EN ATTENDANT GODOT - BECKETT - Jacques Quintallet - 2010 - Anna's Archive
EN ATTENDANT GODOT - BECKETT - Jacques Quintallet - 2010 - Anna's Archive
EN ATTENDANT GODOT - BECKETT - Jacques Quintallet - 2010 - Anna's Archive
D ’ U N E Œ U V R E
S a m u e l B e c k e t t
En attendant
Godot
J A C Q U E S Q U I N T A L L E T
Samuel Beckett
EN
ATTENDANT
GODOT
Jacques Quintallet
AGRÉGÉ DE LETTRES MODERNES
ANCIEN É L È V E D E L’ É C O L E NORMALE SUPÉRIEURE
© BRÉAL 1999.
Toute reproduction même partielle interdite.
Dépôt légal : juillet 1999.
ISBN 2 84291 280 2
1 - REPÈRES ................................ 7
1 - CONTEXTE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7
Repères historiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7
Un renouveau culturel . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11
2 - PRÉSENTATION DE L’AUTEUR . . . . . . . . 14
Des débuts tardifs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14
Les années difficiles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16
Les années de gloire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19
3 - CADRE DE L’ŒUVRE . . . . . . . . . . . . . . . . . . 22
Un homme en filigrane . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 22
Le genre de la pièce . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25
2 - ÉTUDE DU TEXTE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27
1 - RÉSUMÉ DE LA PIÈCE . . . . . . . . . . . . . . . . . 27
Acte premier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27
Acte deuxième . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30
2 - SCHÉMA DRAMATIQUE . . . . . . . . . . . . . . . 34
Une structure ambiguë . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34
Texte spiral ou texte cyclique ? . . . . . . . . . . . . . . 36
3 - PERSONNAGES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 38
Vladimir et Estragon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 38
Pozzo et Lucky . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45
Godot et ses serviteurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 50
4 - LE STYLE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53
Une langue étrangère . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53
Une langue étrange . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 57
5 - DRAMATURGIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59
La pauvreté du cadre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59
La richesse du détail . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 61
3 - THÈMES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 63
1 - QUI EST GODOT ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 63
Les hypothèses « factuelles » . . . . . . . . . . . . . . . 63
Les hypothèses « intellectuelles » . . . . . . . . . . . 66
Une hypothèse dramatique . . . . . . . . . . . . . . . . 69
3 - LE FIN MOT ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 89
Le monologue de Lucky : un moment clé ? . . . 89
La divine Providence ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 90
L’homme qui rétrécit . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 91
« Tu redeviendras poussière » . . . . . . . . . . . . . . . 93
4 - SENS INTERDIT ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 95
« RE-lève ton pantalon » . . . . . . . . . . . . . . . . . . 95
« Ils ne bougent pas » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 99
Du bon usage du gérondif . . . . . . . . . . . . . . . . 103
1 - AU FIL DE BECKETT,
OU : CAP AU PIRE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 105
Une spirale sans fin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 105
Fin de partie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 106
La Dernière Bande . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 110
Oh les beaux jours . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 113
Comédie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 115
Un monde à part . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 116
2 - NOUVEAU THÉÂTRE,
OU RENOUVEAU CLASSIQUE ? . . . . . . . 117
Beckett et Ionesco . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 117
Un nouveau classicisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . 121
5 - ANNEXES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 123
1 - UN JUGEMENT . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 123
1 – CONTEXTE
■ Repères historiques
REPÈRES 7
Mais de même qu’en 1918 la fin de la Première
Guerre mondiale portait en elle les germes de la
seconde, de même, et plus violemment encore, l’issue
heureuse du second conflit planétaire fait place, sans le
moindre répit presque, à des menaces bien plus ter-
ribles qu’avait pu l’être la paix mal réglée de 1919.
D’abord les alliés d’hier, à peine passées les congra-
tulations des troupes russes et américaines opérant leur
jonction au cœur du Reich nazi, se sont engagés dans
ce que l’on appelle très vite la « guerre froide » : les
deux superpuissances mondiales, les États-Unis et
l’U.R.S.S., recomposent l’Europe selon les termes de
leurs traités des années de guerre, mais utilisent aussi
d’emblée le vieux continent comme champ d’affronte-
ment idéologique et géopolitique. Tandis que les
Américains soutiennent à bout de bras l’économie bri-
tannique, française, italienne, entre autres, les
Soviétiques manipulent sans subtilité mais avec une
efficacité incontestable les pays qui sont dévolus à leur
sphère d’influence. Ils imposent avec plus ou moins de
brutalité le régime du parti unique et le dogme com-
muniste à la Hongrie, la Roumanie, la Tchéco-
slovaquie, à la Pologne aussi, que Staline, n’ayant pu la
dépecer entièrement dans le partage que projetait le
traité germano-soviétique de 1939, s’approprie cette
fois intégralement, par hommes de paille interposés.
Les « démocraties populaires » naissantes révèlent
rapidement leur nature de régimes dictatoriaux, soumis
à l’influence hégémonique du « grand frère » sovié-
tique. L’Autriche, occupée, ne devra la sauvegarde de
sa liberté qu’à l’acceptation d’un statut de pays neutre.
La Grèce est pendant plusieurs années en proie à une
guerre civile qui manque de la faire basculer dans le
camp communiste, tandis que la Yougoslavie et
l’Albanie préservent à grand-peine une relative indé-
pendance vis-à-vis de l’omnipotence russe – ce qui ne
8 EN ATTENDANT GODOT
leur évite nullement l’instauration de régimes commu-
nistes eux aussi fort autoritaires.
En Europe de l’Ouest même, les conflits sociaux
font rage ; de l’atmosphère œcuménique de l’immédiat
après-guerre, qui voit en France les communistes colla-
borer au gouvernement du général de Gaulle, il ne
reste déjà plus rien.
De cet état du monde il subsistait quelques traces
dans la version primitive de la pièce de Beckett. Le
texte de la première édition fait, au passage, référence
à des « comiques staliniens ». Mais cette mention, qui
présentait l’inconvénient, aux yeux de Beckett, de per-
mettre un semblant d’identification historique, fut sup-
primée aux répétitions et dès la première réédition de
l’ouvrage.
L’inhumaine humanité
REPÈRES 9
d’une certaine manière, la fin de la croyance en un
progrès irréversible de l’humanité. Les guerres, pour
sanglantes qu’elles étaient, pouvaient toujours être
interprétées comme des dérapages de l’histoire, que
venait réparer une paix plus ou moins équitable. Mais
la possibilité d’anéantissement total qu’offrait l’arme
nucléaire, et peut-être davantage encore la révélation
de ce que des êtres humains avaient pu, non dans l’ar-
deur d’une bataille, mais dans une froideur bureaucra-
tique et quotidienne, infliger à d’autres êtres humains,
la volonté d’annihilation rationnelle de groupes
humains entiers, au premier rang desquels les Juifs bien
sûr, que démontrait la logique du système concentra-
tionnaire, tout cela était de nature à miner l’espoir des
plus optimistes. Ce n’est sans doute pas par hasard
d’ailleurs que la déportation et l’annihilation de mil-
lions d’hommes et de femmes passa dans l’immédiat
après-guerre au second plan des consciences, qui ne
souhaitaient pas sans doute se voir gâcher si vite le bon-
heur de la paix retrouvée, tandis que les rescapés eux-
mêmes hésitaient à dépeindre leur expérience, tant elle
leur était douloureuse à retracer, et tant elle devait, à
beaucoup, sembler proprement incroyable.
10 EN ATTENDANT GODOT
■ Un renouveau culturel
L’existentialisme
REPÈRES 11
Beckett, pour sa part, n’entretint que des rapports
très épisodiques avec cette avant-garde. Un de ses
textes fut bien publié par Les Temps modernes, la revue
de Sartre, mais les rapports entre les deux hommes
n’allèrent jamais très loin, l’engagement de Beckett
étant presque exclusivement d’ordre artistique, alors
que Sartre devenait l’intellectuel protéiforme qui fut de
tous les combats jusqu’à mai 1968 et au-delà.
La littérature de l’absurde
12 EN ATTENDANT GODOT
l’œuvre de James Joyce, que Beckett a bien connu à
Paris avant la guerre.
Au théâtre, qui n’est qu’énonciation, sans possibi-
lité apparemment pour l’auteur de discourir indépen-
damment de ce que disent et font ses personnages, on
parla de « théâtre de l’absurde » lorsque Samuel
Beckett, Eugène Ionesco, Arthur Adamov, d’autres
encore, livrèrent au public des pièces d’où l’action
avait à peu près totalement disparu, de même que
toute possibilité de discours rationnel, cohérent ou
suivi, et où une fantaisie à l’allure parfois improvisa-
trice livrait à une désorganisation généralement
comique les va-et-vient des personnages.
Le regroupement sous ces étiquettes d’auteurs au
fond assez différents fut favorisé par le fait (dans le cas
du « nouveau roman » surtout) qu’ils publiaient pour
la plupart chez le même éditeur, le très audacieux fon-
dateur des éditions de Minuit, Jérôme Lindon, qui fut,
avec José Corti, et à mille lieues des grandes maisons
traditionnelles comme Gallimard et Grasset, un de
ceux qui firent le plus pour la diffusion de la littérature
la plus moderne en France – et, entre autres, de
Beckett. Il ne se laissa nullement rebuter par les moins
de vingt exemplaires qui furent vendus par Bordas de
la traduction française qu’avait faite Beckett de son
roman Murphy. Bien lui en prit du reste, puisque la
célébrité finit par venir à Beckett, qui fit dès lors une
grosse part du chiffre d’affaires des éditions de Minuit.
Nous tenterons plus loin d’expliciter les rapports
qui peuvent unir En attendant Godot et La Cantatrice
chauve de Ionesco, une œuvre dont la conception et
la première représentation furent à peu près contem-
poraines de la rédaction de la pièce de Beckett, et pré-
cédèrent de quelques années sa création sur scène.
REPÈRES 13
2 – PRÉSENTATION DE L’AUTEUR
■ Des débuts tardifs
Samuel Beckett est né en 1906, à Foxrock, dans le
sud d’une Irlande qui appartenait alors tout entière à la
couronne britannique. Lui-même affirmait être né le
Vendredi saint, le 13 avril, alors que l’état civil indique
la date du 13 mai. Ce détail n’est pas sans importance
lorsqu’on étudie En attendant Godot, nous le verrons.
Sa famille est de lointaine origine française, et il ne fera
en quelque sorte qu’inverser le mouvement lorsque,
plus tard, il optera pour une installation définitive en
France. Les Beckett sont protestants dans un pays
extrêmement croyant et majoritairement catholique,
mais qui n’était pas alors aussi déchiré par les tensions
entre communautés religieuses qu’il le devint par la
suite.
La famille appartient à la bourgeoisie et ne connaî-
tra jamais de gros problèmes matériels. Le père de
Samuel est métreur, c’est-à-dire collaborateur d’archi-
tecte. Samuel aura un seul frère, de quelques années
son cadet. Ses études sont sans histoire : à l’école pri-
maire, puis dans l’un des meilleurs internats du pays, il
se révèle un élève plutôt doué, mais peu zélé. Les
matières dans lesquelles il réussit le mieux sont l’an-
glais, le français et le sport : très grand, il est un fort
bon joueur de cricket et, malgré sa carrure modeste, de
rugby. En revanche, il ne montre que dédain pour les
matières scientifiques. Il reçoit par ailleurs une solide
éducation religieuse, mais se détache très tôt de la foi.
Il entreprend en 1923 des études universitaires au
Trinity College de Dublin, la meilleure université
d’Irlande (ce qui toutefois ne signifie pas grand-chose,
car les Irlandais les plus aisés préféraient envoyer leurs
enfants dans les grandes universités anglaises, comme
14 EN ATTENDANT GODOT
Oxford ou Cambridge, plutôt qu’à Dublin, qui leur
semblait trop « provincial »). Son goût le pousse peu à
peu vers les langues vivantes : italien et français, mais il
continue à consacrer davantage de temps au golf ou à
la moto qu’à ses études. Il s’oriente, plus par facilité
que par goût, vers une carrière d’enseignant, et ses
qualités linguistiques sont suffisantes pour qu’on envi-
sage de lui confier un poste au Trinity College même.
Toutefois, avant cela, il faut qu’il affine sa pratique
sur le terrain. Après quelques brefs séjours d’études sur
le continent, on l’envoie donc en 1928, pour deux ans,
comme lecteur à l’École normale supérieure, à Paris,
où il est censé préparer une thèse sur le poète français
Pierre-Jean Jouve. Il n’en fera rien. En revanche, il va
mener à Paris une vie assez désordonnée où il inverse
souvent le jour et la nuit, consomme beaucoup d’al-
cool, et fréquente de nombreux jeunes gens, français et
irlandais.
On le présente au grand écrivain irlandais James
Joyce, de plus de vingt ans son aîné, qui s’est exilé en
France pour échapper aux rigueurs tatillonnes de la
censure irlandaise, laquelle a condamné son roman
Ulysse pour obscénité. Beckett admire Joyce, le fré-
quente assidûment, et devient peu à peu son secrétaire,
voire son homme à tout faire : en effet, la vue de Joyce
a considérablement baissé, et il est désormais proche de
la cécité, ce qui rend nécessaire l’aide d’un collabora-
teur. Il semble toutefois que Beckett se soit beaucoup
plus investi affectivement dans ces rapports que Joyce,
et il sortira meurtri de cette relation à sens unique. Il
écrit son premier texte publié, Dante... Bruno. Vico..
Joyce (le nombre de points entre les noms des écrivains
correspond au nombre de siècles qui les séparent), qui
paraît dans un volume collectif consacré à l’œuvre en
cours, qui occupera Joyce pratiquement jusqu’à sa
mort. Le volume porte le titre alambiqué et plein de
REPÈRES 15
jeux de mots « joyciens » de Our exagmination round
his factification for incamination of Work in progress…
On se doute qu’il s’en vendit fort peu. En revanche, en
1931, le texte que Beckett consacra à Proust, sans être
bien sûr un succès de librairie, trouva davantage de lec-
teurs. Du moins Beckett montre-t-il une grande sûreté
de goût, puisqu’il consacre ses deux premières œuvres
publiées et ses seules œuvres de critique littéraire aux
deux romanciers assurément les plus importants du
début du vingtième siècle.
La situation entre Joyce et Beckett va se compliquer
du fait que Lucia, la fille de Joyce, qui donne des signes
d’instabilité mentale, s’attache à Beckett et en vient à se
faire des idées sur la possibilité d’un mariage que lui ne
désire nullement. Lorsqu’elle sombrera dans la folie,
Beckett ne pourra s’empêcher de ressentir un violent
sentiment de culpabilité.
En 1930, Beckett retourne à Dublin, théorique-
ment pour enseigner au Trinity College. En fait la ten-
tative sera de courte durée : il n’est pas fait pour être
professeur. En revanche, il commence à écrire des
textes personnels, poèmes, nouvelles. Il passe les
années suivantes entre Paris, Londres et l’Irlande, avec
quelques séjours en Allemagne, dont il maîtrise désor-
mais fort bien la langue. Il vit le plus souvent de tra-
ductions du français en anglais, traductions littéraires
quelquefois, le plus souvent traductions techniques. Il
a alors plus de trente ans.
16 EN ATTENDANT GODOT
apporte pas vraiment la renommée. Cette même année,
Beckett choisit de s’installer définitivement en France.
En 1939, il est en Irlande lorsque la guerre éclate,
mais il revient immédiatement en France. Dès le début
de l’occupation allemande, il va s’engager dans la résis-
tance : il portera des documents à tel ou tel membre du
réseau. Un jour, il échappe de peu à la Gestapo, et doit
s’enfuir en zone non occupée, dans le village de
Roussillon, où il va passer le reste de la guerre, et où il
s’emploie à des travaux agricoles. Il fréquente un pay-
san du nom de Bonnelly, qui produit un assez bon vin,
et qui sera cité (de même que Roussillon) dans En
attendant Godot. Une compagne partage désormais sa
vie ; elle lui est toute dévouée et veut lui faciliter les
choses pour qu’il puisse se consacrer à son œuvre.
Pendant la guerre toutefois, il n’écrit qu’un roman
(toujours en anglais), Watt, dont le personnage central,
vagabond qui entre au service d’un propriétaire
nommé Knott, est le premier de ceux qui répondent au
type qu’on qualifiera plus tard de « beckettien » : demi-
clochard qui marche longuement dans la campagne en
se posant sans cesse des questions plus ou moins
absurdes, mais d’une impeccable construction logique.
À la fin de la guerre, Beckett repart quelque temps
en Irlande, mais revient vite en France, où il travaille à
l’hôpital dont l’Irlande a fait don à la ville de Saint-Lô,
entièrement détruite par les bombardements. Il
obtiendra plus tard, sans s’en vanter jamais, la croix de
guerre. Sa santé s’est dégradée, entre autres depuis
qu’un déséquilibré, avant la guerre, le croisant dans la
rue sans le connaître, lui a porté un coup de couteau
qui lui a perforé le poumon ; il souffre fréquemment de
maux psychosomatiques, sa vue se détériore. Il a la sen-
sation d’être à un tournant de sa vie – on ne peut dire
encore de sa carrière, car il n’a jamais pu vivre de sa
plume. Il pense être arrivé à une impasse dans la langue
REPÈRES 17
anglaise, qu’il maîtrise stylistiquement à la perfection,
mais dans laquelle il ne peut correctement exprimer
l’âpreté des questions qui l’assaillent. Lorsqu’on lui
demandera plus tard pourquoi il a choisi d’écrire en
français, il dira qu’il a pris cette décision le jour où il a
compris « à quel point il était con ».
18 EN ATTENDANT GODOT
Pendant ce temps, En attendant Godot connaît un
parcours chaotique. Comme c’était prévisible pour un
texte aussi novateur, personne n’a grande envie de
prendre le risque financier de monter cette pièce, dont
tout le monde estime qu’elle ne peut être qu’un « four »
et un désastre pour ceux qui participeront à l’entre-
prise. Deux metteurs en scène d’avant-garde s’y inté-
ressent pourtant : Jean-Marie Serreau et Roger Blin.
C’est ce dernier qui finalement, à force de ténacité,
parvient à amener la pièce au public : la première a lieu
le 5 janvier 1953.
REPÈRES 19
Il n’abandonne pas l’écriture de proses de plus en plus
épurées ; tandis qu’il cherchait à faire jouer En attendant
Godot est paru L’Innommable, et vont suivre Comment
c’est puis des textes de plus en plus brefs, souvent des
fragments, qui lui semblent contenir autant de vérité lit-
téraire que des œuvres plus achevées. Il va également
s’atteler, à la demande pressante de ses éditeurs, désireux
de capitaliser sur la renommée toute neuve d’En atten-
dant Godot, à la traduction en français de tous ses
anciens textes anglais qui lui semblent dignes de quelque
intérêt, et en anglais de la plupart des textes français qu’il
a accepté de publier jusqu’alors. Il va également garder
un œil attentif sur les autres traductions de ses œuvres,
en particulier sur les traductions allemandes, car la
langue de Goethe lui est chère ; il va souvent conseiller,
voire collaborer avec son traducteur allemand attitré,
Elmar Tophoven, « lecteur », comme lui-même l’a été,
à l’École normale supérieure, et en 1975, c’est sur une
scène berlinoise et dans une version allemande qu’il assu-
rera la mise en scène de plusieurs pièces.
20 EN ATTENDANT GODOT
réponses (ou des non-réponses) toujours plus noires :
Oh les beaux jours, où il inaugure une fructueuse colla-
boration avec Jean-Louis Barrault et Madeleine
Renaud, inoubliable interprète de ce quasi-monologue,
puis Comédie.
REPÈRES 21
Il meurt le 22 décembre 1989. Son dernier texte, écrit
en anglais et non traduit, porte un titre emblématique
de ce grand quêteur de perfection : What is the word
(« Quel est le mot »).
3 – CADRE DE L’ŒUVRE
■ Un homme en filigrane
Le moins que l’on puisse dire est que Beckett n’aimait
guère se confier sur sa vie privée et ses idées, surtout aux
inconnus qui constituent le public. Pourtant, à y regarder
de près, on trouve bien dans En attendant Godot quelques
éléments qui font référence à sa propre expérience.
22 EN ATTENDANT GODOT
Mis au courant de cette mention de son nom après
que la pièce fut devenue extrêmement célèbre, mon-
sieur Bonnelly indiqua qu’il avait échangé une ou deux
lettres sur ce point avec Beckett, mais que, l’écriture de
ce dernier étant très difficile à lire, les choses en étaient
restées là !
REPÈRES 23
pièce : ayant décidé de se consacrer complètement à la
littérature, il en paie le prix en termes de statut social,
vivant bien souvent aux marges de la pauvreté.
24 EN ATTENDANT GODOT
de la culture chrétienne, ou plus précisément biblique.
La discussion initiale relative aux « deux larrons » et aux
différentes versions qu’en donnent (ou n’en donnent
pas) les quatre évangélistes en est l’occurrence la plus
marquante. Mais on peut citer aussi la réaction de Pozzo
s’ébahissant du fait que Vladimir et Estragon soient « de
la même espèce que Pozzo ! D’origine divine ! », ou, au
deuxième acte, les deux hommes interpellant le même
Pozzo successivement sous les noms de « Caïn » et
« Abel ». De fait, cette dimension, ne disons pas religieuse,
mais de référence à des motifs religieux, est tellement pré-
sente que nous en développerons plus spécifiquement
l’étude dans la partie thématique de cet ouvrage.
■ Le genre de la pièce
Beckett, tout en étant profondément novateur, ne
remit pas fondamentalement en cause les différences
entre les genres littéraires traditionnels : son théâtre se
revendique comme tel, et il en va de même pour ses
poèmes, ses romans, ses premiers textes critiques. En
revanche, c’est à l’intérieur de chacun de ces grands
types de textes que son apport se révèle déterminant.
Extérieurement, à feuilleter le livre, En attendant
Godot ne se distingue pas de la production théâtrale
usuelle : la division en actes est respectée, les interven-
tions des différents personnages clairement marquées
en début de réplique, ainsi que les indications
scéniques de l’auteur, portées en italique. Les choses se
compliquent quelque peu à la lecture (ou à la repré-
sentation), quand il s’agit de dire à quel genre théâtral
on pourrait bien rattacher la pièce.
En effet, de très nombreux éléments de dialogue et
de gestuelle pointent vers la comédie, alors que le fond
des conversations entre les personnages, ainsi que le
REPÈRES 25
côté inconclusif, décevant, du déroulement de l’action
semble plutôt nous orienter vers une tragédie. On ne
peut non plus assurément parler de « drame », car les
péripéties sont trop rares pour que ce terme puisse
s’appliquer, ni de tragi-comédie, car les éléments tra-
giques et comiques, loin d’alterner, peuvent parfaite-
ment coexister au sein d’une même réplique.
La question est en fait un peu vaine : Beckett connaît
le théâtre classique, mais ne cherche ni à s’en inspirer, ni
à s’en démarquer très ouvertement. Il n’est pas
l’homme du scandale (ou ne veut pas l’être : le retentis-
sement de la pièce à partir de 1953 le laissa sans doute
le premier surpris), mais se contente de se frayer un che-
min (littéraire) parmi ses préoccupations, ses angoisses,
ses interrogations personnelles. Sans doute en va-t-il de
même pour tout grand écrivain, mais on trouverait peu
d’artistes qui aient été à ce point obstinés à suivre le
cours de leur talent hors de toute préoccupation de suc-
cès ou de mode – sans pour autant, il est vrai, traiter par
un mépris teinté de snobisme le succès, lorsqu’il arriva.
26 EN ATTENDANT GODOT
2
ÉTUDE
DU TEXTE
1 – RÉSUMÉ DE LA PIÈCE
■ Acte premier
L’attente
ÉTUDE DU TEXTE 27
blée plus « intellectuel » que son compagnon, expose
l’avantage qu’il y aurait eu à se suicider il y a longtemps
– mais maintenant, cela n’en vaut plus la peine. Ce fai-
sant, il ne cesse d’ôter et de remettre son chapeau, où
quelque chose semble le gêner.
Du nouveau ?
28 EN ATTENDANT GODOT
Tandis que Pozzo s’installe et prend une collation,
Vladimir et Estragon observent l’autre homme, qui
reste muet, et qui est bien mal en point. Pozzo prend
ses aises, laisse Estragon dévorer les maigres reliefs de
son repas, et tente d’entretenir une conversation lan-
guissante.
L’intérêt de Vladimir et Estragon ne semble
s’éveiller que lorsque Pozzo parle de son compagnon,
qui s’appelle Lucky et est, selon ses dires, un « knouk »,
qui est à son service depuis plus de soixante ans, et qu’il
s’apprête à aller vendre au marché d’une bourgade
proche – alors que pourtant, d’après lui, c’est Lucky
qui lui a appris à penser et à sentir. Estragon veut
consoler Lucky qui pleure en silence, mais ce dernier
lui donne un coup de pied dans le tibia.
Malgré le manque d’enthousiasme de Vladimir et
Estragon, Pozzo se réinstalle pour bavarder, se lance
dans des tirades lyriques mais poussives, et pour remer-
cier les deux vagabonds de leur (relative) attention, en
vient finalement à l’idée de faire danser, puis « penser »
Lucky.
On coiffe donc Lucky de son chapeau (qui semble
indispensable à cette opération), et il se lance dans un
monologue apparemment sans queue ni tête, débité
sur un ton de plus en plus frénétique et incohérent, à
la surprise, puis à la panique de Vladimir et Estragon,
qui doivent prendre le « knouk » à bras-le-corps et lui
arracher le chapeau pour qu’il se taise.
On relève péniblement Lucky qui s’est effondré, et
l’étrange équipage repart.
L’attente encore
La diversion achevée, Vladimir et Estragon retrouvent
leur attente et la lenteur du temps qui passe. La conver-
ÉTUDE DU TEXTE 29
sation reprend, balbutiante. Il semble que, malgré ce que
l’on pouvait penser précédemment, ils connaissaient déjà
Pozzo et Lucky, supposés avoir « beaucoup changé ».
Arrive un jeune garçon, qui apporte à « monsieur
Albert » (nom sous lequel Vladimir se reconnaît) un
message. Vladimir se renseigne davantage : le garçon
attendait là depuis un moment, mais a eu peur du fouet
et des cris de Pozzo. Finalement le message est trans-
mis : monsieur Godot « ne viendra pas ce soir, mais
sûrement demain ». Aux nouvelles questions de
Vladimir, le jeune garçon dit qu’il est, de même que son
frère, au service de Godot, dont il garde les chèvres, et
qui les laisse coucher sur le foin du grenier. Malgré les
dénégations du garçon, Vladimir dit le connaître.
Le garçon s’en va, et la lune se lève. Vladimir et
Estragon (ce dernier laissant sur place ses chaussures,
décidément trop douloureuses) décident de s’abriter
pour la nuit, mais sont fermement convaincus que
Godot viendra demain. Malgré leur intention déclarée
de se mettre en route, « ils ne bougent pas ».
■ Acte deuxième
L’attente
30 EN ATTENDANT GODOT
comptine, qui repose sur le principe de la répétition des
mêmes paroles à plusieurs reprises.
Estragon arrive, bougon ; il semble s’être encore fait
battre. Vladimir et Estragon finissent par tomber dans
les bras l’un de l’autre. La conversation reprend et
tourne un moment autour de la nécessité ou de l’inuti-
lité pour les deux hommes de demeurer ensemble ;
Vladimir surtout semble penser que sa présence pro-
tectrice est indispensable à Estragon. Ce sujet épuisé,
on retombe dans le thème habituel : on attend Godot.
Tous les espoirs semblent permis, car il y a du nou-
veau : Vladimir a remarqué que l’arbre a désormais des
feuilles ; il se souvient de Pozzo et Lucky, alors
qu’Estragon a tout oublié. Vladimir tente de lui rafraî-
chir la mémoire en évoquant des souvenirs plus lointains,
et communs, de séjour dans le Vaucluse, mais sans effet.
Ils finissent tous deux par convenir que s’ils parlent,
c’est pour aider le temps à passer, et se lancent dans
l’évocation quasi lyrique et inattendue des « voix mortes »,
qui continuent à se faire entendre longtemps après la
disparition de leurs propriétaires, puis des « ossements »,
qui obscurcissent la pensée (ou du moins le dialogue)
qu’ils semblent s’évertuer à développer.
Vladimir en revient à l’arbre, à Pozzo, à Lucky, tente
même de recourir aux preuves les plus matérielles pour
convaincre Estragon qu’ils étaient bien là la veille : la
marque du coup de pied que lui a infligé Lucky est en
train de s’infecter, les chaussures sont là, devant eux ;
mais Estragon refuse de se laisser convaincre : d’ail-
leurs, ce ne sont pas ses chaussures qui sont là.
De nouveau tenaillé par la faim, Estragon s’adresse à
Vladimir, mais il ne reste même plus de carottes : que
des navets et des radis (et encore, des radis noirs, alors
qu’Estragon n’aime que les roses).
ÉTUDE DU TEXTE 31
Un projet finit par émerger : Estragon va enfiler les
chaussures qui sont par terre. Il y parvient pénible-
ment, puis s’endort. Mais il se réveille vite en sursaut,
affolé par un cauchemar.
Du nouveau ?
32 EN ATTENDANT GODOT
La position couchée se révélant pleine d’avan-
tages, les deux amis continuent leur discussion ainsi,
tentent de dormir, mais les cris de Pozzo les en
empêchent. Ils le frappent, le font s’éloigner en ram-
pant, puis s’occupent à l’appeler de divers noms
(« Caïn », « Abel »).
L’attente toujours
ÉTUDE DU TEXTE 33
Le garçon de la veille revient, porteur du même
message et cherchant à nouveau à le transmettre à
« monsieur Albert » ; il ne reconnaît manifestement pas
Vladimir, qui l’interroge, mais en tire moins de rensei-
gnements que la veille : le garçon a bien un frère, qui
est malade, il n’a vu ni Pozzo ni Lucky, monsieur
Godot « ne fait rien » et a une barbe blanche. Le jeune
garçon s’en va.
La lune se lève. Estragon se réveille, se déchausse,
pose ses chaussures. Il manifeste une fois encore le
désir de partir d’ici, mais Vladimir s’y oppose : il faut
attendre Godot. Le succès de l’entreprise étant moins
qu’assuré, ils envisagent de se pendre à l’arbre ; ne dis-
posant pour ce faire que de la corde qui sert de cein-
ture à Estragon, ils en testent la résistance ; la corde
lâche. La pendaison devra être remise au lendemain. À
moins que Godot ne vienne ?
Vladimir conseille à Estragon de relever son panta-
lon qui, bien entendu, en l’absence de corde, lui est
tombé sur les chevilles. Ils veulent partir. Ils ne bou-
gent pas.
2 – SCHÉMA DRAMATIQUE
34 EN ATTENDANT GODOT
notion d’« unité de temps » qui causait tant de soucis
à Corneille (et surtout dans Le Cid, précisément).
C’est ainsi encore que des étudiants irlandais qui lui
étaient confiés gardèrent un souvenir étonné mais ravi
des cours que leur fit Beckett sur l’Andromaque de
Racine, dont il décrivait la structure au moyen d’amu-
sants croquis où tous les personnages se couraient les
uns après les autres – ce qui est effectivement la
meilleure manière d’illustrer le mécanisme tragique de
cette pièce.
ÉTUDE DU TEXTE 35
acceptable à son auteur pour qu’il veuille la publier et
la faire représenter sur scène. Par la suite, il apportera
une multitude de changements mineurs au texte et à sa
conception de la dramaturgie, à l’occasion de traduc-
tions et de mises en scène successives. Pourtant, dès la
première réédition française, légèrement amendée, le
texte publié est définitif. On peut donc légitimement
penser qu’il était jugé par Beckett non pas réussi peut-
être, mais convenable.
Dès lors, il convient de prendre tout ce qui, dans la
pièce, peut apparaître étrange comme des éléments pla-
cés là volontairement par Beckett. De cette étrangeté
participe la cohabitation paradoxale, dans le même
texte, d’une structure d’ensemble globalement tradi-
tionnelle et d’une construction de détail inattendue.
36 EN ATTENDANT GODOT
(l’arbre, entièrement dénudé au premier acte, a
quelques feuilles au deuxième), davantage de précisions
obtenues par le même Vladimir quant à Godot. Beckett
a néanmoins toujours affirmé, au sujet de l’arbre par
exemple, que la présence des feuilles était là pour indi-
quer le passage du temps d’un acte à l’autre, et non un
quelconque sentiment de renouvellement ou d’espoir –
ce à quoi l’on pourrait objecter que le processus aurait
pu être inverse (chute au deuxième acte de feuilles pré-
sentes au premier), et que les dialogues sont partielle-
ment en contradiction avec cette affirmation, puisque
Vladimir rappelle à de nombreuses reprises qu’une jour-
née seulement a passé depuis le premier acte.
En réalité, tout dans la pièce est fait pour plonger le
lecteur ou spectateur dans le doute, l’incertitude, l’in-
stabilité. Nous n’avons aucune raison objective de pré-
férer la mémoire inexacte de Vladimir à l’amnésie
d’Estragon, ni les signes d’évolution aux marques de
stagnation. Le schéma de la pièce est donc en définitive
double, et destiné à nous laisser face à notre perplexité :
l’action est peut-être cyclique, recommençant sans
cesse à de menus détails près, ou elle est peut-être spi-
rale, c’est-à-dire engagée dans une évolution lente dont
quelques signes se manifestent à chaque nouvelle jour-
née.
En réalité, la grande nouveauté du théâtre de
Beckett est son aspect ouvert. Chez Racine aussi bien
que chez Molière par exemple, le début d’une pièce
présupposait divers événements antérieurs qu’il s’agis-
sait d’expliciter, généralement dès le premier acte.
Dans En attendant Godot, il y a bel et bien un passé des
deux personnages, de leur conscience et de leurs actes,
mais à aucun moment ces éléments ne sont directe-
ment explicités : nous n’en obtenons que des aperçus,
parfois contradictoires.
ÉTUDE DU TEXTE 37
La différence est plus essentielle en ce qui concerne
la fin de la pièce : dans le théâtre classique, la fin
marque à tout le moins la résolution des conflits
majeurs ouverts au cours de la représentation ; cela ne
signifie pas que les personnages soient privés de deve-
nir lorsque le rideau tombe, mais simplement que ce
qui a été en jeu dans la pièce a trouvé sa conclusion,
conforme aux désirs des uns, funeste aux autres. Dans
En attendant Godot, rien de cela : l’action est laissée en
suspens, d’autant que le deuxième acte se clôt presque
exactement comme le premier. Aucune des questions
qui ont pu se poser, à Vladimir et Estragon comme aux
spectateurs, n’a trouvé de réponse, et rien n’indique du
reste qu’elles soient destinées à en trouver une à un
point quelconque en aval des journées décrites sur
scène.
On peut par conséquent parler d’une structure
ouverte, sous l’aspect particulier d’une circularité dont
le mouvement même semble interdire toute notion
définitive de début et de fin.
3 – PERSONNAGES
■ Vladimir et Estragon
Du pareil au même ?
38 EN ATTENDANT GODOT
Tout d’abord ce sont deux sortes de vagabonds.
L’indication n’est pas donnée explicitement par
Beckett, mais ressort de divers détails présents dans le
texte. Cela se vérifie au niveau de l’aspect physique et
de l’habillement en premier lieu : chaussures d’Es-
tragon et chapeau de Vladimir hors d’âge (ce sont du
reste des chapeaux melons, une note nous le précise, et
ce type de chapeau était déjà fort démodé au lende-
main de la guerre), et de surcroît perpétuellement mal
ajustés, pantalon d’Estragon déboutonné au début et
tenu par une corde en guise de ceinture, mauvaise
odeur exhalée par les deux hommes (Estragon
reproche à Vladimir de « puer l’ail », tandis que Pozzo
se plaint de l’odeur d’Estragon, qu’il est heureux de
voir s’éloigner de quelques pas). Les deux hommes
accusent ensuite toutes sortes de maux qui peuvent
être imputés à parts égales à leur âge, qu’on suppose
avancé, et à leur vie errante et sans soins : plaies
d’Estragon, douleurs au bas-ventre pour Vladimir, et
pour tous deux raideur générale des mouvements.
ÉTUDE DU TEXTE 39
embaucher par lui et de pouvoir ainsi, comme le jeune
garçon et son frère, dormir chaque nuit sur le foin de
son grenier.
Vladimir
40 EN ATTENDANT GODOT
en train de dormir tandis que quelqu’un l’observe. On
n’est pas très loin de la célèbre interrogation du philo-
sophe chinois qui, ayant rêvé qu’il était un papillon, se
demande si inversement il n’est pas un papillon en train
de rêver qu’il est un homme.
ÉTUDE DU TEXTE 41
Estragon
42 EN ATTENDANT GODOT
Le souvenir de ce plongeon dans la Durance est
d’ailleurs l’une des rares occurrences où la mémoire
ne lui fait pas entièrement défaut. Estragon est inca-
pable de se souvenir de ce qui s’est passé la veille, et
met même à l’occasion beaucoup de mauvaise volonté
à s’en souvenir, inventant diverses arguties face aux
preuves qu’avance Vladimir de leur présence la veille
au même endroit. Plus précisément, il semble perdre
au fur et à mesure le souvenir des événements
récents, mais garde présents à l’esprit certains détails
anciens : ainsi des cartes de la Terre sainte qu’il a
vues dans la Bible, étant enfant, et au sujet desquelles
il se souvient encore que le bleu pâle de la mer Morte
lui donnait des idées de lune de miel et de plongeon.
Peut-être convient-il d’être attentif au fait que
c’est Estragon qui ouvre et ferme la pièce. Ne pou-
vant retirer sa chaussure, il prononce la première
réplique : « Rien à faire. » Quant à la fin de la pièce,
elle reprend les mêmes répliques que la fin de l’acte
premier, mais en inversant l’ordre des personnages qui
les prononcent : alors qu’au premier acte, au « Alors,
on y va ? » d’Estragon répondait le « Allons-y » de
Vladimir, à la fin en revanche c’est Vladimir qui
demande « Alors, on y va ? » et Estragon qui conclut
(si l’on peut dire) par un « Allons-y. » Dans un cas
comme dans l’autre, c’est peut-être lui qui exprime le
pessimisme le plus profond, quoique en partie invo-
lontaire : son « Rien à faire » ne concerne que sa
chaussure, et c’est Vladimir qui se charge de lui don-
ner une signification plus existentielle ; en revanche,
son « Allons-y », suivi de la mention « Ils ne bougent
pas », semble bien marquer la défaite concrète du
projet de départ, de changement, qu’Estragon a
réussi à instaurer en parole.
ÉTUDE DU TEXTE 43
Les deux font la paire
44 EN ATTENDANT GODOT
le gourmand, le paresseux, le sans-mémoire). Les sur-
noms mêmes qu’ils se donnent peuvent accréditer cette
hypothèse : si l’on se souvient que Beckett était parfaite-
ment bilingue, le « petit nom » de Vladimir, Didi, peut
dénoter celui qui sans fin « dit, dit », tandis que celui
d’Estragon, Gogo, renverrait à celui qui « va, va » (« go,
go » en anglais). Dénominations certes ironiques,
puisque Vladimir ne parvient pas à dire quoi que ce soit
de bien cohérent, et qu’Estragon ne va en fait jamais
nulle part, mais indication éventuelle d’une sorte de plai-
santerie beckettienne ridiculisant sous la forme de ces
deux pauvres hères deux des notions les plus chères à la
philosophie occidentale.
En tout état de cause, sans s’interdire ce genre de
pirouette qui n’est pas étrangère à l’humour de l’au-
teur, il convient de refuser, face à une œuvre de
Beckett, le dogmatisme d’une interprétation à sens
unique, et de laisser se déployer sur l’espace de la scène
les significations qui émanent du déroulement même
du texte. Vladimir et Estragon nous apparaissent avant
tout comme le recours (fût-il mince) que peut fournir
la compagnie d’autrui face au malheur de vivre.
■ Pozzo et Lucky
Un cas d’école
ÉTUDE DU TEXTE 45
Le ton du rapport entre Pozzo et Lucky est donné,
pourrait-on dire, avant même leur entrée en scène, par
les cris du premier et les claquements du fouet qui se
font entendre de la coulisse. La relation est celle du
maître au valet, voire à l’esclave. En fait, Lucky incarne
quelque chose de si opposé à la conception que l’on se
fait d’un homme, doué sinon de liberté, du moins de
libre arbitre, que l’on n’est pas étonné lorsque Pozzo
nous apprend que ce n’est pas un homme, mais un
« knouk ». Le sens de ce néologisme demeure impré-
cis, mais le terme est assurément dépréciatif.
L’aspect caricatural des liens qui unissent Pozzo à
Lucky peut nous inciter à y voir, dans le même esprit
que l’allégorie dérisoire du dualisme âme-corps incarné
par Vladimir et Estragon, une figuration volontaire-
ment simpliste et ridicule de la relation maître-esclave
telle que la décrit le philosophe Hegel. Dans un pre-
mier temps, le maître prend le pouvoir, absolu, sur l’es-
clave : c’est la base même du couple Pozzo-Lucky.
Mais le maître, dégagé de l’obligation de travailler, se
trouve ainsi coupé de la réalité matérielle, tandis que
l’esclave, qui agit, apprend par la même occasion,
acquiert des savoirs et des savoir-faire que le maître n’a
pas : d’où le fait que Pozzo déclare avoir appris de
Lucky toutes sortes de choses, et d’abord la pensée.
Enfin le maître est victime de son incapacité à maîtriser
la réalité, et l’esclave prend le dessus : peut-être ce pro-
cessus est-il en cours dans le deuxième acte, où Pozzo,
infirme, a perdu beaucoup de sa superbe, et doit presque
s’en remettre à Lucky plutôt que le commander.
Mais là encore, cette interprétation, plausible au
regard du plaisir qu’avait Beckett à mettre dans ses
textes des éléments de plaisanterie plus ou moins éru-
dite, ne suffit pas. Plus profondément, face au couple
« égalitaire » de Vladimir et Estragon, qui stagne mais
ne s’enfonce pas, la paire Pozzo-Lucky peut indiquer
46 EN ATTENDANT GODOT
une manière d’être avec autrui qui est vouée à l’échec
et à la déchéance : le rapport de pouvoir avilit davan-
tage le persécuteur que le persécuté, semble nous dire
Beckett, et l’humanité de tous deux en sort meurtrie.
Pozzo
ÉTUDE DU TEXTE 47
fort de citations de la mythologie gréco-romaine sur la
raison des choses et la beauté du monde. Lorsqu’on lui
demande pourquoi Lucky ne dépose pas les bagages, il
répond, non sans avoir appelé l’attention de son public :
« N’en a-t-il pas le droit ? Si. C’est donc qu’il ne veut
pas . Voilà qui est raisonné. Et pourquoi ne veut-il pas ?
(Un temps.) Messieurs, je vais vous le dire. » Pauvre rhé-
torique de médiocre raisonneur, restant à la surface de
son propre discours, loin de toute réalité.
48 EN ATTENDANT GODOT
Lucky
ÉTUDE DU TEXTE 49
larmes par Estragon, mais il donne ces pleurs comme
indication de jeu (sachant pourtant que les larmes sont
très difficiles à simuler pour beaucoup d’acteurs, et
qu’elles ne peuvent être aperçues au mieux que par les
spectateurs des tout premiers rangs).
Et pourtant, dans un moment de faiblesse, Pozzo
confesse à Vladimir et Estragon que le peu de bon qu’il
y a en lui (capacité de réfléchir, même mal employée,
sens de la beauté, même perverti par des clichés ridi-
cules), c’est à Lucky qu’il le doit : « Sans lui, je n’aurais
jamais pensé, jamais senti, que des choses basses […].
La beauté, la grâce, la vérité de première classe, je m’en
savais incapable. Alors j’ai pris un knouk. » Lucky pour-
rait-il être alors une figure du penseur, de l’artiste ? De
même qu’Estragon affirme à Vladimir avoir été poète,
semblant voir une relation de cause à effet entre cette
activité et les guenilles qu’il est réduit à porter, Lucky
pourrait symboliser le statut de celui qui vit pour pen-
ser ou sentir, et à qui la société ne fait place qu’aux
lieux les plus humbles : Beckett, pour avoir souvent
frôlé la misère, le savait mieux que tout autre.
Il est vrai que, de cette humiliation, l’on peut se ven-
ger en disant son fait au monde. Et peut-être est-ce à
cela que s’attache Lucky, dans son monologue, dont
l’aspect absurde et incohérent peut receler le sens
ultime (ou non) de la pièce : mais nous en réserverons
l’étude pour une autre partie de l’ouvrage.
50 EN ATTENDANT GODOT
vérifie, jusqu’à l’absurde, l’hypothèse selon laquelle un
personnage de théâtre peut être plus efficace lorsqu’il
n’est pas sur scène : c’est le cas, par exemple, dans
Bajazet de Racine, où le sultan Amurat, qui n’apparaît
pas, provoque par la seule rumeur de sa venue pro-
chaine une cascade de morts violentes dans le sérail.
À vrai dire, Godot n’est pas parfaitement abstrait,
puisque l’on verra à deux reprises son (ou ses)
envoyé(s), venu(s) informer Vladimir et Estragon que,
s’il ne viendra pas ce soir, il viendra en revanche le len-
demain (même si le deuxième acte prouve évidemment
que cette promesse fonctionne exactement comme
celle du coiffeur qui laisse en permanence affiché sur sa
vitrine un panneau « Demain, on rase gratis »). Encore
faut-il noter que, dans la version initiale, c’était une
lettre de Godot qu’apportait le jeune garçon : mais cela
conférait décidément trop de matérialité à Godot, et
l’on se contenta ensuite d’un message oral.
Par ailleurs, Vladimir sollicite du messager quelques
renseignements sur son employeur : c’est ainsi qu’au
premier acte on apprend que monsieur Godot bat le
frère du jeune garçon, mais pas le garçon lui-même
(sans qu’on puisse néanmoins affirmer qu’il l’aime),
qu’il les nourrit et les laisse coucher dans le grenier. Au
deuxième acte, Vladimir s’enhardit jusqu’à demander
des précisions sur les activités de Godot (il ne fait rien)
et sur son aspect physique (il a une barbe blanche).
La prolifération ludique des indices pointe bien sûr
vers l’équation « Godot = Dieu » (nous y reviendrons),
mais Godot pourrait aussi bien être une sorte de super-
Pozzo, plus puissant mais moins violent, régentant ses
domaines, et de qui Vladimir et Estragon puissent avoir
quelque aumône ou faveur à attendre.
Cela dit, le personnage et l’identité de Godot étant
(peut-être) au cœur du sens de la pièce, nous en réser-
ÉTUDE DU TEXTE 51
verons l’étude plus approfondie pour la partie théma-
tique de cet ouvrage.
Le(s) garçon(s)
52 EN ATTENDANT GODOT
normalité : force d’un théâtre où l’exception est la
norme, et d’où toute tentative de réalité est bannie, si
elle ne passe pas par la poésie de la scène.
4 – LE STYLE
ÉTUDE DU TEXTE 53
sorte qu’à choisir parmi les trouvailles brillantes qui
affluent, et cela nuit à ce qu’il pense être la nécessité
d’une véritable recherche sur le sens.
Par ailleurs, Beckett n’est pas un bilingue complet,
comme peut l’être un enfant né de parents issus de
deux cultures différentes : il a grandi dans un milieu
anglophone, et n’a découvert les langues étrangères
qu’à l’occasion de ses études. Il est vrai qu’il a alors rat-
trapé, si l’on peut dire, le temps perdu, puisqu’il maî-
trise parfaitement le français et, presque aussi bien,
l’allemand, et, à un niveau moindre, l’italien et l’espa-
gnol. Mais le français demeurera toujours pour lui une
langue acquise, dans laquelle il est parfaitement à l’aise,
mais qu’il peut plus aisément tenir à distance que l’an-
glais.
Une part non négligeable de l’œuvre de Beckett est
constituée de traductions : traductions de ses propres
textes français en anglais et inversement, mais aussi tra-
ductions d’œuvres étrangères, principalement fran-
çaises, en anglais (dont des poèmes de Rimbaud,
d’Apollinaire, plus tard une pièce de son ami Robert
Pinget). Et dans les années 1950, il recommence à
écrire une partie de ses textes en anglais : sa décision de
la fin de la guerre n’est donc pas absolue ni irrévocable.
Pourtant, en abordant En attendant Godot, alors
qu’il ne s’est essayé auparavant en langue française qu’à
quelques poèmes et à des textes romanesques, Beckett
demeure fidèle à cette décision, ce qui est loin d’aller
de soi, car une pièce de théâtre, même composée dans
un style volontairement éloigné de la langue quoti-
dienne, comportera nécessairement des éléments
d’oralité qui peuvent être tout à fait absents d’un
roman.
Ce choix participe donc de la volonté d’étrangeté
qui, pour lui, réside dans l’emploi d’une langue tout de
54 EN ATTENDANT GODOT
même étrangère, et pour le public, résidera dans le
caractère inattendu voire, au regard des normes de
l’époque, scandaleux de la pièce.
ÉTUDE DU TEXTE 55
partie d’une expression signifiant « vivre dans l’aisance »,
on pourra au mieux sourire, la plaisanterie semblant
quelque peu « tirée par les cheveux ». Cela n’implique
pas de maladresse de la part de l’auteur, mais plutôt le
choix d’utiliser des répliques dénotant (chez le person-
nage ou chez lui-même) une certaine lourdeur, ou un
goût de l’à-peu-près, que, si l’on n’était dans une pièce
française, on pourrait dire assez proche de l’humour
populaire irlandais.
En revanche, lorsque Vladimir demande à Estragon
de quoi ils ont parlé la veille, et que ce dernier répond :
« Oh… à bâtons rompus, peut-être, à propos de
bottes. (Avec assurance.) Voilà, je me rappelle, hier soir
nous avons parlé à propos de bottes », il semble pro-
bable que la plaisanterie soit passée inaperçue de nom-
breux spectateurs. En effet, l’expression « à propos de
bottes », signifiant « hors de propos », est déjà assez
désuète après la guerre, et le jeu de mots entre ce sens-
là et le sens, plus évident, de « chaussures » (qui sont
en effet l’objet d’une bonne part des échanges entre les
deux hommes), a pu échapper à beaucoup. On imagine
sans peine la jubilation de Beckett à laisser percevoir au
public une plaisanterie médiocre (celle du plateau) tout
en en glissant une autre (celle des bottes), plus subtile
au point sans doute d’être largement inaperçue.
Cette jubilation se trouve aussi dans la prolifération,
par endroits, de termes qui, loin d’être indispensables,
ne sont là, dirait-on, que parce que leur intérêt est
d’être plus ou moins rares. Ainsi, lorsque Pozzo a égaré
sa pipe, il se demande d’abord : « Qu’est-ce que j’ai fait
de ma pipe ? », puis : « Mais qu’ai-je donc fait de ma
bruyère ! », ce à quoi Estragon réplique : « Il a perdu
sa bouffarde ! », avant que Pozzo ne reprenne : « J’ai
perdu mon Abdullah ! » (il s’agit cette fois non d’un
nom commun, mais d’une marque de pipes) ; on va ici
du terme le plus simple aux plus rares, ce qui certes
56 EN ATTENDANT GODOT
correspond bien aux dispositions de Pozzo, dont la
culture bourgeoise et classique doit rejeter par principe
la répétition, mais indique aussi le pur plaisir de la pro-
lifération verbale.
ÉTUDE DU TEXTE 57
inhabituelle : « Il s’en est fallu d’un cheveu qu’on ne
s’y soit pendu. (Il réfléchit.) Oui, c’est juste (en déta-
chant les mots) qu’on - ne - s’y - soit - pendu. » C’est
que le langage chez Beckett, tout en étant le lot com-
mun des hommes, demeure sans cesse objet de stu-
peur, de questionnements, de remise en cause, que ces
modulations ont pour fonction d’exprimer.
58 EN ATTENDANT GODOT
gestuelle, sur les déplacements des personnages : ce
sera l’objet du développement suivant. Mais à se limi-
ter même à la langue, on constate sans peine que
Beckett renouvelle le langage théâtral dans le choix des
termes et dans le rythme : ce n’est peut-être pas la
moindre des raisons qui ont fait le succès de la pièce.
5 – DRAMATURGIE
■ La pauvreté du cadre
À partir des années 1960, Samuel Beckett a consa-
cré une partie de son temps à la mise en scène. Il s’était
à vrai dire intéressé de très près à la première mise en
scène d’En attendant Godot. Mais il n’avait alors
donné, pour l’essentiel, que des instructions orales à
Roger Blin. En 1975, en revanche, il assuma lui-même
la mise en scène de cette pièce (et d’autres) au Schiller-
Theater de Berlin. Les notes qu’il a prises au cours du
travail préparatoire ont été conservées, et publiées (en
anglais seulement, malheureusement). Elles nous don-
nent des indications passionnantes quant aux concep-
tions qu’avait l’auteur de son œuvre et de la manière
dont il voulait qu’elle fût présentée au public.
ÉTUDE DU TEXTE 59
Le décor, nous l’avons déjà signalé, est très sommai-
rement décrit : « Route à la campagne, avec arbre »,
puis (au deuxième acte) « Même endroit », avec seule-
ment la mention supplémentaire : « L’arbre porte
quelques feuilles ». Le seul élément incontournable est
donc l’arbre, à tel point que, en 1952, une occasion
s’étant présentée de monter la pièce, mais dans une
salle dont la scène était si petite qu’on n’aurait pu y
faire tenir un arbre, Beckett déclina l’offre. De fait, le
texte y fait à diverses reprises référence, et les motifs du
passage du temps (exprimé par la pousse des feuilles) et
de la pendaison sont trop importants pour qu’on
puisse y renoncer.
60 EN ATTENDANT GODOT
En attendant Godot est donc une pièce dont le cadre
général est pauvre, voire dénudé, pour deux raisons :
d’abord parce que le texte donne peu d’indications, ce
qui doit inciter à la réserve, ensuite parce que la tradi-
tion a toujours traité la pièce de manière plutôt mini-
maliste.
■ La richesse du détail
ÉTUDE DU TEXTE 61
a pris à rectifier ici un mot ou une tournure, là un mou-
vement, ailleurs un éclairage (sans pour autant juger
utile de modifier le texte imprimé, inchangé depuis sa
toute première réédition contemporaine de la mise en
scène de Blin). Cette attention pointilleuse aux détails
n’était au demeurant nullement dictatoriale : Beckett
indiquait qu’à partir du moment où un certain nombre
de données de base étaient respectées, des mises en
scène autres produiraient simplement une « musique »
(le terme est intéressant) différente de la sienne. Il
s’opposa toutefois à certaines tentatives qu’il jugea
contraires à l’esprit de son œuvre : c’est ainsi qu’il
refusa une adaptation où tous les personnages étaient
remplacés par des femmes. Misogynie de l’écrivain ?
Non, mais plutôt refus du n’importe quoi qui sert de
pensée prétendument audacieuse à trop de représen-
tants autoproclamés de la « modernité ».
3
THÈMES
THÈMES 63
sans doute un sourire en coin : « J’ai voulu dire ce
que j’ai dit. » Voilà le lecteur ou le spectateur curieux
bien éclairés…
64 EN ATTENDANT GODOT
peloton semblait être passé et l’étape en voie de se
terminer, Beckett aurait demandé aux spectateurs ce
qu’ils faisaient encore là, et ils auraient déclaré qu’ils
« attendaient Godot », le coureur le plus âgé, alors
« lanterne rouge » de l’épreuve. Le goût de Beckett
pour la bicyclette, qui sert parfois d’utile substitut à la
marche pour certains de ses personnages (comme
dans le roman Molloy, à peu près contemporain de la
pièce), rend cette histoire plausible, et il faudrait une
recherche approfondie dans les archives du journal
L’Équipe pour peut-être pouvoir vérifier l’authenticité
de l’anecdote, qui est en tout état de cause suffisam-
ment amusante pour mériter d’être mentionnée.
THÈMES 65
■ Les hypothèses « intellectuelles »
66 EN ATTENDANT GODOT
que l’allure française du mot aurait plus naturellement
incité les acteurs à accentuer la dernière syllabe, comme
cela se fait toujours en français (« Godot »). La divinité
supposée de Godot se verrait par là renforcée – mais
peut-être s’agit-il simplement, hors d’un contexte fran-
cophone, d’« angliciser » légèrement l’aspect général
du texte pour un public anglophone.
THÈMES 67
La possible signification « théologique » de Godot se
voit également étayée par l’omniprésence de l’imagerie
religieuse dans la pièce, que nous étudierons plus loin de
manière plus approfondie. Remarquons tout de même
ici que l’espoir que Vladimir et Estragon placent dans la
venue de Godot fait écho à la discussion longuement
filée du premier acte, relative aux diverses versions des
« deux larrons » crucifiés en même temps que le Christ,
et dont généralement on ne retient de fait (comme l’ob-
serve Vladimir) que la plus optimiste, celle où Jésus pro-
met à celui des deux qui place sa confiance en lui qu’il se
retrouvera à ses côtés au royaume des cieux.
68 EN ATTENDANT GODOT
« je sais bien, mais quand même » de celui qui ne peut
plus avoir la foi, mais ne peut non plus se résigner à y
renoncer tout à fait. La remarque vaudrait pour les per-
sonnages, non pour Beckett, qu’on ne peut soupçon-
ner de nostalgie religieuse. En revanche, la religion
qu’il a pratiquée dans son enfance pourrait, souterrai-
nement, dénoter un désir de retour vers cette enfance
précisément, vers l’insouciance que l’on associe sou-
vent à cette période de la vie et à la relation privilégiée
entre mère et enfant.
THÈMES 69
effectivement, il n’y aurait plus de pièce possible, dans
le contexte théâtral du dix-septième siècle, car son arri-
vée coïncidera sans doute avec une vague de répression
et d’assassinats qui, selon les conventions alors en
vigueur, ne peut faire l’objet d’un spectacle théâtral. En
revanche, tant qu’il est seulement annoncé, l’action
peut suivre son cours (catastrophique au demeurant,
mais où les morts ne s’égrènent que lentement, non
dans le cadre du massacre possible que l’on pressent
pour plus tard).
De même, dans En attendant Godot, à supposer que
Godot arrive, et non son messager, que se passerait-il ?
Rien de plus très probablement, si ce n’est qu’on n’au-
rait plus de motif d’être là à l’attendre, et donc que la
pièce serait instantanément finie. Observons en effet ce
que se disent Vladimir et Estragon à son sujet (surtout
Vladimir d’ailleurs, Estragon ayant peu d’opinions sur la
question). Rien de précis en fait. Ils attendent éventuel-
lement d’être « sauvés », mais le terme semble pour eux
une coquille vide, ils seraient bien en peine de dire ce
que cela peut signifier pour eux spécifiquement, au-delà
du vague rabâchage d’un vieux catéchisme scolaire.
Ils sont pleins d’hypothèses quant aux raisons pour
lesquelles Godot ne vient pas : il doit « réfléchir », « à
tête reposée », « consulter sa famille », « ses amis »,
« ses agents », « ses correspondants », « ses registres »,
« son compte en banque », « avant de se prononcer ».
Notons d’ailleurs que le passage où a lieu cet échange
implique clairement que Godot n’est pas qu’une vue
de l’esprit, puisque les deux compères rappellent nette-
ment qu’ils l’ont déjà vu, et ne lui ont à cette occasion
« rien demandé de bien précis » : seulement « une sorte
de prière », « une vague supplique ». Comment s’éton-
ner alors que Godot n’ait rien eu à répondre de bien
précis non plus, et qu’il tarde à reparaître ? Le moins
que l’on puisse dire est que Vladimir et Estragon
70 EN ATTENDANT GODOT
demeurent très évasifs quant aux motifs qui les pous-
sent vraiment à l’attendre, sauf lorsque Vladimir, prou-
vant ainsi qu’il a sans doute déjà rencontré le jeune
garçon qui lui a raconté sa vie chez Godot, dit : « Ce
soir, on couchera peut-être chez lui, au chaud, au sec,
le ventre plein, sur la paille. Ça vaut la peine qu’on
attende. » Mais au-delà de cette demande extrêmement
« matérialiste », qui n’a apparemment pas été exprimée
directement, et qui ne nécessite au demeurant pas for-
cément l’intervention de Godot, il n’y a à peu près rien
qui rattache vraiment les deux vagabonds à Godot ;
certes, ils ont, disent-ils, « bazardé » leurs « droits »
(comme Esaü dans la Bible), mais pourtant ils ne sont
« pas liés ».
Dans le même ordre d’idées, observons que, lorsque
le garçon vient, à deux reprises, annoncer à Vladimir
que Godot ne viendra pas ce jour-là, le vagabond ne
trouve aucun message significatif à lui faire transmettre,
si ce n’est que le jeune garçon l’a bien vu, ce qui est
absolument l’information minimale dont il puisse le
charger. Au deuxième acte, il réfléchit certes plus lon-
guement à ce qu’il pourrait ajouter, mais sans effet :
« Tu lui diras – (il s’interrompt) – tu lui diras que tu
m’as vu et que – (il réfléchit) – que tu m’as vu ». Que
pourrait dès lors apporter la venue de Godot, si ce n’est
le constat de la vacuité parfaite de cette attente ?
Godot est donc comme Amurat dans Bajazet, à
cette nuance près que chez Racine la croyance en un
sens des choses persiste, et que par conséquent ce sont
des actions qui s’ordonnent autour de la venue annon-
cée du sultan, tandis que chez Beckett le sens s’est éva-
noui, et l’attente de Godot n’est prétexte qu’à un total
renoncement à être, pourrait-on dire. Un Godot
absent ne sert-il pas mieux le malaise de vivre de
Vladimir et Estragon qu’un Godot présent ?
THÈMES 71
2 – LES MOTIFS RELIGIEUX
■ Un leitmotiv
L’onomastique
72 EN ATTENDANT GODOT
avoir connu jadis « une famille Gozzo » (dont la sono-
rité est intermédiaire entre « Godot » et « Pozzo »).
THÈMES 73
On peut en faire plusieurs lectures, à la lumière en
particulier de la controverse théologique qui oppose
Vladimir et Estragon au début de la pièce (et que nous
évoquerons plus longuement ci-dessous). Le Sauveur,
ce ne peut être nul autre que le Christ. Il est encore
plus aisé de s’en convaincre si l’on se souvient qu’au
début, lorsque Vladimir s’interroge sur l’histoire des
deux larrons crucifiés avec le Christ et ses différentes
versions, il ne mentionne pas le nom de Jésus, mais dit :
« le Sauveur », à trois reprises (dont une pour répéter
le terme à Estragon qui semble ne pas l’avoir compris).
On peut songer au sermon dans lequel Jésus dit que sont
« bienheureux » (entre autres) « les pauvres » et « les
faibles en esprit » (et Lucky, dans son parfait dépouille-
ment et dans la cohérence très limitée des propos qu’il va
bientôt tenir, semble parfaitement entrer dans chacune
de ces deux catégories). On peut également songer à
l’épisode où un homme vient voir Jésus pour lui deman-
der de guérir son serviteur, malade, et ajoute : « Je ne suis
pas digne de te recevoir, mais dis seulement une parole et
mon serviteur sera guéri ». Dans l’un et l’autre cas, l’al-
lusion à « Saint-Sauveur » pointerait vers une sorte de sta-
tut privilégié, voire de sanctification, de Lucky, qui, loin
de se voir rabaissé par l’acte odieux de Pozzo, y trouvera
la récompense de son humilité.
74 EN ATTENDANT GODOT
plus ou moins ouvertement évocateurs, comme le couple
Hamm (« hammer », « marteau ») et Clov (« clou ») dans
Fin de partie ou le couple ironiquement nommé, dans
Oh les beaux jours, Winnie (alors que la femme dont il
s’agit, loin de « gagner » – « to win » – semble bien avoir
tout perdu) et Willie (alors que l’homme, quasi inerte, est
loin de la volonté – « will » – que suggérerait ce nom).
On ne peut bien sûr prétendre là qu’être au mieux
conjectural, comme dans la plupart des remarques que
présente cette partie de l’étude. La conjecture n’est
néanmoins pas forcément vaine, dans la mesure où les
éléments que nous évoquons étaient en tout état de
cause connus de Beckett.
THÈMES 75
ESTRAGON : Je m’en vais. (Il ne bouge pas.)
VLADIMIR : Et cependant… (Un temps.) Comment se
fait-il que… Je ne t’ennuie pas, j’espère ?
ESTRAGON : Je n’écoute pas.
VLADIMIR : Comment se fait-il que des quatre évangé-
listes un seul présente les faits de cette façon ? Ils étaient
cependant là tous les quatre – enfin, pas loin. Et un seul
parle d’un larron de sauvé. (Un temps.) Voyons, Gogo,
il faut me renvoyer la balle de temps en temps.
ESTRAGON : J’écoute.
VLADIMIR : Un sur quatre. Des trois autres, deux n’en
parlent pas du tout et le troisième dit qu’ils l’ont
engueulé tous les deux.
ESTRAGON : Qui ?
VLADIMIR : Comment ?
ESTRAGON : Je ne comprends rien. (Un temps.)
Engueulé qui ?
VLADIMIR : Le Sauveur.
ESTRAGON : Pourquoi ?
VLADIMIR : Parce qu’il n’a pas voulu les sauver.
ESTRAGON : De l’enfer ?
VLADIMIR : Mais non, voyons ! De la mort.
ESTRAGON : Et alors ?
VLADIMIR : Alors ils ont dû être damnés tous les deux.
ESTRAGON : Et après ?
VLADIMIR : Mais l’autre dit qu’il y en a eu un de sauvé.
ESTRAGON : Eh bien ? Ils ne sont pas d’accord, un point
c’est tout.
VLADIMIR : Ils étaient là tous les quatre. Et un seul
parle d’un larron de sauvé. Pourquoi le croire plutôt
que les autres ?
76 EN ATTENDANT GODOT
ESTRAGON : Qui le croit ?
VLADIMIR : Mais tout le monde. On ne connaît que
cette version-là.
ESTRAGON : Les gens sont des cons. »
THÈMES 77
le dimanche ne le supplante, c’est le jour du sabbat, le
jour consacré à Dieu, dans la tradition judéo-chré-
tienne : quel meilleur jour pourrait-on trouver pour
un rendez-vous avec Godot ? Mais le doute gagne, et
les différents jours de la semaine vont être égrenés,
pas complètement dans l’ordre, et chacun ayant une
éventuelle signification pour qui connaît les évangiles.
Le dimanche, c’est Pâques, le jour de la résurrec-
tion, et le jour qui a, dans le christianisme, remplacé
le samedi comme jour consacré au Seigneur. Le lundi
peut de même être le lundi de Pâques, ou celui de la
Pentecôte, toutes célébrations d’un Dieu glorieux et
sauveur. Mais soudain, marche arrière : vendredi
peut-être. Or le vendredi, c’est le jour où Jésus meurt
sur la croix. Voilà moins de raisons d’espérer… Quant
au jeudi qui est évoqué en dernier, il est associé dans
le calendrier chrétien à l’Ascension, qui est élévation
du Christ vers le ciel, donc occasion de réjouissance,
mais peut aussi bien être interprétée comme le
second départ du Christ, laissant les hommes seuls
avec eux-mêmes, sans le secours tangible de la pré-
sence divine.
78 EN ATTENDANT GODOT
On peut encore rappeler deux passages où la Bible
est utilisée, à des fins certes parodiques, mais peut-être
pas uniquement. Vers la fin du premier acte, Vladimir
dit à Estragon : « Mais tu ne peux pas aller pieds nus. »,
ce qui provoque l’échange suivant : « – Jésus l’a fait.
– Jésus ! Qu’est-ce que tu vas chercher là ! Tu ne vas
tout de même pas te comparer à lui ? – Toute ma vie
je me suis comparé à lui. – Mais là-bas il faisait chaud !
Il faisait bon ! – Oui. Et on crucifiait vite. »
THÈMES 79
Ce bref passage semble contenir une sorte de para-
bole express, farcesque certes, mais pas seulement.
Observons d’abord que, comme à la fin du premier
acte, c’est Estragon qui, à notre surprise, se révèle
plus compétent en histoire sainte que son compa-
gnon. Par ailleurs, le motif d’Abel et Caïn peut être
porteur de signification. Rappelons que, dans la
Genèse, ce sont les deux premiers nés d’Adam et Ève ;
Caïn cultive le sol, tandis qu’Abel élève du bétail.
Tous deux font à Dieu une offrande, mais Dieu
marque une préférence pour le fumet de la viande
d’Abel ; Caïn en conçoit plus que du dépit, au point
qu’il entraîne Abel dans les champs et le tue ; il a beau
ensuite feindre l’innocence lorsque Dieu lui demande
où est Abel (« Suis-je le gardien de mon frère ? »,
demande-t-il ingénument), Dieu le chasse tout de
même, tout en lui apposant une marque afin que nul
ne lui fasse de mal.
80 EN ATTENDANT GODOT
■ Questionnement ou dérision ?
Influences irlandaises ?
THÈMES 81
Il est toutefois notoire que les traditions les plus
vives sont aussi les plus pesantes, et celles qui provo-
quent les rébellions ou les détournements les plus
audacieux. Il est significatif que, parmi les nombreux
grands écrivains irlandais (ou du moins d’origine irlan-
daise), on compte nombre d’auteurs qui ont fait scan-
dale par leurs écrits, et parfois par leur vie. Oscar Wilde,
condamné à plusieurs années d’emprisonnement pour
avoir pleinement assumé sa relation homosexuelle avec
le fils d’un lord anglais, était irlandais. Irlandais aussi
James Joyce, dont l’œuvre dérangea tellement et fut
victime d’interdictions si absolues qu’il choisit de s’exi-
ler ; or on a vu l’influence qu’a eue Joyce sur le Beckett
de vingt ans qui vint habiter Paris.
Même hors du cercle des artistes et des intellectuels,
la religion en Irlande, pour suivie et révérée qu’elle est,
n’est pas aussi bigote que dans des pays au niveau de
pratique religieuse comparable, comme la Pologne :
elle s’accompagne d’un goût marqué de la plaisanterie,
qui a donné son nom à un type d’histoire drôle fondé
sur le nonsense, sur l’absurde, et que l’on appelle l’irish
bull, le « taureau irlandais ».
La religion sert donc de ciment social dans la mesure
où la pratique religieuse est telle que nul ne peut
l’ignorer. Mais au-delà d’une connaissance de la culture
religieuse plus approfondie que dans la plupart des
sociétés occidentales contemporaines (et comparable
en revanche à ce qu’elle a pu être dans la majorité des
pays d’Europe dans les siècles passés, ou récemment
encore en Italie ou en Espagne), les positions indivi-
duelles varient, comme partout, de l’adhésion parfaite
à la complète indifférence. Si ce n’est que l’indifférence
religieuse ne peut, précisément, prendre l’aspect de
l’ignorance, puisque la foi est élément constitutif du
milieu social. Donc, l’indifférence devra s’exprimer,
entre autres, par des prises de position plus ou moins
82 EN ATTENDANT GODOT
ouvertes face à la foi chrétienne, qui pourront aller
de l’agacement à la colère et de la dénonciation à la
dérision.
Un thème ambivalent
THÈMES 83
sens à la pièce, que la vision religieuse du monde, telle
qu’elle se laisse percevoir dans En attendant Godot, soit
dénoncée comme un leurre, et comme un empêche-
ment à être libre. Rappelons ce que nous avons dit plus
haut de Godot : quel étrange pouvoir est le sien, qui ne
s’exprime que par l’absence, et laisse indéfiniment
espérer ceux qui l’attendent ?
Cela dit, il est clair également que l’on a affaire à une
sorte de théologie négative, comparable à celle que
l’on peut trouver chez le philosophe d’origine rou-
maine Cioran (dont la pensée est souvent éminemment
beckettienne) : tout se joue en réalité dans l’homme, et
la question de l’existence de Dieu (bien que tout porte
à croire en définitive à son inexistence) est secondaire.
Plus précisément, c’est de la croyance en l’existence de
Dieu – ou, plus généralement, d’une quelconque trans-
cendance – que naît une bonne part des problèmes des
gens. Mais c’est de là aussi que naît leur consolation.
84 EN ATTENDANT GODOT
d’autre chose dont l’obtention, cette fois, dépendrait
d’eux entièrement, et dont tout porte à croire qu’ils ne
parviendraient probablement pas à l’obtenir non plus.
THÈMES 85
qui est illogique s’il l’a déjà rencontré (ou alors il faut
supposer une nouvelle manifestation de l’amnésie qui,
pourtant, le frappe moins que son comparse).
Un malentendu grotesque
86 EN ATTENDANT GODOT
horrifiée de la vie et de l’absence de signification accep-
table qu’on puisse lui faire revêtir d’une part, et la ten-
tation, ridicule et vouée à l’échec, de lui en conférer
quand même une, coûte que coûte, d’autre part.
THÈMES 87
tout, comme l’indique le seul autre évangéliste qui men-
tionne l’épisode, c’est trop au-dessus de nos forces.
Estragon, le plus philosophe peut-être des deux vaga-
bonds, malgré les apparences, a-t-il raison d’en tirer son
abrupte conclusion : « Les gens sont des cons » ? Sans
doute, dans l’esprit de l’auteur. Encore faut-il dire que
cette formule n’implique nul mépris, plutôt une frater-
nelle compréhension de la difficulté d’être et des petites
ou grandes stratégies vaines que chacun met en place pour
s’en sortir. La religion est encore une des meilleures, fina-
lement, puisqu’elle combine inextricablement la notion
de faute et celle de rachat. Le concept de péché originel
inscrit dès les premières pages de la Bible donne du grain
à moudre à tout homme qui s’en laisse convaincre :
« VLADIMIR : Un des larrons fut sauvé. (Un temps.)
C’est un pourcentage honnête. (Un temps.) Gogo…
ESTRAGON : Quoi ?
VLADIMIR : Si on se repentait ?
ESTRAGON : De quoi ?
VLADIMIR : Eh bien… (Il cherche.) On n’aurait pas
besoin d’entrer dans les détails.
ESTRAGON : D’être né ? »
88 EN ATTENDANT GODOT
Il n’y a donc, semble dire la pièce, pas lieu de croire. Mais
il n’y a pas lieu non plus de combattre la foi, arme comme
une autre (meilleure que d’autres peut-être) pour échapper
à la conscience de notre condition. Ce que l’on peut faire,
c’est en rire : à cela la pièce, tout en nous mystifiant sur
le « message » qu’on espère y trouver, nous invite.
3 – LE FIN MOT ?
■Le monologue de Lucky :
un moment clé ?
THÈMES 89
Or le monologue est bel et bien rédigé et, qui plus
est, il est présenté dans une typographie particulière :
les indications scéniques concernant les intonations de
Lucky et les réactions des autres personnages sont
presque toutes rejetées dans la marge, alors qu’il aurait
été possible de les insérer à l’intérieur de la tirade, entre
parenthèses, comme c’est habituellement le cas.
■ La divine providence ?
Le premier motif, qui occupe le premier tiers du
« discours », est celui d’une divinité, dont on voit immé-
diatement le rapport avec des éléments capitaux de la
pièce. Or ce dieu a ici perdu son mystère, puisque son
existence « jaillit des récents travaux » de « Poinçon et
Wattmann » (référence ludique, après les « travaux
publics », au tramway, où le billet était poinçonné – on
ne disait pas encore « composté » – par un poinçonneur,
et qui était conduit par un machiniste qu’on appelait
wattman). En outre, il s’agit bel et bien d’un « Dieu per-
sonnel » (avec majuscule), d’un Dieu « à barbe
blanche », correspondant aux représentations les plus
naïves du christianisme, et non de la divinité abstraite en
laquelle certains philosophes réconcilient foi et raison.
90 EN ATTENDANT GODOT
caractérisé par son « apathie » (absence de tout senti-
ment, indifférence, et donc inaction, terme employé
dans la philosophie antique), son « athambie » (imper-
turbabilité, terme philosophique extrêmement rare) et
son « aphasie » (absence de parole, terme habituelle-
ment lié à des états pathologiques).
THÈMES 91
Notons que cette fois leurs travaux ne sont pas
« publics » mais « inachevés ». Quant à « Testu et Conard »,
ils peuvent revêtir deux significations différentes : au pre-
mier regard, « Testu » c’est « têtu », où l’accent circonflexe
aurait rétrocédé sa place au « s » qu’il a remplacé au cours
de l’évolution du français, tandis que « Conard » ne néces-
site pas de commentaire ; on est donc édifié quant aux
capacités mentales véritables des deux savants. Mais on
peut aussi penser que « Testu » renvoie au moins autant à
« testicule » qu’à « tête », tandis que « conard » est origi-
nellement une variante de « con », qui désigne en argot le
sexe féminin, avant, par on ne sait quel glissement de sens
peu flatteur, de vouloir dire « imbécile » ; les deux savants
renverraient alors aux parties génitales masculines et fémi-
nines. Quant à « l’Acacacacadémie d’Anthropopo-
pométrie », le bégaiement soudain de Lucky y fait comme
par hasard apparaître le « caca » et le « popo » dont on sait
à quoi ils renvoient dans le langage enfantin.
92 EN ATTENDANT GODOT
gner l’effort, la volonté en général), camogie (une sorte
de hockey joué en Irlande), hockey (sur glace mais aussi
sur asphalte, plutôt que sur gazon, voire sur terre, sur
mer et dans les airs) et golf, mais tout de même pas la
pénicilline (médicament qui fut à l’origine des antibio-
tiques, et qui a donc tout de même un rapport évident
avec l’amélioration des conditions d’hygiène et de vie).
■ « Tu redeviendras poussière »
Mais voici que la troisième partie du discours nous
apporte les travaux (« en cours », cette fois, mais fina-
lement « abandonnés » : tout se déglingue à mesure
que Lucky avance) de « Steinweg et Petermann ». Le jeu
de mots multilingue nous montre que « Steinweg », en
allemand, c’est un chemin de pierre, tandis que la com-
binaison du « Mann » allemand (ou du « man »
anglais) et de la racine latine « petra » fait de
THÈMES 93
« Petermann » (outre l’assonance comique avec « péto-
mane », qui le renverrait du côté de « Fartov ») un
« homme de pierre ».
94 EN ATTENDANT GODOT
ce dans la confusion d’un monologue avant tout
comique, ils ne prêtent guère à la joie de vivre.
4 – SENS INTERDIT ?
■ « RE-lève ton pantalon »
THÈMES 95
(en détachant les mots) qu’on-ne-s’y-soit-pendu », ou
encore : « (V) Malgré qu’on en ait. – (E) Comment ?
– (V) Malgré qu’on en ait. » Quant à la première entrée
en scène de Pozzo, elle donne lieu à un échange
comique, long d’une vingtaine de répliques, jouant sur
les diverses articulations Pozzo, Bozzo, Gozzo, Godot.
96 EN ATTENDANT GODOT
L’incompréhension peut aller jusqu’à l’inversion
complète du sens. L’exemple le plus net, et aussi le plus
drôle, se situe tout à la fin de la pièce. La tentative de
pendaison a échoué et, qui pis est, Estragon y a perdu
sa ceinture. S’ensuit l’échange suivant :
THÈMES 97
(le pantalon) ou poétique (le dialogue sur « les voix
mortes ») ; ailleurs, il se contente d’indiquer que la
communication entre les hommes est par nature défec-
tueuse, indépendamment des modalités spécifiques que
peut revêtir ce défaut.
98 EN ATTENDANT GODOT
■ « Ils ne bougent pas »
THÈMES 99
laisse assez clairement comprendre l’extrême dénuement
de Vladimir et Estragon, sans même parler du défi quasi
insoluble que constitue pour eux le besoin de se nourrir,
réduits qu’ils sont à grignoter les racines (carottes, radis,
navets) arrachés aux champs alentour, ou à sucer les os de
poulet dédaigneusement rejetés par Pozzo puis Lucky.
THÈMES 101
que les occurrences de leurs noms véritables, si elles sont
fréquentes dans les indications scéniques, sont rarissimes
dans les dialogues). Certes, la communication entre eux
échoue souvent : difficulté à comprendre et à se faire
comprendre, refus de l’un, souvent, d’écouter l’autre
(Vladimir ne voulant pas entendre une fois de plus l’his-
toire drôle d’Estragon sur l’Anglais au bordel, Estragon
menaçant à tout instant de s’en aller lorsqu’il est ques-
tion d’attendre Godot), brouilles parfois. Mais aussitôt
réconciliation, bruyante, avec embrassades et tapes dans
le dos, et connivence immédiatement rétablie.
Les rapports entre Vladimir et Estragon sont bien résu-
més par les mots qu’adresse le second au premier au début
du deuxième acte : « Ne me touche pas ! Ne me demande
rien ! Ne me dis rien ! Reste avec moi ! » Il n’y a dans ce
passage presque rien de l’humour qui anime toute la
pièce, mais surtout l’expression pathétique d’un sentiment
vrai, que va manifester concrètement quelques instants
plus tard l’accolade entre les deux compères. De même,
peu après, lorsque Vladimir dit : « Maintenant… (joyeux)
te revoilà… (neutre) nous revoilà… (triste) me revoilà »,
ce passage marque bien le réconfort, face à l’enfer de
l’existence, qu’apporte la présence d’autrui.
THÈMES 103
La question est pourtant moins ce qui va advenir (se
pendre ? dormir bien au chaud sur la paille, le ventre
plein, chez Godot ?) que l’écoulement du temps qui le
fera advenir. À cet égard, une bonne partie du sens de
la pièce est peut-être contenue dans son titre même. En
anglais, c’est Waiting for Godot, avec la forme « waiting »,
participe présent certes, mais servant également à la
construction du présent progressif dont la distinction
avec le présent simple pose tant de problèmes aux
anglicistes débutants : « I wait », « j’attends », mais « I
am waiting », « je suis en train d’attendre ». Ce qui est
souligné, c’est l’attente en train de se dérouler.
De même en français, Beckett (peut-être par analogie
avec la formule anglaise qui a pu lui venir la première à
l’esprit) a eu recours au plus rare des sept modes de
conjugaison du verbe : le gérondif, qui n’a précisément
d’autre fonction que d’évoquer une action sous l’aspect
de son seul déroulement (à l’intérieur duquel peuvent
prendre place d’autres actions). Ce styliste pointilleux a
ainsi condensé, dans la seule forme grammaticale, une
bonne part de ce qu’il nous montre : indépendamment
du but à atteindre ou de la fin prochaine, c’est dans
l’entre-temps, dans la tension de l’instant, des multiples
instants (cette tension fût-elle très lâche, et prît-elle occa-
sionnellement la forme de l’ennui), que nous le voulions
ou non, que se joue toute notre vie.
4
ÉCHOS
ET
CORRESPONDANCES
1 – AU FIL DE BECKETT,
OU : CAP AU PIRE
■ Fin de partie
■ La Dernière Bande
La Dernière Bande, pièce d’abord écrite en anglais
(en 1958) sous le titre Krapp’s last tape, passe pour être
la pièce où Beckett aurait mis le plus de lui-même, au
■ Comédie
■ Un monde à part
ANNEXES 119
indications scéniques extrêmement concrètes et précises,
du type de celles qu’il développe longuement lors de la
scène d’échange de chapeaux à la manière de Laurel et
Hardy. La même technicité s’observe d’ailleurs plus tard
dans la carrière de Ionesco, à mesure que le « métier »
du dramaturge devient plus sûr. Il n’en reste pas moins
que la volonté d’user de diverses ressources pour plaire
autant au lecteur qu’au spectateur est commune aux
deux auteurs à leurs débuts théâtraux.
Plus profondément, on trouve dans La Cantatrice
chauve comme dans En attendant Godot la même mise
en question de la communication : chez Beckett par le
balbutiement, la redite, l’incompréhension et le silence
(la didascalie « Un temps » est de loin celle qui revient
le plus souvent dans la pièce), chez Ionesco par le
délire verbal et l’hystérie croissante. Mais on trouve
chez chacun des procédés qui sont plus familiers à
l’autre ; ainsi, chez Beckett, de certaines répliques tota-
lement « décalées », comme lorsque, interrogé sur son
identité par Pozzo, Estragon répond du tac au tac : «
Catulle » ou, chez Ionesco, de la scène initiale où
Mme Smith parle longuement tandis que son mari se
contente de faire claquer sa langue sans répondre.
Il est toujours hasardeux de vouloir rapprocher deux
œuvres qui conservent nécessairement chacune leur
singularité. Mais Beckett et Ionesco, dans leur pre-
mière pièce, se confrontent aux mêmes interrogations,
qui sont aussi celles du vingtième siècle, et singulière-
ment de l’après-guerre, en France et en Europe, et les
abordent de manière comparable. Aux impasses de la
communication entre les êtres, à l’isolement de
l’homme qu’a fui la certitude de Dieu, au malaise d’un
monde sans repères, ils opposent des armes voisines : la
dérision, le jeu entre sens et non-sens, le perpétuel
décalage entre l’intention et l’acte, l’opacité des
hommes à soi-même comme à autrui.
ANNEXES 121
modifiées, il fabrique une réalité où peuvent se mettre
à nu les drames imperceptibles, les manques non dits
de notre vie. Le monde d’En attendant Godot est le
nôtre, à cette nuance près qu’on s’y arrête plus lon-
guement à la cruauté que tisse le lien social, à la souf-
france qu’entraîne un regard lucide sur le temps et la
mort, et aux mille petites stratégies que l’on s’y
fabrique pour se donner l’impression d’exister pleine-
ment.
La pièce parvient toutefois à ne pas se complaire
dans l’humeur tragique, puisque l’on y prend acte de
l’horreur des choses, mais que l’on n’y cultive pas le
mauvais goût de s’apitoyer sur l’humaine condition : il
y a tant de biais par où l’on peut en rire ! Faut-il citer
la formule usée selon laquelle « l’humour est la poli-
tesse du désespoir » ? Ou ne convient-il pas plutôt de
conclure par un petit poème, une « mirlitonnade »,
comme Beckett nommait ces courts textes rimés, où,
reprenant en une pirouette le thème mythologique des
Parques, ces trois sœurs filant, enroulant et tranchant
le fil de l’existence des hommes, Beckett répète, mi-
sérieuse mi-souriante, l’aspiration au néant qu’ont par-
tagée Vladimir et Estragon, et dont seul l’illusoire
Godot les a (pour un temps ?) détournés :
« Noire sœur
qui es aux enfers
à tort tranchant
et à travers
qu’est-ce que tu attends ».
1 – UN JUGEMENT
À l’occasion de la mort de Beckett, Eugène
Ionesco, dont nous avons évoqué les similitudes qui
rapprochent son œuvre de celle de l’Irlandais, fut
invité à exprimer ce qu’il pensait de son « collègue »
dramaturge dans Le Nouvel Observateur du 4 janvier
1990. Les commentaires qu’il fait, tout en donnant un
aperçu sur Beckett en tant qu’homme, et bien qu’ils ne
considèrent que certains aspects de l’œuvre, sont
parmi les plus pertinents qu’on ait écrits. Les voici :
« Je me souviens avoir vu Samuel Beckett en compagnie
du peintre Bram Van Velde (1) à la Coupole. Ils passaient
des heures ensemble, immobiles, sans presque échanger
une parole. À l’instant de se séparer Beckett disait : “On
a passé un bon moment.” Et c’était tout. Quand je pense
à lui, il me revient en mémoire ce vers d’Alfred de Vigny :
“Seul le silence est grand, tout le reste est faiblesse.”
(1) Il s’agit d’un des deux peintres dont il est question dans La peinture des Van
Velde ou le monde et le pantalon, que nous avons évoqué dans les remarques consa-
crées à Fin de partie. Notons que parmi les dernières œuvres de Beckett figurent
également deux textes consacrés au peintre contemporain Avigdor Arikha.
ANNEXES 123
Pour Beckett, la parole n’était que du bla-bla. Elle était
inutile. On a [parlé de] “théâtre de l’absurde”.
L’expression avait été inventée par un critique anglais,
Martin Esslin. On l’a également appliquée à mes
propres pièces et à celles d’Adamov, ce dramaturge
injustement oublié aujourd’hui. On parlait de l’absurde
parce que c’était l’époque où on parlait souvent aussi
de l’absurde de Sartre, de Bataille, de Camus, de
Merleau-Ponty. C’était une appellation très en vogue
dans les années 50.
■ Œuvres de Beckett
Tous les textes de Beckett en français ont été publiés
par les éditions de Minuit. Il n’existe pas à ce jour
d’édition des œuvres complètes, ni d’édition de poche
(mais certains textes existent dans des collections « sco-
laires »). Beckett étant un écrivain bilingue, si l’on pra-
tique un peu l’anglais, il peut être utile de se reporter
aux versions anglaises de ses œuvres (versions origi-
nales anglaises ou traductions, la plupart établies par
lui-même), toutes disponibles chez Faber & Faber ou
chez John Calder (entre autres dans de gros volumes
regroupant plusieurs textes).
ANNEXES 125
par d’autres grandes pièces : Fin de partie, puis Oh les
beaux jours, qui reprennent et radicalisent le propos,
ensuite il est souhaitable de se risquer dans les romans
et nouvelles : Mercier et Camier ou Watt peuvent
constituer une première approche, mais il faut abso-
lument lire la trilogie Molloy, Malone meurt,
L’Innommable, un des ensembles romanesques les plus
profonds et les plus achevés du siècle.
■ Commentaires
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