Mille Et Une Nuits t1
Mille Et Une Nuits t1
Mille Et Une Nuits t1
Les Mille
et
Une Nuits
TOME PREMIER
À partir du livre :
Tome premier
Mise en page sur papier format : LETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’)
PRÉFACE
ÉPITRE
AVERTISSEMENT
Le Marchand et le Génie
Histoire du Pêcheur
Histoire de Zobéide
Histoire d’Amine
Histoire du Barbier
fortune et qui ont été les seuls artisans de leur talent et de leur
renommée. Sa mère, réduite à vivre péniblement du travail de ses
mains, ne parvint pas sans de grands efforts et de grandes difficultés à
le faire entrer au collège de Noyon, où les frais de son éducation
furent partagés par le principal et un chanoine de la cathédrale. Nous
doutons que les mêmes ressources se présentassent souvent dans les
institutions mécaniques et impassibles qu’on a depuis quelque temps
substituées au système de cette éducation paternelle, et s’il est vrai
qu’on y ait trouvé quelque avantage sous le rapport du mode
d’enseignement, elles laisseront du moins regretter de hautes beautés
morales et d’admirables exemples de charité.
Quoi qu’il en soit, Galland, fatigué d’un état servile sans émulation et
sans gloire, prit le chemin de Paris, rendez-vous de toutes les
espérances de la province, muni seulement de l’adresse d’une vieille
parente qui y était en condition, et de celle d’un bon ecclésiastique
qu’il avait vu quelquefois chez con chanoine de Nyon ; car l’amitié
d’un honnête homme est un bienfait qui survit même à sa vie et qui
protège longtemps encore ceux qui en ont été honorés.
Il nous semble même, en dernière analyse, qu’on n’a pas rendu assez
de justice au style de Galland. Abondant sans être prolixe, naturel et
familier, sans être ni lâche ni trivial, il ne manque jamais de cette
élégance qui résulte de la facilité, et qui présente je ne sais quel
mélange de la naïveté de Perrault et de la bonhomie de La Fontaine.
Celle de Galland respire partout une fleur de probité qui décore ses
moindres actions. J’en citerai, d’après M. de Boze, une particularité
d’ailleurs peu connue, soit qu’on ne la trouve qu’à la source que je
viens d’indiquer, soit que les biographes aient jugé qu’elle était d’un
mérite trop vulgaire en ce siècle pour valoir la peine d’être recueillie.
Homme vrai jusque dans les plus petits détails, il poussait la droiture
à un tel degré de sévérité, qu’en rendant compte à ses commettants de
la Compagnie ou à ses associés de Paris des dépenses qu’il avait
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 14
Charles Nodier.
PRÉFACE
Schahzenan n’hésite pas, il tue les coupables. Et c’est tout irrité mais
tout penaud qu’il se rend chez son frère Schahriar, un des derniers
souverains de la dynastie sassanide, le roi de Perse. Ne se croit-il pas
l’objet malheureux d’un cas unique, le pauvre ! Ce n’est pas à son
aîné que la chose arriverait... Mais qu’a donc la favorite de
Schahriar, la sultane de Perse, à se pavaner avec des airs coquins,
parmi vingt femmes, cependant que son seigneur et maître est à la
chasse ? Des noirs sont là, et ces dames se jettent à leur cou, la
favorite, la sultane de Perse comme les autres. Schahzenan, à cette
vue, se sent mieux. Il est consolé. Son frère ! Son frère est...
Sganarelle II. Et du coup, il redevient si plein d’entrain que
Schahriar, qui avait remarqué la sombre humeur de son cadet,
s’étonne. Schahzenan lâche le morceau : « Veux-tu savoir, ce dont
j’ai été le témoin, mon cher frère ? Ta favorite, dans les bras d’un
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 16
Ces cent mille et un feux qui brillèrent bien au delà — ils n’ont pas
cessé de briller — de 1717, date où les douze volumes (petit in-douze)
de la traduction Galland eurent accompli le cycle des Mille et une
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 18
étant les mêmes, eux aussi, partout où la lune brille, il n'y aurait pas
de raisons de ne pas tout couper, sous prétexte d’une absence de
nouveauté, mais nous aurions mauvaise grâce à discuter ici des idées
d’Antoine Galland, surtout quand nous n’avons qu’à souscrire à ceci,
que la Revue Encyclopédique ajoute : « La traduction de Galland
donne une idée très fidèle du caractère et de la tonalité des Mille et
une Nuits, ainsi que de la vie arabe. » Voilà bien ce qui importe, et
paix à Galland s’il est vrai que, plus prude que Scheherazade, hier
encore demoiselle, il a craint d’offenser des lecteurs qui, sans avoir le
jeune âge de Dinarzade, n’ont pas les oreilles de Schahriar.
***
***
tout aux délices des contes que lui détaillait Scheherazade à en veux-
tu en voilà ?
***
Alf Lailah oua Lailah : les Mille Nuits et une Nuit, et la traduction du
docteur J.-C. Mardrus (traduction littérale et complète du texte arabe,
Editions de la Revue Blanche, 1899-1902 ; depuis chez Charpentier et
Fasquelle, seize volumes) porte ce titre, qui devient le Livre des Mille
Nuits et une Nuit à partir du tome IV.
Galland a préféré les Mille et une Nuits, et, chose curieuse du point
de vue de la grammaire, l’édition originale — nous l’avons sous les
yeux — ne porte pas d’s.
Mille Nuits et une Nuit ou Mille et une Nuits avec ou sans s, deux
documents, l’un du IXe siècle, l’autre du Xe, établissent que ce recueil
de contes populaires, ce monument de la littérature imaginative arabe
a pour prototype un recueil persan, le Hazar Afsanah. C’est de celui-
ci — reportons-nous à la « note de l’éditeur » qui sous la firme de la
Revue Blanche ouvrait la traduction Mardrus, — c’est du Hazar
Afsanah que provient l’artifice par lequel Scheherazade retient
l’attention du roi de Perse... et du lecteur ; que provient le thème
d’une partie des contes. Combien d’auteurs en quête de personnages
se sont partagé les sujets traités, malaxés, épuisés selon la religion,
l’esprit et les mœurs arabes, et aussi au gré de leur fantaisie. Nous
lisons : « D’autres légendes, d’origine nullement persane, d’autres
encore, purement arabes, se constituèrent dans le répertoire des
conteurs. Le monde musulman ensuite tout entier, de Damas au Caire
et de Bagdad au Maroc, se réfléchissait enfin au miroir des Mille et
une Nuits. Nous sommes donc en présence non pas d’une œuvre
consciente, d’une œuvre d’art proprement dite, mais d’une œuvre dont
la fonction lente st due à des conjonctures très diverses, et qui
s’épanouit en plein folklore islamite. Œuvre arabe, malgré le point de
départ persan, et qui traduite de l’arabe en persan, turc, hindoustani,
se répandit dans tout l’Orient. »
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 23
***
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On ne voudrait pas que ce titre les Mille et une Nuits, n’ait eu les
honneurs du pastiche. C’est’ ainsi qu’ont paru les Mille et une Nuits
de la Bretagne, et, parbleu ! les Mille et une Nuits de Noce. Passons.
Non sans remarquer que Galland a trouvé des continuateurs dans la
double personne de Cazotte et Chavis : les Veillées du Sultan
Schahriar en témoignent, qui eurent pour cadre le Cabinet des Fées
(1784-1793). Encore y a-t-il la question des Mille et un Jours.
Parmi les réimpressions des Mille et une Nuits traduites par Galland,
nous avons eu occasion de citer celle de Caussin de Perceval. C’était
en 1806. En 1822, paraissait celle de Destain, où nous rencontrons
les pages liminaires de notre ami Nodier, six volumes. Nommons celle
de Gauthier (1822-1824, sept volumes) ; celle du Panthéon littéraire
(1840, un volume), avec notes de Loiseleur-Deslonchamps.
***
***
Une préface n’est pas un livre, pas même une étude et nous n’irons
pas suivre plus longtemps dans leurs déductions, dans leurs
commentaires d’aventure égayés d’une anecdote à la Janin, les
auteurs dont nous avons invoqué ici le savoir. Le lecteur, qui
terriblement s’impatiente, pourra toujours recourir aux ouvrages, aux
articles qui sans être bien d’accord soulèvent autour des Mille et une
Nuits, mille et une questions. Le mieux ne serait-il pas, au fait, de s’en
tenir au texte, en l’occurrence à la traduction ? Un proverbe plus ou
moins arabe dit : « N’entre pas dans le cabinet de toilette de la femme
que tu désires », la beauté n’a pas à rendre compte de ses moyens, les
fards ne sont jamais que des compositions chimiques, il faut la vie
sans laquelle les crayons, les poudres, les kohls qui font la peau plus
douce, la chair plus ferme, les yeux plus brillants ne sont que peu de
chose. A trop analyser les revêtements qui font aux Mille et une Nuits
une parure jaunie, écaillée par le temps, ne risquerait-on pas de ne
plus goûter dans toute leur pureté — dans toute leur virginité, ô
Scheherazade ! — les contes qui ont le goût du fruit, du printemps et
de l’amour ? A cela les plus savants ne se trompent pas. Le docteur
Mardrus écrivait que les âniers de son pays lui donneraient raison,
s’il répugnait à ligoter le plus beau texte du monde entre les lacs de
notes sans limites. Un avant-propos suffisait. Galland avait été sage
pareillement, en bornant ses entrées en matière à une poignée de
pages. Et sage nous croyons être, en ne tentant pas ici de nous jeter à
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 30
plume perdue dans le dédale des contes qu’on va lire ou relire. Nous
voit-on analysant celui-ci, démontant celui-la ? Ce serait briser les
jouets sans espoir de jamais rassembler, ensuite, les pièces. Nous ne
citerons qu’un conte, qui est celui du médecin Douban, auquel un roi
grec, à qui pourtant il a sauvé la vie, a fait couper la tête. Le médecin
a recommandé au roi de feuilleter, après l’exécution, un certain livre.
La tête parlera, et prodige, elle répondra à toutes les demandes du
souverain. Le roi tourne les pages, toutes les pages, et autant de fois il
porte un doigt à sa bouche, autant de fois il dépose sur celle-ci le
poison dont le livre est imbu. Il meurt.
Scheherazade est là, qui a toute sa tête, qui nous dit de tourner les
pages, toutes les pages... Le poison, avec elle, conteuse des conteuses,
est un miel, c’est par là qu’elle se sauve de la mort, et si nous
mourions, nous, ce serait de plaisir.
GASTON PICARD.
ÉPITRE
A MADAME
Madame,
Les bontés infinies que feu M. de Guilleragues, votre illustre Père, eut
pour moi dans le séjour que je fis il y a quelques années à
Constantinople, sont trop présentes à mon esprit, pour négliger aucune
occasion de publier la reconnaissance que je dois à sa mémoire. S’il
vivait encore pour le bien de la France et pour mon bonheur, je
prendrais la liberté de lui dédier cet ouvrage, non seulement comme à
mon bienfaiteur, mais encore comme au génie le plus capable de
goûter et de faire estimer aux autres les belles choses.
…………………………………….
Madame,
GALLAND.
AVERTISSEMENT
En effet, qu’y a-t-il de plus ingénieux, que d’avoir fait un corps d’une
quantité prodigieuse de Contes, dont la variété est surprenante, et
l’enchaînement si admirable, qu’ils semblent avoir été faits pour
composer l’ample Recueil dont ceux-ci ont été tirés. Je dis l’ample
Recueil : car l’Original Arabe, qui est intitulé les Mille et une Nuit, a
trente-six parties, et ce n’est que la traduction de la première qu’on
donne aujourd’hui au Public. On ignore le nom de l’Auteur d’un si
grand Ouvrage. Mais vraisemblablement, il n’est pas tout d’une main :
car comment pourra-t-on croire qu’un seul homme ait eu
l’imagination assez fertile, pour suffire à tant de fictions.
Ils doivent plaire encore par les coutumes et les mœurs des Orientaux,
par les cérémonies de leur Religion, tant Païenne que Mahométane ; et
ces choses y sont mieux marquées que dans les Auteurs qui en ont
écrit, et que dans les relations des Voyageurs. Tous les Orientaux,
Persans, Tartares et Indiens, s’y font distinguer, et paraissent tels
qu’ils sont, depuis les Souverains jusqu’aux personnes de la plus
basse condition. Ainsi, sans avoir essuyé la fatigue d’aller chercher
ces Peuples dans leur Pays, le Lecteur aura ici le plaisir de les voir
agir, et de les entendre parler. On a pris soin de conserver leurs
caractères, de ne pas s’éloigner de leurs expressions et de leurs
sentiments ; et l’on ne s’est écarté du Texte, que quand la bienséance
n’a pas permis de s’y attacher. Le Traducteur se flatte que les
personnes qui entendent l’Arabe, et qui voudront prendre la peine de
confronter l’original avec la copie, conviendront qu’il a fait voir les
Arabes aux Français, avec toute la circonspection que demandait la
délicatesse de notre Langue et de notre temps. Pour peu même que
ceux qui liront ces Contes, soient disposés à profiter des exemples de
vertus et de vices qu’ils y trouveront, ils en pourront tirer un avantage
qu’on ne tire point de la lecture des autres Contes, qui sont plus
propres à corrompre les mœurs qu’à les corriger.
LES MILLE
ET
UNE NUITS
Il y avait déjà dix ans que ces deux rois étaient séparés, lorsque
Schahriar, souhaitant passionnément de revoir son frère, résolut de lui
envoyer un ambassadeur pour l’inviter à le venir voir. Il choisit pour
cette ambassade son premier vizir, qui partit avec une suite conforme
à sa dignité, et fit toute la diligence possible. Quand il fut près de
Samarcande, Schahzenan, averti de son arrivée, alla au-devant de lui
avec les principaux seigneurs de sa cour, qui, pour faire plus
d’honneur au ministre du sultan, s’étaient tous habillés
magnifiquement. Le roi de Tartarie le reçut avec de grandes
démonstrations de joie, et lui demanda d’abord des nouvelles du
sultan son frère. Le vizir satisfit sa curiosité, après quoi il exposa le
sujet de son ambassade. Schahzenan en fut touché. « Sage vizir, dit-il,
le sultan mon frère me fait trop d’honneur, et il ne pouvait rien me
proposer qui me fût plus agréable. S’il souhaite de me voir, je suis
pressé de la même envie. Le temps, qui n’a point diminué son amitié,
n’a point affaibli la mienne. Mon royaume est tranquille, et je ne veux
que dix jours pour me mettre en état de partir avec vous. Ainsi il n’est
pas nécessaire que vous entriez dans la ville pour si peu de temps. Je
vous prie de vous arrêter en cet endroit et d’y faire dresser vos tentes.
Je vais ordonner qu’on vous apporte des rafraîchissements en
abondance pour vous et pour toutes les personnes de votre suite. Cela
fut exécuté sur-le-champ ; le roi fut à peine rentré dans Samarcande,
que le vizir vit arriver une prodigieuse quantité de toutes sortes de
provisions, accompagnées de régals et de présents d’un très grand
prix.
jours, ses équipages étant prêts, il dit adieu à la reine sa femme, sortit
sur le soir de Samarcande, et, suivi des officiers qui devaient être du
voyage, il se rendit au pavillon royal qu’il avait fait dresser auprès des
tentes du vizir. Il s’entretint avec cet ambassadeur jusqu’à minuit.
Alors, voulant encore une fois embrasser la reine, qu’il aimait
beaucoup, il retourna seul dans son palais. Il alla droit à l’appartement
de cette princesse, qui, ne s’attendant pas à le revoir, avait reçu dans
son lit un des derniers officiers de sa maison. Il y avait déjà longtemps
qu’ils étaient couchés, et ils dormaient tous deux d’un profond
sommeil.
Lorsqu’il fut près de la capitale des Indes, il vit venir au-devant de lui
le sultan 2 Schahriar avec toute sa cour ! Quelle joie pour ces princes
de se revoir ! Ils mirent tous deux pied à terre pour s’embrasser ; et
après s’être donné mille marques de tendresse, ils remontèrent à
cheval, et entrèrent dans la ville aux acclamations d’une foule
innombrable de peuple. Le sultan conduisit le roi son frère jusqu’au
palais qu’il lui avait fait préparer. Ce palais communiquait au sien par
un même jardin ; il était d’autant plus magnifique, qu’il était consacré
aux fêtes et aux divertissements de la cour ; et on en avait encore
augmenté la magnificence par de nouveaux ameublements.
Comme toutes ces choses s’étaient passées sous les yeux du roi de la
Grande-Tartarie, elles lui donnèrent lieu de faire une infinité de
réflexions. « Que j’avais peu de raison, disait-il, de croire que mon
malheur était si singulier ! C’est sans doute l’inévitable destinée de
tous les maris, puisque le sultan mon frère, le souverain de tant
d’États, le plus grand prince du monde, n’a pu l’éviter. Cela étant,
quelle faiblesse de me laisser consumer de chagrin ! C’en est fait, le
souvenir d’un malheur si commun ne troublera plus désormais le
repos de ma vie. » En effet, dès ce moment il cessa de s’affliger ; et
comme il n’avait pas voulu souper qu’il n’eût vu toute la scène qui
venait d’être jouée sous ses fenêtres, il fit servir alors, mangea de
meilleur appétit qu’il n’avait fait depuis son départ de Samarcande, et
entendit même avec quelque plaisir un concert agréable de voix et
d’instruments dont on accompagna le repas.
Les jours suivants il fut de très bonne humeur ; et lorsqu’il sut que le
sultan était de retour, il alla au-devant de lui, et lui fit son compliment
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 41
Le jour suivant, les deux princes partirent avec toute leur suite. Ils
arrivèrent où ils devaient camper, et ils y demeurèrent jusqu’à la nuit.
Alors Schahriar appela son grand vizir ; et, sans lui découvrir son
dessein, lui commanda de tenir sa place pendant son absence, et de ne
pas permettre que personne sortît du camp, pour quelque sujet que ce
pût être. D’abord qu’il eut donné cet ordre, le roi de la Grande-
Tartarie et lui montèrent à cheval, passèrent incognito au travers du
camp, rentrèrent dans la ville et se rendirent au palais qu’occupait
Schahzenan. Ils se couchèrent ; et le lendemain de bon matin, ils
s’allèrent placer à la même fenêtre d’où le roi de Tartarie avait vu la
scène des noirs. Ils jouirent quelque temps de la fraîcheur, car le soleil
n’était pas encore levé ; et, en s’entretenant, ils jetaient souvent les
yeux du côté de la porte secrète. Elle s’ouvrit enfin ; et, pour dire le
reste en peu de mots, la sultane parut avec ses femmes et les dix noirs
déguisés ; elle appela Masoud ; et le sultan en vit plus qu’il n’en fallait
pour être pleinement convaincu de sa honte et de son malheur. « O
Dieu ! s’écria-t-il, quelle indignité ! quelle horreur ! L’épouse d’un
souverain tel que moi peut-elle être capable de cette infamie ? Après
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 44
un peu éloignée avec eux sous les arbres, elle leur fit librement une
proposition très vive ; ils la rejetèrent d’abord ; mais elle les obligea,
par de nouvelles menaces, à l’accepter. Après qu’elle eut obtenu d’eux
ce qu’elle souhaitait, ayant remarqué qu’ils avaient chacun une bague
au doigt, elle les leur demanda. Sitôt qu’elle les eut entre les mains,
elle alla prendre une boîte du paquet où était sa toilette ; elle en tira un
fil garni d’autres bagues de toutes sortes de façons, et le leur
montrant : « Savez-vous bien, dit-elle, ce que signifient ces joyaux ?
— Non, répondirent-ils ; mais il ne tiendra qu’à vous de nous
l’apprendre. — Ce sont, reprit-elle, les bagues de tous les hommes à
qui j’ai fait part de mes faveurs. Il y en a quatre-vingt-dix-huit bien
comptées, que je garde pour me souvenir d’eux. Je vous ai demandé
les vôtres pour la même raison, et afin d’avoir la centaine accomplie.
Voilà donc, continua-t-elle, cent amants que j’ai eus jusqu’à ce jour,
malgré la vigilance et les précautions de ce vilain génie qui ne me
quitte pas. Il a beau m’enfermer dans cette caisse de verre, et me tenir
cachée au fond de la mer, je ne laisse pas de tromper ses soins. Vous
voyez par là que quand une femme a formé un projet, il n’y a point de
mari ni d’amant qui puisse en empêcher l’exécution. Les hommes
feraient mieux de ne pas contraindre les femmes, ce serait le moyen
de les rendre sages. » La dame leur ayant parlé de la sorte, passa leurs
bagues dans le même fil où étaient enfilées les autres. Elle s’assit
ensuite comme auparavant, souleva la tête du génie, qui ne se réveilla
point, la remit sur ses genoux, et fit signe aux princes de se retirer.
apprendrez un jour des nouvelles, et je suis sûr que vous suivrez mon
exemple. » Le sultan fut de l’avis de son frère ; et continuant tous
deux de marcher, ils arrivèrent au camp sur la fin de la nuit du
troisième jour qu’ils en étaient partis.
Le grand vizir, qui, comme on l’a déjà dit, était malgré lui le ministre
d’une si horrible injustice, avait deux filles, dont l’aînée s’appelait
Scheherazade 4 , et la cadette Dinarzade 5 . Cette dernière ne manquait
pas de mérite ; mais l’autre avait un courage au-dessus de son sexe, de
l’esprit infiniment avec une pénétration admirable. Elle avait
beaucoup de lecture et une mémoire si prodigieuse, que rien ne lui
était échappé de tout ce qu’elle avait lu. Elle s’était heureusement
appliquée à la philosophie, à la médecine, à l’histoire et aux arts ; elle
faisait des vers mieux que les poètes les plus célèbres de son temps.
Outre cela, elle était pourvue d’une beauté extraordinaire, et une vertu
très solide couronnait toutes ces belles qualités.
Il y avait à une même auge un bœuf et un âne.Un jour qu’il était assis
près d’eux, et qu’il se divertissait à voir jouer devant lui ses enfants, il
entendit que le bœuf disait à l’âne : « L’Éveillé, que je te trouve
heureux quand je considère le repos dont tu jouis, et le peu de travail
qu’on exige de toi ! Un homme te panse avec soin, te lave, te donne
de l’orge bien criblée et de l’eau fraîche et nette. Ta plus grande peine
est de porter le marchand notre maître, lorsqu’il a quelque petit
voyage à faire. Sans cela, toute ta vie se passerait dans l’oisiveté. La
manière dont on me traite est bien différente, et ma condition est aussi
malheureuse que la tienne est agréable. Il est à peine minuit qu’on
m’attache à une charrue que l’on me fait traîner tout le long du jour en
fendant la terre, ce qui me fatigue à un point que les forces me
manquent quelquefois. D’ailleurs, le laboureur qui est toujours
derrière moi ne cesse de me frapper. A force de tirer la charrue, j’ai le
cou tout écorché. Enfin, après avoir travaillé depuis le matin jusqu’au
soir, quand je suis de retour, on me donne à manger de méchantes
fèves sèches, dont on ne s’est pas mis en peine d’ôter la terre ou
d’autres choses qui ne valent pas mieux. Pour comble de misère,
lorsque je me suis repu d’un mets si peu appétissant, je suis obligé de
passer la nuit couché dans mon ordure. Tu vois donc que j’ai raison
d’envier ton sort. »
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 51
L’âne n’interrompit pas le bœuf ; il lui laissa dire tout ce qu’il voulut ;
mais quand il eut achevé de parler : « Vous ne démentez pas, lui dit-il,
le nom d’idiot qu’on vous a donné : vous êtes trop simple ; vous vous
laissez mener comme l’on veut, et vous ne pouvez prendre une bonne
résolution. Cependant quel avantage vous revient-il de toutes les
indignités que vous souffrez ? Vous vous tuez vous-même pour le
repos, le plaisir et le profit de ceux qui ne vous en savent point de gré.
On ne vous traiterait pas de la sorte, si vous aviez autant de courage
que de force.Lorsqu’on vient vous attacher à l’auge, que ne faites-
vous résistance ? que ne donnez-vous de bons coups de cornes ? que
ne marquez-vous votre colère en frappant du pied contre terre ?
pourquoi, enfin, n’inspirez-vous pas la terreur par des beuglements
effroyables ? La nature vous a donné les moyens de vous faire
respecter, et vous ne vous en servez pas. On vous apporte de
mauvaises fèves et de mauvaise paille, n’en mangez point ; flairez-les
seulement, et les laissez. Si vous suivez les conseils que je vous
donne, vous verrez bientôt un changement dont vous me
remercierez. »
Le bœuf prit en fort bonne part les avis de l’âne ; il lui témoigna
combien il lui était obligé. « Cher l’Éveillé, ajouta-t-il, je ne
manquerai pas de faire tout ce que tu m’as dit, et tu verras de quelle
manière je m’en acquitterai. » Ils se turent après cet entretien, dont le
marchand ne perdit pas une parole.
Le marchand vit bien que les mauvais conseils de l’Éveillé avaient été
suivis, et pour le punir comme il le méritait : « Va, dit-il au laboureur,
prends l’âne à la place du bœuf, et ne manque pas de lui donner bien
de l’exercice. » le laboureur obéit. L’âne fut obligé de tirer la charrue
tout ce jour-là ; ce qui le fatigua d’autant plus qu’il était moins
accoutumé à ce travail. Outre cela, il reçut tant de coups de bâton,
qu’il ne pouvait se soutenir quand il fut le retour.
Ce marchand, ayant appris que l’âne était dans un état pitoyable, fut
curieux de savoir ce qui se passerait entre lui et le bœuf. C’est
pourquoi, après le souper, il sortit au clair le la lune, et alla s’asseoir
auprès d’eux, accompagné de sa femme. En arrivant, il entendit l’âne
qui disait au bœuf : « Compère, dites-moi, je vous prie, ce que vous
prétendez faire quand le laboureur vous apportera demain à
manger ?— Ce que je ferai ? répondit le bœuf ; je continuerai à faire
ce que tu m’as enseigné. Je m’éloignerai d’abord ; je présenterai mes
cornes comme hier ; je ferai le malade, et feindrai d’être aux abois. —
Gardez-vous-en bien, interrompit l’âne ; ce serait le moyen de vous
perdre : car, en arrivant ce soir, j’ai ouï dire au marchand notre maître
une chose qui m’a fait trembler pour vous. — Hé qu’avez-vous
entendu ? dit le bœuf ; ne me cachez rien, de grâce, mon cher
l’Éveillé. — Notre maître, reprit l’âne, a dit au laboureur ces tristes
paroles : « Puisque le bœuf ne mange pas et qu’il ne peut se soutenir,
je veux qu’il soit tué dès demain. Nous ferons, pour l’amour de Dieu,
une aumône de sa chair aux pauvres, et quant à sa peau, qui pourra
nous être utile, tu la donneras au corroyeur ; ne manque donc pas de
faire venir le boucher. — Voilà ce que j’avais à vous apprendre,
ajouta l’âne ; l’intérêt que je prends à votre conservation, et l’amitié
que j’ai pour vous, m’obligent à vous en avertir et à vous donner un
nouveau conseil. D’abord qu’on vous apportera vos fèves et votre
paille, levez-vous, et vous jetez dessus avec avidité ; le maître jugera
par là que vous êtes guéri, et révoquera, sans doute, l’arrêt de mort :
au lieu que si vous en usez autrement, c’est fait de vous. »
Le sultan fut fort étonné du sacrifice que son grand vizir lui faisait.
« Comment avez-vous pu, lui dit-il, vous résoudre à me livrer votre
propre fille ? — Sire, lui répondit le vizir, elle s’est offerte d’elle-
même. La triste destinée qui l’attend n’a pu l’épouvanter, et elle
préfère à sa vie l’honneur d’être une seule nuit l’épouse de Votre
Majesté. — Mais ne vous trompez pas, vizir, reprit le sultan, demain,
en remettant Scheherazade entre vos mains, je prétends que vous lui
ôtiez la vie. Si vous y manquez, je vous jure que je vous ferai mourir
vous-même. — Sire, repartit le vizir, mon cœur gémira, sans doute, en
vous obéissant ; mais la nature aura beau murmurer : quoique père, je
vous réponds d’un bras fidèle. » Schahriar accepta l’offre de son
ministre, et lui dit qu’il n’avait qu’à lui amener sa fille quand il lui
plairait.
PREMIÈRE NUIT
Le Marchand et le Génie
DEUXIÈME NUIT
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 62
Sire, quand le marchand vit que le génie lui allait trancher la tête, il fit
un grand cri, et lui dit : « Arrêtez ; encore un mot, de grâce ; ayez la
bonté de m’accorder un délai : donnez-moi le temps d’aller dire adieu
à ma femme et à mes enfants, et de leur partager mes biens par un
testament que je n’ai pas encore fait, afin qu’ils n’aient point de
procès après ma mort ; cela étant fini, je reviendrai aussitôt dans ce
même lieu me soumettre à tout ce qu’il vous plaira d’ordonner de moi.
— Mais, dit le génie, si je t’accorde le délai que tu demandes, j’ai
peur que tu ne reviennes pas. Si vous voulez croire à mon serment,
répondit le marchand, je jure par le. Dieu du ciel et de la terre que je
viendrai vous retrouver ci sans y manquer. De combien de temps
souhaites-tu que soit ce délai ? répliqua le génie. — Je vous demande
une année, repartit le marchand ; il ne me faut pas moins de temps
pour donner ordre à mes affaires, et pour me disposer à renoncer sans
regret au plaisir qu’il y a de vivre. Ainsi je vous promets que de
demain en un an, sans faute, je me rendrai sous ces arbres, pour me
remettre entre vos mains. — Prends-tu Dieu à témoin de la promesse
que tu me fais ? reprit le génie. — Oui, répondit le marchand, je le
prends encore une fois à témoin, et vous pouvez vous reposer sur mon
serment. » A ces paroles, le génie le laissa près de la fontaine et
disparut.
il n’y a que des esprits malins, et où l’on n’est pas en sûreté ? A voir
ces beaux arbres, on le croirait habité ; mais c’est une véritable
solitude, où il est dangereux de s’arrêter trop longtemps. »
TROISIÈME NUIT
La nuit suivante, Dinarzade fit à sa sœur la même prière que les deux
précédentes. « Ma chère sœur, lui dit-elle, si vous ne dormez pas, je
vous supplie de me raconter un de ces contes agréables que vous
savez. » Mais le sultan dit qu’il voulait entendre la suite de celui du
marchand et du génie ; c’est pourquoi Scheherazade reprit ainsi :
On ne peut exprimer quelle fut la joie du grand vizir, lorsqu’il vit que
le sultan ne lui ordonnait pas de faire mourir Scheherazade. Sa
famille, la cour, tout le monde en fut généralement étonné.
QUATRIÈME NUIT
Sire, quand le vieillard qui conduisait la biche vit que le génie s’était
saisi du marchand, et l’allait tuer impitoyablement, il se jeta aux pieds
de ce monstre, et les lui baisant : « Prince des génies, lui dit-il, je vous
supplie très humblement de suspendre votre colère, et de me faire la
grâce de n’écouter. Je vais vous raconter mon histoire et celle de cette
biche que vous voyez ; mais si vous la trouvez plus merveilleuse et
plus surprenante que l’aventure de ce marchand à qui vous voulez ôter
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 66
Cependant mon fils croissait, et il avait déjà dix ans, lorsque je fus
obligé de faire un voyage. Avant mon départ, je recommandai à ma
femme, dont je ne me défiais point, l’esclave et son fils, et je la priai
d’en avoir soin pendant mon absence, qui dura une année entière. Elle
profita de ce temps-là pour contenter sa haine. Elle s’attacha à la
magie ; et quand elle sut assez de cet art diabolique pour exécuter
l’horrible dessein qu’elle méditait, la scélérate mena mon fils dans un
lieu écarté. Là, par ses enchantements, elle le changea en veau, et le
donna à mon fermier, avec ordre de le nourrir comme un veau, disait-
elle, qu’elle avait acheté. Elle ne borna point sa fureur à cette action
7 La loi civile, chez les mahométans, reconnaît pour également légitimes les
enfants qui proviennent de trois espèces de mariages permis par leur religion,
suivant laquelle on peut licitement acheter, louer ou épouser une ou plusieurs
femmes ; de façon que si un homme a, de son esclave, un fils avant d’en avoir
de son épouse, le fils de l’esclave est reconnu pour l’aîné, et jouit des droits
d’aînesse à l’exclusion de celui de la femme légitime.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 68
8 Nom des deux seules fêtes d’obligation que les musulmans aient dans leur
religion. Ce sont des fêtes mobiles, qui, dans l’espace de trente-trois ans,
tombent dans tous les mois de l’année, parce que l’année musulmane est
lunaire. La première de ces fêtes arrive le premier jour de la lune qui suit celle
du Ramazan, ou carême des mahométans. Ce Baïram dure trois jours, et tient
tout à la fois de la Pâque des juifs, de notre carnaval et de notre premier jour
de l’an. Le second Baïram se célèbre soixante-deux jours après le premier.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 69
Alors cette fille prit un vase plein d’eau, prononça dessus des paroles
que je n’entendis pas, et s’adressant au veau : « O veau ! dit-elle, si tu
as été créé par le Tout-Puissant et souverain maître du monde tel que
tu parais en ce moment, demeure sous cette forme ; mais si tu es un
homme, et que tu sois changé en veau par enchantement, reprends ta
figure naturelle par la permission du souverain Créateur. » En
achevant ces mots, elle jeta l’eau sur lui, et à l’instant il reprit sa
première forme.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 72
Histoire
du second Vieillard et des deux Chiens Noirs
Grand prince des génies, vous saurez que nous sommes trois frères :
ces deux chiens noirs que vous voyez, et moi qui suis le troisième.
Notre père nous avait laissé en mourant à chacun mille sequins 10 .
Avec cette somme, nous embrassâmes tous trois la même profession :
nous nous fîmes marchands. Peu de temps après que nous eûmes
ouvert boutique, mon frère aîné, l’un de ces deux chiens, résolut le
voyager et d’aller négocier dans les pays étrangers. Dans ce dessein, il
vendit tout son fonds, et en acheta des marchandises propres au
négoce qu’il voulait faire.
10 Monnaie d’or qui avait cours dans le Levant et dans les États de Venise.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 74
Quelque temps après, mon second frère, qui est l’autre de ces deux
chiens, voulut aussi vendre son fonds. Nous fîmes, son aîné et moi,
tout ce que nous pûmes pour l’en détourner ; mais il n’y eut pas
moyen. Il le vendit ; et de l’argent qu’il en fit, il acheta des
marchandises propres au négoce étranger qu’il voulait entreprendre. Il
se joignit à une caravane, et partit. Il revint au bout de l’an dans le
même état que son frère aîné. Je le fis habiller ; et comme j’avais
encore mille sequins par-dessus mon fonds, je les lui donnai. Il releva
boutique, et continua d’exercer sa profession.
Dans le temps que nous étions prêts à nous rembarquer pour notre
retour, je rencontrai sur le bord de la mer une dame assez bien faite,
mais fort pauvrement habillée. Elle n’aborda, me baisa la main, et me
pria, avec les dernières instances, de la prendre pour femme, et de
l’embarquer avec moi. Je fis difficulté de lui accorder ce qu’elle
demandait ; mais elle me dit tant de choses pour me persuader, que je
ne devais pas prendre garde à sa pauvreté, et que j’aurais lieu l’être
content de sa conduite, que je me laissai vaincre. Je lui fis faire des
habits propres ; et après l’avoir épousée par un contrat de mariage en
bonne forme, je l’embarquai avec moi, et nous mîmes à la voile.
Ma femme était fée, et par conséquent génie ; vous jugez bien qu’elle
ne se noya pas. Pour moi, il est certain que je serais mort sans son
secours ; mais je fus à peine tombé dans eau, qu’elle m’enleva et me
transporta dans une île. Quand il fut jour, la fée me dit : « Vous voyez,
mon mari, qu’en vous sauvant la vie, je ne vous ai pas mal
récompensé du bien que vous m’avez fait. Vous saurez que je suis fée,
et que me trouvant sur le bord de la mer lorsque vous alliez vous
embarquer, je me sentis une forte inclination pour vous. Je voulus
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 76
J’apaisai la fée par ces paroles ; et lorsque je les eus prononcées, elle
me transporta en un instant de l’île où nous étions sur le toit de mon
logis qui était en terrasse et elle disparut un moment après. Je
descendis, j’ouvris les portes, et je déterrai les trois mille sequins que
j’avais cachés. J’allai ensuite à la place où était ma boutique ; je
l’ouvris et je reçus des marchands mes voisins des compliments sur
mon retour. Quand je rentrai chez moi, j’aperçus ces deux chiens
noirs, qui vinrent m’aborder d’un air soumis. Je ne savais ce que cela
signifiait, et j’en étais fort étonné ; mais la fée, qui parut bientôt, m’en
éclaircit. « Mon mari, me dit-elle, ne soyez pas surpris de voir ces
deux chiens chez vous : ce sont vos deux frères. » Je frémis à ces
mots, et je lui demandai par quelle puissance ils se trouvaient en cet
état. « C’est moi qui les y ai mis, me répondit-elle ; au moins, c’est
une de mes sœurs à qui j’en ai donné la commission, et qui en même
temps a coulé leur vaisseau à fond. Vous y perdez les marchandises
que vous y aviez ; mais je vous récompenserai d’ailleurs. A l’égard de
vos frères, je les ai condamnés à demeurer dix ans sous cette forme ;
leur perfidie ne les rend que trop dignes de cette pénitence. » Enfin,
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 77
Histoire du Pêcheur
Le pêcheur, ayant fini cette prière, jeta ses filets pour la quatrième
fois. Quand il jugea qu’il devait y avoir du poisson, il les retira
comme auparavant avec assez de peine. Il en avait pas pourtant ; mais
il y trouva un vase de cuivre jaune, qui, à sa pesanteur, lui parut plein
de quelque chose, et il remarqua qu’il était fermé et scellé de plomb,
avec l’empreinte d’un sceau. Cela le réjouit. « Je le vendrai au
fondeur, disait-il, et de l’argent que j’en ferai, j’achèterai une mesure
de blé. »
Le pêcheur n’eut pas sitôt entendu les paroles que le génie avait
prononcées, qu’il se rassura et lui dit : « Esprit superbe, que dites-
vous ? Il y a plus de dix-huit cents ans que Salomon, le prophète de
Dieu, est mort, et nous sommes présentement à la fin des siècles.
Apprenez-moi votre histoire, et pour quel sujet vous étiez enfermé
dans ce vase. »
13 Les mahométans croient, que Dieu donna à Salomon le don des miracles plus
abondamment qu’à aucun autre avant lui : suivant eux, il commandait aux
anges et aux démons ; il était porté par les vents dans toutes les sphères et au-
dessus des astres ; les animaux, les végétaux et les minéraux lui parlaient et lui
obéissaient ; il se faisait enseigner par chaque plante quelle était sa propre
vertu, et par chaque minéral à quoi il était bon de l’employer ; il s’entretenait
avec les oiseaux, et c’était d’eux qu’il se servait pour faire l’amour à la reine
de Saba, et pour lui persuader de le venir trouver. Toutes ces fables de
l’Alcoran sont prises dans les Commentaires des juifs.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 82
Quand le génie vit qu’on lui faisait une adjuration qui le contraignait
de répondre positivement, il trembla en lui-même, et dit au pêcheur :
« Demande-moi ce que tu voudras, et hâte-toi. » Sur quoi le pêcheur
lui dit : « Je voudrais savoir si effectivement vous étiez dans ce vase ;
oseriez-vous en jurer par le grand nom de Dieu ? — Oui, répondit le
génie, je jure par ce grand nom que j’y étais, et cela est très véritable.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 84
A ces paroles offensantes, le génie irrité fit tous ses efforts pour sortir
du vase ; mais c’est ce qui ne lui fut pas possible, car l’empreinte du
sceau du prophète Salomon, fils de David, l’en empêchait. Ainsi,
voyant que le pêcheur avait alors l’avantage sur lui, il prit le parti de
dissimuler sa tolère. « Pêcheur, lui dit-il d’un ton radouci, garde-toi
bien de faire ce que tu dis. Ce que j’en ai fait n’a été qu’une
plaisanterie, et tu ne dois pas prendre la chose sérieusement. — O
génie, répondit le pêcheur, toi qui étais, il n’y a qu’un moment, le plus
grand, et qui es à cette heure le plus petit de tous les génies, apprends
que tes artificieux discours ne te serviront de rien. Tu retourneras à la
mer. Si tu y as demeuré tout le temps que tu m’as dit, tu pourras bien
y demeurer jusqu’au jour du jugement. Je t’ai prié, au nom le Dieu, de
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 85
Ce médecin avait puisé sa science dans les livres grecs, persans, turcs,
arabes, latins, syriaques et hébreux ; et outre qu’il était consommé
dans la philosophie, il connaissait parfaitement les bonnes et les
mauvaises qualités de toutes sortes de plantes et de drogues. Dès qu’il
fut informé de la maladie du roi, et qu’il eut appris que ses médecins
l’avaient abandonné, il s’habilla le plus proprement qu’il lui fut
possible et trouva moyen de se faire présenter au roi. « Sire, lui dit-il,
je sais que tous les médecins dont Votre Majesté s’est servie n’ont pu
la guérir de sa lèpre ; mais si vous voulez bien me faire l’honneur
d’agréer mes services, je m’engage à vous guérir sans breuvage et
sans topiques. » Le roi écouta cette proposition. « Si vous êtes assez
habile homme, répondit-il, pour faire ce que vous dites, je promets de
vous enrichir, vous et votre postérité : et, sans compter les présents
que je vous ferai, vous serez mon plus cher favori. Vous m’assurez
donc que vous m’ôterez ma lèpre, sans me faire prendre aucune
potion, et sans m’appliquer aucun remède extérieur ? Oui, Sire,
repartit le médecin, je me flatte d’y réussir, avec l’aide de Dieu ; et
dès demain j’en ferai l’épreuve. »
Le roi prit le mail et poussa son cheval après la boule qu’il avait jetée.
Il la frappa ; elle lui fut renvoyée par les officiers qui jouaient avec
lui ; il la refrappa ; et enfin, le jeu dura si longtemps, que sa main en
sua, aussi bien que tout son corps. Ainsi, le remède enfermé dans le
manche du mail opéra comme le médecin l’avait dit. Alors le roi cessa
de jouer, s’en retourna dans son palais, entra au bain, et observa très
exactement ce qui lui avait été prescrit. s’en trouva fort bien ; car le
lendemain, en se levant, il s’aperçut, avec autant d’étonnement que de
joie, que sa lèpre était guérie et qu’il avait le corps aussi net que s’il
n’eût jamais été attaqué de cette maladie. D’abord qu’il fut habillé, il
entra dans la salle d’audience publique, où il monta sur son trône, et
se fit voir à tous ses courtisans, que l’empressement d’apprendre le
succès du nouveau remède y avait fait aller de bonne heure. Quand ils
virent le roi parfaitement guéri, ils en firent tous paraître une extrême
joie.
Or, ce roi avait un grand vizir qui était avare, envieux et naturellement
capable de toutes sortes de crimes. Il n’avait pu voir sans peine les
présents qui avaient été faits au médecin, dont le mérite d’ailleurs
commençait à lui faire ombrage ; il résolut de le perdre dans l’esprit
du roi. Pour y réussir, il alla trouver ce prince, et lui dit en particulier
qu’il avait un avis de la dernière importance à lui donner. Le roi lui
ayant demandé ce que c’était : « Sire, lui dit-il, il est bien dangereux à
un monarque d’avoir de la confiance en un homme dont il n’a point
éprouvé la fidélité. En comblant de bienfaits le médecin Douban, en
lui faisant toutes les caresses que Votre Majesté lui fait, vous ne savez
pas que c’est un traître qui ne s’est introduit dans cette cour que pour
vous assassiner. — De qui tenez-vous ce que vous m’osez dire ?
répondit le roi. Songez-vous que c’est à moi que vous parlez, et que
vous avancez une chose que je ne croirai pas légèrement ? Sire,
répliqua le vizir, je suis parfaitement instruit de ce que j’ai l’honneur
de vous représenter. Ne vous reposez donc plus sur une confiance
dangereuse. Si Votre Majesté dort, qu’elle se réveille ; car enfin, je le
répète encore, le médecin Douban n’est parti du fond de la Grèce, son
pays, il n’est venu s’établir dans votre cour que pour exécuter
l’horrible dessein dont j’ai parlé. — Non, non, vizir, interrompit le roi,
je suis sûr que cet homme, que vous traitez de perfide et de traître, est
le plus vertueux et le meilleur de tous les hommes ; il n’y a personne
au monde que j’aime autant que lui. Vous savez par quel remède, ou
plutôt par quel miracle il m’a guéri de ma lèpre ; s’il en veut à ma vie,
pourquoi me l’a-t-il sauvée ? Il n’avait qu’à m’abandonner à mon
mal ; je n’en pouvais échapper ; ma vie était déjà à moitié consumée.
Cessez donc de vouloir m’inspirer d’injustes soupçons : au lieu de les
écouter, je vous avertis que je fais dès ce jour à ce grand homme, pour
toute sa vie, une pension de mille sequins par mois. Quand je
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 89
Et vous, vizir, ajouta le roi grec, par l’envie que vous avez conçue
contre le médecin Douban, qui ne vous fait aucun mal, vous voulez
que je le fasse mourir, mais je m’en garderai bien, de peur de m’en
repentir, comme ce mari d’avoir tué son perroquet. » Le pernicieux
vizir était trop intéressé à la perte du médecin Douban pour en
demeurer là. « Sire, répliqua-t-il, la mort du perroquet était peu
importante, et je ne crois pas que son maître l’ait regretté longtemps.
Mais pourquoi faut-il que la crainte d’opprimer l’innocence vous
empêche de faire mourir ce médecin. Ne suffit-il pas qu’on l’accuse
de vouloir attenter à votre vie pour vous autoriser à lui faire perdre la
sienne ! Quand il s’agit d’assurer les jours d’un roi, un simple
soupçon doit passer pour une certitude, et il vaut mieux sacrifier
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 91
l’innocent que sauver le coupable. Mais, Sire, ce n’est point ici une
chose incertaine : le médecin Douban veut vous assassiner. Ce n’est
point l’envie qui m’arme contre lui, c’est l’intérêt seul que je prends à
la conservation de Votre Majesté ; c’est mon zèle qui me porte à vous
donner un avis d’une si grande importance. S’il est faux, je mérite
qu’on me punisse de la même manière qu’on punit autrefois un vizir.
— Qu’avait fait ce vizir, dit le roi grec, pour être digne de ce
châtiment ? — Je vais, répondit le vizir, l’apprendre à Votre Majesté ;
qu’elle ait, s’il lui plaît, la bonté de m’écouter.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 92
Le roi grec, qui avait naturellement fort peu d’esprit, n’eut pas assez
de pénétration pour s’apercevoir de la méchante intention de son vizir,
ni assez de fermeté pour persister dans son premier sentiment. Ce
discours l’ébranla. « Vizir, dit-il, tu as raison ; il peut être venu exprès
pour m’ôter la vie ; ce qu’il peut fort bien exécuter par la seule odeur
de quelqu’une de ses drogues. Il faut voir ce qu’il est à propos de faire
dans cette conjoncture. »
A cet ordre cruel, le médecin jugea bien que les honneurs et les
bienfaits qu’il avait reçus lui avaient suscité les ennemis, et que le
faible roi s’était laissé surprendre à leurs impostures. Il se repentait de
l’avoir guéri de sa lèpre ; mais c’était un repentir hors de saison.
« Est-ce ainsi, lui disait-il, que vous me récompensez du bien que je
vous ai fait ? » Le roi ne l’écouta pas, et ordonna une seconde fois au
bourreau de porter le coup mortel. Le médecin eut recours aux
prières : « Hélas ! Sire, s’écria-t-il, prolongez-moi la vie, Dieu
prolongera la vôtre ; ne me laites pas mourir, de crainte que Dieu ne
vous traite de la même manière. »
repartit avec dureté « Non, non, c’est une nécessité absolue que je te
fasse périr. Aussi bien pourrais-tu m’ôter la vie plus subtilement
encore que tu ne m’as guéri. » Cependant le médecin, fondant en
pleurs, et se plaignant pitoyablement de se voir si mal payé du service
qu’il avait rendu au roi, se prépara à recevoir le coup de la mort. Le
bourreau lui banda les yeux, lui lia les mains, et se mit en devoir de
tirer son sabre.
Quand le médecin Douban, ou, pour mieux dire, sa tête, vit que le
poison faisait son effet, et que le roi n’avait plus que quelques
moments à vivre : « Tyran, s’écrie-t-elle, voilà de quelle manière sont
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 97
traités les princes qui, abusant de leur autorité, font périr les innocents.
Dieu punit tôt ou tard leurs injustices et leurs cruautés. » La tête eut à
peine achevé es paroles, que le roi tomba mort, et qu’elle perdit elle-
même aussi le peu de vie qui lui restait.
— Si le roi grec, lui dit-il, eût voulu laisser vivre le médecin, Dieu
l’aurait laissé vivre lui-même ; mais il rejeta ses plus humbles prières,
et Dieu l’en punit. Il en est de même de toi, ô génie si j’avais pu te
fléchir et obtenir de toi la grâce que je te demandais, j’aurais
présentement pitié le l’état où tu es ; mais puisque, malgré l’extrême
obligation que tu m’avais de t’avoir mis en liberté, tu as persisté dans
la volonté de me tuer, je dois, à mon tour, être impitoyable. Je vais, en
te laissant dans ce vase et en te rejetant à la mer, t’ôter l’usage de la
vie jusqu’à la fin des temps : c’est la vengeance que je prétends tirer
de toi.
tu dis, et je vais t’ouvrir le vase. Je ne crois pas que tu sois assez hardi
pour violer un pareil serment. » Le génie le fit, et le pêcheur ôta
aussitôt le couvercle du vase. Il en sortit à l’instant de la fumée, et le
génie ayant repris sa forme de la même manière qu’auparavant, la
première chose qu’il fit, fut de jeter, d’un coup de pied, le vase dans la
mer. Cette action effraya le pêcheur. « Génie, dit-il, qu’est-ce que cela
signifie ? Ne voulez-vous pas garder le serment que vous venez de
faire, et dois-je vous dire ce que le médecin Douban disait au roi
grec : « Laissez-moi vivre, et Dieu prolongera vos jours. »
Dès que le sultan eut les poissons, il les fit porter dans son cabinet
avec tout ce qui était nécessaire pour les faire cuire. Là, s’étant
enfermé avec son grand vizir, ce ministre les babilla, les mit ensuite
sur le feu dans une casserole et quand ils furent cuits d’un côté, il les
retourna de l’autre.
poisson, es-tu dans ton devoir ? » A ces mots, les poissons levèrent la
tête et répondirent : « Oui, oui, nous y sommes ; si vous comptez,
nous comptons ; si vous payez vos dettes, nous payons les nôtres : si
vous fuyez, nous vainquons et nous sommes contents. »
Les poissons eurent à peine achevé ces paroles, que le noir renversa la
casserole au milieu du cabinet et réduisit les poissons en charbon.
Cela étant fait, il se retira fièrement et rentra dans l’ouverture du mur,
qui se referma et parut dans le même état qu’auparavant. « Après ce
que je viens de voir, dit le sultan à son grand vizir, il ne me sera pas
possible d’avoir l’esprit en repos. Ces poissons, sans doute, signifient
quelque chose d’extraordinaire dont je veux être éclairci. » il envoya
chercher le pêcheur ; on le lui amena. « Pêcheur, lui dit-il, les poissons
que tu nous as apportés me causent bien de l’inquiétude. En quel
endroit les as-tu pêchés ? — Sire, répondit-il, je les ai pêchés dans un
étang qui est situé entre quatre collines, au delà de la montagne que
l’on voit d’ici. — Connaissez-vous cet étang ? dit le sultan au vizir. —
Non, sire, répondit le vizir, je n’en ai jamais ouï parler ; il y a pourtant
soixante ans que je chasse aux environs et au delà de cette
montagne. » Le sultan demanda au pêcheur à quelle distance de son
palais était l’étang ; le pêcheur assura qu’il n’y avait pas plus de trois
heures de chemin. Sur cette assurance, et comme il restait encore
assez de jour pour y arriver avant la nuit, le sultan commanda à toute
sa cour de monter à cheval, et le pêcheur leur servit de guide.
je ne suis pas moins étonné que vous de cette nouveauté, je suis résolu
à ne pas rentrer dans mon palais, que je n’aie su pour quelle raison cet
étang se trouve ici, et pourquoi il n’y a dedans que des poissons de
quatre couleurs. » Après avoir dit ces paroles, il ordonna de camper et
aussitôt son pavillon et les tentes de sa maison furent dressés sur les
bords de l’étang.
Il tourna ses pas vers une des collines, qu’il monta sans beaucoup de
peine. Il en trouva la descente encore plus aisée ; et lorsqu’il fut dans
la plaine, il marcha jusqu’au lever du soleil. Alors, apercevant de loin
devant lui un grand édifice, il s’en réjouit, dans l’espérance d’y
pouvoir apprendre ce qu’il voulait savoir. Quand il en fut près, il
remarqua que c’était un palais magnifique, ou plutôt un château très
fort, d’un beau marbre noir poli, et couvert d’un acier fin et uni
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 104
comme une glace de miroir. Ravi de n’avoir pas été longtemps sans
rencontrer quelque chose digne au moins de sa curiosité, il s’arrêta
devant la façade du château et la considéra avec beaucoup d’attention.
Il s’avança ensuite jusqu’à la porte, qui était à deux battants, dont l’un
était ouvert. Quoiqu’il lui fût libre d’entrer, il crut néanmoins devoir
frapper. Il frappa un coup assez légèrement et attendit quelque temps ;
ne voyant venir personne, il s’imagina qu’on ne l’avait pas entendu ;
c’est pourquoi il frappa un second coup plus fort ; mais ne voyant ni
n’entendant personne, il redoubla ; personne ne parut encore. Cela le
surprit extrêmement, car il ne pouvait penser qu’un château si bien
entretenu fût abandonné. « . S’il n’y a personne, disait-il en lui-même,
je n’ai rien à craindre ; et s’il y a quelqu’un, j’ai de quoi me
défendre. »
parce que des filets, tendus au-dessus des arbres et du palais, les
empêchaient d’en sortir.
Le roi mon père mourut à l’âge de soixante-dix ans. Je n’eus pas plus
tôt pris sa place que je me mariai ; et la personne que je choisis pour
partager la dignité royale avec moi était ma cousine. J’eus tout lieu
d’être content des marques d’amour qu’elle me donna ; et de mon
côté, je conçus pour elle tant de tendresse, que rien n’était comparable
à notre union, qui dura cinq années. Au bout de ce temps-là, je
m’aperçus que la reine ma cousine n’avait plus de goût pour moi.
Une de ces femmes dit à l’autre : « N’est-il pas vrai que la reine a
grand tort de ne pas aimer un prince aussi aimable que le nôtre ? —
Assurément, répondit la seconde. Pour moi, je n’y comprends rien, et
je ne sais pourquoi elle sort toutes les nuits et elle le laisse seul. Est-ce
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 108
Cependant le coup que j’avais porté à son amant était mortel ; mais
elle lui conserva la vie par la force de ses enchantements, de manière
toutefois qu’on peut dire de lui qu’il n’est ni mort ni vivant. Comme je
traversais le jardin pour regagner le palais, j’entendis la reine qui
poussait de grands cris ; et jugeant par là de sa douleur, je me sus bon
gré de lui avoir laissé la vie.
Elle se retira dans son appartement, où, se livrant sans réserve à ses
chagrins, elle passa une année entière à pleurer et à s’affliger. Au bout
de ce temps-là, elle me demanda la permission de faire bâtir le lieu de
sa sépulture dans l’enceinte du palais, où elle voulait, disait-elle,
demeurer jusqu’à la fin de ses jours. Je le lui permis, et elle fit bâtir un
palais superbe avec un dôme qu’on peut voir d’ici ; elle l’appela le
Palais des larmes.
Quand il fut achevé, elle y fit porter son amant, qu’elle avait fait
transporter où elle avait jugé à propos, la même nuit que je l’avais
blessé. Elle l’avait empêché de mourir jusqu’alors par des breuvages
qu’elle lui avait fait prendre et elle continua de lui en donner et de les
lui porter elle-même tous les jours, dès qu’il fut au Palais des larmes.
Un jour, j’allai par curiosité au Palais des larmes, pour savoir quelle y
était l’occupation de cette princesse ; et d’un endroit où je ne pouvais
être vu, je l’entendis parler dans ces termes à son amant : « Je suis
dans la dernière affliction de vous voir en l’état où vous êtes ; je ne
sens pas moins vivement que vous-même les maux cuisants que vous
souffrez ; mais, chère âme, je vous parle toujours et vous ne répondez
pas. Jusques à quand garderez-vous le silence ? Dites un mot
seulement. Hélas ! les plus doux moments de ma vie sont ceux que je
passe ici à partager vos douleurs. Je ne puis vivre éloignée de vous, et
je préférerais le plaisir de vous voir sans cesse à l’empire de
l’univers. »
A ce discours, qui fut plus d’une fois interrompu par ses soupirs et ses
sanglots, je perdis enfin patience. Je me montrai ; et m’approchant
d’elle : « Madame, lui dis-je, c’est assez pleurer ; il est temps de
mettre fin à une douleur qui nous déshonore tous deux ; c’est trop
oublier ce que vous me devez et ce que vous vous devez à vous-
même. — Sire, me répondit-elle, s’il vous reste encore quelque
considération, ou plutôt quelque complaisance pour moi, je vous
supplie de ne me pas contraindre. Laissez-moi m’abandonner à mes
chagrins mortels ; il est impossible que le temps les diminue. »
J’allai une seconde fois au Palais des larmes pendant qu’elle y était. je
me cachai encore, et j’entendis qu’elle disait à son amant : « Il y a
trois ans que vous ne m’avez dit une seule parole, et que vous ne
répondez point aux marques d’amour que je vous donne par mes
discours et es gémissements ; est-ce par insensibilité ou par mépris ?
O tombeau i aurais-tu détruit cet excès de tendresse qu’il avait pour
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 112
moi ? aurais-tu fermé ces yeux qui me montraient tant d’amour et qui
faisaient toute ma joie ? Non, non, je n’en crois rien. Dis-moi plutôt
par quel miracle tu es devenu dépositaire du plus rare trésor qui fut
jamais. »
Je vous avoue seigneur, que je fus indigné de ces paroles, car enfin,
cet amant chéri, ce mortel adoré, n’était pas tel que vous pourriez vous
l’imaginer : c’était un Indien noir, originaire de ces pays. Je fus, dis-
je, tellement indigné de ce discours, que je me montrai brusquement ;
et apostrophant le même tombeau. « O tombeau ! m’écriai-je, que
n’engloutis-tu ce monstre qui fait horreur à la nature, ou plutôt, ne
consumes-tu l’amant et la maîtresse ! »
J’eus à peine achevé ces mots, que la reine, qui était assise auprès du
noir, se leva comme une furie. « Ah ! cruel ! me dit-elle, c’est toi qui
causes ma douleur. Ne pense pas que je l’ignore, je ne l’ai que trop
longtemps dissimulé. C’est ta barbare main qui a mis l’objet de mon
amour dans l’état pitoyable où il est ; et tu as la dureté de venir
insulter une amante au désespoir. — Oui, c’est moi, interrompis-je,
transporté de colère, c’est moi qui ai châtié ce monstre comme il le
méritait ; je devais te traiter de la même manière : je me repens de ne
l’avoir pas fait, et il y a trop longtemps que tu abuses de ma bonté. »
En disant cela, je tirai mon sabre et je levai le bras pour la punir ;
mais, regardant tranquillement mon action : « Modère ton courroux, »
me dit-elle avec un souris moqueur. En même temps elle prononça des
paroles que je n’entendis point, et puis elle ajouta : « Par la vertu de
mes enchantements, je te commande de devenir tout à l’heure moitié
marbre moitié homme. » Aussitôt, seigneur, je devins tel que vous me
voyez, déjà mort parmi les vivants, et vivant parmi les morts.
les blancs étaient les musulmans ; les rouges, les Perses, adorateurs du
feu ; les bleus, les chrétiens ; les jaunes, les juifs : les quatre collines
étaient les quatre îles qui donnaient le nom à ce royaume. J’appris tout
cela de la magicienne, qui, pour comble d’affliction, m’annonça elle-
même ces effets de sa rage. Ce n’est pas tout encore ; elle n’a point
borné sa fureur à la destruction de mon empire et à ma
métamorphose : elle vient chaque jour me donner sur mes épaules
nues cent coups de nerf de bœuf, qui me mettent tout en sang. Quand
ce supplice est achevé, elle me couvre d’une grosse étoffe de poil de
chèvre, et met par-dessus cette robe de brocart que vous voyez, non
pour me faire honneur, mais pour se moquer de moi.
En cet endroit de son discours, le jeune roi des Iles Noires ne put
retenir ses larmes ; et le sultan en eut le cœur si serré, qu’il ne put
prononcer une parole pour le consoler. Peu de temps après, le jeune
roi, levant les yeux au ciel, s’écria « Puissant Créateur de toutes
choses, je me soumets à vos jugements et aux décrets de votre
providence Je souffre patiemment tous mes maux, puisque telle est
votre volonté ; mais j’espère que votre bonté infinie m’en
récompensera. »
La magicienne sortit aussitôt du Palais des larmes. Elle prit une tasse
d’eau et prononça dessus des paroles qui la firent bouillir comme si
elle eût été sur le feu. Elle alla ensuite à la salle où était le jeune roi
son mari ; elle jeta de cette eau sur lui en disant : « Si le créateur de
toutes choses t’a formé tel que tu es présentement, ou s’il est en colère
contre toi, ne change pas ; mais si tu n’es dans cet état que par la vertu
de mon enchantement, reprends ta forme naturelle et redeviens tel que
tu étais auparavant. » A peine eut-elle achevé ces mots, que le prince,
se retrouvant dans son premier état, se leva librement, avec toute la
joie qu’on peut s’imaginer, et il en rendit grâce à Dieu. La
magicienne, reprenant la parole : « Va, lui dit-elle, éloigne-toi de ce
château, et n’y reviens jamais, ou bien il t’en coûtera la vie. »
Elle n’eut pas plutôt prononcé quelques paroles sur les poissons et sur
l’étang, que la ville reparut à l’heure même. Les poissons redevinrent
hommes, femmes ou enfants ; mahométans, chrétiens, Persans ou
juifs, gens libres ou esclaves, chacun reprit sa forme naturelle. Les
maisons et les boutiques furent bientôt remplies de leurs habitants, qui
y trouvèrent toutes choses dans la même situation et dans le même
ordre où elles étaient avant l’enchantement. La suite nombreuse du
sultan, qui se trouva campée dans la plus grande place, ne fut pas peu
étonnée de se voir en un instant au milieu d’une ville belle, vaste et
bien peuplée.
Le jeune prince remercia le sultan d’une manière qui marquait que son
cœur était pénétré de reconnaissance ; et pour prix de lui avoir rendu
un service si important, il lui souhaita une longue vie, avec toutes
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 118
L’entretien du sultan et du roi des Iles Noires se termina par les plus
tendres embrassements. Après quoi le jeune prince ne songea qu’aux
préparatifs de son voyage. Ils furent achevés en trois semaines, au
grand regret de toute la cour et de ses sujets, qui reçurent de sa main
un de ses proches parents pour leur roi.
le sultan, qui avait envoyé les courriers pour donner avis de son
retardement et de l’aventure qui en était la cause, fut près de sa
capitale, les principaux officiers qu’il y avait laissés vinrent le
recevoir, et l’assurèrent que sa longue absence n’avait apporté aucun
changement dans son empire. Les habitants sortirent aussi en foule, le
reçurent avec de grandes acclamations, et firent des réjouissances qui
durèrent plusieurs jours.
apporta une grosse cruche d’un vin excellent. « Prenez cette cruche,
dit la dame au porteur, et la mettez dans votre panier. » Cela étant fait,
elle lui commanda de la suivre ; puis elle continua de marcher, et le
porteur continua de dire : « O jour de félicité ! ô jour d’agréable
surprise et de joie ! »
qu’il voyait, fît l’office de pourvoyeur ; car enfin il jugeait bien que ce
n’était pas une esclave : il lui trouvait l’air trop noble pour penser
qu’elle ne fût pas libre, et même une personne de distinction. Il lui
aurait volontiers fait des questions pour s’éclaircir de sa qualité ; mais
dans le temps qu’il se préparait à lui parler, une autre dame, qui vint
ouvrir la porte, lui parut si belle, qu’il en demeura tout surpris, ou
plutôt il fut si vivement frappé de l’éclat de ses charmes, qu’il en
pensa laisser tomber son panier avec tout ce qui était dedans, tant cet
objet le mit hors de lui-même. Il n’avait jamais vu de beauté qui
approchât de celle qu’il avait devant les yeux.
Zobéide dit aux deux dames, en les abordant : « Mes sœurs, ne voyez-
vous pas que ce bon homme succombe sous le fardeau qu’il porte ?
qu’attendez-vous pour le décharger ? » Alors Amine et Safie prirent le
panier, l’une par devant, l’autre par derrière. Zobéide y mit aussi la
main, et toutes trois le posèrent à terre. Elles commencèrent à le
vider ; et quand cela fut fait, l’agréable Amine tira de l’argent, et paya
libéralement le porteur.
vous serez quelque chose avec nous ; si vous n’apportez rien, retirez-
vous avec rien ! »
Après les premiers morceaux, Amine, qui s’était placée près du buffet,
prit une bouteille et une tasse, se versa à boire, et but la première,
suivant la coutume des Arabes. Elle versa ensuite à ses sœurs, qui
burent l’une après l’autre ; puis remplissant pour la quatrième fois la
même tasse, elle la présenta au porteur, lequel, en la recevant, baisa la
main d’Amine, et chanta, avant que de boire, une chanson dont le sens
était que comme le vent emporte avec lui la bonne odeur des lieux
parfumés par où il passe, de même le vin qu’il allait boire, venant de
sa main, en recevait un goût plus exquis que celui qu’il avait
naturellement. Cette chanson réjouit les dames, qui chantèrent à leur
tour. Enfin, la compagnie fut de très bonne humeur pendant le repas,
qui dura fort longtemps, et fut accompagné de tout ce qui pouvait le
rendre agréable.
Le jour allait bientôt finir, lorsque Safie, prenant la parole au nom des
trois dames, dit au porteur : « Levez-vous, partez, il est temps de vous
retirer. » Le porteur, ne pouvant se résoudre à les quitter, répondit :
« Eh ! mesdames, où me commandez-vous d’aller en l’état où je me
trouve ? je suis hors de moi-même, à force de vous voir et de boire ; je
ne retrouverai jamais le chemin de ma maison. Donnez-moi la nuit
pour me reconnaître, je la passerai où il vous plaira ; mais il ne faut
pas moins de temps pour me remettre dans le même état où j’étais
lorsque je suis entré chez vous ; avec cela, je doute encore si je n’y
laisserai pas la meilleure partie de moi-même. »
Amine prit une seconde fois le parti du porteur. « Mes sœurs, dit-elle,
il a raison ; je lui sais bon gré de la demande qu’il nous fait. Il nous a
assez bien diverties ; si vous voulez m’en croire, ou plutôt si vous
m’aimez autant que j’en suis persuadée, nous le retiendrons pour
passer la soirée avec nous. — Ma sœur, dit Zobéide, nous ne pouvons
rien refuser à votre prière. Porteur, continua-t-elle, en s’adressant à
lui, nous voulons bien encore vous faire cette grâce ; mais nous y
mettons une nouvelle condition. Quoi que nous puissions faire en
votre présence, par rapport à nous ou à autre chose, gardez-vous bien
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 127
Le porteur alla jusque-là et y lut ces mots, qui étaient écrits en gros
caractères d’or : « Qui parle des choses qui ne le regardent point,
entend ce qui ne lui plaît pas. » Il revint ensuite trouver les trois
sœurs : « Mesdames, leur dit-il, je vous jure que vous ne m’entendrez
parler d’aucune chose qui ne me regardera pas et où vous puissiez
avoir intérêt. »
Les dames se levèrent toutes trois en même temps pour aller ouvrir ;
mais Safie, à qui cette fonction appartenait particulièrement, fut la
plus diligente ; les deux autres, se voyant prévenues, demeurèrent et
attendirent qu’elle vînt leur apprendre qui pouvait avoir affaire chez
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 128
elles si tard. Safie revint. « Mes sœurs, dit-elle, il se présente une belle
occasion de passer une bonne partie de la nuit fort agréablement ; et si
vous êtes du même sentiment que moi, nous ne la laisserons point
échapper. Il y a à notre porte trois calenders ; au moins ils me
paraissent tels à leur habillement ; mais ce qui va sans doute vous
surprendre, ils sont tous trois borgnes de l’œil droit, et ont la tête, la
barbe et les sourcils ras. Ils ne font, disent-ils, que d’arriver tout
présentement à Bagdad, où ils ne sont jamais venus ; et comme il est
nuit, et qu’ils ne savent où aller loger, ils ont frappé par hasard à notre
porte, et ils nous prient, pour l’amour de Dieu, d’avoir la charité de les
recevoir. Ils se mettent peu en peine du lieu que nous voudrons leur
donner, pourvu qu’ils soient à couvert ; ils se contenteront d’une
écurie. Ils sont jeunes et assez bien faits ; ils paraissent même avoir
beaucoup d’esprit ; mais je ne puis penser sans rire à leur figure
plaisante et uniforme. » En cet endroit Safie s’interrompit elle-même,
et se mit à rire de si bon cœur, que les deux autres dames et le porteur
ne purent s’empêcher de rire aussi. « Mes bonnes sœurs, reprit-elle, ne
voulez-vous pas bien que nous les fassions entrer ? Il est impossible
qu’avec des gens tels que je viens de vous les dépeindre nous
n’achevions la journée encore mieux que nous ne l’avons commencée.
Ils nous divertiront fort et ne nous seront point à charge, puisqu’ils ne
nous demandent une retraite que pour cette nuit seulement, et que leur
intention est de nous quitter dès qu’il sera jour. »
Quand les calenders se furent assis à table, les dames leur servirent à
manger, et l’enjouée Safie, particulièrement, prit soin de leur verser à
boire.
en temps par de grands éclats de rire, que leur faisaient faire les
paroles. Au plus fort de ce divertissement, et lorsque la compagnie
était le plus en joie, on frappa à la porte. Safie cessa de chanter et alla
voir ce que c’était.
Mais Sire, dit en cet endroit Scheherazade au sultan, il est bon que
Votre Majesté sache pourquoi l’on frappait si tard à la porte des
dames ; en voici la raison. Le calife Haroun-al-Raschid avait coutume
de marcher très souvent la nuit incognito, pour savoir par lui-même si
tout était tranquille dans la ville, et s’il ne s’y commettait pas de
désordre.
C’était donc le grand vizir Giafar qui avait frappé à la porte des
dames, par ordre du calife, qui ne voulait pas être connu. Safie ouvrit ;
et le vizir remarquant, à la clarté d’une bougie qu’elle tenait, que
c’était une dame d’une grande beauté, joua parfaitement bien son
personnage. Il lui fit une profonde révérence, et lui dit d’un air
respectueux : « Madame, nous sommes trois marchands de Moussoul,
arrivés depuis environ dix jours, avec de riches marchandises que
Safie alla faire ce rapport à ses sœurs, qui balancèrent quelque temps
sur le parti qu’elles devaient prendre. Mais elles étaient naturellement
Quand les trois calenders eurent achevé leur danse, Zobéide se leva,
et, prenant Amine par la main : « Ma sœur, lui dit-elle, levez-vous ; la
compagnie ne trouvera pas mauvais, que nous ne nous contraignions
point ; et sa présence n’empêchera pas que nous ne fassions ce que
nous avons coutume de faire. » Amine, qui comprit ce que sa sœur
voulait dire, se leva et emporta les plats, la table, les. flacons, les
tasses et les instruments dont les calenders avaient joué.
Safie ne demeura pas à rien faire ; elle balaya la salle, mit à sa place
tout ce qui était dérangé, moucha les bougies, et y appliqua d’autre
bois d’aloès et d’autre ambre gris. Cela étant fait, elle pria les trois
calenders de s’asseoir sur le sofa d’un côté, et le calife de l’autre avec
sa compagnie. A l’égard du porteur, elle lui dit : « Levez-vous et vous
préparez à nous prêter la main à ce que nous allons faire : un homme
tel que vous, qui est comme de la maison, ne doit pas demeurer dans
l’inaction. »
Alors Zobéide, qui s’était assise entre les calenders et le calife, se leva
et marcha gravement jusqu’où était le porteur. « Ça, dit-elle, en
poussant un grand soupir, faisons notre devoir. » Elle se retroussa les
bras jusqu’au coude, et près avoir pris un fouet que Safie lui présenta :
« Porteur, lit-elle, remettez une de ces deux chiennes à ma sœur
Amine, et approchez-vous de moi avec l’autre. »
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 134
« Ma chère sœur, lui dit la belle Safie, ne vous plaît-il pas de retourner
à votre place, afin qu’à mon tour je fasse aussi mon personnage ? —
Oui », répondit Zobéide. En disant cela, elle alla s’asseoir sur le sofa,
ayant à sa droite le calife, Giafar et Mesrour, et à sa gauche les trois
calenders et le porteur.
une gorge et un sein, non pas blanc, tel qu’une dame comme Amine
devait l’avoir, mais tout meurtri de cicatrices ; ce qui fit une espèce
d’horreur aux spectateurs. Néanmoins cela ne lui donna pas de
soulagement et ne l’empêcha pas de s’évanouir.
En cet endroit, le vizir tira le calife à part, et lui parlant tout bas :
« Seigneur, poursuivit-il, la nuit ne durera pas encore longtemps ; que
votre Majesté se donne un peu de patience. Je viendrai prendre ces
dames demain matin, je les amènerai devant votre trône, et vous
apprendrez d’elles tout ce que vous voulez savoir. » Quoique ce
conseil fût très judicieux, le calife le rejeta, imposa silence au vizir, en
lui disant qu’il ne pouvait attendre si longtemps, et qu’il prétendait
avoir à l’heure même l’éclaircissement qu’il désirait.
Le porteur prit alors la parole « Madame, lui dit-il, ces seigneurs vous
supplient de vouloir bien leur expliquer pourquoi, après avoir
maltraité vos deux chiennes, vous avez pleuré avec elles, et d’où vient
que la dame qui s’est évanouie a le sein couvert de cicatrices. C’est,
madame, ce que je suis chargé de vous demander de leur part. »
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 138
Zobéide fit la même question aux deux autres calenders qui lui firent
la même réponse que le premier. Mais le dernier qui parla ajouta :
« Pour vous faire connaître, madame, que nous ne sommes pas des
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 140
Madame, pour vous apprendre pourquoi j’ai perdu mon œil droit, et la
raison qui m’a obligé de prendre l’habit de calender, je vous dirai que
je suis né fils de roi. Le roi mon père avait un frère, qui régnait
comme lui dans un état voisin. Ce frère eut deux enfants, un prince et
une princesse ; et le prince et moi nous étions à peu près du même
âge.
Lorsque j’eus fait tous mes exercices, et que le roi mon père m’eut
donné une liberté honnête, j’allais régulièrement chaque année voir le
roi mon oncle, et je demeurais à sa cour un mois ou deux, après quoi
je me rendais auprès du roi mon père. Ces voyages nous donnèrent
une occasion, au prince mon cousin et à moi, de contracter ensemble
une amitié très forte et très particulière. La dernière fois que je le vis,
il me reçut avec de plus grandes démonstrations de tendresse qu’il
n’avait fait encore, et voulant un jour me régaler, il fit pour cela des
préparatifs extraordinaires. Nous fûmes longtemps à table, et après
que nous eûmes bien soupé tous deux : « Mon cousin, me dit-il, vous
ne devineriez jamais à quoi je me suis occupé depuis votre dernier
voyage. Il y a un an qu’après votre départ je mis un grand nombre
d’ouvriers en besogne pour un dessein que je médite. J’ai fait faire un
édifice qui est achevé, et on y peut loger présentement ; vous ne serez
pas fâché de le voir ; mais il faut auparavant que vous me fassiez
serment de me garder le secret et la fidélité : ce sont deux choses que
j’exige de vous. »
Il faut savoir que, pendant ce temps-là, le roi mon oncle était absent. Il
y avait plusieurs jours qu’il était à la chasse. Je m’ennuyai de
l’attendre, et après avoir prié ses ministres de lui faire mes excuses à
son retour, je partis de son palais pour me rendre à la cour de mon
père, dont je n’avais pas coutume d’être éloigné si longtemps. Je
laissai les ministres du roi mon oncle fort en peine d’apprendre ce
qu’était devenu le prince mon cousin. Mais, pour ne pas violer le
serment que j’avais fait de lui garder le secret, je n’osai les tirer
d’inquiétude, et ne voulus rien leur communiquer de ce que je savais.
Ce rebelle vizir avait conçu pour moi une forte haine, qu’il nourrissait
depuis longtemps. En voici le sujet : dans ma plus tendre jeunesse,
j’aimais à tirer de l’arbalète ; j’en tenais une un jour au haut du palais
sur la terrasse, et je me divertissais à en tirer. Il se présenta un oiseau
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 145
Nous nous déguisâmes l’un et l’autre, et nous sortîmes par une porte
du jardin qui ouvrait sur la campagne. Nous fûmes assez heureux pour
trouver bientôt ce que nous cherchions. Je reconnus le tombeau, et
j’en eus d’autant plus de joie que je l’avais en vain cherché
longtemps. Nous y entrâmes, et trouvâmes la trappe de fer abattue sur
l’entrée de l’escalier. Nous eûmes de la peine à la lever, parce que le
prince l’avait scellée en dedans avec le plâtre et l’eau dont j’ai parlé ;
mais enfin nous la levâmes.
Ce qui me surprit plus que toute autre chose, c’est qu’à ce spectacle,
qui faisait horreur, le roi mon oncle, au lieu de témoigner de
l’affliction en voyant le prince son fils dans un état si affreux, lui
cracha au visage en lui disant d’un air indigné : « Voilà quel est le
châtiment de ce monde ; mais celui de l’autre durera éternellement. »
Il ne se contenta pas d’avoir prononcé ces paroles, il se déchaussa, et
donna sur la joue de son fils un grand coup de sa pantoufle.
Quelque temps après, il jeta les yeux sur moi. « Mais, mon cher
neveu, reprit-il en, m’embrassant, si je perds un indigne fils, je
retrouve heureusement en vous de quoi mieux remplir la place qu’il
occupait. » Les réflexions qu’il fit encore sur la triste fin du prince et
de la princesse sa fille nous arrachèrent de nouvelles larmes.
Il n’y avait pas longtemps que nous étions de retour au palais, sans
que personne se fût aperçu de notre absence, lorsque nous entendîmes
un bruit confus de trompettes, de timbales, de tambours et d’autres
instruments de guerre. Une poussière épaisse, dont l’air était obscurci,
nous apprit bientôt ce que c’était, et nous annonça l’arrivée d’une
armée formidable. C’était le même vizir qui avait détrôné mon père et
usurpé ses États, qui venait pour s’emparer aussi de ceux du roi mon
oncle, avec des troupes innombrables.
Cependant il était tard, et nous ne savions où aller loger dans une ville
où nous n’avions aucune habitude, et où nous n’étions jamais venus.
Mais notre bonne fortune nous ayant conduits devant votre porte, nous
avons pris la liberté de frapper ; vous nous avez reçus avec tant de
charité et de bonté, que nous ne pouvons assez vous en remercier.
Voilà, madame, ajouta-t-il, ce que vous m’avez commandé de vous
raconter, pourquoi j’ai perdu mon œil droit, pourquoi j’ai la barbe et
les sourcils ras, et pourquoi je suis en ce moment chez vous.
J’étais à peine hors de l’enfance, que le roi mon père (car vous saurez,
madame, que je suis né prince), remarquant en moi beaucoup d’esprit,
n’épargna rien pour le cultiver. Il appela auprès de moi tout ce qu’il y
avait dans ses États de gens qui excellaient dans les sciences et dans
les beaux-arts. Je ne sus pas plus tôt lire et écrire, que j’appris par
cœur l’Alcoran tout entier, ce livre admirable, qui contient le
fondement, les préceptes et la règle de notre religion. Et afin de m’en
instruire à fond, je lus les ouvrages des auteurs les plus approuvés, et
qui l’ont éclairci par leurs commentaires. J’ajoutai à cette lecture la
connaissance de toutes les traditions recueillies de la bouche de nos
prophètes par les grands hommes ses contemporains. Je ne me
contentai pas de ne rien ignorer de tout ce qui regardait notre religion,
je me fis une étude particulière de nos histoires ; je me perfectionnai
dans les belles-lettres, dans la lecture de nos poètes, dans la
versification. Je m’attachai à la géographie, à la chronologie, et à
parler purement notre langue, sans toutefois négliger aucun des
exercices qui conviennent à un prince. Mais une chose que j’aimais
beaucoup, et à quoi je réussissais principalement, c’était à former les
caractères de notre langue arabe. J’y fis tant de progrès, que je
surpassai tous les maîtres écrivains de notre royaume qui s’étaient
acquis le plus de réputation.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 152
Me voilà donc seul, blessé, destitué de tout secours, dans un pays qui
m’était inconnu. Je n’osai reprendre le grand chemin, de peur de
retomber entre les mains de ces voleurs. Après avoir bandé ma plaie,
qui n’était pas dangereuse, je marchai le reste du jour, et j’arrivai au
pied d’une montagne, où j’aperçus à mi-côte l’ouverture d’une grotte ;
j’y entrai et j’y passai la nuit un peu tranquillement, après avoir
mangé quelques fruits que j’avais cueillis en mon chemin.
Quelques jours après mon arrivée, remarquant que j’étais assez remis
de la fatigue du long et pénible voyage que je venais de faite, et
n’ignorant pas que la plupart des princes de notre religion, par
précaution contre les revers de la fortune, apprennent quelque art ou
quelque métier, pour s’en servir en cas de besoin, il me demanda si
j’en savais quelqu’un dont je pusse vivre sans être à charge à
personne. Je lui répondis que je savais l’un et l’autre droit, que j’étais
grammairien-poète, et surtout que j’écrivais parfaitement bien. « Avec
tout ce que vous venez de dire, répliqua-t-il, vous ne gagnerez pas
dans ce pays-ci de quoi vous avoir un morceau de pain ; rien n’est ici
plus inutile que ces sortes de connaissances. Si vous voulez suivre
mon conseil, ajouta-t-il, vous prendrez un habit court ; et comme vous
me paraissez robuste et d’une bonne constitution, vous irez dans la
forêt prochaine faire du bois à brûler ; vous viendrez l’exposer en
vente à la place, et je vous assure que vous vous ferez un petit revenu,
dont vous vivrez indépendamment de personne. Par ce moyen, vous
vous mettrez en état d’attendre que le ciel vous soit favorable, et qu’il
dissipe le nuage de mauvaise fortune qui traverse le bonheur de votre
vie, et vous oblige à cacher votre naissance. Je me charge de vous
faire trouver une corde et une cognée.
Il y avait déjà plus d’une année que je vivais de cette sorte, lorsqu’un
jour, ayant pénétré dans la forêt plus avant que de coutume, j’arrivai
dans un endroit fort agréable, où je me mis à couper du bois. En
arrachant une racine d’arbre, j’aperçus un anneau de fer attaché à une
trappe de même métal. J’ôtai aussitôt la terre qui la couvrait ; je la
levai, et je vis un escalier par où je descendis avec ma cognée. Quand
je fus au bas de l’escalier, je me trouvai dans un vaste palais, qui me
causa une grande admiration, par la lumière qui l’éclairait, comme s’il
eût été sur la terre dans l’endroit le mieux exposé. Je m’avançai par
une galerie soutenue de colonnes de jaspe avec des vases et des
chapiteaux d’or massif ; mais voyant venir au-devant de moi une
dame, elle me parut avoir un air si noble, si aisé, et une beauté si
extraordinaire, que détournant mes yeux de tout autre objet, je
m’attachai uniquement à la regarder.
sans penser à son propre malheur : « Hélas ! c’est fait de vous, si vous
ne vous sauvez. »
A cette réponse, le génie furieux lui dit : « Vous êtes une impudente,
une menteuse. La cognée et les babouches que voilà, pourquoi se
trouvent-elles ici ? Je ne les ai jamais vues qu’en ce moment, reprit la
princesse. De l’impétuosité dont vous êtes venu, vous les avez peut-
être enlevées avec vous, en passant par quelque endroit, et vous les
avez apportées sans y prendre garde. »
Le génie ne repartit que par des injures et par des coups dont
j’entendis le bruit. Je n’eus pas la fermeté d’ouïr les pleurs et les cris
pitoyables de la princesse maltraitée d’une manière si cruelle. J’avais
déjà quitté l’habit qu’elle m’avait fait prendre, et repris le mien, que
j’avais porté sur l’escalier le jour précédent à la sortie du bain. Ainsi
j’achevais de monter, d’autant plus pénétré de douleur et de
compassion, que j’étais la cause d’un si grand malheur, et qu’en
sacrifiant la plus belle princesse de la terre à la barbarie d’un génie
implacable, je m’étais rendu criminel et le plus ingrat de tous les
hommes. Il est vrai, disais-je, qu’elle est prisonnière depuis vingt-cinq
ans ; mais la liberté à part, elle n’avait rien à désirer pour être
heureuse. Mon emportement met fin à son bonheur, et la soumet à la
cruauté d’un démon impitoyable. » J’abaissai la trappe, la recouvris de
terre, et retournai à la ville avec une charge de bois, que
j’accommodai sans savoir ce que je faisais, tant j’étais troublé et
affligé.
21 Espèce de pantoufles.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 159
Le tailleur, mon hôte, marqua une grande joie —de me voir. « Votre
absence, me dit-il, m’a causé beaucoup l’inquiétude, à cause du secret
de votre naissance que vous m’avez confié. Je ne savais ce que je
devais penser, et je craignais que quelqu’un ne vous eût reconnu. Dieu
soit loué de votre retour ! » Je le remerciai de son zèle et de son
affection ; mais je ne lui communiquai rien de ce qui m’était arrive, ni
la raison pour laquelle je retournais sans cognée et sans babouches. Je
me retirai dans ma chambre, où je me reprochai mille fois l’excès de
mon imprudence. « Rien, me disais-je, n’aurait égalé le bonheur de la
princesse et le mien, si j’eusse pu me contenir et que je n’eusse pas
brisé le talisman. » Pendant que je m’abandonnais à ces pensées
affligeantes, le tailleur entra, et me dit : « Un vieillard que je ne
connais pas vient d’arriver avec votre cognée et vos babouches qu’il a
trouvées en son chemin, à ce qu’il dit. Il a appris de vos camarades,
qui vont au bois avec vous, que vous demeuriez ici. Venez lui parler,
il veut vous les rendre en main propre. » A ce discours, je changeai de
couleur et tout le corps me trembla. Le tailleur m’en demandait le
sujet, lorsque le pavé de ma chambre s’entr’ouvrit. Le vieillard, qui
n’avait pas eu la patience d’attendre, parut et se présenta à nous avec
la cognée et les babouches. C’était le génie ravisseur de la belle
princesse de l’île d’Ébène, qui s’était ainsi déguisé, après l’avoir
traitée avec la dernière barbarie. « Je suis génie, nous dit-il, fils de la
fille d’Eblis, prince des génies. N’est-ce pas là ta cognée ? ajouta-t-il
en s’adressant à moi ; ne sont-ce pas là tes babouches ? »
comme celle que je vois, dans l’état où elle est, prête à rendre
l’âme.Vous ferez de moi ce qui vous plaira, puisque je suis à votre
discrétion ; mais je ne puis obéir à votre commandement barbare.
— Je vois bien, dit le génie, que vous me bravez l’un et l’autre, et que
vous insultez à ma jalousie ; mais par le traitement que je vous ferai,
vous connaîtrez tous deux de quoi je suis capable. » A ces mots, le
monstre reprit le sabre, et coupa une des mains de la princesse, qui
n’eut que le temps de me faire un signe de l’autre pour me dire un
éternel adieu ; car le sang qu’elle avait déjà perdu, et celui qu’elle
perdit alors, ne lui permirent pas de vivre plus d’un moment ou deux
après cette dernière cruauté, dont le spectacle me fit évanouir.
Une autre voix demanda quel besoin la princesse avait des prières du
derviche ; à quoi la première repartit : « Vous ne savez donc pas
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 164
Le chef des derviches ne perdit pas un mot de cet entretien des fées et
des génies qui gardèrent un grand silence toute la nuit, après avoir dit
ces paroles. Le lendemain, au commencement du jour, dès qu’il put
distinguer les objets, comme la citerne était démolie en plusieurs
endroits, il aperçut un trou, par où il sortit sans peine.
Il n’y avait pas longtemps que le soleil était levé, lorsque le sultan,
qui ne voulait rien négliger de ce qu’il croyait pouvoir apporter une
prompte guérison à la princesse, arriva à la porte du couvent. Il
ordonna à sa garde de s’y arrêter, et entra avec les principaux officiers
qui l’accompagnaient. Les derviches le reçurent avec un profond
respect.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 165
Le sultan tira leur chef à l’écart : « Bon scheik 23 , lui dit-il, vous savez
peut-être déjà le sujet qui m’amène. — Oui, Sire, répondit
modestement le derviche : c’est, si je ne me trompe, la maladie de la
princesse qui m’attire cet honneur que je ne mérite pas. — C’est cela
même, répliqua le sultan. Vous me rendriez la vie, si, comme je
l’espère, vos prières obtenaient la guérison de ma fille. — Sire,
repartit le bon homme, si Votre Majesté veut bien la faire venir ici, je
me flatte, par l’aide et la faveur de Dieu, qu’elle retournera en parfaite
santé. »
23 Mot arabe qui signifie vieillard. On appelle ainsi dans l’Orient les chefs des
communautés religieuses et séculières, et les docteurs distingués. Les
mahométans donnent aussi ce nom à leurs prédicateurs.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 166
Le vent, qui succéda au calme, ne fut pas fort ; mais il fut favorable il
ne changea point durant cinquante jours, et il nous fit heureusement
aborder au port d’une belle ville très peuplée et d’un grand commerce,
où nous jetâmes l’ancre. Elle était d’autant plus considérable, que
c’était la capitale d’un puissant État.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 168
Ceux des marchands qui crurent assez bien écrire pour prétendre à
cette haute dignité, écrivirent l’un après l’autre ce qu’ils voulurent.
Lorsqu’ils eurent achevé, je m’avançai et enlevai le rouleau de la main
de celui qui le tenait. Tout le monde, et particulièrement les
marchands qui venaient d’écrire, s’imaginant que je voulais le
déchirer ou le jeter à la mer, firent de grands cris ; mais ils se
rassurèrent quand ils virent que je tenais le rouleau fort proprement et
que je faisais signe de vouloir écrire à mon tour. Cela fit changer la
crainte en admiration. Néanmoins, comme ils n’avaient jamais vu de
singe qui sût écrire, et qu’ils ne pouvaient se persuader que je fusse
plus habile que les autres, ils voulurent m’arracher le rouleau des
mains ; mais le capitaine prit encore mon parti. « Laissez-le faire, dit-
il qu’il écrive. S’il ne fait que barbouiller le papier, je vous promets
que je le punirai sur-le-champ ; si, au contraire, il écrit bien, comme je
l’espère, car je n’ai vu de ma vie un singe plus adroit et plus
ingénieux, ni qui comprît mieux toutes choses, je déclare que je le
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 169
reconnaîtrai pour mon fils. J’en avais un qui n’avait pas à beaucoup
près tant d’esprit que lui. »
Avant que l’on desservît, j’aperçus une écritoire : je fis signe qu’on
me l’approchât ; et quand je l’eus, j’écrivis sur une grosse pêche des
vers de ma façon, qui marquaient ma reconnaissance au sultan ; et la
lecture qu’il en fit, après que je lui eus présenté la pêche, augmenta
son étonnement. La table levée, on lui apporta d’une boisson
particulière, dont il me fit présenter un verre. Je bus, et j’écrivis
dessus de nouveaux vers, qui expliquaient l’état où je me trouvais
après de grandes souffrances. Le sultan les lut encore, et dit : « Un
homme qui serait capable d’en faire autant serait au-dessus des plus
grands hommes. »
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 171
pour lui témoigner que la princesse avait dit la vérité. « Ma fille, reprit
alors le sultan, comment savez-vous que ce prince a été transformé en
singe par enchantement ? — Sire, répondit la princesse Dame de
beauté, Votre Majesté peut se souvenir qu’au sortir de mon enfance
j’ai eu près de moi une vieille dame. C’était une magicienne très
habile ; elle m’a enseigné soixante-dix règles de sa science, par la
vertu de laquelle je pourrais, en un clin d’œil, faire transporter votre
capitale au milieu de l’Océan, au delà du mont Caucase. Par cette
science, je connais toutes les personnes qui sont enchantées,
seulement à les voir ; je sais qui elles sont, et par qui elles ont été
enchantées ainsi ne soyez pas surpris si j’ai d’abord démêlé ce prince
au travers du charme qui l’empêche de paraître à vos yeux tel qu’il est
naturellement. Ma fille, dit le sultan, je ne vous croyais pas si habile.
Sire, répondit la princesse, ce sont des choses curieuses qu’il est bon
de savoir ; mais il m’a semblé que je ne devais pas m’en vanter.
Puisque cela est ainsi, reprit le sultan, vous pourrez donc dissiper
l’enchantement du prince ? —Oui, Sire, repartit la princesse, je puis
lui rendre sa première forme. — Rendez-la-lui donc, interrompit le
sultan ; vous ne sauriez me faire un plus grand plaisir, car je veux
qu’il soit mon grand vizir et qu’il vous épouse. — Sire, dit la
princesse, je suis prête à vous obéir en tout ce qu’il vous plaira de
m’ordonner. »
coup paraître le génie, fils de la fille d’Éblis, sous la forme d’un lion
d’une grandeur épouvantable.
Dès que la princesse aperçut ce monstre, elle lui dit : « Chien, au lieu
de ramper devant moi, tu oses te présenter sous cette horrible forme,
et tu crois m’épouvanter ? Et toi, reprit le lion, tu ne crains pas de
contrevenir au traité que nous avons fait et confirmé par un serment
solennel, de ne nous nuire, ni faire aucun tort l’un à l’autre ? Ah,
maudit ! répliqua la princesse, c’est à toi que j’ai ce reproche à faire.
— Tu vas, interrompit brusquement le lion, être payée de la peine que
tu m’as donnée de venir. » En disant cela, il ouvrit une gueule
effroyable, et s’avança sur elle pour la dévorer. Mais elle, qui était sur
ses gardes, fit un saut en arrière, eut le temps de s’arracher un cheveu,
et, en prononçant deux ou trois paroles, elle le changea en un glaive
tranchant, dont elle coupa le lion en deux par le milieu du corps. Les
deux parties du lion disparurent, et il ne resta que la tête, qui se
changea en un gros scorpion. Aussitôt la princesse se changea en
serpent, et livra un rude combat au scorpion, qui, n’ayant pas
l’avantage, prit la forme d’un aigle, et s’envola. Mais le serpent prit
alors celle d’un aigle noir plus puissant, et le poursuivit. Nous les
perdîmes de vue l’un et l’autre.
Je ne vous dirai pas, madame, jusqu’à quel point je fus touché d’un
spectacle si funeste. J’aurais mieux aimé être toute ma vie singe ou
chien que de voir ma bienfaitrice périr si misérablement. De son côté,
le sultan, affligé au delà de tout ce qu’on peut imaginer, poussa des
cris pitoyables en se donnant de grands coups à la tête et sur la
poitrine, jusqu’à ce que, succombant à son désespoir, il s’évanouit et
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 176
Très honorable dame, ce que j’ai à vous raconter est bien différent de
ce que vous venez d’entendre. Les deux princes qui ont parlé avant
moi ont perdu chacun un œil par un effet de leur destinée, et moi je
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 178
Je m’appelle Agib, et suis fils d’un roi qui se nommait Cassib. Après
sa mort, je pris possession de ses États et établis mon séjour dans la
même ville où il avait demeuré. Cette ville est située sur le bord de la
mer ; elle a un port des plus sûrs, avec un arsenal assez grand pour
fournir à l’armement de cent cinquante vaisseaux de guerre, toujours
prêts à servir dans l’occasion ; pour en équiper cinquante en
marchandises, et autant de petites frégates légères pour les
promenades et les divertissements sur l’eau. Plusieurs belles provinces
composaient mon royaume en terre ferme, avec un grand nombre
d’îles considérables, presque toutes situées à la vue de ma capitale.
Le pilote changea de couleur à ce récit, jeta d’une main son turban sur
le tillac, et de l’autre se frappant le visage : « Ah ! sire, s’écria-t-il,
nous sommes perdus ! Personne de nous ne peut échapper au danger
où nous nous trouvons ; et avec toute mon expérience, il n’est pas en
mon pouvoir de vous en garantir. » En disant ces paroles, il se mit à
pleurer comme un homme qui croyait sa perte inévitable, et son
désespoir jeta l’épouvante dans tout le vaisseau. Je lui demandai
quelle raison il avait de se désespérer ainsi. « Hélas ! sire, me
répondit-il, la tempête que nous avons essuyée nous a tellement égarés
de notre route, que demain à midi, nous nous trouverons près de cette
noirceur, qui n’est autre chose que la montagne Noire ; et cette
montagne Noire est une mine d’aimant, qui dès à présent attire toute
votre flotte, à cause des clous et des ferrements qui entrent dans la
structure des vaisseaux. Lorsque nous en serons demain à une certaine
distance, la force de l’aimant sera si violente, que tous les clous se
détacheront et iront se coller contre la montagne : vos vaisseaux se
dissoudront et seront submergés. Comme l’aimant a la vertu d’attirer
le fer à soi, et de se fortifier par cette attraction, cette montagne, du
côté de la mer, est couverte de clous d’une infinité de vaisseaux
qu’elle a fait périr, ce qui conserve et augmente en même temps cette
vertu. Cette montagne, poursuivit le pilote, est très escarpée, et au
sommet, il y a un dôme de bronze fin, soutenu de colonnes du même
métal ; au haut du dôme paraît un cheval aussi de bronze, lequel porte
un cavalier qui a la poitrine couverte d’une plaque de plomb, sur
laquelle sont gravés des caractères talismaniques. La tradition, sire,
ajouta-t-il, est que cette statue est la cause principale de la perte de
tant de vaisseaux et de tant d’hommes qui ont été submergés en cet
endroit, et qu’elle ne cessera d’être funeste à tous ceux qui auront le
malheur d’en approcher, jusqu’à ce qu’elle soit renversée. »
homme avec une rame à chaque main. Cet homme sera de bronze,
mais différent de celui que tu auras renversé. Embarque-toi avec lui
sans prononcer le nom de Dieu, et te laisse conduire. Il te conduira en
dix jours dans une autre mer, où tu trouveras le moyen de retourner
chez toi sain et sauf, pourvu que, comme je te l’ai déjà dit, tu ne
prononces pas le nom de Dieu pendant tout le voyage. » Tel fut le
discours du vieillard. Dès que je fus éveillé, je me levai extrêmement
consolé de cette vision, et je ne manquai pas de faire ce que le
vieillard m’avait commandé. Je déterrai l’arc et les flèches, et les tirai
contre le cavalier. A la troisième flèche, je le renversai dans la mer, et
le cheval tomba de mon côté. Je l’enterrai à la place de l’arc et des
flèches, et dans cet intervalle la mer s’enfla et s’éleva peu à peu.
Lorsqu’elle fut arrivée au pied du dôme, à la hauteur de la montagne,
je vis de loin sur la mer une chaloupe qui venait à moi. Je bénis Dieu,
voyant que les choses succédaient conformément au songe que j’avais
eu.
recevoir mon père. Je mis de l’eau sur le feu, et lorsqu’elle fut tiède,
j’en remplis le bain portatif. Le jeune homme se mit dedans ; je le
lavai et le frottai moi-même. Il en sortit ensuite, se coucha dans son lit
que j’avais préparé, et je le couvris de sa couverture. Après qu’il se fut
reposé, et qu’il eut dormi quelque temps : « Mon prince, me dit-il,
obligez-moi de m’apporter un melon et du sucre, que j’en mange pour
me rafraîchir. »
J’eus à peine achevé, que, portant la vue sur la mer du côté de la terre
ferme, j’aperçus le bâtiment qui venait reprendre le jeune homme.
Alors, me consultant sur ce que j’avais à faire, je dis en moi-même :
« Si je me fais voir, le vieillard ne manquera pas de me faire arrêter et
massacrer, peut-être, par ses esclaves, quand il aura vu son fils dans
état où je l’ai mis. Tout ce que je pourrai alléguer pour me justifier ne
le persuadera point de mon innocence. Il vaut mieux, puisque j’en ai
le moyen, me soustraire à son ressentiment que de m’y exposer. » Il y
avait près du lieu souterrain un gros arbre, dont l’épais feuillage me
parut propre à me cacher. J’y montai, et je ne me fus pas plus tôt placé
de manière que je ne pouvais être aperçu, que je vis aborder le
bâtiment au même endroit que la première fois.
Je leur répondis que mon histoire était un peu longue, et que s’ils
voulaient prendre la peine de s’asseoir, je leur donnerais la
satisfaction qu’ils souhaitaient. Ils s’assirent, et je leur racontai ce qui
m’était arrivé depuis que j’étais sorti de mon royaume jusqu’alors ; ce
qui leur causa une grande surprise.
sur sa tête, six bassins l’un après l’autre, tous couverts d’une étoffe
bleue. Il en posa un avec un flambeau devant chaque seigneur.
Ils passèrent presque toute la nuit dans cette étrange occupation. Ils
cessèrent enfin ; après quoi le vieillard leur apporta de l’eau dont ils se
lavèrent le visage et les mains ; ils quittèrent aussi leurs habits, qui
étaient gâtés, et en prirent d’autres ; de sorte qu’il ne paraissait pas
qu’ils eussent rien fait des choses étonnantes dont je venais d’être
spectateur.
Le jour suivant, dès que nous fûmes levés, nous sortîmes pour prendre
l’air, et alors je leur dis : « Seigneurs, je vous déclare que je renonce à
la loi que vous me prescrivîtes hier au soir ; je ne puis l’observer.
Vous êtes des gens sages, et vous avez tous de l’esprit infiniment,
vous me l’avez fait assez connaître ; néanmoins je vous ai vus faire
des actions dont toute autre personne que des insensés ne peuvent être
capables. Quelque malheur qui puisse m’arriver, je ne saurais
m’empêcher de vous demander pourquoi vous vous êtes barbouillé le
visage de cendre, de charbon et de noir à noircir, et enfin pourquoi
vous n’avez tous qu’un œil ; il faut que quelque chose de singulier en
soit la cause ; c’est pourquoi je vous conjure de satisfaire ma
curiosité. » A des instances si pressantes, ils ne répondirent rien, sinon
que les demandes que je leur faisais ne me regardaient pas ; que je n’y
avais pas le moindre intérêt, et que je demeurasse en repos.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 191
24 Oiseau fabuleux des Orientaux, dont il est souvent question dans les Contes
arabes, et que Buffon a rapporté au condor, d’après Garcilasso, mais mal à
propos, car le condor est un oiseau des contrées méridionales de l’Amérique,
et qui n’existe point en Arabie.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 193
Je vis en face une porte ouverte, par où j’entrai dans un grand salon,
où étaient assises quarante jeunes dames d’une beauté si parfaite, que
l’imagination même ne saurait aller au delà. Elles étaient habillées très
magnifiquement. Elles se levèrent toutes ensemble, sitôt qu’elles
m’aperçurent ; et sans attendre mon compliment, elles me dirent, avec
de grandes démonstrations de joie. « Brave seigneur, soyez le
bienvenu ; » et une d’entre elles prenant la parole pour les autres : « Il
y a longtemps, dit-elle, que nous attendions un cavalier comme vous.
Votre air nous marque assez que vous avez toutes les bonnes qualités
que nous pouvons souhaiter, et nous espérons que vous ne trouverez
pas notre compagnie désagréable et indigne de vous. »
Au lieu d’un jardin de fruits, j’en trouvai un de fleurs, qui n’était pas
moins singulier dans son genre. Il renfermait un parterre spacieux,
arrosé non pas avec la même profusion que le précédent, mais avec un
plus grand ménagement, pour ne pas fournir plus d’eau que chaque
fleur n’en avait besoin. La rose, le jasmin, la violette, le narcisse,
l’hyacinthe, l’anémone, la tulipe, la renoncule, l’œillet, le lis et une
infinité d’autres plantes qui ne fleurissaient ailleurs qu’en différents
temps, se trouvaient là fleuries toutes à la fois ; et rien n’était plus
doux que l’air qu’on respirait dans ce jardin.
J’ouvris la troisième porte ; je trouvai une volière très vaste. Elle était
pavée de marbre de plusieurs sortes de couleurs, du plus fin, du moins
commun. La cage était de sandal et de bois d’aloès ; elle renfermait
une infinité de rossignols, de chardonnerets, de serins, d’alouettes, et
d’autres oiseaux encore plus harmonieux dont je n’avais jamais
entendu parler de ma vie. Les vases où étaient leur grain et leur eau
étaient de jaspe ou d’agate la plus précieuse. D’ailleurs, cette volière
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 199
Les dix jeunes seigneurs borgnes n’étaient pas dans le salon. Je les y
attendis, et ils arrivèrent peu de temps après le vieillard. Ils ne
parurent pas étonnés de me revoir, ni de la perte de mon œil. « Nous
sommes bien fâchés, me dirent-ils, de ne pouvoir vous féliciter sur
votre retour de la manière que nous le souhaiterions ; mais nous ne
sommes pas la cause de votre malheur. — J’aurais tort de vous
Le grand vizir arriva peu de temps après, et lui rendit ses respects à
son ordinaire. « Vizir, lui dit le calife, les affaires que nous aurions à
régler présentement ne sont pas fort pressantes ; celle des trois dames
et des deux chiennes noires l’est davantage. Je n’aurai pas l’esprit en
repos que je ne sois pleinement instruit de tant de choses qui m’ont
surpris. Allez, faites venir ces dames, et amenez en même temps les
calenders. Partez et souvenez-vous que j’attends impatiemment votre
retour. »
Dès que le calife eut rassuré Zobéide par le discours qu’il venait de
faire, elle lui donna de cette sorte la satisfaction qu’il lui demandait
Histoire de Zobéide
Après la mort de notre père, le bien qu’il nous avait laissé fut partagé
entre nous également ; lorsque mes deux dernières sœurs eurent reçu
leurs portions, elles se séparèrent et allèrent demeurer en particulier
avec leur mère. Mes deux autres sœurs et moi restâmes avec la nôtre,
qui vivait encore, et qui depuis, en mourant, nous laissa à chacune
mille sequins.
Lorsque nous eûmes touché ce qui nous appartenait, mes deux aînées
se marièrent, suivirent leurs maris, et me laissèrent seule. Peu de
temps après leur mariage, le mari de la première vendit tout ce qu’il
avait de biens et de meubles, et avec l’argent qu’il en put faire, et celui
de ma sœur, ils passèrent en Afrique. Là, le mari dépensa en bonne
chère et en débauche tout son bien et celui que ma sœur lui avait
apporté. Ensuite, se voyant réduit à la dernière misère, il trouva un
prétexte pour la répudier, et la chassa.
Elle revint à Bagdad, non sans avoir souffert des maux incroyables
dans un si long voyage, et vint se réfugier chez moi, dans un état si
digne de pitié, qu’elle en aurait inspiré aux cœurs les plus durs. Je la
reçus avec toute l’affection qu’elle pouvait attendre de moi. Je lui
demandai pourquoi je la voyais dans une si malheureuse situation ;
elle m’apprit en pleurant la mauvaise conduite de son mari et
l’indigne traitement qu’il lui avait fait. Je fus touchée de son malheur
et j’en pleurai avec elle. Je la fis ensuite entrer au bain, je lui donnai
de mes propres habits, je lui dis « Ma sœur, vous êtes mon aînée, et je
vous regarde comme ma mère. Pendant votre absence, Dieu a béni le
peu de biens qui m’est tombé en partage, et l’emploi que j’en fais à
nourrir et à élever des vers à soie. Comptez que je n’ai rien qui ne soit
à vous, et dont vous ne puissiez disposer comme moi-même.
Tout ce que je leur dis fut inutile. Elles avaient pris la résolution de se
remarier ; elles l’exécutèrent. Mais elles revinrent me trouver au bout
de quelques mois, et me firent mille excuses de n’avoir pas suivi mon
conseil. « Vous êtes notre cadette, me dirent-elles, mais vous êtes plus
sage que nous. Si vous voulez bien nous recevoir encore dans votre
maison, et nous regarder comme vos esclaves, il ne nous arrivera plus
de faire une si grande faute. — Mes chères sœurs, leur répondis-je, je
n’ai point changé à votre égard depuis notre dernière séparation ;
revenez et jouissez avec moi de ce que j’ai. » Je les embrassai, et nous
demeurâmes ensemble comme auparavant.
M’étant avancée dans une quatrième cour, je vis en face un très beau
bâtiment dont les fenêtres étaient fermées d’un treillis d’or massif. Je
jugeai que c’était l’appartement de la reine. J’y entrai. Il y avait dans
une grande salle plusieurs eunuques noirs pétrifiés. Je passai ensuite
dans une chambre très richement meublée, où j’aperçus une dame
aussi changée en pierre. Je reconnus que c’était la reine à une
couronne d’or qu’elle avait sur la tête et à un collier de perles très
rondes et plus grosses que des noisettes. Je les examinai de près, et il
me parut qu’on ne pouvait rien voir de plus beau.
Le jeune homme jeta les yeux sur moi et me dit : « Ma bonne dame, je
vous prie de me dire qui vous êtes, et ce qui vous a amenée en cette
ville désolée. En récompense, je vous apprendrai qui je suis, ce qui
m’est arrivé, pour quel sujet les habitants de cette ville sont réduits en
l’état où vous les avez vus, et pourquoi moi seul je suis sain et sauf
dans un désastre si épouvantable. »
— Madame, me dit le jeune homme, vous m’avez fait assez voir que
vous avez la connaissance du vrai Dieu, par la prière que vous venez
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 212
Il y a trois ans et quelques mois que tout à coup une voix bruyante se
fit entendre si distinctement par toute la ville, que personne ne perdit
une de ces paroles qu’elle prononça : « HABITANTS, ABANDONNEZ LE
CULTE DE NARDOUN ET DU FEU. ADOREZ LE DIEU UNIQUE, QUI FAIT
MISÉRICORDE. »
Je suis le seul sur qui Dieu n’ait pas fait tomber ce châtiment terrible.
Depuis ce temps-là, je continue de le servir avec plus de ferveur que
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 213
Dès que le jour parut, nous sortîmes du palais et nous nous rendîmes
au port, où nous trouvâmes mes sœurs, le capitaine et mes esclaves
fort en peine de moi. Après avoir présenté mes sœurs au prince, je leur
racontai ce qui m’avait empêchée de revenir au vaisseau le jour
précédent, la rencontre du jeune prince, son histoire et le sujet de la
désolation d’une si belle ville.
Après que nous eûmes chargé le vaisseau des choses que nous y
voulûmes mettre, nous prîmes les provisions et l’eau dont nous
jugeâmes avoir besoin pour notre voyage. A l’égard des provisions, il
nous en restait encore beaucoup de celles que nous avions embarquées
à Balsora. Enfin nous mîmes à la voile avec un vent tel que nous
pouvions le souhaiter.
Le jeune prince, mes sœurs et moi, nous nous entretenions tous les
jours agréablement ensemble ; mais, hélas ! notre union ne dura pas
longtemps. Mes sœurs devinrent jalouses de l’intelligence qu’elles
remarquèrent entre le jeune prince et moi, et me demandèrent un jour
malicieusement ce que nous ferions de lui lorsque nous serions
arrivées à Bagdad. Je m’aperçus bien qu’elles ne me faisaient cette
question que pour découvrir mes sentiments. C’est pourquoi, faisant
semblant de tourner la chose en plaisanterie, je leur répondis que je le
prendrais pour mon époux : ensuite, me tournant vers le prince, je lui
dis : « Mon prince, je vous supplie d’y consentir. Dès que nous serons
à Bagdad, mon dessein est de vous offrir ma personne, pour être votre
très humble esclave, pour vous rendre mes services et vous
reconnaître pour le maître absolu de mes volontés.
vis dans mon magasin toutes les richesses dont mon vaisseau avait été
chargé. Avant que de me quitter, elle me livra les deux chiennes, et
me dit : « Sous peine d’être changée comme elles en chienne, je vous
ordonne de la part de celui qui confond les mers, de donner toutes les
nuits cent coups de fouet à chacune de vos sœurs, pour les punir du
crime qu’elles ont commis contre votre personne et contre le jeune
prince qu’elles ont noyé. » Je fus obligée de lui promettre que
j’exécuterais son ordre.
Après avoir écouté Zobéide avec admiration, le calife fit prier par son
grand vizir l’agréable Amine de vouloir bien lui expliquer pourquoi
elle était marquée de cicatrices. Amine, pour lui obéir, commença son
histoire en ces termes
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 217
Histoire d’Amine
Lorsqu’elle vit que nous étions contents l’un de l’autre, elle frappa des
mains une seconde fois, et un cadi 27 entra, qui dressa notre contrat de
mariage, le signa, et le fit signer aussi par quatre témoins qu’il avait
amenés avec lui. La seule chose que mon nouvel époux exigea de moi
fut que je ne me ferais point voir ni ne parlerais à aucun homme qu’à
lui ; et il me jura qu’à cette condition j’aurais tout sujet d’être contente
de lui. Notre mariage fut conclu et achevé de cette manière ; ainsi je
fus la principale actrice des noces auxquelles j’avais été invitée
seulement.
27 C’est le nom qu’on donne aux juges des causes civiles dans l’Orient, ils font
aussi les fonctions de notaire. Le mot kadu est un participe arabe qui signifie
juge.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 221
un porteur chargé de bois avait passé si près de moi dans une rue fort
étroite, qu’un bâton m’avait fait une égratignure au visage, mais que
c’était peu de chose.
Je lui repartis qu’elle m’avait été faite par l’inadvertance d’un vendeur
de balais monté sur son âne ; qu’il venait derrière moi, la tête tournée
d’un autre côté ; que son âne m’avait poussée si rudement que j’étais
tombée et que j’avais donné de la joue contre du verre. « Cela étant,
dit alors mon mari, le soleil ne se lèvera pas demain que le grand vizir
Giafar ne soit averti de cette insolence. Il fera mourir tous ces
marchands de balais. — Au nom de Dieu, seigneur, interrompis-je, je
vous supplie de leur pardonner ; ils ne sont pas coupables. —
Comment donc, madame ! dit-il ; que faut-il que je croie ? Parlez, je
veux absolument apprendre de votre bouche la vérité. — Seigneur, lui
répondis-je, il m’a pris un étourdissement, et je suis tombée ; voilà le
fait. »
A ces mots, un esclave, par son ordre, me donna de toute sa force, sur
les côtes et sur la poitrine, tant de coups d’une petite canne pliante qui
enlevait la peau et la chair, que j’en perdis connaissance. Après cela, il
me fit porter par les mêmes esclaves ministres de sa fureur, dans une
maison où la vieille eut grand soin de moi. Je gardai le lit quatre mois.
Enfin je guéris ; mais les cicatrices que vous vîtes hier, contre mon
intention, me sont restées depuis. Dès que je fus en état de marcher et
de sortir, je voulus retourner à la maison que j’avais eue de mon
premier mari ; mais je n’y trouvai que la place. Mon second époux,
dans l’excès de sa colère, ne s’était pas contenté de la faire abattre, il
avait fait même raser toute la rue où elle était située. Cette violence
était sans doute inouïe ; mais contre qui aurais-je fait ma plainte ?
L’auteur avait pris des mesures pour se cacher, et je n’ai pu le
connaître. D’ailleurs, quand je l’aurais connu, ne voyais-je pas bien
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 224
Il se sut bientôt très bon gré de s’être arrêté en cet endroit ; car son
odorat fut agréablement frappé d’un parfum exquis de bois d’aloès et
de pastilles, qui sortait par les fenêtres de cet hôtel, et qui, se mêlant
avec l’odeur de l’eau de rose, achevait d’embaumer l’air. Outre cela, il
entendit en dedans un concert de divers instruments, accompagnés du
ramage harmonieux d’un grand nombre de rossignols et d’autres
oiseaux particuliers au climat de Bagdad. Cette gracieuse mélodie et
la fumée de plusieurs sortes de viandes qui se faisaient sentir lui firent
juger qu’il y avait là quelque festin et qu’on s’y réjouissait. Il voulut
savoir qui demeurait en cette maison qu’il ne connaissait pas bien,
parce qu’il n’avait pas eu occasion de passer souvent par cette rue.
Pour satisfaire sa curiosité, il s’approcha de quelques domestiques,
magnifiquement habillés, qu’il vit à la porte, et demanda à l’un
d’entre eux comment s’appelait le maître de cet hôtel. « Hé quoi ! lui
répondit le domestique, vous demeurez à Bagdad, et vous ignorez que
c’est ici la demeure du seigneur Sindbad le marin, de ce fameux
voyageur qui a parcouru toutes les mers que le soleil éclaire ? » Le
porteur, qui avait ouï parler des richesses de Sindbad, ne put
s’empêcher de porter envie à un homme dont la condition lui
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 229
Hindbad ne fut pas peu surpris du compliment qu’on lui faisait. Après
le discours qu’il venait de tenir, il avait sujet de craindre que Sindbad
ne l’envoyât chercher pour lui faire quelque mauvais traitement ; c’est
pourquoi il voulut s’excuser sur ce qu’il ne pouvait abandonner sa
charge au milieu de la rue ; mais le valet de Sindbad l’assura qu’on y
prendrait garde, et le pressa tellement sur l’ordre dont il était chargé,
que le porteur fut obligé de se rendre à ses instances.
marqua qu’il souhaitait qu’elle fût portée. Après cela, il parla dans ces
termes :
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 232
Je demeurai donc à la merci des flots, poussé tantôt d’un côté et tantôt
d’un autre ; je disputai contre eux ma vie tout le reste du jour et de la
nuit suivante. Je n’avais plus de force le lendemain et je désespérais
d’éviter la mort, lorsqu’une vague me jeta heureusement contre une
île. Le rivage en était haut et escarpé, et j’aurais eu beaucoup de peine
à y monter, si quelques racines d’arbres, que la fortune semblait avoir
conservées en cet endroit pour mon salut, ne m’en eussent donné le
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 234
excepté la Mecque, Médine, Tarse et Jérusalem, qui seront préservées par des
anges préposés â leur garde ; enfin, ils sentent qu’il sera vaincu par Jésus-
Christ, qui viendra le combattre.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 237
passagers qui étaient sur mon bord l’ont vu comme moi, et vous osez
dire que vous êtes Sindbad ? Quelle audace ! A vous voir, il semble
que vous soyez un homme de probité ; cependant vous dites une
horrible fausseté, pour vous emparer d’un bien qui ne vous appartient
pas. Donnez-vous patience, repartis-je au capitaine, et me faites la
grâce d’écouter ce que j’ai à vous dire. — Eh bien, reprit-il, que direz-
vous ? Parlez, je vous écoute. » Je lui racontai alors de quelle manière
je m’étais sauvé, et par quelle aventure j’avais rencontré les
palefreniers du roi Mihrage, qui m’avaient amené à sa cour.
Je choisis ce qu’il y avait de plus précieux dans mes ballots, et j’en fis
présent au roi Mihrage. Comme ce prince savait la disgrâce qui
m’était arrivée, il me demanda où j’avais pris des choses si rares. Je
lui contai par quel hasard je venais de les recouvrer ; il eut la bonté de
m’en témoigner de la joie ; il accepta mon présent et m’en fit de
beaucoup plus considérables. Après cela, je pris congé de lui et me
rembarquai sur le même vaisseau. Mais, avant mon embarquement,
j’échangeai les marchandises qui me restaient contre d’autres du pays.
J’emportai avec moi du bois d’aloès, de sandal, du camphre, de la
muscade, du clou de girofle, du poivre et du gingembre. Nous
passâmes par plusieurs îles, et nous abordâmes enfin à Balsora, d’où
j’arrivai en cette ville avec la valeur d’environ cent mille sequins. Ma
famille me reçut, et je la revis avec tous les transports que peut causer
une amitié vive et sincère. J’achetai des esclaves de l’un et de l’autre
sexe, de belles terres, et je fis une grosse maison. Ce fut ainsi que je
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 238
Nous allions d’îles en îles et nous y faisions des trocs fort avantageux.
Un jour, nous descendîmes dans une de ces îles, couverte de plusieurs
sortes d’arbres fruitiers, mais si déserte que nous n’y découvrîmes
aucune habitation ni même aucune personne. Nous allâmes prendre
l’air dans les prairies et le long des ruisseaux qui les arrosaient.
Pendant que les uns se divertissaient à cueillir des fleurs, et les autres
des fruits, je pris mes provisions et du vin que j’avais apporté, et je
m’assis près d’une eau coulant entre de grands arbres qui formaient un
bel ombrage. Je fis un assez bon repas de ce que j’avais, après quoi le
sommeil vint s’emparer de mes sens. Je ne vous dirai pas si je dormis
longtemps ; mais quand je me réveillai, je ne vis plus le navire à
l’ancre.
Je vous laisse à imaginer les réflexions que je fis dans un état si triste.
Je pensai mourir de douleur. Je poussai des cris épouvantables ; je me
frappai la tête, et me jetai par terre, où je demeurai longtemps abîmé
dans une confusion de pensées toutes plus affligeantes les unes que les
autres. Je me reprochai cent fois de ne m’être pas contenté de mon
premier voyage, qui devait m’avoir fait perdre pour jamais l’envie
d’en faire d’autres. Mais tous mes regrets étaient inutiles et mon
repentir hors de saison.
J’avais toujours tenu pour un conte fait à plaisir ce que j’avais entendu
dire plusieurs fois à des matelots et à d’autres personnes touchant la
vallée des diamants, et l’adresse dont se servaient quelques marchands
pour en tirer ces pierres précieuses. Je connus bien qu’ils m’avaient
dit la vérité. En effet, ces marchands se rendent auprès de cette vallée
dans le temps que les aigles ont des petits ; ils découpent de la viande
et la jettent par grosses pièces dans la vallée ; les diamants sur la
pointe desquels elles tombent s’y attachent. Les aigles, qui sont, en ce
pays-là, plus forts qu’ailleurs, vont fondre sur ces pièces de viande et
les emportent dans leurs nids, au haut des rochers, pour servir de
pâture à leurs aiglons. Alors les marchands, courant aux nids,
obligent, par leurs cris, les aigles à s’éloigner, et prennent les diamants
qu’ils trouvent attachés aux pièces de viande. Ils se servent de cette
ruse parce qu’il n’y a pas d’autre moyen de tirer les diamants de cette
vallée, qui est un précipice dans lequel on ne saurait descendre.
Je ne fus pas plus tôt en cette situation que les aigles vinrent chacun se
saisir d’une pièce de viande qu’ils emportèrent ; et un des plus
puissants, m’ayant enlevé de même avec le morceau de viande dont
j’étais enveloppé, me porta au haut de la montagne jusque dans son
nid. Les marchands ne manquèrent point alors de crier pour
épouvanter les aigles ; et lorsqu’ils les eurent obligés à quitter leur
proie, un d’entre eux s’approcha de moi : mais il fut saisi de crainte
quand il m’aperçut. Il se rassura pourtant ; et au lieu de s’informer par
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 243
Il y avait déjà plusieurs jours que les marchands jetaient des pièces de
viande dans la vallée ; et comme chacun paraissait content des
diamants qui lui étaient échus, nous partîmes le lendemain tous
ensemble, et nous marchâmes par de hautes montagnes où il y avait
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 244
Il y a dans la même île des rhinocéros, qui sont des animaux plus
petits que l’éléphant et plus grands que le buffle ; ils ont une corne sur
le nez, longue environ d’une coudée : cette corne est solide et coupée
par le milieu d’une extrémité à l’autre. On voit dessus des traits blancs
qui représentent la figure d’un homme. Le rhinocéros se bat avec
l’éléphant, le perce de sa corne par-dessous le ventre, l’enlève et le
porte sur sa tête ; mais comme le sang et la graisse de l’éléphant lui
coulent sur les yeux et l’aveuglent, il tombe par terre, et, ce qui va
vous étonner, le roc vient, les enlève tous deux entre ses griffes, et les
emporte pour nourrir ses petits.
Ce fut ainsi que Sindbad raconta son second voyage. Il fit encore
donner cent sequins à Hindbad, qu’il invita à venir le lendemain
entendre le récit du troisième. Les conviés retournèrent chez eux, et
revinrent, le jour suivant, à la même heure, de même que le porteur,
qui avait déjà presque oublié sa misère passée. On se mit à table, et,
après le repas, Sindbad, ayant demandé audience, fit de cette sorte le
détail de son troisième voyage :
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 245
J’eus bientôt perdu, dit-il, dans les douceurs de la vie que je menais, le
souvenir des dangers que j’avais courus dans mes deux voyages ; mais
comme j’étais à la fleur de mon âge, je m’ennuyai de vivre dans le
repos, et m’étourdissant sur les nouveaux périls que je voulais
affronter, je partis de Bagdad avec de riches marchandises du pays,
que je fis transporter à Balsora. Là, je m’embarquai encore avec
d’autres marchands. Nous fîmes une longue navigation, et nous
abordâmes à plusieurs ports, où nous fîmes un commerce
considérable.
Un jour que nous étions en pleine mer, nous fûmes battus d’une
tempête horrible, qui nous fit perdre notre route. Elle continua
plusieurs jours, et nous poussa devant le port d’une île où le capitaine
aurait fort souhaité de se dispenser d’entrer ; mais nous fûmes bien
obligés d’y aller mouiller. Lorsqu’on eut plié les voiles, le capitaine
nous dit : « Cette île, et quelques autres voisines, sont habitées par des
sauvages tout velus, qui vont venir nous assaillir. Quoique ce soient
des nains, notre malheur veut que nous ne fassions pas la moindre
résistance, parce qu’ils sont en plus grand nombre que les sauterelles,
et que, s’il nous arrivait d’en tuer quelqu’un, ils se jetteraient tous sur
nous et nous assommeraient. » Le discours du capitaine mit tout
l’équipage dans une grande consternation, et nous connûmes bientôt
que ce qu’il venait de nous dire n’était que trop véritable. Nous vîmes
paraître une multitude innombrable de sauvages hideux, couverts par
tout le corps d’un poil roux, et hauts seulement de deux pieds. Ils se
jetèrent à la nage, et environnèrent en peu de temps notre vaisseau. Ils
nous parlaient en approchant ; mais nous n’entendions pas leur
langage. Ils se prirent aux bords et aux cordages du navire, et
grimpèrent de tous côtés jusqu’au tillac, avec une si grande agilité et
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 246
Nous leur vîmes faire cette manœuvre avec la frayeur que vous
pouvez vous imaginer, sans oser nous mettre en défense, ni leur dire
un seul mot, pour tâcher de les détourner de leur dessein, que nous
soupçonnions être funeste. Effectivement, ils déplièrent les voiles,
coupèrent le câble de l’ancre sans se donner la peine de la retirer, et,
après avoir fait approcher de terre le vaisseau, ils nous firent tous
débarquer. Ils emmenèrent ensuite le navire dans une autre île d’où ils
étaient venus. Tous les voyageurs évitaient avec soin celle où nous
étions alors, et il était très dangereux de s’y arrêter, pour la raison que
vous allez entendre ; mais il nous fallut prendre notre mal en patience.
celles d’un éléphant et lui couvraient les épaules. Il avait les ongles
crochus et longs comme les griffes des plus grands oiseaux. A la vue
d’un géant si effroyable, nous perdîmes tous connaissance et
demeurâmes comme morts.
mais nous n’en trouvâmes point, et nous fûmes obligés malgré nous
de retourner au palais.
A cette vue, nous ne balançâmes point à nous jeter sur nos radeaux et
nous commençâmes à nous éloigner du rivage à force de rames. Les
géants, qui s’en aperçurent, se munirent de grosses pierres,
accoururent sur la rive, entrèrent même dans l’eau jusqu’à la moitié du
corps, et nous les jetèrent si adroitement, qu’à la réserve du radeau sur
lequel j’étais, tous les autres en furent brisés, et les hommes qui
étaient dessus se noyèrent. Pour moi et mes deux compagnons,
comme nous ramions de toutes nos forces, nous nous trouvâmes les
plus avancés dans la mer et hors de la portée des pierres.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 250
Sur le soir, nous nous endormîmes sur le bord de la mer, mais nous
fûmes réveillés par le bruit qu’un serpent, long comme un palmier,
faisait de ses écailles en rampant sur la terre. Il se trouva si près de
nous, qu’il engloutit un de mes deux camarades, malgré les cris et les
efforts qu’il put faire pour se débarrasser du serpent, qui, le secouant à
plusieurs reprises, l’écrasa contre terre et acheva de l’avaler. Nous
prîmes aussitôt la fuite, mon autre camarade et moi ; et quoique nous
fussions assez éloignés, nous entendîmes, quelque temps après, un
bruit qui nous fit juger que le serpent rendait les os du malheureux
qu’il avait surpris. En effet, nous les vîmes, le lendemain, avec
horreur. « O Dieu ! m’écriai-je alors, à quoi sommes-nous exposés
Nous nous réjouissions hier d’avoir dérobé nos vies à la cruauté d’un
géant et à la fureur des eaux, et nous voilà tombés dans un péril qui
n’est pas moins terrible. »
Je demeurai sur l’arbre jusqu’au jour, et alors j’en descendis plus mort
que vif. Effectivement, je ne pouvais attendre un autre sort que celui
de mes deux compagnons ; et cette pensée me faisant frémir
d’horreur, je fis quelques pas pour m’aller jeter dans la mer ; mais,
comme il est doux de vivre le plus longtemps qu’on peut, je résistai à
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 251
L’écrivain du navire enregistrait tous les ballots avec les noms des
marchands à qui ils appartenaient. Comme il demandait au capitaine
sous quel nom il voulait qu’il enregistrât ceux dont il venait de me
charger : « Écrivez, lui répondit-il, sous le nom de Sindbad le marin. »
Je ne pus m’entendre nommer sans émotion ; et, envisageant le
capitaine, je le reconnus pour celui qui, dans mon second voyage,
m’avait abandonné dans l’île où je m’étais endormi au bord d’un
ruisseau, et qui avait remis à la voile sans m’attendre ou me faire
chercher. Je ne me l’étais pas remis d’abord, à cause du changement
qui s’était fait en sa personne depuis le temps que je ne l’avais vu.
Le jour suivant, dès que le soleil fut levé, nous nous éloignâmes du
rivage ; et avançant dans l’île, nous y aperçûmes des habitations, où
nous nous rendîmes. A notre arrivée, des noirs vinrent à nous en très
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 255
30 Fruit du cocotier. Cet arbre croît naturellement dans les Indes, en Afrique et
en Amérique. Son tronc, qui s’élève jusqu’à 60 pieds de hauteur, est couronné
par un faisceau de dix à douze feuilles de 10 à 15 pieds de long sur 3 ou de
large. On voit à leur centre un bourgeon droit, pointu, tendre, qu’on nomme
chou, et qui est très bon à manger ; et, à la base interne des inférieures, de
grandes spathes ovales, pointues, qui donnent issue à un panicule qu’on
appelle régime, et qui est chargé de fleurs jaunâtres. A ces fleurs succèdent
des fruits de la grosseur d’une tête d’homme, lisses à l’extérieur, et contenant
une amande à chair blanche et ferme, comme celle de la noisette, dont elle a
un peu le goût, entourée, avant sa maturité, d’une liqueur claire, agréable et
rafraîchissante.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 257
île, d’où ils étaient venus. Ils me présentèrent à leur roi, qui était un
bon prince. Il eut la patience d’écouter le récit de mon aventure, qui le
surprit. Il me fit donner ensuite des habits et commanda qu’on eût soin
de moi.
J’allai aussitôt chez un ouvrier, et je lui fis dresser le bois d’une selle
sur le modèle que je lui donnai. Le bois de la selle achevé, je le garnis
moi-même de bourre et de cuir, et l’ornai d’une broderie d’or. Je
m’adressai ensuite à un serrurier, qui me fit un mors de la forme que
je lui montrai, je lui fis faire aussi des étriers.
Quand ces choses furent dans un état parfait, j’allai les présenter au
roi, je les essayai sur un de ses chevaux. Ce prince monta dessus et fut
si satisfait de cette invention, qu’il m’en témoigna sa joie par de
grandes largesses. Je ne pus me défendre de faire plusieurs selles pour
ses ministres et pour les principaux officiers de sa maison, qui me
firent tous des présents qui m’enrichirent en peu de temps. J’en fis
aussi pour les personnes les plus qualifiées de la ville, ce qui me mit
dans une grande réputation et me fit considérer de tout le monde.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 258
Il n’est pas besoin, seigneurs, de vous dire que je fus un fort triste
témoin de ces funérailles. Toutes les autres personnes qui y assistèrent
n’en parurent presque pas touchées, par l’habitude de voir souvent la
même chose. Je ne pus m’empêcher de dire au roi ce que je pensais là-
dessus. « Sire, lui dis-je, je ne saurais assez m’étonner de l’étrange
coutume qu’on a dans vos États d’enterrer les vivants et les morts. J’ai
bien voyagé, j’ai fréquenté des gens d’une infinité de nations, et je
n’ai jamais entendu parler d’une loi si cruelle : — Que veux-tu !
Sindbad, me répondit le roi, c’est une loi commune, et j’y suis soumis
moi-même je serai enterré vivant avec la reine, mon épouse, si elle
meurt la première. — Mais, sire, lui dis-je, oserais-je demander à
Votre Majesté si les étrangers sont obligés d’observer cette coutume ?
— Sans doute, repartit le roi en souriant du motif de ma question ; ils
n’en sont pas exceptés lorsqu’ils sont mariés dans cette île. »
Jugez de ma douleur ! être enterré tout vif ne me paraissait pas une fin
moins déplorable que celle d’être dévoré par des anthropophages ; il
fallait pourtant en passer par là. Le roi, accompagné de toute sa cour,
voulut honorer de sa présence le convoi, et les personnes les plus
considérables de la ville me firent aussi l’honneur d’assister à mon
enterrement.
Quoique l’obscurité qui régnait dans la grotte fût si épaisse que l’on
ne distinguait pas le jour d’avec la nuit, je ne laissai pas toutefois de
retrouver ma bière ; et il me sembla que la grotte était plus spacieuse
et plus remplie de cadavres qu’elle ne m’avait paru d’abord. Je vécus
quelques jours de mon pain et de mon eau ; mais enfin, n’en ayant
plus, je me préparai à mourir.
J’y retournai encore et j’allai ramasser à tâtons dans les bières tous les
diamants, les rubis, les perles, les bracelets d’or et enfin toutes les
riches étoffes que je trouvai sous ma main ; je portai tout cela sur le
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 263
bord de la mer. J’en fis plusieurs ballots, que je liai proprement avec
des cordes qui avaient servi à descendre les bières et dont il y avait
une grande quantité. Je les laissai sur le rivage, en attendant une bonne
occasion, sans craindre que la pluie les gâtât ; car alors ce n’en était
pas la saison.
Nous passâmes devant plusieurs îles, et entre autres, devant l’île des
Cloches, éloignée de dix journées de celle de Serendib 31 , par un vent
ordinaire et réglé, et de six journées de l’île de Kela, où nous
abordâmes. Il y a des mines de plomb, des cannes d’Inde et du
camphre excellent.
Le roi de l’île de Kela est très riche, très puissant, et son autorité
s’étend sur toute l’île des Cloches, qui a deux journées d’étendue, et
dont les habitants sont encore si barbares, qu’ils mangent la chair
humaine. Après que nous eûmes fait un grand commerce dans cette
île, nous remîmes à la voile et abordâmes à plusieurs autres ports.
Enfin, j’arrivai heureusement à Bagdad, avec des richesses infinies,
dont il est inutile de vous faire le détail. Pour rendre grâces à Dieu des
faveurs qu’il m’avait faites, je fis de grandes aumônes, tant pour
l’entretien de plusieurs mosquées que pour la subsistance des pauvres,
et me donnai tout entier à mes parents et à mes amis, en me
divertissant et en faisant bonne chère avec eux.
Nous fîmes voile au premier bon vent et prîmes le large. Après une
longue navigation, le premier endroit où nous abordâmes fut une île
déserte, où nous trouvâmes l’œuf d’un roc, d’une grosseur pareille à
celui dont vous m’avez entendu parler ; il renfermait un petit roc près
d’éclore, dont le bec commençait à paraître.
Les marchands, qui s’étaient embarqués sur mon navire et qui avaient
pris terre avec moi, cassèrent l’œuf à grands coups de haches et firent
une ouverture par où ils tirèrent le petit roc par morceaux et le firent
rôtir. Je les avais avertis sérieusement de ne pas toucher à l’œuf ; mais
ils ne voulurent pas m’écouter.
Je crus qu’il avait besoin que je lui rendisse service ; c’est pourquoi,
l’ayant chargé sur mon dos, je passai le ruisseau. « Descendez », lui
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 267
Les marchands avec qui j’étais ramassèrent des pierres et les jetèrent
de toute leur force au haut des arbres, contre les singes. Je suivis leur
exemple et je vis que les singes, instruits de notre dessein, cueillaient
les cocos avec ardeur et nous les jetaient avec des gestes qui
marquaient leur colère et leur animosité. Nous ramassions les cocos,
et nous jetions de temps en temps des pierres pour irriter les singes.
Par cette ruse, nous remplissions nos sacs de ce fruit, qu’il nous eût
été impossible d’avoir autrement.
Le vaisseau sur lequel j’étais venu avait fait voile avec des marchands
qui l’avaient chargé de cocos qu’ils avaient achetés. J’attendis
l’arrivée d’un autre, qui aborda bientôt au port de la ville, pour faire
un pareil chargement. Je fis embarquer dessus tout le coco qui
m’appartenait ; et lorsqu’il fut prêt à partir, j’allai prendre congé du
marchand à qui j’avais tant d’obligation. Il ne put s’embarquer avec
moi, parce qu’il n’avait pas encore achevé ses affaires.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 270
Ayant achevé ces paroles, Sindbad fit donner cent sequins à Hindbad,
qui se retira avec tous les autres convives. Le lendemain, la même
compagnie se trouva chez le riche Sindbad, qui, après l’avoir régalée
comme les jours précédents, demanda audience et fit le récit de son
sixième voyage, de la manière que je vais vous le raconter.
Cela étant fait, le capitaine nous dit : « Dieu vient de faire ce qui lui a
plu. Nous pouvons nous creuser ici chacun notre fosse, et nous dire le
dernier adieu ; car nous sommes dans un lieu si funeste que personne
de ceux qui y ont été jetés avant nous ne s’en est retourné chez soi. »
Ce discours nous jeta tous dans une affliction mortelle, et nous nous
embrassâmes les uns les autres, les larmes aux yeux, en déplorant
notre malheureux sort.
Nous demeurâmes sur le rivage, comme des gens qui ont perdu
l’esprit, et nous attendions la mort de jour en jour. D’abord, nous
avions partagé nos vivres également ; ainsi, chacun vécut plus ou
moins longtemps que les autres, selon son tempérament et suivant
l’usage qu’il fit de ses provisions.
Ceux qui moururent les premiers furent enterrés par les autres ; pour
moi, je rendis les derniers devoirs à tous mes compagnons ; et il ne
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 273
faut pas s’en étonner car outre que j’avais mieux ménagé qu’eux les
provisions qui m’étaient tombées en partage, j’en avais encore en
particulier d’autres dont je m’étais bien gardé de leur faire part.
Néanmoins lorsque j’enterrai le dernier, il me restait si peu de vivres,
que je jugeai que je ne pourrais pas aller loin ; de sorte que je creusai
moi-même mon tombeau, résolu de me jeter dedans, puisqu’il ne
restait plus personne pour m’enterrer. Je vous avouerai qu’en
m’occupant de ce travail, je ne pus m’empêcher de me représenter que
j’étais la cause de ma perte et de me repentir le m’être engagé dans ce
dernier voyage. Je n’en demeurai pas même aux réflexions ; je me
frappai avec fureur, et peu s’en fallut que je ne hâtasse ma mort.
Sitôt que je fus sous la voûte, je ne vis plus de lumière et le fil de l’eau
m’entraîna sans que je pusse remarquer où il m’emportait. Je voguai
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 274
Un des noirs, qui entendait l’arabe, m’ayant ouï parler ainsi, s’avança
et prit la parole : « Mon frère, me dit-il, ne soyez pas surpris de nous
voir. Nous habitons la campagne que vous voyez, et nous sommes
venus arroser aujourd’hui nos champs de l’eau de ce fleuve qui sort de
la montagne voisine, en la détournant par de petits canaux. Nous
avons remarqué que l’eau emportait quelque chose ; nous sommes vite
accourus pour voir ce que c’était, et nous avons trouvé que c’était ce
radeau ; aussitôt l’un de nous s’est jeté à la nage et l’a amené. Nous
l’avons arrêté et attaché comme vous le voyez et nous attendions que
vous vous éveillassiez. Nous vous supplions de nous raconter votre
histoire, qui doit être fort extraordinaire. Dites-nous comment vous
vous êtes hasardé sur cette eau et d’où vous venez. » Je les priai de me
donner d’abord quelque chose à manger, leur promettant de satisfaire
ensuite leur curiosité.
qu’ils parurent écouter avec admiration. Sitôt que j’eus fini mon
discours : « Voilà, me dirent-ils par la bouche de l’interprète qui leur
avait expliqué ce que je venais de dire, voilà une histoire des plus
surprenantes. Il faut que vous veniez en informer le roi vous-même :
la chose est trop extraordinaire pour lui être rapportée par un autre que
par celui à qui elle est arrivée. » Je leur repartis que j’étais prêt à faire
ce qu’ils voudraient.
Les noirs envoyèrent aussitôt chercher un cheval, que l’on amena peu
de temps après. Ils me firent monter dessus ; et pendant qu’une partie
marcha devant moi pour me montrer le chemin, les autres, qui étaient
les plus robustes, chargèrent sur leurs épaules le radeau tel qu’il était,
avec les ballots, et commencèrent à me suivre.
Je ne cachai rien au roi ; je lui fis le même récit que vous venez
d’entendre, et il en fut si surpris et si charmé, qu’il commanda qu’on
écrivît mon aventure en lettres d’or, pour être conservée dans les
archives de son royaume. On apporta ensuite le radeau et l’on ouvrit
les ballots en sa présence. Il admira la quantité de bois d’aloès et
d’ambre gris, mais surtout les rubis et les émeraudes ; car il n’en avait
point dans son trésor qui en approchassent.
La lettre du roi de Serendib était écrite sur la peau d’un certain animal
fort précieux à cause de sa rareté et dont la couleur tire sur le jaune.
Les caractères de cette lettre étaient d’azur ; et voici ce qu’elle
contenait en langue indienne
« Le roi des Indes, devant qui marchent mille éléphants, qui demeure
dans un palais dont le toit brille de l’éclat de cent mille rubis et qui
possède en son trésor vingt mille couronnes enrichies de diamants, au
calife Haroun-al-Raschid.
Après qu’il a prononcé ces paroles, l’officier qui est derrière le trône
crie à son tour : « Ce monarque, si grand et si puissant, doit mourir,
doit mourir, doit mourir. »
D’ailleurs, le roi de Serendib est si juste, qu’il n’y a pas de juges dans
sa capitale, non plus que dans le reste de ses Etats ; ses peuples n’en
ont pas besoin. Ils savent et ils observent d’eux-mêmes exactement la
justice, et ne s’écartent jamais de leur devoir. Ainsi les tribunaux et les
magistrats sont inutiles chez eux. Le calife fut fort satisfait de mon
discours. « La sagesse de ce roi, dit-il, paraît en sa lettre, et, après ce
que vous venez de me dire, il faut avouer que sa sagesse est digne de
ses peuples, et que ses peuples sont dignes d’elle. » A ces mots, il me
congédia et me renvoya avec un riche présent.
35 Salomon.
36 Ancien roi d’une grande île du même nom, dans les Indes, très renommé chez
les Arabes par sa puissance et par sa sagesse.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 280
cela, il vous sera libre de vous en revenir. Mais il faut y aller ; car
vous voyez bien qu’il ne serait pas de la bienséance et de ma dignité
d’être redevable au roi de cette île. » Comme je vis que le calife
exigeait cela de moi absolument, je lui témoignai que j’étais prêt à lui
obéir. Il en eut beaucoup de joie et me fit donner mille sequins pour
les frais de mon voyage.
« Nous avons reçu votre lettre avec joie, et nous vous envoyons celle-
ci émanée du conseil de notre Porte, le jardin des esprits supérieurs.
Nous espérons qu’en jetant les yeux dessus, vous connaîtrez notre
bonne intention et que vous l’aurez pour agréable. Adieu. »
Trois ou quatre jours après notre départ, nous fûmes attaqués par des
corsaires, qui eurent d’autant moins de peine à s’emparer de notre
vaisseau, qu’on n’y était nullement en état de se défendre. Quelques
personnes de l’équipage voulurent faire résistance, mais il leur en
coûta la vie ; pour moi et tous ceux qui eurent la prudence de ne pas
s’opposer au dessein des corsaires, nous fûmes faits esclaves.
Après que les corsaires nous eurent tous dépouillés et qu’ils nous
eurent donné de méchants habits au lieu des nôtres, ils nous
emmenèrent dans une grande île, fort éloignée, où ils nous vendirent.
Je tombai entre les mains d’un riche marchand, qui ne m’eut pas plus
tôt acheté qu’il me mena chez lui, où il me fit bien manger et habiller
proprement en esclave. Quelques jours après, comme il ne s’était pas
encore bien informé qui j’étais, il me demanda si je ne savais pas
quelque métier. Je lui répondis, sans me faire mieux connaître que je
n’étais pas un artisan, mais un marchand de profession, et que les
corsaires qui m’avaient vendu m’avaient enlevé tout ce que j’avais.
« Mais dites-moi, reprit-il, ne pourriez-vous pas tirer de l’arc ? » Je lui
répondis que c’était un des exercices de ma jeunesse et que je ne
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 283
Je n’étais pas agité d’une crainte vaine. Après que les éléphants
m’eurent regardé quelque temps, un des plus gros embrassa l’arbre
par le bas avec sa trompe et fit un si puissant effort, qu’il le déracina
et le renversa par terre. Je tombai avec l’arbre ; mais l’animal me prit
avec sa trompe et me chargea sur son dos, où je m’assis plus mort que
vif, avec le carquois attaché à mes épaules. Il se mit ensuite à la tête
de tous les autres qui le suivaient en troupe, me porta jusqu’à un
endroit, et, m’ayant posé à terre, il se retira avec tous ceux qui
l’accompagnaient. Concevez, s’il est possible, l’état où j’étais : je
croyais plutôt dormir que veiller. Enfin, après avoir été quelque temps
étendu sur la place, ne voyant plus d’éléphant, je me levai et
remarquai que j’étais sur une colline assez longue et assez large, toute
couverte d’ossements et de dents d’éléphants. Je vous avoue que cet
objet me fit faire une infinité de réflexions. J’admirai l’instinct de ces
animaux. Je ne doutai point que ce ne fût là leur cimetière et qu’ils ne
m’y eussent apporté exprès pour me l’enseigner, afin que je cessasse
de les persécuter, puisque je le faisais dans la vue seule d’avoir leurs
dents. Je ne m’arrêtai pas sur la colline ; je tournai mes pas vers la
ville et, après avoir marché un jour et une nuit, j’arrivai chez mon
patron. Je ne rencontrai aucun éléphant sur ma route ; ce qui me fit
connaître qu’ils s’étaient éloignés plus avant dans la forêt, pour me
laisser la liberté d’aller sans obstacle à la colline.
38 Ce mot est fort usité dans la navigation des mers du Levant. C’est un vent
régulier qui souffle pendant six mois du couchant au levant, et six mois du
levant au couchant. On appelle aussi la mousson la saison pendant laquelle
règne ce vent.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 286
pour mon compte. Il n’oublia pas d’y faire mettre aussi des provisions
en abondance pour mon passage ; et de plus, il m’obligea d’accepter
des présents de grand prix, des curiosités du pays. Après que je l’eus
remercié autant qu’il me fut possible de tous les bienfaits que j’avais
reçus de lui, je m’embarquai. Nous mimes à la voile ; et comme
l’aventure qui m’avait procuré la liberté était fort extraordinaire, j’en
avais toujours l’esprit occupé.
Ils arrivèrent au bord du Tigre ; le pêcheur y jeta ses filets, puis, les
ayant tirés, il amena un coffre bien fermé et fort pesant qui s’y trouva.
Le calife lui fit compter aussitôt cent sequins par le grand vizir, et le
renvoya. Mesrour chargea le coffre sur ses épaules, par l’ordre de son
maître, qui, dans l’empressement de savoir ce qu’il y avait dedans,
retourna au palais en diligence. Là, le coffre ayant été ouvert, on y
trouva un grand panier pliant de feuilles de palmier, fermé et cousu
par l’ouverture avec un fil de laine rouge. Pour satisfaire l’impatience
du calife, on ne se donna pas la peine de le découdre ; on coupa
promptement le fil avec un couteau, et l’on tira du panier un paquet
enveloppé dans un méchant tapis et lié avec de la corde. La corde
déliée et le paquet défait, on vit avec horreur le corps d’une jeune
dame, plus blanc que de la neige, et coupé par morceaux.
39 Nom d’une des familles les plus considérables de tout l’Orient, après les
maisons souveraines originaires du Koraçan.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 291
vizir, je vous le répète encore : c’est moi qui suis l’assassin ; faites-
moi mourir et ne différez pas. »
A ces mots, le jeune homme reprit « Je jure, par le grand Dieu qui a
élevé les cieux à la hauteur où ils sont, que c’est moi qui ai tué la
dame, qui l’ai coupée par quartiers et jetée dans le Tigre il y a quatre
jours. Je ne veux point avoir de part avec les autres au jour du
jugement si ce que je dis n’est pas véritable ; ainsi je suis celui qui
doit être puni. » Le calife fut surpris de ce serment et y ajouta foi,
d’autant plus que le vieillard n’y répliqua rien. C’est pourquoi, se
tournant vers le jeune homme : « Malheureux, lui dit-il, pour quel
sujet as-tu commis un crime si détestable, et quelle raison peux-tu
avoir d’être venu t’offrir toi-même à la mort ? — Commandeur des
croyants, répondit-il, si l’on mettait par écrit tout ce qui s’était passé
entre cette dame et moi, ce serait une histoire qui pourrait être très
utile aux hommes. —. Raconte-nous-la donc, reprit le calife, je te
l’ordonne. » Le jeune homme obéit et commença son récit de cette
sorte :
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 293
Il y a environ deux mois qu’elle tomba malade. J’en eus tout le soin
imaginable, et je n’épargnai rien pour lui procurer une prompte
guérison. Au bout d’un mois, elle commença à se mieux porter et
voulut aller au bain. Avant que de sortir du logis, elle me dit : « Mon
cousin, car elle m’appelait ainsi par familiarité, j’ai envie de manger
des pommes ; vous me feriez un extrême plaisir si vous pouviez m’en
trouver ; il y a longtemps que cette envie me tient, et je vous avoue
qu’elle s’est augmentée à un point que, si elle n’est bientôt satisfaite,
je crains qu’il ne m’arrive quelque disgrâce. — Très volontiers, lui
répondis-je ; je vais faire tout mon possible pour vous contenter. »
J’allai aussitôt chercher des pommes dans tous les marchés et dans
toutes les boutiques ; mais je n’en pus trouver une, quoique j’offrisse
d’en donner un sequin. Je revins au logis, fort fâché de la peine que
j’avais prise inutilement. Pour ma femme, quand elle fut revenue du
bain et qu’elle ne vit point de pommes, elle en eut un chagrin qui ne
lui permit pas de dormir la nuit. Je me levai de grand matin et allai
dans tous les jardins ; mais je ne réussis pas mieux que le jour
précédent. Je rencontrai seulement un vieux jardinier qui me dit que,
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 294
Peu de jours après mon voyage, étant assis dans ma boutique, au lieu
public où l’on vend toutes sortes d’étoffes fines, je vis entrer un grand
esclave noir, de fort méchante mine, qui tenait à la main une pomme
que je reconnus pour une de celles que j’avais apportées de Balsora.
Je n’en pouvais douter, puisque je savais qu’il n’y en avait pas une
dans Bagdad ni dans tous les jardins aux environs. J’appelai
l’esclave : « Bon esclave, lui dis-je, apprends-moi, je te prie, où tu as
pris cette pomme. — C’est, me répondit-il en souriant, un présent que
m’a fait mon amoureuse. J’ai été la voir aujourd’hui, et je l’ai trouvée
un peu malade. J’ai vu trois pommes auprès d’elle et je lui ai demandé
d’où elle les avait eues ; elle m’a répondu que son bon homme de mari
avait fait un voyage de quinze jours, exprès pour les lui aller chercher,
et qu’il les lui avait apportées. Nous avons fait collation ensemble, et,
en la quittant, j’en ai pris et emporté une que voici.
ne fis pas difficulté de croire que ce que m’avait dit l’esclave ne fût
véritable. En même temps, je me laissai emporter à une fureur
jalouse ; et, tirant un couteau qui était attaché à ma ceinture, je le
plongeai dans la gorge de cette misérable. Ensuite je lui coupai la tête
et mis son corps par quartiers ; j’en fis un paquet que je cachai dans
un panier pliant ; et, après avoir cousu l’ouverture du panier avec un
fil de laine rouge, je l’enfermai dans un coffre que je chargeai sur mes
épaules, dès qu’il fut nuit, et que j’allai jeter dans le Tigre.
Les deux plus petits de mes enfants étaient déjà couchés et endormis,
et le troisième était hors de la maison ; je le trouvai, à mon retour,
assis près de la porte et pleurant à chaudes larmes. Je lui demandai le
sujet de ses pleurs. « Mon père, me dit-il, j’ai pris ce matin à ma mère,
sans qu’elle en ait rien vu, une des trois pommes que vous lui avez
apportées. Je l’ai gardée longtemps ; mais, comme je jouais tantôt,
dans la rue, avec mes petits frères, un grand esclave qui passait me l’a
arrachée de la main et l’a emportée ; j’ai couru après lui en la lui
redemandant ; mais j’ai eu beau lui dire qu’elle appartenait à ma mère
qui était malade, que vous aviez fait un voyage de quinze jours pour
l’aller chercher, tout cela a été inutile. Il n’a pas voulu me la rendre ;
et comme je le suivais en criant après lui, il s’est retourné, m’a battu,
et puis s’est mis à courir de toute sa force par plusieurs rues
détournées, de manière que je l’ai perdu de vue. Depuis ce temps-là,
j’ai été me promener hors de la ville, en attendant que vous
revinssiez ; et je vous attendais, mon père, pour vous prier de n’en
rien dire à ma mère, de peur que cela ne la rende plus malade. » En
achevant ces mots, il redoubla ses larmes.
sequins à la petite dame votre fille. Voilà tout ce que j’ai à vous
dire. »
Histoire
De Noureddin Ali et de Bedreddin Hassan
v
Commandeur des croyants, il y avait autrefois en Égypte un sultan
grand observateur de la justice, bienfaisant, miséricordieux, libéral. Sa
valeur le rendait redoutable à ses voisins. Il aimait les pauvres et
protégeait les savants, qu’il élevait aux premières charges. Le vizir de
ce sultan était un homme prudent, sage, pénétrant, consommé dans les
belles-lettres et dans toutes les sciences. Ce ministre avait deux fils
très bien faits et qui marchaient l’un et l’autre sur ses traces : l’aîné se
nommait Schemseddin 43 Mohammed et le cadet Noureddin Ali. Ce
dernier principalement avait tout le mérite qu’on peut avoir. Le vizir
leur père étant mort, le sultan les envoya chercher et les ayant fait
revêtir tous deux d’une robe de vizir ordinaire : « J’ai bien du regret,
leur dit-il, de la perte que vous venez de faire. Je n’en suis pas moins
touché que vous-mêmes. Je veux vous le témoigner ; et, comme je sais
que vous demeurez ensemble et que vous êtes parfaitement unis, je
vous gratifie l’un et l’autre de la même dignité. Allez, et imitez votre
père. »
Quoique Noureddin Ali dît ces paroles en riant, son frère, qui n’avait
pas l’esprit bien fait, en fut offensé. « Malheur à votre fils, dit-il avec
emportement, puisque vous l’osez préférer à ma fille Je m’étonne que
vous ayez été assez hardi pour le croire seulement digne d’elle. Il faut
que vous ayez perdu le jugement, pour vouloir aller de pair avec moi,
en disant que nous sommes collègues. Apprenez, téméraire, qu’après
votre impudence, je ne voudrais pas marier ma fille avec votre fils,
quand vous lui donneriez plus de richesses que vous n’en avez. »
Cette plaisante querelle de deux frères, sur le mariage de leurs enfants
qui n’étaient pas encore nés, ne laissa pas d’aller fort loin.
Schemseddin Mohammed s’emporta jusqu’aux menaces. « Si je ne
devais pas, dit-il, accompagner demain le sultan, je vous traiterais
comme vous le méritez ; mais, à mon retour, je vous ferai connaître
s’il appartient à un cadet de parler à son aîné aussi insolemment que
vous venez de le faire ». A ces mots, il se retira dans son appartement,
et son frère alla se coucher dans le sien.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 301
Ce ministre, ayant jeté les yeux, par hasard, sur le jeune homme, lui
trouva la physionomie engageante ; il le regarda avec complaisance ;
et, comme il passait près de lui et qu’il le voyait en habit de voyageur,
il s’arrêta pour lui demander qui il était et d’où il venait. « Seigneur,
lui répondit Noureddin Ali, je suis d’Égypte, né au Caire, et j’ai quitté
ma patrie, par un si juste dépit contre un de mes parents, que j’ai
résolu de voyager par tout le monde et de mourir plutôt que d’y
retourner. » Le grand vizir, qui était un vénérable vieillard, ayant
entendu ces paroles, lui dit : « Mon fils, gardez-vous bien d’exécuter
votre dessein. Il n’y a dans le monde que de la misère ; et vous
ignorez les peines qu’il vous faudra souffrir. Venez, suivez-moi
plutôt, je vous ferai peut-être oublier le sujet qui vous a contraint
d’abandonner votre pays. »
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 302
que je fais mon gendre, est ce jeune seigneur que vous voyez ici et
que je vous présente. Je me flatte que vous voudrez bien lui faire
l’honneur d’assister à ses noces, que j’ai résolu de célébrer
aujourd’hui. » Nul de ces seigneurs ne pouvant trouver mauvais qu’il
eût préféré son neveu à tous les grands partis qui lui avaient été
proposés, ils répondirent tous qu’il avait raison de faire ce mariage ;
qu’ils seraient volontiers témoins de la cérémonie, et qu’ils
souhaitaient que Dieu lui donnât encore de longues années, pour voir
les fruits de cette heureuse union.
Lorsqu’il n’y eut plus personne que les gens de la maison, le grand
vizir chargea ceux qui avaient soin du bain qu’il avait commandé de
tenir prêt, d’y conduire Noureddin Ali, qui y trouva du linge qui
n’avait point encore servi, d’une finesse et d’une propreté qui faisaient
plaisir à voir, aussi bien que toutes les autres choses nécessaires.
Quand on eut lavé et frotté l’époux, il voulut reprendre l’habit qu’il
venait de quitter ; mais on lui en présenta un autre de la dernière
magnificence. Dans cet état, et parfumé d’odeurs les plus exquises, il
alla retrouver le grand vizir son beau-père, qui fut charmé de sa bonne
mine et qui, l’ayant fait asseoir auprès de lui, lui dit « Mon fils, vous
m’avez déclaré qui vous êtes et le rang que vous teniez à la cour
d’Égypte ; vous m’avez dit même que vous avez eu un démêlé avec
votre frère et que c’est pour cela que vous vous êtes éloigné de votre
pays ; je vous prie de me faire la confidence entière et de m’apprendre
le sujet de votre querelle. Vous devez présentement avoir une parfaite
confiance en moi et ne me rien cacher. »
Le sultan qui avait vu Noureddin Ali avec bien du plaisir lorsqu’il lui
avait été présenté après son mariage, et qui, depuis ce temps-là, en
avait toujours entendu parler fort avantageusement, accorda la grâce
qu’on demandait pour lui, avec tout l’agrément qu’on pouvait
souhaiter. Il le fit revêtir, en sa présence, de la robe de grand vizir.
Noureddin Ali lui rendit les derniers devoirs avec toute l’amitié et la
reconnaissance possibles ; et sitôt que Bedreddin Hassan, son fils, eut
atteint l’âge de sept ans, il le mit entre les mains d’un excellent maître,
qui commença à l’élever d’une manière digne de sa naissance. Il est
vrai qu’il trouva dans cet enfant un esprit vif, pénétrant et capable de
profiter de tous les bons enseignements qu’il lui donnait.
Deux ans après que Bedreddin Hassan eut été mis entre les mains de
ce maître, qui lui enseigna parfaitement bien à lire, il lui apprit
l’Alcoran par cœur. Noureddin Ali, son père, lui donna d’autres
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 306
maîtres, qui cultivèrent son esprit de telle sorte, qu’à l’âge de douze
ans il n’avait plus besoin de leurs secours. Alors, comme tous les traits
de son visage étaient formés, il faisait l’admiration de tous ceux qui le
regardaient.
l’honneur d’être un des vizirs de ce même sultan avec mon frère, votre
oncle, qui, je crois, vit encore, et qui se nomme Schemseddin
Mohammed. Je fus obligé de me séparer de lui et je vins en ce pays,
où je suis parvenu au rang que j’ai tenu jusqu’à présent. Mais vous
apprendrez toutes ces choses plus amplement dans un cahier que j’ai à
vous donner. »
En ce moment, il prit à Noureddin Ali une faiblesse qui fit croire qu’il
allait expirer. Mais il revint à lui et, reprenant la parole : « Mon fils,
lui dit-il, la première maxime que j’ai à vous enseigner, c’est de ne
pas vous donner au commerce de toutes sortes de personnes. Le
moyen de vivre en sûreté, c’est de se donner entièrement à soi-même
et de ne pas se communiquer facilement.
Le juif aussitôt lui mit entre les mains la bourse de mille sequins, en
s’offrant de les compter. Bedreddin lui en épargna la peine, en lui
disant qu’il s’en fiait bien à lui. « Puisque cela est ainsi, reprit le juif,
ayez la bonté, seigneur, de me donner un mot d’écrit du marché que
nous venons de faire. » En disant cela, il tira son écritoire, qu’il avait à
la ceinture ; et après en avoir pris une petite canne bien taillée pour
écrire, il la lui présenta avec un morceau de papier qu’il trouva dans
son porte-lettres ; et pendant qu’il tenait le cornet, Bedreddin Hassan
écrivit ces paroles :
Après avoir fait cet écrit, il le donna au juif, qui le mit dans son porte-
lettres et qui prit ensuite congé de lui. Pendant qu’Isaac poursuivait
son chemin vers la ville, Bedreddin Hassan continua le sien vers le
tombeau de son père Noureddin Ali. En y arrivant, il se prosterna la
face contre terre, et, les yeux baignés de larmes, il se mit à déplorer sa
misère. « Hélas ! disait-il, infortuné Bedreddin, que vas-tu devenir ?
Où iras-tu chercher un asile contre l’injuste prince qui te persécute ?
N’était-ce pas assez d’être affligé de la mort d’un père si chéri ?
Fallait-il que la fortune ajoutât un nouveau malheur à mes justes
regrets ? » Il demeura longtemps dans cet état ; mais enfin il se
releva ; et ayant appuyé sa tête sur le sépulcre de son père, ses
douleurs se renouvelèrent avec plus de violence qu’auparavant, et il
ne cessa de soupirer et de se plaindre jusqu’au moment où,
succombant au sommeil, il leva la tête de dessus le sépulcre et
s’étendit tout de son long sur le pavé, où il s’endormit.
la bonté que j’ai de vouloir bien m’abaisser jusqu’à faire alliance avec
vous ? Je saurai me venger de la préférence que vous osez donner sur
moi à un autre ; et je jure que votre fille n’aura pas d’autre mari que le
plus vil et le plus mal fait de tous mes esclaves. » En achevant ces
mots, il renvoya brusquement le vizir, qui se retira chez lui, plein de
confusion et cruellement mortifié. Aujourd’hui le sultan a fait venir un
de ses palefreniers, qui est bossu par devant et par derrière, et laid à
faire peur ; et, après avoir ordonné à Schemseddin Mohammed de
consentir au mariage de sa fille avec cet esclave, il a fait dresser et
signer le contrat par des témoins en sa présence. Les préparatifs de ces
bizarres noces sont achevés ; et, à l’heure où je vous parle, tous les
esclaves des seigneurs de la cour d’Égypte sont à la porte d’un bain,
chacun avec un flambeau à la main. Ils attendent que le palefrenier
bossu, qui y est et qui s’y lave, en sorte, pour le mener chez son
épouse, qui, de son côté, est déjà coiffée et habillée. Dans le moment
que je suis partie du Caire, les dames, assemblées, se disposaient à la
conduire, avec tous ses ornements nuptiaux, dans la salle où elle doit
recevoir le bossu et où elle l’attend présentement. Je l’ai vue, et je
vous assure qu’on ne peut la regarder sans admiration.
Quand la fée eut cessé de parler, le génie lui dit : « Quoi que vous
puissiez dire, je ne puis me persuader que la beauté de cette fille
surpasse celle de ce jeune homme. Je ne veux pas disputer contre
vous, répliqua la fée, je vous confesse qu’il mériterait d’épouser la
charmante personne qu’on destine au bossu ; et il me semble que nous
ferions une action digne de nous, si, nous opposant à l’injustice du
sultan d’Égypte, nous pouvions substituer ce jeune homme à la place
de l’esclave. — Vous avez raison, repartit le génie ; vous ne sauriez
croire combien je vous sais bon gré de la pensée qui vous est venue.
Trompons, j’y consens, la vengeance du sultan d’Égypte ; consolons
un père affligé et rendons sa fille aussi heureuse qu’elle se croit
misérable. Je n’oublierai rien pour faire réussir ce projet, et je suis
persuadé que vous ne vous y épargnerez pas ; je me charge de le
porter au Caire sans qu’il se réveille, et je vous laisse le soin de le
porter ailleurs, quand nous aurons exécuté notre entreprise. »
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 314
jetaient les yeux sur lui ; et, dès qu’ils l’avaient envisagé, ils le
trouvaient si bien fait et si beau, qu’ils ne pouvaient plus en détourner
leurs regards.
par le bossu, à qui elles faisaient mille niches ; ce qui divertissait fort
tous les spectateurs.
A ce discours, la fille du vizir, qui était entrée plus morte que vive
dans la chambre nuptiale, changea de visage, prit un air gai, qui la
rendit si belle, que Bedreddin en fut charmé. « Je ne m’attendais pas,
lui dit-elle, à une surprise si agréable et je m’étais déjà condamnée à
être malheureuse tout le reste de ma vie. Mais mon bonheur est
d’autant plus grand, que je vais posséder en vous un homme digne de
ma tendresse. » En disant cela, elle acheva de se déshabiller et se mit
au lit. De son côté, Bedreddin Hassan, ravi de se voir possesseur de
tant de charmes, se déshabilla promptement. Il mit son habit sur un
siège et sur la bourse que le juif lui avait donnée, laquelle était encore
pleine, malgré tout ce qu’il en avait tiré. Il ôta son turban, pour en
prendre un de nuit qu’on avait préparé pour le bossu, et il alla se
coucher, en chemise et en caleçon 45 . Le caleçon était de satin bleu, et
attaché avec un cordon tissu d’or.
46 Le Coran prescrit aux sectateurs de Mahomet cinq prières par jour : à midi,
première heure du jour civil pour les musulmans, à quatre heures du soir, au
coucher du soleil, un peu avant minuit, et le matin. On peut faire cette dernière
prière depuis que les étoiles ont disparu jusqu’à midi. Les heures de ces actes
religieux sont annoncés par des crieurs d’office, qui avertissent, du haut des
mosquées, quand il est temps de faire l’oraison.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 321
savez-vous bien que vous êtes à une des portes de Damas ? — A une
des portes de Damas répliqua Bedreddin. Vous vous moquez de moi :
en me couchant, cette nuit, j’étais au Caire. » A ces mots, quelques-
uns, touchés de compassion, dirent que c’était dommage qu’un jeune
homme si bien fait eût perdu l’esprit, et ils passèrent leur chemin.
« Mon fils, lui dit un bon vieillard, vous n’y pensez pas : puisque vous
êtes ce matin à Damas, comment pouviez-vous être hier soir au
Caire ? Cela ne peut pas être. — Cela est pourtant très vrai, repartit
Bedreddin ; et je vous jure même que je passai toute la journée d’hier
à Balsora. » A peine eut-il achevé ces paroles, que tout le monde fit un
grand éclat de rire et se mit à crier : « C’est un fou, c’est un fou »
Quelques-uns néanmoins le plaignaient à cause de sa jeunesse ; et un
homme de la compagnie lui dit : « Mon fils, il faut que vous ayez
perdu la raison ; vous ne songez pas à ce que vous dites : est-il
possible qu’un homme soit le jour à Balsora, la nuit au Caire, et le
matin à Damas ? Vous n’êtes pas sans doute bien éveillé ; rappelez
vos esprits. Ce que je dis, reprit Bedreddin Hassan, est si véritable,
qu’hier au soir, j’ai été marié dans la ville du Caire. » Tous ceux qui
avaient ri auparavant redoublèrent leurs rires à ce discours. « Prenez-y
bien garde, lui dit la même personne qui venait de lui parler, il faut
que vous ayez rêvé tout cela et que cette illusion vous soit restée dans
l’esprit. — Je sais bien ce que je dis, répondit le jeune homme. Dites-
moi vous-même comment il est possible que je sois allé en songe au
Caire, où je suis persuadé que j’ai été effectivement, où l’on a par sept
fois amené devant moi mon épouse, parée d’un nouvel habillement
chaque fois, et où enfin j’ai vu un affreux bossu qu’on prétendait lui
donner ? Apprenez-moi encore ce que sont devenus ma robe, mon
turban et la bourse de sequins que j’avais au Caire. »
Quoiqu’il assurât que toutes ces choses étaient réelles, les personnes
qui l’écoutaient n’en firent que rire, ce qui le troubla, de sorte qu’il ne
savait plus lui-même ce qu’il devait penser de tout ce qui était arrivé.
Après s’être opiniâtré à soutenir que tout ce qu’il avait dit était
véritable, il se leva pour entrer dans la ville, et tout le monde le suivit
en criant : « C’est un fou c’est un fou » A ces cris, les uns mirent la
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 322
« Votre histoire est des plus surprenantes, lui dit le pâtissier ; mais, si
vous voulez suivre mon conseil, vous ne ferez confidence à personne
de toutes les choses que vous venez de me dire, et vous attendrez
patiemment que le ciel daigne mettre un terme aux disgrâces dont il
permet que vous soyez affligé. Vous n’avez qu’à demeurer avec moi
jusqu’à ce temps-là ; et, comme je n’ai pas d’enfants, je suis prêt à
vous reconnaître pour mon fils, si vous y consentez. Après que je vous
aurai adopté, vous irez librement par la ville et vous ne serez plus
exposé aux insultes de la populace. »
Quoique cette adoption ne fît pas honneur au fils d’un grand vizir,
Bedreddin ne laissa pas d’accepter la proposition du pâtissier, jugeant
bien que c’était le meilleur parti qu’il dût prendre dans la situation où
était sa fortune. Le pâtissier le fit habiller, prit des témoins et alla
déclarer devant un cadi qu’il le reconnaissait pour son fils ; après quoi
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 323
Quand la nouvelle mariée vit que son père lui reprochait la joie qu’elle
faisait paraître, elle lui dit : « Seigneur, ne me faites point, de grâce,
un reproche si injuste : ce n’est pas le bossu, que je déteste plus que la
mort, ce n’est pas ce monstre que j’ai épousé. Tout le monde lui a fait
tant de confusion, qu’il a été contraint de s’aller cacher et de faire
place à un jeune homme charmant, qui est mon véritable mari. —
Quelle fable me contez-vous ? interrompit brusquement Schemseddin
Mohammed. Quoi ! le bossu n’a pas couché, cette nuit, avec vous ? —
Non, seigneur, répondit-elle, je n’ai point couché avec d’autre
personne que le jeune homme dont je vous parle qui a de grands yeux
et de grands sourcils noirs. » A ces paroles, le vizir perdit patience et
entra dans une grande colère contre sa fille. « Méchante ! lui dit-il,
voulez-vous me faire perdre l’esprit par le discours que vous me
tenez ? — C’est vous, mon père, repartit-elle, qui me faites perdre
l’esprit à moi-même par votre incrédulité. Il n’est donc pas vrai,
répliqua le vizir, que le bossu... ? — Eh ! laissons là le bossu !
interrompit-elle avec précipitation. Maudit soit le bossu ! Entendrai-je
toujours parler du bossu ?Je vous le répète encore, mon père, ajouta-t-
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 324
elle, je n’ai point passé la nuit avec lui, mais avec le charmant époux
dont je vous parle, et qui ne doit pas être loin d’ici. »
n’est que votre aïeul, et vous ne jouerez pas avec nous ; nous nous
garderons bien même de nous approcher de vous. » En disant cela, ils
s’éloignèrent de lui en le raillant, et ils continuèrent de rire entre eux.
Agib fut mortifié de leurs railleries et se mit à pleurer.
Le maître d’école, qui était aux écoutes et qui avait tout entendu, entra
sur ces entrefaites et, s’adressant à Agib : « Agib, lui dit-il, ne savez-
vous pas encore que le vizir Schemseddin Mohammed n’est pas votre
père ? il est votre aïeul, père de votre mère, Dame de beauté. Nous
ignorons, comme vous, le nom de votre père ; nous savons seulement
que le sultan avait voulu marier votre mère avec un de ses
palefreniers, qui était bossu, mais qu’un génie coucha avec elle. Cela
est fâcheux pour vous et doit vous apprendre à traiter vos camarades
avec moins de fierté que vous n’avez fait jusqu’à présent. »
ferait beau voir qu’un fils de vizir comme vous entrât dans la boutique
d’un pâtissier pour y manger ! ne croyez pas que je le souffre. —
Hélas ! mon petit seigneur, s’écria alors Bedreddin Hassan, on est
bien cruel de confier votre conduite à un homme qui vous traite avec
tant de dureté. » Puis, s’adressant à l’eunuque : « Mon bon ami,
ajouta-t-il, n’empêchez pas ce jeune seigneur de m’accorder la grâce
que je lui demande ; ne me donnez pas cette mortification. Faites-moi
plutôt l’honneur d’entrer avec lui chez moi, et par là vous ferez
connaître que si vous êtes brun au dehors comme la châtaigne, vous
êtes blanc aussi au dedans comme elle. Savez-vous bien, poursuivit-il,
que je sais le secret de vous rendre blanc, de noir que vous êtes ? »
L’eunuque se mit à rire à ce discours, et demanda à Bedreddin ce que
c’était que ce secret. « Je vais vous l’apprendre », répondit-il. Aussitôt
il lui récita des vers à la louange des eunuques noirs, disant que c’était
par leur ministère que l’honneur des sultans, des princes et de tous les
grands était en sûreté. L’eunuque fut charmé de ces vers, et, cessant
de résister aux prières de Bedreddin, laissa entrer Agib dans sa
boutique et y entra aussi lui-même.
Bedreddin Hassan sentit une extrême joie d’avoir obtenu ce qu’il avait
désiré avec tant d’ardeur, et se remettant au travail qu’il avait
interrompu : « Je faisais, dit-il, des tartes à la crème ; il faut, s’il vous
plaît, que vous en mangiez ; je suis persuadé que vous les trouverez
excellentes, car ma mère, qui les fait admirablement bien, m’a appris à
les faire, et l’on vient en prendre chez moi de tous les endroits de cette
ville. » En achevant ces mots, il tira du four une tarte à la crème, et
après avoir mis dessus des grains de grenade et du sucre, il la servit
devant Agib, qui la trouva délicieuse. L’eunuque, à qui Bedreddin en
présenta aussi, en porta le même jugement.
Il lui fit son compliment ; et, après l’avoir suppliée de suspendre ses
larmes et ses gémissements, il lui apprit qu’il avait l’honneur d’être
son beau-frère, et lui dit la raison qui l’avait obligé de partir du Caire
et de venir à Balsora.
Lorsqu’il fut près de cette ville, il fit dresser ses tentes hors de la porte
par laquelle il devait entrer, et dit qu’il y séjournerait trois jours, pour
faire reposer son équipage et pour acheter ce qu’il trouverait de plus
curieux et de plus digne d’être présenté au sultan d’Égypte.
Pendant qu’il était occupé à choisir lui-même les plus belles étoffes
que les principaux marchands avaient apportées sous ses tentes, Agib
pria l’eunuque noir, son conducteur, de le mener promener dans la
ville, disant qu’il souhaitait voir les choses qu’il n’avait pas eu le
temps de voir en passant, et qu’il serait bien aise aussi d’apprendre
des nouvelles du pâtissier à qui il avait donné un coup de pierre.
L’eunuque y consentit, marcha vers la ville avec lui, après en avoir
obtenu la permission de sa mère, Dame de beauté.
Ils entrèrent dans Damas par la porte du palais, qui était la plus proche
des tentes du vizir Schemseddin Mohammed. Ils parcoururent les
grandes places, les lieux publics et couverts où se vendaient les
marchandises les plus riches, et virent l’ancienne mosquée des
Ommiades 50 , dans le temps qu’on s’y assemblait pour faire la prière
d’entre le midi et le coucher du soleil. Ils passèrent ensuite devant la
boutique de Bedreddin Hassan, qu’ils trouvèrent encore occupé à faire
des tartes à la crème. « Je vous salue, lui dit Agib, regardez-moi : vous
souvenez-vous de m’avoir vu ? » A ces mots Bedreddin jeta les yeux
sur lui ; et le reconnaissant (ô prodigieux effet de l’amour paternel !) il
sentit la même émotion que la première fois : il se troubla ; et au lieu
de lui répondre, il demeura longtemps sans pouvoir proférer une seule
parole. Néanmoins, ayant rappelé ses esprits : « Mon petit seigneur,
lui dit-il, faites-moi la grâce d’entrer encore une fois chez moi avec
votre gouverneur : venez goûter d’une tarte à la crème. Je vous
supplie de me pardonner la peine que je vous fis en vous suivant hors
de la ville : je ne me possédais pas, je ne savais ce que je faisais ; vous
50 Nom des califes de Damas, qui leur vint d’Ommiah, un de leurs ancêtres.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 336
Bedreddin leur servit aussitôt une tarte à la crème qui n’était pas
moins délicate ni moins excellente que celle qu’il leur avait présentée
la première fois. « Venez, lui dit Agib, asseyez-vous auprès de moi et
mangez avec nous. » Bedreddin, s’étant assis, voulut embrasser Agib,
pour lui marquer la joie qu’il avait de se voir à ses côtés ; mais Agib le
repoussa en lui disant : « Tenez-vous en repos, votre amitié est trop
vive. Contentez-vous de me regarder et de m’entretenir. » Bedreddin
obéit et se mit à chanter une chanson dont il composa sur-le-champ les
paroles à la louange d’Agib. Il ne mangea point, et ne fit autre chose
que servir ses hôtes. Lorsqu’ils eurent achevé de manger, il leur
présenta à laver 51 et une serviette très blanche pour s’essuyer les
mains. Il prit ensuite un vase de sorbet et leur en prépara plein une
grande porcelaine, où il mit de la neige 52 fort propre. Puis, présentant
la porcelaine au petit Agib : « Prenez, lui dit-il, c’est un sorbet de
rose, le plus délicieux qu’on puisse trouver dans toute cette ville ;
jamais vous n’en avez goûté de meilleur. » Agib en ayant bu avec
plaisir, Bedreddin Hassan reprit la porcelaine et la présenta aussi à
l’eunuque, qui but à longs traits toute la liqueur, jusqu’à la dernière
goutte.
Agib eut à peine touché au morceau de tarte à la crème qu’on lui avait
servi que, feignant de ne le pas trouver à son goût, il le laissa tout
entier ; et Schaban 53 (c’est le nom de l’eunuque) fit la même chose.
La veuve de Noureddin Ali s’aperçut du peu de cas que son petit-fils
faisait de sa tarte. « Eh quoi ! mon fils, lui dit-elle, est-il possible que
vous méprisiez ainsi l’ouvrage de mes propres mains ? Apprenez que
personne au monde n’est capable de faire de si bonnes tartes à la
crème, excepté votre père, Bedreddin Hassan, à qui j’ai enseigné le
grand art d’en faire de pareilles. — Ah ! ma bonne grand’mère, s’écria
Agib, permettez-moi de vous dire que, si vous n’en savez pas faire de
meilleures, il y a un pâtissier dans cette ville qui vous surpasse dans ce
grand art : nous venons d’en manger chez lui une qui vaut beaucoup
mieux que celle-ci. »
La veuve de Noureddin Ali crut que c’était par dépit contre elle et
pour la mortifier que Schaban louait la tarte du pâtissier. C’est
pourquoi, s’adressant à lui : « Je ne puis croire, dit-elle, que les tartes
à la crème de ce pâtissier soient meilleures que les miennes. Je veux
m’en éclaircir ; tu sais où il demeure ; va chez lui et m’apporte une
tarte à la crème tout à l’heure. » En parlant ainsi, elle fit donner de
l’argent à l’eunuque, pour acheter la tarte, et il partit. Étant arrivé à la
boutique de Bedreddin : « Bon pâtissier, lui dit-il, tenez, voilà de
l’argent, donnez-moi une tarte à la crème ; une de nos dames souhaite
d’en goûter. » Il y en avait alors de toutes chaudes ; Bedreddin choisit
la meilleure, en la donnant à l’eunuque : « Prenez celle-ci, dit-il, je
vous la garantis excellente, et je puis vous assurer que personne au
monde n’est capable d’en faire de semblables, si ce n’est ma mère, qui
vit peut-être encore. »
secret, il faut absolument que ce soit lui qui ait fait celle-ci.
Réjouissons-nous, mon frère, ajouta-t-elle avec transport, nous avons
enfin trouvé ce que nous cherchons et désirons depuis si longtemps.
— Madame, répliqua le vizir, modérez, je vous prie, votre impatience,
nous saurons bientôt ce que nous en devons penser. Il n’y a qu’à faire
venir ici le pâtissier : si c’est Bedreddin Hassan, vous le reconnaîtrez
bien, ma fille et vous. Mais il faut que vous vous cachiez toutes deux
et que vous le voyiez. sans qu’il vous voie ; car je ne veux pas que
notre reconnaissance se fasse à Damas : j’ai dessein de la prolonger
jusqu’à ce que nous soyons de retour au Caire, où je me propose de
vous donner un divertissement très agréable. »
En achevant ces paroles, il laissa les dames sous leur tente et se rendit
sous la sienne. Là, il fit venir cinquante de ses gens et leur dit :
« Prenez chacun un bâton et suivez Schaban, qui va vous conduire
chez un pâtissier de cette ville. Lorsque vous y serez arrivés, rompez,
brisez tout ce que vous trouverez dans sa boutique. S’il vous demande
pourquoi vous faites ce désordre, demandez-lui seulement si ce n’est
pas lui qui a fait la tarte à la crème qu’on a été prendre chez lui.S’il
vous répond que oui, saisissez-vous de sa personne, liez-le bien et me
l’amenez ; mais gardez-vous de le frapper ni de lui faire le moindre
mal. Allez, et ne perdez pas de temps. »
Pendant qu’ils s’entretenaient ainsi tous deux, les dames, qui s’étaient
cachées, observaient avec attention Bedreddin, qu’elles n’eurent pas
de peine à reconnaître, malgré le temps qui s’était écoulé depuis
qu’elles ne l’avaient vu. La joie qu’elles en eurent fut telle, qu’elles en
tombèrent évanouies. Quand elles furent revenues de leur
évanouissement, elles voulaient s’aller jeter au cou de Bedreddin ;
mais la parole qu’elles avaient donnée au vizir, de ne se point montrer,
l’emporta sur les plus tendres mouvements de l’amour et de la nature.
« Eh quoi ! disait Bedreddin, faut-il qu’on ait tout rompu et brisé dans
ma maison, qu’on m’ait emprisonné dans une caisse, et qu’enfin on
s’apprête à m’attacher à un poteau, et tout cela, parce que je ne mets
pas de poivre dans une tarte à la crème ! Hé, grand Dieu ! qui a jamais
entendu parler d’une pareille chose ? Sont-ce là des actions de
musulmans, de personnes qui font profession de probité, de justice, et
qui pratiquent toutes sortes de bonnes œuvres ? » En disant cela il
fondait en larmes, puis, recommençant ses plaintes : « Non, reprenait-
il, jamais personne n’a été traité si injustement ni si rigoureusement.
Est-il possible qu’on soit capable d’ôter la vie à un homme pour
n’avoir pas mis de poivre dans une tarte à la crème ? Que maudites
soient toutes les tartes à la crème, aussi bien que l’heure où je suis né !
Plût à Dieu que je fusse mort en ce moment ! »
Dame de beauté alla exécuter avec joie ce que venait de lui ordonner
son père, qui commença aussi à disposer toutes choses dans la salle,
de la même manière qu’elles étaient lorsque Bedreddin Hassan s’y
était trouvé avec le palefrenier bossu du sultan d’Égypte. A mesure
qu’il lisait l’écrit, ses domestiques mettaient chaque meuble à sa
place. Le trône ne fut pas oublié, non plus que les bougies allumées.
Quand tout fut préparé dans la salle, le vizir entra dans la chambre de
sa fille, où il posa l’habillement de Bedreddin, avec la bourse de
sequins. Cela étant fait, il dit à Dame de beauté : « Déshabillez-vous,
ma fille, et vous couchez. Dès que Bedreddin sera entré dans cette
chambre, plaignez-vous de ce qu’il a été dehors trop longtemps, et
dites-lui que vous avez été bien étonnée, en vous réveillant, de ne le
pas trouver auprès de vous. Pressez-le de se remettre au lit, et demain
matin, vous nous divertirez, votre belle-mère et moi, en nous rendant
compte de ce qui se sera passé entre vous et lui cette nuit. » A ces
mots, il sortit de l’appartement de sa fille, et lui laissa la liberté de se
coucher.
Damas. Si j’ai, en effet, couché cette nuit avec vous, je ne puis pas en
avoir été éloigné si longtemps. Ces deux choses sont opposées, Dites-
moi, de grâce, ce que J’en dois penser ; si mon mariage avec vous est
une illusion, ou si c’est un songe que mon absence ? — Oui, seigneur,
repartit Dame de beauté, vous avez rêvé, sans doute, que vous aviez
été à Damas. — Il n’y a donc rien de si plaisant, s’écria Bedreddin en
faisant un éclat de rire. Je suis assuré, madame, que ce songe va vous
paraître très réjouissant. Imaginez-vous, s’il vous plaît, que je me suis
trouvé à la porte de Damas, en chemise et en caleçon, comme je suis
en ce moment ; que je suis entré dans la ville aux huées d’une
populace qui me suivait en m’insultant ; que je me suis sauvé chez un
pâtissier, qui m’a adopté, m’a appris son métier et m’a laissé tous ses
biens en mourant ; qu’après sa mort j’ai tenu sa boutique. Enfin,
madame, il m’est arrivé une infinité d’autres aventures, qui seraient.
trop longues à raconter ; et tout ce que je puis vous dire, c’est que je
n’ai pas mal fait de m’éveiller sans cela, on m’allait clouer à un
poteau. — Et pour quel sujet, dit Dame de beauté en faisant l’étonnée,
voulait-on vous traiter si cruellement ? Il fallait donc que vous eussiez
commis un crime énorme ? — Point du tout, répondit Bedreddin,
c’était pour la chose du monde la plus bizarre et la plus ridicule. Tout
mon crime était d’avoir vendu une tarte à la crème où je n’avais pas
mis de poivre. — Ah ! pour cela, dit Dame de beauté en riant de toute
sa force, il faut avouer qu’on vous faisait une horrible injustice. — O
madame, répliqua-t-il, ce n’est pas tout encore : pour cette, maudite
tarte à la crème, où l’on me reprochait de n’avoir pas mis de poivre,
on avait tout rompu et tout brisé dans ma boutique ; on m’avait lié
avec des cordes et enfermé dans une caisse, où j’étais si étroitement,
qu’il me semble que je m’en sens encore. Enfin, on avait fait venir un
charpentier, et on lui avait commandé de dresser un poteau pour me
rendre. Mais Dieu soit béni de ce que tout cela n’est que l’ouvrage du
sommeil ! »
bossu ; et je suis couché avec la belle dame qui lui était destinée. » Le
jour, qui paraissait, n’avait pas encore dissipé son inquiétude, lorsque
le vizir Schemseddin Mohammed, son oncle, frappa à la porte et entra
presque en même temps, pour lui donner le bonjour.
Il n’y a pas de paroles assez énergiques pour bien exprimer quelle fut
la joie de Bedreddin lorsqu’il vit sa mère et son fils Agib. Ces trois
personnes ne cessaient de s’embrasser et de faire paraître tous les
transports que le sang et la plus vive tendresse peuvent inspirer. La
mère dit les choses du monde les plus touchantes à Bedreddin : elle lui
parla de la douleur que lui avait causée une si longue absence, et des
pleurs qu’elle avait versés. Le petit Agib, au lieu de fuir, comme à
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 348
Dès qu’ils y furent arrivés, la femme du tailleur, qui avait déjà mis le
couvert, parce qu’il était temps de souper, servit un bon plat de
poisson qu’elle avait préparé. Ils se mirent tous trois à table ; mais, en
mangeant, le bossu avala, par malheur, une grosse arête ou un os, dont
il mourut en peu de moments, sans que le tailleur et sa femme y
pussent remédier. Ils furent l’un et l’autre d’autant plus effrayés de cet
accident, qu’il était arrivé chez eux, et qu’ils avaient à craindre que, si
la justice venait à le savoir, on ne les punît comme des assassins. Le
mari néanmoins trouva un expédient pour se défaire du corps du
mort ; il fit réflexion qu’il demeurait dans le voisinage un médecin
juif ; et là-dessus, ayant formé un projet, pour commencer à
l’exécuter, sa femme et lui prirent le bossu, l’un par les pieds, l’autre
par la tête, et le portèrent jusqu’au logis du médecin. Ils frappèrent à
sa porte, où aboutissait un escalier très roide, par où l’on montait à sa
chambre. Une servante descend aussitôt, même sans lumière, ouvre, et
demande ce qu’ils souhaitent. « Remontez, s’il vous plaît, répondit le
tailleur, et dites à votre maître que nous lui amenons un homme bien
malade, pour qu’il lui ordonne quelque remède. Tenez, ajouta-t-il, en
lui mettant en main une pièce d’argent, donnez-lui cela par avance,
afin qu’il soit persuadé que nous n’avons pas dessein de lui faire
perdre sa peine. » Pendant que la servante remonta pour faire part au
médecin juif d’une si bonne nouvelle, le tailleur et sa femme portèrent
promptement le corps du bossu au haut de l’escalier, le laissèrent là et
retournèrent chez eux en diligence.
55 Cet âne est celui qui, selon les mahométans, servit de monture à Esdras quand
il vint de la captivité de Babylone à Jérusalem.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 351
mangeaient mon beurre et mes graisses ; et c’est toi qui descends par
la cheminée pour me voler ! Je ne crois pas qu’il te reprenne jamais
envie d’y revenir. » En achevant ces mots, il frappa le bossu et lui
donna plusieurs coups de bâton. Le cadavre tomba le nez contre terre ;
le pourvoyeur redoubla ses coups ; mais remarquant enfin que le corps
qu’il frappe est sans mouvement, il s’arrête pour le considérer. Alors,
voyant que c’était un cadavre, la crainte commence à succéder à la
colère. « Qu’ai-je fait, misérable dit-il. Je viens d’assommer un
homme ! Ah ! j’ai porté trop loin ma vengeance. Grand Dieu ! si vous
n’avez pitié de moi, c’est fait de ma vie. Maudites soient mille fois les
graisses et les huiles qui sont cause que j’ai commis une action si
criminelle ! » Il demeura pâle et défait ; il croyait déjà voir les
ministres de la justice qui le traînaient au supplice ; il ne savait quelle
résolution il devait prendre.
Le garde du quartier vint à ses cris ; et, voyant que c’était un chrétien
qui maltraitait un musulman (car le bossu était de notre religion) :
« Quel sujet avez-vous, lui dit-il, de maltraiter ainsi un musulman ? Il
a voulu me voler, répondit le marchand, et il s’est jeté sur moi pour
me prendre à la gorge. — Vous vous êtes assez vengé, répliqua le
garde en le tirant par le bras ; ôtez-vous de là. » En même temps, il
tendit la main au bossu pour l’aider à se relever ; mais, remarquant
qu’il était mort : « Oh ! oh ! poursuivit-il, c’est donc ainsi qu’un
chrétien a la hardiesse d’assassiner un musulman ! » En achevant ces
mots, il arrêta le chrétien et le mena chez le lieutenant de police, où on
le mit en prison jusqu’à ce que le juge fût levé et en état d’interroger
l’accusé. Cependant le marchand chrétien revint de son ivresse ; et
plus il faisait de réflexions sur son aventure, moins il pouvait
comprendre comment de simples coups de poing avaient été capables
d’ôter la vie à un homme.
frappé et a cru l’avoir tué ; mais cela n’est pas, comme vous le voyez
par ma déposition. Je suis donc le seul auteur du meurtre ; et, quoique
je le sois contre mon intention, j’ai résolu d’expier mon crime, pour
n’avoir pas à me reprocher la mort de deux musulmans, en souffrant
que vous ôtiez la vie au pourvoyeur du sultan, dont je viens vous
révéler l’innocence. Renvoyez-le donc, s’il vous plaît, et me mettez à
sa place, puisque personne que moi n’est cause de la mort du bossu. »
Dès que le juge de police fut persuadé que le médecin juif était le
meurtrier, il ordonna au bourreau de se saisir de sa personne et de
mettre en liberté le pourvoyeur du sultan. Le médecin avait déjà la
corde au cou et allait cesser de vivre, quand on entendit la voix du
tailleur qui priait le bourreau de ne pas passer plus avant, et qui faisait
ranger le peuple pour s’avancer vers le lieutenant de police, devant
lequel étant arrivé : « Seigneur, lui dit-il, peu s’en est fallu que vous
n’ayez fait perdre la vie à trois personnes innocentes ; mais, si vous
voulez bien avoir la patience de m’entendre, vous allez connaître le
véritable assassin du bossu. Si sa mort doit être expiée par une autre,
c’est par la mienne. Hier, vers la fin du jour, comme je travaillais dans
ma boutique et que j’étais en humeur de me réjouir, le bossu, à demi
ivre, arriva et s’assit. Il chanta quelque temps, et je lui proposai de
venir passer la soirée chez moi. Il y consentit, et je l’emmenai. Nous
nous mîmes à table, et je lui servis un morceau de poisson ; en le
mangeant, une arête ou un os s’arrêta dans son gosier, et, quelque
chose que nous ayons pu faire, ma femme et moi, pour le soulager, il
mourut en peu de temps. Nous fûmes fort affligés de sa mort ; et, de
peur d’en être repris, nous portâmes le cadavre à la porte du médecin
juif. Je frappai, et je dis à la servante qui vint ouvrir de remonter
promptement et de prier son maître, de notre part, de descendre pour
voir un malade que nous lui amenions ; et, afin qu’il ne refusât pas de
venir, je la chargeai de lui remettre en main propre une pièce d’argent
que je lui donnai. Dès qu’elle fut remontée, je portai le bossu au haut
de l’escalier, sur la première marche, et nous sortîmes aussitôt, ma
femme et moi, pour nous retirer chez nous. Le médecin, en voulant
descendre, fit rouler le bossu, ce qui lui a fait croire qu’il était cause
de sa mort. Puisque cela est ainsi, ajouta-t-il, laisser aller le médecin
et faites-moi mourir. »
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 356
Sire, avant que je m’engage dans le récit que Votre Majesté consent
que je lui fasse, je lui ferai remarquer, s’il lui plaît, que je n’ai pas
l’honneur d’être né dans un endroit qui relève de son empire. Je suis
étranger, natif du Caire, en Égypte, Cophte de nation 56 et chrétien de
religion. Mon père était courtier, et il avait amassé des biens assez
considérables, qu’il me laissa en mourant. Je suivis son exemple et
embrassai sa profession. Comme j’étais un jour au Caire, dans le
logement public de marchands de toutes sortes de grains, un jeune
marchand très bien fait et proprement vêtu, monté sur un âne, vint
m’aborder. Il me salua, et, ouvrant un mouchoir où il y avait une
montre de sésame : « Combien vaut, me dit-il, la grande mesure de
sésame de la qualité de celui que vous voyez ? »
56 Cophte ou Copte, nom qu’on donne aux chrétiens originaires d’Égypte, et qui
sont de la secte des jacobites ou des entychéens.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 358
revint à la fin du troisième mois : il était encore monté sur son âne,
mais plus magnifiquement habillé que les autres fois.
vous ne vous servez pas de votre main droite ; vous y avez mal
apparemment ? » il fit un grand soupir, au lieu de me répondre ; et,
tirant son bras droit, qu’il avait tenu caché jusqu’alors sous sa robe, il
me montra qu’il avait la main coupée, de quoi je fus extrêmement
étonné. « Vous avez été choqué, sans doute, me dit-il, de me voir
manger de la main gauche ; mais jugez si j’ai pu faire autrement. —
Peut-on vous demander, repris-je, par quel malheur vous avez perdu
votre main droite ? » Il versa des larmes à cette demande ; et, après les
avoir essuyées, il me conta son histoire, comme je vais vous la
raconter :
Vous saurez, me dit-il, que je suis natif de Bagdad, fils d’un père riche
et des plus distingués de la ville par sa qualité et par son rang. A peine
étais-je entré dans le monde, que, fréquentant des personnes qui
avaient voyagé et qui disaient des merveilles de l’Égypte, et
particulièrement du grand Caire, je fus frappé de leurs discours et
j’eus envie d’y faire un voyage ; mais mon père vivait encore, et il ne
m’en aurait pas donné la permission. Il mourut enfin ; et, sa mort me
laissant maître de mes actions, je résolus d’aller au Caire. J’employai
une très grosse somme d’argent en plusieurs sortes d’étoffes fines de
Bagdad et de Moussoul, et je me mis en chemin.
Je suivis leur conseil : je les menai avec moi à mon magasin, d’où je
tirai toutes mes marchandises ; et, retournant au bezestein, je les
distribuai à différents marchands, qu’ils m’avaient indiqués comme
les plus solvables, et qui me donnèrent un reçu en bonne forme, signé
par des témoins, sous la condition que je ne leur demanderais rien le
premier mois.
Un lundi que j’étais assis dans la boutique d’un de ces marchands, qui
se nommait Bedreddin, une dame de condition, comme il était aisé de
le reconnaître à son air, à son habillement et par une esclave fort
proprement mise qui la suivait, entra dans la boutique et s’assit près
de moi. Cet extérieur, joint à une grâce naturelle qui paraissait en tout
ce qu’elle faisait, me prévint en sa faveur et me donna une grande
envie de la mieux connaître que je ne faisais. Je ne sais si elle ne
s’aperçut pas que je prenais plaisir à la regarder, et si mon attention ne
lui plaisait point ; mais elle haussa le crépon qui lui descendait sur le
visage par-dessus la mousseline qui le cachait, et me laissa voir de
grands yeux noirs dont je fus charmé. Enfin, elle acheva de me rendre
très amoureux d’elle par le son agréable de sa voix et par ses manières
honnêtes et gracieuses, lorsqu’en saluant le marchand elle lui
demanda des nouvelles de sa santé, depuis le temps qu’elle ne l’avait
vu.
Quand je vis que la dame se retirait, je sentis bien que mon cœur
s’intéressait pour elle ; je la rappelai : « Madame, lui dis-je, faites-moi
la grâce de revenir ; peut-être trouverai-je moyen de vous contenter
l’un et l’autre. » Elle revint, en me disant que c’était pour l’amour de
moi. « Seigneur Bedreddin, dis-je alors au marchand, combien dites-
vous que vous voulez vendre cette étoffe qui m’appartient ?Onze
cents dragmes d’argent, répondit-il ; je ne puis la donner à moins. —
Livrez-la donc à cette dame, repris-je et qu’elle l’emporte. Je vous
donne cent dragmes de profit et je vais vous faire un billet de la
somme, à prendre sur les autres marchandises que vous avez. »
Effectivement, je fis le billet, le signai, et le mis entre les mains de
Bedreddin. Ensuite, présentant l’étoffe à la dame, je lui dis « Vous
pouvez l’emporter, madame ; et, quant à l’argent, vous me ,enverrez
demain ou un autre jour, ou bien je vous fais présent de l’étoffe, si
vous voulez. — Ce n’est pas comme je l’entends, reprit-elle. Vous en
usez avec moi d’une manière si honnête et si obligeante, que je serais
indigne de paraître devant les hommes si je ne vous en témoignais pas
de la reconnaissance. Que Dieu, pour vous en récompenser, augmente
vos biens, vous fasse vivre longtemps après moi, vous ouvre la porte
des cieux à votre mort, et que toute la ville publie votre générosité ! »
qu’on ne l’aperçût ; et, après avoir abaissé le crépon, elle prit la pièce
d’étoffe et s’éloigna de la boutique, où elle me laissa dans un état bien
différent de celui où j’étais en y arrivant. Je demeurai longtemps dans
un trouble et dans un désordre étranges. Avant de quitter le marchand,
je lui demandai s’il connaissait la dame. « Oui, me répondit-il ; elle
est fille d’un émir, qui lui a laissé, en mourant, des biens immenses. »
Il n’y avait pas longtemps que j’étais arrivé, lorsque je vis venir la
dame, suivie de son esclave, et plus magnifiquement vêtue que le jour
précédent. Elle ne regarda pas le marchand ; et, s’adressant à moi
seul : « Seigneur, me dit-elle, vous voyez que je suis exacte à tenir la
parole que je vous donnai hier. Je viens exprès pour vous apporter la
somme dont vous voulûtes bien répondre pour moi sans me connaître,
par une générosité que je n’oublierai jamais. Madame, lui répondis-je,
il n’était pas besoin de vous presser si fort : j’étais sans inquiétude sur
mon argent, et je suis fâché de la peine que vous avez prise. — Il
n’était pas juste, reprit-elle, que j’abusasse de votre honnêteté. » En
disant cela, elle me mit l’argent entre les mains et s’assit près de moi.
marchand, voudrait bien vous dire un mot ; prenez, s’il vous plaît, la
peine de me suivre. » Je la suivis ; et je trouvai en effet sa maîtresse,
qui m’attendait dans la boutique d’un changeur, où elle était assise.
Elle me fit asseoir auprès d’elle et, prenant la parole : « Mon cher
seigneur, me dit-elle, ne soyez pas surpris que je vous aie quitté un
peu brusquement ; je n’ai pas jugé à propos devant ce marchand de
répondre favorablement à l’aveu que vous m’avez fait des sentiments
que je vous ai inspirés. Mais, bien loin de m’en offenser, je confesse
que je prenais plaisir à vous entendre, et je m’estime infiniment
heureuse d’avoir pour amant un homme de votre mérite. Je ne sais
quelle impression ma vue a pu faire d’abord sur vous ; mais pour moi,
je puis vous assurer qu’en vous voyant je me suis senti de l’inclination
pour vous. Depuis hier, je n’ai fait que penser aux choses que vous me
dîtes, et mon empressement à vous venir chercher si matin doit bien
vous prouver que vous ne me déplaisez pas. — Madame, repris-je,
transporté d’amour et de joie, je ne pouvais rien entendre de plus
agréable que ce que vous avez la bonté de me dire. On ne saurait
aimer avec plus de passion que je ne vous aime, depuis l’heureux
moment où vous parûtes à mes yeux ; ils furent éblouis de tant de
charmes, et mon cœur se rendit sans résistance. — Ne perdons pas le
temps en discours inutiles, interrompit-elle : je ne doute pas de votre
sincérité, et vous serez bientôt persuadé de la mienne. Voulez-vous
me faire l’honneur de venir chez moi, ou si vous souhaitez que j’aille
chez vous ? — Madame, lui répondis-je, je suis un étranger, logé dans
un khan, qui n’est pas un lieu propre à recevoir une dame de votre
rang et de votre mérite. Il est plus à propos que vous ayez la bonté de
m’enseigner votre demeure : j’aurai l’honneur de vous aller voir chez
vous. — Il sera, dit-elle, vendredi après demain ; venez ce jour-là,
après la prière de midi. Je demeure dans la rue de la Dévotion. Vous
n’avez qu’à demander la maison d’Abou Schamma, surnommé
Bercour, autrefois chef des émirs ; vous me trouverez là. » A ces
mots, nous nous séparâmes, et je passai le lendemain dans une ton
impatience.
Dès que je fus de retour dans mon logement, mon premier soin fut de
faire acheter un bon agneau et plusieurs sortes de gâteaux, que
j’envoyai à la dame par un porteur. Je m’occupai ensuite d’affaires
sérieuses, jusqu’à ce que le maître de l’âne fût arrivé. Alors, je partis
avec lui et me rendis chez la dame, qui me reçut avec autant de joie
que le jour précédent, et me fit un régal aussi magnifique que le
premier.
Je continuai de voir la dame tous les jours et de lui laisser chaque fois
une bourse de cinquante pièces d’or ; et cela dura jusqu’à ce que les
marchands à qui j’avais donné mes marchandises à vendre, et que je
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 368
A mon réveil, je remarquai fort bien sur son visage qu’elle était saisie
d’une vive douleur. Néanmoins, pour ne me pas chagriner, elle ne me
parla de rien. Elle me fit servir un consommé de volaille, qu’on
m’avait préparé par son ordre, me fit manger et boire, pour me
donner, disait-elle, les forces dont j’avais besoin. Après cela, je voulus
prendre congé d’elle ; mais, me retenant par ma robe : « Je ne
souffrirai pas, dit-elle, que vous sortiez d’ici. Quoique vous ne m’en
disiez rien, je suis persuadée que je suis la cause du malheur que vous
vous êtes attiré. La douleur que j’en ai ne me laissera pas vivre
longtemps ; mais avant que je meure, il faut que j’exécute un dessein
que je médite en votre faveur. » En disant cela, elle fit appeler un
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 372
Nous prîmes jour pour notre départ, et, lorsqu’il fut arrivé, nous nous
mîmes en chemin. Nous avons passé par la Syrie et par la
Mésopotamie, traversé toute la Perse, où, après nous être arrêtés dans
plusieurs villes, nous sommes enfin venus, sire, jusqu’à votre capitale.
Au bout de quelque temps, le jeune homme m’ayant témoigné qu’il
avait dessein de repasser dans la Perse et de s’y établir, nous fîmes nos
comptes, et nous nous séparâmes très satisfaits l’un de l’autre. Il
partit, et moi, sire, je suis resté dans cette ville, où j’ai l’honneur
d’être au service de Votre Majesté.Voilà l’histoire que j’avais à vous
conter ne la trouvez-vous pas plus surprenante que celle du bossu ?
Histoire racontée
par le Pourvoyeur du Sultan de Casgar
58 Plante qui croît au bord de la mer, qu’on recueille et qu’on brûle verte. Ses
cendres sont ce qu’on nomme la soude. On appelle aussi cette plante soude.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 375
Un matin que j’ouvrais ma boutique, une dame, montée sur une mule,
accompagnée d’un eunuque et suivie de deux esclaves, passa près de
ma porte et s’arrêta. Elle mit pied à terre, à l’aide de l’eunuque, qui lui
prêta la main, et lui dit : « Madame, je vous l’avais bien dit que vous
veniez de trop bonne heure : vous voyez qu’il n’y a encore personne
au bezestein ; si vous aviez voulu me croire, vous vous seriez épargné
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 376
la peine que vous aurez d’attendre. » Elle regarda de toutes parts, et,
voyant en effet qu’il n’y avait pas d’autres boutiques ouvertes que la
mienne, elle s’en approcha en me saluant, et me pria de lui permettre
qu’elle s’y reposât, en attendant que les autres marchands arrivassent.
Je répondis à son compliment comme je devais. La dame s’assit dans
ma boutique, et remarquant qu’il n’y avait personne que l’eunuque et
moi dans tout le bezestein, elle se découvrit le visage pour prendre
l’air. Je n’ai jamais rien vu de si beau : la voir et l’aimer
passionnément, ce fut la même chose pour moi ; j’eus toujours les
yeux attachés sur elle. Il me parut que mon attention ne lui était pas
désagréable, car elle me donna tout le temps de la regarder à mon
aise ; elle ne se couvrit le visage que lorsque la crainte d’être aperçue
l’y obligea.
La dame n’eut pas plus tôt disparu que je m’aperçus que l’amour
m’avait fait faire une grande faute. Il m’avait tellement troublé
l’esprit, que je n’avais pas pris garde qu’elle s’en allait sans payer, et
que je ne lui avais pas seulement demandé qui elle était, ni où elle
demeurait. Je fis réflexion pourtant que j’étais redevable d’une somme
considérable à plusieurs marchands, qui n’auraient peut-être pas la
patience d’attendre. J’allai m’excuser auprès d’eux le mieux qu’il me
fut possible, en leur disant que je connaissais la dame. Enfin je revins
chez moi, aussi amoureux qu’embarrassé d’une si grosse dette.
J’avais prié mes créanciers de vouloir bien attendre huit jours pour
recevoir leur paiement : la huitaine échue, ils ne manquèrent pas de
me presser de les satisfaire. Je les suppliai de m’accorder le même
délai : ils y consentirent ; mais, dès le lendemain, je vis arriver la
dame, montée sur sa mule, avec la même suite et à la même heure que
la première fois. Elle vint droit à ma boutique. « Je vous ai fait un peu
attendre, me dit-elle ; mais enfin je vous apporte l’argent des étoffes
que je pris l’autre jour ; portez-le chez un changeur : qu’il voie s’il est
de bon aloi et si le compte y est. » L’eunuque, qui avait l’argent vint
avec moi chez le changeur, et la somme se trouva juste et toute de bon
argent. Je revins et j’eus encore le bonheur d’entretenir la dame
jusqu’à ce que toutes les boutiques du bezestein fussent ouvertes.
Quoique nous ne parlassions que de choses très communes, elle leur
donnait néanmoins un tour qui les faisait paraître nouvelles, et qui me
fit voir que je ne m’étais pas trompé quand, dès la première
conversation, j’avais jugé qu’elle avait beaucoup d’esprit.
Enfin, j’achevai de peser les pièces d’or ; et, pendant que je les
remettais dans le sac, l’eunuque se tourna du côté de la dame et lui dit
que j’étais très content c’était le mot dont ils étaient convenus entre
eux. Aussitôt la dame, qui était assise, se leva et partit en me disant
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 379
dit-il : pas un de ces coffres ne passera que je ne l’aie fait ouvrir et que
je ne l’aie exactement visité. » En même temps, il commanda aux
eunuques de les apporter devant lui, les uns après les autres, et de les
ouvrir. Ils commencèrent par celui où j’étais enfermé ; ils le prirent et
le portèrent. Alors je fus saisi d’une frayeur que je ne puis exprimer :
je me crus au dernier moment de ma vie.
59 Cette fontaine est à la Mecque ; et, selon les mahométans, c’est la source que
Dieu fit paraître en faveur d’Agar, après qu’Abraham eut été obligé de la
chasser.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 382
Dès que les eunuques qui les avaient apportés se furent retirés, elle
ouvrit promptement celui où j’étais prisonnier. « Sortez, me dit-elle,
en me montrant la porte d’un escalier qui conduisait à une chambre
au-dessus montez, et allez m’attendre. Elle n’eut pas plus tôt fermé la
porte sur moi, que le calife entra et s’assit sur le coffre d’où je venais
de sortir. Le motif de cette visite était un mouvement de curiosité qui
ne me regardait pas. Ce prince voulait faire des questions sur ce
qu’elle avait vu et entendu dans la ville. Ils s’entretinrent tous deux
assez longtemps ; après quoi, il la quitta enfin et se retira dans son
appartement.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 383
Dès que la femme du calife fut assise, les esclaves qui étaient entrées
les premières me firent signe d’approcher. Je m’avançai au milieu des
deux rangs qu’elles formaient, et me prosternai la tête contre le tapis
qui était sous les pieds de la princesse. Elle m’ordonna de me relever,
et me fit l’honneur de s’informer de mon nom, de ma famille et de
l’état de ma fortune, à quoi je satisfis assez à son gré. Je ne m’en
aperçus pas seulement à son air, elle me le fit même encore connaître
par les choses qu’elle eut la bonté de me dire. « J’ai bien de la joie, me
dit-elle, que ma fille (c’est ainsi qu’elle appelait sa dame favorite), car
je la regarde comme telle, après le soin que j’ai pris de son éducation,
ait fait un choix dont je suis contente ; je l’approuve et je consens que
vous vous mariiez tous deux. J’ordonnerai moi-même les apprêts de
vos noces, mais auparavant j’ai besoin de ma fille pour dix jours ;
pendant ce temps-là, je parlerai au calife et obtiendrai son
consentement, et vous demeurerez ici : on aura soin de vous. »
Je demeurai dix jours sans voir personne qu’une vieille esclave, qui
venait m’apporter à manger. Je lui demandai des nouvelles de la dame
favorite. « Elle est malade, me dit la vieille esclave, de l’odeur
empoisonnée que vous lui avez fait respirer. Pourquoi aussi n’avez-
vous pas eu soin de vous laver les mains après avoir mangé de ce
maudit ragoût à l’ail ? Est-il possible, dis-je alors en moi-même, que
la délicatesse de ces dames soit si grande, et qu’elles soient si
vindicatives pour une faute si légère ? » J’aimai cependant ma femme,
malgré sa cruauté, et je ne laissai pas de la plaindre.
Un jour, l’esclave me dit « Votre épouse est guérie, elle est allée au
bain, et elle m’a dit qu’elle vous viendrait voir demain. Ainsi, ayez
encore patience, et tâchez de vous accommoder à son humeur. C’est
d’ailleurs une personne très sage, très raisonnable et très chérie de
toutes les dames qui sont auprès de Zobéide, notre respectable
maîtresse.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 387
J’en eus bientôt trouvé une pour cette somme ; et, l’ayant fait meubler
magnifiquement, nous y allâmes loger. Nous prîmes un grand nombre
d’esclaves de l’un et de l’autre sexe, et nous nous donnâmes un fort
bel équipage. Enfin, nous commençâmes à mener une vie fort
agréable ; mais elle ne fut pas de longue durée. Au bout d’un an, ma
femme tomba malade et mourut en peu de jours.
Je continuai mes visites pendant neuf jours ; et toutes les fois que je
lui voulus tâter le pouls, il me tendit la main gauche. Le dixième jour,
il me parut se bien porter, et je lui dis qu’il n’avait plus besoin que
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 390
Après que nous fûmes sortis du bain, nous nous mîmes à table, nous
nous entretînmes ensuite, et il me demanda s’il pouvait, sans altérer sa
santé, s’aller promener hors de la ville, au jardin du gouverneur. Je lui
répondis que non seulement il le pouvait, mais qu’il lui était même
très salutaire de prendre l’air. « Si cela est, répliqua-t-il, et que vous
vouliez bien me tenir compagnie, je vous conterai là mon histoire. » Je
repartis que j’étais tout à lui le reste de la journée. Aussitôt, il
commanda à ses gens d’apporter de quoi faire la collation ; puis nous
partîmes et nous nous rendîmes au jardin du gouverneur. Nous y fîmes
deux ou trois tours de promenade ; et, après que nous nous fûmes assis
sur un tapis que ses gens étendirent sous un arbre qui faisait un bel
ombrage, le jeune homme me fit, de cette sorte, le récit de son
histoire :
« Votre Nil vous comble tous les jours de biens ; c’est pour vous
uniquement qu’il vient de si loin. Hélas ! en m’éloignant de vous, mes
larmes vont couler aussi abondamment que ses eaux. Vous allez
continuer de jouir de ses douceurs, tandis que je suis condamné à
m’en priver malgré moi. »
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 392
« Si vous regardez, ajouta mon père, du côté de l’île que forment les
deux branches du Nil les plus grandes, quelle variété de verdure, quel
émail de toutes sortes de fleurs, quelle quantité prodigieuse de villes,
de bourgades, de canaux et de mille autres objets agréables ! Si vous
tournez les yeux de l’autre côté, en remontant vers l’Éthiopie,
combien d’autres sujets d’admiration ! Je ne puis mieux comparer la
verdure de tant de campagnes, arrosées par les différents canaux du
Nil, qu’à des émeraudes brillantes enchâssées dans de l’argent. N’est-
ce pas la ville de l’univers la plus vaste, la plus peuplée et la plus riche
que le grand Caire ? Que d’édifices magnifiques, tant publics que
particuliers Si vous allez jusqu’aux pyramides, vous serez saisis
d’étonnement ; vous demeurerez immobiles à l’aspect de ces masses
de pierres, d’une grosseur énorme, qui s’élèvent jusqu’aux cieux ;
vous serez obligés d’avouer qu’il faut que les Pharaons, qui ont
employé à les construire tant de richesses et tant d’hommes, aient
surpassé tous les monarques qui sont venus après eux, non seulement
en Égypte, mais sur la terre même, en magnificence et en invention,
pour avoir laissé des monuments si dignes de leur mémoire. Ces
monuments, si anciens que les savants ne sauraient convenir entre eux
du temps où on les a élevés, subsistent encore aujourd’hui et dureront
autant que les siècles. Je passe sous silence les villes maritimes du
royaume d’Egypte, comme Damiette, Rosette, Alexandrie, où je ne
sais combien de nations vont chercher mille sortes de grains et de
toiles, et mille autres choses pour la commodité et les délices des
hommes. Je vous en parle avec connaissance : j’y ai passé quelques
années de ma jeunesse, que je compterai tant que je vivrai pour les
plus agréables de toute ma vie. »
Comme j’avais donné ordre qu’on nous servît la collation dès que les
dames seraient arrivées, nous nous mîmes bientôt à table. J’étais vis-à-
vis de la nouvelle venue, qui ne cessait de me regarder en souriant. Je
ne pus résister à ses regards vainqueurs, et elle se rendit maîtresse de
mon cœur, sans que je pusse m’en défendre. Mais elle prit aussi de
l’amour en m’en inspirant ; et, loin de se contraindre, elle me dit des
choses assez vives.
L’autre dame, qui nous observait, n’en fit d’abord que rire. « Je vous
l’avais bien dit, s’écria-t-elle en m’adressant la parole, que vous
trouveriez mon amie charmante ; et je m’aperçois que vous avez déjà
violé le serment que vous m’avez fait, de m’être fidèle. — Madame,
lui répondis-je en riant aussi comme elle, vous auriez sujet de vous
plaindre de moi si je manquais de civilité pour une dame que vous
m’avez amenée et que vous chérissez ; vous pourriez me reprocher
l’une et l’autre de ne savoir pas faire les honneurs de ma maison. »
Mon voyage fut heureux : j’arrivai au Caire, sans avoir fait aucune
mauvaise rencontre. J’y trouvai mes oncles, qui furent fort étonnés de
me voir. Je leur dis, pour excuse, que je m’étais ennuyé de les
attendre, et que l’inquiétude de ne recevoir d’eux aucune nouvelle
m’avait fait entreprendre ce voyage. Ils me reçurent fort bien et
promirent de faire en sorte que mon père ne me sût pas mauvais gré
d’avoir quitté Damas sans sa permission. Je logeai avec eux dans le
même khan, et vis tout ce qu’il y avait de beau à voir au Caire.
Je restai donc au Caire après leur départ, et j’y demeurai trois ans,
pour satisfaire pleinement la curiosité que j’avais de voir toutes les
merveilles de l’Égypte. Pendant ce temps-là, j’eus soin d’envoyer de
l’argent au marchand joaillier, en lui mandant de me conserver sa
maison ; car j’avais dessein de retourner à Damas et de m’y arrêter
encore quelques années. Il ne m’arriva point d’aventure, au Caire, qui
mérite de vous être racontée ; mais vous allez sans doute être fort
surpris de celle que j’éprouvai quand je fus de retour à Damas.
Trois jours après que ce malheur me fut arrivé, je vis avec étonnement
entrer chez moi une troupe de gens du lieutenant de police, avec le
propriétaire de ma maison et le marchand qui m’avait accusé
faussement de lui avoir volé le collier de perles. Je leur demandai ce
qui les amenait ; mais, au lieu de me répondre, ils me lièrent et me
garrottèrent en m’accablant d’injures, en me disant que le collier
appartenait au gouverneur de Damas, qui l’avait perdu depuis plus de
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 401
trois ans, et qu’en même temps une de ses filles avait disparu. Jugez
de l’état où je me trouvai en apprenant cette nouvelle ! Je pris
néanmoins ma résolution. « Je dirai la vérité au gouverneur, disais-je
en moi-même ; ce sera à lui à me pardonner où à me faire mourir. »
disant cela, il fit appeler des témoins ; ensuite j’épousai sa fille sans
cérémonie.
sûr de son fait, prit la parole avec confiance et commença son récit en
ces termes
Nous n’attendions plus que le maître de la maison, qui était sorti pour
faire quelque affaire, lorsque nous le vîmes arriver, accompagné d’un
jeune étranger très proprement habillé, fort bien fait, mais boiteux.
Nous nous levâmes tous ; et, pour faire honneur au maître du logis,
nous priâmes le jeune homme de s’asseoir avec nous sur le sofa. Il
était prêt à le faire, lorsque, apercevant un barbier qui était de notre
compagnie, il se retira brusquement en arrière et voulut sortir. Le
maître de la maison, surpris de son action, l’arrêta. « Où allez-vous ?
lui dit-il. Je vous amène avec moi pour me faire l’honneur d’être d’un
festin que je donne à mes amis, et à peine êtes-vous entré que vous
voulez sortir. — Seigneur, répondit le jeune homme, au nom de Dieu,
je vous supplie de ne pas me retenir et de permettre que je m’en aille.
Je ne puis voir sans horreur cet abominable barbier que voilà :
quoiqu’il soit né dans un pays où tout le monde est blanc, il ne laisse
pas de ressembler à un Éthiopien ; mais il a l’âme encore plus noire et
plus horrible que le visage. »
« Seigneurs, nous dit alors le jeune homme, vous saurez que ce maudit
barbier est cause que je suis boiteux et qu’il m’est arrivé la plus
cruelle affaire qu’on puisse imaginer ; c’est pourquoi j’ai fait serment
d’abandonner tous les lieux où il serait, et de ne pas demeurer même
dans une ville où il demeurerait : c’est pourquoi je suis sorti de
Bagdad, où je le laissai, et que j’ai fait un si long voyage pour venir
m’établir en cette ville, au milieu de la Grande Tartarie, comme en un
endroit où je me flattais de ne le voir jamais. Cependant, contre mon
attente, je le trouve ici : cela m’oblige, seigneurs, à me priver, malgré
moi, de l’honneur de me divertir avec vous. Je veux m’éloigner de
votre ville dès aujourd’hui, et m’aller cacher, si je puis, dans les lieux
où il ne vienne pas s’offrir à ma vue. »
seul, plus rigide en cela que tous les autres ensemble. Comme ils ne
font que prêcher à leurs filles que c’est un grand crime de se montrer
aux hommes, elles en sont si fortement prévenues pour la plupart,
qu’elles n’ont des yeux dans les rues que pour se conduire, lorsque la
nécessité les oblige à sortir. Je ne dis pas absolument que la fille du
premier cadi soit de cette humeur ; mais cela n’empêche pas que je ne
craigne de trouver d’aussi grands obstacles à vaincre de son côté que
de celui du père. Plût à Dieu que vous aimassiez quelque autre dame !
je n’aurais pas tant de difficultés à surmonter que j’en prévois. J’y
emploierai néanmoins tout mon savoir-faire ; mais il faudra du temps
pour y réussir. Cependant ne laissez pas de prendre courage, et ayez
de la confiance en moi. »
Pour abréger ma narration, dit le jeune homme, je vous dirai que cette
bonne messagère fit encore inutilement plusieurs tentatives en ma
faveur auprès de la fière ennemie de mon repos. Le chagrin que j’en
eus irrita mon mal à un point, que les médecins m’abandonnèrent
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 409
« Prenez, lui dis-je, en lui donnant ma bourse, qui était toute pleine :
c’est à vous seule que je dois ma guérison ; je tiens cet argent mieux
employé que celui que j’ai donné aux médecins, qui n’ont fait que me
tourmenter pendant ma maladie. »
62 Cette année 653 de l’hégire, époque commune à tous les mahométans, répond
à l’an 1255, depuis la naissance de J.-C. On peut conjecturer de là que ces
contes ont été composés en arabe vers ce temps.
63 Pour ce qui est de l’an 7320, l’auteur s’est trompé dans cette supposition. L’an
653 de l’hégire et 1255 de J.-C. ne tombe qu’en l’an 1557 de l’ère ou époque
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 412
Jugez, seigneurs, du dépit que j’eus d’être tombé entre les mains d’un
barbier si babillard et si extravagant ! Quel fâcheux contre-temps pour
un amant qui se préparait à un rendez-vous ! J’en fus choqué. « Je me
mets peu en peine, lui dis-je en colère, de vos avis et de vos
prédictions. Je ne vous ai point appelé pour vous consulter sur
l’astrologie ; vous êtes venu ici pour me raser : ainsi rasez-moi, ou
vous retirez, que je fasse venir un autre barbier. »
des Séleucides, la même que celle d’Alexandre le Grand, qui est ici appelé
Iskender aux deux cornes, selon l’expression des Arabes.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 413
Le barbier quitta encore son rasoir, prit une seconde fois son
astrolabe, et me laissa à demi rasé, pour aller voir quelle heure il était
précisément. Il revint. « Seigneur, me dit-il, je savais bien que je ne
me trompais pas ; il y a encore trois heures jusqu’à midi, j’en suis
assuré, ou toutes les règles de l’astronomie sont fausses. — Juste ciel !
m’écriai-je, ma patience est à bout ; je n’y puis plus tenir. Maudit
barbier de malheur, peu s’en faut que je ne me jette sur toi, et que je
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 416
Dès que le cadi fut rentré chez lui, il donna lui-même la bastonnade à
un esclave qui l’avait méritée. L’esclave poussait de grands cris,
qu’on entendait de la rue. Le barbier crut que c’était moi qui criais et
qu’on maltraitait. Prévenu de cette pensée, il fait des cris
épouvantables, déchire ses habits, jette de la poussière sur sa tête,
appelle au secours tout le voisinage, qui vient à lui aussitôt. On lui
demande ce qu’il a et quel secours on peut lui donner. « Hélas !
s’écrie-t-il, on assassine mon maître, mon cher patron ! » Et, sans rien
dire davantage, il court jusque chez moi, en criant toujours de même,
et revient, suivi de tous mes domestiques, armés de bâtons. Ils
frappent, avec une fureur qui n’est pas concevable, à la porte du cadi,
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 420
qui envoya un esclave pour voir ce que c’était ; mais, l’esclave, tout
effrayé, retourne vers son maître « Seigneur, dit-il, plus de dix mille
hommes veulent entrer chez vous par force et commencent à enfoncer
la porte. »
d’un escalier assez haut dans une cour qu’il traversa promptement, et
enfin il gagna la porte de la rue. Pendant qu’il me portait, le coffre
vint à s’ouvrir par malheur, et alors, ne pouvant souffrir la honte
d’être exposé aux regards et aux huées de la populace qui nous
suivait, je me lançai dans la rue avec tant de précipitation, que je me
blessai à la jambe, de manière que je suis demeuré boiteux depuis ce
temps-là. Je ne sentis pas d’abord tout mon mal et ne laissai pas de me
relever, pour me dérober à la risée du peuple par une prompte fuite. Je
lui jetai même des poignées d’or et d’argent, dont ma bourse était
pleine ; et, tandis qu’il s’occupait à les ramasser, je m’échappai en
enfilant des rues détournées. Mais le maudit barbier, profitant de la
ruse dont je m’étais servi pour me débarrasser de la foule, me suivit
sans me perdre de vue, en me criant de toute sa force : « Arrêtez
seigneur ; pourquoi courez-vous si vite ? Si vous saviez combien j’ai
été affligé du mauvais traitement que le cadi vous a fait, à vous qui
êtes si généreux et à qui nous avons tant d’obligations, mes amis et
moi ! Ne vous l’avais-je pas bien dit, que vous exposiez votre vie par
votre obstination à ne vouloir pas que je vous accompagnasse ? Voilà
ce qui vous est arrivé par votre faute ; et si, de mon côté, je ne m’étais
pas obstiné à vous suivre, pour voir où vous alliez, que seriez-vous
devenu ? Où allez-vous donc, seigneur ? Attendez-moi. »
C’est ainsi que le malheureux barbier parlait tout haut dans la rue. Il
ne se contentait pas d’avoir causé un si grand scandale dans le quartier
du cadi, il voulait encore que toute la ville en eût connaissance. Dans
la rage où j’étais, j’avais envie de l’attendre pour l’étrangler ; mais je
n’aurais fait par là que rendre ma confusion plus éclatante. Je pris un
autre parti : comme je m’aperçus que sa voix me livrait en spectacle à
une infinité de gens qui paraissaient aux portes ou aux fenêtres, ou qui
s’arrêtaient dans les rues pour me regarder, j’entrai dans un khan dont
le concierge m’était connu. Je le trouvai à la porte, où le bruit l’avait
attiré. « Au nom de Dieu, lui dis-je, faites-moi la grâce d’empêcher
que ce furieux n’entre ici après moi. » Il me le promit et me tint
parole ; mais ce ne fut pas sans peine : car l’obstiné barbier voulait
entrer malgré lui, et ne se retira qu’après lui avoir dit mille injures ; et,
jusqu’à ce qu’il fût rentré dans sa maison, il ne cessa d’exagérer à tous
ceux qu’il rencontrait le grand service qu’il prétendait m’avoir rendu.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 422
Histoire du Barbier
64 Le calife Mostanser Billah fut élevé à cette dignité l’an 640 de l’hégire, c’est-
à-dire l’an 1226 de J.-C. Il fut le trente-septième calife de la race des
Abassides.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 424
prévenu que c’étaient des gens qui allaient se réjouir et passer la fête
en festin, j’entrai dans le bateau pêle-mêle avec eux, sans dire mot,
dans l’espérance qu’ils voudraient bien me souffrir dans leur
compagnie. Nous descendîmes le Tigre, et l’on nous fit aborder
devant le palais du calife. J’eus le temps de rentrer en moi-même et de
m’apercevoir que j’avais mal jugé d’eux. Au sortir du bateau, nous
fûmes environnés d’une nouvelle troupe de gardes du juge de police,
qui nous lièrent et nous menèrent devant le calife. Je me laissai lier
comme les autres, sans rien dire : que m’eût-il servi de parler et de
faire quelque résistance ? C’eût été le moyen de me faire maltraiter
par les gardes, qui ne m’auraient pas écouté : car ce sont des brutaux
qui n’entendent point raison. J’étais avec des voleurs ; c’était assez
pour leur faire croire que j’en devais être un.
Sire, lui dis-je, mon frère aîné, qui s’appelait Bacbouc le bossu, était
tailleur de profession. Au sortir de son apprentissage, il loua une
boutique vis-à-vis d’un moulin ; et, comme il n’avait point encore fait
de pratiques, il avait bien de la peine à vivre de son travail. Le
meunier, au contraire, était fort à son aise et possédait une très belle
femme. Un jour, mon frère, en travaillant dans sa boutique, leva la tête
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 426
Il n’y avait pas un quart d’heure que l’esclave avait quitté mon frère,
lorsqu’il la vit revenir avec une pièce de satin. « Ma maîtresse, lui dit-
elle, est très satisfaite de son habit : il lui va le mieux du monde ;
mais, comme il est très beau et qu’elle ne le veut porter qu’avec un
caleçon neuf, elle vous prie de lui en faire un au plus tôt, de cette
pièce de satin. — Cela suffit, répondit Bacbouc ; il sera fait
aujourd’hui, avant que je sorte de ma boutique ; vous n’avez qu’à le
venir prendre sur la fin du jour. » La meunière se montra souvent à sa
fenêtre, et prodigua ses charmes à mon frère pour lui donner du
courage. Il faisait beau le voir travailler. Le caleçon fut bientôt fait.
L’esclave le vint prendre ; mais elle n’apporta au tailleur ni l’argent
qu’il avait déboursé pour les accompagnements de l’habit et du
caleçon, ni de quoi lui payer la façon de l’un et de l’autre. Cependant
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 428
Mon frère eut du travail pour cinq ou six jours, à faire vingt chemises
pour le meunier, qui lui donna ensuite une autre pièce de toile, pour en
faire autant de caleçons. Lorsqu’ils furent achevés, Bacbouc les porta
au meunier, qui lui demanda ce qu’il lui fallait pour sa peine, sur quoi
mon frère dit qu’il se contenterait de vingt dragmes d’argent. Le
meunier appela aussitôt la jeune esclave et lui dit d’apporter le
trébuchet, pour voir si la monnaie qu’il allait donner était de poids.
L’esclave, qui avait le mot, regarda mon frère en colère, pour lui
marquer qu’il allait tout gâter s’il recevait de l’argent. Il se le tint pour
dit ; il refusa d’en prendre, quoiqu’il en eût besoin et qu’il en eût
emprunté pour acheter le fil dont il avait cousu les chemises et les
caleçons. Au sortir de chez le meunier, il vint me prier de lui prêter de
quoi vivre, en me disant qu’on ne le payait pas. Je lui donnai quelque
monnaie que j’avais dans ma bourse, et cela le fit subsister durant
quelques jours : il est vrai qu’il ne vivait que de bouillie ; encore n’en
mangeait-il pas tout son soûl.
Un jour, il entra chez le meunier, qui était occupé à faire aller son
moulin, et qui, croyant qu’il venait demander de l’argent, lui en offrit ;
mais la jeune esclave, qui était présente, lui fit encore un signe qui
l’empêcha d’en accepter, et le fit répondre au meunier qu’il ne venait
pas pour cela, mais seulement pour s’informer de sa santé. Le meunier
l’en remercia et lui donna une robe de dessus à faire. Bacbouc la lui
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 429
Mon frère, qui n’était jamais entré dans un lieu si superbe, se mit à
considérer toutes les beautés qui s’offraient à sa vue ; et, jugeant de sa
bonne fortune par la magnificence qu’il voyait, il avait de la peine à
contenir sa joie. Il entendit bientôt un grand bruit, qui était causé par
une troupe d’esclaves enjouées, qui vinrent à lui en faisant des éclats
de rire, et il aperçut au milieu d’elles une jeune dame d’une beauté
extraordinaire, qui se faisait aisément reconnaître pour leur maîtresse,
par les égards qu’on avait pour elle. Bakbarah, qui s’était attendu à un
entretien particulier avec la dame, fut extrêmement surpris de la voir
en si bonne compagnie. Cependant les esclaves prirent un air sérieux
en s’approchant de lui ; et lorsque la jeune dame fut près du sofa, mon
frère, qui s’était levé, lui fit une profonde révérence. Elle prit la place
d’honneur, et puis, l’ayant prié de se remettre à la sienne, elle lui dit
d’un ton riant : « Je suis ravie de vous voir, et je vous souhaite tout le
bien que vous pouvez désirer. — Madame, répondit Bakbarah, je ne
puis en souhaiter un plus grand que l’honneur que j’ai de paraître
devant vous. — Il me semble que vous êtes de bonne humeur,
répliqua-t-elle, et que vous voudrez bien que nous passions le temps
agréablement ensemble. »
même s’en mêla. Après qu’on eut dansé quelque temps, on s’assit
pour prendre haleine. La jeune dame se fit donner un verre de vin et
regarda mon frère en souriant, pour lui marquer qu’elle allait boite à
sa santé. Il se leva et demeura debout pendant qu’elle but. Lorsqu’elle
eut bu, au lieu de rendre le verre, elle le fit remplir, et le présenta à
mon frère, afin qu’il lui fît raison. Mon frère prit le verre de la main
de la jeune dame, en la lui baisant, et but debout, en reconnaissance de
la faveur qu’elle lui avait faite. Ensuite, la jeune dame le fit asseoir
auprès d’elle et commença de le caresser. Elle lui passa la main
derrière la tête, en lui donnant de temps en temps de petits soufflets.
Ravi de ces faveurs, il s’estimait le plus heureux du monde ; il était
tenté de badiner aussi avec cette charmante personne ; mais il n’osait
prendre cette liberté devant tant d’esclaves qui avaient les yeux sur
lui, et qui ne cessaient de rire de ce badinage. La jeune dame continua
de lui donner de petits soufflets, et, à la fin, lui en appliqua un si
rudement, qu’il en fut scandalisé. Il en rougit, et se leva pour
s’éloigner d’une si rude joueuse. Alors, la vieille qui l’avait amené le
regarda d’une manière à lui faire connaître qu’il avait tort et qu’il ne
se souvenait pas de l’avis qu’elle lui avait donné, d’avoir de la
complaisance. Il reconnut sa faute, et pour la réparer, il se rapprocha
de la jeune dame, en feignant de ne s’en être pas éloigné par mauvaise
humeur. Elle le tira par le bras, le fit encore asseoir près d’elle, et
continua de lui faire mille caresses malicieuses. Ses esclaves, qui ne
cherchaient qu’à la divertir, se mirent de la partie l’une donnait au
pauvre Bakbarah des nasardes de toute sa force, l’autre lui tirait les
oreilles à les lui arracher, et d’autres enfin lui appliquaient des
soufflets qui passaient la raillerie. Mon frère souffrait tout cela avec
une patience admirable ; il affectait même un air gai ; et, regardant la
vieille avec un souris forcé :
Mon frère remit ensuite les dix sacs à leur place ; après quoi un des
aveugles lui dit qu’il n’était pas besoin qu’il dépensât rien ce jour-là
pour son souper, qu’il avait assez de provisions pour eux trois, grâce à
la charité des bonnes gens. En même temps il tira de son bissac du
pain, du fromage et quelques fruits, mit tout cela sur une table, et puis
ils commencèrent à manger. Le voleur, qui était à la droite de mon
frère, choisissait ce qu’il y avait de meilleur et mangeait avec eux ;
mais, quelque précaution qu’il pût prendre pour ne pas faire de bruit,
Bakbac l’entendit mâcher et s’écria aussitôt : « Nous sommes perdus :
il y a un étranger avec nous ! » En parlant de la sorte, il étendit la
main et saisit le voleur par le bras ; il se jeta sur lui, en criant au
voleur et en lui donnant de grands coups de poing. Les autres aveugles
se mirent à crier aussi et à frapper le voleur, qui, de son côté, se
défendit le mieux qu’il put. Comme il était fort et vigoureux, et qu’il
avait l’avantage de voir où il adressait ses coups, il en portait de
furieux tantôt à l’un tantôt à l’autre, quand il pouvait en avoir la
liberté ; et il criait au voleur encore plus fort que ses ennemis. Les
voisins accoururent bientôt au bruit, enfoncèrent la porte, et eurent
bien de la peine à séparer les combattants ; mais enfin, en étant venus
à bout, ils leur demandèrent le sujet de leur différend. « Seigneurs !
s’écria mon frère, qui n’avait pas quitté le voleur, cet homme, que je
tiens, est un voleur, qui est entré ici avec nous, pour nous enlever le
peu d’argent que nous avons. » Le voleur, qui avait fermé les yeux dès
qu’il avait vu les voisins, feignit d’être aveugle et dit alors :
« Seigneurs, c’est un menteur ; je vous jure par le nom de Dieu et par
la vie du calife, que je suis leur associé et qu’ils refusent de me donner
ma part légitime. Ils se sont mis tous trois contre moi, et je demande
justice. » Les voisins ne voulurent pas se mêler de leur contestation, et
les menèrent tous quatre au juge de police.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 440
Le juge fit cesser les coups de bâton, lui remit son anneau et promit de
lui faire grâce. « Sur la foi de cette promesse, reprit le voleur, je vous
avouerai, seigneur, que mes camarades et moi nous voyons fort clair
tous quatre. Nous feignons d’être aveugles pour entrer librement dans
les maisons et pénétrer jusqu’aux appartements des femmes, où nous
abusons de leur faiblesse. Je vous confesse encore que, par cet artifice,
nous avons gagné dix mille dragmes en société ; j’en ai demandé
aujourd’hui à mes confrères deux mille cinq cent, qui m’appartiennent
pour ma part ; ils me les ont refusées, parce que je leur ai déclaré que
je voulais me retirer, et qu’ils ont eu peur que je ne les accusasse ; et,
sur mes instances à leur demander ma part, ils se sont jetés sur moi et
m’ont maltraité de la manière dont je prends à témoin les personnes
qui nous ont amenées devant vous. J’attends de votre justice, seigneur,
que vous me ferez livrer vous-même les deux mille cinq cents
dragmes qui me sont dues. Si vous voulez que mes camarades
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 441
Tout ce que put dire mon frère fut inutile ; ses camarades et lui
reçurent chacun deux cents coups de bâton. Le juge attendait toujours
qu’ils ouvrissent les yeux, et attribuait à une grande obstination ce qui
n’était que l’effet d’une impuissance absolue. Pendant ce temps-là, le
voleur disait aux aveugles : « Pauvres gens que vous êtes, ouvrez les
yeux, et n’attendez pas qu’on vous fasse mourir sous le bâton. » Puis,
s’adressant au juge de police : « Seigneur, lui dit-il, je vois bien qu’ils
pousseront leur malice jusqu’au bout, et que jamais ils n’ouvriront les
yeux : ils veulent, sans doute, éviter la honte qu’ils auraient de lire
leur condamnation dans les regards de ceux qui les verraient. Il vaut
mieux leur faire grâce et envoyer quelqu’un avec moi prendre les dix
mille dragmes qu’ils ont cachées. »
Un jour qu’il était dans sa boutique, un vieillard, qui avait une longue
barbe blanche, vint acheter six livres de viande, lui en donna l’argent,
et s’en alla. Mon frère trouva cet argent si beau, si blanc et si bien
monnayé, qu’il le mit à part dans un coffre, dans un endroit séparé.Le
même vieillard ne manqua pas, durant cinq mois, de venir prendre
chaque jour la même quantité de viande, et de la payer de pareille
monnaie, que mon frère continua de mettre à part.
Avant que d’ouvrir le coffre où étaient les feuilles, mon frère avait tué
un mouton ce jour-là, l’avait accommodé et exposé hors de sa
boutique, selon sa coutume. Il protesta que ce que disait le vieillard
était faux ; mais, malgré ses protestations, la populace crédule, se
laissant prévenir contre un homme accusé d’un fait si atroce, voulut en
être éclaircie sur-le-champ. Elle obligea mon frère à lâcher le
vieillard, s’assura de lui-même, et courut en fureur jusqu’à sa
boutique, où elle vit l’homme égorgé et attaché comme l’accusateur
l’avait dit, car ce vieillard, qui était magicien, avait fasciné les yeux de
tout le monde, comme il les avait fascinés à mon frère, pour lui faire
prendre pour de bon argent les feuilles qu’il lui avait données.
Ensuite, l’ayant obligé de lui dire où était son argent, il lui enleva tout
ce qu’il avait et le bannit à perpétuité, après l’avoir exposé aux yeux
de toute la ville, trois jours de suite, monté sur un chameau.
Vous pouvez bien penser que mon frère fut fort surpris de ce
compliment. « Bonnes gens, leur dit-il, je ne sais ce que vous me
voulez, et vous me prenez sans doute pour un autre. — Non, non,
répliquèrent-ils, nous n’ignorons pas que vous et vos camarades vous
êtes de francs voleurs. Vous ne vous contentez pas d’avoir dérobé à
notre maître tout ce qu’il avait et de l’avoir réduit à la mendicité, vous
en voulez encore à sa vie. Voyons un peu si vous n’avez pas le
couteau que vous aviez à la main lorsque vous nous poursuiviez hier
pendant la nuit. » En disant cela, ils le fouillèrent, et trouvèrent qu’il
avait un couteau sur lui. « Oh ! oh ! s’écrièrent-ils en le prenant,
oserez-vous dire encore que vous n’êtes pas un voleur ? — Eh quoi !
leur répondit mon frère, est-ce qu’on ne peut pas porter un couteau
sans être voleur ? Écoutez mon histoire, ajouta-t-il : au lieu d’avoir
une mauvaise opinion de moi, vous serez touchés de mes malheurs. »
Bien éloignés de l’écouter, ils se jetèrent sur lui, le foulèrent aux
pieds, lui arrachèrent son habit et lui déchirèrent sa chemise. Alors,
voyant les cicatrices qu’il avait au dos : « Ah ! chien, dirent-ils en
redoublant leurs coups, tu veux nous faire accroire que tu es un
honnête homme, et ton dos nous fait voir le contraire ! — Hélas !
s’écria mon frère, il faut que mes péchés soient bien grands, puisque,
après avoir été déjà maltraité si injustement, je le suis une seconde
fois sans être plus coupable ! »
« Voilà de quelle manière on châtie ceux qui entrent par force dans les
maisons. »
Alnaschar, tant que vécut notre père, fut très paresseux. Au lieu de
travailler pour gagner sa vie, il n’avait pas honte de la demander le
soir, et de vivre, le lendemain, de ce qu’il avait reçu. Notre père
mourut, accablé de vieillesse, et nous laissa pour tout bien sept cents
dragmes d’argent. Nous partageâmes également ; de sorte que chacun
en eut cent pour sa part. Alnaschar, qui n’avait jamais possédé tant
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 447
Mon frère était tellement absorbé dans ses visions chimériques, qu’il
représenta l’action avec son pied comme si elle eût été réelle, et, par
malheur, il en frappa si rudement son panier plein de verrerie, qu’il le
jeta du haut de sa boutique dans la rue, de manière que toute la
verrerie fut brisée en mille morceaux.
Mon frère, à cet accident, si funeste pour lui, rentra en lui-même ; et,
voyant que c’était par son orgueil insupportable qu’il lui était arrivé, il
se frappa le visage, déchira ses habits et se mit à pleurer, en poussant
des cris qui firent bientôt assembler les voisins et arrêter les passants
qui allaient à la le de midi. Comme c’était un vendredi, il y allait plus
de monde que les autres jours. Les uns eurent pitié d’Alnaschar, et les
autres ne firent que rire de son extravagance. Cependant la vanité qu’il
s’était mise en tête s’était dissipée avec son bien ; et il pleurait encore
son sort amèrement, lorsqu’une dame de considération, montée sur
une mule richement caparaçonnée, vint à passer par là. L’état où elle
vit mon frère excita sa compassion. Elle demanda qui il était et ce
qu’il avait à pleurer. On lui dit seulement que c’était un pauvre
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 451
Au bout d’un mois, il fut parfaitement guéri de ses blessures par les
remèdes souverains que je lui fis prendre. Il résolut de se venger de la
vieille qui l’avait trompé si cruellement. Pour cet effet, il fit une
bourse assez grande pour contenir cinq cents pièces d’or ; et, au lieu
d’or, il la remplit de morceaux de verre, attacha le sac autour de lui
avec sa ceinture, se déguisa en vieille et prit un sabre, qu’il cacha sous
sa robe. Un matin, il rencontra la vieille qui se promenait déjà par la
ville, en cherchant l’occasion de jouer un mauvais tour à quelqu’un. Il
l’aborda, et, contrefaisant la voix d’une femme : « N’auriez-vous pas,
lui dit-il, un trébuchet à me prêter ? Je suis une femme de Perse,
nouvellement arrivée. J’ai apporté de mon pays cinq cents pièces
d’or ; je voudrais bien voir si elles sont de poids. — Bonne femme, lui
répondit la vieille, vous ne pouviez mieux vous adresser qu’à moi.
Venez ; vous n’avez qu’à me suivre, je vous mènerai chez mon fils,
qui est changeur ; il se fera un plaisir de vous les peser lui-même, pour
vous en épargner la peine. Ne perdons pas de temps, afin de le trouver
avant qu’il aille à sa boutique. » Mon frère la suivit jusqu’à la maison
où elle l’avait introduit la première fois, et la porte fut ouverte par
l’esclave grecque.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 454
La vieille mena mon frère dans la salle, où elle lui dit d’attendre un
moment, qu’elle allait faire venir son fils. Le prétendu fils parut, sous
la forme du vilain esclave noir : « Maudite vieille dit-il à mon frère,
lève-toi et me suis. » En disant ces mots, il marcha devant, pour le
mener au lieu où il voulait le massacrer. Alnaschar se leva, le suivit ;
et, tirant son sabre de dessous sa robe, il le lui déchargea sur le cou
par derrière, si adroitement qu’il lui abattit la tête. Il la prit aussitôt
d’une main, et de l’autre il traîna le cadavre jusqu’au lieu souterrain,
où il le jeta avec la tête. L’esclave grecque, accoutumée à ce manège,
se fit bientôt voir avec le bassin plein de sel ; mais quand elle vit
Alnaschar le sabre à la main, et qui avait quitté le voile dont il s’était
couvert le visage, elle laissa tomber le bassin et s’enfuit ; mais mon
frère, courant plus fort qu’elle, la joignit et lui fit voler la tête de
dessus les épaules. La méchante vieille accourut au bruit, et il se saisit
d’elle avant qu’elle eût le temps de lui échapper. « Perfide ! s’écria-t-
il, me reconnais-tu ? Hélas ! seigneur, répondit-elle en tremblant, qui
êtes-vous ? Je ne me souviens pas de vous avoir jamais vu. —Je suis,
dit-il, celui chez qui tu entras, l’autre jour, pour te laver et faire ta
prière d’hypocrite t’en souvient-il ? » Alors elle se mit à genoux pour
lui demander pardon ; mais il la coupa en quatre pièces.
Quand les gardes eurent conduit mon frère devant le juge de police, ce
magistrat lui dit : « Je vous demande où vous avez pris tous les
meubles que vous fîtes porter hier chez vous ? — Seigneur, répondit
Alnaschar, je suis prêt à vous dire la vérité ; mais permettez-moi
auparavant d’avoir recours à votre clémence et de vous supplier de me
donner votre parole qu’il ne me sera rien fait. — Je vous la donne,
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 456
répliqua le juge. » Alors mon frère lui raconta sans déguisement tout
ce qui lui était arrivé et tout ce qu’il avait fait depuis que la vieille
était venue faire sa prière chez lui jusqu’à l’instant où il ne trouva plus
la jeune dame dans la chambre où il l’avait laissée, après avoir tué le
noir, l’esclave grecque et la vieille. A l’égard de ce qu’il avait fait
emporter chez lui, il supplia le juge de lui en laisser au moins une
partie, pour le récompenser des cinq cents pièces d’or qu’on lui avait
volées.
Le juge, sans rien promettre à mon frère, envoya chez lui quelques-
uns de ses gens pour enlever tout ce qu’il y avait ; et, lorsqu’on lui eut
rapporté qu’il n’y restait plus rien et que tout avait été mis dans son
garde-meuble, il commanda aussitôt à mon frère de sortir de la ville et
de n’y revenir de sa vie, parce qu’il craignait que, s’il y demeurait, il
n’allât se plaindre de son injustice au calife. Cependant Alnaschar
obéit à l’ordre sans murmurer et sortit de la ville pour se réfugier dans
une autre. En chemin il fut rencontré par des voleurs, qui le
dépouillèrent et le mirent nu comme la main. Je n’eus pas plus tôt
appris cette fâcheuse nouvelle que je pris un habit et allai le trouver où
il était. Après l’avoir consolé le mieux qu’il me fut possible, je le
ramenai et le fis entrer secrètement dans la ville, où j’en eus autant de
soin que de mes autres frères.
66 Les Bédouins sont des tribus nomades qui vivent dans les déserts, campées
sous des tentes, où elles mènent une vie toute conforme aux traditions reçues
de leurs ancêtres. Ils sont tous pâtres et soldats, et préfèrent leur liberté,
quelque périlleuse qu’elle soit, à l’aisance qu’ils trouveraient dans les grandes
villes.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 463
Quand le barbier eut fini son histoire, nous trouvâmes que le jeune
homme n’avait pas eu tort de l’accuser d’être un grand parleur.
Néanmoins, nous voulûmes qu’il demeurât avec nous et qu’il fût du
régal que le maître de la maison nous avait préparé. Nous nous mîmes
donc à table et nous nous réjouîmes jusqu’à la prière d’entre le midi et
le coucher du soleil. Alors toute la compagnie se sépara, et je vins
travailler à ma boutique, en attendant qu’il fût temps de m’en
retourner chez moi.
Ce fut dans cet intervalle que le petit bossu, à demi ivre, se présenta
devant ma boutique, qu’il chanta et joua de son tambour de basque. Je
crus qu’en l’emmenant au logis avec moi, je ne manquerais pas de
divertir ma femme ; c’est pourquoi je l’emmenai. Ma femme nous
donna un plat de poisson et j’en servis un morceau au bossu, qui le
mangea sans prendre garde qu’il y avait une arête. Il tomba devant
nous, sans sentiment. Après avoir en vain essayé de le secourir, dans
l’embarras où nous mit un accident si funeste, et dans la crainte qu’il
nous causa, nous n’hésitâmes point à porter le corps hors de chez
nous, et nous le fîmes adroitement recevoir chez le médecin juif. Le
médecin juif le descendit dans la chambre du pourvoyeur, et le
pourvoyeur le porta dans la rue, où l’on a cru que le marchand l’avait
tué. Voilà, sire, ajouta le tailleur, ce que j’avais à dire pour satisfaire
Votre Majesté. C’est à elle à prononcer si nous sommes dignes de sa
clémence ou de sa colère, de la vie ou de la mort.
Le sultan de Casgar laissa voir sur son visage un air content, qui
redonna la vie au tailleur et à ses camarades. « Je ne puis disconvenir,
dit-il, que je ne sois plus frappé de l’histoire du jeune boiteux, de celle
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 465
meurt pas sans cause. Si jamais histoire a mérité d’être écrite en lettres
d’or, c’est celle de ce bossu. »