaincre des éventuels pouvoirs
de lady Muriel (qui a su en effet identifier le mode de
préparation des huit tasses) ? Dans la situation présentée,
il existe 1 chance sur 70 que lady M. trouve tout à fait par
hasard les quatre tasses appartenant à un certain groupe
(en pratique, si on refait plusieurs fois l'expérience,
la probabilité de trouver le bon résultat même si on
n’a aucun pouvoir réel est de 1 tous les 70 essais). Les
expérimentateurs choisissent de ne pas considérer comme
significatif un résultat qui a plus de 1 chance sur 20, ou
5 sur 100, d'arriver par hasard. Si, par exemple, on avait
présenté à lady M. six tasses, on se serait trouvé dans
cette situation; voilà pourquoi l'expérimentateur a choisi
de lui en présenter huit. Maintenant, à combien d'erreurs
lady M. a-t-elle droit pour prouver ses pouvoirs? Si elle
identifie correctement dans un groupe trois tasses et se
trompe sur une, elle peut peut-être se considérer comme
heureuse, mais l’expérimentateur ne sera pas d’accord
avec elle. Car, si elle a 1 seule possibilité sur 70 de choisir
par hasard la bonne quadruplette, elle en a 16 sur 70 d'en

37
MON CERVEAU, CE HÉROS

choisir une comportant 3 résultats corrects et 1 erroné. Et


il lui arrivera 36 fois sur 70 essais de tomber par hasard
sur une quadruplette dans laquelle deux tasses sont
choisies correctement, les autres pas. Lady M. pourra
alors objecter que le test est injuste: une erreur et elle
fera figure de menteuse! Alors qu’elle ne prétend pas ne
jamais se tromper, seulement avoir raison la plupart du
temps. On pourra alors faire monter le nombre de tasses
à 12 (et lui demander de former deux groupes de tasses
selon la modalité de préparation): le fait de commettre
une erreur dans la sextuplette sera moins important, car
les combinaisons possibles ne sont plus 70 maïs 924, celle
de 5 tasses correctes et 1 incorrecte 36 — or 36/924 est
inférieur à 1/20.
Revenons à Rhine (ou au Pr Venkman): combien
d'essais faut-il mener et combien de succès compter
(cartes devinées) pour se vanter de posséder des pouvoirs
extraordinaires ? Quelle est la probabilité, avec 5 symboles
différents et, imaginons, un paquet de 100 cartes, de
deviner correctement un certain nombre de cartes juste
par hasard ?' Ce n’est qu'à partir de 28 cartes correctement
devinées que le seuil de significativité du 5 % est dépassé.

1. Je ne vous propose pas d'exécuter vous-même le calcul, mais


d'utiliser un outil informatique mis à disposition par l'Observatoire
français de zététique (PrOZstat) pour calculer automatiquement
les chances qu’on certain événement se produise juste par hasard :
http://Zzetetique.fr/stats/

38
DES MYTHES SUR LES CAPACITÉS EXTRAORDINAIRES DU CERVEAU

Si l’étudiante devine 27 cartes, on peut donc encore


considérer cela comme le fruit du hasard, car il existe plus
d’une chance sur 20 de deviner 27 symboles dans une
telle situation. Il est d’ailleurs également improbable de
deviner correctement plus de 27 et moins de 13 cartes.
Dans la pratique, ces quelques lignes ne vous
auront certainement pas mis en condition de calculer
la probabilité qu’un certain événement advienne par
hasard si vous n'avez pas fait de statistiques, à l’école
par exemple. Mais cela vous aura permis de vous rendre
compte de l'importance d’en faire, à l’école justement,
pour être à même de porter un jugement éclairé et éduqué
sur des assertions du type «pouvoirs extraordinaires ».
Vous aurez réfléchi au fait que tout événement hautement
improbable peut tout de même se produire si on fait un
nombre suffisant d'essais. Vous vous serez aussi rendu
compte qu'il ne suffit pas de deviner juste un certain
nombre de fois pour considérer avoir des pouvoirs. Les
contraintes sont assez fortes! Vous aurez par ailleurs
probablement remarqué que Rhine avait été bien moins
exigeant que les amis de lady M.: il s'était contenté de
déclarer comme significatif tout résultat dépassant
le seuil de 20 % : 1 succès sur 5. Or un seuil de 5% est
communément adopté en psychologie (et dans les
sciences qui ont recours aux outils statistiques) pour
établir si un résultat ne pourrait pas être le fruit du simple

39
MON CERVEAU, CE HÉROS

hasard — si on a vraiment mis le doigt sur quelque chose


qui mérite d’être expliqué, investigué. On peut être même
plus exigeant: en médecine, où les enjeux sont élevés, le
seuil de significativité peut être établi à 1 % (s’il y a plus
d’une chance sur cent de produire le même résultat par
hasard, alors pas la peine de continuer à regarder de ce
côté, allons chercher ailleurs). La prétendue existence de
pouvoirs extraordinaires devrait être soumise aux mêmes
critères d’exigence, et ce d'autant que ces pouvoirs ne
sont corroborés par aucune théorie, par aucun modèle
plausible de la réalité physique et biologique.
En science, un phénomène peut s'imposer de deux
manières différentes. La plus simple, l’observation
directe: par exemple l'observation de corps qui tombent
lorsqu'on les lâche. Dans d’autres cas, un certain modèle
de la réalité, qui explique des phénomènes comme
celui qu'on vient de décrire, prévoit aussi l'existence de
phénomènes non encore observées, mais qui devraient
être réels si le modèle est correct. On s’attèle alors à
monter des expériences capables de les révéler. (Parmi
les plus récentes et fortement médiatisées, nous pouvons
citer la découverte du boson de Higgs - un phénomène
dont l'existence avait été prévue il y a plus de 40 ans,
mais que seules les techniques actuelles d'accélération
des particules à très haute énergie ont permis de révéler.)
Le cas des pouvoirs extraordinaires du cerveau ne se

40
DES MYTHES SUR LES CAPACITÉS EXTRAORDINAIRES DU CERVEAU

situe ni dans l’un ni dans l’autre champ. Il s’agit, par


définition, de pouvoirs que la science (physique, biologie)
ne peut pas expliquer — de formes de transmission de
l'énergie ou de l’information sans explication dans les
modèles scientifiques actuels (lesquels sont par ailleurs
capables d'expliquer une grande partie des phénomènes
directement observés). Si ces pouvoirs ne s'imposent pas
par des données d’observation consensuelles et facilement
reproductibles (la pomme tombe dès qu’on la lâche),
le scepticisme quant à leur réalité se justifie largement!
Gardez-vous, par conséquent, d’aller trop vite dans vos
jugements, surtout si vous ne vous sentez pas familier
avec les statistiques. Vous pourrez toujours dire qu'avant
de croire aux pouvoirs extraordinaires, donc improbables,
vous avez besoin de faire vos calculs.

Un mythe annexe: le mythe du regard transperçant


Avez-vous jamais eu la sensation d’être transpercé par
un regard ? Ou que, derrière vous, quelqu'un fixe votre
nuque ? Peut-on sentir un regard par une sorte de sixième
sens ? Plusieurs études ont été réalisées pour tester ce
«pouvoir extraordinaire» du cerveau. Le fait le plus
curieux est que seuls les expérimentateurs qui croient
à la réalité des phénomènes ESP semblent obtenir des
résultats positifs. Je vous en propose une version «real
life», à mettre en place vous-même. Il faut un bon point

41
MON CERVEAU, CE HÉROS

d'observation, bien caché mais avec bonne visibilité, sur


une aire où l’on s'arrête et où l’on s’assoit pour manger,
boire, lire. Placez-vous et fixez votre regard sur quelqu'un.
Quand la personne a terminé son activité (et seulement
à ce moment-là), approchez-vous et demandez-lui si
elle serait disposée à répondre à un questionnaire pour
une recherche. Soumettez-lui des questions concernant
l’éventuelle sensation d’avoir été observée et à quel
moment. À partir de quelle position ?
En attendant les résultats de votre test (et l'analyse
statistique qui va avec), cherchons à comprendre ce qui
pourrait se cacher derrière l’idée, de fait très répandue,
que nous pouvons ressentir le regard de quelqu'un sans le
voir. Regardez les schémas ci-dessous: à votre avis lequel
représente le mieux le processus de la vision?

rayons visuels l'œil : rayons lumineux l'œil :


émergeant de l'œil agent de la vision provenant de l'objet récepteur visuel

Apparemment, un certain nombre d’entre nous se


représentent la vision comme un processus d'émission:
des rayons qui sortent des yeux et se dirigent vers les
objets. Cette représentation est présente chez la plupart
des enfants d'âge scolaire, s’atténue pendant les années

42
DES MYTHES SUR LES CAPACITÉS EXTRAORDINAIRES DU CERVEAU

de primaire et de collège, mais reste assez diffusée. La


preuve: lors d’une étude conduite auprès d'étudiants à
l’université, 50 % de la population interviewée entretenait
cette représentation — bien que fausse — et ce en dépit de
plusieurs années de scolarisation et de plusieurs cours
de physiologie de la vision. La croyance «émissive » est
en effet de celles qui résistent à l'éducation, surtout si
on ne l’expose pas et qu’on ne la démonte pas de façon
explicite. Elle est d’ailleurs présente dans les explications
naturalistes de la vision, chez Platon, Euclide, Galien
notamment. Plusieurs croyances populaires et mythes de
science-fiction lui sont liés:le mauvais œil, ou la mauvaise
fortune, transmise par les yeux, par exemple lorsqu'on
regarde quelqu'un avec jalousie; les yeux aux rayons X
de Superman. Et qui n’a pas entendu parler de «regards
perçants » ? L'expérience que nous faisons des phosphènes
(des stimulations lumineuses produites par l'excitation
mécanique de la rétine) ou l’aspect des yeux de certains
animaux pendant la nuit (ainsi la rétine du chat comporte-
t-elle un tapis réflectif, qui permet de multiplier l'effet des
rares photons qui atteignent dans le noir) pourraient aider
à entretenir cette croyance. Quoi qu'il en soit, l’origine de
cette représentation reste pour l'instant inconnue.
En revanche, il existe une explication - psychologique —
au pourquoi nous sommes si enclins à accepter cette
possibilité de ressentir les regards. Le regard est pour

43
MON CERVEAU, CE HÉROS

nous une source précieuse d'informations concernant


notre univers social. La direction du regard nous guide
vers les objets qui intéressent l’autre. Nous pouvons
ainsi pénétrer, silencieusement, dans ses pensées,
dans ses désirs (regarde-t-il plus longtemps la part de
gâteau au chocolat ou celle de gâteau à la fraise?) et
deviner ses intentions. Nous sommes la seule espèce
dont l'iris est entouré d’un si grand blanc: cela facilite
le suivi des regards des membres de notre espèce. Très
tôt dans le développement de l'individu, le regard de
l'adulte interagit avec celui de l'enfant dans un dialogue
muet qui, petit à petit, va également inclure les objets:
se regarder, regarder ensemble un objet, telles sont les
clés de la coopération et de la communication que les
enfants développent au cours de leur première année
de vie. Le regard de l'adulte peut changer une situation
en une autre: regarde-t-il l'enfant avant d'accomplir une
action ? Le bébé de 6 mois comprend alors que l'adulte
cherche à faire passer un message pédagogique, il veut
lui apprendre quelque chose. Des régions du cerveau
sont spécialisées dans l’analyse du regard des autres.
Et nous avons déjà cité le fait que lorsque le regard
des autres se dirige sur nous cela a un effet sur notre
attention, qui est rapidement activée et attirée dans la
direction de la source du regard. Le regard joue donc un
rôle essentiel dans notre vie sociale, et le regard dirigé

44
DES MYTHES SUR LES CAPACITÉS EXTRAORDINAIRES DU CERVEAU

vers nous revêt une signification particulière. L'équipe de


recherche sur la vision de l’University College of London,
dirigée par Colin Clifford, a d’ailleurs mis en évidence le
phénomène suivant: en groupe, dans une situation où
nous ne savons pas si les autres nous regardent ou pas,
nous avons tendance à surestimer le nombre de fois où
ils le font. Non seulement ce phénomène s'accorde bien
avec la place du regard dans la cognition sociale, maïs il
offre une clé de lecture pour interpréter le phénomène
du «regard ressenti». Lorsque nous avons l'impression
d’être transpercés par un regard, ce n’est pas en vertu d’un
mythique sixième sens, mais plutôt du pouvoir qu'ont nos
attentes, même inconscientes, de guider l'interprétation
de ce que l’on ressent, d’influencer ce que l’on perçoit.

En conclusion
Les études qui ont jusqu'ici été conduites sur les pouvoirs
extraordinaires du cerveau (action à distance sur la
matière, transmission et réception d'informations, en
dehors des lois de la physique et de la biologie) n’ont
pas été en mesure de mettre en évidence l'existence de
phénomènes qui ne pourraient pas être expliqués par
des ruses, par d’habiles tours de prestidigitation, par la
suggestion, ou bien par des illusions et des propriétés
ordinaires de notre fonctionnement cognitif, ou encore

45
MON CERVEAU, CE HÉROS

par des limites de l'appareil d’expérimentation. Ce n’est


pas faute d’avoir essayé: ce type de recherches existe
depuis plus de 150 ans.
En outre, lorsque, pour tel ou tel phénomène, on
possède une explication simple, et de surcroît cohérente
avec les connaissances actuelles (les lois acceptées par
la communauté des sciences physiques, biologiques,
psychologiques), il est raisonnable de s’y tenir. C’est le
«principe de parcimonie», propre au fonctionnement
de la science moderne. La science ne se bloque aucune
possibilité, mais ne cède pas sans de bonnes raisons aux
virements de bord.
Nous sommes, cependant, relativement peu fami-
liers de ce fonctionnement et des moyens les plus
adéquats — tests objectifs, expérimentations contrôlées,
outils statistiques — pour juger si tel phénomène
«extraordinaire » est également réel... Les mythes sur
les pouvoirs «extraordinaires » du cerveau peuvent ainsi
continuer à séduire.
Il n’y a d’ailleurs pas que l'extraordinaire pour nous
tenter :nous aimons aussi nous tromper sur les pouvoirs
tout à fait ordinaires de notre cerveau.

46
DES MYTHES SUR LES CAPACITÉS EXTRAORDINAIRES DU CERVEAU

Références
Filmographie
— Besson, L., Lucy (2014).
— Heslov, G., The Men Who Stare at Goats (2009).
— Reitman, L., Ghostbusters (1984).

1905-1908 : Eusapia Palladino fait tourner les tables en France


— On pourra consulter le Rapport sur les séances d'Eusapia Palladino
rédigé par Jules Courtier en 1908 pour l’Institut général psycho-
logique, disponible en libre accès dans la bibliothèque en ligne
Gallica: http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k8524612.
— Les lettres de Pierre Curie sont disponibles dans la bibliothèque
en ligne Gallica: Pierre et Marie Curie. Papiers et correspondance.
— Pour la biographie de Marie Curie par sa fille Eve: Curie, E. (1981).
Madame Curie. Paris :Gallimard.
— Sur magie, scepticisme et paranormal, on pourra voir: Randi,
J. (1982). Flim-flam ! Psychics, ESP, Unicors, and Other Delusions.
Ambherst, NY: Prometheus Books. Et: Brown, D. (2007). Tricks of the
Mind. London: Channel 4.

Étudier les pouvoirs extraordinaires par les moyens de la science


— En France la parapsychologie n’est pas considérée comme une
science et n’est ni financée ni enseignée dans des instituts publics.
— Charles Richet fonde en 1919 l’Institut métapsychique international et
se dédie à la recherche sur les phénomènes spirites. Outre cet intérêt et
celui pour la médecine, qui lui vaudra le prix Nobel pour ses recherches
sur l’anaphylaxie, il publiera aussi deux ouvrages au contenu fortement
raciste, et sera parmi les fondateurs de la Société française d'eugénisme.

Pouvoirs du corps ou de l'esprit, Mr Faraday ?


— Concernant les expériences des tables tournantes effectuées par
Faraday, on pourra se référer à: «On table-turning. To the editor of
the Times » et « Experimental investigation of table-moving», dans:

47
MON CERVEAU, CE HÉROS

Faraday, M. (1859). Experimental Researches in Chemistry and Physics.


London: Taylor & Francis.

Le cerveau commande, le corps exécute


— À propos de l’«effet idéomoteur » de William Carpenter, voir:
Carpenter, W.B. (1852). «On the influence of suggestion in modifying
and directing muscular movement, independently of volition ».
Proceedings of the Royal Institution of Great Britain, 1, 147-155.
— Pour en savoir plus sur les expériences de Faraday, les idées de
Carpenter et les études contemporaines sur l’action indépendante
de la volonté et de la conscience, on pourra voir :Wiseman, R. (2011).
Paranormality. Why We See What Isn't There. London: Pan Macmillan.
— Pour en savoir plus sur la conscience: Dehaene, S. (2014). Le Code de
la conscience. Paris :Odile Jacob.

Pouvoirs de la suggestion, de la distraction, de l'illusion


— Les tours de magie peuvent aussi permettre de mettre en relief certains
aspects de notre fonctionnement cognitif. À ce propos, on pourra voir:
Lamont, P. & Wiseman, R. (1999). Magic in Theory: An Introduction to
the Theoretical and Psychological Elements of Conjuring. Hatfield, UK:
University of Hertfordshire Press. Macknick, M. & Martinez-Conde,
S. (2010). Sleights of Mind: What the Neuroscience of Magic Reveals About
Our Everyday Deceptions. New York: Picador. Polidoro, M. (2003).
Secrets of the psychics. Amherst, NY :Prometheus Books.
— L'expérience sur l'influence de la suggestion sur la mémoire est
décrite dans l’article: Wiseman KR. & Greening, E. (2005). « “Its
still bending”: Verbal suggestion and alleged psychokinetic metal
bending ». British Journal of Psychology, 96(1), 115-127.

Percer des secrets militaires par la pensée ?


- Le rapport sur le projet Stargate est en libre consultation: The
American Institutes for Research (1995). «An evaluation of remote
viewing : Research and applications». http://www.lfr.org/lfr/csl/
library /airreport.pdf

48
DES MYTHES SUR LES CAPACITÉS EXTRAORDINAIRES DU CERVEAU

Les pouvoirs ESP à l'épreuve des tests


— À propos des études sur les pouvoirs « psy » et ESP: Hines, T. (2002).
Pseudoscience and the Paranormal. Ambherst, N.Y.: Prometheus
Books. Pour les critères pour conduire des expériences rigoureuses
sur les pouvoirs ESP: Milton, J. & Wiseman, R. (1997). Guidelines
for Extrasensory Perception Research. Hatfield, UK: University of
Hertfordshire Press. Voir aussi: Beyerstein, B. (1995). Distinguishing
Science From Pseudoscience. Victoria, BC: The Center for Curriculum
and Professional Development.
— À propos des recherches concernant les effets Ganzfeld, voir:
Lilienfeld, S.O. (1999). «New analyses raise doubts about
replicability of ESP findings ». Skeptical Inquirer, 23.6. Et les ouvrages
cités : Hines (2002) et Milton & Wiseman (1997).
— Susan Blackmore a notamment décrit sa prise de distance avec la
recherche en parapsychologie dans : Blakmore, S. (1987). «The elusive
open mind: The years of negative research in parapsychology ».
Skeptical Inquirer, 11, 244-255.

La dame qui aimait le thé au lait


- L'histoire de Ronald Fischer et de la découverte des statistiques est
décrite dans: Salsburg, D. (2002). The Lady Tasting Tea. How Statistics
Revolutionized Science in the XX Century. Austin, TX: Holt McDougal.
- L'Observatoire de zététique met à disposition l'outil PrOZstat pour
calculer automatiquement les chances qu’un certain événement
se produise par hasard: http://zetetique.fr/stats/ On peut aussi
conseiller le livre: Rumsey, D. (2011). Statistics for Dummies. New
York: Wiley.

Un mythe annexe : le mythe du regard transperçant


— Une étude sur la «perception du regard » et l'influence apparente de
l’expérimentateur sur les résultats est décrite dans: Wiseman, R. &
Schlitz, M. (1998). «Experimenter effects and the remote detection
of staring ». Journal of Parapsychology, 616), 197-208.

49
MON CERVEAU, CE HÉROS

— Le test que je vous suggère est décrit dans Baker, R. (2000). «Can we
tell when someone is staring at us?» Skeptical Inquirer, 24.2.
— Concernant les représentations communes sur la vision: Winer,
G. A., Cottrell, J. E., Gregg, V., Fournier, J. S. & Bica, L. A. (2002).
Fundamentally misunderstanding visual perception: Adults’beliefs
in visual emissions. American Psychologist, 57, 417-424. Voir aussi
la thèse de doctorat de Hosson, C. (2004). Contribution à l'analyse
des interactions entre histoire et didactique des sciences. Élaboration d'un
support d'enseignement du mécanisme optique de la vision pour l'école
primaire et le collège et premiers éléments d'évaluation. Université Paris 7
— Denis Diderot.
- L'étude citée sur la tendance à penser que les regards sont dirigés
sur nous est :Mareschal, I., Otsuka, Y. & Clifford, C.W.G. (2014). «A
generalized tendency towards direct gaze with uncertainty ». Journal
of Vision 14(12), 27, 1-9.

50
DES MYTHES
SUR LES CAPACITÉS ORDINAIRES
DU CERVEAU

Où l’on découvre que, le plus souvent, les mythes nous


viennent sans qu'on aille les chercher, sans même qu'on
s'en aperçoive — «de l'intérieur ». Nous avons des attentes,
possédons des intuitions (peut-être implicites) sur comment
fonctionne notre cerveau — et ces attentes et intuitions peuvent
diverger de manière significative de ce que la science dit de ce
fonctionnement. Nous avons en particulier tendance à nous
représenter le fonctionnement de notre cerveau sous un jour
favorable, à le voir à travers des lunettes roses qui peuvent nous
tromper sur ses limites.

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Le cerveau humain est un organe merveilleux, qui nous
sert très bien dans la plupart de nos tâches quotidiennes.
Tel qu’il occupe notre boîte crânienne, il est le résultat
de millions d'années d'évolution qui en ont sculpté
l'anatomie et les fonctions. Il sait répondre à une immense
quantité de problèmes qui se posent sur le chemin de la
survie et de la reproduction, mais il sait aussi construire
des cathédrales, des appareils scientifiques et mettre en
place des institutions sociales hyper-complexes. Il peut
apprendre à lire et à décoder ces lignes, à en extraire un
sens. Mais le cerveau a aussi ses limites, que souvent nous
ignorons. L'image que nous nous faisons de notre cerveau,
de son fonctionnement quotidien est souvent trompeuse,
et ce dans un dessein bien précis: nous présenter à nous-
mêmes sous une lumière plus optimiste que réaliste — au
travers de lunettes roses.
Hélas, en dépit de nos plus beaux espoirs, notre raison
est limitée, et il n’y a pas qu’elle: notre mémoire, notre
perception, notre attention connaissent le même genre de
limites. Qui plus est, ces limites, bien qu'elles se trouvent
sous nos yeux, ont tendance à passer inaperçues. Non
seulement nous nous faisons une tout autre image de
notre cerveau et de ses fonctions, mais l'expérience d’une
mauvaise décision, d’un accident provoqué par manque
d'attention ne nous amènent pas nécessairement à remettre
en question nos idées sur le cerveau — sur notre cerveau.

53
MON CERVEAU, CE HÉROS

Le cas de la mémoire
Où étiez-vous le 11 septembre 2001 ?
Si vous êtes comme moi, vous vous souvenez proba-
blement de où vous étiez le 11 septembre 2001, de ce
que vous étiez en train de faire et de comment vous avez
appris la nouvelle de l'attaque des Twin Towers — j'étais
à la maison, j'ai reçu un coup de téléphone, j'ai allumé
la très vieille télé qui se trouvait dans cet appartement
de location, juste à temps pour assister à la scène de
l'impact du deuxième avion, j'ai appelé à mon tour pour
commenter la nouvelle. Ce souvenir est empreint d’une
très forte émotion, je pourrais le décrire avec beaucoup
de détails, et je suis plutôt confiante dans son reflet fidèle.
J'ai plusieurs autres exemples de ce genre de souvenirs:
des images du journal télé de mon sixième anniversaire, le
jour où on a retrouvé le cadavre du politicien italien Aldo
Moro assassiné par les terroristes, les essais désespérés
(retransmis en direct) pour sauver le petit Corradino,
tombé dans un puits. On appelle ces souvenirs «flashbulb
memories» parce qu'ils ont les caractéristiques d’une
photo instantanée — du fait, notamment, de la vivacité
des images qui s’impriment dans l'esprit. Cependant,
contrairement à ce que le nom suggère et à nosintuitions les
concernant, les «souvenirs photographiques » ne sont pas
nécessairement plus fidèles que les autres. Les souvenirs
photographiques ont été étudiés dans le cas d'événements

54
DES MYTHES SUR LES CAPACITÉS ORDINAIRES DU CERVEAU

historiques :la mort du président Kennedy, le crash de


la navette Challenger, l'attaque des Twin Towers.. Au
fil des études on a pu mettre en évidence plusieurs
caractéristiques de ces souvenirs: ils sont souvent liés à
des événements choquants, non personnels; lorsqu'on
les raconte à quelqu'un, on revoit des images (d’où
leur nom), on ressent des émotions, on fournit plein de
détails — où on était au moment de l'événement, ce qu’on
était en train de faire, qui nous a annoncé la nouvelle.
Et on a cette sensation de confiance. Ulrich Neisser, l’un
des pères de la psychologie cognitive, a ainsi étudié les
souvenirs du désastre de Challenger à deux reprises:
24 heures et deux ans et demi après l'événement (vous
vous souvenez peut-être qu'une enseignante était à bord,
elle devait être la première enseignante dans l’espace;
c'était en 1986 et j'ai personnellement le souvenir d’avoir
assisté au lancement — mais c’est très improbable vu
l'heure du lancement). Les souvenirs collectés alors que
du temps s’est écoulé présentent des incohérences avec
ceux collectés immédiatement après l'événement. Et cela
a été confirmé par d’autres chercheurs ayant testé d’autres
sujets sur le même événement à 9 mois de distance (25%
des participants donnent des réponses qui ne collent pas
avec les premiers souvenirs) et à 3 ans de distance (le
chiffre passe à 33%). En dépit de cela, les participants
expriment une forte confiance dans leurs souvenirs

SD
MON CERVEAU, CE HÉROS

photographiques et sont très surpris de découvrir qu'ils


peuvent se tromper à leur égard -— certains en arrivent
même à nier que le souvenir collecté immédiatement après
l'événement soit correct et préfèrent s’en tenir à la version
plus récente. En comparant la fidélité des souvenirs
photographiques (ceux du 11 septembre 2011) et ceux
de souvenirs personnels, peu significatifs (concernant
des événements ayant eu lieu quelques jours avant le
11-Septembre), Jennifer Talarico et David Rubin de Duke
University ont pu établir que le nombre d’incohérences
était le même dans les deux cas à 7, 42 et 224 jours de
distance. Certains souvenirs nous apparaissent donc
différents des autres, mais ne le sont pas en réalité. La
seule chose qui change est la confiance que nous avons
dans la fidélité des uns (et pas dans celle des autres), et
cette fidélité est un mythe que nous construisons dans
notre tête. Pourquoi? Et comment ?
Une source d’erreur réside dans la manière dont les
souvenirs sont construits. Un souvenir n’est pas comme
un paquet que l’on stockerait quelque part: chaque
fois que nous l’évoquons, il est susceptible de subir
des modifications. De même, un souvenir personnel,
d’une expérience vécue, ne se réduit pas à du contenu:
l'événement vécu est localisé à un certain endroit dans
l'espace et dans le temps. Il est donc possible, lorsque
nous ramenons nos souvenirs à la vie, que nous déterrions

56
DES MYTHES SUR LES CAPACITÉS ORDINAIRES DU CERVEAU

des détails qui sont fidèles à notre expérience, mais qui


ne sont pas placés dans la bonne «tranche temporelle » :
on peut par exemple avoir le souvenir d’avoir vu l’avion
atteindre la tour n° 1 en direct alors que nous n’avons
vu ces images que le lendemain. Les images étant
plus vivantes, et mémorables, que les faits nus, nous
fabriquons un souvenir plein de détails et d'images, bien
que faux. Le fait de raconter nos souvenirs comme une
histoire peut d’ailleurs nous conduire à remplir les trous
avec des assertions plausibles, mais pas nécessairement
vraies, pour délivrer une narration plus linéaire (les
souvenirs photographiques sont plus souvent racontés
comme des histoires avec un début, un développement,
une conclusion). Le fait est que les souvenirs ressemblent
beaucoup moins à des copies fidèles de la réalité qu’à des
pages Wikipédia, dans lesquelles chacun de nous peut
réécrire des morceaux. C’est ce qu'a notamment montré
Elizabeth Loftus (l’analogie est d’ailleurs de son cru), en
démontant une illusion que nous entretenons couramment
à propos du fonctionnement de notre mémoire.

Peut-on croire les témoins oculaires ?


Elizabeth Loftus, alors à l’'University of Washington,
s'est posé une question aux énormes conséquences pour
la justice: peut-on croire aux témoins oculaires ? Inutile
de dire que nous avons une puissante intuition à ce

57
MON CERVEAU, CE HÉROS

propos — et plus généralement sur le fonctionnement de la


mémoire. La preuve: les témoins oculaires sont mobilisés
dans une grande variété de situations, de la cour de justice
aux disputes de tous les jours. Deux psychologues de
l’'University of Illinois et de Union College à New York,
Daniel Simons et Christopher Chabris, ont réalisé une
enquête téléphonique auprès de 1838 participants. Ils
voulaient savoir ce que les gens pensaient de la mémoire
(et d’autres fonctions cognitives). 37% des personnes
interviewées ont déclaré que la confiance exprimée par
un témoin à charge est une bonne preuve en défaveur
de l’accusé; 63% que la mémoire fonctionne comme une
caméra vidéo qui enregistre des événements que nous
pouvons nous repasser par la suite; 47 % qu’un souvenir
ne change pas une fois stocké en mémoire. (77% des
personnes interviewées pensent aussi que si quelque
chose d’inhabituel entre dans notre champ visuel nous
allons nous en apercevoir, même si notre attention est
focalisée ailleurs — et nous allons bientôt voir que ce n’est
pas nécessairement le cas.) Entre un peu plus d’un tiers et
un peu plus de la moitié de l'échantillon fait confiance à
ses capacités de mémoire, et à celles d'éventuels témoins.
Cette confiance demeure, même lorsqu'on est appelé à
porter un jugement qui va avoir un impact sur la vie d’un
autre être humain. Loftus et ses collègues ont interrogé
les membres potentiels d’un jury canadien et montré

58
DES MYTHES SUR LES CAPACITÉS ORDINAIRES DU CERVEAU

que ceux-ci entretenaient une variété de méconceptions


à propos des effets du temps sur la mémoire, de l'effet
que cela fait de se trouver en présence d’une arme pour
en conserver des souvenirs, de la capacité d’estimer le
temps et de la corrélation qui existe ou n’existe pas entre
expression de confiance et précision dans un témoignage
En dépit de ces intuitions, et au regard de ce que nous
montre la science, peut-on réellement faire confiance aux
témoins ? Loftus et son équipe ont montré aux participants
à une série d'expériences une vidéo d’un accident entre
deux voitures et les ont questionnés. Ils ont d’abord divisé
les participants en deux groupes. À un groupe, ils ont
demandé: à quelle vitesse les deux voitures roulaient-
elles quand elles se sont touchées ? À l’autre groupe, ils ont
demandé: à quelle vitesse les deux voitures roulaient-elles
au moment du choc? (On remarquera que les mots utilisés
suggèrent une dynamique différente pour l'accident, en
relation notamment avec la vitesse des deux voitures.)
Une semaine plus tard, les chercheurs ont reconvoqué
leurs observateurs et ils ont constaté que certains — plus
nombreux parmi ceux du deuxième groupe — avaient
fabriqué le faux souvenir d’avoir vu du verre brisé sur
la route à la suite de l’accident. Il existe désormais des
centaines d’études sur l'influence qu’une suggestion
plus ou moins volontaire peut jouer sur les souvenirs.
Outre le langage utilisé, un faux souvenir peut être

59
MON CERVEAU, CE HÉROS

construit sur une fausse information soufflée lors d’une


interview. Cette manipulation est d'autant plus efficace
que l’intervieweur a des complices et qu’il demande à ses
victimes de visualiser l'événement en question, donc de
former des images mentales (les images ne peuvent pas
être récupérées en mémoire, car l'événement en question
ne s’est jamais passé, elles sont donc créées ex nihilo).
Ainsi, dans certaines expériences, il a été demandé aux
familles des participants de faire une liste d'événements
réellement advenus dans le passé. À ces souvenirs, les
expérimentateurs en ont ajouté de nouveaux: quand il
était enfant, le participant se serait perdu dans un centre
commercial et il aurait été aidé par une vieille dame; il
aurait été hospitalisé de nuit ou attaqué par un animal;
il aurait fait un tour en ballon (dans ce dernier cas des
photos truquées sont montrées aux participants). Une
partie des participants développe le faux souvenir
correspondant, et peut même ajouter des détails au
récit fourni par les expérimentateurs! Nous ne sommes
cependant pas tous pareils face à l'implantation de faux
souvenirs, et les faux souvenirs ne sont pas tous pareils
(le tour en ballon enregistre le score record de 50% de
succès dans l'implantation d’un faux souvenir, mais le
pourcentage de sujets affectés est généralement plus bas,
plus proche d’un quart du total). Nous sommes en outre
plus confiants envers les vrais souvenirs qu’envers des

60
DES MYTHES SUR LES CAPACITÉS ORDINAIRES DU CERVEAU

faux. Mais la leçon reste la même: notre mémoire n’est


pas un enregistrement, peut-être pauvre mais fidèle,
de la réalité. Nous devrions donc être beaucoup plus
prudents face aux témoignages et, au besoin, envisager
d'adopter des stratégies permettant de prendre en compte
les particularités de notre mémoire. Par exemple: ne
pas considérer la confiance en soi, le nombre de détails
fournis, les émotions exprimées, comme des signes
incontestables de véridicité; ne pas forcer un souvenir en
suggérant de former des images, en donnant des éléments
que le témoin peut s'approprier involontairement; savoir
qu’on peut mentir sans le vouloir. Plus généralement: être
un peu plus sceptiques face à nos intuitions, même si elles
sont très fortes. Les conséquences de nos actes peuvent
être très graves, et il peut être difficile de revenir en arrière
une fois qu’un souvenir a été fabriqué.

Les paroles s’envolent, les souvenirs restent


(ainsi que leurs conséquences)
Et si on corrige un faux souvenir, ne revient-on alors pas à
la case départ ? Le cas suivant devrait nous faire réfléchir au
fait qu’une mauvaise information, une fois implantée dans
la mémoire, a des conséquences à long terme, même si elle
est officiellement démentie. Jour 1: un journal rapporte la
nouvelle qu'une famille de quatre personnes a été retrouvée
morte à son domicile, après avoir mangé dans un certain

61
MON CERVEAU, CE HÉROS

restaurant chinois. Jour 2: le même journal rend public le


résultat du médecin légiste qui exclut l’empoisonnement
alimentaire comme cause du décès. Jour 3: le restaurant a
fermé ses portes. Coleen Seifert, University of Michigan, a
pris cette série d'événements au sérieux et a étudié ce qui
fait qu’une information incorrecte continue à influencer
nos jugements — et cela en dépit du fait que nous détenons
aussi la bonne information. Prenons le cas suivant, cette
fois fictif: un incendie s’est déclaré dans un entrepôt. Des
reportages télé rapportent l'incendie ainsi que l'information
que du matériel inflammable était stocké dans une partie
du magasin, que des fumées toxiques, une explosion ont
été détectées. Les messages suivants corrigent cependant
ces informations: pas de matériel inflammable, aucune
fumée toxique n’a été signalées. 90% des sujets ayant
reçu les informations incorrectes d’abord et la correction
ensuite utilisent aussi bien l’une que l’autre dans leurs
explications de l'événement (de ce fait, leurs explications
sont contradictoires). Seuls 20% des participants qui
n’ont pas reçu l'information sur le matériel inflammable
y font référence lorsqu'on leur demande de fournir une
explication pour l'incendie. Le temps écoulé entre les
différents messages ne change pas le résultat. Parmi les
raisons possibles de la persistance de la désinformation,
l'importance qu'a pour nous l'information causale pourrait
jouer un rôle. Si à l'information initiale est substituée une

62
DES MYTHES SUR LES CAPACITÉS ORDINAIRES DU CERVEAU

nouvelle cause possible de l'incendie, la nouvelle cause


semble en effet remplacer la première. Ce n’est en revanche
pas le cas si l'information initiale, et la cause indiquée,
n’est que démentie, sans qu’on lui substitue une nouvelle
explication, une cause alternative. Apparemment, pour être
prises en compte par notre système cognitif, les corrections
des informations incorrectes doivent être accompagnées
par une explication alternative. Cela nous concerne
directement, car nous sommes en train de chercher
à substituer des informations en circulation, ou des
intuitions, à des idées en principe plus correctes concernant
le fonctionnement du cerveau (nous reprendrons cette idée
dans le chapitre 4, en discutant de la résistance des mythes
face à la science). Je vais donc, dans la mesure du possible,
chercher à me tenir à la règle de fournir des explications
alternatives pour les mythes présentés dans ce livre. Mais il
est temps de changer de fonction et de jeter un coup d'œil,
c’est le cas de le dire, à la perception.

Perception: non, nous ne sommes pas


de bons détectives
Où un gorille et un fantôme nous passent
sous le nez, sans qu'on les voie.
Dans une pièce, au décor très britannique, un meurtre a
été commis; le cadavre est encore au milieu de la pièce.

63
MON CERVEAU, CE HÉROS

Le détective interroge à tour de rôle les suspects, et le


meurtrier est révélé. Et vous, êtes-vous un bon détective ?
Pendant que la scène se déroule sous vos yeux, 21 détails
de la scène, cachés par les mouvements de caméra, sont
modifiés les uns après les autres: la victime change
d’habit, à une armure décorative on substitue un ours
empaillé.… Pensez-vous que vous les auriez remarqués ?
Ce petit exercice démonstratif fait partie d’un ensemble de
vidéos que la ville de Londres a diffusé dans ses cinémas
et à travers son site Web en 2008. Le but étant d'alerter
la population des conducteurs de voitures, confrontée
à une augmentation importante, dans les années 2000,
du nombre de cyclistes dans les rues de la ville, sur les
limites de notre perception et de notre attention: il est tout
à fait possible que quelque chose se passe (ou passe) droit
devant nous, sans que nous en soyons conscients. Nous
sommes cependant nombreux à ne pas le croire. À en juger
par les réponses au questionnaire (déjà évoqué à propos
des intuitions sur la mémoire) soumis par Christopher
Chabris et Daniel Simons à 1838 Américains, les trois
quarts de la population semblent partager cette vision
optimiste de nos capacités perceptives et d'attention (à
moins que seuls les Américains se trompent sur leurs
capacités perceptives ?).

1. Faites donc le test ici, identifiez les 21 changements qui ont lieu sur
scène : http://www.awarenesstest.co.uk

64
DES MYTHES SUR LES CAPACITÉS ORDINAIRES DU CERVEAU

Chabris et Simons sont surtout connus dans le monde


de la psychologie cognitive comme les pères du gorille
invisible. Laissez-moi vous expliquer. Les deux chercheurs
ont créé l’une des démonstrations les plus élégantes d’un
phénomène connu sous le nom de « cécité d’inattention »
— ou, pour le dire en termes moins techniques : «On peut
ne pas voir ce qu’on ne s'attend pas à voir parce qu’on n'y
fait pas attention, même si cela se passe sous notre nez. »

La démonstration consiste en une courte vidéo — son


succès est tel qu’il en existe désormais plusieurs versions.
Lorsqu'on projette cette fameuse vidéo, on demande aux
participants de se concentrer: ils verront apparaître à
l'écran des joueurs et un ballon; la moitié des joueurs est
habillée en blanc, l’autre moitié en noir; les joueurs se font
des passes ; il faut compter les passes entre les joueurs
habillés en blanc, et seulement les passes entre joueurs
habillés en blanc. Prêt? Silence: on ne parle pas jusqu’à la
fin de la vidéo! Je vous suggère d’ailleurs d'interrompre
votre lecture si vous avez à votre disposition un appareil
connecté à Internet et d’aller regarder la vidéo’. (C'est

2. http://www.theinvisiblegorilla.com/videos.html
À partir de cette page on accède à d’autres démonstrations de cécité
inattentionnelle, notamment à une version plus récente du gorille
invisible et à l’enregistrement d’interviews réalisées par Daniel
Simons concernant les intuitions que nous avons à propos de nos
fonctions mentales (mémoire, attention, perception). Un acteur habillé
en gorille est caché derrière les personnes interviewées et les observe.

65
MON CERVEAU, CE HÉROS

une exception à une règle fondamentale que j'exposerai


plus tard: ne jamais lire à côté d’un appareil connecté à
Internet). Pendant que les joueurs se passent le ballon,
un acteur déguisé en gorille entre en scène, s'arrête
en plein milieu de la scène, se bat la poitrine et sort
doucement du côté opposé. Cet événement inattendu
dure 5 secondes. Environ la moitié des spectateurs ne
voient pas le gorille passer. L'expérience de Chabris et
Simons a été répliquée à maintes reprises, elle est utilisée
en cours de psychologie, en formation et partout où on
veut démontrer que l'attention est une ressource limitée,
et que pour voir, il faut faire attention — il ne suffit pas
de fixer les yeux quelque part. D'où le message de la
ville de Londres: on peut manquer de voir un cycliste,
même s’il est droit devant nous. Et même un fantôme,
si jamais il y en a un. Entre les années 1950 et 1960, Tony
Cornell, parapsychologue, met en scène deux expériences
semblables à celles de Chabris et Simons - mais pour de
tout autres raisons. Dans l’une, il s'habille en fantôme
et, ainsi déguisé, se balade sur un chemin de campagne
pendant environ 4 ou 5 minutes. Il est suivi par des vaches.
Dans l’autre, toujours habillé en fantôme, il passe devant
un écran de cinéma pendant la projection d’un film (son
apparition dure 50 secondes). Des 70 ou 80 personnes

Aucun d’entre eux ne semble percevoir le regard du gorille sur leur


dos et leur nuque.

66
DES MYTHES SUR LES CAPACITÉS ORDINAIRES DU CERVEAU

qui auraient pu voir l'apparition du fantôme suivi des


vaches, personne n’a fait mine de le remarquer, et 34%
des personnes présentes lors de l’apparition du fantôme
au cinéma ne l'ont pas vu, 50 % l’ayant manqué lors de
son premier passage sur scène.
L'attention est une condition nécessaire pour voir. On
dirait qu'il en faut moins pour croire.

Où l’on regarde sans voir


Se peut-il qu’on puisse manquer de voir quelque chose
qui se passe devant nous dans la vie réelle cette fois, pas
dans une vidéo? Les psychologues en ont encore une fois
fait l'expérience (qu’un magicien a repris à son compte’).
Nous sommes sur un campus universitaire. Une personne
est en train de marcher. L'’expérimentateur la rejoint, une
carte routière à la main, et lui demande des informations.
Le contact visuel entre les deux est maintenu pendant
10 à 15 secondes puis survient un petit incident qui
coupe ce contact: deux complices de l’expérimentateur
transportant une porte s’interposent entre eux.
L'expérimentateur profite de cette diversion pour prendre
la place de l’un des deux complices et laisser ce dernier
à sa place. Le complice est habillé de manière différente
— son visage et sa voix étant bien évidemment tout aussi

3. https://www.youtube.com/watch?v=FWSxSQsspiQ
https://www.youtube.com/watch?v=vBPG_OBgTWg

67
MON CERVEAU, CE HÉROS

différents. Et pourtant seule la moitié des personnes


arrêtées déclarent avoir remarqué le changement. Le
magicien Derren Brown a mis en place ce même dispositif
dans les rues de Londres — les magiciens sont friands
d’études sur l'attention, la perception, la mémoire et, dans
certains cas, en arrivent à devancer les psychologues. Les
scientifiques qui étudient ces phénomènes ont inventé
l'expression «cécité au changement» pour souligner
que, sans l'attention, des détails de l’environnement qui
nous entoure peuvent passer inaperçus et que certaines
petites distractions peuvent détourner notre attention de
ces détails. Les changements qui concernent des objets
importants pour la signification de la scène, ou des objets
clairement identifiables, sont plus facilement détectés,
mais si l’objet n’attire pas notre attention le changement le
concernant peut passer inaperçu. Au-delà des explications
qui peuvent être données pour ces phénomènes, la
surprise qu'ils suscitent en nous est révélatrice du fait que
la réalité du fonctionnement de notre perception diverge
de l’image que nous nous en faisons, de nos intuitions.
Pour notre cerveau, voir n’équivaut pas à prendre une
photo - mais nous ne le savons pas.

Où l'on se trompe sur la couleur d’un objet


Bien que limité, et quoique son fonctionnement comporte
des particularités qui échappent à notre intuition, notre

68
DES MYTHES SUR LES CAPACITÉS ORDINAIRES DU CERVEAU

système visuel — et plus généralement notre système


perceptif — est extrêmement raffiné et efficace. C’est peut-
être justement parce que notre perception répond bien aux
défis quotidiens que nous pose l’environnement que nous
ne sommes pas conscients de son fonctionnement réel
et que nous fabriquons des mythes à son égard. Aïnsi, il
n’est pas du tout sûr que voir de manière plus détaillée
représenterait un avantage pour nous dans la vie de tous
les jours. Le monde physique est très riche en détails. Les
analyser tous demanderait une énorme quantité de calculs,
et de temps. Une tâche fondamentale de notre cerveau
consiste en fait à opérer une sélection sur ces détails, à
répondre à la question: lesquels sont utiles et significatifs
pour guider notre comportement, ici et maintenant ou
dans le futur? Le cerveau assigne des valeurs aux objets
et aux événements de notre entourage, il en interprète la
signification sur la base des connaissances acquises par
l'expérience et de contraintes inhérentes au cerveau lui-
même. Grâce à l'attention, focalisée sur l’un ou l’autre des
détails de l’environnement, le cerveau fait des choix. Il arrive
que le résultat de ce processus complexe d'interprétation et
de sélection nous surprenne - il enfreint nos intuitions et
nos attentes. Nous sommes alors dans une position idéale
pour une nouvelle découverte sur le cerveau et ses lois.
On peut provoquer cette situation de manière
volontaire. Je vous en donnerai un dernier exemple à

69
MON CERVEAU, CE HÉROS

travers l'expérience d’une illusion visuelle bien connue,


celle du damier d’Adelson, sur lequel un cylindre est
posé et jette son ombre sur les carreaux. Deux carreaux
en particulier nous apparaissent comme étant, l’un blanc,
l’autre noir. Mais essayez d'isoler ces deux carreaux du
reste de l’image et vous verrez qu'il s’agit en réalité de la
même couleur. Ou prenez l’une des illusions de couleurs
créées par Beau Lotto - psychologue cognitif, spécialiste
de la perception, au tempérament d'artiste. Celle du
cube par exemple - que vous trouvez sur le site Web du
Lottolab*. Quelle est la couleur du carré au centre de la face
supérieure du cube? Et quelle est la couleur du carré sur
la face centrale ? Une fois que vous aurez répondu, prenez
une feuille de papier et découpez-la en petits morceaux.
Avec ces confettis, couvrez progressivement tout ce qui

4. http://www.lottolab.org/downloads/illusion/cube1.mov

70
DES MYTHES SUR LES CAPACITÉS ORDINAIRES DU CERVEAU

entoure les deux carrés en question. Au début, il ne se


passe rien. Mais plus vous couvrez la surface de confettis,
plus quelque chose d’étrange se manifeste (et tel est bien le
signe principal d’une illusion‘: vos attentes sont mises en
échec, vous ressentez de la surprise). Les deux carrés sont,
en fait, de la même couleur. Vous venez de faire plusieurs
découvertes: votre cerveau ne se limite pas à enregistrer

5. Une illusion se reconnaît à trois caractéristiques. Premièrement, les


illusions sont systématiques, c'est-à-dire que tout le monde en est victime,
il ne s'agit pas de phénomènes individuels ou liés à des spécificités des
uns et des autres ; cela permet de les distinguer des erreurs de perception
qui sont dues à un défaut de réfraction, comme la myopie, ou à une autre
condition perceptive particulière. Les illusions sont systématiques dans
un autre sens : elles se répètent pour la même personne, à l'infini. On a
beau revoir la même figure deux, trois, mille fois, on continue à la voir
d’une certaine manière, qui ne correspond pas à la réalité physique des
traits de la figure. D'une manière qui va nous surprendre une fois qu’on
aura pris des mesures, évalué l’image de manière objective. La surprise
est la deuxième caractéristique d’une illusion bien réussie : elle nous
signale que quelque chose ne « colle » pas. Troisièmement, les illusions
sont imperméables à la connaissance. On a beau savoir que la figure en
question possède telle ou telle autre caractéristique et que ce que l’on
perçoit est l'effet d’une illusion visuelle, on continuera à la voir comme
la première fois. Ce genre de phénomènes n’est pas limité au champ de
la perception — visuelle, sonore, tactile, kinesthésique.… — mais intéresse
également le raisonnement, l'évaluation des informations, la prévision.
On parle alors d’« illusions cognitives » (ou de « biais cognitifs »).
Dans le cas de la perception, on peut cependant soutenir que toute la
perception est illusoire, pour la simple raison que la perception n’est pas
un enregistrement direct de la réalité physique, mais une interprétation
que le cerveau produit sur la base des expériences et connaissances
passées ou installées par l’évolution et de la sensibilité des organes de
sens.

al
MON CERVEAU, CE HÉROS

la couleur d’un objet en tant que telle; le fait que votre


perception change au fur et à mesure que vous cachez
l'entourage des deux carrés à évaluer vous indique que,
probablement, votre cerveau utilise et intègre plusieurs
sources d’information pour livrer son résultat final; cette
intégration peut conduire à des erreurs. Vous êtes en
plus surpris à la fin de l'expérience. Contrairement au
cas du gorille et à d’autres cas de «cécité» provoquée par
l'inattention, le fait d’avoir démasqué l'illusion ne va pas
vous en protéger dans le futur. Vous enlevez les confettis
de papier et bien que vous sachiez positivement que les
deux carrés sont de la même couleur vous recommencez
à les percevoir comme étant de couleurs différentes.
Les illusions sont des phénomènes très résistants, qui
ne se laissent pas facilement influencer par ce genre de
connaissance. En d’autres termes, connaître les illusions
qui peuvent nous induire en erreur ne va pas les faire
disparaître automatiquement. Comme savoir que nous
pouvons être inattentifs ne va pas automatiquement nous
rendre plus attentifs. Le mot d'ordre est: stratégies!

Attention!
Nous ne sommes pas multitâche
C’est une évidence: il nous est possible de faire plusieurs
choses en même temps. Marcher et écouter une émission

72
DES MYTHES SUR LES CAPACITÉS ORDINAIRES DU CERVEAU

en podcast, par exemple; ou parler au téléphone, tapoter


sur un clavier, jeter un coup d'œil à la casserole sur le
feu. Notre cerveau mène constamment plusieurs tâches
en parallèle, sans que nous nous en apercevions. Cela
arrive la plupart du temps en dehors de la conscience: en
marchant nous ne sommes pas conscients des différents
mouvements de nos jambes ou du reste du corps, de notre
posture et des jeux de contraction et de décontraction
des différents muscles (simultanément, d’ailleurs, le
cerveau règle l’homéostasie du corps, la respiration,
les battements du cœur, intègre les informations en
provenance de plusieurs modalités sensorielles). Une
fois que nous avons appris à marcher, qu’un chemin nous
est devenu familier, nous nous laissons porter par notre
«pilote automatique » et ne le désactivons qu’en présence
d’un changement imprévu, d’une décision volontaire de
changer de chemin. Quand le pilote automatique est en
marche, nous pouvons écouter une émission de radio
— dont nous allons décoder les sons et les mots encore
une fois en pilote automatique — et réserver toute notre
attention à en comprendre le sens. Nous pouvons donc
mener plusieurs tâches simultanément lorsque le contrôle
sur ces tâches est largement automatisé. Dans le cas de
la triple tâche communiquer-écrire-cuisiner, aucun des
aspects significatifs de ces trois actions n’est automatisé,
et toutes requièrent, d’une manière ou d’une autre, notre

73
MON CERVEAU, CE HÉROS

attention. Que fait donc notre cerveau? Il jongle. Il met


une tâche en attente pendant qu’il se concentre sur l’autre.
Puis il y revient. Cela mobilise de manière importante
non seulement notre attention mais également notre
mémoire — notamment la mémoire à court terme, qui
garde les informations le temps nécessaire à poursuivre
un but.
Ce que nous prenons pour du multitâche — parce
que cela correspond à ce que nous pouvons observer
de l'extérieur — revient donc, pour le cerveau, à traiter
une partie des tâches de manière automatisée ou bien
à jongler rapidement d’une tâche à une autre. Le terme
«multitasking » ne relève d’ailleurs pas du vocabulaire du
psychologue, mais de celui de l'ingénieur (et indique la
capacité d’un microprocesseur à mener plusieurs tâches
de manière simultanée).
En psychologie, bien que les processus et mécanismes
de l’attention restent encore en partie inexpliqués, il est
généralement accepté que l'attention est limitée. Ces
limites se révèlent notamment par la multiplication des
erreurs commises et par l'augmentation du temps employé
lorsque nous nous sommes mis en présence de plusieurs
tâches à mener - comparativement au succès et au temps
nécessaire pour accomplir une seule de ces tâches à la fois.
(Cela est vrai si les tâches sont présentées simultanément -
situation de double tâche à proprement parler — aussi bien

74
DES MYTHES SUR LES CAPACITÉS ORDINAIRES DU CERVEAU

que si elles sont présentées rapidement l’une après l’autre


— une situation appelée «changement de tâche ou fask
switch ». La «double tâche» comme le «changement de
tâche » sont des situations communément utilisées pour
étudier les limites et les caractéristiques de l'attention.)
Le citoyen lambda n’est pas nécessairement conscient
du fait que mener plusieurs activités en même temps
peut nous mettre en difficulté (sauf si les tâches sont
physiquement incompatibles ou très demandeuses en
termes cognitifs). La preuve: de nombreuses personnes
conduisent tout en parlant au téléphone et pensent que
le seul problème réside dans le fait d’avoir les mains
occupées. Et pourtant, même avec des kits mains libres,
les limites attentionnelles restent les mêmes.
En réalité, le genre de tâches qui, menées simul-
tanément, mettent en échec notre cerveau, est bien plus
nombreux que ce à quoi on pourrait s'attendre. Prenez le
test de Stroop, du nom du psychologue qui l’a introduit
dans les années 1930%. Il s’agit de nommer rapidement
et sans erreur la couleur dans laquelle sont imprimés
des mots, en ignorant la signification du mot lui-même.
Ces mots sont en effet des mots de couleur (rouge, bleu,

2 Le de Stroop est l’un des tests les plus connus utilisés en


psychologie de l'attention. Vous le trouverez, en français, sur plusieurs
sites Web, dont celui de la Fondation La main à la pâte, qui en a créé
une version pour une utilisation pédagogique, publiée dans le guide
pédagogique : Les Écrans, le Cerveau et. l'Enfant, Le Pommier, 2013.

75
MON CERVEAU, CE HÉROS

vert, jaune, bleu, vert, rouge...). Dans la tâche A, la


couleur d'impression de chaque mot correspond aussi à
sa signification. La tâche ne nous pose aucun problème.
Les difficultés surviennent avec la tâche B où impression
et signification ne correspondent plus (le mot «bleu »
est écrit en rouge, et la bonne réponse est donc: rouge).
Les erreurs se multiplient alors, tout comme le temps
nécessaire à effectuer la tâche s’allonge. Cela parce que
se super-imposent deux tâches qui sont en compétition
pour nos ressources attentionnelles: la lecture du mot et
la reconnaissance de la couleur. Pour réussir le test, il faut
donc contrôler une source de distraction (le mot, avec sa
signification) et inhiber la réponse automatique à cette
distraction (la lecture du mot). Peut-on s'améliorer ? Les
recherches expérimentales conduites suscitent à la fois
espoirs et préoccupations, mais aucune ne fait entrevoir la
possibilité de changements radicaux dans la manière qu’a
notre cerveau de traiter les informations (cet argument
reviendra dans le chapitre 3, lorsque nous évoquerons
le brain training et le mythe du «cerveau-muscle »).
Cependant, prendre conscience de nos limites — bien que
certaines de nos intuitions nous poussent à les ignorer —
permet de mettre en place des actions stratégiques pour
limiter les erreurs (dans le cas des illusions) et protéger
nos performances (dans le cas de l'attention). Par exemple:
éviter le plus possible de se mettre dans des situations

76
L.

DES MYTHES SUR LES CAPACITÉS ORDINAIRES DU CERVEAU

dangereuses de double tâche (la conduite et le téléphone)


ou éviter de changer trop souvent et trop rapidement de
tâche lorsqu'on veut être efficace dans l’une des deux. (I
vaudrait ainsi mieux éviter d'interrompre continuellement
la lecture d’un livre pour aller chercher des informations
sur Internet, même des informations concernant les
contenus du livre. Puisque je vous ai moi-même conduit
à le faire à plusieurs occasions lors de la lecture de ces
pages, pour vous demander de regarder une vidéo ou
une figure, je vous conseille, en revenant au livre, de relire
les quelques lignes qui précèdent votre interruption.) La
portabilité et la convergence des nouvelles technologies
peuvent représenter un leurre qui renforce l'illusion de
pouvoir (bien) mener plusieurs tâches simultanément ou
en alternance.

Rationnellement irrationnels
Des jugements biaisés
Depuis les années 1980, la psychologie cognitive et
les études en psychologie de l’économie s'efforcent de
montrer que, contre l'intuition générale, nos jugements et
nos choix sont moins rationnels qu’on se les représente.
Amos Tversky et Daniel Kahnemann -— lauréats du prix
Nobel d'économie en 1982, les seuls psychologues cognitifs
à avoir été reconnus par ce moyen — ont ouvert la voie à

77
MON CERVEAU, CE HÉROS

de nombreuses études sur les influences cachées (les biais)


qui affectent nos jugements. Ils ont remarqué que, dans
certaines situations, nos jugements tendent à ne pas se
conformer à l'idéal (mythique) d’une parfaite rationalité,
où toutes les probabilités sont prises en compte et où chaque
événement est prédit à sa juste valeur. Ces déviations du
jugement idéal et idéalisé ne sont pas le fruit du hasard,
mais suivent des chemins bien précis, selon des influences
prédictibles. Ainsi avons-nous tendance à surestimer le
risque qu'un événement survienne si nous gardons en
mémoire le souvenir d’un événement semblable: ainsi du
risque d'attraper un cancer ou de mourir d’un infarctus,
si l’une de ces dramatiques réalités vient de toucher l’un
de nos proches; ou du risque de mourir en avion, si un
accident d'avion a eu lieu récemment et a été relaté par la
presse. Ce genre de biais n’est pas irrationnel en soi. Le fait
d'utiliser notre expérience pour anticiper les événements
à venir et informer notre jugement est au contraire un bon
outil d’approximation et de prise de décision rapide: une
bonne heuristique (rule of the thumb pour les anglophones).
Et ce dans beaucoup de cas, mais pas dans tous. Après
qu'un être cher a souffert d’une maladie, nous allons
probablement faire plus attention à notre nourriture,
à notre style de vie. Mais, sous le coup des images
dramatiques d’un accident d'avion, nous risquons de lui
préférer un moyen de transport qui, dans l’absolu, met

78
DES MYTHES SUR LES CAPACITÉS ORDINAIRES DU CERVEAU

notre vie et celle de nos proches bien plus en danger: la


voiture. (D’autres décisions erronées peuvent être prises
en vertu de ce genre de biais, nous les rencontrerons donc
de nouveau dans le chapitre 4, lorsque nous réfléchirons à
ce qui fait le succès des «méthodes miracle» et à d’autres
anecdotes sur le cerveau). Dans la plupart des cas, nous
ignorons comment heuristiques et biais dirigent nos choix
vers de bonnes ou de mauvaises décisions. Mais nous
ignorons encore plus le fait que le moi conscient — que
nous identifions comme étant celui qui prend les décisions
— pourrait en réalité n’être que l’un des membres d’un plus
vaste équipage, ou comité de pilotage.

Je l'aime bien parce que


Des chercheurs suédois ont testé s’il serait possible
d'être aveugles à nos choix comme nous le sommes aux
changements perceptifs (ceux qui adviennent lorsqu'un
objet s’interpose, par exemple). Ils ont présenté à leurs
sujets, de sexe masculin, deux photos, chacune représentant
une fille, et leur ont demandé de choisir laquelle des deux
ils trouvaient la plus attirante. Les participants font leur
choix et indiquent quelle serait la femme le plus à leur
goût. L'expérimentateur reprend alors les deux photos et,
après un petit tour de magie (décidemment, psychologie
et magie aiment marcher la main dans la main), échange
les deux photos avant de demander aux participants:

79
MON CERVEAU, CE HÉROS

«Voici la fille que vous avez choisie. Pouvez-vous nous


dire pourquoi?» Les participants doivent donc justifier ce
qu'ils croient être leur choix préalable et donner de bonnes
raisons à leur préférence. Comme dans l'expérience de la
porte qui passe entre l’expérimentateur et le participant,
la plupart des personnes interrogées (plus des deux tiers)
ne s’aperçoivent pas de l'échange! Mais, contrairement à
l'expérience de la porte, les participants à cette expérience
manifestent une méprise qui n’est pas que perceptive: car
cette fois les sujets trouvent des arguments pour expliquer
à l’expérimentateur pourquoi ils préfèrent la fille. qu’ils
n’ont pas choisie! Pas étonnant qu’ils manifestent la plus
grande surprise lorsque les buts et les secrets du test leur
sont révélés. Les participants découvrent en effet que dans
le cas d’un choix qu'ils ont cru faire pour de bonnes raisons
ils ont en réalité été capables de fabriquer des raisons
après coup, une fois le choix effectué — peut-être justement
parce qu’un choix avait été effectué. En d’autres mots: le
fait d'avoir fait un choix les a forcés à trouver de bonnes
raisons justifiant leur choix. Non seulement nous pouvons
être aveugles à nos choix, mais des dizaines d'expériences
montrent que, contrairement à notre intuition, nos choix
peuvent créer nos préférences, et qu'ensuite nous ne faisons
que les justifier à nos yeux. Dans une expérience récente,
Tali Sharot et ses collègues ont proposé à un groupe de sujets
de donner une note d'appréciation à 80 lieux de vacances

80
DES MYTHES SUR LES CAPACITÉS ORDINAIRES DU CERVEAU

que l'ordinateur leur montrerait. La note devait exprimer


la joie qu'ils éprouveraient à y passer leurs prochains
congés. Cela fait, les expérimentateurs ont demandé aux
participants de choisir entre deux destinations, faisant
partie des 80 déjà notées. Puis de réévaluer la destination
ainsi choisie. La destination choisie avait alors gagné des
points par rapport à la première évaluation. Ce genre de
résultat n’est pas limité aux êtres humains adultes mais
concerne aussi les enfants. ainsi que les capucins (Cebus
apella, un tout petit singe du Nouveau Monde, dont plus
de 30 millions d'années d’évolution nous séparent).
Par exemple, on permet à des capucins de choisir entre
des bonbons M & M's de couleur différente. Les singes
n’affichent aucune préférence pour l’une ou l’autre couleur.
Puis on les laisse choisir entre un bonbon M & M's bleu
et un rouge. Si le bleu est rejeté, on les fait choisir entre le
bleu et un vert: le bleu est alors systématiquement rejeté.
Les expérimentateurs en concluent que l'acte de choisir
entre les deux M & M's bleu et rouge a créé une préférence
négative pour le bleu, qui affecte ensuite tous les autres
choix, mais qui n'existait pas avant. Parallèlement, les
objets choisis acquièrent une nouvelle valeur: pour les
échanger contre d’autres douceurs, les singes prétendent
obtenir plus de morceaux de nourriture qu'auparavant.
La présence des mêmes biais chez deux espèces
différentes mais liées suggère que les mécanismes qui

81
MON CERVEAU, CE HÉROS

influencent nos choix ne nous sont pas spécifiques,


qu'ils sont profondément enracinés dans notre nature
et pourraient trouver leurs raisons d'exister dans notre
histoire évolutive. Et si leur fonction consistait à nous
rendre un peu plus heureux ?

Des lunettes aux verres roses

Le pouvoir des illusions optimistes


Une émission de radio américaine des années 1970-1980
se terminait sur ces mots: « Well, that's the news from Lake
Wobegon, where all the women are strong, all the men are good
looking, and all the children are above average.» L'expression
«effet du lac Wobegon» caractérise les illusions ou biais
par lesquels nous surestimons nos qualités et capacités
et nous considérons au-dessus de la moyenne, ou plus
compétents que nous ne le sommes en réalité. Il en existe
plusieurs exemples. David Dunning et Justin Kruger,
deux psychologues sociaux de Cornell University, ont
par exemple montré que la tendance à se considérer au-
dessus de la moyenne peut concerner des performances
aussi différentes que la capacité à résoudre des problèmes
logiques, les connaissances grammaticales ou le fait
de posséder le sens de l'humour. Qui plus est, l’«effet
Dunning-Kruger» est d'autant plus fort chez ceux qui
ont des performances particulièrement mauvaises dans

82
DES MYTHES SUR LES CAPACITÉS ORDINAIRES DU CERVEAU

chacune de ces tâches respectivement. Franck Keil et


Leonid Rozenblit, de Yale University, ont, quant à eux, mis
en évidence une tendance à surestimer la compréhension
de certains mécanismes — notamment de mécanismes
faisant partie d'objets que nous savons mettre en marche:
la chasse d’eau des toilettes, le vélo. Ce, tant que nous
n’essayons pas de rendre cette compréhension explicite,
de la communiquer à autrui ou de dessiner le mécanisme
en question: notre confiance se dégonfle alors illico.
En moyenne, les personnes étudiées à différentes
reprises sur un certain nombre de capacités, s'évaluent.…
au-dessus de la moyenne. Les performances académiques
sont évaluées de manière plus positive par les étudiants
que par leurs professeurs, celles au travail plus
positivement par l'employé que par l'employeur. En
revanche, les personnes étudiées évaluent les risques
pour la santé comme étant moindres dans leur cas que
dans celui des autres.
On notera que ces illusions ne sont pas du même ordre
que celles qui ont été discutées jusqu'ici dans ce chapitre.
Les illusions optimistes que chacun peut entretenir sur
soi ont tendance à le concerner lui-même, ou ses proches,
et ne sont pas des illusions sur le fonctionnement de
la cognition (mémoire, attention, perception) en tant
que telle. Il ne s’agit donc pas, à strictement parler, de
mythes sur le cerveau humain. Cependant ces illusions

83
MON CERVEAU, CE HÉROS

peuvent jouer un rôle dans le fait d'entretenir d’autres


illusions ou mythes sur le fonctionnement du cerveau, la
plupart des illusions et mythes discutés jusqu'ici ayant
un caractère positif (qu’il s’agisse de lui octroyer des
pouvoirs extraordinaires ou de surestimer les pouvoirs
ordinaires du cerveau, et d’en ignorer les contraintes de
fonctionnement). Pourquoi donc entretenons-nous autant
d'illusions optimistes sur nous-mêmes ?

Quelques considérations pratiques


S'auto-évaluer est une tâche difficile, ce qui peut en partie
expliquer l'effet Dunning-Kruger décrit ci-dessus: nous
sommes d'autant moins capables de mener cette auto-
évaluation que les connaissances nous manquent pour
évaluer nos lacunes. Une autre explication possible est que
les illusions optimistes nous aident à sortir du lit le matin
et à bien vivre avec nos proches. Héberger des illusions
optimistes peut donc avoir un rôle positif sur notre
capacité à agir, et sur notre résilience face aux contrariétés
et aux insuccès qu'inévitablement nous rencontrerons dans
une situation ou dans une autre. Cependant, les illusions
optimistes peuvent aussi avoir un effet délétère sur les
résultats de nos actions: ainsi, entretenir des illusions
optimistes sur sa santé peut induire à fumer ou à manger
plus qu'il ne serait raisonnable de le faire. Les illusions
optimistes n’ont donc pas nécessairement une influence

84
DES MYTHES SUR LES CAPACITÉS ORDINAIRES DU CERVEAU

positive sur nos choix de tous les jours. Dans une perspective
longue, à l'échelle de l’évolution, posséder une vision
optimiste de ses propres capacités pourrait tout de même
avoir représenté un avantage pour ceux de nos ancêtres
qui auraient développé ce trait (la tendance à manifester
des illusions optimistes, et notamment à être très confiant
en ses capacités, n’est pas identique pour tout le monde
et a donc les caractéristiques d’un trait de personnalité).
Non seulement en tant que motivation à agir, mais aussi
en tant qu'instrument de promotion sociale. Imaginez la
situation suivante: vous allez chez votre médecin pour
une question de santé anodine. Le dentiste a suggéré
que vous preniez des antibiotiques avant d’être soumis à
une petite intervention, parce qu'il suspecte un problème
cardiaque mineur. Le médecin vous ausculte, confirme le
problème puis: 1. prescrit le médicament sans manifester
aucune incertitude; 2. ne manifeste pas d'incertitude
mais s’absente un petit moment et puis revient et rédige
la prescription; 3. manifeste son incertitude mais prescrit
également, car ça ne peut pas faire de mal; 4. manifeste
son incertitude et regarde dans un livre de référence
avant de prescrire; 5. manifeste son incertitude et fait une
recherche sur son ordinateur avant de prescrire. Quel type
de docteur préférez-vous ?Quel type de patient êtes-vous?
Les cinq situations ont été soumises (sous forme d’une
vidéo avec des acteurs dans les rôles du docteur et du

85
MON CERVEAU, CE HÉROS

patient) à de vrais patients en salle d'attente. Le médecin


sûr de lui (situations 1 et 2) a remporté le plus de succès;
en dernière position, le médecin qui, bien que pas très sûr
de la décision à prendre, prescrit le médicament, précédé
immédiatement par celui qui consulte le livre et puis par
celui qui consulte Internet. La confiance en soi semble
donc avoir le pouvoir d’inspirer la confiance des autres,
du moins dans certains cas. Les médecins savent pourtant
que leurs décisions comportent toujours un taux plus ou
moins élevé d'incertitude, avec lequel il faut apprendre
à composer et à agir. C’est d’ailleurs vrai pour tout le
monde. Malheureusement, le fait de prendre conscience
des mécanismes de notre fonctionnement cognitif —
grâce à de meilleures connaissances scientifiques — ne
nous met pas, de façon automatique, à l'abri des erreurs,
des illusions, de l'incertitude. Prendre conscience à
quel point nos intuitions peuvent diverger de la réalité
est pourtant certainement utile pour nous motiver à
intervenir là où c’est nécessaire, et à nous mettre sur la
route de la recherche de bonnes stratégies. Ainsi, pour
limiter l'impact des illusions optimistes sur le succès
académique, on recourra à des évaluations récurrentes, on
donnera aux étudiants plus de feed-back, on les invitera
à donner des explications susceptibles de révéler leurs
incompréhensions. On n’espérera pas, en revanche, que
la simple prise de conscience du risque de surestimer

86
DES MYTHES SUR LES CAPACITÉS ORDINAIRES DU CERVEAU

ses capacités suffise. Encore une fois, le mot d’ordre est:


stratégies!

En conclusion
Au cours des 60 dernières années, les sciences cognitives
se sont donné pour objectif d'éclairer le fonctionnement
de la mémoire, de l'attention, de la perception, du
raisonnement, de la prise de décision. L'image qu'elles
nous renvoient de notre fonctionnement cognitif s'oppose
parfois à nos intuitions. Nous en tirons l'impression d’être
— du moins en partie — aveugles à nous-mêmes. C’est le
privilège de la science de ne pas se limiter à confirmer
ce que tout le monde connaît déjà ou croit connaître,
mais d’ouvrir des voies nouvelles et inattendues, sans
se préoccuper du fait qu’elles frustrent certains de nos
espoirs et ce qu’on aimerait croire.
Néanmoins, la science peut aussi être mal comprise et
mal utilisée. La complexité croissante des connaissances
scientifiques peut être indûment simplifiée, et des
mécompréhensions peuvent s’ensuivre. On peut
s'imaginer, à tort, qu’on pourrait extraire de la connaissance
sur les mécanismes fondamentaux du fonctionnement du
cerveau, des recommandations ou des recettes, voire des
produits prêts à l'emploi. On peut même détourner les
contenus de ces connaissances pour mieux les accommoder

87
MON CERVEAU, CE HÉROS

à nos désirs. De la rencontre entre ces mécompréhensions


plus ou moins orchestrées et des biais et illusions qui sont
intrinsèques à notre fonctionnement cognitif naît une
troisième classe de mythes sur le cerveau.

Références

Où étiez-vous le 11 septembre 2001 ?


- Le terme «flashbulb memories » est introduit par les psychologues
Robert Brown et Kames Kulik. Brown, R., & Kulik, J. (1977).
«Flashbulb memories ». Cognition, 5, 73-99.
— Les autres études citées sont: Neisser, U. and Harsh, N. (1992).
«Phantom flashbulbs : False recollections of hearing the news about
Challenger». In Affect and Accuracy in Recall: Studies of Flashbulb
Memories. Emory Symposia in Cognition, vol 4. (eds. E. Winograd and
U. Neisser). New York, NY :Cambridge University Press; Bohannon,
J.N., & Symons, V. L. (1992). « Flashbulb memories: Confidence,
consistency, and quantity ». In Affect and accuracy in Recall: Studies
of Flashbulb Memories. Emory Symposia in Cognition, vol 4. (eds.
E. Winograd and U. Neisser). New York, NY: Cambridge University
Press ; McCloskey, M., Wible, C.G., Cohen, N.J. (1988). «Is there a
special flashbulb-memory mechanism? ». Journal of Experimental
Psychology: General, 117 (2): 171-181; Talarico, J. & Rubin, D. (2003).
«Confidence, not consistency, characterizes flashbulb memories ».
Psychological Science, 1445), 455-461. Voir aussi l’article synthétique
Greenberg, D. (2005). « Flashbulb memories ». Skeptic magazine, 11.3.

Peut-on croire les témoins oculaires ?


— Les études citées concernant les intuitions sur la mémoire sont
décrites dans les articles suivants: Simons, DJ. Chabris, C.F. (2011).

88
DES MYTHES SUR LES CAPACITÉS ORDINAIRES DU CERVEAU

«What people believe about how memory works: a representative


survey of the U:S. population». PLoS ONE, 6(8): e22757 ; Schmechel,
R:S., O’Toole, T. P, Easterly, C. & Loftus, E.F (2006). « Beyond the ken:
testing juror’s understanding of eyewitness reliability evidence ».
Jurimetrics Journal, 46, 177-214; Loftus, E. F (2003), « Memory in
Canadian courts of law». Canadian Psychology, 44, 207-212.
— Les expériences décrites sur la formation de faux souvenirs proviennent
des articles: Loftus, E. F & Palmer, J. C. (1974). «Reconstruction of
auto-mobile destruction: an example of the interaction between
language and memory ». Journal of Verbal Learning and Verbal Behavior,
13, 585-589; Loftus, E.F & Pickrell, J.E. (1995). «The formation of false
memories ». Psychiatric Annals, 25, 720-725; Hyman, LE., Husband,
TH, Billings, EJ. (1995). « False memories of childhood experiences ».
Applied Cognitive Psychology, 9, 181-195; Wade, K.A., Garry, M. Read,
J.-D., Lindsay, D.S. (2002). «A picture is worth a thousand lies: using
false photographs to create false childhood memories ». Psychonomic
Bulletin & Review, 9, 597-605.
— Pour une synthèse, on pourra se référer au livre d’Elizabeth Loftus sur
les témoins oculaires. Il s'agit de: Loftus, E. (199,6). Eyewitness Testimony.
Cambridge, MA, Harvard University Press. Et de l’article: Loftus, E. F
(2003). «Make-believe memories ». American Psychologist, 58, 867- 873.

Les paroles s’envolent, les souvenirs restent


(ainsi que leurs conséquences)
— On fait ici référence à: Seifert, C.M. (2002). «The continued influence
of misinformation in memory: what makes a correction effective? »
In B.H. Ross (ed.), The Psychology of Learning and Motivation :Advances
in Research and Theory, 41 (pp. 265 à 292). San Diego: Academic Press.

Où un gorille et un fantôme nous passent sous le nez, sans qu'on


les voie
— Pour cet exemple d’intuition méta-cognitive erronée et d’autres
concernant la mémoire, la perception, la connaissance: Simons,

89
MON CERVEAU, CE HÉROS

D. J. & Chabris, C. F. (2010). The Invisible Gorilla. New York, NY:


Crown.
— Pour l’article qui donne son nom à la cécité d'inattention: Simons,
D. J. & Chabris, C. F. (1999). «Gorillas in our midst: Sustained
inattentional blindness for dynamic events». Perception, 28, 1059-
1074.

Où l’on regarde sans voir


— Outre le livre Simons & Chabris (2010), on se référera aux articles:
Simons, D. J., & Levin, D. (1998). «Failure to detect changes to people
during a real-world interaction». Psychonomic Bulletin & Review, 5,
644-649 ; Simons, D. J., & Ambinder, M. S. (2005). «Change blindness:
theory and consequences ». Current Directions in Psychological Science,
14(1), 44-48; Simons, D. J. (2010). «Monkeying around with the
gorillas in our midst: familiarity with an inattentional-blindness task
does not improve the detection of unexpected events ». Perception, 1,
3-6; Levin, D. T. & Angelone, B. L. (2008). « The visual metacognition
questionnaire: a measure of intuitions about vision». American
journal of Psychology, 121, 451-472.

Où l’on se trompe sur la couleur d’un objet


- L'illusion d’Adelson a été créée par Edward H. Adelson, professeur
de sciences de la vision au MIT de Boston.
— Il existe quantité d’études sur les illusions visuelles. Beau Lotto
a co-écrit: Purves, D. & Lotto, B. (2003). Why We See What We Do.
London: Macmillan Press. On pourra voir aussi: Shepard, KR. N.
(1990). Mind Sights: Original Visual Illusions, Ambiguities, and Other
Anomalies With a Commentary on the Play of Mind in Perception and
Art. New York, NY: WH. Freeman.

Nous ne sommes pas multitâche


— Sur l'attention: le livre de Lachaux, J.-P. (2011). Le Cerveau attentif.
Paris: Odile Jacob. Sur la double tâche: Pashler, H. (1998). The
Psychology of Attention. Cambridge, MA: MIT Press. Sur le

90
DES MYTHES SUR LES CAPACITÉS ORDINAIRES DU CERVEAU

changement de tâche: Monsell, S. (2003). « Task switching ». Trends


in Cognitive Sciences, 7(3): 134-140. Voir aussi: Inserm (2011). Expertise
collective. Téléphone et sécurité routière. Paris: Éditions de l’Inserm.
— Pour le test de Stroop et les activités autour de l'attention et de la
perception: Pasquinelli, E., Zimmermann, G., Descamps-Latscha, B.
Bernard-Delorme, A. (2013). Les Écrans, le Cerveau et. l'Enfant.
Paris: Le Pommier. Sur l’inhibition des automatismes, voir: Houdé,
O. (2014). Apprendre à résister. Paris: Le Pommier.

Des jugements biaisés


— Sur les biais du raisonnement, on pourra voir les livres: Ariely,
D. (2008). Predictably Irrational. London, UK: Harper Collins;
Evans, B. (1990). Bias in Human Reasoning :Causes and Consequences.
Psychology Press; Gigerenzer, G. (2007). Gut Feelings: The Intelligence
of the Unconscious. New York: Viking Press; Gilovich, T. (1993). How
We Know What Isn't So: The Fallibility of Human Reason in Everyday Life.
New York, NY: The Free Press; Kahnemann, D. (2012). Système 1 et
système 2. Les deux vitesses de la pensée. Paris: Flammarion ;Kahneman
D. Slovic P,, Tversky, A. (Eds.) (1982). Judgment Under Uncertainty:
Heuristics and Biases. New York, NY : Cambridge University Press.

Je l'aime bien parce que.


— Voir le livre: Sharot, T. (2011). Optimism Bias. Constable & Robinson.
Sur l'illusion du choix, on pourra aussi se référer aux articles
suivants :Hall L, Johansson P, Tärning B, Sikstrôm 5, & Deutgen T
(2010). « Magic at the marketplace: choice blindness for the taste of
jam and the smell of tea ». Cognition, 117 (1), 54-61 ; Johansson, P,
Hall, L., Sikstrôm, S., & Olsson, A. (2005). « Failure to detect
mismatches between intention and outcome in a simple decision
task». Science, 310(5745), 116-9; Sharot, T. (2011) «The optimism
bias ». Current Biology, 21 (23); Sharot, T., Velasquez, C. M. & Dolan,
R. J. (2010) «Do decisions shape preference ? Evidence from blind
choice». Psychological Science, 21 (9), 1231-1235; Ariely, D. & Norton,

91
MON CERVEAU, CE HÉROS

M. I. (2008). «How actions create — not just reveal — preferences ».


Trends in Cognitive Sciences, 12(1), 13-16; Egan, L.C., Bloom, P, and
Santos, L. R. (2010). «Choiïce-induced preferences in the absence
of choice: evidence from a blind two choice paradigm with young
children and capuchin monkeys». Journal of Experimental Social
Psychology, 46, 204-207.

Le pouvoir des illusions optimistes


- Voir le livre: Sharot, T. (2011). Optimism Bias. Constable & Robinson.
Et les articles: Kruger, J. (1999). « Lake Wobegon be gone! The below-
average effect and the egocentric nature of comparative ability
judgements ». Journal of Personality and Social Psychology 77 (2):
221-232 ; Kruger, J. & Dunning, D. (1999). «Unskilled and unaware
of it: how difficulties in recognizing one’s own incompetence
lead to inflated self-assessments ». Journal of Personality and Social
Psychology, 77 (6): 1121-34; Dunning, D., Heath, C., Suls, J.-M. (2004).
«Flawed self-assessment. Implications for health, education, and the
workplace». Psychological Science in the Public Interest, 5 (3): 69-106;
McKay, R. T. & Dennett, D.C. (2009). «The evolution of misbelief ».
Behavioral and Brain Sciences, 32 (6):493-561; Rozenblit, L. & Keil,
F (2002). «The misunderstood limits of folk science: an illusion of
explanatory depth». Cognitive Science, 26, 521-562.

Quelques considérations pratiques


— L'étude sur la confiance et les médecins est décrite dans l’article:
Johnson, C.G., Levenkron, J.-C., Suchman, A.L., Manchester,
R. (1988). « Does physician uncertainty affect patient satisfaction ? ».
Journal of General Internal Medecine, 3, 144-149.

92
DES MYTHES SUR LE CERVEAU:
SON ANATOMIE
ET SES FONCTIONS

Où l’on découvre que certains mythes sur le cerveau ne


nous viennent pas complètement «de l'intérieur » : ils peuvent
être favorisés par des effets de mode, être entretenus par des
intérêts commerciaux ou politiques, puiser leurs racines dans la
mécompréhension d'un résultat ou d'une théorie scientifiques.
Ils ont tout de même tendance à se diffuser largement et à
persister, et ce, même en dépit d'une pluralité de réfutations.

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Dans ce chapitre nous allons nous intéresser à une classe
de mythes qui se caractérise par les liens qu’ils entretiennent
avec l'avancement de la recherche en neurosciences. Des
mythes qui ne naissent pas seulement de notre for intérieur
— de nos espoirs, de nos intuitions —, mais qui prennent
racine dans des concepts en provenance des neurosciences.
Pour s’en éloigner ensuite par excès de simplification, par
mécompréhension ou parce que leur interprétation est
guidée par des biais de raisonnement, des illusions, de
faux espoirs. Nous les qualifierons de «neuromythes», en
suivant une récente tradition. Les neuromythes sont donc
le produit d’une mauvaise rencontre entre la science et la
société. Ils sont cependant résistants aux rectificatifs. Mon
pari est que les modalités de cette rencontre peuvent être
améliorées si nous identifions plus clairement les pièges
occasionnels et les raisons profondes qui amènent aux
méconceptions les plus répandues.

Des neurosciences aux neuromythes:


le mythe des 10%
Le mythe des 10 % : une vieille histoire
Au chapitre 1, nous avons fait référence au mythe selon
lequel notre cerveau aurait un potentiel non utilisé — la
partie «réellement utilisée » du cerveau étant typiquement
indiquée à 10 %. Or, bien qu'il ne représente qu'environ

95
MON CERVEAU, CE HÉROS

2% de notre poids, le cerveau consomme environ 20% de


l'énergie que nous dépensons. Comme les autres organes
de notre corps, le cerveau est le résultat d’un long processus
d'évolution et il est donc peu probable qu'un organe si
coûteux soit massivement sous-utilisé. Cependant, le mythe
des 10 % est parmi les neuromythes les plus répandus et les
plus anciens — le film dont nous avons parlé l’a peut-être
relancé, mais il ne l’a pas créé. D'où vient-il?
Le mythe des 10% est aussi parmi les plus mystérieux
lorsqu'il s’agit d’en retracer l’origine. Serait-il né des mots
du psychologue William James qui aurait déclaré que
l’homme moyen tend à ne pas utiliser tout son potentiel?
James n'avait pourtant pas parlé de cerveau. Serait-il la
conséquence de mots attribués à Albert Einstein qui aurait
soutenu ne pas utiliser plus de 10% de son cerveau?
Les archives du physicien démentent cette source.
Mais, cela serait-il vrai, Einstein n’a jamais versé dans
les neurosciences ni dans la psychologie. Physicien de
génie, il n’en était pas pour autant un fin connaisseur des
secrets du cerveau. (La référence à Einstein est cependant
intéressante, car elle révèle une confiance généralisée dans
l'«expert scientifique » et l'ignorance de la spécialisation
et de la division de plus en plus poussées des champs de
recherche scientifique.) Le mythe pourrait avoir été inspiré
par le fait que le cerveau n’est qu’en partie composé de
neurones — les cellules « grises » qui assurent la transmission

96
DES MYTHES SUR LE CERVEAU : SON ANATOMIE ET SES FONCTIONS

de l'information à l’intérieur du cerveau, entre celui-ci


et les muscles et entre le cerveau et les organes de sens.
D’autres cellules, les cellules gliales, servent de support
aux neurones, en garantissent l’'homéostasie, la nutrition,
les protègent des agents pathogènes tout en pourvoyant au
nettoyage des cellules mortes. Même si le dénombrement
des cellules du cerveau est tout sauf trivial (il se base le
plus souvent sur des estimations faites à partir de coupes
du cerveau; le rapport entre neurones et cellules gliales
change d’ailleurs d’une région à une autre du cerveau, ce
qui rend d'autant plus malaisé le calcul), les neurones ne
représentent pas 10% du tissu cérébral — et nous utilisons
en outre tous nos neurones et toutes nos cellules gliales en
fonction de leurs spécialités respectives. Le mythe pourrait
encore puiser dans le mystère, désormais résolu, des régions
«silencieuses » du cerveau. Il existe en effet des régions du
cerveau — les régions du «cortex associatif», frontal - dont
le rôle n’a été découvert que récemment, au cours du siècle
dernier. Ces régions ont longtemps posé un problème au
neurologue, leur lésion ne semblant pas produire des effets
aussi immédiatement visibles et frappants que ceux des
lésions portées aux régions motrices ou perceptives. (De
fait, des lobotomies des régions frontales ont été effectuées
alors qu’on n'avait pas commencé à en comprendre le rôle,
à partir des années 1960-1970.) Si le cortex moteur est lésé,
le patient perd immédiatement des capacités motrices, du

97
MON CERVEAU, CE HÉROS

côté opposé et en relation avec la région spécifiquement


lésée ; si le cortex perceptif est lésé, le patient est affecté
dans ses capacités de vision, de reconnaissance des
visages ou des objets, d’audition, de compréhension du
langage, et ainsi de suite, toujours en relation avec la région
du cerveau qui a subi la lésion. Un patient souffrant de
lésions des régions frontales ne manifeste pas de troubles
de manière aussi directe. Il peut néanmoins avoir du mal
à inhiber des actions automatiques — par exemple résister
à l'envie de saisir un verre qui se trouve devant lui, même
s’il n’a pas soif — ou ne pas être capable de prendre des
décisions raisonnées et de planifier ses actions futures en
prenant en compte les événements du passé. On sait donc
maintenant que le cortex frontal joue un rôle fondamental
dans l'intégration de stimuli en provenance de différentes
modalités sensorielles, dans la planification des actions,
dans le contrôle des émotions, et dans d’autres fonctions
non immédiatement impliquées dans le traitement d’un
type spécifique d’information. Il n'existe pas, au niveau du
cortex, de régions silencieuses.

Des mystères qui restent à élucider


La pathologie offre par ailleurs d’autres arguments en
défaveur de l’idée d’une sous-exploitation du cerveau:
même de petites lésions peuvent mettre nos capacités
cérébrales sérieusement à mal, de façon différente en

98
DES MYTHES SUR LE CERVEAU : SON ANATOMIE ET SES FONCTIONS

fonction de la région du cerveau qui est atteinte (le cerveau


étant hautement spécialisé), mais quoi qu’il en soit partout
dans le cerveau. Inversement, il n'existe aucune région
dans notre cerveau qui puisse être stimulée artificiellement
— par exemple à l’aide d’électrodes implantées dans le
cerveau ou de stimulations magnétiques à travers le cuir
chevelu -, sans que se produisent des contreparties en
termes de comportement (sensations d’ordre perceptif,
mouvements, évocation d'images mentales, de souvenirs).
Des lésions acquises tôt au cours du développement
peuvent certes être partiellement compensées par les
parties fonctionnelles de notre cerveau. Ce phénomène
atteint ses niveaux les plus spectaculaires dans le cas
(très rare) d'enfants qui ont subi l’ablation d’une grande
partie d’un hémisphère cérébral, une opération qui
peut être rendue nécessaire afin de contrôler des crises
épileptiques hautement invalidantes. Antonio Battro,
médecin et psychologue argentin, fortement engagé
dans la promotion de l'éducation pour tous, a étudié en
particulier le cas de Nico qui, à l’âge de trois ans et demi,
a subi l’ablation presque totale de l'hémisphère droit.
Nico est aujourd’hui un jeune homme d'intelligence
normale, qui a pu recevoir une éducation et qui a
largement compensé son déficit, y compris pour les
fonctions typiquement assumées par l'hémisphère droit
(je suis fière d'exposer dans mon salon une œuvre d'art

SP)
MON CERVEAU, CE HÉROS

qu'il a produite: un papillon au milieu de feuilles vertes


— symbole et hommage à Santiago Ramôn y Cajal, Prix
Nobel en 1906 pour ses études sur les neurones, qu'il
décrivait justement comme les «papillons du cerveau »).
Ce phénomène de plasticité est encore peu compris.
En tout cas, même si on ne sait pas quelle quantité de
tissu cérébral est nécessaire pour fonctionner de manière
normale ou presque normale, on sait en revanche qu’en
conditions normales un individu utilise tout son cerveau.

Le mythe des 10 % et l'imagerie cérébrale


Toutes les techniques dites d’«imagerie cérébrale » sont,
depuis récemment, un précieux outil d'étude du cerveau.
Non invasives, elles sont de plus en plus utilisées pour
étudier le cerveau en action (et pas seulement pour étudier
les pathologies cérébrales). Et notamment pour identifier
les corrélats, au niveau cérébral, de l’accomplissement
des différentes tâches cognitives: les régions activées,
les réseaux impliqués. Depuis que nous les utilisons, il
ne fait plus aucun doute que nous utilisons tout notre
cerveau: cela devient visible à l'écran pendant l'étude
des différentes tâches cognitives. Ironie du sort: la
médiatisation de ces techniques et de leurs résultats
pourrait aussi nourrir, involontairement, le mythe des
10 %. En observant des images du cerveau -— produites
pendant l’accomplissement de tâches complexes, comme

100
DES MYTHES SUR LE CERVEAU : SON ANATOMIE ET SES FONCTIONS

celles liées à la lecture —, on pourrait en effet s'étonner de


ne voir que quelques petites régions du cerveau «actives »
(en rouge, en orange, en jaune par exemple, dans l’image).
Cet étonnement est en réalité à attribuer à notre ignorance
des modalités de production de telles images qui ne
sont, en aucun cas, des « photos du cerveau ». Sous une
fausse impression de facilité, de visibilité, d'accessibilité,
se cachent des techniques et des procédés d'analyse des
données parmi les plus complexes dans le cadre de la
recherche sur le cerveau. Au chapitre suivant, nous cher-
cherons à mieux comprendre leurs étapes de production,
et cela nous aidera à mieux nous rendre compte à quel
point nous nous trompons en les prenant pour des photos
du cerveau.

Plusieurs versions d’un même mythe:


cerveau gauche/cerveau droit
De quel côté tourne la danseuse ?
Si vous naviguez sur des pages Internet qui parlent de
cognition et de cerveau, de psychologie et de neuro-
sciences, vous allez fort probablement tomber sur
l'animation d’une petite danseuse qui tourne, tourne,
tourne sur elle-même. À côté de la danseuse, une question
vous est adressée :« Êtes-vous plutôt cerveau gauche ou
plutôt cerveau droit?» Cette question fait référence au

101
MON CERVEAU, CE HÉROS

mythe selon lequel la spécialisation des fonctions dans


les deux hémisphères du cerveau pourrait servir à définir
des styles de pensée, des personnalités, voire des troubles
de l’apprentissage. Il existe en effet au moins trois décli-
naisons du mythe du cerveau gauche/cerveau droit.
La première part du constat que certaines compétences
très spécifiques peuvent être localisées dans des régions
précises de l’un ou l’autre des deux hémisphères. Ce
constat est cependant tiré, au-delà des limites de la réalité
scientifique, jusqu'à la caricature: c'est le fameux mythe
de l’«hémisphéricité». La deuxième déclinaison du mythe
fait correspondre les caractéristiques caricaturales des
hémisphères droit et gauche à des styles de personnalité,
et notamment à ceux qui caractériseraient l’un ou l’autre
sexe: les femmes seraient «cerveau droit», les hommes
«cerveau gauche ». C'est le mythe des «personnalités
hémisphériques ». Dans la troisième déclinaison du
mythe, les deux hémisphères sont présentés comme
étant indépendants l’un de l’autre, l’un pouvant dominer
l’autre et déséquilibrer l’ensemble: c’est le mythe de la
«dominance hémisphérique ».
Ce mythe peut se limiter à nourrir des conversations.
Y sont cependant liés des intérêts commerciaux, notam-
ment dans les domaines de l'éducation des enfants et
de la formation des adultes, qui méritent un peu plus
d'attention.

102
DES MYTHES SUR LE CERVEAU : SON ANATOMIE ET SES FONCTIONS

Simplifications et inférences indues à partir


de recherches scientifiques et d'observations
bien fondées:le mythe de l'hémisphéricité
Commençons par des faits établis: le cerveau est le siège
de facultés spécifiques, qui peuvent être représentées
de manière symétrique, ou pas, au niveau des deux
hémisphères. Cette découverte date de la moitié du
xIX° siècle. Le neurologue français Paul Broca et l'Allemand
Karl Wernicke étudient le cerveau de sujets décédés ayant
souffert de troubles du langage — développementaux
ou acquis à la suite d’un accident cérébral quelconque.
Ils découvrent que certains déficits du langage sont le
plus souvent associés à des lésions dans des régions
spécifiques du cerveau, à des endroits bien identifiés de
l'hémisphère gauche - connues, depuis, comme «aire
de Broca » (dédiée à la production langagière) et «aire
de Wernicke » (spécialisée dans la compréhension du
langage). L'histoire de la découverte de la spécialisation
du cerveau continue au cours du siècle suivant: le cerveau
ne traite pas l'information de manière unique et globale,
mais peut être pensé comme une espèce de couteau
suisse aux mille spécialisations, chacune représentée de
manière privilégiée par un certain réseau de régions et de
connexions entre celles-ci. En nous rapprochant de notre
siècle, les années 1960-1970 sont cruciales pour l'étude de
certaines asymétries du cerveau. Roger Sperry, lauréat du

103
MON CERVEAU, CE HÉROS

prix Nobel en médecine et physiologie, et ses collègues


du California Institute of Technology se dédient à l'étude
de patients épileptiques qui ont subi la déconnexion
thérapeutique des deux hémisphères. (Cette opération
existe depuis les années 1940, son but étant d'empêcher
les attaques épileptiques de se propager d'un hémisphère
à l’autre.) Sperry et ses collègues se rendent compte que
cette opération a des conséquences inattendues. Précisons
que, dans le cerveau, les principales fonctions sensorielles
et motrices sont symétriques et partagées entre les deux
hémisphères, représentées de manière «contre-latérale »
par rapport aux parties du corps concernées. (Les muscles
et les organes des sens de la main gauche sont sous le
contrôle de régions spécialisées situées dans l'hémisphère
droit; vice versa, dans l'hémisphère gauche se trouvent
les régions du cortex responsables du mouvement et des
sensations de la main droite. Même chose pour les yeux, les
oreilles, les bras, les jambes...) Lorsqu'une information est
traitée par l'hémisphère gauche (par exemple, parce que le
patient touche un objet avec la main droite), le patient est
capable de verbaliser le contenu de l'information (et, dans
ce cas précis, de nommer l’objet touché). Les choses se
passent différemment si l'information rejoint l'hémisphère
droit (l’objet étant touché par la main gauche). Dans ce cas,
le patient peut pointer (avec la main gauche, commandée
par l'hémisphère droit) une image qui correspond à

104
DES MYTHES SUR LE CERVEAU : SON ANATOMIE ET SES FONCTIONS

l’objet touché, mais il ne peut pas le nommer — verbaliser


l'information reçue. Broca avait raison: la production du
langage parlé est située dans l'hémisphère gauche. D'autres
cas pathologiques ont permis de localiser les régions
du cerveau spécialisées dans le traitement d’un grand
nombre de tâches et de mettre en évidence que certaines
d’entre elles sont distribuées de manière asymétrique. On
a pu confirmer que la perte de certaines capacités spatiales
d'orientation est particulièrement significative à la suite
de lésions qui concernent des régions de l'hémisphère
droit. (L'hémisphère droit apparaît prépondérant dans
l'analyse d'informations visuo-spatiales et dans la
résolution de problèmes nécessitant l’utilisation de ce
genre d'informations.) Que les patients avec lésion de
certaines régions des aires occipitales développent une
prosopagnosie, une incapacité à reconnaître correctement
les visages, même ceux de personnes familières, et que les
régions spécialisées dans la reconnaissance des visages
sont plutôt latéralisées à droite. Que la reconnaissance
des séquences de lettres et de mots est spécifiquement
empêchée par des lésions d’une petite région de l'aire
visuelle du cerveau de l'hémisphère gauche (l'aire de
la forme visuelle des mots, ou «boîte aux lettres» du
cerveau).
Ces données permettent-elles d'affirmer que Îles
deux hémisphères du cerveau fonctionnent de manière

105
MON CERVEAU, CE HÉROS

autonome et séparée, comme deux volontés distinctes ?


(Une idée déjà soutenue à l’époque où opéraient Broca
et Wernicke par le médecin Arthur Ladbroke Wigan,
présente dans la phrénologie de la même époque et
qui a trouvé son écho littéraire dans le personnage de
Dr Jekyll et Mr Hyde de Robert Louis Stevenson.) Peut-
on affirmer — comme le fait tant de littérature pseudo-
scientifique de self-help ou comme on le trouve dans les
plaquettes informatives de formation pour adultes ou sur
les sites Web qui nous mettent au défi de dire de quel
côté tourne la danseuse — que chaque hémisphère cérébral
possède un style propre de traitement de l'information,
de pensée? Que l'hémisphère gauche est caractérisé
par un traitement analytique, logique, verbal, rationnel
de l'information; que l'hémisphère droit a, quant à lui,
pour rôle d’assurer la pensée intuitive, synthétique,
visuo-spatiale, émotionnelle, créative ? La réponse à ces
questions est: non. Voyons pourquoi.
À partir des années 1980, la spécialisation du cerveau
et la distribution asymétrique du traitement de certaines
tâches ont pu être massivement étudiées chez des sujets
vivants et sains, grâce au développement des techniques
d'imagerie cérébrale fonctionnelle qui, comme nous
l'avons dit, permettent de visualiser les régions du cerveau
spécifiquement actives pendant une certaine tâche. Or ces
techniques ont dans le même temps permis de mettre

106
DES MYTHES SUR LE CERVEAU : SON ANATOMIE ET SES FONCTIONS

en évidence le fait que des tâches complexes comme la


lecture, le calcul, la production et la reconnaissance de
mots du langage oral sont menées par une multiplicité
de centres spécialisés, reliés entre eux pour former des
réseaux qui s'étendent à travers les deux hémisphères. Ainsi
la reconnaissance d’un mot à l’oral mobilise à la fois les
aires de Broca et de Wernicke de l'hémisphère gauche et
les régions situées dans l'hémisphère droit en charge de la
reconnaissance de la prosodie des mots et de leur valeur
émotionnelle. On a en outre pu mettre en évidence que des
lésions précoces localisées dans un hémisphère peuvent —
si elles touchent le cerveau tôt dans la vie, au cours de la
première enfance — être compensées par l’autre hémisphère:
des réseaux se forment alors, plus longs, qui s'étendent
à l'hémisphère non lésé en passant par le corps calleux -—
l’épais faisceau de fibres qui relie les deux hémisphères. Le
cerveau perd cette capacité au cours de sa maturation, mais
des enfants comme Nico — rencontré à propos du mythe des
10% et des mystères du cerveau qui restent à élucider — sont
la preuve qu’une forme de vicariance existe aussi entre les
deux hémisphères. Le programme de recherche, qui avait
débuté dans les années 1960 avec pour but d'identifier les
différences entre les deux hémisphères et leurs spécialités
réciproques, n’a donc pas abouti — dans l'opinion des
scientifiques qui l’ont mené - à l’image que nous renvoie
le mythe: celle d’une séparation nette du travail entre les

107
MON CERVEAU, CE HÉROS

deux hémisphères, d’une caractérisation simple de chaque


hémisphère sur la base des tâches accomplies. Au contraire,
l’image qui ressort de ces recherches est plutôt celle d’un
ensemble de régions spécialisées, localisées au sein de
l’un ou de l’autre hémisphère, connectées en réseau par
un ensemble de connexions qui s'étendent à l’intérieur
de chaque hémisphère, mais aussi entre hémisphères.
Même si certaines tâches ou sous-tâches sont donc plutôt
menées dans l’un des deux hémisphères, des connexions
courent entre les deux et garantissent que la tâche globale
soit menée à bien, que le cerveau dans son ensemble
fonctionne normalement. Dans le cerveau normal, les
deux hémisphères sont notamment reliés par des voies de
connexion massives, les plus importantes étant le corps
calleux et la commissure antérieure. Lorsque ces voies sont
artificiellement interrompues, ou font défaut en raison de
pathologies développementales, on observe les phénomènes
bizarres du «cerveau déconnecté». La séparation du
fonctionnement des deux hémisphères est donc le fruit
d'anomalies, et non la norme. L'idée d’hémisphéricité est
un mythe.

Le mythe des personnalités hémisphériques,


le cerveau masculin et le cerveau féminin
La deuxième déclinaison du mythe du cerveau gauche/
cerveau droit affirme que certains individus sont plutôt

108
DES MYTHES SUR LE CERVEAU : SON ANATOMIE ET SES FONCTIONS

logiques, analytiques, rationnels, et d’autres plutôt créatifs,


holistiques, émotifs, parce que les uns utilisent plutôt leur
«cerveau gauche», les autres plutôt leur «cerveau droit »
— qu'il existerait des «personnalités hémisphériques ».
Cette déclinaison du mythe tend notamment à attribuer
le premier style de personnalité aux hommes, et le
second aux femmes — les hommes seraient donc plutôt
cerveau gauche, les femmes plutôt cerveau droit. (On
peut d’ailleurs remonter assez loin dans l’histoire de la
pensée à la recherche des racines de la version du mythe
selon laquelle les femmes sont plutôt ceci, les hommes
plutôt cela, et selon laquelle cette différence possède une
localisation. Dans la biologie d’Aristote, les fœtus féminins
sont, dans l'utérus, logés à gauche et les fœtus masculins
à droite.) Le mythe des personnalités hémisphériques n’a
pas trouvé de confirmation dans les études conduites via
l'imagerie cérébrale. À la lumière d’une étude récente,
par exemple, il ne semble pas qu'il existe des sujets
qui possèdent de plus fortes connexions ou plus de
connexions au sein d’un hémisphère que dans l’autre —
des individus qui utiliseraient plus un hémisphère que
l’autre. En ce qui concerne les cerveaux masculins et
féminins, les choses sont plus compliquées. L'étude des
différences du fonctionnement cérébral des hommes et des
femmes peut conduire à une meilleure compréhension du
fonctionnement cérébral lui-même et des troubles cognitifs

109
MON CERVEAU, CE HÉROS

ou d’une autre nature qui affectent différemment les


hommes et les femmes (ainsi de l’autisme). Il s’agit donc
d’une ligne d’études potentiellement très utile, mais qui
se trouve également au centre de controverses et de débats
idéologiques, motivés par la crainte que l'accent mis sur
les différences cérébrales entre hommes et femmes serve
à justifier — voire à renforcer — des stéréotypes de genre
et des inégalités sociales. Face aux mythes sur les sexes
(qu'ils soient anciens ou qu'ils émergent), il est donc en
premier lieu nécessaire de rectifier l’image que nous nous
faisons de capacités et de préférences cognitives figées
dans le temps, immuables, non modifiables. Ce qui est
biologiquement inscrit — voire transmis par voie génétique
— ne trace pas notre destin de manière irrévocable —
pas plus que ne le font l’environnement ou la culture.
Différentes recherches ont ainsi mis en évidence que la
simple façon dont un problème leur est décrit (comme un
problème de géométrie ou comme un exercice de dessin,
par exemple) peut changer la performance qu’obtiennent
de jeunes femmes dans des tâches mathématiques. Le
cerveau des hommes et celui des femmes présentent
des différences anatomiques — comme c’est le cas pour
les autres organes de leur corps ou pour la taille, par
rapport à laquelle la moyenne des hommes et la moyenne
des femmes présentent des différences anatomiques
statistiquement significatives et fonctionnelles. Une étude

110
DES MYTHES SUR LE CERVEAU : SON ANATOMIE ET SES FONCTIONS

récente (et discutée) a mis en évidence que les hommes


présentent en moyenne plus de connexions au sein de
chaque hémisphère, par rapport à la moyenne des femmes,
dont le cerveau semble avoir plus de connexions entre les
hémisphères. Il est important de souligner que ces résultats
sont des résultats de nature statistique et non absolus; cela
signifie que certaines femmes ne correspondent pas à ce
modèle et que certains hommes non plus. Ce qui peut
se dire aussi de la façon suivante: toutes les femmes
(ou tous les hommes) n’ont pas le même cerveau ou le
même schéma de connexions — pas plus que les hommes
et les femmes appartiendraient à différentes planètes ou
galaxies ! La différence constatée ne concerne d’ailleurs
pas tous les réseaux de neurones -— il va de soi qu'aussi
bien les hommes que les femmes ont des connexions
entre les hémisphères et au sein de chaque hémisphère…
— mais certains réseaux et certaines connexions — le
constat est donc quantitatif et non qualitatif, comme des
critiques l'ont bien fait remarquer. Hommes et femmes
diffèrent aussi dans les résultats à certains tests cognitifs,
notamment d'ordre spatial, avec de meilleurs résultats —
statistiquement parlant — pour les hommes dans les tâches
de rotation mentale d'objets tridimensionnels (imaginez
devoir reconnaître si deux objets ont la même forme
en les faisant tourner dans votre tête), pour les femmes
dans la mémoire épisodique (des événements) et spatiale

111
MON CERVEAU, CE HÉROS

(des lieux), ou dans certaines tâches verbales; et ainsi


de suite.
Les différences en question sont non seulement d'ordre
statistique (elles ne concernent pas tous les hommes et
toutes les femmes), mais sont aussi, souvent, de petite
taille — tout en restant significatives du point de vue des
résultats de laboratoire. Or, lorsque la taille de l'effet
mesuré en laboratoire est petite, il est très difficile de
prévoir ce qui va se passer dans la vie réelle, où une
multiplicité d’autres facteurs entrent en cause. Mais rien
ne permet pour autant de dire que cette différence n'aura
pas de conséquences.
Les différences d’attitudes et d’aptitudes mises en
évidence par les tests de psychologie cognitive n’ont
d’ailleurs pas une explication simple. On se retrouve
au contraire, pour un même comportement, avec un

puzzle complexe d’influences multiples : l’héritabilité,


l’environnement chimique dans lequel le fœtus se
développe, la manière dont l'enfant est élevé, les messages
qu'il ou elle reçoit, les stéréotypes qui l'entourent — tous
ces facteurs ont été mis en relation avec les différences
cognitives révélées par les tests et leur rôle a été prouvé
(et cela par une variété de méthodes de recherche qui
vont des études conduites sur les jumeaux aux études
génétiques en passant par les études comportementales
visant à évaluer l'impact des stéréotypes sur les

112
DES MYTHES SUR LE CERVEAU : SON ANATOMIE ET SES FONCTIONS

performances cognitives des uns et des autres, comme


celle citée ci-dessus sur les performances mathématiques).
De même les différences anatomiques et fonctionnelles
mises en évidence au niveau cérébral peuvent-elles être
le produit d’une multiplicité de variables génétiques et
environnementales.
C’est d’ailleurs une marque des pseudosciences que
de se limiter à des données partielles, et donc de produire
des représentations plus simples que la réalité. Les
connaissances en notre possession concernant le cerveau
des hommes et des femmes n’autorisent aucune image
simpliste du comportement des uns et des autres et de ses
déterminants — bien au contraire. Même si des différences
statistiquement significatives existent au niveau cérébral
et pour des tâches cognitives diverses, cette connaissance
n’est pas nécessairement à même de guider nos choix dans
les champs qui nous intéressent - comment favoriser plus
d'égalité dans l'accès aux études et au travail, comment
élaborer des programmes éducatifs plus adaptés aux uns
et aux autres? (Concernant les programmes éducatifs,
cette connaissance peut toutefois nous aider à présenter
tâches et problèmes d’une manière qui permet à chacun
de donner le meilleur de lui-même/d’elle-même, et à ne
pas renforcer des stéréotypes potentiellement nocifs.)
D’autres études, d’autres approches sont nécessaires.
Prendre en compte les connaissances sur le cerveau n’est


MON CERVEAU, CE HÉROS

cependant pas un obstacle sur cette voie, car l'ignorance


n’a jamais été meilleure conseillère que la connaissance.

Cerveau droit/cerveau gauche et apprentissage:


le mythe de la dominance hémisphérique
On entend parfois affirmer que l’école est plutôt pensée pour
le cerveau gauche, logique et rationnel, que pour le cerveau
droit, créatif et artistique, et qu’elle devrait favoriser un plus
grand équilibre entre les deux. Cela implique l’idée selon
laquelle, sans présenter de signes anatomiques majeurs, avec
un corps calleux intact, les deux hémisphères du cerveau
pourraient se trouver dans une situation de déséquilibre — et
l’un dominer notamment sur l’autre. On veut souvent par
là critiquer un système éducatif qui met l'accent sur des
résultats académiques au détriment d’autres capacités et
productions de notre culture. Le recours au «cerveau» est
dans ce cas purement métaphorique et opportuniste — le
mot «cerveau » faisant partie du langage scientifique et non
politique, il permet de cacher les vraies raisons du débat et
de donner à ses représentants une valeur ajoutée, celle de
la connaissance scientifique.
Il y a aussi des cas où cette tendance à s'approprier le
langage des sciences du cerveau pour justifier — et com-
mercialiser — certaines pratiques éducatives est poussée
à son paroxisme. C’est le cas d’une méthode censée
améliorer l’apprentissage et remédier à ses troubles,

114
DES MYTHES SUR LE CERVEAU : SON ANATOMIE ET SES FONCTIONS

connue sous le nom de Brain Gym" -— la «gymnastique


pour le cerveau ». Selon les tenants de cette méthode, les
difficultés d'apprentissage naissent essentiellement de
déséquilibres du cerveau (entre les deux hémisphères,
mais aussi entre parties postérieures et antérieures,
inférieures et supérieures). Son créateur, Paul Dennison,
un enseignant, a par conséquent conçu un manuel
dont les 26 exercices de gymnastique sont censés (ré)
équilibrer le corps, favoriser la coordination, l'intégration
des mouvements (l’idée de départ est que tous les
apprentissages, même intellectuels, se fondent sur des
capacités sensorielles et motrices, et qu’une éducation au
mouvement a donc un impact général sur la personne).
Bien que le fondateur de la méthode affirme que les
mouvements proposés sont «neuroscientifiquement
fondés », le langage des neurosciences et la référence au
cerveau n'apparaissent que de façon anecdotique, au titre
de références anatomiques et physiologiques de base.
Ces références sont de surcroît utilisées pour justifier
des actions qui n’en découlent point et des conséquences
qui en découlent encore moins (amélioration de tous
les apprentissages, meilleures organisation et attention,
meilleures performances dans les sports, plus grande
facilité à mener des projets)'. Vous souvenez-vous que

1. Une source d'inspiration pour ces pratiques vient d’une vieille

io
MON CERVEAU, CE HÉROS

le contrôle des parties motrices et sensorielles du corps


est distribué de facon contre-latérale dans les deux
hémisphères du cerveau — l'hémisphère gauche étant en
charge des mouvements et sensations de la partie droite
du corps, et vice versa? Vous ne serez donc pas étonné
de découvrir que l’exercice de gymnastique cérébrale
préconisé par la méthode Brain Gym'" pour remédier à
un déséquilibre entre hémisphères consiste à effectuer des
exercices. qui demandent de croiser les parties gauche et
droite du corps. Des liens entre les deux parties du cerveau
vont ainsi s'établir ou se «renforcer ». Mais nous savons
désormais que ces liens existent et que leur absence se fait
lourdement remarquer !Et nous pouvons constater que

théorie sur la dominance cérébrale qui remonte aux années 1930 (cette
théorie censée expliquer les troubles de la lecture a été largement
réfutée par les études contemporaines) ;une autre vient d’une théorie
de la rééducation du mouvement qui a été durement attaquée par les
associations des médecins et rééducateurs, à cause de son absence
de fondement scientifique — la théorie propose de faire refaire tous
les stages du développement du mouvement aux enfants présentant
des problèmes, en les empêchant par exemple de marcher debout
tant qu'ils ne dominent pas la marche à quatre pattes, pour re-câbler
leur cerveau.
La méthode affirme aussi que le cerveau étant constitué en grande
partie d’eau, il faut boire de l’eau avant chaque cours pour que le
cerveau soit correctement hydraté. Que le cerveau a besoin d'oxygène
pour fonctionner et qu'on peut l'aider à se ressourcer en oxygène en
massant des prétendus «boutons du cerveau » situés à la base du
cou, au niveau des os de la cage thoracique, ce qui faciliterait le flux
sanguin vers le cerveau.

116
DES MYTHES SUR LE CERVEAU : SON ANATOMIE ET SES FONCTIONS

nous mobilisons presque tout le temps les deux parties


de notre corps simultanément: les connexions entre les
deux hémisphères sont donc constamment sollicitées
(essayez de marcher sur une seule jambe ou observez
chez quelqu'un d’autre les oscillations des bras pendant
la marche). Qu'est-ce que quelques minutes d'exercice
par jour peuvent changer à cela ? Et en quoi, et comment,
les connexions entre les hémisphères seraient-elles liées
à des troubles d'apprentissage ? Aucune de ces questions
ne trouve de réponse dans les méthodes de gymnastique
cérébrale... Autre exemple parmi les exercices proposés:
celui qui promet de renforcer le lobe frontal du cerveau et
de rendre la pensée plus claire. Il faut pour cela effectuer
des mouvements antéro-postérieurs du cou, et le sang
affluera plus facilement vers les régions frontales, celles
de la pensée rationnelle. Certes, si les régions du cerveau
ne sont pas irriguées, elles ne fonctionnent pas du tout,
mais. le raisonnement logique a contrario ne tient pas la
route et on ignore des faits biologiques de base: lorsque la
pression sanguine augmente dans le cerveau ou dans une
région du cerveau, le résultat est un accident vasculaire
cérébral, pas une pensée plus lucide! Vendues en tant que
formations (aux neurosciences !) pour les enseignants dans
80 pays, Brain Gym'"et les autres formes de kinésiologie
pour l'éducation remportent un remarquable succès
commercial. Et cela en dépit non seulement du fait que la

117
MON CERVEAU, CE HÉROS

biologie moderne ne leur offre aucun support théorique,


mais aussi du fait que d’autres sciences, celles de
l'éducation, n’ont trouvé aucune preuve que ces méthodes
aient, dans la pratique, un quelconque effet positif. Il
existe un nombre assez limité d’études scientifiques à
proprement parler qui évaluent l'impact de l’adoption
de méthodes comme Brain Gym" sur l'apprentissage: la
plupart ne mettent pas en place les contrôles nécessaires
pour en garantir l’objectivité. Brain Gym" base de fait son
succès sur les anecdotes rapportées par les enseignants
ayant adopté la méthode avec «succès », mais ce succès
est estimé de façon purement subjective et peut être
attribué à nombre de facteurs «extérieurs », comme
l'engagement de l’enseignant ou son désir de voir des
résultats s’ensuivre. Et sur la fascination des enseignants
pour les neurosciences — ou prétendues telles.
Brain Gym" nous amène ainsi à réfléchir à différents
aspects de la rencontre entre sciences du cerveau et
société. Premièrement, tout ce qui est présenté comme
étant basé sur les neurosciences peut être pris par le
citoyen lambda, mais aussi par les décideurs politiques,
comme des neurosciences. Deuxièmement, même si
l'information concernant le manque de preuves d'efficacité
et de fondement scientifique de la méthode circule, cette
dernière ne va pourtant pas disparaître en un clin d'œil.
Au Royaume-Uni, les campagnes de scientifiques qui

118
DES MYTHES SUR LE CERVEAU : SON ANATOMIE ET SES FONCTIONS

cherchent à limiter la diffusion de Brain Gym" dans


les écoles s'accumulent depuis une dizaine d'années,
les journaux en ont parlé, des institutions publiques au
niveau national ont fait des appels en ce sens. Or Brain
Gym" continue à faire des prosélytes. Troisièmement,
il faut croire qu'il est plus facile d’envahir le marché
avec des produits (éducatifs par exemple) estampillés
«neurosciences » qu'avec des produits qui ne font pas
de référence au cerveau. Nous poursuivrons la réflexion
sur les facteurs qui accompagnent et favorisent le succès
des neuromythes, et sur leurs risques, dans le prochain
chapitre. Pour l'instant, rappelons-nous qu’un individu
normal utilise tout son cerveau et en mobilise plusieurs
régions interconnectées pour chaque tâche complexe qu'il
mène.

Modifier le cerveau: quand, comment,


en quoi
Les mythiques premières années
Le mythe selon lequel tout se joue avant 3/6/9 ans — à
vous de choisir — est un mythe désormais souvent attaqué
et démenti. Il puise notamment ses racines dans des
études concernant les périodes critiques ou sensibles
pour le développement de certaines fonctions au niveau
cérébral. À partir de là, le mythe extrapole et généralise de

119
MON CERVEAU, CE HÉROS

manière injustifiée — il va même jusqu’à oublier de prendre


en compte les mécanismes composites et multiples qui
assurent la capacité d'apprendre toute la vie.
Il existe plusieurs aspects dans le mythe des trois
premières années. Un aspect, qu'’illustre la phrase «tout se
joue tôt dans le cerveau », est celui des périodes critiques ou
sensibles, périodes pendant lesquelles le cerveau est plus à
même d'apprendre ou de développer certaines capacités.
Dans le cadre du mythe, ces périodes sont généralisées à
toutes les capacités d'apprentissage et sont considérées
comme des fenêtres qui, une fois fermées, ne pourront
plus être réouvertes. Le deuxième aspect, fortement lié au
premier, fait appel à une image simpliste de la plasticité
cérébrale, qui ne prend pas en compte les multiples formes
de plasticité qui contribuent à l’apprentissage tout au
long de la vie. Un troisième aspect du mythe concerne les
interventions censées permettre d'exploiter au maximum
la plasticité du jeune cerveau. Il s'agirait de sur-stimuler le
tout jeune enfant à l’aide d’une variété de dispositifs qui, en
mobilisant ses sens, lui permettraient de mieux développer
ses capacités ou de développer davantage de capacités. Il en
est ainsi de nombreux produits commerciaux: les mobiles
intelligents à accrocher au-dessus du lit; les tablettes et
les tapis multi-sensoriels pour que le bébé touche, voie,
écoute une panoplie de textures, de couleurs et motifs, de
sons différents; et plus récemment, les CD, DVD), tablettes

120
DES MYTHES SUR LE CERVEAU : SON ANATOMIE ET SES FONCTIONS

électroniques, qui promettent de faire de votre enfant un


bébé Mozart ou un bébé Einstein. Il n’y a pas de limites
à la volonté des parents de rendre service à leur enfant
— dit autrement, ils se sentiront toujours coupables de ne
jamais en faire assez -—, pas plus qu’à l'illusion optimiste de
pouvoir obtenir les plus grands résultats avec le moindre
effort. Analysons donc les trois aspects du mythe, en
mettant chaque fois en évidence la «science derrière le
mythe».

Il y a parfois de la science derrière un mythe:


les périodes sensibles
À partir des années 1960, David Hubel et Tornsten
Wiesel mènent des recherches qui leur vaudront, en
1981, le prix Nobel de médecine et de physiologie. Ils
étudient le cortex visuel de mammifères (notamment de
chats et de singes) et établissent que la plasticité de ces
régions du cerveau diminue avec l’âge. Si on suture l'œil
de l’animal au cours des premières semaines de vie et
qu’on défait la suture quelques semaines après, l'animal
ne développe pas une vision normale. Cela se reconnaît
aussi en observant la structure de son cortex visuel, qui
n’est pas organisé comme celui d’un animal ayant pu
observer le monde avec ses deux yeux. (Dans le cortex
visuel on observe normalement une sorte d'organisation
striée, «en colonnes », correspondant aux neurones qui

121
MON CERVEAU, CE HÉROS

reçoivent l'information par l’un des deux yeux. Ce motif


est absent dans le cas des animaux rendus borgnes.
Suturer les deux yeux n’a pas un effet aussi perturbateur.)
Hubel et Wiesel remarquent deux autres choses: que ce
processus n’est pas réversible - une fois la suture enlevée,
le problème visuel demeure -, et que le problème ne se
pose pas si on expérimente sur un animal adulte. En
découle la notion de «période critique » ou «sensible »
pour le bon développement de certaines fonctions d'ordre
perceptif. D'autres fonctions que la vue présentent-elles
des périodes critiques ou sensibles de développement?
Des études ont ainsi pu mettre en évidence que
certains aspects du développement du langage — les
aspects plus perceptifs — sont soumis à des contraintes
semblables. À la naissance, les enfants sont sensibles à
tous les sons de toutes les langues, qu'ils traitent de la
même manière. Vers 9 mois, le bébé se spécialise dans
les sons qui sont statistiquement plus présents dans
son environnement: il les distingue plus facilement, les
traite plus rapidement et plus efficacement que ceux qui
sont statistiquement moins significatifs. En un sens, il
perd la capacité de traiter ces derniers. C’est pour cela
que les adultes venant du Japon ou de la Chine ont du
mal à distinguer les sons qui correspondent aux R et L
des langues occidentales. Mais cela n’est pas vrai pour
d'autres aspects du développement du langage, comme

122
DES MYTHES SUR LE CERVEAU : SON ANATOMIE ET SES FONCTIONS

la grammaire ou le lexique. La grammaire semble en effet


présenter une fenêtre beaucoup plus longue d'acquisition,
et le vocabulaire ne cesse jamais de s’enrichir. Voilà qui
devrait suffire à défaire la version extrême du mythe selon
laquelle il y aurait une période critique pour apprendre,
qui se situerait en dessous d’un certain âge et qui vaudrait
pour tout type d'apprentissage’. Les apprentissages, c'est
un constat trivial, se poursuivent toute la vie. Ceci signifie
que le cerveau est un organe capable de s'adapter et de
se modifier de façon durable suite à des expériences
d’un certain type. Cependant, la «plasticité» du cerveau

2. On peut notamment distinguer entre deux formes d'apprentissage,


relativement au rôle que l'expérience y joue. Premièrement, il y a des
capacités que l’animal est prédisposé à développer. Ces capacités ne
vont toutefois pas se déployer via la seule maturation du cerveau,
elles ont besoin de trouver un certain type de stimuli (de la lumière,
des stimuli sonores d’un certain type) pour que le plan initial soit
poursuivi. On parle alors d'apprentissage ou de plasticité en attente
d'expérience. Dans des situations normales, sans privation, l'animal
peut toujours compter sur la présence de ces stimuli. En situation
de privation, en revanche le développement normal de ces fonctions
va être compromis. Deuxièmement, il y a des capacités que l'animal
peut développer, mais pour lesquelles il ne possède pas de plan écrit
dans ses gènes, de prédisposition. Ainsi les êtres humains peuvent-
ils acquérir la capacité de lire, de jouer du violon, mais cela n’est pas
écrit dans leurs gènes, et sans un apprentissage et un enseignement
appropriés, ces capacités ne vont pas se développer. Même si tout
ne peut pas être appris et même si des contraintes existent toujours
au niveau génétique, ce deuxième type de plasticité dépend donc
fortement de l'expérience individuelle. On parle par conséquent
d’«apprentissage » ou de «plasticité dépendante de l'expérience ».
MON CERVEAU, CE HÉROS

n'est ni infinie ni absolue: elle est au contraire restreinte


««et contrainte. Le cerveau hérite ces contraintes de
son évolution: chaque circuit neural possède déjà à la
naissance des propriétés intrinsèques qui déterminent
quel genre de fonctions il pourra endosser en plus de celles
pour lesquelles il est naturellement prédisposées ainsi
qu’un rythme de maturation largement prédéterminé.

La plasticité synaptique, un processus


qui se poursuit toute la vie
La forme et la structure du cerveau — son aspect macro-
scopique: les circonvolutions (les gyri) et les plis (les
sillons); son aspect microscopique: le positionnement
des neurones et la mise en place des axes de connexion
majeurs entre les neurones — sont en place très tôt dans
la vie — avant la naissance -, sous l'influence des gènes et
de l’environnement dans lequel le fœtus se développe.
La plasticité structurelle du cerveau continue toutefois
après la naissance: en plus du câblage déjà mis en
place, des connexions entre neurones (par exemple
entre neurones qui s’activent ensemble) se développent;
lorsqu'elles ne sont pas utilisées, ces connexions sont
éliminées. La connexion entre deux neurones est assurée
lorsque la fibre longue (l’axone) qui part d’un neurone
en rejoint un autre, en prenant contact avec des sortes
d’«épines » qui semblent hérisser la tête de ce deuxième

124
DES MYTHES SUR LE CERVEAU : SON ANATOMIE ET SES FONCTIONS

neurone: les dendrites et les épines dendritiques. Ce


contact est en réalité un espace, la synapse, dans lequel
le premier neurone verse des substances chimiques
(neurotransmetteurs) qui sont réceptionnées par le
second. La production et l'élimination de ces espaces de
connexion entre neurones sont deux processus également
fondamentaux pour l'apprentissage. Pendant l'enfance et
l'adolescence, on assiste à la genèse d’un grand nombre
de nouvelles synapses, notamment mais pas seulement
au cours de la première année de vie, et à l'élimination
d’un grand nombre de synapses inutilisées au cours des
années suivantes. On assiste aussi à une autre forme de
maturation structurelle: les fibres longues qui mettent les
neurones en contact se font envelopper d’une gaine grasse
et blanche, la myéline, qui limite la dispersion du signal
électrique et en multiplie donc la fidélité et la vitesse de
transmission. Pour autant, toutes les régions du cerveau ne
subissent pas ces processus en même temps: les périodes
de maturation sont asynchrones, aussi bien dans la
production massive et dans la sélection des synapses que
dans la production de myéline. Il semblerait notamment
qu’au cours de l’adolescence, les régions les plus frontales
du cerveau humain — en charge de la prise de décision,
du raisonnement critique, de l'attention, du contrôle sur
les stimuli et les émotions — vivent une sorte de «tempête
synaptique » et que pour elles, la phase de myélinisation

125
MON CERVEAU, CE HÉROS

s'achève vers 25 ans. Une fois la tempête passée, le


cerveau continue à se modifier, du moins au niveau de
son architecture fonctionnelle, et ce tout le reste de la vie.
Ce changement affecte notamment les synapses; pour
cette raison on parle de «plasticité synaptique», liée aux
apprentissages durables et à la mémoire. Les synapses qui
existent déjà peuvent alors changer de forme (les petites
épines se multiplient ou disparaissent, s’agrandissent ou
rétrécissent), de nouvelles connexions s'établir, la quantité
de substances chimiques relâchées dans les espaces entre
les neurones augmenter ou diminuer. Il reste beaucoup de
questions en attente de réponses à propos de ces différents
processus, qui sont considérés comme les modifications
les plus à même d’expliquer la plasticité cérébrale qui
accompagne l'apprentissage à l’âge adulte et la mémoire.

D'autres formes de plasticité dans le cerveau


de l'adulte
D'autres formes de modification du cerveau adulte ont
été découvertes à partir des années 1970. De nouveaux
neurones peuvent apparaître dans des parties spécifiques
du cerveau, cela a été observé chez différentes espèces, y
compris la nôtre. Des chercheurs de l’'University College
of London ont étudié le cerveau d’une population
particulière: les chauffeurs de taxis noirs, les cabbies.
Au bout de deux années d’études et de pratique qui les

126
DES MYTHES SUR LE CERVEAU : SON ANATOMIE ET SES FONCTIONS

amène à connaître par cœur les 25000 rues de Londres,


sens uniques et monuments principaux compris, ces
super-conducteurs passent un examen (The Knowledge)
pour obtenir leur licence. Ils se retrouvent aussi avec
un hippocampe élargi postérieurement — cette structure
située au centre du cerveau est particulièrement active
dans les tâches spatiales et de mémoire. De nouveaux
neurones ont-ils poussé à cet endroit? Ont-ils migré des
régions situées plus en avant de la même petite structure ?
Difficile à dire. Cette modification serait en tout cas une
conséquence de l’entraînement spécial que subissent les
cabbies :non seulement les conducteurs de bus n’ont pas
le même hippocampe qu'eux, mais les conducteurs qui
n'ont pas encore passé l'examen ne présentent pas encore
l'élargissement qu’on observe chez les conducteurs
primés par The Knowledge.
La possibilité d’une plasticité structurelle, avec genèse
de neurones, dans le cerveau adulte est donc aujourd’hui
largement acceptée, mais elle reste un phénomène limité,
qui se cantonne — comme chez d’autres espèces animales — à
des régions très spécifiques du cerveau. D’autres formes de
plasticité ont encore été observées chez les amputés et chez
les musiciens professionnels. Dans ces cas, l'entraînement
semble pouvoir conduire à une reconfiguration de
l'architecture des connexions du cerveau au niveau du
cortex sensoriel et moteur. Par exemple, si, à cause d’une

127
MON CERVEAU, CE HÉROS

amputation, un doigt n’envoie plus de signaux vers le


cerveau, le cortex somato-sensoriel en charge des sensations
provenant du doigt déconnecté se reconfigure et, au bout de
quelques semaines, se met à répondre à la stimulation des
doigts avoisinants. Dans certains cas on peut donc assister
à une «re-cartographie» de régions du cortex.
Pour terminer avec ce petit point sur la plasticité
cérébrale, il convient de garder à l'esprit que l’appren-
tissage a lieu toute la vie, comme on peut facilement le
constater en observant nos parents et nos grands-parents.
Il ne peut qu'y avoir une modification correspondante
au niveau du cerveau. Le cerveau est donc une structure
essentiellement plastique. Cette plasticité est assurée par
différents mécanismes, qui ne sont pas les mêmes au
cours de la vie. L'enfance est une période particulièrement
riche de transformations, caractérisée par une plasticité
structurelle; celle-ci cède le pas, à l’âge adulte, à une
plasticité plus fonctionnelle, non moins importante pour
garantir l'apprentissage toute la vie. Le cerveau n’est
cependant pas infiniment plastique, et tout n’est pas
possible en termes d'apprentissage.

Une plasticité non infinie et du bric-à-brac


La presse populaire a tendance à mettre l’accent sur
les formes de plasticité «rares » - neurogenèse et ré-
mappage à l’âge adulte — afin de véhiculer le message

128
DES MYTHES SUR LE CERVEAU : SON ANATOMIE ET SES FONCTIONS

optimiste qu'il est toujours temps d'apprendre, ou de


réapprendre. Sans être faux, ce message est toutefois
souvent exagéré et peut être mal compris. D'un côté,
il favorise l'impression que ces formes de plasticité
anatomique jouent un rôle plus important qu'elles ne
le font en réalité dans le cerveau adulte, la plasticité
synaptique représentant — à la lumière des connaissances
actuelles — la machinerie fondamentale de la plasticité
du cerveau à l’âge adulte. De l’autre côté, mettre l'accent
sur l’exceptionnel peut faire penser que la plasticité du
cerveau n'aurait pas de limites ni de contraintes — ce qui
n’est pas le cas. On constate couramment que des lésions
localisées du cerveau peuvent amener à la perte de
fonctions et que la récupération de ces fonctions, à l’âge
adulte et même une fois passé la première enfance, est le
plus souvent limitée (malgré une rééducation poussée).
Ce constat invite à conserver une attitude prudente face
aux promesses de plasticité anatomique et structurelle
dans le cerveau adulte. Et à chercher par quelles autres
manières et stratégies le cerveau, organe ancien façonné
par l’évolution, peut arriver à s'adapter à de nouvelles
conditions, à répondre à de nouveaux défis que l’évolution
n'avait certainement pas prévus — l'invention de l'écriture
et de la lecture, par exemple, ou les nouvelles technologies
de l'information et la communication. Prenons l'exemple
d’études récentes concernant l'apprentissage de la

129
MON CERVEAU, CE HÉROS

lecture. L'équipe de Stanislas Dehaene à Neurospin, un


laboratoire d'imagerie cérébrale parmi les plus avancés
et les mieux équipés au monde, a proposé une théorie
selon laquelle l'apprentissage de la lecture adviendrait
par recyclage de réseaux de neurones normalement
dédiés au traitement d'informations visuelles et verbales.
L'apprentissage de la lecture représente en effet, comme
tant d’autres apprentissages culturels, un puzzle pour le
neuroscientifique — et un exemple frappant de plasticité
du cerveau. Il est extrêmement improbable que le cerveau
humain ait, au cours des 5000 dernières années, subi une
modification génétique lui permettant de développer
naturellement des capacités de lecture. Les connaissances
actuelles sur les temps de l’évolution biologique, et les
modifications massives que le développement de ce type
de capacité implique, parlent en défaveur d’une telle
possibilité. Pourtant, en l’espace de quelques années, le
jeune cerveau (et le cerveau adulte, il n’y a pas de période
critique ou sensible pour l'apprentissage de la lecture) est
capable de déchiffrer un nombre potentiellement infini de
mots et de les organiser dans sa réserve de vocabulaire.
La proposition de Stanislas Dehaene est que la culture
et l'apprentissage social peuvent s'appuyer sur des
circuits de neurones qui existent déjà, qui ont évolué au
cours d’un temps extrêmement long, celui de l’évolution
biologique, mais qui répondent à d’autres fonctions. Ces

130
DES MYTHES SUR LE CERVEAU : SON ANATOMIE ET SES FONCTIONS

circuits sont en quelque sorte «hackés » par de nouvelles


tâches, lesquelles interfèrent en partie avec celles qui sont
biologiquement établies, et inversement. Les nouvelles
acquisitions culturelles sont bien évidemment possibles,
l’histoire le prouve. Le cerveau s’y fait. Mais, ce faisant,
il impose des contraintes aux innovations possibles et à
leurs manifestations.

Bébé Einstein ? Le mythe de la sur-stimulation


du bébé
Le mythe des trois premières années se heurte à la variété
des formes de plasticité cérébrale et donc au fait que
l'apprentissage a lieu, sous différentes formes, pendant
toute la vie. Mais quid du troisième aspect du mythe,
celui selon lequel on pourrait - en vertu de cette même
plasticité cérébrale — accroître les chances de nos enfants
d’être plus intelligents et capables, en les sur-stimulant
précocement ?
Au cours des années 1980, des chercheurs étudient
l'effet de différents types d’environnements sur l’appren-
tissage des rats. Certains rats vivent seuls, dans une cage
vide, avec seulement de quoi boire et manger; d’autres
vivent à plusieurs dans un environnement doté de
jouets — des roues, par exemple, et d’autres accessoires
typiques d’une cage pour rat domestique. Les rats qui
vivent dans un environnement social et «enrichi» font

131
MON CERVEAU, CE HÉROS

preuve de capacités d'apprentissage supérieures par


rapport aux «pauvres isolés ». Leur cerveau présente en
outre des différences micro-anatomiques, notamment au
niveau des épines dendritiques — plus riches en sites de
connexion — des neurones de certaines régions du cortex
(ce dernier s'épaississant). Conclusion: un environnement
plus riche de stimuli physiques et sociaux est favorable à
l'apprentissage, et cette facilité d'apprentissage, corrèle avec
la richesse des connexions disponibles. Ces expériences
jouent-elles en faveur du mythe? En réalité, non. Les
conditions dans lesquelles les deux groupes de rats ont
grandi sont significativement appauvries par rapport aux
conditions caractéristiques de la vie en pleine nature d’un
rat (et d’un enfant). L'une d’entre elles est particulièrement
appauvrie, et le fait que les rats apprennent moins bien
dans cette situation ne surprend pas. Sans compter que les
rats en question sont des adultes et non des jeunes. Rien
ne permet donc de dire que la sur-stimulation a des effets
bénéfiques sur l'apprentissage. Les données convergent en
revanche sur l’idée qu’un contexte appauvri (en stimuli
physiques et sociaux) par rapport à la normalité est négatif
pour l’apprentissage. En ce qui concerne la multiplication
des synapses, nous venons de dire que le processus qui
mène à leur sélection est aussi important que celui qui mène
à leur multiplication pour assurer l'acquisition de capacités
nouvelles, la vitesse et l'efficacité dans le traitement des

182
DES MYTHES SUR LE CERVEAU : SON ANATOMIE ET SES FONCTIONS

informations plus significatives — et pas nécessairement


de toutes les informations disponibles. Le mythe «plus de
stimulation, plus de synapses, plus d'apprentissage chez
le jeune enfant» est donc faux. Pour autant, n’y aurait-il
pas quelque chose à sauver dans ce message? Pour une
chose, l’idée que l'apprentissage est un processus cumulatif
et que ses bases puisent dans l'enfance — et notamment
dans la première enfance. Si présenter un surplus de
stimuli perceptifs aux enfants ne va pas les transformer en
Superman et en Wonder woman de la perception, leur lire
des livres, et puis les faire lire, leur parler et leur raconter
des histoires — leur fournir de la nourriture intellectuelle:
des occasions d'apprendre et des contenus de connaissance
— vont leur permettre de se constituer un réservoir de
concepts sur lequel se construiront d’autres concepts et
d’autres connaissances. Cela n’est pas vrai que pour les
trois ou six premières années de la vie: comme pour le
vocabulaire, il n'existe pas de période critique après laquelle
on n’apprend plus ou on apprend moins bien. Cependant,
puisque les connaissances se construisent à partir d’autres
connaissances, les enfants qui arrivent à l’école avec moins
de connaissances, et moins de mots de vocabulaire pour
les verbaliser, pourront avoir besoin de fournir un effort
supplémentaire pour combler la distance qui, entre-temps,
s'est formée avec les autres enfants — et empêcher qu’elle
ne se creuse de plus en plus, de manière exponentielle. II

165
MON CERVEAU, CE HÉROS

est donc important de fournir aux enfants des opportunités


d'apprentissage à une époque de la vie où le cerveau est
particulièrement plastique et où la société laisse l'enfant
libre de se concentrer sur l'apprentissage plutôt que sur
des tâches productives. Mais il est tout aussi important
que les programmes «pour bien commencer dans la vie »
ne s'arrêtent pas aux stades les plus préliminaires du
développement, qu'ils continuent à chercher à combler les
écarts.

Muscler le cerveau ?
Le cerveau n'est pas une masse molle; ce n’est pas
un muscle non plus
Lorsqu'on démonte un neuromythe il est extrêmement
facile de verser dans celui diamétralement opposé. En
s’opposant à l’idée que tout se joue avant un certain âge,
on peut alors tomber dans une mauvaise interprétation
de la notion de plasticité cérébrale et penser que tout est
possible pour le cerveau, ce qui est faux, indépendamment
de la notion d'âge. Quoique plastique à sa manière (à «ses»
manières, devrais-je dire), le cerveau ne se comporte pas
comme un muscle. Par conséquent, on n’améliore pas
nécessairement les capacités du cerveau comme on le ferait
pour un muscle: en l’entraînant façon «body-building ».
En voici quelques exemples. Dans les années 1980, le

134
DES MYTHES SUR LE CERVEAU : SON ANATOMIE ET SES FONCTIONS

psychologue K. Anders Ericsson soumet un étudiant, EE,


à une expérience sur la mémoire à court terme. Souvenez-
vous: la mémoire à court terme ou de travail peut être
représentée comme un espace dans lequel les informations
sont brièvement stockées, le temps d’être traitées et
éventuellement envoyées dans la mémoire à long terme.
I s’agit en quelque sorte de l’espace de la pensée. Or cet
espace est limité: une célèbre étude datant de 1956, année
de naissance des sciences cognitives, lui attribue la capacité
de stocker simultanément sept informations, plus ou moins
deux, mais pas plus. Entraîner la mémoire à court terme
pourrait-il avoir pour effet d'augmenter ses capacités?
S.F est d’abord testé sur des séries de chiffres, qu’il doit
écouter puis répéter immédiatement après dans l’ordre: sa
mémoire est tout à fait normale. Mais au bout de 20 mois, et
d’entraînements presque quotidiens (trois à cinq jours par
semaine, une heure par jour), ce nombre est multiplié par
dix. Comment S.F a-t-il fait ? Sa mémoire à court terme s’est-
elle tonifiée comme un muscle ? Si cela était le cas, S.Æ. serait
maintenant capable de répéter une liste d'informations
aussi longue, indépendamment de son contenu. Or, testé
sur des lettres, S.F retombe au magique chiffre «sept», plus
ou moins deux. Ce qui s’est passé, c’est que S.F. a appris
à utiliser une bonne stratégie de mémorisation, aidé en
cela par son entraîneur. Passionné de courses olympiques,
il avait auparavant mémorisé plusieurs records (stockés

135
MON CERVEAU, CE HÉROS

dans sa mémoire à long terme, prêts à être utilisés). Il


pouvait maintenant faire, à grande échelle, ce que chacun
de nous (sauf peut-être les Anglais, allez savoir pourquoi)
fait quand on nous dicte un numéro de téléphone:
regrouper plusieurs chiffres ensemble. De cette manière,
se souvenir de la série 19141918 équivaut à se souvenir
d’une seule pièce d’information (le commencement et la
fin de la Première Guerre mondiale) et non de 8. Ce sont
donc ses connaissances préalables, une bonne stratégie
pour les employer et la métaconnaissance qu'on peut
utiliser des stratégies pour améliorer ses capacités qui ont
permis à S.Æ, non sans effort, de multiplier ses capacités
de mémorisation des chiffres. Ce constat est confirmé
par d’autres études sur la mémoire, notamment sur la
prétendument fabuleuse mémoire des joueurs d’échecs.
Un maître d'échecs est capable, après les avoir observées
5 secondes, de se souvenir de la position d'environ 25
pièces sur un échiquier. Il n’en va pas de même pour un
moins bon joueur — et encore moins pour un débutant.
Selon le niveau de maîtrise des échecs, il existe donc une
vraie différence en termes de performances mnémoniques.
Pour autant, une simple manipulation permet de révéler le
secret des maîtres. Si on distribue sur l’échiquier le même
nombre de pièces, cette fois placées au hasard, les maîtres
ne font pas mieux que les joueurs moins talentueux. Dans
cette configuration «au hasard», ils ne peuvent en effet

136
DES MYTHES SUR LE CERVEAU : SON ANATOMIE ET SES FONCTIONS

plus utiliser leur connaissance des échecs - notamment la


logique de disposition des pièces. Leur mémoire n’a pas
été entraînée comme un muscle, mais le fait d’avoir vu
et mémorisé (dans leur mémoire à long terme) un grand
nombre de parties (plus que les autres joueurs) leur a
permis de réutiliser cette connaissance par la suite.
Cela n'exclut naturellement pas que d’autres dispositifs
puissent permettre d'améliorer certaines capacités
spécifiques, dans des conditions et contextes particuliers.
Plusieurs de ces dispositifs sont en ce moment à l'étude
— des «entraînements» pour la mémoire de travail,
l’attention, le contrôle dans l'exécution de tâches diverses
et multiples. Nous allons faire le point sur ces dispositifs
mais retenons d'ores et déjà la leçon de S.F. et des joueurs
d'échecs: nos capacités peuvent être développées si on
sait recourir à de bonnes stratégies et si on sait puiser
dans nos connaissances — les enrichir peut donc servir, non
seulement à augmenter notre bagage de connaissances et
notre culture, mais également à élargir nos capacités de
pensée et de résolution de problèmes.

Trop souvent, les entraînements pour le cerveau


promettent plus qu'ils ne tiennent
Venons-en maintenant aux pratiques d'entraînement
cérébral (« brain training ») censées booster nos capacités,
améliorer l'attention, la concentration, la mémoire, la

137
MON CERVEAU, CE HÉROS

flexibilité mentale, grâce à des exercices répétés: comme


dans une salle de gym, mais cette fois pour notre cerveau.
Sont-elles efficaces ? Beaucoup dépend de ce qu’on entend
par «efficace ». Généralement, on s'accorde sur le fait
que différentes formes d'entraînement des capacités de
mémoire, de rapidité de traitement de l'information et
d'attention ont un effet positif sur les tâches sur lesquelles
porte l’entraînement, et sur des tâches similaires. Dit
autrement, s'entraîner à une tâche nous rend plus efficaces
dans l’exécution de ladite tâche. (À une exception près: il
n’est pas sûr que la pratique massive du «multitasking »
améliore la capacité à mener plus de tâches simultanément;
au contraire, ses pratiquants pourraient être plus facilement
distraits et moins efficaces lorsqu'il s’agit de changer de
tâche.) Mais d’autres preuves convergent pour dire que
ces effets ne se généralisent pas facilement au-delà de
tâches similaires. Par conséquent, on ne remarque le plus
souvent pas d'effet de ce genre d'entraînement dans la
vraie vie. Certaines formes d’entraînement ne semblent
pas tenir leurs promesses: les performances s’améliorent
sur les tâches pour lesquelles on s’entraîne — le calcul
mental, la mémorisation de certaines catégories d’objets,
par exemple —, mais pas de façon phénoménale et sans
qu'on puisse affirmer que le même résultat n'aurait pas pu
être obtenu avec une autre méthode de calcul mental ou de
mémorisation. D’autres formes d'entraînement ont obtenu

138
DES MYTHES SUR LE CERVEAU : SON ANATOMIE ET SES FONCTIONS

des résultats contradictoires et donc non concluants, ou


nécessitent encore d’être mis à l'épreuve de la réalité -
se révéleront-ils efficaces dans la vraie vie, en dehors
du laboratoire de neuropsychologie expérimentale? Les
effets sont en outre souvent mesurés à brève échéance de
l'entraînement; on ne sait donc pas s’ils seront durables.
Soulignons encore qu'il est très facile de se tromper dans
l'interprétation des résultats «positifs» des programmes
d'entraînement cérébral.
Des contrôles appropriés sont nécessaires pour
s'assurer que l'effet n’est pas l'équivalent d’un effet
placebo. On fera donc en sorte, non seulement d’avoir
un groupe de contrôle à comparer avec celui qui va
s'entraîner, mais aussi que ce groupe de contrôle ne soit
pas purement passif: que lui aussi fasse quelque chose sur
la durée de l'expérience. Cela permet d'éliminer l'option
selon laquelle les sujets qui s’entraînent font mieux que
les autres uniquement parce qu'ils se sentent observés
ou parce qu'ils font quelque chose plutôt que rien. Cette
procédure copie celle des essais cliniques en médecine,
où un groupe de patients reçoit le médicament actif
alors qu’un autre groupe reçoit une pilule en tous points
identique sauf pour ce qui est de son contenu. Dans
les études sur l’entraînement cérébral, bien penser son
groupe de contrôle est fondamental pour éviter de fausser
les résultats par des effets psychologiques imprévisibles

139
MON CERVEAU, CE HÉROS

produits par la mise en situation de l'expérience — et


indépendants de la méthode testée. Même ainsi, il est
toujours possible que les attentes des expérimentateurs
influencent le comportement des participants aux
expériences, de façon involontaire — rappelez-vous la
discussion que nous avons eu au premier chapitre sur la
nécessité de tests en double aveugle. Les essais cliniques
en médecine, qui sont considérés comme le nec plus ultra
en procédure expérimentale pour vérifier l'efficacité d’un
traitement, sont conçus de manière que l’expérimentateur
ne sache, pas plus que les participants à l'expérience qui
reçoit le «traitement » et qui le « placebo ».
Donc, pour le moment, prudence: rappelez-vous
de faire doublement attention à ne pas prendre tout de
suite pour bons tous les résultats positifs qui vous sont
annoncés dans la presse. Prenez la bonne habitude de
vous demander comment ils ont été produits: combien de
sujets ont participé aux expériences ? YŸ avait-il un groupe
de contrôle ? Que faisait-il? Et ne vous arrêtez pas à un
seul résultat, à une seule expérience. Apparemment, il n’y
a pas de méthode miracle (sans effort, sans stratégie à
adopter et à employer) qui puisse multiplier nos capacités
— du moins elle n’a pas encore été découverte.

3. Cela vaut pour quantité d’autres «bonnes pratiques» pour le


cerveau. Boire plus d’eau n’a pas un effet sur les performances
académiques (mais il faut certainement boire de l’eau pour survivre

140
DES MYTHES SUR LE CERVEAU : SON ANATOMIE ET SES FONCTIONS

Plus intelligents plus rapidement


et sans effort?
Mozart, l'intelligence, les bananes
Il est temps de revenir à Mozart, à l'intelligence et aux
bananes. Nous sommes donc en 1993 et trois scientifiques,
guidés par Frances Rauscher, University of Wisconsin,
obtiennent un résultat à l'apparence miraculeux: le QI
semble pouvoir être «boosté » par la simple écoute de
quelques minutes de musique, classique qui plus est.
Le cadre expérimental est le suivant: 36 sujets adultes
sont divisés en trois groupes et mis dans trois situations
différentes d'écoute. Les premiers écoutent la sonate
pour deux pianos K448; les deuxièmes une musique du
type «relaxante», les troisièmes n’écoutent rien. Tous les
sujets doivent résoudre des problèmes de type spatial
de l'échelle de test du QI Stanford-Binet. À 15 minutes

et être en bonne santé, et veiller à ne pas se déshydrater). Il n'existe


pas non plus de preuves que consommer moins de boissons sucrées
aurait un effet sur l'intelligence, bien que les boissons riches en
caféine semblent avoir un effet négatif sur l'attention (qu’elles sont
supposées booster). Manger des noix, bien que celles-ci ressemblent à
de petits cerveaux, ne rend pas le cerveau plus performant. Les études
concernant l'impact des Omega 3 et d’autres intégrateurs soi-disant
«bons pour le cerveau » ne démontrent aucun effet positif — différent
de celui produit par un placebo, une simple pilule de sucre. Mais une
alimentation équilibrée est certainement importante pour la santé du
cerveau et pour ses performances, tout comme un bon petit déjeuner
le matin semble être important pour que les enfants aient de bonnes
performances à l’école.

141
MON CERVEAU, CE HÉROS

d'écoute, une augmentation de 8 ou 9 points est mesurée


chez les sujets du premier groupe. Si, au début, les auteurs
ne proposent aucune explication pour ce phénomène dont
l'expérience est relatée par la célèbre revue scientifique
Nature, ils en viennent progressivement à se lancer dans
des explications sur l'activation par ce genre de musique
de régions cérébrales impliquées dans le raisonnement
spatial, jusqu’à en tirer des conclusions relatives aux
habilités scolaires, notamment en mathématiques. Nous
avons vu dans l'introduction que d’autres sont allés
encore plus loin.
L’«effet Mozart» s’est transformé en un effet à large
spectre, censé favoriser le développement intellectuel
des enfants — ce déjà dans le ventre maternel -, aussi
bien que la croissance et le goût des bananes et du saké
ou la production de lait des vaches espagnoles (un effet
Moozart ?). En 1996, Don Campbell, musicien de son état,
transforme l’«effet Mozart» en une marque de fabrique
(Effet Mozart"). Dans les livres signés Campbell et le site
Web qui commercialise ses produits divers, la musique
est dite influencer l'intelligence, la santé, la créativité,
les émotions, la concentration (elle peut aider le joueur
de golf à ne pas rater ses swings!), l'intuition, le bon
développement du fœtus dans le ventre maternel. La
musique (pas que celle de Mozart d’ailleurs) augmenterait
les connexions cérébrales du cerveau des enfants (et

142
DES MYTHES SUR LE CERVEAU : SON ANATOMIE ET SES FONCTIONS

Campbell de capitaliser ainsi sur et de renforcer le


mythe des trois premières années dans sa version hyper-
stimulation = genèse de synapses). Campbell se permet
même de critiquer l'étude originale de Rauscher et de
ses collègues, supputant que si davantage de contrôles
avaient été effectués, l'effet produit aurait été majoré!
Il puise aussi dans le mythe, cette fois historique, de la
vie de Mozart, enfant prodige. Son père, musicien lui-
même, ne lui aurait-il pas joué du violon pendant qu’il
se développait dans le ventre maternel ?
En 2007, le journal espagnol El Mundo rapportait que
dans la ferme de Villanueva del Pardillo les vaches étaient
traites aux notes d’un concerto pour flûte et harpe de
Mozart. « Résultat»: une production de lait supérieure
à celle des autres fermes locales (30 à 35 litres de lait
produits contre 28 litres pour les autres). Ce genre de
nouvelles frappe facilement l'imagination et exploite une
caractéristique de notre fonctionnement cognitif normal:
nous avons tendance à confondre les liens de causalité et
ceux de simple corrélation. (Nous discuterons des biais
qui favorisent cette confusion au chapitre suivant.) Entre
les notes de Mozart et la production de lait des vaches
de Villanueva del Pardillo, il pourrait exister un lien de
causalité — la production de lait augmente parce que cette
musique est jouée; dans les mêmes conditions, dans la
même ferme, avec les mêmes vaches, elle n’augmente pas

143
MON CERVEAU, CE HÉROS

si la musique de Mozart n’est pas jouée. Il pourrait aussi


s'agir d’une corrélation; par exemple: les propriétaires de
Villanueva del Pardillo sont très attentifs à leurs vaches, et
cela les amène à leur passer du Mozart et à les traiter d’une
manière qui augmente leur productivité — mais la musique
en elle-même n’a pas un effet causal sur la productivité.
Enfin, il pourrait s'agir d’une fausse corrélation, d’une
coïncidence — les deux faits (musique et production de
lait) ont lieu à une même époque, mais n'ont aucun lien
l’un avec l’autre — autre que temporel. Pour distinguer
entre causalité et corrélation ou coïncidence, conduire
une expérience contrôlée - comme comparer à conditions
égales l'effet de la musique de Mozart avec celui sans
musique (ou éventuellement d’un autre type de musique)
— est la bonne procédure à suivre. Rauscher et ses collègues
ont donc agi scientifiquement. Pour autant, rien ne permet
de justifier l'enthousiasme exagéré que le résultat de leur
expérience a produit, et notamment les conséquences qui
en ont été tirées à propos de l'intelligence.

Pas de miracles pour l'intelligence


Le phénomène initialement étudié par Rauscher et ses
collègues pourrait s'expliquer par de simples mécanismes
physiologiques et automatiques: dans les minutes qui
suivent l'écoute de la musique, le cerveau est plus réactif
à un certain type de stimuli, et cela suffit pour produire

144
DES MYTHES SUR LE CERVEAU : SON ANATOMIE ET SES FONCTIONS

l'effet mesuré. Qui disparaît avec le temps. Qui ne


concerne pas le QI en général, mais uniquement certaines
capacités de raisonnement spatial.
Mais le vrai problème est que, avant même de juger
si ces explications sont plausibles, il faut être sûr que le
résultat est bien réel. Or, cet effet est tel qu'il ne se laisse
pas systématiquement reproduire (voire pas du tout)
par des laboratoires autres que celui l'ayant initialement
obtenu, et ce même lorsque les autres laboratoires suivent
à la lettre les directives de l’étude originales. (C'est au
fond à cela que sert de définir clairement et de rendre
publics ses protocoles de recherche.) Kenneth Steele et ses
collègues s’y sont essayés en 1999, mais n’ont obtenu aucun
effet. Christopher Chabris (que nous avons rencontré en
parlant de gorilles invisibles) a entrepris de comparer les
résultats de différentes études existantes sur le même sujet.
Il en a sélectionné 16 répondant aux critères de rigueur
scientifique requis, sans pour autant que les résultats
corroborent ceux de Rauscher et de ses collègues. Nous
nous trouvons donc face à un effet surprenant, faible dans
sa portée (sa courte durée), et qui n’est pas confirmé par
la répétition des expériences. En 2007, une autre analyse
d’études existantes (une méta-analyse) a été conduite à la
demande du ministère de la Recherche et de l'Éducation
allemand; résultat: l'écoute passive d’une pièce de musique
(de n'importe quel type de musique) n’a pas pour effet une

145
MON CERVEAU, CE HÉROS

augmentation immédiate de l'intelligence (cela n'exclut pas,


naturellement, que l'écoute ou la pratique de la musique
ait d’autres types d'effet). Malgré ces considérations peu
engageantes, et l’absence de confirmation de l'effet en
question, en 2004, 80 % d’un échantillon de 496 personnes
interrogées en Californie et en Arizona étaient familiers
de l’«effet Mozart». Vendus à des millions d'exemplaires,
les produits basés sur l'effet Mozart" ont rendu leur
«créateur» multimillionnaire en dollars.
Il y a plusieurs leçons à tirer de l'effet de l’«effet Mozart ».
La première est que des résultats, quoique obtenus par
des expériences rigoureusement conduites, sont toujours
susceptibles d'erreur. Cela devrait être gardé bien présent
à l'esprit, d'autant plus dans le cas des résultats les plus
surprenants, exceptionnels. Les scientifiques connaissent
bien cette petite leçon de prudence. Confrontés à un
résultat de ce genre, ils se prémunissent donc de diffuser
leur résultat, en espérant que d’autres laboratoires
s’attellent à chercher à le reproduire. Si le résultat ne peut
pas être reproduit, ils savent que quelque chose ne s’est pas
passé comme cela le devrait. Quelqu'un s’est trompé. On
continue donc à chercher si le phénomène est réel, et à lui
associer une explication possible.
Le problème ne réside donc pas dans le fait de publier
des résultats surprenants dans les revues scientifiques à
comité de lecture. (Bien que ces mêmes revues aient un

146
DES MYTHES SUR LE CERVEAU : SON ANATOMIE ET SES FONCTIONS

goût un peu trop prononcé pour les résultats surprenants


et tendent trop souvent à bloquer la publication de
résultats négatifs ou de reproductions d’études existantes.
C'est l'effet — hélas bien plus diffusé qu’on ne le croirait
— «file drawer », déjà cité dans le cas des entraînements
pour le cerveau). Les problèmes commencent quand les
résultats scientifiques atteignent le grand public (nous
reprendrons cette discussion dans le prochain chapitre,
en discutant du sensationnalisme de la presse). Celui-ci
ignore le plus souvent à quel stade de confirmation se
trouve un résultat qui apparaît dans la presse populaire.
Si le résultat « parle » à notre cerveau, s’il nous fournit
une image optimiste à laquelle nous raccrocher, s’il
s'appuie sur une idée contre-intuitive qui laisse une
empreinte dans notre mémoire, et si la marche-arrière
des scientifiques ne s'accompagne pas d'explications
alternatives satisfaisantes, nous risquons de tomber dans
le piège: ne plus oublier le résultat dépassé, ne jamais
l’actualiser par rapport à la vérité.

Intelligences multiples
L'idée d’intelligences multiples a été introduite par
Howard Gardner, psychologue du développement,
professeur à Harvard University, où il s'est longtemps
occupé d'éducation. Cette idée avait pour but de casser le
paradigme de l'intelligence unique, ou g, ou intelligence

147
MON CERVEAU, CE HÉROS

générale, mesurée par un certain nombre de tests de QI


(comme le Stanford-Binet, et les échelles de Wechsler,
WISC, etc.). Si ces tests sont difficiles à interpréter pour
des profanes, on sait qu’ils produisent des résultats
remarquablement fiables et prédictifs : leur répétition
produit de manière stable le même résultat’; et ce résultat
est corrélé de manière forte, stable et reproductible aux
résultats de la scolarité et de la réussite professionnelle.
Mais dans le même temps, on ne sait pas précisément ce
que les tests de QI mesurent et on n’est pas sûr de savoir
pourquoi les individus diffèrent dans leurs résultats aux
tests de QI - quels rôles y jouent la motivation, l'attention,
la mémoire de travail, la rapidité dans le traitement de
l'information? Enfin, les tests de QI ne testent qu’un
nombre restreint de capacités: des capacités verbales,
spatiales, mathématiques, mais pas de capacités artistiques
ou la créativité, par exemple — qui demandent donc à être
évaluées à l’aide d’autres instruments et dispositifs. On
peut alors soupçonner que la relation étroite qui existe
entre résultats aux tests de QI et succès académique est
— du moins en partie - due au fait que l’école privilégie
les mêmes capacités que celles qui sont mesurées dans
les tests de QI. Rien de surprenant à cela: la première des
échelles de test, conçue par Alfred Binet, avait pour but
d'identifier les enfants en difficulté dans un cadre
scolaire.

148
DES MYTHES SUR LE CERVEAU : SON ANATOMIE ET SES FONCTIONS

À l'idée d'intelligence générale, Howard Gardner a


voulu opposer une image plus nuancée de l’enfant, de
ses capacités et de l’apprentissage. Mais en faisant cela,
il est allé au-delà de ce que les scientifiques considèrent
comme une bonne théorie, et en deçà des attentes pour
une approche utile en éducation. Le premier pilier de
l'approche des intelligences multiples est que l'intelligence
au singulier n’est pas une bonne manière de décrire ce qui
fait que notre cerveau sait résoudre des problèmes dans
une variété de domaines. Ce n’est pas faux. Même si on
s’en tient aux mesures de l'intelligence, on s'aperçoit qu’un
individu peut obtenir des résultats plus élevés dans les
parties du test qui évaluent ses capacités mathématiques
et logiques ou visuelles et spatiales que dans celles
dédiées à évaluer ses capacités verbales et sémantiques.
Cela témoigne du fait que chacun de nous peut être plus
ou moins bon dans un certain type de raisonnement et
de problèmes à résoudre. Cependant, il existe aussi une
cohérence — même si elle est plus faible que celle inhérente
à chaque domaine — entre les résultats obtenus par un
individu dans les différents domaines. Quelqu'un qui
a des résultats élevés dans les tâches mathématiques et
logiques obtient aussi un résultat plutôt élevé dans les
autres tâches du test. Dit autrement, les résultats dans
les différentes parties d’un test d'intelligence ne se
contredisent pas de manière flagrante les unes avec les

149
MON CERVEAU, CE HÉROS

autres. Une bonne théorie de l'intelligence doit permettre


de donner une définition de celle-ci, de détailler ses
mécanismes et ses composantes, mais doit aussi prendre
en compte ces données et les expliquer. En niant l'existence
d’une forme d'intelligence générale, quelle qu’elle soit,
d'un mécanisme permettant de mettre en relation les
différentes formes de raisonnement évaluées par les tests
de QI, on perd la possibilité d'expliquer la cohérence des
résultats entre les différentes parties des tests. L'idée qu'il
existe de multiples intelligences — verbale, visuo-spatiale,
motrice-kinesthésique, musicale, logico-mathématique,
naturaliste, sociale, introspective —, et que ces intelligences
sont indépendantes les unes des autres, tels des vases non
communicants, encourt cette critique. De ce point de vue,
elle n’est pas une bonne théorie: elle n’explique pas toutes
les données à disposition. La théorie a un autre défaut
reconnu: elle ne dit pas clairement où il faut s'arrêter
dans la spécification des intelligences. Pourquoi pas une
intelligence manuelle, spécifique aux habiletés fines,
distincte d’une intelligence motrice globale liée au sport ?
Enfin, d’un point de vue pratique, on ne sait pas trop quoi
faire avec ces intelligences à l'école. Gardner invite à éviter
les simplifications excessives, qui conduisent à classer
les sujets dans l’une ou l’autre catégorie et à chercher
à leur présenter chaque contenu d’apprentissage sous
leur forme d'intelligence dominante. En réalité, chacun

150
DES MYTHES SUR LE CERVEAU : SON ANATOMIE ET SES FONCTIONS

possède, selon la théorie, toutes les formes d'intelligence


— et seulement certaines sous une forme dominante.
Certains aspects de l’idée d’intelligences multiples
ne peuvent cependant pas être ignorés. Les sciences
cognitives vont certainement dans le sens de l'existence
d’une multiplicité de capacités, en partie indépendantes les
unes des autres. À partir des années 1950, leur programme
a été de mettre en évidence les différentes manières
qu'a le cerveau de traiter l'information, et les différents
mécanismes, processus qui sont mobilisés face à différents
types de contenus, dans différents contextes. Aujourd’hui,
il n’existe pas de consensus sur un modèle unique de la
cognition. Serait-elle composée d’une multitude d'outils
différents, chacun spécialisé dans la résolution d’une
tâche spécifique, sans unité d'ensemble? Posséderions-
nous, au contraire, une fonction plus générale, qui se
mobiliserait dans différents contextes, sur différents types
de contenus ? Ou bien nos différents modules cognitifs ne
deviendraient-ils pas, au cours du développement, de plus
en plus interconnectés, grâce, notamment, au langage et
aux systèmes symboliques de notre invention? La vision
la plus répandue de la cognition embrasse un modèle plus
modulariste que généraliste: le cerveau ne traite pas toutes
les informations de la même manière et les systèmes pour
le traitement des différents types d'informations sont très
spécialisés; certains se développent tôt dans la vie et gardent

151
MON CERVEAU, CE HÉROS

pour le reste de la vie des caractéristiques ou signatures


qui les rendent bien identifiables. Dans ce sens, le cerveau
ressemble davantage à un couteau suisse qu’à un Ipad. Ses
capacités et ses spécialisations vont d’ailleurs bien au-delà
de sept ou huit. Si on accepte d'utiliser le mot «intelligence »
dans un sens vague et en analogie avec celui de «capacité»,
voire de «système de traitement de l'information», on
pourrait alors presque dire que le cerveau a autant de types
d'intelligences que de réseaux de neurones ou de systèmes
spécialisés de traitement des informations. Cependant,
ces capacités ne sont pas nécessairement déconnectées
les unes des autres. Notamment, les mêmes facteurs
(génétiques, développementaux, sociaux) qui influencent
l'épanouissement des unes peuvent également influencer
celui des autres. Nous savons qu’une région du cerveau,
bien que spécialisée dans une fonction, participe aussi au
traitement d’autres tâches. Que les gènes qui spécifient
les instructions concernant les neurones d’une région du
cerveau ont aussi un effet sur les neurones d’autres régions,
sur d’autres processus et fonctions. Il n’existe pas d'histoire
simple derrière le fonctionnement du cerveau, et toute
simplification risque de trahir la réalité.

Multiples styles d'apprentissage


Les avancées les plus récentes des sciences cognitives
confirment l’autre intuition qui sous-tend l’idée

152
DES MYTHES SUR LE CERVEAU : SON ANATOMIE ET SES FONCTIONS

d’intelligences multiples — et en expliquent le succès


auprès des enseignants et du grand public. Nous ne
sommes pas tous pareils. À partir d’une base commune
qui nous fait tous humains — notre cerveau ancien, fruit
d’un long processus d'évolution biologique puis culturelle
—, héritabilité et environnement font en sorte que chacun
soit en partie différent de l’autre. L'éducation a pour
mission de prendre en compte ces deux aspects: exploiter
les bases communes pour apprendre, comprendre, se
développer, et répondre à chacun selon ses spécificités et
ses expériences. L'idée, vague, de styles d'apprentissage
exploite cette situation. Elle se présente sous une grande
variété de formes — d’où son caractère vague. Une version
diffusée dans le milieu scolaire est celle qui propose
l'existence de trois styles d'apprentissage, relatifs à trois
modalités perceptives: visuelle, sonore, kinesthésique.
Le premier présupposé de cette version est que chaque
apprenant « fonctionne » selon une modalité préférée, qui
peut être identifiée à l’aide de tests que l’on trouve dans
le commerce. Le deuxième, que la modalité d'instruction
devrait correspondre à la modalité préférée. Aïnsi, un
enfant qui préfère apprendre en faisant, devrait bénéficier
de méthodes d'instruction «actives » ; un autre qui préfère
la forme visuelle, devrait pouvoir visualiser des images
des contenus à apprendre; un troisième fonctionnant
selon un style d'apprentissage plus auditif serait quant à

155
MON CERVEAU, CE HÉROS

lui plus à même d'apprendre par le discours et les textes.


Aucun de ces présupposés ne va de soi, comme il ne va
pas de soi que la méthode qui les applique aurait un effet
positif sur l'apprentissage. À l'issue des rares études
rigoureuses sur les méthodes existantes, rien ne permet de
dire qu’il existerait une relation privilégiée entre modalité
sensorielle préférée et méthode d'instruction efficace.
En pratique, les personnes qui sont «diagnostiquées »
comme étant plutôt visuelles apprennent aussi bien via
des images que via des textes ou une autre modalité. Les
modalités perceptives dont il est question sont en outre
caractérisées de manière caricaturale. La kinesthésie,
par exemple, permet d’extraire des informations du
mouvement de son propre corps — informations relatives
au corps lui-même et à sa position, mais aussi aux objets
manipulés à l’aide du corps: la forme d’un objet tenu dans
les mains, sa masse. Mais le lien entre cette modalité et des
pédagogies plus actives, permettant à l’enfant de mettre
en place des expériences, est faible, voire inexistant. Une
expérience de sciences’— sur le changement d'état de
liquide à solide par exemple — peut être mise en place en
ne mobilisant que très peu le corps dans son ensemble;
même si les mains sont occupées à transvaser du liquide
ou à préparer des éprouvettes, cette manipulation n’est
pas immédiatement liée à la compréhension des processus
observés.

154
DES MYTHES SUR LE CERVEAU : SON ANATOMIE ET SES FONCTIONS

On se demande donc pourquoi ces méthodes -


qui ne sont pourtant ni étayées par les faits ni par les
connaissances sur le cerveau -— rencontrent tant de
succès, au point d’être connues de la plupart des
éducateurs, d’être souvent acceptées sans beaucoup de
questionnements et de faire l’objet d’une florissante offre
commerciale — en plus des tests, on trouve également des
méthodes d'instruction et des formations.
Il y a d’abord le fait que ces méthodes s'accordent bien
avec des constats de tous les jours: nous ne sommes pas
tous pareils, nous n’apprenons pas de la même manière.
Certains d’entre nous ont plus de facilité à mémoriser
des images, d’autres des informations sous forme sonore.
Cependant, in fine, tout le monde a besoin de se voir
présenter le contenu dans la modalité la plus adaptée
au contenu lui-même, et l'objectif de l'apprentissage —
scolaire (mais pas que) — n’est pas de garder certaines
images ou sons en mémoire, mais bien de comprendre la
signification des choses. Une autre raison du succès de ces
méthodes réside dans la difficulté à se procurer les données
empiriques sur les effets des méthodes en question,
et à les évaluer correctement (cela, qui est vrai pour le
grand public, ne devrait pas l'être pour les décideurs
politiques). Ce alors que nous sommes largement
exposés aux récits enthousiastes de «fans» de ces
approches.
MON CERVEAU, CE HÉROS

Naissance d’un mythe ?


Les indétrônables 100 milliards de neurones
Si je vous demande combien de neurones il y a dans un
cerveau adulte, je peux m'attendre à deux réponses:
ou vous n’en savez rien, ou vous allez me citer le
chiffre de 100 milliards. L'idée que notre cerveau est
peuplé de 100 milliards de neurones a une origine
presque aussi mystérieuse que celle selon laquelle nous
n’utiliserions que 10% de ces mêmes neurones. Mais à
la différence de ce dernier, le mythe des 100 milliards est
également largement diffusé au sein de la communauté
neuroscientifique. C’est d’ailleurs cela — et non son impact
sur la vie de tous les jours — qui en fait la particularité.
Il suffit d'ouvrir un livre de neurosciences — et pas
uniquement un manuel de sciences du lycée, maïs aussi un
manuel universitaire pour étudiants en neurosciences —,
pour y trouver ce chiffre. Et si vous demandez à des
neuroscientifiques de vous expliquer ce chiffre, ils se
diront probablement sûrs de l'information et, tout aussi
probablement... seront incapables d’en citer la source.
Il va de soi qu'on retrouvera ce chiffre dans la presse
populaire, dans les ouvrages de médiation scientifique,
même les meilleurs. Ce chiffre a pourtant été récemment
discuté par Suzana Herculano-Houzel — chercheur en
neurosciences à l’université fédérale de Rio de Janeiro — et
son équipe. Grâce à l’utilisation d’une technique différente

156
DES MYTHES SUR LE CERVEAU : SON ANATOMIE ET SES FONCTIONS

de celles traditionnellement adoptées pour dénombrer les


neurones, elle a estimé le nombre de neurones du cerveau
humain à environ 86 milliards — 14 milliards de moins que
le chiffre «attendu». Comment les médias ont-ils réagi?
La nouvelle a circulé dans plusieurs organes de la presse
populaire. Mais (pour le moment) le chiffre «100 » n’a pas
été détrôné. Et si on se fie à l’une des sources d’information
les plus consultées aujourd’hui, Wikipedia, on achoppe
sur un ensemble de contradictions bien déconcertantes:
les pages de Wikipedia relatives à Human brain (en anglais
donc) renvoient à l’étude d'Herculano-Houzel et citent par
conséquent le chiffre de 86 milliards de neurones; dans les
pages dédiées à Cerveau humain (en français), en revanche,
le jour de ma dernière consultation, les neurones du
cerveau humain étaient au nombre de 90 milliards, sans
référence à un quelconque article scientifique; l’entrée
de Wikipedia « List of animals by number of neurons » nous
informe que les neurones humains sont bien au nombre
de 86 milliards, mais cette entrée n'existe pas en français;
les pages anglaise et française dédiées au Neuron-Neurone
indiquent quant à elles «100 milliards ».
Dans le prochain chapitre, nous allons discuter du rôle
joué par les médias dans la prolifération des mythes sur le
cerveau — et plus généralement de la difficulté d'évaluer
les sources d’information et les contenus d’ordre scien-
tifique qui nous sont proposés. Ne voudriez-vous pas

157
MON CERVEAU, CE HÉROS

commencer par faire une simple recherche dans vos


sources d’information habituelles ? Ou chercher à corriger
vous-mêmes les informations erronées, en ajoutant des
références aux recherches scientifiques en cours ?

Pour conclure
Somme toute, et en dépit des avancées scientifiques et
de la place prise par les neurosciences dans notre société,
une vision scientifique du cerveau, dépassant croyances
populaires, intuitions, sens commun et idéologies, ne
s'est peut-être pas encore pleinement affirmée. Plusieurs
idées circulent qui, tout en empruntant le langage des
neurosciences et certaines de leurs connaissances,
trahissent une mécompréhension à la fois des méthodes
et des contenus de ces sciences. Ce sont les fameux
«neuromythes ». Que peut-on faire pour corriger cette
situation ? Cela vaut-il la peine de se donner du mal pour
y remédier ?
Afin de répondre à ces questions, nous allons d’abord
devoir chercher à expliquer le succès de ces mythes. Et
répondre, en particulier, aux questions suivantes :qu’est-
ce qui les fait prospérer? Qui est responsable de leur
diffusion et de leur persistance ?

158
DES MYTHES SUR LE CERVEAU : SON ANATOMIE ET SES FONCTIONS

Références
— Sur le terme et le concept de neuromythes plus particulièrement
diffusés dans la littérature dédiée aux neurosciences et à
l'éducation: Dekker, S., Lee, N. C., Howard-Jones, P. & Jolles,
J. (2012). «Neuromyths in education: prevalence and predictors of
misconceptions among teachers », Frontiers in Psychology, 3(429) ;
Geake, J. (2008). Neuromythologies in education, Educational Research
50, 2, 123-133; Goswami, U. (2006), «Neuroscience and education:
from research to practice? », Nature Review Neuroscience, 7 (5) : 406-11 ;
Howard-Jones, P. Franey, L., Mashmoushi, R. Liao, Y.-C. (2009). The
Neuroscience Literacy of Trainee Teachers. Paper presented at the
British Educational Research Association Annual Conference, University of
Manchester, 2-5 September 2009; Pasquinelli, E. (2012), «Neuromyths.
why do they exist and persist?», Mind, Brain, and Education,
6, 2, 89-96.

Le mythe des 10% : une vieille histoire


— On pourra voir :Beyerstein, B.L. (1999), «Whence Cometh the Myth
that We Only Use 10 % of our Brains? », in Sergio Della Sala, Mind
Myths: Exploring Popular Assumptions About the Mind and Brain. New
York: Wiley. pp. 3-24; Jeannerod, M. (2007). Nous n’'utilisons que
10% de notre cerveau. La Recherche, n° Spécial: Dictionnaire d'idées
reçues en science, 412, 48. D'autres références au mythe du 10% se
trouvent dans les articles et livres qui traitent d’autres neuromythes
comme celui du cerveau droit / cerveau gauche.

Des mystères encore à élucider


— À propos du cas de Nico, voir le livre: Battro, A. (2003). Un demi-
cerveau suffit. Paris: Editions Odile Jacob.

Le mythe des 10% et l'imagerie cérébrale


- Sur l'imagerie cérébrale, voir: Le Bihan, D. (2012). Le Cerveau de
cristal. Ce que nous révèle la neuroimagerie. Paris: Editions Odile Jacob.

159
MON CERVEAU, CE HÉROS

De quel côté tourne la danseuse ?


On trouve plusieurs discussions sur le mythe du cerveau droit/
cerveau gauche. On pourra voir notamment: Gaussel, M.
Reverdy (2013), «Neurosciences et éducation: La bataille des
cerveaux ». Dossier de veille et analyses, IFE, n° 86; Lafortune,
S. Brault-Foisy, L.M., Masson, S. (2013), « Méfiez-vous des
neuromythes !», AQUEP Vivre le primaire, 26, 2, 56-58 ; OECD (2007).
«Dissiper les neuromythes » dans: Comprendre le cerveau. Naissance
d'une science de l'apprentissage. Paris: Editions de l'OECD; Tardif, E.,
Doudin, P.-A. (2010), «Neurosciences, neuromythes et sciences de
l'éducation», PRISMES, Revue pédagogique HEPL, 12, 11-14; Tardif, E.,
Doudin, P.-A. (2011). «Neurosciences cognitives et éducation: le
début d’une collaboration», Formation et pratiques d'enseignement en
questions, 12, 99-120; Willingham, D. (2006), «Brain-Based learning,
more fiction than fact», American Educator, Fall, 30-37. Voir aussi:
Le Brun, I. (2011), Le cerveau, qu'en dites-vous ?, livret édité pour la
Semaine du cerveau 2011 par un groupe d’étudiants-moniteurs
encadrés par Isabelle Le Brun.

Simplifications et inférences indues à partir de recherches scientifiques


et d'observations bien fondées :le mythe de l’hémisphéricité
— Sur l’histoire de la spécialisation hémisphérique et les dérives
de son interprétation: Roger W. Sperry - Nobel Lecture : «Some
Effects of Disconnecting the Cerebral Hemispheres », Nobelprize.ors.
Nobel Media AB 2014. Web. 7 Jan 2015. http://www.nobelprize.
org/nobel_prizes/medicine/laureates/1981 /sperry-lecture.html.
Michael Gazzaniga a poussé ces études jusqu’à montrer que le sujet
soumis à ce genre d'expérience peut produire, après coup, une
rationalisation des choix effectués à l’insu de l'hémisphère gauche.
Voir: Gazzaniga, M. S. (1970), The Bisected Brain, New York, NY:
Appleton-Century-Crofts; Gazzaniga, M. S. (1985), The social brain,
New York, NY: Basic Books.

160
DES MYTHES SUR LE CERVEAU : SON ANATOMIE ET SES FONCTIONS

— Plus spécifiquement sur la lecture et les nombres, on pourra


consulter les ouvrages suivants: Dehaene, S. (2007), Les Neurones
de la lecture, Paris: Odile Jacob; et Dehaene, S. (2010), La Bosse des
maths. Paris :Odile Jacob.
— L'étude citée sur la dominance hémisphérique est: Nielsen, J.A.,
Zielinski, B.A., Ferguson, MA. Lainhart, J.E., Anderson, J.-S. (2013),
«An evaluation of the left-brain vs. right-brain hypothesis with
resting state functional connectivity magnetic resonance imaging»,
PLoS ONE, 8(8): e71275.

Le mythe des personnalités hémisphériques, le cerveau masculin


et le cerveau féminin
— Pour les études citées: sur la modifiabilité des performances
cognitives et l'influence du contexte social, Huguet, P., Régner,
I. (2007), «Stereotype threat among school girls in quasi-ordinary
classroom circumstances », Journal of Educational Psychology, 99,
545-560; sur le manque de fondement du mythe des personnalités
hémisphériques, Nielsen, J.A. et al. (2014), «An Evaluation of the
left-brain vs. right-brain hypothesis with resting state functional
connectivity magnetic resonance imaging », PLoS ONE, 8, 8,e71275;
sur les connexions dans les cerveaux des hommes et des femmes,
Ingalhalikar, M. et al. (2014), «Sex differences in the structural
connectome of the human brain», PNAS, 111, 2, 823-828, (2014); Joel,
D. & Tarrasch, R., «On the mis-presentation and misinterpretation of
gender-related data :The case of Ingalhalikar’s human connectome
study», PNAS, 111, 6, E637; Ingalhalikar, M. et al., (2014), « Reply
to Joel and Tarrasch :On misreading and shooting the Messenger »,
PNAS, 111, 6, E638.
— Sur les différences entre les capacités cognitives des hommes et des
femmes, on pourra voir les commentaires suivants: Gauvrit, N. &
Ramus, F. (2014), «La ‘méthode Vidal” », Science et Pseudo-Sciences,
309, 21-29; Ramus, F. (2014), « Le cerveau a-t-il un sexe? », TEDx

161
MON CERVEAU, CE HÉROS

Clermont, 21/06/2014; Ramus, F. (2014), « Les différences cognitives


entre hommes et femmes: mythes et réalité», conférence à La nuit
des sciences, École Normale Supérieure, 6/06/2014. Attention: il
ne s’agit pas d'articles publiés dans des revues à comité de lecture,
mais je les considère utiles parce qu'ils cherchent à démonter
des mythes et à dépasser les positions idéologiques. En anglais,
les livres: Halpern, D. (2011), Sex Differences in Cognitive Abilities,
London: Psychology Press; Hines, M. (2004), Brain Gender, Oxford :
Oxford University Press; Kimura, D. (2001), Cerveau d'hommes,
cerveau de femmes, Paris: Odile Jacob. Et l’article: Spelke, E. (2005),
«Sex differences in intrinsic aptitude for mathematics and science ?
A critical review», American Psychologist, 951-958.

Cerveau gauche, cerveau droit et apprentissage : le mythe


de la dominance hémisphérique
— Les études suivantes analysent les affirmations de Brain Gym©
en contradiction avec les connaissances actuelles en biologie, et
cherchent à recenser les études scientifiques rigoureuses existantes
sur les effets de la méthode et à en combiner les résultats; on
constate qu'il est impossible d'affirmer que la méthode a des effets
positifs :Spaulding, L.S., Mostert, M. P., Beam, A. P. (2010), «Is Brain
Gym® an effective educational intervention? », Exceptionality 18, 1,
18-30; Hyatt, K. J. (2007), «Brain Gym: building stronger brains or
wishful thinking
?», Remedial and Special Education, 28, 2, 117-124.
On pourra aussi consulter un rapport récent paru au Royaume-Uni
sur les interventions éducatives fondées sur les neurosciences et
leur efficacité: Howard-Jones, P. (2014), Neuroscience and education :
A review of educational interventions and approaches informed by
neuroscience, Educational Endowment Foundation.

Les mythiques premières années


— Parmi les premiers à dénoncer le mythe: Bruer, J.T. (1999), The
Myth of the First Three Years: À New Understanding of Early Brain

162
DES MYTHES SUR LE CERVEAU : SON ANATOMIE ET SES FONCTIONS

Development and Lifelong Learning, Free Press, New York; Bruer,


J. (1997), «A Bridge Too Far», Educational Researcher, 26(8), 4-16.

Il y a parfois de la science derrière le mythe : les périodes sensibles


— Sur la notion de période critique et ses origines: Hubel, D.H. and
Wiesel, T.N., 2004, Brain and Visual Perception :The Story of a 25-Year
Collaboration, Oxford :Oxford University Press. Sur les langues et la
plasticité cérébrale: Kuhl, P.K. (2010), «Brain mechanisms in early
language acquisition », Neuron, 67, 713-727; Kuhl, P. K. & Damasio,
A. (2012), «Language», in E. R. Kandel. J. H. Schwartz, T. M. Jessell,
S. Siegelbaum & J. Hudspeth (eds.), Principles of Neural Science :5th
Edition (p. 1353-1372), New York, NY :McGraw Hill.

La plasticité synaptique, un processus qui se produit toute la vie


— Sur la plasticité et le développement du cerveau: Dehaene-Lambertz,
G. (2014), «Développement, apprentissages et plasticité du cerveau»,
CLEFS CEA, 62, 27-29. On conseille la lecture d'ouvrages généraux sur
neurosciences, apprentissage et éducation tels que: Blakemore, SJ. &
Frith, U. (2005), The Learning Brain, London: Blackwell publishing.
Et: Battro, A., Léna, P, Fischer, K. (2008), The Educated Brain. Essays in
neuroeducation, Cambridge, MA: Cambridge University Press.
— À propos de la maturation asynchrone du cerveau: Blakemore, S-J.
(2012), « Development of the social brain in adolescence», Journal
of the Royal Society of Medicine 105, 111-116 ; Blakemore, $. J. and
Choudhury, S. (2006), « Development of the adolescent brain:
implications for executive function and social cognition», Journal of
Child Psychology and Psychiatry, 47 (G), pp.296-312.
— À propos de la plasticité synaptique et de la mémoire: Lamprecht, R,
LeDoux, J. (2004), «Structural plasticity and memory », Nature
Reviews Neuroscience, 5(1): 45-54.

D'autres formes de plasticité dans le cerveau de l'adulte


— Concernant la genèse de neurones dans l’hippocampe adulte,
l'étude sur les «cabbies » de Londres est décrite dans: Maguire,

163
MON CERVEAU, CE HÉROS

E. A., Gadian, D. G., Johnsrude, I. S., Good, C. D., Ashburner, J.


Frackowiak, R.S. J. and Frith, C. D. (2000), «Navigation-related
structural change in the hippocampi of taxi drivers», Proceedings of
the National Academy of Sciences USA, 97, 4398-4403.
- Sur la reconfiguration au niveau du cortex, on pourra consulter :
Pascual-Leone, A., Amedi, A., Fregni, F., Merabet, L.B. (2005), «The
plastic human brain cortex», Annual Review of Neuroscience 28, 377-
401 ; Ramachandran, VS. & Hirstein, W. (1998), « The perception of
phantom limbs - The D.O. Hebb lecture» Brain 121 (9): 1603-1630.

Une plasticité non infinie et du bric-à-brac


— Sur le recyclage neuronal: Dehaene, S. & Cohen, L. (2007), «Cultural
recycling of cortical maps», Neuron, 56(2), 384-398. Dehaene et
Cohen ont ainsi montré que suite à l'apprentissage de la lecture, une
région du cortex visuel se spécialise dans la reconnaissance visuelle
des mots; mais cette région avait déjà une fonction «assignée »:
celle de permettre la reconnaissance d'objets. Or, dans le cas de la
reconnaissance des objets, nous ne faisons pas de différence entre
orientation gauche ou droite de l’objet visualisé — le même cheval
qui entrerait dans notre champ visuel par la droite ou par la gauche
serait reconnu comme étant le même cheval. Or certaines des lettres
de l'alphabet sont différentes en raison de leur orientation — p et q,
notamment. Pour pouvoir les différencier, la région responsable de
la reconnaissance de la forme des mots doit s'adapter et perdre sa
propriété naturelle d’invariance. Maïs la fonction préalable, celle
de la reconnaissance des objets, va continuer à «hanter» la lecture,
du moins tant que celle-ci ne sera pas automatisée: les enfants qui
apprennent à lire ont du mal à distinguer entre p et q.
— Concernant l’idée du ré-assignement de ressources cérébrales à de
nouvelles fonctions et buts — qui peut notamment expliquer notre
capacité à utiliser une vaste gamme de nouveaux produits pour
l'interaction sociale à distance -, voir: Parkinson, C. & Wheatley,

164
DES MYTHES SUR LE CERVEAU : SON ANATOMIE ET SES FONCTIONS

T. (2015), «The repurposed social brain», Trends in Cognitive Sciences,


19,3? 133-141.

Bébé Einstein ? Le mythe de la sur-stimulation du bébé


— À propos de l'apprentissage par l'expérience et sur les
environnements «enrichis » et l'apprentissage du rat: Greenough,
W.T., Black, J.E., Wallace, C. S. (1987), « Experience and brain
development», Child Development 58(3): 539-559. Voir aussi
l'excellent article de Willingham, D. (2006), «Brain-Based learning:
more fiction than facts», American Educator, 30(3), 27-33, 40-41.
Ce dernier article discute aussi d’autres mythes sur le cerveau
concernant l'apprentissage.

Le cerveau n’est pas une masse molle; ce n’est pas un muscle


non plus
— Pour les expériences décrites sur la mémoire, voir Ericsson, K. (2003),
«Exceptional memorizers: made, not born», Trends in Cognitive
Science, 7(6), 233-235; et plus généralement, le livre sur sciences
cognitives et éducation: Bransford, J. D., Brown, A. L. & Cocking,
R. R. (2000), How People Learn: Brain, Mind, Experience, and School,
Washington, DC : National Academy Press.

Trop souvent, les entraînements pour le cerveau promettent plus


qu'ils ne tiennent
— Pour des tests concernant l'entraînement cérébral et comportant des
résultats négatifs sur le transfert et la généralisation, voir: Lorant-
Royer, S., Spiess, V., Goncalves, J., Lieury, A. (2008), « Programmes
d'entraînement cérébral et performances cognitives: efficacité,
motivation. ou marketing ? De la Gym-Cerveau au programme du
Dr Kawashima», Bulletin de psychologie, 61, 6, 498, 531-549; Owen,
A. M. Hampshire, A., Grahn, J. A. Stenton, R, Dajani, S., Burns, ASS.
et al. (2010), «Putting brain training to the test», Nature, 465 (7299),
775-778. Pour une étude contrôlée et randomisée sur les personnes

165
MON CERVEAU, CE HÉROS

âgées: Ball, K, Berch, D.B., Helmers, K. EF, Jobe, J. B., Leveck, M. D.


Marsiske, M., Morris, J. N., Rebok, G. W., Smith, D. M, Tennstedt,
S. L., Unverzagt, FE. W. and Willis, S. L., (2002), « Effects of cognitive
training interventions with older adults: a randomized controlled
trial», Journal of American Medical Association, 288 (18), pp. 2271-81.
Voir aussi, pour une analyse de la littérature, Bavelier, D. Green,
C.S., Pouget, À. & Schrater, P. (2012), «Brain plasticity through the
life span: learning to learn and action video games », Annual Review
of Neuroscience, 35, 391-412. Plus spécifiquement sur la pratique de
jeux vidéo (d'actions et violents) et leur impact apparemment positif
sur l'attention et le contrôle exécutif: Bavelier, D., Green, C.S. & Dye,
M. (2010), «Children, Wired : For Better and for Worse», Neuron, 67,
692-701 ; Green, C.S. & Bavelier, D. (2008), « Exercising your brain:
a review of human brain plasticity and training-induced learning »,
Psychology and Aging, 23(4), 692-701.
— Sur l'absence d'effets de la pratique du multitasking sur les
performances: Ophir, E., Nass, C. & Wagner, A. D. (2009), «Cognitive
control in media multitaskers», Proceedings of the National Academy
of Sciences of the United States of America, 106(37), 15583-7. Pour
une méta-analyse récente, qui inclut des résultats en contradiction
avec cette affirmation: Cardoso-Leite, P., Green, C. S., & Bavelier,
D. (2014), On the Impact of New Technologies on Multitasking (online).
— Sur l'entraînement de la mémoire de travail, voir, pour des résultats
positifs: Klingberg, T. (2010), «Training and plasticity of working
Memory », Trends in Cognitive Sciences, 14(7), 317-324. Pour des
résultats négatifs concernant la même méthode: Shipstead, Z.,
Hicks, K. L., Engle, R. W. (2012), «Cogmed working memory
training:does the evidence support the claims? », Journal of Applied
Research in Memory and Cognition, 1,3, 185.
— Et une méta-analyse concernant l'entraînement de la mémoire à
court terme ne montre pas d'effets positifs au-delà des capacités
directement entraînées : Melby-Lerväg, M. & Hulme, C. (2012),

166
DES MYTHES SUR LE CERVEAU : SON ANATOMIE ET SES FONCTIONS

«Is working memory training effective? À meta-analytic review»,


Developmental Psychology, doi: 10.1037/a0028228.
— Pour les effets positifs de certaines interventions en milieu scolaire
qui pourraient soutenir le développement des fonctions exécutives
(flexibilité cognitive, inhibition et contrôle des automatismes et
des émotions, mémoire de travail): Diamond, A. & Lee, K. (2011),
«Interventions shown to aid executive function development in
children 4-12 years old », Science, 333, 959-964. Ces interventions ne
sont cependant pas censées «booster » les capacités cognitives, mais
les soutenir et en garantir le développement correct à l'enfance. Il
existe en outre des résultats négatifs pour ces mêmes programmes:
Barnett, W. Jung, K. Yarosz, D., Thomas, J., Hornbeck, A. Stechuk,
R. & Burns, S. (2008), «Educational effects of the tools of the mind
curriculum : a randomized trial», Early Childhood Research Quarterly,
23, 299-313. L'état de la recherche ne permet donc pas encore de
conclure, et davantage d’études doivent être menées pour établir
si ces méthodes, même si elles semblent prometteuses, ont un réel
impact sur le développement cognitif de l'enfant.
— D'autres recherches sur l’entraînement de l'attention et des fonctions
exécutives ont enregistré des résultats positifs en laboratoire, mais
n'ont pas été étudiées hors de celui-ci. Par exemple, Rueda, M.R,
Rothbart, M. K. & Saccamanno, L. & Posner, M.I. (2005), «Training,
maturation and genetic influences on the development of executive
attention », PNAS, 102, 14931-14936.

Mozart, l'intelligence, les bananes


— L'article original de l’«effet Mozart» : Rauscher, F H., Shaw, G. L. and
Ky, K. N. (1993), «Music and spatial task performance», Nature, 365,
611. Les analyses de la littérature qui ne permettent pas de mettre
en évidence un effet particulier: Chabris, C. F (1999), « Prelude or
requiem for the Mozart effect ?», Nature, 400, 826-827 ; Steele, K. M.
Bella, S. D., Peretz, I, Dunlop, T., Dawe, L. A., Humphrey, G.K,

167
MON CERVEAU, CE HÉROS

Shannon, R. A., Kirby, J. L., Olmstead, C. G. (1999), «Prelude or


requiem for the Mozart effect’? », Nature, 400 (6747): 827-828; Steele,
Kenneth M. Bass, Karen E., Crook, Melissa D. (1999), «The mystery
of the Mozart effect: failure to replicate», Psychological Science, 10 (4):
366-369; Pietschnig, J., Voracek, M. & Formann, A. K. (2010), «Mozart
effect-Shmozart effect: À meta-analysis», Intelligence, 38, 314-323.
- Sur bananes & co: Krieger, D., «Mozart's growing influence on
food », The Japan Times, 25/11/2010; Lee, R., «The Moozart effect»,
ABCNews 25/5/2007

Pas de miracles pour l'intelligence


— Une explication possible pour les résultats obtenus par Rauscher
et collègues: Thompson, W. EF, Schellenberg, E. G. and Husain,
G. (2001), «Arousal, mood, and the Mozart effect», Psychological
Science, 12, 248-251.
— Sur la diffusion du mythe: Bangerter, A. & Heath, C. (2004), «The
Mozart effect: tracking the evolution of a scientific legend », British
Journal of Social Psychology, 43, 1-37.
— À propos du lien aliments-cerveau: Howard-Jones, P. A. (2007),
Neuroscience and Education: Issues and Opportunities, London:
Teaching and Learning Research Programme; Pickering, S.]J.
& Howard-Jones, P. (2007), «Educators’views on the role of
neuroscience in education: findings from a study of UK and
international perspectives », Mind, Brain and Education, 1(3), 109-113.

Intelligences multiples
- Sur l'intelligence :Chokron, S. (2014), Peut-on mesurer l'intelligence ?,
Paris: éditions Le Pommier; Gauvrit, N. (2010), «La mesure de
l'intelligence. Qu'est-ce que le QI? », Science et pseudo-sciences, 289;
Ramus, F. (2012), « L'intelligence humaine, dans tous ses états»,
Cerveau et Psycho, 9.
— Sur les intelligences multiples :Gardner, H. (2008), Les Intelligences
multiples: la théorie qui bouleverse nos idées reçues, Paris: Retz, 2008.

168
DES MYTHES SUR LE CERVEAU : SON ANATOMIE ET SES FONCTIONS

— Pour une critique: Willingham, D. (2004), « Reframing the mind»,


Education next, summer, 19-24.
— Sur la vision de la cognition en sciences cognitives: Pinker, S. (2000),
Comment fonctionne l'esprit, Paris: Odile Jacob.

Multiples styles d'apprentissage


- Pour des analyses de la littérature existante sur les styles
d'apprentissage: Coffield, F., Moseley, D., Hall, E., Ecclestone,
K. (2004), Learning Styles and Pedagogy in Post-16 Learning: A
Systematic and Critical Review (Report No. 041543), London, Learning
and Skills Research Centre; Pashler, H., McDaniel, M. Rohrer, D. &
Bjork, R. (2009), Learning styles: concepts and evidence, Psychological
Science, 963), 105-119. Voir aussi les critiques de Goswami, U. (2008),
«Neuroscience in education », Mental Capital and Wellbeing, State-
of-Science Reviews. London, Government Office for Science; et de
Riener, C. & Willingham, D. (2010), « The myth of learning styles»,
Change, 4265), 32-35.

Les indétrônables 100 milliards de neurones


— Sur le récent dénombrement des neurones: Herculano-Houzel,
S. (2009), «The human brain in numbers: a linearly scaled-up primate
brain», Frontiers in Human Neuroscience, 3, 31. Pour Herculano-
Houzel, correctement estimé, le nombre de neurones du cerveau
humain (et du cerveau d’autres animaux) permet de contrer certaines
représentations incorrectes de la nature humaine — et notamment celle
qui nous réserve une place spéciale, à part, dans l’ordre des primates.
Nous ne possédons en effet que le nombre de neurones auquel on
s’attendrait pour un primate doté d’un cerveau d'environ 1,2-1,5 kg-
un cerveau de rongeur avec le même nombre de neurones que le nôtre
pèserait environ 36 kg!(Le cerveau des primates exploite un système
de compression plus efficace que celui des rongeurs, qui possèdent
des neurones plus larges et plus espacés; il peut donc contenir plus
de neurones dans un moindre espace moindre.)

169
MON CERVEAU, CE HÉROS

- La technique utilisée par l’équipe de Herculano-Houzel consiste,


après avoir sélectionné des parties représentatives du cerveau, à
casser la paroi cellulaire des neurones de ces parties; après avoir
ajouté du colorant, on peut alors compter les noyaux présents. Un
noyau, un neurone. Ce comptage dure un mois pour le (gros) cerveau
d’un être humain, et seulement quelques jours pour celui d’un rat
qui possède 200 millions de neurones. Les estimations antérieurs à
celle produite par l’équipe d'Herculano-Houzel étaient obtenues
en découpant certaines parties du cerveau en fines tranches et en
comptant (en estimant, en réalité, en fonction de la densité) les
neurones contenus, puis en extrapolant au reste du cerveau.
— La fin d'un mythe peut prendre des formes diverses — si tant est que
le mythe «meure» vraiment. Il suffit de penser au cœur, considéré
à une époque et par certaines cultures comme le siège des émotions
ou de l’âme. Parmi les Grecs anciens, Empédocle et Aristote étaient
plutôt du côté du cœur. Aristote considérait en réalité le cœur et le
cerveau comme une unité, au sein de laquelle le cerveau permettait
au cœur de bien fonctionner; ses interprètes plus tardifs, comme
Galien, furent plus hâtifs et prirent partie pour le cœur. Dans la
culture égyptienne antique, on prenait soin du cœur après la mort,
alors que le cerveau était tiré par le nez morceau par morceau.
Aujourd’hui, plus personne dans notre culture ne doute que le
cerveau est l'organe de notre vie mentale, nécessaire à la vie tout
court. Des représentations, implicites, du cœur comme organe des
émotions et de certaines expériences n’en continuent pas moins de
circuler, comme dans les expressions: «être de bon cœur» et «tu
n'a pas de cœur»... Les mythes ont la peau dure. Pour preuve, en
1992, 47 patients ayant subi une transplantation cardiaque dans la
région de Vienne, en Autriche, ont été interrogés sur la question de
savoir si leur personnalité avait changé après l'opération. La plupart
n'avaient remarqué aucun changement, certains avaient rapporté des
changements dus à l'expérience vécue, et trois avaient explicitement

170
DES MYTHES SUR LE CERVEAU : SON ANATOMIE ET SES FONCTIONS

attribué leur changement de personnalité au fait d’avoir dans la


poitrine le cœur, et donc les sensations et les réactions, de quelqu'un
d'autre. Les médecins, auteurs de l’article, s’inquiétaient que ce genre
de phénomènes (touchant 6 % des patients dans le cadre de ce petit
échantillon) puisse nuire au bon succès de la greffe, et attribuaient
ce genre de pensée à la vieille représentation du cœur en tant que
siège des sentiments et de la personnalité. Voir: Bunzel, B., Schmidl-
Mol, B., Grundbôück, A., Wollenek, G. (1992), « Does changing the
heart mean changing personality ? A retrospective inquiry on 47
heart transplant patients», Quality of Life Research, 1(4):251-256.

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PES NNMFIES SUR LE CERVEAU
POURQUOI ILS EXISTENT
ET PERSISTENT

Où, en changeant de point de vue, on passe de la description


des mythes sur le cerveau — de leur origine et de leur relation
avec l'actualité scientifique — à la recherche d'une bonne
explication : qu'est-ce qui nous rend si «crédules » ? Qu'est-ce
qui fait que les mythes «collent » si bien à notre esprit?

173
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Jusqu'ici, nous avons traversé les trois landes du
royaume des mythes sur le cerveau: nous avons rencontré
des mythes concernant les pouvoirs extraordinaires du
cerveau, d’autres concernant ses pouvoirs ordinaires et
des neuromythes. À ce point de notre voyage, il nous est
nécessaire de nous arrêter pour mieux comprendre ce qui
— en nous et en dehors de nous - œuvre au succès des
mythes, plutôt qu’à celui des connaissances fondées sur
la science et ses méthodes. Il s’agit de reprendre les fils
que nous avons laissés volontairement pendre lors de la
description de chaque mythe et de les suivre afin de tisser
une image des conditions favorables à leur incrustation
dans nos pensées, à leur transmission d’une tête à une
autre. Pour prévenir ou au moins être préparé face aux
mythes à venir, démystifier les mythes existants — en
retracer l’origine, fournir des explications alternatives,
comme on l'a fait dans les chapitres précédents — n’est en
effet plus suffisant. Il nous faut à la fois regarder autour
de nous et en nous-mêmes.
On pourrait d’ailleurs être tenté d’imputer le succès des
mythes sur le cerveau — et notamment des neuromythes
analysés au chapitre précédent — à des causes externes:
mauvaise médiation scientifique, médias sans scrupules,
scientifiques peu impliqués dans la communication
de leurs connaissances vers la société. On n'aurait,
probablement, pas complètement tort. Mais une telle

175
MON CERVEAU, CE HÉROS

explication «externaliste » ne permet pas de rendre compte


de l’universalité des mythes sur les capacités ordinaires
du cerveau, et elle ne suffit pas à expliquer une si grande
diffusion des mythes sur ses pouvoirs extraordinaires
et des neuromythes. Il nous faut également prendre
en compte la possibilité que ces mythes rencontrent,
dans notre propre cerveau, un terrain favorable à leur
croissance. Que, par exemple, certaines illusions et biais
qui influencent notre raisonnement facilitent, pour ainsi
dire «de l’intérieur », la prolifération des mythes, en
favorisant notamment certaines idées sur d’autres.

Les agents externes


Des problèmes de communication :
trop d'info nuit à l'info
«Les images du cerveau sont les icônes scientifiques de
notre ère; elles ont remplacé l'atome à l'allure de système
planétaire de Bohr en tant que symbole de la science. »
(Martha Farah, neuroscientifique, en 2009).

L'une des conséquences du développement des tech-


niques récentes d'imagerie cérébrale est la multiplication
des images du cerveau dans les médias. Ces techniques

1. Farah, M. (2009). «A picture is worth a thousand dollars ». Journal


of neuroscience, 21(4), 623-624.

176
LES MYTHES SUR LE CERVEAU :POURQUOI ILS EXISTENT ET PERSISTENT

sont un outil indéniablement puissant pour la recherche


sur le cerveau. Elles permettent non seulement de localiser
les fonctions cognitives, mais également de comprendre
les caractéristiques de ces mêmes fonctions: leurs relations
avec des fonctions affines, leur mode de fonctionnement.
Si on critique le déploiement massif d'images du cerveau
dans les médias, ce n’est donc pas pour en diminuer
l'importance dans le cadre de la recherche scientifique.
Cependant, recherche et communication sont deux mondes
à part et les confondre peut être risqué. Les neuroéthiciens,
spécialistes de l'éthique des neurosciences, ont mis en
avant quelques-uns de ces risques. (Les neuroéthiciens
s'intéressent à la fois aux problématiques soulevées par
le fait d'employer des sujets humains et d’autres espèces
animales pour la recherche, aux problématiques liées aux
bonnes conduites dans la recherche, aux problématiques
soulevées par les conséquences de cette recherche — par
exemple dans le domaine de la justice, en ce qui concerne la
notion de responsabilité; ou celles qui sont en relation avec
la publicisation des recherches et de leurs résultats, donc
à la communication scientifique.) Un premier risque lié
aux neuro-images est que celles-ci peuvent induire à croire
en la réalité d’un phénomène encore mal compris ou mal
défini. Un titre comme: «On a identifié la région cérébrale
de la jalousie » suggère que le phénomène de la jalousie est
objectif, matériel, compréhensible, parce que localisé dans

177
MON CERVEAU, CE HÉROS

le cerveau. On parle alors de «neuroréalisme ». Ou bien la


référence au cerveau peut être utilisée comme substitut à
la personne. Un étrange dualisme se crée alors entre moi et
mon cerveau qui pense, ment ou ne ment pas. Ce dualisme
est particulièrement dérangeant lorsqu'il a trait à des
questions de responsabilité personnelle et pénale: «Mon
cerveau me l’a fait faire.» Les neuro-images peuvent aussi
être utilisées pour convaincre. Deux recherches conduites en
2008 ont fait beaucoup de bruit: leurs résultats indiquaient
qu'une explication contenue dans un texte accompagné
d'images du cerveau était plus persuasive que la même
explication sans images ou illustrée par des diagrammes.
Qu'un texte de psychologie qui fait référence à l'activation
de certaines régions du cerveau cache plus facilement le
fait qu'aucune explication n’est fournie pour le phénomène
décrit. Ce phénomène n’est pas nécessairement spécifique
aux neurosciences. Une étude plus ancienne montrait
les effets de la simple longueur d’une phrase, de l’ajout
d'informations « placébiques » — des informations qui n’en
sont en réalité pas mais qui ont une allure d'explication -—, sur
la persuasion. Ainsi la phrase «Excusez-moi, puis-je utiliser
la machine Xerox? J'ai besoin de faire des copies» donnerait
à ceux qui la prononcent plus de chances d'éviter de faire
la queue à la photocopieuse que le plus succinct «Excusez-
moi, puis-je utiliser la machine Xerox?» (Dans le doute,
essayez.) Ce genre d’effet n’est, cependant, ni universel ni

178
LES MYTHES SUR LE CERVEAU : POURQUOI ILS EXISTENT ET PERSISTENT

systématique! Lorsque l'enjeu est plus conséquent (nos


copies sont urgentes, nous sommes en retard pour un
rendez-vous) ou lorsque les conséquences pour nous sont
elles-mêmes plus importantes (la personne qui demande à
couper la queue a un gros paquet de copies à faire), nous
faisons plus attention à la qualité des informations que les
autres nous fournissent — ainsi dans l'étude de la machine
Xerox les participants laissent plus facilement couper
la queue à quelqu'un qui a utilisé la phrase magique et
qui n’a que 5 copies à faire qu’à quelqu'un qui a utilisé la
même phrase magique mais qui en a 20. Mais revenons
aux neuro-images et à l'évocation des «aires cérébrales »
dans l’explication des phénomènes mentaux, des fonc-
tions cognitives. Puisque tous les processus mentaux se
déroulent dans le cerveau, dire qu’un certain processus
mental se déroule à un certain endroit dans le cerveau n’est
guère instructif pour le profane -— tout en l’étant pour le
neuroscientifique. Il s’agit d’une information de plus, d’une
information placébique (l’analogue, en langage neuro, du
«je voudrais faire des photocopies»), susceptible d’être
interprétée à tort par le grand public — qui ne possède
pas les connaissances nécessaires pour lui conférer toute
sa signification, et seulement sa signification. Nous en
arrivons ici à un problème évoqué lors de la discussion sur
le mythe du 10%: sommes-nous sûrs de savoir «lire» une
neuro-image ?

179
MON CERVEAU, CE HÉROS

Des problèmes de communication de l'information:


{trop peu
Tout en nous inondant d'informations, la couverture
médiatique des études sur le cerveau est susceptible
d’omettre des informations pertinentes — concernant
notamment la façon dont les résultats des expériences sont
obtenus, les images du cerveau produites et interprétées.
Les techniques de neuro-imagerie fonctionnelle
produisent des images complexes, qui représentent des
preuves (indirectes) obtenues par des mesures (indirectes)
de l'activation neuronale. L'aspect de l’image finale
varie selon le type d'analyse statistique conduit, le seuil
de significativité adopté, le genre de contrôle adopté,
ainsi qu’en fonction de la sensibilité du scanner utilisé.
L’ignorance des connaissances de base sur l'élaboration
des images du cerveau peut induire en erreur le profane
en lui faisant croire que l’image qu'il voit du cerveau est
analogue à une photo — au Polaroid d’un état d'activation
du cerveau. Pour alerter le public sur le fait que ce n’est
pas le cas, des chercheurs ont publié les résultats d’une
étude qui leur a valu un IgNobel en neurosciences
pour l’année 2013. Ils ont acheté un saumon frais chez
le poissonnier et ils l'ont placé dans le lit où s’allonge
normalement le patient ou le participant à une étude avec
IRMf. Ils ont allumé la machine et ont fait comme si, à la
place d’un saumon mort, se trouvait un sujet participant

180
LES MYTHES SUR LE CERVEAU :POURQUOI ILS EXISTENT ET PERSISTENT

à une expérience sur la perception des émotions: ils ont


affiché des images de visages via l'écran de l'appareil
IRM et ont enregistré l’activité à l’intérieur de la machine.
Surprise: dans le «cerveau » du saumon, par réaction aux
stimuli présentés, on observe une activité. Le saumon
était-il trop frais ? ! En fait, le saumon est bien mort, mais
la machine ne le sait pas.
La technologie d'imagerie fonctionnelle par IRM
comprend plusieurs étapes. La première étape consiste à
détecter et à enregistrer le signal produit par des variations
dans la quantité d'oxygène présente à un certain endroit
dans le cerveau (le signal diminue lorsque afflue du sang
riche en oxygène). La mesure du signal est alors traduite
en données analysées par un ordinateur — c’est la deuxième
étape: l'oxygène étant consommé par les neurones actifs et
devant donc être refourni via un afflux plus important de
sang riche en oxygène, on peut déduire de ces variations
la plus grande activation de telle ou telle région du cortex
— là où se trouvent les neurones (élémentaire mon cher
Watson). Cependant, ce signal est faible et à lui seul ne
suffit pas à nous convaincre qu’une région est réellement
plus active qu’une autre (que les régions les plus proches
notamment). C’est ici qu’intervient le neuropsychologue: il
a la tâche, difficile, d'imaginer deux conditions identiques
(pour le cerveau), à un détail près. Par exemple: dans
une condition le participant va ne rien devoir faire; dans

181
MON CERVEAU, CE HÉROS

une autre, ne rien faire sauf regarder un visage projeté sur


un écran. Ce changement permet d'obtenir deux séries
d’enregistrements, de les super-imposer numériquement
et d'opérer une soustraction entre les deux: d'éliminer
toutes les régions qui sont actives dans les deux séries.
Voilà pourquoi, dans l’image finale, seules quelques petites
régions semblent actives alors que presque tout le cerveau
l’est en même temps. Mais, à nouveau, cela ne suffit pas à
garantir que le signal lu par la machine soit réellement le
produit et le résultat d’une activation cérébrale spécifique.
La machine fait du «bruit ». Quand elle enregistre un signal
et le localise à un certain endroit, elle décrète qu’un certain
voxel (un pixel en trois dimensions, une coordonnée dans
l’espace qui représente 1 unité d'activation pour la machine)
est activé. Mais cette activation peut être due à une activité
spontanée du cerveau, sans lien avec le fait que le cerveau
est en train d'accomplir une certaine tâche. Ou à une
activité spontanée de la machine elle-même. Pour éviter
des «faux positifs » — des activations qui sont enregistrées
mais qui ne correspondent pas à l’activité du cerveau
en relation avec une tâche spécifique -, on moyenne: on
prend des données au préalable du cerveau en activité
et au repos. Puis, via des outils statistiques, on élimine le
«bruit». C'est précisément cette étape qui manque dans
l'étude avec le saumon. La machine mesure un signal, dû
à une quelconque instabilité de la machine elle-même; le

182
LES MYTHES SUR LE CERVEAU: POURQUOI ILS EXISTENT ET PERSISTENT

signal n'étant pas éliminé par voie statistique, il apparaît


dans les résultats de l’étude. On a au final l'impression
que le cerveau du saumon a réagi à l’image projetée sur
l'écran, chose impossible car le saumon est mort! Cette
étude «improbable» permet bien, comme les meilleurs
Is8Nobel (décernés tous les ans par les Annals of Improbable
Research) de faire rire (vous imaginez l’odeur dans l'IRM?
Et, ensuite, qu’a-t-on fait du saumon?!) et puis de faire
réfléchir (au nombre d'étapes et de contrôles par lesquels
il faut passer, à la variété de moyens nécessaires — ceux
de la physique, de la neuropsychologie, des statistiques -,
pour obtenir une image des régions en surplus d’activité
pendant une tâche donnée). Sans cela, les neuro-images
peuvent nous paraître des Polaroïd du cerveau, et nous
pouvons être conduits à penser qu'il suffit de regarder
pour voir. Que les neurosciences ouvrent une fenêtre pour
regarder dans le cerveau. Ce qui est, d’un côté, vrai, mais
simpliste de l’autre, car dans cette «ouverture» il existe
une marge importante d'erreur, et un espace important
d'interprétation.

Du sensationnalisme
Le risque de surestimer un résultat de recherche est
particulièrement important lorsque des résultats
sensationnels, mais fraîchement issus de laboratoire,
sont rendus publics avant d’avoir reçu confirmation

183
MON CERVEAU, CE HÉROS

par d’autres expériences, d’autres laboratoires. Il arrive


souvent que des résultats «incroyables», qui s’écartent
des connaissances actuelles, soient par la suite infirmés
ou du moins relativisés — un phénomène connu comme
«régression vers la moyenne». Lorsqu'une mesure donne
un résultat «extrême », il est probable que les mesures
suivantes soient davantage dans la moyenne, car ce
résultat peut être dû au fait que la population choisie
n’est pas assez représentative ou à une erreur cachée (un
«bruit dans la machine»). Plus on élargit l'échantillon
testé, plus on s'approche des valeurs réelles. Plus on
réplique une étude, plus il est probable que l'erreur en
question soit découverte. Il est donc malencontreux que
la presse populaire s'empare trop rapidement de résultats
«sensationnels » (contre-intuitifs et surprenants), car
ceux-ci font plus de bruit, au sein de la communauté
scientifique comme à l'extérieur et qu’elle médiatise
trop largement, et sans prévenir de leurs limites, des
résultats qui n’ont pas été reproduits et confirmés par
d’autres recherches (comme cela a été le cas pour l’«effet
Mozart»). Le sensationnalisme est particulièrement
regrettable compte tenu du fait qu’une fois stockées en
mémoire, les informations obsolètes continueront à être
utilisées, par notre cerveau, dans d’autres situations
(une possibilité que nous avons évoquée en discutant du
fonctionnement de la mémoire). Mais la presse populaire

184
LES MYTHES SUR LE CERVEAU :POURQUOI ILS EXISTENT ET PERSISTENT

n'est pas nécessairement la principale responsable


des excès du sensationnalisme. Dans trop de cas, les
résultats des recherches conduites sur le cerveau et
la cognition manquent cruellement de reproductions
par d’autres laboratoires, par d’autres chercheurs. Ou
ces reproductions existent, mais leurs résultats restent
enfermés dans des tiroirs, en attente de publication. Si
les chercheurs y ont une part de responsabilité — n'est-il
pas plus excitant de produire un nouveau résultat que de
répliquer ou de contredire celui de quelqu'un d'autre ? —
les revues scientifiques en sciences humaines ont trop
souvent la mauvaise habitude de publier plus volontiers
des articles qui rapportent des résultats positifs que des
résultats négatifs. Cela pourrait bientôt changer, au vu de
la pression que les scientifiques sont en train de mettre sur
les éditeurs mais, pour le moment, il faut garder à l'esprit
que davantage de résultats sensationnels et positifs
arrivent au stade de la publication et deviennent donc
connus des autres scientifiques et du grand public que des
répliques, voire des résultats négatifs. Ce grave problème
est connu sous le nom de «file drawer effect » — l’«effet
dossier dans le tiroir ». Réfléchissez un instant et vous
verrez l'étendue du problème: si les résultats négatifs —
par exemple qu’une certaine méthode d'entraînement
cérébral n’est pas efficace ou n’a pas d'effets généralisables
- ne sont pas publiés, on ne peut pas savoir qu'ils existent.

185
MON CERVEAU, CE HÉROS

On pourra alors se tromper et croire que la méthode n’a


produit que des résultats positifs (publiés). Donc que la
méthode est efficace. Lorsque les scientifiques produisent
des analyses compréhensives et systématiques des
résultats existants, ils cherchent à prendre en compte ce
phénomène par des outils statistiques, maïs ces analyses
ne sont pas toujours disponibles. Se fier aux résultats
scientifiques pour prendre des décisions informées serait
beaucoup plus facile si on pouvait compter sur le fait que
tous les résultats sont rendus publics, indépendamment
du fait qu'ils soient positifs ou négatifs!

Des scientifiques encore trop peu engagés


À l'heure actuelle, les scientifiques ne sont engagés que de
façon marginale dans la médiatisation des connaissances
scientifiques et dans l'éducation scientifique des plus
jeunes — aux côtés de ceux qui font de la médiation et
de l'éducation scientifique leur métier. Mon expérience
aux côtés de plusieurs scientifiques de profession me
suggère que cet état de fait est plutôt dû à des raisons
institutionnelles qu’à un manque d'intérêt personnel. La
valeur de leur travail est pour le moment essentiellement
évaluée via leurs publications scientifiques dans des revues
à comité de lecture — et non en relation avec leur activité
de médiation et de communication de la science auprès
du grand public, ce qui pourrait favoriser une meilleure

186
LES MYTHES SUR LE CERVEAU: POURQUOI ILS EXISTENT ET PERSISTENT

compréhension de la science et de ses implications. Une


situation qui, dans le monde de la recherche, est décrite
comme «publish or perish», «publier ou mourir», et qui a
plusieurs retombées négatives, pas uniquement pour la
médiation scientifique.
I arrive cependant que les chercheurs en fassent trop et
qu'au lieu de les défaire ils aident à fabriquer des mythes.
Nous sommes en 2007: un groupe de neuroscientifiques
se lance dans un exercice extrême de neuro-politique: un
an avant l'élection présidentielle américaine, ils utilisent
la technique de la résonance magnétique fonctionnelle
pour produire des images des cerveaux de vingt futurs
votants, pendant que ces derniers observent des images
de Barack Obama, de Hilary Clinton et d’autres candidats
à la présidence. Pourra-t-on savoir ce qu'ils en «pensent
vraiment», et ainsi prédire le résultat de l'élection? Les
résultats sont publiés directement dans une lettre au New
York Times — sans passer, donc, par le circuit des comités
de lecture des revues scientifiques. Tel candidat suscite
plutôt des activations de l’insula - du dégoût, donc —; tel
autre active l’amygdale — il fait peur !-; M. Obama, quant
à lui, active moins le cerveau que les autres candidats —
il a du chemin à faire. La publication suscite une volée
de critiques de la part d’autres neuroscientifiques, qui
considèrent le processus mis en place comme un exemple
de mauvaise neuroscience — ne pouvant donner lieu qu’à de

187
MON CERVEAU, CE HÉROS

la mauvaise presse et, en fin de compte, se retourner contre


les neurosciences. Primo, des régions du cerveau comme
l’'amygdale sont impliquées dans de multiples fonctions,
et leur activation peut donc être mise en correspondance
avec plus d’un état mental. Il n’y a pas de «correspondance
cartographique» 1:1 entre régions cérébrales et états
mentaux particuliers. Secundo, l'imagerie mentale est un
outil de recherche sérieux, pas un gadget. En l'absence d’un
usage rigoureux, de contrôles appropriés, d’une hypothèse
à tester, l'imagerie mentale ne dit rien du tout. Ce n’est pas
parce qu’un scanner MRI est une technologie de pointe que
son usage garantit un résultat différent (statistiquement
plus valide) que celui obtenu en lisant le futur dans du
marc de café. En l’absence d'informations sur la façon dont
les images ont été obtenues, et d’une confrontation avec
des experts capables de juger les méthodes employées, les
contrôles mis en place, on est en droit de craindre le pire.

Des intérêts commerciaux et politiques


Des intérêts de différente nature peuvent peser sur la
diffusion des mythes et sur leur maintien. Le cerveau
est une source de convoitises pour le marché — comme
l'illustre bien le cas des «gymnastiques pour le
cerveau», ces méthodes miracle pour l'apprentissage,
qu'elles s'adressent aux éducateurs ou directement aux
apprenants —, mais il intéresse aussi le monde politique.

188
LES MYTHES SUR LE CERVEAU :POURQUOI ILS EXISTENT ET PERSISTENT

À partir de la fin des années 1990 (la fameuse «décennie


du cerveau»), les rapports sur les neurosciences, leurs
résultats, leurs applications potentielles à l'éducation,
au marché, à la justice se multiplient. Ils sont produits
par différents organismes politiques internationaux et
nationaux, aussi bien que par des institutions scientifiques
qui conseillent les politiques. Ainsi, entre 1999 et 2006,
l'Organisation pour la coopération et le développement
économique (OCDE) lance un projet «Cerveau et
apprentissage », censé rapprocher les neurosciences de
l'éducation, qui aboutit à la production de deux rapports.
En 2011 la Royal Society produit quatre rapports dans
le cadre du projet Brain Waves -— lancé pour étudier les
développements en neurosciences et leurs implications
sur la justice, l'éducation, l’économie, la politique. Il n’y a
pas de mal en soi dans le fait d'exploiter la compréhension
du fonctionnement du cerveau pour prendre du recul
sur certaines décisions ou pour les influencer. Mieux
comprendre le fonctionnement de la mémoire permet
d’en révéler les contraintes — et par là de limiter des
comportements à risque susceptibles d’influencer des
témoignages —; mieux comprendre les limites de l'attention
et de la perception permet de prendre des mesures pour
pallier les risques posés par la distraction au volant d’une
voiture ou en classe; des produits éducatifs capables de
prendre en compte notre fonctionnement cognitif, sont, en

189
MON CERVEAU, CE HÉROS

principe, une bonne chose. Les avancées des neurosciences


sont en plus réelles. Le problème se pose plutôt quand les
neurosciences sont appelées à confirmer ou à soutenir des
politiques publiques déjà arrêtées, à donner une allure de
scientificité à des décisions qui n’en sont pas. Ou lorsque
le monde politique fait des découvertes sur le cerveau et
ses fonctions un usage simpliste, en prétendant tenir la
solution à des problèmes en réalité encore ouverts. Des
citoyens avertis et exigeants représentent une condition
nécessaire pour orienter l’utilisation des neurosciences
dans la bonne direction. Mais il faut une oreille bien
éduquée pour résister aux sirènes des marchands de
solutions faciles... Or l'intérêt que nous portons aux
sciences du cerveau est pour le coup une arme à double
tranchant. Si, d’un côté, il peut faire de nous des citoyens
plus informés, de l’autre, il risque d’être lui-même biaisé
par des tendances de notre raisonnement à faire obstacle
à une approche raisonnée et judicieuse.

Les «inside traders»


Neurophilie
La pénétration des neurosciences dans la culture populaire
a sensiblement augmenté après les années 1990, tout
comme l'intérêt des chercheurs pour les neurosciences.
On remarque à la fois une présence croissante d'images

190
LES MYTHES SUR LE CERVEAU :POURQUOI ILS EXISTENT ET PERSISTENT

du cerveau dans la presse populaire et une prolifération


de plus en plus importante des « neuro-étiquettes »
pour de nouveaux domaines de recherche — qui vont
de la neuro-éthique à la neuro-éducation, de la neuro-
justice à la neuro-économie et au neuro-marketing,
jusqu’à la neuro-architecture. Au point qu’on pourrait
penser être victimes d’une épidémie de «neurophilie»,
voire de «neuromanie ». Bien qu’on puisse considérer
cet intérêt marqué pour les neurosciences comme une
conséquence du battage médiatique — notamment à
l'issue de la décennie du cerveau et de ses initiatives -,
cette neurophilie a aussi des bases naturelles et internes.
Nous sommes biologiquement programmés pour tirer
parti du regard d'autrui, et en extraire des informations
sur ses états mentaux (ce qu'il pense, désire, ressent).
Lorsqu'on observe une scène peuplée d'êtres humains,
notre regard a tendance à se poser sur leurs yeux et
sur leur bouche — particulièrement sur les yeux (cette
tendance peut être absente chez des sujets «neuro-
différents », notamment chez des personnes autistes).
Dans notre cerveau, des circuits de neurones sont destinés
au traitement des informations les concernant. Le bébé,
dès la naissance, est sensible aux formes qui évoquent
un visage. Progressivement se développe sa capacité
de «lecture de l'esprit d'autrui», qui lui permet de
comprendre les autres, de lire leurs intentions à travers

191
MON CERVEAU, CE HÉROS

leurs gestes, de se mettre à leur place cognitivement


(et pas qu'émotivement). Les fonctions et les contenus
du cerveau nous intéressent donc naturellement, et
pas uniquement pour des raisons scientifiques: les
représentations — la «théorie », si l’on veut — que nous
nous en fabriquons guident nos comportements et nos
relations avec les autres. Elles constituent une partie
importante de la cognition, et tous les animaux sociaux les
possèdent à des degrés et selon des modalités différents.
À bien y regarder, donc, la neurophilie pourrait avoir des
bases anciennes et profondément enracinées dans notre
cerveau.
Comme pour d’autres phénomènes naturels, les
comportements, les contenus mentaux nous interpellent,
et nous sommes amenés à fabriquer des explications
pour en rendre compte. C’est notre naturel penchant
scientifique qui se révèle! Le revers de la médaille, c’est
que ces explications ne sont pas toujours scientifiquement
correctes. Nous entretenons des méconceptions dans les
domaines de la physique, de l'astronomie, de la biologie;
ces méconceptions se révèlent à l’âge scolaire, lorsque les
croyances de l'enfant entrent en conflit avec celles du
savoir établi par les adultes; elles peuvent être corrigées
par l'éducation, mais ont tendance à perdurer et à refaire
surface à l’âge adulte, dès que l’occasion s’en présente.
Pourquoi ne serait-ce pas le cas aussi dans le domaine de la

192
LES MYTHES SUR LE CERVEAU: POURQUOI ILS EXISTENT ET PERSISTENT

psychologie? L'universalité des illusions métacognitives


— ces représentations erronées, implicites, à propos de la
mémoire, de l'attention, de la perception, de la raison et de
la prise de décision, dont nous avons parlé au chapitre 2 -
en est la preuve éloquente. Bien qu’ils ne soient pas aussi
universellement partagés que les illusions métacognitives,
les mythes sur les capacités extraordinaires du cerveau et
les neuromythes sont, eux aussi, largement diffusés. Il est
donc probable qu'ils possèdent des caractéristiques qui
les rendent particulièrement «sexy » pour notre cerveau
et qu'ils profitent d’une variété de biais et d'illusions qui
en favorisent la persistance et la transmissibilité.

L'illusion optimiste et la recherche de solutions


faciles à des problèmes compliqués
Le mythe de l’«effet Mozart», ou celui selon lequel nous
n’utilisons que 10 % de notre cerveau, la promesse que la
sur-stimulation des enfants les rendra plus intelligents, les
promesses de solutions faciles (easy fixes) aux problèmes
de l'apprentissage ou à d’autres problèmes liés à notre
fonctionnement mental — tous ces mythes peuvent être
mis en relation avec la vision optimiste selon laquelle
notre cerveau a un grand potentiel non exprimé (dont
nous avons parlé au chapitre 2). Vision optimiste que
nous convoquons en particulier lorsque les choses vont
mal. Dans une étude conduite aux États-Unis, Chip

193
MON CERVEAU, CE HÉROS

Heath (professeur à Harvard de comportement dans


les organisations) et Adrian Bangerter (professeur à
l’université de Neuchâtel, expert en psychologie du
travail et des organisations) ont fait remarquer que
l’«effet Mozart» (encore lui) fait plus facilement la une
des journaux lorsque le système éducatif est en crise. On
trouve plus d’articles sur Mozart et ses miracles dans les
pays dont les résultats des élèves aux tests nationaux sont
en bas de l’échelle, le salaire des enseignants moins élevé
(signe que le système éducatif reçoit moins d'attention
de la part des institutions que cela ne serait nécessaire).
Les enseignants peuvent donc être des proies faciles pour
les légendes scientifiques sur l'apprentissage, notamment
lorsque les choses ne se passent pas bien, lorsque les
problèmes qui les concernent sont déconsidérés au niveau
politique et social, ou en l'absence de réponses efficaces.
Mais attention! Ces considérations ne se limitent pas
au monde de l’éducation: une variété de préoccupations
— anciennes ou nouvelles — est susceptible de déclencher
l'effet «Je veux y croire». Avec l'augmentation de
l'espérance de vie et la crainte de finir ses jours sans toutes
ses capacités, les produits et pratiques miracle pour vieillir
en forme, physiquement et cognitivement (la fameuse
«gymnastique cérébrale ») se multiplient. Et, dans le
futur, d'autres préoccupations pourront déclencher
d’autres mythes. Un exemple: face aux migrations

194
LES MYTHES SUR LE CERVEAU : POURQUOI ILS EXISTENT ET PERSISTENT

importantes des individus d’un pays à un autre l'intérêt


pour le multilinguisme s'accroît. Jusqu’à très récemment,
le bilinguisme donnait plutôt lieu à des préoccupations
et à des solutions négatives: il était considéré comme
une pratique à risque — notamment pour les enfants
d'âge scolaire et préscolaire -, et les parents avaient
tendance à bannir la langue maternelle. Aujourd’hui,
revers optimiste de la médaille, on cherche à mettre en
valeur les effets positifs du multilinguisme - concernant
notamment les capacités d’autorégulation, la flexibilité
mentale, le vieillissement cognitif. Une équipe canadienne
a notamment fait la une des journaux en annonçant
qu'en moyenne, les signes de la maladie d'Alzheimer
se manifestent plus tard chez des personnes qui parlent
plusieurs langues. Ce genre d’études — très intéressant
en soi — peut facilement faire l’objet d’exagérations et
inspirer des remèdes aussi miraculeux que non testés.
Notre tendance optimiste risque quant à elle d’y ajouter
une couche de couleur rose... Prudence.

Des idées difficiles à oublier


Un ami m'a raconté une histoire ; c’est arrivé à l’un de ses amis.
Cet ami était à une conférence aux États-Unis, et le deuxième
soir, pour se détendre, il est sorti avec les autres participants à
la conférence. Ils sont allés dans un bar, ont un peu trop bu; lui,
il a offert à boire à une fille au comptoir et ils ont fini ensemble

195
MON CERVEAU, CE HÉROS

dans sa chambre d'hôtel. Le matin, en revanche, il s’est réveillé


seul.… dans la baignoire, mort de froid. Pour cause :la baignoire
était pleine de glaçons. Il avait mal au dos — partout à vrai dire.
Il s'est aperçu qu'à côté de la baignoire il y avait un téléphone
et un numéro écrit sur un papier. Lorsqu'il a appelé, une voix
féminine lui a répondu en annonçant qu'elle était infirmière
dans un certain hôpital. Il a bafouillé qu'il venait de trouver
le numéro, a cherché à décrire sa situation. La voix s’est raïdie
au téléphone: « Touchez votre dos, des deux côtés. Avez-vous
une cicatrice ? » Oui, en effet, sur le flanc, et ça faisait mal.
« Attendez, ne bougez pas, on arrive.» Cette fois, c'était la voix
d'un médecin. À l'hôpital où on l'a conduit, on lui a expliqué
qu'il n'était, malheureusement, pas le premier à passer ce genre
d'appel: depuis quelque temps, une femme — parfois blonde,
parfois brune — attire des hommes seuls dans les bars, les drogue
et attend l’arrivée d'une bande de criminels spécialisés dans le
vol d'organes — de reins pour être tout à fait précis —, qui sont
ensuite revendus au marché noir. L'ami de mon ami en avait
été la victime.
Rien n’est vrai dans cette histoire, c’est une légende
urbaine.
Les légendes urbaines n’ont pas de fondement mais,
en dépit de cela, sont largement diffusées et voyagent
facilement par le bouche à oreille. Elles sollicitent nos
préoccupations, peurs, espoirs. Elles fourmillent de détails,
notamment de type personnel et émotionnel, sont riches

196
LES MYTHES SUR LE CERVEAU :POURQUOI ILS EXISTENT ET PERSISTENT

d'images visuelles. Elles possèdent une forme narrative.


Leurs sources sont opaques (souvent caractérisées par le
dispositif AFOAF :a friend of a friend — «l'ami d’un ami»).
Elles peuvent mettre en avant des idées contre-intuitives
(ainsi celle qu’il y aurait des crocodiles dans les égouts
de New York ou de Paris). Ces caractéristiques donnent
aux légendes urbaines, et à d’autres anecdotes, une prise
particulière sur notre fonctionnement cognitif, qui les
rend mémorables et fait qu’on a du mal à s’en débarrasser.
Les mythes sur le cerveau empruntent, parfois, certaines
caractéristiques aux légendes urbaines, notamment leur
caractère concret, personnel. L'enseignant qui a adopté
les exercices physiques de la kinésiologie éducative
(Brain Gym", par exemple), l'individu qui a choisi une
méthode d’entraînement cérébral à l'ordinateur (que ce
soit l'entraînement cérébral du Dr Kawashima ou une
autre méthode moins «commerciale ») sont en effet prêts à
livrer une histoire riche en émotions, en détails évocateurs,
bien plus mémorables que les statistiques négatives
tirées de méta-analyses. Dans le chapitre 2, nous avons
évoqué la tendance à nous appuyer davantage sur les cas
concrets qui nous viennent à l'esprit, sur les anecdotes,
les récits personnels ou les informations récentes plutôt
que sur les statistiques — une attitude qui correspond à
ce qu’on appelle un «biais de disponibilité». Le biais de
disponibilité pourrait donc en partie expliquer la force de

197
MON CERVEAU, CE HÉROS

persuasion des méthodes miracle et d’autres anecdotes


sur le cerveau — indépendamment de leur valeur pratique
et scientifique. Nous oublions par la suite où nous avons
entendu parler de ce produit — était-ce via une source
scientifique ou un article dans la presse populaire? — et
retenons l'impression de quelque chose «qui marche»
(c’est ce que l’on appelle l’«amnésie des sources »).
D'autres mythes, comme ceux sur les pouvoirs
extraordinaires du cerveau, empruntent plutôt le côté
contre-intuitif propre à certaines légendes urbaines aussi
bien qu'aux croyances religieuses — encore plus largement
diffusées. Les exceptions aux règles (à nos attentes) se
prêtent en effet particulièrement bien à la mémorisation,
à être retenues, transmises et donc à devenir des idées
répandues. Le cas du fantôme qui traverse les murs est
exemplaire du succès d'idées contre-intuitives qui violent
l'intuition qu'aucun objet solide ne peut en pénétrer un autre
également solide — intuition que les bébés possèdent déjà.
Mais cela pourrait aussi s'appliquer aux tables qui bougent
et aux objets qui se plient sans contact physique. Ces mythes
pourraient donc bénéficier d’un succès particulier non pas
en vertu de leur crédibilité, mais justement en vertu d’un
double attrait: celui de concerner des domaines sur lesquels
existent des intuitions fortes universelles (ce qui les rend
susceptibles d’être très largement transmis) et celui de défier
ces intuitions (ce qui les rend faciles à retenir).

198
LES MYTHES SUR LE CERVEAU :POURQUOI ILS EXISTENT ET PERSISTENT

Le rôle des heuristiques et des biais dans le succès


des mythes: le biais de confirmation
D’autres illusions heuristiques, biais d'ordre cognitif
peuvent influencer notre manière d'interpréter les faits,
d'évaluer les informations et de les utiliser’. Le biais de
confirmation, par exemple, consiste à rechercher de manière
privilégiée des informations qui s'accordent avec nos
idées ou à interpréter les nouvelles informations d’une
manière qui confirme nos croyances antérieures. Le biais
de confirmation a l'avantage, d’une part, de nous aider à
résoudre les conflits entre des informations discordantes
en nous confortant dans nos propres opinions et, d'autre
part, de nous rendre plus aptes à défendre nos opinions
et à suivre notre ligne de conduite. Ces avantages sont
cependant à double tranchant: en même temps qu'ils
«stabilisent » nos idées, ils gênent l'évaluation de celles
des autres. Quelqu'un qui adhère à des croyances dans
les pouvoirs extraordinaires sur le cerveau aura ainsi
tendance à enregistrer les informations qui confirment

2. Rappelons que les illusions sont des phénomènes systématiques


qui concernent l'estimation ou l'interprétation de faits réels, dont tout
le monde peut être victime et qui intéressent autant la perception
que la cognition. Les heuristiques et les biais sont des raccourcis, des
règles rapides pour la prise de décision, qui fonctionnent de manière
automatique et peuvent, dans certaines conditions, produire des
déviations du raisonnement considéré comme rationnel. Nous les
avons rencontrés au chapitre 2, en discutant de notre « irrationalité
rationnelle ».

199
MON CERVEAU, CE HÉROS

l'existence des effets espérés et à ne pas remarquer


les données contraires, voire à ne pas les rechercher.
Cette attitude est renforcée par la «personnalisation »
qui caractérise maintes applications numériques, et
notamment la navigation sur des sites Web. Capables
de garder en mémoire et d'analyser nos recherches
préalables, nos achats, leur localisation, les moteurs
de recherche et les sites de vente nous proposent des
produits et des informations conformes à nos recherches
précédentes, à nos achats préalables — des informations
«calibrées ». Pas facile de découvrir quelque chose de
nouveau et d’inattendu, de tomber par sérendipité sur une
découverte accidentelle, liée au hasard — ou même d’être
confrontés à des idées différentes de celles qui sont déjà
les nôtres !Si le biais de confirmation est difficile à contrer
— les scientifiques en souffrent aussi, la connaissance ne
semble pas être un remède suffisant —, il faudrait au
moins que nous soyons plus vigilants quant à la manière
dont nos expériences sont personnalisées, à notre insu.

Les biais de conformité


Pour lui garantir une longue vie et du succès au sein de
notre culture, il ne suffit pas qu’une idée soit capable
de convaincre un individu et de coller à son esprit. Un

3. D'où l'importance du travail en groupe, de la coopération — et de


la compétition — entre équipes de chercheurs.

200
LES MYTHES SUR LE CERVEAU : POURQUOI ILS EXISTENT ET PERSISTENT

autre biais, celui de conformité, contribue à faire en sorte


qu'une idée nouvelle — une nouvelle variante culturelle
— gagne la partie sur d’autres: que cette idée soit en
quelque sorte sélectionnée au détriment d’autres idées
— qui ne sont, en principe, ni meilleures ni pires —, et
qu'elle soit transmise et se diffuse au sein d’un groupe
d'individus. On devrait en réalité parler d’un «groupe
de biais », car ce qu’on appelle «biais de conformité » agit
à travers différents mécanismes: soumission à l’autorité,
révérence au prestige, mais aussi imitation des membres
du groupe qui ont plus de succès dans tel ou tel domaine,
et conformité au groupe au sens étroit du terme. On a ainsi
remarqué que le simple fait de répartir des individus dans
deux groupes -— les uns habillés avec un tee-shirt bleu, les
autres avec un tee-shirt rouge — faisait que les individus
en bleu avaient tendance à sous-estimer l'intelligence
des individus en rouge, tout comme leur sympathie. De
même que le fait de devoir «sortir du groupe» (opt-out)
diminuaïit les probabilités de faire un certain choix. Une
histoire tirée de la Seconde Guerre mondiale, racontée
par Gerd Gigerenzer, psychologue cognitif, qui s'intéresse
particulièrement aux heuristiques et aux biais cognitifs,
en fournit un dramatique exemple. Lorsque l’ordre est
donné à un bataillon de police de détruire un village, le
chef sent que ses hommes sont perturbés par le massacre
qui leur a été commandé. Il décide de leur laisser le choix,

201
MON CERVEAU, CE HÉROS

mais il le fait probablement de la mauvaise manière: il


annonce que tous ceux qui ne veulent pas faire partie du
groupe qui s’adonnera à l’horrible action peuvent, sans
crainte de sanction, faire un pas en avant et s’y soustraire.
Deux seulement s’excusent. Le groupe reste soudé. Que se
serait-il passé si Le pas en avant signifiait plutôt décider de
faire partie du groupe des bourreaux ? D’autres exemples
suggèrent la réponse: les pays où, pour donner ses
organes, il suffit de ne rien faire (alors que pour ne pas
donner, il faut «sortir du groupe») sont aussi les plus
«généreux ». Une idée peut donc être facilement acceptée,
indépendamment de sa valeur intrinsèque, juste parce
qu'elle porte la signature de notre groupe d'appartenance
et que le fait de ne pas s’en éloigner représente pour nous
un moindre effort.

Illusions de causalité
Vous souvenez-vous de l’«effet Moozart» et de la
production de lait supposée augmenter grâce à la musique
de Mozart? J'ai évoqué à cette occasion le problème de
bien distinguer entre causes, corrélations et coïncidences.
Malheureusement, cette distinction ne nous est pas très
aisée. Adultes et enfants, nous avons tendance à interpréter
un événement comme causal en vertu de l'existence d’un
lien temporel: à considérer l'événement qui suit comme
un effet de celui qui précède. Des psychologues ont

202
LES MYTHES SUR LE CERVEAU : POURQUOI ILS EXISTENT ET PERSISTENT

voulu comprendre si cette tendance cognitive naturelle


et universelle pouvait influencer le succès de remèdes,
de superstitions, de mythes, non fondés sur la réalité. Ils
ont fait lire à leurs 108 participants un texte concernant
un médicament (fictif) censé soigner un syndrome
(fictif). Le texte affirme que l’état de santé des malades
s'est amélioré après la prise du médicament. Mais aussi
qu'il s’est amélioré pour les malades qui n’ont pas pris
le médicament. En dépit de cette seconde information,
les participants ont tendance à considérer le médicament
comme efficace. Leur biais de causalité influence donc
leur jugement. Ce biais peut être atténué en fournissant
des informations supplémentaires: communiquer aux
participants à l'étude des informations concernant
l'échantillon testé et le nombre de personnes qui se sont
remises de la maladie sans prendre le médicament réduit
l'illusion de causalité. Le biais peut aussi être influencé par
la manière de formuler la question: ainsi, le fait de parler
d'efficacité (« le médicament est-il efficace ?») semble
induire plus d’erreurs que celui de parler de causalité
(« est-ce que le médicament cause la guérison ?»>). On
peut donc espérer contrer les effets néfastes de l'illusion
de causalité grâce à une information plus correcte et
éthique. Mais cette considération ne s'applique que si
des tests existent qui permettent de mesurer les effets des
produits, pratiques ou stratégies «basés sur le cerveau ».

203
MON CERVEAU, CE HÉROS

En l'absence d'évaluations objectives et rigoureuses,


il est impossible d'établir si c’est le cas, ou si l'effet est
seulement dans le regard de celui qui l’observe.…

Séparer le bon grain de l’ivraie:


des difficultés objectives
Parlez-vous scientifique ?
Plusieurs organisations et institutions au niveau national
et international cherchent à favoriser le développement
d’une vraie littératie scientifique, auprès des enfants
scolarisés et des adultes. La littératie scientifique ne se
limite pas à la maîtrise d’un certain nombre de contenus
scientifiques, considérés comme fondamentaux pour
comprendre le monde naturel et ses phénomènes -— les faits
et théories que la recherche scientifique à pu dévoiler et
construire jusqu'ici. Elle comprend de manière essentielle
les méthodes et les procédés de la science — la nature
même de la démarche et de la connaissance scientifiques.
Comment de nouvelles connaissances scientifiques
sont-elles produites, par quelles méthodes, procédures,
modalités ? Quelle est la nature d’un test objectif, et à
quelles conditions une expérience peut-elle être considérée
comme susceptible d'éclairer un phénomène ou ses
causes ?Comment appréhender l'incertitude qui affecte
de manière plus ou moins importante telle méthode de

204
LES MYTHES SUR LE CERVEAU :POURQUOI ILS EXISTENT ET PERSISTENT

recherche, tel résultat? La science n’étant pas limitée à


une collection de connaissances, l'éducation à la science se
doit d'inclure une instruction conséquente à la démarche
scientifique et à la nature des connaissances produites par
cette démarche. La personne qui possède une littératie
scientifique sait appréhender de manière critique des
assertions autres que celles entendues à l’école ou écrites
dans les manuels; elle sait transposer au monde réel et à
la vie de tous les jours cette compréhension, et a acquis
une motivation à le faire. |
Il serait cependant illusoire — et erroné — de penser
que chacun de nous pourrait et devrait soumettre chaque
assertion — qu'il ou elle entendrait, lirait, rencontrerait
dans un contexte social — à examen et test, avant de
pouvoir l’accepter et l’adopter (et éventuellement la
transmettre). Ce serait pousser le scepticisme (la suspen-
sion de la croyance en des assertions reçues) bien au-delà
de sa limite productive: celle qui permet de ne pas gober
toutes les histoires qui nous sont racontées et qui consiste
à être exigeants quant à nos sources et aux preuves ou
arguments arborés. La science est aussi une base de
connaissances qui se sont accumulées au cours du temps,
dotée d’une cohérence interne et sur laquelle on peut se
fonder pour agir et pour prendre des décisions informées.
Cela signifie aussi que nous sommes censés, du moins en
partie, lui faire confiance.

205
MON CERVEAU, CE HÉROS

Le problème se pose alors de distinguer entre affir-


mations fondées sur la science et affirmations pseudo-
scientifiques“. La capacité d'opérer cette distinction ne
dépend pas que de nos connaissances et compétences
et de la bonne volonté de ceux qui communiquent la
science. D’autres processus sont en jeu, qui se situent en
quelque sorte entre notre cerveau — avec ses mécanismes
pour appréhender de nouvelles informations, y compris
ses biais, heuristiques, illusions — et les agents externes qui
mettent l'information en circulation.

Beaucoup de bruit
Une difficulté que nous rencontrons tous lorsqu'il s’agit
de séparer le bon grain de l’ivraie dans l'information
médiatique est qu'il y en a beaucoup, de toutes sortes.
Cet accès facile à l'information — qu’elle soit pertinente
ou non — constitue un défi pour nos pauvres cerveaux
et demande une prise de conscience, et d’action,
conséquente. Comment s'assurer que les informations
reçues sont, du moins en grande partie, véridiques et

4. Il existe plusieurs définitions du mot « pseudoscience »: certaines


font plutôt référence au fait que les méthodes rigoureuses de la science
ne sont pas appliquées, d’autres au fait que — bien que les méthodes
soient appliquées — aucun résultat positif n’a été obtenu, d’autres
au fait qu'une théorie explicative cohérente en est absente, d’autres
encore à un manque d'éthique dans la recherche.

206
LES MYTHES SUR LE CERVEAU :POURQUOI ILS EXISTENT ET PERSISTENT

utiles? Pour vous convaincre que ce n’est pas évident,


tentez les deux expériences suivantes.
— Expérience 1: cherchez à trouver une réponse
satisfaisante, scientifiquement fondée, à des questions
d'intérêt général, comme «manger des fruits et des
légumes tous les jours est-il bon pour la santé?» «la
musique a-t-elle un effet positif sur les performances
en mathématiques ? » «est-il souhaitable de se vacciner
contre la grippe?»
— Expérience 2: cherchez à évaluer la qualité de
l'information de sites Web qui parlent en faveur/en
défaveur de l’un des mythes que vous avez rencontrés
dans ce livre.
Très vite, vous allez vous apercevoir que vous avez du
mal à trier les informations disponibles : elles sont trop
nombreuses. Certaines vous paraissent plus convaincantes
que d’autres — peut-être est-ce parce qu’elles vont dans la
même direction que vos idées: le biais de confirmation
parlerait-il en vous? Souvent, les arguments ne sont pas
présentés de façon satisfaisante : qui est l’auteur de ce
texte ? Sur quelles données se base-t-11? Comment ces
données ont-elles été obtenues ?Comment les évaluer?

5. Ces deux expériences ont été réalisées dans le cadre d’un cours de
master en sciences cognitives de l’École normale supérieure de Paris.
La première est inspirée d’une idée de Roberto Casati, directeur de
recherches à l'institut Jean Nicod, département d’études cognitives,
de l'ENS de Paris.

207
MON CERVEAU, CE HÉROS

Y en a-t-il d’autres non rapportées par l’auteur? Il n’est


pas facile de répondre à ces questions. Et, à un certain
moment, on se retrouve de toute manière avec un

problème: celui de décider si on fait confiance ou non à


l’auteur. Comment décider alors à qui faire confiance?

À qui faire confiance ?


Les raisons pour lesquelles on fait confiance à quelqu'un
(personne amie ou inconnue, institution, média) sont tout
sauf triviales. En discutant du mythe du 10% j'ai évoqué
la possibilité que le mythe soit attribué (à tort) à des mots
prononcés par Albert Einstein. J'ai également indiqué que
même si Einstein avait prononcé ces mots, il n'aurait pas
dû faire autorité dans le domaine des neurosciences, qui
n'étaient pas du tout son domaine. Il n’existe pas d'experts
universels, et les scientifiques ne sont certainement pas
une exception à la règle: chaque fois qu’ils se prononcent
sur des contenus qu'ils ne maîtrisent pas de par leur
recherche, leurs opinions sont susceptibles d’avoir la
même valeur scientifique que les opinions de Monsieur
ou de Madame Tout-le-monde. Cela est d'autant plus
vrai à une époque où la science regroupe un ensemble
de domaines de recherche — et de méthodes de recherche
— extrêmement variés. Si le scientifique de profession
possède certes l'avantage de connaître les rouages de la
recherche scientifique - méthodologiques mais également

208
LES MYTHES SUR LE CERVEAU : POURQUOI ILS EXISTENT ET PERSISTENT

politiques et institutionnels -, nombreux sont les exemples


de scientifiques qui nous surprennent par leur ingénuité
ou leur confiance excessive en leurs idées. Il existe même
une expression pour désigner les scientifiques lauréats
du prestigieux prix Nobel (attention: il ne s’agit pas de
l'IgNobel!) qui, suite à l'obtention du prix, se sont lancés
dans des poursuites très, trop aventureuses du point
de vue scientifique: la maladie des lauréats du prix Nobel.
Le plus connu parmi les lauréats à s'être entiché d’une
idée à maintes reprises démentie par les faits (par des
expériences rigoureuses, reconduites, concordantes dans
leurs résultats) est le géant de la chimie, Linus Pauling. Il
s'était convaincu que la vitamine C pouvait prévenir, voire
guérir cancer comme rhume commun, et il avait mal réagi
face aux études scientifiques randomisées, contrôlées selon
les critères les plus stricts de la meilleure médecine, qui
ne confirmaient pas ses théories — soufflées d’ailleurs par
un médecin sans scrupules. Cela ne diminue en rien les
apports de Pauling à des branches de la science qui vont
de la chimie à la biologie, mais nous rappelle qu'un géant
de la science est et reste un être humain.

Difficultés liées à la nature de la science


Avec son raisonnement et ses méthodes, la science
avancée, professionnelle possède d’ailleurs plusieurs
caractéristiques qui la rendent, en quelque sorte,

209
MON CERVEAU, CE HÉROS

«antinaturelle» pour notre cerveau. La compréhension


scientifique de la nature entre souvent en conflit avec nos
croyances préalables — elle se fait donc contrer par notre
biais de confirmation. Elle peut entrer en conflit avec nos
désirs et nos espoirs — donc avec nos illusions optimistes.
Elle amène à prendre en compte des entités qui ne font
pas partie de nos intuitions et qui ne se comportent
comme aucune des entités que nous avons l'habitude
de prendre en compte, même en les «tordant» un peu —
d’où le recours aux simplifications, aux métaphores. Une
vision scientifiquement informée demande en outre de se
familiariser avec les outils, les pratiques, les procédés de
la science — la nature de la science et de la connaissance
scientifique dont nous venons de parler.
Or, cette familiarisation peut achopper sur le «paradoxe »
des vérités provisoires. Les connaissances scientifiques
s'enrichissent au fil de l’évolution des méthodes de
recherche (dans le domaine de la cognition, les méthodes
permettant d'étudier les connaissances et le raisonnement
des très jeunes enfants, par exemple); des technologies (il
suffit de penser à celles, récentes, d'imagerie cérébrale) ;
de l'apparition de nouvelles idées, du dépassement de
biais et de conditionnements culturels qui court-circuitent
notre raisonnement. Elles peuvent donc changer avec le
temps. Nous en avons rencontré des exemples: l’évolution
des idées sur les périodes sensibles, sur la plasticité, sur

210
LES MYTHES SUR LE CERVEAU: POURQUOI ILS EXISTENT ET PERSISTENT

le rôle des régions apparemment silencieuses du cerveau


(avant qu'on en découvre le rôle central dans l’association
entre idées, le raisonnement, la pensée, la mémoire.….).
Cela peut donner la fausse impression que la science
n’est qu’une collection d'opinions changeantes, qu’au
fond toutes les opinions se valent et sont relatives à une
époque, à une culture particulières. Qu'on ne peut pas
faire confiance à la science - du moins pas plus qu’à
d’autres «relais d'opinion». Cependant, et en dépit de
l’utilisation massive du terme de «révolution scientifique »,
la marche de la science procède en construisant sur les
connaissances préalables, que des scientifiques brillants et
courageux utilisent, questionnent, font avancer vers une
compréhension plus large et plus profonde de la réalité.
La connaissance scientifique — l’ensemble de connaissances
cohérentes, sur lesquelles il existe, à une époque, un large
consensus — modifie ses idées, elle ne les annule pas. On
peut donc raisonnablement penser que les connaissances
scientifiques largement acceptées aujourd’hui ne seront pas
révoquées dans un futur proche. Parce qu’elles ne sont pas
relatives à une époque et à un lieu, mais sont, chaque fois,
le produit des meilleures méthodes d’observation de la
réalité disponibles, et constamment mises à jour pour se
distancier le plus possible des biais qui influencent notre
raisonnement et notre perception, et se rapprocher de plus
en plus de la réalité.

211
MON CERVEAU, CE HÉROS

Difficultés liées à la nature de l'esprit critique


Il faut enfin, et pour terminer, démystifier la croyance selon
laquelle, pour apprendre à «bien penser» ou à penser de
manière plus critique, scientifique, on n’a pas besoin de
connaissances scientifiques factuelles particulières. En
réalité, maintes études (concernant notamment l'éducation
à la pensée critique et scientifique) suggèrent que la pensée
est fortement ancrée aux contenus sur lesquels elle s'exerce.
D'un côté, nous comprenons tous mieux un texte lorsque
son contenu nous est familier, fût-ce un article de sport. De
l’autre côté, même des scientifiques ont du mal à échafauder
un protocole de test pour un domaine de recherche qui n’est
pas le leur. Se familiariser avec les pièges du raisonnement et
de la rhétorique, connaître et savoir reconnaître les biais et les
illusions cognitives, pratiquer des démarches d'investigation
sont probablement des conditions nécessaires pour adopter
une attitude scientifique. Mais, à l'évidence, elles ne sont pas
suffisantes pour nous garder des croyances irrationnelles,
des mythes et de la pseudoscience — sur le cerveau ou sur
d’autres sujets. Pour pouvoir juger de la plausibilité d’une
idée neuroscientifique, un bagage de connaissances sur le
cerveau, ses fonctions, est également requis.

En conclusion
Les idées que nous avons, les croyances que nous entretenons
sont, dans beaucoup de cas, l'effet de la transmission

21172
LES MYTHES SUR LE CERVEAU :POURQUOI ILS EXISTENT ET PERSISTENT

culturelle: nous les tenons d’autres personnes, qui nous en


ont parlé, qui les ont écrites; nous les acquérons à l’école ou
en écoutant les discours des autres. Plusieurs agents externes
jouent en faveur des mythes sur le cerveau. Du point de
vue de la couverture médiatique: la tendance à diffuser des
informations non pertinentes, l’omission d'informations
pertinentes, le sensationnalisme. Mais aussi: l'engagement
encore trop timide des scientifiques dans la médiation et la
communication, et l'existence d'intérêts commerciaux forts.
Ensemble, ces agents contribuent à mettre en circulation —
plus ou moins volontairement — des idées sur le cerveau
qui ne correspondent pas à la réalité. Pour que des mythes
rentrent dans notre esprit et y restent «collés», il ne suffit
cependant pas que quelqu'un les y souffle. Dans plusieurs
cas, cela n’est même pas nécessaire. Un engouement
certain pour le cerveau, la séduction de solutions faciles
à des questions compliquées, des illusions et des biais du
raisonnement, une éducation scientifique insuffisante
concourent au maintien et au succès des fausses croyances
concernant le cerveau. Une meilleure connaissance de
la cognition humaine, de nos systèmes de transmission
culturelle peut alors permettre de mieux comprendre le
succès des mythes. Inversement, l'étude des mythes —
lesquels perdurent, comment ils circulent — peut permettre
de mieux appréhender nos dispositions cognitives. Mais
peut-on se protéger des mythes? Telle est la question.

213
MON CERVEAU, CE HÉROS

Références
Des problèmes de communication :trop d'info nuit à l'info
— À propos de neuro-éthique et d'imagerie cérébrale: Racine, E., Bar
Ilan, O, Illes, J. (2005). « FMRI in the Public Eye». Nature Reviews
Neuroscience, 6, 9-14; Farah, M]. & Hook, C.]. (2013). « The seductive
allure of “seductive allure” ». Perspectives in Psychological Science,
8, 88-90 ; McCabe, D.P, Castel, A.D. (2008). «Seeing is believing :
the effect of brain images on judgments of scientific reasoning ».
Cognition, 107, 343-52 ; Skolnick Weisberg, D. Keil, FC., Goodstein, J.,
Rawson, E., Gray, J.-R. (2008). «The seductive allure of neuroscience
explanations ». Journal of Cognitive Neuroscience, 20(3), 470-477. Voir
aussi les livres: Farah, M. (2010). Neuroethics. Cambridge, MA: The
MIT Press; Gazzaniga, M. (2005). The Ethical Brain. Dana Press.
— L'expérience avec la photocopieuse est décrite dans: Langer, E. J., Blank,
A. & Chanowitz, B. (1978). « The mindlessness of ostensibly thoughtful
action: the role of “placebic” information in interpersonal interaction ».
Journal of Personality and Social Psychology, 36(6), 635-642.

Des problèmes de communication de l'information : trop peu


— Le cas du «saumon dans la machine » est décrit dans: Bennett, C.M.,
Baird, A.A., Milleran, M.B., Wolford, G.L. (2010). «Neural correlates
of interspecies perspective taking in the post-mortem atlantic
salmon :an argument for proper multiple comparisons correction ».
Journal of Serendipitous and Unexpected Results, 1, 1-5.

Du sensationnalisme
— Pour une discussion sur la reproductibilité en psychologie: Meyer,
M. & Chabris, C. (2014). «Why psychologists’ food fight matters ».
Slate, 31/6/2014.

Des scientifiques encore trop peu engagés


- L'histoire des images du cerveau des votants potentiels a fait l'objet
de deux articles dans le NY Times (une contribution Op-Ed et une

214
LES MYTHES SUR LE CERVEAU : POURQUOI ILS EXISTENT ET PERSISTENT

lettre signée par 17 neuroscientifiques) : «This is your brain on


politics », Op-Ed du 11 novembre 2007; « Brain and politics», lettre
à l'éditeur du 14 novembre 2007.

Des intérêts commerciaux et politiques


— Le succès de Don Campbell est raconté, entre autres, par: Dowd,
W. (2008). «The myth of the Mozart effect ». ESkeptic, 6 février 2008.
— Les rapports cités sont OECD-CERI (2000) : Understanding the Brain :
Towards a Learning Science. Paris: OECD ; OECD-CERI (2007):
Understanding the Brain :The Birth of a Learning Science. Paris :OECD;
Royal Society (2011). Brain Waves. Neuroscience and the Law. London:
Royal Society ; Royal Society (2011). Brain Waves. Neuroscience Conflict
and Security. London: Royal Society; Royal Society (2012). Brain
Waves. Neuroscience society and policy. London: Royal Society ; Royal
Society (2011). Brain Waves. Neuroscience: Implications for Education
and Life-Long Learning. London: Royal Society.

Neurophilie
- Sur la neurophilie, l’article d’un neurologue: Fuller, G.N. (2012).
«Neurophilia: a fascination for neurology — a new syndrome ».
Practical Neurology, 1245), 276-8. Et un livre de deux psychologues:
Legrenzi, P. & Umiltà, C. (2011). Neuromania. On the Limits of Brain
Science. Oxford :Oxford University Press.
— Sur la cognition sociale :Gopnik, A. (2012). Le Bébé philosophe. Paris:
Le Pommier; Bloom, P. (2005). Descartes’ Baby. New York, NY: Basic
Books; Tomasello, M. (2009). Why We Cooperate. Cambridge, MA:
MIT Press.

L'illusion optimiste et la recherche de solutions faciles


à des problèmes compliqués
— Voir les notes bibliographiques concernant l'illusion optimiste au
chapitre 2.

215
MON CERVEAU, CE HÉROS

_ Pour le rôle de l'illusion optimiste dans le succès des mythes, voir:


Bangerter, A. & Heath, C. (2004). «The Mozart effect: Tracking the
evolution of a scientific legend». British Journal of Social Psychology, 43,
605-623; Lorant-Royer, S. Spiess, V. Goncalves, J., Lieury, A. (2008).
«Programmes d'entraînement cérébral et performances cognitives :
efficacité, motivation. ou «marketing »? De la Gym-Cerveau au
programme du Dr Kawashima». Bulletin de psychologie, 61(6), 498, 531-
549.
— L'étude citée concernant les bénéfices du multilinguisme est décrite
dans: Bialystok E. (2011). «Reshaping the mind: the benefits of
bilingualism». Canadian Journal of Experimental Psychology, 65(4), 229-35.

Des idées difficiles à oublier


— Sur les légendes urbaines: Brunvand, J.H. (2002). Encyclopedia of
Urban Legends. New York, NY: W. W. Norton & Company; Brunvand,
J.H. (1981). The Vanishing Hitchhiker. New York, NY: W. W. Norton
& Company. Sur les idées qui collent à l'esprit, comme les légendes
urbaines, Heath, C. & Heath, D. (2007). Made to Stick: Why Some Ideas
Survive and Others Die. New York, NY: Random House.
— Le biais de disponibilité est notamment décrit dans: Tversky,
A. & Kahneman, D. (1973). « Availability: a heuristic for judging
frequency and probability ». Cognitive Psychology, 5(2), 207-232. Voir
la note bibliographique sur les biais de raisonnement au chapitre 2,
notamment les textes de Kahnemann.
— Sur la transmission culturelle des idées: Sperber, D. (1996). La
Contagion des idées. Théorie naturaliste de la culture. Paris: Odile
Jacob; Richerson, PJ. & Boyd, KR. (2004). Not by Genes Alone - How
Culture Transformed Human Evolution. Chicago, IL: University of
Chicago Press; sur la mémétique: Dennett, D. (1995). Darwin's
Dangerous Idea. New York, NY: Simon & Schuster: Boyer, P. (2001).
Religion Explained :The Human Instincts That Fashion Gods, Spirits and
Ancestors. New York, NY: Basic Books.

216
LES MYTHES SUR LE CERVEAU :POURQUOI ILS EXISTENT ET PERSISTENT

Le rôle des heuristiques et des biais dans le succès des mythes : le


biais de confirmation
— Voir les notes bibliographiques concernant biais et heuristiques au
chapitre 2.
— Concernant la personnalisation des informations: Pariser, E. (2011).
Filter Bubble. What the Internet is Hiding from You. New York, NY:
Penguin Press.
— Concernant le biais de confirmation qui affecte également les
scientifiques et le fait que, tout en le sachant, on tend à l’ignorer:
Strickland, B. & Mercier, H. (2014). « Bias neglect: a blind spot in
the evaluation of scientific results ». Quartely Journal of Experimental
Psychology, 673), 570-580.

Les biais de conformité


— Sur la transmission culturelle et le rôle du biais de conformité, sur le
prestige, l’imitation sociale: Richerson, PJ. & Boyd, R. (2004). Not by
Genes Alone — How Culture Transformed Human Evolution. Chicago, IL:
University of Chicago Press. Voir aussi le texte de Gigerenzer, cité
dans la note bibliographique sur les biais de jugement au chapitre 2.

Illusions de causalité
- Plus particulièrement sur le rôle de l'illusion de causalité sur
les idées pseudoscientifiques : Matute, H., Yarritu, I. & Vadillo,
M. (2010). «Illusions of causality at the heart of pseudoscience ».
British Journal of Psychology, 102(3), 392-405. Et sur le rôle des biais
sur la pseudoscience et les superstitions :Shermer, M. (2002). Why
People Believe Weird Things: Pseudoscience, Superstition and Other
Confusions of Our Time. Owl Books.

Parlez-vous scientifique ?
— À titre d'exemple, sur la problématique de la littératie scientifique, de
son évaluation et de sa promotion: OECD (2006). Assessing Scientific,
Reading and Mathematics Literacy : À Framework for PISA Programme for

2117
MON CERVEAU, CE HÉROS

International Student Assessment. Paris :OECD. Aussi: Harlen, W. (Ed.)


(2011). 10 Notions-clé pour enseigner les sciences. Paris: Le Pommier.
- Sur l'éducation scientifique, voir: Pasquinelli, E. (2014). Du labo à
l’école. Paris: Le Pommier.

Beaucoup de bruit
— Gloria Origgi discute du problème de la confiance à l'ère de la
communication de masse et du Web et, en particulier, des notions
de responsabilité réciproque et de responsabilité épistémique, de
responsabilité de la part de celui qui accorde sa confiance: Origgi,
G. (2008). Qu'est-ce que la confiance? Paris: Vrin.

À qui faire confiance ?


— Sur la maladie des Prix Nobel, voir: The Skeptic's Dictionary: The
Nobel Disease — retrieved at: http://skepdic.com/nobeldisease.html

Difficultés liées à la nature de la science


— Sur la nature «antinaturelle» de la science: Pinker, S. (2005). Comprendre
la nature humaine. Paris: Odile Jacob; McCauley, R. (2011). Why Religion is
Natural and Science is Not. Oxford: Oxford University Press; Carruthers,
P, Stich,S., Siegal, M. (eds.). The Cognitive Basis of Science. Cambridge:
Cambridge University Press; Wolpert, L. (1994). The Unnatural Nature
of Science. Cambridge, MA: Harvard University Press.

Difficultés liées à la nature de l'esprit critique


— Sur les difficultés d'enseigner et d'apprendre à penser de manière
plus critique ou scientifique: Willingham, D. T. (2007). «Critical
thinking :why is it so hard to teach?» American Educator, 8-19.
— Voir le chapitre dédié à ce theme dans Pasquinelli, E. (2014). Du labo
à l’école. Paris: Le Pommier.

218
FUIR OÙ COMBATTRE ?

Où l'on exprime l'idée qu'il faut chercher à se débarrasser des


mythes et à adopter une attitude vigilante et exigeante vis-à-
vis des multiples sources d'information :non seulement ne pas
être prêt à tout «gober », mais s'engager activement pour une
meilleure qualité de l'information et de l'éducation scientifiques.
Les sciences qui étudient le cerveau et ses fonctions peuvent
jouer un rôle dans l'amélioration de nos choix, de nos pratiques,
des décisions politiques, des stratégies éducatives. Mais pour
cela, il faut tenir «la bonne science »…

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Le combat, sans hésitation
Entre fuir, ignorer les mythes ou les considérer comme
des curiosités inoffensives, voire défendre le droit à croire
en des pouvoirs extraordinaires — mais inexistants -, en
des promesses qui ne peuvent être tenues, et combattre, je
choisis sans hésitation le combat. Et ce pour trois raisons:
primo les mythes sur le cerveau représentent - du moins
de façon indirecte — un risque pour le bien-être; secundo,
les effets négatifs de certains mythes et illusions peuvent
être directs, et évitables ; tertio, les mythes sur le cerveau
représentent une opportunité pour engager une réflexion
sur la science, l'information, la citoyenneté, à partir de cas
pratiques de la vie de tous les jours.

Des risques indirects


Certains mythes peuvent nuire, même si c’est de
manière indirecte. Tout le monde s’accordera pour
dire qu’«entraîner son cerveau» grâce à des produits
commerciaux, à des «musiques pour le cerveau » — jouées
à des bébés ou même à des bananes -, ne peut pas faire de
mal. Même s’il n'existe aucune preuve que ces méthodes
et ces produits tiennent leurs promesses, il n’y a pas trop à
craindre du côté des effets négatifs directs. Toutefois, des
contraintes de temps, d'énergie et de budget nous obligent
à faire des choix souvent exclusifs. Ainsi, chaque fois que
ces méthodes sont adoptées, on court le risque que d'autres

221
MON CERVEAU, CE HÉROS

méthodes — dont l'efficacité est, elle, prouvée — ne le soient pas.


Chaque fois que ces méthodes sont au centre de l'attention,
d'autres méthodes potentiellement efficaces courent le risque de
ne pas faire l'objet de recherches, pour absence de financement
ou d'intérêt. Le cas est analogue à celui de l’homéopathie
(et d’autres «traitements alternatifs » qui ne s'appuient
pas sur des preuves d’efficacité). Si aucun mal direct ne
peut venir de l’ingestion de quelques pilules de sucre,
leur utilisation peut avoir des effets indirects indésirables:
décourager les patients de suivre des traitements fondés
sur des preuves, y compris dans le cas de maladies qui
représentent une menace grave pour la santé (malaria,
HIV); encourager des décideurs politiques à adopter des
remèdes miracle — avec des retombées dramatiques pour
la santé publique aussi bien que pour le financement de
la recherche -— alors que des remèdes efficaces existent
(même s'ils ne font pas de miracles) et peuvent être
perfectionnés.
Autre nuisance indirecte des mythes —- notamment
des neuromythes et des mythes concernant les pouvoirs
extraordinaires du cerveau: comparez l'attitude qui
consiste à «choisir de croire» en des remèdes sans preuve
ni fondement — en des anecdotes — et celle qui consiste
à engager son esprit critique — à se poser des questions
telles que: pourquoi ceci devrait-il être efficace? qui dit
ça ? et comment cela a-t-il été établi? Ces deux attitudes

222
FUIR OÙ COMBATTRE ?

représentent deux manières différentes de faire face au


flot d'informations dans lequel nous baignons chaque
jour un peu plus. Attitude passive pour la première
— d'acceptation de toute nouveauté pour autant qu’elle
soit pleine de promesses, optimiste (up-lifting, disent les
Anglais :capable de nous tirer vers le haut, de soulever
notre esprit avec légèreté), facile à mettre en place ou à
retenir. Attitude active pour la seconde -— d'interrogation
des sources, de prudence et de vigilance. Une attitude
engagée et exigeante — et dans le même temps plus
coûteuse en termes d'efforts, moins «légère » à assumer,
car habitée par la volonté de s’ancrer dans les faits. En
acceptant les mythes sur le cerveau sans les combattre,
ne risque-t-on pas de céder à la première attitude, et de la
généraliser à d’autres situations de notre vie?

Des risques directs


Les illusions que nous entretenons à propos de notre
perception, de notre attention, de notre mémoire, de nos
capacités de jugement et de notre liberté de choix peuvent
nous nuire — et pas qu’indirectement. Elles peuvent nous
conduire à surestimer nos capacités d'attention tout
comme la fiabilité de nos jugements et de nos intuitions.
Les avancées récentes des recherches sur la cognition nous
ont cependant permis d’en prendre connaissance d’une
manière nouvelle, objective: d'identifier les mécanismes

228
MON CERVEAU, CE HÉROS

et les leviers qui nous rendent plus susceptibles de


fabriquer de faux souvenirs, de tomber dans des illusions
perceptives et cognitives, de juger incorrectement de la
probabilité de la survenue d’un événement ou de faire
confiance à quelqu'un qui n’en est pas digne. Il serait
dommage de ne pas exploiter ces connaissances pour
contourner les pièges que nous tend notre cerveau!
Lorsque nous conduisons une voiture, un vélo et que
nous parlons au téléphone, par exemple, notre cerveau
est engagé dans des tâches qui requièrent, en principe,
beaucoup d'attention. Nous pouvons céder à l'illusion
d’être capables de contrôler tout cela, ou admettre ce
que les recherches sur l'attention ne cessent de répéter:
que nos capacités d'attention sont limitées et que les
surestimer est à la fois une attitude commune (fruit d’un
incurable optimisme) et dangereuse — potentiellement
mortelle. Ce genre de connaissance — résultat de recherches
scientifiques aussi rigoureuses que méthodiques - pourrait
et devrait informer nos choix individuels, aussi bien que
ceux de société. Elle pourrait nous aider à concevoir des
situations de travail et d'apprentissage qui taxent moins
nos capacités d'attention, de contrôle, de mémoire déjà
fortement sollicitées. À faire face à la multiplication
des distractions, véhiculées par les omniprésentes
technologies numériques de l'information — et ainsi à
mieux utiliser ces dernières sans avoir à en subir certains

224
FUIR OÙ COMBATTRE ?

effets négatifs. À partir du moment où les méconceptions


sur le cerveau représentent un risque pour notre bien-
être quotidien, les connaissances qui permettent de les
démasquer représentent une véritable opportunité.

Des opportunités
s'en prendre aux explications mythiques et défier les
idées communes va nous conduire vers de nouvelles
connaissances. La volonté de dépasser les explications
mythiques a maintes fois permis de déboucher sur une voie
nouvelle et révolutionnaire par rapport aux connaissances
précédentes. La recherche de bonnes explications
permettant de rendre compte des prétendus pouvoirs
«extraordinaires » du cerveau a contribué à ouvrir la voie
à des perspectives contre-intuitives et inattendues sur
l'attention, la perception, la mémoire, sur les mécanismes
de la conscience et de la suggestion, sur le «libre choix». Ces
perspectives ne sont en rien moins fascinantes que celles qui
font appel à de mystérieux pouvoirs, à l’«extraordinaire. »
Renoncer aux mythes en faveur de la science ne signifie
aucunement renoncer à la poésie ou à l'audace, pour la
réalité. Bien au contraire, cela constitue une incitation à se
diriger vers des territoires encore inexplorés, mal compris,
et à les explorer grâce aux méthodes de la science.
Combattre les mythes constitue aussi un exercice utile
pour soi-même. Au cours de notre voyage au royaume

225
MON CERVEAU, CE HÉROS

des mythes sur le cerveau, nous avons accompli un


exercice critique d'analyse de l’origine des mythes, de
démystification donc, puis nous avons mené une réflexion
sur ce qui rend les mythes résistants et persistants en dépit
de leur fausseté. Nous avons pris en compte différents
obstacles à surmonter ou à contourner pour mieux
penser :agents externes et internes, difficultés objectives.
Or, les stratégies que nous avons employées dans ce
livre sont recyclables pour maints contenus. S'intéresser
à d’autres croyances répandues et s'exercer à les juger:
voilà un bon entraînement pour le futur! Certes, un
esprit critique universel n’existe pas -nous sommes tous
victimes d’intuitions fallacieuses, d'erreurs de jugement,
d'illusions; parfois, on a tout simplement envie de croire
à quelque chose et on ne va pas plus loin; d’autres fois,
nous avons le désir et les outils pour envisager plus
profondément une question mais nous manquons des
connaissances factuelles nécessaires pour le faire. Mais
ce n’est pas une raison pour baisser les bras! Les sources
d’information se multiplient, deviennent de plus en plus
facilement accessibles. Maintenant qu’on a accès à tant
d’information, il faut pouvoir l’utiliser; mais pour cela,
il faut savoir juger si elle est fiable ou pas: la quantité ne
suffit pas.
Enfin, s'attacher aux mythes présente un avantage
qu'on pourrait qualifier de «pédagogique». Au cours

226
FUIR OÙ COMBATTRE ?

de notre voyage, nous avons réfléchi à ce qui distinguait


la science de la pseudoscience, examiné ses méthodes
de recherche et ses outils, ses limites et ses atouts. Des
thèmes qui peuvent être considérés comme rébarbatifs,
ou trop lointains des préoccupations quotidiennes, ou
trop difficiles. Les aborder via des situations concrètes et
des préoccupations quotidiennes, que nous partageons
tous, a, je l'espère, rendu cette réflexion plus aisée et plus
engageante. La chasse aux mythes ne pourrait-elle pas
devenir une stratégie pour éduquer l'esprit critique ?

Combattre, mais comment ?


Une attitude engagée, vigilante, exigeante
Certaines des conditions qui créent un environnement
favorable aux mythes ne peuvent être changées - celles qui
sont internes et propres à notre fonctionnement cognitif
notamment. Mais nous pouvons intervenir sur d’autres.
Certes, les mythes concernant le cerveau ne vont pas
tous disparaître, et quand bien même d’autres seraient
prêts à prendre leur place. C’est bien pour cette raison
que ce qui compte le plus, c’est l'attitude que nous allons
choisir d'adopter face à ces mythes.
La première chose à faire pour les combattre consiste
donc à adopter une attitude engagée et vigilante. Il
ne faudrait en effet pas croire que parce que nous

Do7
MON CERVEAU, CE HÉROS

sommes les victimes de certains biais du raisonnement,


d'illusions perceptives et cognitives, nous ne disposons
pas de mécanismes (cognitifs) de protection contre les
manipulations, les mensonges et la fraude. Enfants, nous
utilisions déjà le critère de familiarité (je le connais, je
lui fais confiance), de compétence (combien de fois cette
personne a-t-elle eu «bon», combien de fois a-t-elle eu
faux ?), d'ordre social (comme le prestige et le consensus
obtenu par une certaine source d’information) pour
décider à qui prêter l'oreille. Hélas, la mise en place de ces
stratégies, naturelles, de vigilance devient de plus en plus
difficile au fur et à mesure que les sources d’information
se multiplient, s’éloignent de notre cercle de familiarité;
que les compétences deviennent difficiles à évaluer parce
que trop distantes de notre expérience, trop spécialisées ;
que l’opinion de larges groupes d'individus peut être
influencée et manipulée, distordant ainsi les effets de
consensus. La vigilance individuelle reste nécessaire, mais
elle n’est plus suffisante. Le deuxième pas pour combattre
les mythes consiste donc à adopter une attitude exigeante
face à nos sources d’information et à ceux qui produisent
de nouvelles connaissances. Exiger une meilleure qualité
de la communication de la science. Faire pression pour que
les scientifiques s’impliquent davantage dans la médiation
de leurs résultats. Insister pour que l'information soit
relayée d’une manière qui facilite son évaluation: qu'il

228
FUIR OÙ COMBATTRE ?

soit facile de remonter à son auteur, de juger de ses


compétences — une bonne information n’est pas juste
une information correcte, c’est aussi une information qui
permet de juger s’il s’agit d’une bonne information. Militer
pour qu’une même information fasse l’objet d'évaluations
croisées, indépendantes — comme cela se passe avec les
comités de lecture des revues scientifiques. Des stratégies
de vigilance sociale sont d’ailleurs déjà mises en pratique
dans le cadre de la recherche scientifique: en plus de la
publication des résultats passés au crible de la critique
par les pairs, certaines revues exigent des auteurs qu'ils
mettent à disposition des lecteurs tout ce qui leur a
permis d'arriver à ces résultats — les données brutes, non
analysées, non interprétées.
Nous avons le droit d'exiger plus et mieux de nos
sources d’information.

Une attitude responsable


Si nous avons des droits (le droit de ne pas être trompés,
le droit à une information la plus transparente possible,
le droit à des évaluations croisées), nous avons aussi
des responsabilités face à la multiplication des sources
d’information. Exercer cette responsabilité signifie ne
pas investir d'autorité ceux qui ne la méritent pas, ne
pas garantir trop facilement du prestige à des idées et à
ceux qui les mettent en circulation. Car le prestige que

229
MON CERVEAU, CE HÉROS

nous octroyons a le même effet qu’un signal qui dirait:


«Cette personne, cette source d’information mérite d’être
écoutée, mérite d’être suivie.» Ce signal sera utilisé par
d’autres pour juger de sa fiabilité. Être responsable
face à l'information signifie aussi se considérer comme
faisant partie d’une communauté. Sur l'exemple des
communautés d'utilisateurs qui se multiplient sur
Internet, à nous de nous sentir sollicités et appelés à
réagir face aux nouvelles méconceptions, à apporter des
informations utiles, des connaissances ou nos arguments
lorsque nous en avons à avancer. Une attitude passive
face à l'information fragilise la capacité de tous de juger
l'information.

Des actions éducatives


On peut enfin, pour mieux combattre les mythes au
niveau de la société, promouvoir l'éducation. Développer
des actions éducatives spécifiques — s'adressant aux
étudiants en psychologie, pour qu'ils prennent conscience
des mythes qui entourent leur domaine de recherche;
s'adressant aux éducateurs, au sens large, ceux-ci étant
souvent la cible de promesses et de solutions faciles
quant au difficile problème d’éduquer. Mais aussi
favoriser une éducation scientifique pour tous, visant
au développement de l'esprit critique et à une meilleure
compréhension de la science — de ses procédés, de ses

230
FUIR OÙ COMBATTRE ?

méthodes, de la nature de la connaissance scientifique, du


rôle du doute et de l'ignorance. Les sciences du cerveau
et de la cognition sont des sciences encore jeunes. Bien
que leurs progrès, au cours des dernières décennies,
aient été saisissants, il se peut que notre connaissance
du cerveau et de ses mécanismes reste encore pendant
longtemps incertaine. Cette ignorance peut d’ailleurs
avoir une valeur positive: elle peut nous pousser vers la
recherche de nouvelles connaissances, nous donner la soif
d'apprendre et de comprendre. Pour cela, il faut savoir
reconnaître l'ignorance — ce que nous ne savons pas, ce
que nous pensons savoir, les mythes qui nous entourent.

Référence
Sur la vigilance, la confiance: Sperber, D., Clément, F, Heintz, C.
Mascaro, O., Mercier, H. Origgi, G. & Wilson, D. (2010), «Epistemic
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York, Crown, 2010 (publication aux éditions Le
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Sur la science du cerveau


A. BATTRO, Un demi-cerveau suffit, Paris, Odile Jacob, 2005.
L. COHEN, Pourquoi les filles sont si bonnes en maths ?, Paris,
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L. COHEN, L'Homme thermomètre, Paris, Odile Jacob, 2004.
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S. DEHAENE (dir.), Cerveau (catalogue de «C3RV34U,
l'expo neuro-ludique » de la Cité des sciences), Paris,
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D. LE BIHAN, Le Cerveau de cristal. Ce que nous révèle la
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C. MARENDAZ, Peut-on manipuler notre cerveau ?, Le
Pommier, «Les Plus Grandes Petites Pommes du
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F SEDEL, Le Cerveau pour les nuls, Paris, Editions First, 2010.

Sur l'esprit critique


N. BAILLARGEON, Petit cours d'auto-défense intellectuelle,
Montréal, Lux, 2006.
Collectif CorteX, Esprit critique es-tu là? 30 activités
zététiques pour aiguiser son esprit critique, Book-e-book,
2013.

234
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Imprimé en France par la Nouvelle Imprimerie LABALLERY à Clamecy


N° d’imprimeur : 504230 - Dépôt légal : mai 2015
N° d'édition : 74650915-01
Méthodologique? Vous êtes forcément «cerveau
gauche». Créatif? «Cerveau droit» pardi! Avez-vous
fait écouter du Mozart à vos enfants quand üs
étaient petits? Leur QI en dépend! Vous mettre à
la mécanique quantique quand vous serez octogé-
naire? Rien de plus facile avec toutes ces méthodes
pour muscler votre cerveau!
L'envolée des neurosciences depuis quelques décen-
res a beaucoup contribué à nous faire prendre
conscience des multiples facettes de notre cerveau.
Or, ces nouvelles connaissances ont eu pour résultat
paradoxal de faire fleurir (ou refleurir) nombre de
mythes sur nos capacités cérébrales : nous n'utili-
serions que 10% de notre cerveau; écouter Mozart
permettrait d'augmenter le QI... La Uste est longue.
La plupart de ces affirmations sont fausses... mais
nous sommes particulièrement enclins à tomber
dans le panneau. Parfois c’est sans conséquences,
parfois non. Quand l'éducation et la santé sont
concern£es, combattre les neuromythes est une
vraie nécessite.
Dans cet ouvrage militant, Elena Pasquinelli nous
aie à faire la part des choses pour que les pro-
messes de « Super cerveau» ne se transforment
pas en « mêga arnaques ». Notre cerveau est un
organe fascinant, ne laissons pas les charlatans
lexploter indûüment!

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