Article Arnoldo Palacios en Francia
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Article Arnoldo Palacios en Francia
Pour citer cet article: Kathleen Gyssels, « Sous les combles de ‘Souvenance’ : de « Bogota, Bogota » à
Adieu Bogota», dans Interfrancophonies, n° 11, Tome 1, « Hybridité et diversité des langues en Afrique
francophone. Perspectives (socio)linguistiques et littéraires » (Valentin Feussi et Cristina Schiavone,
éds.), 2020, version en ligne : http://interfrancophonies.org.
Sous les combles de ‘Souvenance’ : de
« Bogota, Bogota » à Adieu Bogota
KATHLEEN GYSSELS
Simone Schwarz-Bart, Leyde, Brill, 2014. Cet article se base largement sur cet essai,
entamé tout de suite après la mort d’André, fin septembre 2006.
3 Camille de Toledo, Thésée, sa vie nouvelle, Ed. Verdier, 2020.Un des quatre
Mais il est trop tard. André Schwarz-Bart pense que ce livre n’est nécessaire
à personne. Et il entre en silence, nous déclare Simone Schwarz-Bart, co-
auteure et veuve de l’auteur5.
L’image d’un auteur victime d’incompréhension, sans qu’elle ne livre
les noms, sert d’entrée en matière à ce prétendument nouveau volume du
cycle. Sans qu’il n’ait cessé d’écrire, « intimidé », André rangea dans le
tiroir de nombreux projets d’écriture6. Cette posture se répète à satiété par
le groupe fondé lors du transfert des archives des auteurs (principalement
d’André cependant) à la BnF7. Intimement associé à ces publications
posthumes, remercié par Simone dans ses présentations publiques8, ce
groupe risque d’idolâtrer l’auteur du Dernier des Justes et de La
Mulâtresse Solitude lorsqu’il se refuse à faire la pleine lumière sur la co-
écriture. Premier étonnement, Simone préface L’Ancêtre en Solitude en
déclarant :
Je ne détricoterai pas notre travail, et sur notre collaboration, je ne donnerai
pas d’explication à ce qui s’est fait sans explication. Les six volumes du cycle
antillais étaient écrits, non pas tous dans leur phase terminale […]1. (C’est moi
qui souligne)
Il est clair que l’auteure se prononce fermement sur l’intention de
couper court aux « mystifications littéraires » (étudiées par Jacques
Finné9). Pourtant, il reste légitime de s’interroger sur le rapport entre les
deux romans signés par Simone Schwarz-Bart, sa pièce de théâtre, et ledit
cycle. De même, se pose la question pourquoi elle a tergiversé jusqu’à 2009
pour sortir à leur double nom lesdits projets « dans leur phase
terminale » ? Persévérant dans cette posture victimaire d’un époux qui lui
aurait légué un fonds impressionnant, l’exécutrice testamentaire des
Inédits (j’emploie à dessein la majuscule, tant le bandeau qui enroba
5 Simone Schwarz-Bart, Préface à L’Ancêtre en Solitude, Paris, Seuil, février 2015.
6 Kathleen Gyssels, « Who owns André Schwarz-Bart? Écrivains dans le tiroir :
uchronie et écriture-écran dans les inédits », dans Dalhousie French Studies, n° 112,
2018, p. 121-138.
7 Fonds numéroté 2894. Il demeure pour l’instant incomplet. De surcroît, les
« tapuscrits » pour les romans signés seuls de Simone seraient tapés par André.
8 Les personnes remerciées en note paratextuelle sont des « pilotes » au sens que
donne au terme Jean Lacouture (dans Paul Flamand, éditeur, Paris, Ed. Les Arènes,
2010, qui traite d’André Schwarz-Bart), Cette liste s’allonge, en même temps qu’elle
reproduit des couples en création. Deux exemples : Malka Marcovich (la mère d’Elie
Duprey), assista André Schwarz-Bart f pour Hommage à la femme noire, d’autre part,
avec Elie Duprey qui servait de secrétaire pour L’Etoile du matin. Ces chercheurs et ces
adjuvants contribuent à la facture du cycle inachevé, et donc au renom de Schwarz-Bart.
De nouveaux noms apparaissent, selon un geste de gratitude initié par Glissant (voir les
nombreuses notes en fin de volume, remerciant ceux et celles qui ont contribué à son
œuvre) : Edwy Plenel et Nicole Lapierre, les deux derniers formant à leur tour un
« couple de création » notamment médiatique, à travers Mediapart d’une part, et le rôle
de Lapierre, sociologue aux EHESS, auprès des Ed. Stock, d’autre part.
9 Jacques Finné, Des mystifications littéraires, Paris, Grasset, 2010. L’embarras
plus que la discrétion se devine pour ce couple que je surnommai ailleurs « Les Gary de
Goyave ». D’autres couples en création (des Frères Goncourt à la série populaire de
Pierre Souvestre et Marcel Allain, Fantomas) ont fait l’objet de spéculations et
d’hypothèses quant à la répartition exacte dans la co-écriture.
traduction une postface (« Nachwort ») dans laquelle il situe l’odyssée de Ti Jean dans la
tradition des « voyages de retour au pays natal », de quête de la (post)-négritude de Césaire,
Damas, Senghor, et du réalisme merveilleux de Carpentier. Ulrich Wittmann, Ti Jean oder
Die Heimkehr nach Afrika, Wuppertal, Peter Hammer Verlag, 1982, « Dialog Dritte Welt ».
13 Kathleen Gyssels, « Work in Progress », dans Africultures, n° 14, juillet 2015: <
http://africultures.com/work-in-progress-loeuvre-posthume-dandre-schwarz-bart-
13079/>, consulté le 4 novembre 2020.
14 Fleur Kuhn Kennedy, Le Disciple et le faussaire, Imitation et subversion
2010, p. 55-57.
de Simone Schwarz-Bart, op.cit., p. 56. Comme les victimes dynamitées à Matouba, les
juifs refusent l’esclavage romain. Les personnages schwarz-bartiens sont poursuivis par
des violences extrêmes, des catastrophes naturelles et « industrielles ».
20 André Schwarz-Bart, L’Etoile du matin, Paris, Seuil, 2009, p. 28. Introduction
de mémoire to Noeuds de Mémoire», Yale French Studies, no. 118/119, 2010, p. 3–12.
www.jstor.org/stable/41337077. Accessed 19 Nov. 2012. Cf. Marrane et marronne,
op.cit.
23 Gaston-Paul Effa, Le Miraculé de Saint-Pierre, Paris, Gallimard, 2017. Lire
pour très vite aborder dans le second, « Le chant d’une vie », la post-
Shoah. Rien de surprenant avec Adieu Bogota qui se présente à nouveau
selon la structure duelle : la vie de Jeanne, la vie de Marie (Monde). C’est
que l’une et l’autre sont comme les deux reflets d’une même féminité
opprimée, la Blanche et la Noire.
27 http://www.caraibcreolenews.com/index.php/focus/item/4917-guadeloupe-l-
ecrivain-ernest-pepin-honore-de-son-vivant-par-l-aec
28 Ernest Pépin, La Souvenance, Caraibéditions, 2019.
29 Jean-Pierre Orban, Simone Schwarz-Bart, « Autour d’Adieu Bogota : dialogues
bananes vertes : Intricacies of the Postcolonial and Postwar Jewish Condition », dans
Janette Wilson (éd.), New Soundings in Postcolonial Writing, Amsterdam, Brill, 2016,
p. 31-61, « Cross/Cultures Series ».
32 Marrane et marronne, op.cit.
33 Pierre Assouline, Golem, Paris, Gallimard, 2016. Sur le plateau, ni l’un ni l’autre
simone-schwarz-bart-adieu-bogota
37 Jérôme Garcin, compte rendu.
<http://bibliobs.nouvelobs.com/romans/20150205.OBS1821/a-la-memoire-d-andre-
schwartz-bart-le-blanc-qui-avait-ose-ecrire-sur-les-antilles.html>, consulté le 4
novembre 2020. Pourquoi éviter à tout prix l’origine juive dans la présentation de ce qui,
de surcroît, est vanté comme une suite, une résurrection presque, à 50 ans du Goncourt ?
38 La « biographie » attendue depuis des années paraît non pas chez Seuil, mais
Grasset, fin 2019. Plusieurs passages font croire que Simone dirige la plume de Yann
Plougastel qui censura, à sa demande, plusieurs pages compromettantes, selon un email
partagé avec l’ITEM)..
39 Nous n’avons pas vu passer les jours (Grasset, 2019) nous ouvre à la non-
fiction, mais pas pour autant à la vérité en littérature ; d’abord, parce qu’il reste difficile
de départager qui a la parole, à quand remonte l’une ou l’autre rencontre, vu l’absence
de notes en bas de page. La mythographie fausse des élections affectives qui ne
s’appuient pas en amont sur des faits et sources avérées.
40 Colette Seghers, Pierre Seghers. Un homme couvert de noms, Paris, Ed.
Kaufmann, Orban, Edwy Plenel et Nicole Lapierre. Dans Causes communes, Lapierre
est d’avis qu’Un plat de porc aux bananes vertes a généré dans « des départements de
littérature à l’étranger » (italique ajouté) des interprétations « non sans réserve ni
excès » (Paris, Stock, 2011, 212), et me donne en exemple. J’avais par ailleurs proposé
ma monographie Marrane et marronne pour la Collection « Ordre d’idées » chez Stock.
43 Dans W ou le souvenir d’enfance (1972), Georges Perec, après avoir écrit La
Disparition (1969) au Moulin, réussit l’allégorie des totalitarismes dans les ex-colonies
françaises et espagnoles. Par ailleurs, un troisième « relais avec Schwarz-Bart est
Robert Bober, l’assistant de Perec dans Ellis Island et le romancier qui remercie André
Schwarz-Bart dans son roman à lui. Voir M &M, p.250-254.
deux amies n’en devienne plus claire. Car si Jeanne meurt dans ce
« Trou », et que Mariotte, grâce à son incitation, devient écrivaine, lui
promettant sur son lit de mort (de la même façon que Simone a pu
promettre à son mari de continuer l’atelier de co-écriture après sa
mort ?), de livrer les fragments de sa vie morcelée, le puzzle reste
difficile à compléter. Si nous connaissons bien l’écriture elliptique d’une
Duras, l’approche oblique d’un Beckett44 et d’un Perec, tant et si bien
que j’ai rapproché Un plat de porc de l’écriture oulipienne, le récit
déraille.
Le « joint » entre les deux histoires dans le corps du texte n’est pas
clair. On apprend certes que Jeanne a eu une vie dure, éprouvée par la
perte de son fils communiste, et qu’elle a même connu la pauvreté au
point de voler ici et là quelques légumes sur le marché. Mais le contexte
reste extrêmement frêle, voire absent. Car si Mariotte s’y met en
concubinage avec « la Commune », l’on pense d’abord à un ex-bagnard,
un relégué des Bagnes guyanais, donc un « Français de France » déporté
à l’Ile du Diable (comme l’était Alfred Dreyfus avant lui). Ces
« Communards » sont les communistes d’avant la lettre, si bien que la
« Commune », ainsi que d’autres soupçonnés communistes (dont
Chinois, autre silhouette dans Un plat de porc qui ne figure plus dans
les Inédits, autre « paria » stigmatisé dans la Caraïbe) est en quelque
sorte du même sang que le fils de la Jeanne, autre fil effiloché. Que « la
Commune » quitte la Guyane pour New York, ensuite Bogota, n’est pas
exceptionnel. En effet, pour Eric Fougère, les « bagnards » sont
ostracisés dans la société créole, de sorte que la plupart n’ont pas fait
souche une fois leur peine purgée45.
Ailleurs, des fautes factuelles se produisent, par exemple quant au
teint de l’amant de Mariotte. Celle-ci précise que « La Commune était
d’un beau noir Congo » (AB 208), ce qui fait penser qu’il n’était pas un
des communards parisiens déportés dans le Camp de la Transportation.
Quant à sa propre peau, elle se dit sang-mêlé (AB 209), le lecteur d’Un
plat de porc se souvient que Mariotte est une « câpresse », conspuée par
sa grand-mère Louis pour avoir une peau trop noire. La voilà qui
changerait de phénotype, puisque « sang-mêlé » se dit d’abord pour la
mulâtresse, pensons à Solitude, la protagoniste du roman éponyme.
Classés sur une échelle de couleur que Chantal Claverie46 et Stéphanie
du cycle n’est toujours pas traduit en anglais. Autre joint qui de ce fait reste inexploré,
l’importance de Barbara Bray, compagne et traductrice de Beckett. Kathleen Gyssels,
« Les Schwarz-Bart en Allemagne : sur quelques illustrations de couverture des
traductions en allemand », Etudes caribéennes, 3 (mars 2019). Consulté le 22 novembre
2020. URL : http://journals.openedition.org/etudescaribeennes/15358
45 Eric Fougère, Le grand livre du bagne en Guyane et Nouvelle-Calédonie,
associé à la laideur, et ne figure que rarement dans les études des anthropologues. Jean-
Luc Bonniol, La Couleur comme maléfice (Albin Michel, 1992).
47 Stéphanie Mulot, « Chabines et métisses dans l’univers antillais: entre
(2020) : en ligne. Une version portugaise parut de la main d’un doctorant ayant suivi
mon séminaire à l’Institut d’Etudes Juives, en 2019. Kathleen Gyssels, Felipe Menezes,
« O etno-romance de André e Simone Schwarz-Bart », dans Arquivo Maaravi, n° 13/25,
2019:
<http://www.periodicos.letras.ufmg.br/index.php/maaravi/article/view/15125>,
consulté le 4 novembre 2020.
49 Dans Célanire cou-coupé (Laffont, 2001), Maryse Condé traite de cette
stigmatisation. Voir mon chapitre premier dans Passes et impasses (Honoré Champion,
2010) ainsi que « The Enigma of Denial) », Caribbean Quarterly, (March 2021).
50 Sophie Simon, « Des Afro-descendants dans un pays “blanc”. Vers l’effectivité
de l’égalité raciale au Costa Rica », dans Cahiers des Amériques latines, n° 65, 2010 :
<http://journals.openedition.org/cal/710>, consulté le 28 octobre 2020.
51 Lire Elisabeth Cunin, « De Kinshasa à Cartagena, en passant par Paris:
52 Mario Cloutier, « Voyager au fil des mots: Adieu Bogota », dans La Presse, le
14 août 2017: <https://www.lapresse.ca/arts/livres/201708/24/01-5127213-voyager-
au-fil-des-mots-adieu-bogota.php>, consulté le 4 novembre 2020.
53 Kathleen Gyssels, « Suite - et fin ?- du cycle antillais schwarz-bartien », Il
ville d’André.
56 La forme des ruines, traduction française, 2015. Trad. de l’espagnol par Isabelle
Gugnon, Paris, Seuil, 2017, p. 215. Deux photos sont insérées le concernant : p. 47, la
colonne vertébrale criblée par la balle, à la p. 77, le défunt entouré des médecins et
journalistes. Sur « Le lit de mort, la dernière image », lire Virginia de la Cruz-Lichet,
dans Estuco. Revista de estudios y communicaciones del museo cerralbo, n° 1, 2016, p.
51-75. La chercheuse s’est intéressée à « la Violencia » dans l’essai filmique Cesó la
horrible noche du Colombien Ricardo Restrepo. Je remercie Virginia de la Cruz pour
l’information complémentaire sur Jorge Eliécer Gaitán dont le nom de famille est Gaitán
Ayala et ses prénoms Jorge Eliécer. (email 30 novembre 2020). Dans « Ayala »,
Schwarz-Bart a pu entendre l’anagramme « Alyah », le retour au pays d’Israël, autre
indice d’une origine juive non attestée ?
J.P. Orban pressent un lien avec l’univers latino-américain. Il ne croit pas si bien dire,
puisque La Mulâtresse Solitude et Cent ans de solitude se recoupent par l’écriture
réaliste merveilleuse. Je n’entrerais pas ici dans le débat terminologique autour du
réalisme magique / merveilleux. Simone Schwarz-Bart, J.P. Orban, art. cite, Continents
Manuscrits.
60 Seymour Menton, “The Last of the Just: Between Borges and García
63 La première édition vit le jour chez Editorial Iqueima en 1949. Publié ensuite
« Bogota » en raison des « événements de Bogota », trop difficiles à décrire. Par ses
conversations avec l’écrivain colombien en fuite en France après ses démêlés avec le
pouvoir à Bogotá, le traumatisme de la torture s’est brusquement réveillé en lui. Tout en
voulant dénoncer des pratiques fascistes dans l’Amérique latine (de la Colombie au Chili,
où Perec situe W ou le souvenir d’enfance), l’auteur s’autocensure, triture, et finalement
ne publie pas « Bogota, Bogota ». A la place, sort en 1967, quatre ans après l’ébauche
évoquée dans la correspondance (à sens unique ?), le Préambule du cycle, appelant à la
rescousse la signataire Simone.
LA TORTURE (BIS)
Au mitan du témoignage de Marie se trouve la scène du viol par
« Chien ». Abusée, abîmée, en loques, la narratrice donne l’impression
à ses tortionnaires d’être émue et même, follement « reconnaissante ».
L’articulation délicate entre torture et « révélation » au sens religieux
est en effet osée chez les plus grands Africains Américains, sans qu’ils ne
fassent bien sûr l’apologie de terreurs. De Toni Morrison à James
Baldwin, notamment dans sa lecture de Blues for Mr Charlie67, les
personnages qui traversent les pires ignominies se tournent vers l’au-
delà, se découvrant limités dans leur corps, vulnérables mais création
qui a vu Dieu. En effet, dans Beloved et Jazz, Toni Morrison réussit des
récits tortionnaires à travers des textes troués, comme si la grammaire
du récit se désagrégeait sous l’irruption du trauma. Pour Marianne
Hirsh, qui cite Beloved (1987) en exemple, les mémoires traumatiques
risquent de détruire l’individu. Bien que survivant, il ou elle voudrait
rejoindre les morts, préférant aller avec eux plutôt que de devoir
« Weiter leben »68, continuer à vivre. Le principal motif du report et de
l’inachèvement du « cycle » pourrait bien résider dans la nature
traumatique de plusieurs des souvenirs d’André Schwarz-Bart, comme
il l’a d’ailleurs suggéré en prêtant à son narrateur du Dernier des Justes
une lassitude extrême, celle même qui gagne Mariotte au point d’abréger
ses Cahiers.
En même temps, rien de plus « vital » que ce flot narratif, que cette
ébauche d’écritures, que cette pratique thérapeutique, que tant de
rescapés de la Shoah ont reconnus. Comme Primo Levi, il faut écrire,
frénétiquement, pour tenir à distance la tentation destructrice, la
pulsion suicidaire. En même temps, comme pour les plus grands
(Samuel Beckett, Cynthia Ozick, dont j’ai rapproché André Schwarz-
Bart, l’appelant le « postcolonial Jew »69), l’œuvre est un continuel
« work in progress ». La formule sied à ce cycle inachevé qui ne trouve
sa complétude dans les « inédits ». Seulement, dans Adieu Bogota,
raconter l’indicible, rapporter l’opprobre, ne mobilise pas (trop) les
affects du lecteur. Si dans les romans antérieurs, des sensations
insupportables appelaient le réalisme merveilleux (Télumée quittant
son corps après le tabassage d’Ernie, survolant comme une
« morphrasée » Fond Zombi, Solitude se sentant une bulle d’air70), la
description manque ici son but qui est au minimum de provoquer de la
sympathie avec la victime et du dégoût pour les bourreaux. Comme le
67 James Baldwin, Blues for Mister Charlie, Londres, Michael Joseph, 1965.
68 Marianne Hirsch et Leo Spitzer, « “We Would Not Have Come Without You” :
Generations of Nostalgia », dans American Imago, n° 59/3, 2002, p. 253-276.
69 Kathleen Gyssels, Marrane et marronne, op.cit., p. 42, p. 204.
70 Voir ma thèse Filles de Solitude. Essai sur les [auto-]biographies fictives de
Vous pouvez être tranquilles. J’ai déjà vu un cas comme ça. C’était à Barranquilla, avec
un prisonnier qu’on venait de traiter, et qui voulait nous embrasser après qu’on eut terminé la
séance. Il disait qu’on lui avait fait voir le Seigneur. Et il s’est mis à prêcher.
L’autre aide se signa et dit :
- C’est quand même une drôle d’histoire. On ferait peut-être bien de la remettre en état.
L’officier dit :
- Voulez-vous vous lever, madame, comment vous sentez-vous ?
La bête se tenait à ses pieds, impassible, sans laisse.
Et elle :
- J’ai peur de bouger à cause du chien ;
Et on l’aida à se relever et elle se leva et on lui donna à manger et elle remerciait toujours
et elle s’en alla en remerciant, le cœur un peu triste, mais plein de douceur. (AB 240)
1975, p. 49-50.
72 Sergio Kokis, Le maître de jeu, Montréal, XYZ éditeur, 1999.
73 Marie-Laure Ryan, « What are characters made of? Textual, Philosophical and
Traversée du fleuve de Caryl Phillips, auteur que nous avons rapproché plusieurs fois de
l’écriture schwarz-bartienne. Comme l’a bien vu Maria Rice Bellamy : « The overture […]
provides thematic unity to the otherwise disparate sections of this novel; however, his
presence (and absence) literally haunt the text, entering the core narratives through the
children's recurring questions—"Why have you forsaken me?" (42) and "Father, why hast
thou forsaken me?" » (73; original emphasis) » (129). Maria Rice Bellamy, « Haunting the
African Diaspora: Responsibility and Remaining in Caryl Phillips's "Crossing the River" »,
dans African American Review, n° 47/1, Printemps 2014, p. 129-144.
76 Cathy Caruth, Literature in the Ashes of History, Baltimore and London, Johns
80 Pour ce concept, voir mon essai Sages sorcières ? Révision de la mauvaise mère
dans Beloved (Toni Morrison), Praisesong for the Widow (Paule Marshall) et Moi,
Tituba (Maryse Condé), New York, Lanham, America University Press, 2001.
81 Interviews non publiés au Moulin d’Andé au cours de 2019 et 2020. Projet en
XXe siècle, comparable à la révolution de Zapata au Mexique en 1910. Elle a fait environ
deux cent mille morts, soit près de 2% de la population. Guerre civile, la Violence ne peut
se réduire ni à une lutte armée entre les classes dominantes – appuyées sur l’armée et la
police – et les classes populaires ; ni à un conflit ouvert entre le parti conservateur et le
parti libéral qui, en Colombie, ont un enracinement profond, quoique surprenant, dans
les masses. Vols, rapts, assassinats, mutilations et tortures, migrations massives forcées,
avec leur contrepartie d'arrestations, ratissages, occupations militaires, applications
répétées de la loi de fuite, prisons surchargées, écoles du crime ont dénaturé la société
colombienne et défiguré de nombreux témoins, si bien que le crime initial est resté
longtemps occulté.
que tous ses romans illustrent L’Espèce humaine (pour parler avec
Robert Antelme83).
Dans l’Avant-Propos de L’Ancêtre en Solitude, Simone prend soin
de citer à plusieurs reprises les carnets laissés par son mari : il y exprime
le vœu de revenir sur « la nature humaine » capable de déclencher des
génocides et des violences de la pire espèce. Ainsi, à propos du best-
seller, elle tient à souligner que :
Il ne s’agit pas d’un roman sur la Shoah, mais d’un roman sur la nature
humaine à propos de la Shoah.
Et d’illustrer finalement, comme il insista dans un autre fragment
que :
Tous les hommes sont mes semblables […]84.
André Schwarz-Bart bénéficia de l’accueil et de l’aide des « petites
gens » (le terme qu’il emploie dans son rare entretien au lendemain du
Goncourt, avec Pierre Dumayet). Nombreux sont en effet les auteurs à
voiler scrupuleusement les conseils et les recommandations de pairs.
Celui qui construisait une œuvre hors pair, améliorant de version en
version ce qui allait devenir un best-seller n’a pas révélé ses
aficionados85. Pour Adieu Bogota, André Schwarz-Bart apprit l’histoire
ténébreuse e cet autre pays caribéen, la Colombie, avec ses émeutes
sanglantes à Bogotá en 1948. Cette source lui offrit le fil entre la
Guadeloupe et la côté caribéenne de l’Amérique latine, entre la violence
esclavagiste et celle, génocidaire, sous d’autres latitudes. L’horreur nazie
s’est poursuivie dans d’autres « Trous » ; d’autres Bagnes que ceux
construits le long de l’Orénoque (le Camp de Transportation à St.
Laurent du Maroni) où sont prisonniers Chinois (minorité que l’auteur
compta sortir de l’oubli ici et ailleurs) et Communards. Ces prisonniers
du Camp de la Transportation de Saint-Laurent du Maroni sont les
frères et sœurs des esclaves dans les Plantations caribéennes. Bref, ce
qui raccorde encore le mieux le nouveau récit à Un plat de porc, c’est
cette atonalité et voix aphone de la narratrice86 qui devrait être le centre
de gravité dans la narration à la première personne. Or, de même que
Mariotte entame ses Cahiers sur un ton dubitatif, se méfiant de la langue
(française) et de ce que ce qui lui arrive mérite le terme « événement »,
de même Marie Monde raconte le passé colombien dans un état de
zombi. Son « témoignage » d’une « marche » des petites gens est
dépourvu de pathos ou d’émotion. Arrêtée et emprisonnée, soumise à
un interrogatoire qui n’a rien à « envier » aux pires méthodes de torture
Memory of Richard Marienstras », dans Journal for Jewish Identities, n°12/2, Juillet
2019, p. 197-209.
86 Elisabeth Duchanaud, « The Blue Savannahs of Memory : André and Simone
Schwarz-Bart’s Un plat de porc aux bananes vertes », dans Small Axe, n° 33, Novembre
2010, p. 6-20.
des Nazis, elle est montée par « Chien » dressé à cette abomination. La
victime ne juge ni la bête, ni ses geôliers, telle est la noblesse de l’âme de
la protagoniste. Il n’empêche que l’épouvante qui devrait s’emparer du
lecteur et de la lectrice semble comme « figée » dans ce reportage. Alors
qu’il s’agit d’une fatale mise en pâture de la dignité humaine et de ses
derniers vestiges de résistance psychique, l’humiliation et
l’anéantissement ne « pouvai[ent] pas se franchir par des paroles ! »
(sic) (PP 146). Dès lors, une page « blanche », comme l’écriture blanche
qu’appelle Blanchot. Initialement définie par Barthes dans Le Degré
zéro de l’écriture, la notion est fondamentalement polymorphe et labile,
si bien qu’on préféra parler d’écritures blanches, au pluriel. Chez Perec,
l’écriture blanche renvoie à ce « neutre », cette narration impassible de
faits pourtant dramatiques dans W ou le souvenir d’enfance, pour ne
donner que cet exemple. Si Marie nous relate l’histoire du viol sans
pathos, sur un ton neutre, il n’en demeure pas moins que le dialogue
rapporté flotte dans un récit éthéré, là où Ernie face aux mêmes
épreuves, nous est décrit d’une façon qui ne peut pas ne pas provoquer
l’empathie du lecteur. Notons encore que le blanc est la couleur de la
perte de mémoire, de l’amnésie du rescapé de la Shoah. Pour Jablonka87,
André Schwarz-Bart est comme Piotr Rawicz et [H]Anna Langfus celui
qui transfigura son expérience personnelle en un personnage
inestimable parce qu’il occupe une « authentique position politique » et
donc une documentation historique. Avec Marie Monde dans le nouveau
roman, je serais tentée de dire qu’il fait de l’exemplification, dans la
mesure où il campe la victime muette : « statue de sel » (Memmi),
héritière lointaine de Solitude, « statue de sucre ». La victime de torture
a la parole brisée, et préfère se terrer dans un mutisme88.
Adieu Bogota (2017) et L’Ancêtre en Solitude (2015) sont donc
connectés par Mariotte qui se trouve être l’arrière-petite-fille de
Solitude, l’enfant de la Diola. Mais avec le nouveau roman nous restons
sur notre faim quant aux réponses sur des questions lancées dans les
différents tomes dudit cycle romanesque ! D’autre part, la structure
entre les deux volets est dépourvue d’une articulation, et enfin, Simone
Schwarz-Bart semble hésiter, et ses assistants, ignorer quelle est la
nature du traumatisme de Marie Monde (où et quand). Ainsi, d’Un plat
de porc à Adieu Bogota, rien ici ne vient éclairer le lien de concubinage
entre la mère de Mariotte, Hortense, et le « vonvon noir », père présumé
de Marie Monde. Rien ici, dans le nouveau volume prétendument du
« cycle » sur le couple que formaient la « négresse rouge », Hortensia la
Lune et ce prisonnier qui aurait engendré ladite narratrice. Dès lors,
difficile de maintenir « cycle », problématique même de répéter que les
« inédits » constituaient des volumes manquant quasiment « prêts »
pour la publication… Il est possible que ce lien, ainsi que d’autres
démantelée par les circonstances (guerre, racisme et/ou antisémitisme, violence dans le
plaçage, etc.). La parenté en est redéfinie, selon un ordre que Lévi-Strauss avait défendu,
et que Françoise Héritier, lors du débat pour « Le mariage pour tous », avait plaidé avec
fougue.
90 Simone Schwarz-Bart, « Epouser quelqu’un hors de sa culture, ça dessille le
regard », dans Le Monde, le 12 octobre 2020, p. 9. L’on s’étonne à nouveau que plus un
mot n’y est prononcé sur ses romans signés à elle et que le couple mixte de ses grands-
parents n’ait pas rhizomé dans ses écrits en partie autobiographiques. L’exclusion
desdites unions mixtes dans la Guadeloupe coloniale reste implicite (comme je l’ai
montré dans M & M).
91 C’est ce que le texte publicitaire spécifie, avec une faute pour la date d’Un plat
de porc (1964, sic, aussitôt signalée sur le site du Figaroscope) et des comparaisons
censées élever l’œuvre: « les personnages de Garcia Marquez ». Rien que le titre Adieu
Bogota crée l’attente d’intertextualités avec Cent ans de Solitude. En effet, il s’agit d’une
chanson populaire d’adieu (« Adieu Foulards, Adieu Madras »).
92 Kathleen Gyssels, « L’Etoile du matin : compte rendu », dans Francofonía, n°
KATHLEEN GYSSELS
(Université d'Anvers, Belgique)
1973, Moulin d'Andé, Arnoldo Palacios avec Mme Lipinska (avec la permission de Mme
Lipinska et Béatrice Palacios)