EN ATTENDANT GODOT - BECKETT - Jacques Quintallet - 2010 - Anna's Archive

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c o n n a i s s a n c e

D ’ U N E Œ U V R E

S a m u e l B e c k e t t

En attendant
Godot
J A C Q U E S Q U I N T A L L E T

● Les repères sur l’auteur, le contexte,


l’œuvre et sa genèse.
● L’étude détaillée du texte.
● L’analyse des principaux thèmes.
● Les prolongements majeurs
vers d’autres œuvres.
● Les annexes utiles.
c o n n a i s s a n c e
D ’ U N E Œ U V R E

Samuel Beckett

EN
ATTENDANT
GODOT
Jacques Quintallet
AGRÉGÉ DE LETTRES MODERNES
ANCIEN É L È V E D E L’ É C O L E NORMALE SUPÉRIEURE

1, rue de Rome - 93561 Rosny Cedex


Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction par tous procédés réservés
pour tous pays.
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humaines et sociales (ou de sciences, techniques, médecine ; ou de droit ; ou d’ensei-
gnement), le développement massif du photocopillage.
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photocopie à usage collectif sans autorisation des ayants droit. Or, cette pratique s’est
généralisée dans les établissements d’enseignement supérieur, provoquant une baisse
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auteurs de créer des œuvres nouvelles et de les faire éditer correctement
est aujourd’hui menacée.
Nous rappelons donc que toute reproduction, partielle ou totale, du pré-
sent ouvrage est interdite sans autorisation de l’auteur, de son éditeur ou
du Centre français d’exploitation du droit de copie (CFC, 3, rue
d’Hautefeuille, 75006 Paris) ».

© BRÉAL 1999.
Toute reproduction même partielle interdite.
Dépôt légal : juillet 1999.
ISBN 2 84291 280 2

ref : 7010036 - e-sbn : 9782749523477


AVANT-PROPOS
On aurait sans doute surpris Samuel Beckett en lui
annonçant, en 1953, que sa pièce En attendant Godot
deviendrait en moins d’un demi-siècle un « classique », au
sens exact du terme : un livre qu’on étudie en classe, et qui
figure au programme de l’agrégation de lettres. Sans
doute était-il pleinement conscient de la valeur de son
œuvre, mais ses romans lui auraient certainement paru de
meilleurs candidats à la postérité, sinon à la notoriété.
Pourtant le fait est là : avec ses difficultés, ses ques-
tions souvent sans réponse, En attendant Godot est
aujourd’hui un des textes du vingtième siècle les plus
étudiés dans les lycées et les universités.
De cette situation, ce petit livre prend acte, puisqu’il
paraît dans une collection destinée d’abord aux lycéens
et étudiants. On souhaiterait y décrire et y analyser la
pièce comme elle semble nous y appeler, sans naïveté
mais sans pédanterie, en évitant aussi bien les banalités
que les délires interprétatifs, auxquels pourtant elle se
prête si bien.
Les lecteurs sont invités à utiliser cet ouvrage en
conservant leur esprit critique, en n’y cherchant nulle
vérité révélée sur le sens du texte, et en n’écartant
aucune des idées alternatives qui pourraient leur venir à
son sujet : ils rejoindront ainsi la démarche que Beckett
eût lui-même encouragée, lui qui ne se lassa pas de poser
des questions sans jamais s’arrêter à la vaine tâche d’y
apporter réponse.
L’édition utilisée sera la seule édition disponible, sub-
stantiellement inchangée depuis 1952 : celle qui a été
publiée aux éditions de Minuit sous les auspices de
Jérôme Lindon, qui le premier sut discerner la grandeur
de Beckett.
Jacques Quintallet
SOMMAIRE

1 - REPÈRES ................................ 7
1 - CONTEXTE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7
Repères historiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7
Un renouveau culturel . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11

2 - PRÉSENTATION DE L’AUTEUR . . . . . . . . 14
Des débuts tardifs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14
Les années difficiles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16
Les années de gloire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19

3 - CADRE DE L’ŒUVRE . . . . . . . . . . . . . . . . . . 22
Un homme en filigrane . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 22
Le genre de la pièce . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25

2 - ÉTUDE DU TEXTE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27
1 - RÉSUMÉ DE LA PIÈCE . . . . . . . . . . . . . . . . . 27
Acte premier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27
Acte deuxième . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30
2 - SCHÉMA DRAMATIQUE . . . . . . . . . . . . . . . 34
Une structure ambiguë . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34
Texte spiral ou texte cyclique ? . . . . . . . . . . . . . . 36

3 - PERSONNAGES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 38
Vladimir et Estragon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 38
Pozzo et Lucky . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45
Godot et ses serviteurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 50

4 - LE STYLE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53
Une langue étrangère . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53
Une langue étrange . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 57

5 - DRAMATURGIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59
La pauvreté du cadre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59
La richesse du détail . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 61
3 - THÈMES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 63
1 - QUI EST GODOT ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 63
Les hypothèses « factuelles » . . . . . . . . . . . . . . . 63
Les hypothèses « intellectuelles » . . . . . . . . . . . 66
Une hypothèse dramatique . . . . . . . . . . . . . . . . 69

2 - LES MOTIFS RELIGIEUX . . . . . . . . . . . . . . 72


Un leitmotiv . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 72
Questionnement ou dérision ? . . . . . . . . . . . . . . 81

3 - LE FIN MOT ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 89
Le monologue de Lucky : un moment clé ? . . . 89
La divine Providence ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 90
L’homme qui rétrécit . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 91
« Tu redeviendras poussière » . . . . . . . . . . . . . . . 93

4 - SENS INTERDIT ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 95
« RE-lève ton pantalon » . . . . . . . . . . . . . . . . . . 95
« Ils ne bougent pas » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 99
Du bon usage du gérondif . . . . . . . . . . . . . . . . 103

4 - ÉCHOS ET CORRESPONDANCES . . . . 105

1 - AU FIL DE BECKETT,
OU : CAP AU PIRE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 105
Une spirale sans fin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 105
Fin de partie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 106
La Dernière Bande . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 110
Oh les beaux jours . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 113
Comédie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 115
Un monde à part . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 116

2 - NOUVEAU THÉÂTRE,
OU RENOUVEAU CLASSIQUE ? . . . . . . . 117
Beckett et Ionesco . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 117
Un nouveau classicisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . 121
5 - ANNEXES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 123
1 - UN JUGEMENT . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 123

2 - ORIENTATIONS BIBLIOGRAPHIQUES . . 125


Vie de Beckett . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 125
Œuvres de Beckett . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 125
Commentaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 126
1
REPÈRES

1 – CONTEXTE
■ Repères historiques

De deux guerres à une troisième ?

Pour étudier En attendant Godot dans son contexte


historique, il convient de se référer d’abord à sa date de
composition, plutôt qu’à celle de sa première mise en
scène. Selon ce que l’on sait, la pièce, bien que repré-
sentée en 1953 seulement, a été composée dès 1948. À
ce moment, la Seconde Guerre mondiale est achevée en
Europe depuis trois ans, et à cette épreuve pourrait
avoir succédé, comme ce fut le cas après l’armistice de
1918, une certaine euphorie parmi les peuples qu’ont
accablés cinq années de combats et de privations. Les
démocraties, au premier rang desquelles les États-Unis,
ont triomphé, le totalitarisme nazi s’est écroulé sous les
décombres de l’Allemagne ravagée par les bombes, et
l’avenir semble ouvert à ceux qui se donneront pour
but de reconstruire l’Europe.

REPÈRES 7
Mais de même qu’en 1918 la fin de la Première
Guerre mondiale portait en elle les germes de la
seconde, de même, et plus violemment encore, l’issue
heureuse du second conflit planétaire fait place, sans le
moindre répit presque, à des menaces bien plus ter-
ribles qu’avait pu l’être la paix mal réglée de 1919.
D’abord les alliés d’hier, à peine passées les congra-
tulations des troupes russes et américaines opérant leur
jonction au cœur du Reich nazi, se sont engagés dans
ce que l’on appelle très vite la « guerre froide » : les
deux superpuissances mondiales, les États-Unis et
l’U.R.S.S., recomposent l’Europe selon les termes de
leurs traités des années de guerre, mais utilisent aussi
d’emblée le vieux continent comme champ d’affronte-
ment idéologique et géopolitique. Tandis que les
Américains soutiennent à bout de bras l’économie bri-
tannique, française, italienne, entre autres, les
Soviétiques manipulent sans subtilité mais avec une
efficacité incontestable les pays qui sont dévolus à leur
sphère d’influence. Ils imposent avec plus ou moins de
brutalité le régime du parti unique et le dogme com-
muniste à la Hongrie, la Roumanie, la Tchéco-
slovaquie, à la Pologne aussi, que Staline, n’ayant pu la
dépecer entièrement dans le partage que projetait le
traité germano-soviétique de 1939, s’approprie cette
fois intégralement, par hommes de paille interposés.
Les « démocraties populaires » naissantes révèlent
rapidement leur nature de régimes dictatoriaux, soumis
à l’influence hégémonique du « grand frère » sovié-
tique. L’Autriche, occupée, ne devra la sauvegarde de
sa liberté qu’à l’acceptation d’un statut de pays neutre.
La Grèce est pendant plusieurs années en proie à une
guerre civile qui manque de la faire basculer dans le
camp communiste, tandis que la Yougoslavie et
l’Albanie préservent à grand-peine une relative indé-
pendance vis-à-vis de l’omnipotence russe – ce qui ne

8 EN ATTENDANT GODOT
leur évite nullement l’instauration de régimes commu-
nistes eux aussi fort autoritaires.
En Europe de l’Ouest même, les conflits sociaux
font rage ; de l’atmosphère œcuménique de l’immédiat
après-guerre, qui voit en France les communistes colla-
borer au gouvernement du général de Gaulle, il ne
reste déjà plus rien.
De cet état du monde il subsistait quelques traces
dans la version primitive de la pièce de Beckett. Le
texte de la première édition fait, au passage, référence
à des « comiques staliniens ». Mais cette mention, qui
présentait l’inconvénient, aux yeux de Beckett, de per-
mettre un semblant d’identification historique, fut sup-
primée aux répétitions et dès la première réédition de
l’ouvrage.

L’inhumaine humanité

En attendant Godot ne peut que très difficilement se


situer par rapport aux événements qui marquèrent la
période de sa création, et que nous venons d’évoquer.
En revanche, il est possible de discerner dans la pièce
une atmosphère qui n’est pas sans rapport avec la per-
ception que l’on pouvait avoir, à l’époque, de l’huma-
nité et de son devenir.
N’oublions pas en effet que si 1945 vit la défaite de
l’Allemagne et (au moins dans l’Ouest de l’Europe) le
retour à la démocratie, cette date fut aussi celle de la
première utilisation de la bombe atomique, et celle de
la découverte et de la libération par les Alliés des camps
de concentration nazis.
Ces deux événements prennent valeur de symboles
dans l’histoire contemporaine. Ils marquent en effet,

REPÈRES 9
d’une certaine manière, la fin de la croyance en un
progrès irréversible de l’humanité. Les guerres, pour
sanglantes qu’elles étaient, pouvaient toujours être
interprétées comme des dérapages de l’histoire, que
venait réparer une paix plus ou moins équitable. Mais
la possibilité d’anéantissement total qu’offrait l’arme
nucléaire, et peut-être davantage encore la révélation
de ce que des êtres humains avaient pu, non dans l’ar-
deur d’une bataille, mais dans une froideur bureaucra-
tique et quotidienne, infliger à d’autres êtres humains,
la volonté d’annihilation rationnelle de groupes
humains entiers, au premier rang desquels les Juifs bien
sûr, que démontrait la logique du système concentra-
tionnaire, tout cela était de nature à miner l’espoir des
plus optimistes. Ce n’est sans doute pas par hasard
d’ailleurs que la déportation et l’annihilation de mil-
lions d’hommes et de femmes passa dans l’immédiat
après-guerre au second plan des consciences, qui ne
souhaitaient pas sans doute se voir gâcher si vite le bon-
heur de la paix retrouvée, tandis que les rescapés eux-
mêmes hésitaient à dépeindre leur expérience, tant elle
leur était douloureuse à retracer, et tant elle devait, à
beaucoup, sembler proprement incroyable.

Beckett n’a sans doute jamais été, pour sa part,


bien optimiste quant aux possibilités de faire avancer
la civilisation vers une paix et une fraternité univer-
selles. Mais la connaissance de ces faits ne fut en tout
cas pas de nature à le faire changer d’avis sur ce point,
et put même noircir encore son point de vue. De cela
ses œuvres d’après-guerre portent la trace : les
romans qui explorent d’abord la subjectivité du nar-
rateur, les pièces qui posent plus ouvertement des
problèmes universels, et sans jamais se référer à des
événements concrets, actuels, décrivent la déréliction
de l’homme privé d’espoir, pour une large part, par sa
propre faute.

10 EN ATTENDANT GODOT
■ Un renouveau culturel

L’existentialisme

La France connut après la guerre de grands change-


ments dans sa vie artistique et intellectuelle, de par
l’important renouvellement des productions et des pra-
tiques culturelles qui se développa dans ces années.

Le Paris des années 1940, s’il fut encore assez long-


temps après l’armistice le lieu des privations et des tic-
kets de rationnement, vit aussi l’éclosion de
mouvements nouveaux, que favorisa l’explosion des
énergies que cinq années de conflit et d’occupation
avaient maintenues enfermées.

Le mouvement le plus marquant en est l’existentia-


lisme, dont le chef de file, Jean-Paul Sartre, acquiert
vite une renommée qui dépasse largement l’Hexagone.
Prônant le primat de l’existence sur l’essence, voire de
l’action sur la réflexion, à l’encontre de la philosophie
traditionnelle, il ouvrait de nouveaux champs de liberté
à une jeunesse brûlant de vivre pleinement pour récu-
pérer en quelque sorte les années perdues.

Du reste, au-delà du mouvement véritablement phi-


losophique, l’existentialisme devint très vite une
manière d’être, une mode, voire un snobisme parmi la
jeunesse étudiante ou fortunée de la capitale, dont le
quartier de Saint-Germain-des-Prés devint le point de
ralliement obligé, autour du café de Flore ou des boîtes
de nuit où se jouait enfin le jazz proscrit pendant les
années sombres. Peu de ces jeunes gens partagèrent
véritablement le sens de l’engagement qui fut celui de
Sartre, mais tous s’élevèrent, certes de manière
ludique, mais avec sincérité, contre le conformisme que
voulaient maintenir les générations plus âgées.

REPÈRES 11
Beckett, pour sa part, n’entretint que des rapports
très épisodiques avec cette avant-garde. Un de ses
textes fut bien publié par Les Temps modernes, la revue
de Sartre, mais les rapports entre les deux hommes
n’allèrent jamais très loin, l’engagement de Beckett
étant presque exclusivement d’ordre artistique, alors
que Sartre devenait l’intellectuel protéiforme qui fut de
tous les combats jusqu’à mai 1968 et au-delà.

La littérature de l’absurde

Pourtant, la vie intellectuelle et artistique de cette


période ne se résume pas à l’existentialisme. Au tour-
nant des années cinquante se manifeste, en littérature,
une nouvelle tendance que la critique ne tarda pas à
catégoriser sous quelques termes pratiques, qui ont
conservé une part de leur utilité malgré leur aspect
excessivement réducteur. Dans la fiction, on parle de
« nouveau roman » lorsque Nathalie Sarraute, Michel
Butor, Alain Robbe-Grillet accèdent à la notoriété.
Les œuvres romanesques de Beckett lui-même ont
parfois été rattachées à ce mouvement, qui se caracté-
rise par une importance accrue accordée au discours
(le fait de raconter) par rapport au récit (ce que l’on
raconte).
Ainsi, dans La Modification de Michel Butor, l’élé-
ment qui frappe d’abord est que le texte est entière-
ment rédigé à la deuxième personne (comme si le
lecteur était le personnage du texte, donc). Chez
Nathalie Sarraute, ce sont les approximations, les
petites failles du langage qui deviennent la matière de
la narration, tandis que chez Alain Robbe-Grillet
l’histoire finit par s’embrouiller au point de devenir
souvent le contraire de ce qu’on la croyait initiale-
ment. Ces expérimentations doivent beaucoup à

12 EN ATTENDANT GODOT
l’œuvre de James Joyce, que Beckett a bien connu à
Paris avant la guerre.
Au théâtre, qui n’est qu’énonciation, sans possibi-
lité apparemment pour l’auteur de discourir indépen-
damment de ce que disent et font ses personnages, on
parla de « théâtre de l’absurde » lorsque Samuel
Beckett, Eugène Ionesco, Arthur Adamov, d’autres
encore, livrèrent au public des pièces d’où l’action
avait à peu près totalement disparu, de même que
toute possibilité de discours rationnel, cohérent ou
suivi, et où une fantaisie à l’allure parfois improvisa-
trice livrait à une désorganisation généralement
comique les va-et-vient des personnages.
Le regroupement sous ces étiquettes d’auteurs au
fond assez différents fut favorisé par le fait (dans le cas
du « nouveau roman » surtout) qu’ils publiaient pour
la plupart chez le même éditeur, le très audacieux fon-
dateur des éditions de Minuit, Jérôme Lindon, qui fut,
avec José Corti, et à mille lieues des grandes maisons
traditionnelles comme Gallimard et Grasset, un de
ceux qui firent le plus pour la diffusion de la littérature
la plus moderne en France – et, entre autres, de
Beckett. Il ne se laissa nullement rebuter par les moins
de vingt exemplaires qui furent vendus par Bordas de
la traduction française qu’avait faite Beckett de son
roman Murphy. Bien lui en prit du reste, puisque la
célébrité finit par venir à Beckett, qui fit dès lors une
grosse part du chiffre d’affaires des éditions de Minuit.
Nous tenterons plus loin d’expliciter les rapports
qui peuvent unir En attendant Godot et La Cantatrice
chauve de Ionesco, une œuvre dont la conception et
la première représentation furent à peu près contem-
poraines de la rédaction de la pièce de Beckett, et pré-
cédèrent de quelques années sa création sur scène.

REPÈRES 13
2 – PRÉSENTATION DE L’AUTEUR
■ Des débuts tardifs
Samuel Beckett est né en 1906, à Foxrock, dans le
sud d’une Irlande qui appartenait alors tout entière à la
couronne britannique. Lui-même affirmait être né le
Vendredi saint, le 13 avril, alors que l’état civil indique
la date du 13 mai. Ce détail n’est pas sans importance
lorsqu’on étudie En attendant Godot, nous le verrons.
Sa famille est de lointaine origine française, et il ne fera
en quelque sorte qu’inverser le mouvement lorsque,
plus tard, il optera pour une installation définitive en
France. Les Beckett sont protestants dans un pays
extrêmement croyant et majoritairement catholique,
mais qui n’était pas alors aussi déchiré par les tensions
entre communautés religieuses qu’il le devint par la
suite.
La famille appartient à la bourgeoisie et ne connaî-
tra jamais de gros problèmes matériels. Le père de
Samuel est métreur, c’est-à-dire collaborateur d’archi-
tecte. Samuel aura un seul frère, de quelques années
son cadet. Ses études sont sans histoire : à l’école pri-
maire, puis dans l’un des meilleurs internats du pays, il
se révèle un élève plutôt doué, mais peu zélé. Les
matières dans lesquelles il réussit le mieux sont l’an-
glais, le français et le sport : très grand, il est un fort
bon joueur de cricket et, malgré sa carrure modeste, de
rugby. En revanche, il ne montre que dédain pour les
matières scientifiques. Il reçoit par ailleurs une solide
éducation religieuse, mais se détache très tôt de la foi.
Il entreprend en 1923 des études universitaires au
Trinity College de Dublin, la meilleure université
d’Irlande (ce qui toutefois ne signifie pas grand-chose,
car les Irlandais les plus aisés préféraient envoyer leurs
enfants dans les grandes universités anglaises, comme

14 EN ATTENDANT GODOT
Oxford ou Cambridge, plutôt qu’à Dublin, qui leur
semblait trop « provincial »). Son goût le pousse peu à
peu vers les langues vivantes : italien et français, mais il
continue à consacrer davantage de temps au golf ou à
la moto qu’à ses études. Il s’oriente, plus par facilité
que par goût, vers une carrière d’enseignant, et ses
qualités linguistiques sont suffisantes pour qu’on envi-
sage de lui confier un poste au Trinity College même.
Toutefois, avant cela, il faut qu’il affine sa pratique
sur le terrain. Après quelques brefs séjours d’études sur
le continent, on l’envoie donc en 1928, pour deux ans,
comme lecteur à l’École normale supérieure, à Paris,
où il est censé préparer une thèse sur le poète français
Pierre-Jean Jouve. Il n’en fera rien. En revanche, il va
mener à Paris une vie assez désordonnée où il inverse
souvent le jour et la nuit, consomme beaucoup d’al-
cool, et fréquente de nombreux jeunes gens, français et
irlandais.
On le présente au grand écrivain irlandais James
Joyce, de plus de vingt ans son aîné, qui s’est exilé en
France pour échapper aux rigueurs tatillonnes de la
censure irlandaise, laquelle a condamné son roman
Ulysse pour obscénité. Beckett admire Joyce, le fré-
quente assidûment, et devient peu à peu son secrétaire,
voire son homme à tout faire : en effet, la vue de Joyce
a considérablement baissé, et il est désormais proche de
la cécité, ce qui rend nécessaire l’aide d’un collabora-
teur. Il semble toutefois que Beckett se soit beaucoup
plus investi affectivement dans ces rapports que Joyce,
et il sortira meurtri de cette relation à sens unique. Il
écrit son premier texte publié, Dante... Bruno. Vico..
Joyce (le nombre de points entre les noms des écrivains
correspond au nombre de siècles qui les séparent), qui
paraît dans un volume collectif consacré à l’œuvre en
cours, qui occupera Joyce pratiquement jusqu’à sa
mort. Le volume porte le titre alambiqué et plein de

REPÈRES 15
jeux de mots « joyciens » de Our exagmination round
his factification for incamination of Work in progress…
On se doute qu’il s’en vendit fort peu. En revanche, en
1931, le texte que Beckett consacra à Proust, sans être
bien sûr un succès de librairie, trouva davantage de lec-
teurs. Du moins Beckett montre-t-il une grande sûreté
de goût, puisqu’il consacre ses deux premières œuvres
publiées et ses seules œuvres de critique littéraire aux
deux romanciers assurément les plus importants du
début du vingtième siècle.
La situation entre Joyce et Beckett va se compliquer
du fait que Lucia, la fille de Joyce, qui donne des signes
d’instabilité mentale, s’attache à Beckett et en vient à se
faire des idées sur la possibilité d’un mariage que lui ne
désire nullement. Lorsqu’elle sombrera dans la folie,
Beckett ne pourra s’empêcher de ressentir un violent
sentiment de culpabilité.
En 1930, Beckett retourne à Dublin, théorique-
ment pour enseigner au Trinity College. En fait la ten-
tative sera de courte durée : il n’est pas fait pour être
professeur. En revanche, il commence à écrire des
textes personnels, poèmes, nouvelles. Il passe les
années suivantes entre Paris, Londres et l’Irlande, avec
quelques séjours en Allemagne, dont il maîtrise désor-
mais fort bien la langue. Il vit le plus souvent de tra-
ductions du français en anglais, traductions littéraires
quelquefois, le plus souvent traductions techniques. Il
a alors plus de trente ans.

■ Les années difficiles


En 1937 paraît son premier roman vraiment achevé,
Murphy, dont le style est brillant mais déroutant, et qui se
déroule pour la plus grande partie dans un asile psychia-
trique. Le livre connaît un succès d’estime, mais ne lui

16 EN ATTENDANT GODOT
apporte pas vraiment la renommée. Cette même année,
Beckett choisit de s’installer définitivement en France.
En 1939, il est en Irlande lorsque la guerre éclate,
mais il revient immédiatement en France. Dès le début
de l’occupation allemande, il va s’engager dans la résis-
tance : il portera des documents à tel ou tel membre du
réseau. Un jour, il échappe de peu à la Gestapo, et doit
s’enfuir en zone non occupée, dans le village de
Roussillon, où il va passer le reste de la guerre, et où il
s’emploie à des travaux agricoles. Il fréquente un pay-
san du nom de Bonnelly, qui produit un assez bon vin,
et qui sera cité (de même que Roussillon) dans En
attendant Godot. Une compagne partage désormais sa
vie ; elle lui est toute dévouée et veut lui faciliter les
choses pour qu’il puisse se consacrer à son œuvre.
Pendant la guerre toutefois, il n’écrit qu’un roman
(toujours en anglais), Watt, dont le personnage central,
vagabond qui entre au service d’un propriétaire
nommé Knott, est le premier de ceux qui répondent au
type qu’on qualifiera plus tard de « beckettien » : demi-
clochard qui marche longuement dans la campagne en
se posant sans cesse des questions plus ou moins
absurdes, mais d’une impeccable construction logique.
À la fin de la guerre, Beckett repart quelque temps
en Irlande, mais revient vite en France, où il travaille à
l’hôpital dont l’Irlande a fait don à la ville de Saint-Lô,
entièrement détruite par les bombardements. Il
obtiendra plus tard, sans s’en vanter jamais, la croix de
guerre. Sa santé s’est dégradée, entre autres depuis
qu’un déséquilibré, avant la guerre, le croisant dans la
rue sans le connaître, lui a porté un coup de couteau
qui lui a perforé le poumon ; il souffre fréquemment de
maux psychosomatiques, sa vue se détériore. Il a la sen-
sation d’être à un tournant de sa vie – on ne peut dire
encore de sa carrière, car il n’a jamais pu vivre de sa
plume. Il pense être arrivé à une impasse dans la langue

REPÈRES 17
anglaise, qu’il maîtrise stylistiquement à la perfection,
mais dans laquelle il ne peut correctement exprimer
l’âpreté des questions qui l’assaillent. Lorsqu’on lui
demandera plus tard pourquoi il a choisi d’écrire en
français, il dira qu’il a pris cette décision le jour où il a
compris « à quel point il était con ».

Il écrit une nouvelle, Premier Amour, puis un


roman, Mercier et Camier, qui ne sera publié qu’en
1970, car Beckett a encore peur que son français ne
soit entaché de petites erreurs qui ne seraient déce-
lables qu’à un locuteur francophone de naissance. Dans
Mercier et Camier apparaît un duo de personnages qui
annoncent nettement ceux de Vladimir et Estragon
dans En attendant Godot.

Puis il se lance dans la tentative la plus ambitieuse


peut-être de sa vie d’écrivain, un ensemble de deux
romans, qui en deviendront finalement trois : Molloy,
Malone meurt, L’Innommable. Ce sont certainement
les œuvres les plus importantes de Beckett, même si
elles ont été éclipsées par la gloire de son théâtre.

En effet, épuisé par les efforts qu’il déploie pour rédiger


Malone meurt, il entreprend pour la première fois d’écrire
pour le théâtre. Il a avant la guerre composé Éleuthéria,
qui ne sera pas publié, mais, en 1948, il écrit en quelques
semaines une pièce qui est pour lui avant tout un délas-
sement : En attendant Godot. Entre-temps, il a trouvé un
jeune éditeur qui a perçu l’ampleur de son talent : Jérôme
Lindon, directeur des éditions de Minuit, qui sont nées
dans la Résistance et peuvent s’enorgueillir d’avoir publié
clandestinement pendant la guerre Le Silence de la mer, le
roman de Vercors. C’est Lindon qui édite la trilogie
romanesque de Beckett, et qui accepte aussi En atten-
dant Godot. Fidèle en amitié, Beckett ne publiera jamais
rien en France ailleurs qu’aux éditions de Minuit.

18 EN ATTENDANT GODOT
Pendant ce temps, En attendant Godot connaît un
parcours chaotique. Comme c’était prévisible pour un
texte aussi novateur, personne n’a grande envie de
prendre le risque financier de monter cette pièce, dont
tout le monde estime qu’elle ne peut être qu’un « four »
et un désastre pour ceux qui participeront à l’entre-
prise. Deux metteurs en scène d’avant-garde s’y inté-
ressent pourtant : Jean-Marie Serreau et Roger Blin.
C’est ce dernier qui finalement, à force de ténacité,
parvient à amener la pièce au public : la première a lieu
le 5 janvier 1953.

■ Les années de gloire

En attendant Godot remporte un succès inespéré, et


pratiquement du jour au lendemain Beckett accède à la
notoriété auprès des élites cultivées. Cette gloire
(modeste tout de même si on la compare, pour ne par-
ler que de ses contemporains, à celle d’un Sartre ou
même d’un Jean Anouilh) va plus l’embêter que le ravir.

En effet, on cherche à en savoir plus sur lui et sur


son œuvre, et on lui pose toujours les mêmes ques-
tions, auxquelles il ne peut ou ne veut pas répondre,
sur la signification de sa pièce en particulier. Il est au
fond assez mécontent d’être reconnu comme auteur
de théâtre alors qu’il est avant tout un romancier qui a
écrit du théâtre pour se changer les idées, tandis que
Sartre, par exemple, s’il occupe les grandes scènes pari-
siennes dans les années 1950 avec Les Mains sales ou Le
Diable et le Bon Dieu, est également connu pour Le
Mur ou La Nausée. Pourtant Beckett va, si l’on peut
dire, jouer le jeu, et poursuivre une carrière de drama-
turge commencée tardivement (il a bientôt cinquante
ans) mais sous d’heureux auspices.

REPÈRES 19
Il n’abandonne pas l’écriture de proses de plus en plus
épurées ; tandis qu’il cherchait à faire jouer En attendant
Godot est paru L’Innommable, et vont suivre Comment
c’est puis des textes de plus en plus brefs, souvent des
fragments, qui lui semblent contenir autant de vérité lit-
téraire que des œuvres plus achevées. Il va également
s’atteler, à la demande pressante de ses éditeurs, désireux
de capitaliser sur la renommée toute neuve d’En atten-
dant Godot, à la traduction en français de tous ses
anciens textes anglais qui lui semblent dignes de quelque
intérêt, et en anglais de la plupart des textes français qu’il
a accepté de publier jusqu’alors. Il va également garder
un œil attentif sur les autres traductions de ses œuvres,
en particulier sur les traductions allemandes, car la
langue de Goethe lui est chère ; il va souvent conseiller,
voire collaborer avec son traducteur allemand attitré,
Elmar Tophoven, « lecteur », comme lui-même l’a été,
à l’École normale supérieure, et en 1975, c’est sur une
scène berlinoise et dans une version allemande qu’il assu-
rera la mise en scène de plusieurs pièces.

Mais il va aussi s’engager plus franchement sans


doute qu’il ne pensait le faire initialement dans la voie
d’une carrière d’auteur dramatique. Sa pièce suivante,
Fin de partie, rencontrera encore bien des réticences, et
la première aura lieu cette fois en Angleterre et non en
France. Suivront deux Actes sans paroles, où il confirme
son goût pour les jeux de scène qu’on voit au music-
hall ou au cirque, goût que l’on percevait déjà dans En
attendant Godot. La Dernière Bande sera peut-être la
pièce où il laissera filtrer le plus d’éléments autobiogra-
phiques, avec le personnage de Krapp qui, écoutant des
bandes enregistrées dans sa jeunesse, s’interroge sur le
bien-fondé du choix qu’il a fait d’une vie consacrée au
travail intellectuel. Puis suivront des pièces de plus en
plus concises, de plus en plus économes de moyens, qui
reprennent les mêmes questions en y apportant des

20 EN ATTENDANT GODOT
réponses (ou des non-réponses) toujours plus noires :
Oh les beaux jours, où il inaugure une fructueuse colla-
boration avec Jean-Louis Barrault et Madeleine
Renaud, inoubliable interprète de ce quasi-monologue,
puis Comédie.

Il va également travailler pour des lieux dramatiques


autres que le théâtre : la radio d’abord, assez fréquem-
ment, car la modulation de la voix, du souffle, est pour
lui un élément déterminant de la situation de transmis-
sion de sens qu’est l’œuvre dramatique ; pour les ondes
il écrit Tous ceux qui tombent, Cendres, puis Cascando et
Paroles et musique, dans lesquels il travaille à partir des
relations que peuvent entretenir, justement, les dia-
logues et la musique ; mais il s’essaie aussi à la télévi-
sion (Dis Joe), et même au cinéma, où son metteur en
scène américain attitré, Alan Schneider, dirige en 1965
Buster Keaton, le grand acteur du cinéma burlesque,
dans un film intitulé simplement Film.

En 1969, Beckett reçoit le prix littéraire le plus


convoité : le prix Nobel de littérature. Cette fois la
consécration est totale, mais la notoriété est de plus en
plus encombrante pour cet amoureux du retrait et de
la solitude. De plus, ses problèmes de santé vont en
s’aggravant. Dorénavant, il n’écrit plus que des œuvres
très brèves ; pour le théâtre ce sont ce qu’il appelle des
Dramaticules, en poésie des Mirlitonnades, poèmes
ironiques de quelques vers, dans le domaine de la prose
« narrative » (mais ce terme convient-il encore ?), des
textes d’une précision stylistique fulgurante et souvent
d’une intense charge poétique, comme, dans les années
quatre-vingt, Compagnie, Mal vu mal dit, Cap au pire.

Son état de santé continue à se détériorer, il souffre


de problèmes pulmonaires. Les derniers mois de sa vie,
il doit être sous une assistance respiratoire constante,
dont il se défait par moments pour fumer un cigare…

REPÈRES 21
Il meurt le 22 décembre 1989. Son dernier texte, écrit
en anglais et non traduit, porte un titre emblématique
de ce grand quêteur de perfection : What is the word
(« Quel est le mot »).

3 – CADRE DE L’ŒUVRE

■ Un homme en filigrane
Le moins que l’on puisse dire est que Beckett n’aimait
guère se confier sur sa vie privée et ses idées, surtout aux
inconnus qui constituent le public. Pourtant, à y regarder
de près, on trouve bien dans En attendant Godot quelques
éléments qui font référence à sa propre expérience.

Cela se situe d’abord au niveau anecdotique. L’allusion


la plus nette, bien qu’elle soit inaccessible à un lecteur ou
spectateur qui ne serait pas préalablement familier de la vie
de Beckett, concerne le village de Roussillon, où Vladimir
et Estragon disent avoir séjourné et fait les vendanges
autrefois, chez un dénommé Bonnely.

Or on a signalé plus haut que, lorsque la menace


d’une arrestation par les Allemands pour fait de résis-
tance a chassé Beckett de Paris durant la guerre, il s’est
réfugié dans un village de ce nom, où se trouvaient déjà
d’autres fuyards, dont quelques Irlandais. Il n’a pas
habité chez monsieur Bonnelly (l’orthographe du nom
ne varie que d’un L dans le texte de la pièce), mais il
s’est effectivement souvent rendu chez lui, et y a appré-
cié le vin qu’il produisait. Il n’est pas impossible qu’il
ait participé aux vendanges dans ses vignes, puisque
son statut de réfugié et de clandestin, ainsi que la
moindre des courtoisies vis-à-vis de ceux qui l’héber-
geaient, l’a contraint à effectuer des travaux agricoles
au cours de cette période.

22 EN ATTENDANT GODOT
Mis au courant de cette mention de son nom après
que la pièce fut devenue extrêmement célèbre, mon-
sieur Bonnelly indiqua qu’il avait échangé une ou deux
lettres sur ce point avec Beckett, mais que, l’écriture de
ce dernier étant très difficile à lire, les choses en étaient
restées là !

D’autres détails pourraient être rattachés à l’expé-


rience de l’auteur, mais de manière plus conjecturale.
Ainsi, par exemple, l’éducation religieuse qu’il a
reçue pourrait lui avoir donné l’occasion de voir dans
son enfance des cartes de la Terre sainte comme
celles dont parle Estragon, où le bleu pâle de la mer
Morte aurait pu susciter des rêveries de nage et de
bonheur, comme chez le personnage. Le retour fré-
quent de ce thème ou de ses variantes dans l’œuvre
de Beckett donne quelque vraisemblance à cette
hypothèse.

Quant à la cécité d’un Pozzo qui se montre un


maître particulièrement tyrannique pour le pauvre
Lucky, le rapprochement avec certains éléments de la
pièce suivante, Fin de partie, peut laisser supposer
que, consciemment ou non, Beckett y a mis une part
de James Joyce, dont la vue était effectivement deve-
nue très défaillante au moment où Beckett l’a connu,
et dont l’attitude a pu lui donner à penser qu’il uti-
lisait ses services sans le moindre égard pour lui. En
outre, la vue de Beckett lui-même s’est constamment
dégradée au long de sa vie, et lui aussi a fini par ren-
contrer de très gros problèmes de lecture.

L’allusion comique d’Estragon, montrant ses vête-


ments en piteux état pour prouver son statut d’ancien
poète, tout en renvoyant au cliché de l’artiste bohème
dont le ventre crie famine en attendant que vienne la
gloire, n’est pas non plus sans rapport avec la situa-
tion matérielle de Beckett au moment où il écrit la

REPÈRES 23
pièce : ayant décidé de se consacrer complètement à la
littérature, il en paie le prix en termes de statut social,
vivant bien souvent aux marges de la pauvreté.

L’élément de l’œuvre qui se laisserait le moins malai-


sément rattacher à la vie de l’auteur est sans doute le pay-
sage, ou la quasi-absence de paysage, qu’offre le décor, et
qui n’est pas sans rappeler, dans l’éclairage entre chien et
loup sous lequel est traitée l’action, la campagne irlan-
daise qu’a parcourue Beckett à pied ou en vélo.
Les amis proches de Beckett affirmaient, selon sa bio-
graphe, Deirdre Bair, que les dialogues entre Vladimir et
Estragon reprenaient, parfois mot pour mot, certaines
conversations qu’avait Beckett avec sa compagne
Suzanne. Ils ajoutaient que le décor rustique, le fait que
les deux vagabonds dorment dans des meules de foin, et
leur découragement face à la difficulté du but à atteindre,
rappelaient nettement le voyage qu’ils firent à pied de
Paris jusqu’à Roussillon pendant la guerre, lorsqu’ils
durent fuir la présence allemande. Nous n’avons aucune
raison d’en douter, mais il s’agit là de faits suffisamment
privés pour qu’ils soient invérifiables, et en tout cas inac-
cessibles aux lecteurs ou spectateurs, même bien informés.
On doit avouer que les éléments qui peuvent, avec
plus ou moins de certitude, être rattachés à la vie de
Beckett sont très rares dans En attendant Godot (de
même qu’on chercherait en vain une trace directe des
événements de la vie des grands auteurs tragiques, d’un
Sophocle ou d’un Racine, dans leurs œuvres).
En revanche, la pièce donne de nombreux exemples
de citations ou de quasi-citations renvoyant à des don-
nées culturelles parfois largement partagées, pour
d’autres plus confidentielles et propres à Beckett.
Il n’est pas nécessaire par exemple de souligner à
quel point En attendant Godot fait un usage fréquent

24 EN ATTENDANT GODOT
de la culture chrétienne, ou plus précisément biblique.
La discussion initiale relative aux « deux larrons » et aux
différentes versions qu’en donnent (ou n’en donnent
pas) les quatre évangélistes en est l’occurrence la plus
marquante. Mais on peut citer aussi la réaction de Pozzo
s’ébahissant du fait que Vladimir et Estragon soient « de
la même espèce que Pozzo ! D’origine divine ! », ou, au
deuxième acte, les deux hommes interpellant le même
Pozzo successivement sous les noms de « Caïn » et
« Abel ». De fait, cette dimension, ne disons pas religieuse,
mais de référence à des motifs religieux, est tellement pré-
sente que nous en développerons plus spécifiquement
l’étude dans la partie thématique de cet ouvrage.

■ Le genre de la pièce
Beckett, tout en étant profondément novateur, ne
remit pas fondamentalement en cause les différences
entre les genres littéraires traditionnels : son théâtre se
revendique comme tel, et il en va de même pour ses
poèmes, ses romans, ses premiers textes critiques. En
revanche, c’est à l’intérieur de chacun de ces grands
types de textes que son apport se révèle déterminant.
Extérieurement, à feuilleter le livre, En attendant
Godot ne se distingue pas de la production théâtrale
usuelle : la division en actes est respectée, les interven-
tions des différents personnages clairement marquées
en début de réplique, ainsi que les indications
scéniques de l’auteur, portées en italique. Les choses se
compliquent quelque peu à la lecture (ou à la repré-
sentation), quand il s’agit de dire à quel genre théâtral
on pourrait bien rattacher la pièce.
En effet, de très nombreux éléments de dialogue et
de gestuelle pointent vers la comédie, alors que le fond
des conversations entre les personnages, ainsi que le

REPÈRES 25
côté inconclusif, décevant, du déroulement de l’action
semble plutôt nous orienter vers une tragédie. On ne
peut non plus assurément parler de « drame », car les
péripéties sont trop rares pour que ce terme puisse
s’appliquer, ni de tragi-comédie, car les éléments tra-
giques et comiques, loin d’alterner, peuvent parfaite-
ment coexister au sein d’une même réplique.
La question est en fait un peu vaine : Beckett connaît
le théâtre classique, mais ne cherche ni à s’en inspirer, ni
à s’en démarquer très ouvertement. Il n’est pas
l’homme du scandale (ou ne veut pas l’être : le retentis-
sement de la pièce à partir de 1953 le laissa sans doute
le premier surpris), mais se contente de se frayer un che-
min (littéraire) parmi ses préoccupations, ses angoisses,
ses interrogations personnelles. Sans doute en va-t-il de
même pour tout grand écrivain, mais on trouverait peu
d’artistes qui aient été à ce point obstinés à suivre le
cours de leur talent hors de toute préoccupation de suc-
cès ou de mode – sans pour autant, il est vrai, traiter par
un mépris teinté de snobisme le succès, lorsqu’il arriva.

Si En attendant Godot marqua un tournant dans


l’œuvre de Beckett, le fait fut purement conjoncturel.
Sans renier le succès, l’écrivain demeura convaincu que
sa pièce était plutôt mal écrite, très inférieure à ses
pièces suivantes du point de vue de la technique dra-
matique, et en tout cas sans commune mesure dans
l’ambition et la qualité littéraire avec les textes roma-
nesques qu’il composait à la même époque.

En attendant Godot arrive donc sur la scène cultu-


relle du Paris des années 1950 comme un objet très dif-
ficile à identifier, à classer, à réduire à des catégories
préétablies. Ce fut sans nul doute une raison majeure
de son succès initial. De ce succès, les qualités propres
de la pièce, malgré les réserves de Beckett, assurèrent
ensuite la pérennité.

26 EN ATTENDANT GODOT
2
ÉTUDE
DU TEXTE

1 – RÉSUMÉ DE LA PIÈCE
■ Acte premier

L’attente

Au début de la pièce le personnage d’Estragon est


seul en scène, essayant d’enlever une chaussure. Le
décor, bien que souvent traité de manière dépouillée
ou abstraite par les metteurs en scène, est seulement
indiqué comme plus ou moins rural (« Route à la cam-
pagne, avec arbre »). Vladimir entre presque immédia-
tement. Les deux hommes sont heureux de se revoir,
comme après une longue séparation, alors que, semble-
t-il, ils se sont quittés la veille. Estragon, tout en
s’acharnant sur son soulier, explique qu’il a passé la
nuit dans un fossé et qu’on l’a battu. Vladimir, d’em-

ÉTUDE DU TEXTE 27
blée plus « intellectuel » que son compagnon, expose
l’avantage qu’il y aurait eu à se suicider il y a longtemps
– mais maintenant, cela n’en vaut plus la peine. Ce fai-
sant, il ne cesse d’ôter et de remettre son chapeau, où
quelque chose semble le gêner.

Au fil d’un dialogue plus ou moins décousu,


Vladimir s’interroge sur l’épisode biblique des « deux
larrons » crucifiés de part et d’autre de Jésus, et fait
remarquer que la version la plus connue, celle où le
Christ dit à l’un des deux qu’il sera sauvé, n’est pré-
sente que dans un seul des quatre Évangiles – preuve,
laisse-t-il entendre, de l’incurable et ridicule optimisme
de l’humanité.

Estragon s’apprête à partir, mais Vladimir lui rap-


pelle que c’est impossible, car ils doivent attendre
Godot. Sans exclure l’éventualité d’avoir à revenir le
lendemain pour la même raison, ils ne peuvent se
mettre d’accord pour savoir si, oui ou non, ils ont déjà
attendu la veille au même endroit.

Le temps passe, plus ou moins lentement, agré-


menté de bouderies, d’effusions, de plaisanteries mille
fois ressassées, de projets de pendaison. La réalité du
rendez-vous avec Godot devient de plus en plus incer-
taine. Estragon en est à grignoter une vieille carotte
lorsqu’un grand cri se fait entendre…

Du nouveau ?

Arrivent deux hommes, l’un lourdement chargé et le


cou attaché par une corde que tient l’autre. Le second
se présente : il s’appelle Pozzo, nom dont la conso-
nance est assez ambiguë pour que Vladimir et Estragon
le prennent un instant pour Godot.

28 EN ATTENDANT GODOT
Tandis que Pozzo s’installe et prend une collation,
Vladimir et Estragon observent l’autre homme, qui
reste muet, et qui est bien mal en point. Pozzo prend
ses aises, laisse Estragon dévorer les maigres reliefs de
son repas, et tente d’entretenir une conversation lan-
guissante.
L’intérêt de Vladimir et Estragon ne semble
s’éveiller que lorsque Pozzo parle de son compagnon,
qui s’appelle Lucky et est, selon ses dires, un « knouk »,
qui est à son service depuis plus de soixante ans, et qu’il
s’apprête à aller vendre au marché d’une bourgade
proche – alors que pourtant, d’après lui, c’est Lucky
qui lui a appris à penser et à sentir. Estragon veut
consoler Lucky qui pleure en silence, mais ce dernier
lui donne un coup de pied dans le tibia.
Malgré le manque d’enthousiasme de Vladimir et
Estragon, Pozzo se réinstalle pour bavarder, se lance
dans des tirades lyriques mais poussives, et pour remer-
cier les deux vagabonds de leur (relative) attention, en
vient finalement à l’idée de faire danser, puis « penser »
Lucky.
On coiffe donc Lucky de son chapeau (qui semble
indispensable à cette opération), et il se lance dans un
monologue apparemment sans queue ni tête, débité
sur un ton de plus en plus frénétique et incohérent, à
la surprise, puis à la panique de Vladimir et Estragon,
qui doivent prendre le « knouk » à bras-le-corps et lui
arracher le chapeau pour qu’il se taise.
On relève péniblement Lucky qui s’est effondré, et
l’étrange équipage repart.

L’attente encore
La diversion achevée, Vladimir et Estragon retrouvent
leur attente et la lenteur du temps qui passe. La conver-

ÉTUDE DU TEXTE 29
sation reprend, balbutiante. Il semble que, malgré ce que
l’on pouvait penser précédemment, ils connaissaient déjà
Pozzo et Lucky, supposés avoir « beaucoup changé ».
Arrive un jeune garçon, qui apporte à « monsieur
Albert » (nom sous lequel Vladimir se reconnaît) un
message. Vladimir se renseigne davantage : le garçon
attendait là depuis un moment, mais a eu peur du fouet
et des cris de Pozzo. Finalement le message est trans-
mis : monsieur Godot « ne viendra pas ce soir, mais
sûrement demain ». Aux nouvelles questions de
Vladimir, le jeune garçon dit qu’il est, de même que son
frère, au service de Godot, dont il garde les chèvres, et
qui les laisse coucher sur le foin du grenier. Malgré les
dénégations du garçon, Vladimir dit le connaître.
Le garçon s’en va, et la lune se lève. Vladimir et
Estragon (ce dernier laissant sur place ses chaussures,
décidément trop douloureuses) décident de s’abriter
pour la nuit, mais sont fermement convaincus que
Godot viendra demain. Malgré leur intention déclarée
de se mettre en route, « ils ne bougent pas ».

■ Acte deuxième

L’attente

Le décor est identique à celui de l’acte I : même pay-


sage, même arbre (mais garni cette fois de quelques
feuilles, alors qu’il était totalement dénudé à l’acte I),
par terre les chaussures abandonnées par Estragon et le
chapeau tombé de la tête de Lucky. La scène est déserte.
Vladimir entre. Il va et vient sur la scène, regarde au
loin dans les coulisses, et se met à chanter une sorte de

30 EN ATTENDANT GODOT
comptine, qui repose sur le principe de la répétition des
mêmes paroles à plusieurs reprises.
Estragon arrive, bougon ; il semble s’être encore fait
battre. Vladimir et Estragon finissent par tomber dans
les bras l’un de l’autre. La conversation reprend et
tourne un moment autour de la nécessité ou de l’inuti-
lité pour les deux hommes de demeurer ensemble ;
Vladimir surtout semble penser que sa présence pro-
tectrice est indispensable à Estragon. Ce sujet épuisé,
on retombe dans le thème habituel : on attend Godot.
Tous les espoirs semblent permis, car il y a du nou-
veau : Vladimir a remarqué que l’arbre a désormais des
feuilles ; il se souvient de Pozzo et Lucky, alors
qu’Estragon a tout oublié. Vladimir tente de lui rafraî-
chir la mémoire en évoquant des souvenirs plus lointains,
et communs, de séjour dans le Vaucluse, mais sans effet.
Ils finissent tous deux par convenir que s’ils parlent,
c’est pour aider le temps à passer, et se lancent dans
l’évocation quasi lyrique et inattendue des « voix mortes »,
qui continuent à se faire entendre longtemps après la
disparition de leurs propriétaires, puis des « ossements »,
qui obscurcissent la pensée (ou du moins le dialogue)
qu’ils semblent s’évertuer à développer.
Vladimir en revient à l’arbre, à Pozzo, à Lucky, tente
même de recourir aux preuves les plus matérielles pour
convaincre Estragon qu’ils étaient bien là la veille : la
marque du coup de pied que lui a infligé Lucky est en
train de s’infecter, les chaussures sont là, devant eux ;
mais Estragon refuse de se laisser convaincre : d’ail-
leurs, ce ne sont pas ses chaussures qui sont là.
De nouveau tenaillé par la faim, Estragon s’adresse à
Vladimir, mais il ne reste même plus de carottes : que
des navets et des radis (et encore, des radis noirs, alors
qu’Estragon n’aime que les roses).

ÉTUDE DU TEXTE 31
Un projet finit par émerger : Estragon va enfiler les
chaussures qui sont par terre. Il y parvient pénible-
ment, puis s’endort. Mais il se réveille vite en sursaut,
affolé par un cauchemar.

Vladimir remarque le chapeau de Lucky, décide de


se l’approprier, d’où une scène clownesque d’échanges
de couvre-chefs entre les deux compagnons. Une fois
qu’il s’en est coiffé, il suggère de jouer les rôles de
Pozzo et Lucky (toujours ignorés d’Estragon), mais,
malgré le chapeau, ne parvient pas à « penser ».

Ils commencent tous deux à faire le guet pour voir


si Godot se décide à arriver : en effet, Estragon, sorti
un instant, pense avoir vu arriver quelqu’un.

Du nouveau ?

En fait de Godot, ce sont Pozzo et Lucky qui


entrent en scène. Lucky a un nouveau chapeau, la
corde par laquelle Pozzo le tient attaché est plus
courte, et Pozzo est devenu aveugle. Il appelle au
secours. Vladimir et Estragon sont satisfaits de voir
que quelque chose de nouveau s’est produit pour les
aider à attendre.
Tout en continuant à discourir sur la vie, la pensée,
l’attente, Vladimir et Estragon s’interrogent sur l’op-
portunité d’aider Pozzo, qui est tombé, à se relever :
en admettant qu’ils l’aident, le feront-ils moyennant
l’espoir d’une rétribution (os de poulet ou argent), ou
simplement par humanité ? Finalement le motif pécu-
niaire l’emporte. Mais l’entreprise s’avère plus ardue
que prévu : Vladimir tombe à son tour. Estragon
menace de l’abandonner, va finalement pour l’aider, et
s’étale, lui aussi.

32 EN ATTENDANT GODOT
La position couchée se révélant pleine d’avan-
tages, les deux amis continuent leur discussion ainsi,
tentent de dormir, mais les cris de Pozzo les en
empêchent. Ils le frappent, le font s’éloigner en ram-
pant, puis s’occupent à l’appeler de divers noms
(« Caïn », « Abel »).

Ils se relèvent tous deux, puis remettent Pozzo sur


ses pieds et le soutiennent. Celui-ci est anxieux de
savoir si c’est le soir, point sur lequel Vladimir et
Estragon hésitent un certain temps, incertains de leur
orientation et des mouvements du soleil. Sa cécité,
explique-t-il, l’a privé de la notion du temps.

Pozzo s’inquiète de Lucky, lui aussi étendu à terre,


qu’Estragon va inspecter prudemment. Certain qu’il
dort, il le bourre de coups de pied, mais se fait mal. Il
tente d’ôter sa chaussure, y renonce, et se couche en
chien de fusil.

Pozzo parvient finalement à se tenir debout seul, et


s’apprête à partir, coupant court aux demandes d’ex-
plication de Vladimir. Lorsque ce dernier lui demande
au moins de faire chanter ou « penser » Lucky avant de
s’en aller, Pozzo rétorque que son serviteur est muet,
sans pouvoir ou vouloir se souvenir depuis quand.
Pozzo et Lucky sortent.

L’attente toujours

Vladimir, se sentant seul, va vers Estragon, qui


s’éveille, affolé : cette fois, il était plongé dans un rêve
heureux. Tandis qu’il s’escrime à nouveau en vain à
retirer ses chaussures, il se rendort. Vladimir s’inter-
roge à haute voix sur la réalité, sur les rapports entre
veille et sommeil, souvenir et illusion.

ÉTUDE DU TEXTE 33
Le garçon de la veille revient, porteur du même
message et cherchant à nouveau à le transmettre à
« monsieur Albert » ; il ne reconnaît manifestement pas
Vladimir, qui l’interroge, mais en tire moins de rensei-
gnements que la veille : le garçon a bien un frère, qui
est malade, il n’a vu ni Pozzo ni Lucky, monsieur
Godot « ne fait rien » et a une barbe blanche. Le jeune
garçon s’en va.
La lune se lève. Estragon se réveille, se déchausse,
pose ses chaussures. Il manifeste une fois encore le
désir de partir d’ici, mais Vladimir s’y oppose : il faut
attendre Godot. Le succès de l’entreprise étant moins
qu’assuré, ils envisagent de se pendre à l’arbre ; ne dis-
posant pour ce faire que de la corde qui sert de cein-
ture à Estragon, ils en testent la résistance ; la corde
lâche. La pendaison devra être remise au lendemain. À
moins que Godot ne vienne ?
Vladimir conseille à Estragon de relever son panta-
lon qui, bien entendu, en l’absence de corde, lui est
tombé sur les chevilles. Ils veulent partir. Ils ne bou-
gent pas.

2 – SCHÉMA DRAMATIQUE

■ Une structure ambiguë


Du théâtre classique, En attendant Godot conserve
globalement les apparences. Cela n’est pas très surpre-
nant de la part d’un auteur qui a étudié la littérature,
et qui s’est un temps destiné à l’enseigner, fût-ce de
manière peu conventionnelle. C’est ainsi que, à
Dublin, il se livra à un pastiche du Cid de Corneille
sous le titre Le Kid, parodie qui joue surtout sur la

34 EN ATTENDANT GODOT
notion d’« unité de temps » qui causait tant de soucis
à Corneille (et surtout dans Le Cid, précisément).
C’est ainsi encore que des étudiants irlandais qui lui
étaient confiés gardèrent un souvenir étonné mais ravi
des cours que leur fit Beckett sur l’Andromaque de
Racine, dont il décrivait la structure au moyen d’amu-
sants croquis où tous les personnages se couraient les
uns après les autres – ce qui est effectivement la
meilleure manière d’illustrer le mécanisme tragique de
cette pièce.

Dès ses premiers essais littéraires, la modernité de


Beckett est flagrante. Mais les textes les plus anciens que
l’on connaît de lui, que ce soit en anglais ou en français,
relèvent tous de la poésie, de la critique littéraire ou de
la prose narrative. Soyons conscients que ces étiquettes
désignent médiocrement des œuvres si éloignées des
normes, mais en tout cas il ne s’agit pas de théâtre.

Pour le théâtre, mise à part l’œuvrette de circons-


tance du Kid que nous venons d’évoquer, Beckett
n’écrit presque rien en anglais dans la première phase
de sa carrière : sa première tentative date des années
trente et s’intitule Éleuthéria, mais il portait sur elle un
jugement suffisamment sévère pour s’opposer à sa
publication, cela jusqu’à sa mort, alors qu’en 1970 il
finit par autoriser par exemple la sortie de son premier
roman français, Mercier et Camier. (La pièce Éleuthé-
ria a néanmoins été éditée depuis son décès, de même
que la traduction française de son essai sur Proust.)

L’essai d’Éleuthéria est donc inachevé et insatisfai-


sant (Beckett dira certes qu’En attendant Godot est sa
deuxième pièce, Éleuthéria demeurant la première,
mais il traitera toujours avec brusquerie ceux qui
voudront s’intéresser à cette tentative). En attendant
Godot, en revanche, la première pièce de théâtre en
français en tout cas, a paru d’emblée suffisamment

ÉTUDE DU TEXTE 35
acceptable à son auteur pour qu’il veuille la publier et
la faire représenter sur scène. Par la suite, il apportera
une multitude de changements mineurs au texte et à sa
conception de la dramaturgie, à l’occasion de traduc-
tions et de mises en scène successives. Pourtant, dès la
première réédition française, légèrement amendée, le
texte publié est définitif. On peut donc légitimement
penser qu’il était jugé par Beckett non pas réussi peut-
être, mais convenable.
Dès lors, il convient de prendre tout ce qui, dans la
pièce, peut apparaître étrange comme des éléments pla-
cés là volontairement par Beckett. De cette étrangeté
participe la cohabitation paradoxale, dans le même
texte, d’une structure d’ensemble globalement tradi-
tionnelle et d’une construction de détail inattendue.

■ Texte spiral ou texte cyclique ?

Lorsque la lecture ou la représentation de la pièce


est achevée, l’une des premières questions qui viennent
à l’esprit est : dans En attendant Godot, les choses
recommencent-elles sans fin, ou progressent-elles vers
un terme malgré les réitérations ?
En effet, on ne peut qu’être frappé par le retour, du
premier au deuxième acte, de situations, de gestes, de
répliques, qu’il s’agisse de l’attente de Vladimir et
Estragon, marquée par les mêmes séries de questions et
de réponses, de l’intervention de Pozzo et Lucky, du
message apporté à la tombée de la nuit par le jeune gar-
çon, de la préoccupation constante de faire passer le
temps durant l’attente.
Pourtant, les modifications sont tout aussi visibles :
dégradation physique de Pozzo et Lucky, changement
minime du décor, expressément noté par Vladimir

36 EN ATTENDANT GODOT
(l’arbre, entièrement dénudé au premier acte, a
quelques feuilles au deuxième), davantage de précisions
obtenues par le même Vladimir quant à Godot. Beckett
a néanmoins toujours affirmé, au sujet de l’arbre par
exemple, que la présence des feuilles était là pour indi-
quer le passage du temps d’un acte à l’autre, et non un
quelconque sentiment de renouvellement ou d’espoir –
ce à quoi l’on pourrait objecter que le processus aurait
pu être inverse (chute au deuxième acte de feuilles pré-
sentes au premier), et que les dialogues sont partielle-
ment en contradiction avec cette affirmation, puisque
Vladimir rappelle à de nombreuses reprises qu’une jour-
née seulement a passé depuis le premier acte.
En réalité, tout dans la pièce est fait pour plonger le
lecteur ou spectateur dans le doute, l’incertitude, l’in-
stabilité. Nous n’avons aucune raison objective de pré-
férer la mémoire inexacte de Vladimir à l’amnésie
d’Estragon, ni les signes d’évolution aux marques de
stagnation. Le schéma de la pièce est donc en définitive
double, et destiné à nous laisser face à notre perplexité :
l’action est peut-être cyclique, recommençant sans
cesse à de menus détails près, ou elle est peut-être spi-
rale, c’est-à-dire engagée dans une évolution lente dont
quelques signes se manifestent à chaque nouvelle jour-
née.
En réalité, la grande nouveauté du théâtre de
Beckett est son aspect ouvert. Chez Racine aussi bien
que chez Molière par exemple, le début d’une pièce
présupposait divers événements antérieurs qu’il s’agis-
sait d’expliciter, généralement dès le premier acte.
Dans En attendant Godot, il y a bel et bien un passé des
deux personnages, de leur conscience et de leurs actes,
mais à aucun moment ces éléments ne sont directe-
ment explicités : nous n’en obtenons que des aperçus,
parfois contradictoires.

ÉTUDE DU TEXTE 37
La différence est plus essentielle en ce qui concerne
la fin de la pièce : dans le théâtre classique, la fin
marque à tout le moins la résolution des conflits
majeurs ouverts au cours de la représentation ; cela ne
signifie pas que les personnages soient privés de deve-
nir lorsque le rideau tombe, mais simplement que ce
qui a été en jeu dans la pièce a trouvé sa conclusion,
conforme aux désirs des uns, funeste aux autres. Dans
En attendant Godot, rien de cela : l’action est laissée en
suspens, d’autant que le deuxième acte se clôt presque
exactement comme le premier. Aucune des questions
qui ont pu se poser, à Vladimir et Estragon comme aux
spectateurs, n’a trouvé de réponse, et rien n’indique du
reste qu’elles soient destinées à en trouver une à un
point quelconque en aval des journées décrites sur
scène.
On peut par conséquent parler d’une structure
ouverte, sous l’aspect particulier d’une circularité dont
le mouvement même semble interdire toute notion
définitive de début et de fin.

3 – PERSONNAGES

■ Vladimir et Estragon

Du pareil au même ?

Il semble presque impossible de traiter séparément


les personnages de Vladimir et Estragon, qui sont
presque constamment présents ensemble sur scène, et
semblent très proches l’un de l’autre par bien des
aspects.

38 EN ATTENDANT GODOT
Tout d’abord ce sont deux sortes de vagabonds.
L’indication n’est pas donnée explicitement par
Beckett, mais ressort de divers détails présents dans le
texte. Cela se vérifie au niveau de l’aspect physique et
de l’habillement en premier lieu : chaussures d’Es-
tragon et chapeau de Vladimir hors d’âge (ce sont du
reste des chapeaux melons, une note nous le précise, et
ce type de chapeau était déjà fort démodé au lende-
main de la guerre), et de surcroît perpétuellement mal
ajustés, pantalon d’Estragon déboutonné au début et
tenu par une corde en guise de ceinture, mauvaise
odeur exhalée par les deux hommes (Estragon
reproche à Vladimir de « puer l’ail », tandis que Pozzo
se plaint de l’odeur d’Estragon, qu’il est heureux de
voir s’éloigner de quelques pas). Les deux hommes
accusent ensuite toutes sortes de maux qui peuvent
être imputés à parts égales à leur âge, qu’on suppose
avancé, et à leur vie errante et sans soins : plaies
d’Estragon, douleurs au bas-ventre pour Vladimir, et
pour tous deux raideur générale des mouvements.

Ce statut de vagabonds se marque aussi dans leur


mode de vie. Chaque soir, ils doivent chercher un abri,
et cela ne sert pas à grand-chose dans le cas d’Estragon,
qui dort dans un fossé et se fait apparemment battre
chaque nuit par des inconnus. Il semble d’ailleurs
extrêmement fatigué, et a tendance à s’endormir à tout
propos. Ils souffrent de la faim, surtout Estragon :
Vladimir n’a que des carottes et des navets, puis que
des navets et des radis (noirs !) à lui proposer, des
légumes probablement arrachés dans les champs ;
Estragon se contente très volontiers des os du poulet
que déguste Pozzo, et tente d’en obtenir une seconde
fois au deuxième acte. Tous deux semblent disposés à
solliciter des aumônes de Pozzo moyennant quelques
menus services, et la raison même pour laquelle ils
attendent Godot pourrait être liée au désir de se faire

ÉTUDE DU TEXTE 39
embaucher par lui et de pouvoir ainsi, comme le jeune
garçon et son frère, dormir chaque nuit sur le foin de
son grenier.

Les deux hommes semblent aussi partager tout un


passé d’errance, bien que fréquemment seul Vladimir en
ait le souvenir : séjour dans le Vaucluse, vendanges chez
un nommé Bonnely à Roussillon et chute d’Estragon
dans la Durance, souvenir des premières années de la
tour Eiffel. Nul n’est besoin enfin de souligner la com-
munauté de leurs destinées, les séparations esquissées se
résolvant toujours en retrouvailles attendries.

Pourtant, sur scène davantage qu’à la lecture peut-


être, on se rend compte que les deux personnages dif-
fèrent sur bien des points, et qu’ils sont davantage
complémentaires qu’identiques.

Vladimir

Des deux, Vladimir pourrait être défini comme


« l’intellectuel ». Il est le seul à disposer d’une conscience
à peu près claire du déroulement des événements –
même si cette mémoire lucide ne l’aide en rien à déter-
miner quelle pourrait être la meilleure voie à suivre dans
l’avenir. Là où Estragon oublie systématiquement tout
ce qui s’est passé la veille, Vladimir voit la réitération des
faits (la venue du jeune garçon) et leur progression (la
dégradation physique de Pozzo et Lucky).

Cette conscience plus aiguisée l’amène aussi à se


poser diverses questions sur le sens de son action (ou
de son inaction), voire à adopter des modes de raison-
nement proches d’un questionnement philosophique,
comme lorsque, peu avant la fin de la pièce, il se
demande, voyant Estragon dormir, si lui aussi n’est pas

40 EN ATTENDANT GODOT
en train de dormir tandis que quelqu’un l’observe. On
n’est pas très loin de la célèbre interrogation du philo-
sophe chinois qui, ayant rêvé qu’il était un papillon, se
demande si inversement il n’est pas un papillon en train
de rêver qu’il est un homme.

Vladimir essaie donc, dans la mesure de ses maigres


moyens, de comprendre ce qui se passe, de mettre les
idées et les événements en rapport les uns avec les autres.
Cela ne l’empêchera pas de se livrer occasionnellement à
quelques distractions ou facéties, comme sa petite chan-
son du début de l’acte II. Mais le fond sérieux n’est
jamais loin : la mise en miettes du chien de la chanson et
son ensevelissement semblent le laisser songeur, voire
attristé. Il est en fait assez enclin au pessimisme, à la
mélancolie, comme l’indiquent ses changements de ton
lorsqu’il retrouve Estragon à l’acte II : « (joyeux) te
revoilà… (neutre) nous revoilà… (triste) me revoilà. »

Vladimir est enfin le plus fataliste des deux. Il doit


sans cesse rappeler à Estragon, qui veut partir, qu’ils ne
peuvent pas car ils attendent Godot. Pourtant, lorsqu’il
aurait la possibilité, à deux reprises, de transmettre un
message à Godot par l’intermédiaire du jeune garçon
qui vient lui dire que monsieur Godot ne pourra venir
ce soir, Vladimir, malgré un moment de réflexion, ne
trouve rien d’autre à transmettre que le fait que le gar-
çon l’a bel et bien vu. A-t-il peur de voir se concrétiser
un jour la venue de Godot, si longtemps attendu, qu’il
renonce ainsi à lui faire dire quoi que ce soit de précis ?
Ou est-il tellement sûr de l’inutilité de toute démarche
qu’il préfère s’abstenir ?

De tous les personnages de la pièce, Vladimir est


celui qui justifie le mieux le titre : c’est lui surtout qui
attend Godot, Estragon ne fait que suivre son exemple.
Mais dans le même temps il est aussi celui qui exprime
le mieux la vacuité de cette attente.

ÉTUDE DU TEXTE 41
Estragon

Plus passif que Vladimir, Estragon subit le dérou-


lement des choses sans aucun effort de volonté. Ou
lorsqu’il désire quelque chose (manger, s’en aller), il
s’en remet à Vladimir pour satisfaire ce désir (en le
nourrissant) ou pour l’en dissuader (en lui rappelant
qu’ils doivent attendre Godot).

Il est essentiellement préoccupé de problèmes phy-


siologiques, grands ou petits. De toute la pièce, il ne
parvient jamais à trouver chaussure à son pied, passant
son temps à essayer de retirer ses souliers qui lui font
mal ou à en enfiler d’autres qui s’avèrent trop étroits.
Il est tiraillé par une faim que ne rassasient pas les
carottes, navets et radis de Vladimir, ni même les os de
poulet de Pozzo. Il est souvent fatigué, s’endort d’un
bloc comme un enfant, mais est réveillé par des cau-
chemars. Il ne trouve pas d’abri pour dormir, couche
dans le fossé, se fait attaquer et battre par des incon-
nus. De la part de Lucky aussi, il reçoit un violent
coup de pied, mais lorsque, au deuxième acte, il a l’op-
portunité de s’en venger, c’est lui-même qui se fait
mal au pied en frappant son ennemi à terre.

Il semble toujours disposé à céder à ses impulsions


du moment, dont celle qui revient le plus fréquem-
ment est le désir d’en finir : soit en s’en allant de ce
lieu, quitte à avoir attendu Godot pour rien, ou, plus
radicalement, en recourant au suicide. « Si on se pen-
dait ? », lance-t-il inopinément au fil de la conversa-
tion. Au deuxième acte, c’est même lui qui fournit
l’instrument de cette pendaison : la corde qui lui tient
lieu de ceinture, et qui sera trop usée pour résister à
l’épreuve. Il semble du reste qu’il n’en soit pas à son
coup d’essai dans ce domaine, puisqu’il rappelle qu’il
s’est jeté un jour dans la Durance.

42 EN ATTENDANT GODOT
Le souvenir de ce plongeon dans la Durance est
d’ailleurs l’une des rares occurrences où la mémoire
ne lui fait pas entièrement défaut. Estragon est inca-
pable de se souvenir de ce qui s’est passé la veille, et
met même à l’occasion beaucoup de mauvaise volonté
à s’en souvenir, inventant diverses arguties face aux
preuves qu’avance Vladimir de leur présence la veille
au même endroit. Plus précisément, il semble perdre
au fur et à mesure le souvenir des événements
récents, mais garde présents à l’esprit certains détails
anciens : ainsi des cartes de la Terre sainte qu’il a
vues dans la Bible, étant enfant, et au sujet desquelles
il se souvient encore que le bleu pâle de la mer Morte
lui donnait des idées de lune de miel et de plongeon.
Peut-être convient-il d’être attentif au fait que
c’est Estragon qui ouvre et ferme la pièce. Ne pou-
vant retirer sa chaussure, il prononce la première
réplique : « Rien à faire. » Quant à la fin de la pièce,
elle reprend les mêmes répliques que la fin de l’acte
premier, mais en inversant l’ordre des personnages qui
les prononcent : alors qu’au premier acte, au « Alors,
on y va ? » d’Estragon répondait le « Allons-y » de
Vladimir, à la fin en revanche c’est Vladimir qui
demande « Alors, on y va ? » et Estragon qui conclut
(si l’on peut dire) par un « Allons-y. » Dans un cas
comme dans l’autre, c’est peut-être lui qui exprime le
pessimisme le plus profond, quoique en partie invo-
lontaire : son « Rien à faire » ne concerne que sa
chaussure, et c’est Vladimir qui se charge de lui don-
ner une signification plus existentielle ; en revanche,
son « Allons-y », suivi de la mention « Ils ne bougent
pas », semble bien marquer la défaite concrète du
projet de départ, de changement, qu’Estragon a
réussi à instaurer en parole.

ÉTUDE DU TEXTE 43
Les deux font la paire

Si l’on admet donc que les deux personnages de


Vladimir et d’Estragon, loin d’être superposables, sont
en fait très différents et plutôt complémentaires, on peut
s’interroger sur la signification que revêt leur relation.
Le sens le plus clair, et il est incontestable, est que
Vladimir et Estragon sont l’un des plus intéressants couples
d’amis qu’ait donnés récemment la littérature. Face à la
misère de leur existence, c’est en grande partie leur frater-
nité qui leur permet de continuer, soit qu’ils passent le
temps en dialogues sans fin, soit qu’ils se disputent à l’oc-
casion, soit qu’ils se réconcilient, soit qu’ils s’énervent, soit
qu’ils s’apitoient. Leur relation, dans le dénuement même
de l’action, est tissée des mille événements infimes qui font
l’existence, et dont ils se font une raison de vivre.
Face au couple violemment dissymétrique que for-
ment Pozzo et Lucky, ils symbolisent l’égalité d’une
camaraderie que même l’absence de signification ou de
finalité de leurs actes ne parvient pas à atténuer autrement
que temporairement. Il semble bien qu’ils se quittent
chaque soir pour se retrouver le lendemain, mais c’est là
surtout pudeur, désir d’équilibrer par la solitude les tracas
de la vie à deux, ou application d’une règle non écrite qui,
dans cet étrange lieu, s’imposerait à tous les vivants.
Que cette fraternité repose sur le naufrage d’espoirs
plus anciens (où est la lune de miel dont Estragon
rêvait face au bleu pâle de la mer Morte ?) ne fait pas
de doute. Mais cela ne retire rien à l’espèce d’opti-
misme paradoxal qui en émane.
Bien sûr, il est loisible de rechercher en eux un symbo-
lisme plus fin. On a pu dire ainsi que Vladimir et Estragon
représentent, sous une forme volontairement caricaturale,
la dualité que distingue la philosophie classique entre l’âme
(Vladimir le penseur, le questionneur) et le corps (Estragon

44 EN ATTENDANT GODOT
le gourmand, le paresseux, le sans-mémoire). Les sur-
noms mêmes qu’ils se donnent peuvent accréditer cette
hypothèse : si l’on se souvient que Beckett était parfaite-
ment bilingue, le « petit nom » de Vladimir, Didi, peut
dénoter celui qui sans fin « dit, dit », tandis que celui
d’Estragon, Gogo, renverrait à celui qui « va, va » (« go,
go » en anglais). Dénominations certes ironiques,
puisque Vladimir ne parvient pas à dire quoi que ce soit
de bien cohérent, et qu’Estragon ne va en fait jamais
nulle part, mais indication éventuelle d’une sorte de plai-
santerie beckettienne ridiculisant sous la forme de ces
deux pauvres hères deux des notions les plus chères à la
philosophie occidentale.
En tout état de cause, sans s’interdire ce genre de
pirouette qui n’est pas étrangère à l’humour de l’au-
teur, il convient de refuser, face à une œuvre de
Beckett, le dogmatisme d’une interprétation à sens
unique, et de laisser se déployer sur l’espace de la scène
les significations qui émanent du déroulement même
du texte. Vladimir et Estragon nous apparaissent avant
tout comme le recours (fût-il mince) que peut fournir
la compagnie d’autrui face au malheur de vivre.

■ Pozzo et Lucky

Un cas d’école

Le couple formé par Pozzo et Lucky, dans l’écart


monstrueux qu’il représente par rapport à la normalité,
nous frappe d’emblée, que nous soyons spectateurs ou
lecteurs, comme porteur sans doute d’un sens que
nous sommes moins enclins à chercher immédiatement
dans la paire Vladimir/Estragon qui, pour être hors du
commun, n’en relève pas moins des cadres de l’huma-
nité « acceptable ».

ÉTUDE DU TEXTE 45
Le ton du rapport entre Pozzo et Lucky est donné,
pourrait-on dire, avant même leur entrée en scène, par
les cris du premier et les claquements du fouet qui se
font entendre de la coulisse. La relation est celle du
maître au valet, voire à l’esclave. En fait, Lucky incarne
quelque chose de si opposé à la conception que l’on se
fait d’un homme, doué sinon de liberté, du moins de
libre arbitre, que l’on n’est pas étonné lorsque Pozzo
nous apprend que ce n’est pas un homme, mais un
« knouk ». Le sens de ce néologisme demeure impré-
cis, mais le terme est assurément dépréciatif.
L’aspect caricatural des liens qui unissent Pozzo à
Lucky peut nous inciter à y voir, dans le même esprit
que l’allégorie dérisoire du dualisme âme-corps incarné
par Vladimir et Estragon, une figuration volontaire-
ment simpliste et ridicule de la relation maître-esclave
telle que la décrit le philosophe Hegel. Dans un pre-
mier temps, le maître prend le pouvoir, absolu, sur l’es-
clave : c’est la base même du couple Pozzo-Lucky.
Mais le maître, dégagé de l’obligation de travailler, se
trouve ainsi coupé de la réalité matérielle, tandis que
l’esclave, qui agit, apprend par la même occasion,
acquiert des savoirs et des savoir-faire que le maître n’a
pas : d’où le fait que Pozzo déclare avoir appris de
Lucky toutes sortes de choses, et d’abord la pensée.
Enfin le maître est victime de son incapacité à maîtriser
la réalité, et l’esclave prend le dessus : peut-être ce pro-
cessus est-il en cours dans le deuxième acte, où Pozzo,
infirme, a perdu beaucoup de sa superbe, et doit presque
s’en remettre à Lucky plutôt que le commander.
Mais là encore, cette interprétation, plausible au
regard du plaisir qu’avait Beckett à mettre dans ses
textes des éléments de plaisanterie plus ou moins éru-
dite, ne suffit pas. Plus profondément, face au couple
« égalitaire » de Vladimir et Estragon, qui stagne mais
ne s’enfonce pas, la paire Pozzo-Lucky peut indiquer

46 EN ATTENDANT GODOT
une manière d’être avec autrui qui est vouée à l’échec
et à la déchéance : le rapport de pouvoir avilit davan-
tage le persécuteur que le persécuté, semble nous dire
Beckett, et l’humanité de tous deux en sort meurtrie.

Pozzo

Des deux personnages, Pozzo serait assurément le


plus pitoyable, s’il n’était aussi le plus ridicule. Vêtu
comme une sorte de gentleman-farmer faisant la tour-
née de ses propriétés (il reproche à Vladimir et
Estragon d’être sur ses terres), il semble incarner la suf-
fisance et la bêtise bourgeoises.
Pozzo en réalité n’est rien en tant qu’individu : il
n’existe qu’en fonction d’autrui, du rapport de domi-
nation qu’il peut établir avec autrui. Cette domination
est concrète, flagrante avec Lucky, elle tente sans cesse
de s’établir avec Vladimir et Estragon, que, sous les
dehors d’une politesse parfaitement codifiée, il veut
contraindre à l’écouter, voire à l’admirer. Pozzo est
sans cesse pris dans un double mouvement : il mène la
conversation avec ce qu’il pense être l’habileté d’un
fin stratège, mais il est incapable de garder pour lui-
même la finesse de sa stratégie, stratégie à laquelle
d’ailleurs Vladimir et Estragon restent étrangers ;
voyant que ses insinuations restent sans effet, il sug-
gère par exemple aux deux hommes de lui demander
de se rasseoir ; il ne manque pas de s’enquérir de l’ef-
fet qu’a produit sa tirade lyrique improvisée – tout en
sachant que la politesse minimale veut qu’on lui
réponde qu’il a été très bon.
Satisfait de soi, amoureux de son bien-être, il incarne
l’attitude des bien-pensants, qui ne voient pas de contra-
diction à opprimer autrui tout en dissertant à grand ren-

ÉTUDE DU TEXTE 47
fort de citations de la mythologie gréco-romaine sur la
raison des choses et la beauté du monde. Lorsqu’on lui
demande pourquoi Lucky ne dépose pas les bagages, il
répond, non sans avoir appelé l’attention de son public :
« N’en a-t-il pas le droit ? Si. C’est donc qu’il ne veut
pas . Voilà qui est raisonné. Et pourquoi ne veut-il pas ?
(Un temps.) Messieurs, je vais vous le dire. » Pauvre rhé-
torique de médiocre raisonneur, restant à la surface de
son propre discours, loin de toute réalité.

Il reste à savoir pourquoi, de tous les maux pos-


sibles, c’est la cécité qui frappe Pozzo au deuxième
acte. La réponse est peut-être à chercher dans les allu-
sions faites par les personnages mêmes aux devins de
l’Antiquité, dont la cécité était parfois garante de la
clairvoyance que, à titre compensatoire pourrait-on
dire, ils détenaient de l’avenir (ainsi de Tirésias, le plus
célèbre d’entre eux, dans la mythologie grecque).
Nouvelle dérision bien sûr à l’encontre de Pozzo, qui
n’a pas plus de don de seconde vue que de jugeote, et
qui, loin d’être grandi par son malheur, est désormais
un vieillard pitoyable, incapable de se relever lorsqu’il
tombe, et de se tenir debout lorsqu’on le relève.

Observons toutefois qu’il prononce inopinément


une phrase qui, pour ce que l’on connaît de Beckett,
exprime assez précisément la conception de la vie qui
se lit dans ses œuvres : « […] un jour nous sommes nés,
un jour nous mourrons, le même jour, le même ins-
tant, ça ne vous suffit pas ? (Plus posément.) Elles
accouchent à cheval sur une tombe, le jour brille un
instant, puis c’est la nuit à nouveau. » Ce passage est à
mettre en rapport avec le fait que Pozzo transporte du
sable dans ses valises : symbole classique du temps qui
passe, de l’irréversibilité des choses, dont sa chute
même est la pathétique image.

48 EN ATTENDANT GODOT
Lucky

Lucky est assurément le personnage le plus énigma-


tique d’En attendant Godot. Il ne prononce qu’une
seule réplique (mais quelle réplique !), il semble abso-
lument dénué de volonté propre, de désir, d’individua-
lité presque. Pozzo le désigne comme un « knouk »,
catégorie qu’il peut au mieux rapprocher de la position
classique du bouffon, et qui d’emblée place Lucky en
quelque sorte en dehors des problèmes humains qu’af-
frontent Vladimir, Estragon, et même Pozzo.

Son nom (à supposer que ce soit le sien, et non un


sobriquet dont l’aurait affublé Pozzo, comme cela se
passait fréquemment pour les laquais) est d’une ironie
cruelle, puisque l’adjectif anglais « lucky » signifie
« chanceux », « heureux », ce aux antipodes de quoi
doit apparemment le placer son statut de « knouk ».

Son apparence physique est encore plus misérable que


celle des deux vagabonds : il a de longs cheveux blancs,
son cou est déchiré par la corde au bout de laquelle le tient
Pozzo, il est accablé sous la charge des bagages de son
maître (bien que, précise ce dernier, il porte comme un
porc !), il est épuisé jusqu’à la somnolence, sa bouche
écume, il a, au deuxième acte, au moins autant de diffi-
culté que Pozzo à se relever après sa chute. Le fait que
Pozzo veuille aller le vendre à la foire le désigne clairement
comme bête de somme, animal (mais l’homme n’appar-
tient-il pas au règne animal ?). Du reste, sa réaction agres-
sive lorsque Estragon vient l’observer d’un peu trop près
est celle d’un chien hargneux ou d’un cheval nerveux.

On observe néanmoins que Lucky est le seul à avoir


une réaction typiquement humaine : il pleure, alors que
les autres, lorsqu’ils souffrent (physiquement ou morale-
ment), s’expriment plutôt par des cris ou des lamenta-
tions. Beckett ne se contente pas de faire mentionner ces

ÉTUDE DU TEXTE 49
larmes par Estragon, mais il donne ces pleurs comme
indication de jeu (sachant pourtant que les larmes sont
très difficiles à simuler pour beaucoup d’acteurs, et
qu’elles ne peuvent être aperçues au mieux que par les
spectateurs des tout premiers rangs).
Et pourtant, dans un moment de faiblesse, Pozzo
confesse à Vladimir et Estragon que le peu de bon qu’il
y a en lui (capacité de réfléchir, même mal employée,
sens de la beauté, même perverti par des clichés ridi-
cules), c’est à Lucky qu’il le doit : « Sans lui, je n’aurais
jamais pensé, jamais senti, que des choses basses […].
La beauté, la grâce, la vérité de première classe, je m’en
savais incapable. Alors j’ai pris un knouk. » Lucky pour-
rait-il être alors une figure du penseur, de l’artiste ? De
même qu’Estragon affirme à Vladimir avoir été poète,
semblant voir une relation de cause à effet entre cette
activité et les guenilles qu’il est réduit à porter, Lucky
pourrait symboliser le statut de celui qui vit pour pen-
ser ou sentir, et à qui la société ne fait place qu’aux
lieux les plus humbles : Beckett, pour avoir souvent
frôlé la misère, le savait mieux que tout autre.
Il est vrai que, de cette humiliation, l’on peut se ven-
ger en disant son fait au monde. Et peut-être est-ce à
cela que s’attache Lucky, dans son monologue, dont
l’aspect absurde et incohérent peut receler le sens
ultime (ou non) de la pièce : mais nous en réserverons
l’étude pour une autre partie de l’ouvrage.

■ Godot et ses serviteurs


Godot

Reste le personnage le plus souvent cité mais le


moins souvent vu de la pièce : Godot lui-même. Il

50 EN ATTENDANT GODOT
vérifie, jusqu’à l’absurde, l’hypothèse selon laquelle un
personnage de théâtre peut être plus efficace lorsqu’il
n’est pas sur scène : c’est le cas, par exemple, dans
Bajazet de Racine, où le sultan Amurat, qui n’apparaît
pas, provoque par la seule rumeur de sa venue pro-
chaine une cascade de morts violentes dans le sérail.
À vrai dire, Godot n’est pas parfaitement abstrait,
puisque l’on verra à deux reprises son (ou ses)
envoyé(s), venu(s) informer Vladimir et Estragon que,
s’il ne viendra pas ce soir, il viendra en revanche le len-
demain (même si le deuxième acte prouve évidemment
que cette promesse fonctionne exactement comme
celle du coiffeur qui laisse en permanence affiché sur sa
vitrine un panneau « Demain, on rase gratis »). Encore
faut-il noter que, dans la version initiale, c’était une
lettre de Godot qu’apportait le jeune garçon : mais cela
conférait décidément trop de matérialité à Godot, et
l’on se contenta ensuite d’un message oral.
Par ailleurs, Vladimir sollicite du messager quelques
renseignements sur son employeur : c’est ainsi qu’au
premier acte on apprend que monsieur Godot bat le
frère du jeune garçon, mais pas le garçon lui-même
(sans qu’on puisse néanmoins affirmer qu’il l’aime),
qu’il les nourrit et les laisse coucher dans le grenier. Au
deuxième acte, Vladimir s’enhardit jusqu’à demander
des précisions sur les activités de Godot (il ne fait rien)
et sur son aspect physique (il a une barbe blanche).
La prolifération ludique des indices pointe bien sûr
vers l’équation « Godot = Dieu » (nous y reviendrons),
mais Godot pourrait aussi bien être une sorte de super-
Pozzo, plus puissant mais moins violent, régentant ses
domaines, et de qui Vladimir et Estragon puissent avoir
quelque aumône ou faveur à attendre.
Cela dit, le personnage et l’identité de Godot étant
(peut-être) au cœur du sens de la pièce, nous en réser-

ÉTUDE DU TEXTE 51
verons l’étude plus approfondie pour la partie théma-
tique de cet ouvrage.

Le(s) garçon(s)

Plus matériel est le messager de Godot qui, lui,


nécessite du moins un acteur pour l’interpréter ! Il est
impossible de savoir si le garçon qui vient à la fin du
deuxième acte est bien, comme il l’affirme, le frère de
celui qui est venu au premier, ou s’il s’agit du même,
frappé de la même étrange amnésie que celle qui a
frappé Pozzo. Beckett indique clairement : « Entre à
droite le garçon de la veille », et c’est toujours le même
acteur qui apparaît les deux fois, mais le spectateur ou le
lecteur n’obtiennent là-dessus aucune certitude.

Le personnage est en tout cas falot, ne nécessite


assurément pas d’être interprêté par un acteur particu-
lièrement doué, et se montre d’une grande passivité
face à Vladimir. L’indication selon laquelle, des deux
frères, l’un est battu par Godot et l’autre non (Vladimir
en concluant que ce dernier est aimé de Godot) pointe,
dans la direction de la Bible, vers les figures d’Abel et
Caïn (citées dans le texte au cours de l’acte II, au
demeurant). Mais le garçon est aussi le seul personnage
« moyen » de la pièce, celui qui se rapproche le plus de
l’humanité « normale », et dont on peut comprendre
qu’il soit effrayé au premier acte par l’aspect de Pozzo
et Lucky ou le ton brutal d’Estragon, et au deuxième
par les gestes brusques de Vladimir.

Telle est pourtant notre impression d’un monde


parfaitement cohérent, dans son mystère et son aberra-
tion mêmes, tel que nous le montre la pièce, que
nous ne pouvons décidément pas nous intéresser en
tant que personnage à cet unique représentant de la

52 EN ATTENDANT GODOT
normalité : force d’un théâtre où l’exception est la
norme, et d’où toute tentative de réalité est bannie, si
elle ne passe pas par la poésie de la scène.

4 – LE STYLE

■ Une langue étrangère


Un choix d’écriture

Quand Beckett écrit En attendant Godot (en 1948),


cela fait trois ans environ qu’il a choisi de s’exprimer
dorénavant en français. Ce choix a résulté d’une insa-
tisfaction vis-à-vis de ses œuvres antérieures en langue
anglaise.

En effet, pour qui lit les premiers textes anglais de


Beckett, ce qui frappe d’abord, c’est l’extrême virtuo-
sité verbale de l’auteur : emploi de termes rares, de
tournures inattendues, jeux de mots complexes, tout
cela lui vient, par l’intermédiaire entre autres de James
Joyce, d’une riche culture classique, « digérée » et
retravaillée dans l’optique d’une prose anglaise moder-
nisée. Mais cette virtuosité même finit par devenir un
handicap pour Beckett, à deux titres au moins : d’une
part, il aura beaucoup de mal à se démarquer franche-
ment du modèle de Joyce que, on l’a vu, il a fréquenté
assidûment à Paris, qu’il admire depuis longtemps, et
qu’il ne peut espérer surpasser en maîtrise après les
chefs-d’œuvre que sont Ulysse ou Finnegans wake ;
d’autre part, la facilité remarquable avec laquelle il
manie sa propre langue lui rend plus difficile un véri-
table travail d’écriture, en ce sens qu’à chaque mot tant
de possibilités lui sont offertes qu’il n’a en quelque

ÉTUDE DU TEXTE 53
sorte qu’à choisir parmi les trouvailles brillantes qui
affluent, et cela nuit à ce qu’il pense être la nécessité
d’une véritable recherche sur le sens.
Par ailleurs, Beckett n’est pas un bilingue complet,
comme peut l’être un enfant né de parents issus de
deux cultures différentes : il a grandi dans un milieu
anglophone, et n’a découvert les langues étrangères
qu’à l’occasion de ses études. Il est vrai qu’il a alors rat-
trapé, si l’on peut dire, le temps perdu, puisqu’il maî-
trise parfaitement le français et, presque aussi bien,
l’allemand, et, à un niveau moindre, l’italien et l’espa-
gnol. Mais le français demeurera toujours pour lui une
langue acquise, dans laquelle il est parfaitement à l’aise,
mais qu’il peut plus aisément tenir à distance que l’an-
glais.
Une part non négligeable de l’œuvre de Beckett est
constituée de traductions : traductions de ses propres
textes français en anglais et inversement, mais aussi tra-
ductions d’œuvres étrangères, principalement fran-
çaises, en anglais (dont des poèmes de Rimbaud,
d’Apollinaire, plus tard une pièce de son ami Robert
Pinget). Et dans les années 1950, il recommence à
écrire une partie de ses textes en anglais : sa décision de
la fin de la guerre n’est donc pas absolue ni irrévocable.
Pourtant, en abordant En attendant Godot, alors
qu’il ne s’est essayé auparavant en langue française qu’à
quelques poèmes et à des textes romanesques, Beckett
demeure fidèle à cette décision, ce qui est loin d’aller
de soi, car une pièce de théâtre, même composée dans
un style volontairement éloigné de la langue quoti-
dienne, comportera nécessairement des éléments
d’oralité qui peuvent être tout à fait absents d’un
roman.
Ce choix participe donc de la volonté d’étrangeté
qui, pour lui, réside dans l’emploi d’une langue tout de

54 EN ATTENDANT GODOT
même étrangère, et pour le public, résidera dans le
caractère inattendu voire, au regard des normes de
l’époque, scandaleux de la pièce.

Le plaisir des mots

Le philosophe d’origine roumaine Cioran, ami de


longue date de Beckett, et l’un des grands cyniques de
notre temps, qui, lui aussi, avait choisi de s’exprimer en
français, raconte comment ils ont ensemble passé des
heures à chercher un équivalent possible au titre anglais
d’une des œuvres tardives de Beckett, Lessness, et
explique comment, face à la difficulté du français à
dériver des mots, contrairement à l’anglais, Beckett
renonça finalement au dérivé latin, d’apparence trop
savante, « Sinéité », pour se contenter d’un simple
Sans. D’autres ont dépeint Beckett plongeant longue-
ment dans le grand dictionnaire français de Littré, fleu-
ron insurpassable de la lexicologie du dix-neuvième
siècle, à la recherche d’un mot juste.

Si l’on ajoute à cela le fait que Beckett a conçu ses


premières tentatives théâtrales comme une sorte de
délassement qui puisse le distraire des affres dans les-
quelles le plonge la rédaction de ses romans (Molloy,
Malone meurt, puis L’Innommable), on comprend
qu’il ait pris plaisir, dans En attendant Godot, à souvent
jouer avec la langue française, parfois de manière
volontairement pataude, ou au point de pouvoir
dérouter un lecteur ou spectateur francophone.

Si l’on considère par exemple la réplique de


Vladimir : « En effet, nous sommes sur un plateau.
Aucun doute, nous sommes servis sur un plateau », le
jeu de mots sur le double sens de « plateau », terme
géographique d’une part, et d’autre part terme faisant

ÉTUDE DU TEXTE 55
partie d’une expression signifiant « vivre dans l’aisance »,
on pourra au mieux sourire, la plaisanterie semblant
quelque peu « tirée par les cheveux ». Cela n’implique
pas de maladresse de la part de l’auteur, mais plutôt le
choix d’utiliser des répliques dénotant (chez le person-
nage ou chez lui-même) une certaine lourdeur, ou un
goût de l’à-peu-près, que, si l’on n’était dans une pièce
française, on pourrait dire assez proche de l’humour
populaire irlandais.
En revanche, lorsque Vladimir demande à Estragon
de quoi ils ont parlé la veille, et que ce dernier répond :
« Oh… à bâtons rompus, peut-être, à propos de
bottes. (Avec assurance.) Voilà, je me rappelle, hier soir
nous avons parlé à propos de bottes », il semble pro-
bable que la plaisanterie soit passée inaperçue de nom-
breux spectateurs. En effet, l’expression « à propos de
bottes », signifiant « hors de propos », est déjà assez
désuète après la guerre, et le jeu de mots entre ce sens-
là et le sens, plus évident, de « chaussures » (qui sont
en effet l’objet d’une bonne part des échanges entre les
deux hommes), a pu échapper à beaucoup. On imagine
sans peine la jubilation de Beckett à laisser percevoir au
public une plaisanterie médiocre (celle du plateau) tout
en en glissant une autre (celle des bottes), plus subtile
au point sans doute d’être largement inaperçue.
Cette jubilation se trouve aussi dans la prolifération,
par endroits, de termes qui, loin d’être indispensables,
ne sont là, dirait-on, que parce que leur intérêt est
d’être plus ou moins rares. Ainsi, lorsque Pozzo a égaré
sa pipe, il se demande d’abord : « Qu’est-ce que j’ai fait
de ma pipe ? », puis : « Mais qu’ai-je donc fait de ma
bruyère ! », ce à quoi Estragon réplique : « Il a perdu
sa bouffarde ! », avant que Pozzo ne reprenne : « J’ai
perdu mon Abdullah ! » (il s’agit cette fois non d’un
nom commun, mais d’une marque de pipes) ; on va ici
du terme le plus simple aux plus rares, ce qui certes

56 EN ATTENDANT GODOT
correspond bien aux dispositions de Pozzo, dont la
culture bourgeoise et classique doit rejeter par principe
la répétition, mais indique aussi le pur plaisir de la pro-
lifération verbale.

■ Une langue étrange

Le mélange des registres

Les remarques que nous venons de faire, relatives à


des effets que l’on peut supposer liés au choix de
Beckett d’écrire sa pièce en français, peuvent en fait
être placées, sans discontinuité, dans le cadre plus
général d’un style fait pour étonner le lecteur, et peut-
être plus encore le spectateur.
De cette volonté de surprendre participe le mélange
de divers registres de langue. Le fait n’est pas inédit,
mais d’habitude les niveaux de langue différents sont
mis dans la bouche de personnages également diffé-
rents. C’est le cas dans la comédie classique, de Molière
à Beaumarchais. Mais chez Beckett ce sont les mêmes
personnages qui pratiqueront alternativement le
sublime et le vulgaire.
L’exemple le plus net est à chercher dans la tirade de
Pozzo où, après s’être lancé dans une évocation lyrique
(quoique poussive) du soleil et de la nuit (« mais,
derrière ce voile de douceur et de calme […] la nuit
galope »), il conclut par un désabusé : « C’est comme
ça que ça se passe sur cette putain de terre », jetant lui-
même à bas le fragile édifice poétique qu’il s’est éver-
tué à créer.
Quant à Vladimir, il s’étonne et doute de lui-même
lorsqu’il se lance occasionnellement dans une tournure

ÉTUDE DU TEXTE 57
inhabituelle : « Il s’en est fallu d’un cheveu qu’on ne
s’y soit pendu. (Il réfléchit.) Oui, c’est juste (en déta-
chant les mots) qu’on - ne - s’y - soit - pendu. » C’est
que le langage chez Beckett, tout en étant le lot com-
mun des hommes, demeure sans cesse objet de stu-
peur, de questionnements, de remise en cause, que ces
modulations ont pour fonction d’exprimer.

Une langue véritablement dramatique

Beckett a toujours refusé de cautionner la moindre


interprétation de ses œuvres, y compris et surtout d’En
attendant Godot, la plus commentée. En revanche, il
s’est toujours revendiqué comme une sorte d’artisan,
en particulier dans le domaine du théâtre, dont le sens
profond pour lui résidait dans des effets à produire par
des moyens purement dramatiques, spatiaux ou
sonores (parfois purement spatiaux, comme dans ses
Actes sans paroles, parfois purement sonores, comme
dans ses pièces radiophoniques).
À cet égard, En attendant Godot, coup d’essai théâ-
tral (si l’on néglige la tentative avortée d’Éleuthéria),
est aussi un coup de maître. La maîtrise du langage y
est patente. C’est vrai de la parole : nous en avons
donné quelques exemples. Les dialogues ne sonnent
jamais faux, les effets comiques tombent juste. C’est
vrai aussi du rythme : en effet, l’indication de scène
la plus fréquente de la pièce est sans aucun doute :
« Un temps ». La force ne peut en être pleinement per-
çue qu’à la représentation, où la fréquence des pauses
met d’autant plus en relief les dialogues, dont chaque
singularité se dégage alors avec efficacité.
Pour être précis, si l’on veut discuter du style de
Beckett, on devrait ajouter des commentaires sur la

58 EN ATTENDANT GODOT
gestuelle, sur les déplacements des personnages : ce
sera l’objet du développement suivant. Mais à se limi-
ter même à la langue, on constate sans peine que
Beckett renouvelle le langage théâtral dans le choix des
termes et dans le rythme : ce n’est peut-être pas la
moindre des raisons qui ont fait le succès de la pièce.

5 – DRAMATURGIE

■ La pauvreté du cadre
À partir des années 1960, Samuel Beckett a consa-
cré une partie de son temps à la mise en scène. Il s’était
à vrai dire intéressé de très près à la première mise en
scène d’En attendant Godot. Mais il n’avait alors
donné, pour l’essentiel, que des instructions orales à
Roger Blin. En 1975, en revanche, il assuma lui-même
la mise en scène de cette pièce (et d’autres) au Schiller-
Theater de Berlin. Les notes qu’il a prises au cours du
travail préparatoire ont été conservées, et publiées (en
anglais seulement, malheureusement). Elles nous don-
nent des indications passionnantes quant aux concep-
tions qu’avait l’auteur de son œuvre et de la manière
dont il voulait qu’elle fût présentée au public.

Observons d’abord que, contrairement à la plupart


de ses pièces plus tardives, où la prolifération des indi-
cations scéniques peut rendre la lecture difficile, En
attendant Godot en comporte relativement peu. Cela
est sans doute à mettre en relation avec le fait qu’il
s’agissait de sa première expérience, et que ses concep-
tions, au moment de la rédaction de la pièce, étaient
sans doute fixées dans son esprit, mais sans qu’il songe
à en transcrire le détail sur la manuscrit, pensant qu’il
serait temps de s’en occuper si par hasard la pièce
venait à être effectivement produite.

ÉTUDE DU TEXTE 59
Le décor, nous l’avons déjà signalé, est très sommai-
rement décrit : « Route à la campagne, avec arbre »,
puis (au deuxième acte) « Même endroit », avec seule-
ment la mention supplémentaire : « L’arbre porte
quelques feuilles ». Le seul élément incontournable est
donc l’arbre, à tel point que, en 1952, une occasion
s’étant présentée de monter la pièce, mais dans une
salle dont la scène était si petite qu’on n’aurait pu y
faire tenir un arbre, Beckett déclina l’offre. De fait, le
texte y fait à diverses reprises référence, et les motifs du
passage du temps (exprimé par la pousse des feuilles) et
de la pendaison sont trop importants pour qu’on
puisse y renoncer.

Rien ne s’oppose donc, en théorie, à une mise en


scène « réaliste » d’En attendant Godot ; néanmoins, le
manque de moyens étant le moteur initial de ce choix,
l’auteur de la première mise en scène, Roger Blin, opta
pour un décor plus que stylisé, et la tradition s’est main-
tenue d’un plateau vide, sans décors et sans accessoires
autres que ceux qui sont explicitement demandés.

De même, les costumes ne sont pas décrits dans les


indications scéniques initiales, même si un détail est
précisé dans une note ajoutée après coup : « Tous ces
personnages portent le chapeau melon ». Le texte nous
indique en revanche que Vladimir et Estragon portent
des guenilles, alors que Pozzo est assez confortable-
ment vêtu. Les metteurs en scène successifs ont pris
davantage de libertés sur ce point que sur celui des
décors, mais la base est demeurée inchangée.

Quant à l’apparence physique des personnages, si ce


n’est les longs cheveux blancs de Lucky, nous n’avons
pas non plus d’informations précises, même si le bon
sens fait préférer deux vagabonds plutôt maigres et un
Pozzo plus enrobé.

60 EN ATTENDANT GODOT
En attendant Godot est donc une pièce dont le cadre
général est pauvre, voire dénudé, pour deux raisons :
d’abord parce que le texte donne peu d’indications, ce
qui doit inciter à la réserve, ensuite parce que la tradi-
tion a toujours traité la pièce de manière plutôt mini-
maliste.

■ La richesse du détail

Malgré (ou peut-être à cause de) cette grande éco-


nomie de moyens dans le décor et les costumes, tout le
reste de la mise en scène demande à être traité de
manière particulièrement soigneuse.

Plus tard dans sa carrière, Beckett confiera que pour


lui, le meilleur acteur est celui qui se prête à n’être
qu’un instrument, que les conceptions des metteurs en
scène sont le plus souvent superflues, voire erronées, et
que le texte de théâtre devrait à la limite se suffire à lui-
même. Des pièces ultérieures tendront à réaliser ces
idées, où la présence de l’acteur (de l’actrice, en l’oc-
currence) sera gommée au point qu’on ne verra que sa
bouche éclairée par un projecteur. De même, plus
aucun détail matériel ne sera laissé au hasard dans
d’autres pièces : intensité de la lumière graduée sur une
échelle de 1 à 10, nombre de pas à effectuer sur la
scène, tout cela souvent illustré de schémas précis.

S’il est resté relativement en retrait face à Roger Blin


lors de la première production scénique de sa pièce,
Beckett s’est en revanche intéressé de près à toutes les
mises en scène d’En attendant Godot, jusqu’à accepter
finalement de diriger lui-même des représentations.
Dans les témoignages des spectateurs de ces représen-
tations, et dans les cahiers de notes de Beckett, tenus
durant les répétitions, on constate le soin extrême qu’il

ÉTUDE DU TEXTE 61
a pris à rectifier ici un mot ou une tournure, là un mou-
vement, ailleurs un éclairage (sans pour autant juger
utile de modifier le texte imprimé, inchangé depuis sa
toute première réédition contemporaine de la mise en
scène de Blin). Cette attention pointilleuse aux détails
n’était au demeurant nullement dictatoriale : Beckett
indiquait qu’à partir du moment où un certain nombre
de données de base étaient respectées, des mises en
scène autres produiraient simplement une « musique »
(le terme est intéressant) différente de la sienne. Il
s’opposa toutefois à certaines tentatives qu’il jugea
contraires à l’esprit de son œuvre : c’est ainsi qu’il
refusa une adaptation où tous les personnages étaient
remplacés par des femmes. Misogynie de l’écrivain ?
Non, mais plutôt refus du n’importe quoi qui sert de
pensée prétendument audacieuse à trop de représen-
tants autoproclamés de la « modernité ».
3
THÈMES

1 – QUI EST GODOT ?

■ Les hypothèses « factuelles »


La question de savoir qui ou ce que représente le
fameux « Godot » que Vladimir et Estragon passent
toute la pièce à attendre en vain a naturellement pré-
occupé les premiers spectateurs, et après eux des
dizaines de critiques et d’analystes. Puisque l’on avait la
chance de disposer d’un auteur encore bien vivant, on
crut ne pas avoir à en être réduit aux supputations, et
naturellement Beckett s’entendit demander à maintes
reprises ce qu’il fallait comprendre dans l’énigme que
posaient Godot et son absence. Mais jamais l’écrivain
ne daigna ou ne voulut donner de réponse qui apparût
suffisamment sérieuse.
Il prit même un malin plaisir à récuser tout particu-
lièrement les interprétations métaphysiques et philoso-
phiques. Il déclara explicitement : « Si je savais qui est
Godot, je l’aurais dit dans la pièce. » Il ajoutait, avec

THÈMES 63
sans doute un sourire en coin : « J’ai voulu dire ce
que j’ai dit. » Voilà le lecteur ou le spectateur curieux
bien éclairés…

Il reste à se fier aux rumeurs plus ou moins bien


étayées qui ont circulé dès les années 1950 concer-
nant l’identité possible de Godot. Le metteur en
scène de la toute première version, Roger Blin,
s’étant tout naturellement enquis auprès de l’auteur
de la vraie nature de ce Godot, Beckett lui répondit
que le nom lui était venu par analogie de sonorités
avec les termes français argotiques de « godillot » ou
de « godasse », désignant des chaussures. Cette expli-
cation est loin d’être illogique, si l’on considère l’im-
portance que revêtent les chaussures dans En
attendant Godot, surtout pour Estragon : sa toute
première réplique concerne ses souliers impossibles à
retirer (« Rien à faire »), la paire de chaussures qu’il a
finalement pu ôter (ou est-ce une autre ?…) sert de
signe d’identification du décor au début du deuxième
acte, et il y a une sorte de corrélation entre les chaus-
sures d’Estragon et le chapeau de Vladimir (l’un, plus
fruste, se préoccupe des problèmes de la marche, tan-
dis que l’autre, un tantinet intellectuel, en quelque
sorte « travaille du chapeau »).

Si toutefois cette explication peut apparaître satis-


faisante au niveau onomastique (concernant le nom
du personnage), elle n’apporte à peu près aucun
éclaircissement quant à son identité ou sa fonction
dramatique. Elle est donc, en tout état de cause, et
sans aucun doute sciemment de la part de Beckett,
insuffisante.
Une deuxième explication, plus ludique encore, ne
s’accorde pas mal avec le sens de l’humour de
Beckett : on dit que, ayant vu un attroupement lors
d’une étape d’un Tour de France cycliste alors que le

64 EN ATTENDANT GODOT
peloton semblait être passé et l’étape en voie de se
terminer, Beckett aurait demandé aux spectateurs ce
qu’ils faisaient encore là, et ils auraient déclaré qu’ils
« attendaient Godot », le coureur le plus âgé, alors
« lanterne rouge » de l’épreuve. Le goût de Beckett
pour la bicyclette, qui sert parfois d’utile substitut à la
marche pour certains de ses personnages (comme
dans le roman Molloy, à peu près contemporain de la
pièce), rend cette histoire plausible, et il faudrait une
recherche approfondie dans les archives du journal
L’Équipe pour peut-être pouvoir vérifier l’authenticité
de l’anecdote, qui est en tout état de cause suffisam-
ment amusante pour mériter d’être mentionnée.

Une troisième interprétation, encore mieux accor-


dée à l’humour parfois scabreux de l’Irlandais, peut
être signalée, d’autant que, dit sa biographe Deirdre
Bair, celle-ci circulait beaucoup parmi ses amis
proches. Attendant un bus au coin de la rue Godot
de Mauroy, dans le neuvième arrondissement de
Paris, rue renommée pour les nombreuses prostituées
qui arpentent ses trottoirs, Beckett se serait vu
abordé par une de ces femmes, pour les raisons mar-
chandes que l’on devine, et, ayant décliné l’offre, se
serait entendu demander par la dame mécontente ou
ironique s’il « attendait Godot ». Étant donné l’ab-
sence complète non seulement de femmes, mais
même de référence à tout personnage féminin dans la
pièce (à la peu notable exception de la mère d’une
« famille Gozzo », qui « brodait au tambour », détail
modérément significatif mentionné par Vladimir
lorsque Pozzo se présente), cette origine possible du
nom de Godot ne manquerait assurément pas de sel.
Nous n’avons malheureusement aucun moyen de la
vérifier.

THÈMES 65
■ Les hypothèses « intellectuelles »

Les érudits, face à ce manque de bonne volonté de


la part de Beckett, eurent recours à leurs connaissances
et à leur ingéniosité pour tenter de dénicher une ori-
gine probable à « Godot ».

On s’avisa qu’Honoré de Balzac, à l’inverse de


Beckett, tout en étant resté dans l’histoire littéraire
pour sa considérable œuvre romanesque, avait rêvé
(comme la majorité des écrivains du dix-neuvième
siècle) de devenir célèbre grâce au théâtre – ce en quoi
il avait largement échoué. Dans sa pièce Le Faiseur (qui
a du reste connu depuis un certain regain de popula-
rité), il y a un dénommé « Godeau », que les person-
nages attendent car lui seul serait en mesure de les
sauver de la banqueroute. Beckett, informé de cette
coïncidence, affirma qu’il n’avait lu Le Faiseur qu’après
avoir écrit sa propre pièce. En tout état de cause, le lien
entre les deux œuvres, à supposer qu’il existe autre-
ment que par coïncidence, serait extrêmement mince,
ne reposant que sur cette analogie.

On en vint donc, et de manière assez naturelle au vu


de la pièce, à des hypothèses plus métaphysiques.
Godot ne pouvait-il, par l’intermédiaire d’un petit jeu
de mots franco-anglais, renvoyer à Dieu (c’est-à-dire
« God » en anglais) ? Le fait que Beckett, bilingue, se
tienne parfois à cheval sur les deux langues, voire sur
davantage, ne peut surprendre (la présence dans le dis-
cours de Lucky, comme on le verra plus loin, de duos
de savants comme « Poinçon et Wattman », « Fartov et
Belcher » ou « Steinweg et Petermann » l’indique suf-
fisamment). De plus, Beckett est réputé avoir insisté,
lors de productions en langue anglaise de sa pièce, pour
que le nom de « Godot » soit prononcé avec l’accent
porté sur la première syllabe (« Godot », donc), alors

66 EN ATTENDANT GODOT
que l’allure française du mot aurait plus naturellement
incité les acteurs à accentuer la dernière syllabe, comme
cela se fait toujours en français (« Godot »). La divinité
supposée de Godot se verrait par là renforcée – mais
peut-être s’agit-il simplement, hors d’un contexte fran-
cophone, d’« angliciser » légèrement l’aspect général
du texte pour un public anglophone.

Il reste que plusieurs détails du texte pointent plus


ou moins nettement dans cette direction. D’abord
Godot (qui, dans une première version du texte, faisait
remettre des lettres à Vladimir et Estragon) ne se mani-
feste plus dans la version définitive que par sa parole,
transmise par le jeune garçon, qui fait, il est vrai, un
bien piètre prophète.

Lors de la seconde intervention du jeune messager,


à la fin du deuxième acte, Vladimir s’enquiert de l’as-
pect physique de Godot ; il demande d’abord s’il a une
barbe (la réponse est oui), puis demande : « Blonde
ou … (il hésite) … ou noire ? », et la réponse du garçon,
hésitant lui aussi, est : « Je crois qu’elle est blanche,
monsieur », information à laquelle Vladimir réagit,
après un silence, par un seul mot : « Miséricorde »
(terme aux fortes connotations chrétiennes).

L’hésitation de Vladimir (on peut supposer qu’il


demande si la barbe est blonde ou noire en élidant
volontairement la possibilité, qui pourtant lui est venue
à l’esprit, qu’elle soit blanche), de même que sa réac-
tion à la réponse du garçon, se comprend mieux par
rapport à l’iconographie chrétienne, qui a très souvent
représenté Dieu comme un vieillard imposant à barbe
blanche, et par rapport à un détail au début du mono-
logue de Lucky au premier acte : « Étant donné l’exis-
tence […] d’un Dieu personnel quaquaquaqua à barbe
blanche ».

THÈMES 67
La possible signification « théologique » de Godot se
voit également étayée par l’omniprésence de l’imagerie
religieuse dans la pièce, que nous étudierons plus loin de
manière plus approfondie. Remarquons tout de même
ici que l’espoir que Vladimir et Estragon placent dans la
venue de Godot fait écho à la discussion longuement
filée du premier acte, relative aux diverses versions des
« deux larrons » crucifiés en même temps que le Christ,
et dont généralement on ne retient de fait (comme l’ob-
serve Vladimir) que la plus optimiste, celle où Jésus pro-
met à celui des deux qui place sa confiance en lui qu’il se
retrouvera à ses côtés au royaume des cieux.

Mais à supposer que Godot figure de quelque


manière Dieu, comment interpréter son absence persis-
tante – malgré, selon toute apparence (les deux appari-
tions du jeune garçon), son existence avérée ?

Le thème de l’absence ou de la mort de Dieu est


l’un des plus rabâchés de la modernité à partir de
l’époque des Lumières, et davantage du dix-neuvième
siècle. Et cette absence est d’autant plus durement res-
sentie que notre civilisation européenne, que l’on dit
avec justesse judéo-chrétienne, s’est pour une large
part construite sur les réflexions et les idéaux du chris-
tianisme. Dès lors, la pensée d’un monde sans Dieu ne
peut se faire que douloureusement, non dans la liberté
assumée d’un homme maître de son destin (idéal de
l’existentialisme, par exemple), mais dans le regret du
temps où la vie s’organisait autour de la notion de divi-
nité, et où le monde d’ici-bas n’était que le prélude à
un au-delà espéré ou redouté.
Une réplique de Fin de partie, la pièce suivante de
Beckett, rendrait parfaitement compte de cet état d’es-
prit : après une tentative de prière, parlant de Dieu,
l’un des personnages s’exclame : « Le salaud ! Il
n’existe pas ! » De même Godot exprime peut-être le

68 EN ATTENDANT GODOT
« je sais bien, mais quand même » de celui qui ne peut
plus avoir la foi, mais ne peut non plus se résigner à y
renoncer tout à fait. La remarque vaudrait pour les per-
sonnages, non pour Beckett, qu’on ne peut soupçon-
ner de nostalgie religieuse. En revanche, la religion
qu’il a pratiquée dans son enfance pourrait, souterrai-
nement, dénoter un désir de retour vers cette enfance
précisément, vers l’insouciance que l’on associe sou-
vent à cette période de la vie et à la relation privilégiée
entre mère et enfant.

Ne nous hasardons pas plus avant dans ce qui serait


de la fort médiocre psychanalyse, mais qui a toutefois
l’avantage d’offrir à notre perplexité une voie d’accès
vers quelque chose qui fasse sens.

■ Une hypothèse dramatique

Peut-être n’y a-t-il finalement pas de sens à chercher


à savoir qui est Godot : ne court-on pas le risque, ce
faisant, de s’enfermer dans le même type de cercle
vicieux que les deux personnages de la pièce ? En
revanche, on peut déterminer avec davantage de certi-
tudes la fonction dramatique de Godot dans la pièce,
l’important étant dès lors de savoir non qui il est, mais
à quoi il sert.

Nous avons signalé plus haut que Godot, dans la


structure de la pièce, ne présente d’intérêt, précisé-
ment, que parce qu’il est absent : sa venue compro-
mettrait tout l’équilibre dramatique qui s’instaure au
gré des dialogues et des rencontres. Rappelons le paral-
lèle esquissé avec Bajazet de Racine : dans cette tragé-
die, le sultan Amurat n’est efficace, d’un point de vue
dramatique, que parce qu’il n’est pas dans son palais, et
qu’on y attend son retour annoncé. S’il intervenait

THÈMES 69
effectivement, il n’y aurait plus de pièce possible, dans
le contexte théâtral du dix-septième siècle, car son arri-
vée coïncidera sans doute avec une vague de répression
et d’assassinats qui, selon les conventions alors en
vigueur, ne peut faire l’objet d’un spectacle théâtral. En
revanche, tant qu’il est seulement annoncé, l’action
peut suivre son cours (catastrophique au demeurant,
mais où les morts ne s’égrènent que lentement, non
dans le cadre du massacre possible que l’on pressent
pour plus tard).
De même, dans En attendant Godot, à supposer que
Godot arrive, et non son messager, que se passerait-il ?
Rien de plus très probablement, si ce n’est qu’on n’au-
rait plus de motif d’être là à l’attendre, et donc que la
pièce serait instantanément finie. Observons en effet ce
que se disent Vladimir et Estragon à son sujet (surtout
Vladimir d’ailleurs, Estragon ayant peu d’opinions sur la
question). Rien de précis en fait. Ils attendent éventuel-
lement d’être « sauvés », mais le terme semble pour eux
une coquille vide, ils seraient bien en peine de dire ce
que cela peut signifier pour eux spécifiquement, au-delà
du vague rabâchage d’un vieux catéchisme scolaire.
Ils sont pleins d’hypothèses quant aux raisons pour
lesquelles Godot ne vient pas : il doit « réfléchir », « à
tête reposée », « consulter sa famille », « ses amis »,
« ses agents », « ses correspondants », « ses registres »,
« son compte en banque », « avant de se prononcer ».
Notons d’ailleurs que le passage où a lieu cet échange
implique clairement que Godot n’est pas qu’une vue
de l’esprit, puisque les deux compères rappellent nette-
ment qu’ils l’ont déjà vu, et ne lui ont à cette occasion
« rien demandé de bien précis » : seulement « une sorte
de prière », « une vague supplique ». Comment s’éton-
ner alors que Godot n’ait rien eu à répondre de bien
précis non plus, et qu’il tarde à reparaître ? Le moins
que l’on puisse dire est que Vladimir et Estragon

70 EN ATTENDANT GODOT
demeurent très évasifs quant aux motifs qui les pous-
sent vraiment à l’attendre, sauf lorsque Vladimir, prou-
vant ainsi qu’il a sans doute déjà rencontré le jeune
garçon qui lui a raconté sa vie chez Godot, dit : « Ce
soir, on couchera peut-être chez lui, au chaud, au sec,
le ventre plein, sur la paille. Ça vaut la peine qu’on
attende. » Mais au-delà de cette demande extrêmement
« matérialiste », qui n’a apparemment pas été exprimée
directement, et qui ne nécessite au demeurant pas for-
cément l’intervention de Godot, il n’y a à peu près rien
qui rattache vraiment les deux vagabonds à Godot ;
certes, ils ont, disent-ils, « bazardé » leurs « droits »
(comme Esaü dans la Bible), mais pourtant ils ne sont
« pas liés ».
Dans le même ordre d’idées, observons que, lorsque
le garçon vient, à deux reprises, annoncer à Vladimir
que Godot ne viendra pas ce jour-là, le vagabond ne
trouve aucun message significatif à lui faire transmettre,
si ce n’est que le jeune garçon l’a bien vu, ce qui est
absolument l’information minimale dont il puisse le
charger. Au deuxième acte, il réfléchit certes plus lon-
guement à ce qu’il pourrait ajouter, mais sans effet :
« Tu lui diras – (il s’interrompt) – tu lui diras que tu
m’as vu et que – (il réfléchit) – que tu m’as vu ». Que
pourrait dès lors apporter la venue de Godot, si ce n’est
le constat de la vacuité parfaite de cette attente ?
Godot est donc comme Amurat dans Bajazet, à
cette nuance près que chez Racine la croyance en un
sens des choses persiste, et que par conséquent ce sont
des actions qui s’ordonnent autour de la venue annon-
cée du sultan, tandis que chez Beckett le sens s’est éva-
noui, et l’attente de Godot n’est prétexte qu’à un total
renoncement à être, pourrait-on dire. Un Godot
absent ne sert-il pas mieux le malaise de vivre de
Vladimir et Estragon qu’un Godot présent ?

THÈMES 71
2 – LES MOTIFS RELIGIEUX
■ Un leitmotiv

L’onomastique

Sans chercher dans un premier temps à en interpré-


ter la signification, on ne peut que constater que En
attendant Godot ne cesse de présenter au lecteur ou au
spectateur des motifs tirés de la tradition chrétienne,
qui devient même par moments objet de débat entre
les personnages. Nous pouvons tenter un relevé des
types d’occurrences des motifs religieux dans la pièce.
Si nous considérons par exemple l’utilisation des
noms propres (c’est l’objet même de cette discipline
spécifique de la critique littéraire qu’est l’onomas-
tique), nous constatons que, si un certain nombre de
noms n’offrent pas d’associations particulières, d’autres
en revanche, soit appartenant à des personnages, soit
employés par eux, renvoient, parfois de manière évi-
dente, ailleurs de manière incertaine et détournée, à
des significations qui ont à voir avec la religion.

Ne revenons que pour mémoire sur le nom même


de « Godot », et constatons, sans vouloir décider de la
véracité de telle ou telle hypothèse, que si l’étymologie
par le « godillot » évoquée par Beckett est plausible, il
est peu vraisemblable que lui ait échappé, à supposer
même qu’elle n’ait pas été intentionnelle, la présence
de « God », donc « Dieu » en anglais, à l’intérieur de
« Godot ». La pièce nous invite même explicitement à
jouer autour des consonances du nom de Godot (et
donc à y découvrir, probablement, « God ») : ainsi
lorsque Pozzo entre en scène et se présente, Vladimir
et Estragon ont toutes les peines du monde à entendre
qu’il ne s’agit pas de Godot, d’autant que Vladimir dit

72 EN ATTENDANT GODOT
avoir connu jadis « une famille Gozzo » (dont la sono-
rité est intermédiaire entre « Godot » et « Pozzo »).

De même, lorsque Pozzo tente d’amorcer la conver-


sation avec les deux vagabonds, il feint un instant de ne
plus se rappeler le nom de celui qu’ils attendent et de
chercher à le retrouver, et ce n’est sans doute pas par
hasard qu’il ne se souvient à chaque fois que de la pre-
mière syllabe du nom : d’abord « que devient en ce cas
votre rendez-vous avec ce… Godet… Godot…
Godin… », puis « si j’avais rendez-vous avec un
Godin… Godet… Godot… » ; il ne laisse ainsi subsis-
ter, comme élément invariant, que le « God » qui finira
bien par évoquer quelque chose à l’auditeur le plus
obtus.

Enfin, pour compléter l’ambiguïté, lorsque Pozzo


fait connaissance avec Vladimir et Estragon, il s’ex-
clame : « Vous êtes bien des être humains cependant.
(Il met ses lunettes.) À ce que je vois. (Il enlève ses
lunettes.) De la même espèce que moi. (Il éclate d’un
rire énorme.) De la même espèce que Pozzo !
D’origine divine ! » L’allusion biblique, renvoyant évi-
demment à l’idée selon laquelle Dieu « créa l’homme à
son image », renforce le réseau de connotations autour
de l’idée de divinité cernant tout ce qui concerne
Godot.

On peut également observer un détail qui pourrait


plus facilement passer inaperçu : au premier acte, si
Pozzo et Lucky viennent à passer par là, c’est parce que
le premier veut se débarrasser du second, qu’il accable
de reproches, en allant le vendre « au marché de Saint-
Sauveur ». Le nom de la bourgade semble conforme à
la toponymie française : il existe de fait des dizaines de
« Saint-Sauveur » en France. Toutefois, étant donné la
thématique de la pièce, le choix de ce nom ne saurait
être innocent.

THÈMES 73
On peut en faire plusieurs lectures, à la lumière en
particulier de la controverse théologique qui oppose
Vladimir et Estragon au début de la pièce (et que nous
évoquerons plus longuement ci-dessous). Le Sauveur,
ce ne peut être nul autre que le Christ. Il est encore
plus aisé de s’en convaincre si l’on se souvient qu’au
début, lorsque Vladimir s’interroge sur l’histoire des
deux larrons crucifiés avec le Christ et ses différentes
versions, il ne mentionne pas le nom de Jésus, mais dit :
« le Sauveur », à trois reprises (dont une pour répéter
le terme à Estragon qui semble ne pas l’avoir compris).
On peut songer au sermon dans lequel Jésus dit que sont
« bienheureux » (entre autres) « les pauvres » et « les
faibles en esprit » (et Lucky, dans son parfait dépouille-
ment et dans la cohérence très limitée des propos qu’il va
bientôt tenir, semble parfaitement entrer dans chacune
de ces deux catégories). On peut également songer à
l’épisode où un homme vient voir Jésus pour lui deman-
der de guérir son serviteur, malade, et ajoute : « Je ne suis
pas digne de te recevoir, mais dis seulement une parole et
mon serviteur sera guéri ». Dans l’un et l’autre cas, l’al-
lusion à « Saint-Sauveur » pointerait vers une sorte de sta-
tut privilégié, voire de sanctification, de Lucky, qui, loin
de se voir rabaissé par l’acte odieux de Pozzo, y trouvera
la récompense de son humilité.

Cette hypothèse pourrait être renforcée par le nom


même de Lucky (le seul, à part « Godot » évidemment,
qui semble contenir un sens – à peine – caché) : l’adjec-
tif anglais « lucky » signifie, rappelons-le, « chanceux »,
« heureux ». Ce fait serait en concordance avec la tra-
dition biblique qui donne à certains personnages de
l’histoire sainte un nom « signifiant » (à commencer
par le nom d’Adam, qu’André Chouraqui paraphrase
en « le glébeux » car ce nom évoque la terre dont il est
tiré). Il est vrai qu’on est aussi en adéquation avec l’ha-
bitude de Beckett de donner à ses créatures des noms

74 EN ATTENDANT GODOT
plus ou moins ouvertement évocateurs, comme le couple
Hamm (« hammer », « marteau ») et Clov (« clou ») dans
Fin de partie ou le couple ironiquement nommé, dans
Oh les beaux jours, Winnie (alors que la femme dont il
s’agit, loin de « gagner » – « to win » – semble bien avoir
tout perdu) et Willie (alors que l’homme, quasi inerte, est
loin de la volonté – « will » – que suggérerait ce nom).
On ne peut bien sûr prétendre là qu’être au mieux
conjectural, comme dans la plupart des remarques que
présente cette partie de l’étude. La conjecture n’est
néanmoins pas forcément vaine, dans la mesure où les
éléments que nous évoquons étaient en tout état de
cause connus de Beckett.

Les autres allusions

Outre les références par le biais de noms de person-


nages, de lieux, ou l’utilisation de noms bibliques, on
observe aussi dans En attendant Godot une profusion
d’allusions à la religion chrétienne non dissimulées, et
même mises souvent très en valeur.
Bien sûr, la discussion sur l’épisode de la crucifixion
joue un rôle important dans les significations que
construit la pièce. Rappelons-en le déroulement :

« VLADIMIR : C’étaient deux voleurs, crucifiés en même


temps que le Sauveur. On…
ESTRAGON : Le quoi ?
VLADIMIR : Le Sauveur. Deux voleurs. On dit que l’un
fut sauvé et l’autre… (il cherche le contraire de sauvé)…
damné.
ESTRAGON : Sauvé de quoi ?
VLADIMIR : De l’enfer.

THÈMES 75
ESTRAGON : Je m’en vais. (Il ne bouge pas.)
VLADIMIR : Et cependant… (Un temps.) Comment se
fait-il que… Je ne t’ennuie pas, j’espère ?
ESTRAGON : Je n’écoute pas.
VLADIMIR : Comment se fait-il que des quatre évangé-
listes un seul présente les faits de cette façon ? Ils étaient
cependant là tous les quatre – enfin, pas loin. Et un seul
parle d’un larron de sauvé. (Un temps.) Voyons, Gogo,
il faut me renvoyer la balle de temps en temps.
ESTRAGON : J’écoute.
VLADIMIR : Un sur quatre. Des trois autres, deux n’en
parlent pas du tout et le troisième dit qu’ils l’ont
engueulé tous les deux.
ESTRAGON : Qui ?
VLADIMIR : Comment ?
ESTRAGON : Je ne comprends rien. (Un temps.)
Engueulé qui ?
VLADIMIR : Le Sauveur.
ESTRAGON : Pourquoi ?
VLADIMIR : Parce qu’il n’a pas voulu les sauver.
ESTRAGON : De l’enfer ?
VLADIMIR : Mais non, voyons ! De la mort.
ESTRAGON : Et alors ?
VLADIMIR : Alors ils ont dû être damnés tous les deux.
ESTRAGON : Et après ?
VLADIMIR : Mais l’autre dit qu’il y en a eu un de sauvé.
ESTRAGON : Eh bien ? Ils ne sont pas d’accord, un point
c’est tout.
VLADIMIR : Ils étaient là tous les quatre. Et un seul
parle d’un larron de sauvé. Pourquoi le croire plutôt
que les autres ?

76 EN ATTENDANT GODOT
ESTRAGON : Qui le croit ?
VLADIMIR : Mais tout le monde. On ne connaît que
cette version-là.
ESTRAGON : Les gens sont des cons. »

Beckett révèle clairement ici sa connaissance de la Bible,


qui est loin d’être superficielle. De fait, parmi les quatre évan-
gélistes, Marc et Jean ne mentionnent pas l’épisode des lar-
rons, Mathieu se contente d’indiquer qu’ils ont tous deux
injurié le Christ, et seul Luc fait la différence entre le « bon »
larron, à qui Dieu promet le salut, et le mauvais, qui l’injurie.
Cette longue insistance sur la crucifixion nous auto-
rise peut-être à considérer comme significatif égale-
ment le choix du jour où Vladimir et Estragon situent
leur rendez-vous avec Godot.
« ESTRAGON : Tu es sûr que c’était ce soir ?
VLADIMIR : Quoi ?
ESTRAGON : Qu’il fallait attendre ?
VLADIMIR : Il a dit samedi. (Un temps.) Il me semble.
ESTRAGON : Après le turbin.
VLADIMIR : J’ai dû le noter. (Il fouille dans ses poches,
archibondées de saletés de toutes sortes.)
ESTRAGON : Mais quel samedi ? Et sommes-nous
samedi ? Ne serait-on pas plutôt dimanche ? Ou lundi ?
Ou vendredi ?
VLADIMIR (regardant avec affolement autour de lui,
comme si la date était inscrite dans le paysage) : Ce n’est
pas possible.
ESTRAGON : Ou jeudi. »

L’ordre dans lequel sont évoqués les jours n’est


peut-être pas purement aléatoire. En effet, on part
d’un rendez-vous fixé le samedi. Le samedi, avant que

THÈMES 77
le dimanche ne le supplante, c’est le jour du sabbat, le
jour consacré à Dieu, dans la tradition judéo-chré-
tienne : quel meilleur jour pourrait-on trouver pour
un rendez-vous avec Godot ? Mais le doute gagne, et
les différents jours de la semaine vont être égrenés,
pas complètement dans l’ordre, et chacun ayant une
éventuelle signification pour qui connaît les évangiles.
Le dimanche, c’est Pâques, le jour de la résurrec-
tion, et le jour qui a, dans le christianisme, remplacé
le samedi comme jour consacré au Seigneur. Le lundi
peut de même être le lundi de Pâques, ou celui de la
Pentecôte, toutes célébrations d’un Dieu glorieux et
sauveur. Mais soudain, marche arrière : vendredi
peut-être. Or le vendredi, c’est le jour où Jésus meurt
sur la croix. Voilà moins de raisons d’espérer… Quant
au jeudi qui est évoqué en dernier, il est associé dans
le calendrier chrétien à l’Ascension, qui est élévation
du Christ vers le ciel, donc occasion de réjouissance,
mais peut aussi bien être interprétée comme le
second départ du Christ, laissant les hommes seuls
avec eux-mêmes, sans le secours tangible de la pré-
sence divine.

Voilà qui pourrait se voir qualifié de délire inter-


prétatif, si ce n’est d’une part que les cinq jours cités
par Estragon sont tous ceux qui sont associés tradi-
tionnellement à la crucifixion et à ses suites (alors que
le mardi ou le mercredi, non cités, n’éveilleraient,
eux, aucun écho particulier), d’autre part que ces
points de repère semblent avoir joué un certain rôle
pour Beckett, qui affirmait être né le Vendredi saint
13 avril 1906, alors que les registres d’état civil por-
tent la date du 13 mai 1906. Comme l’indique sa bio-
graphe Deirdre Bair, Beckett « mentionne cette date,
vraie ou fausse, avec une méfiance soigneusement
feinte envers les universitaires et les critiques. »

78 EN ATTENDANT GODOT
On peut encore rappeler deux passages où la Bible
est utilisée, à des fins certes parodiques, mais peut-être
pas uniquement. Vers la fin du premier acte, Vladimir
dit à Estragon : « Mais tu ne peux pas aller pieds nus. »,
ce qui provoque l’échange suivant : « – Jésus l’a fait.
– Jésus ! Qu’est-ce que tu vas chercher là ! Tu ne vas
tout de même pas te comparer à lui ? – Toute ma vie
je me suis comparé à lui. – Mais là-bas il faisait chaud !
Il faisait bon ! – Oui. Et on crucifiait vite. »

Le fait, dont Vladimir ne sera pas le seul à être


étonné, qu’Estragon se soit toute sa vie comparé à
Jésus, peut en effet surprendre de la part d’un homme
qui (Vladimir l’a rappelé bien avant) n’est guère allé
qu’à « l’école sans Dieu » (comprenons l’école
laïque : la querelle école publique et laïque contre
école privée et confessionnelle ne date pas d’hier).
Cela surprendra encore plus si l’on se rappelle que,
des deux compères, Estragon est le moins cultivé, et
apparemment le moins intelligent. Faut-il y voir, une
fois encore, une secrète allusion à la félicité promise
aux « simples » par les Évangiles ?

Autre allusion ouvertement biblique : lorsque Pozzo


et Lucky reparaissent, au deuxième acte, et s’effon-
drent pour se voir dans l’impossibilité de se relever par
leurs propres moyens, Estragon (encore lui), bien qu’il
soit déjà établi que les deux arrivants sont bien Pozzo
et Lucky, a l’idée de les interpeller avec d’autres noms.
Il commence par : « Abel ! Abel ! », à quoi Pozzo
(à terre) répond : « À moi ! » Estragon commente :
« Peut-être que l’autre s’appelle Caïn », et met immé-
diatement son hypothèse à l’essai : « Caïn ! Caïn ! », à
quoi c’est le même Pozzo qui répond encore :
« À moi ! », entraînant de la part d’Estragon le com-
mentaire : « C’est toute l’humanité. »

THÈMES 79
Ce bref passage semble contenir une sorte de para-
bole express, farcesque certes, mais pas seulement.
Observons d’abord que, comme à la fin du premier
acte, c’est Estragon qui, à notre surprise, se révèle
plus compétent en histoire sainte que son compa-
gnon. Par ailleurs, le motif d’Abel et Caïn peut être
porteur de signification. Rappelons que, dans la
Genèse, ce sont les deux premiers nés d’Adam et Ève ;
Caïn cultive le sol, tandis qu’Abel élève du bétail.
Tous deux font à Dieu une offrande, mais Dieu
marque une préférence pour le fumet de la viande
d’Abel ; Caïn en conçoit plus que du dépit, au point
qu’il entraîne Abel dans les champs et le tue ; il a beau
ensuite feindre l’innocence lorsque Dieu lui demande
où est Abel (« Suis-je le gardien de mon frère ? »,
demande-t-il ingénument), Dieu le chasse tout de
même, tout en lui apposant une marque afin que nul
ne lui fasse de mal.

Cet épisode, un des premiers de la Bible, est aussi un


des plus riches d’interprétations. Retenons en l’occur-
rence l’idée que, à l’opposé du manichéisme, qui pour-
rait nous amener à penser que Pozzo est le bourreau, le
méchant, et Lucky la victime, le bon, ou qui inverse-
ment conduit Pozzo à se présenter en victime de Lucky,
à en croire ce que suggère Estragon, en chaque homme
(singulièrement, ici, en Pozzo), cohabiteraient Abel et
Caïn, le bien et le mal, le bien-aimé et le réprouvé.

N’omettons pas enfin de mentionner la nature


ouvertement théologique d’une part non négligeable
du « discours » de Lucky, que nous analyserons plus
en détail dans la prochaine grande section de cette
étude thématique.

80 EN ATTENDANT GODOT
■ Questionnement ou dérision ?

Influences irlandaises ?

Même compte tenu du souci parfois excessif que


peut avoir le commentateur d’illustrer abondamment
son propos, on admettra probablement sans difficulté
la remarquable abondance des matériaux qui se présen-
tent lorsqu’on veut s’intéresser aux motifs religieux
dans En attendant Godot.

Il faut en effet tenir compte de divers facteurs sus-


ceptibles d’avoir influencé les choix intellectuels et
esthétiques de Samuel Beckett, tels que nous avons pu
les apercevoir dans la section consacrée à sa biographie.

Beckett est originaire d’Irlande, pays remarquable


(encore aujourd’hui) par la vivacité des sentiments reli-
gieux qui y persistent dans notre siècle laïque. Au-delà
de l’exploitation du sentiment religieux par les causes
politiques qui ont conduit aux affrontements qui
ensanglantent l’Ulster (la partie de l’Irlande qui est res-
tée attachée à la couronne britannique après l’indépen-
dance de l’Eire, ou République d’Irlande, en 1921),
l’Irlande est, de tous les pays de l’Union européenne,
celui qui a, du fait de sa tradition catholique très enra-
cinée, la législation la plus restrictive en ce qui
concerne le divorce et l’avortement. Par ailleurs, il faut
être conscient de ce que la religion catholique a été et
demeure un élément de rassemblement et d’opposition
aux « occupants » britanniques, très majoritairement
protestants. Quant à Beckett, nous avons signalé que,
dans ce pays fortement catholique, sa famille était de
confession protestante, sans que cela pose pour autant
de vrai problème, à une époque et dans une région où
les conflits étaient moins tragiques qu’ils ne le sont
devenus par la suite.

THÈMES 81
Il est toutefois notoire que les traditions les plus
vives sont aussi les plus pesantes, et celles qui provo-
quent les rébellions ou les détournements les plus
audacieux. Il est significatif que, parmi les nombreux
grands écrivains irlandais (ou du moins d’origine irlan-
daise), on compte nombre d’auteurs qui ont fait scan-
dale par leurs écrits, et parfois par leur vie. Oscar Wilde,
condamné à plusieurs années d’emprisonnement pour
avoir pleinement assumé sa relation homosexuelle avec
le fils d’un lord anglais, était irlandais. Irlandais aussi
James Joyce, dont l’œuvre dérangea tellement et fut
victime d’interdictions si absolues qu’il choisit de s’exi-
ler ; or on a vu l’influence qu’a eue Joyce sur le Beckett
de vingt ans qui vint habiter Paris.
Même hors du cercle des artistes et des intellectuels,
la religion en Irlande, pour suivie et révérée qu’elle est,
n’est pas aussi bigote que dans des pays au niveau de
pratique religieuse comparable, comme la Pologne :
elle s’accompagne d’un goût marqué de la plaisanterie,
qui a donné son nom à un type d’histoire drôle fondé
sur le nonsense, sur l’absurde, et que l’on appelle l’irish
bull, le « taureau irlandais ».
La religion sert donc de ciment social dans la mesure
où la pratique religieuse est telle que nul ne peut
l’ignorer. Mais au-delà d’une connaissance de la culture
religieuse plus approfondie que dans la plupart des
sociétés occidentales contemporaines (et comparable
en revanche à ce qu’elle a pu être dans la majorité des
pays d’Europe dans les siècles passés, ou récemment
encore en Italie ou en Espagne), les positions indivi-
duelles varient, comme partout, de l’adhésion parfaite
à la complète indifférence. Si ce n’est que l’indifférence
religieuse ne peut, précisément, prendre l’aspect de
l’ignorance, puisque la foi est élément constitutif du
milieu social. Donc, l’indifférence devra s’exprimer,
entre autres, par des prises de position plus ou moins

82 EN ATTENDANT GODOT
ouvertes face à la foi chrétienne, qui pourront aller
de l’agacement à la colère et de la dénonciation à la
dérision.

Un thème ambivalent

Qu’en est-il dans le cas de Beckett ? S’il faut l’en


croire, il a une connaissance certaine de la Bible, mais
aucune adhésion religieuse. Nous n’avons aucune rai-
son d’en douter. Mais on peut alors se demander pour-
quoi il a choisi de multiplier les motifs religieux dans sa
pièce : il aurait pu se contenter de n’en pas parler.
L’hypothèse selon laquelle la religion a pour lui une
valeur émotionnelle n’est pas à négliger. C’est sa mère
qui a assuré son éducation religieuse, et le christia-
nisme peut avoir pour lui valeur de souvenir d’enfance,
de point d’ancrage sentimental, face au double déra-
cinement volontaire qu’ont représenté son installation
en France (redoublée de son choix d’écrire en français)
et son renoncement au confort d’une existence
« bourgeoise » pour une carrière plus qu’aléatoire
d’écrivain.
Peut-être aussi la religion chrétienne, avec ses vingt
siècles d’existence et le monopole qu’elle a longtemps
détenu sur la vie intellectuelle européenne, lui apparaît-
elle comme une voie d’accès encore incontournable aux
grandes questions que peut se poser l’homme moderne
sur le sens de la vie, ce qui n’implique naturellement pas
qu’il adhère, ni qu’il veuille faire adhérer le spectateur
ou le lecteur aux réponses que fournit la foi : la stagna-
tion de Vladimir et Estragon le prouve suffisamment.
Mais il semble plus cohérent de supposer, si l’on
admet qu’il faille malgré tout chercher à donner un

THÈMES 83
sens à la pièce, que la vision religieuse du monde, telle
qu’elle se laisse percevoir dans En attendant Godot, soit
dénoncée comme un leurre, et comme un empêche-
ment à être libre. Rappelons ce que nous avons dit plus
haut de Godot : quel étrange pouvoir est le sien, qui ne
s’exprime que par l’absence, et laisse indéfiniment
espérer ceux qui l’attendent ?
Cela dit, il est clair également que l’on a affaire à une
sorte de théologie négative, comparable à celle que
l’on peut trouver chez le philosophe d’origine rou-
maine Cioran (dont la pensée est souvent éminemment
beckettienne) : tout se joue en réalité dans l’homme, et
la question de l’existence de Dieu (bien que tout porte
à croire en définitive à son inexistence) est secondaire.
Plus précisément, c’est de la croyance en l’existence de
Dieu – ou, plus généralement, d’une quelconque trans-
cendance – que naît une bonne part des problèmes des
gens. Mais c’est de là aussi que naît leur consolation.

En effet, imaginons un Vladimir et un Estragon qui


n’attendraient pas Godot, qui renonceraient finale-
ment à l’attendre. Quelles perspectives alors d’amé-
liorer leur sort, pourrait-on d’abord se dire ! Le
« Allons-y » conclusif ne resterait pas lettre morte,
cette fois, et l’indication « Ils ne bougent pas » cesserait
d’avoir cours. Mais au fond, n’est-il pas depuis long-
temps trop tard pour quoi que ce soit d’autre qu’at-
tendre Godot ? Vladimir et Estragon sont vieux, usés,
faibles, inaptes à se défendre (surtout Estragon, qui se
fait rosser chaque nuit !), et incapables probablement
d’entreprendre quoi que ce soit d’autre.

Leur amnésie partielle d’un jour à l’autre leur rend


finalement bien service, puisqu’elle leur fait oublier
une part de la succession (qu’on devine immense) des
jours d’attente vaine. Et leur espoir de voir Godot les
dispense du pire poison que pourrait être l’espoir

84 EN ATTENDANT GODOT
d’autre chose dont l’obtention, cette fois, dépendrait
d’eux entièrement, et dont tout porte à croire qu’ils ne
parviendraient probablement pas à l’obtenir non plus.

Et d’ailleurs qu’espérer d’autre ? Tout de même pas


le bonheur, cette chimère que toutes les créatures bec-
kettiennes ratent magistralement ? Le départ ? Mais
vers où ? Vers Saint-Sauveur où des Pozzo vendent
leurs knouks au marché ? Vers un monde d’où selon
toute vraisemblance ils se sont trouvés rejetés, puisque
leurs rares souvenirs d’enfance ou de jeunesse (les
cartes de la Terre sainte des jours d’école, les ven-
danges chez Bonnely près de la Durance) sont loin-
tains, portent comme la marque d’un paradis perdu –
et perdu, paradoxalement, alors qu’ils se sont mis en
quête de quelqu’un qui leur assurerait… quoi, au
juste ? Ils sont bien incapables de le dire :

« VLADIMIR : Je suis curieux de savoir ce qu’il va nous


dire. Ça ne nous engage à rien.
ESTRAGON : Qu’est-ce qu’on lui a demandé au juste ?
VLADIMIR : Tu n’étais pas là ?
ESTRAGON : Je n’ai pas fait attention.
VLADIMIR : Eh bien… Rien de bien précis.
ESTRAGON : Une sorte de prière.
VLADIMIR : Voilà.
ESTRAGON : Une vague supplique.
VLADIMIR : Si tu veux. »

Remarquons que les deux vagabonds semblent avoir


une opinion très floue quant au fait de savoir s’ils ont
ou non déjà vu Godot : ce passage semble clairement
indiquer que oui, mais plus tard Vladimir demande au
jeune garçon quel est l’aspect physique de Godot, ce

THÈMES 85
qui est illogique s’il l’a déjà rencontré (ou alors il faut
supposer une nouvelle manifestation de l’amnésie qui,
pourtant, le frappe moins que son comparse).

En tout cas, s’il faut donner quelque signification


sérieuse à la présence très voyante des éléments religieux
dans En attendant Godot, nous pouvons dire que la reli-
gion est évoquée sous un jour peu favorable, servant au
mieux à faire patienter les hommes, au pire à les tromper.

Un malentendu grotesque

On sera néanmoins tenté de ne pas donner tant de


sérieux à la « thèse » beckettienne sur la religion. Pour
Samuel Beckett en effet, il l’a souvent répété, et il n’y
a pas lieu en l’occurrence de croire à une tentative
supplémentaire de mystification des commentateurs,
l’idée n’est rien, alors que l’expression est tout.
Nous n’entendons pas par là que Beckett soit un
tenant de « l’art pour l’art ». Mais sa préoccupation
n’est pas essentiellement de savoir quoi dire, elle est de
dire, tout simplement. Il a évoqué la torture qu’est
pour l’écrivain l’impossibilité de dire, couplée à la
nécessité de dire.
Dès lors, la présence de la religion dans la pièce peut
être considérée comme essentiellement une volonté de
montrer la dérisoire inutilité de toute croyance en ce
qui pourrait être l’amélioration (par des moyens surna-
turels, qui plus est) de notre condition.

L’homme beckettien est seul avec sa conscience


(non au sens moral, mais au sens « conscience d’être au
monde »), et il en est tout embarrassé, souvent mal-
heureux, en tout cas oscillant entre la contemplation

86 EN ATTENDANT GODOT
horrifiée de la vie et de l’absence de signification accep-
table qu’on puisse lui faire revêtir d’une part, et la ten-
tation, ridicule et vouée à l’échec, de lui en conférer
quand même une, coûte que coûte, d’autre part.

Vladimir et Estragon se trouvent à la croisée entre


les deux attitudes. Ils savent bien, en leur for intérieur,
que Godot ne viendra pas, et que, dût-il même venir, il
ne pourrait au fond rien pour eux ; mais ils meublent le
vide exaspérant ou désespérant qu’induit cette certi-
tude par des promenades verbales et mentales inces-
santes autour de l’idée d’un salut, d’une amélioration
au moins de leur piètre condition d’hommes.

En ce sens, la religion (la religion chrétienne en l’oc-


currence, puisque c’est celle qui domine dans la culture
à laquelle appartient l’auteur) est la « tête de Turc »
toute trouvée du nihilisme moqueur de Beckett : elle fait
par excellence de l’espérance son fond de commerce, et
élabore sur ce thème depuis deux millénaires et davan-
tage. Il convient donc sans doute de ne pas prendre trop
au sérieux les perspectives de salut que prétendent (au
moins métaphoriquement) avoir les personnages, ni leur
déception de ne jamais les voir se concrétiser.
L’éclairage jeté sur la foi est assurément plus comique
que tragique. Elle est en effet, semble nous dire la pièce,
surtout un bon indicateur du point auquel les gens sont
disposés à « se mettre le doigt dans l’œil » pour ne pas
affronter l’irrémédiable manque d’espoir de leur condi-
tion. Le passage sur la crucifixion est à cet égard révéla-
teur : gageons que la presque totalité des gens, même de
ceux qui ont assidûment suivi le catéchisme, ne connais-
sent que la version où l’un des deux voleurs, embléma-
tiques à ce moment de l’humanité tout entière, s’entend
promettre le salut par le Christ. Cinquante pour cent de
chances, ce n’est pourtant déjà pas grand-chose… Mais
affronter l’idée que ce pourrait n’être aucune chance du

THÈMES 87
tout, comme l’indique le seul autre évangéliste qui men-
tionne l’épisode, c’est trop au-dessus de nos forces.
Estragon, le plus philosophe peut-être des deux vaga-
bonds, malgré les apparences, a-t-il raison d’en tirer son
abrupte conclusion : « Les gens sont des cons » ? Sans
doute, dans l’esprit de l’auteur. Encore faut-il dire que
cette formule n’implique nul mépris, plutôt une frater-
nelle compréhension de la difficulté d’être et des petites
ou grandes stratégies vaines que chacun met en place pour
s’en sortir. La religion est encore une des meilleures, fina-
lement, puisqu’elle combine inextricablement la notion
de faute et celle de rachat. Le concept de péché originel
inscrit dès les premières pages de la Bible donne du grain
à moudre à tout homme qui s’en laisse convaincre :
« VLADIMIR : Un des larrons fut sauvé. (Un temps.)
C’est un pourcentage honnête. (Un temps.) Gogo…
ESTRAGON : Quoi ?
VLADIMIR : Si on se repentait ?
ESTRAGON : De quoi ?
VLADIMIR : Eh bien… (Il cherche.) On n’aurait pas
besoin d’entrer dans les détails.
ESTRAGON : D’être né ? »

Étonnante et absurde doctrine (ce peut être aussi ce


qui fait sa grandeur), qui proclame d’emblée la culpabi-
lité de chaque être humain, pour mieux l’inciter à tâcher
de mériter le pardon. En tout homme Abel et Caïn,
l’élu et le réprouvé, et à chacun de faire ses preuves. De
quoi, en tout cas, aider à passer le temps, la seule vraie
dimension de l’enfer selon Beckett, comme le révèle sa
saisissante expression dans Mercier et Camier : « la cage
de La Balue des heures » (il s’agit des célèbres cages
dont usait Louis XI pour ses opposants, et où l’on ne
pouvait tenir ni debout, ni couché, ni assis).

88 EN ATTENDANT GODOT
Il n’y a donc, semble dire la pièce, pas lieu de croire. Mais
il n’y a pas lieu non plus de combattre la foi, arme comme
une autre (meilleure que d’autres peut-être) pour échapper
à la conscience de notre condition. Ce que l’on peut faire,
c’est en rire : à cela la pièce, tout en nous mystifiant sur
le « message » qu’on espère y trouver, nous invite.

3 – LE FIN MOT ?
■Le monologue de Lucky :
un moment clé ?

Un passage de la pièce recueille généralement la plus


grande part des rires, tout en soulevant les plus grandes
perplexités : c’est le monologue de Lucky.

Mis à part les éléments de comique visuel proches


du cirque ou du cinéma burlesque, on pourrait dire
que c’est le seul moment uniformément comique de la
pièce, par son apparent non-sens, la manière dont l’ac-
teur doit le débiter et le pugilat qui s’ensuit.

Pourtant, contrairement aux séquences de comique


gestuel, il s’agit bien là de parole, et connaissant la
méticulosité de Beckett, on se doute qu’il ne s’est pas
livré, pour l’écrire, à du simple remplissage sonore. À
preuve un autre passage très amusant, celui où
Vladimir et Estragon en viennent, comme ils le disent,
à « s’engueuler », et où Beckett se contente d’écrire :
« Échange d’injures. » S’il n’avait eu aucune intention
spécifique, l’auteur aurait tout aussi bien pu faire
confiance à la faculté d’improvisation du comédien
tenant le rôle de Lucky, et se contenter d’indications
générales sur la durée, le rythme, la teneur du dis-
cours.

THÈMES 89
Or le monologue est bel et bien rédigé et, qui plus
est, il est présenté dans une typographie particulière :
les indications scéniques concernant les intonations de
Lucky et les réactions des autres personnages sont
presque toutes rejetées dans la marge, alors qu’il aurait
été possible de les insérer à l’intérieur de la tirade, entre
parenthèses, comme c’est habituellement le cas.

On peut ainsi avancer l’hypothèse que ce mono-


logue, contrairement aux apparences, a quelque chose
à dire, qui peut ne pas être le sens ultime de la pièce,
mais qu’on ne saurait négliger, et que nous allons donc
tenter d’analyser en détail.

■ La divine providence ?
Le premier motif, qui occupe le premier tiers du
« discours », est celui d’une divinité, dont on voit immé-
diatement le rapport avec des éléments capitaux de la
pièce. Or ce dieu a ici perdu son mystère, puisque son
existence « jaillit des récents travaux » de « Poinçon et
Wattmann » (référence ludique, après les « travaux
publics », au tramway, où le billet était poinçonné – on
ne disait pas encore « composté » – par un poinçonneur,
et qui était conduit par un machiniste qu’on appelait
wattman). En outre, il s’agit bel et bien d’un « Dieu per-
sonnel » (avec majuscule), d’un Dieu « à barbe
blanche », correspondant aux représentations les plus
naïves du christianisme, et non de la divinité abstraite en
laquelle certains philosophes réconcilient foi et raison.

Mais qu’attend-on d’un « Dieu personnel », plus


particulièrement du Dieu chrétien ? Qu’il s’intéresse à
ses créatures, aux êtres humains, et qu’il veille à leur
salut. Mais ici, déception : rien de tout cela ; celui-là est

90 EN ATTENDANT GODOT
caractérisé par son « apathie » (absence de tout senti-
ment, indifférence, et donc inaction, terme employé
dans la philosophie antique), son « athambie » (imper-
turbabilité, terme philosophique extrêmement rare) et
son « aphasie » (absence de parole, terme habituelle-
ment lié à des états pathologiques).

Donc Dieu existe mais ne sent rien, n’est touché par


rien, ne fait rien, ne dit rien. Quel intérêt dès lors à savoir
qu’« il nous aime bien » (et encore, « à quelques excep-
tions près » !) et qu’il « souffre […] avec ceux qui sont
[…] dans le tourment dans les feux […] dans les
flammes » ? Un Dieu qui souffrirait, qui compatirait avec
les damnés, mais sans rien faire pour leur salut, la belle
affaire ! Voilà une excellente raison pour que ces damnés
mettent « le feu aux poutres » (jeu de mots entre « le feu
aux poudres » et les « poutres », donc le sommet de
l’édifice, donc le ciel ou le Paradis). Ces nues peuvent
être « si bleues » et « si calmes », comme le ciel dans le
célèbre poème de Verlaine (après sa conversion au chris-
tianisme), cela ne les empêchera pas de flamber…
Et voilà pour Dieu.

■ L’homme qui rétrécit


La deuxième partie de la tirade laisse de côté Dieu
voué à griller dans son ciel bleu, et va s’intéresser à l’étage
inférieur, pourrait-on dire, c’est-à-dire à l’homme.
L’homme, y compris dans ses fonctions physiolo-
giques les plus basses, on le voit d’abord dans les noms
facétieux donnés aux couples de savants imaginaires dont
les « travaux inachevés », après ceux de « Poinçon et
Wattmann », sont censés démontrer diverses choses.
« Fartov et Belcher » renvoient, par l’intermédiaire de l’an-
glais, au pet (to fart = péter) et au rot (to belch = roter).

THÈMES 91
Notons que cette fois leurs travaux ne sont pas
« publics » mais « inachevés ». Quant à « Testu et Conard »,
ils peuvent revêtir deux significations différentes : au pre-
mier regard, « Testu » c’est « têtu », où l’accent circonflexe
aurait rétrocédé sa place au « s » qu’il a remplacé au cours
de l’évolution du français, tandis que « Conard » ne néces-
site pas de commentaire ; on est donc édifié quant aux
capacités mentales véritables des deux savants. Mais on
peut aussi penser que « Testu » renvoie au moins autant à
« testicule » qu’à « tête », tandis que « conard » est origi-
nellement une variante de « con », qui désigne en argot le
sexe féminin, avant, par on ne sait quel glissement de sens
peu flatteur, de vouloir dire « imbécile » ; les deux savants
renverraient alors aux parties génitales masculines et fémi-
nines. Quant à « l’Acacacacadémie d’Anthropopo-
pométrie », le bégaiement soudain de Lucky y fait comme
par hasard apparaître le « caca » et le « popo » dont on sait
à quoi ils renvoient dans le langage enfantin.

Il est ensuite question de l’amélioration des condi-


tions de vie, incontestable dans les pays développés
depuis un siècle, et dont on sait qu’elle a considérable-
ment fait progresser la santé publique et allongé l’espé-
rance de vie. Il y a « progrès de l’alimentation » (« et
de l’élimination des déchets », ajoute logiquement
Beckett, pour qui ingestion appelle excrétion). Et
pourtant l’anthropométrie (la science consistant à
mesurer diverses caractéristiques physiques des
hommes) montre que cet homme mieux nourri « est
en train de maigrir ».

L’homme, on le voit enfin apparaître en plein effort


dans le discours de Lucky, en pleine action, sportive
essentiellement : tennis (sur gazon et sur terre battue
mais aussi sur sapin et sur glace !), football, course à pied
et à bicyclette, natation, équitation, aviation (mais pas
« conation », qui est un terme philosophique pour dési-

92 EN ATTENDANT GODOT
gner l’effort, la volonté en général), camogie (une sorte
de hockey joué en Irlande), hockey (sur glace mais aussi
sur asphalte, plutôt que sur gazon, voire sur terre, sur
mer et dans les airs) et golf, mais tout de même pas la
pénicilline (médicament qui fut à l’origine des antibio-
tiques, et qui a donc tout de même un rapport évident
avec l’amélioration des conditions d’hygiène et de vie).

Et tout cela n’empêche pas l’homme, en moyenne, de


rétrécir. Depuis la mort de Voltaire (donc en deux siècles
environ), chaque individu aurait perdu en moyenne
« deux doigts » et maigri de « cent grammes ». On sait
bien sûr que la réalité est tout autre, et que les gens sont
nettement plus grands et plus lourds aujourd’hui que
jadis. Mais l’argument est sans doute à prendre méta-
phoriquement : c’est la place de l’homme dans l’univers
qui rétrécit ; l’homme, détrôné du centre du monde par
Copernic et Galilée, s’est ensuite vu ravir sa place cen-
trale parmi les êtres vivants par la théorie darwinienne de
l’évolution, pour être enfin bouté hors du contrôle de sa
propre conscience par l’inconscient freudien…
Proportionnellement, on peut donc dire en effet qu’il a
« rétréci ». Comme dit Lucky, « les faits sont là ».

Et voilà pour l’homme.

■ « Tu redeviendras poussière »
Mais voici que la troisième partie du discours nous
apporte les travaux (« en cours », cette fois, mais fina-
lement « abandonnés » : tout se déglingue à mesure
que Lucky avance) de « Steinweg et Petermann ». Le jeu
de mots multilingue nous montre que « Steinweg », en
allemand, c’est un chemin de pierre, tandis que la com-
binaison du « Mann » allemand (ou du « man »
anglais) et de la racine latine « petra » fait de

THÈMES 93
« Petermann » (outre l’assonance comique avec « péto-
mane », qui le renverrait du côté de « Fartov ») un
« homme de pierre ».

Nom très adéquat, puisque la théorie des deux


savants démontre, moins nettement que les précé-
dentes car l’excitation croissante de Lucky brouille
considérablement son propos, que tout (le feu, l’air,
la terre, la mer, c’est-à-dire les quatre éléments de
l’ancienne alchimie) est en définitive fait « pour les
pierres ». On voit ici se profiler une destinée minérale
pour toute la création, tout comme la liturgie chré-
tienne fait dire lors des enterrements : « tu es pous-
sière et tu redeviendras poussière ».

Cette interprétation ne paraîtra pas trop hasardée si


l’on compare En attendant Godot avec d’autres textes
de Beckett : Fin de partie et sa vision d’une terre rava-
gée, comme au lendemain d’une guerre atomique,
L’Innommable et le vide absolu où résonne la voix du
narrateur, Le Dépeupleur, Tous ceux qui tombent…

Et voilà pour le monde.

Le monologue de Lucky, d’une certaine façon,


règle donc leur compte, d’une manière comique et
détournée, à diverses questions qui traversent la
pièce : Dieu, la condition humaine, le monde où nous
vivons. Et les réponses qu’il donne sont tout sauf
optimistes. Est-ce que ce sont les réponses de
Beckett ? Une fois encore, quel qu’ait pu être, pour
autant qu’on puisse en juger, le pessimisme foncier de
l’auteur, rien ne nous autorise à penser qu’en un
endroit quelconque de son œuvre il ait désiré pro-
duire quoi que ce soit qui puisse, de près ou de loin,
ressembler à un « message ». Mais on ne peut que
constater que, lorsque des éléments sont fournis, fût-

94 EN ATTENDANT GODOT
ce dans la confusion d’un monologue avant tout
comique, ils ne prêtent guère à la joie de vivre.

4 – SENS INTERDIT ?
■ « RE-lève ton pantalon »

De toutes les analyses thématiques qui précèdent il


ressort… que l’on a beaucoup de mal à assigner une
signification à En attendant Godot. On peut donc se
demander si, finalement, ce flou, cette instabilité des
significations que l’on se propose d’y rechercher ne
constituerait pas le véritable motif de la pièce.

En effet, les dialogues entre les personnages sont


émaillés de très nombreux petits accidents de communi-
cation. On le constate dès les premières répliques : au
« Rien à faire » d’Estragon, qui concerne sa chaussure,
Vladimir répond par des considérations d’emblée méta-
physiques. Tous les échanges vont être marqués des
mêmes petites incompréhensions ponctuelles, des mêmes
brouillages qui perturbent la transmission du sens.
Les dérapages concernent le plus souvent des
termes ou des membres de phrases isolés, mais cela
suffit à faire capoter l’échange. Il arrive que le mot
mal entendu soit particulièrement significatif.
Lorsque Vladimir se lance dans un discours sur « le
Sauveur » et qu’Estragon l’interrompt avec un « Le
quoi ? », la plaisanterie est claire : l’idée même de
salut semble tellement peu crédible que le mot n’ap-
partient pas au registre de vocabulaire qui lui est
immédiatement accessible. D’autres fois, c’est une
tournure un peu complexe qui demande à être scrutée
plus attentivement : « Il s’en est fallu d’un cheveu
qu’on ne s’y soit pendu. (Il réfléchit.) Oui, c’est juste

THÈMES 95
(en détachant les mots) qu’on-ne-s’y-soit-pendu », ou
encore : « (V) Malgré qu’on en ait. – (E) Comment ?
– (V) Malgré qu’on en ait. » Quant à la première entrée
en scène de Pozzo, elle donne lieu à un échange
comique, long d’une vingtaine de répliques, jouant sur
les diverses articulations Pozzo, Bozzo, Gozzo, Godot.

En d’autres circonstances, on tourne autour du mot


juste sans parvenir apparemment à le localiser tout à fait.
Estragon est alors le plus obstiné à faire prévaloir sa ver-
sion, tandis que Vladimir continue à aligner les mots.
Ainsi lors de l’évocation des « voix mortes » au
deuxième acte : « (V) Ça fait un bruit d’ailes. – (E) De
feuilles. – (V) De sable. – (E) De feuilles. » Puis « (V)
Elles parlent toutes en même temps. (…) Plutôt elles
chuchotent. – (E) Elles murmurent. – (V) Elles bruis-
sent. – (E) Elles murmurent. » Enfin : « (V) Ça fait
comme un bruit de plumes. – (E) De feuilles. – (V) De
cendres. – (E) De feuilles. » Un peu plus tard : « (V) Je
t’assure, ce sera une diversion. – (E) Un délassement. –
(V) Une distraction. – (E) Un délassement. » Plus loin
encore : « (V) Si on faisait nos exercices ? – (E) Nos
mouvements. – (V) D’assouplissement. – (E) De relaxa-
tion. – (V) De circumduction. – (E) De relaxation. »

Il faut dire que la possibilité même du sens est hypo-


théquée par les multiples strates de signification que
l’histoire et les générations ont inscrites dans chaque
mot, avec leurs « voix mortes » : « (V) Que disent-elles ?
– (E) Elles parlent de leur vie. – (V) Il ne leur suffit pas
d’avoir vécu. – (E) Il faut qu’elles en parlent. – (V) Il ne
leur suffit pas d’être mortes. – (E) Ce n’est pas assez. »
Le passage sur les voix mortes, assurément le plus beau
de la pièce d’un point de vue « poétique », est aussi l’un
des plus pessimistes quant à l’usage du langage, que
l’épaisseur du temps embellit, mais aussi obscurcit.

96 EN ATTENDANT GODOT
L’incompréhension peut aller jusqu’à l’inversion
complète du sens. L’exemple le plus net, et aussi le plus
drôle, se situe tout à la fin de la pièce. La tentative de
pendaison a échoué et, qui pis est, Estragon y a perdu
sa ceinture. S’ensuit l’échange suivant :

« VLADIMIR : Relève ton pantalon.


ESTRAGON : Comment ?
VLADIMIR : Relève ton pantalon.
ESTRAGON : Que j’enlève mon pantalon ?
VLADIMIR : RE-lève ton pantalon.
ESTRAGON : C’est vrai. »

On n’a pas toujours affaire, dans les cas de mauvaise


compréhension, à des quiproquos de type comique,
comme ce serait le cas avec de semblables incidents
dans le théâtre classique (jusqu’au vingtième siècle
inclus), même si cette dimension est rarement absente,
et parfois prédominante (dans l’épisode du pantalon à
relever/enlever par exemple). Ce qui est simplement
souligné, c’est la difficulté de bien dire et de bien com-
prendre.
Or, des difficultés de communication qui seraient
banales dans la vie réelle acquièrent bien sûr un tout
autre relief, du fait même qu’elles apparaissent sur
scène, dans un texte écrit. L’œuvre littéraire est tou-
jours supposée être quelque chose d’achevé, qui ne
laisse pas de place à l’à-peu-près ni à l’incomplet : tout
doit y être intentionnel. Dans En attendant Godot, au
contraire, il semble que se produisent des « ratés »
d’expression qui n’ajoutent guère à ce que dit la pièce.
Il est toutefois impossible, naturellement, de les suppo-
ser sans intention. Mais l’intention peut être variable :
dans certains cas l’auteur semble viser à l’effet comique

THÈMES 97
(le pantalon) ou poétique (le dialogue sur « les voix
mortes ») ; ailleurs, il se contente d’indiquer que la
communication entre les hommes est par nature défec-
tueuse, indépendamment des modalités spécifiques que
peut revêtir ce défaut.

Si l’on ajoute à cette imperfection de la communica-


tion le désir forcené de communiquer tout de même, on
parvient à une situation où rien ne peut se faire de
manière satisfaisante. Le statut de l’être humain trouve
du reste son emblème dans celui de l’écrivain, qui pousse
ce paradoxe au paroxysme, pris qu’il est entre le désir
d’expression et l’impossibilité de trouver une expression
parfaitement adéquate à ce qu’il y aurait à dire.

Dès lors, on peut parvenir, péniblement, à ce que de


petites choses se fassent tout de même. Estragon finit
par relever son pantalon, et non l’enlever, de même
qu’il parvient, plus ou moins mal, à résoudre ses pro-
blèmes de chaussures. Cela est assez bien résumé par la
remarque de Vladimir, à qui Estragon signale que sa
braguette est ouverte et qui dit, en la reboutonnant :
« Pas de laisser-aller dans les petites choses. » Le pro-
pos est un peu celui même de Beckett : frappés d’im-
puissance face à la réalité dans son ensemble, nous
pouvons nous appliquer à réussir de notre mieux ce qui
est à notre portée (disons, par exemple, une œuvre lit-
téraire…). Mais il serait bien sûr insensé d’espérer
beaucoup plus : comprendre la transformation qui
frappe Pozzo et Lucky, sans parler même d’élucider
grâce à Godot le pourquoi et le comment de tout cela,
voilà qui relève du chimérique – une chimère pourtant
confortable, ou moins inconfortable que ne le serait le
fait d’y renoncer, et qui fait le fil des jours de Vladimir
et Estragon (pour ne pas dire tout simplement des
hommes).

98 EN ATTENDANT GODOT
■ « Ils ne bougent pas »

Toute la pièce repose peut-être, en définitive, sur


l’impossibilité qu’il y a à articuler de manière stable et
cohérente le monde et le discours que nous pouvons
tenir sur lui, la réalité et le sens, le mot et la chose.

Si Vladimir et Estragon attendent Godot, sans trop


savoir exactement pourquoi, ce peut être parce que lui
seul, suppose-t-on, serait en mesure de lever le voile
qui recouvre constamment ce paysage et ceux qui l’ha-
bitent, voile d’incertitude, de choses mal dites, redites,
oubliées, voile de doute et d’incompréhension.

Si l’on tente un bilan de ce qui advient à Vladimir et


Estragon, que constate-t-on ? Ils sont accablés de toutes
sortes de maux, tout d’abord. Il y a les maux physiques :
douleurs aux pieds, au crâne, que redoublent chaussures
et chapeaux ; problème, peut-on supposer, de vessie ou
de prostate, qui empêche d’uriner, et transforme toute
velléité de rire en redoutable épreuve ; mal de l’inévi-
table décrépitude physique liée à la vieillesse, avec son
cortège de nostalgie d’un passé qui, à y regarder de
près, n’a pas dû non plus être bien rose (sinon Estragon
se plaindrait-il d’avoir passé toute sa « chaude-pisse
d’existence […] dans la Merdecluse » ?).

Ces souffrances sont redoublées par l’inconfort


extrême de leur position « sociale » (bien que la société
soit de fait assez absente, en tant que telle, de la pièce). Ils
n’ont pas de logis, dorment dans les fossés, subissent
(Estragon surtout) d’inexplicables violences de la part de
parfaits inconnus. Les seuls autres aperçus que l’on ait sur
les rapports sociaux, ceux qui lient (littéralement !) Pozzo
et Lucky, et ceux qu’entretient, suppose-t-on, Godot avec
les jeunes garçons qui lui servent apparemment de valets
de ferme, ne sont pas plus riants. L’état de leurs vêtements

THÈMES 99
laisse assez clairement comprendre l’extrême dénuement
de Vladimir et Estragon, sans même parler du défi quasi
insoluble que constitue pour eux le besoin de se nourrir,
réduits qu’ils sont à grignoter les racines (carottes, radis,
navets) arrachés aux champs alentour, ou à sucer les os de
poulet dédaigneusement rejetés par Pozzo puis Lucky.

Enfin leur état mental est plus qu’inquiétant : pour un


observateur extérieur (le lecteur ou le spectateur en l’oc-
currence), la confusion des idées, l’amnésie chronique,
tout constitue le parfait tableau d’une grande déréliction
intellectuelle. Le fait que Vladimir brasse souvent de
grandes idées sur la religion ou la condition humaine
constitue davantage une idée fixe qu’une vraie méthode
de réflexion permettant de progresser tant soit peu.

Face à ce constat, qu’y a-t-il de positif ? L’attente de


Godot constitue-t-elle une amélioration par rapport à
cet état désastreux ? Oui si l’on considère qu’elle leur
donne en quelque sorte une raison de vivre, non si l’on
se rend compte que, pour user d’un vocabulaire très à
la mode à l’époque où la pièce fut créée, elle témoigne
surtout de leur aliénation à une forme de pouvoir dont ils
ne savent rien mais dont ils attendent, naïvement, tout.

Remarquons du reste que Godot ne constitue pour


eux qu’une issue possible, une autre étant de se pendre.
La pendaison présente l’avantage non négligeable
d’être « un moyen de bander », comme le signale
Vladimir (on devine qu’ils ont peu d’occasions en effet
de connaître cette sensation en temps normal), mais
requiert le secours d’une corde qu’ils ne possèdent pas.
Ou plutôt, la seule qu’ils possèdent, et qui tient lieu de
ceinture pour Estragon, s’avère trop fragile pour sup-
porter leur poids. Mais l’éventualité demeure ouverte à
la fin de la pièce : « (V) On se pendra demain. (Un
temps.) À moins que Godot ne vienne. – (E) Et s’il
vient ? – (V) Nous serons sauvés. » L’hypothèse du

100 EN ATTENDANT GODOT


salut ne déclenche, notons-le, nul enthousiasme chez
eux : elle n’est qu’une alternative à la pendaison.

Pourtant, il est un inconvénient à la pendaison :


elle risque de les séparer, pour peu qu’il se présente
une corde suffisamment robuste pour pendre le pre-
mier, mais qui cède sous le poids du deuxième ; c’est
le petit problème de physique développé par Estragon
au premier acte, et qui les convainc de ne rien faire. Il
semble d’ailleurs exister d’autres futurs possibles,
puisque sur la demande insistante d’Estragon,
Vladimir promet à un moment de céder à son désir
d’aller se « balader dans l’Ariège ». La seule caracté-
ristique commune à tous ces futurs, qu’il s’agisse de
Godot, de l’Ariège ou de la pendaison, est de ne
jamais se réaliser. L’unique certitude, c’est celle de la
mort qui viendra, délivrance peut-être (« C’est long,
mais ce sera bon »), et dont l’attente est, en commun,
plus vivable.

On touche là à une des rares valeurs positives de la


pièce, et qui n’est pas l’objet de trop de dérision :
l’amitié. Le compagnonnage entre Vladimir et
Estragon est visiblement ancien, puisqu’il remonte à
l’époque où l’on a construit la tour Eiffel (plus de
soixante ans tout de même à la création de la pièce !),
il obéit à toute une série de règles non dites mais
intangibles, dont les causes demeurent opaques pour
le spectateur, mais qui sont évidentes pour les per-
sonnages : ils se quittent chaque soir pour se retrou-
ver le lendemain, se sont une fois pour toutes
« réparti les rôles », Vladimir l’intellectuel et Estragon
le matérialiste, Vladimir qui ranime chaque jour la
flamme et Estragon qui ronchonne, Vladimir qui se
souvient et Estragon qui oublie.

Ils ne s’interpellent du reste jamais par leurs vrais


noms, mais par les sobriquets de Didi et Gogo (au point

THÈMES 101
que les occurrences de leurs noms véritables, si elles sont
fréquentes dans les indications scéniques, sont rarissimes
dans les dialogues). Certes, la communication entre eux
échoue souvent : difficulté à comprendre et à se faire
comprendre, refus de l’un, souvent, d’écouter l’autre
(Vladimir ne voulant pas entendre une fois de plus l’his-
toire drôle d’Estragon sur l’Anglais au bordel, Estragon
menaçant à tout instant de s’en aller lorsqu’il est ques-
tion d’attendre Godot), brouilles parfois. Mais aussitôt
réconciliation, bruyante, avec embrassades et tapes dans
le dos, et connivence immédiatement rétablie.
Les rapports entre Vladimir et Estragon sont bien résu-
més par les mots qu’adresse le second au premier au début
du deuxième acte : « Ne me touche pas ! Ne me demande
rien ! Ne me dis rien ! Reste avec moi ! » Il n’y a dans ce
passage presque rien de l’humour qui anime toute la
pièce, mais surtout l’expression pathétique d’un sentiment
vrai, que va manifester concrètement quelques instants
plus tard l’accolade entre les deux compères. De même,
peu après, lorsque Vladimir dit : « Maintenant… (joyeux)
te revoilà… (neutre) nous revoilà… (triste) me revoilà »,
ce passage marque bien le réconfort, face à l’enfer de
l’existence, qu’apporte la présence d’autrui.

Vladimir et Estragon sont unis par la communauté


de leurs expériences et de leurs attentes, ainsi que par la
commune et secrète conviction (inavouée) qu’il n’y a
rien à attendre, et que le temps, la seule dimension de
l’existence, est à meubler au mieux de leurs efforts. Dès
lors, le fait que, malgré le « Alors on y va ? – Allons-y »
qu’ils s’échangent rituellement à la fin de chaque vaine
journée, « ils ne bougent pas », n’est pas forcément à
interpréter comme de la vacuité, de l’aliénation ou de
l’accablement. On peut aussi y voir une secrète et com-
mune acceptation du monde dans son insignifiance,
contre quoi les prémunit en partie le lien qui les unit.

102 EN ATTENDANT GODOT


■ Du bon usage du gérondif

On pourra remarquer que les analyses que nous


avons présentées ici n’ont pratiquement pas fait usage
de la notion de tragique, si souvent utilisée pourtant
pour décrire En attendant Godot. Ce n’est pas que de
nombreux éléments de la pièce ne semblent appeler ce
concept, dans son acception la plus banale (bien que
d’autres pointent ostensiblement vers le comique, voire
vers la farce ou le music-hall, comme la scène
d’échange des chapeaux). Mais d’un point de vue dra-
matique, on peut défendre une opinion différente : En
attendant Godot est le contraire d’une tragédie en ce
sens que la pièce ne s’intéresse jamais au dénouement,
mais au seul déroulement de l’action.

Le lecteur ou spectateur perspicace, même s’il n’a


jamais entendu parler de l’œuvre (ce qui, admettons-
le, est un cas rare, étant donné sa notoriété), a vite fait
de deviner que Godot ne viendra jamais. Dès lors, ce
sont les modalités de sa non-venue qui vont retenir
l’attention, et la manière dont les personnages vont
l’aménager. Nous l’avons souligné : un thème fonda-
mental de la pièce n’est autre que le temps, celui
qu’évoque Pozzo au deuxième acte pour dire que « les
aveugles n’ont pas la notion du temps ». Le temps en
soi n’est pas tragique, sauf si l’on se focalise sur l’as-
pect inéluctable de son déroulement, qui conduit for-
cément à la tombe – ce dont Vladimir, par exemple,
est conscient : « Elles accouchent à cheval sur une
tombe, le jour brille un instant, puis c’est la nuit à
nouveau » ; mais aussi Estragon : « On ne descend pas
deux fois dans le même pus », parodiant la célèbre for-
mule du philosophe Héraclite (« on ne descend pas
deux fois dans la même eau », signifiant que même ce
qui paraît immuable, tel un fleuve, est en réalité en
perpétuel changement).

THÈMES 103
La question est pourtant moins ce qui va advenir (se
pendre ? dormir bien au chaud sur la paille, le ventre
plein, chez Godot ?) que l’écoulement du temps qui le
fera advenir. À cet égard, une bonne partie du sens de
la pièce est peut-être contenue dans son titre même. En
anglais, c’est Waiting for Godot, avec la forme « waiting »,
participe présent certes, mais servant également à la
construction du présent progressif dont la distinction
avec le présent simple pose tant de problèmes aux
anglicistes débutants : « I wait », « j’attends », mais « I
am waiting », « je suis en train d’attendre ». Ce qui est
souligné, c’est l’attente en train de se dérouler.
De même en français, Beckett (peut-être par analogie
avec la formule anglaise qui a pu lui venir la première à
l’esprit) a eu recours au plus rare des sept modes de
conjugaison du verbe : le gérondif, qui n’a précisément
d’autre fonction que d’évoquer une action sous l’aspect
de son seul déroulement (à l’intérieur duquel peuvent
prendre place d’autres actions). Ce styliste pointilleux a
ainsi condensé, dans la seule forme grammaticale, une
bonne part de ce qu’il nous montre : indépendamment
du but à atteindre ou de la fin prochaine, c’est dans
l’entre-temps, dans la tension de l’instant, des multiples
instants (cette tension fût-elle très lâche, et prît-elle occa-
sionnellement la forme de l’ennui), que nous le voulions
ou non, que se joue toute notre vie.
4
ÉCHOS
ET
CORRESPONDANCES

1 – AU FIL DE BECKETT,
OU : CAP AU PIRE

■ Une spirale sans fin


L’œuvre de Samuel Beckett est l’une des plus cohé-
rentes qui soit. Cohérente, elle l’est en tout : dans ses
personnages, dans ses thèmes, dans son ton.
Cette unité d’inspiration se ressent tout particulière-
ment dans ses œuvres dramatiques, auxquelles nous
limiterons ici nos commentaires. Chronologiquement,
elles sont le dernier grand genre littéraire abordé par

ÉCHOS ET CORRESPONDANCES 105


l’écrivain. On peut donc avancer qu’il a commencé à
écrire des textes pour la représentation alors qu’il avait
déjà atteint sa pleine maturité (à plus de quarante ans,
et ayant déjà derrière lui plusieurs romans majeurs).
Dès lors, son œuvre dramatique ne comporte aucune
des hésitations qui marquent le début de son œuvre
romanesque, hésitations dont le point final fut le choix
d’écrire en français (approximativement contemporain,
au demeurant, de la première pièce de théâtre).

Si l’on met de côté Éleuthéria, que Beckett renia, et qui


ne fut publié (d’abord aux États-Unis) qu’après sa mort,
et contre la volonté de Jérôme Lindon, son éditeur fran-
çais, l’ensemble de la production dramatique de Beckett
semble suivre un fil très net, une sorte de spirale qui
conduit peu à peu vers moins de mots, moins de lumière,
moins de gestes. Relevons quelques étapes de ce parcours.

■ Fin de partie

Sa deuxième pièce effectivement représentée, qui ne


fut écrite que longtemps après En attendant Godot,
puisqu’elle fut rédigée entre 1954 et 1956 (six à huit
ans après la pièce que nous étudions) et qu’il fallut
attendre 1957 pour la voir, s’intitule Fin de partie.
Cette pièce comporte un acte unique, mais on sait que
Beckett avait d’abord projeté de la composer en deux
actes, ce qui aurait souligné davantage sa parenté avec
En attendant Godot. S’il a opté pour l’acte unique,
c’est peut-être, entre autres, pour que passe plus
inaperçue la profonde affinité qui lie, par divers aspects,
les deux œuvres.
Le décor semble nous introduire dans un monde
très différent de celui d’En attendant Godot : un espace
qui ressemble plus à l’intérieur d’un bunker qu’à autre

106 EN ATTENDANT GODOT


chose, une lumière pâle, presque grise, aucun signe de
quoi que ce soit de vivant, pas même d’un arbre rachi-
tique. Si, tout de même, l’immobilité finit par être
rompue par un personnage au fond de la scène, très
voûté, au teint très rouge. C’est Clov. Un quart des
effectifs de la pièce, puisque n’interviendront par la
suite que Hamm, Nell et Nagg.
Hamm et Clov, dont les noms mêmes constituent un
calembour multilingue entre le marteau (anglais « ham-
mer ») et le clou, forment un couple étrange, père
adoptif et enfant adopté, ou bien maître et valet. Leurs
rapports rappellent nettement ceux de Pozzo et Lucky
dans En attendant Godot, si ce n’est que Hamm est
d’emblée présenté comme aveugle et paralysé (alors que
Pozzo n’était frappé de cécité qu’au deuxième acte).
Les deux personnages s’opposent même physiquement,
Clov très rouge et Hamm très blanc, peut-être pour
rappeler l’opposition des couleurs au jeu d’échecs, qui
est l’une des clefs de la pièce (aux échecs, la « fin de par-
tie » est le moment du jeu où, la plupart des pièces
ayant été éliminées, on joue les derniers coups qui déci-
deront de la victoire – ou de la partie nulle…).
Mais Hamm n’est pas sans entretenir par ailleurs cer-
tains rapports avec ce que l’on pouvait supposer être
Godot dans la première pièce : la Terre semble avoir été
frappée par une sorte de cataclysme qui n’aurait laissé
en vie que les quatre occupants de la scène, mais long-
temps auparavant déjà les signes avant-coureurs du
désastre s’étaient manifestés, et le vrai père de Clov
(c’est Hamm lui-même qui le raconte dans la sorte de
« roman vrai » qu’il entreprend occasionnellement
d’improviser à haute voix) était venu confier son fils à
Hamm, apparemment homme puissant et respecté.
Nell et Nagg, eux, sont des personnages qui ne rap-
pellent rien de ceux d’En attendant Godot. Ce sont les

ÉCHOS ET CORRESPONDANCES 107


parents de Hamm, non pas paralytiques mais culs-de-
jatte, que l’on laisse s’éteindre lentement dans deux
poubelles. Pourtant la gourmandise insatiable de Nagg
(dont le nom même évoque le verbe anglais « to nag »
qui signifie « grignoter »), et l’histoire drôle qu’il res-
sasse invariablement ne sont pas sans rappeler certains
traits de caractère de Vladimir et Estragon, alors que
Nell évoque à un moment des bonheurs passés qui
peuvent rappeler les souvenirs ensoleillés des deux
vagabonds.

Mais le rappel le plus évident d’En attendant Godot,


c’est surtout l’impossibilité de partir, alliée au désir de
partir. Hamm, maître de son monde miniature, et dont
la vie se rythme de ses prises de calmants et de stimu-
lants, ne peut bouger de toute façon, mais Clov
menace sans cesse de quitter le bunker, vouant du
même coup son tortionnaire à mourir de faim.

À la fin de la pièce, Clov semble à deux doigts de


mettre sa menace à exécution, il se tient debout avec ses
bagages. Mais Fin de partie se termine sans qu’il ait
bougé. On a déjà vu cela, à deux reprises, au terme des
deux actes d’En attendant Godot : « – Alors, on y va ?
– Allons-y. (Ils ne bougent pas.) » Dans un cas comme
dans l’autre, le désir de changement (et d’abord de chan-
gement de lieu) se double d’une sorte d’impossibilité que
les personnages rationalisent tant bien que mal dans En
attendant Godot (la nécessité d’attendre Godot), mais
plus vraiment dans Fin de partie : le geste se trouve tou-
jours arrêté au bord de son accomplissement, victime
peut-être de l’incertitude quant à ce qui va suivre.

Par rapport à En attendant Godot, la tendance à


l’autodérision s’accentue. C’est ainsi que (en partie
pour répondre aux critiques de tout poil qui avaient
cherché à percer le supposé mystère de Godot, en par-
tie comme une sorte de mot de ralliement de toute

108 EN ATTENDANT GODOT


l’œuvre beckettienne), Hamm demande à un moment
avec angoisse : « On n’est pas en train de… de… signi-
fier quelque chose ? » Ailleurs, une tentative de prière
de Clov et Hamm s’étant avérée, comme c’était prévisible,
sans effet, Hamm a au sujet de Dieu cette phrase dont
le paradoxe résume bien l’ambiguïté amusée de Beckett
quant à la religion : « Le salaud ! Il n’existe pas ! » Tout
En attendant Godot pourrait répondre à cette phrase :
d’une part on sait, certes, que « Dieu est mort »,
comme la plus grande part de la pensée moderne l’af-
firme depuis Nietzsche, mais d’autre part l’homme n’a
pu encore se résigner à penser le monde sans cette inter-
vention d’une force suprême, rendue coupable, par son
absence même, des maux qui accablent l’humanité.

Fin de partie contient enfin un apologue (une his-


toire drôle, en réalité) souvent cité par Beckett, et qui
pourrait bien être le point ultime auquel il ait porté ce
qu’il était disposé à nous dire, plus ou moins explicite-
ment, de sa vision du monde. Citons-la intégralement,
dans les termes de Hamm :
« (Voix de raconteur :) Un Anglais – (il prend un visage
d’Anglais, reprend le sien) – ayant besoin d’un pantalon
rayé en vitesse pour les fêtes du Nouvel An se rend chez
son tailleur qui lui prend ses mesures. (Voix du
tailleur :) “Et voilà qui est fait, revenez dans quatre
jours, il sera prêt.” Bon. Quatre jours plus tard. (Voix
du tailleur :) “Sorry, revenez dans huit jours, j’ai raté le
fond.” Bon, ça va, le fond, c’est pas commode. Huit
jours plus tard. (Voix du tailleur :) “Désolé, revenez
dans dix jours, j’ai salopé l’entre-jambes.” Bon, d’ac-
cord, l’entre-jambes, c’est délicat. Dix jours plus tard.
(Voix du tailleur :) “Navré, revenez dans quinze jours,
j’ai bousillé la braguette.” Bon, à la rigueur, une belle
braguette, c’est calé. (…) Enfin bref, de faufil en
aiguille, voici Pâques Fleuries et il loupe les bouton-
nières. (Visage, puis voix du client :) “Goddam, Sir, non,
vraiment, c’est indécent, à la fin ! En six jours, vous
entendez, six jours, Dieu fit le monde. Oui Monsieur,

ÉCHOS ET CORRESPONDANCES 109


parfaitement Monsieur, le monde ! Et vous, vous n’êtes
pas foutu de me faire un pantalon en trois mois !” (Voix
de tailleur, scandalisée :) “ Mais Milord ! Mais Milord !
Regardez – (geste méprisant, avec dégoût) – le monde…
(un temps)… et regardez – (geste amoureux, avec
orgueil) – mon pantalon !” »

Cette histoire, on la retrouve dans le sous-titre d’un


des textes que Beckett a consacrés à la peinture contem-
poraine : La peinture des Van Velde ou le monde et le pan-
talon. Le sous-titre n’est d’ailleurs pas explicité dans ce
texte, ce qui rend précieuse la connaissance de Fin de
partie ! Si Beckett a recouru à deux reprises à cette his-
toire, dont une dans un ouvrage consacré à la création
artistique (picturale en l’occurrence, mais notre auteur
n’a jamais tracé de limites strictes entre les diverses
formes d’expression), c’est qu’il devait y voir quelque
vérité, fût-elle de forme badine. L’idée que l’on peut en
retenir, c’est que, face à l’imperfection du monde, de
l’univers, de ce que les Anciens auraient appelé le
macrocosme, le seul recours n’est ni de se lamenter, ni
de chercher à l’amender, mais de se replier vers le
monde qui nous est immédiatement accessible, vers le
microcosme, pour réaliser à cette modeste échelle un
peu de cette beauté (à défaut de sens) que le monde
nous refuse. Ce peut être par l’art, ce peut être par la
sagesse – toute voie est bonne, du moment qu’on ne la
prétend pas infaillible et universelle. Peut-être est-ce ce
qui a manqué à Vladimir et Estragon pour renoncer à
attendre Godot et pour vivre un instant heureux.

■ La Dernière Bande
La Dernière Bande, pièce d’abord écrite en anglais
(en 1958) sous le titre Krapp’s last tape, passe pour être
la pièce où Beckett aurait mis le plus de lui-même, au

110 EN ATTENDANT GODOT


niveau autobiographique – ce qui ne peut de toute
façon, étant donné son extrême discrétion quant à sa
vie privée, nous donner que des indications fragmen-
taires et incertaines. Pourtant on ne peut, sous l’amère
ironie du personnage unique de cette pièce, s’empê-
cher de deviner une part de l’auteur.
La Dernière Bande met en effet en scène un seul
personnage, vieux et mal en point comme la plupart
des créatures beckettiennes. Il se livre à un rituel qu’il
pratique, semble-t-il, depuis fort longtemps : il enre-
gistre ses idées, ses impressions, sur un magnétophone
à bande (d’où le titre). L’évolution accélérée des tech-
niques risque fort de donner à brève échéance au dis-
positif scénique de la pièce des allures préhistoriques,
alors que l’œuvre était assez innovante voilà une qua-
rantaine d’années : on ne disposait pas alors de moyens
d’enregistrement et de reproduction numériques, ni
même des magnétophones à cassettes que l’on utilise
encore maintenant. Les enregistrements se faisaient sur
des bandes d’une dimension plus importante, enrou-
lées sur des bobines plastiques, que n’utilisent plus
guère aujourd’hui (et encore) que les preneurs de son
professionnels. C’est donc un appareil de ce type
qu’utilise Krapp.
Il semble plus intéressé par l’audition de ses bandes
plus anciennes que par l’enregistrement d’une nou-
velle session. C’est ainsi que le spectateur, écoutant en
même temps que Krapp ses bandes d’autrefois, com-
prend qu’il a décidé, jeune encore, de consacrer son
existence à la réflexion, à la pensée philosophique, et
donc de renoncer, entre autres, aux plaisirs de l’amour.
Un enregistrement pourtant retient son attention :
celui où il relate son expérience amoureuse avec une
jeune fille, et la promenade en barque qu’il fit avec
elle.

ÉCHOS ET CORRESPONDANCES 111


Le motif est repris de Fin de partie, où Nell (la mère
de Hamm) tentait de sortir Nagg de son gâtisme en lui
rappelant une semblable promenade sur l’eau. Plus
lointainement, on trouve là un héritage littéraire qui
peut remonter aux Rêveries du promeneur solitaire de
Rousseau, voire au-delà, et dont l’expérience bucolique
des vendanges à Roussillon évoquée dans En attendant
Godot était un autre avatar. Plus nettement qu’ailleurs,
La Dernière Bande marque l’opposition irréductible
entre l’aspiration et la réalité, la tendance humaine à
vouloir l’idéal et l’oubli trop fréquent d’un bonheur
possible, mais négligé parce que jugé médiocre.

Rétrospectivement, Krapp se rend compte qu’il a


fait fausse route, qu’il a sacrifié sa vie à une chimère, à
un but qui, l’eût-il même atteint, ne pouvait qu’être
trompeur et décevant : ce faisant, il a laissé s’enfuir la
jeunesse, l’amour, la vie même. Et ce passé qui aurait
pu être, et qu’un choix malheureux a exclu, Krapp a,
par malchance, la possibilité palpable d’en constater la
perte, de par le dispositif d’enregistrement et de stoc-
kage de ses réflexions orales qu’il s’est inventé.

C’est pourquoi, en fait, c’est le magnétophone qui


« parle » le plus durant la pièce. Tantôt, c’est le Krapp
de la maturité, courant après sa chimère, et que le
Krapp décrépit d’aujourd’hui interrompt sans ménage-
ment, jouant abondamment de la commande « avance
rapide » de son appareil ; tantôt c’est le Krapp jeune
d’il y a trente ans, parfois annonçant triomphalement
qu’il va consacrer son existence à l’étude (ce que le
Krapp d’aujourd’hui supprime aussi sans ménage-
ment), ailleurs se rappelant, à l’instant de s’en séparer,
la jeunesse et l’amour (passages que le Krapp d’aujour-
d’hui, en revanche, se repasse inlassablement).

Le Krapp réel, celui qui est sur scène, n’ajoute que


quelques commentaires désabusés comme : « Viens

112 EN ATTENDANT GODOT


d’écouter ce pauvre crétin pour qui je me prenais il y a
trente ans, difficile de croire que j’aie jamais été con à
ce point-là. » C’est la bande qu’il est en train d’enre-
gistrer et qui (le titre nous l’indique) sera la dernière,
soit que Krapp sente venir sa fin, soit qu’il ait renoncé
à poursuivre sa vaine tentative. À la fin, il arrache la
bobine qu’il vient d’enregistrer et se repasse celle du
jour où il a pris la fatale décision. La bande déroule le
bonheur qui aurait pu être et la catastrophique déci-
sion, puis continue à tourner en silence devant Krapp,
assis, muet et immobile.

Krapp pourrait être un Vladimir ou Estragon qui


(comme le fait d’ailleurs Vladimir, de manière
embryonnaire, dans En attendant Godot), face à l’ap-
parente inanité des choses, aurait fait le choix de cher-
cher du sens. Mais, alors que Vladimir et Estragon le
faisaient en simples croyants, s’en remettant à « Godot »
de la décision finale de donner ou non de la signifi-
cation à tout cela, Krapp le fait, pourrait-on dire, en
théologien ou en philosophe, ne faisant confiance qu’à
lui-même pour élucider le mystère du monde. Cela lui
rend évidemment plus « facile » (mais aussi plus dou-
loureux certainement) de constater au bout du compte
qu’il n’y a pas de réponse, ou peut-être pas de ques-
tion, en tout cas pas la bonne réponse adaptée à la
bonne question, ce qui rend nul et non avenu tout le
chemin parcouru, comme était nulle l’attente de
Godot.

■ Oh les beaux jours

Écrite en anglais en 1961 sous le titre Happy days,


immortalisée en France par l’interprétation qu’en don-
nèrent Madeleine Renaud et Jean-Louis Barrault (qui
tinrent encore le rôle à respectivement plus de 80 et

ÉCHOS ET CORRESPONDANCES 113


plus de 70 ans, donnant une dimension plus poignante
encore à la fragilité des personnages), Oh les beaux jours
marque une nouvelle étape dans l’enfermement pro-
gressif des créatures beckettiennes, tout en confirmant
le virage lyrique qu’amorçait La Dernière Bande.

Deux personnages seulement occupent la scène ; en


fait, un seul pendant la quasi-totalité de la représentation :
Winnie, une femme, la cinquantaine coquette, que le pre-
mier acte trouve enterrée jusqu’à la taille dans un monti-
cule de terre. Elle a une ombrelle et un grand sac, dont
elle va extraire quelques objets qu’elle regardera longue-
ment. Surtout, elle va parler, intarissablement, et tout son
discours sera sur le bonheur, bonheur des jours passés, du
présent, bonheur des jours à venir. Elle agrémente son
soliloque d’extraits de poésies classiques dont elle ne peut
jamais se rappeler le détail, de commentaires sur les
menus objets qui sont sa compagnie (elle déchiffre lon-
guement et péniblement l’inscription qui figure sur sa
brosse à dents, mais manipule aussi un revolver).

Après un long moment, un homme, Willie, s’extrait


de l’arrière de la dune, qui le tenait caché au public. Il
ne dit rien, semble incapable en fait de rien dire ni
faire ; cela n’empêche pas Winnie de l’aimer tendre-
ment et d’évoquer leurs souvenirs communs, à la
manière de Nell dans Fin de partie. On semble avoir
atteint à la fois un point de non-retour dans l’impuis-
sance, et un point d’équilibre dans l’impossible
confrontation entre la vie et l’aspiration au bonheur.

Pourtant le deuxième acte aggrave la situation :


Winnie est cette fois enterrée jusqu’au cou ; plus d’om-
brelle, plus de brosse à dents, plus de revolver non plus.
Demeure seulement la sonnerie mystérieuse qui régu-
lièrement la force à s’éveiller (signe de quelque divinité
malfaisante ?). Mais est-ce une aggravation ? Pour
Winnie apparemment non, puisqu’elle continue à

114 EN ATTENDANT GODOT


savourer son bonheur d’être là. Willie, qu’on a bien cru
mort derrière le monticule, finit par émerger, vêtu
comme un dimanche, et fait le suprême effort d’avan-
cer jusqu’au champ de vision de Winnie. À la fin de la
pièce, ils se regardent longuement dans les yeux.
Beckett pousse ici plus loin qu’auparavant le para-
doxe : la vie est invivable, et pourtant on l’aménage en
quelque chose qui peut sembler du bonheur, même si
cette notion apparaît dérisoire face à l’ampleur du
désastre. Winnie est comme un Vladimir ou un
Estragon qui aurait renoncé à attendre Godot (quelle
raison de chercher un alibi pour ne pas partir, puis-
qu’elle ne le peut pas ?), mais qui aurait aussi décidé
une fois pour toutes que l’absurdité de sa condition ne
saurait en aucun cas la priver de vivre heureuse.

■ Comédie

Cette pièce, créée en 1964, est celle où va le plus


loin l’enfermement, allié à l’aliénation des personnages.
Contrairement à ce qui se passe dans Oh les beaux jours,
rien ici ne semble devoir racheter les trois personnages
de leur enfer.

Au centre de la scène, trois jarres côte à côte. Un


homme et deux femmes y sont prisonniers, seule leur
tête, visage tourné vers le public, en émerge. Ils ne se
voient pas. Leurs interventions seront déterminées par
le mouvement et l’intensité de la lumière : chacun par-
lera lorsque le projecteur viendra l’éclairer. Et tous trois
raconteront leur version d’une situation de triangle
classique, voire usée, du théâtre de boulevard (d’où le
titre sardonique de Comédie) : le mari, la femme et la
maîtresse. Même histoire sans cesse ressassée : à la fin,
les mêmes phrases qu’au début.

ÉCHOS ET CORRESPONDANCES 115


Dans le fil de Fin de partie, Beckett pousse ici à l’ex-
trême les potentialités « noires » que contenait En
attendant Godot, celles de Pozzo et Lucky, ou celles de
la réduction progressive de l’homme à un mécanisme
doué de vie, mais dépourvu d’âme. Toute complicité a
disparu, toute compassion, un point ultime est atteint,
en fait, dans la déshumanisation, dont avaient malgré
tout su se préserver Vladimir et Estragon.

■ Un monde à part

Beckett a fait entre-temps et ultérieurement d’autres


tentatives dramatiques (et pas seulement théâtrales) : deux
Actes sans paroles, des pièces radiophoniques où voix et
musique se répondent (Cascando, Paroles et musique),
d’autres pièces radiophoniques (Tous ceux qui tombent,
Cendres), télévisuelle (Dis Joe), filmée (Film), une pièce où
seule la bouche de l’interprète est éclairée (Cette fois) ; il
s’est tourné vers des formes de plus en plus concentrées,
certaines de ses pièces pouvant ne durer que quelques
minutes. La tentative la plus extrême est Souffle, qui se
déroule dans le noir, et où l’on n’entend qu’une longue
inspiration, suivie d’une longue expiration.

Malgré ce que l’on pourrait penser à la lecture de ces


lignes, le théâtre de Beckett n’apparaît pourtant jamais
platement « expérimental », au sens que recouvre ce terme
lorsqu’il désigne la production hasardeuse de textes plus
ou moins abscons ou disloqués. Au contraire, ce qui
frappe, c’est l’approfondissement progressif de sa vision
du théâtre et de sa maîtrise des moyens théâtraux : mou-
vement, son, lumière, tout concourt à faire naître une
sorte d’harmonie scénique qui ne souffre nulle approxi-
mation, d’équilibre, de perfection qui est en définitive,
pour l’écrivain, la seule réponse qui nous soit accessible
aux insolubles questions que nous pose l’univers.

116 EN ATTENDANT GODOT


2 – NOUVEAU THÉÂTRE,
OU RENOUVEAU CLASSIQUE ?
■ Beckett et Ionesco

Des parcours comparables

Il est aujourd’hui d’assez bon ton de décrier Eugène


Ionesco, qui a eu le tort, selon ses censeurs, de céder à
la facilité, et de professer ouvertement, à partir des
années soixante-dix, un engagement politique libéral et
un retour à la religion, et de se faire élire à l’Académie
française. Pourtant, à la fin des années quarante, il a été
en première ligne de ceux qui ont renouvelé le théâtre
en France, et il présente avec Beckett certaines simili-
tudes intéressantes.
Eugène Ionesco était d’origine roumaine ; il apprit
à parler d’abord en français, mais comme Beckett, il
était bilingue, et le fait d’écrire en français plutôt qu’en
roumain releva d’un choix, non d’une nécessité. Il était
né en 1909 (bien que par coquetterie il ait longtemps
fait croire que c’était en 1912 !). Sa famille s’installe à
Paris alors qu’il est tout enfant mais, plus tard, suite à
la séparation de ses parents, il vivra alternativement en
France et à Bucarest. C’est en 1938 qu’il s’installe défi-
nitivement à Paris, théoriquement pour y préparer une
thèse de doctorat (comme Beckett) qui ne sera pas
achevée. Après des années difficiles, sa première pièce,
La Cantatrice chauve, fait scandale, et obtient un
énorme succès à partir de 1950 ; la pièce sera repré-
sentée plus de quarante ans sans interruption dans la
même salle !
Certaines de ses pièces ultérieures seront des para-
boles politiques (Rhinocéros) ou métaphysiques (Le roi
se meurt). Mais La Cantatrice chauve donne le ton

ÉCHOS ET CORRESPONDANCES 117


d’une œuvre qui se maintient sans cesse aux limites du
sens et du non-sens – avec de fréquentes incursions au
cœur du second. Fondée, selon l’auteur, sur l’impres-
sion d’étrangeté qui se dégage des répliques qu’utilise
la méthode Assimil d’apprentissage des langues, elle
met en scène deux couples, les Smith et les Martin,
auxquels s’adjoignent par moments la bonne et le capi-
taine des pompiers ; tous vont échanger des propos
d’une banalité effrayante, qui dérive sans cesse vers la
pure absurdité (le titre même de la pièce provient
d’une réplique du capitaine, sans aucun rapport avec le
contexte d’ensemble).

La Cantatrice chauve et En attendant Godot

Il y a entre les premières pièces de Beckett et de


Ionesco, composées au même moment (bien que celle
de Ionesco ait trouvé plus rapidement un metteur en
scène prêt à la monter), bien des éléments proches dans
leur visée, sinon dans leur ton.
Tout d’abord, chacune des deux pièces se plaît à
jouer sur la frontière invisible qui sépare la scène de la
salle. Dans La Cantatrice chauve, Ionesco exagère
intentionnellement la convention selon laquelle les per-
sonnages, tout en étant supposés être dans une pièce
close, se présentent toujours frontalement au public.
Beckett, quant à lui, aligne au contraire quelques plai-
santeries relatives à l’absence supposée du public
(tourné directement vers la rampe, Estragon dit :
« Aspects riants », et Vladimir : « cette tourbière » ; ou
encore Vladimir, avec « un geste vers l’auditoire » :
« Là il n’y a personne. ») Ionesco, dans une autre pièce,
poussera plus loin la confusion entre scène et salle, fai-
sant intervenir à la fin du spectacle des policiers fictifs
pour évacuer le public.

118 EN ATTENDANT GODOT


Similitude plus nette : les deux auteurs n’utilisent
pas seulement les indications scéniques comme des
données techniques destinées uniquement au metteur
en scène et aux comédiens, mais ils y ajoutent des élé-
ments humoristiques qui ne peuvent s’adresser qu’au
lecteur, non au spectateur, car ils ne sont pas suscep-
tibles d’être rendus sur scène. Ainsi chez Ionesco de la
description initiale du décor : « Intérieur bourgeois
anglais, avec des fauteuils anglais. Soirée anglaise.
M. Smith, anglais, dans son fauteuil anglais et ses pan-
toufles anglaises, fume sa pipe anglaise et lit un journal
anglais, près d’un feu anglais. Il a des lunettes anglaises,
une petite moustache grise, anglaise. À côté de lui, dans
un autre fauteuil anglais, Mme Smith, anglaise, rac-
commode des chaussettes anglaises. Un long moment de
silence anglais. La pendule anglaise frappe dix-sept coups
anglais. » Bien évidemment, le nombre d’éléments sus-
ceptibles d’être effectivement désignés sur scène
comme « anglais » par tel ou tel détail d’aspect est loin
d’approcher le nombre de ceux que, comiquement,
Ionesco désigne comme tels. On trouve encore, plus
loin : « Un autre moment de silence. La pendule sonne
sept fois. Silence. La pendule sonne trois fois. Silence. La
pendule ne sonne aucune fois. » Bien évidemment, la
« non-sonnerie » constitue un gag à l’intention du lec-
teur, non du spectateur.

Chez Beckett, on trouve des plaisanteries équiva-


lentes lorsqu’il s’agit des gestes ou expressions des per-
sonnages. Ainsi : « (V) Et je reprenais le combat. (Il se
recueille, songeant au combat.) » Plus loin : « Vladimir
(regardant avec affolement autour de lui, comme si la
date était inscrite dans le paysage). » Ou encore :
« Estragon (se tordant). – Il est tordant. » Ces effets
sont certes plus discrets chez Beckett que chez
Ionesco, et il y renoncera bientôt complètement, pour
ne laisser subsister dans ses pièces plus tardives que des

ANNEXES 119
indications scéniques extrêmement concrètes et précises,
du type de celles qu’il développe longuement lors de la
scène d’échange de chapeaux à la manière de Laurel et
Hardy. La même technicité s’observe d’ailleurs plus tard
dans la carrière de Ionesco, à mesure que le « métier »
du dramaturge devient plus sûr. Il n’en reste pas moins
que la volonté d’user de diverses ressources pour plaire
autant au lecteur qu’au spectateur est commune aux
deux auteurs à leurs débuts théâtraux.
Plus profondément, on trouve dans La Cantatrice
chauve comme dans En attendant Godot la même mise
en question de la communication : chez Beckett par le
balbutiement, la redite, l’incompréhension et le silence
(la didascalie « Un temps » est de loin celle qui revient
le plus souvent dans la pièce), chez Ionesco par le
délire verbal et l’hystérie croissante. Mais on trouve
chez chacun des procédés qui sont plus familiers à
l’autre ; ainsi, chez Beckett, de certaines répliques tota-
lement « décalées », comme lorsque, interrogé sur son
identité par Pozzo, Estragon répond du tac au tac : «
Catulle » ou, chez Ionesco, de la scène initiale où
Mme Smith parle longuement tandis que son mari se
contente de faire claquer sa langue sans répondre.
Il est toujours hasardeux de vouloir rapprocher deux
œuvres qui conservent nécessairement chacune leur
singularité. Mais Beckett et Ionesco, dans leur pre-
mière pièce, se confrontent aux mêmes interrogations,
qui sont aussi celles du vingtième siècle, et singulière-
ment de l’après-guerre, en France et en Europe, et les
abordent de manière comparable. Aux impasses de la
communication entre les êtres, à l’isolement de
l’homme qu’a fui la certitude de Dieu, au malaise d’un
monde sans repères, ils opposent des armes voisines : la
dérision, le jeu entre sens et non-sens, le perpétuel
décalage entre l’intention et l’acte, l’opacité des
hommes à soi-même comme à autrui.

120 EN ATTENDANT GODOT


■ Un nouveau classicisme
Au-delà de la réalité d’un « nouveau théâtre »
apparu au tournant des années 1950, et dont Beckett
et Ionesco sont les figures les plus emblématiques, il
n’est pas très difficile de discerner dans ces pièces, et
particulièrement dans En attendant Godot, la poursuite
d’une tradition dramatique longue de nombreux
siècles, par-dessus les quelques décennies qui ont vu, à
partir du second Empire, la domination du « théâtre de
boulevard ».
De la tradition grecque, Beckett possède le goût
d’un Aristophane pour les grossièretés bien senties,
d’un Eschyle, d’un Sophocle ou d’un Euripide l’art de
construire une structure dont le déroulement paraît
inéluctable à la représentation, et celui de cerner des
personnalités humaines dans leurs traits essentiels, mais
aussi dans leur complexité. À un Shakespeare, Beckett
emprunte peut-être le mélange des tons, à un Racine,
la passion de l’exactitude, à un Molière, tout simple-
ment, la faculté de faire rire…
En fait, il est un peu artificiel de vouloir rattacher
Beckett à tel ou tel auteur passé. L’important est qu’il
s’inscrit délibérément dans une filiation qu’il renou-
velle sans la renier. Le dispositif théâtral s’est peu modi-
fié au fil des générations, et les questions que pose En
attendant Godot ne sont pas actuelles, mais perma-
nentes : quel est le sens de la vie, qu’est-il possible de
dire du monde qui nous entoure, quelles relations
peut-on avoir avec autrui et avec soi-même ?
C’est dans la manière de poser ces questions que
Beckett innove génialement. Nous plaçant face à un
monde qui est une épure du nôtre, où rien ou presque
ne vient nous rappeler d’événement spécifique, mais où
tout nous évoque des choses connues mais subtilement

ANNEXES 121
modifiées, il fabrique une réalité où peuvent se mettre
à nu les drames imperceptibles, les manques non dits
de notre vie. Le monde d’En attendant Godot est le
nôtre, à cette nuance près qu’on s’y arrête plus lon-
guement à la cruauté que tisse le lien social, à la souf-
france qu’entraîne un regard lucide sur le temps et la
mort, et aux mille petites stratégies que l’on s’y
fabrique pour se donner l’impression d’exister pleine-
ment.
La pièce parvient toutefois à ne pas se complaire
dans l’humeur tragique, puisque l’on y prend acte de
l’horreur des choses, mais que l’on n’y cultive pas le
mauvais goût de s’apitoyer sur l’humaine condition : il
y a tant de biais par où l’on peut en rire ! Faut-il citer
la formule usée selon laquelle « l’humour est la poli-
tesse du désespoir » ? Ou ne convient-il pas plutôt de
conclure par un petit poème, une « mirlitonnade »,
comme Beckett nommait ces courts textes rimés, où,
reprenant en une pirouette le thème mythologique des
Parques, ces trois sœurs filant, enroulant et tranchant
le fil de l’existence des hommes, Beckett répète, mi-
sérieuse mi-souriante, l’aspiration au néant qu’ont par-
tagée Vladimir et Estragon, et dont seul l’illusoire
Godot les a (pour un temps ?) détournés :
« Noire sœur
qui es aux enfers
à tort tranchant
et à travers
qu’est-ce que tu attends ».

122 EN ATTENDANT GODOT


5
ANNEXES

1 – UN JUGEMENT
À l’occasion de la mort de Beckett, Eugène
Ionesco, dont nous avons évoqué les similitudes qui
rapprochent son œuvre de celle de l’Irlandais, fut
invité à exprimer ce qu’il pensait de son « collègue »
dramaturge dans Le Nouvel Observateur du 4 janvier
1990. Les commentaires qu’il fait, tout en donnant un
aperçu sur Beckett en tant qu’homme, et bien qu’ils ne
considèrent que certains aspects de l’œuvre, sont
parmi les plus pertinents qu’on ait écrits. Les voici :
« Je me souviens avoir vu Samuel Beckett en compagnie
du peintre Bram Van Velde (1) à la Coupole. Ils passaient
des heures ensemble, immobiles, sans presque échanger
une parole. À l’instant de se séparer Beckett disait : “On
a passé un bon moment.” Et c’était tout. Quand je pense
à lui, il me revient en mémoire ce vers d’Alfred de Vigny :
“Seul le silence est grand, tout le reste est faiblesse.”

(1) Il s’agit d’un des deux peintres dont il est question dans La peinture des Van
Velde ou le monde et le pantalon, que nous avons évoqué dans les remarques consa-
crées à Fin de partie. Notons que parmi les dernières œuvres de Beckett figurent
également deux textes consacrés au peintre contemporain Avigdor Arikha.

ANNEXES 123
Pour Beckett, la parole n’était que du bla-bla. Elle était
inutile. On a [parlé de] “théâtre de l’absurde”.
L’expression avait été inventée par un critique anglais,
Martin Esslin. On l’a également appliquée à mes
propres pièces et à celles d’Adamov, ce dramaturge
injustement oublié aujourd’hui. On parlait de l’absurde
parce que c’était l’époque où on parlait souvent aussi
de l’absurde de Sartre, de Bataille, de Camus, de
Merleau-Ponty. C’était une appellation très en vogue
dans les années 50.

Ce sont surtout les grands thèmes de la mort, du


malaise existentiel qui sont importants chez Beckett : il
a écrit à une époque où le théâtre politique et le théâtre
de boulevard tenaient le devant de la scène. Il n’en a
absolument pas tenu compte. Il a détruit le vieux
théâtre et il en a créé un complètement nouveau. Il a
mis en scène la vie dans ses fondements essentiels, les
rapports de l’être avec lui-même, avec la transcendance,
avec la divinité. Ses commentateurs n’auraient peut-
être pas été d’accord et lui-même n’a jamais commenté
ses œuvres mais moi je l’ai toujours pensé : En atten-
dant Godot exprime l’attente désespérée de Dieu. On
ne peut pas comprendre Beckett, on ne peut pas com-
prendre son théâtre si on lui ôte cette dimension méta-
physique.

Le personnage de Beckett ? Bien sûr qu’il m’impres-


sionnait. Quand je l’ai rencontré pour la première fois,
il y a trente ou quarante ans, je l’ai trouvé beau. Il avait
une figure excessive, un peu inquiétante. Mais surtout,
il était profondément humain et d’une gentillesse extra-
ordinaire. Il m’a présenté des tas d’amis, comme Harold
Pinter. Il a toujours été très indulgent à mon égard.
Roger Blin m’a rapporté qu’après avoir vu Le roi se
meurt il avait déclaré : “C’est le cri d’une âme.”

Nos relations se sont un peu distendues ces trois ou


quatre dernières années. Je le savais malade et cela me
faisait de la peine mais je m’étais habitué à l’idée de sa
mort comme je me suis habitué à la mienne. »

124 EN ATTENDANT GODOT


2 – ORIENTATIONS
BIBLIOGRAPHIQUES
■ Vie de Beckett
La seule vraie biographie de Samuel Beckett, malgré
toutes les critiques de naïveté et de faiblesse de l’ana-
lyse proprement littéraire qu’on a pu lui adresser, est
due à l’universitaire américaine Deirdre Bair ; parue en
anglais en 1978 sous le simple titre Samuel Beckett, elle
a été traduite en français en 1979 (éditions Fayard). La
réédition de 1990 comporte quelques compléments
sur les dernières années de l’écrivain. Signalons égale-
ment un remarquable petit livre d’André Bernold,
L’amitié de Beckett (Hermann, 1992) : ce jeune nor-
malien, de plus de cinquante ans le cadet de l’écrivain,
sut entrer dans son intimité intellectuelle ; son texte est
parfois ardu, mais d’une extrême richesse documen-
taire et analytique.

■ Œuvres de Beckett
Tous les textes de Beckett en français ont été publiés
par les éditions de Minuit. Il n’existe pas à ce jour
d’édition des œuvres complètes, ni d’édition de poche
(mais certains textes existent dans des collections « sco-
laires »). Beckett étant un écrivain bilingue, si l’on pra-
tique un peu l’anglais, il peut être utile de se reporter
aux versions anglaises de ses œuvres (versions origi-
nales anglaises ou traductions, la plupart établies par
lui-même), toutes disponibles chez Faber & Faber ou
chez John Calder (entre autres dans de gros volumes
regroupant plusieurs textes).

Pour approfondir la connaissance de Beckett après


être passé par En attendant Godot, on peut commencer

ANNEXES 125
par d’autres grandes pièces : Fin de partie, puis Oh les
beaux jours, qui reprennent et radicalisent le propos,
ensuite il est souhaitable de se risquer dans les romans
et nouvelles : Mercier et Camier ou Watt peuvent
constituer une première approche, mais il faut abso-
lument lire la trilogie Molloy, Malone meurt,
L’Innommable, un des ensembles romanesques les plus
profonds et les plus achevés du siècle.

■ Commentaires

L’œuvre de Beckett est l’une des plus commentées


de la littérature contemporaine. Bon an mal an, il se
publie une bonne centaine d’ouvrages ou de longs
articles sur l’écrivain, en diverses langues. Un bon
échantillon (une dizaine de textes de valeur, bien
qu’anciens) se trouve dans l’anthologie éditée par
Dominique Nores : Les critiques de notre temps et
Samuel Beckett (Garnier, 1971).
Les meilleures approches en français demeurent cer-
tainement les deux livres de Ludovic Janvier : son Pour
Samuel Beckett (éditions de Minuit, 1966) et son
Beckett par lui-même, de la collection « Écrivains de
toujours » (éditions du Seuil, 1969), sont à la fois très
riches en éléments factuels et très ingénieux dans leur
approche critique. Le Beckett d’Alfred Simon (Belfond,
1983), à la fois biographique et critique, est un bon
complément à l’approche de Janvier.
On pourra également se reporter à l’Histoire du
nouveau théâtre de Geneviève Serreau (Gallimard,
1966) et au Théâtre de dérision : Beckett, Ionesco,
Adamov d’Emmanuel Jacquart (Gallimard, 1974), qui
étudient les pièces de Beckett dans le contexte du
théâtre d’après-guerre.

126 EN ATTENDANT GODOT


Il n’existe pas sur En attendant Godot d’ouvrage qui
soit à la fois accessible et complet. Plus encore que
pour d’autres auteurs, le meilleur conseil qu’on puisse
donner au lecteur est de retourner sans cesse à
l’œuvre : tout regard nouveau lui en révélera de nou-
velles richesses.

ANNEXES 127

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