L Anthropologie de Communion Du Pere Dumitru Staniloae

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134 No 3 Luglio-Settembre 2012

L'anthropologie de communion du père


Dumitru Staniloaë
Sorin SELARU

p. 409 - 423

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2059

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NRT 134 (2012) 409-423
S. SELARU

L’anthropologie de communion du
père Dumitru Staniloaë

I. L’homme et son œuvre

Le père Dumitru Staniloaë, le plus grand théologien roumain,


appartient à un peuple qui, sans cesse, a dû réaliser «un difficile
équilibre entre son espace propre et sa situation tragique et
féconde de carrefour: entre l’Orient et l’Occident chrétiens, l’or-
thodoxie et la latinité, le monde grec et le monde slave»1. Né en
1903 et passé aux cieux en 1993, il appartient aussi à une époque
animée d’une théologie dynamique et profonde, toutes traditions
chrétiennes confondues: K. Rahner (1904-1984), Y. Congar
(1904-1995), H. de Lubac (1896-1991), G. Florovsky (1893-1979)
ou bien Vl. Lossky (1903-1958) étant seulement quelques person-
nalités, parmi beaucoup d’autres, de son temps.
Prêtre marié et professeur de théologie, Staniloaë n’a pas été
très gâté par la vie: il perd deux de ses trois enfants, est empri-
sonné de 1958 à 1963 à cause de ses convictions «spirituelles»,
doit subir toutes les privations imposées par le régime commu-
niste, et la liste peut continuer… Cependant, malgré cette exis-
tence marquée par des moments très difficiles, il réalise une œuvre
théologique d’une ampleur considérable2.
La production théologique de Staniloaë, qui couvre une période
de plus de cinquante ans, compte des dizaines de livres et de tra-
ductions et des centaines d’études théologiques et d’articles. Dans
son œuvre monumentale, il s’est intéressé à presque tous les cha-
pitres qui peuvent constituer l’objet d’un traité de théologie
orthodoxe. En outre, il a écrit une dogmatique de l’Église Ortho-
doxe en trois volumes3, un traité de spiritualité qui vient de paraître

1. O. CLÉMENT, Préface à Dumitru Staniloaë, Le génie de l’Orthodoxie, coll. Théo-


phanie, Paris, Desclée, 1985, p. 11.
2. Pour une introduction suggestive sur l’œuvre de Staniloaë, voir SB DANIEL,
patriarche de Roumanie, Préface à Dumitru Staniloaë, La théologie ascétique et la mys-
tique de l’Église orthodoxe, Paris, Cerf, 2011, p. 7-12.
3. D. STANILOAË, Teologia Dogmatica Ortodoxa (Théologie Dogmatique Orthodoxe) I,
II et III, 2e édition, Bucuresti, IBMBOR, 1996.
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en traduction française4, et une explication de la liturgie ortho-


doxe5. Il est aussi l’auteur de la traduction en roumain de la Phi-
localie (12 volumes entre 1946 et 1992), vaste recueil de textes
patristiques centrés surtout sur la prière, choisis avec soin, accom-
pagnés d’amples explications.
Les grands thèmes de son œuvre sont ceux de la foi chrétienne:
le monde comme don, sacrement et langage plasticisé de l’amour
trinitaire; la déification comme dynamique de la vie divino-
humaine communiquée par le Christ dans l’Église; l’Église comme
«lieu» ou «laboratoire» où l’on fait l’expérience de la résurrection
vers laquelle on avance; la personne humaine comme mystère
permanent et nouveauté inépuisable, appelée à la vie éternelle en
Dieu; la sainteté comme vocation et accomplissement de l’hu-
main; les dogmes de la foi comme des vérités qui libèrent du
déterminisme de la nature déchue et corrompue; la prière comme
expérience de la liberté et de l’amour plus fort que la mort et le
temps ainsi que l’espace qui séparent les personnes6.
Quant à son style, il n’est pas linéaire et systématique, mais
cyclique, d’où la difficulté de compréhension. De plus, la logique
antinomique ou paradoxale, qui ne veut pas séparer les compo-
santes du mystère en préférant plutôt les maintenir en tension,
abonde dans ses écrits. La phrase est longue, parfois compliquée,
et suit une logique «allemande», mais le vocabulaire, tout particu-
lièrement, dans ses traductions, se distingue à la fois par la beauté
sémantique et par la simplicité rustique.
Dans son ensemble, la création théologique du père Staniloaë
est fondée sur la valorisation contemporaine de la théologie
patristique en recourant aux outils fournis par les philosophies de
son temps. Pour cette raison, il est à classer parmi les autres théo-
logiens orthodoxes de la «néopatristique»7, que sont Vl. Lossky,
G. Florovsky, J. Meyendorff ou P. Nellas.
Un des ressorts important à l’origine de son immense création
théologique serait à chercher dans la mise en opposition de la
théologie dialectique qu’il avait connue pendant ses études en

4. ID., Théologie ascétique et mystique de l’Église orthodoxe, Paris, Cerf, 2011.


5. ID., Spiritualitate si comuniune in Liturghia ortodoxa (Spiritualité et communion
dans la Liturgie orthodoxe), Craiova, Mitr. Olteniei, 1986.
6. Cf. Mgr DANIEL, Postface à Parintele Dumitru Staniloaë, Biobibliografie (Le père D.
Staniloaë. Biobibliographie), Iasi, Trinitas, 2004.
7. On appelle «néopatristique», parfois de façon péjorative, parfois en toute honnê-
teté, le mouvement théologique du XXe siècle qui a voulu sortir la théologie orthodoxe
de sa captivité scolastique, en la recentrant sur la théologie des Pères de l’Église, expli-
quée et approfondie pour une facile compréhension contemporaine.
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Allemagne, et de la théologie de Grégoire Palamas8, auquel il


consacre en 1938 un de ses premiers livres: La vie et l’enseigne-
ment de S. Grégoire Palamas. Sa réflexion est à cet égard révéla-
trice: «dans la théologie dialectique, j’ai trouvé [affirme-t-il]
l’image d’un Dieu séparé et distant, tandis que, dans la théologie
de Palamas, j’ai trouvé un Dieu qui vient à l’homme, qui se com-
munique par ses énergies, tout en restant incommunicable dans
son être»9.
En suivant constamment cette ligne, notre auteur veut donner à
la théologie un fondement spirituel, et articuler dans une synthèse
cohérente la théologie et la spiritualité. Son œuvre peut être consi-
dérée, de ce fait, dans la ligne d’un approfondissement spirituel,
comme le développement d’une théologie de l’amour capable d’ar-
racher l’humanité d’aujourd’hui à sa solitude angoissée, «un amour
créateur qui jaillit du cœur même du mystère trinitaire», comme le
dit Olivier Clément10. La koinonia trinitaire fonde la communion
du Créateur avec sa créature et la communion des hommes entre
eux. C’est une «théologie de l’amour» que Karl Lehmann compare
avec la «théologie de l’espérance» de l’Occident11.
Une conséquence immédiate de cette approche est que, chez
Staniloaë, l’expérience n’est pas en décalage par rapport à la
praxis. Pour cette raison, on dirait que Staniloaë est un théolo-
gien complet, un «théologien–mystagogue»12. B. Sesboüé
affirme, dans l’introduction au livre dédié à Karl Rahner, que le
grand théologien allemand a su parler à la foi de ses contempo-
rains, parce qu’il était pénétré lui-même de l’expérience de
Dieu13. C’est aussi le cas de Staniloaë qui, pour comprendre la

8. Cf. D. POPESCU, «Impactul operei parintelui Staniloae asupra teologiei si culturii


contemporane» (L’impact de l’œuvre du P. Staniloaë sur la théologie et la culture
contemporaine), dans Glasul Bisericii 56 (2000), n. 9-12, p. 65.
9. Cf. M. BIELAWSKI, Parintele Dumitru Staniloae. O viziune filocalica despre lume (Le
père Dumitru Staniloaë. Une perspective philocalique du monde), Sibiu, Deisis, 1998,
p. 41. Cela ne veut pas dire toutefois qu’il rejette la culture occidentale. Au contraire, il
était très réceptif à ce que produisait l’Occident, tout particulièrement dans les domaines
de la théologie et de la philosophie. Il suffit de feuilleter sa Théologie Dogmatique pour
se rendre compte du nombre impressionnant de théologiens et de philosophes occiden-
taux qui y sont cités.
10. O. CLÉMENT, Préface… (cité supra n. 1), p. 12.
11. Cf. K. LEHMANN, «Despre raportul dintre Teologie ≥i Spiritualitate. O prima
privire asupra operei teologice a lui Dumitru Staniloae» (Sur le rapport entre la Théo-
logie et la Spiritualité. Une première perspective sur l’œuvre théologique de D. Stani-
loaë), dans Teologie ≥i ViaÁa 79 (2004), n. 1-6, p. 34-40.
12. I. BRIA, «Metoda teologica a parintelui Staniloae» (La méthode théologique du
père Staniloaë), dans Ortodoxia 55 (2003), n. 3-4, p. 47.
13. B. SESBOUÉ, Karl Rahner, coll. Initiations aux théologiens, Paris, Cerf, 2001, p. 7.
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communion ontologique de Dieu avec la personne humaine,


c’est-à-dire la déification (théosis), se laisse entraîner lui-même
dans ce processus.
L’anthropologie orthodoxe témoigne d’une théologie qui a
mis l’accent sur certains points particuliers, jugés comme essen-
tiels dans le processus du salut. Un de ces points est la manière
dont elle est très sensible à la théophanie de Dieu, c’est-à-dire
de la présence active du transcendant, dans le mystère de la
création, de l’homme, du Christ et de l’Église14, d’où il
s’ensuit, dans son développement, une perspective principale-
ment sacramentelle et iconique. Cette perspective ne saurait
être comprise qu’en référence à son but ultime: la communion
de l’homme à Dieu, c’est-à-dire la théosis. C’est là une particu-
larité de la théologie orthodoxe de la néopatristique qui tend
surtout à mettre en évidence que toute l’histoire du salut est
orientée vers cette communion personnelle entre le divin et
l’humain.
Quant à l’anthropologie de Staniloaë, disons qu’elle se meut
entre certaines coordonnées essentielles qui lui confèrent un
aspect particulier. Au centre de sa vision sur l’homme restent les
concepts de la personne et de la communion, qu’il a très bien mis
en évidence et saisis dans leur relation. Nous essayerons dans les
pages qui suivent de mettre en évidence, parmi d’autres, quelques
clés qui pourraient faciliter le contact du lecteur avec sa perspec-
tive théologique et conduire à comprendre son anthropologie
comme une anthropologie de communion.

II. – Clefs de lecture

1. Une clé cosmologique: l’homme en tant que «laboratoire» de


communion
Pour la théologie orthodoxe, le monde en général a une grande
signification spirituelle, car il est don de Dieu appelé à être
l’espace d’une immense communion de la créature avec son
Créateur.
Au sein du mystère du monde, l’homme détient une place cen-
trale, étant conçu comme le maillon15 qui lie la création à Dieu.
Il est significatif que notre auteur commence, probablement

14. Cf. B. SESBOUÉ, Pour une théologie œcuménique, Paris, Cerf, 1990, p. 51.
15. D. STANILOAË, Teologia Dogmatica Ortodoxa III… (cité supra n. 3), p. 10.
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délibérément16, la présentation de la création du monde dans sa


Dogmatique avec la personne humaine. En fait, l’homme, «le
mystère le plus profond de l’ordre naturel»17, selon les mots de
Hans Urs von Balthasar, est placé au centre de la doctrine de la
création de Staniloaë. À cela s’ajoute la forte empreinte eschato-
logique qui caractérise sa pensée. Dans cette perspective, chaque
commencement doit être jugé dans l’optique de sa fin. D’où
l’affirmation capitale placée tout au début de son chapitre sur la
création: l’économie de Dieu, ou bien son plan pour le monde,
signifie «la déification de la création»18, qui, suite au péché,
implique aussi sa rédemption, son salut.
Pour lui, l’homme ne peut pas être conçu en dehors de la nature
cosmique et cette interdépendance fait en sorte que la nature ne
peut pas accomplir son but sans la participation humaine. L’homme
est logikos, la tête consciente de la rationalité et de l’unité du monde
et, en même temps, il dépasse les limites de la nature créée par sa
rationalité et son aspiration à la communion avec Dieu. Pour notre
auteur, si le cosmos est empreint de rationalité, l’homme, image de
Dieu, est doué en outre d’une raison capable de connaître consciem-
ment la rationalité du cosmos et de sa propre nature, c’est-à-dire
qu’il est conscient de soi-même. Cette démarche puise beaucoup
dans la pensée de Maxime le Confesseur.
Staniloaë en arrive ainsi à considérer qu’il serait plus juste de voir
l’homme, non pas comme un microcosme, mais comme un macro-
cosme, «parce qu’il est appelé à assumer en lui le monde entier,
étant capable de le comprendre sans s’y perdre, car il le transcende»19.
Dans cette ligne, le père Henri de Lubac affirme lui aussi qu’il y a
«quelque chose en l’homme, un certain infini de capacité, qui ne
permet pas de le confondre avec les êtres dont toute la nature et
tout le destin s’inscrivent à l’intérieur du cosmos»20. Pour Stani-
loaë, le monde est créé pour l’homme et non l’homme pour le

16. Cf. A. LOUTH, «The Orthodox Dogmatic Theology of Dumitru Staniloaë»,


dans Dumitru Staniloaë: Tradition and Modernity in Theology, edited by Lucian Tur-
cescu, The Center for Romanian Studies, Iasi; Oxford; Palm Beach; Portland, 2002,
p. 61.
17. Hans Urs von BALTHASAR, Qui est l’Église?, Paris, Parole et Silence, 2000,
p. 101-102.
18. D. STANILOAË, Teologia Dogmatica Ortodoxa I… (cité supra n. 3), p. 223. Le
père Staniloaë refuse ce qu’il appelle l’école bultmannienne qui «sépare le salut de
l’homme et la nature». Soulignons aussi que la notion augustinienne d’une prédestina-
tion individuelle n’a pas d’analogue dans la pensée orientale. Selon cette dernière, c’est
l’humanité tout entière qui est «prédestinée» à la déification.
19. D. STANILOAË, Teologia Dogmatica Ortodoxa III… (cité supra n. 3), p. 33.
20. H. de LUBAC, Le mystère du surnaturel, Paris, Aubier, 1965, p. 144-145.
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monde et, par conséquent, c’est le monde qui est créé pour être
humanisé, et non pas l’homme pour être assimilé à la nature: «Un
terme plus précis pour exprimer le fait que l’homme est appelé à
devenir un monde plus grand est celui de macro-anthropos, qui, à
proprement parler, exprime le fait que le monde entier est appelé à
s’humaniser, c’est-à-dire à recevoir entièrement le sceau de l’hu-
main, à devenir pan-humain, actualisant ainsi l’exigence qui se
trouve impliquée dans son être même»21.
Par ailleurs, il faut souligner l’importance d’une autre image
propre à S. Maxime le Confesseur qui a profondément influencé
la pensée de Staniloaë. En effet, Maxime concevait l’homme
comme un laboratoire (ergasterion) qui tient tout l’ensemble
embrassé et qui a une vertu naturelle d’unir par médiation tous
les extrêmes en ramenant toute chose à Dieu22.
En tant que «laboratoire», l’homme a aussi la mission de trans-
former et de compléter la création et lui-même. Il peut multiplier,
perfectionner, découvrir et approfondir les virtualités de don et
de sens des personnes et des choses par ses propres pouvoirs spi-
rituels en communion avec les autres. Les choses et les personnes
sont, à partir même de la création, des ponts vers Dieu et les
autres. Ces ponts deviennent de plus en plus transparents au fur
et à mesure qu’on découvre en eux des virtualités et de nouvelles
significations, ou dans la mesure de leur transfiguration par les
énergies incréées de Dieu23.
Grâce à cette perspective anthropocentrique positive de la créa-
tion, notre auteur arrive à affirmer que la dignité humaine, élevée
à l’état de médiante entre Dieu et création, est appelée à devenir
ainsi prêtre de toute la création24, car l’homme est «l’image et

21. D. STANILOAË, Teologia Dogmatica Ortodoxa III… (cité supra n. 3), p. 33-34.
Dans une note à l’Ambigua de Maxime, notre auteur écrit: «L’homme est appelé «le
grand monde» (macrocosme) installé dans le monde proprement dit, appelé «le petit
monde» (microcosme), — et non inversement comme on le voit d’habitude: micro-
cosme dans le macrocosme — parce qu’il peut comprendre le monde sensible dans ses
idées et ses relations devenant ainsi «un grand royaume». Saint Jean Damascène dira
que l’homme est créé à l’image de Dieu également par le fait qu’il rassemble en lui-
même toute la création. «Car en Dieu et en l’homme s’unit toute la création» (Sur les
deux volontés en Christ, PG 95, 168). L’homme est plus grand que le monde parce qu’il
peut le comprendre et le maîtriser…». Cf. S. MAXIME LE CONFESSEUR, Ambigua, introd.
par J.-C. LARCHET, avant-propos, trad. et notes par E. PONSOYE, commentaires par le
P. D. STANILOAË, Paris, Ancre, 1994, p. 403, note 71.
22. Cf. MAXIME, Ambigua… (cité supra n. 21), p. 143.
23. D. STANILOAË, «Dinamica creatiei in Biserica» (La dynamique de la création
dans l’Église), dans Ortodoxia 29 (1977), n. 3-4, p. 285.
24. «Tout le cosmos est appelé à être déifié, mais par l’intermédiaire de l’être humain
constitué de l’âme et du corps», Cf. MAXIME, Ambigua… (cité supra n. 21), p. 293.
L’ANTHROPOLOGIE DE COMMUNION DE D. STANILOAË 415

l’organe principal du sacrement de l’union du Logos avec toute la


création»25.

2. Le paradoxe de l’homme: être biologique à la structure et au


programme théologiques
La création de l’homme à partir de la terre ou de la poussière,
c’est-à-dire de la matière préexistante, le sixième jour de la créa-
tion, et du souffle qui vient directement de Dieu fait en sorte que
l’homme est à la fois solidaire avec le monde matériel et dépen-
dant dans son existence du souffle de vie de Dieu26. La création
matérielle reçoit ainsi une forme et une structure selon l’image de
Dieu, autrement dit, lors de la création de l’homme, la matière
créée, la terre, se trouva organisée théologiquement, comme le dit
le théologien grec Nellas27.
Dans cette ligne, Staniloaë affirme que le «souffle de vie», le
pneuma, qui fait de l’homme un «être vivant» (Gn 2,6), donne à
l’homme non seulement la vie biologique, car cette vie est donnée
aussi aux animaux qui ne reçoivent pas un souffle de Dieu, mais
surtout la vie raisonnable et la vie de communion. C’est la vie
spirituelle de l’homme qui prend naissance ainsi. «Dieu, en souf-
flant dans l’homme, commence à parler avec l’homme… Dieu se
donne du rien un partenaire du dialogue, mais dans un organisme
biologique. Le souffle spirituel de Dieu produit le souffle spiri-
tuel ontologique de l’homme, l’âme spirituelle enracinée dans
l’organisme biologique, en dialogue conscient avec Dieu et les
autres»28. Dans la logique de Staniloaë, ce dialogue commencé à
la création est destiné à se prolonger dans l’éternité.
Il y a toutefois une chose à souligner chez Staniloaë: sa manière
d’interpréter la conviction orientale selon laquelle même après la
chute il reste dans l’homme une certaine grâce, donc une certaine
aspiration pour la communion. Staniloaë comprend et développe
cette idée patristique en la transposant dans des catégories de
communion. Il souligne ainsi la «duplicité» de l’image. Celle-ci se
maintient dans l’homme même après la chute. Obscurcie par le

25. D. STANILOAË, Teologia Dogmatica Ortodoxa III… (cité supra n. 3), p. 9.


26. Cf. Patriarche DANIEL de Roumanie, Teologie si spiritualitate (Théologie et spiri-
tualité), Bucuresti, Basilica, 2010, p. 127.
27. P. NELLAS, «Théologie de l’image. Essai d’anthropologie orthodoxe», dans
Contacts 25 (1973), p. 266.
28. D. STANILOAË, Teologia Dogmatica Ortodoxa I… (cité supra n. 3), p. 392-393.
En tant que don de Dieu, l’image de Dieu en l’homme est justement la «capacité» de
communion et l’«aspiration» à cette communion.
416 S. SELARU

péché, elle ne s’active pas entièrement dans la ressemblance. Mais


quand l’image s’active, elle peut aussi le faire dans un sens erroné,
c’est-à-dire en cherchant l’infini dans des choses finies.
Cette idée est reprise par Staniloaë à travers la philosophie de
M. Blondel29. En parlant de l’agir humain, le philosophe français
souligne, en effet, la soif absolue de l’homme qui ne peut pas être
satisfait par des choses contingentes. Le perpétuel dépassement
humain réclame une fin divine: l’homme cherche à retrouver,
sous le symbole des fins bornées, le terme infini auquel il aspire30.
C’est donc parce qu’il «use des biens insuffisants comme s’ils
étaient suffisants que l’homme s’endette infiniment. Car ce qui en
use en lui est infini; et son malheur est de mettre, non le temps
dans l’éternité, mais l’éternité dans le temps»31.
En développant ces idées, Staniloaë affirme que les passions,
«attachement infini à des réalités finies», témoignent de la «capa-
cité d’infini» au cœur de l’homme. Créé à l’image de Dieu, celui-
ci cherche l’absolu. Or cet absolu est une Personne. Plus précisé-
ment, dans la recherche de l’absolu, l’homme cherche des relations
inter-personnelles infinies et éternelles. Il ne peut pas se conten-
ter de rester enfermé dans des relations avec des réalités finies.
«Notre raison et notre cœur aspirent à la communion avec la
Personne capable d’une relation infinie […] C’est cette commu-
nion que notre esprit saisit comme étant le sens suprême de la
vie»32.
Interprétée en ces termes, l’imago Dei entraîne une conception
dynamique de la personne humaine: homo viator, toujours en
mouvement33 vers la communion totale avec son Créateur. Car
seule «l’éternité d’une communion personnelle avec une source
personnelle de vie absolue offre à toutes les personnes humaines
l’accomplissement de leur sens, en leur accordant en même temps
la possibilité d’une communion éternelle et parfaite entre elles-
mêmes»34.

29. Idée qu’on trouve dans la littérature patristique chez Maxime le Confesseur et
Nicolas Cabasilas.
30. Cf. M. BLONDEL, L’Action, II, Paris, PUF, 1963, p. 539. Peut-être qu’il serait
intéressant de rappeler que l’«école de Fourvière» dont faisait partie J. Daniélou, H. de
Lubac, G. Fessard, Teilhard de Chardin, H. Urs von Balthasar, Y. de Montcheuil a été
marquée par la philosophie de Blondel. Cf. B. SESBOUÉ, «Le surnaturel chez Henri de
Lubac», dans RSR 80 (1992), p. 386, note 18.
31. M. BLONDEL, L’Action… (cité supra n. 30), p. 545.
32. D. STANILOAË, Teologia Dogmatica Ortodoxa I… (cité supra n. 3), p. 270.
33. Cf. K. WARE, L’île au-delà du monde, coll. Sel de la Terre, Paris, Cerf, 2005,
p. 20.
34. D. STANILOAË, Le génie de l’Orthodoxie… (cité supra n. 1), p. 40.
L’ANTHROPOLOGIE DE COMMUNION DE D. STANILOAË 417

3. Une clé christologique: l’homme comme image de l’Image


Selon la révélation biblique, au fondement même de l’existence
c’est le «Logos de vie» (1 Jn 1,1-2), eikôn tou Theou — image de
Dieu (2 Co 4,3-4); eikôn tou Theou tou aoratou — image du Dieu
invisible (Col 1,15); kharactêr tés hypostaseos autou — le resplen-
dissement de sa gloire et l’empreinte de sa personne (He 1, 3). En
Lui toutes choses ont été créées… tout a été créé par Lui et pour
Lui… toutes choses subsistent en Lui… (Col 1,15-17). Autrement
dit, l’origine de l’existence créée se trouve dans une Personne qui
a pensé cette existence, l’a créée, la soutient et la conduit vers un
but qu’elle connaît35.
Le Logos de vie est aussi le lieu de l’union la plus profonde
entre la vie divine et la vie humaine. Le paradoxe de l’union du
créé avec l’incréé est accentué maintenant au mode suprême: le
Créateur est créature, Dieu est homme, «l’infini devient fini et,
ainsi, l’horizon infini de la connaissance de la réalité suprême
devient transparent pour l’homme»36. L’humanité assumée par le
Logos est devenue le moyen d’unification et de déification de
toute l’humanité et de la création en Dieu37 car, en Jésus-Homme
en qui l’humain est arrivé à son accomplissement final, «l’univers
lui-même a découvert pleinement son sens et son destin, celui
d’être transparent à Dieu»38.
Ainsi le Christ confirme-t-il le mystère de la personne
humaine en se faisant le fondement intime de son éternité et de
son mouvement éternel39. Descendant vers les créatures, prenant
leur forme, Dieu montre toute la valeur qu’il accorde à ce
monde: «L’homme dont le Christ prend le visage devient lui-
même visage du Christ, se constitue demeure du Christ; plus
encore: il reflète le Christ, devient un Christ»40. Dans cette pers-
pective christoforme, l’affirmation d’Olivier Clément selon
laquelle le christianisme est la religion des visages41 prend tout
son sens…

35. Cf. Patriarche DANIEL de Roumanie, La joie de la fidélité, Paris, Cerf, 2009,
p. 57.
36. D. STANILOAË, Teologia Dogmatica Ortodoxa III… (cité supra n. 3), p. 12.
37. ID., «Creatia ca dar si Tainele Bisericii» (La création comme don et les sacre-
ments de l’Église), dans Ortodoxia 28 (1976), n. 1, p. 12.
38. ID., Teologia Dogmatica Ortodoxa II… (cité supra n. 3), p. 23.
39. ID., «Omul si Dumnezeu» (L’homme et Dieu), dans Studii de teologie dogmatica
ortodoxa, Craiova, 1991, p. 286, 294.
40. ID., Dieu est amour, coll. Perspective orthodoxe 1, Genève, Labor et Fides, 1980,
p. 43.
41. O. CLÉMENT, «Un sens à la vie», dans Contacts 189 (2000), p. 63.
418 S. SELARU

Staniloaë construit son anthropologie christologique dans un


contexte trinitaire. Son système anthropologique offre une image
de l’homme centrée sur le Christ, l’homme parfait, mais en qui
nous sommes enfants de Dieu le Père42. Il assume la distinction
patristique: le Christ image — l’homme à l’image, mais dans le
sens où l’homme est «l’image» du Verbe et de ce fait «à l’image»
de Dieu le Père. «Configurés à l’image du Fils» (Rm 8,29), les
êtres humains sont donc reçus dans la «Trinité ouverte», si on
veut bien emprunter l’expression de Moltmann43, parce que, par
son incarnation, le Christ nous a rendu accessible «la communion
avec Dieu dans sa forme culminante». Cela signifie pour Stani-
loaë que l’homme est mis en relation avec la communion trini-
taire et appelé à réaliser sur le plan humain une vie de commu-
nion «à l’image» de la communion trinitaire44.

4. Une clé trinitaire: l’homme comme être de communion


Pour les théologiens orthodoxes, l’unité en Dieu repose dans la
koinonia divine, c’est-à-dire dans la communion des personnes
divines. Dieu n’est pas un Dieu solitaire mais social ou, comme le
dit Staniloë, Dieu est le mystère de la parfaite unité des personnes
distinctes45; la structure de l’amour suprême46, non pas amour de
soi, mais amour mutuel et partagé47. Car un Dieu unipersonnel
«n’aurait pas en soi l’amour ou la communion éternelle dans
laquelle il voudrait nous introduire nous aussi»48.
Cette doctrine sociale de la Trinité amène les théologiens orien-
taux à penser l’être humain comme un être de communion. Si les
hommes sont créés à l’image de la Trinité, alors le contexte adé-
quat pour une juste compréhension de la personne humaine est
précisément celui de la théologie trinitaire. Dieu Trinité crée un
être dialogique selon sa propre image49. Selon Staniloaë, nous
devons voir la Trinité comme le fondement ultime et le but éternel

42. La méthode de Staniloaë est justement inverse à celle empruntée par la grande
majorité des théologiens du XXe siècle. Dans la Dogmatique, par exemple, il commence
avec la Trinité comme modèle anthropologique pour arriver ensuite à l’homme «eikon»
du Verbe.
43. J. MOLTMANN, Dieu dans la création, coll. Cogitatio Fidei 146, Paris, Cerf,
p. 309.
44. D. STANILOAË, Teologia Dogmatica Ortodoxa I… (cité supra n. 3), p. 279.
45. Ibid., p. 195.
46. Ibid., p. 195.
47. K. WARE, L’île au-delà du monde… (cité supra n. 33), p. 43.
48. D. STANILOAË, Teologia Dogmatica Ortodoxa I… (cité supra n. 3), p. 198.
49. ID., «Omul si Dumnezeu»… (cité supra n. 39), p. 202.
L’ANTHROPOLOGIE DE COMMUNION DE D. STANILOAË 419

de l’être humain qui existe et s’actualise dans des personnes par la


communion50. L’accent est donc mis chez lui sur la communion
inter-personnelle, «image et participation à la communion
trinitaire»51.
Notre auteur explique, d’une manière similaire à celle de
K. Barth52, que même la création de l’être humain comme couple
reflète le caractère communautaire de l’image. Mais Staniloaë va
au-delà des énoncés du théologien suisse et affirme que ce n’est
pas uniquement la différence et l’union des sexes qui relèvent de
l’image, mais plus que tout la vie communautaire de l’homme. La
personne et la communion, voilà ce qui tient de l’image. À cet
égard, il est suggestif de souligner que Jürgen Moltmann, en
citant Staniloaë, affirme que le concept de communauté trinitaire
appliqué à l’anthropologie n’est pas seulement en mesure de sur-
monter la solitude narcissique du moi, mais aussi l’égoïsme du
couple homme-femme53.
Dans cette perspective, l’homme est considéré dans sa constitu-
tion même comme un être ouvert pour les autres, et l’individua-
lisme comme une conséquence de la chute. En développant l’idée
de Barth de la nouveauté de l’existence personnelle de l’homme
comme un vrai vis-à-vis54, Staniloaë conçoit la personne comme
«la réalité avec l’état le plus élevé de l’existence, car elle est
consciente de son existence, de l’existence des personnes et des
choses. Elle est ainsi, car elle est, comme MOI, comme TOI ou
comme LUI, comme une conscience orientée vers une autre
conscience… TOI et LUI signifie une réponse par rapport à
MOI… Quand j’essaye de ne pas avoir les autres comme TOI ou
LUI, j’amoindris mon existence… Peut-être que dans un JE qui
s’est habitué à ne pas avoir un TU réside l’enfer, l’extrême dimi-
nution de l’existence»55.
Selon Staniloaë, rien n’est donc plus nécessaire à la vie de la
communion que le don de soi pour les autres. L’homme existe
pour l’autre et lui rendra service, ainsi s’enrichit-il lui-même. Cet
échange dialogique continuel entre les hommes représente en fait

50. Ibid., p. 232.


51. D. STANILOAË, Teologia Dogmatica Ortodoxa I… (cité supra n. 3), p. 275.
52. K. BARTH, Dogmatique 3,1, Genève, Labor et Fides, 1960, p. 211s.
53. J. MOLTMANN, Dieu dans la création… (cité supra n. 43), p. 287.
54. Cf. K. BARTH, Dogmatique, 3,1… (cité supra n. 52), p. 196-197. Les choses
créées en dehors de l’homme «ne constituent nullement un tu auquel Dieu pourrait
s’adresser en tant que je, et elles ne peuvent pas connaître une telle relation. Mais,
d’après le premier récit de la création, l’homme existe dès le début dans cette relation».
55. D. STANILOAË, «Omul si Dumnezeu»… (cité supra n. 39), p. 225.
420 S. SELARU

un enrichissement mutuel. À cet égard, notre auteur cite à plu-


sieurs reprises l’adage du patriarche Caliste (XIVe s.) qui disait:
«j’aime, donc je suis», qui dépasse la logique individualiste carté-
sienne en mettant l’accent sur l’amour comme pouvoir de com-
munion.

5. Une clé ecclésiologique: l’Église communion des personnes en


Dieu
Pour Staniloaë, l’Église est une «communion d’amour baignée
dans les relations de l’infini amour trinitaire»56. Elle vit dans
l’«océan tripersonnel» de cet amour et de cette vie. Le Christ
nous a laissé un testament-prière de l’unité qui suit le modèle de
la koinonia trinitaire: «Que tous soient un comme toi, Père, tu
es en moi et que je suis en toi, qu’ils soient un en nous eux
aussi… Qu’ils soient un comme nous sommes un, moi en eux et
toi en moi, qu’ils puissent être parfaitement un» (Jn 17,21-23).
En expliquant ce verset, K. Ware affirme que ce «comme» trini-
taire est vital pour notre salut: «nous les hommes, icônes de la
Trinité, sommes appelés à figurer sur la terre le mouvement de
la périchorèse de Dieu, reproduisant ici-bas l’amour mutuel qui
passe incessamment dans le ciel entre le Père, le Fils et le Saint-
Esprit»57.
L’être humain est relié à Dieu. Car, selon le théologien rou-
main, l’homme agonise quand il est privé de toute communion
avec un autre homme, et la communion entre les personnes
humaines agonise quand elle ne trouve pas sa source et son fon-
dement en Dieu, personne infinie ou plutôt unité infinie des per-
sonnes divines.
La personne est donc, par définition, un sujet de communion.
Elle doit communier à d’autres personnes et recevoir la commu-
nication d’autres personnes. «Elle ne peut se réaliser intellectuel-
lement et moralement que dans la communion»58. Tout comme
l’unité parfaite de l’être divin est vécue par les Personnes de la
Trinité et trouve son existence concrète dans les Personnes de la
Trinité, ainsi l’être humain actualise ses profondeurs dans la
pleine communication entre des personnes59.

56. ID., Théologie Dogmatique II… (cité supra n. 3), p. 146.


57. K. WARE, L’île au-delà du monde… (cité supra n. 33), p. 51.
58. D. STANILOAË, «Temeiurile teologice ale ierarhiei si sinodalitatii» (Les fonde-
ments théologiques de la hiérarchie et de la synodalité), dans Studii Teologice 27 (1970),
n. 3-4, p. 166.
59. ID., «Omul si Dumnezeu»… (cité supra n. 39), p. 222.
L’ANTHROPOLOGIE DE COMMUNION DE D. STANILOAË 421

La relation entre une personne et une autre est la seule voie de la


réalité et du mystère. C’est «l’approfondissement plein d’amour
d’une personne dans une autre qui, seul, procure la vie et la joie.
Mais on ne peut avoir la révélation de l’autre comme profondeur
jaillissante et comme source d’une vie sans limites que si le Saint-
Esprit nous montre l’autre en Dieu, dans le mystère du Dieu per-
sonnel qui se révèle. La seule personne dont jaillissent inépuisable-
ment la vie et la lumière est celle du Christ»60. Parce qu’il n’y a de
communion plénière et inépuisable qu’avec la personne du Christ
et que «seulement en Jésus-Christ nous trouvons l’Esprit d’une
inlassable communion entre les hommes, nous trouvons l’Église»61.

III. – Conclusion

Le mystère du monde et le mystère de l’homme sont définis par


notre théologien comme présence active du transcendant dans
leur existence. Le monde est ainsi appelé don de Dieu, sacrement
de l’amour de Dieu, lieu de l’immense dialogue entre Dieu et sa
créature. C’est là sa plus profonde signification ainsi que sa fina-
lité ultime. Et le monde créé par Dieu reste sacrement de commu-
nion d’amour, tant qu’à travers tous les dons l’homme voit la
présence du Donateur, et qu’à travers toutes les créatures, il
entend les appels du Créateur. Comprise ainsi, la création suscite
en l’homme une attitude eucharistique, de gratitude envers la
Personne qui offre les dons en vue d’une communion d’amour
plus importante que les dons eux-mêmes.
Macrocosme et laboratoire, roi et prêtre, l’homme est donc
appelé à unir et à sanctifier la création en Dieu. Comme le disait
Olivier Clément, ici s’affirme dans la pensée de Dumitru Stani-
loaë une «pénétrante interprétation du thème patristique de
l’homme logikos» à partir de la métaphysique de Maxime le
Confesseur. Tandis que les choses sont des images créées, des
logoï qui rayonnent du Logos, l’homme, comme sujet personnel
créé, est l’image directe du Logos comme sujet personnel incréé
de tous les logoï du monde. L’homme logikos est donc appelé à
déchiffrer les logoï des choses pour les rendre au Logos après les
avoir marqués de son intelligence et de son amour. Ce déchiffre-
ment est «un acte de connaissance synthétique et direct, une

60. ID, Prière de Jésus et expérience du Saint-Esprit, coll. Théophanie, Paris, Desclée,
1981, p. 103.
61. Ibid., p. 104.
422 S. SELARU

intuition spirituelle qui elle-même suscite une rationalité ouverte,


qui élargit et féconde la compréhension rationnelle du monde»62.
«Tout objet rationnellement structuré, écrit le père Staniloaë,
n’est que le moyen d’un dialogue interpersonnel. Par conséquent,
le monde en tant qu’objet rationnel n’est que le moyen d’un dia-
logue tant au niveau de la pensée qu’à celui des œuvres aimantes
entre la Personne raisonnable suprême et les personnes raison-
nables humaines, ainsi qu’entre celles-ci elles-mêmes»63. Si nous
appliquons cette réflexion aux situations concrètes de la vie, il est
évident que chaque fois que les choses, les biens, les ressources
du monde ne sont pas mis au service de la communion, la vie
s’appauvrit ou se détruit. Lorsque la raison humaine ne se mani-
feste pas comme «chemin» de communion, elle n’est plus le
«logos de vie». Elle bâtit alors «les murs» de la possession égoïste
et invente les armes destructrices de vie64.
Par ailleurs, bien ancré dans les philosophies de son temps, Sta-
niloaë veut maintenir en même temps les deux analogies appa-
remment antagonistes de l’imago Dei: celle substantialiste et celle
relationnelle. Certes, pour l’auteur roumain, l’image de Dieu
comme possibilité et désir pour la communion est une qualité
ontologique de l’homme. Cependant, l’unique raison d’existence
de l’imago Dei dans l’homme est de rendre possible la commu-
nion avec son Créateur. L’homme, image du Christ, est sujet de
communion orienté vers les autres.
Sa conception orientale de la continuité nature-grâce amène ici
notre auteur à penser la déification comme la réalisation totale de
l’homme. L’humanité de l’homme se réalise dans la déification. La
sainteté est l’accomplissement de l’humain. Transposée dans des
catégories communionnelles, la personne humaine ne peut pas se
réaliser en dehors de la communion avec son Créateur et avec les
autres. Fondé sur le principe de communion, le synergisme ortho-
doxe soutient fermement le fait que Dieu est personnel, qu’il aime
sa créature et qu’il l’a créée pour un dialogue éternel dans l’amour.
Mais le Créateur n’est pas une seule personne. Il est Trinité.
Kallistos Ware disait dans la préface à l’édition anglaise de la
Dogmatique de Staniloaë que, pour l’auteur roumain, l’intersub-
jectivité divine constitue le modèle et le paradigme de toutes les

62. Cf. O. CLÉMENT, Préface… (cité supra n. 1), p. 19-20.


63. D. STANILOAË, Teologia Dogmatica Ortodoxa I… (cité supra n. 3), p. 18.
64. Cf. Patriarche DANIEL, La joie de la fidélité… (cité supra n. 35), p. 63: Autre-
ment dit, cette rationalité trouve sa finalité dans la communion de vie. Les raisons
(logoï) des êtres créés sont fondamentalement raisons (logoï) de communication et de
communion ou de vie, expressions plasticisées des pensées du «Logos de vie».
L’ANTHROPOLOGIE DE COMMUNION DE D. STANILOAË 423

relations humaines et, plus particulièrement, de l’Église65. Cette


affirmation est juste, car le père Staniloaë développe d’une
manière exemplaire une vision trinitaire de l’homme, c’est-à-dire
la personne en communion, capable d’arracher l’homme du XXe
siècle à sa solitude angoissante. Dans cette perspective, l’Église
n’est que le laboratoire où l’on travaille la résurrection et la trini-
tarisation de l’humanité. Créé à l’image de Dieu trine ou à l’image
du suprême mystère de la vie en communion, l’homme est de ce
fait un être de communion, c’est-à-dire une vraie personne. Pour
donner la parole encore une fois au Père Staniloaë: «uniquement
dans la Trinité comme unité parfaite de personnes non confon-
dues, le caractère de la personne est pleinement assuré. Une per-
sonne sans communion n’est pas une personne»66.

B – 1030 Bruxelles P. Sorin SELARU


Rue Vanderlinden 15A
[email protected]

Résumé. — Le père Dumitru Staniloaë (1903-1993) est sans aucun


doute le plus grand théologien roumain. Cet article tente de présenter
synthétiquement sa perspective anthropologique en proposant plusieurs
clés de lecture: cosmologique, christologique, trinitaire et ecclésiolo-
gique. En cheminant avec le père Staniloaë à travers tous ces aspects
importants de son anthropologie, le lecteur découvrira comment
l’homme dans la création est l’homme en Christ, l’homme en Trinité,
l’homme en Église, être de communion et personne eucharistique.

Abstract. — Father Dumitru Staniloae (1903-1993) is without doubt


the greatest Romanian theologian ever. This article aims at briefly pre-
senting his anthropologic perspective by advancing a series of herme-
neutical principles: cosmological, Christological, Trinitarian, and
ecclesiological. Following Fr Staniloae in developing all these important
aspects of his anthropology, the reader will discover how the human
being within creation is the human being in Christ, human being in
Trinity, human being in the Church, communional being and Eucharis-
tic person.

65. K. WARE, Foreword à Staniloaë, The Experience of God, Brookline, Holy Cross,
1994, p. xx.
66. D. STANILOAË, Le génie de l’Orthodoxie… (cité supra n. 1), p. 115.

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