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Honoré de Balzac

La maison du Chat-qui-pelote

BeQ
Honoré de Balzac
(1799-1850)

Scènes de la vie privée

La maison du Chat-qui-pelote

La Bibliothèque électronique du Québec


Collection À tous les vents
Volume 412 : version 1.01

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En 1845, Balzac décida de réunir toute son
œuvre sous le titre : La Comédie Humaine, titre
qu’il emprunta peut-être à Vigny...
En 1845, quatre-vingt-sept ouvrages étaient
finis sur quatre-vingt-onze, et Balzac croyait bien
achever ce qui restait en cours d’exécution.
Lorsqu’il mourut, on retrouva encore cinquante
projets et ébauches plus ou moins avancés.
« Vous ne figurez pas ce que c’est que La
Comédie Humaine ; c’est plus vaste littérairement
parlant que la cathédrale de Bourges
architecturalement », écrit-il à Mme Carreaud.
Dans l’Avant-Propos de la gigantesque
édition, Balzac définit son œuvre : La Comédie
Humaine est la peinture de la société.
Expliquez-moi... Balzac.

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La maison du Chat-qui-pelote

La nouvelle, publiée pour la première fois en


1830, a paru parfois, notamment dans une édition
de 1835, sous le titre de Gloire et Malheur.

Édition de référence pour cette numérisation :


Honoré de Balzac : La maison du Chat-qui-
pelote, Le bal de Sceaux, La Vendetta, Éditions
Garnier Frères.

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Dédié à mademoiselle Marie de Montheau.

Au milieu de la rue Saint-Denis, presque au


coin de la rue du Petit-Lion, existait naguère une
de ces maisons précieuses qui donnent aux
historiens la facilité de reconstruire par analogie
l’ancien Paris. Les murs menaçants de cette
bicoque semblaient avoir été bariolés
d’hiéroglyphes. Quel autre nom le flâneur
pouvait-il donner aux X et aux V que traçaient
sur la façade les pièces de bois transversales ou
diagonales dessinées dans le badigeon par de
petites lézardes parallèles ? Évidemment, au
passage de la plus légère voiture, chacune de ces
solives s’agitait dans sa mortaise. Ce vénérable
édifice était surmonté d’un toit triangulaire dont
aucun modèle ne se verra bientôt plus à Paris.
Cette couverture, tordue par les intempéries du
climat parisien, s’avançait de trois pieds sur la
rue, autant pour garantir des eaux pluviales le
seuil de la porte que pour abriter le mur d’un

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grenier et sa lucarne sans appui. Ce dernier étage
était construit en planches clouées l’une sur
l’autre comme des ardoises, afin sans doute de ne
pas charger cette frêle maison.
Par une matinée pluvieuse, au mois de mars,
un jeune homme, soigneusement enveloppé dans
son manteau, se tenait sous l’auvent d’une
boutique en face de ce vieux logis, qu’il
examinait avec un enthousiasme d’archéologue.
À la vérité, ce débris de la bourgeoisie du
seizième siècle offrait à l’observateur plus d’un
problème à résoudre. À chaque étage, une
singularité : au premier, quatre fenêtres longues,
étroites, rapprochées l’une de l’autre, avaient des
carreaux de bois dans leur partie inférieure, afin
de produire ce jour douteux, à la faveur duquel un
habile marchand prête aux étoffes la couleur
souhaitée par ses chalands. Le jeune homme
semblait plein de dédain pour cette partie
essentielle de la maison, ses yeux ne s’y étaient
pas encore arrêtés. Les fenêtres du second étage,
dont les jalousies relevées laissaient voir, au
travers de grands carreaux en verre de Bohême,
de petits rideaux de mousseline rousse, ne
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l’intéressaient pas davantage. Son attention se
portait particulièrement au troisième, sur
d’humbles croisées dont le bois travaillé
grossièrement aurait mérité d’être placé au
Conservatoire des arts et métiers pour y indiquer
les premiers efforts de la menuiserie française.
Ces croisées avaient de petites vitres d’une
couleur si verte, que, sans son excellente vue, le
jeune homme n’aurait pu apercevoir les rideaux
de toile à carreaux bleus qui cachaient les
mystères de cet appartement aux yeux profanes.
Parfois, cet observateur, ennuyé de sa
contemplation sans résultat, ou du silence dans
lequel la maison était ensevelie, ainsi que tout le
quartier, abaissait ses regards vers les régions
inférieures. Un sourire involontaire se dessinait
alors sur ses lèvres, quand il revoyait la boutique
où se rencontraient en effet des choses assez
risibles. Une formidable pièce de bois,
horizontalement appuyée sur quatre piliers qui
paraissaient courbés par le poids de cette maison
décrépite, avait été rechampie d’autant de
couches de diverses peintures que la joue d’une
vieille duchesse en a reçu de rouge. Au milieu de

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cette large poutre mignardement sculptée se
trouvait un antique tableau représentant un chat
qui pelotait. Cette toile causait la gaieté du jeune
homme. Mais il faut dire que le plus spirituel des
peintres modernes n’inventerait pas de charge si
comique. L’animal tenait dans une de ses pattes
de devant une raquette aussi grande que lui, et se
dressait sur ses pattes de derrière pour mirer une
énorme balle que lui renvoyait un gentilhomme
en habit brodé. Dessin, couleurs, accessoires, tout
était traité de manière à faire croire que l’artiste
avait voulu se moquer du marchand et des
passants. En altérant cette peinture naïve, le
temps l’avait rendue encore plus grotesque par
quelques incertitudes qui devaient inquiéter de
consciencieux flâneurs. Ainsi la queue mouchetée
du chat était découpée de telle sorte qu’on
pouvait la prendre pour un spectateur, tant la
queue des chats de nos ancêtres était grosse,
haute et fournie. À droite du tableau, sur un
champ d’azur qui déguisait imparfaitement la
pourriture du bois, les passants lisaient
GUILLAUME ; et à gauche, SUCCESSEUR DU SIEUR
CHEVREL. Le soleil et la pluie avaient rongé la plus

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grande partie de l’or moulu parcimonieusement
appliqué sur les lettres de cette inscription, dans
laquelle les U remplaçaient les V et
réciproquement, selon les lois de notre ancienne
orthographe. Afin de rabattre l’orgueil de ceux
qui croient que le monde devient de jour en jour
plus spirituel, et que le moderne charlatanisme
surpasse tout, il convient de faire observer ici que
ces enseignes, dont l’étymologie semble bizarre à
plus d’un négociant parisien, sont les tableaux
morts de vivants tableaux à l’aide desquels nos
espiègles ancêtres avaient réussi à amener les
chalands dans leurs maisons. Ainsi la Truie-qui-
file, le Singe-vert, etc., furent des animaux en
cage dont l’adresse émerveillait les passants, et
dont l’éducation prouvait la patience de
l’industriel au quinzième siècle. De semblables
curiosités enrichissaient plus vite leurs heureux
possesseurs que les Providence, les Bonne-foi, les
Grâce-de-Dieu et les Décollation de saint Jean-
Baptiste qui se voient encore rue Saint-Denis.
Cependant l’inconnu ne restait certes pas là pour
admirer ce chat, qu’un moment d’attention
suffisait à graver dans la mémoire. Ce jeune

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homme avait aussi ses singularités. Son manteau,
plissé dans le goût des draperies antiques, laissait
voir une élégante chaussure, d’autant plus
remarquable au milieu de la boue parisienne,
qu’il portait des bas de soie blancs dont les
mouchetures attestaient son impatience. Il sortait
sans doute d’une noce ou d’un bal, car à cette
heure matinale il tenait à la main des gants
blancs, et les boucles de ses cheveux noirs
défrisés, éparpillées sur ses épaules indiquaient
une coiffure à la Caracalla, mise à la mode autant
par l’École de David que par cet engouement
pour les formes grecques et romaines qui marqua
les premières années de ce siècle. Malgré le bruit
que faisaient quelques maraîchers attardés
passant au galop pour se rendre à la grande halle,
cette rue si agitée avait alors un calme dont la
magie n’est connue que de ceux qui ont erré dans
Paris désert, à ces heures où son tapage, un
moment apaisé, renaît et s’entend dans le lointain
comme la grande voix de la mer. Cet étrange
jeune homme devait être aussi curieux pour les
commerçants du Chat-qui-pelote, que le Chat-
qui-pelote l’était pour lui. Une cravate

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éblouissante de blancheur rendait sa figure
tourmentée encore plus pâle qu’elle ne l’était
réellement. Le feu tour à tour sombre et pétillant
que jetaient ses yeux noirs s’harmoniait avec les
contours bizarres de son visage, avec sa bouche
large et sinueuse qui se contractait en souriant.
Son front, ridé par une contrariété violente, avait
quelque chose de fatal. Le front n’est-il pas ce qui
se trouve de plus prophétique en l’homme ?
Quand celui de l’inconnu exprimait la passion,
les plis qui s’y formaient causaient une sorte
d’effroi par la vigueur avec laquelle ils se
prononçaient ; mais lorsqu’il reprenait son calme,
si facile à troubler, il y respirait une grâce
lumineuse qui rendait attrayante cette
physionomie où la joie, la douleur, l’amour, la
colère, le dédain éclataient d’une manière si
communicative que l’homme le plus froid en
devait être impressionné. Cet inconnu se dépitait
si bien au moment où l’on ouvrit précipitamment
la lucarne du grenier, qu’il n’y vit pas apparaître
trois joyeuses figures rondelettes, blanches, roses,
mais aussi communes que le sont les figures du
Commerce sculptées sur certains monuments.

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Ces trois faces, encadrées par la lucarne,
rappelaient les têtes d’anges bouffis semés dans
les nuages qui accompagnent le Père éternel. Les
apprentis respirèrent les émanations de la rue
avec une avidité qui démontrait combien
l’atmosphère de leur grenier était chaude et
méphitique. Après avoir indiqué ce singulier
factionnaire, le commis qui paraissait être le plus
jovial disparut et revint en tenant à la main un
instrument dont le métal inflexible a été
récemment remplacé par un cuir souple ; puis
tous prirent une expression malicieuse en
regardant le badaud qu’ils aspergèrent d’une
pluie fine et blanchâtre dont le parfum prouvait
que les trois mentons venaient d’être rasés.
Élevés sur la pointe de leurs pieds et réfugiés au
fond de leur grenier pour jouir de la colère de leur
victime, les commis cessèrent de rire en voyant
l’insouciant dédain avec lequel le jeune homme
secoua son manteau, et le profond mépris que
peignit sa figure quand il leva les yeux sur la
lucarne vide. En ce moment, une main blanche et
délicate fit remonter vers l’imposte la partie
inférieure d’une des grossières croisées du

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troisième étage, au moyen de ces coulisses dont
le tourniquet laisse souvent tomber à l’improviste
le lourd vitrage qu’il doit retenir. Le passant fut
alors récompensé de sa longue attente. La figure
d’une jeune fille, fraîche comme un de ces blancs
calices qui fleurissent au sein des eaux, se montra
couronnée d’une ruche en mousseline froissée qui
donnait à sa tête un air d’innocence admirable.
Quoique couverts d’une étoffe brune, son cou,
ses épaules s’apercevaient, grâce à de légers
interstices ménagés par les mouvements du
sommeil. Aucune expression de contrainte
n’altérait ni l’ingénuité de ce visage, ni le calme
de ces yeux immortalisés par avance dans les
sublimes compositions de Raphaël : c’était la
même grâce, la même tranquillité de ces vierges
devenues proverbiales. Il existait un charmant
contraste produit par la jeunesse des joues de
cette figure, sur laquelle le sommeil avait comme
mis en relief une surabondance de vie, et par la
vieillesse de cette fenêtre massive aux contours
grossiers, dont l’appui était noir. Semblable à ces
fleurs de jour qui n’ont pas encore au matin
déplié leur tunique roulée par le froid des nuits, la

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jeune fille, à peine éveillée, laissa errer ses yeux
bleus sur les toits voisins et regarda le ciel ; puis,
par une sorte d’habitude, elle les baissa sur les
sombres régions de la rue, où ils rencontrèrent
aussitôt ceux de son adorateur : la coquetterie la
fit sans doute souffrir d’être vue en déshabillé,
elle se retira vivement en arrière, le tourniquet
tout usé tourna, la croisée redescendit avec cette
rapidité qui, de nos jours, a valu un nom odieux à
cette naïve invention de nos ancêtres, et la vision
disparut. Pour ce jeune homme, la plus brillante
des étoiles du matin avait été soudain cachée par
un nuage.
Pendant ces petits événements, les lourds
volets intérieurs qui défendaient le léger vitrage
de la boutique du Chat-qui-pelote avaient été
enlevés comme par magie. La vieille porte à
heurtoir fut repliée sur le mur intérieur de la
maison par un serviteur vraisemblablement
contemporain de l’enseigne, qui d’une main
tremblante y attacha le morceau de drap carré sur
lequel était brodé en soie jaune le nom de
Guillaume, successeur de Chevrel. Il eût été
difficile à plus d’un passant de deviner le genre
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de commerce de monsieur Guillaume. À travers
les gros barreaux de fer qui protégeaient
extérieurement sa boutique, à peine y apercevait-
on des paquets enveloppés de toile brune aussi
nombreux que des harengs quand ils traversent
l’Océan. Malgré l’apparente simplicité de cette
gothique façade, monsieur Guillaume était, de
tous les marchands drapiers de Paris celui dont
les magasins se trouvaient toujours le mieux
fournis, dont les relations avaient le plus
d’étendue, et dont la probité commerciale ne
souffrait pas le moindre soupçon. Si quelques-uns
de ses confrères concluaient des marchés avec le
gouvernement sans avoir la quantité de drap
voulue, il était toujours prêt à la leur livrer,
quelque considérable que fût le nombre de pièces
soumissionnées. Le rusé négociant connaissait
mille manières de s’attribuer le plus fort bénéfice
sans se trouver obligé, comme eux, de courir chez
des protecteurs, y faire des bassesses ou de riches
présents. Si les confrères ne pouvaient le payer
qu’en excellentes traites un peu longues, il
indiquait son notaire comme un homme
accommodant, et savait encore tirer une seconde

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mouture du sac, grâce à cet expédient qui faisait
dire proverbialement aux négociants de la rue
Saint-Denis : – Dieu vous garde du notaire de
monsieur Guillaume ! pour désigner un escompte
onéreux. Le vieux négociant se trouva debout
comme par miracle, sur le seuil de sa boutique,
au moment où le domestique se retira. Monsieur
Guillaume regarda la rue Saint-Denis, les
boutiques voisines et le temps, comme un homme
qui débarque au Havre et revoit la France après
un long voyage. Bien convaincu que rien n’avait
changé pendant son sommeil, il aperçut alors le
passant en faction, qui de son côté contemplait le
patriarche de la draperie comme Humboldt dut
examiner le premier gymnote électrique qu’il vit
en Amérique. Monsieur Guillaume portait de
larges culottes de velours noir, des bas chinés et
des souliers carrés à boucles d’argent. Son habit à
pans carrés, à basques carrées, à collet carré,
enveloppait son corps légèrement voûté d’un drap
verdâtre garni de grands boutons en métal blanc
mais rougis par l’usage. Ses cheveux gris étaient
si exactement aplatis et peignés sur son crâne
jaune, qu’ils le faisaient ressembler à un champ

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sillonné. Ses petits yeux verts, percés comme
avec une vrille, flamboyaient sous deux arcs
marqués d’une faible rougeur à défaut de
sourcils. Les inquiétudes avaient tracé sur son
front des rides horizontales aussi nombreuses que
les plis de son habit. Cette figure blême annonçait
la patience, la sagesse commerciale, et l’espèce
de cupidité rusée que réclament les affaires. À
cette époque on voyait moins rarement
qu’aujourd’hui de ces vieilles familles où se
conservaient, comme de précieuses traditions, les
mœurs, les costumes caractéristiques de leurs
professions, et restées au milieu de la civilisation
nouvelle comme ces débris antédiluviens
retrouvés par Cuvier dans les carrières. Le chef
de la famille Guillaume était un de ces notables
gardiens des anciens usages : on le surprenait à
regretter le Prévôt des Marchands, et jamais il ne
parlait d’un jugement du tribunal de commerce
sans le nommer la sentence des consuls. Levé
sans doute en vertu de ces coutumes le premier
de sa maison, il attendait de pied ferme l’arrivée
de ses trois commis, pour les gourmander en cas
de retard. Ces jeunes disciples de Mercure ne

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connaissaient rien de plus redoutable que
l’activité silencieuse avec laquelle le patron
scrutait leurs visages et leurs mouvements, le
lundi matin, en y recherchant les preuves ou les
traces de leurs escapades. Mais, en ce moment, le
vieux drapier ne fit aucune attention à ses
apprentis, il était occupé à chercher le motif de la
sollicitude avec laquelle le jeune homme en bas
de soie et en manteau portait alternativement les
yeux sur son enseigne et sur les profondeurs de
son magasin. Le jour, devenu plus éclatant,
permettait d’y apercevoir le bureau grillagé,
entouré de rideaux en vieille soie verte, où se
tenaient les livres immenses, oracles muets de la
maison. Le trop curieux étranger semblait
convoiter ce petit local, y prendre le plan d’une
salle à manger latérale, éclairée par un vitrage
pratiqué dans le plafond, et d’où la famille réunie
devait facilement voir, pendant ses repas, les plus
légers accidents qui pouvaient arriver sur le seuil
de la boutique. Un si grand amour pour son logis
paraissait suspect à un négociant qui avait subi le
régime du Maximum. Monsieur Guillaume
pensait donc assez naturellement que cette figure

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sinistre en voulait à la caisse du Chat-qui-pelote.
Après avoir discrètement joui du duel muet qui
avait lieu entre son patron et l’inconnu, le plus
âgé des commis hasarda de se placer sur la dalle
où était monsieur Guillaume, en voyant le jeune
homme contempler à la dérobée les croisées du
troisième. Il fit deux pas dans la rue, leva la tête,
et crut avoir aperçu mademoiselle Augustine
Guillaume qui se retirait avec précipitation.
Mécontent de la perspicacité de son premier
commis, le drapier lui lança un regard de travers ;
mais tout à coup les craintes mutuelles que la
présence de ce passant excitait dans l’âme du
marchand et de l’amoureux commis se calmèrent.
L’inconnu héla un fiacre qui se rendait à une
place voisine, et y monta rapidement en affectant
une trompeuse indifférence. Ce départ mit un
certain baume dans le cœur des autres commis,
assez inquiets de retrouver la victime de leur
plaisanterie.
– Eh bien, messieurs, qu’avez-vous donc à
rester là, les bras croisés ? dit monsieur
Guillaume à ses trois néophytes. Mais autrefois,
sarpejeu ! quand j’étais chez le sieur Chevrel,
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j’avais déjà visité plus de deux pièces de drap.
– Il faisait donc jour de meilleure heure, dit le
second commis que cette tâche concernait.
Le vieux négociant ne put s’empêcher de
sourire. Quoique deux de ces trois jeunes gens,
confiés à ses soins par leurs pères, riches
manufacturiers de Louviers et de Sedan,
n’eussent qu’à demander cent mille francs pour
les avoir, le jour où ils seraient en âge de
s’établir, Guillaume croyait de son devoir de les
tenir sous la férule d’un antique despotisme
inconnu de nos jours dans les brillants magasins
modernes dont les commis veulent être riches à
trente ans : il les faisait travailler comme des
nègres. À eux trois, ces commis suffisaient à une
besogne qui aurait mis sur les dents dix de ces
employés dont le sybaritisme enfle aujourd’hui
les colonnes du budget. Aucun bruit ne troublait
la paix de cette maison solennelle, où les gonds
semblaient toujours huilés, et dont le moindre
meuble avait cette propreté respectable qui
annonce un ordre et une économie sévères.
Souvent, le plus espiègle des commis s’était

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amusé à écrire sur le fromage de Gruyère qu’on
leur abandonnait au déjeuner, et qu’ils se
plaisaient à respecter, la date de sa réception
primitive. Cette malice et quelques autres
semblables faisaient parfois sourire la plus jeune
des deux filles de Guillaume, la jolie vierge qui
venait d’apparaître au passant enchanté. Quoique
chacun des apprentis, et même le plus ancien,
payât une forte pension, aucun d’eux n’eût été
assez hardi pour rester à la table du patron au
moment où le dessert y était servi. Lorsque
madame Guillaume parlait d’accommoder la
salade, ces pauvres jeunes gens tremblaient en
songeant avec quelle parcimonie sa prudente
main savait y épancher l’huile. Il ne fallait pas
qu’ils s’avisassent de passer une nuit dehors, sans
avoir donné longtemps à l’avance un motif
plausible de cette irrégularité. Chaque dimanche,
et à tour de rôle, deux commis accompagnaient la
famille Guillaume à la messe de Saint-Leu et aux
vêpres. Mesdemoiselles Virginie et Augustine,
modestement vêtues d’indienne, prenaient
chacune le bras d’un commis et marchaient en
avant, sous les yeux perçants de leur mère, qui

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fermait ce petit cortège domestique avec son mari
accoutumé par elle à porter deux gros paroissiens
reliés en maroquin noir. Le second commis
n’avait pas d’appointements. Quant à celui que
douze ans de persévérance et de discrétion
initiaient aux secrets de la maison, il recevait huit
cents francs en récompense de ses labeurs. À
certaines fêtes de famille, il était gratifié de
quelques cadeaux auxquels la main sèche et ridée
de madame Guillaume donnait seule du prix : des
bourses en filet qu’elle avait soin d’emplir de
coton pour faire valoir leurs dessins à jour, des
bretelles fortement conditionnées, ou des paires
de bas de soie bien lourdes. Quelquefois, mais
rarement, ce premier ministre était admis à
partager les plaisirs de la famille soit quand elle
allait à la campagne, soit quand après des mois
d’attente elle se décidait à user de son droit à
demander, en louant une loge, une pièce à
laquelle Paris ne pensait plus. Quant aux trois
autres commis, la barrière de respect qui séparait
jadis un maître drapier de ses apprentis était
placée si fortement entre eux et le vieux
négociant, qu’il leur eût été plus facile de voler

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une pièce de drap que de déranger cette auguste
étiquette. Cette réserve peut paraître ridicule
aujourd’hui ; mais ces vieilles maisons étaient
des écoles de mœurs et de probité. Les maîtres
adoptaient leurs apprentis. Le linge d’un jeune
homme était soigné, réparé, quelquefois
renouvelé par la maîtresse de la maison. Un
commis tombait-il malade, il devenait l’objet de
soins vraiment maternels. En cas de danger, le
patron prodiguait son argent pour appeler les plus
célèbres docteurs ; car il ne répondait pas
seulement des mœurs et du savoir de ces jeunes
gens à leurs parents. Si l’un d’eux, honorable par
le caractère, éprouvait quelque désastre, ces vieux
négociants savaient apprécier l’intelligence qu’ils
avaient développée, et n’hésitaient pas à confier
le bonheur de leurs filles à celui auquel ils
avaient pendant longtemps confié leurs fortunes.
Guillaume était un de ces hommes antiques, et
s’il en avait les ridicules, il en avait toutes les
qualités ; aussi Joseph Lebas, son premier
commis, orphelin et sans fortune, était-il, dans
son idée, le futur époux de Virginie sa fille aînée.
Mais Joseph ne partageait point les pensées

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symétriques de son patron, qui, pour un empire,
n’aurait pas marié sa seconde fille avant la
première. L’infortuné commis se sentait le cœur
entièrement pris pour mademoiselle Augustine la
cadette. Afin de justifier cette passion qui avait
grandi secrètement, il est nécessaire de pénétrer
plus avant dans les ressorts du gouvernement
absolu qui régissait la maison du vieux marchand
drapier.
Guillaume avait deux filles. L’aînée,
mademoiselle Virginie, était tout le portrait de sa
mère. Madame Guillaume, fille du sieur Chevrel,
se tenait si droite sur la banquette de son
comptoir, que plus d’une fois elle avait entendu
des plaisants parier qu’elle y était empalée. Sa
figure maigre et longue trahissait une dévotion
outrée. Sans grâces et sans manières aimables,
madame Guillaume ornait habituellement sa tête
presque sexagénaire d’un bonnet dont la forme
était invariable et garni de barbes comme celui
d’une veuve. Tout le voisinage l’appelait la sœur
tourière. Sa parole était brève, et ses gestes
avaient quelque chose des mouvements saccadés
d’un télégraphe. Son œil, clair comme celui d’un
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chat, semblait en vouloir à tout le monde de ce
qu’elle était laide. Mademoiselle Virginie, élevée
comme sa jeune sœur sous les lois despotiques de
leur mère, avait atteint l’âge de vingt-huit ans. La
jeunesse atténuait l’air disgracieux que sa
ressemblance avec sa mère donnait parfois à sa
figure : mais la rigueur maternelle l’avait dotée
de deux grandes qualités qui pouvaient tout
contre-balancer : elle était douce et patiente.
Mademoiselle Augustine, à peine âgée de dix-
huit ans, ne ressemblait ni à son père ni à sa
mère. Elle était de ces filles qui, par l’absence de
tout lien physique avec leurs parents, font croire à
ce dicton de prude : Dieu donne les enfants.
Augustine était petite, ou, pour la mieux peindre,
mignonne. Gracieuse et pleine de candeur, un
homme du monde n’aurait pu reprocher à cette
charmante créature que des gestes mesquins ou
certaines attitudes communes, et parfois de la
gêne. Sa figure silencieuse et immobile respirait
cette mélancolie passagère qui s’empare de toutes
les jeunes filles trop faibles pour oser résister aux
volontés d’une mère. Toujours modestement
vêtues, les deux sœurs ne pouvaient satisfaire la

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coquetterie innée chez la femme que par un luxe
de propreté qui leur allait à merveille et les
mettait en harmonie avec ces comptoirs luisants,
avec ces rayons sur lesquels le vieux domestique
ne souffrait pas un grain de poussière, avec la
simplicité antique de tout ce qui se voyait autour
d’elles. Obligées par leur genre de vie à chercher
des éléments de bonheur dans des travaux
obstinés, Augustine et Virginie n’avaient donné
jusqu’alors que du contentement à leur mère, qui
s’applaudissait secrètement de la perfection du
caractère de ses deux filles. Il est facile
d’imaginer les résultats de l’éducation qu’elles
avaient reçue. Élevées pour le commerce,
habituées à n’entendre que des raisonnements et
des calculs tristement mercantiles, n’ayant étudié
que la grammaire, la tenue des livres, un peu
d’histoire juive, l’histoire de France dans Le
Ragois, et ne lisant que les auteurs dont la lecture
leur était permise par leur mère, leurs idées
n’avaient pas pris beaucoup d’étendue : elles
savaient parfaitement tenir un ménage, elles
connaissaient le prix des choses, elles
appréciaient les difficultés que l’on éprouve à

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amasser l’argent, elles étaient économes et
portaient un grand respect aux qualités du
négociant. Malgré la fortune de leur père, elles
étaient aussi habiles à faire des reprises qu’à
festonner ; souvent leur mère parlait de leur
apprendre la cuisine afin qu’elles sussent bien
ordonner un dîner, et pussent gronder une
cuisinière en connaissance de cause. Ignorant les
plaisirs du monde et voyant comment s’écoulait
la vie exemplaire de leurs parents, elles ne
jetaient que bien rarement leurs regards au-delà
de l’enceinte de cette vieille maison patrimoniale
qui, pour leur mère, était l’univers. Les réunions
occasionnées par les solennités de famille
formaient tout l’avenir de leurs joies terrestres.
Quand le grand salon situé au second étage devait
recevoir madame Roguin, une demoiselle
Chevrel, de quinze ans moins âgée que sa cousine
et qui portait des diamants ; le jeune Rabourdin,
sous-chef aux finances ; monsieur César
Birotteau, riche parfumeur, et sa femme appelée
madame César ; monsieur Camusot, le plus riche
négociant en soieries de la rue des Bourdonnais,
et son beau-père monsieur Cardot ; deux ou trois

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vieux banquiers, et des femmes irréprochables ;
les apprêts nécessités par la manière dont
l’argenterie, les porcelaines de Saxe, les bougies,
les cristaux étaient empaquetés faisaient une
diversion à la vie monotone de ces trois femmes
qui allaient et venaient, en se donnant autant de
mouvement que des religieuses pour la réception
de leur évêque. Puis quand, le soir, fatiguées
toutes trois d’avoir essuyé, frotté, déballé, mis en
place les ornements de la fête, les deux jeunes
filles aidaient leur mère à se coucher, madame
Guillaume leur disait : – Nous n’avons rien fait
aujourd’hui, mes enfants ! Lorsque, dans ces
assemblées solennelles, la sœur tourière
permettait de danser en confinant les parties de
boston, de whist et de trictrac dans sa chambre à
coucher, cette concession était comptée parmi les
félicités les plus inespérées, et causait un bonheur
égal à celui d’aller à deux ou trois grands bals où
Guillaume menait ses filles à l’époque du
carnaval. Enfin, une fois par an, l’honnête drapier
donnait une fête pour laquelle rien il n’épargnait
rien. Quelque riches et élégantes que fussent les
personnes invitées, elles se gardaient bien d’y

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manquer ; car les maisons les plus considérables
de la place avaient recours à l’immense crédit, à
la fortune ou à la vieille expérience de monsieur
Guillaume. Mais les deux filles de ce digne
négociant ne profitaient pas autant qu’on pourrait
le supposer des enseignements que le monde
offre à de jeunes âmes. Elles apportaient dans ces
réunions, inscrites d’ailleurs sur le carnet
d’échéances de la maison, des parures dont la
mesquinerie les faisait rougir. Leur manière de
danser n’avait rien de remarquable, et la
surveillance maternelle ne leur permettait pas de
soutenir la conversation autrement que par Oui et
Non avec leurs cavaliers. Puis la loi de la vieille
enseigne du Chat-qui-pelote leur ordonnait d’être
rentrées à onze heures, moment où les bals et les
fêtes commencent à s’animer. Ainsi leurs plaisirs,
en apparence assez conformes à la fortune de leur
père, devenaient souvent insipides par des
circonstances qui tenaient aux habitudes et aux
principes de cette famille. Quant à leur vie
habituelle, une seule observation achèvera de la
peindre. Madame Guillaume exigeait que ses
deux filles fussent habillées de grand matin,

29
qu’elles descendissent tous les jours à la même
heure, et soumettait leurs occupations à une
régularité monastique. Cependant Augustine
avait reçu du hasard une âme assez élevée pour
sentir le vide de cette existence. Parfois ses yeux
bleus se relevaient comme pour interroger les
profondeurs de cet escalier sombre et de ces
magasins humides. Après avoir sondé ce silence
de cloître, elle semblait écouter de loin de
confuses révélations de cette vie passionnée qui
met les sentiments à un plus haut prix que les
choses. En ces moments son visage se colorait,
ses mains inactives laissaient tomber la blanche
mousseline sur le chêne poli du comptoir, et
bientôt sa mère lui disait d’une voix qui restait
toujours aigre même dans les tons les plus doux :
– Augustine ! à quoi pensez-vous donc, mon
bijou ? Peut-être Hippolyte comte de Douglas et
Le Comte de Comminges, deux romans trouvés
par Augustine dans l’armoire d’une cuisinière
récemment renvoyée par madame Guillaume,
contribuèrent-ils à développer les idées de cette
jeune fille qui les avait furtivement dévorés
pendant les longues nuits de l’hiver précédent.

30
Les expressions de désir vague, la voix douce, la
peau de jasmin et les yeux bleus d’Augustine
avaient donc allumé dans l’âme du pauvre Lebas
un amour aussi violent que respectueux. Par un
caprice facile à comprendre, Augustine ne se
sentait aucun goût pour l’orphelin : peut-être
était-ce parce qu’elle ne se savait pas aimée. En
revanche, les longues jambes, les cheveux
châtains, les grosses mains et l’encolure
vigoureuse du premier commis avaient trouvé
une secrète admiratrice dans mademoiselle
Virginie, qui, malgré ses cinquante mille écus de
dot, n’était demandée en mariage par personne.
Rien de plus naturel que ces deux passions
inverses nées dans le silence de ces comptoirs
obscurs comme fleurissent des violettes dans la
profondeur d’un bois. La muette et constante
contemplation qui réunissait les yeux de ces
jeunes gens par un besoin violent de distraction
au milieu de travaux obstinés et d’une paix
religieuse, devait tôt ou tard exciter des
sentiments d’amour. L’habitude de voir une
figure y fait découvrir insensiblement les qualités
de l’âme, et finit par en effacer les défauts.

31
– Au train dont y va cet homme, nos filles ne
tarderont pas à se mettre à genoux devant un
prétendu ! se dit monsieur Guillaume en lisant le
premier décret par lequel Napoléon anticipa sur
les classes de conscrits.
Dès ce jour, désespéré de voir sa fille aînée se
faner, le vieux marchand se souvint d’avoir
épousé mademoiselle Chevrel à peu près dans la
situation où se trouvaient Joseph Lebas et
Virginie. Quelle belle affaire que de marier sa
fille et d’acquitter une dette sacrée, en rendant à
un orphelin le bienfait qu’il avait reçu jadis de
son prédécesseur dans les mêmes circonstances !
Âgé de trente-trois ans, Joseph Lebas pensait aux
obstacles que quinze ans de différence mettaient
entre Augustine et lui. Trop perspicace d’ailleurs
pour ne pas deviner les desseins de monsieur
Guillaume, il en connaissait assez les principes
inexorables pour savoir que jamais la cadette ne
se marierait avant l’aînée. Le pauvre commis,
dont le cœur était aussi excellent que ses jambes
étaient longues et son buste épais, souffrait donc
en silence.

32
Tel était l’état des choses dans cette petite
république, qui, au milieu de la rue Saint-Denis,
ressemblait assez à une succursale de la Trappe.
Mais pour rendre un compte exact des
événements extérieurs comme des sentiments, il
est nécessaire de remonter à quelques mois avant
la scène par laquelle commence cette histoire. À
la nuit tombante, un jeune homme passant devant
l’obscure boutique du Chat-qui-pelote y était
resté un moment en contemplation à l’aspect d’un
tableau qui aurait arrêté tous les peintres du
monde. Le magasin, n’étant pas encore éclairé,
formait un plan noir au fond duquel se voyait la
salle à manger du marchand. Une lampe astrale y
répandait ce jour jaune qui donne tant de grâce
aux tableaux de l’école hollandaise. Le linge
blanc, l’argenterie, les cristaux formaient de
brillants accessoires qu’embellissaient encore de
vives oppositions entre l’ombre et la lumière. La
figure du père de famille et celle de sa femme, les
visages des commis et les formes pures
d’Augustine, à deux pas de laquelle se tenait une
grosse fille joufflue, composaient un groupe si
curieux ; ces têtes étaient si originales, et chaque

33
caractère avait une expression si franche ; on
devinait si bien la paix, le silence et la modeste
vie de cette famille, que, pour un artiste
accoutumé à exprimer la nature, il y avait
quelque chose de désespérant à vouloir rendre
cette scène fortuite. Ce passant était un jeune
peintre, qui, sept ans auparavant, avait remporté
le grand prix de peinture. Il revenait de Rome.
Son âme nourrie de poésie, ses yeux rassasiés de
Raphaël et de Michel-Ange, avaient soif de la
nature vraie, après une longue habitation du pays
pompeux où l’art a jeté partout son grandiose.
Faux ou juste, tel était son sentiment personnel.
Abandonné longtemps à la fougue des passions
italiennes, son cœur demandait une de ces vierges
modestes et recueillies que, malheureusement, il
n’avait su trouver qu’en peinture à Rome. De
l’enthousiasme imprimé à son âme exaltée par le
tableau naturel qu’il contemplait, il passa
naturellement à une profonde admiration pour la
figure principale : Augustine paraissait pensive et
ne mangeait point ; par une disposition de la
lampe dont la lumière tombait entièrement sur
son visage, son buste semblait se mouvoir dans

34
un cercle de feu qui détachait plus vivement les
contours de sa tête et l’illuminait d’une manière
quasi surnaturelle. L’artiste la compara
involontairement à un ange exilé qui se souvient
du ciel. Une sensation presque inconnue, un
amour limpide et bouillonnant inonda son cœur.
Après être demeuré pendant un moment comme
écrasé sous le poids de ses idées, il s’arracha à
son bonheur, rentra chez lui, ne mangea pas, ne
dormit point. Le lendemain, il entra dans son
atelier pour n’en sortir qu’après avoir déposé sur
une toile la magie de cette scène dont le souvenir
l’avait en quelque sorte fanatisé. Sa félicité fut
incomplète tant qu’il ne posséda pas un fidèle
portrait de son idole. Il passa plusieurs fois
devant la maison du Chat-qui-pelote ; il osa
même y entrer une ou deux fois sous le masque
d’un déguisement, afin de voir de plus près la
ravissante créature que madame Guillaume
couvrait de son aile. Pendant huit mois entiers,
adonné à son amour, à ses pinceaux, il resta
invisible pour ses amis les plus intimes, oubliant
le monde, la poésie, le théâtre, la musique, et ses
plus chères habitudes. Un matin, Girodet força

35
toutes ces consignes que les artistes connaissent
et savent éluder, parvint à lui et le réveilla par
cette demande : – Que mettras-tu au Salon ?
L’artiste saisit la main de son ami, l’entraîne à
son atelier, découvre un petit tableau de chevalet
et un portrait. Après une lente et avide
contemplation des deux chefs-d’œuvre, Girodet
saute au cou de son camarade et l’embrasse, sans
trouver de paroles. Ses émotions ne pouvaient se
rendre que comme il les sentait, d’âme à âme.
– Tu es amoureux ? dit Girodet.
Tous deux savaient que les plus beaux
portraits de Titien, de Raphaël et de Léonard de
Vinci sont dus à des sentiments exaltés, qui, sous
diverses conditions, engendrent d’ailleurs tous les
chefs-d’œuvre. Pour toute réponse, le jeune
artiste inclina la tête.
– Es-tu heureux de pouvoir être amoureux ici,
en revenant d’Italie ! Je ne te conseille pas de
mettre de telles œuvres au Salon, ajouta le grand
peintre. Vois-tu, ces deux tableaux n’y seraient
pas sentis. Ces couleurs vraies, ce travail
prodigieux ne peuvent pas encore être appréciés,

36
le public n’est plus accoutumé à tant de
profondeur. Les tableaux que nous peignons, mon
bon ami, sont des écrans, des paravents. Tiens,
faisons plutôt des vers, et traduisons les Anciens !
il y a plus de gloire à en attendre, que de nos
malheureuses toiles.
Malgré cet avis charitable, les deux toiles
furent exposées. La scène d’intérieur fit une
révolution dans la peinture. Elle donna naissance
à ces tableaux de genre dont la prodigieuse
quantité importée à toutes nos expositions,
pourrait faire croire qu’ils s’obtiennent par des
procédés purement mécaniques. Quant au
portrait, il est peu d’artistes qui ne gardent le
souvenir de cette toile vivante à laquelle le
public, quelquefois juste en masse, laissa la
couronne que Girodet y plaça lui-même. Les
deux tableaux furent entourés d’une foule
immense. On s’y tua, comme disent les femmes.
Des spéculateurs, des grands seigneurs couvrirent
ces deux toiles de doubles napoléons, l’artiste
refusa obstinément de les vendre, et refusa d’en
faire des copies. On lui offrit une somme énorme
pour les laisser graver, les marchands ne furent
37
pas plus heureux que ne l’avaient été les
amateurs. Quoique cette aventure occupât le
monde, elle n’était pas de nature à parvenir au
fond de la petite Thébaïde de la rue Saint-Denis ;
néanmoins, en venant faire une visite à madame
Guillaume, la femme du notaire parla de
l’exposition devant Augustine, qu’elle aimait
beaucoup, et lui en expliqua le but. Le babil de
madame Roguin inspira naturellement à
Augustine le désir de voir les tableaux, et la
hardiesse de demander secrètement à sa cousine
de l’accompagner au Louvre. La cousine réussit
dans la négociation qu’elle entama auprès de
madame Guillaume, pour obtenir la permission
d’arracher sa petite cousine à ses tristes travaux
pendant environ deux heures. La jeune fille
pénétra donc, à travers la foule, jusqu’au tableau
couronné. Un frisson la fit trembler comme une
feuille de bouleau, quand elle se reconnut. Elle
eut peur et regarda autour d’elle pour rejoindre
madame Roguin, de qui elle avait été séparée par
un flot de monde. En ce moment ses yeux
effrayés rencontrèrent la figure enflammée du
jeune peintre. Elle se rappela tout à coup la

38
physionomie d’un promeneur que, curieuse, elle
avait souvent remarqué, en croyant que c’était un
nouveau voisin.
– Vous voyez ce que l’amour m’a inspiré, dit
l’artiste à l’oreille de la timide créature qui resta
tout épouvantée de ces paroles.
Elle trouva un courage surnaturel pour fendre
la presse, et pour rejoindre sa cousine encore
occupée à percer la masse du monde qui
l’empêchait d’arriver jusqu’au tableau.
– Vous seriez étouffée, s’écria Augustine,
partons !
Mais il se rencontre, au Salon, certains
moments pendant lesquels deux femmes ne sont
pas toujours libres de diriger leurs pas dans les
galeries. Mademoiselle Guillaume et sa cousine
furent poussées à quelques pas du second tableau,
par suite des mouvements irréguliers que la foule
leur imprima. Le hasard voulut qu’elles eussent la
facilité d’approcher ensemble de la toile illustrée
par la mode, d’accord cette fois avec le talent.
L’exclamation de surprise que jeta la femme du
notaire se perdit dans le brouhaha et les

39
bourdonnements de la foule ; quant à Augustine,
elle pleura involontairement à l’aspect de cette
merveilleuse scène, et par un sentiment presque
inexplicable, elle mit un doigt sur ses lèvres en
apercevant à deux pas d’elle la figure extatique
du jeune artiste. L’inconnu répondit par un signe
de tête et désigna madame Roguin comme un
trouble-fête, afin de montrer à Augustine qu’elle
était comprise. Cette pantomime jeta comme un
brasier dans le corps de la pauvre fille qui se
trouva criminelle, en se figurant qu’il venait de se
conclure un pacte entre elle et l’artiste. Une
chaleur étouffante, le continuel aspect des plus
brillantes toilettes, et l’étourdissement que
produisit sur Augustine la variété des couleurs, la
multitude des figures vivantes ou peintes, la
profusion des cadres d’or, lui firent éprouver une
espèce d’enivrement qui redoubla ses craintes.
Elle se serait peut-être évanouie, si, malgré ce
chaos de sensations, il ne s’était élevé au fond de
son cœur une jouissance inconnue qui vivifia tout
son être. Néanmoins, elle se crut sous l’empire de
ce démon dont les terribles pièges lui étaient
prédits par la voix tonnante des prédicateurs. Ce

40
moment fut pour elle comme un moment de folie.
Elle se vit accompagnée jusqu’à la voiture de sa
cousine par ce jeune homme resplendissant de
bonheur et d’amour. En proie à une irritation
toute nouvelle, à une ivresse qui la livrait en
quelque sorte à la nature, Augustine écouta la
voix éloquente de son cœur, et regarda plusieurs
fois le jeune peintre en laissant paraître le trouble
qui la saisissait. Jamais l’incarnat de ses joues
n’avait formé de plus vigoureux contrastes avec
la blancheur de sa peau. L’artiste aperçut alors
cette beauté dans toute sa fleur, cette pudeur dans
toute sa gloire. Augustine éprouva une sorte de
joie mêlée de terreur, en pensant que sa présence
causait la félicité de celui dont le nom était sur
toutes les lèvres, dont le talent donnait
l’immortalité à de passagères images. Elle était
aimée ! il lui était impossible d’en douter. Quand
elle ne vit plus l’artiste, ces paroles simples
retentissaient encore dans son cœur : – « Vous
voyez ce que l’amour m’a inspiré. » Et les
palpitations devenues plus profondes lui
semblèrent une douleur, tant son sang plus ardent
réveilla dans son être de puissances inconnues.

41
Elle feignit d’avoir un grand mal de tête pour
éviter de répondre aux questions de sa cousine
relativement aux tableaux ; mais, au retour,
madame Roguin ne put s’empêcher de parler à
madame Guillaume de la célébrité obtenue par le
Chat-qui-pelote, et Augustine trembla de tous ses
membres en entendant dire à sa mère qu’elle irait
au Salon pour y voir sa maison. La jeune fille
insista de nouveau sur sa souffrance, et obtint la
permission d’aller se coucher.
– Voilà ce qu’on gagne à tous ces spectacles,
s’écria monsieur Guillaume, des maux de tête.
Est-ce donc bien amusant de voir en peinture ce
qu’on rencontre tous les jours dans notre rue ! Ne
me parlez pas de ces artistes qui sont, comme vos
auteurs, des meure-de-faim. Que diable ont-ils
besoin de prendre ma maison pour la vilipender
dans leurs tableaux ?
– Cela pourra nous faire vendre quelques
aunes de drap de plus, dit Joseph Lebas.
Cette observation n’empêcha pas que les arts
et la pensée ne fussent condamnés encore une
fois au tribunal du Négoce. Comme on doit bien

42
le penser, ces discours ne donnèrent pas grand
espoir à Augustine, qui pendant la nuit se livra à
la première méditation de l’amour. Les
événements de cette journée furent comme un
songe qu’elle se plut à reproduire dans sa pensée.
Elle s’initia aux craintes, aux espérances, aux
remords, à toutes ces ondulations de sentiment
qui devaient bercer un cœur simple et timide
comme le sien. Quel vide elle reconnut dans cette
noire maison, et quel trésor elle trouva dans son
âme ! Être la femme d’un homme de talent,
partager sa gloire ! Quels ravages cette idée ne
devait-elle pas faire au cœur d’une enfant élevée
au sein de cette famille ? Quelle espérance ne
devait-elle pas éveiller chez une jeune personne
qui, nourrie jusqu’alors de principes vulgaires,
avait désiré une vie élégante ? Un rayon de soleil
était tombé dans cette prison. Augustine aima
tout à coup. En elle tant de sentiments étaient
flattés à la fois qu’elle succomba sans rien
calculer. À dix-huit ans, l’amour ne jette-t-il pas
son prisme entre le monde et les yeux d’une
jeune fille ? Incapable de deviner les rudes chocs
qui résultent de l’alliance d’une femme aimante

43
avec un homme d’imagination, elle crut être
appelée à faire le bonheur de celui-ci, sans
apercevoir aucune disparate entre elle et lui. Pour
elle, le présent fut tout l’avenir. Quand le
lendemain son père et sa mère revinrent du Salon,
leurs figures attristées annoncèrent quelque
désappointement. D’abord, les deux tableaux
avaient été retirés par le peintre ; puis madame
Guillaume avait perdu son châle de cachemire.
Apprendre que les tableaux venaient de
disparaître après sa visite au Salon fut pour
Augustine la révélation d’une délicatesse de
sentiment que les femmes savent toujours
apprécier, même instinctivement.
Le matin où, rentrant d’un bal, Théodore de
Sommervieux, tel était le nom que la renommée
avait apporté dans le cœur d’Augustine, fut
aspergé par les commis du Chat-qui-pelote
pendant qu’il attendait l’apparition de sa naïve
amie, qui ne le savait certes pas là, les deux
amants se voyaient pour la quatrième fois
seulement depuis la scène du Salon. Les obstacles
que le régime de la maison Guillaume opposait
au caractère fougueux de l’artiste donnaient à sa
44
passion pour Augustine une violence facile à
concevoir. Comment aborder une jeune fille
assise dans un comptoir entre deux femmes telles
que mademoiselle Virginie et madame
Guillaume, comment correspondre avec elle,
quand sa mère ne la quittait jamais ? Habile,
comme tous les amants, à se forger des malheurs,
Théodore se créait un rival dans l’un des commis,
et mettait les autres dans les intérêts de son rival.
S’il échappait à tant d’Argus, il se voyait
échouant sous les yeux sévères du vieux
négociant ou de madame Guillaume. Partout des
barrières, partout le désespoir ! La violence
même de sa passion empêchait le jeune peintre de
trouver ces expédients ingénieux qui, chez les
prisonniers comme chez les amants, semblent
être le dernier effort de la raison échauffée par un
sauvage besoin de liberté ou par le feu de
l’amour. Théodore tournait alors dans le quartier
avec l’activité d’un fou, comme si le mouvement
pouvait lui suggérer des ruses. Après s’être bien
tourmenté l’imagination, il inventa de gagner à
prix d’or la servante joufflue. Quelques lettres
furent donc échangées de loin en loin pendant la

45
quinzaine qui suivit la malencontreuse matinée
où monsieur Guillaume et Théodore s’étaient si
bien examinés. En ce moment, les deux jeunes
gens étaient convenus de se voir à une certaine
heure du jour et le dimanche, à Saint-Leu,
pendant la messe et les vêpres. Augustine avait
envoyé à son cher Théodore la liste des parents et
des amis de la famille, chez lesquels le jeune
peintre tâcha d’avoir accès afin d’intéresser à ses
amoureuses pensées, s’il était possible, une de
ces âmes occupées d’argent, de commerce, et
auxquelles une passion véritable devait sembler
la spéculation la plus monstrueuse, une
spéculation inouïe. D’ailleurs, rien ne changea
dans les habitudes du Chat-qui-pelote. Si
Augustine fut distraite, si, contre toute espèce
d’obéissance aux lois de la charte domestique,
elle monta à sa chambre pour y aller, grâce à un
pot de fleurs, établir des signaux ; si elle soupira,
si elle pensa enfin, personne, pas même sa mère,
ne s’en aperçut. Cette circonstance causera
quelque surprise à ceux qui auront compris
l’esprit de cette maison, où une pensée entachée
de poésie devait produire un contraste avec les

46
êtres et les choses, où personne ne pouvait se
permettre ni un geste, ni un regard qui ne fussent
vus et analysés. Cependant rien de plus naturel :
le vaisseau si tranquille qui naviguait sur la mer
orageuse de la place de Paris, sous le pavillon du
Chat-qui-pelote, était la proie d’une de ces
tempêtes qu’on pourrait nommer équinoxiales à
cause de leur retour périodique. Depuis quinze
jours, les cinq hommes de l’équipage, madame
Guillaume et mademoiselle Virginie s’adonnaient
à ce travail excessif désigné sous le nom
d’inventaire. On remuait tous les ballots et l’on
vérifiait l’aunage des pièces pour s’assurer de la
valeur exacte du coupon restant. On examinait
soigneusement la carte appendue au paquet pour
reconnaître en quel temps les draps avaient été
achetés. On fixait le prix actuel. Toujours debout,
son aune à la main, la plume derrière l’oreille,
monsieur Guillaume ressemblait à un capitaine
commandant la manœuvre. Sa voix aiguë, passant
par un judas pour interroger la profondeur des
écoutilles du magasin d’en bas, faisait entendre
ces barbares locutions du commerce qui ne
s’exprime que par énigmes : – Combien d’H-N-

47
Z ? – Enlevé. – Que reste-t-il de Q-X ? – Deux
aunes. – Quel prix ? – Cinq-cinq-trois. – Portez à
trois A tout J-J, tout M-P, et le reste de V-D-O.
Mille autres phrases tout aussi intelligibles
ronflaient à travers les comptoirs comme des vers
de la poésie moderne que des romantiques se
seraient cités afin d’entretenir leur enthousiasme
pour un de leurs poètes. Le soir, Guillaume,
enfermé avec son commis et sa femme, soldait
les comptes, portait à nouveau, écrivait aux
retardataires, et dressait des factures. Tous trois
préparaient ce travail immense dont le résultat
tenait sur un carré de papier tellière, et prouvait à
la maison Guillaume qu’il existait tant en argent,
tant en marchandises, tant en traites et billets ;
qu’elle ne devait pas un sou, qu’il lui était dû cent
ou deux cent mille francs ; que le capital avait
augmenté ; que les fermes, les maisons, les rentes
allaient être ou arrondies, ou réparées, ou
doublées. De là résultait la nécessité de
recommencer avec plus d’ardeur que jamais à
ramasser de nouveaux écus, sans qu’il vînt en tête
à ces courageuses fourmis de se demander : À
quoi bon ? À la faveur de ce tumulte annuel,

48
l’heureuse Augustine échappait à l’investigation
de ses Argus. Enfin, un samedi soir, la clôture de
l’inventaire eut lieu. Les chiffres du total actif
offrirent assez de zéros pour qu’en cette
circonstance Guillaume levât la consigne sévère
qui régnait toute l’année au dessert. Le sournois
drapier se frotta les mains, et permit à ses commis
de rester à sa table. À peine chacun des hommes
de l’équipage achevait-il son petit verre d’une
liqueur de ménage, on entendit le roulement
d’une voiture. La famille alla voir Cendrillon aux
Variétés, tandis que les deux derniers commis
reçurent chacun un écu de six francs et la
permission d’aller où bon leur semblerait, pourvu
qu’ils fussent rentrés à minuit.
Malgré cette débauche, le dimanche matin, le
vieux marchand drapier fit sa barbe dès six
heures, endossa son habit marron dont les
superbes reflets lui causaient toujours le même
contentement, il attacha les boucles d’or aux
oreilles de son ample culotte de soie ; puis, vers
sept heures, au moment où tout dormait encore
dans la maison, il se dirigea vers le petit cabinet
attenant à son magasin du premier étage. Le jour
49
y venait d’une croisée armée de gros barreaux de
fer, et qui donnait sur une petite cour carrée
formée de murs si noirs qu’elle ressemblait assez
à un puits. Le vieux négociant ouvrit lui-même
ces volets garnis de tôle qu’il connaissait si bien,
et releva une moitié du vitrage en le faisant
glisser dans sa coulisse. L’air glacé de la cour
vint rafraîchir la chaude atmosphère de ce
cabinet, qui exhalait l’odeur particulière aux
bureaux. Le marchand resta debout, la main
posée sur le bras crasseux d’un fauteuil de canne
doublé de maroquin dont la couleur primitive
était effacée, il semblait hésiter à s’y asseoir. Il
regarda d’un air attendri le bureau à double
pupitre, où la place de sa femme se trouvait
ménagée, dans le côté opposé à la sienne, par une
petite arcade pratiquée dans le mur. Il contempla
les cartons numérotés, les ficelles, les ustensiles,
les fers à marquer le drap, la caisse, objets d’une
origine immémoriale, et crut se revoir devant
l’ombre évoquée du sieur Chevrel. Il avança le
même tabouret sur lequel il s’était jadis assis en
présence de son défunt patron. Ce tabouret garni
de cuir noir, et dont le crin s’échappait depuis

50
longtemps par les coins, mais sans se perdre, il le
plaça d’une main tremblante au même endroit où
son prédécesseur l’avait mis ; puis, dans une
agitation difficile à décrire, il tira la sonnette qui
correspondait au chevet du lit de Joseph Lebas.
Quand ce coup décisif eut été frappé, le vieillard,
pour qui ces souvenirs furent sans doute trop
lourds, prit trois ou quatre lettres de change qui
lui avaient été présentées, et les regarda sans les
voir, quand Joseph Lebas se montra soudain.
– Asseyez-vous là, lui dit Guillaume en lui
désignant le tabouret.
Comme jamais le vieux maître-drapier n’avait
fait asseoir son commis devant lui, Joseph Lebas
tressaillit.
– Que pensez-vous de ces traites ? demanda
Guillaume.
– Elles ne seront pas payées.
– Comment ?
– Mais j’ai su qu’avant-hier Étienne et
compagnie ont fait leurs paiements en or.
– Oh ! oh ! s’écria le drapier, il faut être bien

51
malade pour laisser voir sa bile. Parlons d’autre
chose, Joseph, l’inventaire est fini.
– Oui, monsieur, et le dividende est un des
plus beaux que vous ayez eus.
– Ne vous servez donc pas de ces nouveaux
mots. Dites le produit, Joseph. Savez-vous, mon
garçon, que c’est un peu à vous que nous devons
ces résultats ? aussi, ne veux-je plus que vous
ayez d’appointements. Madame Guillaume m’a
donné l’idée de vous offrir un intérêt. Hein,
Joseph ! Guillaume et Lebas, ces mots ne
feraient-ils pas une belle raison sociale ? On
pourrait mettre et compagnie pour arrondir la
signature.
Les larmes vinrent aux yeux de Joseph Lebas
qui s’efforça de les cacher. – Ah, monsieur
Guillaume ! comment ai-je pu mériter tant de
bontés ? Je ne fais que mon devoir. C’était déjà
tant que de vous intéresser à un pauvre orph....
Il brossait le parement de sa manche gauche
avec la manche droite, et n’osait regarder le
vieillard qui souriait en pensant que ce modeste
jeune homme avait sans doute besoin, comme lui

52
autrefois, d’être encouragé pour rendre
l’explication complète.
– Cependant, reprit le père de Virginie, vous
ne méritez pas beaucoup cette faveur, Joseph !
Vous ne mettez pas en moi autant de confiance
que j’en mets en vous. (Le commis releva
brusquement la tête.) – Vous avez le secret de la
caisse. Depuis deux ans je vous ai dit presque
toutes mes affaires. Je vous ai fait voyager en
fabrique. Enfin, pour vous, je n’ai rien sur le
cœur. Mais vous ?... vous avez une inclination, et
ne m’en avez pas touché un seul mot. (Joseph
Lebas rougit.) – Ah ! ah ! s’écria Guillaume, vous
pensiez donc tromper un vieux renard comme
moi ? Moi ! à qui vous avez vu deviner la faillite
Lecocq.
– Comment, monsieur ? répondit Joseph
Lebas en examinant son patron avec autant
d’attention que son patron l’examinait, comment,
vous sauriez qui j’aime ?
– Je sais tout, vaurien, lui dit le respectable et
rusé marchand en lui tordant le bout de l’oreille.
Et je te pardonne, j’ai fait de même.

53
– Et vous me l’accorderiez ?
– Oui, avec cinquante mille écus, et je t’en
laisserai autant, et nous marcherons sur nouveaux
frais avec une nouvelle raison sociale. Nous
brasserons encore des affaires, garçon, s’écria le
vieux marchand en se levant et agitant ses bras.
Vois-tu, mon gendre, il n’y a que le commerce !
Ceux qui se demandent quels plaisirs on y trouve
sont des imbéciles. Être à la piste des affaires,
savoir gouverner sur la place, attendre avec
anxiété, comme au jeu, si les Étienne et
compagnie font faillite, voir passer un régiment
de la garde impériale habillé de notre drap,
donner un croc-en-jambe au voisin, loyalement
s’entend ! fabriquer à meilleur marché que les
autres ; suivre une affaire qu’on ébauche, qui
commence, grandit, chancelle et réussit, connaître
comme un ministre de la police tous les ressorts
des maisons de commerce pour ne pas faire
fausse route ; se tenir debout devant les
naufrages ; avoir des amis, par correspondance,
dans toutes les villes manufacturières, n’est-ce
pas un jeu perpétuel, Joseph ? Mais c’est vivre,
ça ! Je mourrai dans ce tracas-là, comme le vieux
54
Chevrel, n’en prenant cependant plus qu’à mon
aise. Dans la chaleur de sa plus forte
improvisation, le père Guillaume n’avait presque
pas regardé son commis qui pleurait à chaudes
larmes. – Eh bien ! Joseph, mon pauvre garçon,
qu’as-tu donc ?
– Ah ! je l’aime tant, tant, monsieur
Guillaume, que le cœur me manque, je crois...
– Eh bien ! garçon, dit le marchand attendri, tu
es plus heureux que tu ne crois, sarpejeu, car elle
t’aime. Je le sais, moi !
Et il cligna ses deux petits yeux verts en
regardant son commis.
– Mademoiselle Augustine, mademoiselle
Augustine ! s’écria Joseph Lebas dans son
enthousiasme.
Il allait s’élancer hors du cabinet, quand il se
sentit arrêté par un bras de fer, et son patron
stupéfait le ramena vigoureusement devant lui.
– Qu’est-ce que fait donc Augustine dans cette
affaire-là ? demanda Guillaume dont la voix
glaça sur-le-champ le malheureux Joseph Lebas.

55
– N’est-ce pas elle... que... j’aime ? dit le
commis en balbutiant.
Déconcerté de son défaut de perspicacité,
Guillaume se rassit et mit sa tête pointue dans ses
deux mains pour réfléchir à la bizarre position
dans laquelle il se trouvait. Joseph Lebas honteux
et au désespoir resta debout.
– Joseph, reprit le négociant avec une dignité
froide, je vous parlais de Virginie. L’amour ne se
commande pas, je le sais. Je connais votre
discrétion, nous oublierons cela. Je ne marierai
jamais Augustine avant Virginie. Votre intérêt
sera de dix pour cent.
Le commis, auquel l’amour donna je ne sais
quel degré de courage et d’éloquence, joignit les
mains, prit la parole, parla pendant un quart
d’heure à Guillaume avec tant de chaleur et de
sensibilité, que la situation changea. S’il s’était
agi d’une affaire commerciale, le vieux négociant
aurait eu des règles fixes pour prendre une
résolution ; mais, jeté à mille lieues du
commerce, sur la mer des sentiments, et sans
boussole, il flotta irrésolu devant un événement si

56
original, se disait-il. Entraîné par sa bonté
naturelle, il battit un peu la campagne.
– Et, diantre, Joseph, tu n’es pas sans savoir
que j’ai eu mes deux enfants à dix ans de
distance ! Mademoiselle Chevrel n’était pas
belle, elle n’a cependant pas à se plaindre de moi.
Fais donc comme moi. Enfin, ne pleure pas, es-tu
bête ? Que veux-tu ? cela s’arrangera peut-être,
nous verrons. Il y a toujours moyen de se tirer
d’affaire. Nous autres hommes nous ne sommes
pas toujours comme des Céladons pour nos
femmes. Tu m’entends ? Madame Guillaume est
dévote, et... Allons, sarpejeu, mon enfant, donne
ce matin le bras à Augustine pour aller à la
messe.
Telles furent les phrases jetées à l’aventure par
Guillaume. La conclusion qui les terminait ravit
l’amoureux commis : il songeait déjà pour
mademoiselle Virginie à l’un de ses amis, quand
il sortit du cabinet enfumé en serrant la main de
son futur beau-père, après lui avoir dit, d’un petit
air entendu, que tout s’arrangerait au mieux.
– Que va penser madame Guillaume ? Cette

57
idée tourmenta prodigieusement le brave
négociant quand il fut seul.
Au déjeuner, madame Guillaume et Virginie,
auxquelles le marchand-drapier avait laissé
provisoirement ignorer son désappointement,
regardèrent assez malicieusement Joseph Lebas
qui resta grandement embarrassé. La pudeur du
commis lui concilia l’amitié de sa belle-mère. La
matrone redevint si gaie qu’elle regarda monsieur
Guillaume en souriant, et se permit quelques
petites plaisanteries d’un usage immémorial dans
ces innocentes familles. Elle mit en question la
conformité de la taille de Virginie et de celle de
Joseph, pour leur demander de se mesurer. Ces
niaiseries préparatoires attirèrent quelques nuages
sur le front du chef de famille, et il afficha même
un tel amour pour le décorum, qu’il ordonna à
Augustine de prendre le bras du premier commis
en allant à Saint-Leu. Madame Guillaume,
étonnée de cette délicatesse masculine, honora
son mari d’un signe de tête d’approbation. Le
cortège partit donc de la maison dans un ordre
qui ne pouvait suggérer aucune interprétation
malicieuse aux voisins.
58
– Ne trouvez-vous pas, mademoiselle
Augustine, disait le commis en tremblant, que la
femme d’un négociant qui a un bon crédit,
comme monsieur Guillaume, par exemple,
pourrait s’amuser un peu plus que ne s’amuse
madame votre mère, pourrait porter des diamants,
aller en voiture ? Oh ! moi, d’abord, si je me
mariais, je voudrais avoir toute la peine, et voir
ma femme heureuse. Je ne la mettrais pas dans
mon comptoir. Voyez-vous, dans la draperie, les
femmes n’y sont plus aussi nécessaires qu’elles
l’étaient autrefois. Monsieur Guillaume a eu
raison d’agir comme il a fait, et d’ailleurs c’était
le goût de son épouse. Mais qu’une femme sache
donner un coup de main à la comptabilité, à la
correspondance, au détail, aux commandes, à son
ménage, afin de ne pas rester oisive, c’est tout. À
sept heures, quand la boutique serait fermée, moi
je m’amuserais, j’irais au spectacle et dans le
monde. Mais vous ne m’écoutez pas.
– Si fait, monsieur Joseph. Que dites-vous de
la peinture ? C’est là un bel état.
– Oui, je connais un maître peintre en

59
bâtiment, monsieur Lourdois, qui a des écus.
En devisant ainsi, la famille atteignit l’église
de Saint-Leu. Là, madame Guillaume retrouva
ses droits, et fit mettre, pour la première fois,
Augustine à côté d’elle. Virginie prit place sur la
quatrième chaise à côté de Lebas. Pendant le
prône, tout alla bien entre Augustine et Théodore
qui, debout derrière un pilier, priait sa madone
avec ferveur ; mais au lever-Dieu, madame
Guillaume s’aperçut, un peu tard, que sa fille
Augustine tenait son livre de messe au rebours.
Elle se disposait à la gourmander
vigoureusement, quand, rabaissant son voile, elle
interrompit sa lecture et se mit à regarder dans la
direction qu’affectionnaient les yeux de sa fille.
À l’aide de ses bésicles, elle vit le jeune artiste
dont l’élégance mondaine annonçait plutôt
quelque capitaine de cavalerie en congé qu’un
négociant du quartier. Il est difficile d’imaginer
l’état violent dans lequel se trouva madame
Guillaume, qui se flattait d’avoir parfaitement
élevé ses filles, en reconnaissant dans le cœur
d’Augustine un amour clandestin dont le danger
lui fut exagéré par sa pruderie et par son
60
ignorance. Elle crut sa fille gangrenée jusqu’au
cœur.
– Tenez d’abord votre livre à l’endroit,
mademoiselle, dit-elle à voix basse mais en
tremblant de colère. Elle arracha vivement le
paroissien accusateur, et le remit de manière à ce
que les lettres fussent dans leur sens naturel. –
N’ayez pas le malheur de lever les yeux autre
part que sur vos prières, ajouta-t-elle, autrement,
vous auriez affaire à moi. Après la messe, votre
père et moi nous aurons à vous parler.
Ces paroles furent comme un coup de foudre
pour la pauvre Augustine. Elle se sentit défaillir ;
mais combattue entre la douleur qu’elle éprouvait
et la crainte de faire un esclandre dans l’église,
elle eut le courage de cacher ses angoisses.
Cependant, il était facile de deviner l’état violent
de son âme en voyant son paroissien trembler et
des larmes tomber sur chacune des pages qu’elle
tournait. Au regard enflammé que lui lança
madame Guillaume, l’artiste vit le péril où
tombaient ses amours, et sortit, la rage dans le
cœur, décidé à tout oser.

61
– Allez dans votre chambre, mademoiselle !
dit madame Guillaume à sa fille en rentrant au
logis ; nous vous ferons appeler ; et surtout, ne
vous avisez pas d’en sortir.
La conférence que les deux époux eurent
ensemble fut si secrète, que rien n’en transpira
d’abord. Cependant, Virginie, qui avait
encouragé sa sœur par mille douces
représentations, poussa la complaisance jusqu’à
se glisser auprès de la porte de la chambre à
coucher de sa mère, chez laquelle la discussion
avait lieu, pour y recueillir quelques phrases. Au
premier voyage qu’elle fit du troisième au second
étage, elle entendit son père qui s’écriait :
– Madame, vous voulez donc tuer votre fille ?
– Ma pauvre enfant, dit Virginie à sa sœur
éplorée, papa prend ta défense !
– Et que veulent-ils faire à Théodore ?
demanda l’innocente créature.
La curieuse Virginie redescendit alors ; mais
cette fois elle resta plus longtemps : elle apprit
que Lebas aimait Augustine. Il était écrit que,

62
dans cette mémorable journée, une maison
ordinairement si calme serait un enfer. Monsieur
Guillaume désespéra Joseph Lebas en lui confiant
l’amour d’Augustine pour un étranger. Lebas, qui
avait averti son ami de demander mademoiselle
Virginie en mariage, vit ses espérances
renversées. Mademoiselle Virginie, accablée de
savoir que Joseph l’avait en quelque sorte
refusée, fut prise d’une migraine. La zizanie,
semée entre les deux époux par l’explication que
monsieur et madame Guillaume avaient eue
ensemble, et où, pour la troisième fois de leur vie,
ils se trouvèrent d’opinions différentes, se
manifesta d’une manière terrible. Enfin, à quatre
heures après midi, Augustine, pâle, tremblante et
les yeux rouges, comparut devant son père et sa
mère. La pauvre enfant raconta naïvement la trop
courte histoire de ses amours. Rassurée par
l’allocution de son père, qui lui avait promis de
l’écouter en silence, elle prit un certain courage
en prononçant devant ses parents le nom de son
cher Théodore de Sommervieux, et en fit
malicieusement sonner la particule aristocratique.
En se livrant au charme inconnu de parler de ses

63
sentiments, elle trouva assez de hardiesse pour
déclarer avec une innocente fermeté qu’elle
aimait monsieur de Sommervieux, qu’elle le lui
avait écrit, et ajouta, les larmes aux yeux : – Ce
serait faire mon malheur que de me sacrifier à un
autre.
– Mais, Augustine, vous ne savez donc pas ce
que c’est qu’un peintre ? s’écria sa mère avec
horreur.
– Madame Guillaume ! dit le vieux père en
imposant silence à sa femme. – Augustine, dit-il,
les artistes sont en général des meure-de-faim. Ils
sont trop dépensiers pour ne pas être toujours de
mauvais sujets. J’ai fourni feu monsieur Joseph
Vernet, feu monsieur Lekain et feu monsieur
Noverre. Ah ! si tu savais combien ce monsieur
Noverre, monsieur le chevalier de Saint-Georges,
et surtout monsieur Philidor, ont joué de tours à
ce pauvre père Chevrel ! Ce sont de drôles de
corps, je le sais bien. Ça vous a tous un babil, des
manières... Ah ! jamais ton monsieur Summer..
Somm...
– De Sommervieux, mon père !

64
– Eh bien ! de Sommervieux, soit ! jamais il
n’aura été aussi agréable avec toi que monsieur le
chevalier de Saint-Georges le fut avec moi, le
jour où j’obtins une sentence des consuls contre
lui. Aussi était-ce des gens de qualité d’autrefois.
– Mais, mon père, monsieur Théodore est
noble, et m’a écrit qu’il était riche. Son père
s’appelait le chevalier de Sommervieux avant la
Révolution.
À ces paroles, monsieur Guillaume regarda sa
terrible moitié, qui, en femme contrariée, frappait
le plancher du bout du pied et gardait un morne
silence. Elle évitait même de jeter ses yeux
courroucés sur Augustine, et semblait laisser à
monsieur Guillaume toute la responsabilité d’une
affaire si grave, puisque ses avis n’étaient pas
écoutés ; néanmoins, malgré son flegme apparent,
quand elle vit son mari prenant si doucement son
parti sur une catastrophe qui n’avait rien de
commercial, elle s’écria : – En vérité, monsieur,
vous êtes d’une faiblesse avec vos filles... mais...
Le bruit d’une voiture qui s’arrêtait à la porte
interrompit tout à coup la mercuriale que le vieux

65
négociant redoutait déjà. En un moment, madame
Roguin se trouva au milieu de la chambre, et,
regardant les trois acteurs de cette scène
domestique : – Je sais tout, ma cousine, dit-elle
d’un air de protection.
Madame Roguin avait un défaut, celui de
croire que la femme d’un notaire de Paris pouvait
jouer le rôle d’une petite maîtresse.
– Je sais tout, répéta-t-elle, et je viens dans
l’arche de Noé, comme la colombe, avec la
branche d’olivier. J’ai lu cette allégorie dans Le
Génie du Christianisme, dit-elle en se retournant
vers madame Guillaume, la comparaison doit
vous plaire, ma cousine. Savez-vous, ajouta-t-elle
en souriant à Augustine, que ce monsieur de
Sommervieux est un homme charmant ? Il m’a
donné ce matin mon portrait fait de main de
maître. Cela vaut au moins six mille francs.
À ces mots, elle frappa doucement sur les bras
de monsieur Guillaume. Le vieux négociant ne
put s’empêcher de faire avec ses lèvres une
grosse moue qui lui était particulière.
– Je connais beaucoup monsieur de

66
Sommervieux, reprit la colombe. Depuis une
quinzaine de jours il vient à mes soirées, il en fait
le charme. Il m’a conté toutes ses peines et m’a
prise pour avocat. Je sais de ce matin qu’il adore
Augustine, et il l’aura. Ah ! cousine, n’agitez pas
ainsi la tête en signe de refus. Apprenez qu’il sera
créé baron, et qu’il vient d’être nommé chevalier
de la Légion-d’honneur par l’empereur lui-même,
au Salon. Roguin est devenu son notaire et
connaît ses affaires. Eh bien ! monsieur de
Sommervieux possède en bons biens au soleil
douze mille livres de rente. Savez-vous que le
beau-père d’un homme comme lui peut devenir
quelque chose, maire de son arrondissement, par
exemple ! N’avez-vous pas vu monsieur Dupont
être fait comte de l’Empire et sénateur pour être
venu, en sa qualité de maire, complimenter
l’empereur sur son entrée à Vienne. Oh ! ce
mariage-là se fera. Je l’adore, moi, ce bon jeune
homme. Sa conduite envers Augustine ne se voit
que dans les romans. Va, ma petite, tu seras
heureuse, et tout le monde voudrait être à ta
place. J’ai chez moi, à mes soirées, madame la
duchesse de Carigliano qui raffole de monsieur

67
de Sommervieux. Quelques méchantes langues
disent qu’elle ne vient chez moi que pour lui,
comme si une duchesse d’hier était déplacée chez
une Chevrel dont la famille a cent ans de bonne
bourgeoisie.
– Augustine, reprit madame Roguin après une
petite pause, j’ai vu le portrait. Dieu ! qu’il est
beau. Sais-tu que l’empereur a voulu le voir ? Il a
dit en riant au Vice-Connétable que s’il y avait
beaucoup de femmes comme celle-là à sa cour
pendant qu’il y venait tant de rois, il se faisait fort
de maintenir toujours la paix en Europe. Est-ce
flatteur ?
Les orages par lesquels cette journée avait
commencé devaient ressembler à ceux de la
nature, en ramenant un temps calme et serein.
Madame Roguin déploya tant de séductions dans
ses discours, elle sut attaquer tant de cordes à la
fois dans les cœurs secs de monsieur et de
madame Guillaume, qu’elle finit par en trouver
une dont elle tira parti. À cette singulière époque,
le commerce et la finance avaient plus que jamais
la folle manie de s’allier aux grands seigneurs et

68
les généraux de l’Empire profitèrent assez bien
de ces dispositions. Monsieur Guillaume s’élevait
singulièrement contre cette déplorable passion.
Ses axiomes favoris étaient que, pour trouver le
bonheur, une femme devait épouser un homme de
sa classe ; on était toujours tôt ou tard puni
d’avoir voulu monter trop haut ; l’amour résistait
si peu aux tracas du ménage, qu’il fallait trouver
l’un chez l’autre des qualités bien solides pour
être heureux ; il ne fallait pas que l’un des deux
époux en sût plus que l’autre, parce qu’on devait
avant tout se comprendre ; un mari qui parlait
grec et la femme latin, risquaient de mourir de
faim. Il avait inventé cette espèce de proverbe. Il
comparait les mariages ainsi faits à ces anciennes
étoffes de soie et de laine, dont la soie finissait
toujours par couper la laine. Cependant il se
trouve tant de vanité au fond du cœur de
l’homme, que la prudence du pilote qui
gouvernait si bien le Chat-qui-pelote succomba
sous l’agressive volubilité de madame Roguin.
La sévère madame Guillaume, la première,
trouva dans l’inclination de sa fille des motifs
pour déroger à ces principes, et pour consentir à

69
recevoir au logis monsieur de Sommervieux,
qu’elle se promit de soumettre à un rigoureux
examen.
Le vieux négociant alla trouver Joseph Lebas,
et l’instruisit de l’état des choses. À six heures et
demie, la salle à manger, illustrée par le peintre,
réunit sous son toit de verre madame et monsieur
Roguin, Lebas qui prenait son bonheur en
patience, et mademoiselle Virginie dont la
migraine avait cessé. Monsieur et madame
Guillaume virent en perspective leurs enfants
établis et les destinées du Chat-qui-pelote remises
en des mains habiles. Leur contentement fut au
comble, quand, au dessert, Théodore leur fit
présent de l’étonnant tableau qu’ils n’avaient pu
voir, et qui représentait l’intérieur de cette vieille
boutique, à laquelle était dû tant de bonheur.
– C’est-y gentil, s’écria Guillaume. Dire qu’on
voulait donner trente mille francs de cela.
– Mais c’est qu’on y trouve mes barbes, reprit
madame Guillaume.
– Et ces étoffes dépliées, ajouta Lebas, on les
prendrait avec la main.

70
– Les draperies font toujours très bien,
répondit le peintre. Nous serions trop heureux,
nous autres artistes modernes, d’atteindre à la
perfection de la draperie antique.
– Vous aimez donc la draperie, s’écria le père
Guillaume. Eh bien, sarpejeu ! touchez là, mon
jeune ami. Puisque vous estimez le commerce,
nous nous entendrons. Eh ! pourquoi le
mépriserait-on ? Le monde a commencé par là,
puisque Adam a vendu le paradis pour une
pomme. Ça n’a pas été une fameuse spéculation,
par exemple !
Et le vieux négociant se mit à éclater d’un gros
rire franc excité par le vin de Champagne qu’il
faisait circuler généreusement. Le bandeau qui
couvrait les yeux du jeune artiste fut si épais qu’il
trouva ses futurs parents aimables. Il ne dédaigna
pas de les égayer par quelques charges de bon
goût. Aussi plut-il généralement. Le soir, quand
le salon meublé de choses très cossues, pour se
servir de l’expression de Guillaume, fut désert,
pendant que madame Guillaume s’en allait de
table en cheminée, de candélabre en flambeau,

71
soufflant avec précipitation les bougies, le brave
négociant, qui savait toujours voir clair aussitôt
qu’il s’agissait d’affaires ou d’argent, attira sa
fille Augustine auprès de lui ; puis, après l’avoir
prise sur ses genoux, il lui tint ce discours :
– Ma chère enfant, tu épouseras ton
Sommervieux, puisque tu le veux ; permis à toi
de risquer ton capital de bonheur. Mais je ne me
laisse pas prendre à ces trente mille francs que
l’on gagne à gâter de bonnes toiles. L’argent qui
vient si vite s’en va de même. N’ai-je pas entendu
dire ce soir à ce jeune écervelé que si l’argent
était rond, c’était pour rouler ! S’il est rond pour
les gens prodigues, il est plat pour les gens
économes qui l’empilent. Or, mon enfant, ce beau
garçon-là parle de te donner des voitures, des
diamants ? Il a de l’argent, qu’il le dépense pour
toi, bene sit ! je n’ai rien à y voir. Mais quant à ce
que je te donne, je ne veux pas que des écus si
péniblement ensachés s’en aillent en carrosses ou
en colifichets. Qui dépense trop n’est jamais
riche. Avec les cent mille écus de sa dot on
n’achète pas encore tout Paris. Tu as beau avoir à
recueillir un jour quelques centaines de mille
72
francs, je te les ferai attendre, sarpejeu ! le plus
longtemps possible. J’ai donc attiré ton prétendu
dans un coin, et un homme qui a mené la faillite
Lecoq n’a pas eu grande peine à faire consentir
un artiste à se marier séparé de biens avec sa
femme. J’aurai l’œil au contrat pour bien faire
stipuler les donations qu’il se propose de te
constituer. Allons, mon enfant, j’espère être
grand-père, sarpejeu ! je veux m’occuper déjà de
mes petits-enfants : jure-moi donc ici de ne
jamais rien signer en fait d’argent que par mon
conseil ; et si j’allais trouver trop tôt le père
Chevrel, jure-moi de consulter le jeune Lebas,
ton beau-frère. Promets-le-moi.
– Oui, mon père, je vous le jure.
À ces mots prononcés d’une voix douce, le
vieillard baisa sa fille sur les deux joues. Ce soir-
là, tous les amants dormirent presque aussi
paisiblement que monsieur et madame
Guillaume.
Quelques mois après ce mémorable dimanche,
le maître-autel de Saint-Leu fut témoin de deux
mariages bien différents. Augustine et Théodore

73
s’y présentèrent dans tout l’éclat du bonheur, les
yeux pleins d’amour, parés de toilettes élégantes,
attendus par un brillant équipage. Venue dans un
bon remise1 avec sa famille, Virginie, appuyée
sur le bras de son père, suivait sa jeune sœur
humblement et dans de plus simples atours,
comme une ombre nécessaire aux harmonies de
ce tableau. Monsieur Guillaume s’était donné
toutes les peines imaginables pour obtenir à
l’église que Virginie fût mariée avant Augustine ;
mais il eut la douleur de voir le haut et le bas
clergé s’adresser en toute circonstance à la plus
élégante des mariées. Il entendit quelques-uns de
ses voisins approuver singulièrement le bon sens
de mademoiselle Virginie, qui faisait, disaient-ils,
le mariage le plus solide, et restait fidèle au
quartier ; tandis qu’ils lancèrent quelques
brocards suggérés par l’envie sur Augustine qui
épousait un artiste, un noble ; ils ajoutèrent avec
une sorte d’effroi que, si les Guillaume avaient de
l’ambition, la draperie était perdue. Un vieux
marchand d’éventails ayant dit que ce mange-
tout-là l’aurait bientôt mise sur la paille, le père
1
Voiture à quatre places.

74
Guillaume s’applaudit in petto de sa prudence
dans les conventions matrimoniales. Le soir,
après un bal somptueux, suivi d’un de ces
soupers plantureux dont le souvenir commence à
se perdre dans la génération présente, monsieur et
madame Guillaume restèrent dans leur hôtel de la
rue du Colombier où la noce avait eu lieu,
monsieur et madame Lebas retournèrent dans leur
remise à la vieille maison de la rue Saint-Denis
pour y diriger la nauf1 du Chat-qui-pelote ;
l’artiste, ivre de bonheur, prit entre ses bras sa
chère Augustine, l’enleva vivement quand leur
coupé arriva rue des Trois-Frères, et la porta dans
un appartement que tous les arts avaient embelli.
La fougue de passion qui possédait Théodore
fit dévorer au jeune ménage près d’une année
entière sans que le moindre nuage vînt altérer
l’azur du ciel sous lequel ils vivaient. Pour ces
deux amants, l’existence n’eut rien de pesant.
Théodore répandait sur chaque journée
d’incroyables fioriture de plaisirs, il se plaisait à
varier les emportements de la passion, par la

1
Terme archaïque, signifiant barque, vaisseau.

75
molle langueur de ces repos où les âmes sont
lancées si haut dans l’extase qu’elles semblent y
oublier l’union corporelle. Incapable de réfléchir,
l’heureuse Augustine se prêtait à l’allure
onduleuse de son bonheur : elle ne croyait pas
faire encore assez en se livrant toute à l’amour
permis et saint du mariage ; simple et naïve, elle
ne connaissait d’ailleurs ni la coquetterie des
refus, ni l’empire qu’une jeune demoiselle du
grand monde se crée sur un mari par d’adroits
caprices ; elle aimait trop pour calculer l’avenir,
et n’imaginait pas qu’une vie si délicieuse pût
jamais cesser. Heureuse d’être alors tous les
plaisirs de son mari, elle crut que cet
inextinguible amour serait toujours pour elle la
plus belle de toutes les parures, comme son
dévouement et son obéissance seraient un éternel
attrait. Enfin, la félicité de l’amour l’avait rendue
si brillante, que sa beauté lui inspira de l’orgueil
et lui donna la conscience de pouvoir toujours
régner sur un homme aussi facile à enflammer
que monsieur de Sommervieux. Ainsi son état de
femme ne lui apporta d’autres enseignements que
ceux de l’amour. Au sein de ce bonheur, elle

76
resta l’ignorante petite fille qui vivait
obscurément rue Saint-Denis, et ne pensa point à
prendre les manières, l’instruction, le ton du
monde dans lequel elle devait vivre. Ses paroles
étant des paroles d’amour, elle y déployait bien
une sorte de souplesse d’esprit et une certaine
délicatesse d’expression ; mais elle se servait du
langage commun à toutes les femmes quand elles
se trouvent plongées dans une passion qui semble
être leur élément. Si, par hasard, une idée
discordante avec celles de Théodore était
exprimée par Augustine, le jeune artiste en riait
comme on rit des premières fautes que fait un
étranger, mais qui finissent par fatiguer s’il ne se
corrige pas. Malgré tant d’amour, à l’expiration
de cette année aussi charmante que rapide,
Sommervieux sentit un matin la nécessité de
reprendre ses travaux et ses habitudes. Sa femme
était enceinte. Il revit ses amis. Pendant les
longues souffrances de l’année où, pour la
première fois, une jeune femme nourrit un enfant,
il travailla sans doute avec ardeur ; mais parfois il
retourna chercher quelques distractions dans le
grand monde. La maison où il allait le plus

77
volontiers fut celle de la duchesse de Carigliano
qui avait fini par attirer chez elle le célèbre
artiste. Quand Augustine fut rétablie, quand son
fils ne réclama plus ces soins assidus qui
interdisent à une mère les plaisirs du monde,
Théodore en était arrivé à vouloir éprouver cette
jouissance d’amour-propre que nous donne la
société quand nous y apparaissons avec une belle
femme, objet d’envie et d’admiration. Parcourir
les salons en s’y montrant avec l’éclat emprunté
de la gloire de son mari, se voir jalousée par les
femmes, fut pour Augustine une nouvelle
moisson de plaisirs ; mais ce fut le dernier reflet
que devait jeter son bonheur conjugal. Elle
commença par offenser la vanité de son mari,
quand, malgré de vains efforts, elle laissa percer
son ignorance, l’impropriété de son langage et
l’étroitesse de ses idées. Dompté pendant près de
deux ans et demi par les premiers emportements
de l’amour, le caractère de Sommervieux reprit,
avec la tranquillité d’une possession moins jeune,
sa pente et ses habitudes un moment détournées
de leur cours. La poésie, la peinture et les
exquises jouissances de l’imagination possèdent

78
sur les esprits élevés des droits imprescriptibles.
Ces besoins d’une âme forte n’avaient pas été
trompés chez Théodore pendant ces deux années,
ils avaient trouvé seulement une pâture nouvelle.
Quand les champs de l’amour furent parcourus,
quand l’artiste eut, comme les enfants, cueilli des
roses et des bleuets avec une telle avidité qu’il ne
s’apercevait pas que ses mains ne pouvaient plus
les tenir, la scène changea. Si le peintre montrait
à sa femme les croquis de ses plus belles
compositions, il l’entendait s’écrier comme eût
fait le père Guillaume : – C’est bien joli ! Cette
admiration sans chaleur ne provenait pas d’un
sentiment consciencieux, mais de la croyance sur
parole de l’amour. Augustine préférait un regard
au plus beau tableau. Le seul sublime qu’elle
connût était celui du cœur. Enfin, Théodore ne
put se refuser à l’évidence d’une vérité cruelle :
sa femme n’était pas sensible à la poésie, elle
n’habitait pas sa sphère, elle ne le suivait pas
dans tous ses caprices, dans ses improvisations,
dans ses joies, dans ses douleurs ; elle marchait
terre à terre dans le monde réel, tandis qu’il avait
la tête dans les cieux. Les esprits ordinaires ne

79
peuvent pas apprécier les souffrances
renaissantes de l’être qui, uni à un autre par le
plus intime de tous les sentiments, est obligé de
refouler sans cesse les plus chères expansions de
sa pensée, et de faire rentrer dans le néant les
images qu’une puissance magique le force à
créer. Pour lui, ce supplice est d’autant plus cruel,
que le sentiment qu’il porte à son compagnon
ordonne, par sa première loi, de ne jamais rien se
dérober l’un à l’autre, et de confondre les
effusions de la pensée aussi bien que les
épanchements de l’âme. On ne trompe pas
impunément les volontés de la nature : elle est
inexorable comme la Nécessité, qui, certes, est
une sorte de nature sociale. Sommervieux se
réfugia dans le calme et le silence de son atelier,
en espérant que l’habitude de vivre avec des
artistes pourrait former sa femme, et
développerait en elle les germes de haute
intelligence engourdis que quelques esprits
supérieurs croient préexistants chez tous les
êtres ; mais Augustine était trop sincèrement
religieuse pour ne pas être effrayée du ton des
artistes. Au premier dîner que donna Théodore,

80
elle entendit un jeune peintre disant avec cette
enfantine légèreté qu’elle ne sut pas reconnaître
et qui absout une plaisanterie de toute irréligion :
– Mais, madame, votre paradis n’est pas plus
beau que la Transfiguration de Raphaël ? Eh
bien ! je me suis lassé de la regarder. Augustine
apporta donc dans cette société spirituelle un
esprit de défiance qui n’échappait à personne, elle
gêna. Les artistes gênés sont impitoyables : ils
fuient ou se moquent. Madame Guillaume avait,
entre autres ridicules, celui d’outrer la dignité qui
lui semblait l’apanage d’une femme mariée ; et
quoiqu’elle s’en fût souvent moquée, Augustine
ne sut pas se défendre d’une légère imitation de
la pruderie maternelle. Cette exagération de
pudeur, que n’évitent pas toujours les femmes
vertueuses, suggéra quelques épigrammes à
coups de crayon dont l’innocent badinage était de
trop bon goût pour que Sommervieux pût s’en
fâcher. Ces plaisanteries eussent été même plus
cruelles, elles n’étaient après tout que des
représailles exercées sur lui par ses amis. Mais
rien ne pouvait être léger pour une âme qui
recevait aussi facilement que celle de Théodore

81
des impressions étrangères. Aussi éprouva-t-il
insensiblement une froideur qui ne pouvait aller
qu’en croissant. Pour arriver au bonheur
conjugal, il faut gravir une montagne dont l’étroit
plateau est bien près d’un revers aussi rapide que
glissant, et l’amour du peintre le descendait. Il
jugea sa femme incapable d’apprécier les
considérations morales qui justifiaient, à ses
propres yeux, la singularité de ses manières
envers elle, et se crut fort innocent en lui cachant
des pensées qu’elle ne comprenait pas et des
écarts peu justifiables au tribunal d’une
conscience bourgeoise. Augustine se renferma
dans une douleur morne et silencieuse. Ces
sentiments secrets mirent entre les deux époux un
voile qui devait s’épaissir de jour en jour. Sans
que son mari manquât d’égards envers elle,
Augustine ne pouvait s’empêcher de trembler en
lui voyant réserver pour le monde les trésors
d’esprit et de grâce qu’il venait jadis mettre à ses
pieds. Bientôt, elle interpréta fatalement les
discours spirituels qui se tiennent dans le monde
sur l’inconstance des hommes. Elle ne se plaignit
pas, mais son attitude équivalait à des reproches.

82
Trois ans après son mariage, cette femme jeune et
jolie qui passait si brillante dans son brillant
équipage, qui vivait dans une sphère de gloire et
de richesse enviée de tant de gens insouciants et
incapables d’apprécier justement les situations de
la vie, fut en proie à de violents chagrins ; ses
couleurs pâlirent, elle réfléchit, elle compara ;
puis, le malheur lui déroula les premiers textes de
l’expérience. Elle résolut de rester
courageusement dans le cercle de ses devoirs, en
espérant que cette conduite généreuse lui ferait
recouvrer tôt ou tard l’amour de son mari ; mais il
n’en fut pas ainsi. Quand Sommervieux, fatigué
de travail, sortait de son atelier, Augustine ne
cachait pas si promptement son ouvrage, que le
peintre ne pût apercevoir sa femme
raccommodant avec toute la minutie d’une bonne
ménagère le linge de la maison et le sien. Elle
fournissait, avec générosité, sans murmure,
l’argent nécessaire aux prodigalités de son mari ;
mais, dans le désir de conserver la fortune de son
cher Théodore, elle se montrait économe soit
pour elle, soit dans certains détails de
l’administration domestique. Cette conduite est

83
incompatible avec le laisser-aller des artistes qui,
sur la fin de leur carrière, ont tant joui de la vie,
qu’ils ne se demandent jamais la raison de leur
ruine. Il est inutile de marquer chacune des
dégradations de couleur par lesquelles la teinte
brillante de leur lune de miel s’éteignit et les mit
dans une profonde obscurité. Un soir, la triste
Augustine, qui depuis longtemps entendait son
mari parler avec enthousiasme de madame la
duchesse de Carigliano, reçut d’une amie
quelques avis méchamment charitables sur la
nature de l’attachement qu’avait conçu
Sommervieux pour cette célèbre coquette de la
cour impériale. À vingt et un ans, dans tout
l’éclat de la jeunesse et de la beauté, Augustine se
vit trahie pour une femme de trente-six ans. En se
sentant malheureuse au milieu du monde et de ses
fêtes désertes pour elle, la pauvre petite ne
comprit plus rien à l’admiration qu’elle y excitait,
ni à l’envie qu’elle inspirait. Sa figure prit une
nouvelle expression. La mélancolie versa dans
ses traits la douceur de la résignation et la pâleur
d’un amour dédaigné. Elle ne tarda pas à être
courtisée par les hommes les plus séduisants ;

84
mais elle resta solitaire et vertueuse. Quelques
paroles de dédain, échappées à son mari, lui
donnèrent un incroyable désespoir. Une lueur
fatale lui fit entrevoir les défauts de contact qui,
par suite des mesquineries de son éducation,
empêchaient l’union complète de son âme avec
celle de Théodore : elle eut assez d’amour pour
l’absoudre et pour se condamner. Elle pleura des
larmes de sang, et reconnut trop tard qu’il est des
mésalliances d’esprit aussi bien que des
mésalliances de mœurs et de rang. En songeant
aux délices printanières de son union, elle
comprit l’étendue du bonheur passé, et convint en
elle-même qu’une si riche moisson d’amour était
une vie entière qui ne pouvait se payer que par du
malheur. Cependant elle aimait trop sincèrement
pour perdre toute espérance. Aussi osa-t-elle
entreprendre à vingt et un ans de s’instruire et de
rendre son imagination au moins digne de celle
qu’elle admirait. – Si je ne suis pas poète, se
disait-elle, au moins je comprendrai la poésie. Et
déployant alors cette force de volonté, cette
énergie que les femmes possèdent toutes quand
elles aiment, madame de Sommervieux tenta de

85
changer son caractère, ses mœurs et ses
habitudes ; mais en dévorant des volumes, en
apprenant avec courage, elle ne réussit qu’à
devenir moins ignorante. La légèreté de l’esprit et
les grâces de la conversation sont un don de la
nature ou le fruit d’une éducation commencée au
berceau. Elle pouvait apprécier la musique, en
jouir, mais non chanter avec goût. Elle comprit la
littérature et les beautés de la poésie, mais il était
trop tard pour en orner sa rebelle mémoire. Elle
entendait avec plaisir les entretiens du monde,
mais elle n’y fournissait rien de brillant. Ses idées
religieuses et ses préjugés d’enfance s’opposèrent
à la complète émancipation de son intelligence.
Enfin, il s’était glissé contre elle, dans l’âme de
Théodore, une prévention qu’elle ne put vaincre.
L’artiste se moquait de ceux qui lui vantaient sa
femme, et ses plaisanteries étaient assez fondées ;
il imposait tellement à cette jeune et touchante
créature, qu’en sa présence, ou en tête à tête, elle
tremblait. Embarrassée par son trop grand désir
de plaire, elle sentait son esprit et ses
connaissances s’évanouir dans un seul sentiment.
La fidélité d’Augustine déplut même à cet

86
infidèle mari, qui semblait l’engager à commettre
des fautes en taxant sa vertu d’insensibilité.
Augustine s’efforça en vain d’abdiquer sa raison,
de se plier aux caprices, aux fantaisies de son
mari, et de se vouer à l’égoïsme de sa vanité ; elle
ne recueillit pas le fruit de ces sacrifices. Peut-
être avaient-ils tous deux laissé passer le moment
où les âmes peuvent se comprendre. Un jour le
cœur trop sensible de la jeune épouse reçut un de
ces coups qui font si fortement plier les liens du
sentiment, qu’on peut les croire rompus. Elle
s’isola. Mais bientôt une fatale pensée lui suggéra
d’aller chercher des consolations et des conseils
au sein de sa famille.
Un matin donc, elle se dirigea vers la
grotesque façade de l’humble et silencieuse
maison où s’était écoulée son enfance. Elle
soupira en revoyant cette croisée d’où, un jour,
elle avait envoyé un premier baiser à celui qui
répandait aujourd’hui sur sa vie autant de gloire
que de malheur. Rien n’était changé dans l’antre
où se rajeunissait cependant le commerce de la
draperie. La sœur d’Augustine occupait au
comptoir antique la place de sa mère. La jeune
87
affligée rencontra son beau-frère la plume
derrière l’oreille, elle fut à peine écoutée, tant il
avait l’air affairé ; les redoutables signaux d’un
inventaire général se faisaient autour de lui ; aussi
la quitta-t-il en la priant d’excuser. Elle fut reçue
assez froidement par sa sœur, qui lui manifesta
quelque rancune. En effet, Augustine, brillante et
descendant d’un joli équipage, n’était jamais
venue voir sa sœur qu’en passant. La femme du
prudent Lebas s’imagina que l’argent était la
cause première de cette visite matinale, elle
essaya de se maintenir sur un ton de réserve qui
fit sourire plus d’une fois Augustine. La femme
du peintre vit que, sauf les barbes au bonnet, sa
mère avait trouvé dans Virginie un successeur qui
conservait l’antique honneur du Chat-qui-pelote.
Au déjeuner, elle aperçut, dans le régime de la
maison, certains changements qui faisaient
honneur au bon sens de Joseph Lebas : les
commis ne se levèrent pas au dessert, on leur
laissait la faculté de parler, et l’abondance de la
table annonçait une aisance sans luxe. La jeune
élégante trouva les coupons d’une loge aux
Français où elle se souvint d’avoir vu sa sœur de

88
loin en loin. Madame Lebas avait sur les épaules
un cachemire dont la magnificence attestait la
générosité avec laquelle son mari s’occupait
d’elle. Enfin, les deux époux marchaient avec
leur siècle. Augustine fut bientôt pénétrée
d’attendrissement, en reconnaissant, pendant les
deux tiers de cette journée, le bonheur égal, sans
exaltation, il est vrai, mais aussi sans orages, que
goûtait ce couple convenablement assorti. Ils
avaient accepté la vie comme une entreprise
commerciale où il s’agissait de faire, avant tout,
honneur à ses affaires. En ne rencontrant pas dans
son mari un amour excessif, la femme s’était
appliquée à le faire naître. Insensiblement amené
à estimer, à chérir Virginie, le temps que le
bonheur mit à éclore fut, pour Joseph Lebas et
pour sa femme, un gage de durée. Aussi, lorsque
la plaintive Augustine exposa sa situation
douloureuse, eût-elle à essuyer le déluge de lieux
communs que la morale de la rue Saint-Denis
fournissait à sa sœur.
– Le mal est fait, ma femme, dit Joseph Lebas,
il faut chercher à donner de bons conseils à notre
sœur. Puis, l’habile négociant analysa lourdement
89
les ressources que les lois et les mœurs pouvaient
offrir à Augustine pour sortir de cette crise ; il en
numérota pour ainsi dire les considérations, les
rangea par leur force dans des espèces de
catégories, comme s’il se fût agi de marchandises
de diverses qualités ; puis il les mit en balance,
les pesa, et conclut en développant la nécessité où
était sa belle-sœur de prendre un parti violent qui
ne satisfit point l’amour qu’elle ressentait encore
pour son mari ; aussi ce sentiment se réveilla-t-il
dans toute sa force quand elle entendit Joseph
Lebas parlant de voies judiciaires. Augustine
remercia ses deux amis, et revint chez elle encore
plus indécise qu’elle ne l’était avant de les avoir
consultés. Elle hasarda de se rendre alors à
l’antique hôtel de la rue du Colombier, dans le
dessein de confier ses malheurs à son père et à sa
mère, car elle ressemblait à ces malades arrivés à
un état désespéré qui essayent de toutes les
recettes et se confient même aux remèdes de
bonne femme. Les deux vieillards reçurent leur
fille avec une effusion de sentiment qui
l’attendrit. Cette visite leur apportait une
distraction qui, pour eux, valait un trésor. Depuis

90
quatre ans, ils marchaient dans la vie comme des
navigateurs sans but et sans boussole. Assis au
coin de leur feu, ils se racontaient l’un à l’autre
tous les désastres du Maximum, leurs anciennes
acquisitions de draps, la manière dont ils avaient
évité les banqueroutes, et surtout cette célèbre
faillite Lecoq, la bataille de Marengo du père
Guillaume. Puis, quand ils avaient épuisé les
vieux procès, ils récapitulaient les additions de
leurs inventaires les plus productifs, et se
narraient encore les vieilles histoires du quartier
Saint-Denis. À deux heures, le père Guillaume
allait donner un coup d’œil à l’établissement du
Chat-qui-pelote ; en revenant il s’arrêtait à toutes
les boutiques, autrefois ses rivales, et dont les
jeunes propriétaires espéraient entraîner le vieux
négociant dans quelque escompte aventureux
que, selon sa coutume, il ne refusait jamais
positivement. Deux bons chevaux normands
mouraient de gras-fondu dans l’écurie de l’hôtel,
madame Guillaume ne s’en servait que pour se
faire traîner tous les dimanches à la grand-messe
de sa paroisse. Trois fois par semaine ce
respectable couple tenait table ouverte. Grâce à

91
l’influence de son gendre Sommervieux, le père
Guillaume avait été nommé membre du comité
consultatif pour l’habillement des troupes. Depuis
que son mari s’était ainsi trouvé placé haut dans
l’administration, madame Guillaume avait pris la
détermination de représenter : ses appartements
étaient encombrés de tant d’ornements d’or et
d’argent, et de meubles sans goût mais de valeur
certaine, que la pièce la plus simple y ressemblait
à une chapelle. L’économie et la prodigalité
semblaient se disputer dans chacun des
accessoires de cet hôtel. L’on eût dit que
monsieur Guillaume avait eu en vue de faire un
placement d’argent jusque dans l’acquisition d’un
flambeau. Au milieu de ce bazar, dont la richesse
accusait le désœuvrement des deux époux, le
célèbre tableau de Sommervieux avait obtenu la
place d’honneur, et faisait la consolation de
monsieur et de madame Guillaume qui tournaient
vingt fois par jour leurs yeux harnachés de
bésicles vers cette image de leur ancienne
existence, pour eux si active et si amusante.
L’aspect de cet hôtel et de ces appartements où
tout avait une senteur de vieillesse et de

92
médiocrité, le spectacle donné par ces deux êtres
qui semblaient échoués sur un rocher d’or loin du
monde et des idées qui font vivre, surprirent
Augustine ; elle contemplait en ce moment la
seconde partie du tableau dont le commencement
l’avait frappée chez Joseph Lebas, celui d’une vie
agitée quoique sans mouvement, espèce
d’existence mécanique et instinctive semblable à
celle des castors ; elle eut alors je ne sais quel
orgueil de ses chagrins, en pensant qu’ils
prenaient leur source dans un bonheur de dix-huit
mois qui valait à ses yeux mille existences
comme celle dont le vide lui semblait horrible.
Cependant elle cacha ce sentiment peu charitable,
et déploya pour ses vieux parents les grâces
nouvelles de son esprit, les coquetteries de
tendresse que l’amour lui avait révélées, et les
disposa favorablement à écouter ses doléances
matrimoniales. Les vieilles gens ont un faible
pour ces sortes de confidences. Madame
Guillaume voulut être instruite des plus légers
détails de cette vie étrange qui, pour elle, avait
quelque chose de fabuleux. Les voyages du baron
de La Hontan, qu’elle commençait toujours sans

93
jamais les achever, ne lui apprirent rien de plus
inouï sur les sauvages du Canada.
– Comment, mon enfant, ton mari s’enferme
avec des femmes nues, et tu as la simplicité de
croire qu’il les dessine ?
À cette exclamation, la grand-mère posa ses
lunettes sur une petite travailleuse, secoua ses
jupons et plaça ses mains jointes sur ses genoux
élevés par une chaufferette, son piédestal favori.
– Mais, ma mère, tous les peintres sont obligés
d’avoir des modèles.
– Il s’est bien gardé de nous dire tout cela
quand il t’a demandée en mariage. Si je l’avais
su, je n’aurais pas donné ma fille à un homme qui
fait un pareil métier. La religion défend ces
horreurs-là, ça n’est pas moral. À quelle heure
nous disais-tu donc qu’il rentre chez lui ?
– Mais à une heure, deux heures...
Les deux époux se regardèrent dans un
profond étonnement.
– Il joue donc ? dit monsieur Guillaume. Il n’y
avait que les joueurs qui, de mon temps,

94
rentrassent si tard.
Augustine fit une petite moue qui repoussait
cette accusation.
– Il doit te faire passer de cruelles nuits à
l’attendre, reprit madame Guillaume. Mais, non,
tu te couches, n’est-ce pas ? Et quand il a perdu,
le monstre te réveille.
– Non, ma mère, il est au contraire quelquefois
très gai. Assez souvent même, quand il fait beau,
il me propose de me lever pour aller dans les
bois.
– Dans les bois, à ces heures-là ? Tu as donc
un bien petit appartement qu’il n’a pas assez de
sa chambre, de ses salons, et qu’il lui faille ainsi
courir pour... Mais c’est pour t’enrhumer, que le
scélérat te propose ces parties-là. Il veut se
débarrasser de toi. A-t-on jamais vu un homme
établi, qui a un commerce tranquille, galopant
comme un loup-garou ?
– Mais, ma mère, vous ne comprenez donc pas
que, pour développer son talent, il a besoin
d’exaltation. Il aime beaucoup les scènes qui...

95
– Ah ! je lui en ferais de belles, des scènes,
moi, s’écria madame Guillaume en interrompant
sa fille. Comment peux-tu garder des
ménagements avec un homme pareil ? D’abord,
je n’aime pas qu’il ne boive que de l’eau. Ça
n’est pas sain. Pourquoi montre-t-il de la
répugnance à voir les femmes quand elles
mangent ? Quel singulier genre ! Mais c’est un
fou. Tout ce que tu nous en as dit n’est pas
possible. Un homme ne peut pas partir de sa
maison sans souffler mot et ne revenir que dix
jours après. Il te dit qu’il a été à Dieppe pour
peindre la mer, est-ce qu’on peint la mer ? Il te
fait des contes à dormir debout.
Augustine ouvrit la bouche pour défendre son
mari ; mais madame Guillaume lui imposa
silence par un geste de main auquel un reste
d’habitude la fit obéir, et sa mère s’écria d’un ton
sec : – Tiens, ne me parle pas de cet homme-là !
il n’a jamais mis le pied dans une église que pour
te voir et t’épouser. Les gens sans religion sont
capables de tout. Est-ce que Guillaume s’est
jamais avisé de me cacher quelque chose, de
rester des trois jours sans me dire ouf, et de
96
babiller ensuite comme une pie borgne ?
– Ma chère mère, vous jugez trop sévèrement
les gens supérieurs. S’ils avaient des idées
semblables à celles des autres, ce ne seraient plus
des gens à talent.
– Eh bien, que les gens à talent restent chez
eux et ne se marient pas. Comment ! un homme à
talent rendra sa femme malheureuse ! et parce
qu’il a du talent ce sera bien ? Talent, talent ! Il
n’y a pas tant de talent à dire comme lui blanc et
noir à toute minute, à couper la parole aux gens, à
battre du tambour chez soi, à ne jamais vous
laisser savoir sur quel pied danser, à forcer une
femme de ne pas s’amuser avant que les idées de
monsieur ne soient gaies ; d’être triste, dès qu’il
est triste.
– Mais, ma mère, le propre de ces
imaginations-là...
– Qu’est-ce que c’est que ces imaginations-
là ? reprit madame Guillaume en interrompant
encore sa fille. Il en a de belles, ma foi ! Qu’est-
ce qu’un homme auquel il prend tout à coup, sans
consulter de médecin, la fantaisie de ne manger

97
que des légumes ? Encore, si c’était par religion,
sa diète lui servirait à quelque chose ; mais il n’en
a pas plus qu’un huguenot. A-t-on jamais vu un
homme aimer, comme lui, les chevaux plus qu’il
n’aime son prochain, se faire friser les cheveux
comme un païen, coucher des statues sous de la
mousseline, faire fermer ses fenêtres le jour pour
travailler à la lampe ? Tiens, laisse-moi, s’il
n’était pas si grossièrement immoral, il serait bon
à mettre aux Petites-Maisons. Consulte monsieur
Loraux, le vicaire de Saint-Sulpice, demande-lui
son avis sur tout cela, il te dira que ton mari ne se
conduit pas comme un chrétien...
– Oh ! ma mère ! pouvez-vous croire...
– Oui, je le crois ! Tu l’as aimé, tu n’aperçois
rien de ces choses-là. Mais, moi, vers les
premiers temps de son mariage, je me souviens
de l’avoir rencontré dans les Champs-Élysées. Il
était à cheval. Eh bien, il galopait par moment
ventre à terre, et puis il s’arrêtait pour aller pas à
pas. Je me suis dit alors : – Voilà un homme qui
n’a pas de jugement.
– Ah ! s’écria monsieur Guillaume en se

98
frottant les mains, comme j’ai bien fait de t’avoir
mariée séparée de biens avec cet original-là !
Quand Augustine eut l’imprudence de raconter
les griefs véritables qu’elle avait à exposer contre
son mari, les deux vieillards restèrent muets
d’indignation. Le mot de divorce fut bientôt
prononcé par madame Guillaume. Au mot de
divorce, l’inactif négociant fut comme réveillé.
Stimulé par l’amour qu’il avait pour sa fille, et
aussi par l’agitation qu’un procès allait donner à
sa vie sans événements, le père Guillaume prit la
parole. Il se mit à la tête de la demande en
divorce, la dirigea, plaida presque, il offrit à sa
fille de se charger de tous les frais, de voir les
juges, les avoués, les avocats, de remuer ciel et
terre. Madame de Sommervieux, effrayée, refusa
les services de son père, dit qu’elle ne voulait pas
se séparer de son mari, dût-elle être dix fois plus
malheureuse encore, et ne parla plus de ses
chagrins. Après avoir été accablée par ses parents
de tous ces petits soins muets et consolateurs par
lesquels les deux vieillards essayèrent de la
dédommager, mais en vain, de ses peines de
cœur, Augustine se retira en sentant
99
l’impossibilité de parvenir à faire bien juger les
hommes supérieurs par des esprits faibles. Elle
apprit qu’une femme devait cacher à tout le
monde, même à ses parents, des malheurs pour
lesquels on rencontre si difficilement des
sympathies. Les orages et les souffrances des
sphères élevées ne sont appréciés que par les
nobles esprits qui les habitent. En toute chose,
nous ne pouvons être jugés que par nos pairs.
La pauvre Augustine se retrouva donc dans la
froide atmosphère de son ménage, livrée à
l’horreur de ses méditations. L’étude n’était plus
rien pour elle, puisque l’étude ne lui avait pas
rendu le cœur de son mari. Initiée aux secrets de
ces âmes de feu, mais privée de leurs ressources,
elle participait avec force à leurs peines sans
partager leurs plaisirs. Elle s’était dégoûtée du
monde, qui lui semblait mesquin et petit devant
les événements des passions. Enfin, sa vie était
manquée. Un soir, elle fut frappée d’une pensée
qui vint illuminer ses ténébreux chagrins comme
un rayon céleste. Cette idée ne pouvait sourire
qu’à un cœur aussi pur, aussi vertueux que l’était
le sien. Elle résolut d’aller chez la duchesse de
100
Carigliano, non pas pour lui redemander le cœur
de son mari, mais pour s’y instruire des artifices
qui le lui avaient enlevé ; mais pour intéresser à
la mère des enfants de son ami cette orgueilleuse
femme du monde ; mais pour la fléchir et la
rendre complice de son bonheur à venir comme
elle était l’instrument de son malheur présent. Un
jour donc, la timide Augustine, armée d’un
courage surnaturel, monta en voiture à deux
heures après midi, pour essayer de pénétrer
jusqu’au boudoir de la célèbre coquette, qui
n’était jamais visible avant cette heure-là.
Madame de Sommervieux ne connaissait pas
encore les antiques et somptueux hôtels du
faubourg Saint-Germain. Quand elle parcourut
ces vestibules majestueux, ces escaliers
grandioses, ces salons immenses ornés de fleurs
malgré les rigueurs de l’hiver, et décorés avec ce
goût particulier aux femmes qui sont nées dans
l’opulence ou avec les habitudes distinguées de
l’aristocratie, Augustine eut un affreux serrement
de cœur : elle envia les secrets de cette élégance
de laquelle elle n’avait jamais eu l’idée, elle
respira un air de grandeur qui lui expliqua l’attrait

101
de cette maison pour son mari. Quand elle parvint
aux petits appartements de la duchesse, elle
éprouva de la jalousie et une sorte de désespoir,
en y admirant la voluptueuse disposition des
meubles, des draperies et des étoffes tendues. Là
le désordre était une grâce, là le luxe affectait une
espèce de dédain pour la richesse. Les parfums
répandus dans cette douce atmosphère flattaient
l’odorat sans l’offenser. Les accessoires de
l’appartement s’harmoniaient avec une vue
ménagée par des glaces sans tain sur les pelouses
d’un jardin planté d’arbres verts. Tout était
séduction, et le calcul ne s’y sentait point. Le
génie de la maîtresse de ces appartements
respirait tout entier dans le salon où attendait
Augustine. Elle tâcha d’y deviner le caractère de
sa rivale par l’aspect des objets épars ; mais ils
avait là quelque chose d’impénétrable dans le
désordre comme dans la symétrie, et pour la
simple Augustine ce fut lettres closes. Tout ce
qu’elle put y voir, c’est que la duchesse était une
femme supérieure en tant que femme. Elle eut
alors une pensée douloureuse.
– Hélas ! serait-il vrai, se dit-elle, qu’un cœur
102
aimant et simple ne suffit pas à un artiste ; et pour
balancer le poids de ces âmes fortes, faut-il les
unir à des âmes féminines dont la puissance soit
pareille à la leur ? Si j’avais été élevée comme
cette sirène, au moins nos armes eussent été
égales au moment de la lutte.
– Mais je n’y suis pas ! Ces mots secs et brefs,
quoique prononcés à voix basse dans le boudoir
voisin, furent entendus par Augustine, dont le
cœur palpita.
– Cette dame est là, répliqua la femme de
chambre.
– Vous êtes folle, faites donc entrer, répondit
la duchesse dont la voix devenue douce avait pris
l’accent affectueux de la politesse. Évidemment,
elle désirait alors être entendue.
Augustine s’avança timidement. Au fond de ce
frais boudoir, elle vit la duchesse
voluptueusement couchée sur une ottomane en
velours vert placée au centre d’une espèce de
demi-cercle dessiné par les plis moelleux d’une
mousseline tendue sur un fond jaune. Des
ornements de bronze doré, disposés avec un goût

103
exquis, rehaussaient encore cette espèce de dais
sous lequel la duchesse était posée comme une
statue antique. La couleur foncée du velours ne
lui laissait perdre aucun moyen de séduction. Un
demi-jour, ami de sa beauté, semblait être plutôt
un reflet qu’une lumière. Quelques fleurs rares
élevaient leurs têtes embaumées au-dessus des
vases de Sèvres les plus riches. Au moment où ce
tableau s’offrit aux yeux d’Augustine étonnée,
elle avait marché si doucement, qu’elle put
surprendre un regard de l’enchanteresse. Ce
regard semblait dire à une personne que la femme
du peintre n’aperçut pas d’abord : – Restez, vous
allez voir une jolie femme, et vous me rendrez sa
visite moins ennuyeuse.
À l’aspect d’Augustine, la duchesse se leva et
la fit asseoir auprès d’elle.
– À quoi dois-je le bonheur de cette visite,
madame ? dit-elle avec un sourire plein de
grâces.
– Pourquoi tant de fausseté ? pensa Augustine,
qui ne répondit que par une inclination de tête.
Ce silence était commandé. La jeune femme

104
voyait devant elle un témoin de trop à cette scène.
Ce personnage était, de tous les colonels de
l’armée, le plus jeune, le plus élégant et le mieux
fait. Son costume demi-bourgeois faisait ressortir
les grâces de sa personne. Sa figure pleine de vie,
de jeunesse, et déjà fort expressive, était encore
animée par de petites moustaches relevées en
pointe, et noires comme du jais, par une impériale
bien fournie, par des favoris soigneusement
peignés et par une forêt de cheveux noirs assez en
désordre. Il badinait avec une cravache, en
manifestant une aisance et une liberté qui
seyaient à l’air satisfait de sa physionomie ainsi
qu’à la recherche de sa toilette ; les rubans
attachés à sa boutonnière étaient noués avec
dédain, et il paraissait bien plus vain de sa jolie
tournure que de son courage. Augustine regarda
la duchesse de Carigliano en lui montrant le
colonel par un coup d’œil dont toutes les prières
furent comprises.
– Eh bien, adieu, d’Aiglemont, nous nous
retrouverons au bois de Boulogne.
Ces mots furent prononcés par la sirène

105
comme s’ils étaient le résultat d’une stipulation
antérieure à l’arrivée d’Augustine ; elle les
accompagna d’un regard menaçant que l’officier
méritait peut-être pour l’admiration qu’il
témoignait en contemplant la modeste fleur qui
contrastait si bien avec l’orgueilleuse duchesse.
Le jeune fat s’inclina en silence, tourna sur les
talons de ses bottes, et s’élança gracieusement
hors du boudoir. En ce moment, Augustine,
épiant sa rivale qui semblait suivre des yeux le
brillant officier, surprit dans ce regard un
sentiment dont les fugitives expressions sont
connues de toutes les femmes. Elle songea avec
la douleur la plus profonde que sa visite allait être
inutile : cette artificieuse duchesse était trop
avide d’hommages pour ne pas avoir le cœur sans
pitié.
– Madame, dit Augustine d’une voix
entrecoupée, la démarche que je fais en ce
moment auprès de vous va vous sembler bien
singulière ; mais le désespoir a sa folie, et doit
faire tout excuser. Je m’explique trop bien
pourquoi Théodore préfère votre maison à toute
autre, et pourquoi votre esprit exerce tant
106
d’empire sur lui. Hélas ! je n’ai qu’à rentrer en
moi-même pour en trouver des raisons plus que
suffisantes. Mais j’adore mon mari, madame.
Deux ans de larmes n’ont point effacé son image
de mon cœur, quoique j’aie perdu le sien. Dans
ma folie, j’ai osé concevoir l’idée de lutter avec
vous ; et je viens à vous, vous demander par
quels moyens je puis triompher de vous-même.
Oh, madame ! s’écria la jeune femme en
saisissant avec ardeur la main de sa rivale qui la
lui laissa prendre, je ne prierai jamais Dieu pour
mon propre bonheur avec autant de ferveur que je
l’implorerais pour le vôtre, si vous m’aidiez à
reconquérir, je ne dirai pas l’amour, mais l’amitié
de Sommervieux. Je n’ai plus d’espoir qu’en
vous. Ah ! dites-moi comment vous avez pu lui
plaire et lui faire oublier les premiers jours de...
À ces mots, Augustine, suffoquée par des
sanglots mal contenus, fut obligée de s’arrêter.
Honteuse de sa faiblesse, elle cacha son visage
dans un mouchoir qu’elle inonda de ses larmes.
– Êtes-vous donc enfant, ma chère petite
belle ! dit la duchesse, qui, séduite par la

107
nouveauté de cette scène et attendrie malgré elle
en recevant l’hommage que lui rendait la plus
parfaite vertu qui fût peut-être à Paris, prit le
mouchoir de la jeune femme et se mit à lui
essuyer elle-même les yeux en la flattant par
quelques monosyllabes murmurés avec une
gracieuse pitié. Après un moment de silence, la
coquette, emprisonnant les jolies mains de la
pauvre Augustine entre les siennes qui avaient un
rare caractère de beauté noble et de puissance, lui
dit d’une voix douce et affectueuse : – Pour
premier avis, je vous conseillerai de ne pas
pleurer ainsi, les larmes enlaidissent. Il faut
savoir prendre son parti sur les chagrins qui
rendent malade, car l’amour ne reste pas
longtemps sur un lit de douleur. La mélancolie
donne bien d’abord une certaine grâce qui plaît,
mais elle finit par allonger les traits et flétrir la
plus ravissante de toutes les figures. Ensuite, nos
tyrans ont l’amour-propre de vouloir que leurs
esclaves soient toujours gaies.
– Ah, madame ! il ne dépend pas de moi de ne
pas sentir ! Comment peut-on, sans éprouver
mille morts, voir terne, décolorée, indifférente,
108
une figure qui jadis rayonnait d’amour et de
joie ? Je ne sais pas commander à mon cœur.
– Tant pis, chère belle ; mais je crois déjà
savoir toute votre histoire. D’abord, imaginez-
vous bien que si votre mari vous a été infidèle, je
ne suis pas sa complice. Si j’ai tenu à l’avoir dans
mon salon, c’est, je l’avouerai, par amour-
propre : il était célèbre et n’allait nulle part. Je
vous aime déjà trop pour vous dire toutes les
folies qu’il a faites pour moi. Je ne vous en
révélerai qu’une seule, parce qu’elle vous servira
peut-être à vous le ramener et à le punir de
l’audace qu’il met dans ses procédés avec moi. Il
finirait par me compromettre. Je connais trop le
monde, ma chère, pour vouloir me mettre à la
discrétion d’un homme trop supérieur. Sachez
qu’il faut se laisser faire la cour par eux, mais les
épouser ! c’est une faute. Nous autres femmes,
nous devons admirer les hommes de génie, en
jouir comme d’un spectacle, mais vivre avec
eux ! jamais. Fi donc ! c’est vouloir prendre
plaisir à regarder les machines de l’Opéra, au lieu
de rester dans une loge, à y savourer ses brillantes
illusions. Mais chez vous, ma pauvre enfant, le
109
mal est arrivé, n’est-ce pas ? Eh bien, il faut
essayer de vous armer contre la tyrannie.
– Ah, madame ! avant d’entrer ici, en vous y
voyant, j’ai déjà reconnu quelques artifices que je
ne soupçonnais pas.
– Eh bien, venez me voir quelquefois, et vous
ne serez pas longtemps sans posséder la science
de ces bagatelles, d’ailleurs assez importantes.
Les choses extérieures sont, pour les sots, la
moitié de la vie ; et pour cela, plus d’un homme
de talent se trouve un sot malgré tout son esprit.
Mais je gage que vous n’avez jamais rien su
refuser à Théodore ?
– Le moyen, madame, de refuser quelque
chose à celui qu’on aime !
– Pauvre innocente, je vous adorerais pour
votre niaiserie. Sachez donc que plus nous
aimons, moins nous devons laisser apercevoir à
un homme, surtout à un mari, l’étendue de notre
passion. C’est celui qui aime le plus qui est
tyrannisé, et, qui pis est, délaissé tôt ou tard.
Celui qui veut régner, doit...

110
– Comment, madame ! faudra-t-il donc
dissimuler, calculer, devenir fausse, se faire un
caractère artificiel et pour toujours ? Oh !
comment peut-on vivre ainsi ? Est-ce que vous
pouvez...
Elle hésita, la duchesse sourit.
– Ma chère, reprit la grande dame d’une voix
grave, le bonheur conjugal a été de tout temps
une spéculation, une affaire qui demande une
attention particulière. Si vous continuez à parler
passion quand je vous parle mariage, nous ne
nous entendrons bientôt plus. Écoutez-moi,
continua-t-elle en prenant le ton d’une
confidence. J’ai été à même de voir quelques-uns
des hommes supérieurs de notre époque. Ceux
qui se sont mariés ont, à quelques exceptions
près, épousé des femmes nulles. Eh bien, ces
femmes-là les gouvernaient, comme l’empereur
nous gouverne, et étaient, sinon aimées, du moins
respectées par eux. J’aime assez les secrets,
surtout ceux qui nous concernent, pour m’être
amusée à chercher le mot de cette énigme. Eh
bien, mon ange, ces bonnes femmes avaient le

111
talent d’analyser le caractère de leurs maris ; sans
s’épouvanter comme vous de leurs supériorités,
elles avaient adroitement remarqué les qualités
qui leur manquaient ; et, soit qu’elles
possédassent ces qualités, ou qu’elles feignissent
de les avoir, elles trouvaient moyen d’en faire un
si grand étalage aux yeux de leurs maris qu’elles
finissaient par leur imposer. Enfin, apprenez
encore que ces âmes qui paraissent si grandes ont
toutes un petit grain de folie que nous devons
savoir exploiter. En prenant la ferme volonté de
les dominer, en ne s’écartant jamais de ce but, en
y rapportant toutes nos actions, nos idées, nos
coquetteries, nous maîtrisons ces esprits
éminemment capricieux qui, par la mobilité
même de leurs pensées, nous donnent les moyens
de les influencer.
– Oh ciel ! s’écria la jeune femme épouvantée,
voilà donc la vie. C’est un combat.....
– Où il faut toujours menacer, reprit la
duchesse en riant. Notre pouvoir est tout factice.
Aussi ne faut-il jamais se laisser mépriser par un
homme ; on ne se relève d’une pareille chute que

112
par des manœuvres odieuses. Venez, ajouta-t-
elle, je vais vous donner un moyen de mettre
votre mari à la chaîne.
Elle se leva pour guider en souriant la jeune et
innocente apprentie des ruses conjugales à travers
le dédale de son petit palais. Elles arrivèrent
toutes deux à un escalier dérobé qui
communiquait aux appartements de réception.
Quand la duchesse tourna le secret de la porte,
elle s’arrêta, regarda Augustine avec un air
inimitable de finesse et de grâce : – Tenez, le duc
de Carigliano m’adore, eh bien, il n’ose pas
entrer par cette porte sans ma permission. Et c’est
un homme qui a l’habitude de commander à des
milliers de soldats. Il sait affronter les batteries,
mais devant moi... il a peur.
Augustine soupira. Elles parvinrent à une
somptueuse galerie où la femme du peintre fut
amenée par la duchesse devant le portrait que
Théodore avait fait de mademoiselle Guillaume.
À cet aspect, Augustine jeta un cri.
– Je savais bien qu’il n’était plus chez moi,
dit-elle, mais... ici !

113
– Ma chère, je ne l’ai exigé que pour voir
jusqu’à quel degré de bêtise un homme de génie
peut atteindre. Tôt ou tard, il vous aurait été
rendu par moi, car je ne m’attendais pas au plaisir
de voir ici l’original devant la copie. Pendant que
nous allons achever notre conversation, je le ferai
porter dans votre voiture. Si, armée de ce
talisman, vous n’êtes pas maîtresse de votre mari
pendant cent ans, vous n’êtes pas une femme, et
vous méritez votre sort !
Augustine baisa la main de la duchesse, qui la
pressa sur son cœur et l’embrassa avec une
tendresse d’autant plus vive qu’elle devait être
oubliée le lendemain. Cette scène aurait peut-être
à jamais ruiné la candeur et la pureté d’une
femme moins vertueuse qu’Augustine à qui les
secrets révélés par la duchesse pouvaient être
également salutaires et funestes, car la politique
astucieuse des hautes sphères sociales ne
convenait pas plus à Augustine que l’étroite
raison de Joseph Lebas, ni que la niaise morale de
madame Guillaume. Étrange effet des fausses
positions où nous jettent les moindres contresens
commis dans la vie ! Augustine ressemblait alors
114
à un pâtre des Alpes surpris par une avalanche :
s’il hésite, ou s’il veut écouter les cris de ses
compagnons, le plus souvent il périt. Dans ces
grandes crises, le cœur se brise ou se bronze.
Madame de Sommervieux revint chez elle en
proie à une agitation qu’il serait difficile de
décrire. Sa conversation avec la duchesse de
Carigliano éveillait une foule d’idées
contradictoires dans son esprit. Comme les
moutons de la fable, pleine de courage en
l’absence du loup, elle se haranguait elle-même et
se traçait d’admirables plans de conduite ; elle
concevait mille stratagèmes de coquetterie ; elle
parlait même à son mari, retrouvant, loin de lui,
toutes les ressources de cette éloquence vraie qui
n’abandonne jamais les femmes ; puis, en
songeant au regard fixe et clair de Théodore, elle
tremblait déjà. Quand elle demanda si monsieur
était chez lui, la voix lui manqua. En apprenant
qu’il ne reviendrait pas dîner, elle éprouva un
mouvement de joie inexplicable. Semblable au
criminel qui se pourvoit en cassation contre son
arrêt de mort, un délai, quelque court qu’il pût
être, lui semblait une vie entière. Elle plaça le
115
portrait dans sa chambre, et attendit son mari en
se livrant à toutes les angoisses de l’espérance.
Elle pressentait trop bien que cette tentative allait
décider de tout son avenir, pour ne pas frissonner
à toute espèce de bruit, même au murmure de sa
pendule qui semblait appesantir ses terreurs en
les lui mesurant. Elle tâcha de tromper le temps
par mille artifices. Elle eut l’idée de faire une
toilette qui la rendit semblable en tout point au
portrait. Puis, connaissant le caractère inquiet de
son mari, elle fit éclairer son appartement d’une
manière inusitée, certaine qu’en rentrant la
curiosité l’amènerait chez elle. Minuit sonna,
quand, au cri du jockei, la porte de l’hôtel
s’ouvrit. La voiture du peintre roula sur le pavé
de la cour silencieuse.
– Que signifie cette illumination ? demanda
Théodore d’une voix joyeuse en entrant dans la
chambre de sa femme.
Augustine saisit avec adresse un moment si
favorable, elle s’élança au cou de son mari et lui
montra le portrait. L’artiste resta immobile
comme un rocher, et ses yeux se dirigèrent

116
alternativement sur Augustine et sur la toilette 1
accusatrice. La timide épouse demi-morte qui
épiait le front changeant, le front terrible de son
mari, en vit par degrés les rides expressives
s’amoncelant comme des nuages ; puis, elle crut
sentir son sang se figer dans ses veines, quand,
par un regard flamboyant et d’une voix
profondément sourde, elle fut interrogée.
– Où avez-vous trouvé ce tableau ?
– La duchesse de Carigliano me l’a rendu.
– Vous le lui avez demandé ?
– Je ne savais pas qu’il fût chez elle.
La douceur ou plutôt la mélodie enchanteresse
de la voix de cet ange eût attendri des Cannibales,
mais non un artiste en proie aux tortures de la
vanité blessée.
– Cela est digne d’elle, s’écria l’artiste d’une
voix tonnante. Je me vengerai ! dit-il en se
promenant à grands pas, elle en mourra de honte :
je la peindrai ! oui, je la représenterai sous les
traits de Messaline sortant à la nuit du palais de
1
Vx. Petite pièce de toile.

117
Claude.
– Théodore !... dit une voix mourante.
– Je la tuerai.
– Mon ami !
– Elle aime ce petit colonel de cavalerie, parce
qu’il monte bien à cheval...
– Théodore !
– Eh ! laissez-moi, dit le peintre à sa femme
avec un son de voix qui ressemblait presque à un
rugissement.
Il serait odieux de peindre toute cette scène à
la fin de laquelle l’ivresse de la colère suggéra à
l’artiste des paroles et des actes qu’une femme
moins jeune qu’Augustine aurait attribués à la
démence.
Sur les huit heures du matin, le lendemain,
madame Guillaume surprit sa fille pâle, les yeux
rouges, la coiffure en désordre, tenant à la main
un mouchoir trempé de pleurs, contemplant sur le
parquet les fragments épars d’une toile déchirée
et les morceaux d’un grand cadre doré mis en
pièce. Augustine, que la douleur rendait presque
118
insensible, montra ces débris par un geste
empreint de désespoir.
– Et voilà peut-être une grande perte, s’écria la
vieille régente du Chat-qui-pelote. Il était
ressemblant, c’est vrai ; mais j’ai appris qu’il y a
sur le boulevard un homme qui fait des portraits
charmants pour cinquante écus.
– Ah, ma mère !
– Pauvre petite, tu as bien raison ! répondit
madame Guillaume qui méconnut l’expression du
regard que lui jeta sa fille. Va, mon enfant, l’on
n’est jamais si tendrement aimé que par sa mère.
Ma mignonne, je devine tout ; mais viens me
confier tes chagrins, je te consolerai. Ne t’ai-je
pas déjà dit que cet homme-là était un fou ! Ta
femme de chambre m’a conté de belles choses...
Mais c’est donc un véritable monstre !
Augustine mit un doigt sur ses lèvres pâlies,
comme pour implorer de sa mère un moment de
silence. Pendant cette terrible nuit, le malheur lui
avait fait trouver cette patiente résignation qui,
chez les mères et chez les femmes aimantes,
surpasse, dans ses effets, l’énergie humaine et

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révèle peut-être dans le cœur des femmes
l’existence de certaines cordes que Dieu a
refusées à l’homme.
Une inscription gravée sur un cippe1 du
cimetière Montmartre indique que madame de
Sommervieux est morte à vingt-sept ans. Dans les
simples lignes de cette épitaphe, un ami de cette
timide créature voit la dernière scène d’un drame.
Chaque année, au jour solennel du 2 novembre, il
ne passait jamais devant ce jeune marbre sans se
demander s’il ne faut pas des femmes plus fortes
que ne l’était Augustine pour les puissantes
étreintes du génie.
– Les humbles et modestes fleurs, écloses dans
les vallées, meurent peut-être, se dit-il, quand
elles sont transplantées trop près des cieux, aux
régions où se forment les orages, où le soleil est
brûlant.

Maffliers, octobre 1829.

1
« Petite colonne sans chapiteau ou colonne tronquée qui
servait de borne, de monument funéraire. » (Le Petit Robert).

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121
Cet ouvrage est le 412e publié
dans la collection À tous les vents
par la Bibliothèque électronique du Québec.

La Bibliothèque électronique du Québec


est la propriété exclusive de
Jean-Yves Dupuis.

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