Mille Et Une Nuits t1

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Contes Arabes

Traduits par Antoine Galland


(1646-1715)

Les Mille
et

Une Nuits
TOME PREMIER

Éditions Garnier frères, Paris, 1949

Un document produit en version numérique par Jean-Marc Simonet, bénévole,


professeur retraité de l’enseignement de l’Université de Paris XI-Orsay
Courriel : [email protected]

Dans le cadre de la collection : "Les classiques des sciences sociales"


Site web : http ://classiques.uqac.ca/

Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque


Paul-Émile-Boulet de l’Université du Québec à Chicoutimi
Site web : http ://bibliotheque.uqac.ca/
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 2

Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marc Simonet,


bénévole.
Courriel : [email protected]

À partir du livre :

Les Mille et une Nuits

Contes arabes traduits par Galland


Édition de Gaston Picard

Tome premier

Éditions Garnier frères, Paris,


1949, 400 pages

Polices de caractères utilisées :

Pour le texte : Times New Roman, 14 points.


Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 10 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2004


pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’)

Édition numérique réalisée le 18 avril 2006 à Chicoutimi, Ville de Saguenay,


province de Québec, Canada.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 3

Table des Matières


du tome premier

NOTICE SUR GALLAND

PRÉFACE

ÉPITRE

AVERTISSEMENT

Les Mille et une Nuits

L’Âne, le Bœuf et le Laboureur, fable

Le Marchand et le Génie

Histoire du premier Vieillard et de la Biche

Histoire du second Vieillard et des deux Chiens noirs

Histoire du Pêcheur

Histoire du Roi grec et du Médecin Douban

Histoire du Mari et du Perroquet

Histoire du Vizir puni

Histoire du jeune Roi des îles Noires

Histoire des trois Calenders, fils de Roi, et de cinq Dames de Bagdad

Histoire du premier Calender, fils de Roi

Histoire du second Calender, fils de Roi


Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 4

Histoire de l’Envieux et de l’Envié

Histoire du troisième Calender, fils de Roi

Histoire de Zobéide

Histoire d’Amine

Histoire de Sindbad le Marin

Premier voyage de Sindbad le Marin

Second voyage de Sindbad le Marin

Troisième voyage de Sindbad le Marin

Quatrième voyage de Sindbad le Marin

Cinquième voyage de Sindbad le Marin

Sixième voyage de Sindbad le Marin

Septième et dernier voyage de Sindbad le Marin

Les trois Pommes

Histoire de la Dame massacrée et du jeune Homme son mari

Histoire de Noureddin Ali et de Bedreddin Hassan

Histoire du Petit Bossu

Histoire que raconta le Marchand Chrétien

Histoire racontée par le Pourvoyeur du Sultan de Casgar

Histoire racontée par le Médecin Juif

Histoire que raconta le Tailleur

Histoire du Barbier

Histoire du premier Frère du Barbier


Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 5

Histoire du second Frère du Barbier

Histoire du troisième Frère du Barbier

Histoire du quatrième Frère du Barbier

Histoire du cinquième Frère du Barbier

Histoire du sixième Frère du Barbier

Fin du Tome Premier


Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 6

NOTICE SUR GALLAND

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Il y a des noms qui, sans être accompagnés de grands titres à la


célébrité, ne sont jamais prononcés toutefois sans réveiller des
souvenirs honorables et doux. Tel est celui du savant laborieux qui a
consacré une vie longue et studieuse, mais modeste et cachée, à
l’investigation de certaines connaissances peu communes et mal
appréciées de son temps, dans la seule vue d’en retirer quelques
avantages pour l’utilité ou pour le plaisir des autres. Tel est celui du
respectable Antoine Galland, auquel nous devons une excellente
traduction des Contes ingénieux de l’Orient et dont les infatigables
travaux seraient à peine connus de la société, s’il n’avait eu
l’heureuse idée d’attacher une partie de sa réputation comme
littérateur et comme savant à ces riantes merveilles de l’imagination
qu’on appelle les Mille et une Nuits.

Antoine Galland, dit M. de Boze 1 , qui avait pu le connaître


longtemps, qui parlait de lui devant une illustre assemblée,
entièrement composée de ses émules et de ses amis, qui en parlait
moins de deux mois après sa mort, et dont les notions puisées par
conséquent aux sources les plus authentiques ont dû nous diriger
partout dans ce récit, Antoine Galland naquit en 1646 dans un petit
bourg de Picardie, nommé Rollo, à deux lieues de Montdidier et à six
lieues de Noyon. Son nom est un de ceux qu’il faut rattacher à la
longue liste des écrivains vraiment dignes de reconnaissance et
d’admiration dont la courageuse patience a vaincu la mauvaise

1 Éloge de Galland, prononcé à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres,


dans la séance de Pâques 1715.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 7

fortune et qui ont été les seuls artisans de leur talent et de leur
renommée. Sa mère, réduite à vivre péniblement du travail de ses
mains, ne parvint pas sans de grands efforts et de grandes difficultés à
le faire entrer au collège de Noyon, où les frais de son éducation
furent partagés par le principal et un chanoine de la cathédrale. Nous
doutons que les mêmes ressources se présentassent souvent dans les
institutions mécaniques et impassibles qu’on a depuis quelque temps
substituées au système de cette éducation paternelle, et s’il est vrai
qu’on y ait trouvé quelque avantage sous le rapport du mode
d’enseignement, elles laisseront du moins regretter de hautes beautés
morales et d’admirables exemples de charité.

Galland n’avait pas atteint sa quatorzième année quand la mort


frappa ses deux protecteurs à la fois.

Ces vénérables prêtres ne lui laissèrent pour héritage qu’un peu de


latin, de grec et d’hébreu, connaissances qui n’étaient cependant pas
tout à fait sans prix dans ce temps-là, quoiqu’elles fussent infiniment
plus répandues qu’aujourd’hui. A l’époque où nous vivons, elles ne
représenteraient pas dans l’intérêt de l’homme qui s’y est livré, sans
fortune et sans protection d’ailleurs, les premiers éléments d’un art
mécanique, et dans tous les temps possibles, elles ne me paraissent
guère plus capables de contribuer à son bonheur. Mais le besoin de
savoir et d’employer utilement ce qu’il savait ne permettait plus à
Galland de s’accoutumer aux travaux grossiers des derniers artisans.
Un an de rigoureux apprentissage fut tout ce que son dévouement à sa
mère put le contraindre à subir d’un genre de vie si nouveau pour lui.
Je regrette que la délicatesse des bienséances académiques ait
interdit à M. de Boze l’indication même détournée du métier que le
docte Galland avait exercé dans son enfance. De telles particularités
ennoblissent encore à mes yeux une noble carrière, et je ne voudrais
pas ignorer que Plaute a été meunier, Shakespeare, valet d’un
maquignon, l’auteur d’Émile, garçon horloger, et que le vaste génie
de ce Linné qui a embrassé, compris et décrit toute la nature, s’est
développé à la vue des modestes pots de fleurs qui prêtaient leur
ornement favori à la boutique d’un pauvre cordonnier.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 8

Quoi qu’il en soit, Galland, fatigué d’un état servile sans émulation et
sans gloire, prit le chemin de Paris, rendez-vous de toutes les
espérances de la province, muni seulement de l’adresse d’une vieille
parente qui y était en condition, et de celle d’un bon ecclésiastique
qu’il avait vu quelquefois chez con chanoine de Nyon ; car l’amitié
d’un honnête homme est un bienfait qui survit même à sa vie et qui
protège longtemps encore ceux qui en ont été honorés.

On ne conseillerait maintenant à personne, et beaucoup moins à un


savant qu’à tout autre, de se présenter à Paris avec de semblables
garanties ; mais le traducteur des Mille et une Nuits était destiné à se
familiariser de bonne heure avec les choses merveilleuses, et on
conçoit le charme qu’il a dû trouver dès le premier abord dans la
lecture des Contes orientaux dont les péripéties brillantes ne faisaient
que lui rappeler d’une manière un peu hyperbolique les alternatives
de sa propre histoire. Dès son arrivée, tout lui réussit fort au delà de
ses espérances, jusqu’aux événements que le vulgaire appelle des
malheurs.

Accueilli par le sous-principal du collège du Plessis, et bientôt après


par un savant docteur de Sorbonne nommé Petit-Pied, il dut à leur
appui les plus précieux avantages qu’il fût venu chercher dans la
capitale des sciences et des lettres, celui de recevoir des leçons au
Collège-Royal, de former la connaissance d’hommes studieux et
bienveillants, et surtout de faire le catalogue des manuscrits orientaux
de la bibliothèque de Sorbonne, occupation fort stérile sans doute au
jugement des gens du monde, mais dont l’utilité sera bien appréciée
par tous les esprits sages et laborieux qui ont eu le bonheur de
perfectionner des études ébauchées en vérifiant des titres et en
collationnant des copies.

L’expérience seule peut faire comprendre combien la patiente fatigue


du débrouilleur de chartes et du compilateur de notices fournit de
facilité aux méthodes et de richesses à l’instruction. De la Sorbonne,
Galland passa au collège Mazarin, où un professeur systématique
nommé M. Godouin avait établi ce mode sauvage d’enseignement,
informe tradition des temps de barbarie, que l’Angleterre nous a
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 9

renvoyée depuis peu et que l’ignorance regarde comme une


nouveauté.

Malgré la protection des hommes puissants de l’époque, et


particulièrement du duc de la Meilleraye, cette institution si favorable
à un gouvernement absolu tomba sous le poids du discrédit du public,
et Galland ne la retrouva que chez ces tribus disgraciées de l’Inde,
que le despotisme a privées des premiers bienfaits de la civilisation.
M. de Nointel, ambassadeur à Constantinople, l’avait conduit dans le
Levant avec le dessein, ou plutôt le sous-prétexte officieux de tirer des
églises grecques des attestations en forme sur les articles de leur foi,
qui faisaient alors un grand sujet de dispute entre M. Arnaud et le
ministre Claude.

Il est difficile de déterminer jusqu’à quel point un jeune étudiant était


propre à la discussion de ces controverses ; mais il est évident que
l’ambassadeur qui choisissait un secrétaire, un émule, un ami, dans
un âge si tendre et dans une condition si obscure, était digne de son
siècle et digne de son roi ; et quand, de la part de M. de Nointel, ce
n’eût été qu’une simple combinaison, ce serait encore une
combinaison fort bien entendue.

Le nom de Galland est aujourd’hui plus connu que le sien, mais il le


rappelle d’une manière honorable pour tous les deux.

M. de Nointel ayant renouvelé avec la Porte des capitulations de


commerce qui entraient probablement pour beaucoup plus dans
l’objet de son voyage que la polémique des deux églises, prit cette
occasion d’aller visiter les Échelles du Levant, d’où il passa à
Jérusalem et parcourut la Terre-Sainte.

Galland, qui l’accompagnait dans ces importantes excursions, en


profitait, en homme habile, pour apprendre, connaître et recueillir.
C’est à ses soins que nos collections nationales sont redevables d’une
foule d’utiles curiosités, et ses dessins contribuèrent à l’enrichisse-
ment de la Paléographie de Montfaucon, la communication de
quelques-uns de ces petits trésors, douces et faciles conquêtes de la
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 10

science dans un pays alors beaucoup moins exploré qu’aujourd’hui,


le mit en rapport avec les curieux et les savants les plus distingués de
Paris.

Leurs conseils le déterminèrent à un second voyage qui ne fut pas


inutile au Cabinet du Roi, où l’on conserve encore beaucoup de
médaillons précieux, tribut désintéressé de zèle et de patriotisme, qui
ne resta toutefois pas sans récompense. C’était l’usage, en ce temps-
là, d’honorer les lumières, même dans un homme simple et pauvre, et
de reconnaître le dévouement, même dans un serviteur inutile.

Ainsi, lors d’un troisième voyage fait en 1679, aux dépens le la


Compagnie des Indes orientales, dans le seul dessein de chercher et
d’acquérir des objets propres à l’ornement du Cabinet et de la
Bibliothèque de Colbert, Galland aurait éprouvé, aux changements
survenus dans cette compagnie, les désagréments ordinairement
attachés à cette espèce de vicissitude, si un ministère éclairé ne l’avait
pas suivi d’une juste bienveillance, et si une rétribution inattendue de
ses travaux n’était pas venue le chercher pour ainsi dire au fond de
son avant exil. Galland se croyait abandonné et perdu, quand il reçut,
je ne sais en quelle partie de l’Orient, le brevet et les honoraires
anticipés de premier Antiquaire du Roi : Louis XIV régnait.

A ce dernier voyage se rapporte un des épisodes les plus


remarquables de cette vie, d’ailleurs si calme et si sagement occupée,
que l’on ne concevrait pas facilement qu’elle eût été exposée à
d’autres agitations, à d’autres dangers que eux qui menacent
l’homme physique dans les catastrophes inévitables de la nature.
Notre voyageur était près de s’embarquer à Smyrne, à l’époque d’un
des plus affreux tremblements de terre qui aient jamais désolé ces
belles contrées.

Plus de quinze mille habitants furent ensevelis sous les ruines ou


dévorés par les flammes, car le désastre commença vers une heure de
la journée où il y a du feu dans toutes les maisons, et on comprend
combien cette circonstance dut en augmenter l’horreur.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 11

L’auteur de l’Éloge de Galland remarque assez ingénieusement à


cette occasion que son héros fut préservé du feu par un privilège
ordinaire aux cuisines des philosophes ce n’est peut-être pas le seul
avantage que le talent et la vertu aient retiré de la pauvreté.

Quant aux décombres de la maison, ils se dispersèrent tellement dans


leur chute, qu’ils enveloppèrent Galland sans le blesser et qu’ils
laissèrent entre eux un intervalle suffisant pour que le jeu de sa
respiration ne fût pas interrompu jusqu’au moment où l’on parvint à
le retrouver sous les débris, plus de vingt-quatre heures après. Je ne
serais pas éloigné de croire que la Reine des Fées prêtait alors
quelque secours à l’écrivain naturel et sensible qui devait apporter
dans notre Occident les brillantes traditions de son empire et
l’histoire des prestiges de son peuple de lutins et de génies.

Depuis l’époque de son retour jusqu’à sa mort, il ne paraît pas que sa


vie ait offert aucun autre incident digne de remarque. On le voit
partager les travaux de M. Thévenot, garde de la Bibliothèque du Roi,
prêter son concours à la rédaction de la Bibliothèque orientale de
d’Herbelot, recevoir une douce hospitalité littéraire de l’amitié du
sage Bignon et suivre M. Foucault dans son intendance de
Normandie, après la mort de son dernier protecteur.

L’existence du savant modeste et de l’homme de bien dans les temps


ordinaires ne se distingue guère que par la succession de ses
ouvrages et le nom de ses amis. Heureux l’écrivain vraiment favorisé
par la fortune qui ne laissera point d’autres souvenirs à l’histoire !
Aussi, à part une anecdote qui traîne dans tous les recueils et qui ne
fait pas assez d’honneur à la politesse de la jeunesse française pour
qu’on aime à la répéter, on croirait que l’interprète ingénu de
Scheherazade a passé à dormir, comme son héroïne, tout le temps de
sa vie pendant lequel il n’a pas fait quelques-uns de ces beaux contes
qu’il contait si bien. Cependant, indépendamment de la part
considérable qu’il a prise, comme je le disais tout à l’heure, à cet
inappréciable trésor d’érudition orientale qui porte le nom de
d’Herbelot et qui ne le cède en rien, selon moi, à toutes les richesses
qu’Ali Baba trouva dans la caverne des 40 voleurs, on lui doit une
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 12

grande partie du Menagiana, un traité curieux sur l’Origine du café,


plusieurs Lettres sur différentes médailles du Bas-Empire, une foule
de mémoires et de dissertations insérés dans les recueils de
l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, dont ils ne composent
pas un des moindres ornements ; beaucoup de manuscrits enfin qu’un
siècle spéculateur n’aurait pas laissés inédits et qui apprendraient
peut-être encore quelque chose au nôtre. Mais, de toutes ces
productions, il n’en est aucune dont le mérite ait été plus
universellement reconnu que les Contes orientaux.

Ils produisirent, dès le moment de leur publication, cet effet qui


assure aux productions de l’esprit une vogue populaire. Quoiqu’ils
appartinssent à une littérature peu connue en France, et que le genre
de composition admît ou plutôt exigeât des détails de mœurs, de
caractères, de costumes et de localités entièrement étrangers à toutes
les idées établies dans nos contes et dans nos romans, on fut étonné
du charme qui résultait de leur lecture. C’est que la vérité des
sentiments, la nouveauté des tableaux, une imagination féconde en
prodiges, un coloris plein de chaleur, l’attrait d’une sensibilité sans
prétention, le sel d’un comique sans caricature, c’est que l’esprit et le
naturel enfin plaisent partout et plaisent à tout le monde.

La Harpe, qu’on n’accusera certainement pas d’avoir été la dupe de


son exaltation en matière de critique, et dont l’enthousiasme, difficile
à exciter, forme un assez beau témoignage en faveur d’un livre,
relisait celui-ci tous les ans, et ne le relisait jamais sans prendre un
plaisir nouveau. Le plus grand nombre des lecteurs pensent comme
La Harpe, et quel est l’homme qui n’a pas besoin de se délasser
quelquefois des ennuis de la vie positive dans les illusions délicieuses
d’une vie imaginaire ?

La traduction de Galland est, dans ce genre de littérature, un ouvrage


pour ainsi dire classique ; et si elle a subi quelques reproches de la
part de certains orientalistes superstitieusement fidèles aux textes
originaux, c’est qu’ils ont eu plus d’égard aux intérêts de cette
érudition exotique qu’à l’esprit de notre langue et aux besoins de
notre littérature nationale. Ce n’était pas résoudre la question c’était
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 13

la déplacer. Nous sommes persuadés qu’on devrait savoir gré au


contraire à l’intelligence et au goût du traducteur d’avoir élagué de
ces charmantes compositions les figures outrées, les détails fastidieux,
les répétitions parasites, qui ne pourraient qu’en affaiblir l’intérêt
dans une langue brillante, mais exacte, qui veut concilier partout
l’agrément et la précision.

Il nous semble même, en dernière analyse, qu’on n’a pas rendu assez
de justice au style de Galland. Abondant sans être prolixe, naturel et
familier, sans être ni lâche ni trivial, il ne manque jamais de cette
élégance qui résulte de la facilité, et qui présente je ne sais quel
mélange de la naïveté de Perrault et de la bonhomie de La Fontaine.

Galland mourut le 17 février 1715, à l’âge de 69 ans, d’un


redoublement d’asthme, auquel se joignit sur la fin une fluxion de
poitrine. Quoique attendu depuis longtemps, cet événement fut un
sujet d’amers regrets pour tous ceux qui l’avaient connu, et son effet
ne se borna point à la petite enceinte du Collège-Royal et de
l’Académie. La médiocrité de la fortune de Galland n’était pas telle
qu’il ne pût faire un eu de bien autour de lui, et son convoi fut suivi
par un grand nombre de pauvres qu’il avait secrètement soulagés et
d’enfants auxquels il avait enseigné gratuitement les éléments de la
grammaire, en épiant sans doute avec une sollicitude pleine de
charme leurs dispositions naissantes. Pouvait-il observer les
développements d’un jeune esprit altéré d’instruction, sans se
rappeler ses propres études au collège de Noyon et le souvenir du bon
chanoine dont les leçons lui avaient légué les douceurs de l’aisance et
d’une vie honorée ?

Celle de Galland respire partout une fleur de probité qui décore ses
moindres actions. J’en citerai, d’après M. de Boze, une particularité
d’ailleurs peu connue, soit qu’on ne la trouve qu’à la source que je
viens d’indiquer, soit que les biographes aient jugé qu’elle était d’un
mérite trop vulgaire en ce siècle pour valoir la peine d’être recueillie.
Homme vrai jusque dans les plus petits détails, il poussait la droiture
à un tel degré de sévérité, qu’en rendant compte à ses commettants de
la Compagnie ou à ses associés de Paris des dépenses qu’il avait
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 14

faites dans le Levant, il portait seulement deux ou trois sous, et


quelquefois rien, pour les journées qui, par des conjonctures
favorables, mais bien plus souvent par des abstinences forcées, ne lui
avaient pas coûté davantage. Il inscrivait ses privations et ses
souffrances dans la colonne des économies.

Le testament de Galland offrit une circonstance fort singulière : Sa


mère était morte depuis bien des années ; il ne connaissait point de
parents, et ses collections étaient dignes des cabinets les plus
précieux. Ce pauvre manœuvre, qui était venu à pied de Noyon à
Paris pour y implorer la protection d’une servante, laissa trois
légataires en mourant : la Bibliothèque, l’Académie et le Roi.

Charles Nodier.

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Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 15

PRÉFACE

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L’Infortune d’un Sganarelle, voilà ce qu’on trouve à l’origine des


Mille et une Nuits. Sganarelle, là, s’appelle Schahzenan, et ses
malheurs n’ont rien d’imaginaire. Tout sultan de la Grande-Tartarie
qu’il soit, Schahzenan est bel et bien trompé, sa carogne de femme le
lui fait bien voir, ou plutôt il le voit assez de lui-même : elle tient
pressé contre elle l’homme qui lui plaît.

Schahzenan n’hésite pas, il tue les coupables. Et c’est tout irrité mais
tout penaud qu’il se rend chez son frère Schahriar, un des derniers
souverains de la dynastie sassanide, le roi de Perse. Ne se croit-il pas
l’objet malheureux d’un cas unique, le pauvre ! Ce n’est pas à son
aîné que la chose arriverait... Mais qu’a donc la favorite de
Schahriar, la sultane de Perse, à se pavaner avec des airs coquins,
parmi vingt femmes, cependant que son seigneur et maître est à la
chasse ? Des noirs sont là, et ces dames se jettent à leur cou, la
favorite, la sultane de Perse comme les autres. Schahzenan, à cette
vue, se sent mieux. Il est consolé. Son frère ! Son frère est...
Sganarelle II. Et du coup, il redevient si plein d’entrain que
Schahriar, qui avait remarqué la sombre humeur de son cadet,
s’étonne. Schahzenan lâche le morceau : « Veux-tu savoir, ce dont
j’ai été le témoin, mon cher frère ? Ta favorite, dans les bras d’un
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 16

grand diable de moricaud. Je n’ai plus rien à t’envier. Ah ! c’est trop


drôle. »

Mais le roi de Perse ne rit pas. Il livre sa favorise au grand vizir, il


commande à celui-ci d’étrangler la coupable, il coupe la tête de ses
compagnes, cela soulage. Et pour plus de soulagement encore, pour
plus de garantie surtout, il décide qu’il passera dorénavant chacune
de ses nuits avec une demoiselle, laquelle, le jour s’étant levé, il
livrera au grand vizir, ni plus ni moins que cette peste de favorite, afin
que périsse sa toute passagère compagne : vierge il l’aura eue ;
femme elle n’appartiendra à personne d’autre. Bonne idée vraiment.
Déjà le grand vizir recense les jeunes filles. Un bain de sang suit
chaque nuit d’amour. Les familles prennent le deuil, les mères se
lamentent. Alors surgit Scheherazade. La fille du grand vizir informe
son père : d’elle-même elle se mettra à la disposition de Schahriar. Le
grand vizir s’effare : « Tu es complètement folle ! » Scheherazade
sourit. C’est qu’elle a un truc : elle prie le roi de Perse de laisser
Dinarzade, sa petite sœur, occuper un coin de la chambre des noces,
aux fins de la voir et de lui dire adieu une dernière fois. Schahriar y
consent. Et quand le jour est sur le point de paraître, quand c’est
l’heure pour Schahriar de livrer Scheherazade à la mort, Dinarzade,
qui est dans la combinaison, susurre : « Ma sœur, dites-nous donc un
de ces beaux contes que vous connaissez si bien. »

Un conte suivant l’autre, mille et un contes se suivant — et encore se


chevauchent-ils, l’intérêt en suspens — Scheherazade, qui a dans
Schahriar un auditeur « bon public », reste la seule épouse de celui-
ci. Car au mille et unième, Schahriar, roulé mais content, fait grâce à
Scheherazade. Le pays est en fête ; les jeunes filles retournent à leurs
fiancés, les mères à leurs occupations. Et un maître-livre est né : le
livre des livres, le conte des contes. En effet il n’y a là qu’un livre,
quoique fait de beaucoup ; en effet il n’y a là qu’un conte, quoique
multiplié : un fil conducteur relie une histoire à une autre, quitte à ce
qu’une troisième, une dixième, une centième intervienne, un fil qui a
du serpent les nœuds, du caoutchouc l’élasticité, de l’imagination les
caprices, mais enfin un fil.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 17

Mais si Scheherazade dévide l’écheveau, de qui et d’où donc tient-elle


tant de savoir ? Ces contes, elle ne les invente pas entre deux nuits,
elle n’agence pas dans sa jolie tête les situations, elle ne suscite pas
les personnages cependant que Schahriar tire de son beau corps le
plaisir. Il faut que Scheherazade ait beaucoup lu. Et qu’elle ait
beaucoup retenu. Sans souci des citations de source. Pas de notes de
bas de page dans son babil d’oiseau : un marchand, un esclave, un
pêcheur, avec la conteuse, content. Mais pas un nom d’auteur
n’éclaire toutes ces sortes de gens. Tant mieux. Ne reconnaît-on pas
la célébrité d’une œuvre à ce qu’elle est d’auteur inconnu ? Dieu sait
si on attribue à plus d’un le Théâtre de Shakespeare, il semble que
l’Imitation de Jésus-Christ soit descendue du ciel, et seule une
certaine erreur d’interprétation ferait qu’on dirait des Mille et une
Nuits : « Ça, c’est du Galland. » Galland, le cher Galland, dont nous
n’irons pas retracer ici la vie exemplaire en écho à la notice de
Charles Nodier, Antoine Galland orientaliste et numismate, grand
voyageur et amateur de café, a traduit les Mille et une Nuits. Il
n’entre pour rien dans leur création. Et ce n’est pas inutile de le dire,
lorsque tant d’honnêtes gens attribuent à notre compatriote — on lui
attribua, notamment, l’histoire d’Aladin — les contes arabes.

Dans l’Avertissement que nous reproduisons plus loin, Galland loue


l’auteur, l’auteur inconnu dont il fut, et le traducteur, et
l’introducteur en France puisque, avant Galland, personne ne s’était
avisé de présenter dans notre langue les prodigieuses histoires que
tout le monde connaît depuis. Les modes peuvent passer, les écoles
littéraires se succéder, les contes arabes et tous leurs trésors, toute
leur magie, restent en faveur. Aussi, quel fut l’enthousiasme des
contemporains de Galland lorsque, à Paris, « chez la veuve de
Claude Barbin, au Palais, sur le Second Perron de la Sainte
Chapelle », l’année 1704, après approbation de Fontenelle et avec
privilège du roi, les Mille et une Nuits commencèrent de briller des
cent mille et un feux d’un exotisme encore tout neuf ?

Ces cent mille et un feux qui brillèrent bien au delà — ils n’ont pas
cessé de briller — de 1717, date où les douze volumes (petit in-douze)
de la traduction Galland eurent accompli le cycle des Mille et une
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 18

Nuits. Comme on comprend que — beaucoup plus tard — un Stendhal


ait dit qu’il voudrait n’avoir jamais lu les contes arabes, pour avoir la
volupté de les découvrir !

Galland les avait découverts. Un bibliothécaire qui sait son métier, ne


vit pas seulement sur les livres, les manuscrits qu’il a mission
d’étiqueter ; il a le bras long, il ouvre un œil à facettes, il flaire, il
palpe feuillets, reliures, partout où il y a du papier, des bouquins.
Galland avait traduit sept contes de l’arabe, il les offrait sur
manuscrit à Mme la marquise d’O, dame du Palais de Mme la
duchesse de Bourgogne, la fille de M. de Guilleragues, lequel l’avait
si fort obligé lors de son séjour à Constantinople, il se disposait à
faire imprimer sa traduction, mais est-ce que ce bouquet de contes
n’en annonçait pas bien d’autres ! Les jardins sont grands, Galland
s’avisa que tout un recueil existait, il fit venir de Syrie les volumes, il
se jeta sur ces richesses inexplorées, et ce ne sont plus sept, mais
mille et un contes qu’il offrit pour « petit présent » à Mme d’O.

Derrière Mme d’O, la Cour, le Parlement, les bourgeois, les truands,


tout ce qui sait lire enfin, lut les contes arabes. Les Mille et une Nuits
commençaient leur chemin chez nous.

Il n’y a pas de route si étoilée que le pied ne s’y heurte à quelque


pierre. Galland eut ses critiques. Faisons confiance à notre
traducteur. Nous pouvons en croire la Revue Encyclopédique (janvier
1900) qui, sous la signature d’E. Blochet, relève comme fort exagérés
les deux reproches qui étaient le plus souvent adressés à Galland, et
« d’avoir laissé de côté une partie de l’ouvrage », et « d’avoir
remanié de façon à le rendre méconnaissable le texte arabe ». Il
fallait savoir que Galland « travaillait sur un manuscrit des Mille et
une Nuits qui était d’une classe toute différente de celle que nous
connaissons ». Et que, d’autre part, il s’était attaché à ne pas blesser
le lecteur par des scènes qui dans leur vivacité particulière
n’apporteraient « rien de neuf à la connaissance des mœurs des
Musulmans », ces tableaux « montrant l’homme en proie à ces
instincts les plus vils qui sont les mêmes sous toutes les latitudes ».Il
nous serait permis de faire observer que les instincts les meilleurs
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 19

étant les mêmes, eux aussi, partout où la lune brille, il n'y aurait pas
de raisons de ne pas tout couper, sous prétexte d’une absence de
nouveauté, mais nous aurions mauvaise grâce à discuter ici des idées
d’Antoine Galland, surtout quand nous n’avons qu’à souscrire à ceci,
que la Revue Encyclopédique ajoute : « La traduction de Galland
donne une idée très fidèle du caractère et de la tonalité des Mille et
une Nuits, ainsi que de la vie arabe. » Voilà bien ce qui importe, et
paix à Galland s’il est vrai que, plus prude que Scheherazade, hier
encore demoiselle, il a craint d’offenser des lecteurs qui, sans avoir le
jeune âge de Dinarzade, n’ont pas les oreilles de Schahriar.

***

Si quelqu’un était qualifié pour en faire grief à Antoine Galland, à


deux siècles environ de la publication des Mille et une Nuits, c’était
bien le docteur J.-C. Mardrus, à son tour le traducteur des contes
arabes. Le docteur Mardrus, pour être venu après Galland, n’en a pas
moins droit à notre vénération. Venu après c’est vrai, mais dans des
dispositions tout autres. Lorsque, en 1899, les éditions de la Revue
Blanche commencèrent de publier les Mille Nuits et Une Nuit, une
révélation seconde mais d’un ordre tout différent était faite. Ce n’est
pas parce que nous présentons ici la traduction Galland, qui a toute
notre admiration, que nous irons méconnaître la traduction Mardrus,
quand ce ne serait que pour la part qu’elle fait... à quoi ? aux
passages les plus libres ? C’est affaire d’appréciation, nous pensions
à toute cette poésie, à ces comprimés tantôt et tantôt à ces explosions
de lyrisme qui enchantent sa traduction Galland, lui, ne s’intéressait
pas aux vers. Peut-être par préoccupation de ne pas retarder la
curiosité du lecteur, anxieux de connaître le développement de
l’histoire. Les contes arabes sont si ingénieusement chargés
d’aventures, et dans quelle atmosphère mystérieuse, que le lecteur a
grand-hâte de savoir comment tout cela finira, et d’une fin à
rebondissement. Au demeurant la poésie ne baigne-t-elle pas toutes
les pages des contes arabes, avec ou sans vers ?

Et puis, Galland voulait que tout un chacun pût le lire, nous ne


parlons plus des peintures qu’il écartait parce que trop libres à son
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 20

entendement, nous restons dans le domaine des jongleries, des


raffinements poétiques. Les contes arabes relèvent de la littérature
populaire, personne pour dire le contraire. En s’adressant à Mme
d’O, c’était à des quantités, c’était à toutes les classes de Français
que Galland présentait les Mille et une Nuits. Il est significatif que le
docteur J.-C. Mardrus ait dédié l’ensemble des Mille Nuits et Une
Nuit à Stéphane Mallarmé, le premier volume à M. Paul Valéry, deux
auteurs difficiles. Nous ajouterons toutefois que traduits ici ou
traduits là, les contes arabes font et feront toujours l’émerveillement,
et du grand public, et des lettrés. A preuve leur succès partout où ils
se présentent. Anier ou sultan, quiconque sait son alphabet prend aux
histoires dont Scheherazade s’est faite l’écho ce plaisir qu’y prenait
Beyle et que nous prenions à les voir fleurir les lèvres de notre
nourrice. Et si Galland n’a pas traduit tous les contes des Mille et une
Nuits, il en reste suffisamment, les trois volumes, d’un texte serré, de
la présente édition en attestent, pour la joie et pour le divertissement
du lecteur, pour l’arracher aux soucis, aux ennuis et à l’ennui, et le
plonger dans un monde véritablement merveilleux.

***

Lors des querelles que la traduction de Galland alluma, si quelqu’un


dit son mot, c’était le docte Sylvestre de Sacy. Savoir quelles origines
assigner aux Mille et une Nuits : « S’agissait-il de textes purement
arabes, on au contraire issus de la Perse, ou encore provenant de
sources diverses ? » En ces termes M. Émile-François Julia, dans
l’ouvrage qu’il a publié sous ce titre : les Mille et une Nuits et
l’Enchanteur Mardrus (collection les Grands Evénements littéraires, S.
F. E. L. T. Edgar Mafère, 1935), a posé la question et on ne saurait le
faire ni plus simplement, ni plus clairement. Nous citerons avec lui la
conclusion que Sylvestre de Sacy apportait au débat, ce débat que les
préfaces écrites pour les différentes éditions de la traduction Galland
engraissaient : Caussin de Perceval, en 1806, ne voyait pas de
meilleure date pour les Mille et une Nuits que les années 955 et 973
de l’hégire. Le style arabe lui apparaissait fort vulgaire, et il en tirait
argument que l’auteur relevait des Arabes de ce temps. A orientaliste,
orientaliste et demi :
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 21

— Pardon, intervenait Langlès, puisque les noms propres des


personnages sont le plus souvent persans, il faut bien que le livre soit
persan, lui aussi.

Sur quoi, dit M. E.-F. Julia, il ajoutait « que de nombreuses


interpolations s’étaient produites dans la suite, et qu’ainsi s’étaient
introduits dans un livre persan, des passages manifestement sortis
d’une pensée arabe, traduisant des mœurs arabes ». Passages
extrêmement nombreux, « si l’on songe, par exemple, à la quantité et
l’importance de ceux qui mettent en scène le célèbre monarque
Haroun-al-Raschid ». Et, cette manière de voir, un troisième
orientaliste, Edouard Gauthier, la corroborait,faisant remarquer en
outre, « que les génies dont le rôle est si habituel dans les contes,
appartiennent au système théologique indien de la région de
Brahma ». Mais Sylvestre de Sacy ? Sylvestre de Sacy, lui, attribuait
« aux Arabes eux-mêmes cette profusion d’êtres surnaturels mêlés à
leur existence depuis les temps les plus reculés ». M. E.-F. Julia
précise qu’il n’échappe pas à Sylvestre de Sacy que « de nombreux
écrivains arabes ont dû remanier les textes et que cet assemblage de
contes, fables, anecdotes d’esprit le plus divers, provient d’époques
successives ; un seul point semble réunir les différents transcripteurs :
l’unité de cadre. » Tout le reste, langue, couleur, style, étant
absolument variable. D’où la conclusion de Sylvestre de Sacy, qui
écrivait : « Je ne pense pas qu’aucun lecteur impartial voie dans le
recueil des Mille et une Nuits autre chose qu’une collection de contes
faits par un ou plusieurs Arabes ou musulmans, à une époque qui
n’est pas très reculée et où l’on n’écrivait delà plus l’arabe avec
pureté. Ce qu’on peut dire de plus certain sur la date de ce recueil,
c’est que lorsqu’il a été composé, l’usage du tabac et du café n’était
sans doute pas connu puisqu’il n’y en est fait aucune mention. »

Ni tabac ni café, Sylvestre de Sacy est sûr de son fait : « Cette


observation, ajoute-t-il triomphalement, prouve que ce recueil existait
vers le milieu du IXe siècle de l’hégire. » C’est bien possible, mais
quel besoin Schahriar aurait-il eu de recourir à ces excitants, à ces
empêchez-moi de dormir, lorsque repu des délices de l’amour il était
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 22

tout aux délices des contes que lui détaillait Scheherazade à en veux-
tu en voilà ?

***

Alf Lailah oua Lailah : les Mille Nuits et une Nuit, et la traduction du
docteur J.-C. Mardrus (traduction littérale et complète du texte arabe,
Editions de la Revue Blanche, 1899-1902 ; depuis chez Charpentier et
Fasquelle, seize volumes) porte ce titre, qui devient le Livre des Mille
Nuits et une Nuit à partir du tome IV.

Galland a préféré les Mille et une Nuits, et, chose curieuse du point
de vue de la grammaire, l’édition originale — nous l’avons sous les
yeux — ne porte pas d’s.

Mille Nuits et une Nuit ou Mille et une Nuits avec ou sans s, deux
documents, l’un du IXe siècle, l’autre du Xe, établissent que ce recueil
de contes populaires, ce monument de la littérature imaginative arabe
a pour prototype un recueil persan, le Hazar Afsanah. C’est de celui-
ci — reportons-nous à la « note de l’éditeur » qui sous la firme de la
Revue Blanche ouvrait la traduction Mardrus, — c’est du Hazar
Afsanah que provient l’artifice par lequel Scheherazade retient
l’attention du roi de Perse... et du lecteur ; que provient le thème
d’une partie des contes. Combien d’auteurs en quête de personnages
se sont partagé les sujets traités, malaxés, épuisés selon la religion,
l’esprit et les mœurs arabes, et aussi au gré de leur fantaisie. Nous
lisons : « D’autres légendes, d’origine nullement persane, d’autres
encore, purement arabes, se constituèrent dans le répertoire des
conteurs. Le monde musulman ensuite tout entier, de Damas au Caire
et de Bagdad au Maroc, se réfléchissait enfin au miroir des Mille et
une Nuits. Nous sommes donc en présence non pas d’une œuvre
consciente, d’une œuvre d’art proprement dite, mais d’une œuvre dont
la fonction lente st due à des conjonctures très diverses, et qui
s’épanouit en plein folklore islamite. Œuvre arabe, malgré le point de
départ persan, et qui traduite de l’arabe en persan, turc, hindoustani,
se répandit dans tout l’Orient. »
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 23

Vouloir assigner « à la forme comme définitive de telle de ces


histoires une origine, une date, en se fondant sur des considérations
linguistiques, est une entreprise décevante, puisqu’il s’agit d’un livre
qui n’a pas d’auteur, et qui, copié et recopié par des scribes enclins à
faire intervenir leur dialecte natal dans le dialecte des manuscrits
d’après lesquels ils opéraient, est le réceptacle confus de toutes les
formes de l’arabe ».

Toutefois « par des considérations tirées principalement de l’histoire


comparée des civilisations, la critique actuelle semble avoir imposé
quelque chronologie à cet amas de contes ».

Et si on se penche sur « les résultats qu’elle propose », on voit que


seraient en majeure partie du Xe siècle les treize contes « qui se
retrouvent dans tous les textes (au sens philologique du mot) » des Alf
Lailah oua Lailah, citons les histoires du roi Schahriar et de son frère
Schahzenan, adonc l’introduction ; des Trois pommes ; de Noureddin
Ali et de Bedreddin Hassan, etc. L’histoire de Sindbad le Marin serait
antérieure ; au contraire, l’histoire de Camaralzaman serait du XVIe
siècle. La grande masse des contes se situerait entre le Xe et le XVIe
siècle.

***

Si l’on sait à quelle époque situer l’introduction — elle remonterait


au Xe siècle, comme on l’a lu — irons-nous chercher dans la ruse par
laquelle l’astucieuse Scheherazade sauve la situation l’origine
historique des contes ? Non pas. E. Blochet, que nous citions tout à
l’heure comme un fervent d’Antoine Galland, qualifiait pareil
argument de « fable inventée à plaisir et dans laquelle on s’est servi
de deux noms, les moins illustres d’ailleurs, de la puissante dynastie
iranienne devant laquelle vinrent se briser les armes romaines ».
Artifice inaccoutumé, non point, mais au contraire très familier aux
Musulmans, celui qui consiste à mettre les œuvres de leur littérature
« sur le compte des Persans des anciens âges ». C’est ainsi que les
ouvrages qui portent le titre de Lazzet-Nàmêh « sont toujours donnés
comme les traductions arabes ou persanes de vieux manuscrits
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 24

pehlvis qu’on aurait trouvés dans la Bibliothèque du roi Bahram-


Gour ». Bref, « n’accordons nulle créance à ces fantaisies », et ce
n’est pas dans l’argument initial des Mille et une Nuits qu’il faut aller
chercher l’histoire réelle de ce recueil de contes.

***

Bien plus qu’un recueil, un monde ! L’islam vivant, l’Islam religieux,


l’Islam magique, se dresse à tous les détours des histoires contées par
Scheherazade, comme à ceux des histoires qui font balle d’un
personnage à un autre, et bien entendu par le verbe de la sœur de
Dinarzade : « A tout prix, dit M. E.-F. Julia, il faut satisfaire la
constante curiosité du prince, aussi exigeante et insatiable soit-elle. »
Car « un bâillement de l’instable Schahriar pourrait se payer cher ! »
Aussi à peine un parleur a-t-il terminé qu’un autre se hâte, prend la
parole et prévient : « Mais écoutez mon histoire, c’est encore
mieux... »

Habile procédé à tiroirs, qui facilite les interpolations, E. Blochet le


fait ressortir. C’est bien pourquoi on sait peu d’ouvrages, en Orient,
qui aient subi autant d’additions — et de déformations peut-être —
que les Mille et une Nuits : « Il y en a presque autant de rédactions
que de manuscrits et d’éditions, et Allah seul sait combien ces
dernières sont nombreuses en Égypte et en Syrie. Ce qui porterait à
croire que les Mille et une Nuits ont été remaniées à une époque
relativement récente, c’est que quelques-uns des contes les plus
intéressants ne se trouvent que dans un très petit nombre de
manuscrits et ne paraissent jamais dans les éditions. » Aussi ne faut-il
pas s’étonner si Galland a été taxé d’une certaine forme de
remaniement qui aurait consisté à faire prendre volontairement telle
histoire de son cru pour un conte arabe. Nous avons évoqué ce
singulier épisode des accusations portées contre Galland. Nous y
revenons : la chose est curieuse, d’un traducteur accusé d’avoir
inventé de toutes pièces un des contes du recueil, d’aucuns voulaient
absolument qu’il eût tiré de sa propre écritoire l’histoire d’Aladin ou
la lampe merveilleuse. Absurde, et son commentateur certes en
convient, ce conte se rattache à la littérature magique du Turkestan,
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 25

dont il n’existe d’ailleurs qu’un très petit nombre de spécimens dans


les trois littératures musulmanes. « Mais on avait quelque raison de le
faire, ajoute E. Blochet, puisqu’on ne trouvait trace de ce conte ni
dans les manuscrits ni dans les éditions originales ; ce n’est que tout
récemment qu’on a enfin retrouvé et publié l’original arabe de
l’histoire de la lampe magique. » Comme quoi Galland n’a rien d’un
ancêtre des A la manière de...

Et qu’y a-t-il de vrai dans la querelle des deux dénouements,


notamment dans la note qui termine la nouvelle édition de la
traduction Galland, parue chez Victor Lecou en 1846 ? A en croire
cette note, le dénouement des Mille et une Nuits serait « de l’invention
de Galland, qui sans doute n’en connaissait pas d’autre ». Et encore :
« Le dénouement réel des Mille et une Nuits est plus ingénieux et
surtout plus naturel, il a été retrouvé, en 1801, dans un manuscrit
arabe, par M. de Mammer, et traduit tout récemment par M. G.-F.
Trebutien, de Caen, à la suite de ses Contes inédits des Mille et une
Nuits ».

Plus naturel, allons donc ! Scheherazade en ayant fini : « C’est asse,


dit Schahriar, qu’on lui coupe la tête, car ses dernières histoires
surtout m’ont causé un ennui mortel. » Voilà qui mettrait par terre, et
le piège charmant de Scheherazade, et l’enchantement des contes. A
suivre ce dénouement, Scheherazade ne s’en tirerait qu’en faisant
appel aux sentiments paternels du roi de Perse !Elle lui a donné trois
enfants pendant qu’a duré son immense récit, et elle lui dit : « Je te
supplie de m’accorder la vie pour l’amour d’eux, et non à cause de
mes histoires ; car si tu les prives de leur mère, ils deviendront
orphelins : aucune autre femme ne peut avoir pour eux le cœur d’une
mère. »

Et Schahriar d’acquiescer. Très touchant. Mais pas conforme à


l’esprit de l’introduction.Quoi ! le roi de Perse, s’il fait grâce, ce
n’est pas pour tout ce qu’il doit aux contes de Scheherazade, et avec
l’humeur qu’il a, nous fera-t-on croire qu’il aurait eu la patience
d’entendre les histoires, s’il n’avait pas trouvé à s’y délecter ? Non !
Non ! laissons à Galland le dénouement qu’il a traduit comme le
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 26

reste, laissons à Scheherazade toute sa gloire et tout ce « féminisme »


que M. Lahy-Hollebecque, professeur à l’ Université, représente
comme étant « la révélation des Mille et une Nuits ».

***

On ne voudrait pas que ce titre les Mille et une Nuits, n’ait eu les
honneurs du pastiche. C’est’ ainsi qu’ont paru les Mille et une Nuits
de la Bretagne, et, parbleu ! les Mille et une Nuits de Noce. Passons.
Non sans remarquer que Galland a trouvé des continuateurs dans la
double personne de Cazotte et Chavis : les Veillées du Sultan
Schahriar en témoignent, qui eurent pour cadre le Cabinet des Fées
(1784-1793). Encore y a-t-il la question des Mille et un Jours.

Parmi les réimpressions des Mille et une Nuits traduites par Galland,
nous avons eu occasion de citer celle de Caussin de Perceval. C’était
en 1806. En 1822, paraissait celle de Destain, où nous rencontrons
les pages liminaires de notre ami Nodier, six volumes. Nommons celle
de Gauthier (1822-1824, sept volumes) ; celle du Panthéon littéraire
(1840, un volume), avec notes de Loiseleur-Deslonchamps.

Et combien d’adaptations les Mille et une Nuits ont fait naître !


Autant rouvrir nos livres d’étrennes, à la recherche du temps perdu
où de belles images nous montraient dans toute leur splendeur,
comme on dit, les richesses de la caverne d’Ali-Baba. On sait telle
édition, au nombre des moins anciennes, qui va jusqu’à comporter des
« planches articulées en couleurs ». Voyez donc Schahriar qui s’agite.

Mais à l’étranger ? Voici l’édition, inachevée, du Cheikh El Yemen


(Calcutta, 1814-1818, deux volumes) ; celle de Habichet (Breslau,
1835, douze volumes avec le supplément édité par Fleischer en 1842-
1844) ; celle de Mac Noghten (Calcutta, 1830-1842, quatre
volumes) ; celle de Boulak (Le Caire, 1835, deux volumes), etc., etc.
C’est sur l’édition égyptienne que le docteur Mardrus a exécuté sa
traduction, il a puisé pour certains détails dans l’édition Mac
Noghten, dans l’édition de Breslau et surtout dans les différents
manuscrits. Et, note M. E.-F. Julia, à son tour la version française de
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 27

Mardrus a été traduite en toutes les langues, notamment en espagnol


par Blasco Ibañez, soit trente volumes.

Une bibliographie des Mille et une Nuits exigerait tout un ouvrage,


« pour indiquer seulement les titres des éditions, des traductions et
des adaptations intégrales ou fragmentaires qui ont paru depuis
bientôt deux siècles et demi ».

Le titre même décore les dialogues que M. Maurice-Verne a publiés il


n'y a pas longtemps (Albin Michel, éd.) et les Mille et une Nuits ainsi
arrangées, non sans adresse, ont porté les histoires de Scheherazade
à la scène : « de ce conte des contes fut tirée une pièce en trois actes
et dix tableaux — la musique, tirée du folklore oriental, était de MM.
H.-M. Jacquet et André Cadou, les décors sino-persans, de M. Emile
Bertin — dont la présentation eut lieu le 12 mai 1920, au Grand-
Théâtre des Champs-Elysées, sous la direction de M. F. Gémier.
« Scheherazade, c’était Andrée Mégard ; Dinarzade (« Je vous en
prie, ma sœur... »), c’était Régina Camier. M. Francen faisait le
calife, et le clown Footit... faisait Silence. Un mois plus tard les Mille
et une Nuits passaient aux Variétés, sous la direction de M. Max
Maurey. Une tournée promenait la pièce à l’étranger ; une tournée, à
travers la province. Et la nuit de Noël, à l’Olympia, Mme Rachilde
présidait une grande fête costumée indo-persane. Par cette fête, que
l’auteur de Monsieur Vénus anima de tout son esprit, à la diable, on
célébrait « le premier million de recettes de la pièce ». Un million de
recettes, ô Galland ! C’était tout juste la somme qu’il fallait,
remarquait M. André Antoine dans son feuilleton de l’Information,
pour réaliser théâtralement les Mille et une Nuits de M. Maurice-
Verne. Si nous insistons sur tout cela, c’est qu’il est piquant, pensons-
nous, de constater le prolongement d’un texte d’auteur inconnu —
d’auteurs inconnus plutôt — à travers le monde et le temps. Que l’on
mesure les années écoulées entre la première nuit de Scheherazade et
la fête de nuit de l’Olympia. Côté théâtre, aussi, il faut nommer
Mârouf, savetier du Caire, opéra-comique en cinq actes tiré des Mille
et une Nuits d’après la traduction du docteur Mardrus, le poème
dramatique étant de M. Lucien Népoty, la musique de M. Henri
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 28

Rabaud, et qui fut représenté pour la première fois à l’Opéra-


Comique le 15 mai 1914.

***

Les mânes de Charles Nodier nous excuseront si nous ne croyons pas


devoir suivre sa discrétion, taire avec lui un épisode de la vie
d’Antoine Galland qui n’est pas du tout, comme Nodier le croit, à la
honte de la jeunesse, et qui montre mieux que tous les éloges qu’on
peut faire du traducteur des Mille et une Nuits quelle célébrité était
sienne. L’écrivain est diantrement connu, dont on clame le nom sous
les fenêtres. Plaise à Scheherazade de fermer sa charmante bouche —
Schahriar justement l’embrasse sur les lèvres —, c’est Jules Janin qui
a la parole : « C’était une nuit d’hiver, dit le critique. L’honnête
savant avait fermé son livre, éteint sa lampe, et, après une douce et
heureuse journée de travail, il se livrait à ce tranquille sommeil qui
repose l’esprit comme les forces de l’homme ; Galland dormait,
mollement bercé dans quelques-uns de ces beaux rêves qu’il a jetés le
premier dans le monde, et que la postérité fera avec lui tout éveillée.
Tout à coup l’homme savant fut réveillé en sursaut par plusieurs voix
lamentables qui criaient sous ses fenêtres :

— « Monsieur Galland ! Monsieur Galland ! Monsieur Galland ! »

Lamentables pourquoi, ces voix de jeunes hommes ? joyeuses plutôt,


pimpantes et rieuses. Et voilà Galland qui ouvre ses fenêtres, qui
passe une tête coiffée d’un bonnet de nuit.

— Quoi donc ? Que me veut-on ?

Une voix se détachant expliqua :

— « Monsieur Galland ! Monsieur Galland ! Si vous ne dormez pas,


contez-nous donc un de ces beaux contes que vous contez si bien. »

Ainsi la prière de Dinarzade montait de la rue parisienne. O miracle !


Une farce, bien sûr, mais spirituelle, et dont un auteur, ne fût-il qu’un
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 29

traducteur, est le premier à se divertir. Y a-t-il beaucoup de nos


conteurs que l’on prendrait la peine de réveiller ? Plutôt il y en a que
l’on souhaiterait de voir s’endormir, gage de silence, quand la plume
ne leur tombe pas des mains, quand ils ne piquent pas du nez sur leurs
histoires à dormir assis. Une farce excellente, mais oui, un conte
délicieux, un conte vrai. La chose serait-elle inventée, que pour la
plus grande surprise de nos étudiants Scheherazade elle-même fût
apparue.

Et ainsi serait née la mille et deuxième nuit. Mais il suffit de mille et


une pour nous satisfaire.

***

Une préface n’est pas un livre, pas même une étude et nous n’irons
pas suivre plus longtemps dans leurs déductions, dans leurs
commentaires d’aventure égayés d’une anecdote à la Janin, les
auteurs dont nous avons invoqué ici le savoir. Le lecteur, qui
terriblement s’impatiente, pourra toujours recourir aux ouvrages, aux
articles qui sans être bien d’accord soulèvent autour des Mille et une
Nuits, mille et une questions. Le mieux ne serait-il pas, au fait, de s’en
tenir au texte, en l’occurrence à la traduction ? Un proverbe plus ou
moins arabe dit : « N’entre pas dans le cabinet de toilette de la femme
que tu désires », la beauté n’a pas à rendre compte de ses moyens, les
fards ne sont jamais que des compositions chimiques, il faut la vie
sans laquelle les crayons, les poudres, les kohls qui font la peau plus
douce, la chair plus ferme, les yeux plus brillants ne sont que peu de
chose. A trop analyser les revêtements qui font aux Mille et une Nuits
une parure jaunie, écaillée par le temps, ne risquerait-on pas de ne
plus goûter dans toute leur pureté — dans toute leur virginité, ô
Scheherazade ! — les contes qui ont le goût du fruit, du printemps et
de l’amour ? A cela les plus savants ne se trompent pas. Le docteur
Mardrus écrivait que les âniers de son pays lui donneraient raison,
s’il répugnait à ligoter le plus beau texte du monde entre les lacs de
notes sans limites. Un avant-propos suffisait. Galland avait été sage
pareillement, en bornant ses entrées en matière à une poignée de
pages. Et sage nous croyons être, en ne tentant pas ici de nous jeter à
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 30

plume perdue dans le dédale des contes qu’on va lire ou relire. Nous
voit-on analysant celui-ci, démontant celui-la ? Ce serait briser les
jouets sans espoir de jamais rassembler, ensuite, les pièces. Nous ne
citerons qu’un conte, qui est celui du médecin Douban, auquel un roi
grec, à qui pourtant il a sauvé la vie, a fait couper la tête. Le médecin
a recommandé au roi de feuilleter, après l’exécution, un certain livre.
La tête parlera, et prodige, elle répondra à toutes les demandes du
souverain. Le roi tourne les pages, toutes les pages, et autant de fois il
porte un doigt à sa bouche, autant de fois il dépose sur celle-ci le
poison dont le livre est imbu. Il meurt.

Scheherazade est là, qui a toute sa tête, qui nous dit de tourner les
pages, toutes les pages... Le poison, avec elle, conteuse des conteuses,
est un miel, c’est par là qu’elle se sauve de la mort, et si nous
mourions, nous, ce serait de plaisir.

GASTON PICARD.

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Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 31

ÉPITRE

A MADAME

MADAME LA MARQUISE D’O, DAME DU PALAIS


DE MADAME LA DUCHESSE DE BOURGOGNE.

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Madame,

Les bontés infinies que feu M. de Guilleragues, votre illustre Père, eut
pour moi dans le séjour que je fis il y a quelques années à
Constantinople, sont trop présentes à mon esprit, pour négliger aucune
occasion de publier la reconnaissance que je dois à sa mémoire. S’il
vivait encore pour le bien de la France et pour mon bonheur, je
prendrais la liberté de lui dédier cet ouvrage, non seulement comme à
mon bienfaiteur, mais encore comme au génie le plus capable de
goûter et de faire estimer aux autres les belles choses.

…………………………………….

Après la perte irréparable que j’en ai faite, je ne puis m’adresser qu’à


vous, Madame, puisque vous seule pouvez me tenir lieu de lui ; et
c’est dans cette confiance, que j’ose vous demander pour ce livre, la
même protection que vous avez bien voulu accorder à la traduction
Française de sept Contes Arabes, que j’eus l’honneur de vous
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 32

présenter. Vous vous étonnerez que depuis ce temps-là je n’aie pas eu


l’honneur de vous les offrir imprimés.

Ce retardement, Madame, vient de ce qu’avant de commencer


l’impression, j’appris que ces Contes étaient tirés d’un recueil
prodigieux de Contes semblables, en plusieurs volumes, intitulé les
Mille et une Nuit. Cette découverte m’obligea de suspendre cette
impression, et d’employer mes soins à recouvrer le Recueil. Il a fallu
le faire venir de Syrie, et mettre en Français le premier volume que
voici, de quatre seulement qui m’ont été envoyés. Les Contes qu’il
contient vous seront sans doute beaucoup plus agréables que ceux que
vous avez déjà vus. Ils vous seront nouveaux, et vous les trouverez en
plus grand nombre ; vous y remarquerez même avec plaisir le dessein
ingénieux de l’Auteur Arabe, qui n’est pas connu, de faire un corps si
ample de narrations de son pays, fabuleuses à la vérité mais agréables
et divertissantes.

Je vous supplie, Madame, de vouloir bien agréer ce petit présent, que


j’ai l’honneur de vous faire ; ce sera un témoignage public de ma
reconnaissance et du profond respect avec lequel je suis et serai toute
ma vie,

Madame,

Votre très humble et très obéissant Serviteur,

GALLAND.

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Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 33

AVERTISSEMENT

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Il n’est pas besoin de prévenir le Lecteur sur le mérite et la beauté des


Contes qui sont renfermés dans cet Ouvrage. Ils portent leur
recommandation avec eux : il ne faut que les lire, pour demeurer
d’accord qu’en ce genre on n’a rien vu de si beau, jusqu’à présent,
dans aucune Langue.

En effet, qu’y a-t-il de plus ingénieux, que d’avoir fait un corps d’une
quantité prodigieuse de Contes, dont la variété est surprenante, et
l’enchaînement si admirable, qu’ils semblent avoir été faits pour
composer l’ample Recueil dont ceux-ci ont été tirés. Je dis l’ample
Recueil : car l’Original Arabe, qui est intitulé les Mille et une Nuit, a
trente-six parties, et ce n’est que la traduction de la première qu’on
donne aujourd’hui au Public. On ignore le nom de l’Auteur d’un si
grand Ouvrage. Mais vraisemblablement, il n’est pas tout d’une main :
car comment pourra-t-on croire qu’un seul homme ait eu
l’imagination assez fertile, pour suffire à tant de fictions.

Si les Contes de cette espèce sont agréables et divertissants par le


merveilleux qui y règne d’ordinaire, ceux-ci doivent l’emporter en
cela sur tous ceux qui ont paru : puisqu’ils sont remplis d’événements
qui surprennent et attachent l’esprit, et qui font voir de combien les
Arabes surpassent les autres Nations en cette sorte de composition.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 34

Ils doivent plaire encore par les coutumes et les mœurs des Orientaux,
par les cérémonies de leur Religion, tant Païenne que Mahométane ; et
ces choses y sont mieux marquées que dans les Auteurs qui en ont
écrit, et que dans les relations des Voyageurs. Tous les Orientaux,
Persans, Tartares et Indiens, s’y font distinguer, et paraissent tels
qu’ils sont, depuis les Souverains jusqu’aux personnes de la plus
basse condition. Ainsi, sans avoir essuyé la fatigue d’aller chercher
ces Peuples dans leur Pays, le Lecteur aura ici le plaisir de les voir
agir, et de les entendre parler. On a pris soin de conserver leurs
caractères, de ne pas s’éloigner de leurs expressions et de leurs
sentiments ; et l’on ne s’est écarté du Texte, que quand la bienséance
n’a pas permis de s’y attacher. Le Traducteur se flatte que les
personnes qui entendent l’Arabe, et qui voudront prendre la peine de
confronter l’original avec la copie, conviendront qu’il a fait voir les
Arabes aux Français, avec toute la circonspection que demandait la
délicatesse de notre Langue et de notre temps. Pour peu même que
ceux qui liront ces Contes, soient disposés à profiter des exemples de
vertus et de vices qu’ils y trouveront, ils en pourront tirer un avantage
qu’on ne tire point de la lecture des autres Contes, qui sont plus
propres à corrompre les mœurs qu’à les corriger.

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Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 35

LES MILLE

ET

UNE NUITS

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Les chroniques des Sassaniens, anciens rois de Perse, qui avaient


étendu leur empire dans les Indes, dans les grandes et petites îles qui
en dépendent, et bien loin au delà du Gange jusqu’à la Chine,
rapportent qu’il y avait autrefois un roi de cette puissante maison qui
était le plus excellent prince de son temps. Il se faisait autant aimer de
ses sujets, par sa sagesse et sa prudence, qu’il s’était rendu redoutable
à ses voisins par le bruit de sa valeur et par la réputation de ses
troupes belliqueuses et bien disciplinées. Il avait deux fils : l’aîné,
appelé Schahriar, digne héritier de son père, en possédait toutes les
vertus ; et le cadet, nommé Schahzenan, n’avait pas moins de mérite
que son frère.

Après un règne aussi long que glorieux, ce roi mourut, et Schahriar


monta sur le trône. Schahzenan, exclu de tout partage par les lois de
l’empire, et obligé de vivre comme un particulier, au lieu de souffrir
impatiemment le bonheur de son aîné, mit toute son attention à lui
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 36

plaire. Il eut peu de peine à y réussir. Schahriar, qui avait


naturellement de l’inclination pour ce prince, fut charmé de sa
complaisance ; et, par un excès d’amitié, voulant partager avec lui ses
Etats, il lui donna le royaume de la Grande-Tartarie. Schahzenan en
alla bientôt prendre possession, et il établit son séjour à Samarcande,
qui en était la capitale.

Il y avait déjà dix ans que ces deux rois étaient séparés, lorsque
Schahriar, souhaitant passionnément de revoir son frère, résolut de lui
envoyer un ambassadeur pour l’inviter à le venir voir. Il choisit pour
cette ambassade son premier vizir, qui partit avec une suite conforme
à sa dignité, et fit toute la diligence possible. Quand il fut près de
Samarcande, Schahzenan, averti de son arrivée, alla au-devant de lui
avec les principaux seigneurs de sa cour, qui, pour faire plus
d’honneur au ministre du sultan, s’étaient tous habillés
magnifiquement. Le roi de Tartarie le reçut avec de grandes
démonstrations de joie, et lui demanda d’abord des nouvelles du
sultan son frère. Le vizir satisfit sa curiosité, après quoi il exposa le
sujet de son ambassade. Schahzenan en fut touché. « Sage vizir, dit-il,
le sultan mon frère me fait trop d’honneur, et il ne pouvait rien me
proposer qui me fût plus agréable. S’il souhaite de me voir, je suis
pressé de la même envie. Le temps, qui n’a point diminué son amitié,
n’a point affaibli la mienne. Mon royaume est tranquille, et je ne veux
que dix jours pour me mettre en état de partir avec vous. Ainsi il n’est
pas nécessaire que vous entriez dans la ville pour si peu de temps. Je
vous prie de vous arrêter en cet endroit et d’y faire dresser vos tentes.
Je vais ordonner qu’on vous apporte des rafraîchissements en
abondance pour vous et pour toutes les personnes de votre suite. Cela
fut exécuté sur-le-champ ; le roi fut à peine rentré dans Samarcande,
que le vizir vit arriver une prodigieuse quantité de toutes sortes de
provisions, accompagnées de régals et de présents d’un très grand
prix.

Cependant Schahzenan, se disposant à partir, régla les affaires les plus


pressantes, établit un conseil pour gouverner son royaume pendant son
absence, et mit à la tête de ce conseil un ministre dont la sagesse lui
était connue et en qui il avait une entière confiance. Au bout de dix
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 37

jours, ses équipages étant prêts, il dit adieu à la reine sa femme, sortit
sur le soir de Samarcande, et, suivi des officiers qui devaient être du
voyage, il se rendit au pavillon royal qu’il avait fait dresser auprès des
tentes du vizir. Il s’entretint avec cet ambassadeur jusqu’à minuit.
Alors, voulant encore une fois embrasser la reine, qu’il aimait
beaucoup, il retourna seul dans son palais. Il alla droit à l’appartement
de cette princesse, qui, ne s’attendant pas à le revoir, avait reçu dans
son lit un des derniers officiers de sa maison. Il y avait déjà longtemps
qu’ils étaient couchés, et ils dormaient tous deux d’un profond
sommeil.

Le roi entra sans bruit, se faisant un plaisir de surprendre par son


retour une épouse dont il se croyait tendrement aimé. Mais quelle fut
sa surprise, lorsqu’à la clarté des flambeaux, qui ne s’éteignaient
jamais la nuit dans les appartements des princes et des princesses, il
aperçut un homme dans ses bras Il demeura immobile durant quelques
moments, ne sachant s’il devait croire ce qu’il voyait. Mais, n’en
pouvant douter : « Quoi ! dit-il en lui-même, je suis à peine hors de
mon palais, je suis encore sous les murs de Samarcande, et l’on m’ose
outrager ! Ah ! perfide ! votre crime ne sera pas impuni.Comme roi, je
dois punir les forfaits qui se commettent dans mes États ; comme
époux offensé, il faut que je vous immole à mon juste ressentiment. »
Enfin ce malheureux prince, cédant à son premier transport, tira sabre,
s’approcha du lit, et d’un seul coup fit passer les coupables du
sommeil à la mort. Ensuite les prenant l’un après l’autre, il les jeta par
une fenêtre dans le fossé dont le palais était environné.

S’étant vengé de cette sorte, il sortit de la ville comme il y était venu,


et se retira sous son pavillon. Il n’y fut pas plus tôt arrivé, que sans
parler à personne de ce qu’il venait de faire, il ordonna de plier les
tentes et de partir. Tout fut bientôt prêt, et il n’était pas jour encore,
qu’on se mit en marche au son des timbales et de plusieurs autres
instruments qui inspiraient de la joie à tout le monde, hormis au roi.
Ce prince, toujours occupé de l’infidélité de la reine, était la proie
d’une affreuse mélancolie qui ne le quitta point pendant tout le
voyage.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 38

Lorsqu’il fut près de la capitale des Indes, il vit venir au-devant de lui
le sultan 2 Schahriar avec toute sa cour ! Quelle joie pour ces princes
de se revoir ! Ils mirent tous deux pied à terre pour s’embrasser ; et
après s’être donné mille marques de tendresse, ils remontèrent à
cheval, et entrèrent dans la ville aux acclamations d’une foule
innombrable de peuple. Le sultan conduisit le roi son frère jusqu’au
palais qu’il lui avait fait préparer. Ce palais communiquait au sien par
un même jardin ; il était d’autant plus magnifique, qu’il était consacré
aux fêtes et aux divertissements de la cour ; et on en avait encore
augmenté la magnificence par de nouveaux ameublements.

Schahriar quitta d’abord le roi de Tartarie, pour lui donner le temps


d’entrer au bain et de changer d’habits ; mais dès qu’il sut qu’il en
était sorti, il vint le retrouver. Ils s’assirent sur un sofa, et comme les
courtisans se tenaient éloignés par respect, ces deux princes
commencèrent à s’entretenir de tout ce que deux frères, encore plus
unis par l’amitié que par le sang, ont à se dire après une longue
absence. L’heure du souper étant venue, ils mangèrent ensemble ; et
après le repas, ils reprirent leur entretien, qui dura jusqu’à ce que
Schahriar, s’apercevant que la nuit était fort avancée, se retira pour
laisser reposer son frère.

L’infortuné Schahzenan se coucha ; mais si la présence du sultan son


frère avait été capable de suspendre pour quelque temps ses chagrins,
ils se réveillèrent alors avec violence. Au lieu de goûter le repos dont
il avait besoin, il ne fit que rappeler dans sa mémoire les plus cruelles
réflexions.Toutes les circonstances de l’infidélité de la reine se
représentaient si vivement à son imagination, qu’il en était hors de lui-
même. Enfin, ne pouvant dormir, il se leva ; et se livrant tout entier à
des pensées si affligeantes, il parut sur son visage une impression de
tristesse que le sultan ne manqua pas de remarquer. « Qu’a donc le
sultan de Tartarie ? disait-il. Qui peut causer ce chagrin que je lui
vois ? Aurait-il sujet de se plaindre de la réception que je lui ai faite ?
Non : je l’ai reçu comme un frère que j’aime, et je n’ai rien là-dessus à

2 Ce mot arabe signifie empereur ou seigneur : on donne ce titre à presque tous


les souverains de l’Orient.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 39

me reprocher. Peut-être se voit-il à regret éloigné de ses États ou de la


reine sa femme. Ah ! si c’est cela qui l’afflige, il faut que je lui fasse
incessamment les présents que je lui destine, afin qu’il puisse partir
quand il lui plaira, pour s’en retourner à Samarcande. » Effectivement,
dès le lendemain il lui envoya une partie de ces présents, qui étaient
composés de tout ce que les Indes produisent de plus rare, de plus
riche et de plus singulier. Il ne laissait pas néanmoins d’essayer de le
divertir tous les jours par de nouveaux plaisirs ; mais les fêtes les plus
agréables, au lieu de le réjouir, ne faisaient qu’irriter ses chagrins.

Un jour Schahriar ayant ordonné une grande chasse à deux journées


de sa capitale, dans un pays où il y avait particulièrement beaucoup de
cerfs, Schahzenan le pria de le dispenser de l’accompagner, en lui
disant que l’état de sa santé ne lui permettait pas d’être de la partie. Le
sultan ne voulut pas le contraindre, le laissa en liberté, et partit avec
toute sa cour pour aller prendre ce divertissement. Après son départ, le
roi de la Grande-Tartarie, se voyant seul, s’enferma dans son
appartement. Il s’assit à une fenêtre qui avait vue sur le jardin. Ce
beau lieu et le ramage d’une infinité d’oiseaux qui y faisaient leur
retraite, lui auraient donné du plaisir, s’il eût été capable d’en
ressentir ; mais toujours déchiré par le souvenir funeste de l’action
infâme de la reine, il arrêtait moins souvent ses yeux sur le jardin,
qu’il ne les levait au ciel pour se plaindre de son malheureux sort.

Néanmoins, quelque occupé qu’il fût de ses ennuis, il ne laissa pas


d’apercevoir un objet qui attira toute son attention. Une porte secrète
du palais du sultan s’ouvrit tout à coup, et il en sortit vingt femmes, au
milieu desquelles marchait la sultane 3 d’un air qui la faisait aisément
distinguer. Cette princesse, croyant que le roi de la Grande-Tartarie
était aussi a la chasse, s’avança avec fermeté jusque sous les fenêtres
de l’appartement de ce prince, qui, voulant par curiosité l’observer, se
plaça de manière qu’il pouvait tout voir sans être vu. Il remarqua que
les personnes qui accompagnaient la sultane, pour bannir toute
contrainte, se découvrirent le visage qu’elles avaient eu couvert

3 Le titre de sultane se donne à toutes les femmes des princes de l’Orient.


Cependant le nom de sultane, tout court, désigne ordinairement la favorite.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 40

jusqu’alors, et quittèrent de longs habits qu’elles portaient par-dessus


d’autres plus courts. Mais il fut dans un extrême étonnement de voir
que dans cette compagnie qui lui avait semblé toute composée de
femmes, il y avait dix noirs, qui prirent chacun leur maîtresse. La
sultane, de son côté, ne demeura pas longtemps sans amant ; elle
frappa des mains en criant : Masoud, Masoud ! et aussitôt un autre
noir descendit du haut d’un arbre, et courut à elle avec beaucoup
d’empressement.

La pudeur ne me permet pas de raconter tout ce qui se passa entre ces


femmes et ces noirs, et c’est un détail qu’il n’est pas besoin de faire. Il
suffit de dire que Schahzenan en vit assez pour juger que son frère
n’était pas moins à plaindre que lui. Les plaisirs de cette troupe
amoureuse durèrent jusqu’à minuit. Ils se baignèrent tous ensemble
dans une grande pièce d’eau qui faisait un des plus grands ornements
du jardin ; après quoi, ayant repris leurs habits, ils rentrèrent par la
porte secrète dans le palais du sultan ; et Masoud, qui était venu du
dehors par-dessus la muraille du jardin, s’en retourna par le même
endroit.

Comme toutes ces choses s’étaient passées sous les yeux du roi de la
Grande-Tartarie, elles lui donnèrent lieu de faire une infinité de
réflexions. « Que j’avais peu de raison, disait-il, de croire que mon
malheur était si singulier ! C’est sans doute l’inévitable destinée de
tous les maris, puisque le sultan mon frère, le souverain de tant
d’États, le plus grand prince du monde, n’a pu l’éviter. Cela étant,
quelle faiblesse de me laisser consumer de chagrin ! C’en est fait, le
souvenir d’un malheur si commun ne troublera plus désormais le
repos de ma vie. » En effet, dès ce moment il cessa de s’affliger ; et
comme il n’avait pas voulu souper qu’il n’eût vu toute la scène qui
venait d’être jouée sous ses fenêtres, il fit servir alors, mangea de
meilleur appétit qu’il n’avait fait depuis son départ de Samarcande, et
entendit même avec quelque plaisir un concert agréable de voix et
d’instruments dont on accompagna le repas.

Les jours suivants il fut de très bonne humeur ; et lorsqu’il sut que le
sultan était de retour, il alla au-devant de lui, et lui fit son compliment
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 41

d’un air enjoué. Schahriar d’abord ne prit pas garde à ce changement ;


il ne songea qu’à se plaindre obligeamment de ce que ce prince avait
refusé de l’accompagner à la chasse ; et sans lui donner le temps de
répondre à ses reproches, il lui parla du grand nombre de cerfs et
d’autres animaux qu’il avait pris, et enfin du plaisir qu’il avait eu.
Schahzenan, après l’avoir écouté avec attention, prit la parole à son
tour. Comme il n’avait plus de chagrin qui l’empêchât de faire paraître
combien il avait d’esprit, il dit mille choses agréables et plaisantes.

Le sultan, qui s’était attendu à le retrouver dans le même état où il


l’avait laissé, fut ravi de le voir si gai. « Mon frère, lui dit-il, je rends
grâces au ciel de l’heureux changement qu’il a produit en vous
pendant mon absence ; j’en ai une véritable joie, mais j’ai une prière à
vous faire, et je vous conjure de m’accorder ce que je vais vous
demander. — Que pourrais-je vous refuser ? répondit le roi de
Tartarie. Vous pouvez tout sur Schahzenan. Parlez ; je suis dans
l’impatience de savoir ce que vous souhaitez de moi. — Depuis que
vous êtes dans ma cour, reprit Schahriar, je vous ai vu plongé dans
une noire mélancolie, que j’ai vainement tenté de dissiper par toutes
sortes de divertissements. Je me suis imaginé que votre chagrin venait
de ce que vous étiez éloigné de vos États ; j’ai cru même que l’amour
y avait beaucoup de part, et que la reine de Samarcande, que vous
avez dû choisir d’une beauté achevée, en était peut-être la cause. Je ne
sais si je me suis trompé dans ma conjecture ; mais je vous avoue que
c’est particulièrement pour cette raison que je n’ai pas voulu vous
importuner là-dessus, de peur de vous déplaire. Cependant, sans que
j’y aie contribué en aucune manière, je vous trouve à mon retour de la
meilleure humeur du monde, et l’esprit entièrement dégagé de cette
noire vapeur qui en troublait tout l’enjouement. Dites-moi, de grâce,
pourquoi vous étiez si triste, et pourquoi vous ne l’êtes plus. »

A ce discours, le roi de la Grande-Tartarie demeura quelque temps


rêveur, comme s’il eût cherché à y répondre. Enfin il repartit dans ces
termes : « Vous êtes mon sultan et mon maître ; mais dispensez-moi,
je vous supplie, de vous donner la satisfaction que vous me demandez.
— Non, mon frère, répliqua le sultan, il faut que vous me l’accordiez ;
je la souhaite, ne me la refusez pas. » Schahzenan ne put résister aux
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 42

instances de Schahriar. « Eh bien, mon frère, lui dit-il, je vais vous


satisfaire, puisque vous me le commandez. » Alors il lui raconta
l’infidélité de la reine de Samarcande ; et lorsqu’il eut achevé le récit :
« Voilà, poursuivit-il, le sujet de ma tristesse ; jugez si j’avais tort de
m’y abandonner. — O mon frère ! s’écria le sultan d’un ton qui
marquait combien il entrait dans le ressentiment du roi de Tartarie,
quelle horrible histoire venez-vous de me raconter ! Avec quelle
impatience je l’ai écoutée jusqu’au bout ! Je vous loue d’avoir puni les
traîtres qui vous ont fait un outrage si sensible. On ne saurait vous
reprocher cette action : elle est juste ; et pour moi, j’avouerai qu’à
votre place j’aurais eu peut-être moins de modération que vous. Je ne
me serais pas contenté d’ôter la vie à une seule femme ; je crois que
j’en aurais sacrifié plus de mille à ma rage. Je ne suis point étonné de
vos chagrins : la cause en était trop vive et trop mortifiante pour n’y
pas succomber. O ciel ! quelle aventure ! Non, je crois qu’il n’en est
jamais arrivé de semblable à personne qu’à vous. Mais enfin il faut
louer Dieu de ce qu’il vous a donné de la consolation ; et comme je ne
doute pas qu’elle ne soit bien fondée, ayez encore la complaisance de
m’en instruire, et faites-moi la confidence entière. »

Schahzenan fit plus de difficulté sur ce point que sur le précédent, à


cause de l’intérêt que son frère y avait ; mais il fallut céder à ses
nouvelles instances. « Je vais donc vous obéir, lui dit-il, puisque vous
le voulez absolument. Je crains que mon obéissance ne vous cause
plus de chagrin que je n’en ai eu ; mais vous ne devez vous en prendre
qu’à vous-même, puisque c’est vous qui me forcez à vous révéler une
chose que je voudrais ensevelir dans un éternel oubli. — Ce que vous
me dites, interrompit Schahriar, ne fait qu’irriter ma curiosité ; hâtez-
vous de me découvrir ce secret, de quelque nature qu’il puisse être. »
Le roi de Tartarie, ne pouvant plus s’en défendre, fit alors le détail de
tout ce qu’il avait vu du déguisement des noirs, des déportements de
la sultane et de ses femmes, et il n’oublia pas Masoud. « Après avoir
été témoin de ces infamies, continua-t-il, je pensai que toutes les
femmes y étaient naturellement portées, et qu’elles ne pouvaient
résister à leur penchant. Prévenu de cette opinion, il me parut que
c’était une grande faiblesse à un homme d’attacher son repos à leur
fidélité. Cette réflexion m’en fit faire beaucoup d’autres ; et enfin je
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 43

jugeai que je ne pouvais prendre un meilleur parti que de me consoler.


Il m’en a coûté quelques efforts, mais j’en suis venu à bout ; et, si
vous m’en croyez, vous suivrez mon exemple. »

Quoique ce conseil fût judicieux, le sultan ne put le goûter. Il entra


même en fureur. « Quoi dit-il, la sultane des Indes est capable de se
prostituer d’une manière si indigne ! Non, mon frère, ajouta-t-il, je ne
puis croire ce que vous me dites, si je ne le vois de mes propres yeux.
Il faut que les vôtres vous aient trompé ; la chose est assez importante
pour mériter que j’en sois assuré par moi-même. — Mon frère,
répondit Schahzenan, si vous voulez en être témoin, cela n’est pas fort
difficile : vous n’avez qu’à faire une nouvelle partie de chasse, quand
nous serons hors de la ville avec votre cour et la mienne, nous nous
arrêterons sous nos pavillons, et la nuit nous reviendrons tous deux
seuls dans mon appartement. Je suis assuré que le lendemain vous
verrez ce que j’ai vu. » Le sultan approuva le stratagème et ordonna
aussitôt une nouvelle chasse ; de sorte que dès le même jour les
pavillons furent dressés au lieu désigné.

Le jour suivant, les deux princes partirent avec toute leur suite. Ils
arrivèrent où ils devaient camper, et ils y demeurèrent jusqu’à la nuit.
Alors Schahriar appela son grand vizir ; et, sans lui découvrir son
dessein, lui commanda de tenir sa place pendant son absence, et de ne
pas permettre que personne sortît du camp, pour quelque sujet que ce
pût être. D’abord qu’il eut donné cet ordre, le roi de la Grande-
Tartarie et lui montèrent à cheval, passèrent incognito au travers du
camp, rentrèrent dans la ville et se rendirent au palais qu’occupait
Schahzenan. Ils se couchèrent ; et le lendemain de bon matin, ils
s’allèrent placer à la même fenêtre d’où le roi de Tartarie avait vu la
scène des noirs. Ils jouirent quelque temps de la fraîcheur, car le soleil
n’était pas encore levé ; et, en s’entretenant, ils jetaient souvent les
yeux du côté de la porte secrète. Elle s’ouvrit enfin ; et, pour dire le
reste en peu de mots, la sultane parut avec ses femmes et les dix noirs
déguisés ; elle appela Masoud ; et le sultan en vit plus qu’il n’en fallait
pour être pleinement convaincu de sa honte et de son malheur. « O
Dieu ! s’écria-t-il, quelle indignité ! quelle horreur ! L’épouse d’un
souverain tel que moi peut-elle être capable de cette infamie ? Après
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 44

cela quel prince osera se vanter d’être parfaitement heureux ? Ah !


mon frère, poursuivit-il en embrassant le roi de Tartarie, renonçons
tous deux au monde, la bonne foi en est bannie ; s’il flatte d’un côté, il
trahit de l’autre. Abandonnons nos Etats et tout l’éclat qui nous
environne. Allons dans des royaumes étrangers traîner une vie obscure
et cacher notre infortune. » Schahzenan n’approuvait pas cette
résolution ; mais il n’osa la combattre dans l’emportement où il voyait
Schahriar. « Mon frère, lui dit-il, je n’ai pas d’autre volonté que la
vôtre ; je suis prêt à vous suivre partout où il vous plaira ; mais
promettez-moi que nous reviendrons, si nous pouvons rencontrer
quelqu’un qui soit plus malheureux que nous. — Je vous le promets,
répondit le sultan ; mais je doute fort que nous trouvions personne qui
le puisse être. — Je ne suis pas de votre sentiment là-dessus, répliqua
le roi de Tartarie ; peut-être même ne voyagerons-nous pas
longtemps. » En disant cela ils sortirent secrètement du palais, et
prirent un autre chemin que celui par où ils étaient venus. Ils
marchèrent tant qu’ils eurent du jour assez pour se conduire, et
passèrent la première nuit sous des arbres. S’étant levés dès le point
du jour, ils continuèrent leur marche jusqu’à ce qu’ils arrivèrent à une
belle prairie sur le bord de la mer, où il y avait, d’espace en espace, de
grands arbres fort touffus. Ils s’assirent sous un de ces arbres pour se
délasser et y prendre le frais. L’infidélité des princesses leurs femmes
fit le sujet de leur conversation.

Il n’y avait pas longtemps qu’ils s’entretenaient, lorsqu’ils entendirent


assez près d’eux un bruit horrible du côté de la mer, et un cri
effroyable qui les remplit de crainte. Alors la mer s’ouvrit, et il s’en
éleva comme une grosse colonne noire qui semblait s’aller perdre
dans les nues. Cet objet redoubla leur frayeur ; ils se levèrent
promptement, et montèrent au haut de l’arbre qui leur parut le plus
propre à les cacher. Ils y furent à peine montés, que regardant vers
l’endroit d’où le bruit partait et où la mer s’était entr’ouverte, ils
remarquèrent que la colonne noire s’avançait vers le rivage en fendant
l’eau ; ils ne purent dans le moment démêler ce que ce pouvait être,
mais ils en furent bientôt éclaircis.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 45

C’était un de ces génies qui sont malins, malfaisants, et ennemis


mortels des hommes. Il était noir et hideux, avait la forme d’un géant
d’une hauteur prodigieuse, et portait sur sa tête une grande caisse de
verre, fermée à quatre serrures d’acier fin. Il entra dans la prairie avec
cette charge, qu’il vint poser justement au pied de l’arbre où étaient
les eux princes, qui, connaissant l’extrême péril où ils se trouvaient, se
crurent perdus.

Cependant le génie s’assit auprès de la caisse, et l’ayant ouverte avec


quatre clefs qui étaient attachées à sa ceinture, il en sortit aussitôt une
dame très richement habillée, d’une taille majestueuse et d’une beauté
parfaite. Le monstre la fit asseoir à ses côtés, et la regardant
amoureusement : « Dame, dit-il, la plus accomplie de toutes les dames
qui sont admirées pour leur beauté, charmante personne, vous que j’ai
enlevée le jour de vos noces, et que j’ai toujours aimée depuis si
constamment, vous voudrez bien que je dorme quelques moments près
de vous ; le sommeil dont je me sens accablé m’a fait venir en cet
endroit pour prendre un peu de repos. » En disant cela, il laissa tomber
sa grosse tête sur les genoux de la dame ; ensuite ayant allongé ses
pieds qui s’étendaient jusqu’à la mer, il ne tarda pas à s’endormir, et il
ronfla bientôt de manière qu’il fit retentir le rivage.

La dame alors leva la vue par hasard, et apercevant les princes au


haut de l’arbre, elle leur fit signe de la main de descendre sans faire de
bruit. Leur frayeur fut extrême quand ils se virent découverts.Ils
supplièrent la dame, par d’autres signes, de les dispenser de lui obéir ;
mais elle, après avoir ôté doucement de dessus ses genoux la tête du
génie, et l’avoir posée légèrement à terre, se leva, et leur dit d’un ton
de voix bas, mais animé : « Descendez ; il faut absolument que vous
veniez à moi. » Ils voulurent vainement lui faire comprendre encore
par leurs gestes qu’ils craignaient le génie : « Descendez donc, leur
répliqua-t-elle sur le même ton ; si vous ne vous hâtez de m’obéir, je
vais l’éveiller, et je lui demanderai moi-même votre mort. »

Ces paroles intimidèrent tellement les princes, qu’ils commencèrent à


descendre avec toutes les précautions possibles pour ne pas éveiller le
génie. Lorsqu’ils furent en las, la dame les prit par la main, et s’étant
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 46

un peu éloignée avec eux sous les arbres, elle leur fit librement une
proposition très vive ; ils la rejetèrent d’abord ; mais elle les obligea,
par de nouvelles menaces, à l’accepter. Après qu’elle eut obtenu d’eux
ce qu’elle souhaitait, ayant remarqué qu’ils avaient chacun une bague
au doigt, elle les leur demanda. Sitôt qu’elle les eut entre les mains,
elle alla prendre une boîte du paquet où était sa toilette ; elle en tira un
fil garni d’autres bagues de toutes sortes de façons, et le leur
montrant : « Savez-vous bien, dit-elle, ce que signifient ces joyaux ?
— Non, répondirent-ils ; mais il ne tiendra qu’à vous de nous
l’apprendre. — Ce sont, reprit-elle, les bagues de tous les hommes à
qui j’ai fait part de mes faveurs. Il y en a quatre-vingt-dix-huit bien
comptées, que je garde pour me souvenir d’eux. Je vous ai demandé
les vôtres pour la même raison, et afin d’avoir la centaine accomplie.
Voilà donc, continua-t-elle, cent amants que j’ai eus jusqu’à ce jour,
malgré la vigilance et les précautions de ce vilain génie qui ne me
quitte pas. Il a beau m’enfermer dans cette caisse de verre, et me tenir
cachée au fond de la mer, je ne laisse pas de tromper ses soins. Vous
voyez par là que quand une femme a formé un projet, il n’y a point de
mari ni d’amant qui puisse en empêcher l’exécution. Les hommes
feraient mieux de ne pas contraindre les femmes, ce serait le moyen
de les rendre sages. » La dame leur ayant parlé de la sorte, passa leurs
bagues dans le même fil où étaient enfilées les autres. Elle s’assit
ensuite comme auparavant, souleva la tête du génie, qui ne se réveilla
point, la remit sur ses genoux, et fit signe aux princes de se retirer.

Ils reprirent le chemin par où ils étaient venus ; et lorsqu’ils eurent


perdu de vue la dame et le génie, Schahriar dit à Schahzenan : « Eh
bien, mon frère, que pensez-vous de l’aventure qui vient de nous
arriver ? Le génie n’a-t-il pas une maîtresse bien fidèle ? Et ne
convenez-vous pas que rien n’est égal à la malice des femmes ? —
Oui, mon frère, répondit le roi de la Grande-Tartarie. Et vous devez
aussi demeurer d’accord que le génie est plus à plaindre et plus
malheureux que nous. C’est pourquoi, puisque nous avons trouvé ce
que nous cherchions, retournons dans nos États, et que cela ne nous
empêche pas de nous marier. Pour moi, je sais par quel moyen je
prétends que la foi qui m’est due me soit inviolablement conservée. Je
ne veux pas m’expliquer présentement là-dessus ; mais vous en
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 47

apprendrez un jour des nouvelles, et je suis sûr que vous suivrez mon
exemple. » Le sultan fut de l’avis de son frère ; et continuant tous
deux de marcher, ils arrivèrent au camp sur la fin de la nuit du
troisième jour qu’ils en étaient partis.

La nouvelle du retour du sultan s’y étant répandue, les courtisans se


rendirent de grand matin devant son pavillon. Il les fit entrer, les reçut
d’un air plus riant qu’à l’ordinaire, et leur fit à tous des gratifications.
Après quoi, leur ayant déclaré qu’il ne voulait pas aller plus loin, il
leur commanda de monter à cheval, et il retourna bientôt à son palais.

A peine fut-il arrivé, qu’il courut à l’appartement de la sultane. Il la fit


lier devant lui, et la livra à son grand vizir, avec l’ordre de la faire
étrangler ; ce que ce ministre exécuta, sans s’informer quel crime elle
avait commis. Le prince irrité n’en demeura pas là ; il coupa la tête de
sa propre main à toutes les femmes de la sultane. Après ce rigoureux
châtiment, persuadé qu’il n’y avait pas une femme sage, pour prévenir
les infidélités de celles qu’il prendrait à l’avenir, il résolut d’en
épouser une chaque nuit, et de la faire étrangler le lendemain. S’étant
imposé cette loi cruelle, il jura qu’il l’observerait immédiatement
après le départ du roi de Tartarie qui prit bientôt congé de lui et se mit
en chemin chargé de présents magnifiques.

Schahzenan étant parti, Schahriar ne manqua pas d’ordonner à son


grand vizir de lui amener la fille d’un de ses généraux d’armée. Le
vizir obéit. Le sultan coucha avec elle, et le lendemain, en la lui
remettant entre les mains pour la faire mourir, il lui commanda de lui
en chercher une autre pour la nuit suivante. Quelque répugnance
qu’eût le vizir à exécuter de semblables ordres, comme il devait au
sultan son maître une obéissance aveugle, il était obligé de s’y
soumettre. Il lui mena donc la fille d’un officier subalterne, qu’on fit
aussi mourir le lendemain. Après celle-là, ce fut la fille d’un
bourgeois de la capitale ; et enfin chaque jour c’était une fille mariée,
et une femme morte.

Le bruit de cette inhumanité sans exemple causa une consternation


générale dans la ville. On n’y entendait que des cris et des
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 48

lamentations. Ici c’était un père en pleurs qui se désespérait de la perte


de sa fille ; et là c’étaient de tendres mères qui, craignant pour les
leurs la même destinée, faisaient par avance retentir l’air de leurs
gémissements. Ainsi, au lieu des louanges et des bénédictions que le
sultan s’était attirées jusqu’alors, tous ses sujets ne faisaient plus que
des imprécations contre lui.

Le grand vizir, qui, comme on l’a déjà dit, était malgré lui le ministre
d’une si horrible injustice, avait deux filles, dont l’aînée s’appelait
Scheherazade 4 , et la cadette Dinarzade 5 . Cette dernière ne manquait
pas de mérite ; mais l’autre avait un courage au-dessus de son sexe, de
l’esprit infiniment avec une pénétration admirable. Elle avait
beaucoup de lecture et une mémoire si prodigieuse, que rien ne lui
était échappé de tout ce qu’elle avait lu. Elle s’était heureusement
appliquée à la philosophie, à la médecine, à l’histoire et aux arts ; elle
faisait des vers mieux que les poètes les plus célèbres de son temps.
Outre cela, elle était pourvue d’une beauté extraordinaire, et une vertu
très solide couronnait toutes ces belles qualités.

Le vizir aimait passionnément une fille si digne de sa tendresse. Un


jour qu’ils s’entretenaient tous deux ensemble, elle lui dit : « Mon
père, j’ai une grâce à vous demander ; je vous supplie très
humblement de me l’accorder. — Je ne vous la refuserai pas,
répondit-il, pourvu qu’elle soit juste et raisonnable. — Pour juste,
répliqua Scheherazade, elle ne peut l’être davantage, et vous en
pouvez juger par le motif qui m’oblige à vous la demander. J’ai
dessein d’arrêter le cours de cette barbarie que le sultan exerce sur les
familles de cette ville. Je veux dissiper la juste crainte que tant de
mères ont de perdre leurs filles d’une manière si funeste. Votre
intention est fort louable, ma fille, dit le vizir ; mais le mal auquel

4 Scheherazade, fille de la lune. Les peuples orientaux, étant nomades pour la


plupart, font souvent de l’astre voyageur des nuits l’objet de leurs
comparaisons les plus gracieuses et les plus poétiques : lorsqu’ils parlent de
leurs maîtresses en général, les images, les allégories et les idées empruntées à
la belle et riante nature qui est sous leurs yeux, forment la partie principale de
leur poésie.
5 Dinarzade, précieuse comme l’or.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 49

vous voulez remédier me paraît sans remède. Comment prétendez-


vous en venir à bout. — Mon père, repartit Scheherazade, puisque, par
votre entremise, le sultan célèbre chaque jour un nouveau mariage, je
vous conjure par la tendre affection que vous avez pour moi, de me
procurer l’honneur de sa couche. » Le vizir ne put entendre ce
discours sans horreur. « O Dieu ! interrompit-il avec transport, avez-
vous perdu l’esprit, ma fille ? Pouvez-vous me faire une prière si
dangereuse ? Vous savez que le sultan a fait serment sur son âme de
ne coucher qu’une seule nuit avec la même femme et de lui faire ôter
la vie le lendemain, et vous voulez que je lui propose de vous
épouser ? Songez-vous bien à quoi vous expose votre zèle indiscret ?
— Oui, mon père, répondit cette vertueuse fille, je connais tout le
danger que je cours, et il ne saurait m’épouvanter. Si je péris, ma mort
sera glorieuse ; et si je réussis dans mon entreprise, je rendrai à ma
patrie un service important. — Non, non, dit le vizir, quoi que vous
puissiez me représenter pour m’intéresser à vous permettre de vous
jeter dans cet affreux péril, ne vous imaginez pas que j’y consente.
Quand le sultan m’ordonnera de vous enfoncer le poignard dans le
sein, hélas il faudra bien que je lui obéisse. Quel triste emploi pour un
père ! Ah ! si vous ne craignez point la mort, craignez du moins de me
causer la douleur mortelle de voir ma main teinte de votre sang. —
Encore une fois, mon père, dit Scheherazade, accordez-moi la grâce
que je vous demande. — Votre opiniâtreté, repartit le vizir, excite ma
colère. Pourquoi vouloir vous-même courir à votre perte ? Qui ne
prévoit pas la fin d’une entreprise dangereuse n’en saurait sortir
heureusement. Je crains qu’il ne vous arrive ce qui arriva à l’âne, qui
était bien, et qui ne put s’y tenir. — Quel malheur arriva-t-il à cet
âne ? reprit Scheherazade. — Je vais vous le dire, répondit le vizir ;
écoutez-moi.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 50

L’Âne, le Bœuf et le Laboureur, fable

Retour à la Table des Matières

Un marchand très riche avait plusieurs maisons à la campagne, où il


faisait nourrir une grande quantité de toute sorte de bétail. Il se retira
avec sa femme et ses enfants à une de ses terres pour la faire valoir
par lui-même. Il avait le don d’entendre le langage des bêtes ; mais
avec cette condition, qu’il ne pouvait l’interpréter à personne, sans
s’exposer à perdre la vie ; ce qui l’empêchait de communiquer les
choses qu’il avait apprises par le moyen de ce don.

Il y avait à une même auge un bœuf et un âne.Un jour qu’il était assis
près d’eux, et qu’il se divertissait à voir jouer devant lui ses enfants, il
entendit que le bœuf disait à l’âne : « L’Éveillé, que je te trouve
heureux quand je considère le repos dont tu jouis, et le peu de travail
qu’on exige de toi ! Un homme te panse avec soin, te lave, te donne
de l’orge bien criblée et de l’eau fraîche et nette. Ta plus grande peine
est de porter le marchand notre maître, lorsqu’il a quelque petit
voyage à faire. Sans cela, toute ta vie se passerait dans l’oisiveté. La
manière dont on me traite est bien différente, et ma condition est aussi
malheureuse que la tienne est agréable. Il est à peine minuit qu’on
m’attache à une charrue que l’on me fait traîner tout le long du jour en
fendant la terre, ce qui me fatigue à un point que les forces me
manquent quelquefois. D’ailleurs, le laboureur qui est toujours
derrière moi ne cesse de me frapper. A force de tirer la charrue, j’ai le
cou tout écorché. Enfin, après avoir travaillé depuis le matin jusqu’au
soir, quand je suis de retour, on me donne à manger de méchantes
fèves sèches, dont on ne s’est pas mis en peine d’ôter la terre ou
d’autres choses qui ne valent pas mieux. Pour comble de misère,
lorsque je me suis repu d’un mets si peu appétissant, je suis obligé de
passer la nuit couché dans mon ordure. Tu vois donc que j’ai raison
d’envier ton sort. »
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 51

L’âne n’interrompit pas le bœuf ; il lui laissa dire tout ce qu’il voulut ;
mais quand il eut achevé de parler : « Vous ne démentez pas, lui dit-il,
le nom d’idiot qu’on vous a donné : vous êtes trop simple ; vous vous
laissez mener comme l’on veut, et vous ne pouvez prendre une bonne
résolution. Cependant quel avantage vous revient-il de toutes les
indignités que vous souffrez ? Vous vous tuez vous-même pour le
repos, le plaisir et le profit de ceux qui ne vous en savent point de gré.
On ne vous traiterait pas de la sorte, si vous aviez autant de courage
que de force.Lorsqu’on vient vous attacher à l’auge, que ne faites-
vous résistance ? que ne donnez-vous de bons coups de cornes ? que
ne marquez-vous votre colère en frappant du pied contre terre ?
pourquoi, enfin, n’inspirez-vous pas la terreur par des beuglements
effroyables ? La nature vous a donné les moyens de vous faire
respecter, et vous ne vous en servez pas. On vous apporte de
mauvaises fèves et de mauvaise paille, n’en mangez point ; flairez-les
seulement, et les laissez. Si vous suivez les conseils que je vous
donne, vous verrez bientôt un changement dont vous me
remercierez. »

Le bœuf prit en fort bonne part les avis de l’âne ; il lui témoigna
combien il lui était obligé. « Cher l’Éveillé, ajouta-t-il, je ne
manquerai pas de faire tout ce que tu m’as dit, et tu verras de quelle
manière je m’en acquitterai. » Ils se turent après cet entretien, dont le
marchand ne perdit pas une parole.

Le lendemain de bon matin, le laboureur vint prendre le bœuf ; il


l’attacha à la charrue, et le mena au travail ordinaire. Le bœuf, qui
n’avait pas oublié le conseil de l’âne, fit fort le méchant ce jour-là, et
le soir, lorsque le laboureur, l’ayant ramené à l’auge, voulut l’attacher
comme de coutume, le malicieux animal, au lieu de présenter ses
cornes de lui-même, se mit à faire le rétif et à reculer en beuglant :
baissa même ses cornes, comme pour en frapper le laboureur. Il fit
enfin tout le manège que l’âne lui avait enseigné. Le jour suivant, le
laboureur vint le reprendre pour le ramener au labourage ; mais,
trouvant l’auge encore remplie des fèves et de la paille qu’il y avait
mises le soir, et le bœuf couché par terre, les pieds étendus, et haletant
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 52

d’une étrange façon, il le crut malade ; il en eut pitié, et, jugeant qu il


serait inutile de le mener au travail, il alla aussitôt en avertir le
marchand.

Le marchand vit bien que les mauvais conseils de l’Éveillé avaient été
suivis, et pour le punir comme il le méritait : « Va, dit-il au laboureur,
prends l’âne à la place du bœuf, et ne manque pas de lui donner bien
de l’exercice. » le laboureur obéit. L’âne fut obligé de tirer la charrue
tout ce jour-là ; ce qui le fatigua d’autant plus qu’il était moins
accoutumé à ce travail. Outre cela, il reçut tant de coups de bâton,
qu’il ne pouvait se soutenir quand il fut le retour.

Cependant le bœuf était très content ; il avait mangé tout ce qu’il y


avait dans son auge, et s’était reposé toute la journée. Il se réjouissait
en lui-même d’avoir suivi les conseils de l’Éveillé ; il lui donnait mille
bénédictions pour le bien qu’il lui avait procuré, et il ne manqua pas
de lui en faire un nouveau compliment lorsqu’il le vit arriver. L’âne
ne répondit rien au bœuf, tant il avait de dépit d’avoir été si maltraité.
« C’est par mon imprudence, se disait-il à lui-même, que je me suis
attiré ce malheur ; je vivais heureux, tout me riait ; j’avais tout ce que
je pouvais souhaiter ; c’est ma faute si je suis dans ce déplorable état ;
et si je ne trouve quelque ruse en mon esprit pour m’en tirer, ma perte
est certaine. » En disant cela, ses forces se trouvèrent tellement
épuisées, qu’il se laissa tomber à demi mort au pied de son auge.

En cet endroit le grand vizir, s’adressant à Scheherazade, lui dit :


« Ma fille, vous faites comme cet âne, vous vous exposez à vous
perdre par votre fausse prudence. Croyez-moi, demeurez en repos, et
ne cherchez point à prévenir votre mort. — Mon père, répondit
Scheherazade, l’exemple que vous venez de rapporter n’est pas
capable de me faire changer de résolution, et je ne cesserai point de
vous importuner, que je n’aie obtenu de vous que vous me présenterez
au sultan pour être son épouse. » Le vizir, voyant qu’elle persistait
toujours dans sa demande, lui répliqua : « Eh bien ! puisque vous ne
voulez pas quitter votre obstination, je serai obligé de vous traiter de
la même manière que le marchand dont je viens de parler traita sa
femme peu de temps après ; et voici comment :
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 53

Ce marchand, ayant appris que l’âne était dans un état pitoyable, fut
curieux de savoir ce qui se passerait entre lui et le bœuf. C’est
pourquoi, après le souper, il sortit au clair le la lune, et alla s’asseoir
auprès d’eux, accompagné de sa femme. En arrivant, il entendit l’âne
qui disait au bœuf : « Compère, dites-moi, je vous prie, ce que vous
prétendez faire quand le laboureur vous apportera demain à
manger ?— Ce que je ferai ? répondit le bœuf ; je continuerai à faire
ce que tu m’as enseigné. Je m’éloignerai d’abord ; je présenterai mes
cornes comme hier ; je ferai le malade, et feindrai d’être aux abois. —
Gardez-vous-en bien, interrompit l’âne ; ce serait le moyen de vous
perdre : car, en arrivant ce soir, j’ai ouï dire au marchand notre maître
une chose qui m’a fait trembler pour vous. — Hé qu’avez-vous
entendu ? dit le bœuf ; ne me cachez rien, de grâce, mon cher
l’Éveillé. — Notre maître, reprit l’âne, a dit au laboureur ces tristes
paroles : « Puisque le bœuf ne mange pas et qu’il ne peut se soutenir,
je veux qu’il soit tué dès demain. Nous ferons, pour l’amour de Dieu,
une aumône de sa chair aux pauvres, et quant à sa peau, qui pourra
nous être utile, tu la donneras au corroyeur ; ne manque donc pas de
faire venir le boucher. — Voilà ce que j’avais à vous apprendre,
ajouta l’âne ; l’intérêt que je prends à votre conservation, et l’amitié
que j’ai pour vous, m’obligent à vous en avertir et à vous donner un
nouveau conseil. D’abord qu’on vous apportera vos fèves et votre
paille, levez-vous, et vous jetez dessus avec avidité ; le maître jugera
par là que vous êtes guéri, et révoquera, sans doute, l’arrêt de mort :
au lieu que si vous en usez autrement, c’est fait de vous. »

Ce discours produisit l’effet qu’en avait attendu l’âne. Le bœuf en fut


étrangement troublé et en beugla d’effroi. Le marchand, qui les avait
écoutés tous deux avec beaucoup d’attention, fit alors un si grand éclat
de rire, que sa femme en fut très surprise. « Apprenez-moi, lui dit-elle,
pourquoi vous riez si fort, afin que j’en rie avec vous. — Ma femme,
lui répondit le marchand, contentez-vous de m’entendre rire. — Non,
reprit-elle, j’en veux savoir le sujet. — Je ne puis vous donner cette
satisfaction, repartit le mari ; sachez seulement que je ris de ce que
notre âne vient de dire à notre bœuf ; le reste est un secret qu’il ne
m’est pas permis de vous révéler. — Et qui vous empêche de me
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 54

découvrir ce secret ? répliqua-t-elle. — Si je vous le disais, répondit-


il, apprenez qu’il m’en coûterait la vie. — Vous vous moquez de moi,
s’écria la femme ; ce que vous me dites ne peut pas être vrai. Si vous
ne m’avouez tout à l’heure pourquoi vous avez ri, si vous refusez de
m’instruire de ce que l’âne et le bœuf ont dit, je jure, par le grand
Dieu qui est au ciel, que nous ne vivrons pas davantage ensemble. »

En achevant ces mots, elle rentra dans la maison, et se mit dans un


coin, où elle passa la nuit à pleurer de toute sa force. Le mari coucha
seul, et le lendemain, voyant qu’elle ne discontinuait pas de se
lamenter : « Vous n’êtes pas sage, lui dit-il, de vous affliger de la
sorte ; la chose n’en vaut pas la peine. Il vous est aussi peu important
de la savoir, qu’il m’importe beaucoup à moi de la tenir secrète. N’y
pensez donc plus, je vous en conjure. — J’y pense si bien encore,
répondit la femme, que je ne cesserai pas de pleurer que vous n’ayez
satisfait ma curiosité. — Mais je vous dis fort sérieusement, répliqua-
t-il, qu’il m’en coûtera la vie, si je cède à vos indiscrètes instances. —
Qu’il en arrive tout ce qu’il plaira à Dieu, repartit-elle, je n’en
démordrai pas. — Je vois bien, reprit le marchand, qu’il n’y a pas
moyen de vous faire entendre raison, et comme je prévois que vous
vous ferez mourir vous-même par votre opiniâtreté, je vais appeler
vos enfants, afin qu’ils aient la consolation de vous voir avant que
vous mouriez. » Il fit venir ses enfants, et envoya chercher aussi le
père, la mère et les parents de la femme. Lorsqu’ils furent assemblés,
et qu’il leur eut expliqué de quoi il était question, ils employèrent leur
éloquence à faire comprendre à la femme qu’elle avait tort de ne
vouloir pas revenir de son entêtement ; mais elle les rebuta tous, et dit
qu’elle mourrait plutôt que de céder en cela à son mari. Le père et la
mère eurent beau lui parler en particulier et lui représenter que la
chose qu’elle souhaitait d’apprendre rie lui était d’aucune importance,
ils ne gagnèrent rien sur son esprit, ni par leur autorité, ni par leurs
discours. Quand ses enfants virent qu’elle s’obstinait à rejeter toujours
les bonnes raisons dont on combattait son opiniâtreté, ils se mirent à
pleurer amèrement. Le marchand lui-même ne savait plus où il en
était. Assis seul auprès de la porte de sa maison, il délibérait déjà s’il
sacrifierait sa vie pour sauver celle de sa femme qu’il aimait
beaucoup.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 55

Or, ma fille, continua le vizir en parlant toujours à Scheherazade, ce


marchand avait cinquante poules et un coq avec un chien qui faisait
bonne garde. Pendant qu’il était assis, comme je l’ai dit, et qu’il rêvait
profondément au parti qu’il devait prendre, il vit le chien courir vers
le coq qui s’était jeté sur une poule, et il entendit qu’il lui parla dans
ces termes : « O coq ! Dieu ne permettra pas que tu vives encore
longtemps ! N’as-tu pas honte de faire aujourd’hui ce que tu fais ? »
Le coq monta sur ses ergots, et, se tournant du côté du chien :
« Pourquoi, répondit-il fièrement, cela me serait-il défendu
aujourd’hui plutôt que les autres jours ? Puisque tu l’ignores, répliqua
le chien, a prends que notre maître est aujourd’hui dans un grand
deuil. Sa femme veut qu’il lui révèle un secret, qui est de telle nature
qu’il perdra la vie s’il le lui découvre. Les choses sont en cet état, et il
est à craindre qu’il n’ait pas assez de fermeté pour résister à
l’obstination de sa femme ; car il l’aime, et il est touché des larmes
qu’elle répand sans cesse. Il va peut-être périr ; nous en sommes tous
alarmés dans ce logis ; toi seul, insultant à notre tristesse, tu as
l’impudence de te divertir avec tes poules. »

Le coq repartit de cette sorte à la réprimande du chien : « Que notre


maître est insensé ! il n’a qu’une femme, et il n’en peut venir à bout,
pendant que j’en ai cinquante qui ne font que ce que je veux. Qu’il
rappelle sa raison, il trouvera bientôt moyen de sortir de l’embarras où
il est. Eh que veux-tu qu’il fasse ? dit le chien. Qu’il entre dans la
chambre où est sa femme, répondit le coq, et qu’après s’être enfermé
avec elle, il prenne un bon bâton, et lui en donne mille coups ; je mets
en fait qu’elle sera sage après cela, et qu’elle ne le pressera plus de lui
dire ce qu’il ne doit pas lui révéler. » Le marchand n’eut pas sitôt
entendu ce que le coq venait de dire, qu’il se leva de sa place, prit un
gros bâton, alla trouver sa femme qui pleurait encore, s’enferma avec
elle, et la battit si bien, qu’elle ne put s’empêcher de crier : « C’est
assez, mon mari, c’est assez, laissez-moi, je ne vous demanderai plus
rien. » A ces paroles, et voyant qu’elle se repentait d’avoir été
curieuse si mal à propos, il cessa de la maltraiter. Il ouvrit la porte ;
toute la parenté entra, se réjouit de trouver la femme revenue de son
entêtement, et fit compliment au mari sur l’heureux expédient dont il
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 56

s’était servi pour la mettre à la raison. « Ma fille, ajouta le grand vizir,


vous mériteriez d’être traitée de la même manière que la femme de ce
marchand. »

« Mon père, dit alors Scheherazade, de grâce, ne trouvez point


mauvais que je persiste dans mes sentiments. L’histoire de cette
femme ne saurait m’ébranler. Je pourrais vous en raconter beaucoup
d’autres qui vous persuaderaient que vous ne devez pas vous opposer
à mon dessein. D’ailleurs, pardonnez-moi, si j’ose vous le déclarer,
vous vous y opposeriez vainement : quand la tendresse paternelle
refuserait de souscrire à la prière que je vous fais, j’irais me présenter
moi-même au sultan. »

Enfin le père, poussé à bout par la fermeté de sa fille, se rendit à ses


importunités ; et, quoique fort affligé de n’avoir pu la détourner d’une
si funeste résolution, il alla, dès ce moment, trouver Schahriar, pour
lui annoncer que la nuit prochaine il lui mènerait Scheherazade.

Le sultan fut fort étonné du sacrifice que son grand vizir lui faisait.
« Comment avez-vous pu, lui dit-il, vous résoudre à me livrer votre
propre fille ? — Sire, lui répondit le vizir, elle s’est offerte d’elle-
même. La triste destinée qui l’attend n’a pu l’épouvanter, et elle
préfère à sa vie l’honneur d’être une seule nuit l’épouse de Votre
Majesté. — Mais ne vous trompez pas, vizir, reprit le sultan, demain,
en remettant Scheherazade entre vos mains, je prétends que vous lui
ôtiez la vie. Si vous y manquez, je vous jure que je vous ferai mourir
vous-même. — Sire, repartit le vizir, mon cœur gémira, sans doute, en
vous obéissant ; mais la nature aura beau murmurer : quoique père, je
vous réponds d’un bras fidèle. » Schahriar accepta l’offre de son
ministre, et lui dit qu’il n’avait qu’à lui amener sa fille quand il lui
plairait.

Le grand vizir alla porter cette nouvelle à Scheherazade, qui la reçut


avec autant de joie que si elle eût été la plus agréable du monde. Elle
remercia son père de l’avoir si sensiblement obligée, et, voyant qu’il
était accablé de douleur, elle lui dit, pour le consoler, qu’elle espérait
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 57

ne se repentirait pas de l’avoir mariée avec le sultan, et qu’au


contraire il aurait sujet de s’en réjouir tout le reste de sa vie.

Elle ne songea plus qu’à se mettre en état de paraître devant le sultan ;


mais avant que de partir, elle prit sa sœur Dinarzade en particulier, et
lui dit : « Ma chère sœur, j’ai besoin de votre secours dans une affaire
très importante ; je vous prie de ne me le pas refuser. Mon père va me
conduire chez le sultan pour être son épouse. Que cette nouvelle ne
vous épouvante pas ; écoutez-moi seulement avec patience. Dès que je
serai devant le sultan, je le supplierai de permettre que vous couchiez
dans la chambre nuptiale, afin que je jouisse cette nuit encore de votre
compagnie. Si obtiens cette grâce, comme je l’espère, souvenez-vous
de m’éveiller demain matin, une heure avant le jour, et de m’adresser
ces paroles : « Ma sœur, si vous ne dormez pas, je vous supplie, en
attendant le jour qui paraîtra bientôt, de me raconter un de ces beaux
contes que vous savez. » Aussitôt je vous en conterai un, et je me
flatte de délivrer par ce moyen tout le peuple de la consternation où il
est. » Dinarzade répondit à sa sœur qu’elle ferait avec plaisir ce
qu’elle exigeait d’elle.

L’heure de se coucher étant enfin venue, le grand vizir conduisit


Scheherazade au palais, et se retira après l’avoir introduite dans
l’appartement du sultan. Ce prince ne se vit pas plus tôt avec elle,
qu’il lui ordonna de se découvrir le visage. Il la trouva si belle, qu’il
en fut charmé ; mais s’apercevant qu’elle était en pleurs, il lui en
demanda le sujet. « Sire, répondit Scheherazade, j’ai une sœur que
j’aime aussi tendrement que j’en suis aimée. Je souhaiterais qu’elle
passât la nuit dans cette chambre, pour la voir et lui dire adieu encore
une fois. Voulez-vous bien que j’aie la consolation de lui donner ce
dernier témoignage de mon amitié ? » Schahriar y ayant consenti, on
alla chercher Dinarzade, qui vint en diligence. Le sultan se coucha
avec Scheherazade, sur une estrade fort élevée, à la manière des
monarques de l’Orient, et Dinarzade dans un lit qu’on lui avait
préparé au bas de l’estrade.

Une heure avant le jour, Dinarzade s’étant réveillée, ne manqua pas de


faire ce que sa sœur lui avait recommandé. « Ma chère sœur, s’écria-t-
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 58

elle, si vous ne dormez pas, je vous supplie, en attendant le jour qui


paraîtra bientôt, de me raconter un de ces contes agréables que vous
savez. Hélas ! ce sera peut-être la dernière fois que j’aurai ce plaisir. »

Scheherazade, au lieu de répondre à sa sœur, s’adressa au sultan :


« Sire, dit-elle, Votre Majesté veut-elle bien me permettre de donner
cette satisfaction à ma sœur ? — Très volontiers », répondit le sultan.
Alors Scheherazade dit à sa sœur d’écouter ; et puis, adressant la
parole à Schahriar, elle commença de la sorte :
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 59

PREMIÈRE NUIT
Le Marchand et le Génie

Retour à la Table des Matières

Sire, il y avait autrefois un marchand qui possédait de grands biens,


tant en fonds de terre qu’en marchandises et en argent comptant. Il
avait beaucoup de commis, de facteurs et d’esclaves. Comme il était
obligé de temps en temps de faire des voyages pour s’aboucher avec
ses correspondants, un jour qu’une affaire d’importance l’appelait
assez loin du lieu qu’il habitait, il monta à cheval, et partit avec une
valise derrière lui, dans laquelle il avait mis me petite provision de
biscuits et de dattes, parce qu’il avait un pays désert à passer, où il
n’aurait pas trouvé de quoi vivre. Il arriva sans accident à l’endroit où
il avait affaire ; et quand il eut terminé la chose qui l’y avait appelé, il
remonta à cheval pour s’en retourner chez lui.

Le quatrième jour de sa marche, il se sentit tellement incommode de


l’ardeur du soleil et de la terre échauffée par ses rayons, qu’il se
détourna de son chemin pour aller se rafraîchir sous des arbres qu’il
aperçut dans la campagne ; il y trouva, au pied d’un grand noyer, une
fontaine d’une eau très claire et coulante. Il mit pied à terre, attacha
son cheval a une branche d’arbre et s’assit près de la fontaine, après
Avoir tiré de sa valise quelques dattes et du biscuit. En changeant les
dattes, il en jetait les noyaux à droite et à gauche. Lorsqu’il eut achevé
ce repas frugal, comme il était bon musulman, il se lava les mains, le
visage et les pieds 6 , et fit sa prière.

6 L’ablution avant la prière est prescrite dans la religion musulmane par le


précepte que voici : « O vous, croyants ! lorsque vous vous disposez à la
prière, lavez-vous le visage et les mains jusqu’aux coudes ; baignez-vous la
tête et les pieds jusqu’à la cheville. »
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 60

Il ne l’avait pas finie, et il était encore à genoux, quand il t paraître un


génie tout blanc de vieillesse, et d’une grandeur énorme, qui,
s’avançant jusqu’à lui le sabre à la nain, lui dit d’un ton de voix
terrible : « Lève-toi, que je te tue avec ce sabre, comme tu as tué mon
fils. » Il accompagna mes mots d’un cri effroyable. Le marchand,
autant effrayé de la hideuse figure du monstre que des paroles qu’il lui
avait adressées, lui répondit en tremblant : « Hélas ! mon bon
seigneur, de quel crime puis-je être coupable envers vous pour mériter
que vous m’ôtiez la vie ? — Je veux, reprit le génie, te tuer, de même
que tu as tué mon fils. Eh ! bon Dieu ! repartit le marchand, comment
pourrais-je avoir tué votre fils ? Je ne le connais point, et je ne l’ai
jamais vu. — Ne t’es-tu pas assis en arrivant ici ? répliqua le génie ;
n’as-tu pas tiré des dattes de ta valise, et, en les mangeant, n’en as-tu
pas jeté les noyaux à droite et à gauche ? — J’ai fait ce que vous dites,
répondit le marchand, je ne puis le nier. — Cela étant, reprit le génie,
e te dis que tu as tué mon fils, et voici comment : dans le temps que tu
jetais tes noyaux, mon fils passait ; il en a reçu un dans l’œil et il en
est mort ; c’est pourquoi il faut que je te tue. — Ah ! monseigneur,
pardon ! s’écria le marchand. Point de pardon, répondit le génie, point
de miséricorde. N’est-il pas juste de tuer celui qui a tué ? — J’en
demeure d’accord, dit le marchand ; mais je n’ai assurément pas tué
votre fils ; et quand cela serait, je ne l’aurais fait que fort
innocemment ; par conséquent, je vous supplie de me pardonner et de
me laisser la vie. — Non, non, dit le génie en persistant dans sa
résolution, il faut que je te tue, puisque tu as tué mon fils. » A ces
mots, il prit le marchand par le bras, le jeta la face contre terre, et leva
le sabre pour lui couper la tête.

Cependant le marchand tout en pleurs, et protestant de son innocence,


regrettait sa femme et ses enfants, et disait les choses du monde les
plus touchantes. Le génie, toujours le sabre haut, eut la patience
d’attendre que le malheureux eût achevé ses lamentations ; mais il
n’en fut nullement attendri. « Tous ces regrets sont superflus, s’écria-
t-il. Quand tes larmes seraient de sang, cela ne m’empêcherait pas de
te tuer, comme tu as tué mon fils. — Quoi ! répliqua le marchand, rien
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 61

ne peut vous toucher ? vous voulez absolument ôter la vie à un pauvre


innocent ? — Oui, repartit le génie, j’y suis résolu. » En achevant ces
paroles...

Scheherazade, en cet endroit s’apercevant qu’il était jour, et sachant


que le sultan se levait de grand matin pour faire sa prière et tenir son
conseil, cessa de parler. « Bon Dieu ! ma sœur, dit alors Dinarzade,
que votre conte est merveilleux ! — La suite est encore plus
surprenante, répondit Scheherazade, et vous en tomberiez d’accord, si
le sultan voulait me laisser vivre encore aujourd’hui et me donner la
permission de vous la raconter la nuit prochaine. » Schahriar, qui avait
écouté Scheherazade avec plaisir, dit en lui-même : « J’attendrai
jusqu’à demain ; je la ferai toujours bien mourir quand j’aurai entendu
la fin de son conte. » Ayant donc pris la résolution de ne pas faire ôter
la vie à Scheherazade ce jour-là, il se leva pour faire sa prière et aller
au conseil.

Pendant ce temps-là le grand vizir était dans une inquiétude cruelle.


Au lieu de goûter la douceur du sommeil, il avait passé la nuit à
soupirer et à plaindre le sort de sa fille dont il devait être le bourreau.
Mais si dans cette triste attente il craignait la vue du sultan, il fut
agréablement surpris lorsqu’il vit que ce prince entrait au conseil sans
lui donner l’ordre funeste qu’il en attendait.

Le sultan, selon sa coutume, passa la journée à régler les affaires de


son empire ; et quand la nuit fut venue, il coucha encore avec
Scheherazade. Le lendemain, avant que le jour parût, Dinarzade ne
manqua pas de s’adresser à sa sœur et de lui dire : « Ma chère sœur, si
vous ne dormez pas, je vous supplie, en attendant le jour qui paraîtra
bientôt, de continuer le conte d’hier. » Le sultan n’attendit pas que
Scheherazade lui en demandât la permission. « Achevez, lui dit-il, le
conte du génie et du marchand ; je suis curieux d’en entendre la fin. »
Scheherazade prit alors la parole et continua son conte dans ces
termes.

DEUXIÈME NUIT
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 62

Sire, quand le marchand vit que le génie lui allait trancher la tête, il fit
un grand cri, et lui dit : « Arrêtez ; encore un mot, de grâce ; ayez la
bonté de m’accorder un délai : donnez-moi le temps d’aller dire adieu
à ma femme et à mes enfants, et de leur partager mes biens par un
testament que je n’ai pas encore fait, afin qu’ils n’aient point de
procès après ma mort ; cela étant fini, je reviendrai aussitôt dans ce
même lieu me soumettre à tout ce qu’il vous plaira d’ordonner de moi.
— Mais, dit le génie, si je t’accorde le délai que tu demandes, j’ai
peur que tu ne reviennes pas. Si vous voulez croire à mon serment,
répondit le marchand, je jure par le. Dieu du ciel et de la terre que je
viendrai vous retrouver ci sans y manquer. De combien de temps
souhaites-tu que soit ce délai ? répliqua le génie. — Je vous demande
une année, repartit le marchand ; il ne me faut pas moins de temps
pour donner ordre à mes affaires, et pour me disposer à renoncer sans
regret au plaisir qu’il y a de vivre. Ainsi je vous promets que de
demain en un an, sans faute, je me rendrai sous ces arbres, pour me
remettre entre vos mains. — Prends-tu Dieu à témoin de la promesse
que tu me fais ? reprit le génie. — Oui, répondit le marchand, je le
prends encore une fois à témoin, et vous pouvez vous reposer sur mon
serment. » A ces paroles, le génie le laissa près de la fontaine et
disparut.

Le marchand s’étant remis de sa frayeur, remonta à cheval et reprit


son chemin. Mais si d’un côté il avait la joie de s’être tiré d’un si
grand péril, de l’autre il était dans une tristesse mortelle lorsqu’il
songeait au serment fatal qu’il avait fait. Quand il arriva chez lui, sa
femme et ses enfants le reçurent avec toutes les démonstrations d’une
joie parfaite ; mais au lieu de les embrasser de la même manière, il se
mit à pleurer si amèrement, qu’ils jugèrent bien qu’il lui était arrivé
quelque chose d’extraordinaire. Sa femme lui demanda la cause de ses
larmes et de la vive douleur qu’il faisait éclater. « Nous nous
réjouissons, disait-elle de votre retour, et cependant vous nous
alarmez tous par l’état où nous vous voyons. Expliquez-nous, je vous
prie, le sujet de votre tristesse. — Hélas répondit le mari, le moyen
que je sois dans une autre situation ? Je n’ai plus qu’un an à vivre. »
Alors il leur raconta ce qui s’était passé entre lui et le génie, et leur
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 63

apprit qu’il lui avait donné parole de retourner au bout de l’année


recevoir la mort de sa main.

Lorsqu’ils entendirent cette triste nouvelle, ils commencèrent tous à se


désoler. La femme poussait des cris pitoyables en se frappant le visage
et en s’arrachant les cheveux ; les enfants, fondant en pleurs, faisaient
retentir la maison de leurs gémissements ; et le père, cédant à la force
du sang, mêlait ses larmes à leurs plaintes. En un mot, c’était le
spectacle du monde le plus touchant.

Dès le lendemain, le marchand songea à mettre ordre à ses affaires, et


s’appliqua sur toutes choses à payer ses dettes.Il fit des présents à ses
amis et de grandes aumônes aux pauvres, donna la liberté à ses
esclaves de l’un et de l’autre sexe, partagea ses biens entre ses enfants,
nomma des tuteurs pour ceux qui n’étaient pas encore en âge ; et en
rendant à sa femme tout ce qui lui appartenait, selon son contrat de
mariage, il l’avantagea de tout ce qu’il put lui donner suivant les lois.

Enfin l’année s’écoula, et il fallut partir. Il fit sa valise, où il mit le


drap dans lequel il devait être enseveli ; mais lorsqu’il voulut dire
adieu à sa femme et à ses enfants, on n’a jamais vu une douleur plus
vive. Ils ne pouvaient se résoudre à le perdre ; ils voulaient tous
l’accompagner et aller mourir avec lui. Néanmoins, comme il fallait se
faire violence et quitter des objets si chers : « Mes enfants, leur dit-il,
j’obéis à l’ordre de Dieu en me séparant de vous. Imitez-moi
soumettez-vous courageusement à cette nécessité et songez que la
destinée de l’homme est de mourir. » Après avoir dit ces paroles, il
s’arracha aux cris et aux regrets de sa famille, il partit, et arriva au
même endroit où il avait vu le génie, le propre jour qu’il avait promis
de s’y rendre. Il mit aussitôt pied à terre, et s’assit au bord de la
fontaine, où il attendit le génie avec toute la tristesse qu’on peut
imaginer.

Pendant qu’il languissait dans une si cruelle attente, un bon vieillard


qui menait une biche à l’attache, parut et s’approcha de lui. Ils se
saluèrent l’un l’autre ; après quoi le vieillard lui dit : « Mon frère,
peut-on savoir de vous pourquoi vous êtes venu dans ce lieu désert, où
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 64

il n’y a que des esprits malins, et où l’on n’est pas en sûreté ? A voir
ces beaux arbres, on le croirait habité ; mais c’est une véritable
solitude, où il est dangereux de s’arrêter trop longtemps. »

Le marchand satisfit la curiosité du vieillard, et lui conta l’aventure


qui l’obligeait à se trouver là. Le vieillard l’écouta avec étonnement ;
et prenant la parole : « Voilà, s’écria-t-il, la chose du monde la plus
surprenante ; et vous êtes lié par le serment le plus inviolable ! Je
veux, ajouta-t-il, être témoin de votre entrevue avec le génie. » En
disant cela, il s’assit près du marchand, et tandis qu’ils s’entretenaient
tous deux...

« Mais je vois le jour, dit Scheherazade en se reprenant : ce qui reste


est le plus beau du conte. » Le sultan, résolu d’en entendre la fin,
laissa vivre encore ce jour-là Scheherazade.

TROISIÈME NUIT

La nuit suivante, Dinarzade fit à sa sœur la même prière que les deux
précédentes. « Ma chère sœur, lui dit-elle, si vous ne dormez pas, je
vous supplie de me raconter un de ces contes agréables que vous
savez. » Mais le sultan dit qu’il voulait entendre la suite de celui du
marchand et du génie ; c’est pourquoi Scheherazade reprit ainsi :

Sire, dans le temps que le marchand et le vieillard qui conduisait la


biche s’entretenaient, il arriva un autre vieillard suivi de deux chiens
noirs. Il s’avança jusqu’à eux, et les salua, en leur demandant ce qu’ils
faisaient en cet endroit. Le vieillard qui conduisait la biche lui apprit
l’aventure du marchand et du génie, ce qui s’était passé entre eux et le
serment du marchand. Il ajouta que ce jour était celui de la parole
donnée, et qu’il était résolu de demeurer là pour voir ce qui en
arriverait.

Le second vieillard, trouvant aussi la chose digne de sa curiosité, prit


la même résolution. Il s’assit auprès des autres ; et à peine se fut-il
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 65

mêlé à leur conversation, qu’il survint un troisième vieillard, qui,


s’adressant aux deux premiers, leur demanda pourquoi le marchand
qui était avec eux paraissait si triste. On lui en dit le sujet, qui lui parut
si extraordinaire, qu’il souhaita aussi d’être témoin de ce qui se
passerait entre le génie et le marchand. Pour cet effet, il se plaça parmi
les autres.

Ils aperçurent bientôt dans la campagne une vapeur épaisse, comme


un tourbillon de poussière élevé par le vent. Cette vapeur s’avança
jusqu’à eux, et se dissipant tout à coup, leur laissa voir le génie, qui,
sans les saluer, s’approcha du marchand le sabre à la main, et le
prenant par le bras : « Lève-toi, lui dit-il, que je te tue comme tu as tué
mon fils. » Le marchand et les trois vieillards effrayés se mirent à
pleurer et à remplir l’air de cris...

Scheherazade, en cet endroit apercevant le jour, cessa de poursuivre


son conte, qui avait si bien piqué la curiosité du Sultan, que ce prince,
voulant absolument en savoir la fin, remit encore au lendemain la
mort de la sultane.

On ne peut exprimer quelle fut la joie du grand vizir, lorsqu’il vit que
le sultan ne lui ordonnait pas de faire mourir Scheherazade. Sa
famille, la cour, tout le monde en fut généralement étonné.

QUATRIÈME NUIT

Vers la fin de la nuit suivante, Scheherazade, avec la permission du


sultan, parla dans ces termes :

Sire, quand le vieillard qui conduisait la biche vit que le génie s’était
saisi du marchand, et l’allait tuer impitoyablement, il se jeta aux pieds
de ce monstre, et les lui baisant : « Prince des génies, lui dit-il, je vous
supplie très humblement de suspendre votre colère, et de me faire la
grâce de n’écouter. Je vais vous raconter mon histoire et celle de cette
biche que vous voyez ; mais si vous la trouvez plus merveilleuse et
plus surprenante que l’aventure de ce marchand à qui vous voulez ôter
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 66

la vie, puis-je espérer que vous voudrez bien remettre à ce pauvre


malheureux le tiers de son crime ? » Le génie fut quelque temps à se
consulter là-dessus ; mais enfin il répondit : « Eh bien, voyons, j’y
consens. »
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 67

Histoire du premier Vieillard et de la Biche

Retour à la Table des Matières

Je vais donc, reprit le vieillard, commencer le récit ; écoutez-moi, je


vous prie, avec attention. Cette biche que vous voyez est ma cousine
et de plus ma femme. Elle n’avait que douze ans quand je l’épousai ;
ainsi je puis dire qu’elle ne devait pas moins me regarder comme son
père que comme son parent et son mari.

Nous avons vécu ensemble trente années sans avoir eu d’enfants ;


mais sa stérilité ne m’a point empêché d’avoir pour elle beaucoup de
complaisance et d’amitié. Le seul, désir d’avoir des enfants me fit
acheter une esclave, dont j’eus un fils 7 qui promettait infiniment. Ma
femme en conçut de la jalousie, prit en aversion la mère et l’enfant, et
cacha si bien ses sentiments, que je ne les connus que trop tard.

Cependant mon fils croissait, et il avait déjà dix ans, lorsque je fus
obligé de faire un voyage. Avant mon départ, je recommandai à ma
femme, dont je ne me défiais point, l’esclave et son fils, et je la priai
d’en avoir soin pendant mon absence, qui dura une année entière. Elle
profita de ce temps-là pour contenter sa haine. Elle s’attacha à la
magie ; et quand elle sut assez de cet art diabolique pour exécuter
l’horrible dessein qu’elle méditait, la scélérate mena mon fils dans un
lieu écarté. Là, par ses enchantements, elle le changea en veau, et le
donna à mon fermier, avec ordre de le nourrir comme un veau, disait-
elle, qu’elle avait acheté. Elle ne borna point sa fureur à cette action

7 La loi civile, chez les mahométans, reconnaît pour également légitimes les
enfants qui proviennent de trois espèces de mariages permis par leur religion,
suivant laquelle on peut licitement acheter, louer ou épouser une ou plusieurs
femmes ; de façon que si un homme a, de son esclave, un fils avant d’en avoir
de son épouse, le fils de l’esclave est reconnu pour l’aîné, et jouit des droits
d’aînesse à l’exclusion de celui de la femme légitime.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 68

abominable ; elle changea l’esclave en vache, et la donna aussi à mon


fermier.

A mon retour, je lui demandai des nouvelles de la mère et de l’enfant.


Votre esclave est morte, me dit-elle : et pour votre fils, il y a deux
mois que je ne l’ai vu, et que je ne sais ce qu’il est devenu. Je fus
touché de la mort de l’esclave ; mais comme mon fils n’avait fait que
disparaître, je me flattais que je pourrais le revoir bientôt. Néanmoins
huit mois se passèrent sans qu’il revînt, et je n’en avais aucune
nouvelle, lorsque la fête du grand Baïram 8 arriva. Pour la célébrer, je
mandai à mon fermier de m’amener une vache les plus grasses pour
en faire un sacrifice. Il n’y manqua pas. La vache qu’il m’amena était
l’esclave elle-même, la malheureuse mère de mon fils. Je la liai ; mais
dans le moment que je me préparais à la sacrifier, elle se mit à taire
des beuglements pitoyables, et je m’aperçus qu’il coulait de ses yeux
des ruisseaux de larmes. Cela me parut assez extraordinaire et me
sentant, malgré moi, saisi d’un mouvement de pitié, je ne pus me
résoudre à la frapper. J’ordonnai à mon fermier de m’en aller prendre
une autre.

Ma femme, qui était présente, frémit de ma compassion, ut s’opposant


à un ordre qui rendait sa malice inutile : « Que faites-vous, mon ami ?
s’écria-t-elle. Immolez cette vache. Votre fermier n’en a pas de plus
belle, ni qui soit plus propre à l’usage que nous en voulons faire. » Par
complaisance pour ma femme, je m’approchai de la vache ; et
combattant la pitié qui en suspendait le sacrifice, j’allais porter le coup
mortel, quand la victime, redoublant ses pleurs et ses meuglements,
me désarma une seconde fois. Alors je mis le maillet entre les mains
du fermier, en lui disant : « Prenez, et sacrifiez-la vous-même ; ses
beuglements et ses larmes me fendent le cœur. »

8 Nom des deux seules fêtes d’obligation que les musulmans aient dans leur
religion. Ce sont des fêtes mobiles, qui, dans l’espace de trente-trois ans,
tombent dans tous les mois de l’année, parce que l’année musulmane est
lunaire. La première de ces fêtes arrive le premier jour de la lune qui suit celle
du Ramazan, ou carême des mahométans. Ce Baïram dure trois jours, et tient
tout à la fois de la Pâque des juifs, de notre carnaval et de notre premier jour
de l’an. Le second Baïram se célèbre soixante-deux jours après le premier.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 69

Le fermier, moins pitoyable que moi, la sacrifia. Mais en l’écorchant,


il se trouva qu’elle n’avait que les os, quoiqu’elle nous eût paru très
grasse. J’en eus un véritable chagrin. « Prenez-la pour vous, dis-je au
fermier, je vous l’abandonne ; faites-en des régals et des aumônes à
qui vous voudrez ; et si vous avez un veau bien gras, amenez-le-moi à
sa place. » Je ne m’informai pas de ce qu’il fit de la vache ; mais peu
de temps après qu’il l’eut fait enlever de devant mes yeux, je le vis
arriver avec un veau fort gras. Quoique j’ignorasse que ce veau fût
mon fils, je ne laissai pas de sentir émouvoir mes entrailles à sa vue.
De son côté, dès qu’il m’aperçut, il fit un si grand effort pour venir à
moi, qu’il en rompit sa corde. Il se jeta à mes pieds, la tête contre
terre, comme s’il eût voulu exciter ma compassion, et me conjurer de
n’avoir pas la cruauté de lui ôter la vie, en n’avertissant, autant qu’il
lui était possible, qu’il était mon fils.

Je fus encore plus surpris et plus touché de cette action que je ne


l’avais été des pleurs de la vache. Je sentis une tendre pitié qui
m’intéressa pour lui ; ou, pour mieux dire, le sang fit en moi son
devoir. « Allez, dis-je au fermier, ramenez ce veau chez vous ; ayez-
en grand soin, et à sa place amenez-en un autre incessamment. »

Dès que ma femme m’entendit parler ainsi, elle ne manqua pas de


s’écrier encore : « Que faites-vous, mon mari ? croyez-moi, ne
sacrifiez pas un autre veau que celui-là. — Ma femme, lui répondis-je,
je n’immolerai pas celui-ci ; je veux lui faire grâce, je vous prie de ne
point vous y opposer. » Elle n’eut garde, la méchante femme, de se
rendre à ma prière ; elle haïssait trop mon fils pour consentir que je le
sauvasse. Elle m’en demanda le sacrifice avec tant d’opiniâtreté, que
je fus obligé de le lui accorder. Je liai le veau, et prenant le couteau
funeste...

Scheherazade s’arrêta en cet endroit, parce qu’elle aperçut le jour.


« Ma sœur, dit alors Dinarzade, je suis enchantée de ce conte qui
soutient si agréablement mon attention. Si le sultan me laisse encore
vivre aujourd’hui, répondit Scheherazade, vous verrez que ce que je
vous raconterai demain vous divertira bien davantage. » Schahriar,
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 70

curieux de savoir ce que deviendrait le fils du vieillard qui conduisait


la biche, dit à la sultane qu’il serait bien aise d’entendre, la nuit
prochaine, la fin de ce conte 9 .

CINQUIÈME NUIT ET SUIVANTES

Sire, poursuivit Scheherazade, le premier vieillard qui conduisait la


biche, continua de raconter son histoire au génie, aux deux autres
vieillards et au marchand : « Je pris donc, leur dit-il, le couteau, et
j’allais l’enfoncer dans la gorge de mon fils, lorsque tournant vers moi
languissamment ses yeux baignés de pleurs, il m’attendrit à un point
que je n’eus pas la force de l’immoler. Je laissai tomber le couteau, et
je dis à ma femme que je voulais absolument tuer un autre veau que
celui-là. Elle n’épargna rien pour me faire changer de résolution ;
mais quoi qu’elle pût me représenter, je demeurai ferme, et lui promis,
seulement pour l’apaiser, que je le sacrifierais au Baïram de l’année
prochaine.

Le lendemain matin, mon fermier demanda à me parler en particulier.


« Je viens, me dit-il, vous apprendre une nouvelle, dont j’espère que
vous me saurez bon gré. J’ai une fille qui a quelque connaissance de la
magie. Hier, comme je ramenais au logis le veau dont vous n’aviez
pas voulu faire le sacrifice, je remarquai qu’elle rit en le voyant et
qu’un moment après elle se mit à pleurer. Je lui demandai pourquoi
elle faisait en même temps deux choses si contraires : « Mon père, me
répondit-elle, ce veau que vous ramenez est le fils de notre maître. J’ai
ri de joie de le voir encore vivant, et j’ai pleuré en me souvenant du
sacrifice qu’on fit hier de sa mère, qui était changée en vache. Ces eux
métamorphoses ont été faites par les enchantements le la femme de
notre maître, laquelle haïssait la mère et l’enfant. — Voilà ce que m’a

9 Pendant toute la durée de ces récits, Scheherazade se sert du même moyen : à


l’aube du jour elle laisse un conte en suspens et ses personnages dans une
situation intéressante, afin de tenir en éveil la curiosité du sultan Schahriar ;
elle parvient ainsi tous les jours à faire remettre sa mort au lendemain. Nous
avons cru inutile de conserver la division en nuits et de faire ainsi mille et une
répétitions ; nous avons préféré donner le meilleur texte sans aucune coupure.
(Note de l’Editeur.)
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 71

dit ma fille, poursuivit le fermier, et je viens vous apporter cette


nouvelle. »

A ces paroles, ô génie, continua le vieillard, je vous laisse à juger


quelle fut ma surprise ! Je partis sur-le-champ avec mon fermier, pour
parler moi-même à sa fille. En arrivant, j’allai d’abord à l’étable où
était mon fils. Il ne put répondre a mes embrassements ; mais il les
reçut d’une manière qui acheva de me persuader qu’il était mon fils.

La fille du fermier arriva : « Ma bonne fille, lui dis-je, pouvez-vous


rendre à mon fils sa première forme ? — Oui, je le puis, me répondit-
elle. — Ah ! si vous en venez à bout, repris-je, je vous fais maîtresse
de tous mes biens. » Alors elle me repartit en souriant : « Vous êtes
notre maître, et je sais trop bien ce que je vous dois ; mais je vous
avertis que je ne puis remettre votre fils dans son premier état qu’à
eux conditions : la première, que vous me le donnerez pour époux, et
la seconde, qu’il me sera permis de punir a personne qui l’a changé en
veau. — Pour la première condition, lui dis-je, je l’accepte de bon
cœur ; je dis plus, je vous promets de vous donner beaucoup de bien
pour vous en particulier, indépendamment de celui que je destine à
mon fils. Enfin, vous verrez comment je reconnaîtrai le grand service
que j’attends de vous. Pour la condition qui regarde ma femme, je
veux bien l’accepter encore. Une personne qui a été capable de faire
une action si criminelle mérite bien d’en être punie ; je vous
l’abandonne, faites-en ce qu’il vous plaira ; je vous prie seulement de
ne lui pas ôter la vie. — Je vais donc, répliqua-t-elle, la traiter de la
même manière qu’elle a traité votre fils. J’y consens, lui repartis-je ;
mais rendez-moi mon fils auparavant. »

Alors cette fille prit un vase plein d’eau, prononça dessus des paroles
que je n’entendis pas, et s’adressant au veau : « O veau ! dit-elle, si tu
as été créé par le Tout-Puissant et souverain maître du monde tel que
tu parais en ce moment, demeure sous cette forme ; mais si tu es un
homme, et que tu sois changé en veau par enchantement, reprends ta
figure naturelle par la permission du souverain Créateur. » En
achevant ces mots, elle jeta l’eau sur lui, et à l’instant il reprit sa
première forme.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 72

« Mon fils, mon cher fils ! m’écriai-je aussitôt en l’embrassant avec


un transport dont je ne fus pas le maître, c’est Dieu qui nous a envoyé
cette jeune fille, pour détruire l’horrible charme dont vous étiez
environné, et vous venger du mal qui vous a été fait, à vous et à votre
mère. Je ne doute pas que par reconnaissance, vous ne vouliez bien la
prendre pour votre femme, comme je m’y suis engagé. » Il y consentit
avec joie ; mais avant qu’ils se mariassent, la jeune fille changea ma
femme en biche, et c’est elle que vous voyez ici. Je souhaitai qu’elle
eût cette forme, plutôt qu’une autre moins agréable, afin que nous la
vissions sans répugnance dans la famille. Depuis ce temps-là, mon fils
est devenu veuf, et est allé voyager. Comme il y a plusieurs années
que je n’ai pas eu de ses nouvelles, je me suis mis en chemin pour
tâcher d’en apprendre ; et n’ayant pas voulu confier à personne le soin
de ma femme, pendant que je serais en quête de lui, j’ai jugé à propos
de la mener partout avec moi. Voilà donc mon histoire et celle de cette
biche. N’est-elle pas des plus surprenantes et des plus merveilleuses ?

— J’en demeure d’accord, dit le génie ; et en sa faveur, je t’accorde le


tiers de la grâce de ce marchand. »

Quand le premier vieillard, Sire, continua la sultane, eut achevé son


histoire, le second, qui conduisait les deux chiens noirs, s’adressa au
génie, et lui dit : « Je vais vous raconter ce qui m’est arrivé, à moi et à
ces deux chiens noirs que voici, et je suis sûr que vous trouverez mon
histoire encore plus étonnante que celle que vous venez d’entendre.
Mais quand je vous l’aurai contée, m’accorderez-vous le second tiers
de la grâce de ce marchand ? — Oui, répondit le génie, pourvu que
ton histoire surpasse celle de la biche. » Après ce consentement le
second vieillard, poursuivit Scheherazade, s’adressant au génie,
commença ainsi son histoire :
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 73

Histoire
du second Vieillard et des deux Chiens Noirs

Retour à la Table des Matières

Grand prince des génies, vous saurez que nous sommes trois frères :
ces deux chiens noirs que vous voyez, et moi qui suis le troisième.
Notre père nous avait laissé en mourant à chacun mille sequins 10 .
Avec cette somme, nous embrassâmes tous trois la même profession :
nous nous fîmes marchands. Peu de temps après que nous eûmes
ouvert boutique, mon frère aîné, l’un de ces deux chiens, résolut le
voyager et d’aller négocier dans les pays étrangers. Dans ce dessein, il
vendit tout son fonds, et en acheta des marchandises propres au
négoce qu’il voulait faire.

Il partit, et fut absent une année entière. Au bout de ce temps-là, un


pauvre, qui me parut demander l’aumône, se présenta à ma boutique.
Je lui dis : « Dieu vous assiste. — Dieu vous assiste aussi, me
répondit-il : est-il possible que vous ne me reconnaissiez pas ? » Alors
l’envisageant avec attention, je le reconnus. « Ah mon frère !
m’écriai-je en l’embrassant, comment vous aurais-je pu reconnaître
dans cet état ? » Je le fis entrer dans ma maison, je lui demandai les
nouvelles de sa santé et du succès de son voyage.

Ne me faites pas cette question, me dit-il ; en me voyant sous voyez


tout. Ce serait renouveler mon affliction que de vous faire le détail de
tous les malheurs qui me sont arrivés depuis un an, et qui m’ont réduit
à l’état où je suis. »

Je fis aussitôt fermer ma boutique ; et abandonnant tout autre soin, je


le menai au bain, et lui donnai les plus beaux habits de ma garde-robe.

10 Monnaie d’or qui avait cours dans le Levant et dans les États de Venise.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 74

J’examinai mes registres de vente et d’achat ; et trouvant que j’avais


doublé mon fonds, c’est-à-dire que j’étais riche de deux mille sequins,
je lui en donnai la moitié. « Avec cela, mon frère, lui dis-je, vous
pourriez oublier la perte que vous avez faite. » Il accepta les mille
sequins avec joie, rétablit ses affaires, et nous vécûmes ensemble
comme nous avions vécu auparavant.

Quelque temps après, mon second frère, qui est l’autre de ces deux
chiens, voulut aussi vendre son fonds. Nous fîmes, son aîné et moi,
tout ce que nous pûmes pour l’en détourner ; mais il n’y eut pas
moyen. Il le vendit ; et de l’argent qu’il en fit, il acheta des
marchandises propres au négoce étranger qu’il voulait entreprendre. Il
se joignit à une caravane, et partit. Il revint au bout de l’an dans le
même état que son frère aîné. Je le fis habiller ; et comme j’avais
encore mille sequins par-dessus mon fonds, je les lui donnai. Il releva
boutique, et continua d’exercer sa profession.

Un jour mes deux frères vinrent me trouver pour me proposer de faire


un voyage, et d’aller trafiquer avec eux. Je rejetai d’abord leur
proposition. « Vous avez voyagé, leur dis-je, qu’y avez-vous gagné ?
Qui m’assurera que je serai plus heureux que vous ? » En vain ils me
représentèrent là-dessus tout ce qui leur sembla devoir m’éblouir et
m’encourager à tenter la fortune ; je refusai d’entrer dans leur dessein.
Mais ils revinrent tant de fois à la charge, qu’après avoir, pendant cinq
ans, résisté constamment à leurs sollicitations, je m’y rendis enfin.
Mais quand il fallut faire les préparatifs du voyage, et qu’il fut
question d’acheter les marchandises dont nous avions besoin, il se
trouva qu’ils avaient tout mangé, et qu’il ne leur restait rien des mille
sequins que je leur avais donné à chacun. Je ne leur en fis pas le
moindre reproche. Au contraire, comme mon fonds était de six mille
sequins, j’en partageai la moitié avec eux, en leur disant : « Mes
frères, il faut risquer ces trois mille sequins, et cacher les autres en
quelque endroit sûr, afin que si notre voyage n’est pas plus heureux
que ceux que vous avez déjà faits nous ayons de quoi nous en
consoler, et reprendre notre ancienne profession. » Je donnai donc
mille sequins à chacun, j’en gardai autant pour moi, et j’enterrai les
trois mille autres dans un coin de ma maison. Nous achetâmes des
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 75

marchandises ; et après les avoir embarquées sur un vaisseau que nous


frétâmes entre nous trois, nous fîmes mettre à la voile avec un vent
favorable.

Après deux mois de navigation, nous arrivâmes heureusement à un


port de mer, où nous débarquâmes, et fîmes un très grand débit de nos
marchandises. Moi, surtout, je vendis si bien les miennes, que je
gagnai dix pour un. Nous achetâmes des marchandises du pays, pour
les transporter et les négocier au nôtre.

Dans le temps que nous étions prêts à nous rembarquer pour notre
retour, je rencontrai sur le bord de la mer une dame assez bien faite,
mais fort pauvrement habillée. Elle n’aborda, me baisa la main, et me
pria, avec les dernières instances, de la prendre pour femme, et de
l’embarquer avec moi. Je fis difficulté de lui accorder ce qu’elle
demandait ; mais elle me dit tant de choses pour me persuader, que je
ne devais pas prendre garde à sa pauvreté, et que j’aurais lieu l’être
content de sa conduite, que je me laissai vaincre. Je lui fis faire des
habits propres ; et après l’avoir épousée par un contrat de mariage en
bonne forme, je l’embarquai avec moi, et nous mîmes à la voile.

Pendant notre navigation, je trouvai de si belles qualités dans la


femme que je venais de prendre, que je l’aimais tous les jours de plus
en plus. Cependant mes deux frères, qui n’avaient pas si bien fait leurs
affaires que moi, et qui étaient jaloux de ma prospérité, me portaient
envie. Leur fureur alla même jusqu’à conspirer contre ma vie. Une
nuit dans le temps que ma femme et moi nous dormions, ils nous
jetèrent à la mer.

Ma femme était fée, et par conséquent génie ; vous jugez bien qu’elle
ne se noya pas. Pour moi, il est certain que je serais mort sans son
secours ; mais je fus à peine tombé dans eau, qu’elle m’enleva et me
transporta dans une île. Quand il fut jour, la fée me dit : « Vous voyez,
mon mari, qu’en vous sauvant la vie, je ne vous ai pas mal
récompensé du bien que vous m’avez fait. Vous saurez que je suis fée,
et que me trouvant sur le bord de la mer lorsque vous alliez vous
embarquer, je me sentis une forte inclination pour vous. Je voulus
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 76

éprouver la bonté de votre cœur ; je me présentai devant vous


déguisée comme vous m’avez vue. Vous en avez usé avec moi
généreusement. Je suis ravie d’avoir trouvé l’occasion de vous en
marquer ma reconnaissance. Mais je suis irritée contre vos frères, et je
ne serai pas satisfaite que je ne leur aie ôté la vie. »

J’écoutais avec admiration le discours de la fée ; je la remerciai le


mieux qu’il me fut possible de la grande obligation que je lui avais :
« Mais, madame, lui dis-je, pour ce qui est de mes frères, je vous
supplie de leur pardonner. Quelque sujet que j’aie de me plaindre
d’eux, je ne suis pas assez cruel pour vouloir leur perte. » Je lui
racontai ce que j’avais fait pour l’un et pour l’autre ; et mon récit
augmentant son indignation contre eux : « Il faut, s’écria-t-elle, que je
vole tout à l’heure après ces traîtres et ces ingrats, et que j’en tire une
prompte vengeance. Je vais submerger leur vaisseau, et les précipiter
au fond de la mer. — Non, ma belle dame, repris-je ; au nom de Dieu,
n’en faites rien, modérez votre courroux ; songez que ce sont mes
frères, et qu’il faut faire le bien pour le mal. »

J’apaisai la fée par ces paroles ; et lorsque je les eus prononcées, elle
me transporta en un instant de l’île où nous étions sur le toit de mon
logis qui était en terrasse et elle disparut un moment après. Je
descendis, j’ouvris les portes, et je déterrai les trois mille sequins que
j’avais cachés. J’allai ensuite à la place où était ma boutique ; je
l’ouvris et je reçus des marchands mes voisins des compliments sur
mon retour. Quand je rentrai chez moi, j’aperçus ces deux chiens
noirs, qui vinrent m’aborder d’un air soumis. Je ne savais ce que cela
signifiait, et j’en étais fort étonné ; mais la fée, qui parut bientôt, m’en
éclaircit. « Mon mari, me dit-elle, ne soyez pas surpris de voir ces
deux chiens chez vous : ce sont vos deux frères. » Je frémis à ces
mots, et je lui demandai par quelle puissance ils se trouvaient en cet
état. « C’est moi qui les y ai mis, me répondit-elle ; au moins, c’est
une de mes sœurs à qui j’en ai donné la commission, et qui en même
temps a coulé leur vaisseau à fond. Vous y perdez les marchandises
que vous y aviez ; mais je vous récompenserai d’ailleurs. A l’égard de
vos frères, je les ai condamnés à demeurer dix ans sous cette forme ;
leur perfidie ne les rend que trop dignes de cette pénitence. » Enfin,
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 77

après m’avoir enseigné où je pourrais avoir de ses nouvelles, elle


disparut.

Présentement que les dix années sont accomplies, je suis en chemin


pour l’aller chercher ; et comme en passant par ici j’ai rencontré ce
marchand et le bon vieillard qui mène sa biche, je me suis arrêté avec
eux. Voilà quelle est mon histoire, ô prince des génies Ne vous paraît-
elle pas des plus extraordinaires ? — J’en conviens, répondit le génie,
et je remets aussi en sa faveur le second tiers du crime dont le
marchand est coupable envers moi.

Aussitôt que le second vieillard eut achevé son histoire, le troisième


prit la parole et fit au génie la même demande que les deux premiers,
c’est-à-dire de remettre au marchand le troisième tiers de son crime,
supposé que l’histoire qu’il avait à lui raconter surpassât en
événements singuliers les deux qu’il venait d’entendre. Le génie lui fit
la même promesse qu’aux autres.

Le troisième vieillard raconta son histoire au génie ; je ne vous la dirai


point, car elle n’est point venue à ma connaissance ; mais je sais
qu’elle se trouva si fort au-dessus des deux précédentes, par la
diversité des aventures merveilleuses qu’elle contenait, que le génie
en fut étonné. Il n’en eut pas plus tôt ouï la fin, qu’il dit au troisième
vieillard : je t’accorde le dernier tiers de la grâce du marchand ; il doit
bien vous remercier tous trois de l’avoir tiré d’intrigue par vos
histoires ; sans vous il ne serait plus au monde. » En achevant ces
mots, il disparut au grand contentement le la compagnie. Le marchand
ne manqua pas de rendre à ses trois libérateurs toutes les grâces qu’il
leur devait. Ils se réjouirent avec lui de le voir hors de péril ; après
quoi ils se dirent adieu, et chacun reprit son chemin. Le marchand s’en
retourna auprès de sa femme et de ses enfants, et passa tranquillement
avec eux le reste de ses jours. « Mais, Sire, ajouta Scheherazade,
quelque beaux que soient les contes que j’ai racontés jusqu’ici à Votre
Majesté, ils n’approchent pas de celui du pêcheur. » Dinarzade voyant
que la sultane s’arrêtait lui dit : « Ma sœur, puisqu’il nous reste encore
du temps, de grâce, racontez-nous l’histoire de ce pêcheur ; le sultan
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 78

le voudra bien. » Schahriar y consentit ; et Scheherazade, reprenant


son discours, poursuivit de cette manière.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 79

Histoire du Pêcheur

Retour à la Table des Matières

Sire, il y avait autrefois un pêcheur fort âgé et si pauvre, qu’à peine


pouvait-il gagner de quoi faire subsister sa femme et trois enfants dont
sa famille était composée. Il allait tous les jours à la pêche de grand
matin ; et chaque jour il s’était fait une loi de ne jeter ses filets que
quatre fois seulement.

II partit un matin au clair de la lune, et se rendit au bord de la mer, il


se déshabilla, et jeta ses filets. Comme il les tirait vers le rivage, il
sentit d’abord de la résistance ; il crut avoir fait une bonne pêche, et
s’en réjouissait déjà en lui-même. Mais un moment après,
s’apercevant qu’au lieu de poisson il n’y avait dans ses filets que la
carcasse d’un âne, il eut beaucoup de chagrin d’avoir fait une si
mauvaise pêche. Cependant quand il eut raccommodé ses filets que la
carcasse de l’âne avait rompus en plusieurs endroits, il les jeta une
seconde fois. En les tirant, il sentit encore beaucoup de résistance ; ce
qui lui fit croire qu’ils étaient remplis de poisson ; mais il n’y trouva
qu’un grand panier plein de gravier et de fange. Il en fut dans une
extrême affliction. « O fortune s’écria-t-il d’une voix pitoyable, cesse
d’être en colère contre moi, et ne persécute point un malheureux qui te
prie de l’épargner Je suis parti de ma maison pour venir ici chercher
ma vie, et tu m’annonces ma mort. Je n’ai pas d’autre métier que
celui-ci pour subsister ; et malgré tous les soins que j’y apporte, je
puis à peine fournir aux plus pressants besoins de ma famille. Mais
j’ai tort de me plaindre de toi ; tu prends plaisir à maltraiter les
honnêtes gens et à laisser les grands hommes dans l’obscurité, tandis
que tu favorises les méchants, et que tu élèves ceux qui n’ont aucune
vertu, qui les rende recommandables. »
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 80

En achevant ces plaintes, il jeta brusquement le panier, et, après avoir


bien lavé ses filets que la fange avait gâtés, il les jeta pour la troisième
fois. Mais il n’amena que des pierres, des coquilles et de l’ordure. On
ne saurait expliquer quel fut son désespoir peu s’en fallut qu’il ne
perdît l’esprit. Cependant, comme le jour commençait à paraître, il
n’oublia pas de faire sa prière en bon musulman 11 ; ensuite il ajouta
celle-ci : « Seigneur, vous savez que je ne jette mes filets que quatre
fois chaque jour. Je les ai déjà jetés trois fois sans avoir tiré le
moindre fruit de mon travail. Il ne m’en reste plus qu’une ; je vous
supplie de rendre la mer favorable, comme vous l’avez rendue à
Moïse 12 . »

Le pêcheur, ayant fini cette prière, jeta ses filets pour la quatrième
fois. Quand il jugea qu’il devait y avoir du poisson, il les retira
comme auparavant avec assez de peine. Il en avait pas pourtant ; mais
il y trouva un vase de cuivre jaune, qui, à sa pesanteur, lui parut plein
de quelque chose, et il remarqua qu’il était fermé et scellé de plomb,
avec l’empreinte d’un sceau. Cela le réjouit. « Je le vendrai au
fondeur, disait-il, et de l’argent que j’en ferai, j’achèterai une mesure
de blé. »

Il examina le vase de tous côtés ; il le secoua, pour voir si ce qui était


dedans ne ferait pas de bruit. Il n’entendit rien, cette circonstance,
avec l’empreinte du sceau sur le couvercle de plomb, lui firent penser
qu’il devait être rempli de quelque chose de précieux. Pour s’en
éclaircir, il prit son couteau, et, avec un peu de peine, il l’ouvrit. Il en
pencha aussitôt l’ouverture contre terre ; mais il n’en sortit rien, ce qui
le surprit extrêmement. Il le posa devant lui, et pendant qu’il le
considérait attentivement, il en sortit une fumée fort paisse, qui
l’obligea de reculer deux ou trois pas en arrière. Cette fumée s’éleva
jusqu’aux nues, et, s’étendant sur la mer sur le rivage, forma un gros
brouillard : spectacle qui causa, comme on peut se l’imaginer, un
étonnement extraordinaire au pêcheur. Lorsque la fumée fut toute hors

11 La prière est un des quatre préceptes principaux de l’Alcoran.


12 Les musulmans reconnaissent quatre grands prophètes ou législateurs : Moïse,
David, Jésus-Christ et Mahomet.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 81

du vase, elle se réunit et devint un corps solide, dont il se forma un


génie deux fois aussi haut que le plus grand de tous les géants. A
l’aspect d’un monstre d’une grandeur si démesurée pêcheur voulut
prendre la fuite ; mais il se trouva si troublé et si effrayé, qu’il ne put
marcher.

« Salomon 13 , s’écria d’abord le génie, Salomon, grand prophète de


Dieu, pardon, pardon ! Jamais je ne m’opposerai à vos volontés.
J’obéirai à tous vos commandements. »

Le pêcheur n’eut pas sitôt entendu les paroles que le génie avait
prononcées, qu’il se rassura et lui dit : « Esprit superbe, que dites-
vous ? Il y a plus de dix-huit cents ans que Salomon, le prophète de
Dieu, est mort, et nous sommes présentement à la fin des siècles.
Apprenez-moi votre histoire, et pour quel sujet vous étiez enfermé
dans ce vase. »

A ce discours, le génie regardant le pêcheur d’un air fier, lui répondit :


« Parle-moi plus civilement ; tu es bien hardi de m’appeler esprit
superbe. — Eh bien ! reprit le pêcheur, vous parlerai-je avec plus de
civilité en vous appelant hibou du bonheur ? — Je te dis, repartit le
génie, de me parler plus civilement avant que je te tue. — Hé !
pourquoi me tueriez-vous ? répliqua le pêcheur. Je viens de vous
mettre en liberté ; l’avez-vous déjà oublié ? — Non, je m’en souviens,
repartit le génie ; mais cela ne m’empêchera pas de te faire mourir, et
je n’ai qu’une seule grâce à t’accorder. — Et quelle est cette grâce ?
dit le pêcheur. — C’est, répondit le génie, de te laisser choisir de
quelle manière tu veux que je te tue. — Mais en quoi vous ai-je

13 Les mahométans croient, que Dieu donna à Salomon le don des miracles plus
abondamment qu’à aucun autre avant lui : suivant eux, il commandait aux
anges et aux démons ; il était porté par les vents dans toutes les sphères et au-
dessus des astres ; les animaux, les végétaux et les minéraux lui parlaient et lui
obéissaient ; il se faisait enseigner par chaque plante quelle était sa propre
vertu, et par chaque minéral à quoi il était bon de l’employer ; il s’entretenait
avec les oiseaux, et c’était d’eux qu’il se servait pour faire l’amour à la reine
de Saba, et pour lui persuader de le venir trouver. Toutes ces fables de
l’Alcoran sont prises dans les Commentaires des juifs.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 82

offensé ? reprit le pêcheur. Est-ce ainsi que vous voulez me


récompenser du bien que je vous ai fait ? — Je ne puis te traiter
autrement, dit le génie, et afin que tu en sois persuadé, écoute mon
histoire :

« Je suis un de ces esprits rebelles qui se sont opposés à la volonté de


Dieu. Tous les autres génies reconnurent le grand Salomon, prophète
de Dieu, et se soumirent à lui. Nous fûmes les seuls, Sacar et moi, qui
ne voulûmes pas faire cette bassesse. Pour s’en venger, ce puissant
monarque chargea Assaf, fils de Barakhia, son premier ministre, de
me venir prendre. Cela fut exécuté. Assaf vint se saisir de ma
personne, et me mena malgré moi, devant le trône du roi son maître.
Salomon, fils de David, me commanda de quitter mon genre de vie, de
reconnaître son pouvoir et de me soumettre à ses commandements. Je
refusai hautement de lui obéir, et j’aimai mieux m’exposer à tout son
ressentiment que de lui prêter le serment de fidélité et de soumission
qu’il exigeait de moi. Pour me punir, il m’enferma dans ce vase de
cuivre, et, afin de s’assurer de moi, et que je ne pusse pas forcer ma
prison, il imprima lui-même sur le couvercle de plomb son sceau, où
le grand nom de Dieu était gravé. Cela fait, il mit le vase entre les
mains d’un les génies qui lui obéissaient, avec ordre de me jeter à la
mer ; ce qui fut exécuté à mon grand regret. Durant le premier siècle
de ma prison, je jurai que si quelqu’un m’en délivrait avant les cent
ans achevés, je le rendrais riche, même après sa mort. Mais le siècle
s’écoula, et personne ne me rendit ce bon office. Pendant le second
siècle, je fis serment d’ouvrir tous les trésors de la terre à quiconque
me mettrait en liberté ; mais je ne fus pas plus heureux. Dans le
troisième, je promis de faire puissant monarque mon libérateur, d’être
toujours près de lui en esprit, et de lui accorder chaque jour trois
demandes, de quelque nature qu’elles pussent être ; mais ce siècle se
passa comme les deux autres, et je demeurai toujours dans le même
état. Enfin, chagrin, ou plutôt enragé de me voir prisonnier si
longtemps, je jurai que si quelqu’un m’en délivrait dans la suite, je le
tuerais impitoyablement, et ne lui accorderais point d’autre grâce que
de lui laisser le choix du genre de mort dont il voudrait que je le fisse
mourir. C’est pourquoi, puisque tu es venu ici aujourd’hui, et que tu
m’as délivré, choisis comment tu veux que je te tue. »
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 83

Ce discours affligea fort le pêcheur. « Je suis bien malheureux,


s’écria-t-il, d’être venu en cet endroit rendre un si grand service à un
ingrat. Considérez, de grâce, votre injustice, et révoquez un serment si
peu raisonnable. Pardonnez-moi, Dieu vous pardonnera de même. Si
vous ne donnez généreusement la vie, il vous mettra à couvert de tous
les complots qui se formeront contre vos jours. — Non, ta mort est
certaine, dit le génie ; choisis seulement de quelle sorte tu veux que je
te fasse mourir. » Le pêcheur, le voyant dans la résolution de le tuer,
en eut une douleur extrême, non pas tant pour l’amour de lui qu’à
cause de es trois enfants dont il plaignait la misère où ils allaient être
réduits par sa mort. Il tâcha encore d’apaiser le génie. « Hélas ! reprit-
il, daignez avoir pitié de moi, en considération de ce que j’ai fait pour
vous. — Je te l’ai déjà dit repartit le génie ; c’est justement pour cette
raison que j suis obligé de t’ôter la vie. — Cela est étrange, répliqua le
pêcheur, que vous vouliez absolument rendre le mal pour le bien. Le
proverbe dit que qui fait du bien à celui qui ne le mérite pas, en est
toujours mal payé. Je croyais, je l’avoue que cela était faux ; en effet,
rien ne choque davantage la raison et les droits de la société ;
néanmoins j’éprouve cruellement que cela n’est que trop véritable. —
Ne perdons pas de temps, interrompit le génie ; tous tes raisonnements
ne sauraient me détourner de mon dessein. Hâte-toi de dire comment
tu souhaites que je te tue. »

La nécessité donne de l’esprit. Le pêcheur s’avisa d’un stratagème.


« Puisque je ne saurais éviter la mort, dit-il au génie, je me soumets
donc à la volonté de Dieu. Mais avant que je choisisse un genre de
mort, je vous conjure par le grand nom de Dieu qui était gravé sur le
sceau du prophète Salomon, fils de David, de me dire la vérité sur une
question que j’ai à vous faire. »

Quand le génie vit qu’on lui faisait une adjuration qui le contraignait
de répondre positivement, il trembla en lui-même, et dit au pêcheur :
« Demande-moi ce que tu voudras, et hâte-toi. » Sur quoi le pêcheur
lui dit : « Je voudrais savoir si effectivement vous étiez dans ce vase ;
oseriez-vous en jurer par le grand nom de Dieu ? — Oui, répondit le
génie, je jure par ce grand nom que j’y étais, et cela est très véritable.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 84

— En bonne foi, répliqua le pêcheur, je ne puis vous croire. Ce vase


ne pourrait pas seulement contenir un de vos pieds ; comment se peut-
il que votre corps y ait été renfermé tout entier ? — Je te jure pourtant,
repartit le génie, que j’y étais tel que tu me vois. Est-ce que tu ne me
crois pas, après le grand serment que je t’ai fait ? — Non vraiment, dit
le pêcheur ; et je ne vous croirai point, à moins que vous ne me fassiez
voir la chose. »

Alors il se fit une dissolution du corps du génie, qui se changeant en


fumée, s’étendit comme auparavant sur la mer et sur le rivage, et qui,
se rassemblant ensuite, commença de rentrer dans le vase, et continua
de même par une succession lente et égale, jusqu’à ce qu’il n’en restât
plus rien au dehors. Aussitôt il en sortit une voix qui dit au pêcheur :
« Eh bien, incrédule pêcheur, me voici dans le vase ; me crois-tu
présentement ? »

Le pêcheur, au lieu de répondre au génie, prit le couvercle de plomb,


et ayant fermé promptement le vase : « Génie, lui cria-t-il, demande-
moi grâce à ton tour, et choisis de quelle mort tu veux que je te fasse
mourir. Mais non, il vaut mieux que je te rejette à la mer, dans le
même endroit d’où je t’ai tiré ; puis je ferai bâtir une maison sur ce
rivage, où je demeurerai, pour avertir tous les pêcheurs qui viendront
y jeter leurs filets de bien prendre garde de repêcher un méchant génie
comme toi, qui as fait serment de tuer celui qui te mettra en liberté. »

A ces paroles offensantes, le génie irrité fit tous ses efforts pour sortir
du vase ; mais c’est ce qui ne lui fut pas possible, car l’empreinte du
sceau du prophète Salomon, fils de David, l’en empêchait. Ainsi,
voyant que le pêcheur avait alors l’avantage sur lui, il prit le parti de
dissimuler sa tolère. « Pêcheur, lui dit-il d’un ton radouci, garde-toi
bien de faire ce que tu dis. Ce que j’en ai fait n’a été qu’une
plaisanterie, et tu ne dois pas prendre la chose sérieusement. — O
génie, répondit le pêcheur, toi qui étais, il n’y a qu’un moment, le plus
grand, et qui es à cette heure le plus petit de tous les génies, apprends
que tes artificieux discours ne te serviront de rien. Tu retourneras à la
mer. Si tu y as demeuré tout le temps que tu m’as dit, tu pourras bien
y demeurer jusqu’au jour du jugement. Je t’ai prié, au nom le Dieu, de
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 85

ne me pas ôter la vie, tu as rejeté mes prières ; je dois te rendre la


pareille. a

Le génie n’épargna rien pour tâcher de toucher le pêcheur : « Ouvre le


vase, lui dit-il, donne-moi la liberté, je t’en supplie ; je te promets que
tu seras content de moi. — Tu n’es qu’un traître, repartit le pêcheur.
Je mériterais de perdre la vie, si j’avais l’imprudence de me fier à toi.
Vu ne manquerais pas de me traiter de la même façon qu’un certain
roi grec traita le médecin Douban. C’est une histoire que je te veux
raconter ; écoute :
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 86

Histoire du Roi grec et du Médecin Douban

Retour à la Table des Matières

Il y avait au pays de Zouman, dans la Perse, un roi dont les sujets


étaient Grecs originairement. Ce roi était ouvert de lèpre ; et ses
médecins, après avoir inutilement employé tous leurs remèdes pour le
guérir, ne savaient plus que lui ordonner, lorsqu’un très habile
médecin, nommé Douban, arriva dans sa cour.

Ce médecin avait puisé sa science dans les livres grecs, persans, turcs,
arabes, latins, syriaques et hébreux ; et outre qu’il était consommé
dans la philosophie, il connaissait parfaitement les bonnes et les
mauvaises qualités de toutes sortes de plantes et de drogues. Dès qu’il
fut informé de la maladie du roi, et qu’il eut appris que ses médecins
l’avaient abandonné, il s’habilla le plus proprement qu’il lui fut
possible et trouva moyen de se faire présenter au roi. « Sire, lui dit-il,
je sais que tous les médecins dont Votre Majesté s’est servie n’ont pu
la guérir de sa lèpre ; mais si vous voulez bien me faire l’honneur
d’agréer mes services, je m’engage à vous guérir sans breuvage et
sans topiques. » Le roi écouta cette proposition. « Si vous êtes assez
habile homme, répondit-il, pour faire ce que vous dites, je promets de
vous enrichir, vous et votre postérité : et, sans compter les présents
que je vous ferai, vous serez mon plus cher favori. Vous m’assurez
donc que vous m’ôterez ma lèpre, sans me faire prendre aucune
potion, et sans m’appliquer aucun remède extérieur ? Oui, Sire,
repartit le médecin, je me flatte d’y réussir, avec l’aide de Dieu ; et
dès demain j’en ferai l’épreuve. »

En effet, le médecin Douban se retira chez lui, et fit un mail qu’il


creusa en dedans par le manche, où il mit la drogue dont il prétendait
se servir. Cela étant fait, il prépara aussi une boule de la manière qu’il
la voulait, avec quoi il alla le lendemain se présenter devant le roi ; et,
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 87

se prosternant à ses pieds, il baisa la terre, et après avoir fait une


profonde révérence, dit au roi qu’il jugeait à propos que Sa Majesté
montât à cheval et se rendit à la place pour jouer au mail. Le roi fit ce
qu’on lui disait ; et lorsqu’il fut dans le lieu destiné à jouer au mail à
cheval, le médecin s’approcha de lui avec le mail qu’il avait préparé,
et le lui présentant : « Tenez, Sire, lui dit-il, exercez-vous avec ce
mail, en poussant cette boule avec, par la place, jusqu’à ce que vous
sentiez votre main et votre corps en sueur. Quand le remède que j’ai
enfermé dans le manche de ce mail sera échauffé par votre main, il
vous pénétrera par tout le corps ; et sitôt que vous suerez, vous
n’aurez qu’à quitter cet exercice, car le remède aura fait son effet. Dès
que vous serez de retour en votre palais, vous entrerez au bain, et vous
vous ferez bien laver et frotter ; vous vous coucherez ensuite ; et, en
vous levant demain matin, vous serez guéri. »

Le roi prit le mail et poussa son cheval après la boule qu’il avait jetée.
Il la frappa ; elle lui fut renvoyée par les officiers qui jouaient avec
lui ; il la refrappa ; et enfin, le jeu dura si longtemps, que sa main en
sua, aussi bien que tout son corps. Ainsi, le remède enfermé dans le
manche du mail opéra comme le médecin l’avait dit. Alors le roi cessa
de jouer, s’en retourna dans son palais, entra au bain, et observa très
exactement ce qui lui avait été prescrit. s’en trouva fort bien ; car le
lendemain, en se levant, il s’aperçut, avec autant d’étonnement que de
joie, que sa lèpre était guérie et qu’il avait le corps aussi net que s’il
n’eût jamais été attaqué de cette maladie. D’abord qu’il fut habillé, il
entra dans la salle d’audience publique, où il monta sur son trône, et
se fit voir à tous ses courtisans, que l’empressement d’apprendre le
succès du nouveau remède y avait fait aller de bonne heure. Quand ils
virent le roi parfaitement guéri, ils en firent tous paraître une extrême
joie.

Le médecin Douban entra dans la salle et s’alla prosterner au pied du


trône, la face contre terre. Le roi l’ayant aperçu, l’appela, le fit asseoir
à son côté et le montra à l’assemblée, en lui donnant publiquement
toutes les louanges qu’il méritait. Ce prince n’en demeura pas là
comme : il régalait ce jour-là toute sa cour, il le fit manger à sa table
seul avec lui, et vers la fin du jour, lorsqu’il voulut congédier
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 88

l’assemblée, il le fit revêtir d’une longue robe fort riche et semblable à


celle que portaient ordinairement ses courtisans en sa présence ; outre
cela, il lui fit donner deux mille sequins. Le lendemain et les jours
suivants, il ne cessa de le caresser. Enfin, ce prince, croyant ne
pouvoir jamais assez reconnaître les obligations qu’il avait à un
médecin si habile, répandait sur lui tous les jours de nouveaux
bienfaits.

Or, ce roi avait un grand vizir qui était avare, envieux et naturellement
capable de toutes sortes de crimes. Il n’avait pu voir sans peine les
présents qui avaient été faits au médecin, dont le mérite d’ailleurs
commençait à lui faire ombrage ; il résolut de le perdre dans l’esprit
du roi. Pour y réussir, il alla trouver ce prince, et lui dit en particulier
qu’il avait un avis de la dernière importance à lui donner. Le roi lui
ayant demandé ce que c’était : « Sire, lui dit-il, il est bien dangereux à
un monarque d’avoir de la confiance en un homme dont il n’a point
éprouvé la fidélité. En comblant de bienfaits le médecin Douban, en
lui faisant toutes les caresses que Votre Majesté lui fait, vous ne savez
pas que c’est un traître qui ne s’est introduit dans cette cour que pour
vous assassiner. — De qui tenez-vous ce que vous m’osez dire ?
répondit le roi. Songez-vous que c’est à moi que vous parlez, et que
vous avancez une chose que je ne croirai pas légèrement ? Sire,
répliqua le vizir, je suis parfaitement instruit de ce que j’ai l’honneur
de vous représenter. Ne vous reposez donc plus sur une confiance
dangereuse. Si Votre Majesté dort, qu’elle se réveille ; car enfin, je le
répète encore, le médecin Douban n’est parti du fond de la Grèce, son
pays, il n’est venu s’établir dans votre cour que pour exécuter
l’horrible dessein dont j’ai parlé. — Non, non, vizir, interrompit le roi,
je suis sûr que cet homme, que vous traitez de perfide et de traître, est
le plus vertueux et le meilleur de tous les hommes ; il n’y a personne
au monde que j’aime autant que lui. Vous savez par quel remède, ou
plutôt par quel miracle il m’a guéri de ma lèpre ; s’il en veut à ma vie,
pourquoi me l’a-t-il sauvée ? Il n’avait qu’à m’abandonner à mon
mal ; je n’en pouvais échapper ; ma vie était déjà à moitié consumée.
Cessez donc de vouloir m’inspirer d’injustes soupçons : au lieu de les
écouter, je vous avertis que je fais dès ce jour à ce grand homme, pour
toute sa vie, une pension de mille sequins par mois. Quand je
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 89

partagerais avec lui toutes mes richesses et mes Etats même, je ne le


payerais pas assez de ce qu’il a fait pour moi. Je vois ce que c’est, sa
vertu excite votre envie ; mais ne croyez pas que je me laisse
injustement prévenir contre lui ; je me souviens trop bien de ce qu’un
vizir dit au roi Sindbad, son maître, pour l’empêcher de faire mourir le
prince son fils. Sire, dit le vizir, je supplie Votre Majesté de me
pardonner si j’ai la hardiesse de lui demander ce que le vizir du roi
Sindbad dit à son maître pour le détourner de faire mourir le prince
son fils. » Le roi grec eut la complaisance de le satisfaire. « Ce vizir
répondit-il, après avoir représenté au roi Sindbad que, sur l’accusation
d’une belle-mère, il devait craindre de faire une action dont il pût se
repentir, lui conta cette histoire :

Histoire du Mari et du Perroquet

Retour à la Table des Matières

Un bon homme avait une belle femme ; il l’aimait avec tant de


passion, qu’il ne la perdait de vue que le moins qu’il pouvait. Un jour
que des affaires pressantes l’obligeaient à s’éloigner d’elle, il alla dans
un endroit où l’on vendait toutes sortes d’oiseaux ; il y acheta un
perroquet, qui non seulement parlait fort bien, mais qui avait même le
don de rendre compte de tout ce qui avait été fait devant lui. Il
l’apporta dans une cage au logis, pria sa femme de le mettre dans sa
chambre, et d’en prendre soin pendant le voyage qu’il allait faire ;
après quoi il partit.

A son retour, il ne manqua pas d’interroger le perroquet sur ce qui


s’était passé durant son absence ; et là-dessus, l’oiseau lui apprit des
choses qui lui donnèrent lieu de faire de grands reproches à sa femme.
Elle crut que quelqu’une de ses esclaves l’avait trahie ; elles jurèrent
toutes qu’elles lui avaient été fidèles, et elles convinrent qu’il fallait
que ce fût le perroquet qui eût fait ces mauvais rapports.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 90

Prévenue de cette opinion, la femme chercha dans son esprit un


moyen de détruire les soupçons de son mari et de se venger en même
temps du perroquet. Elle le trouva : son mari étant parti pour faire un
voyage d’une journée, elle commanda a une esclave de tourner
pendant la nuit, sous la cage de l’oiseau, un moulin à bras ; à une
autre, de jeter de l’eau en forme de pluie par le haut de la cage ; et à
une troisième de prendre un miroir et de le tourner levant les yeux du
perroquet, à droite et à gauche, à la clarté d’une chandelle. Les
esclaves employèrent une grande partie de la nuit à faire ce que leur
avait ordonné leur maîtresse, et elles s’en acquittèrent fort
adroitement.

Le lendemain, le mari étant de retour, fit encore des questions au


perroquet sur ce qui s’était passé chez lui ; l’oiseau lui répondit :
« Mon bon maître, les éclairs, le tonnerre et la pluie m’ont tellement
incommodé toute la nuit, que je ne puis vous dire tout ce que j’en ai
souffert. » Le mari, qui savait bien qu’il n’avait ni plu ni tonné cette
nuit-là, demeura persuadé que le perroquet, ne disant pas la vérité en
cela, ne la lui avait pas dite au sujet de sa femme C’est pourquoi, de
dépit, l’ayant tiré de sa cage, il le jeta si rudement contre terre, qu’il le
tua. Néanmoins, dans la suite, il apprit de ses voisins que le pauvre
perroquet ne lui avait pas menti en lui parlant de la conduite de sa
femme ce qui fut cause qu’il se repentit de l’avoir tué.

Et vous, vizir, ajouta le roi grec, par l’envie que vous avez conçue
contre le médecin Douban, qui ne vous fait aucun mal, vous voulez
que je le fasse mourir, mais je m’en garderai bien, de peur de m’en
repentir, comme ce mari d’avoir tué son perroquet. » Le pernicieux
vizir était trop intéressé à la perte du médecin Douban pour en
demeurer là. « Sire, répliqua-t-il, la mort du perroquet était peu
importante, et je ne crois pas que son maître l’ait regretté longtemps.
Mais pourquoi faut-il que la crainte d’opprimer l’innocence vous
empêche de faire mourir ce médecin. Ne suffit-il pas qu’on l’accuse
de vouloir attenter à votre vie pour vous autoriser à lui faire perdre la
sienne ! Quand il s’agit d’assurer les jours d’un roi, un simple
soupçon doit passer pour une certitude, et il vaut mieux sacrifier
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 91

l’innocent que sauver le coupable. Mais, Sire, ce n’est point ici une
chose incertaine : le médecin Douban veut vous assassiner. Ce n’est
point l’envie qui m’arme contre lui, c’est l’intérêt seul que je prends à
la conservation de Votre Majesté ; c’est mon zèle qui me porte à vous
donner un avis d’une si grande importance. S’il est faux, je mérite
qu’on me punisse de la même manière qu’on punit autrefois un vizir.
— Qu’avait fait ce vizir, dit le roi grec, pour être digne de ce
châtiment ? — Je vais, répondit le vizir, l’apprendre à Votre Majesté ;
qu’elle ait, s’il lui plaît, la bonté de m’écouter.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 92

Histoire du Vizir puni

Retour à la Table des Matières

Il était autrefois un roi, poursuivit-il, qui avait un fils qui aimait


passionnément la chasse. Il lui permettait de prendre souvent ce
divertissement ; mais il avait donné ordre à son grand vizir de
l’accompagner toujours et de ne le perdre jamais de vue. Un jour de
chasse, les piqueurs ayant lancé un cerf, le prince, qui crut que le vizir
le suivait, se mit après la bête. Il courut si longtemps, et son ardeur
l’emporta si loin, qu’il se trouva seul. II s’arrêta, et remarquant qu’il
avait perdu la voie, il voulut retourner sur ses pas pour aller rejoindre
le vizir, qui n’avait pas été diligent pour le suivre de près ; mais il
s’égara. Pendant qu’il courait de tous côtés sans tenir de route assurée,
il rencontra au bord d’un chemin une dame assez bien faite, qui
pleurait amèrement.Il retint la bride de son cheval, demanda à cette
femme qui elle était, ce qu’elle faisait seule en cet endroit, et si elle
avait besoin de secours. « Je suis, lui répondit-elle, la fille d’un roi des
Indes. En me promenant cheval dans la campagne, je me suis
endormie et je suis tombée ; mon cheval s’est échappé, et je ne sais ce
qu’il est devenu. » Le jeune prince eut pitié d’elle, et lui proposa le la
prendre en croupe ; ce qu’elle accepta.

Comme ils passaient près d’une masure, la dame ayant témoigné


qu’elle serait bien aise de mettre pied à terre pour quelque nécessité,
le prince s’arrêta et la laissa descendre. Il descendit aussi, s’approcha
de la masure en tenant son cheval par la bride. Jugez quelle fut sa
surprise, lorsqu’il entendit la dame en dedans prononcer ces paroles :
« Réjouissez-vous, mes enfants, je vous amène un garçon bien fait et
fort gras, » et d’autres voix lui répondirent aussitôt : « Maman, où est-
il, que nous le mangions tout à l’heure ? car nous avons bon appétit. »
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 93

Le prince n’eut pas besoin d’en entendre davantage, pour concevoir le


danger où il se trouvait. Il vit bien que la dame qui se disait fille d’un
roi des Indes était une ogresse, femme de ces démons sauvages,
appelés ogres, qui se retirent dans des lieux abandonnés, et se servent
de mille ruses pour surprendre et dévorer les passants. Il fut saisi de
frayeur et se jeta au plus vite sur son cheval. La prétendue princesse
parut dans le moment ; et voyant qu’elle avait manqué son coup : « Ne
craignez rien, cria-t-elle au prince. Qui êtes-vous ? Que cherchez-
vous ? — Je suis égaré, répondit-il, et je cherche mon chemin. — Si
vous êtes égaré, dit-elle, recommandez-vous à Dieu, il vous délivrera
de l’embarras où vous vous trouvez. » Alors le prince leva les yeux au
ciel et dit : « Seigneur, qui êtes tout-puissant, jetez les yeux sur moi et
me délivrez de cette ennemie. » A cette prière, la femme de l’ogre
rentra dans la masure et le prince s’en éloigna avec précipitation.
Heureusement il retrouva son chemin, et arriva sain et sauf auprès du
roi son père, auquel il raconta de point en point le danger qu’il venait
de courir par la faute du grand vizir. Le roi, irrité contre ce ministre, le
fit étrangler à l’heure même.

« Sire, poursuivit le vizir du roi grec, pour revenir au médecin


Douban, si vous n’y prenez garde, la confiance que vous avez en lui
vous sera funeste ; je sais de bonne part que c’est un espion envoyé
par vos ennemis pour attenter à la vie de Votre Majesté. II vous a
guéri, dites-vous ; eh ! qui peut vous en assurer ? Il ne vous a peut-être
guéri qu’en apparence et non radicalement. Que sait-on si ce remède,
avec le temps, ne produira pas un effet pernicieux ? »

Le roi grec, qui avait naturellement fort peu d’esprit, n’eut pas assez
de pénétration pour s’apercevoir de la méchante intention de son vizir,
ni assez de fermeté pour persister dans son premier sentiment. Ce
discours l’ébranla. « Vizir, dit-il, tu as raison ; il peut être venu exprès
pour m’ôter la vie ; ce qu’il peut fort bien exécuter par la seule odeur
de quelqu’une de ses drogues. Il faut voir ce qu’il est à propos de faire
dans cette conjoncture. »

Quand le vizir vit le roi dans la disposition où il le voulait : « Sire, lui


dit-il, le moyen le plus sûr et le plus prompt pour assurer votre repos
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 94

et mettre votre vie en sûreté, c’est d’envoyer chercher tout à l’heure le


médecin Douban, et de lui faire couper la tête dès qu’il sera arrivé. —
Véritablement, reprit le roi, je crois que c’est par là que je dois
prévenir son dessein. » En achevant ces paroles, il appela un de ses
officiers et lui ordonna d’aller chercher le médecin, qui, sans savoir ce
que le roi lui voulait, courut au palais en diligence. « Sais-tu bien, dit
le roi en le voyant, pourquoi je te mande ici ? — Non, Sire, répondit-
il, et j’attends que Votre Majesté daigne m’en instruire. — Je t’ai fait
venir, reprit le roi, pour me délivrer de toi en te faisant ôter la vie. »

Il n’est pas possible d’exprimer quel fut l’étonnement du médecin,


lorsqu’il entendit prononcer l’arrêt de sa mort. « Sire, dit-il, quel sujet
peut avoir Votre Majesté de me faire mourir ? Quel crime ai-je
commis ? — J’ai appris de bonne part, répliqua le roi, que tu es un
espion, et que tu n’es venu dans ma cour que pour attenter à ma vie :
mais pour te prévenir, je veux te ravir la tienne. Frappe, ajouta-t-il au
bourreau qui était présent, et me délivre d’un perfide qui ne s’est
introduit ici que pour m’assassiner. »

A cet ordre cruel, le médecin jugea bien que les honneurs et les
bienfaits qu’il avait reçus lui avaient suscité les ennemis, et que le
faible roi s’était laissé surprendre à leurs impostures. Il se repentait de
l’avoir guéri de sa lèpre ; mais c’était un repentir hors de saison.
« Est-ce ainsi, lui disait-il, que vous me récompensez du bien que je
vous ai fait ? » Le roi ne l’écouta pas, et ordonna une seconde fois au
bourreau de porter le coup mortel. Le médecin eut recours aux
prières : « Hélas ! Sire, s’écria-t-il, prolongez-moi la vie, Dieu
prolongera la vôtre ; ne me laites pas mourir, de crainte que Dieu ne
vous traite de la même manière. »

Le pêcheur interrompit son discours en cet endroit, pour adresser la


parole au génie : « Eh bien, génie, lui dit-il, tu vois que ce qui se passa
alors entre le roi grec et le médecin Douban vient tout à l’heure de se
passer entre nous deux. »

Le roi grec, continua-t-il, au lieu d’avoir égard à la prière que le


médecin venait de lui faire, en le conjurant au nom de Dieu, lui
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 95

repartit avec dureté « Non, non, c’est une nécessité absolue que je te
fasse périr. Aussi bien pourrais-tu m’ôter la vie plus subtilement
encore que tu ne m’as guéri. » Cependant le médecin, fondant en
pleurs, et se plaignant pitoyablement de se voir si mal payé du service
qu’il avait rendu au roi, se prépara à recevoir le coup de la mort. Le
bourreau lui banda les yeux, lui lia les mains, et se mit en devoir de
tirer son sabre.

Alors les courtisans qui étaient présents, émus de compassion,


supplièrent le roi de lui faire grâce, assurant qu’il n’était pas coupable,
et répondant de son innocence. Mais le roi fut inflexible, et leur parla
de sorte qu’ils n’osèrent lui répliquer.

Le médecin étant à genoux, les yeux bandés, et prêt à recevoir le coup


qui devait terminer son sort, s’adressa encore une fois au roi : « Sire,
lui dit-il, puisque Votre Majesté ne veut point révoquer l’arrêt de ma
mort, je la supplie du moins de m’accorder la liberté d’aller jusque
chez moi donner ordre à ma sépulture, dire le dernier adieu à ma
famille, faire des aumônes, et léguer mes livres à des personnes
capables d’en faire un bon usage. J’en ai un, entre autres, dont je veux
faire présent à Votre Majesté : c’est un livre fort précieux et très digne
d’être soigneusement gardé dans votre trésor. — Et pourquoi ce livre
est-il aussi précieux que tu le dis ? répliqua le roi. Sire, repartit le
médecin, c’est qu’il contient une infinité de choses curieuses, dont la
principale est que, quand on m’aura coupé la tête, si Votre Majesté
veut bien se donner la peine d’ouvrir le livre au sixième feuillet et lire
la troisième ligne de la page à main gauche, ma tête répondra à toutes
les questions que vous voudrez lui faire. » Le roi, curieux de voir une
chose si merveilleuse, remit sa mort au lendemain, et l’envoya chez
lui sous bonne garde.

Le médecin, pendant ce temps-là, mit ordre à ses affaires et comme le


bruit s’était répandu qu’il devait arriver un prodige inouï après son
trépas, les vizirs 14 , les émirs 15 , les officiers de la garde, enfin toute la

14 Les membres du conseil dont le grand-vizir est le chef.


15 Les premiers officiers civils.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 96

cour se rendit le jour suivant dans la salle d’audience pour en être


témoin.

On vit bientôt paraître le médecin Douban, qui s’avança jusqu’au pied


du trône royal avec un gros livre à la main. Là, il se fit apporter un
bassin, sur lequel il étendit la couverture dont le livre était enveloppé ;
et présentant le livre au roi : « Sire, lui dit-il, prenez, s’il vous plaît, ce
livre ; et dès que ma tête sera coupée, commandez qu’on la pose dans
le bassin sur la couverture du livre ; dès qu’elle y sera, le sang cessera
d’en couler ; alors vous ouvrirez le livre, et ma tête répondra à toutes
vos demandes. Mais, Sire, ajouta-t-il, permettez-moi d’implorer
encore une fois la clémence de Votre Majesté. Au nom de Dieu,
laissez-vous fléchir ; je vous proteste que je suis innocent. — Tes
prières, répondit le roi, sont inutiles ; et quand ce ne serait que pour
entendre parler ta tête après ta mort, je veux que tu meures. » En
disant cela, il prit le livre des mains du médecin, et ordonna au
bourreau de faire son devoir.

La tête fut coupée si adroitement, qu’elle tomba dans le bassin ; et


elle fut à peine posée sur la couverture, que le sang s’arrêta. Alors, au
grand étonnement du roi et de tous les spectateurs, elle ouvrit les
yeux ; et prenant la parole : Sire, dit-elle, que Votre Majesté ouvre le
livre. » Le roi l’ouvrit ; et trouvant que le premier feuillet était comme
collé contre le second, pour le tourner avec plus de facilité, il porta le
doigt à sa bouche, et le mouilla de sa salive. Il fit la même chose
jusqu’au sixième feuillet, et ne voyant pas d’écriture à la page
indiquée : « Médecin, dit-il à la tête, il l’y a rien d’écrit. — Tournez
encore quelques feuillets, » repartit la tête. Le roi continua d’en
tourner, en portant toujours le doigt à sa bouche, jusqu’à ce que, le
poison dont chaque feuillet était imbu venant à faire son effet, ce
prince se sentit tout à coup agité d’un transport extraordinaire ; sa vue
se troubla, et il se laissa tomber au pied de son trône avec de grandes
convulsions.

Quand le médecin Douban, ou, pour mieux dire, sa tête, vit que le
poison faisait son effet, et que le roi n’avait plus que quelques
moments à vivre : « Tyran, s’écrie-t-elle, voilà de quelle manière sont
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 97

traités les princes qui, abusant de leur autorité, font périr les innocents.
Dieu punit tôt ou tard leurs injustices et leurs cruautés. » La tête eut à
peine achevé es paroles, que le roi tomba mort, et qu’elle perdit elle-
même aussi le peu de vie qui lui restait.

« Sire, poursuivit Scheherazade, en s’adressant toujours à Schahriar,


sitôt que le pêcheur eut finit l’histoire du roi grec et du médecin
Douban, il en fit l’application au génie qu’il tenait toujours enfermé
dans le vase.

— Si le roi grec, lui dit-il, eût voulu laisser vivre le médecin, Dieu
l’aurait laissé vivre lui-même ; mais il rejeta ses plus humbles prières,
et Dieu l’en punit. Il en est de même de toi, ô génie si j’avais pu te
fléchir et obtenir de toi la grâce que je te demandais, j’aurais
présentement pitié le l’état où tu es ; mais puisque, malgré l’extrême
obligation que tu m’avais de t’avoir mis en liberté, tu as persisté dans
la volonté de me tuer, je dois, à mon tour, être impitoyable. Je vais, en
te laissant dans ce vase et en te rejetant à la mer, t’ôter l’usage de la
vie jusqu’à la fin des temps : c’est la vengeance que je prétends tirer
de toi.

— Pêcheur, mon ami, répondit le génie, je te conjure encore une fois


de ne pas faire une si cruelle action. Songe qu’il n’est pas honnête de
se venger, et qu’au contraire il est louable de rendre le bien pour le
mal ; ne me traite pas comme Imma traita autrefois Ateca. — Et que
fit Imma à Ateca ? répliqua le pêcheur. — Oh ! si tu souhaites le
savoir, repartit le génie, ouvre-moi ce vase ; crois-tu que je sois en
humeur de faire des contes dans une prison s étroite ? Je t’en ferai tant
que tu voudras quand tu m’auras tiré d’ici. — Non, dit le pêcheur, je
ne te délivrerai pas ; c’est trop raisonner, je vais te précipiter au fond
de la mer. — Encore un mot, pêcheur, s’écria le génie ; je te promets :
de ne te faire aucun mal : bien éloigné de cela, je t’enseignerai un
moyen de devenir puissamment riche. »

L’espérance de se tirer de la pauvreté désarma le pêcheur. « Je


pourrais t’écouter, dit-il, s’il y avait quelque fond à faire sur ta parole :
jure-moi, par le grand nom de Dieu, que tu feras de bonne foi ce que
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 98

tu dis, et je vais t’ouvrir le vase. Je ne crois pas que tu sois assez hardi
pour violer un pareil serment. » Le génie le fit, et le pêcheur ôta
aussitôt le couvercle du vase. Il en sortit à l’instant de la fumée, et le
génie ayant repris sa forme de la même manière qu’auparavant, la
première chose qu’il fit, fut de jeter, d’un coup de pied, le vase dans la
mer. Cette action effraya le pêcheur. « Génie, dit-il, qu’est-ce que cela
signifie ? Ne voulez-vous pas garder le serment que vous venez de
faire, et dois-je vous dire ce que le médecin Douban disait au roi
grec : « Laissez-moi vivre, et Dieu prolongera vos jours. »

La crainte du pêcheur fit rire le génie, qui lui répondit : « Non,


pêcheur, rassure-toi ; je n’ai jeté le vase que pour me divertir et voir si
tu en serais alarmé ; et pour te persuader que je te veux tenir parole,
prends tes filets et me suis. » En prononçant ces mots, il se mit à
marcher devant le pêcheur, qui, chargé de ses filets, le suivit avec
quelque sorte de défiance. Ils passèrent devant la ville, et montèrent
au haut d’une montagne, d’où ils descendirent dans une vaste plaine
qui les conduisit à un étang situé entre quatre collines.

Lorsqu’ils furent arrivés au bord de l’étang, le génie dit au pêcheur :


« Jette tes filets, et prends du poisson. » Le pêcheur ne douta point
qu’il n’en prît, car il en vit une grande quantité dans l’étang ; mais ce
qui le surprit extrêmement, c’est qu’il remarqua qu’il y en avait de
quatre couleurs différentes, c’est-à-dire de blancs, de rouges, de bleus
et de jaunes. Il jeta ses filets, et en amena quatre, dont chacun était
d’une de ces couleurs. Comme il n’en avait jamais vu de pareils, il ne
pouvait se lasser de les admirer, et jugeant qu’il en pourrait tirer une
somme assez considérable, il en avait beaucoup de joie. « Emporte ces
poissons, lui dit le génie, et va les présenter à ton sultan ; il t’en
donnera plus d’argent que tu n’en as manié en toute ta vie. Tu pourras
venir tous les jours pêcher en cet étang ; mais je t’avertis de ne jeter
tes filets qu’une fois chaque jour ; autrement il t’en arrivera du mal,
prends-y garde. C’est l’avis que je te donne : si tu le suis exactement,
tu t’en trouveras bien. » En disant cela, il frappa du pied la terre, qui
s’ouvrit, et se referma après l’avoir englouti.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 99

Le pêcheur, résolu à suivre de point en point les conseils du génie, se


garda bien de jeter une seconde fois ses filets. Il reprit le chemin de la
ville, fort content de sa pêche, et faisant mille réflexions sur son
aventure. Il alla droit au palais du sultan pour lui présenter ses
poissons.

Je laisse à penser à Votre Majesté quelle fut la surprise du sultan


lorsqu’il vit les quatre poissons que le pêcheur lui présenta. Il les prit
l’un après l’autre pour les considérer avec attention, et, après les avoir
admirés assez longtemps : « Prenez ces poissons, dit-il à son premier
vizir, et les portez à l’habile cuisinière que l’empereur des Grecs m’a
envoyée ; je m’imagine qu’ils ne seront pas moins bons qu’ils sont
beaux. » Le vizir les porta lui-même à la cuisinière, et les lui remettant
entre les mains : « Voilà, lui dit-il, quatre poissons qu’on vient
d’apporter au sultan ; il vous ordonne de les lui apprêter. » Après
s’être acquitté de cette Commission, il retourna vers le sultan son
maître, qui le chargea de donner au pêcheur quatre cents pièces d’or
de sa monnaie ; ce qu’il exécuta très fidèlement. Le pêcheur, qui
t’avait jamais possédé une si grande somme à la fois, concevait à
peine son bonheur, et le regardait comme un songe. Mais il connut
dans la suite qu’il était réel, par le bon usage qu’il en fit, en
l’employant aux besoins de sa famille.

« Mais, Sire, poursuivit Scheherazade, après vous avoir parlé du


pêcheur, il faut vous parler aussi de la cuisinière du sultan, que nous
allons trouver dans un grand embarras. Dès qu’elle eut nettoyé les
poissons que le vizir lui avait donnés, elle les mit sur le feu dans une
casserole avec de l’huile pour les frire. Lorsqu’elle les crut assez cuits
d’un côté, elle les tourna de l’autre. Mais, ô prodige inouï ! à peine
furent-ils tournés, que le mur de la cuisine s’entr’ouvrit. Il en sortit
une jeune dame d’une beauté admirable et d’une taille avantageuse ;
elle était habillée d’une étoffe de satin à fleurs, façon d’Égypte, avec
des pendants d’oreilles, un collier de grosses perles, des bracelets d’or
garnis de rubis, et elle tenait une baguette de myrte à la main. Elle
s’approcha de la casserole, au grand étonnement de la cuisinière, qui
demeura immobile à cette vue, et frappant un des poissons du bout de
sa baguette : « Poisson, poisson, lui dit-elle, es-tu dans ton devoir ? »
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 100

Le poisson n’ayant rien répondu, elle répéta les mêmes paroles, et


alors les quatre poissons levèrent la tête tous ensemble, et lui dirent
très distinctement : « Oui, oui ; si vous comptez, nous comptons ; si
vous payez vos dettes, nous payons les nôtres ; si vous fuyez, nous
vainquons et nous sommes contents. » Dès qu’ils eurent achevé ces
mots, la jeune dame renversa la casserole, et rentra dans l’ouverture
du mur, qui se referma aussitôt et se remit dans le même état où il était
auparavant.

La cuisinière, que toutes ces merveilles avaient épouvantée, étant


revenue de sa frayeur, alla relever les poissons qui étaient tombés sur
la braise ; mais elle les trouva plus noirs que du charbon, et hors d’état
d’être servis au sultan. Elle en eut une vive douleur, et se mettant à
pleurer de toute sa force : « Hélas disait-elle, que vais-je devenir ?
Quand je conterai au sultan ce que j’ai vu, je suis assurée qu’il ne me
croira point ; dans quelle colère ne sera-t-il pas contre moi ! »

Pendant qu’elle s’affligeait ainsi, le grand vizir entra, et lui demanda


si les poissons étaient prêts. Elle lui raconta tout ce qui était arrivé ; et
ce récit, comme on le peut penser, l’étonna fort ; mais sans en parler
au sultan, il inventa une excuse qui le contenta. Cependant il envoya
chercher le pêcheur à l’heure même ; et quand il fut arrivé : « Pêcheur,
lui dit-il, apporte-moi quatre autres poissons qui soient semblables à
ceux que tu as déjà apportés ; car il est survenu certain malheur qui a
empêché qu’on ne les ait servis au sultan. » Le pêcheur ne lui dit pas
ce que le génie lui avait recommandé ; mais pour se dispenser de
fournir ce jour-là les poissons qu’on lui demandait, il s’excusa sur la
longueur du chemin, et promit de les apporter le lendemain matin.

Effectivement, le pêcheur partit durant la nuit, et se rendit à l’étang. Il


y jeta ses filets, et les ayant retirés, il y trouva quatre poissons qui
étaient comme les autres, chacun d’une couleur différente. Il s’en
retourna aussitôt, et les porta au grand vizir dans le temps qu’il les lui
avait promis. Ce ministre les prit et les porta lui-même encore dans la
cuisine, où il s’enferma seul avec la cuisinière, qui commença à les
habiller devant lui, et qui les mit sur le feu, comme elle avait fait des
quatre autres le jour précédent. Lorsqu’ils furent cuits d’un côté, et
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 101

qu’elle les eut tournés de l’autre, le mur de la cuisine s’entr’ouvrit


encore, et la même dame parut avec sa baguette à la main ; elle
s’approcha de la casserole, frappa un des poissons, lui adressa les
mêmes paroles, et ils lui firent tous la même réponse en levant la tête.

Alors elle renversa encore la casserole d’un coup de baguette, et se


retira dans le même endroit de la muraille d’où elle était sortie. Le
grand vizir ayant été témoin de ce qui s’était passé : « Cela est trop
surprenant, dit-il, et trop extraordinaire, pour en faire un mystère au
sultan ; je vais de ce pas l’informer de ce prodige. » En effet, il l’alla
trouver, et lui en fit un rapport fidèle.

Le sultan, fort surpris, marqua beaucoup d’empressement de voir cette


merveille. Pour cet effet, il envoya chercher le pêcheur. « Mon ami,
lui dit-il, ne pourrais-tu pas m’apporter encore quatre poissons de
diverses couleurs ? a Le pêcheur répondit au sultan que si Sa Majesté
voulait lui accorder trois jours pour faire ce qu’elle désirait, il se
promettait de la contenter.

Les ayant obtenus, il alla à l’étang pour la troisième fois, et il ne fut


pas moins heureux que les deux autres ; car, du premier coup de filet,
il prit quatre poissons de couleurs différentes. Il ne manqua pas de les
porter à l’heure même au sultan, qui en eut d’autant plus de joie, qu’il
ne s’attendait pas à les avoir si tôt, et qui lui fit donner encore quatre
cents pièces de sa monnaie.

Dès que le sultan eut les poissons, il les fit porter dans son cabinet
avec tout ce qui était nécessaire pour les faire cuire. Là, s’étant
enfermé avec son grand vizir, ce ministre les babilla, les mit ensuite
sur le feu dans une casserole et quand ils furent cuits d’un côté, il les
retourna de l’autre.

Alors le mur du cabinet s’entr’ouvrit ; mais au lieu de la jeune dame,


ce fut un noir qui en sortit. Ce noir avait un habillement d’esclave ; il
était d’une grosseur et d’une grandeur gigantesques, et tenait un gros
bâton vert à la main. Il s’avança jusqu’à la casserole, et touchant de
son bâton un des poissons, il lui dit d’une voix terrible : « Poisson,
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 102

poisson, es-tu dans ton devoir ? » A ces mots, les poissons levèrent la
tête et répondirent : « Oui, oui, nous y sommes ; si vous comptez,
nous comptons ; si vous payez vos dettes, nous payons les nôtres : si
vous fuyez, nous vainquons et nous sommes contents. »

Les poissons eurent à peine achevé ces paroles, que le noir renversa la
casserole au milieu du cabinet et réduisit les poissons en charbon.
Cela étant fait, il se retira fièrement et rentra dans l’ouverture du mur,
qui se referma et parut dans le même état qu’auparavant. « Après ce
que je viens de voir, dit le sultan à son grand vizir, il ne me sera pas
possible d’avoir l’esprit en repos. Ces poissons, sans doute, signifient
quelque chose d’extraordinaire dont je veux être éclairci. » il envoya
chercher le pêcheur ; on le lui amena. « Pêcheur, lui dit-il, les poissons
que tu nous as apportés me causent bien de l’inquiétude. En quel
endroit les as-tu pêchés ? — Sire, répondit-il, je les ai pêchés dans un
étang qui est situé entre quatre collines, au delà de la montagne que
l’on voit d’ici. — Connaissez-vous cet étang ? dit le sultan au vizir. —
Non, sire, répondit le vizir, je n’en ai jamais ouï parler ; il y a pourtant
soixante ans que je chasse aux environs et au delà de cette
montagne. » Le sultan demanda au pêcheur à quelle distance de son
palais était l’étang ; le pêcheur assura qu’il n’y avait pas plus de trois
heures de chemin. Sur cette assurance, et comme il restait encore
assez de jour pour y arriver avant la nuit, le sultan commanda à toute
sa cour de monter à cheval, et le pêcheur leur servit de guide.

Ils montèrent tous la montagne ; et à la descente, ils virent, avec


beaucoup de surprise, une vaste plaine que personne n’avait
remarquée jusqu’alors. Enfin ils arrivèrent à l’étang, qu’ils trouvèrent
effectivement situé entre quatre collines, comme le pêcheur l’avait
rapporté. L’eau en était si transparente, qu’ils remarquèrent que tous
les poissons étaient semblables à ceux que le pêcheur avait apportés
au palais. Le sultan s’arrêta sur le bord de l’étang ; et après avoir
quelque temps regardé les poissons avec admiration, il demanda à ses
émirs et à tous les courtisans s’il était possible qu’ils n’eussent pas
encore vu cet étang, qui était si peu éloigné de la ville. Ils lui
répondirent qu’ils n’en avaient jamais entendu parler. « Puisque vous
convenez tous, leur dit-il, que vous n’en avez jamais ouï parler et que
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 103

je ne suis pas moins étonné que vous de cette nouveauté, je suis résolu
à ne pas rentrer dans mon palais, que je n’aie su pour quelle raison cet
étang se trouve ici, et pourquoi il n’y a dedans que des poissons de
quatre couleurs. » Après avoir dit ces paroles, il ordonna de camper et
aussitôt son pavillon et les tentes de sa maison furent dressés sur les
bords de l’étang.

A l’entrée de la nuit, le sultan, retiré sous son pavillon, parla en


particulier à son grand vizir et lui dit : « Vizir, j’ai l’esprit dans une
étrange inquiétude : cet étang transporté dans ces lieux, ce noir qui
nous est apparu dans mon cabinet, ces poissons que nous avons
entendus parler, tout cela irrite tellement ma curiosité, que je ne puis
résister à l’impatience de la satisfaire. Pour cet effet, je médite un
dessein que je veux absolument exécuter. Je vais seul m’éloigner de
ce camp ; je vous ordonne de tenir mon absence secrète ; demeurez
sous mon pavillon, et demain matin, quand mes émirs et mes
courtisans se présenteront à l’entrée, renvoyez-les, en leur disant que
j’ai une légère indisposition et que je veux être seul. Les jours
suivants, vous continuerez de leur dire la même chose, jusqu’à ce que
je sois de retour. »

Le grand vizir dit plusieurs choses au sultan pour tâcher de le


détourner de son dessein ; il lui représenta le danger auquel il
s’exposait et la peine qu’il allait prendre peut-être inutilement. Mais il
eut beau épuiser son éloquence, le sultan ne renonça point à sa
résolution et se prépara à exécuter. Il prit un habillement commode
pour marcher à pied ; il se munit d’un sabre ; et dès qu’il vit que tout
était tranquille dans son camp, il partit sans être accompagné le
personne.

Il tourna ses pas vers une des collines, qu’il monta sans beaucoup de
peine. Il en trouva la descente encore plus aisée ; et lorsqu’il fut dans
la plaine, il marcha jusqu’au lever du soleil. Alors, apercevant de loin
devant lui un grand édifice, il s’en réjouit, dans l’espérance d’y
pouvoir apprendre ce qu’il voulait savoir. Quand il en fut près, il
remarqua que c’était un palais magnifique, ou plutôt un château très
fort, d’un beau marbre noir poli, et couvert d’un acier fin et uni
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 104

comme une glace de miroir. Ravi de n’avoir pas été longtemps sans
rencontrer quelque chose digne au moins de sa curiosité, il s’arrêta
devant la façade du château et la considéra avec beaucoup d’attention.

Il s’avança ensuite jusqu’à la porte, qui était à deux battants, dont l’un
était ouvert. Quoiqu’il lui fût libre d’entrer, il crut néanmoins devoir
frapper. Il frappa un coup assez légèrement et attendit quelque temps ;
ne voyant venir personne, il s’imagina qu’on ne l’avait pas entendu ;
c’est pourquoi il frappa un second coup plus fort ; mais ne voyant ni
n’entendant personne, il redoubla ; personne ne parut encore. Cela le
surprit extrêmement, car il ne pouvait penser qu’un château si bien
entretenu fût abandonné. « . S’il n’y a personne, disait-il en lui-même,
je n’ai rien à craindre ; et s’il y a quelqu’un, j’ai de quoi me
défendre. »

Enfin le sultan entra ; et s’avançant sous le vestibule : « N’y a-t-il


personne ici, s’écria-t-il, pour recevoir un étranger qui aurait besoin de
se rafraîchir en passant ? » Il répéta la même chose deux ou trois fois ;
mais quoiqu’il parlât fort haut, personne ne lui répondit. Ce silence
augmenta son étonnement. Il passa dans une cour très spacieuse, et
regardant de tous côtés pour voir s’il ne découvrirait point quelqu’un,
il n’aperçut pas le moindre être vivant ; il entra dans de grandes salles,
dont les tapis étaient de soie, les estrades et les sofas couverts d’étoffe
de la Mecque, et les portières, des plus riches étoffes des Indes,
relevées d’or et d’argent. Il passa ensuite dans un salon merveilleux,
au milieu duquel il y avait un grand bassin avec un lion d’or massif à
chaque coin. Les quatre lions jetaient de l’eau par la gueule, et cette
eau, en tombant, formait des diamants et des perles ; ce qui
n’accompagnait pas mal un jet d’eau qui, s’élançant du milieu du
bassin, allait presque frapper le fond d’un dôme peint à l’arabesque.

Le château, de trois côtés, était environné d’un jardin, que les


parterres, les pièces d’eau, les bosquets et mille autres agréments
concouraient à embellir ; et ce qui achevait de rendre ce lieu
admirable, c’était une infinité d’oiseaux, qui y remplissaient l’air de
leurs chants harmonieux, et qui y faisaient toujours leur demeure,
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 105

parce que des filets, tendus au-dessus des arbres et du palais, les
empêchaient d’en sortir.

Le sultan se promena longtemps d’appartements en appartements, où


tout lui parut grand et magnifique. Lorsqu’il fut las de marcher, il
s’assit dans un cabinet ouvert, qui avait vue sur le jardin ; et là, rempli
de tout ce qu’il avait déjà vu et de tout ce qu’il voyait encore, il faisait
des réflexions sur tous ces différents objets, quand tout à coup une
voix plaintive, accompagnée de cris lamentables, vint frapper son
oreille. Il écouta avec attention, et il entendit distinctement ces tristes
paroles : « O fortune, qui n’as pu me laisser jouir longtemps d’un
heureux sort, et qui m’as rendu le plus infortuné de tous les hommes,
cesse de me persécuter, et viens, par une prompte mort, mettre fin à
mes douleurs ! Hélas ! est-il possible que je sois encore en vie après
tous les tourments que j’ai soufferts ? »

Le sultan, touché de ces pitoyables plaintes, se leva pour aller du côté


d’où elles étaient parties. Lorsqu’il fut à la porte d’une grande salle, il
ouvrit la portière, et vit un jeune homme, bien fait et très richement
vêtu, qui était alors sur un trône un peu élevé de terre. La tristesse était
peinte sur son visage. Le sultan s’approcha de lui et le salua. Le jeune
homme lui rendit son salut, en lui faisant une inclination de tête fort
basse ; et comme il ne se levait pas : « Seigneur, dit-il au sultan, je
juge bien que vous méritez que je me lève pour vous recevoir et vous
rendre tous les honneurs possibles ; mais une raison si forte s’y
oppose, que vous ne devez pas m’en savoir gré. — Seigneur, lui
répondit le sultan, je vous suis fort obligé de la bonne opinion que
vous avez de moi. Quant au sujet que vous avez de ne pas vous lever,
quelle que puisse être votre excuse, je la reçois de fort bon cœur.
Attiré par vos plaintes, pénétré de vos peines, je viens vous offrir mon
secours. Plût à Dieu qu’il dépendît le moi d’apporter du soulagement à
vos maux, je m’y emploierais de tout mon pouvoir. Je me flatte que
vous voudrez bien me raconter l’histoire de vos malheurs ; mais le
grâce, apprenez-moi auparavant ce que signifie cet étang qui est près
d’ici, et où l’on voit des poissons de quatre couleurs différentes ; ce
que c’est que ce château, pourquoi vous vous y trouvez, et d’où vient
que vous y êtes seul. » Au lieu de répondre à ces questions, le jeune
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 106

homme se mit à pleurer amèrement. « Que la fortune est inconstante !


s’écria-t-il. Elle se plaît à abaisser les hommes qu’elle a élevés. Où
sont ceux qui jouissent tranquillement d’un bonheur qu’ils tiennent
d’elle, et dont les jours sont toujours purs et sereins ? »

Le sultan, ému de compassion de le voir en cet état, le pria très


instamment de lui dire le sujet d’une si grande douleur. « Hélas !
seigneur, lui répondit le jeune homme, comment pourrais-je ne pas
être affligé, et le moyen que mes yeux ne soient pas des sources
intarissables de larmes ? » A ces mots, ayant levé sa robe, il fit voir au
sultan qu’il n’était homme que depuis la tête jusqu’à la ceinture, et
que l’autre moitié de son corps était de marbre noir.

Vous jugez bien, poursuivit Scheherazade, que le sultan fut


étrangement étonné, quand il vit l’état déplorable où était ce jeune
homme. « Ce que vous me montrez là, lui dit-il, en me donnant de
l’horreur, irrite ma curiosité ; je brûle d’apprendre votre histoire, qui
doit être sans doute fort étrange ; et je suis persuadé que l’étang et les
poissons y ont quelque part : ainsi, je vous conjure de me la raconter ;
vous y trouverez quelque sorte de consolation, puisqu’il est certain
que les malheureux trouvent une espèce de soulagement conter leurs
malheurs. — Je ne veux pas vous refuser cette satisfaction, repartit le
jeune homme, quoique je ne puisse vous la donner sans renouveler
mes vives douleurs ; mais je vous avertis par avance de préparer vos
oreilles, votre esprit et vos yeux même à des choses qui surpassent
tout ce que l’imagination peut concevoir de plus extraordinaire. »
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 107

Histoire du jeune Roi des îles Noires

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Vous saurez, seigneur, continua-t-il, que mon père, qui s’appelait


Mahmoud, était roi de cet État. C’est le royaume des Iles Noires, qui
prend son nom des quatre petites montagnes voisines ; car ces
montagnes étaient ci-devant des îles ; et la capitale où le roi mon père
faisait son séjour était dans l’endroit où est présentement cet étang que
vous avez vu. La suite de mon histoire vous instruira de tous ces
changements.

Le roi mon père mourut à l’âge de soixante-dix ans. Je n’eus pas plus
tôt pris sa place que je me mariai ; et la personne que je choisis pour
partager la dignité royale avec moi était ma cousine. J’eus tout lieu
d’être content des marques d’amour qu’elle me donna ; et de mon
côté, je conçus pour elle tant de tendresse, que rien n’était comparable
à notre union, qui dura cinq années. Au bout de ce temps-là, je
m’aperçus que la reine ma cousine n’avait plus de goût pour moi.

Un jour qu’elle était au bain l’après-dînée, je me sentis une envie de


dormir, et je me jetai sur un sofa. Deux de ses femmes, qui se
trouvèrent alors dans ma chambre, vinrent s’asseoir, l’une à ma tête, et
l’autre à mes pieds, avec un éventail à la main, tant pour modérer la
chaleur que pour me garantir des mouches qui auraient pu troubler
mon sommeil. Elles me croyaient endormi, et elles s’entretenaient tout
bas ; mais j’avais seulement les yeux fermés, et je ne perdis pas une
parole de leur conversation.

Une de ces femmes dit à l’autre : « N’est-il pas vrai que la reine a
grand tort de ne pas aimer un prince aussi aimable que le nôtre ? —
Assurément, répondit la seconde. Pour moi, je n’y comprends rien, et
je ne sais pourquoi elle sort toutes les nuits et elle le laisse seul. Est-ce
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 108

qu’il ne s’en aperçoit pas ? — Hé ! comment voudrais-tu qu’il s’en


aperçût ? reprit la première. Elle mêle tous les soirs dans sa boisson un
certain suc d’herbe qui le fait dormir toute la nuit d’un sommeil si
profond, qu’elle a le temps d’aller où il lui plaît ; et, à la pointe du
jour, elle vient se recoucher auprès de lui ; alors elle le réveille en lui
passant sous le nez une certaine odeur. »

Jugez, seigneur, de ma surprise à ce discours, et des sentiments qu’il


m’inspira. Néanmoins, quelque émotion qu’il me pût causer, j’eus
assez d’empire sur moi pour dissimuler : je fis semblant de m’éveiller
et de n’avoir rien entendu.

La reine revint du bain ; nous soupâmes ensemble, et avant de nous


coucher, elle me présenta elle-même la tasse pleine d’eau que j’avais
coutume de boire ; mais, au lieu de la porter à ma bouche, je
m’approchai d’une fenêtre qui était ouverte, et je jetai l’eau si
adroitement qu’elle ne s’en aperçut pas. Je lui remis ensuite la tasse
entre les mains, afin qu’elle ne doutât point que je n’eusse bu.

Nous nous couchâmes ensuite ; et bientôt après, croyant que j’étais


endormi, quoique je ne le fusse pas, elle se leva avec si peu de
précaution, qu’elle dit assez haut : « Dors, et puisses-tu ne te réveiller
jamais ! » Elle s’habilla promptement et sortit de la chambre...

Dès qu’elle fut sortie, je me levai et m’habillai à la hâte ; je pris mon


sabre et la suivis de si près que je l’entendis bientôt marcher devant
moi. Alors, réglant mes pas sur les siens, je marchai doucement, de
peur d’en être entendu. Elle passa par plusieurs portes qui s’ouvrirent
par la vertu de certaines paroles magiques qu’elle prononça ; et la
dernière qui s’ouvrit fut celle du jardin, où elle entra. Je m’arrêtai à
cette porte, afin qu’elle ne pût m’apercevoir pendant qu’elle traversait
un parterre ; et, la conduisant des yeux autant que l’obscurité me le
permettait, je remarquai qu’elle entra dans un petit bois dont les allées
étaient bordées de palissades fort épaisses. Je m’y rendis par un autre
chemin ; et, me glissant derrière la palissade d’une allée assez longue,
je la vis qui se promenait avec un homme.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 109

Je ne manquai pas de prêter une oreille attentive à leur discours ; et


voici ce que j’entendis : « Je ne mérite pas, disait la reine à son amant,
le reproche que vous me faites de n’être pas assez diligente : vous
savez bien la raison qui m’en empêche. Mais si toutes les marques
d’amour que je vous ai données jusqu’à présent ne suffisent pas pour
vous persuader de ma sincérité, je suis prête à vous en donner de plus
éclatantes : vous n’avez qu’à commander ; vous savez quel est mon
pouvoir. Je vais, si vous le souhaitez, avant que le soleil se lève,
changer cette grande ville, et ce beau palais en des ruines affreuses,
qui ne seront habitées que par des loups, des hiboux et des corbeaux.
Voulez-vous que je transporte toutes les pierres de ces murailles, si
solidement bâties, au delà du mont Caucase, et hors des bornes du
monde habitable ? Vous n’avez qu’à dire un mot, et tous ces lieux
vont changer de face. »

Comme la reine achevait ces paroles, son amant et elle, se trouvant au


bout de l’allée, tournèrent pour entrer dans une autre et passèrent
devant moi. J’avais tiré mon sabre ; et comme l’amant était de mon
côté, je le frappai sur le cou et le renversai par terre. Je crus l’avoir
tué : et dans cette opinion, je me retirai brusquement sans me faire
connaître à la reine, que je voulus épargner, parce qu’elle était ma
parente.

Cependant le coup que j’avais porté à son amant était mortel ; mais
elle lui conserva la vie par la force de ses enchantements, de manière
toutefois qu’on peut dire de lui qu’il n’est ni mort ni vivant. Comme je
traversais le jardin pour regagner le palais, j’entendis la reine qui
poussait de grands cris ; et jugeant par là de sa douleur, je me sus bon
gré de lui avoir laissé la vie.

Lorsque je fus rentré dans mon appartement, je me recouchai ; et,


satisfait d’avoir puni le téméraire qui m’avait offensé, je m’endormis.
En me réveillant le lendemain, je trouvai la reine couchée auprès de
moi. Je ne vous dirai point si elle dormait ou non ; mais je me levai
sans faire de bruit, et je passai dans mon cabinet, où j’achevai de
m’habiller. J’allai ensuite tenir mon conseil ; et à mon retour je
trouvai la reine, habillée de deuil, les cheveux épars et en partie
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 110

arrachés, vint se présenter devant moi. « Sire, me dit-elle, je viens


supplier Votre Majesté de ne pas trouver étrange que je sois dans
l’état où je suis. Trois nouvelles affligeantes que je viens de recevoir
en même temps sont la juste cause de la vive douleur dont vous ne
voyez que les faibles marques. — Eh ! quelles sont ces nouvelles,
madame ? lui lis-je. — La mort de la reine ma chère mère, me
répondit-elle, celle du roi mon père tué dans une bataille, et celle l’un
de mes frères, qui est tombé dans un précipice. »

Je ne fus pas fâché qu’elle prît ce prétexte pour cacher le véritable


sujet de son affliction, et je jugeai qu’elle ne me soupçonnait pas
d’avoir tué son amant. « Madame, lui dis-je, loin de blâmer votre
douleur, je vous assure que j’y rends toute la part que je dois. Je serais
extrêmement surpris que vous fussiez insensible à la perte que vous
avez faite. Pleurez : vos larmes sont d’infaillibles marques de votre
excellent naturel. J’espère néanmoins que le temps et la raison
pourront apporter de la modération à vos déplaisirs. »

Elle se retira dans son appartement, où, se livrant sans réserve à ses
chagrins, elle passa une année entière à pleurer et à s’affliger. Au bout
de ce temps-là, elle me demanda la permission de faire bâtir le lieu de
sa sépulture dans l’enceinte du palais, où elle voulait, disait-elle,
demeurer jusqu’à la fin de ses jours. Je le lui permis, et elle fit bâtir un
palais superbe avec un dôme qu’on peut voir d’ici ; elle l’appela le
Palais des larmes.

Quand il fut achevé, elle y fit porter son amant, qu’elle avait fait
transporter où elle avait jugé à propos, la même nuit que je l’avais
blessé. Elle l’avait empêché de mourir jusqu’alors par des breuvages
qu’elle lui avait fait prendre et elle continua de lui en donner et de les
lui porter elle-même tous les jours, dès qu’il fut au Palais des larmes.

Cependant, avec tous ses enchantements, elle ne pouvait guérir ce


malheureux. Il était non seulement hors d’état de marcher et de se
soutenir, mais il avait encore perdu l’usage de la parole, et il ne
donnait aucun signe de vie que par ses regards. Quoique la reine n’eût
que la consolation de le voir et de lui dire tout ce que son fol amour
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 111

pouvait lui inspirer de plus tendre et de plus passionné, elle ne laissait


pas de lui rendre chaque jour deux visites assez longues. J’étais bien
informé de tout cela ; mais je feignais de l’ignorer.

Un jour, j’allai par curiosité au Palais des larmes, pour savoir quelle y
était l’occupation de cette princesse ; et d’un endroit où je ne pouvais
être vu, je l’entendis parler dans ces termes à son amant : « Je suis
dans la dernière affliction de vous voir en l’état où vous êtes ; je ne
sens pas moins vivement que vous-même les maux cuisants que vous
souffrez ; mais, chère âme, je vous parle toujours et vous ne répondez
pas. Jusques à quand garderez-vous le silence ? Dites un mot
seulement. Hélas ! les plus doux moments de ma vie sont ceux que je
passe ici à partager vos douleurs. Je ne puis vivre éloignée de vous, et
je préférerais le plaisir de vous voir sans cesse à l’empire de
l’univers. »

A ce discours, qui fut plus d’une fois interrompu par ses soupirs et ses
sanglots, je perdis enfin patience. Je me montrai ; et m’approchant
d’elle : « Madame, lui dis-je, c’est assez pleurer ; il est temps de
mettre fin à une douleur qui nous déshonore tous deux ; c’est trop
oublier ce que vous me devez et ce que vous vous devez à vous-
même. — Sire, me répondit-elle, s’il vous reste encore quelque
considération, ou plutôt quelque complaisance pour moi, je vous
supplie de ne me pas contraindre. Laissez-moi m’abandonner à mes
chagrins mortels ; il est impossible que le temps les diminue. »

Quand je vis que mes discours, au lieu de la faire rentrer en son


devoir, ne servaient qu’à irriter sa fureur, je cessai de lui parler et me
retirai. Elle continua de visiter tous les jours son amant ; et durant
deux années entières, elle ne fit que se désespérer.

J’allai une seconde fois au Palais des larmes pendant qu’elle y était. je
me cachai encore, et j’entendis qu’elle disait à son amant : « Il y a
trois ans que vous ne m’avez dit une seule parole, et que vous ne
répondez point aux marques d’amour que je vous donne par mes
discours et es gémissements ; est-ce par insensibilité ou par mépris ?
O tombeau i aurais-tu détruit cet excès de tendresse qu’il avait pour
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 112

moi ? aurais-tu fermé ces yeux qui me montraient tant d’amour et qui
faisaient toute ma joie ? Non, non, je n’en crois rien. Dis-moi plutôt
par quel miracle tu es devenu dépositaire du plus rare trésor qui fut
jamais. »

Je vous avoue seigneur, que je fus indigné de ces paroles, car enfin,
cet amant chéri, ce mortel adoré, n’était pas tel que vous pourriez vous
l’imaginer : c’était un Indien noir, originaire de ces pays. Je fus, dis-
je, tellement indigné de ce discours, que je me montrai brusquement ;
et apostrophant le même tombeau. « O tombeau ! m’écriai-je, que
n’engloutis-tu ce monstre qui fait horreur à la nature, ou plutôt, ne
consumes-tu l’amant et la maîtresse ! »

J’eus à peine achevé ces mots, que la reine, qui était assise auprès du
noir, se leva comme une furie. « Ah ! cruel ! me dit-elle, c’est toi qui
causes ma douleur. Ne pense pas que je l’ignore, je ne l’ai que trop
longtemps dissimulé. C’est ta barbare main qui a mis l’objet de mon
amour dans l’état pitoyable où il est ; et tu as la dureté de venir
insulter une amante au désespoir. — Oui, c’est moi, interrompis-je,
transporté de colère, c’est moi qui ai châtié ce monstre comme il le
méritait ; je devais te traiter de la même manière : je me repens de ne
l’avoir pas fait, et il y a trop longtemps que tu abuses de ma bonté. »
En disant cela, je tirai mon sabre et je levai le bras pour la punir ;
mais, regardant tranquillement mon action : « Modère ton courroux, »
me dit-elle avec un souris moqueur. En même temps elle prononça des
paroles que je n’entendis point, et puis elle ajouta : « Par la vertu de
mes enchantements, je te commande de devenir tout à l’heure moitié
marbre moitié homme. » Aussitôt, seigneur, je devins tel que vous me
voyez, déjà mort parmi les vivants, et vivant parmi les morts.

Après que la cruelle magicienne, indigne de porter le nom de reine,


m’eut ainsi métamorphosé, et fait passer en cette salle par un autre
enchantement, elle détruisit ma capitale, qui était très florissante et
fort peuplée, elle anéantit les maisons, les places publiques et les
marchés, et en fit l’étang et la campagne déserte que vous avez pu
voir. Les poissons de quatre couleurs qui sont dans l’étang, sont les
quatre sortes d’habitants de différentes religions qui la composaient :
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 113

les blancs étaient les musulmans ; les rouges, les Perses, adorateurs du
feu ; les bleus, les chrétiens ; les jaunes, les juifs : les quatre collines
étaient les quatre îles qui donnaient le nom à ce royaume. J’appris tout
cela de la magicienne, qui, pour comble d’affliction, m’annonça elle-
même ces effets de sa rage. Ce n’est pas tout encore ; elle n’a point
borné sa fureur à la destruction de mon empire et à ma
métamorphose : elle vient chaque jour me donner sur mes épaules
nues cent coups de nerf de bœuf, qui me mettent tout en sang. Quand
ce supplice est achevé, elle me couvre d’une grosse étoffe de poil de
chèvre, et met par-dessus cette robe de brocart que vous voyez, non
pour me faire honneur, mais pour se moquer de moi.

En cet endroit de son discours, le jeune roi des Iles Noires ne put
retenir ses larmes ; et le sultan en eut le cœur si serré, qu’il ne put
prononcer une parole pour le consoler. Peu de temps après, le jeune
roi, levant les yeux au ciel, s’écria « Puissant Créateur de toutes
choses, je me soumets à vos jugements et aux décrets de votre
providence Je souffre patiemment tous mes maux, puisque telle est
votre volonté ; mais j’espère que votre bonté infinie m’en
récompensera. »

Le sultan, attendri par le récit d’une histoire si étrange, et animé à la


vengeance de ce malheureux prince, lui dit : « Apprenez-moi ou se
retire cette perfide magicienne, et où peut être cet indigne amant qui
est enseveli avant sa mort. — Seigneur, lui répondit le prince, l’amant,
comme je vous l’ai déjà dit, est au Palais des larmes, dans un tombeau
en forme de dôme ; et ce palais communique à ce château du côté de
la porte. Pour ce qui est de la magicienne, je ne puis vous dire
précisément où elle se retire ; mais tous les jours, au lever du soleil,
elle va visiter son amant, après avoir fait sur moi la sanglante
exécution dont je vous ai parlé ; et vous jugez bien que je ne puis me
défendre d’une si grande cruauté. Elle lui porte le breuvage qui est le
seul aliment avec quoi, jusqu’à présent, elle l’a empêché de mourir ; et
elle ne cesse de lui faire des plaintes sur le silence qu’il a toujours
gardé depuis qu’il est blessé.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 114

« Prince qu’on ne peut assez plaindre, repartit le sultan, on ne saurait


être plus vivement touché de votre malheur que je ne le suis. Jamais
rien de si extraordinaire n’est arrivé à personne ; et les auteurs qui
feront votre histoire auront l’avantage de rapporter un fait qui surpasse
tout ce qu’on a jamais écrit de plus surprenant. Il n’y manque qu’une
chose : c’est la vengeance qui vous est due ; mais je n’oublierai rien
pour vous la procurer. »

En effet, le sultan, en s’entretenant sur ce sujet avec le jeune prince,


après lui avoir déclaré qui il était et pourquoi il était entré dans ce
château, imagina un moyen de le venger, qu’il lui communiqua. Ils
convinrent des mesures qu’il y avait à prendre pour faire réussir ce
projet, dont l’exécution fut remise au jour suivant. Cependant, la nuit
étant fort avancée, le sultan prit quelque repos.Pour le jeune prince, il
la passa à son ordinaire dans une insomnie continuelle (il ne pouvait
dormir depuis qu’il était enchanté), mais avec quelque espérance
néanmoins d’être bientôt délivré de ses souffrances.

Le lendemain, le sultan se leva dès qu’il fut jour ; et pour commencer


à exécuter son dessein, il cacha dans un endroit son habillement de
dessus, qui l’aurait embarrassé, et s’en alla au Palais des larmes. Il le
trouva éclairé d’une infinité de flambeaux de cire blanche, et il sentit
une odeur délicieuse qui sortait de plusieurs cassolettes de fin or, d’un
ouvrage admirable, toutes rangées dans un fort bel ordre. D’abord
qu’il aperçut le lit où le noir était couché, tira son sabre et ôta, sans
résistance, la vie à ce misérable, dont il traîna le corps dans la cour du
château, et le jeta dans un puits. Après cette expédition, il alla se
coucher dans le lit du noir, mit son sabre près de lui sous la
couverture, et y demeura pour achever ce qu’il avait projeté.

La magicienne arriva bientôt. Son premier soin fut d’aller dans la


chambre où était le roi des Iles Noires, son mari. Fille le dépouilla et
commença par lui donner sur les épaules les cent coups de nerf de
bœuf, avec une barbarie qui n’a point d’exemple. Le pauvre prince
avait beau emplir le palais de ses cris et la conjurer de la manière du
monde la plus touchante d’avoir pitié de lui, la cruelle ne cessa de le
frapper qu’après lui avoir donné les cent coups. « Tu n’as pas eu
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 115

compassion de mon amant, lui disait-elle, tu ne dois point en attendre


de moi. » Elle le revêtit ensuite du gros habillement de poil de chèvre
et de la robe de brocart par-dessus. Puis elle alla au Palais des larmes ;
et en y entrant, elle renouvela ses pleurs, ses cris et ses lamentations ;
et s’approchant du lit où elle croyait que son amant était toujours :
« Quelle cruauté, s’écria-t-elle, d’avoir ainsi troublé le contentement
d’une amante aussi tendre et aussi passionnée que je le suis ! O toi qui
me reproches que je suis trop inhumaine quand je te fais sentir les
effets de mon ressentiment, cruel prince, ta barbarie ne surpasse-t-elle
pas celle de ma vengeance ? Ah ! traître ! en attentant à la vie de
l’objet que j’adore, ne m’as-tu pas ravi la mienne ? Hélas ! ajouta-t-
elle, en adressant la parole au sultan, croyant parler au noir, mon
soleil, ma vie, garderez-vous toujours le silence ? êtes-vous résolu à
me laisser mourir sans me donner la consolation de me dire encore
que vous m’aimez ? Mon âme, dites-moi au moins un mot, je vous en
conjure. »

Alors le sultan, feignant de sortir d’un profond sommeil, et


contrefaisant le langage des noirs, répondit à la reine, d’un ton grave :
« Il n’y a de force et de pouvoir qu’en Dieu seul, qui est tout-
puissant. » A ces paroles, la magicienne, qui ne s’y attendait pas, fit
un grand cri pour marquer l’excès de sa joie. « Mon cher seigneur,
s’écria-t-elle, ne me trompé-je pas ? est-il bien vrai que je vous
entends et que vous me parlez ? — Malheureuse, reprit le sultan, es-tu
digne que je réponde à tes discours ? — Et pourquoi, répliqua la reine,
me faites-vous ce reproche ? — Les cris, repartit-il, les pleurs et les
gémissements de ton mari que tu traites tous les jours avec tant
d’indignité et de barbarie, m’empêchent de dormir nuit et jour. Il y a
longtemps que je serais guéri, et que j’aurais recouvré l’usage de la
parole, si tu l’avais désenchanté : voilà la cause de ce silence que je
garde, et dont tu te plains. — Eh bien, dit la magicienne, pour vous
apaiser, je suis prête à faire ce que vous me commanderez : voulez-
vous que je lui rende sa première forme ? — Oui, répondit le sultan et
hâte-toi de le mettre en liberté, afin que je ne sois plus incommodé de
ses cris. »
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 116

La magicienne sortit aussitôt du Palais des larmes. Elle prit une tasse
d’eau et prononça dessus des paroles qui la firent bouillir comme si
elle eût été sur le feu. Elle alla ensuite à la salle où était le jeune roi
son mari ; elle jeta de cette eau sur lui en disant : « Si le créateur de
toutes choses t’a formé tel que tu es présentement, ou s’il est en colère
contre toi, ne change pas ; mais si tu n’es dans cet état que par la vertu
de mon enchantement, reprends ta forme naturelle et redeviens tel que
tu étais auparavant. » A peine eut-elle achevé ces mots, que le prince,
se retrouvant dans son premier état, se leva librement, avec toute la
joie qu’on peut s’imaginer, et il en rendit grâce à Dieu. La
magicienne, reprenant la parole : « Va, lui dit-elle, éloigne-toi de ce
château, et n’y reviens jamais, ou bien il t’en coûtera la vie. »

Le jeune roi, cédant à la nécessité, s’éloigna de la magicienne sans


répliquer, et se retira dans un lieu écarté, où il attendit impatiemment
le succès du dessein dont le sultan venait de commencer l’exécution
avec tant de bonheur.

Cependant la magicienne retourna au Palais des larmes ; et en entrant,


comme elle croyait toujours parler au noir : « Cher amant, lui dit-elle,
j’ai fait ce que vous m’avez ordonné ; rien ne vous empêche de vous
lever et de me donner par là une satisfaction dont je suis privée depuis
si longtemps. »

Le sultan continua de contrefaire le langage des noirs. « Ce que tu


viens de faire, répondit-il d’un ton brusque, ne suffit pas pour me
guérir ; tu n’as ôté qu’une partie lu mal, il en faut couper jusqu’à la
racine. — Mon aimable noir, reprit-elle, qu’entendez-vous par la
racine ? — Malheureuse, repartit le sultan, ne comprends-tu pas que je
veux parler de cette ville et de ses habitants, et des quatre îles que tu
as détruites par tes enchantements ? Tous les jours, à minuit, les
poissons ne manquent pas de lever la tête hors de l’étang, et de crier
vengeance contre moi et contre toi. Voilà le véritable sujet du
retardement de ma guérison. Va promptement rétablir les choses en
leur premier état, et, à ton retour, je te donnerai la main, et tu
m’aideras à me lever. »
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 117

La magicienne, remplie de l’espérance que ces paroles lui firent


concevoir, s’écria, transportée de joie « Mon cœur, mon âme, vous
aurez bientôt recouvré votre santé ; car je vais faire ce que vous me
commandez. » En effet, elle partit dans le moment ; et lorsqu’elle fut
arrivée sur le bord de l’étang, elle prit un peu d’eau dans sa main et en
fit une aspersion dessus.

Elle n’eut pas plutôt prononcé quelques paroles sur les poissons et sur
l’étang, que la ville reparut à l’heure même. Les poissons redevinrent
hommes, femmes ou enfants ; mahométans, chrétiens, Persans ou
juifs, gens libres ou esclaves, chacun reprit sa forme naturelle. Les
maisons et les boutiques furent bientôt remplies de leurs habitants, qui
y trouvèrent toutes choses dans la même situation et dans le même
ordre où elles étaient avant l’enchantement. La suite nombreuse du
sultan, qui se trouva campée dans la plus grande place, ne fut pas peu
étonnée de se voir en un instant au milieu d’une ville belle, vaste et
bien peuplée.

Pour revenir à la magicienne, dès qu’elle eut fait ce changement


merveilleux, elle se rendit en diligence au Palais des larmes, pour en
recueillir le fruit. « Mon cher seigneur, s’écria-t-elle en entrant, je
viens me réjouir avec vous du retour de votre santé ; j’ai tout fait ce
que vous avez exigé de moi : levez-vous donc et me donnez la main.
— Approchez, lui dit le sultan en contrefaisant toujours le langage des
noirs. » Elle s’approcha. « Ce n’est pas assez, reprit-il, approche-toi
davantage. » Elle obéit. Alors il se leva, et la saisit par le bras si
brusquement qu’elle n’eut pas le temps de se reconnaître ; et, d’un
coup de sabre, il sépara son corps en deux parties, qui tombèrent l’une
d’un côté, et l’autre de l’autre. Cela étant fait, il laissa le cadavre sur
la place, et, sortant du Palais des larmes, il alla trouver le jeune prince
des Iles Noires, qui l’attendait avec impatience. « Prince, lui dit-il en
l’embrassant, réjouissez-vous, vous n’avez plus rien à craindre : votre
cruelle ennemie n’est plus. »

Le jeune prince remercia le sultan d’une manière qui marquait que son
cœur était pénétré de reconnaissance ; et pour prix de lui avoir rendu
un service si important, il lui souhaita une longue vie, avec toutes
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 118

sortes de prospérités. « Vous pouvez désormais, lui dit le sultan,


demeurer paisible dans votre capitale, à moins que vous ne vouliez
venir dans la mienne qui en est si voisine ; je vous y recevrai avec
plaisir, et vous n’y serez pas moins honoré et respecté que chez vous.
— Puissant monarque à qui je suis si redevable, répondit le roi, vous
croyez donc être fort près de votre capitale ? — Oui, répliqua le
sultan, je le crois ; il n’y a pas plus de quatre ou cinq heures de
chemin. — Il y a une année entière de voyage, reprit le jeune prince.
Je veux bien croire que vous êtes venu ici de votre capitale dans le peu
de temps que vous dites, parce que la mienne était enchantée ; mais
depuis qu’elle ne l’est plus, les choses ont bien changé. Cela ne
m’empêchera pas de vous suivre, quand ce serait pour aller aux
extrémités de la terre. Vous êtes mon libérateur ; et pour vous donner
toute ma vie des marques de reconnaissance, je prétends vous
accompagner, et j’abandonne sans regret mon royaume. »

Le sultan fut extraordinairement surpris d’apprendre qu’il était si loin


de ses États, et il ne comprenait pas comment cela se pouvait faire.
Mais le jeune roi des Iles Noires le convainquit si bien de cette
possibilité qu’il n’en douta plus. « Il n’importe, reprit alors le sultan :
la peine de m’en retourner dans mes Etats est suffisamment
récompensée par la satisfaction de vous avoir obligé, et d’avoir acquis
un fils en votre personne ; car, puisque vous voulez bien ne faire
l’honneur de m’accompagner, et que je n’ai point d’enfants, je vous
regarde comme tel, et je vous fais dès à présent mon héritier et mon
successeur. »

L’entretien du sultan et du roi des Iles Noires se termina par les plus
tendres embrassements. Après quoi le jeune prince ne songea qu’aux
préparatifs de son voyage. Ils furent achevés en trois semaines, au
grand regret de toute la cour et de ses sujets, qui reçurent de sa main
un de ses proches parents pour leur roi.

Enfin, le sultan et le jeune prince se mirent en chemin avec cent


chameaux chargés de richesses inestimables, tirées des trésors du
jeune roi, qui se fit suivre par cinquante cavaliers bien faits,
parfaitement montés et équipés. Leur voyage fut heureux ; et lorsque
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 119

le sultan, qui avait envoyé les courriers pour donner avis de son
retardement et de l’aventure qui en était la cause, fut près de sa
capitale, les principaux officiers qu’il y avait laissés vinrent le
recevoir, et l’assurèrent que sa longue absence n’avait apporté aucun
changement dans son empire. Les habitants sortirent aussi en foule, le
reçurent avec de grandes acclamations, et firent des réjouissances qui
durèrent plusieurs jours.

Le lendemain de son arrivée, le sultan fit à tous ses courtisans


assemblés un détail fort ample des choses qui, contre son attente,
avaient rendu son absence si longue. Il leur déclara ensuite l’adoption
qu’il avait faite du roi des quatre Iles Noires, qui avait bien voulu
abandonner un grand royaume, pour l’accompagner et vivre avec lui.
Enfin, pour reconnaître la fidélité qu’ils lui avaient tous gardée, il leur
fit des largesses proportionnées au rang que chacun tenait à sa cour.

Pour le pêcheur, comme il était la première cause de la délivrance du


jeune prince, le sultan le combla de biens et le rendit, lui et sa famille,
très heureux le reste de leurs jours.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 120

Histoire des trois Calenders, fils de Roi,


et de cinq Dames de Bagdad

Retour à la Table des Matières

Sire, dit Scheherazade, en adressant la parole au sultan, sous le règne


du calife 16 Haroun-al-Raschid 17 , il y avait à Bagdad, où il faisait sa
résidence, un porteur, qui, malgré sa profession basse et pénible, ne
laissait pas d’être homme d’esprit et de bonne humeur. Un matin,
qu’il était à son ordinaire avec un grand panier à jour près de lui, dans
une place où il attendait que quelqu’un eût besoin de son ministère,
une jeune dame de belle taille, couverte d’un grand voile de
mousseline, l’aborda et lui dit d’un air gracieux : « Écoutez, porteur,
prenez votre panier et suivez-moi. » Le porteur, enchanté de ce peu de
paroles prononcées si agréablement, prit aussitôt son panier, le mit
sure sa tête et suivit la dame, en disant : « O jour heureux ! ô jour de
bonne rencontre ! »

D’abord, la dame s’arrêta devant une porte fermée, et frappa. Un


chrétien, vénérable par une longue barbe blanche, ouvrit, et elle lui
mit de l’argent dans la main, sans lui dire un seul mot. Mais le
chrétien, qui savait ce qu’elle demandait, rentra, et peu de temps après

16 Nom que portaient des souverains mahométans. Ce mot signifie, en arabe,


successeur, relativement à Mahomet.
17 Haroun-al-Raschid, cinquième calife de la race des Abassides, était
contemporain de Charlemagne. Il mourut l’an 800 de JésusChrist et le 23e de
son règne. Plus respecté que ses prédécesseurs, il sut se faire obéir jusqu’en
Espagne et aux Indes, ranima les sciences, fit fleurir les arts agréables et
utiles, attira les gens de lettres, composa des vers, et fit succéder dans ses
vastes États la politesse à la barbarie. Sous lui, les Arabes, qui adoptaient déjà
les chiffres indiens, les apportèrent en Europe. Nous ne connûmes, en
Allemagne et en France, le cours des astres que par le moyen de ces mêmes
Arabes. Le mot seul d’Almanach en est le meilleur témoignage.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 121

apporta une grosse cruche d’un vin excellent. « Prenez cette cruche,
dit la dame au porteur, et la mettez dans votre panier. » Cela étant fait,
elle lui commanda de la suivre ; puis elle continua de marcher, et le
porteur continua de dire : « O jour de félicité ! ô jour d’agréable
surprise et de joie ! »

La dame s’arrêta à la boutique d’un vendeur de fruits et le fleurs, où


elle choisit de plusieurs sortes de pommes, des abricots, des pêches,
des coings, des limons, des citrons, des oranges, du myrte, du basilic,
des lis, du jasmin et de quelques autres sortes de fleurs et de plantes
de bonne odeur. Elle dit au porteur de mettre tout cela dans le panier
et de la suivre. En passant devant l’étalage d’un boucher, elle se fit
peser vingt-cinq livres de la plus belle viande qu’il eût ; ce que le
porteur mit encore dans son panier, par son ordre. A une autre
boutique, elle prit des câpres, de l’estragon, de petits concombres, de
la percepierre et autres herbes, le tout confit dans du vinaigre ; à une
autre, les pistaches, des noix, des noisettes, des pignons, des amandes
et d’autres fruits semblables ; à une autre encore, elle acheta toutes
sortes de pâtes d’amande. Le porteur, en mettant toutes ces choses
dans son panier, remarquant qu’il se remplissait, dit à la dame : « Ma
bonne dame, il fallait m’avertir que vous feriez tant de provisions,
j’aurais pris un cheval, ou plutôt un chameau pour les porter. J’en
aurai beaucoup plus que ma charge, pour peu que vous en achetiez
d’autres. » La dame rit de cette plaisanterie, et ordonna de nouveau au
porteur de la suivre.

Elle entra chez un droguiste, où elle se fournit de toutes sortes d’eaux


de senteur, de clous de girofle, de muscade, le gingembre, d’un gros
morceau d’ambre gris et de plusieurs autres épiceries des Indes ; ce
qui acheva de remplir le panier du porteur, auquel elle dit encore de la
suivre. Alors ils marchèrent tous deux, jusqu’à ce qu’ils fussent
arrivés à un hôtel magnifique, dont la façade était ornée de belles
colonnes, et qui avait une porte d’ivoire. Ils s’y arrêtèrent, et la dame
frappa un petit coup.

Pendant qu’ils attendaient que l’on ouvrît la porte de l’hôtel, le porteur


faisait mille réflexions. Il était étonné qu’une dame, faite comme celle
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 122

qu’il voyait, fît l’office de pourvoyeur ; car enfin il jugeait bien que ce
n’était pas une esclave : il lui trouvait l’air trop noble pour penser
qu’elle ne fût pas libre, et même une personne de distinction. Il lui
aurait volontiers fait des questions pour s’éclaircir de sa qualité ; mais
dans le temps qu’il se préparait à lui parler, une autre dame, qui vint
ouvrir la porte, lui parut si belle, qu’il en demeura tout surpris, ou
plutôt il fut si vivement frappé de l’éclat de ses charmes, qu’il en
pensa laisser tomber son panier avec tout ce qui était dedans, tant cet
objet le mit hors de lui-même. Il n’avait jamais vu de beauté qui
approchât de celle qu’il avait devant les yeux.

La dame qui avait amené le porteur s’aperçut du désordre qui se


passait dans son âme, et du sujet qui le causait. Cette découverte la
divertit ; et elle prenait tant de plaisir à examiner la contenance du
porteur, qu’elle ne songeait pas que la porte était ouverte. « Entrez
donc, ma sœur, lui dit la belle portière ; qu’attendez-vous ? Ne voyez-
vous pas que ce pauvre homme est si chargé qu’il n’en peut plus ? »

Lorsqu’elle fut entrée avec le porteur, la dame qui avait ouvert la


porte la ferma ; et tous trois, après avoir traversé un beau vestibule,
passèrent dans une cour très spacieuse, et environnée d’une galerie à
jour, qui communiquait à plusieurs appartements de plain-pied, de la
dernière magnificence.Il y avait, dans le fond de cette cour, un sofa
richement garni, avec un trône d’ambre au milieu, soutenu de quatre
colonnes d’ébène enrichies de diamants et de perles d’une grosseur
extraordinaire, et garnies d’un satin rouge relevé d’une broderie d’or
des Indes, d’un travail admirable. Au milieu de la cour, il y avait un
grand bassin bordé de marbre blanc, et plein d’une eau très claire, qui
y tombait abondamment par un mufle de lion de bronze doré.

Le porteur, tout chargé qu’il était, ne laissait pas d’admirer la


magnificence de cette maison et la propreté qui y régnait partout ;
mais ce qui attira particulièrement son attention, fut une troisième
dame, qui lui parut encore plus belle que la seconde, et qui était assise
sur le trône dont j’ai parlé. Elle en descendit dès qu’elle aperçut les
deux premières dames, et s’avança au-devant d’elles. Il jugea, par les
égards que les autres avaient pour celle-là, que c’était la principale ;
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 123

en quoi il ne se trompait pas. Cette dame se nommait Zobéide ; celle


qui avait ouvert la porte s’appelait Safie ; et Amine était le nom de
celle qui avait été aux provisions.

Zobéide dit aux deux dames, en les abordant : « Mes sœurs, ne voyez-
vous pas que ce bon homme succombe sous le fardeau qu’il porte ?
qu’attendez-vous pour le décharger ? » Alors Amine et Safie prirent le
panier, l’une par devant, l’autre par derrière. Zobéide y mit aussi la
main, et toutes trois le posèrent à terre. Elles commencèrent à le
vider ; et quand cela fut fait, l’agréable Amine tira de l’argent, et paya
libéralement le porteur.

Celui-ci, très satisfait, devait prendre son panier et se retirer ; mais il


ne put s’y résoudre il se sentait, malgré lui, arrêté par le plaisir de voir
trois beautés si rares, et qui lui paraissaient également charmantes ;
car Amine avait aussi ôté son voile, et il ne la trouvait pas moins belle
que les autres. Ce qu’il ne pouvait comprendre, c’est qu’il ne voyait
aucun homme dans cette maison. Néanmoins, la plupart les provisions
qu’il avait apportées, comme les fruits secs, et les différentes sortes de
gâteaux et de confitures, ne convenaient proprement qu’à des gens qui
voulaient boire et se réjouir.

Zobéide crut d’abord que le porteur s’arrêtait pour rendre haleine ;


mais, voyant qu’il restait trop longtemps : « Qu’attendez-vous ? lui
dit-elle ; n’êtes-vous pas payé suffisamment ? Ma sœur, ajouta-t-elle,
en s’adressant à Amine, donnez-lui encore quelque chose, qu’il s’en
aille content. — Madame, répondit le porteur, ce n’est pas cela lui me
retient ; je ne suis que trop payé de ma peine.Je vois bien que j’ai
commis une incivilité en demeurant ici plus que je ne devais ; mais
j’espère que vous aurez la bonté de la pardonner à l’étonnement où je
suis de ne voir aucun homme avec trois dames d’une beauté si peu
commune. Une compagnie de femmes sans hommes est pourtant une
chose aussi triste qu’une compagnie d’hommes sans femmes. » Il
ajouta à ce discours plusieurs choses fort plaisantes pour prouver ce
qu’il avançait. Il n’oublia pas de citer ce qu’on disait à Bagdad, qu’on
n’est pas bien à table si l’on n’y est quatre ; et enfin, il finit en
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 124

concluant que puisqu’elles étaient trois, elles avaient besoin d’un


quatrième.

Les dames se prirent à rire du raisonnement du porteur. Après cela,


Zobéide lui dit d’un air sérieux « Mon ami, vous poussez un peu trop
loin votre indiscrétion ; mais quoique vous ne méritiez pas que j’entre
dans aucun détail avec vous, je veux bien toutefois vous dire que nous
sommes trois sœurs, qui faisons si secrètement nos affaires, que
personne n’en sait rien. Nous avons un trop grand sujet de craindre
d’en faire part à des indiscrets ; et un bon auteur, que nous avons lu,
dit : « Garde ton secret, et ne le révèle à personne : qui le révèle n’en
est plus le maître. Si ton sein ne peut contenir ton secret, comment le
sein de celui à qui tu l’auras confié pourra-t-il le contenir ? »

— Mesdames, reprit le porteur, à votre air seulement, j’ai jugé


d’abord que vous étiez des personnes d’un mérite très rare ; et je
m’aperçois que je ne me suis pas trompé. Quoique la fortune ne m’ait
pas donné assez de biens pour m’élever à une profession au-dessus de
la mienne, je n’ai pas laissé de cultiver mon esprit, autant que je l’ai
pu, par la lecture des livres de science et d’histoire ; et vous me
permettrez, s’il vous plaît, de vous dire que j’ai lu aussi dans un autre
auteur une maxime que j’ai toujours heureusement pratiquée : « Nous
ne cachons notre secret, dit-il, qu’à des gens reconnus de tout le
monde pour des indiscrets, qui abuseraient de notre confiance ; mais
nous ne faisons nulle difficulté de le découvrir aux sages, parce que
nous sommes persuadés qu’ils sauront le garder. » Le secret chez moi
est dans une aussi grande sûreté que s’il était dans un cabinet dont la
clef fût perdue, et la porte bien scellée. »

Zobéide connut que le porteur ne manquait pas d’esprit ; mais jugeant


qu’il avait envie d’être du régal qu’elles voulaient se donner, elle lui
repartit en souriant : « Vous savez que nous nous préparons a nous
régaler ; mais vous savez en même temps que nous avons fait une
dépense considérable, et il ne serait pas juste que, sans y contribuer,
vous fussiez de la partie. » La belle Safie appuya le sentiment de sa
sœur. « Mon ami, dit-elle au porteur, n’avez-vous jamais ouï dire ce
que l’on dit assez communément : « Si vous apportez quelque chose,
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 125

vous serez quelque chose avec nous ; si vous n’apportez rien, retirez-
vous avec rien ! »

Le porteur, malgré sa rhétorique, aurait peut-être été obligé de se


retirer avec confusion, si Amine, prenant fortement son parti, n’eût dit
à Zobéide et à Safie : « Mes chères sœurs, je vous conjure de
permettre qu’il demeure avec nous : il n’est pas besoin de vous dire
qu’il nous divertira ; vous voyez bien qu’il en est capable. Je vous
assure que sans sa bonne volonté, sa légèreté et son courage à me
suivre, je n’aurais pu venir à bout de faire tant d’emplettes en si peu
de temps. D’ailleurs, si je vous répétais toutes les douceurs qu’il m’a
dites en chemin, vous seriez peu surprises de la protection que je lui
donne. »

A ces paroles d’Amine, le porteur, transporté de joie, se laissa tomber


sur les genoux, baisa la terre aux pieds de cette charmante personne ;
et en se relevant : « Mon aimable dame, lui dit-il, vous avez
commencé aujourd’hui mon bonheur ; vous y mettez le comble par
une action si généreuse ; je ne puis assez vous témoigner ma
reconnaissance. Au reste, mesdames, ajouta-t-il, en s’adressant aux
trois sœurs, puisque vous me faites un si grand honneur, ne croyez pas
que j’en abuse, et que je me considère comme un homme qui le
mérite ; non, je me regarderai toujours comme le plus humble de vos
esclaves. » En achevant ces mots, il voulut rendre l’argent qu’il avait
reçu ; mais la grave Zobéide lui ordonna de le garder. « Ce qui est une
fois sorti de nos mains, dit-elle, pour récompenser ceux qui nous ont
rendu service, n’y retourne plus. En consentant que vous demeuriez
avec nous, je vous avertis que ce n’est pas seulement à condition que
vous garderez le secret que nous avons exigé de vous ; nous
prétendons encore que vous observiez exactement les règles de la
bienséance et de l’honnêteté. » Pendant qu’elle tenait ce discours, la
charmante Amine quitta son habillement de ville, attacha sa robe à sa
ceinture pour agir avec plus de liberté, et prépara la table ; elle servit
plusieurs sortes de mets, et mit sur un buffet des bouteilles de vin et
des tasses d’or. Après cela, les dames se placèrent, et firent asseoir à
leur côté le porteur, qui était satisfait au delà de tout ce qu’on peut
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 126

dire, de se voir à table avec trois personnes d’une beauté si


extraordinaire.

Après les premiers morceaux, Amine, qui s’était placée près du buffet,
prit une bouteille et une tasse, se versa à boire, et but la première,
suivant la coutume des Arabes. Elle versa ensuite à ses sœurs, qui
burent l’une après l’autre ; puis remplissant pour la quatrième fois la
même tasse, elle la présenta au porteur, lequel, en la recevant, baisa la
main d’Amine, et chanta, avant que de boire, une chanson dont le sens
était que comme le vent emporte avec lui la bonne odeur des lieux
parfumés par où il passe, de même le vin qu’il allait boire, venant de
sa main, en recevait un goût plus exquis que celui qu’il avait
naturellement. Cette chanson réjouit les dames, qui chantèrent à leur
tour. Enfin, la compagnie fut de très bonne humeur pendant le repas,
qui dura fort longtemps, et fut accompagné de tout ce qui pouvait le
rendre agréable.

Le jour allait bientôt finir, lorsque Safie, prenant la parole au nom des
trois dames, dit au porteur : « Levez-vous, partez, il est temps de vous
retirer. » Le porteur, ne pouvant se résoudre à les quitter, répondit :
« Eh ! mesdames, où me commandez-vous d’aller en l’état où je me
trouve ? je suis hors de moi-même, à force de vous voir et de boire ; je
ne retrouverai jamais le chemin de ma maison. Donnez-moi la nuit
pour me reconnaître, je la passerai où il vous plaira ; mais il ne faut
pas moins de temps pour me remettre dans le même état où j’étais
lorsque je suis entré chez vous ; avec cela, je doute encore si je n’y
laisserai pas la meilleure partie de moi-même. »

Amine prit une seconde fois le parti du porteur. « Mes sœurs, dit-elle,
il a raison ; je lui sais bon gré de la demande qu’il nous fait. Il nous a
assez bien diverties ; si vous voulez m’en croire, ou plutôt si vous
m’aimez autant que j’en suis persuadée, nous le retiendrons pour
passer la soirée avec nous. — Ma sœur, dit Zobéide, nous ne pouvons
rien refuser à votre prière. Porteur, continua-t-elle, en s’adressant à
lui, nous voulons bien encore vous faire cette grâce ; mais nous y
mettons une nouvelle condition. Quoi que nous puissions faire en
votre présence, par rapport à nous ou à autre chose, gardez-vous bien
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 127

d’ouvrir seulement la bouche pour nous en demander la raison ; car,


en nous faisant des questions sur des choses qui ne vous regardent
nullement, vous pourriez entendre ce qui ne vous plairait pas. Prenez-
y garde, et ne vous avisez pas d’être trop curieux, en voulant
approfondir les motifs de nos actions.

— Madame, repartit le porteur, je vous promets d’observer cette


condition avec tant d’exactitude, que vous n’aurez pas lieu de me
reprocher d’y avoir contrevenu, et encore moins de punir mon
indiscrétion. Ma langue, en cette occasion, sera immobile, et mes yeux
seront comme un miroir, qui ne conserve rien des objets qu’il a reçus.
Pour vous faire voir, reprit Zobéide d’un air très sérieux, que ce que
nous vous demandons n’est pas nouvellement établi parmi nous,
levez-vous, et allez lire ce qui est écrit au-dessus de notre porte en
dedans. »

Le porteur alla jusque-là et y lut ces mots, qui étaient écrits en gros
caractères d’or : « Qui parle des choses qui ne le regardent point,
entend ce qui ne lui plaît pas. » Il revint ensuite trouver les trois
sœurs : « Mesdames, leur dit-il, je vous jure que vous ne m’entendrez
parler d’aucune chose qui ne me regardera pas et où vous puissiez
avoir intérêt. »

Cette convention faite, Amine apporta le souper ; et quand elle eut


éclairé la salle d’un grand nombre de bougies préparées avec le bois
d’aloès et l’ambre gris, qui répandirent une odeur agréable et firent
une belle illumination, elle s’assit à table avec ses sœurs et le porteur.
Ils recommencèrent à manger, à boire, à chanter et à réciter des vers.
Les dames prenaient plaisir à enivrer le porteur, sous prétexte de le
faire boire à leur santé. Les bons mots ne furent point épargnés. Enfin,
ils étaient tous de la meilleure humeur du monde, lorsqu’ils ouïrent
frapper à la porte.

Les dames se levèrent toutes trois en même temps pour aller ouvrir ;
mais Safie, à qui cette fonction appartenait particulièrement, fut la
plus diligente ; les deux autres, se voyant prévenues, demeurèrent et
attendirent qu’elle vînt leur apprendre qui pouvait avoir affaire chez
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 128

elles si tard. Safie revint. « Mes sœurs, dit-elle, il se présente une belle
occasion de passer une bonne partie de la nuit fort agréablement ; et si
vous êtes du même sentiment que moi, nous ne la laisserons point
échapper. Il y a à notre porte trois calenders ; au moins ils me
paraissent tels à leur habillement ; mais ce qui va sans doute vous
surprendre, ils sont tous trois borgnes de l’œil droit, et ont la tête, la
barbe et les sourcils ras. Ils ne font, disent-ils, que d’arriver tout
présentement à Bagdad, où ils ne sont jamais venus ; et comme il est
nuit, et qu’ils ne savent où aller loger, ils ont frappé par hasard à notre
porte, et ils nous prient, pour l’amour de Dieu, d’avoir la charité de les
recevoir. Ils se mettent peu en peine du lieu que nous voudrons leur
donner, pourvu qu’ils soient à couvert ; ils se contenteront d’une
écurie. Ils sont jeunes et assez bien faits ; ils paraissent même avoir
beaucoup d’esprit ; mais je ne puis penser sans rire à leur figure
plaisante et uniforme. » En cet endroit Safie s’interrompit elle-même,
et se mit à rire de si bon cœur, que les deux autres dames et le porteur
ne purent s’empêcher de rire aussi. « Mes bonnes sœurs, reprit-elle, ne
voulez-vous pas bien que nous les fassions entrer ? Il est impossible
qu’avec des gens tels que je viens de vous les dépeindre nous
n’achevions la journée encore mieux que nous ne l’avons commencée.
Ils nous divertiront fort et ne nous seront point à charge, puisqu’ils ne
nous demandent une retraite que pour cette nuit seulement, et que leur
intention est de nous quitter dès qu’il sera jour. »

Zobéide et Amine firent difficulté d’accorder à Safie ce qu’elle


demandait, et elle en savait bien la raison elle-même ; mais elle leur
témoigna une si grande envie d’obtenir d’elles cette faveur, qu’elles
ne purent la lui refuser. « Allez, lui dit Zobéide, faites-les donc entrer ;
mais n’oubliez pas de les avertir de ne point parler de ce qui ne les
regardera pas, et de leur faire lire ce qui est écrit au-dessus de la
porte. » A ces mots, Safie courut ouvrir avec joie ; et, peu de temps
après, elle revint accompagnée de trois calenders.

Les trois calenders firent en entrant une profonde révérence aux


dames, qui s’étaient levées pour les recevoir et qui leur dirent
obligeamment qu’ils étaient les bienvenus ; qu’elles étaient bien aises
de trouver l’occasion de les obliger et de contribuer à les remettre de
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 129

la fatigue de leur voyage ; et enfin elles les invitèrent à s’asseoir


auprès d’elles. La magnificence du lieu et l’honnêteté des dames firent
concevoir aux calenders une haute idée de ces belles hôtesses ; mais
avant que de prendre place, ayant par hasard jeté les yeux sur le
porteur, et le voyant habillé à peu près comme d’autres calenders,
avec lesquels ils étaient en différend sur plusieurs points de discipline,
et qui ne se rasaient point la barbe et les sourcils, un d’entre eux prit la
parole : « Voilà, dit-il, apparemment un de nos frères arabes les
révoltés. »

Le porteur, à moitié endormi, et la tête échauffée du vin qu’il avait bu,


se trouva choqué de ces paroles ; et, sans se lever de sa place, il
répondit aux calenders, en les regardant fièrement : « Asseyez-vous, et
ne vous mêlez pas de ce que vous n’avez que faire. N’avez-vous pas
lu au-dessus de la porte l’inscription qui y est ? Ne prétendez pas
obliger le monde à vivre à votre mode ; vivez à la nôtre.

— Bonhomme, reprit le calender qui avait parlé, ne vous mettez point


en colère ; nous serions bien fâchés de vous en avoir donné le moindre
sujet, et nous sommes au contraire prêts à recevoir vos
commandements. » La querelle aurait pu avoir des suites ; mais les
dames s’en mêlèrent et pacifièrent toutes choses.

Quand les calenders se furent assis à table, les dames leur servirent à
manger, et l’enjouée Safie, particulièrement, prit soin de leur verser à
boire.

Après que les calenders eurent bu et mangé à discrétion, ils


témoignèrent aux dames qu’ils se feraient un grand plaisir de leur
donner un concert, si elles avaient des instruments, et qu’elles
voulussent leur en faire apporter. Elles acceptèrent l’offre avec joie.
La belle Safie se leva pour en aller chercher. Elle revint un moment
après, et leur présenta une flûte du pays, une flûte persane et un
tambour de basque. Chaque calender reçut de sa main l’instrument
qu’il voulut choisir, et ils commencèrent tous trois à jouer un air. Les
dames, qui savaient des paroles sur cet air, qui était des plus gais,
l’accompagnèrent de leurs voix ; mais elles s’interrompaient de temps
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 130

en temps par de grands éclats de rire, que leur faisaient faire les
paroles. Au plus fort de ce divertissement, et lorsque la compagnie
était le plus en joie, on frappa à la porte. Safie cessa de chanter et alla
voir ce que c’était.

Mais Sire, dit en cet endroit Scheherazade au sultan, il est bon que
Votre Majesté sache pourquoi l’on frappait si tard à la porte des
dames ; en voici la raison. Le calife Haroun-al-Raschid avait coutume
de marcher très souvent la nuit incognito, pour savoir par lui-même si
tout était tranquille dans la ville, et s’il ne s’y commettait pas de
désordre.

Cette nuit-là, le calife était sorti de bonne heure, accompagne de


Giafar 18 , son grand vizir, et de Mesrour, chef des eunuques de son
palais, tous trois déguisés en marchands. En passant par la rue des
trois dames, ce prince, entendant le son des instruments et des voix, et
le bruit des éclats de rire, dit au vizir : « Allez, frappez à la porte de
cette maison où l’on fait tant de bruit ; je veux y entrer et en apprendre
la cause. » Le vizir eut beau lui représenter que c’étaient des femmes
qui régalaient ce soir-là ; que le vin apparemment leur avait échauffé
la tête, et qu’il ne devait pas s’exposer à recevoir d’elles quelque
insulte ; qu’il n’était pas encore heure indue, et qu’il ne fallait pas
troubler leur divertissement : « Il n’importe, repartit le calife, frappez,
je vous l’ordonne. »

C’était donc le grand vizir Giafar qui avait frappé à la porte des
dames, par ordre du calife, qui ne voulait pas être connu. Safie ouvrit ;
et le vizir remarquant, à la clarté d’une bougie qu’elle tenait, que
c’était une dame d’une grande beauté, joua parfaitement bien son
personnage. Il lui fit une profonde révérence, et lui dit d’un air
respectueux : « Madame, nous sommes trois marchands de Moussoul,
arrivés depuis environ dix jours, avec de riches marchandises que

18 Giafar le Barmécide. Haroun-al-Raschid lui donna en mariage sa sœur


Abassa, à condition qu’ils ne goûteraient pas les plaisirs de l’amour. L’ordre
fut bientôt oublié. Ils eurent un fils, qu’ils envoyèrent secrètement élever à la
Mecque. Le calife en ayant eu connaissance, Giafar perdit la faveur de son
maître, et peu après la vie.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 131

nous avons en magasin dans un khan 19 où nous avons pris logement.


Nous avons été aujourd’hui chez un marchand de cette ville, qui nous
avait invités à l’aller voir. Il nous a régalés d’une collation ; et comme
le vin nous avait mis de belle humeur, il a fait venir une troupe de
danseuses. Il était déjà nuit, et dans le temps que l’on jouait des
instruments, que les danseuses dansaient, et que la compagnie faisait
grand bruit, le guet a passé et s’est fait ouvrir. Quelques-uns de la
compagnie ont été arrêtés. Pour nous, nous avons été assez heureux
pour nous sauver par-dessus une muraille ; mais ajouta le vizir,
comme nous sommes étrangers, et avec cela un peu pris de vin, nous
craignons de rencontrer une autre escouade du guet, ou la même,
avant que d’arriver à notre khan, qui est éloigné d’ici. Nous y
arriverions même inutilement, car la porte est fermée, et ne sera
ouverte que demain matin, quelque chose qui puisse arriver. C’est
pourquoi, madame, ayant ouï en passant des instruments et des voix,
nous avons jugé que l’on n’était pas encore retiré chez vous, et nous
avons pris la liberté de frapper, pour vous supplier de nous donner
retraite jusqu’au jour. Si nous vous paraissons dignes de prendre part à
votre divertissement, nous tâcherons d’y contribuer en ce que nous
pourrons, pour réparer l’interruption que nous y avons causée ; sinon,
faites-nous seulement la grâce de souffrir que nous passions la nuit à
ouvert sous votre vestibule. »

Pendant ce discours de Giafar, la belle Safie eut le temps l’examiner


le vizir et les deux personnes qu’il disait marchands comme lui ; et
jugeant à leur physionomie que ce n’étaient pas des gens du commun,
elle leur dit qu’elle n’était pas la maîtresse, et que s’ils voulaient se
donner un moment de patience, elle reviendrait leur apporter la
réponse.

Safie alla faire ce rapport à ses sœurs, qui balancèrent quelque temps
sur le parti qu’elles devaient prendre. Mais elles étaient naturellement

19 Khan ou caravansérail : bâtiment qui, dans l’Orient, sert de magasin ou


d’auberge pour les marchands ; les caravanes y sont reçues pour un prix
modique.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 132

bienfaisantes ; et elles avaient déjà fait la même grâce aux trois


calenders. Ainsi, elles résolurent le les laisser entrer.

Le calife, son grand vizir et le chef de ses eunuques, ayant été


introduits par la belle Safie, saluèrent les dames et les calenders avec
beaucoup de civilité.Les dames les reçurent le même, les croyant
marchands ; et Zobéide, comme la principale, leur dit d’un air grave et
sérieux qui lui convenait : « Vous êtes les bienvenus ; mais, avant
toutes choses, ne trouvez pas mauvais que nous vous demandions une
grâce. — Eh quelle grâce, madame ? répondit le vizir. Peut-on refuser
quelque chose à de si belles dames ? — C’est, reprit Zobéide, de
n’avoir que des yeux et point de langue ; de ne pas nous faire de
questions sur quoi que vous puissiez voir, pour en apprendre la cause,
et de ne point parler de ce qui ne vous regarde pas, de crainte que vous
n’entendiez ce qui ne vous serait point agréable. — Vous serez obéie,
madame, reprit le vizir. Nous ne sommes ni censeurs, ni curieux
indiscrets ; c’est bien assez que nous ayons attention à ce qui nous
regarde, sans nous mêler de ce qui ne nous regarde pas. » A ces mots,
chacun s’assit, la conversation se lia, et l’on recommença à boire en
faveur des nouveaux venus.

Pendant que le vizir Giafar entretenait les dames, le calife ne pouvait


cesser d’admirer leur beauté extraordinaire, leur bonne grâce, leur
humeur enjouée et leur esprit. D’un lutte côté, rien ne lui paraissait
plus surprenant que les calenders, tous trois borgnes de l’œil droit. Il
se serait volontiers informé de cette singularité ; mais la condition
qu’on venait d’imposer à lui et à sa compagnie l’empêcha d’en parler.
Avec cela, quand il faisait réflexion à la richesse des meubles, à leur
arrangement bien entendu et à la propret de cette maison, il ne pouvait
se persuader qu’il n’y eût pas de l’enchantement.

L’entretien était tombé sur les divertissements et le différentes


manières de se réjouir, les calenders se levèrent et dansèrent à leur
mode une danse qui augmenta la bonne opinion que les dames avaient
déjà conçue d’eux, et qui leur attira l’estime du calife et de sa
compagnie.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 133

Quand les trois calenders eurent achevé leur danse, Zobéide se leva,
et, prenant Amine par la main : « Ma sœur, lui dit-elle, levez-vous ; la
compagnie ne trouvera pas mauvais, que nous ne nous contraignions
point ; et sa présence n’empêchera pas que nous ne fassions ce que
nous avons coutume de faire. » Amine, qui comprit ce que sa sœur
voulait dire, se leva et emporta les plats, la table, les. flacons, les
tasses et les instruments dont les calenders avaient joué.

Safie ne demeura pas à rien faire ; elle balaya la salle, mit à sa place
tout ce qui était dérangé, moucha les bougies, et y appliqua d’autre
bois d’aloès et d’autre ambre gris. Cela étant fait, elle pria les trois
calenders de s’asseoir sur le sofa d’un côté, et le calife de l’autre avec
sa compagnie. A l’égard du porteur, elle lui dit : « Levez-vous et vous
préparez à nous prêter la main à ce que nous allons faire : un homme
tel que vous, qui est comme de la maison, ne doit pas demeurer dans
l’inaction. »

Le porteur avait un peu cuvé son vin ; il se leva promptement, et après


avoir attaché le bas de sa robe à sa ceinture : « Me voilà prêt, dit-il ;
de quoi s’agit-il ? — Cela va bien, répondit Safie ; attendez que l’on
vous parle ; vous ne serez pas longtemps les bras croisés. » Peu de
temps après, on vit paraître Amine avec un siège qu’elle posa au
milieu de la salle. Elle alla ensuite à la porte d’un cabinet, et l’ayant
ouverte, elle fit signe au porteur de s’approcher. « Venez, lui dit-elle,
et m’aidez. » Il obéit, et y étant entré avec elle, il en sortit un moment
après, suivi de deux chiennes noires, dont chacune avait un collier
attaché à une chaîne qu’il tenait, et qui paraissaient avoir été
maltraitées à coups de fouet. Il s’avança avec elles, au milieu de la
salle.

Alors Zobéide, qui s’était assise entre les calenders et le calife, se leva
et marcha gravement jusqu’où était le porteur. « Ça, dit-elle, en
poussant un grand soupir, faisons notre devoir. » Elle se retroussa les
bras jusqu’au coude, et près avoir pris un fouet que Safie lui présenta :
« Porteur, lit-elle, remettez une de ces deux chiennes à ma sœur
Amine, et approchez-vous de moi avec l’autre. »
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 134

Le porteur fit ce qu’on lui commandait, et quand il se fut approché de


Zobéide, la chienne qu’il tenait commença à faire des cris, et se tourna
vers Zobéide en levant la tête d’une manière suppliante. Mais
Zobéide, sans avoir égard à la triste contenance de la chienne qui
faisait pitié, ni à ses cris qui remplissaient toute la maison, lui donna
des coups de fouet à perte d’haleine, et, lorsqu’elle n’eut plus la force
de lui en donner davantage, elle jeta le fouet par terre ; puis, prenant la
chaîne de la main du porteur, elle leva la chienne par les pattes, et, se
mettant toutes deux à se regarder d’un air triste et touchant, elles
pleurèrent l’une et l’autre. Enfin, Zobéide tira son mouchoir, essuya
les larmes de la chienne, la baisa, et remettant la chaîne au porteur :
« Allez, lui dit-elle, ramenez-la où vous l’avez prise, et amenez-moi
l’autre. »

Le porteur ramena la chienne fouettée au cabinet, et, en revenant, il


prit l’autre des mains d’Amine, et l’alla présenter à Zobéide qui
l’attendait. « Tenez-la comme la première », lui dit-elle. Puis ayant
repris le fouet, elle la maltraita de la même manière. Elle pleura
ensuite avec elle, essuya ses pleurs, la baisa, et la remit au porteur à
qui l’agréable Amine épargna la peine de la ramener au cabinet ; car
elle s’en chargea elle-même.

Cependant les trois calenders, le calife et sa compagnie furent


extraordinairement étonnés de cette exécution. Ils ne pouvaient
comprendre comment Zobéide, après avoir fouetté avec tant de force
les deux chiennes, animaux immondes, selon la religion musulmane,
pleurait ensuite avec elles, leur essuyait les larmes et les baisait. Ils en
murmurèrent en eux-mêmes. Le calife surtout, plus impatient que les
autres, mourait d’envie de savoir le sujet d’une action qui paraissait si
étrange, et ne cessait de faire signe au vizir de parler pour s’en
informer. Mais le vizir tournait la tête d’un autre côté, jusqu’à ce que,
pressé par des signes si souvent réitérés, il répondit par d’autres signes
que ce n’était pas le temps de satisfaire sa curiosité.

Zobéide demeura quelques instants à la même place au milieu de la


salle, comme pour se remettre de la fatigue qu’elle venait de se donner
en fouettant les deux chiennes.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 135

« Ma chère sœur, lui dit la belle Safie, ne vous plaît-il pas de retourner
à votre place, afin qu’à mon tour je fasse aussi mon personnage ? —
Oui », répondit Zobéide. En disant cela, elle alla s’asseoir sur le sofa,
ayant à sa droite le calife, Giafar et Mesrour, et à sa gauche les trois
calenders et le porteur.

Après que Zobéide eut repris sa place, toute la compagnie garda


quelque temps le silence. Enfin Safie, qui s’était assise sur le siège au
milieu de la salle, dit à sa sœur Amine : « Ma chère sœur, levez-vous,
je vous en conjure ; vous comprenez bien ce que je veux dire. »
Amine se leva, et alla dans un autre cabinet que celui d’où les deux
chiennes avaient été amenées. Elle en revint, tenant un étui garni de
satin jaune, relevé d’une riche broderie d’or et de soie verte. Elle
s’approcha de Safie, et ouvrit l’étui, d’où elle tira un luth qu’elle lui
présenta. Elle le prit ; et après avoir mis quelque temps à l’accorder,
elle commença à le toucher, en l’accompagnant de sa voix, elle chanta
une chanson sur les tourments de l’absence, avec tant d’agrément, que
le calife et tous les autres en furent charmés. Lorsqu’elle eut achevé,
comme elle avait chanté avec beaucoup le passion et d’action en
même temps : « Tenez, ma sœur, dit-elle à l’agréable Amine, je n’en
puis plus et la voix me manque ; obligez la compagnie en jouant et en
chantant à ma place. — Très volontiers », répondit Amine, en
s’approchant de Safie, qui lui remit le luth entre les mains, et lui céda
la place.

Amine, ayant un peu préludé, pour voir si l’instrument était d’accord,


joua et chanta presque aussi longtemps sur le même sujet, mais avec
tant de véhémence, et elle était si touchée, ou pour mieux dire, si
pénétrée du sens des paroles qu’elle chantait, que les forces lui
manquèrent en achevant.

Zobéide voulut lui marquer sa satisfaction : « Ma sœur, dit-elle, vous


avez fait des merveilles : on voit bien que vous sentez le mal que vous
exprimez si vivement. » Amine n’eut pas le temps de répondre à cette
honnêteté ; elle se sentit le cœur si pressé en ce moment, qu’elle ne
songea qu’à se donner de l’air, en laissant voir à toute la compagnie
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 136

une gorge et un sein, non pas blanc, tel qu’une dame comme Amine
devait l’avoir, mais tout meurtri de cicatrices ; ce qui fit une espèce
d’horreur aux spectateurs. Néanmoins cela ne lui donna pas de
soulagement et ne l’empêcha pas de s’évanouir.

Pendant que Zobéide et Safie coururent au secours de leur sœur, un


des calenders ne put s’empêcher de dire : « Nous aurions mieux aimé
coucher à l’air que d’entrer ici, si nous avions cru y voir de pareils
spectacles. » Le calife, qui l’entendit, s’approcha de lui et des autres
calenders, et s’adressant à eux : « Que signifie tout ceci ? » dit-il.
Celui qui venait de parler lui répondit : « Seigneur, nous ne le savons
pas plus que vous. — Quoi reprit le calife, vous n’êtes pas de la
maison ? Vous ne pouvez rien nous apprendre de ces deux chiennes
noires et de cette dame évanouie et si indignement maltraitée ? —
Seigneur, repartirent les calenders, de notre vie nous ne sommes venus
en cette maison, et nous n’y sommes entrés que quelques moments
avant vous. »

Cela augmenta l’étonnement du calife. « Peut-être, répliqua-t-il, que


cet homme qui est avec vous en sait quelque chose. » L’un des
calenders fit signe au porteur de s’approcher et lui demanda s’il ne
savait pas pourquoi les chiennes noires avaient été fouettées, et
pourquoi le sein d’Amine paraissait meurtri. « Seigneur, répondit le
porteur, je puis jurer par le grand Dieu vivant que, si vous ne savez
rien de tout cela, nous n’en savons pas plus les uns que les autres. Il
est bien vrai que je suis de cette ville, mais je ne suis jamais entré le
dans cette maison ; et si vous êtes surpris de m’y voir, je ne le suis pas
moins de m’y trouver en votre compagnie. Ce qui redouble ma
surprise, ajouta-t-il, c’est de ne voir ici aucun homme avec ces
dames. »

Le calife, sa compagnie et les calenders avaient cru que le porteur


était du logis, et qu’il pourrait les informer de ce qu’ils désiraient
savoir. Le calife, résolu de satisfaire sa curiosité à quelque prix que ce
fût, dit aux autres : « Écoutez, puisque nous voilà sept hommes, et que
nous n’avons affaire qu’à trois dames, obligeons-les à nous donner les
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 137

éclaircissements que nous souhaitons. Si elles refusent de nous les


donner de bon gré, nous sommes en état de les y contraindre. »

Le grand vizir Giafar s’opposa à cet avis, et en fit voir les


conséquences au calife, sans toutefois faire connaître ce prince aux
calenders ; et lui adressant la parole comme s’il eût été marchand
« Seigneur, dit-il, considérez, je vous prie, que nous avons notre
réputation à conserver. Vous savez à quelle condition ces dames ont
bien voulu nous recevoir chez elles ; nous l’avons acceptée. Que
dirait-on de nous, si nous y contrevenions ? Nous serions encore plus
blâmables, s’il nous arrivait quelque malheur. Il n’y a pas d’apparence
qu’elles aient exigé de nous cette promesse, sans être en état de nous
faire repentir, si nous ne la tenons pas. »

En cet endroit, le vizir tira le calife à part, et lui parlant tout bas :
« Seigneur, poursuivit-il, la nuit ne durera pas encore longtemps ; que
votre Majesté se donne un peu de patience. Je viendrai prendre ces
dames demain matin, je les amènerai devant votre trône, et vous
apprendrez d’elles tout ce que vous voulez savoir. » Quoique ce
conseil fût très judicieux, le calife le rejeta, imposa silence au vizir, en
lui disant qu’il ne pouvait attendre si longtemps, et qu’il prétendait
avoir à l’heure même l’éclaircissement qu’il désirait.

Il ne s’agissait plus que de savoir qui porterait la parole. Le calife


tâcha d’engager les calenders à parler les premiers, mais ils s’en
excusèrent. A la fin, ils convinrent tous ensemble que ce serait le
porteur. Il se préparait à faire la question fatale, lorsque Zobéide,
après avoir secouru Amine, qui était revenue de son évanouissement,
s’approcha d’eux. Comme elle les avait ouïs parler haut et avec
chaleur, elle leur dit : « Seigneur, de quoi parlez-vous ? quelle est
votre contestation ? »

Le porteur prit alors la parole « Madame, lui dit-il, ces seigneurs vous
supplient de vouloir bien leur expliquer pourquoi, après avoir
maltraité vos deux chiennes, vous avez pleuré avec elles, et d’où vient
que la dame qui s’est évanouie a le sein couvert de cicatrices. C’est,
madame, ce que je suis chargé de vous demander de leur part. »
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 138

Zobéide, à ces mots, prit un air fier ; et se tournant du côté du calife,


de sa compagnie et des calenders « Est-il vrai, seigneurs, leur dit-elle,
que vous l’ayez chargé de me faire cette demande ? » Ils répondirent
que oui, excepté le vizir Giafar, qui ne dit mot. Sur cet aveu, elle leur
dit d’un ton qui marquait combien elle se tenait offensée : « Avant que
de vous accorder la grâce que vous nous avez demandée, de vous
recevoir, afin de prévenir tout sujet d’être mécontentes de vous, parce
que nous sommes seules, nous l’avons fait sous la condition que nous
vous avons imposée, de ne pas parler de ce qui ne vous regarderait
point, de peur d’entendre ce qui ne vous plairait pas. Après vous avoir
reçus et régalés du mieux qu’il nous a été possible, vous ne laissez pas
toutefois de manquer de parole. Il est vrai que cela arrive par la
facilité que nous avons eue ; mais c’est ce qui ne vous excuse point, et
votre procédé n’est pas honnête. » En achevant ces paroles, elle frappa
fortement des pieds et des mains par trois fois, et cria « Venez vite. »
Aussitôt une porte s’ouvrit, et sept esclaves noirs, puissants et
robustes, entrèrent le sabre à la main, se saisirent chacun d’un des sept
hommes de la compagnie, les jetèrent par terre, les traînèrent au
milieu de la salle, et se préparèrent à leur couper la tête.

Il est aisé de se représenter quelle fut la frayeur du calife. Il se repentit


alors, mais trop tard, de n’avoir pas voulu suivre le conseil de son
vizir. Cependant ce malheureux prince, Giafar, Mesrour, le porteur et
les calenders étaient près de payer de leur vie leur indiscrète curiosité ;
mais avant qu’ils reçussent le coup de la mort un des esclaves dit à
Zobéide et à ses sœurs « Hautes, puissantes et respectables maîtresses,
nous commandez-vous de leur couper le cou ? — Attendez, lui
répondit Zobéide ; il faut que je les interroge auparavant. — Madame,
interrompit le porteur effrayé, au nom de Dieu ne me faites pas mourir
pour le crime d’autrui. Je suis innocent : ce sont eux qui sont les
coupables. Hélas ! continua-t-il en pleurant, nous passions le temps si
agréablement Ces calenders borgnes sont la cause de ce malheur. Il
n’y a pas de ville qui ne tombe en ruine devant des gens de si mauvais
augure. Madame, je vous supplie de ne pas confondre le premier avec
le dernier ; songez qu’il est plus beau de pardonner à un misérable
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 139

comme moi, dépourvu de tout secours, que de l’accabler de votre


pouvoir et de le sacrifier à votre ressentiment. »

Zobéide, malgré sa colère, ne put s’empêcher de rire en elle-même des


lamentations du porteur. Mais sans s’arrêter à lui, elle adressa la
parole aux autres une seconde fois : « Répondez-moi, dit-elle, et
m’apprenez qui vous êtes ; autrement vous n’avez plus qu’un moment
à vivre. Je ne puis croire que vous soyez d’honnêtes gens, ni des
personnes d’autorité ou de distinction dans votre pays, quel qu’il
puisse être. Si cela était, vous auriez eu plus de retenue et plus
d’égards pour nous. »

Le calife, impatient de son naturel, souffrait infiniment plus que les


autres de voir que sa vie dépendait du commandement d’une dame
offensée et justement irritée ; mais il commença à concevoir quelque
espérance, quand il vit qu’elle voulait savoir qui ils étaient tous ; car il
s’imagina qu’elle ne lui ferait pas ôter la vie, lorsqu’elle serait
informée de son rang. C’est pourquoi il dit tout bas au vizir, qui était
près de lui, de déclarer promptement qui il était. Mais le vizir, prudent
et sage, désirait sauver l’honneur de son maître ; et ne voulant pas
rendre public le grand affront qu’il s’était attiré lui-même, il répondit
seulement « Nous n’avons que ce que nous méritons. » Mais quand,
pour obéir au calife, il aurait voulu parler, Zobéide ne lui en aurait pas
donné le temps. Elle s’était adressée aux calenders, et les voyant tous
trois borgnes, elle leur demanda s’ils étaient frères. Un d’entre eux lui
répondit pour les autres : « Non, madame, nous ne sommes pas frères
par le sang ; nous ne le sommes qu’en qualité de calenders, c’est-à-
dire en observant le même genre de vie. — Vous, reprit-elle, en
parlant à un seul en particulier, êtes-vous borgne de naissance ? —
Non, madame, répondit-il, je le suis par une aventure si surprenante,
qu’il n’y a personne qui n’en profitât, si elle était écrite. Après ce
malheur, je me fis raser la barbe et les sourcils, et me fis calender, en
prenant l’habit que je porte. »

Zobéide fit la même question aux deux autres calenders qui lui firent
la même réponse que le premier. Mais le dernier qui parla ajouta :
« Pour vous faire connaître, madame, que nous ne sommes pas des
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 140

personnes du commun, et afin que vous ayez quelque considération


pour nous, apprenez que nous sommes tous trois fils de rois. Quoique
nous ne nous soyons jamais vus que ce soir, nous avons eu toutefois le
temps de nous faire connaître les uns aux autres pour ce que nous
sommes ; et j’ose vous assurer que les rois de qui nous tenons le jour
ont fait quelque bruit dans le monde. »

A ce discours, Zobéide modéra son courroux, et dit aux esclaves


« Donnez-leur un peu de liberté, mais demeurez ici. Ceux qui nous
raconteront leur histoire et le sujet qui les a amenés dans cette maison,
ne leur faites point de mal, laissez-les aller où il leur plaira ; mais
n’épargnez pas ceux qui refuseront de nous donner cette
satisfaction. »

Sire, continua Scheherazade, les trois calenders, le calife, le grand


vizir Giafar, l’eunuque Mesrour et le porteur étaient tous au milieu de
la salle, assis sur le tapis de pied, en présence des trois dames qui
étaient sur le sofa, et des esclaves prêts à exécuter tous les ordres
qu’elles voudraient leur donner.

Le porteur, ayant compris qu’il ne s’agissait que de raconter son


histoire pour se délivrer d’un si grand danger, prit la parole le premier,
et dit : « Madame, vous savez déjà mon histoire et le sujet qui m’a
amené chez vous. Ainsi, ce que j’ai à vous raconter sera bientôt
achevé. Madame votre sœur que voilà m’a pris ce matin à la place, où,
en qualité de porteur, j’attendais que quelqu’un m’employât et me fît
gagner ma vie. Je l’ai suivie chez un marchand de vin, chez un
vendeur d’herbes, chez un vendeur d’oranges, de limons et de citrons ;
puis chez un vendeur d’amandes, de noix, de noisettes et d’autres
fruits ; ensuite chez un confiseur et chez un droguiste ; de chez le
droguiste, mon panier sur la tête et chargé autant que je le pouvais
être, je suis venu jusque chez vous, où vous avez eu la bonté de me
souffrir jusqu’à présent. C’est une grâce dont je me souviendrai
éternellement. Voilà mon histoire. »

Quand le porteur eut achevé, Zobéide satisfaite lui dit : « Sauve-toi,


marche, que nous ne te voyions plus. — Madame, reprit le porteur, je
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 141

vous supplie de me permettre encore de demeurer. Il ne serait pas


juste qu’après avoir donné aux autres le plaisir d’entendre mon
histoire, je n’eusse pas aussi celui d’écouter la leur. » En disant cela, il
prit place sur un bout du sofa, fort joyeux de se voir hors d’un péril
qui l’avait tant alarmé. Après lui, un des trois calenders prenant la
parole, et s’adressant à Zobéide, comme à la principale des trois
dames, et comme à celle qui lui avait commandé de parler, commença
ainsi son histoire
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 142

Histoire du premier Calender,


fils de Roi

Retour à la Table des Matières

Madame, pour vous apprendre pourquoi j’ai perdu mon œil droit, et la
raison qui m’a obligé de prendre l’habit de calender, je vous dirai que
je suis né fils de roi. Le roi mon père avait un frère, qui régnait
comme lui dans un état voisin. Ce frère eut deux enfants, un prince et
une princesse ; et le prince et moi nous étions à peu près du même
âge.

Lorsque j’eus fait tous mes exercices, et que le roi mon père m’eut
donné une liberté honnête, j’allais régulièrement chaque année voir le
roi mon oncle, et je demeurais à sa cour un mois ou deux, après quoi
je me rendais auprès du roi mon père. Ces voyages nous donnèrent
une occasion, au prince mon cousin et à moi, de contracter ensemble
une amitié très forte et très particulière. La dernière fois que je le vis,
il me reçut avec de plus grandes démonstrations de tendresse qu’il
n’avait fait encore, et voulant un jour me régaler, il fit pour cela des
préparatifs extraordinaires. Nous fûmes longtemps à table, et après
que nous eûmes bien soupé tous deux : « Mon cousin, me dit-il, vous
ne devineriez jamais à quoi je me suis occupé depuis votre dernier
voyage. Il y a un an qu’après votre départ je mis un grand nombre
d’ouvriers en besogne pour un dessein que je médite. J’ai fait faire un
édifice qui est achevé, et on y peut loger présentement ; vous ne serez
pas fâché de le voir ; mais il faut auparavant que vous me fassiez
serment de me garder le secret et la fidélité : ce sont deux choses que
j’exige de vous. »

L’amitié et la familiarité qui étaient entre nous ne me permettant pas


de lui rien refuser, je fis sans hésiter un serment tel qu’il le souhaitait ;
alors il me dit : « Attendez-moi ici, je suis à vous dans un moment. »
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 143

En effet, il ne tarda pas à revenir, et je le vis entrer avec une dame


d’une beauté singulière et magnifiquement habillée. Il ne me dit pas
qui elle était, et je ne crus pas devoir m’en informer. Nous nous
remîmes à table avec la dame, et nous y demeurâmes encore quelque
temps en nous entretenant de choses indifférentes, et en buvant des
rasades à la santé l’un de l’autre. Après cela, le prince me dit : « Mon
cousin, nous n’avons pas de temps à perdre ; obligez-moi d’emmener
avec vous cette dame, et de la conduire d’un tel côté, à un endroit où
vous verrez un tombeau en dôme nouvellement bâti. Vous le
reconnaîtrez aisément ; la porte est ouverte : entrez-y ensemble et
m’attendez. Je m’y rendrai bientôt. »

Fidèle à mon serment, je n’en voulus pas savoir davantage. Je


présentai la main à la dame, et, au moyen de renseignements que le
prince mon cousin m’avait donnés, je la conduisis heureusement au
clair de lune, sans m’égarer. A peine fûmes-nous arrivés au tombeau,
que nous vîmes paraître le prince, qui nous suivait, chargé d’une petite
cruche pleine d’eau, d’une houe et d’un petit sac où il y avait du
plâtre.

La houe lui servit à démolir le sépulcre vide qui était au milieu du


tombeau ; il ôta les pierres l’une après l’autre, et les rangea dans un
coin. Quand il les eut toutes ôtées, il creusa la terre, et je vis une
trappe qui était sous le sépulcre. Il la leva, et au-dessous j’aperçus le
haut d’un escalier en limaçon. Alors mon cousin s’adressant à la
dame, lui dit : « Madame, voilà par où l’on se rend au lieu dont je
vous ai parlé. » La dame, à ces mots, s’approcha et descendit, et le
prince se mit en devoir de la suivre ; mais se retournant auparavant de
mon côté : « Mon cousin, me dit-il, je vous suis infiniment obligé de
la peine que vous avez prise ; je vous en remercie : adieu.Mon cher
cousin, m’écriai-je, qu’est-ce que tout cela signifie ? Que cela vous
suffise, ne répondit-il ; vous pouvez reprendre le chemin par où vous
êtes venu. »

Je ne pus tirer autre chose du prince mon cousin, et je fus obligé de


prendre conga de lui. En m’en retournant au palais du roi mon oncle,
les vapeurs du vin me montaient à la tête. Je ne laissai pas néanmoins
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 144

de gagner mon appartement et de me coucher. Le lendemain, à mon


réveil, faisant réflexion sur ce qui m’était arrivé la nuit, et après avoir
rappelé toutes les circonstances d’une aventure si singulière, il me
sembla que c’était un songe. Prévenu de cette pensée, j’envoyai savoir
si le prince mon cousin était en état d’être Mais lorsqu’on me rapporta
qu’il n’avait pas couché chez lui, qu’on ne savait ce qu’il était devenu
et qu’on en était fort en peine, je jugeai bien que l’étrange événement
du tombeau n’était que trop véritable. J’en fus vivement affligé, et, me
dérobant à tout le monde, je me rendis secrètement au cimetière
public, où il y avait une infinité de tombeaux semblables à celui que
j’avais vu. Je passai la journée à les considérer l’un après l’autre ;
mais je ne pus démêler celui que je cherchais, et je fis, durant quatre
jours, la même recherche inutilement.

Il faut savoir que, pendant ce temps-là, le roi mon oncle était absent. Il
y avait plusieurs jours qu’il était à la chasse. Je m’ennuyai de
l’attendre, et après avoir prié ses ministres de lui faire mes excuses à
son retour, je partis de son palais pour me rendre à la cour de mon
père, dont je n’avais pas coutume d’être éloigné si longtemps. Je
laissai les ministres du roi mon oncle fort en peine d’apprendre ce
qu’était devenu le prince mon cousin. Mais, pour ne pas violer le
serment que j’avais fait de lui garder le secret, je n’osai les tirer
d’inquiétude, et ne voulus rien leur communiquer de ce que je savais.

J’arrivai à la capitale où le roi mon père faisait sa résidence, et, contre


l’ordinaire, je trouvai à la porte de son palais une grosse garde, dont je
fus environné en entrant. J’en demandai la raison, et l’officier, prenant
la parole, me répondit : « Prince, l’armée a reconnu le grand vizir à la
place du roi votre père, qui n’est plus, et je vous arrête prisonnier de la
part du nouveau roi. » A ces mots, les gardes se saisirent de moi et me
conduisirent devant le tyran. Jugez, madame, de ma surprise et de ma
douleur.

Ce rebelle vizir avait conçu pour moi une forte haine, qu’il nourrissait
depuis longtemps. En voici le sujet : dans ma plus tendre jeunesse,
j’aimais à tirer de l’arbalète ; j’en tenais une un jour au haut du palais
sur la terrasse, et je me divertissais à en tirer. Il se présenta un oiseau
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 145

devant moi, je le mirai, mais je le manquai, et la flèche, par hasard,


alla donner droit contre l’œil du vizir qui prenait l’air sur la terrasse de
sa maison, et le creva. Lorsque j’appris ce malheur, j’en fis faire des
excuses au vizir, et je lui en fis moi-même ; mais il ne laissa pas d’en
conserver un vif ressentiment, dont il me donnait des marques quand
l’occasion s’en présentait. Il le fit éclater d’une manière barbare quand
il me vit en son pouvoir. Il vint à moi comme un furieux sitôt qu’il
m’aperçut ; et enfonçant ses doigts dans mon œil droit, il l’arracha lui-
même. Voilà par quelle aventure je suis borgne.

Mais l’usurpateur, ne borna pas là sa cruauté. Il me fit enfermer dans


une caisse, et ordonna au bourreau de me porter en cet état fort loin du
palais, et de m’abandonner aux oiseaux de proie, après m’avoir coupé
la tête. Le bourreau, accompagné d’un autre homme, monta à cheval,
chargé de la caisse, et s’arrêta dans la campagne pour exécuter son
ordre. Mais je fis si bien par mes prières et par mes larmes, que
j’excitai sa compassion. « Allez, me dit-il, sortez promptement du
royaume, et gardez-vous bien d’y revenir, car vous y rencontreriez
votre perte, et vous seriez cause de la mienne. » Je le remerciai de la
grâce qu’il me faisait, et je ne fus pas plus tôt seul, que je me consolai
d’avoir perdu mon œil, en songeant que j’avais évité un plus grand
malheur.

Dans l’état où j’étais, je ne faisais pas beaucoup de chemin. Je me


retirais en des lieux écartés pendant le jour, et je marchais la nuit,
autant que mes forces me le pouvaient permettre. J’arrivai enfin dans
les États du roi mon oncle, et je me rendis à sa capitale.

Je lui fis un long détail de la cause tragique de mon retour et du triste


état où il me voyait. « Hélas ! s’écria-t-il, n’était-ce pas assez d’avoir
perdu mon fils ? fallait-il que j’apprisse encore la mort d’un frère qui
m’était cher, et que je vous visse dans le déplorable état où vous êtes
réduit ! » Il me marqua l’inquiétude où il était de n’avoir reçu aucune
nouvelle du prince son fils, quelques perquisitions qu’il en eût fait
faire et quelque diligence qu’il y eût apportée. Ce malheureux père
pleurait à chaudes larmes en me parlant, et il me parut tellement
affligé que je ne pus résister à sa douleur. Quelque serment que
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 146

j’eusse fait au prince mon cousin, il me fut impossible de le garder. Je


racontai au roi son père tout ce que je savais. Le roi m’écouta avec
quelque sorte de consolation, et quand j’eus achevé : « Mon neveu,
me dit-il, le récit que vous venez de me faire me donne quelque
espérance. J’ai su que mon fils faisait bâtir ce tombeau, et je sais à peu
près en quel endroit : avec l’idée qui vous en est restée, je me flatte
que nous le trouverons. Mais puisqu’il l’a fait faire secrètement, et
qu’il a exigé de vous le secret, je suis d’avis que nous l’allions
chercher tous deux seuls, pour éviter l’éclat. » Il avait une autre
raison, qu’il ne me disait pas, d’en vouloir dérober la connaissance à
tout le monde. C’était une raison très importante, comme la suite de
mon discours le fera connaître.

Nous nous déguisâmes l’un et l’autre, et nous sortîmes par une porte
du jardin qui ouvrait sur la campagne. Nous fûmes assez heureux pour
trouver bientôt ce que nous cherchions. Je reconnus le tombeau, et
j’en eus d’autant plus de joie que je l’avais en vain cherché
longtemps. Nous y entrâmes, et trouvâmes la trappe de fer abattue sur
l’entrée de l’escalier. Nous eûmes de la peine à la lever, parce que le
prince l’avait scellée en dedans avec le plâtre et l’eau dont j’ai parlé ;
mais enfin nous la levâmes.

Le roi mon oncle descendit le premier. Je le suivis, et nous


descendîmes environ cinquante degrés. Quand nous fûmes au bas de
l’escalier, nous nous trouvâmes dans une espèce d’antichambre,
remplie d’une fumée épaisse et de mauvaise odeur, et dont la lumière
que rendait un très beau lustre était obscurcie.

De cette antichambre, nous passâmes dans une chambre fort grande,


soutenue de grosses colonnes, et éclairée de plusieurs autres lustres. Il
y avait une citerne au milieu, et l’on voyait plusieurs sortes de
provisions de bouche rangées d’un côté. Nous fûmes assez surpris de
n’y voir personne. Il y avait en face un sofa assez élevé, où l’on
montait par quelques degrés, et au-dessus duquel paraissait un lit fort
large, et dont les rideaux étaient fermés. Le roi monta, et les ayant
ouverts, il aperçut le prince son fils et la dame couchés ensemble,
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 147

mais brûlés et changés en charbon, comme si on les eût jetés dans un


grand feu, et qu’on les en eût retirés avant qu’ils fussent consumés.

Ce qui me surprit plus que toute autre chose, c’est qu’à ce spectacle,
qui faisait horreur, le roi mon oncle, au lieu de témoigner de
l’affliction en voyant le prince son fils dans un état si affreux, lui
cracha au visage en lui disant d’un air indigné : « Voilà quel est le
châtiment de ce monde ; mais celui de l’autre durera éternellement. »
Il ne se contenta pas d’avoir prononcé ces paroles, il se déchaussa, et
donna sur la joue de son fils un grand coup de sa pantoufle.

Je ne puis vous exprimer, madame, quel fut mon étonnement, lorsque


je vis le roi mon oncle maltraiter ainsi le prince son fils après sa mort.
« Sire, lui dis-je, quelque douleur qu’un objet si funeste soit capable
de me causer, je ne laisse pas de la suspendre pour demander à Votre
Majesté quel crime peut avoir commis le prince mon cousin, pour
mériter que vous traitiez ainsi son cadavre. — Mon neveu, me
répondit le roi, je vous dirai que mon fils, indigne de porter ce nom,
aima sa sœur dès ses premières années, et que sa sœur l’aima de
même. Je ne m’opposai point à leur amitié naissante, parce que je ne
prévoyais pas le mal qui en pourrait arriver. Et qui aurait pu le
prévoir ? Cette tendresse augmenta avec l’âge, et parvint à un point,
que j’en craignis enfin la suite. J’y apportai alors le remède qui était
en mon pouvoir. Je ne me contentai pas de prendre mon fils en
particulier, et de lui faire une forte réprimande, en lui représentant
l’horreur de la passion dans laquelle il s’engageait, et la honte
éternelle dont il allait couvrir ma famille, s’il persistait dans des
sentiments si criminels ; je représentai ces mêmes choses à ma fille, et
je la renfermai de sorte qu’elle n’eût plus de communication avec son
frère. Mais la malheureuse avait avalé le poison, et tous les obstacles
que put mettre ma prudence à leur amour ne servirent qu’à l’irriter.
Mon fils, persuadé que sa sœur était toujours la même pour lui, sous
prétexte de se faire bâtir un tombeau, fit préparer cette demeure
souterraine, dans l’espérance de trouver un jour l’occasion d’enlever
le coupable objet de sa flamme, et de l’amener ici. Il a choisi le temps
de mon absence pour forcer la retraite où était sa sœur ; et c’est une
circonstance que mon honneur ne m’a pas permis de publier. Après
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 148

une action si condamnable, il s’est venu renfermer avec elle dans ce


lieu, qu’il a muni, comme vous voyez, de toutes sortes de provisions,
afin d’y pouvoir jouir longtemps de ces détestables amours, qui
doivent faire horreur à tout le monde. Mais Dieu n’a pas voulu
souffrir cette abomination, et les a justement châtiés l’un et l’autre. »
Il fondit en pleurs en achevant ces paroles, et je mêlai mes larmes
avec les siennes.

Quelque temps après, il jeta les yeux sur moi. « Mais, mon cher
neveu, reprit-il en, m’embrassant, si je perds un indigne fils, je
retrouve heureusement en vous de quoi mieux remplir la place qu’il
occupait. » Les réflexions qu’il fit encore sur la triste fin du prince et
de la princesse sa fille nous arrachèrent de nouvelles larmes.

Nous remontâmes par le même escalier, et sortîmes enfin de ce lieu


funeste. Nous abaissâmes la trappe de fer, et la couvrîmes de terre et
des matériaux dont le sépulcre avait été bâti, afin de cacher, autant
qu’il nous était possible, un effet si terrible de la colère de Dieu.

Il n’y avait pas longtemps que nous étions de retour au palais, sans
que personne se fût aperçu de notre absence, lorsque nous entendîmes
un bruit confus de trompettes, de timbales, de tambours et d’autres
instruments de guerre. Une poussière épaisse, dont l’air était obscurci,
nous apprit bientôt ce que c’était, et nous annonça l’arrivée d’une
armée formidable. C’était le même vizir qui avait détrôné mon père et
usurpé ses États, qui venait pour s’emparer aussi de ceux du roi mon
oncle, avec des troupes innombrables.

Ce prince, qui n’avait alors que sa garde ordinaire, ne put résister à


tant d’ennemis. Ils investirent la ville ; et comme les portes leur furent
ouvertes sans résistance, ils eurent peu de peine à s’en rendre maîtres.
Ils n’en eurent pas davantage à pénétrer jusqu’au palais du roi mon
oncle, qui se mit en défense ; mais il fut tué, après avoir vendu
chèrement sa vie. De mon côté, je combattis quelque temps ; mais
voyant bien qu’il fallait céder à la force, je songeai à me retirer, et
j’eus le bonheur de me sauver par des détours, et de me rendre chez
un officier du roi, dont la fidélité m’était connue.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 149

Accablé de douleur, persécuté par la fortune, j’eus recours à un


stratagème, qui était la seule ressource qui me restait pour me
conserver la vie. Je me fis raser la barbe et les sourcils et ayant pris
l’habit de calender, je sortis de la ville sans que personne me reconnût.
Après cela, il me fut aisé de m’éloigner du royaume du roi mon oncle,
en marchant par des chemins écartés. J’évitai de passer par les villes,
jusqu’à ce qu’étant arrivé dans l’empire du puissant commandeur des
croyants 20 , le glorieux et renommé calife Haroun-al-Raschid, je
cessai de craindre. Alors, me consultant sur ce que j’avais à faire, je
pris la résolution de venir à Bagdad me jeter aux pieds de ce grand
monarque, dont on vante partout la générosité. « Je le toucherai,
disais-je, par le récit d’une histoire aussi surprenante que la mienne ; il
aura pitié, sans doute, d’un malheureux prince, et je n’implorerai pas
vainement son appui. »

Enfin, après un voyage de plusieurs mois, je suis arrivé aujourd’hui à


la porte de cette ville ; j’y suis entré sur la fin du jour ; et m’étant un
peu arrêté pour reprendre mes esprits, et délibérer de quel côté je
tournerai mes pas, cet autre calender que voici près de moi arriva
aussi en voyageur. Il me salue, je le salue de même. « A vous voir, lui
dis-je, vous êtes étranger comme moi. » Il me répond que je ne me
trompe pas. Dans le moment qu’il me fait cette réponse, le troisième
calender que vous voyez survient. Il nous salue, et fait connaître qu’il
est aussi étranger et nouveau venu à Bagdad. Comme frères, nous
nous joignons ensemble, et nous résolvons de ne nous pas séparer.

Cependant il était tard, et nous ne savions où aller loger dans une ville
où nous n’avions aucune habitude, et où nous n’étions jamais venus.
Mais notre bonne fortune nous ayant conduits devant votre porte, nous
avons pris la liberté de frapper ; vous nous avez reçus avec tant de
charité et de bonté, que nous ne pouvons assez vous en remercier.
Voilà, madame, ajouta-t-il, ce que vous m’avez commandé de vous
raconter, pourquoi j’ai perdu mon œil droit, pourquoi j’ai la barbe et
les sourcils ras, et pourquoi je suis en ce moment chez vous.

20 Titre des califes.


Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 150

« C’est assez, dit Zobéide, nous sommes contentes : retirez-vous où il


vous plaira. » Le calender s’en excusa, et supplia la dame de lui
permettre de demeurer, pour avoir la satisfaction d’entendre l’histoire
de ses deux confrères, qu’il ne pouvait, disait-il, abandonner
honnêtement, et celle des trois autres personnes de la compagnie.

L’histoire du premier calender parut étrange à toute la compagnie, et


particulièrement au calife. La présence des esclaves avec leur sabre à
la main ne l’empêcha pas de dire tout bas au vizir : « Depuis que je
me connais, j’ai bien entendu des histoires, mais je n’ai jamais rien
ouï qui approchât de celle de ce calender. » Pendant qu’il parlait ainsi,
le second calender prit la parole, et s’adressant à Zobéide :
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 151

Histoire du second Calender,


fils de Roi

Retour à la Table des Matières

Madame, dit-il, pour obéir à votre commandement, et vous apprendre


par quelle étrange aventure je suis devenu borgne de l’œil droit, il faut
que je vous conte toute l’histoire de ma vie.

J’étais à peine hors de l’enfance, que le roi mon père (car vous saurez,
madame, que je suis né prince), remarquant en moi beaucoup d’esprit,
n’épargna rien pour le cultiver. Il appela auprès de moi tout ce qu’il y
avait dans ses États de gens qui excellaient dans les sciences et dans
les beaux-arts. Je ne sus pas plus tôt lire et écrire, que j’appris par
cœur l’Alcoran tout entier, ce livre admirable, qui contient le
fondement, les préceptes et la règle de notre religion. Et afin de m’en
instruire à fond, je lus les ouvrages des auteurs les plus approuvés, et
qui l’ont éclairci par leurs commentaires. J’ajoutai à cette lecture la
connaissance de toutes les traditions recueillies de la bouche de nos
prophètes par les grands hommes ses contemporains. Je ne me
contentai pas de ne rien ignorer de tout ce qui regardait notre religion,
je me fis une étude particulière de nos histoires ; je me perfectionnai
dans les belles-lettres, dans la lecture de nos poètes, dans la
versification. Je m’attachai à la géographie, à la chronologie, et à
parler purement notre langue, sans toutefois négliger aucun des
exercices qui conviennent à un prince. Mais une chose que j’aimais
beaucoup, et à quoi je réussissais principalement, c’était à former les
caractères de notre langue arabe. J’y fis tant de progrès, que je
surpassai tous les maîtres écrivains de notre royaume qui s’étaient
acquis le plus de réputation.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 152

La renommée me fit plus d’honneur que je le méritais. Elle ne se


contenta pas de semer le bruit de mes talents dans les États du roi mon
père, elle le porta jusqu’à la cour des Indes, dont le puissant
monarque, curieux de me voir, envoya un ambassadeur avec de riches
présents, pour me demander à mon père, qui fut ravi de cette
ambassade pour plusieurs raisons. Il était persuadé que rien ne
convenait mieux à un prince de mon âge que de voyager dans les
cours étrangères ; et d’ailleurs il était bien aise de s’attirer l’amitié du
sultan des Indes. Je partis donc avec l’ambassadeur, mais avec peu
d’équipage, à cause de la longueur et de la difficulté des chemins.

Il y avait un mois que nous étions en marche, lorsque nous


découvrîmes de loin un gros nuage de poussière, sous lequel nous
vîmes bientôt paraître cinquante cavaliers bien armés. C’étaient des
voleurs qui venaient à nous au grand galop.

Comme nous avions dix chevaux chargés de notre bagage et des


présents que je devais faire au sultan des Indes, de la part du roi mon
père, et que nous étions peu de monde, vous jugez bien que ces
voleurs ne manquèrent pas de venir à nous hardiment. N’étant pas en
état de repousser la force par la force, nous leur dîmes que nous étions
des ambassadeurs du sultan des Indes, et que nous espérions qu’ils ne
feraient rien contre le respect qu’ils lui devaient. Nous crûmes sauver
par là notre équipage et nos vies ; mais les voleurs nous répondirent
insolemment : « Pourquoi voulez-vous que nous respections le sultan
votre maître ? Nous ne sommes pas ses sujets ; nous ne sommes pas
même sur ses terres. » En achevant ces paroles, ils nous enveloppèrent
et nous attaquèrent. Je me défendis le plus longtemps qu’il me fut
possible ; mais me sentant blessé, et voyant que l’ambassadeur, ses
gens et les miens, avaient tous été jetés par terre, je profitai du reste
des forces de mon cheval, qui avait été aussi fort blessé, et je
m’éloignai d’eux. Je le poussai tant qu’il put me porter ; mais venant
tout à coup à manquer sous moi, il tomba roide mort de lassitude et du
sang qu’il avait perdu. Je me débarrassai de lui assez vite ; et
remarquant que personne ne me poursuivait, je jugeai que les voleurs
n’avaient pas voulu s’écarter du butin qu’ils avaient fait.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 153

Me voilà donc seul, blessé, destitué de tout secours, dans un pays qui
m’était inconnu. Je n’osai reprendre le grand chemin, de peur de
retomber entre les mains de ces voleurs. Après avoir bandé ma plaie,
qui n’était pas dangereuse, je marchai le reste du jour, et j’arrivai au
pied d’une montagne, où j’aperçus à mi-côte l’ouverture d’une grotte ;
j’y entrai et j’y passai la nuit un peu tranquillement, après avoir
mangé quelques fruits que j’avais cueillis en mon chemin.

Je continuai de marcher le lendemain et les jours suivants, sans


trouver d’endroit où m’arrêter. Mais au bout d’un mois, je découvris
une grande ville très peuplée et située d’autant plus avantageusement,
qu’elle était arrosée, aux environs, par plusieurs rivières, et qu’il y
régnait un printemps perpétuel. Les objets agréables qui se
présentèrent alors à mes yeux me causèrent de la joie, et suspendirent
pour quelques moments la tristesse mortelle où j’étais de me voir en
l’état où e me trouvais. J’avais le visage, les mains et les pieds d’une
couleur basanée, car le soleil me les avait brûlés ; à force de marcher,
ma chaussure s’était usée, et j’avais été réduit à marcher nu-pieds ;
outre cela, mes habits étaient tout en lambeaux.

J’entrai dans la ville pour prendre langue, et m’informer du lieu où


j’étais ; je m’adressai à un tailleur qui travaillait à sa boutique. A ma
jeunesse, et à mon air qui marquait autre chose que je ne paraissais, il
me fit asseoir près de lui. Il me demanda qui j’étais, d’où je venais et
ce qui m’avait amené. Je ne lui déguisai rien de tout ce qui m’était
arrivé, et ne fis pas même difficulté de lui découvrir ma condition. Le
tailleur m’écouta avec attention ; mais lorsque j’eus achevé de parler,
au lieu de me donner de la consolation, il augmenta mes chagrins.
« Gardez-vous bien, me dit-il, de faire confidence à personne de ce
que vous venez de m’apprendre ; car le prince qui règne en ces lieux
est le plus grand ennemi qu’ait le roi votre père, et il vous ferait sans
doute quelque outrage, s’il était informé de votre arrivée en cette
ville. » Je ne doutai point de la sincérité du tailleur, quand il m’eut
nommé le prince. Mais comme l’inimitié qui est entre mon père et lui
n’a pas de rapport avec mes aventures, vous trouverez bon, madame,
que je le passe sous silence.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 154

Je remerciai le tailleur de l’avis qu’il me donnait, et lui témoignai que


je m’en remettais entièrement à ses bons conseils, et que je
n’oublierais jamais le plaisir qu’il me ferait. Comme il jugea que je ne
devais pas manquer d’appétit, il me fit apporter à manger, et m’offrit
même un logement chez lui ; ce que j’acceptai.

Quelques jours après mon arrivée, remarquant que j’étais assez remis
de la fatigue du long et pénible voyage que je venais de faite, et
n’ignorant pas que la plupart des princes de notre religion, par
précaution contre les revers de la fortune, apprennent quelque art ou
quelque métier, pour s’en servir en cas de besoin, il me demanda si
j’en savais quelqu’un dont je pusse vivre sans être à charge à
personne. Je lui répondis que je savais l’un et l’autre droit, que j’étais
grammairien-poète, et surtout que j’écrivais parfaitement bien. « Avec
tout ce que vous venez de dire, répliqua-t-il, vous ne gagnerez pas
dans ce pays-ci de quoi vous avoir un morceau de pain ; rien n’est ici
plus inutile que ces sortes de connaissances. Si vous voulez suivre
mon conseil, ajouta-t-il, vous prendrez un habit court ; et comme vous
me paraissez robuste et d’une bonne constitution, vous irez dans la
forêt prochaine faire du bois à brûler ; vous viendrez l’exposer en
vente à la place, et je vous assure que vous vous ferez un petit revenu,
dont vous vivrez indépendamment de personne. Par ce moyen, vous
vous mettrez en état d’attendre que le ciel vous soit favorable, et qu’il
dissipe le nuage de mauvaise fortune qui traverse le bonheur de votre
vie, et vous oblige à cacher votre naissance. Je me charge de vous
faire trouver une corde et une cognée.

La crainte d’être reconnu et la nécessité de vivre me déterminèrent à


prendre ce parti, malgré la bassesse et la peine qui y étaient attachées.
Dès le jour suivant, le tailleur m’acheta une cognée et une corde, avec
un habit court ; et, me recommandant à de pauvres habitants qui
gagnaient leur vie de la même manière, il les pria de me mener avec
eux. Ils me conduisirent à la forêt, et, dès le premier jour, j’en
rapportai sur ma tête une grosse charge de bois, que je vendis une
demi-pièce de monnaie d’or du pays ; car quoique la forêt ne fût pas
éloignée, le bois néanmoins ne laissait pas d’être cher en cette ville, à
cause du peu de gens qui se donnaient la peine d’en aller couper. En
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 155

peu de temps je gagnai beaucoup, et je rendis au tailleur l’argent qu’il


avait avancé pour moi.

Il y avait déjà plus d’une année que je vivais de cette sorte, lorsqu’un
jour, ayant pénétré dans la forêt plus avant que de coutume, j’arrivai
dans un endroit fort agréable, où je me mis à couper du bois. En
arrachant une racine d’arbre, j’aperçus un anneau de fer attaché à une
trappe de même métal. J’ôtai aussitôt la terre qui la couvrait ; je la
levai, et je vis un escalier par où je descendis avec ma cognée. Quand
je fus au bas de l’escalier, je me trouvai dans un vaste palais, qui me
causa une grande admiration, par la lumière qui l’éclairait, comme s’il
eût été sur la terre dans l’endroit le mieux exposé. Je m’avançai par
une galerie soutenue de colonnes de jaspe avec des vases et des
chapiteaux d’or massif ; mais voyant venir au-devant de moi une
dame, elle me parut avoir un air si noble, si aisé, et une beauté si
extraordinaire, que détournant mes yeux de tout autre objet, je
m’attachai uniquement à la regarder.

Pour épargner à la belle dame de venir jusqu’à moi, je me hâtai de la


joindre, et dans le temps que je lui faisais une profonde révérence, elle
me dit : « Qui êtes-vous ? Êtes-vous homme ou génie ? — Je suis
homme, madame, lui répondis-je en me relevant, et je n’ai point de
commerce avec les génies. — Par quelle aventure, reprit-elle avec un
grand soupir, vous trouvez-vous ici ? Il y a vingt-cinq ans que j’y
demeure, et pendant tout ce temps-là je n’y ai pas vu d’autre homme
que vous. »

Sa grande beauté, qui m’avait déjà donné dans la vue, sa douceur et


l’honnêteté avec laquelle elle me recevait, me donnèrent la hardiesse
de lui dire : « Madame, avant que j’aie l’honneur de satisfaire votre
curiosité, permettez-moi de vous dire que je me sais un gré infini de
cette rencontre imprévue, qui m’offre l’occasion de me consoler dans
l’affliction où je suis, et peut-être celle de vous rendre plus heureuse
que vous n’êtes. » Je lui racontai fidèlement par quel étrange accident
elle voyait en ma personne le fils d’un roi, dans l’état où je paraissais
en sa présence, et comment le hasard avait voulu que je découvrisse
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 156

l’entrée de sa prison magnifique, mais ennuyeuse, selon toutes les


apparences.

« Hélas ! prince, dit-elle en soupirant encore, vous avez bien raison


de croire que cette prison si riche et si pompeuse ne laisse pas d’être
un séjour fort ennuyeux. Les lieux les plus charmants ne sauraient
plaire lorsqu’on y est contre sa volonté. Il n’est pas possible que vous
n’ayez pas entendu parler du grand Epitimarus, roi de l’île d’Ébène,
ainsi nommée à cause de ce bois précieux qu’elle produit si
abondamment. Je suis la princesse sa fille. Le roi mon père m’avait
choisi pour époux un prince qui était mon cousin ; mais la première
nuit de mes noces, au milieu des réjouissances de la cour et de la
capitale du royaume de l’île d’Ébène, avant que je fusse livrée à mon
mari, un génie m’enleva. Je m’évanouis en ce moment, je perdis toute
connaissance ; et lorsque j’eus repris mes esprits, je me trouvai dans
ce palais. J’ai été longtemps inconsolable ; mais le temps et la
nécessité m’ont accoutumée à voir et à souffrir le génie. Il y a vingt-
cinq ans, comme je vous l’ai déjà dit, que je suis dans ce lieu, où je
puis dire que j’ai à souhait tout ce qui est nécessaire à la vie, et tout ce
qui peut contenter une princesse qui n’aimerait que les parures et les
ajustements. De dix jours en dix jours, le génie vient coucher une nuit
avec moi ; il n’y couche pas plus souvent, et l’excuse qu’il en apporte,
est qu’il est marié à une autre femme, qui aurait de la jalousie, si
l’infidélité qu’il lui fait venait à sa connaissance. Cependant, si j’ai
besoin de lui, soit de jour soit de nuit, je n’ai pas plus tôt touché un
talisman qui est à l’entrée de ma chambre, que le génie paraît. Il y a
aujourd’hui quatre jours qu’il est venu ; ainsi je ne l’attends que dans
six. C’est pourquoi vous en pourrez demeurer cinq avec moi, pour me
tenir compagnie, si vous le voulez bien, et je tâcherai de vous régaler
selon votre qualité et votre mérite. »

Je me serais estimé trop heureux d’obtenir une si grande faveur en la


demandant, pour la refuser après une offre si obligeante. La princesse
me fit entrer dans un bain, le plus propre, le plus commode et le plus
somptueux que l’on puisse s’imaginer ; et lorsque j’en sortis, à la
place de mon habit, j’en trouvai un autre très riche, que je pris moins
pour sa richesse que pour me rendre plus digne d’être avec elle. Nous
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 157

nous assîmes sur un sofa garni d’un superbe tapis et le coussins


d’appui, du plus beau brocart des Indes ; et, quelque temps après, elle
mit sur une table des mets très délicats. Nous mangeâmes ensemble ;
nous passâmes le reste de la journée très agréablement, et la nuit elle
me reçut dans son lit.

Le lendemain, comme elle cherchait tous les moyens de me faire


plaisir, elle me servit au dîner une bouteille de vin vieux, le plus
excellent que l’on puisse goûter ; et elle voulut bien, par
complaisance, en boire quelques coups avec moi. Quand j’eus la tête
échauffée de cette liqueur agréable : « Belle princesse, lui dis-je, il y a
trop longtemps que vous êtes enterrée toute vive ; suivez-moi, venez
jouir de la clarté du véritable jour dont vous êtes privée depuis tant
d’années. Abandonnez la fausse lumière dont vous jouissez ici.

— Prince, me répondit-elle en souriant, laissez là ce discours. Je


compte pour rien le plus beau jour du monde, pourvu que de dix, vous
m’en donniez neuf, et que vous cédiez le dixième au génie.
« Princesse, repris-je, je vois bien que la crainte du génie vous fait
tenir ce langage. Pour moi je le redoute si peu, que je vais mettre son
talisman en pièces avec le grimoire qui est écrit dessus. Qu’il vienne
alors, je l’attends. Quelque brave, quelque redoutable qu’il puisse être,
e lui ferai sentir le poids de mon bras. Je fais le serment d’exterminer
tout ce qu’il y a de génies au monde, et lui le premier. » La princesse,
qui en savait les conséquences, me conjura de ne pas toucher au
talisman. « Ce serait le moyen, me dit-elle, de nous perdre vous et
moi. Je connais les génies mieux que vous ne les connaissez. » Les
vapeurs du vin ne me permirent pas de goûter les raisons de la
princesse ; je donnai du pied dans le talisman, et le mis en plusieurs
morceaux.

Le talisman ne fut pas sitôt rompu, que le palais s’ébranla, prêt à


s’écrouler, avec un bruit effroyable et pareil à celui du tonnerre,
accompagné d’éclairs redoublés et d’une grande obscurité. Ce fracas
épouvantable dissipa en un moment les fumées du vin, et me fit
connaître, mais trop tard, la faute que j’avais faite. « Princesse,
m’écriai-je, que signifie ceci ? » Elle me répondit tout effrayée, et
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 158

sans penser à son propre malheur : « Hélas ! c’est fait de vous, si vous
ne vous sauvez. »

Je suivis son conseil ; et mon épouvante fut si grande, que j’oubliai


ma cognée et mes babouches 21 . J’avais à peine gagné l’escalier par
où j’étais descendu, que le palais enchanté s’entr’ouvrit, et fit un
passage au génie. Il demanda en colère à la princesse « Que vous est-il
arrivé ? et pourquoi m’appelez-vous ? — Un mal de cœur, lui répondit
la princesse, m’a obligée d’aller chercher la bouteille que vous voyez ;
j’en ai bu deux ou trois coups ; par malheur j’ai fait un faux pas, et je
suis tombée sur le talisman, qui s’est brisé. Il n’y a pas autre chose. »

A cette réponse, le génie furieux lui dit : « Vous êtes une impudente,
une menteuse. La cognée et les babouches que voilà, pourquoi se
trouvent-elles ici ? Je ne les ai jamais vues qu’en ce moment, reprit la
princesse. De l’impétuosité dont vous êtes venu, vous les avez peut-
être enlevées avec vous, en passant par quelque endroit, et vous les
avez apportées sans y prendre garde. »

Le génie ne repartit que par des injures et par des coups dont
j’entendis le bruit. Je n’eus pas la fermeté d’ouïr les pleurs et les cris
pitoyables de la princesse maltraitée d’une manière si cruelle. J’avais
déjà quitté l’habit qu’elle m’avait fait prendre, et repris le mien, que
j’avais porté sur l’escalier le jour précédent à la sortie du bain. Ainsi
j’achevais de monter, d’autant plus pénétré de douleur et de
compassion, que j’étais la cause d’un si grand malheur, et qu’en
sacrifiant la plus belle princesse de la terre à la barbarie d’un génie
implacable, je m’étais rendu criminel et le plus ingrat de tous les
hommes. Il est vrai, disais-je, qu’elle est prisonnière depuis vingt-cinq
ans ; mais la liberté à part, elle n’avait rien à désirer pour être
heureuse. Mon emportement met fin à son bonheur, et la soumet à la
cruauté d’un démon impitoyable. » J’abaissai la trappe, la recouvris de
terre, et retournai à la ville avec une charge de bois, que
j’accommodai sans savoir ce que je faisais, tant j’étais troublé et
affligé.

21 Espèce de pantoufles.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 159

Le tailleur, mon hôte, marqua une grande joie —de me voir. « Votre
absence, me dit-il, m’a causé beaucoup l’inquiétude, à cause du secret
de votre naissance que vous m’avez confié. Je ne savais ce que je
devais penser, et je craignais que quelqu’un ne vous eût reconnu. Dieu
soit loué de votre retour ! » Je le remerciai de son zèle et de son
affection ; mais je ne lui communiquai rien de ce qui m’était arrive, ni
la raison pour laquelle je retournais sans cognée et sans babouches. Je
me retirai dans ma chambre, où je me reprochai mille fois l’excès de
mon imprudence. « Rien, me disais-je, n’aurait égalé le bonheur de la
princesse et le mien, si j’eusse pu me contenir et que je n’eusse pas
brisé le talisman. » Pendant que je m’abandonnais à ces pensées
affligeantes, le tailleur entra, et me dit : « Un vieillard que je ne
connais pas vient d’arriver avec votre cognée et vos babouches qu’il a
trouvées en son chemin, à ce qu’il dit. Il a appris de vos camarades,
qui vont au bois avec vous, que vous demeuriez ici. Venez lui parler,
il veut vous les rendre en main propre. » A ce discours, je changeai de
couleur et tout le corps me trembla. Le tailleur m’en demandait le
sujet, lorsque le pavé de ma chambre s’entr’ouvrit. Le vieillard, qui
n’avait pas eu la patience d’attendre, parut et se présenta à nous avec
la cognée et les babouches. C’était le génie ravisseur de la belle
princesse de l’île d’Ébène, qui s’était ainsi déguisé, après l’avoir
traitée avec la dernière barbarie. « Je suis génie, nous dit-il, fils de la
fille d’Eblis, prince des génies. N’est-ce pas là ta cognée ? ajouta-t-il
en s’adressant à moi ; ne sont-ce pas là tes babouches ? »

Et sans me donner le temps de lui répondre, ce que je n’aurais pu


faire, tant sa présence affreuse m’avait mis hors de moi-même, il me
prit par le milieu du corps, me traîna hors de la chambre ; et s’élançant
dans l’air, m’enleva jusqu’au ciel avec tant de force et de vitesse, que
je m’aperçus plus tôt que j’étais monté si haut, que du chemin qu’il
m’avait fait faire en peu de moments. Il fondit de même vers la terre ;
et l’ayant fait entr’ouvrir en frappant du pied, il s’y enfonça, et
aussitôt je me trouvai dans le palais enchanté, devant la belle
princesse de l’île d’Ébène. Mais, hélas ! quel spectacle ! je vis une
chose qui me perça le cœur. Cette princesse était nue et toute en sang,
étendue sur la terre, plus morte que vive, et les joues baignées de
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 160

larmes. « Perfide, lui dit le génie en me montrant à elle, n’est-ce pas là


ton amant ? » Elle jeta sur moi ses yeux languissants, et répondit
tristement : « Je ne le connais pas ; jamais je ne l’ai vu qu’en ce
moment. — Quoi ! reprit le génie, il est cause que tu es dans l’état où
te voilà si justement, et tu oses dire que tu ne le connais pas ! — Si je
ne le connais pas, repartit la princesse, voulez-vous que je fasse un
mensonge qui soit la cause de sa perte ? — Eh bien, dit le génie, en
tirant un sabre et le présentant à la princesse, si tu ne l’as jamais vu,
prends ce sabre et lui coupe la tête. Hélas ! dit la princesse, comment
pourrai-je exécuter ce que vous exigez de moi ? Mes forces sont
tellement épuisées que je ne saurais lever le bras ; et quand je le
pourrais, aurais-je le courage de donner la mort à une personne que je
ne connais point, à un innocent ? Ce refus, dit alors le génie à la
princesse, me fait connaître tout ton crime. » Ensuite, se tournant de
mon côté : « Et toi, me dit-il, ne la connais-tu pas ? »

J’aurais été le plus ingrat et le plus perfide de tous les hommes, si je


n’eusse pas eu pour la princesse la même fidélité qu’elle avait pour
moi, qui étais la cause de son malheur.

C’est pourquoi je répondis au génie : « Comment la connaîtrais-je,


moi qui ne l’ai jamais vue que cette seule fois ? — Si cela est, reprit-
il, prends donc ce sabre et coupe-lui la tête. C’est à ce prix que je te
mettrai en liberté, et que je serai convaincu que tu ne l’as jamais vue
qu’à présent, comme tu le dis. — Très volontiers, » lui repartis-je. Je
pris le sabre de sa main et je m’approchai de la belle princesse de l’île
d’Ebène, non pas pour être le ministre de la barbarie du génie, mais
seulement pour lui marquer par des gestes, autant qu’il me l’était
permis, que comme elle avait la fermeté de sacrifier sa vie pour
l’amour de moi, je ne refuserais pas d’immoler aussi la mienne pour
l’amour d’elle. La princesse comprit mon dessein. Malgré ses
douleurs et son affliction, elle me le témoigna par un regard obligeant,
et me fit entendre qu’elle mourait volontiers et qu’elle était contente
de voir que je voulais aussi mourir pour elle. Je reculai alors, et jetant
le sabre par terre : « Je serais, dis-je au génie, éternellement blâmable
devant tous les hommes, si j’avais la lâcheté de massacrer, je ne dis
pas une personne que je ne connais point, mais même une dame
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 161

comme celle que je vois, dans l’état où elle est, prête à rendre
l’âme.Vous ferez de moi ce qui vous plaira, puisque je suis à votre
discrétion ; mais je ne puis obéir à votre commandement barbare.

— Je vois bien, dit le génie, que vous me bravez l’un et l’autre, et que
vous insultez à ma jalousie ; mais par le traitement que je vous ferai,
vous connaîtrez tous deux de quoi je suis capable. » A ces mots, le
monstre reprit le sabre, et coupa une des mains de la princesse, qui
n’eut que le temps de me faire un signe de l’autre pour me dire un
éternel adieu ; car le sang qu’elle avait déjà perdu, et celui qu’elle
perdit alors, ne lui permirent pas de vivre plus d’un moment ou deux
après cette dernière cruauté, dont le spectacle me fit évanouir.

Lorsque je fus revenu à moi, je me plaignis au génie de ce qu’il me


faisait languir dans l’attente de la mort. « Frappez, lui dis-je, je suis
prêt à recevoir le coup mortel ; je l’attends de vous comme la plus
grande grâce que vous me puissiez faire. » Mais au lieu de me
l’accorder : « Voilà, me dit-il, de quelle sorte les génies traitent les
femmes qu’ils soupçonnent d’infidélité. Elle t’a reçu ici ; si j’étais
assuré qu’elle m’eût fait un plus grand outrage, je te ferais périr dans
ce moment ; mais je me contenterai de te changer en chien, en âne, en
lion ou en oiseau. Choisis un de ces changements ; je veux bien te
laisser maître du choix. »

Ces paroles me donnèrent quelque espérance de le fléchir. « O génie !


lui dis-je, modérez votre colère ; et puisque vous ne voulez pas m’ôter
la vie, accordez-la-moi généreusement. Je me souviendrai toujours de
votre clémence, si vous me pardonnez, de même que le meilleur
homme du monde pardonna à un de ses voisins qui lui portait une
envie mortelle. » Le génie me demanda ce qui s’était passé entre ces
deux voisins, en me disant qu’il voulait bien avoir la patience
d’écouter cette histoire. Voici de quelle manière je lui en fis le récit.
Je crois, madame, que vous ne serez pas fâchée que je vous la raconte
aussi.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 162

Histoire de l’Envieux et de l’Envié

Retour à la Table des Matières

Dans une ville assez considérable, deux hommes demeuraient porte à


porte. L’un conçut contre l’autre une envie si violente, que celui qui
en était l’objet résolut de changer de demeure et de s’éloigner,
persuadé que le voisinage seul lui avait attiré l’animosité de son
voisin ; car quoiqu’il lui eût rendu de bons offices, il s’était aperçu
qu’il n’en était pas moins haï. C’est pourquoi il vendit sa maison avec
le peu de bien qu’il avait ; et se retirant dans la capitale du pays, qui
n’était pas éloignée, il acheta une petite terre, environ à une demi-
lieue de la ville. Il y avait une maison assez commode, un beau jardin
et une cour raisonnablement grande, dans laquelle était une citerne
profonde, dont on ne se servait plus.

Le bon homme, ayant fait cette acquisition, prit l’habit de derviche 22


pour mener une vie plus retirée, et fit faire plusieurs cellules dans la
maison, où il établit en peu de temps une communauté nombreuse de
derviches. Sa vertu le fit bientôt connaître, et ne manqua pas de lui
attirer une infinité de monde, tant du peuple que des principaux de la
ville. Enfin, chacun l’honorait et le chérissait extrêmement. On venait
aussi de bien loin se recommander à ses prières ; et tous ceux qui se
retiraient d’auprès de lui publiaient les bénédictions qu’ils croyaient
avoir reçues du ciel par son moyen.

La grande réputation du personnage s’étant répandue dans la ville


d’où il était sorti, l’envieux en eut un chagrin si vif, qu’il abandonna
sa maison et ses affaires, dans la résolution de l’aller perdre. Pour cet

22 Ce mot désigne généralement, en persan et en turc, un pauvre comme fakir en


arabe ; mais ces deux mots signifient en particulier un religieux musulman ou
indien. Les religieux chrétiens sont désignés spécialement sous le nom de
raheb, en arabe, et de kalogeros ou de kéchiche en turc.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 163

effet, il se rendit au nouveau couvent de derviches, dont le chef, ci-


devant son voisin, le reçut avec toutes les marques d’amitié
imaginables. L’envieux lui dit qu’il était venu exprès pour lui
communiquer une affaire importante, dont il ne pouvait l’entretenir
qu’en particulier. « Afin, ajouta-t-il, que personne ne nous entende,
promenons-nous, je vous prie, dans votre cour ; et puisque la nuit
approche, commandez à vos derviches de se retirer dans leurs
cellules. » Le chef des derviches fit ce qu’il souhaitait.

Lorsque l’envieux se vit seul avec le bon homme, il commença à lui


raconter ce qui lui plut, en marchant l’un à côté de l’autre dans la
cour, jusqu’à ce que se trouvant sur le bord de la citerne, il le poussa
et le jeta dedans, sans que personne fût témoin d’une si méchante
action. Cela étant fait, il s’éloigna promptement, gagna la porte du
couvent, d’où il sortit sans être vu, et retourna chez lui fort content de
son voyage, et persuadé que l’objet de son envie n’était plus au
monde ; mais il se trompait fort. La vieille citerne était habitée par des
fées et par des génies, qui se trouvèrent si à propos pour secourir le
chef des derviches, qu’ils le reçurent et le soutinrent jusqu’au bas, de
manière qu’il ne se fit aucun mal. Il s’aperçut bien qu’il y avait
quelque chose d’extraordinaire dans une chute dont il devait perdre la
vie ; mais il ne voyait ni ne sentait rien. Néanmoins il entendit bientôt
une voix qui dit : « Savez-vous qui est ce bon homme à qui nous
venons de rendre ce bon office ? » Et d’autres voix ayant répondu que
non, la première reprit : Je vais vous le dire. Cet homme, par la plus
grande charité du monde, a abandonné la ville où il demeurait, et est
venu s’établir en ce lieu, dans l’espérance de guérir un de ses voisins
de l’envie qu’il avait contre lui. Il s’est attiré ici une estime si
générale, que l’envieux, ne pouvant le souffrir, est venu dans le
dessein de le faire périr ; ce qu’il aurait exécuté sans le secours que
nous avons prêté à ce bon homme, dont la réputation est si grande,
que le sultan, qui fait son séjour dans la ville voisine, doit venir
demain le visiter pour recommander la princesse sa fille à ses
prières. »

Une autre voix demanda quel besoin la princesse avait des prières du
derviche ; à quoi la première repartit : « Vous ne savez donc pas
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 164

qu’elle est possédée du génie Maimoun, fils de Dimdim qui est


devenu amoureux d’elle ? Mais je sais bien comment ce bon chef des
derviches pourrait la guérir ; la chose est très aisée, et je vais vous la
dire. Il a dans son couvent un chat noir, qui a une tache blanche au
bout de la queue, environ de la grandeur d’une petite pièce de
monnaie d’argent. Il n’a qu’à arracher sept brins de poil de cette tache
blanche, les brûler, et parfumer la tête de la princesse de leur fumée. A
l’instant elle sera si bien guérie et si bien délivrée de Maimoun, fils de
Dimdim, que jamais il ne s’avisera d’approcher d’elle une seconde
fois. »

Le chef des derviches ne perdit pas un mot de cet entretien des fées et
des génies qui gardèrent un grand silence toute la nuit, après avoir dit
ces paroles. Le lendemain, au commencement du jour, dès qu’il put
distinguer les objets, comme la citerne était démolie en plusieurs
endroits, il aperçut un trou, par où il sortit sans peine.

Les derviches, qui le cherchaient, furent ravis de le revoir. Il leur


raconta en peu de mots la méchanceté de l’hôte qu’il avait si bien reçu
le jour précédent, et se retira dans sa cellule. Le chat noir, dont il avait
ouï parler la nuit dans l’entretien des fées et des génies, ne fut pas
longtemps à venir lui faire des caresses à son ordinaire. Il le prit, lui
arracha sept brins de poil de la tache blanche qu’il avait à la queue, et
les mit à part, pour s’en servir quand il en aurait besoin.

Il n’y avait pas longtemps que le soleil était levé, lorsque le sultan,
qui ne voulait rien négliger de ce qu’il croyait pouvoir apporter une
prompte guérison à la princesse, arriva à la porte du couvent. Il
ordonna à sa garde de s’y arrêter, et entra avec les principaux officiers
qui l’accompagnaient. Les derviches le reçurent avec un profond
respect.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 165

Le sultan tira leur chef à l’écart : « Bon scheik 23 , lui dit-il, vous savez
peut-être déjà le sujet qui m’amène. — Oui, Sire, répondit
modestement le derviche : c’est, si je ne me trompe, la maladie de la
princesse qui m’attire cet honneur que je ne mérite pas. — C’est cela
même, répliqua le sultan. Vous me rendriez la vie, si, comme je
l’espère, vos prières obtenaient la guérison de ma fille. — Sire,
repartit le bon homme, si Votre Majesté veut bien la faire venir ici, je
me flatte, par l’aide et la faveur de Dieu, qu’elle retournera en parfaite
santé. »

Le prince, transporté de joie, envoya sur-le-champ chercher sa fille,


qui parut bientôt accompagnée d’une nombreuse suite de femmes et
d’eunuques, et voilée de manière qu’on ne lui voyait pas le visage. Le
chef des derviches fit tenir un poêle au-dessus de la tête de la
princesse ; et il n’eut pas sitôt posé les sept brins de poil sur les
charbons allumés qu’il avait fait apporter, que le génie Maimoun, fils
de Dimdim, fit de grands cris, sans que l’on vît rien, et laissa la
princesse libre. Elle porta d’abord la main au voile qui lui couvrait le
visage, et le leva pour voir où elle était. « Où suis-je ? s’écria-t-elle.
Qui m’a amenée ici ? » A ces paroles, le sultan ne put cacher l’excès
de sa joie ; il embrassa sa fille, et la baisa aux yeux ; il baisa aussi la
main du chef des derviches, et dit aux officiers qui l’accompagnaient :
« Dites-moi votre sentiment : quelle récompense mérite celui qui a
ainsi guéri ma fille ? » Ils répondirent tous qu’il méritait de l’épouser.
« C’est ce que j’avais dans la pensée, reprit le sultan, et je le fais mon
gendre dès ce moment. »

Peu de temps après, le premier vizir mourut. Le sultan mit le derviche


à sa place, et le sultan étant mort lui-même sans enfants mâles, les
ordres de religion et de milice assemblés, le bon homme fut déclaré et
reconnu sultan d’un commun consentement.

23 Mot arabe qui signifie vieillard. On appelle ainsi dans l’Orient les chefs des
communautés religieuses et séculières, et les docteurs distingués. Les
mahométans donnent aussi ce nom à leurs prédicateurs.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 166

Le bon derviche étant donc monté sur le trône de son beau-père, un


jour qu’il était au milieu de sa cour, dans une marche, il aperçut
l’envieux parmi la foule du monde qui était sur son passage. Il fit
approcher un de ses vizirs qui l’accompagnait, et lui dit tout bas :
« Allez, et amenez-moi cet homme que voilà, et prenez bien garde de
l’épouvanter. » Le vizir obéit ; et quand l’envieux fut en présence du
sultan, le sultan lui dit « Mon ami, je suis ravi de vous voir. » Et alors,
s’adressant à un officier : « Qu’on lui compte, dit-il, tout à l’heure,
mille pièces de monnaie d’or de mon trésor. De plus, qu’on lui livre
vingt charges de marchandises les plus précieuses de mes magasins, et
qu’une garde suffisante Il conduise et l’escorte jusque chez lui. »
Après avoir chargé l’officier de cette commission, il dit adieu à
l’envieux et continua sa marche.

Lorsque j’eus achevé de conter cette histoire au génie assassin de la


princesse de l’île d’Ébène, je lui en fis l’application. « O génie ! lui
dis-je, vous voyez que ce sultan bienfaisant ne se contenta pas
d’oublier qu’il n’avait pas tenu à l’envieux qu’il n’eût perdu la vie ; il
le traita encore et le renvoya avec toute la bonté que je viens de vous
dire. » Enfin j’employai toute mon éloquence à le prier d’imiter un si
bel exemple et de me pardonner ; mais il ne me fut pas possible de le
fléchir. « Tout ce que je puis faire pour toi, me dit-il, c’est de ne te pas
ôter la vie ; ne te flatte pas que je te renvoie sain et sauf. Il faut que je
te fasse sentir ce que je puis par mes enchantements. » A ces mots il
se saisit de moi avec violence, et m’emportant au travers de la voûte
du palais souterrain, qui s’entr’ouvrit pour lui faire un passage, il
m’enleva si haut, que la terre ne me parut qu’un petit nuage blanc. De
cette hauteur, il se lança vers la terre comme la foudre, et prit pied sur
la cime d’une montagne.

Là, il ramassa une poignée de terre, prononça, ou plutôt marmotta


dessus certaines paroles, auxquelles je ne compris rien ; et la jetant sur
moi : « Quitte, me dit-il, la figure d’homme, et prends celle de singe. »
Il disparut aussitôt, et je demeurai seul, changé en singe, accablé de
douleur, dans un pays inconnu, ne sachant si j’étais près ou éloigné
des États du roi mon père.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 167

Je descendis du haut de la montagne, j’entrai dans un pays plat, dont


je ne trouvai l’extrémité qu’au bout d’un mois, que j’arrivai au bord
de la mer. Elle était alors dans un grand calme, et j’aperçus un
vaisseau à une demi-lieue de terre. Pour ne pas perdre une si belle
occasion, je rompis une grosse branche d’arbre, je la tirai après moi
dans la mer et me mis dessus, jambe de çà, jambe de là, avec un bâton
à chaque main pour me servir de rames.

Je voguai dans cet état et m’avançai vers le vaisseau. Quand je fus


assez près pour être reconnu, je donnai un spectacle fort extraordinaire
aux matelots et aux passagers qui parurent sur le tillac. Ils me
regardaient tous avec une grande admiration. Cependant j’arrivai à
bord, et, me prenant à un cordage, je grimpai jusque sur le tillac. Mais,
comme je ne pouvais parler, je me trouvai dans un terrible embarras.
En effet, le danger que je courus alors ne fut pas moins grand que
celui d’avoir été à la discrétion du génie.

Les marchands superstitieux et scrupuleux crurent que je porterais


malheur à leur navigation si on me recevait ; c’est pourquoi l’un dit :
« Je vais l’assommer d’un coup de maillet. » Un autre : « Je veux lui
passer une flèche au travers du corps. » Un autre : « Il faut le jeter à la
mer. » Quelqu’un n’aurait pas manqué de faire ce qu’il disait, si, me
rangeant du côté du capitaine, je ne m’étais pas prosterné à ses pieds ;
mais comme je l’avais pris par son habit, dans la posture de suppliant,
il fut tellement touché de cette action et des larmes qu’il vit couler de
mes yeux, qu’il me prit sous sa protection, en menaçant de faire
repentir celui qui me ferait le moindre mal. Il me fit même mille
caresses. De mon côté, au défaut de la parole, je lui donnai par mes
gestes toutes les marques de reconnaissance qu’il me fut possible.

Le vent, qui succéda au calme, ne fut pas fort ; mais il fut favorable il
ne changea point durant cinquante jours, et il nous fit heureusement
aborder au port d’une belle ville très peuplée et d’un grand commerce,
où nous jetâmes l’ancre. Elle était d’autant plus considérable, que
c’était la capitale d’un puissant État.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 168

Notre vaisseau fut bientôt environné d’une infinité de petits bateaux,


remplis de gens qui venaient pour féliciter leurs amis sur leur arrivée,
ou s’informer de ceux qu’ils avaient vus au pays d’où ils arrivaient, ou
simplement par la curiosité de voir un vaisseau qui venait de loin. Il
arriva entre autres quelques officiers qui demandèrent à parler, de la
part du sultan, aux marchands de notre bord. Les marchands se
présentèrent à eux ; et l’un des officiers, prenant la parole, leur dit :
« Le sultan notre maître nous a chargés de vous témoigner qu’il a bien
de la joie de votre arrivée, et de vous prier de prendre la peine d’écrire
sur le rouleau de papier que voici chacun quelques lignes de votre
écriture. Pour vous apprendre quel est son dessein, vous saurez qu’il
avait un premier vizir qui, avec une très grande capacité dans le
maniement des affaires, écrivait dans la dernière perfection. Ce
ministre est mort depuis peu de jours. Le sultan en est fort affligé ; et
comme il ne regardait jamais les écritures de sa main sans admiration,
il a fait un serment solennel de ne donner sa place qu’à un homme qui
écrira aussi bien qu’il écrivait. Beaucoup de gens ont présenté de leur
écriture ; mais jusqu’à présent il ne s’est trouvé personne, dans
l’étendue de cet empire, qui ait été jugé digne d’occuper la place du
vizir. »

Ceux des marchands qui crurent assez bien écrire pour prétendre à
cette haute dignité, écrivirent l’un après l’autre ce qu’ils voulurent.
Lorsqu’ils eurent achevé, je m’avançai et enlevai le rouleau de la main
de celui qui le tenait. Tout le monde, et particulièrement les
marchands qui venaient d’écrire, s’imaginant que je voulais le
déchirer ou le jeter à la mer, firent de grands cris ; mais ils se
rassurèrent quand ils virent que je tenais le rouleau fort proprement et
que je faisais signe de vouloir écrire à mon tour. Cela fit changer la
crainte en admiration. Néanmoins, comme ils n’avaient jamais vu de
singe qui sût écrire, et qu’ils ne pouvaient se persuader que je fusse
plus habile que les autres, ils voulurent m’arracher le rouleau des
mains ; mais le capitaine prit encore mon parti. « Laissez-le faire, dit-
il qu’il écrive. S’il ne fait que barbouiller le papier, je vous promets
que je le punirai sur-le-champ ; si, au contraire, il écrit bien, comme je
l’espère, car je n’ai vu de ma vie un singe plus adroit et plus
ingénieux, ni qui comprît mieux toutes choses, je déclare que je le
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 169

reconnaîtrai pour mon fils. J’en avais un qui n’avait pas à beaucoup
près tant d’esprit que lui. »

Voyant que personne ne s’opposait plus à mon dessein, je pris la


plume, et je ne la quittai qu’après avoir écrit six sortes d’écritures
usitées chez les Arabes ; et chaque essai d’écriture contenait un
distique ou un quatrain impromptu à la louange du sultan. Mon
écriture n’effaçait pas seulement celle des marchands, j’ose dire qu’on
n’en avait point vu de si belle jusqu’alors en ce pays-là. Quand j’eus
achevé, les officiers prirent le rouleau et le portèrent au sultan.

Le sultan ne fit aucune attention aux autres écritures ; il ne regarda


que la mienne, qui lui plut tellement, qu’il dit aux officiers : « Prenez
le cheval de mon écurie, le plus beau et le plus richement harnaché, et
une robe de brocart des plus magnifiques, pour en revêtir la personne
de qui sont ces six écritures, et amenez-la-moi. »

A cet ordre du sultan, les officiers se mirent à rire. Ce prince, irrité de


leur hardiesse, était prêt à les punir ; mais ils lui dirent : « Sire, nous
supplions Votre Majesté de nous pardonner : ces écritures ne sont pas
d’un homme, elles sont d’un singe. — Que dites-vous ? s’écria le
sultan, ces écritures merveilleuses ne sont pas de la main d’un
homme ? — Non, Sire, répondit un des officiers, nous assurons Votre
Majesté qu’elles sont d’un singe, qui les a faites devant nous. » Le
sultan trouva la chose trop surprenante pour n’être pas curieux de me
voir. « Faites ce que je vous ai commandé, leur dit-il, amenez-moi
promptement un singe si rare. »

Les officiers revinrent au vaisseau, et exposèrent leur ordre au


capitaine, qui leur dit que le sultan était le maître. Aussitôt ils me
revêtirent d’une robe de brocart très riche, et me portèrent à terre, où
ils me mirent sur le cheval du sultan, qui m’attendait dans son palais
avec un grand nombre de personnes de sa cour, qu’il avait assemblées
pour me faire plus d’honneur.

La marche commença. Le port, les rues, les places publiques, les


fenêtres, les terrasses des palais et des maisons, tout était rempli d’une
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 170

multitude innombrable de tout sexe et de tout âge, que la curiosité


avait fait venir de tous les endroits de la ville pour me voir ; car le
bruit s’était répandu en un moment que le sultan venait de choisir un
singe pour son grand vizir. Après avoir donné un spectacle si nouveau
à tout ce peuple, qui par des cris redoublés ne cessait de marquer sa
surprise, j’arrivai au palais du sultan.

Je trouvai ce prince assis sur son trône, au milieu des grands de sa


cour. Je lui fis trois révérences profondes ; et, à la dernière, je me
prosternai et baisai la terre devant lui. Je me mis ensuite sur mon séant
en posture de singe. Toute l’assemblée ne pouvait se lasser de
m’admirer, et ne comprenait pas comment il était possible qu’un singe
sût si bien rendre aux sultans le respect qui leur est dû ; et le sultan en
était plus étonné que personne. Enfin, la cérémonie de l’audience eût
été complète, si j’eusse pu ajouter la harangue à mes gestes ; mais les
singes ne parlèrent jamais, et l’avantage d’avoir été homme ne me
donnait pas ce privilège.

Le sultan congédia ses courtisans, et il ne resta auprès de lui que le


chef de ses eunuques, un petit esclave fort jeune et moi. Il passa de la
salle d’audience dans son appartement où il se fit apporter à manger.
Lorsqu’il fut à table, il me fit signe d’approcher et de manger avec lui.
Pour lui marquer mon obéissance, je baisai la terre, je me levai et me
mis à table. Je mangeai avec beaucoup de retenue et de modestie.

Avant que l’on desservît, j’aperçus une écritoire : je fis signe qu’on
me l’approchât ; et quand je l’eus, j’écrivis sur une grosse pêche des
vers de ma façon, qui marquaient ma reconnaissance au sultan ; et la
lecture qu’il en fit, après que je lui eus présenté la pêche, augmenta
son étonnement. La table levée, on lui apporta d’une boisson
particulière, dont il me fit présenter un verre. Je bus, et j’écrivis
dessus de nouveaux vers, qui expliquaient l’état où je me trouvais
après de grandes souffrances. Le sultan les lut encore, et dit : « Un
homme qui serait capable d’en faire autant serait au-dessus des plus
grands hommes. »
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 171

Ce prince s’étant fait apporter un jeu d’échecs, me demanda par signes


si j’y savais jouer, et si je voulais jouer avec lui. Je baisai la terre ; et
portant la main sur ma tête, je marquai que j’étais prêt à recevoir cet
honneur. Il me gagna la première partie ; mais je gagnai la seconde et
la troisième ; et m’apercevant que cela lui faisait quelque peine, pour
le consoler, je fis un quatrain que je lui présentai. Je lui disais que
deux puissantes armées s’étaient battues tout le jour avec beaucoup
d’ardeur, mais qu’elles avaient fait la paix sur le soir, et qu’elles
avaient passé la nuit ensemble fort tranquillement sur le champ de
bataille.

Tant de choses paraissant au sultan fort au delà de tout ce qu’on avait


jamais vu ou entendu de l’adresse ou de l’esprit des singes, il ne
voulut pas être le seul témoin de ces prodiges. Il avait une fille qu’on
appelait Dame de beauté. « Allez, dit-il au chef des eunuques, qui était
présent et attaché à cette princesse ; allez, faites venir ici votre dame ;
je suis bien aise qu’elle ait part au plaisir que je prends. »

Le chef des eunuques partit, et amena bientôt la princesse. Elle avait


le visage découvert ; mais elle ne fut pas plutôt dans la chambre,
qu’elle se le couvrit promptement de son voile, en disant au sultan :
« Sire, il faut que Votre Majesté se soit oubliée. Je suis fort surprise
qu’elle me fasse venir pour paraître devant les hommes. — Comment
donc, ma fille répondit le sultan, vous n’y pensez pas vous-même. Il
n’y a ici que le petit esclave, l’eunuque votre gouverneur et moi, qui
avons la liberté de vous voir le visage ; néanmoins vous baissez votre
voile, et vous me faites un crime de vous avoir fait venir ici. — Sire,
répliqua la princesse, Votre Majesté va connaître que je n’ai pas tort.
Le singe que vous voyez, quoiqu’il ait la forme d’un singe, est un
jeune prince, fils d’un grand roi. Il a été métamorphosé en singe par
enchantement. Un génie, fils de la fille d’Éblis, lui a fait cette malice,
après avoir cruellement ôté la vie à la princesse de l’île d’Ébène, fille
du roi Epitimarus. »

Le sultan, étonné de ce discours, se tourna de mon côté, et ne me


parlant plus par signes, il me demanda si ce que sa fille venait de dire
était véritable. Comme je ne pouvais parler, je mis la main sur ma tête
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 172

pour lui témoigner que la princesse avait dit la vérité. « Ma fille, reprit
alors le sultan, comment savez-vous que ce prince a été transformé en
singe par enchantement ? — Sire, répondit la princesse Dame de
beauté, Votre Majesté peut se souvenir qu’au sortir de mon enfance
j’ai eu près de moi une vieille dame. C’était une magicienne très
habile ; elle m’a enseigné soixante-dix règles de sa science, par la
vertu de laquelle je pourrais, en un clin d’œil, faire transporter votre
capitale au milieu de l’Océan, au delà du mont Caucase. Par cette
science, je connais toutes les personnes qui sont enchantées,
seulement à les voir ; je sais qui elles sont, et par qui elles ont été
enchantées ainsi ne soyez pas surpris si j’ai d’abord démêlé ce prince
au travers du charme qui l’empêche de paraître à vos yeux tel qu’il est
naturellement. Ma fille, dit le sultan, je ne vous croyais pas si habile.
Sire, répondit la princesse, ce sont des choses curieuses qu’il est bon
de savoir ; mais il m’a semblé que je ne devais pas m’en vanter.
Puisque cela est ainsi, reprit le sultan, vous pourrez donc dissiper
l’enchantement du prince ? —Oui, Sire, repartit la princesse, je puis
lui rendre sa première forme. — Rendez-la-lui donc, interrompit le
sultan ; vous ne sauriez me faire un plus grand plaisir, car je veux
qu’il soit mon grand vizir et qu’il vous épouse. — Sire, dit la
princesse, je suis prête à vous obéir en tout ce qu’il vous plaira de
m’ordonner. »

La princesse alla dans son appartement, d’où elle apporta un couteau


qui avait des mots hébreux gravés sur la lame. Elle nous fit descendre
ensuite, le sultan, le chef des eunuques, le petit esclave et moi, dans
une cour secrète du palais ; et là, nous laissant sous une galerie qui
régnait autour, elle s’avança au milieu de la cour, où elle décrivit un
grand cercle, et y traça plusieurs mots en caractères arabes, anciens et
autres, qu’on appelle caractères de Cléopâtre.

Lorsqu’elle eut achevé, et préparé le cercle de la manière qu’elle le


souhaitait, elle se plaça et s’arrêta au milieu, où elle fit des
adjurations, et récita des versets de l’Alcoran. Insensiblement l’air
s’obscurcit, de sorte qu’il semblait qu’il fût nuit, et que la machine du
monde allait se dissoudre. Nous nous sentîmes saisir d’une frayeur
extrême ; et cette frayeur augmenta encore quand nous vîmes tout à
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 173

coup paraître le génie, fils de la fille d’Éblis, sous la forme d’un lion
d’une grandeur épouvantable.

Dès que la princesse aperçut ce monstre, elle lui dit : « Chien, au lieu
de ramper devant moi, tu oses te présenter sous cette horrible forme,
et tu crois m’épouvanter ? Et toi, reprit le lion, tu ne crains pas de
contrevenir au traité que nous avons fait et confirmé par un serment
solennel, de ne nous nuire, ni faire aucun tort l’un à l’autre ? Ah,
maudit ! répliqua la princesse, c’est à toi que j’ai ce reproche à faire.
— Tu vas, interrompit brusquement le lion, être payée de la peine que
tu m’as donnée de venir. » En disant cela, il ouvrit une gueule
effroyable, et s’avança sur elle pour la dévorer. Mais elle, qui était sur
ses gardes, fit un saut en arrière, eut le temps de s’arracher un cheveu,
et, en prononçant deux ou trois paroles, elle le changea en un glaive
tranchant, dont elle coupa le lion en deux par le milieu du corps. Les
deux parties du lion disparurent, et il ne resta que la tête, qui se
changea en un gros scorpion. Aussitôt la princesse se changea en
serpent, et livra un rude combat au scorpion, qui, n’ayant pas
l’avantage, prit la forme d’un aigle, et s’envola. Mais le serpent prit
alors celle d’un aigle noir plus puissant, et le poursuivit. Nous les
perdîmes de vue l’un et l’autre.

Quelque temps après qu’ils eurent disparu, la terre s’entr’ouvrit


devant nous, et il en sortit un chat noir et blanc, dont le poil était tout
hérissé, et qui miaulait d’une manière effrayante. Un loup noir le
suivit de près, et ne lui donna aucun relâche. Le chat, trop pressé, se
changea en ver, et se trouva près d’une grenade tombée par hasard
d’un grenadier qui était planté sur le bord d’un canal assez profond,
mais peu large. Ce ver perça la grenade en un instant, et s’y cacha. La
grenade alors s’enfla et devint grosse comme une citrouille, et s’éleva
sur le toit de la galerie, d’où, après avoir fait quelques tours en
roulant, elle tomba dans la cour et se rompit en plusieurs morceaux.

Le loup, qui pendant ce temps-là s’était transformé en coq, se jeta sur


les grains de la grenade, et se mit à les avaler l’un après l’autre.
Lorsqu’il n’en vit plus, il vint à nous les ailes étendues, en faisant un
grand bruit, comme pour nous demander s’il n’y avait plus de grains.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 174

Il en restait un sur le bord du canal, dont il s’aperçut en se retournant.


Il y courut vite ; mais dans le moment qu’il allait porter le bec dessus,
le grain roula dans le canal et se changea en petit poisson.

Le coq se jeta dans le canal, et se changea en un brochet qui


poursuivit le petit poisson. Ils furent l’un et l’autre deux heures
entières sous l’eau, et nous ne savions ce qu’ils étaient devenus,
lorsque nous entendîmes des cris horribles qui nous firent frémir. Peu
de temps après, nous vîmes le génie et la princesse tout en feu. Ils se
lancèrent l’un contre l’autre des flammes par la bouche jusqu’à ce
qu’ils vinrent à se prendre corps à corps. Alors les deux feux
s’augmentèrent, et jetèrent une fumée épaisse et enflammée qui
s’éleva fort haut. Nous craignîmes avec raison qu’elle n’embrasât tout
le palais ; mais nous eûmes bientôt un sujet de crainte beaucoup plus
pressant ; car le génie, s’étant débarrassé de la princesse, vint jusqu’à
la galerie où nous étions, et nous souffla des tourbillons de feu. C’était
fait de nous, si la princesse, accourant à notre secours, ne l’eût obligé,
par ses cris, à s’éloigner et à se garder d’elle. Néanmoins, quelque
diligence qu’elle fît, elle ne put empêcher que le sultan n’eût la barbe
brûlée et le visage gâté ; que le chef des eunuques ne fût étouffé et
consumé sur-le-champ et qu’une étincelle n’entrât dans mon œil droit
et ne me rendît borgne. Le sultan et moi nous nous attendions à périr ;
mais bientôt nous entendîmes crier : « Victoire, victoire » et nous
vîmes tout à coup paraître la princesse sous sa forme naturelle, et le
génie réduit en un monceau de cendres.

La princesse s’approcha de nous, et pour ne pas perdre de temps, elle


demanda une tasse pleine d’eau, qui lui fut apportée par le jeune
esclave, à qui le feu n’avait fait aucun mal. Elle la prit, et, après
quelques paroles prononcées dessus, elle jeta l’eau sur moi en disant :
« Si tu es singe par enchantement, change de figure et prends celle
d’homme que tu étais auparavant. » A peine eut-elle achevé ces mots,
que je redevins homme, tel que j’étais avant ma métamorphose, à un
œil près.

Je me préparais à remercier la princesse, mais elle ne m’en donna pas


le temps. Elle s’adressa au sultan son père, et lui dit : « Sire, j’ai
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 175

remporté la victoire sur le génie, comme Votre Majesté peut le voir ;


mais c’est une victoire qui me coûte cher. Il me reste peu de moments
à vivre, et vous n’aurez pas la satisfaction de faire le mariage que vous
méditiez. Le feu m’a pénétrée dans ce combat terrible, et je sens qu’il
me consume peu à peu. Cela ne serait point arrivé si je m’étais
aperçue du dernier grain de la grenade, et que je l’eusse avalé comme
les autres lorsque j’étais changée en coq. Le génie s’y était réfugié
comme en son dernier retranchement ; et de là dépendait le succès du
combat, qui aurait été heureux et sans danger pour moi. Cette faute
m’a obligée de recourir au feu, et de combattre avec ces puissantes
armes, comme je l’ai fait entre le ciel et la terre, et en votre présence.
Malgré le pouvoir de son art redoutable et son expérience, j’ai fait
connaître au génie que j’en savais plus que lui ; je l’ai vaincu et réduit
en cendres, mais je ne puis échapper à la mort qui s’approche.

Le sultan laissa la princesse Dame de beauté achever le récit de son


combat ; et, quand elle l’eut fini, il lui dit d’un ton qui marquait la
vive douleur dont il était pénétré : « Ma fille, vous voyez en quel état
est votre père. Hélas ! je m’étonne que je sois encore en vie.
L’eunuque de votre gouverneur est mort, et le prince que vous venez
de délivrer de son enchantement a perdu un œil. » Il n’en put dire
davantage : les larmes, les soupirs et les sanglots lui coupèrent la
parole. Nous fûmes extrêmement touchés de son affliction, sa fille et
moi, et nous pleurâmes avec lui. Pendant que nous nous affligions
comme à l’envi l’un de l’autre, la princesse se mit à crier : « Je brûle,
je brûle » Elle sentit que le feu qui la consumait s’était enfin emparé
de tout son corps, et elle ne cessa de crier : Je brûle, que la mort n’eût
mis fin à ses douleurs insupportables. L’effet de ce feu fut si
extraordinaire, qu’en peu de moments elle fut réduite tout en cendres
comme le génie.

Je ne vous dirai pas, madame, jusqu’à quel point je fus touché d’un
spectacle si funeste. J’aurais mieux aimé être toute ma vie singe ou
chien que de voir ma bienfaitrice périr si misérablement. De son côté,
le sultan, affligé au delà de tout ce qu’on peut imaginer, poussa des
cris pitoyables en se donnant de grands coups à la tête et sur la
poitrine, jusqu’à ce que, succombant à son désespoir, il s’évanouit et
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 176

me fit craindre pour sa vie. Cependant les eunuques et les officiers


accoururent aux cris du sultan, qu’ils n’eurent pas peu de peine à faire
revenir de sa faiblesse. Ce prince et moi n’eûmes pas besoin de leur
faire un long récit de cette aventure pour les persuader de la douleur
que nous en avions : les deux monceaux de cendres en quoi la
princesse et le génie avaient été réduits la leur firent assez concevoir.
Comme le sultan pouvait à peine se soutenir, il fut obligé de s’appuyer
sur ses eunuques pour gagner son appartement.

Dès que le bruit d’un événement si tragique se fut répandu dans le


palais et dans la ville, tout le monde plaignit le malheur de la
princesse Dame de beauté et prit part à l’affliction du sultan. Pendant
sept jours on fit toutes les cérémonies du plus grand deuil : on jeta au
vent les cendres du génie ; on recueillit celles de la princesse dans un
vase précieux pour y être conservées ; et ce vase fut déposé dans un
superbe mausolée que l’on bâtit au même endroit où les cendres
avaient été recueillies.

Le chagrin que conçut le sultan de la perte de sa fille lui causa une


maladie qui l’obligea de garder le lit un mois entier. Il n’avait pas
encore entièrement recouvré sa santé, qu’il me fit appeler. « Prince,
me dit-il, écoutez l’ordre que j’ai à vous donner : il y va de votre vie si
vous ne l’exécutez. » Je l’assurai que j’obéirais exactement. Après
quoi, reprenant la parole : « J’avais toujours vécu, poursuivit-il, dans
une parfaite félicité, et jamais aucun accident ne l’avait traversée ;
votre arrivée a fait évanouir le bonheur dont je jouissais. Ma fille est
morte, son gouverneur n’est plus, et ce n’est que par un miracle que je
suis en vie. Vous êtes donc la cause de tous ces malheurs, dont il n’est
pas possible que je puisse me consoler. C’est pourquoi retirez-vous en
paix ; mais retirez-vous incessamment ; je périrais moi-même si vous
demeuriez ici davantage ; car je suis persuadé que votre présence
porte malheur : c’est tout ce que j’avais à vous dire. Partez et prenez
garde de paraître jamais dans mes États ; aucune considération ne
m’empêcherait de vous en faire repentir. » Je voulus parler, mais il me
ferma la bouche par des paroles de colère, et je fus obligé de
m’éloigner de son palais.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 177

Rebuté, chassé, abandonné de tout le monde, et ne sachant ce que je


deviendrais, avant que de sortir de la ville, j’entrai dans un bain, je me
fis raser la barbe et les sourcils, et pris l’habit de calender. Je me mis
en chemin en pleurant moins ma misère que les belles princesses dont
j’avais causé la mort. Je traversai plusieurs pays sans me faire
connaître ; enfin je résolus de venir à Bagdad, dans l’espérance de me
faire présenter au Commandeur des croyants et d’exciter sa
compassion par le récit d’une histoire si étrange. J’y suis arrivé ce
soir, et la première personne que j’ai rencontrée en arrivant, c’est le
calender notre frère, qui vient de parler avant moi. Vous savez le
reste, madame, et pourquoi j’ai l’honneur de me trouver dans votre
hôtel.

Quand le second calender eut achevé son histoire, Zobéide, à qui il


avait adressé la parole, lui dit : « Voilà qui est bien ; allez, retirez-vous
où il vous plaira, je vous en donne la permission. » Mais au lieu de
sortir, il supplia aussi la dame de lui faire la même grâce qu’au
premier calender, auprès duquel il alla prendre place.

Le troisième calender, voyant que c’était à lui à parler, s’adressant,


comme les autres, à Zobéide, commença son histoire de cette
manière :

Histoire du troisième Calender,


fils de Roi

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Très honorable dame, ce que j’ai à vous raconter est bien différent de
ce que vous venez d’entendre. Les deux princes qui ont parlé avant
moi ont perdu chacun un œil par un effet de leur destinée, et moi je
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 178

n’ai perdu le mien que par ma faute, qu’en prévenant moi-même et


cherchant mon propre malheur, comme vous l’apprendrez par la suite
de mon discours.

Je m’appelle Agib, et suis fils d’un roi qui se nommait Cassib. Après
sa mort, je pris possession de ses États et établis mon séjour dans la
même ville où il avait demeuré. Cette ville est située sur le bord de la
mer ; elle a un port des plus sûrs, avec un arsenal assez grand pour
fournir à l’armement de cent cinquante vaisseaux de guerre, toujours
prêts à servir dans l’occasion ; pour en équiper cinquante en
marchandises, et autant de petites frégates légères pour les
promenades et les divertissements sur l’eau. Plusieurs belles provinces
composaient mon royaume en terre ferme, avec un grand nombre
d’îles considérables, presque toutes situées à la vue de ma capitale.

Je visitai premièrement les provinces ; je fis ensuite armer et équiper


toute ma flotte, et j’allai descendre dans mes îles pour me concilier
par ma présence le cœur de mes sujets et les affermir dans le devoir.
Quelque temps après que j’en fus revenu, j’y retournai ; et ces
voyages, en me donnant quelque teinture de la navigation, m’y firent
prendre tant de goût que je résolus d’aller faire des découvertes au
delà de mes îles. Pour cet effet, je fis équiper dix vaisseaux seulement.
Je m’embarquai, et nous mîmes à la voile. Notre navigation fut
heureuse pendant quarante jours de suite ; mais la nuit du quarante et
unième, le vent devint contraire et même si furieux, que nous fûmes
battus d’une tempête violente qui pensa nous submerger. Néanmoins,
à la pointe du jour, le vent s’apaisa, les nuages se dissipèrent, et le
soleil ayant ramené le beau temps, nous abordâmes à une île, où nous
nous arrêtâmes deux jours à prendre des rafraîchissements. Cela étant
fait, nous nous remîmes en mer. Après dix jours de navigation, nous
commencions à espérer de voir terre ; car la tempête que nous avions
essuyée m’avait détourné de mon dessein ; et j’avais fait prendre la
route de mes États, lorsque je m’aperçus que mon pilote ne savait où
nous étions. Effectivement, le dixième jour, un matelot, commandé
pour faire la découverte au haut du grand mât, rapporta qu’à la droite
et à la gauche il n’avait vu que le ciel et la mer qui bornassent
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 179

l’horizon ; mais que devant lui, du côté où nous avions la proue, il


avait remarqué une grande noirceur.

Le pilote changea de couleur à ce récit, jeta d’une main son turban sur
le tillac, et de l’autre se frappant le visage : « Ah ! sire, s’écria-t-il,
nous sommes perdus ! Personne de nous ne peut échapper au danger
où nous nous trouvons ; et avec toute mon expérience, il n’est pas en
mon pouvoir de vous en garantir. » En disant ces paroles, il se mit à
pleurer comme un homme qui croyait sa perte inévitable, et son
désespoir jeta l’épouvante dans tout le vaisseau. Je lui demandai
quelle raison il avait de se désespérer ainsi. « Hélas ! sire, me
répondit-il, la tempête que nous avons essuyée nous a tellement égarés
de notre route, que demain à midi, nous nous trouverons près de cette
noirceur, qui n’est autre chose que la montagne Noire ; et cette
montagne Noire est une mine d’aimant, qui dès à présent attire toute
votre flotte, à cause des clous et des ferrements qui entrent dans la
structure des vaisseaux. Lorsque nous en serons demain à une certaine
distance, la force de l’aimant sera si violente, que tous les clous se
détacheront et iront se coller contre la montagne : vos vaisseaux se
dissoudront et seront submergés. Comme l’aimant a la vertu d’attirer
le fer à soi, et de se fortifier par cette attraction, cette montagne, du
côté de la mer, est couverte de clous d’une infinité de vaisseaux
qu’elle a fait périr, ce qui conserve et augmente en même temps cette
vertu. Cette montagne, poursuivit le pilote, est très escarpée, et au
sommet, il y a un dôme de bronze fin, soutenu de colonnes du même
métal ; au haut du dôme paraît un cheval aussi de bronze, lequel porte
un cavalier qui a la poitrine couverte d’une plaque de plomb, sur
laquelle sont gravés des caractères talismaniques. La tradition, sire,
ajouta-t-il, est que cette statue est la cause principale de la perte de
tant de vaisseaux et de tant d’hommes qui ont été submergés en cet
endroit, et qu’elle ne cessera d’être funeste à tous ceux qui auront le
malheur d’en approcher, jusqu’à ce qu’elle soit renversée. »

Le pilote, ayant tenu ce discours, se remit à pleurer, et ses larmes


excitèrent celles de tout l’équipage. Je ne doutai pas moi-même que je
ne fusse arrivé à la fin de mes jours. Chacun toutefois ne laissa pas de
songer à sa conservation, et de prendre pour cela toutes les mesures
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 180

possibles ; et dans l’incertitude de l’événement, ils se firent tous


héritiers les uns des autres, par un testament en faveur de ceux qui se
sauveraient.

Le lendemain matin, nous aperçûmes à découvert la montagne Noire ;


et l’idée que nous en avions conçue nous la fit paraître plus affreuse
qu’elle n’était. Sur le midi, nous nous en trouvâmes si près, que nous
éprouvâmes ce que le pilote nous avait prédit. Nous vîmes voler les
clous et tous les autres ferrements de la flotte vers la montagne, où par
la violence de l’attraction, ils se collèrent avec un bruit horrible. Les
vaisseaux s’entr’ouvrirent, et s’abîmèrent dans la mer, qui était si
haute en cet endroit qu’avec la sonde nous n’aurions pu en découvrir
la profondeur. Tous mes gens furent noyés ; mais Dieu eut pitié de
moi, et permit que je me sauvasse, en me saisissant d’une planche qui
fut poussée par le vent droit au pied de la montagne. Je ne me fis pas
le moindre mal, mon bonheur m’ayant fait aborder à un endroit où il y
avait des degrés pour monter au sommet.

A la vue de ces degrés (car il n’y avait pas de terrain ni à droite ni à


gauche où l’on pût mettre le pied, et par conséquent se sauver), je
remerciai Dieu, et invoquai son saint nom en commençant à monter.
L’escalier était si étroit, si roide et si difficile, que pour peu que le
vent eût eu de violence, il m’aurait renversé et précipité dans la mer.
Mais enfin j’arrivai jusqu’au bout sans accident ; j’entrai sous le
dôme, et me prosternant contre terre, je remerciai Dieu de la grâce
qu’il m’avait faite.

Je passai la nuit sous le dôme. Pendant que je dormais, un vénérable


vieillard m’apparut, et me dit : « Écoute, Agib : lorsque tu seras
éveillé, creuse-la terre sous tes pieds ; tu y trouveras un arc de bronze,
et trois flèches de plomb, fabriquées sous certaines constellations,
pour délivrer le genre humain de tant de maux qui le menacent. Tire
les trois flèches contre la statue le cavalier tombera dans la mer, et le
cheval de ton côté, que tu enterreras au même endroit d’où tu auras
tiré l’arc et les flèches. Cela étant fait, la mer s’enflera, et montera
jusqu’au pied du dôme, à la hauteur de la montagne. Lorsqu’elle y
sera montée, tu verras aborder une chaloupe où il n’y aura qu’un seul
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 181

homme avec une rame à chaque main. Cet homme sera de bronze,
mais différent de celui que tu auras renversé. Embarque-toi avec lui
sans prononcer le nom de Dieu, et te laisse conduire. Il te conduira en
dix jours dans une autre mer, où tu trouveras le moyen de retourner
chez toi sain et sauf, pourvu que, comme je te l’ai déjà dit, tu ne
prononces pas le nom de Dieu pendant tout le voyage. » Tel fut le
discours du vieillard. Dès que je fus éveillé, je me levai extrêmement
consolé de cette vision, et je ne manquai pas de faire ce que le
vieillard m’avait commandé. Je déterrai l’arc et les flèches, et les tirai
contre le cavalier. A la troisième flèche, je le renversai dans la mer, et
le cheval tomba de mon côté. Je l’enterrai à la place de l’arc et des
flèches, et dans cet intervalle la mer s’enfla et s’éleva peu à peu.
Lorsqu’elle fut arrivée au pied du dôme, à la hauteur de la montagne,
je vis de loin sur la mer une chaloupe qui venait à moi. Je bénis Dieu,
voyant que les choses succédaient conformément au songe que j’avais
eu.

Enfin, la chaloupe aborda, et j’y vis l’homme de bronze tel qu’il


m’avait été dépeint. Je m’embarquai, et me gardai bien de prononcer
le nom de Dieu ; je ne dis pas même un seul autre mot. Je m’assis ; et
l’homme de bronze recommença de ramer en s’éloignant de la
montagne. Il vogua sans discontinuer jusqu’au neuvième jour, que je
vis des îles qui me firent espérer que je serais bientôt hors du danger
que j’avais à craindre. L’excès de ma joie me fit oublier la défense qui
m’avait été faite : « Dieu soit béni ! dis-je alors ; Dieu soit loué ! »

Je n’eus pas achevé ces paroles, que la chaloupe s’enfonça dans la


mer avec l’homme de bronze. Je demeurai sur l’eau, et je nageai le
reste du jour du côté de la terre qui me parut la plus voisine. Une nuit
fort obscure succéda ; et comme je ne savais plus où j’étais, je nageais
à l’aventure. Mes forces s’épuisèrent à la fin, et je commençais à
désespérer de me sauver, lorsque le vent venant à se fortifier, une
vague plus grosse qu’une montagne me jeta sur une plage, où elle me
laissa en se retirant. Je me hâtai aussitôt de prendre terre, de crainte
qu’une autre vague ne me reprît ; et la première chose que je fis fut de
me dépouiller, d’exprimer l’eau de mon habit, et de l’étendre pour le
faire sécher sur le sable qui était encore échauffé de la chaleur du jour.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 182

Le lendemain, le soleil eut bientôt achevé de sécher mon habit. Je le


repris, et m’avançai pour reconnaître où j’étais. Je ne marchai pas
longtemps, sans connaître que j’étais dans une petite île déserte fort
agréable, où il y avait plusieurs sortes d’arbres fruitiers et sauvages.
Mais je remarquai qu’elle était considérablement éloignée de terre, ce
qui diminua fort la joie que j’avais d’être échappé de la mer.
Néanmoins, je me remettais à Dieu du soin de disposer de mon sort
selon sa volonté, quand j’aperçus un petit bâtiment qui venait de terre
ferme à pleines voiles et avait la proue sur l’île où j’étais.

Comme je ne doutais pas qu’il n’y vînt mouiller, et que j’ignorais si


les gens qui étaient dessus seraient amis ou ennemis, je crus ne devoir
pas me montrer d’abord. Je montai sur un arbre fort touffu, d’où je
pouvais impunément examiner leur contenance. Le bâtiment vint se
ranger dans une petite anse, où débarquèrent dix esclaves qui portaient
une pelle et d’autres instruments propres à remuer la terre. Ils
marchèrent vers le milieu de l’île, où je les vis s’arrêter et remuer la
terre quelque temps ; et à leur action, il me parut qu’ils levaient une
trappe. Ils retournèrent ensuite au bâtiment, débarquèrent plusieurs
sortes de provisions et de meubles, et en firent chacun une charge,
qu’ils portèrent à l’endroit où ils avaient remué la terre ; ils y
descendirent ; ce qui me fit comprendre qu’il y avait là un lieu
souterrain. Je les vis encore une fois aller au vaisseau, et en ramener
peu de temps après un vieillard qui menait avec lui un jeune homme
de quatorze à quinze ans, très bien fait. Ils descendirent tous où la
trappe avait été levée ; et lorsqu’ils furent remontés, qu’ils eurent
abaissé la trappe, qu’ils l’eurent recouverte de terre, et qu’ils reprirent
le chemin de l’anse où était le navire, je remarquai que le jeune
homme n’était pas avec eux, et j’en conclus qu’il était resté dans le
lieu souterrain circonstance qui me causa un extrême étonnement.

Le vieillard et les esclaves se rembarquèrent ; et le bâtiment, ayant


remis à la voile, reprit la route de la terre ferme. Quand je le vis si
éloigné que je ne pouvais être aperçu de l’équipage, je descendis de
l’arbre, et me rendis promptement à l’endroit où j’avais vu remuer la
terre. Je la remuai à mon tour, jusqu’à ce que, trouvant une pierre de
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 183

deux ou trois pieds en carré, je la levai, et je vis qu’elle couvrait


l’entrée d’un escalier également construit en pierre. Je le descendis, et
me trouvai au bas dans une grande chambre où il y avait un tapis de
pied et un sofa garni d’un autre tapis et de coussins d’une riche étoffe,
où le jeune homme était assis avec un éventail à la main. Je distinguai
toutes ces choses à la clarté de deux bougies, aussi bien que des fruits
et des pots de fleurs qu’il avait près de lui. Le jeune homme fut
effrayé de me voir ; mais pour le rassurer, je lui dis en entrant : « Qui
que vous soyez, seigneur, ne craignez rien : un roi et fils de roi, tel que
je suis, n’est pas capable de vous faire la moindre injure. C’est au
contraire votre bonne destinée qui a voulu apparemment que je me
trouvasse ici pour vous tirer de ce tombeau, où il semble qu’on vous
ait enterré tout vivant pour des raisons que j’ignore. Mais ce qui
m’embarrasse, et ce que je ne puis concevoir (car je vous dirai que j’ai
été témoin de tout ce qui s’est passé depuis que vous êtes arrivé dans
cette île), c’est qu’il m’a paru que vous vous êtes laissé ensevelir dans
ce lieu sans résistance. »

Le jeune homme se rassura à ces paroles, et me pria d’un air riant de


m’asseoir près de lui. Dès que je fus assis : « Prince, me dit-il, je vais
vous apprendre une chose qui vous surprendra par sa singularité. Mon
père est un marchand joaillier qui a acquis de grands biens par son
travail et par son habileté dans sa profession. Il a un grand nombre
d’esclaves et de commissionnaires, qui font des voyages par mer sur
des vaisseaux qui lui appartiennent, afin d’entretenir les
correspondances qu’il a en plusieurs cours où il fournit les pierreries
dont on a besoin. Il y avait longtemps qu’il était marié sans avoir eu
d’enfants, lorsqu’il apprit qu’il aurait un fils, dont la vie néanmoins ne
serait pas de longue durée : ce qui lui donna beaucoup de chagrin à
son réveil. Quelques jours après, ma mère lui annonça qu’elle était
grosse ; et le temps où elle croyait avoir conçu s’accordait fort avec le
jour du songe de mon père. Elle accoucha de moi dans le terme de
neuf mois, et ce fut une grande joie dans la famille. Mon père, qui
avait exactement observé le moment de ma naissance, consulta les
astrologues, qui lui dirent « Votre fils vivra sans nul accident jusqu’à
l’âge de quinze ans. Mais alors, il courra risque de perdre la vie, et il
sera difficile qu’il en échappe. Si néanmoins son bonheur veut qu’il ne
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 184

périsse pas, sa vie sera de longue durée. C’est qu’en ce temps-là,


ajoutèrent-ils, la statue équestre de bronze qui est au haut de la
Montagne d’aimant aura été renversée dans la mer par le prince Agib,
fils du roi de Cassib, et que les astres marquent que, cinquante jours
après, votre fils doit être tué par ce prince. » Comme cette prédiction
s’accordait avec le songe de mon père, il en fut vivement frappé et
affligé. Il ne laissa pas pourtant de prendre beaucoup de soin de mon
éducation, jusqu’à cette présente année, qui est la quinzième de mon
âge. Il apprit hier que depuis dix jours le cavalier de bronze avait été
jeté dans la mer par le prince que je viens de vous nommer. Cette
nouvelle lui a coûté tant de pleurs, et causé tant d’alarmes, qu’il n’est
pas reconnaissable dans l’état où il est. Sur la prédiction des
astrologues, il a cherché les moyens de tromper mon horoscope, et de
me conserver la vie. Il y a longtemps qu’il a pris la précaution de faire
bâtir cette demeure, pour m’y tenir caché durant cinquante jours, dès
qu’il apprendrait que la statue aurait été renversée. C’est pourquoi,
comme il a su qu’elle l’était depuis dix jours, il est venu promptement
me cacher ici, et il a promis que dans quarante il viendrait me
reprendre. « Pour moi, ajouta-t-il, j’ai bonne espérance ; et je ne crois
pas que le prince Agib vienne me chercher sous terre, au milieu d’une
île déserte. Voilà, seigneur, ce que j’avais à vous dire. »

Pendant que le fils du joaillier me racontait son histoire, je me


moquais en moi-même des astrologues qui avaient prédit que je lui
ôterais la vie ; et je me sentais si éloigné de vérifier la prédiction, qu’à
peine eut-il achevé de parler, je lui dis avec transport « Mon cher
seigneur, ayez de la confiance en la bonté de Dieu, et ne craignez rien.
Comptez que c’était une dette que vous aviez à payer, et que vous en
êtes quitte dès à présent. Je suis ravi, après avoir fait naufrage, de me
trouver heureusement ici pour vous défendre contre ceux qui
voudraient attenter à votre vie. Je ne vous abandonnerai pas durant ces
quarante jours que les vaines conjectures des astrologues vous font
appréhender. Je vous rendrai, pendant ce temps-là, tous les services
qui dépendront de moi. Après cela, je profiterai de l’occasion de
gagner la terre ferme, en m’embarquant avec vous sur votre bâtiment,
avec la permission de votre père et la vôtre ; et quand je serai de
retour en mon royaume, je n’oublierai point l’obligation que je vous
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 185

aurai, et je tâcherai de vous en témoigner ma reconnaissance, de la


manière que je le devrai. »

Je rassurai, par ce discours, le fils du joaillier, et m’attirai sa


confiance. Je me gardai bien, de peur de l’épouvanter, de lui dire que
j’étais cet Agib qu’il craignait, et je pris grand soin de ne lui en
donner aucun soupçon. Nous nous entretînmes de plusieurs choses
jusqu’à la nuit, et je connus que le jeune homme avait beaucoup
d’esprit. Nous mangeâmes ensemble de ses provisions. Il en avait une
si grande quantité, qu’il en aurait eu de reste au bout de quarante
jours, quand il aurait eu d’autres hôtes que moi. Après le souper, nous
continuâmes à nous entretenir quelque temps, et ensuite nous nous
couchâmes.

Le lendemain, à son lever, je lui présentai le bassin et l’eau. Il se lava,


je préparai le dîner, et le servis quand il fut temps. Après le repas,
j’inventai un jeu pour nous désennuyer, non seulement ce jour-là,
mais encore les suivants. Je préparai le souper de la même manière
que j’avais apprêté le dîner. Nous soupâmes et nous nous couchâmes
comme le jour précédent. Nous eûmes le temps de contracter amitié
ensemble. Je m’aperçus qu’il avait de l’inclination pour moi ; et, de
mon côté, j’en avais conçu une si forte pour lui, que je me disais
souvent à moi-même que les astrologues qui avaient prédit au père
que son fils serait tué par mes mains étaient des imposteurs, et qu’il
n’était pas possible que je pusse commettre une si méchante action.
Enfin, madame, nous passâmes trente-neuf jours le plus agréablement
du monde dans ce lieu souterrain.

Le quarantième arriva. Le matin, le jeune homme, en s’éveillant, me


dit avec un transport de joie dont il ne fut pas le maître : « Prince, me
voilà aujourd’hui au quarantième jour, et je ne suis pas mort, grâces à
Dieu et à votre bonne compagnie. Mon père ne manquera pas tantôt
de vous en marquer sa reconnaissance, et de vous fournir tous les
moyens et toutes les commodités nécessaires pour vous en retourner
dans votre royaume. Mais en attendant, ajouta-t-il, je vous supplie de
vouloir bien faire chauffer de l’eau pour me laver tout le corps dans le
bain portatif ; je veux me nettoyer et changer d’habit, pour mieux
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 186

recevoir mon père. Je mis de l’eau sur le feu, et lorsqu’elle fut tiède,
j’en remplis le bain portatif. Le jeune homme se mit dedans ; je le
lavai et le frottai moi-même. Il en sortit ensuite, se coucha dans son lit
que j’avais préparé, et je le couvris de sa couverture. Après qu’il se fut
reposé, et qu’il eut dormi quelque temps : « Mon prince, me dit-il,
obligez-moi de m’apporter un melon et du sucre, que j’en mange pour
me rafraîchir. »

De plusieurs melons qui nous restaient, je choisis le meilleur, et le mis


dans un plat ; et comme je ne trouvais pas de couteau pour le couper,
je demandai au jeune homme s’il ne savait pas où il y en avait.Il y en
a un, me répondit-il, sur cette corniche au-dessus de ma tête.
Effectivement, j’y en aperçus un ; mais je me pressai si fort pour le
prendre, et dans le temps que je l’avais à la main, mon pied
s’embarrassa de telle sorte dans la couverture, que je glissai, et je
tombai si malheureusement sur le jeune homme que je lui enfonçai le
couteau dans le cœur. Il expira dans le moment.

A ce spectacle, je poussai des cris épouvantables. Je me frappai la


tête, le visage et la poitrine. Je déchirai mon habit, et me jetai par terre
avec une douleur et des regrets inexprimables. « Hélas ! m’écriai-je, il
ne lui restait que quelques heures pour être hors du danger contre
lequel il avait cherché un asile ; et dans le temps que je compte moi-
même que le péril est passé, c’est alors que je deviens son assassin, et
que je rends la prédiction véritable. Mais, Seigneur, ajoutai-je en
levant la tête et les mains au ciel, je vous en demande pardon, et si je
suis coupable de sa mort, ne me laissez pas vivre plus longtemps. »

Après le malheur qui venait de m’arriver, j’aurais reçu la mort sans


frayeur, si elle s’était présentée à moi. Mais le mal, ainsi que le bien,
ne nous arrive pas toujours lorsque nous le souhaitons. Néanmoins,
faisant réflexion que mes larmes et ma douleur ne feraient pas revivre
le jeune homme, et que, les quarante jours finissant, je pouvais être
surpris par son père, je sortis de cette demeure souterraine et montai
au haut de l’escalier. J’abaissai la grosse pierre sur l’entrée, et la
couvris de terre.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 187

J’eus à peine achevé, que, portant la vue sur la mer du côté de la terre
ferme, j’aperçus le bâtiment qui venait reprendre le jeune homme.
Alors, me consultant sur ce que j’avais à faire, je dis en moi-même :
« Si je me fais voir, le vieillard ne manquera pas de me faire arrêter et
massacrer, peut-être, par ses esclaves, quand il aura vu son fils dans
état où je l’ai mis. Tout ce que je pourrai alléguer pour me justifier ne
le persuadera point de mon innocence. Il vaut mieux, puisque j’en ai
le moyen, me soustraire à son ressentiment que de m’y exposer. » Il y
avait près du lieu souterrain un gros arbre, dont l’épais feuillage me
parut propre à me cacher. J’y montai, et je ne me fus pas plus tôt placé
de manière que je ne pouvais être aperçu, que je vis aborder le
bâtiment au même endroit que la première fois.

Le vieillard et les esclaves débarquèrent bientôt, et s’avancèrent vers


la demeure souterraine, d’un air qui marquait qu’ils avaient quelque
espérance ; mais lorsqu’ils virent la terre nouvellement remuée, ils
changèrent de visage, et particulièrement le vieillard. Ils levèrent la
pierre et descendirent. Ils appellent le jeune homme par son nom, il ne
répond point leur crainte redouble ; ils le cherchent et le trouvent enfin
étendu sur son lit, avec le couteau au milieu du cœur ; car je n’avais
pas eu le courage de l’ôter. A cette vue, ils poussèrent des cris de
douleur, qui renouvelèrent la mienne : le vieillard tomba évanoui ; ses
esclaves, pour lui donner de l’air, l’apportèrent en haut entre leurs
bras, et le posèrent au pied de l’arbre où j’étais. Mais, malgré tous
leurs soins, ce malheureux père demeura longtemps en cet état, et leur
fit plus d’une fois désespérer de sa vie.

Il revint toutefois de ce long évanouissement. Alors les esclaves


apportèrent le corps de son fils, revêtu de ses plus beaux habillements,
et, dès que la fosse qu’on lui faisait fut achevée, on l’y descendit. Le
vieillard, soutenu par deux esclaves et le visage baigné de larmes, lui
jeta le premier un peu de terre, après quoi les esclaves en comblèrent
la fosse.

Cela étant fait, l’ameublement de la demeure souterraine fut enlevé et


embarqué avec le reste des provisions. Ensuite le vieillard, accablé de
douleur, ne pouvant se soutenir, fut mis sur une espèce de brancard et
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 188

transporté dans le vaisseau qui remit à la voile. Il s’éloigna de l’île en


peu de temps et je le perdis de vue.

Après le départ du vieillard, de ses esclaves et du navire, je restai seul


dans l’île je passais la nuit dans la demeure souterraine qui n’avait pas
été rebouchée, et, le jour, je me promenais autour de l’île, et
m’arrêtais dans les endroits les plus propres à prendre du repos quand
j’en avais besoin.

Je menai cette vie ennuyeuse pendant un mois. Au bout de ce temps-


là, je m’aperçus que la mer diminuait considérablement, et que l’île
devenait plus grande ; il semblait que la terre ferme s’approchait.
Effectivement, les eaux devinrent si basses, qu’il n’y avait plus qu’un
petit trajet de mer entre moi et la terre ferme. Je le traversai, et n’eus
de l’eau que jusqu’à mi-jambe. Je marchai si longtemps sur la plage et
sur le sable, que j’en fus très fatigué. A la fin, je gagnai un terrain plus
ferme ; et j’étais déjà assez éloigné de la mer, lorsque je vis fort loin
devant moi comme un grand feu ; ce qui me donna quelque joie. « Je
trouverai quelqu’un, disais-je, et il n’est pas possible que ce feu se soit
allumé de lui-même. » Mais à mesure que je m’en approchais, mon
erreur se dissipait, et je reconnus bientôt que ce que j’avais pris pour
du feu était un château de cuivre rouge que les rayons du soleil
faisaient paraître de loin comme enflammé.

Je m’arrêtai près de ce château et m’assis, autant pour en considérer la


structure admirable que pour me remettre un peu de ma lassitude. Je
n’avais pas encore donné à cette maison magnifique toute l’attention
qu’elle méritait, quand j’aperçus dix jeunes hommes fort bien faits,
qui paraissaient venir de la promenade. Mais, ce qui me parut
surprenant, c’est qu’ils étaient tous borgnes de l’œil droit. Ils
accompagnaient un vieillard d’une taille haute et d’un air vénérable.

J’étais étrangement étonné de rencontrer tant de borgnes à la fois, et


tous privés du même œil. Dans le temps que je cherchais dans mon
esprit par quelle aventure ils pouvaient être rassemblée, ils
m’abordèrent et me témoignèrent de la joie de me voir. Après les
premiers compliments, ils me demandèrent ce qui m’avait amené là.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 189

Je leur répondis que mon histoire était un peu longue, et que s’ils
voulaient prendre la peine de s’asseoir, je leur donnerais la
satisfaction qu’ils souhaitaient. Ils s’assirent, et je leur racontai ce qui
m’était arrivé depuis que j’étais sorti de mon royaume jusqu’alors ; ce
qui leur causa une grande surprise.

Après que j’eus achevé mon discours, ces jeunes seigneurs me


prièrent d’entrer avec eux dans le château. J’acceptai leur offre ; nous
traversâmes une enfilade de salles, d’antichambres, de chambres et de
cabinets fort proprement meublés, et nous arrivâmes dans un grand
salon où il y avait en rond dix petits sofas bleus et séparés, tant pour
s’asseoir et se reposer le jour, que pour dormir la nuit. Au milieu de ce
rond, était un onzième sofa, moins élevé, et de la même couleur, sur
lequel se plaça le vieillard dont on a parlé ; et les jeunes seigneurs
s’assirent sur les dix autres.

Comme chaque sofa ne pouvait tenir qu’une personne, un de ces


jeunes gens me dit : « Camarade, asseyez-vous sur le tapis au milieu
de la place, et ne vous informez de quoi que ce soit qui nous regarde,
non plus que du sujet pour lequel nous sommes tous borgnes de l’œil
droit ; contentez-vous de voir, et ne portez pas plus loin votre
curiosité. »

Le vieillard ne demeura pas longtemps assis ; il se leva et sortit ; mais


il revint quelques moments après, apportant le souper des dix
seigneurs, auxquels il distribua à chacun sa portion en particulier. Il
me servit aussi la mienne, que je mangeai seul à l’exemple des autres ;
et sur la fin du repas, le même vieillard nous présenta une tasse de vin
à chacun.

Mon histoire leur avait paru si extraordinaire, qu’ils me la firent


répéter à l’issue du souper, et elle donna lieu à un entretien qui dura
une grande partie de la nuit. Un des seigneurs, faisant réflexion qu’il
était tard, dit au vieillard : « Vous voyez qu’il est temps de dormir, et
vous ne nous apportez pas de quoi nous acquitter de notre devoir. » A
ces mots, le vieillard se leva et entra dans un cabinet, d’où il apporta,
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 190

sur sa tête, six bassins l’un après l’autre, tous couverts d’une étoffe
bleue. Il en posa un avec un flambeau devant chaque seigneur.

Ils découvrirent leurs bassins, dans lesquels il y avait de la cendre, du


charbon en poudre et du noir à noircir. Ils mêlèrent toutes ces choses
ensemble, et commencèrent à s’en frotter et barbouiller le visage, de
manière qu’ils étaient affreux à voir. Après s’être noircis de la sorte,
ils se mirent à pleurer, à se lamenter et à se frapper la tête et la
poitrine, en criant sans cesse : « Voilà le fruit de notre oisiveté et de
nos débauches ! »

Ils passèrent presque toute la nuit dans cette étrange occupation. Ils
cessèrent enfin ; après quoi le vieillard leur apporta de l’eau dont ils se
lavèrent le visage et les mains ; ils quittèrent aussi leurs habits, qui
étaient gâtés, et en prirent d’autres ; de sorte qu’il ne paraissait pas
qu’ils eussent rien fait des choses étonnantes dont je venais d’être
spectateur.

Jugez, madame, de la contrainte où j’avais été durant tout ce temps-là.


J’avais été mille fois tenté de rompre le silence que ces seigneurs
m’avaient imposé, pour leur faire des questions ; et il me fut
impossible de dormir le reste de la nuit.

Le jour suivant, dès que nous fûmes levés, nous sortîmes pour prendre
l’air, et alors je leur dis : « Seigneurs, je vous déclare que je renonce à
la loi que vous me prescrivîtes hier au soir ; je ne puis l’observer.
Vous êtes des gens sages, et vous avez tous de l’esprit infiniment,
vous me l’avez fait assez connaître ; néanmoins je vous ai vus faire
des actions dont toute autre personne que des insensés ne peuvent être
capables. Quelque malheur qui puisse m’arriver, je ne saurais
m’empêcher de vous demander pourquoi vous vous êtes barbouillé le
visage de cendre, de charbon et de noir à noircir, et enfin pourquoi
vous n’avez tous qu’un œil ; il faut que quelque chose de singulier en
soit la cause ; c’est pourquoi je vous conjure de satisfaire ma
curiosité. » A des instances si pressantes, ils ne répondirent rien, sinon
que les demandes que je leur faisais ne me regardaient pas ; que je n’y
avais pas le moindre intérêt, et que je demeurasse en repos.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 191

Nous passâmes la journée à nous entretenir de choses indifférentes ; et


quand la nuit fut venue, après avoir tous soupé séparément, le vieillard
apporta encore les bassins bleus ; les jeunes seigneurs se
barbouillèrent, pleurèrent, se frappèrent et crièrent : « Voilà le fruit de
notre oisiveté et de nos débauches ! » Ils firent, le lendemain et les
nuits suivantes, la même action.

A la fin, je ne pus résister à ma curiosité, et je les priai très


sérieusement de la contenter, ou de m’enseigner par quel chemin je
pourrais retourner dans mon royaume ; car je leur dis qu’il ne m’était
pas possible de demeurer plus longtemps avec eux, et d’avoir toutes
les nuits un spectacle si extraordinaire, sans qu’il me fût permis d’en
savoir les motifs.

Un des seigneurs me répondit pour tous les autres : « Ne vous étonnez


pas de notre conduite à votre égard ; si jusqu’à présent nous n’avons
pas cédé à vos prières, ce n’a été que par pure amitié pour vous, et que
pour vous épargner le chagrin d’être réduit au même état où vous nous
voyez. Si vous voulez bien éprouver notre malheureuse destinée, vous
n’avez qu’à parler, nous allons vous donner la satisfaction que vous
nous demandez. » Je leur dis que j’étais résolu à tout événement.
« Encore une fois, reprit le même seigneur, nous vous conseillons de
modérer votre curiosité ; il y va de la perte de votre œil droit. — Il
n’importe, repartis-je ; je vous déclare que si ce malheur m’arrive, je
ne vous en tiendrai pas coupables, et que je ne l’imputerai qu’à moi-
même. » Il me représenta encore que, quand j’aurais perdu un œil, je
ne devais point espérer de demeurer avec eux, supposé que j’eusse
cette pensée, parce que leur nombre était complet, et qu’il ne pouvait
pas être augmenté. Je leur dis que je me ferais un plaisir de ne me
séparer jamais d’aussi honnêtes gens qu’eux ; mais que si c’était une
nécessité, j’étais prêt encore à m’y soumettre, puisqu’à quelque prix
que ce fût, je souhaitais qu’ils m’accordassent ce que je leur
demandais.

Les dix seigneurs, voyant que j’étais inébranlable dans ma résolution,


prirent un mouton qu’ils égorgèrent ; et après lui avoir ôté la peau, ils
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 192

me présentèrent le couteau dont ils s’étaient servis, et me dirent :


« Prenez ce couteau, il vous servira dans l’occasion que nous vous
dirons bientôt. Nous allons vous coudre dans cette peau, dont il faut
que vous vous enveloppiez ; ensuite nous vous laisserons sur la place,
et nous nous retirerons. Alors un oiseau d’une grosseur énorme, qu’on
appelle roc 24 , paraîtra dans l’air, et, vous prenant pour un mouton,
fondra sur vous, et vous enlèvera jusqu’aux nues ; mais que cela ne
vous épouvante pas. Il prendra son vol vers la terre, et vous posera sur
la cime d’une montagne. Dès que vous vous sentirez à terre, fendez la
peau avec le couteau, et développez-vous. Le roc ne vous aura pas
plus tôt vu, qu’il s’envolera de surprise, et vous laissera libre. Ne vous
arrêtez point, marchez jusqu’à ce que vous arriviez à un château d’une
grandeur prodigieuse, tout couvert de plaques d’or, de grosses
émeraudes et d’autres pierreries fines. Présentez-vous à la porte, qui
est toujours ouverte, et entrez. Nous avons été dans ce château tous
tant que nous sommes ici. Nous ne vous disons rien de ce que nous y
avons vu, ni de ce qui nous est arrivé : vous l’apprendrez par vous-
même. Ce que nous pouvons vous dire, c’est qu’il nous en coûta à
chacun notre œil droit ; et la pénitence dont vous avez été témoin est
une chose que nous sommes obligés de faire pour y avoir été.
L’histoire de chacun de nous en particulier est remplie d’aventures
extraordinaires, et on en ferait un gros livre ; mais nous ne pouvons
vous en dire davantage. »

Un des dix seigneurs borgnes m’ayant tenu le discours que je viens de


vous rapporter, je m’enveloppai dans la peau de mouton, muni du
couteau qui m’avait été donné ; et, après que les jeunes seigneurs
eurent pris la peine de me coudre dedans, ils me laissèrent sur la
place, et se retirèrent dans le salon. Le roc ne fut pas longtemps à se
faire voir ; il fondit sur moi, me prit entre ses griffes, comme un
mouton, et me transporta au haut d’une montagne.

24 Oiseau fabuleux des Orientaux, dont il est souvent question dans les Contes
arabes, et que Buffon a rapporté au condor, d’après Garcilasso, mais mal à
propos, car le condor est un oiseau des contrées méridionales de l’Amérique,
et qui n’existe point en Arabie.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 193

Lorsque je me sentis à terre, je ne manquai pas de me servir du


couteau ; je fendis la peau, me développai, et parus devant le roc, qui
s’envola dès qu’il m’aperçut. Ce roc est un oiseau blanc, d’une
grandeur et d’une grosseur monstrueuses. Pour sa force, elle est telle,
qu’il enlève les éléphants dans les plaines, et les porte sur le sommet
des montagnes, où il en fait sa pâture.

Dans l’impatience que j’avais d’arriver au château, je ne perdis point


de temps, et je pressai si bien le pas qu’en moins d’une demi-journée
je m’y rendis ; et je puis dire que je le trouvai encore plus beau qu’on
ne me l’avait dépeint. La porte était ouverte. J’entrai dans une cour
carrée et si vaste, qu’il y avait autour quatre-vingt-dix-neuf portes de
bois de sandal et d’aloès, et une d’or, sans compter celles de plusieurs
escaliers magnifiques qui conduisaient aux appartements d’en haut, et
d’autres encore que je ne voyais pas. Ces cent portes donnaient entrée
dans des jardins ou des magasins remplis de richesses, ou enfin dans
des lieux qui renfermaient des choses surprenantes à voir.

Je vis en face une porte ouverte, par où j’entrai dans un grand salon,
où étaient assises quarante jeunes dames d’une beauté si parfaite, que
l’imagination même ne saurait aller au delà. Elles étaient habillées très
magnifiquement. Elles se levèrent toutes ensemble, sitôt qu’elles
m’aperçurent ; et sans attendre mon compliment, elles me dirent, avec
de grandes démonstrations de joie. « Brave seigneur, soyez le
bienvenu ; » et une d’entre elles prenant la parole pour les autres : « Il
y a longtemps, dit-elle, que nous attendions un cavalier comme vous.
Votre air nous marque assez que vous avez toutes les bonnes qualités
que nous pouvons souhaiter, et nous espérons que vous ne trouverez
pas notre compagnie désagréable et indigne de vous. »

Après beaucoup de résistance de ma part, elles me forcèrent de


m’asseoir dans une place un peu élevée au-dessus des leurs ; comme
je témoignais que cela me faisait de la peine : « C’est votre place, me
dirent-elles ; vous êtes dès ce moment notre seigneur, notre maître et
notre juge, et nous sommes vos esclaves, prêtes à recevoir vos
commandements. »
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 194

Rien au monde, madame, ne m’étonna tant que l’ardeur et


l’empressement de ces belles filles à me rendre tous les services
imaginables. L’une apporta de l’eau chaude, et me lava les pieds ; une
autre me versa de l’eau de senteur sur les mains ; celles-ci apportèrent
tout ce qui était nécessaire pour me faire changer d’habillement ;
celles-là servirent une collation magnifique ; et d’autres enfin se
présentèrent le verre à la main, prêtes à me verser d’un vin délicieux ;
et tout cela s’exécutait sans confusion, avec un ordre, une union
admirable, et des manières dont j’étais charmé. Je bus et mangeai.
Après quoi toutes les dames s’étant placées autour de moi, me
demandèrent une relation de mon voyage. Je leur fis le récit de mes
aventures, qui dura jusqu’à l’entrée de la nuit.

Lorsque j’eus achevé de raconter mon histoire aux quarante dames,


quelques-unes de celles qui étaient assises le plus près de moi
demeurèrent pour m’entretenir, pendant que d’autres, voyant qu’il
était nuit, se levèrent pour aller chercher des bougies. Elles en
apportèrent une prodigieuse quantité, qui répara merveilleusement la
clarté du jour ; mais elles les disposèrent avec tant de symétrie, qu’il
semblait qu’on n’en pouvait moins souhaiter.

D’autres dames servirent une table de fruits secs, de confitures et


d’autres mets propres à boire, et garnirent un buffet de plusieurs sortes
de vins et de liqueurs ; d’autres enfin parurent avec des instruments de
musique. Quand tout fut prêt, elles m’invitèrent à me mettre à table.
Les dames s’y assirent avec moi, et nous y demeurâmes assez
longtemps. Celles qui devaient jouer des instruments et les
accompagner de leurs voix se levèrent et firent un concert charmant.
Les autres commencèrent une espèce de bal, et dansèrent deux à deux,
les unes après les autres, de la meilleure grâce du monde.

Il était plus de minuit lorsque tous ces divertissements finirent. Alors


une des dames prenant la parole, me dit : « Vous êtes fatigué du
chemin que vous avez fait aujourd’hui, il est temps que vous vous
reposiez. Votre appartement est préparé ; mais avant que de vous y
retirer, choisissez, de nous toutes, celle qui vous plaira davantage, et
menez-la reposer avec vous. » Je répondis que je me garderais bien de
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 195

faire le choix qu’elles me proposaient, qu’elles étaient toutes


également belles, spirituelles, dignes de mes respects et de mes
services, et que je ne commettrais pas l’incivilité d’en préférer une
aux autres.

La même dame qui m’avait parlé, reprit : « Nous sommes très


persuadées de votre honnêteté, et nous voyons bien que la crainte de
faire naître de la jalousie entre nous vous retient ; mais que cette
discrétion ne vous arrête pas ; nous vous avertissons que le bonheur de
celle que vous choisirez ne fera point de jalouses ; car nous sommes
convenues, que tous les jours nous aurons l’une après l’autre le même
honneur, et qu’au bout de quarante jours, ce sera à recommencer.
Choisissez donc librement et ne perdez pas un temps que vous devez
donner au repos dont vous avez besoin. »

Il fallut céder à leurs instances ; je présentai la main à la dame qui


portait la parole pour les autres. Elle me donna la sienne, et on nous
conduisit à un appartement magnifique. On nous y laissa seuls, et les
autres dames se retirèrent dans les leurs.

J’avais à peine achevé de m’habiller le lendemain, que les trente-neuf


autres dames vinrent dans mon appartement toutes parées autrement
que le jour précédent. Elles me souhaitèrent le bonjour, et me
demandèrent des nouvelles de ma santé. Ensuite elles me conduisirent
au bain, où elles me lavèrent elles-mêmes, et me rendirent malgré moi
tous les services dont on y a besoin ; et lorsque j’en sortis, elles me
firent prendre un autre habit qui était encore plus magnifique que le
premier.

Nous passâmes la journée presque toujours à table ; et quand l’heure


de se coucher fut venue, elles me prièrent encore de choisir une
d’entre elles pour me tenir compagnie. Enfin, madame, pour ne point
vous ennuyer en répétant toujours la même chose, je vous dirai que je
passai une année entière avec les quarante dames, en les recevant dans
mon lit l’une après l’autre, et que pendant tout ce temps-là cette vie
voluptueuse ne fut point interrompue par le moindre chagrin.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 196

Au bout de l’année (rien ne pouvait me surprendre davantage), les


quarante dames, au lieu de se présenter à moi avec leur gaieté
ordinaire et de me demander comment je me portais, entrèrent un
matin dans mon appartement, les joues baignées de pleurs. Elles
vinrent m’embrasser tendrement l’une après l’autre, en me disant :
« Adieu, cher prince, adieu ; il faut que nous vous quittions. » Leurs
larmes m’attendrirent. Je les suppliai de me dire le sujet de leur
affliction et de cette séparation dont elles me parlaient. « Au nom de
Dieu, mes belles dames, ajoutai-je, apprenez-moi s’il est en mon
pouvoir de vous consoler, ou si mon secours vous est inutile. » Au
lieu de me répondre précisément : « Plût à Dieu, dirent-elles, que nous
ne vous eussions jamais vu ni connu ! Plusieurs cavaliers, avant vous,
nous ont fait l’honneur de nous visiter ; mais pas un n’avait cette
grâce, cette douceur, cet enjouement et ce mérite que vous avez. Nous
ne savons comment nous pourrons vivre sans vous. » En achevant ces
paroles, elles recommencèrent à pleurer amèrement. « Mes aimables
dames, repris-je, de grâce, ne me faites pas languir davantage : dites-
moi la cause de votre douleur. — Hélas ! répondirent-elles, quel autre
sujet serait capable de nous affliger, que la nécessité de nous séparer
de vous ? Peut-être ne nous reverrons-nous jamais ! Si pourtant vous
le vouliez bien, et si vous aviez assez de pouvoir sur vous pour cela, il
ne serait pas impossible de nous rejoindre. — Mesdames, repartis-je,
je ne comprends rien à ce que vous dites ; je vous prie de me parler
plus clairement. — Eh bien, dit une d’elles, pour vous satisfaire, nous
vous dirons que nous sommes toutes princesses, filles de rois. Nous
vivons ici ensemble avec l’agrément que vous avez vu ; mais au bout
de chaque année, nous sommes obligées de nous absenter pendant
quarante jours pour des devoirs indispensables, qu’il ne nous est pas
permis de révéler ; après quoi nous revenons dans ce château. L’année
est finie d’hier, il faut que nous vous quittions aujourd’hui : c’est ce
qui fait le sujet de notre affliction. Avant que de partir, nous vous
laisserons les clefs de toutes choses, particulièrement celles des cent
portes, où vous trouverez de quoi contenter votre curiosité et adoucir
votre solitude pendant notre absence. Mais pour votre bien et pour
notre intérêt particulier, nous vous recommandons de vous abstenir
d’ouvrir la porte d’or. Si vous l’ouvrez, nous ne vous reverrons
jamais, et la crainte que nous en avons augmente notre douleur. Nous
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 197

espérons que vous profiterez de l’avis que nous vous donnons. Il y va


de votre repos et du bonheur de votre vie : prenez-y garde. Si vous
cédiez à votre indiscrète curiosité, vous vous feriez un tort
considérable. Nous vous conjurons donc de ne pas commettre cette
faute, et nous donner la consolation de vous retrouver ici dans
quarante jours. Nous emporterions bien la clef de la porte d’or avec
nous ; mais ce serait une offense à un prince tel que vous que de
douter de sa discrétion et de sa retenue. »

Le discours de ces belles princesses me causa une véritable douleur.


Je ne manquai pas de leur témoigner que leur absence me causerait
beaucoup de peine, et je les remerciai des bons avis qu’elles me
donnaient. Je les assurai que j’en profiterais, et que je ferais des
choses encore plus difficiles pour me procurer le bonheur de passer le
reste de mes jours avec des dames d’un si rare mérite. Nos adieux
furent des plus tendres ; je les embrassai toutes l’une après l’autre :
elles partirent ensuite et je restai seul dans le château.

L’agrément de la compagnie, la bonne chère, les concerts, les plaisirs,


m’avaient tellement occupé durant l’année, que je n’avais pas eu le
temps ni la moindre envie de voir les merveilles qui pouvaient être
dans ce palais enchanté. Je n’avais pas même fait attention à mille
objets admirables que j’avais tous les jours devant les yeux, tant
j’avais été charmé de la beauté des dames et du plaisir de les voir
uniquement occupées du soin de me plaire. Je fus sensiblement affligé
de leur départ ; et quoique leur absence ne dût être que de quarante
jours, il me parut que j’allais passer un siècle sans elles.

Je me promettais bien de ne pas oublier l’avis important qu’elles


m’avaient donné, de ne pas ouvrir la porte d’or ; mais comme, à cela
près, il m’était permis de satisfaire ma curiosité, je pris la première
des clefs des autres portes, qui étaient rangées par ordre.

J’ouvris la première porte, et j’entrai dans un jardin fruitier, auquel je


crois que dans l’univers il n’y en a point qui soit comparable. Je ne
pense pas même que celui que notre religion nous promet après la
mort puisse le surpasser. La symétrie, la propreté, la disposition
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 198

admirable des arbres, l’abondance et la diversité des fruits de mille


espèces inconnues, leur fraîcheur, leur beauté, tout ravissait ma vue.
Je ne dois pas négliger, madame, de vous faire remarquer que ce
jardin délicieux était arrosé d’une manière fort singulière : des rigoles
creusées avec art et proportion portaient de l’eau abondamment à la
racine des arbres qui en avaient besoin pour pousser leurs premières
feuilles et leurs fleurs ; d’autres en portaient moins à ceux dont les
fruits étaient déjà noués ; d’autres encore moins à ceux où ils
grossissaient ; d’autres n’en portaient que ce qu’il en fallait
précisément à ceux dont le fruit avait acquis une grosseur convenable
et n’attendait plus que la maturité ; mais cette grosseur surpassait de
beaucoup celle des fruits ordinaires de nos jardins. Les autres rigoles
enfin, qui aboutissaient aux arbres dont le fruit était mûr, n’avaient
d’humidité que ce qui était nécessaire pour le conserver dans le même
état sans le corrompre. Je ne pouvais me lasser d’examiner et
d’admirer un si beau lieu ; et je n’en serais jamais sorti, si je n’eusse
pas conçu dès lors une plus grande idée des autres choses que je
n’avais point vues. J’en sortis l’esprit rempli de ces merveilles ; je
fermai la porte, et j’ouvris celle qui suivait.

Au lieu d’un jardin de fruits, j’en trouvai un de fleurs, qui n’était pas
moins singulier dans son genre. Il renfermait un parterre spacieux,
arrosé non pas avec la même profusion que le précédent, mais avec un
plus grand ménagement, pour ne pas fournir plus d’eau que chaque
fleur n’en avait besoin. La rose, le jasmin, la violette, le narcisse,
l’hyacinthe, l’anémone, la tulipe, la renoncule, l’œillet, le lis et une
infinité d’autres plantes qui ne fleurissaient ailleurs qu’en différents
temps, se trouvaient là fleuries toutes à la fois ; et rien n’était plus
doux que l’air qu’on respirait dans ce jardin.

J’ouvris la troisième porte ; je trouvai une volière très vaste. Elle était
pavée de marbre de plusieurs sortes de couleurs, du plus fin, du moins
commun. La cage était de sandal et de bois d’aloès ; elle renfermait
une infinité de rossignols, de chardonnerets, de serins, d’alouettes, et
d’autres oiseaux encore plus harmonieux dont je n’avais jamais
entendu parler de ma vie. Les vases où étaient leur grain et leur eau
étaient de jaspe ou d’agate la plus précieuse. D’ailleurs, cette volière
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 199

était d’une grande propreté : à voir son étendue, je jugeais qu’il ne


fallait pas moins de cent personnes pour la tenir aussi nette qu’elle
était ; personne toutefois n’y paraissait, non plus que dans les jardins
où j’avais été, dans lesquels je n’avais pas remarqué une mauvaise
herbe, ni la moindre superfluité qui m’eût blessé la vue. Le soleil était
déjà couché, et je me retirai charmé du ramage de cette multitude
d’oiseaux qui cherchaient alors à se percher dans l’endroit le plus
commode pour jouir du repos de la nuit. Je me rendis à mon
appartement, résolu d’ouvrir les autres portes les jours suivants, à
l’exception de la centième.

Le lendemain, je ne manquai pas d’aller ouvrir la quatrième porte. Si


ce que j’avais vu le jour précédent avait été capable de me causer de la
surprise, ce que je vis alors me ravit en extase. Je mis le pied dans une
grande cour environnée d’un bâtiment d’une architecture
merveilleuse, dont je ne vous ferai point la description pour éviter la
prolixité. Ce bâtiment avait quarante portes toutes ouvertes, dont
chacune donnait entrée dans un trésor, et de ces trésors, il y en avait
plusieurs qui valaient mieux que les plus grands royaumes. Le premier
contenait des monceaux de perles, et, ce qui passe toute croyance, les
plus précieuses, qui étaient grosses comme des œufs de pigeon,
surpassaient en nombre les médiocres. Dans le second trésor, il y avait
des diamants, des escarboucles et des rubis ; dans le troisième, des
émeraudes ; dans le quatrième, de l’or en lingots ; dans le cinquième,
de l’or monnayé ; dans le sixième, de l’argent en lingots ; dans les
deux suivants, de l’argent monnayé. Les autres contenaient des
améthystes, des chrysolithes, des topazes, des opales, des turquoises,
des hyacinthes, et toutes les autres pierres fines que nous connaissons,
sans parler de l’agate, du jaspe, de la cornaline. Ce même trésor
contenait un magasin rempli, non seulement de branches, mais même
d’arbres entiers de corail.

Rempli de surprise et d’admiration, je m’écriai, après avoir vu toutes


ces richesses : « Non, quand tous les trésors de tous les rois de
l’univers seraient assemblés en un même lieu, ils n’approcheraient pas
de ceux-ci. Quel est mon bonheur de posséder tous ces biens avec tant
d’aimables princesses ! »
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 200

Je ne m’arrêterai point, madame, à vous faire le détail de toutes les


autres choses rares et précieuses que je vis les jours suivants. Je vous
dirai seulement qu’il ne me fallut pas moins de trente-neuf jours pour
ouvrir les quatre-vingt-dix-neuf portes et admirer tout ce qui s’offrit à
ma vue. Il ne restait plus que la centième porte, dont l’ouverture
m’était défendue.

J’étais au quarantième jour depuis le départ des charmantes


princesses. Si j’avais pu, ce jour-là, conserver sur moi le pouvoir que
je devais avoir, je serais aujourd’hui le plus heureux de tous les
hommes, au lieu que j’en suis le plus malheureux. Elles devaient
arriver le lendemain, et le plaisir de les revoir devait servir de frein à
ma curiosité ; mais, par une faiblesse dont je ne cesserai jamais de me
repentir, je succombai à la tentation du démon, qui ne me donna point
de repos que e ne me fusse livré moi-même à la peine que j’ai
éprouvée.

J’ouvris la porte fatale que j’avais promis de ne pas ouvrir. Je n’eus


pas avancé le pied pour entrer, qu’une odeur assez agréable, mais
contraire à mon tempérament, me fit tomber évanoui. Néanmoins je
revins à moi, et au lieu de profiter de cet avertissement, de refermer la
porte et de perdre pour jamais l’envie de satisfaire ma curiosité,
j’entrai. Après avoir attendu quelque temps que le grand air eût
modéré cette odeur, je n’en fus plus incommodé.

Je trouvai un lieu vaste, bien voûté, et dont le pavé était parsemé de


safran. Plusieurs flambeaux d’or massif, avec des bougies allumées
qui rendaient l’odeur d’aloès et d’ambre gris, y servaient de lumière,
et cette illumination était encore augmentée par des lampes d’or et
d’argent, remplies d’une huile composée de diverses sortes d’odeurs.
Parmi un assez grand nombre d’objets qui attirèrent mon attention,
j’aperçus un cheval noir, le plus beau et le mieux fait qu’on puisse
voir au monde. Je m’approchai de lui pour le considérer de près ; je
trouvai qu’il avait une selle et une bride d’or massif, d’un ouvrage
excellent ; que son auge, d’un côté, était remplie d’orge mondé et de
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 201

sésame 25 , et, de l’autre, d’eau de rose. Je le pris par la bride, et le


tirai dehors pour le voir au jour. Je le montai et voulus le faire
avancer, mais, comme il ne branlait pas, je le frappai d’une houssine
que j’avais ramassée dans son écurie magnifique. A peine eut-il senti
le coup, qu’il se mit à hennir avec un bruit horrible ; puis, étendant des
ailes dont je ne m’étais point aperçu, il s’éleva dans l’air à perte de
vue. Je ne songeai plus qu’à me tenir ferme, et, malgré la frayeur dont
j’étais saisi, je ne me tenais point mal. Il reprit ensuite son vol vers la
terre, et se posa sur le toit en terrasse d’un château, où, sans me
donner le temps de mettre pied à terre, il me secoua si violemment,
qu’il me fit tomber en arrière, et du bout de sa queue, il me creva l’œil
droit.

Voilà de quelle manière je devins borgne. Je me souvins bien alors de


ce que m’avaient prédit les dix jeunes seigneurs. Le cheval reprit son
vol et disparut. Je me relevai fort affligé du malheur que j’avais
cherché moi-même. Je marchai sur la terrasse, la main sur mon œil,
qui me faisait beaucoup de douleur. Je descendis, et me trouvai dans
un salon qui me fit connaître par dix sofas disposés en rond, et un
autre moins élevé au milieu, que ce château était celui d’où j’avais été
enlevé par le roc.

Les dix jeunes seigneurs borgnes n’étaient pas dans le salon. Je les y
attendis, et ils arrivèrent peu de temps après le vieillard. Ils ne
parurent pas étonnés de me revoir, ni de la perte de mon œil. « Nous
sommes bien fâchés, me dirent-ils, de ne pouvoir vous féliciter sur
votre retour de la manière que nous le souhaiterions ; mais nous ne
sommes pas la cause de votre malheur. — J’aurais tort de vous

25 Plante dont la tige ressemble à celle du millet. Le sésame oriental est


originaire de l’Inde ; mais de temps immémorial on le cultive dans tout
l’Orient. On mange ces semences cuites dans du lait, comme le millet ; on les
mange aussi grillées au four ou en galettes pétries avec du beurre ou de
l’huile. C’est un aliment fort nourrissant et assez agréable que les enfants
surtout recherchent beaucoup. On tire aussi de ces semences, par expression,
ou par le moyen de l’eau bouillante, une huile presque aussi bonne que celle
de l’olive, dont on se sert pour assaisonner les aliments et brûler dans les
lampes.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 202

accuser, leur répondis-je ; je me le suis attiré moi-même, et je m’en


impute toute la faute. — Si la consolation des malheureux, reprirent-
ils, est d’avoir des semblables, notre exemple peut vous en fournir un
sujet. Tout ce qui vous est arrivé nous est arrivé aussi. Nous avons
goûté toutes sortes de plaisirs pendant une année entière, et nous
aurions continué de jouir du même bonheur, si nous n’eussions pas
ouvert la porte d’or pendant l’absence des princesses. Vous n’avez pas
été plus sage que nous, et vous avez éprouvé la même punition. Nous
voudrions bien vous recevoir parmi nous pour faire la pénitence que
nous faisons, et dont nous ne savons pas de combien sera la durée ;
mais nous vous avons déjà déclaré les raisons qui nous en empêchent.
C’est pourquoi retirez-vous ; allez à la cour de Bagdad ; vous y
trouverez celui qui doit décider de votre destinée. »

Ils m’enseignèrent la route que je devais tenir, et je me séparai d’eux.


Je me fis raser en chemin la barbe et les sourcils, et pris l’habit de
calender. Il y a longtemps que je marche. Enfin, je suis arrivé
aujourd’hui dans cette ville à l’entrée de la nuit. J’ai rencontré à la
porte ces calenders mes confrères, tous étrangers comme moi. Nous
avons été tous trois fort surpris de nous voir borgnes du même œil.
Mais nous n’avons pas eu le temps de nous entretenir de cette disgrâce
qui nous est commune. Nous n’avons eu, madame, que celui de venir
implorer le secours que vous nous avez généreusement accordé.

Le troisième calender ayant achevé de raconter son histoire, Zobéide


prit la parole, et s’adressant à lui et à ses confrères : « Allez, leur dit-
elle, vous êtes libres tous trois, retirez-vous où il vous plaira. » Mais
l’un d’entre eux lui répondit : « Madame, nous vous supplions de nous
pardonner notre curiosité, et de nous permettre d’entendre l’histoire de
ces seigneurs qui n’ont pas encore parlé. » Alors la dame, se tournant
du côté du calife, du vizir et de Mesrour, qu’elle ne connaissait pas
pour ce qu’ils étaient, leur dit : « C’est à vous à me raconter votre
histoire ; parlez. »

Le grand vizir Giafar, qui avait toujours porté la parole, répondit


encore à Zobéide : « Madame, pour vous obéir, nous n’avons qu’à
répéter ce que nous avons déjà dit avant que d’entrer chez vous. Nous
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 203

sommes, poursuivit-il, des marchands de Moussoul, et nous venons à


Bagdad négocier nos marchandises qui sont en magasin dans un khan
où nous sommes logés. Nous avons dîné aujourd’hui, avec plusieurs
autres personnes de notre profession, chez un marchand de cette ville,
lequel, après nous avoir régalés de mets délicats et de vins exquis, a
fait venir des danseurs et des danseuses, avec des chanteurs et des
joueurs d’instruments. Le grand bruit que nous faisions tous ensemble
a attiré le guet, qui a arrêté une partie des gens de l’assemblée. Pour
nous, par bonheur, nous nous sommes sauvés ; mais, comme il était
déjà tard, et que la porte de notre khan était fermée, nous ne savions
où nous retirer. Le hasard a voulu que nous ayons passé par votre rue,
et que nous ayons entendu qu’on se réjouissait chez vous : cela nous a
déterminés à frapper à votre porte. Voilà, madame, le compte que
nous avons à vous rendre pour obéir à vos ordres. » Zobéide, après
avoir écouté ce discours, semblait hésiter sur ce qu’elle devait dire. De
quoi les calenders s’apercevant, la supplièrent d’avoir pour les trois
marchands de Mossoul la même bonté qu’elle avait eue pour eux.
« Eh bien ! leur dit-elle, j’y consens. Je veux que vous m’ayez tous la
même obligation. Je vous fais grâce ; mais c’est à condition que vous
sortirez tous de ce logis présentement et que vous vous retirerez où il
vous plaira. » Zobéide ayant donné cet ordre d’un ton qui marquait
qu’elle voulait être obéie, le calife, le vizir, Mesrour, les trois
calenders et le porteur sortirent sans répliquer ; car la présence des
sept esclaves armés les tenait en respect. Lorsqu’ils furent hors de la
maison, et que la porte fut fermée, le calife dit aux calenders, sans leur
faire connaître qui il était : « Et vous, seigneurs, qui êtes étrangers et
nouvellement arrivés en cette ville de quel côté allez-vous
présentement qu’il n’est pas jour encore ? — Seigneur, lui
répondirent-ils, c’est là ce qui nous embarrasse. — Suivez-nous, reprit
le calife, nous allons vous tirer d’embarras. » Après avoir achevé ces
paroles, il parla bas au vizir, et lui dit : « Conduisez-les chez vous, et
demain matin vous me les amènerez. Je veux faire écrire leurs
histoires ; elles méritent bien d’avoir place dans les annales de mon
règne. »

Le vizir Giafar emmena avec lui les trois calenders ; le porteur se


retira dans sa maison ; et le calife, accompagné de Mesrour, se rendit
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 204

à son palais. Il se coucha ; mais il ne put fermer l’œil, tant il avait


l’esprit agité de toutes les choses extraordinaires qu’il avait vues et
entendues. Il était surtout fort en peine de savoir qui était Zobéide,
quel sujet elle pouvait avoir de maltraiter les deux chiennes noires, et
pourquoi Amine avait le sein meurtri. Le jour parut, qu’il était encore
occupé. de ses pensées. Il se leva, et se rendit dans la chambre où il
tenait son conseil et donnait audience ; il s’assit sur son trône.

Le grand vizir arriva peu de temps après, et lui rendit ses respects à
son ordinaire. « Vizir, lui dit le calife, les affaires que nous aurions à
régler présentement ne sont pas fort pressantes ; celle des trois dames
et des deux chiennes noires l’est davantage. Je n’aurai pas l’esprit en
repos que je ne sois pleinement instruit de tant de choses qui m’ont
surpris. Allez, faites venir ces dames, et amenez en même temps les
calenders. Partez et souvenez-vous que j’attends impatiemment votre
retour. »

Le vizir, qui connaissait l’humeur vive et bouillante de son maître, se


hâta de lui obéir. Il arriva chez les dames, et leur exposa d’une
manière très honnête l’ordre qu’il avait de les conduire au calife, sans
toutefois leur parler de ce qui s’était passé la nuit chez elles. Les
dames se couvrirent de leur voile, et partirent avec le vizir, qui prit en
passant chez lui les trois calenders, qui avaient eu le temps
d’apprendre qu’ils avaient vu le calife et qu’ils lui avaient parlé sans
le connaître. Le vizir les mena au palais, et s’acquitta de sa
commission avec tant de diligence, que le calife en fut fort satisfait.
Ce prince, pour garder la bienséance devant tous les officiers de sa
maison qui étaient présents, fit placer les trois dames derrière la
portière de la salle qui conduisait à son appartement, et retint près de
lui les trois calenders, qui firent assez connaître, par leurs respects,
qu’ils n’ignoraient pas devant qui ils avaient l’honneur de paraître.

Lorsque les dames furent placées, le calife se tourna de leur côté et


leur dit : « Mesdames, en vous apprenant que je me suis introduit chez
vous cette nuit déguisé en marchand, je vais sans doute vous alarmer ;
vous craindrez de m’avoir offensé, et vous croirez que je ne vous ai
fait venir ici que pour vous donner des marques de mon ressentiment ;
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 205

mais rassurez-vous : soyez persuadées que j’ai oublié le passé, et que


je suis même très content de votre conduite. Je souhaiterais que toutes
les dames de Bagdad eussent autant de sagesse que vous m’en avez
fait voir. Je me souviendrai toujours de la modération que vous eûtes
après l’incivilité que nous avons commise. J’étais alors marchand de
Moussoul ; mais je suis à présent Haroun-al-Raschid, le cinquième
calife de la glorieuse maison d’Abbas, qui tient la place de notre grand
prophète. Je vous ai mandées seulement pour savoir de vous qui vous
êtes, et vous demander pour quel sujet l’une de vous, après avoir
maltraité les deux chiennes noires, a pleuré avec elles. Je ne suis pas
moins curieux d’apprendre pourquoi une autre a le sein tout couvert
de cicatrices.

Quoique le calife eût prononcé ces paroles très distinctement, et que


les trois dames les eussent entendues, le vizir Giafar, par un air de
cérémonie, ne laissa pas de les leur répéter.

Dès que le calife eut rassuré Zobéide par le discours qu’il venait de
faire, elle lui donna de cette sorte la satisfaction qu’il lui demandait

Histoire de Zobéide

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Commandeur des croyants, dit-elle, l’histoire que j’ai à raconter à


Votre Majesté est une des plus surprenantes dont on ait jamais
entendu parler. Les deux chiennes noires et moi, sommes trois sœurs
nées d’une même mère et d’un même père ; et je vous dirai par quel
accident étrange elles ont été changées en chiennes. Les deux dames
qui demeurent avec moi, qui sont ici présentes, sont aussi mes sœurs
de même père, mais d’une autre mère. Celle qui a le sein couvert de
cicatrices se nomme Amine ; l’autre s’appelle Safie et moi Zobéide.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 206

Après la mort de notre père, le bien qu’il nous avait laissé fut partagé
entre nous également ; lorsque mes deux dernières sœurs eurent reçu
leurs portions, elles se séparèrent et allèrent demeurer en particulier
avec leur mère. Mes deux autres sœurs et moi restâmes avec la nôtre,
qui vivait encore, et qui depuis, en mourant, nous laissa à chacune
mille sequins.

Lorsque nous eûmes touché ce qui nous appartenait, mes deux aînées
se marièrent, suivirent leurs maris, et me laissèrent seule. Peu de
temps après leur mariage, le mari de la première vendit tout ce qu’il
avait de biens et de meubles, et avec l’argent qu’il en put faire, et celui
de ma sœur, ils passèrent en Afrique. Là, le mari dépensa en bonne
chère et en débauche tout son bien et celui que ma sœur lui avait
apporté. Ensuite, se voyant réduit à la dernière misère, il trouva un
prétexte pour la répudier, et la chassa.

Elle revint à Bagdad, non sans avoir souffert des maux incroyables
dans un si long voyage, et vint se réfugier chez moi, dans un état si
digne de pitié, qu’elle en aurait inspiré aux cœurs les plus durs. Je la
reçus avec toute l’affection qu’elle pouvait attendre de moi. Je lui
demandai pourquoi je la voyais dans une si malheureuse situation ;
elle m’apprit en pleurant la mauvaise conduite de son mari et
l’indigne traitement qu’il lui avait fait. Je fus touchée de son malheur
et j’en pleurai avec elle. Je la fis ensuite entrer au bain, je lui donnai
de mes propres habits, je lui dis « Ma sœur, vous êtes mon aînée, et je
vous regarde comme ma mère. Pendant votre absence, Dieu a béni le
peu de biens qui m’est tombé en partage, et l’emploi que j’en fais à
nourrir et à élever des vers à soie. Comptez que je n’ai rien qui ne soit
à vous, et dont vous ne puissiez disposer comme moi-même.

Nous demeurâmes toutes deux et vécûmes ensemble pendant plusieurs


mois en bonne intelligence. Comme nous nous entretenions souvent
de notre troisième sœur, et que nous étions surprises de ne pas
apprendre de ses nouvelles, elle arriva en aussi mauvais état que notre
aînée. Son mari l’avait traitée de la même sorte ; je la reçus avec la
même amitié.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 207

Quelque temps après, mes deux sœurs, sous prétexte qu’elles


m’étaient à charge, me dirent qu’elles étaient dans le dessein de se
remarier. Je leur répondis que si elles n’avaient pas d’autres raisons
que celle de m’être à charge, elles pouvaient continuer de demeurer
avec moi en toute sûreté ; que mon bien suffisait pour nous entretenir
toutes trois d’une manière conforme à notre condition. « Mais,
ajoutai-je, je crains plutôt que vous n’ayez véritablement envie de
vous remarier. Si cela était, je vous avoue que j’en serais fort étonnée.
Après l’expérience que vous avez eue du peu de satisfaction qu’on a
dans le mariage, y pouvez-vous penser une seconde fois ? Vous savez
combien il est rare de trouver un mari parfaitement honnête homme.
Croyez-moi, continuons de vivre ensemble le plus agréablement qu’il
nous sera possible. »

Tout ce que je leur dis fut inutile. Elles avaient pris la résolution de se
remarier ; elles l’exécutèrent. Mais elles revinrent me trouver au bout
de quelques mois, et me firent mille excuses de n’avoir pas suivi mon
conseil. « Vous êtes notre cadette, me dirent-elles, mais vous êtes plus
sage que nous. Si vous voulez bien nous recevoir encore dans votre
maison, et nous regarder comme vos esclaves, il ne nous arrivera plus
de faire une si grande faute. — Mes chères sœurs, leur répondis-je, je
n’ai point changé à votre égard depuis notre dernière séparation ;
revenez et jouissez avec moi de ce que j’ai. » Je les embrassai, et nous
demeurâmes ensemble comme auparavant.

Il y avait un an que nous vivions dans une union parfaite ; et voyant


que Dieu avait béni mon petit fonds, je formai le dessein de faire un
voyage par mer, et de hasarder quelque chose dans le commerce. Pour
cet effet, je me rendis avec mes deux sœurs à Balsora, où j’achetai un
vaisseau tout équipé, que je chargeai de marchandises que j’avais fait
venir de Bagdad. Nous mîmes à la voile avec un vent favorable, et
nous sortîmes bientôt du golfe Persique. Quand nous fûmes en pleine
mer, nous prîmes la route des Indes ; et, après vingt jours de
navigation, nous vîmes terre. C’était une montagne fort haute, au pied
de laquelle nous aperçûmes une ville de grande apparence. Comme
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 208

nous avions le vent frais, nous arrivâmes de bonne heure au port, et


nous y jetâmes l’ancre.

Je n’eus pas la patience d’attendre que mes sœurs fussent en état de


m’accompagner ; je me fis débarquer seule, et j’allai droit à la porte
de la ville. J’y vis une garde nombreuse de gens assis, et d’autres qui
étaient debout avec un bâton à la main. Mais ils avaient tous l’air si
hideux, que j’en fus effrayée. Remarquant toutefois qu’ils étaient
immobiles, et qu’ils ne remuaient pas même les yeux, je me rassurai ;
et m’étant approchée d’eux, je reconnus qu’ils étaient pétrifiés.

J’entrai dans la ville, et passai par plusieurs rues où il y avait des


hommes, d’espace en espace, dans toutes sortes d’attitudes ; mais ils
étaient tous sans mouvement et pétrifiés. Au quartier des marchands,
je trouvai la plupart des boutiques fermées, et j’aperçus dans celles qui
étaient ouvertes des personnes aussi pétrifiées. Je jetai la vue sur les
cheminées, et n’en voyant pas sortir de fumée, cela me fit juger que
tout ce qui était dans les maisons, de même que ce qui était dehors,
était changé en pierres.

Étant arrivé dans une vaste place au milieu de la ville, je découvris


une grande porte couverte de plaques d’or, dont les deux battants
étaient ouverts. Une portière d’étoffe de soie paraissait tirée devant, et
l’on voyait une lampe suspendue au-dessus de la porte. Après avoir
considéré le bâtiment, je ne doutai pas que ce ne fût le palais du prince
qui régnait en ce pays-là. Mais, fort étonnée de n’avoir rencontré
aucun être vivant, j’allai jusque-là, dans l’espérance d’en trouver
quelqu’un. Je levai la portière ; et, ce qui augmenta ma surprise, je ne
vis sous le vestibule que quelques portiers ou gardes pétrifiés, les uns
debout et les autres assis ou à demi-couchés.

Je traversai une grande cour où il y avait beaucoup de monde les uns


semblaient aller et les autres venir, et néanmoins ils ne bougeaient de
leur place, parce qu’ils étaient pétrifiés comme ceux que j’avais déjà
vus. Je passai dans une seconde cour, et de celle-là dans une
troisième ; mais ce n’était partout qu’une solitude, et il y régnait un
silence affreux.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 209

M’étant avancée dans une quatrième cour, je vis en face un très beau
bâtiment dont les fenêtres étaient fermées d’un treillis d’or massif. Je
jugeai que c’était l’appartement de la reine. J’y entrai. Il y avait dans
une grande salle plusieurs eunuques noirs pétrifiés. Je passai ensuite
dans une chambre très richement meublée, où j’aperçus une dame
aussi changée en pierre. Je reconnus que c’était la reine à une
couronne d’or qu’elle avait sur la tête et à un collier de perles très
rondes et plus grosses que des noisettes. Je les examinai de près, et il
me parut qu’on ne pouvait rien voir de plus beau.

J’admirai quelque temps les richesses et la magnificence de cette


chambre, et surtout le tapis de pied, les coussins, et le sofa garni d’une
étoffe des Indes à fond d’or, avec des figures d’hommes et d’animaux
en argent d’un travail admirable.

De la chambre de la reine pétrifiée je passai dans plusieurs autres


appartements et cabinets propres et magnifiques, qui me conduisirent
dans une chambre d’une grandeur extraordinaire, où il y avait un trône
d’or massif, élevé de quelques degrés, et enrichi de grosses émeraudes
enchâssées, et sur le trône, un lit d’une riche étoffe, sur laquelle
éclatait une broderie de perles. Ce qui me surprit plus que tout le reste,
ce fut une lumière brillante qui partait de dessus ce lit. Curieuse de
savoir ce qui la rendait, je montai ; et, avançant la tête, je vis sur un
petit tabouret un diamant gros comme un œuf d’autruche, et si parfait,
que je n’y remarquai nul défaut. Il brillait tellement, que je ne pouvais
en soutenir l’éclat en le regardant au jour.

Il y avait au chevet du lit, de l’un et de l’autre côté, un flambeau


allumé, dont je ne compris pas l’usage. Cette circonstance néanmoins
me fit juger qu’il y avait quelqu’un de vivant dans ce superbe palais ;
car je ne pouvais croire que ces flambeaux pussent s’entretenir
allumés d’eux-mêmes. Plusieurs autres singularités m’arrêtèrent dans
cette chambre et le seul diamant dont je viens de parler la rendait d’un
prix inestimable.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 210

Comme toutes les portes étaient ouvertes ou poussées seulement, je


parcourus encore d’autres appartements aussi beaux que ceux que
j’avais déjà vus. J’allai jusqu’aux offices et aux garde-meubles qui
étaient remplis de richesses infinies, et je m’occupai si fort de toutes
ces merveilles que je m’oubliai moi-même. Je ne pensais plus ni à
mon vaisseau, ni à mes sœurs, je ne songeais qu’à satisfaire ma
curiosité. Cependant la nuit approchait, et son approche m’avertissant
qu’il était temps de me retirer, je voulus reprendre le chemin des cours
par où j’étais venue ; mais il ne me fut pas aisé de le retrouver. Je
m’égarai dans les appartements ; et me trouvant dans la grande
chambre où était le trône, le lit, le gros diamant et les flambeaux
allumés, je résolus d’y passer la nuit, et de remettre au lendemain de
grand matin à regagner mon vaisseau. Je me jetai sur le lit, non sans
quelque frayeur de me voir seule dans un lieu si désert, et ce fut sans
doute cette crainte qui m’empêcha de dormir.

Il était environ minuit, lorsque j’entendis la voix d’un homme qui


lisait l’Alcoran de la même manière et du ton que nous avons coutume
de le lire dans nos temples. Cela me donna beaucoup de joie. Je me
levai aussitôt, et prenant un flambeau pour me conduire, j’allai de
chambre en chambre du côté où j’entendais la voix. Je m’arrêtai à la
porte d’un cabinet d’où je ne pouvais douter qu’elle ne partît. je posai
le flambeau à terre, et regardant par une fente, il me parut que c’était
un oratoire. En effet, il y avait, comme dans nos temples, une niche
qui marquait où il fallait se tourner pour faire la prière, des lampes
suspendues et allumées, et deux chandeliers avec de gros cierges de
cire blanche, allumés de même.

Je vis aussi un petit tapis étendu, de la forme de ceux qu’on étend


chez nous pour se poser dessus et faire sa prière. Un jeune homme de
bonne mine, assis sur ce tapis, récitait avec grande attention l’Alcoran
qui était posé devant lui sur un petit pupitre. A cette vue, ravie
d’admiration, je cherchais en mon esprit comment il se pouvait faire
qu’il fût le seul vivant dans une ville où tout le monde était pétrifié, et
je ne doutais pas qu’il n’y eût en cela quelque chose de très
merveilleux.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 211

Comme la porte n’était que poussée, je l’ouvris ; j’entrai, et, me tenant


debout devant la niche, je fis cette prière à haute voix : « Louange à
Dieu, qui nous a favorisés d’une heureuse navigation ! Qu’il nous
fasse la grâce de nous protéger de même jusqu’à notre arrivée en notre
pays. Écoutez-moi, Seigneur, et exaucez ma prière. »

Le jeune homme jeta les yeux sur moi et me dit : « Ma bonne dame, je
vous prie de me dire qui vous êtes, et ce qui vous a amenée en cette
ville désolée. En récompense, je vous apprendrai qui je suis, ce qui
m’est arrivé, pour quel sujet les habitants de cette ville sont réduits en
l’état où vous les avez vus, et pourquoi moi seul je suis sain et sauf
dans un désastre si épouvantable. »

Je lui racontai en peu de mots d’où je venais, ce qui m’avait engagé à


faire ce voyage, et de quelle manière j’avais heureusement pris port
après une navigation de vingt jours. En achevant, je le suppliai de
s’acquitter à son tour de la promesse qu’il m’avait faite, et je lui
témoignai combien j’étais frappée de la désolation affreuse que j’avais
remarquée dans tous les endroits où j’avais passé.

« Ma chère dame, dit alors le jeune homme, donnez-vous un moment


de patience. » A ces mots, il ferma l’Alcoran, le mit dans un étui
précieux et le posa dans la niche. Je pris ce temps-là pour le
considérer attentivement, et je lui trouvai tant de grâce et de beauté,
qu’il fit sur moi une impression qui m’avait été inconnue jusqu’alors.
Il me fit asseoir près de lui, et avant qu’il commençât son discours, je
ne pus m’empêcher de lui dire d’un air qui lui fit connaître les
sentiments qu’il m’avait inspirés : « Aimable seigneur, cher objet de
mon âme, on ne peut attendre avec plus d’impatience que je l’attends
l’éclaircissement de tant de choses surprenantes qui ont frappé ma vue
depuis le premier pas que j’ai fait pour entrer en cette ville ; et ma
curiosité ne saurait être assez tôt satisfaite. Parlez, je vous en conjure ;
apprenez-moi par quel miracle vous êtes seul en vie parmi tant de
personnes mortes d’une manière inouïe.

— Madame, me dit le jeune homme, vous m’avez fait assez voir que
vous avez la connaissance du vrai Dieu, par la prière que vous venez
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 212

de lui adresser. Vous allez entendre un effet très remarquable de sa


grandeur et de sa puissance. Je vous dirai que cette ville était la
capitale d’un puissant royaume, dont le roi mon père portait le nom.
Ce prince, toute sa cour, les habitants de la ville et tous ses autres
sujets étaient mages, adorateurs du feu et de Nardoun, ancien roi des
géants rebelles à Dieu.

Quoique né d’un père et d’une mère idolâtres, j’ai eu le bonheur


d’avoir dans mon enfance pour gouvernante une bonne dame
musulmane, qui savait l’Alcoran par cœur et l’expliquait parfaitement
bien. « Mon prince, me disait-elle souvent, il n’y a qu’un vrai Dieu.
Prenez garde d’en reconnaître et d’en adorer d’autres. » Elle m’apprit
à lire en arabe ; et le livre qu’elle me donna pour m’exercer fut
l’Alcoran. Dès que je fus capable de raison, elle m’expliqua tous les
points de cet excellent livre, et elle m’en inspirait tout l’esprit à l’insu
de mon père et de tout le monde. Elle mourut ; mais ce fut après
m’avoir fait toutes les instructions dont j’avais besoin pour être
pleinement convaincu des vérités de la religion musulmane. Depuis sa
mort, j’ai persisté constamment dans les sentiments qu’elle m’a fait
prendre, et j’ai en horreur le faux dieu Nardoun et l’adoration du feu.

Il y a trois ans et quelques mois que tout à coup une voix bruyante se
fit entendre si distinctement par toute la ville, que personne ne perdit
une de ces paroles qu’elle prononça : « HABITANTS, ABANDONNEZ LE
CULTE DE NARDOUN ET DU FEU. ADOREZ LE DIEU UNIQUE, QUI FAIT
MISÉRICORDE. »

La même voix se fit entendre trois années de suite ; mais, personne ne


s’étant converti, le dernier jour de la troisième, à trois ou quatre
heures du matin, tous les habitants généralement furent changés en
pierres en un instant, chacun dans l’état et la posture où il se trouva.
Le roi mon père éprouva le même sort : il fut métamorphosé en une
pierre noire, tel qu’on le voit dans un endroit de ce palais, et la reine
ma mère eut une pareille destinée.

Je suis le seul sur qui Dieu n’ait pas fait tomber ce châtiment terrible.
Depuis ce temps-là, je continue de le servir avec plus de ferveur que
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 213

jamais ; et je suis persuadé, ma belle dame, qu’il vous envoie pour ma


consolation ; je lui en rends des grâces infinies ; car je vous avoue que
cette solitude m’est bien ennuyeuse.

Tout ce récit, et particulièrement ces derniers mots, achevèrent de


m’enflammer pour lui. « Prince, lui dis-je, il n’en faut pas douter,
c’est la Providence qui m’a attirée dans votre port pour vous présenter
l’occasion de vous éloigner d’un lieu si funeste. Le vaisseau sur lequel
je suis venue vous prouvera que je suis en quelque considération à
Bagdad, où j’ai laissé d’autres biens assez considérables. J’ose vous y
offrir une retraite jusqu’à ce que le puissant Commandeur des
croyants, le vicaire du grand Prophète que vous reconnaissez, vous ait
rendu tous les honneurs que vous méritez. Ce célèbre prince demeure
à Bagdad, et il ne sera pas plus tôt informé de votre arrivée en sa
capitale, qu’il vous fera connaître qu’on n’implore pas en vain son
appui. Il n’est pas possible que vous demeuriez davantage dans une
ville où tous les objets doivent vous être insupportables. Mon vaisseau
est à votre service, et vous en pouvez disposer absolument. » Il
accepta l’offre, et nous passâmes le reste de la nuit à nous entretenir
de notre embarquement.

Dès que le jour parut, nous sortîmes du palais et nous nous rendîmes
au port, où nous trouvâmes mes sœurs, le capitaine et mes esclaves
fort en peine de moi. Après avoir présenté mes sœurs au prince, je leur
racontai ce qui m’avait empêchée de revenir au vaisseau le jour
précédent, la rencontre du jeune prince, son histoire et le sujet de la
désolation d’une si belle ville.

Les matelots employèrent plusieurs jours à débarquer les


marchandises que j’avais apportées, et à embarquer à leur place tout
ce qu’il y avait de plus précieux dans le palais en pierreries, en or et
en argent. Nous laissâmes les meubles et une infinité de pièces
d’orfèvrerie, parce que nous ne pouvions les emporter. Il nous aurait
fallu plusieurs vaisseaux pour transporter à Bagdad toutes les
richesses que nous avions devant les yeux.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 214

Après que nous eûmes chargé le vaisseau des choses que nous y
voulûmes mettre, nous prîmes les provisions et l’eau dont nous
jugeâmes avoir besoin pour notre voyage. A l’égard des provisions, il
nous en restait encore beaucoup de celles que nous avions embarquées
à Balsora. Enfin nous mîmes à la voile avec un vent tel que nous
pouvions le souhaiter.

Le jeune prince, mes sœurs et moi, nous nous entretenions tous les
jours agréablement ensemble ; mais, hélas ! notre union ne dura pas
longtemps. Mes sœurs devinrent jalouses de l’intelligence qu’elles
remarquèrent entre le jeune prince et moi, et me demandèrent un jour
malicieusement ce que nous ferions de lui lorsque nous serions
arrivées à Bagdad. Je m’aperçus bien qu’elles ne me faisaient cette
question que pour découvrir mes sentiments. C’est pourquoi, faisant
semblant de tourner la chose en plaisanterie, je leur répondis que je le
prendrais pour mon époux : ensuite, me tournant vers le prince, je lui
dis : « Mon prince, je vous supplie d’y consentir. Dès que nous serons
à Bagdad, mon dessein est de vous offrir ma personne, pour être votre
très humble esclave, pour vous rendre mes services et vous
reconnaître pour le maître absolu de mes volontés.

— Madame, répondit le prince, je ne sais si vous plaisantez ; mais


pour moi, je vous déclare fort sérieusement devant mesdames vos
sœurs que dès ce moment j’accepte de bon cœur l’offre que vous me
faites, non pas pour vous regarder comme une esclave, mais comme
ma dame et ma maîtresse, et je ne prétends avoir aucun empire sur vos
actions. » Mes sœurs changèrent de couleur à ce discours, et je
remarquai depuis ce temps-là qu’elles n’avaient plus pour moi les
mêmes sentiments qu’auparavant.

Nous étions dans le golfe Persique, et nous approchions de Balsora,


où, avec le bon vent que nous avions toujours, j’espérais que nous
arriverions le lendemain. Mais la nuit, pendant que je dormais, mes
sœurs prirent leur temps, et me jetèrent à la mer ; elles traitèrent de la
même sorte le prince, qui fut noyé. Je me soutins quelques moments
sur l’eau, et par bonheur, ou plutôt par miracle, je trouvai fond. Je
m’avançai vers une noirceur qui me paraissait terre, autant que
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 215

l’obscurité me permettait de la distinguer. Effectivement je gagnai une


plage, et le jour me fit connaître que j’étais dans une petite île déserte,
située environ à vingt milles de Balsora. J’eus bientôt fait sécher mes
habits au soleil ; et en marchant je remarquai plusieurs sortes de fruits
et même de l’eau douce ; ce qui me donna quelque espérance que je
pourrais conserver ma vie.

Je me reposais à l’ombre, lorsque je vis un serpent ailé fort gros et fort


long, qui s’avançait vers moi en se démenant à droite et à gauche et
tirant la langue ; cela me fit juger que quelque mal le pressait. Je me
levai ; et m’apercevant qu’il était suivi d’un autre serpent plus gros
qui le tenait par la queue et faisait ses efforts pour le dévorer, j’en eus
pitié. Au lieu de fuir, j’eus la hardiesse et le courage de prendre une
pierre qui se trouva par hasard auprès de moi ; je la jetai de toute ma
force contre le plus gros serpent ; je le frappai à la tête et l’écrasai.
L’autre, se sentant en liberté, ouvrit aussitôt ses ailes, et s’envola : je
le regardai longtemps en l’air comme une chose extraordinaire ; mais
l’ayant perdu de vue, je me rassis à l’ombre dans un autre endroit, et
je m’endormis.

A mon réveil, imaginez-vous quelle fut ma surprise de voir près de


moi une femme noire, qui avait des traits vifs et agréables, et qui
tenait à l’attache deux chiennes de la même couleur. Je me mis sur
mon séant, et lui demandai qui elle était. « Je suis, me répondit-elle, le
serpent que vous avez délivré de son cruel ennemi il n’y a pas
longtemps. J’ai cru ne pouvoir mieux reconnaître le service important
que vous m’avez rendu, qu’en faisant l’action que je viens de faire.
J’ai su la trahison de vos sœurs ; et pour vous en venger, dès que j’ai
été libre par vos généreux secours, j’ai appelé plusieurs de mes
compagnes, qui sont fées comme moi ; nous avons transporté toute la
charge de votre vaisseau dans vos magasins de Bagdad, après quoi
nous l’avons submergé. Ces deux chiennes noires sont vos deux
sœurs, à qui j’ai donné cette forme. Ce châtiment ne suffit pas, et je
veux que vous les traitiez encore de la manière que je vous dirai. »

A ces mots, la fée m’embrassa étroitement d’un de ses bras, et les


deux chiennes de l’autre, et nous transporta chez moi à Bagdad, où je
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 216

vis dans mon magasin toutes les richesses dont mon vaisseau avait été
chargé. Avant que de me quitter, elle me livra les deux chiennes, et
me dit : « Sous peine d’être changée comme elles en chienne, je vous
ordonne de la part de celui qui confond les mers, de donner toutes les
nuits cent coups de fouet à chacune de vos sœurs, pour les punir du
crime qu’elles ont commis contre votre personne et contre le jeune
prince qu’elles ont noyé. » Je fus obligée de lui promettre que
j’exécuterais son ordre.

Depuis ce temps-là, je les ai traitées chaque nuit, à regret, de la même


manière dont Votre Majesté a été témoin. Je leur témoigne par mes
pleurs avec combien de douleur et de répugnance je m’acquitte d’un si
cruel devoir : et vous voyez bien qu’en cela je suis plus à plaindre
qu’à blâmer. S’il y a quelque chose qui me regarde dont vous puissiez
souhaiter d’être informé, ma sœur Amine vous en donnera
l’éclaircissement par le récit de son histoire.

Après avoir écouté Zobéide avec admiration, le calife fit prier par son
grand vizir l’agréable Amine de vouloir bien lui expliquer pourquoi
elle était marquée de cicatrices. Amine, pour lui obéir, commença son
histoire en ces termes
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 217

Histoire d’Amine

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Commandeur des croyants, dit-elle, pour ne pas répéter les choses


dont Votre Majesté a déjà été instruite par l’histoire de ma sœur, je
vous dirai que ma mère, ayant pris une maison pour passer son
veuvage en particulier, me donna en mariage, avec le bien que mon
père m’avait laissé, à un des plus riches héritiers de cette ville.

La première année de mon mariage n’était pas écoulée, que je


demeurai veuve et en possession de tout le bien de mon mari, qui
montait à quatre-vingt-dix mille sequins. Le revenu seul de cette
somme suffisait de reste pour me faire passer ma vie fort
honnêtement. Cependant, dès que les premiers six mois de mon deuil
furent passés, je me fis faire dix habits différents, d’une si grande
magnificence, qu’ils revenaient à mille sequins chacun, et je
commençai au bout de l’année à les porter 26 .

Un jour que j’étais seule, occupée à mes affaires domestiques, on me


vint dire qu’une dame demandait à me parler. J’ordonnai qu’on la fît
entrer. C’était une personne fort avancée en âge. Elle me salua en

26 Il y a ici erreur et inexactitude sur ce qui concerne le deuil. Les cérémonies


que font les mahométans à l’occasion de ce dernier épisode de la vie humaine
se bornent aux funérailles, dans lesquelles les parents et les amis du défunt
déploient tout l’appareil d’une douleur d’autant plus vive que son expression
en est promptement cessée. Le corps une fois livré à la terre, les cris, les
plaintes ne se font plus entendre, et le tombeau reste le seul monument de la
perte qu’une famille vient de faire. Un habillement noir et lugubre n’en
rappelle pas le souvenir ; l’époux survivant, les enfants, les esclaves, vêtus à
leur ordinaire, ne changent rien à l’habitude de leur vie : en un mot, il n’y a
pas de deuil chez les sectateurs de l’islamisme.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 218

baisant la terre, et me dit en demeurant sur ses genoux « Ma bonne


dame, je vous supplie d’excuser la liberté que je prends de vous venir
importuner : la confiance que j’ai en votre charité me donne cette
hardiesse. Je vous dirai, mon honorable dame, que j’ai une fille
orpheline qui doit se marier aujourd’hui, qu’elle et moi sommes
étrangères, et que nous n’avons pas la moindre connaissance dans
cette ville. Cela nous donne de la confusion ; car nous voudrions faire
connaître à la famille nombreuse avec laquelle nous allons faire
alliance, que nous ne sommes pas des inconnues, et que nous avons
quelque crédit. C’est pourquoi, ma charitable dame, si vous avez pour
agréable d’honorer ces noces de votre présence, nous vous aurons
d’autant plus d’obligation, que les dames de notre pays connaîtront
que nous ne sommes pas regardées ici comme des misérables, quand
elles apprendront qu’une personne de votre rang n’aura pas dédaigné
de nous faire un si grand honneur. Mais, hélas ! si vous rejetez ma
prière, quelle mortification pour nous ! Nous ne savons à qui nous
adresser. »

Ce discours, que la pauvre dame entremêla de larmes, me toucha de


compassion. « Ma bonne mère, lui dis-je, ne vous affligez pas ; je
veux bien vous faire le plaisir que vous me demandez : dites-moi où il
faut que j’aille ; je ne veux que le temps de m’habiller un peu
proprement. » La vieille dame, transportée de joie à cette réponse, fut
plus prompte à me baiser les pieds que je ne le fus à l’en empêcher.
« Ma charitable dame, reprit-elle en se relevant, Dieu vous
récompensera de la bonté que vous avez pour vos servantes, et
comblera votre cœur de satisfaction, de même que vous en comblez le
nôtre. Il n’est pas encore besoin que vous preniez cette peine ; il
suffira que vous veniez avec moi sur et soir, à l’heure que je viendrai
vous prendre. Adieu, madame, ajouta-t-elle, jusqu’à l’honneur de vous
voir. »

Aussitôt qu’elle m’eut quittée, je pris celui de mes habits qui me


plaisait davantage, avec un collier de grosses perles, des bracelets, des
bagues et des pendants d’oreilles de diamants les plus fins et les plus
brillants. J’eus un pressentiment de ce qui me devait arriver.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 219

La nuit commençait à paraître, lorsque la vieille dame arriva chez


moi, d’un air qui marquait beaucoup de joie. Elle me baisa la main, et
me dit : « Ma chère dame, les parentes de mon gendre, qui sont les
premières dames de la ville sont assemblées. Vous viendrez quand il
vous plaira : me voilà prête à vous servir de guide. » Nous partîmes
aussitôt ; elle marcha devant moi, et je la suivis avec un grand nombre
de mes femmes esclaves proprement habillées. Nous nous arrêtâmes
dans une rue fort large, nouvellement balayée et arrosée, à une grande
porte éclairée par un fanal, dont la lumière me fit lire cette inscription
qui était au-dessus de la porte, en lettres d’or « C’EST ICI LA DEMEURE
ÉTERNELLE DES PLAISIRS ET DE LA JOIE. » La vieille dame frappa, et
l’on ouvrit à l’instant.

On me conduisit au fond de la cour, dans une grande salle, où je fus


reçue par une jeune dame d’une beauté sans pareille. Elle vint au-
devant de moi ; et après m’avoir embrassée et fait asseoir près d’elle
dans un sofa, où il y avait un trône d’un bois précieux, rehaussé de
diamants : « Madame, me dit-elle, on vous a fait venir ici pour
assister à des noces ; mais j’espère que ces noces seront autres que
celles que vous vous imaginez. J’ai un frère, qui est le mieux fait et le
plus accompli de tous les hommes ; il est si charmé du portrait qu’il a
entendu faire de votre beauté, que son sort dépend de vous, et qu’il
sera très malheureux si vous n’avez pitié de lui. Il sait le rang que
vous tenez dans le monde : et je puis vous assurer que le sien n’est pas
indigne de votre alliance. Si mes prières, madame, peuvent quelque
chose sur vous, je les joins aux siennes, et vous supplie de ne pas
rejeter l’offre qu’il vous fait de vous recevoir pour femme. »

Depuis la mort de mon mari, je n’avais pas encore eu la pensée de me


remarier ; mais je n’eus pas la force de refuser une si belle personne.
Dès que j’eus consenti à la chose par un silence accompagné d’une
rougeur qui parut sur mon visage, la jeune dame frappa des mains un
cabinet s’ouvrit aussitôt, et il en sortit un jeune homme d’un air si
majestueux, et qui avait tant de grâce, que je m’estimai heureuse
d’avoir fait une si belle conquête. Il prit place auprès de moi ; et je
connus par l’entretien que nous eûmes, que son mérite était encore au-
dessus de ce que sa sœur m’en avait dit.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 220

Lorsqu’elle vit que nous étions contents l’un de l’autre, elle frappa des
mains une seconde fois, et un cadi 27 entra, qui dressa notre contrat de
mariage, le signa, et le fit signer aussi par quatre témoins qu’il avait
amenés avec lui. La seule chose que mon nouvel époux exigea de moi
fut que je ne me ferais point voir ni ne parlerais à aucun homme qu’à
lui ; et il me jura qu’à cette condition j’aurais tout sujet d’être contente
de lui. Notre mariage fut conclu et achevé de cette manière ; ainsi je
fus la principale actrice des noces auxquelles j’avais été invitée
seulement.

Un mois après notre mariage, ayant besoin de quelque étoffe, je


demandai à mon mari la permission de sortir pour aller faire cette
emplette. Il me l’accorda, et je pris pour m’accompagner la vieille
dame dont j’ai déjà parlé, qui était de la maison, et deux de mes
femmes esclaves. Quand nous fûmes dans la rue des Marchands, la
vieille dame me dit : « Ma bonne maîtresse, puisque vous cherchez
une étoffe de soie, il faut que je vous mène chez un jeune marchand
que je connais ici ; il en a de toutes sortes ; et sans vous fatiguer à
courir de boutique en boutique, je puis vous assurer que vous
trouverez chez lui ce que vous ne trouveriez pas ailleurs. » Je me
laissai conduire, et nous entrâmes dans la boutique d’un jeune
marchand assez bien fait. Je m’assis, et lui fis dire par la vieille dame
de me montrer les plus belles étoffes de soie qu’il eût. La vieille
voulait que je lui fisse la demande moi-même ; mais je lui dis qu’une
des conditions de mon mariage était de ne parler à aucun homme qu’à
mon mari, et que je ne devais pas y contrevenir.

Le marchand me montra plusieurs étoffes, dont l’une m’ayant


convenu plus que les autres, je lui fis demander combien il l’estimait.
Il répondit à la vieille « Je ne la lui vendrai ni pour or ni pour argent ;
mais je lui en ferai présent, si elle veut bien me permettre de la baiser
à la joue. » J’ordonnai à la vieille de lui dire qu’il était bien hardi de

27 C’est le nom qu’on donne aux juges des causes civiles dans l’Orient, ils font
aussi les fonctions de notaire. Le mot kadu est un participe arabe qui signifie
juge.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 221

me faire cette proposition. Mais au lieu de m’obéir, elle me représenta


que ce que le marchand demandait n’était pas une chose fort
importante, qu’il ne s’agissait point de parler, mais seulement de
présenter la joue, et que ce serait une affaire bientôt faite. J’avais tant
d’envie d’avoir l’étoffe, que je fus assez simple pour suivre ce conseil.
La vieille dame et mes femmes se mirent devant, afin qu’on ne me vît
pas, et je me dévoilai ; mais au lieu de me baiser, le marchand me
mordit jusqu’au sang. La douleur et la surprise furent telles, que j’en
tombai évanouie, et je demeurai assez longtemps en cet état, pour
donner — au marchand celui de fermer sa boutique et de prendre la
fuite. Lorsque je fus revenue à moi, je me sentis la joue tout
ensanglantée. La vieille dame et mes femmes avaient eu soin de la
couvrir d’abord de mon voile, afin que le monde qui accourut ne
s’aperçût de rien et crût que ce n’était qu’une faiblesse qui m’avait
prise.

La vieille qui m’accompagnait, extrêmement mortifiée de l’accident


qui m’était arrivé, tâcha de me rassurer. « Ma bonne maîtresse, me
dit-elle, je vous demande pardon : je suis cause de ce malheur. Je vous
ai amenée chez ce marchand parce qu’il est de mon pays ; et je ne
l’aurais jamais cru capable d’une si grande méchanceté ; mais ne vous
affligez pas ne perdons point de temps, retournons au logis ; je vous
donnerai un remède qui vous guérira en trois jours si parfaitement,
qu’il n’y aura pas la moindre marque. » Mon évanouissement m’avait
rendue si faible, qu’à peine pouvais-je marcher. J’arrivai néanmoins
au logis ; mais je tombai une seconde fois en faiblesse en entrant dans
ma chambre. Cependant la vieille m’appliqua son remède ; je revins à
moi et me mis au lit.

La nuit venue, mon mari arriva ; il s’aperçut que j’avais la tête


enveloppée ; il me demanda ce que j’avais. Je répondis que c’était un
mal de tête ; et j’espérais qu’il en demeurerait là ; mais il prit une
bougie, et voyant que j’étais blessée à la joue. « D’où vient cette
blessure ? » me dit-il. Quoique je ne fusse pas fort criminelle, je ne
pouvais me résoudre à lui avouer la chose ; faire cet aveu à un mari
me paraissait choquer la bienséance. Je lui dis que comme j’allais
acheter une étoffe de soie, avec la permission qu’il m’en avait donnée,
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 222

un porteur chargé de bois avait passé si près de moi dans une rue fort
étroite, qu’un bâton m’avait fait une égratignure au visage, mais que
c’était peu de chose.

Cette raison mit mon mari en colère. « Cette action, me dit-il, ne


demeurera pas impunie. Je donnerai ordre demain au lieutenant de
police d’arrêter tous ces brutaux de porteurs et de les faire tous
pendre. » Dans la crainte que j’eus d’être cause de la mort de tant
d’innocents, je lui dis : « Seigneur, je serais fâchée qu’on fît une si
grande injustice ; gardez-vous bien de la commettre : je me croirais
indigne de pardon si j’avais causé ce malheur. — Dites-moi bien
sincèrement, reprit-il, ce que je dois penser de votre blessure. »

Je lui repartis qu’elle m’avait été faite par l’inadvertance d’un vendeur
de balais monté sur son âne ; qu’il venait derrière moi, la tête tournée
d’un autre côté ; que son âne m’avait poussée si rudement que j’étais
tombée et que j’avais donné de la joue contre du verre. « Cela étant,
dit alors mon mari, le soleil ne se lèvera pas demain que le grand vizir
Giafar ne soit averti de cette insolence. Il fera mourir tous ces
marchands de balais. — Au nom de Dieu, seigneur, interrompis-je, je
vous supplie de leur pardonner ; ils ne sont pas coupables. —
Comment donc, madame ! dit-il ; que faut-il que je croie ? Parlez, je
veux absolument apprendre de votre bouche la vérité. — Seigneur, lui
répondis-je, il m’a pris un étourdissement, et je suis tombée ; voilà le
fait. »

A ces dernières paroles, mon époux perdit patience. « Ah ! s’écria-t-il,


c’est trop longtemps écouter des mensonges. » En disant cela, il
frappa des mains, et trois esclaves entrèrent : « Tirez-la hors du lit,
leur dit-il, étendez-la au milieu de la chambre. » Les esclaves
exécutèrent son ordre ; et comme l’un me tenait par la tête, et l’autre
par les pieds, il commanda au troisième d’aller prendre un sabre ; et
quand il l’eut apporté : « Frappe, lui dit-il, coupe-lui le corps en deux,
et va le jeter dans le Tigre. Qu’il serve de pâture aux poissons : c’est
le châtiment que je fais aux personnes à qui j’ai donné mon cœur, et
qui me manquent de foi. » Comme il vit que l’esclave ne se hâtait pas
d’obéir : « Frappe donc, continua-t-il. Qui t’arrête ? Qu’attends-tu ?
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 223

— Madame, me dit alors l’esclave, vous touchez au dernier moment


de votre vie : voyez s’il y a quelque chose dont vous vouliez disposer
avant votre mort. »

Je demandai la liberté de dire un mot. Elle me fut accordée. Je


soulevai la tête, et regardant mon époux bien tendrement : « Hélas !
lui dis-je, en quel état me voilà réduite ! Il faut donc que je meure
dans mes beaux jours ! » Je voulais poursuivre ; mais mes larmes et
mes soupirs m’en empêchèrent. Cela ne toucha pas mon époux. Au
contraire, il me fit des reproches auxquels il eût été inutile de
répondre. J’eus recours aux prières ; mais il ne les écouta pas, et il
ordonna à l’esclave de faire son devoir. En ce moment, la vieille
dame, qui avait été nourrice de mon époux, entra ; et se jetant à ses
pieds pour tâcher de l’apaiser : « Mon fils, lui dit-elle, pour prix de
vous avoir nourri et élevé, je vous conjure de m’accorder sa grâce.
Considérez que l’on tue celui qui tue, et que vous allez flétrir votre
réputation et perdre l’estime des hommes. Que ne diront-ils point
d’une colère si sanglante ? » Elle prononça ces paroles d’un air si
touchant, et elle les accompagna de tant de larmes, qu’elles firent une
forte impression sur mon époux. « Eh bien, dit-il à sa nourrice, pour
l’amour de vous je lui donne la vie. Mais je veux qu’elle porte des
marques qui la fassent souvenir de son crime. »

A ces mots, un esclave, par son ordre, me donna de toute sa force, sur
les côtes et sur la poitrine, tant de coups d’une petite canne pliante qui
enlevait la peau et la chair, que j’en perdis connaissance. Après cela, il
me fit porter par les mêmes esclaves ministres de sa fureur, dans une
maison où la vieille eut grand soin de moi. Je gardai le lit quatre mois.
Enfin je guéris ; mais les cicatrices que vous vîtes hier, contre mon
intention, me sont restées depuis. Dès que je fus en état de marcher et
de sortir, je voulus retourner à la maison que j’avais eue de mon
premier mari ; mais je n’y trouvai que la place. Mon second époux,
dans l’excès de sa colère, ne s’était pas contenté de la faire abattre, il
avait fait même raser toute la rue où elle était située. Cette violence
était sans doute inouïe ; mais contre qui aurais-je fait ma plainte ?
L’auteur avait pris des mesures pour se cacher, et je n’ai pu le
connaître. D’ailleurs, quand je l’aurais connu, ne voyais-je pas bien
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 224

que le traitement qu’on me faisait partait d’un pouvoir absolu ?


Aurais-je osé m’en plaindre ?

Désolée, dépourvue de toutes choses, j’eus recours à ma chère sœur


Zobéide, qui vient de raconter son histoire à Votre Majesté, et je lui
fis le récit de ma disgrâce. Elle me reçut avec sa bonté ordinaire et
m’exhorta à la supporter patiemment. « Voilà quel est le monde, dit-
elle ; il nous ôte ordinairement nos biens, ou nos amis, ou nos amants,
et souvent le tout ensemble. » En même temps, pour me prouver ce
qu’elle me disait, elle me raconta la perte du jeune prince, causée par
la jalousie de ses deux sœurs. Elle m’apprit ensuite de quelle manière
elles avaient été changées en chiennes. Enfin, après m’avoir donné
mille marques d’amitié, elle me présenta ma cadette, qui s’était retirée
chez elle après la mort de notre mère.

Ainsi, remerciant Dieu de nous avoir toutes trois assemblées, nous


résolûmes de vivre libres sans nous séparer jamais. Il y a longtemps
que nous menons cette vie tranquille ; et comme je suis chargée de la
dépense de la maison, je me fais un plaisir d’aller moi-même faire les
provisions dont nous avons besoin. J’en allai acheter hier, et les fis
apporter par un porteur, homme d’esprit et d’humeur agréable, que
nous retînmes pour nous divertir. Trois calenders survinrent au
commencement de la nuit, et nous prièrent de leur donner retraite
jusqu’à ce matin. Nous les reçûmes à une condition qu’ils
acceptèrent ; et après les avoir fait asseoir à notre table, ils nous
régalaient d’un concert à leur mode, lorsque nous entendîmes frapper
à notre porte. C’étaient trois marchands de Moussoul, de fort bonne
mine, qui nous demandèrent la même grâce que les calenders ; nous la
leur accordâmes à la même condition. Mais ils ne l’observèrent ni les
uns ni les autres ; néanmoins, quoique nous fussions en état aussi bien
qu’en droit de les punir, nous nous contentâmes d’exiger d’eux le récit
de leur histoire ; et nous bornâmes notre vengeance à les renvoyer
ensuite et à les priver de la retraite qu’ils nous avaient demandée.

Le calife Haroun-al-Raschid fut très content d’avoir appris ce qu’il


voulait savoir, et témoigna publiquement l’admiration que lui causait
tout ce qu’il venait d’entendre.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 225

Puis il voulut donner des marques de sa grandeur et de sa générosité


aux calenders princes, et faire sentir aussi aux trois dames des effets
de sa bonté. Sans se servir du ministère de son grand vizir, il dit lui-
même à Zobéide « Madame, cette fée qui se fit voir d’abord à vous en
serpent, et qui vous a imposé une si rigoureuse loi, ne vous a-t-elle
point parlé de sa demeure, ou plutôt ne vous promit-elle pas de vous
revoir et de rétablir les deux chiennes en leur premier état ? »

« Commandeur des croyants, répondit Zobéide, j’ai oublié de dire à


Votre Majesté que la fée me mit entre les mains un petit paquet de
cheveux, en me disant qu’un jour j’aurais besoin de sa présence, et
qu’alors si je voulais seulement brûler deux brins de ces cheveux, elle
serait à moi dans le moment, quand elle serait au delà du mont
Caucase. — Madame, reprit le calife, où est ce paquet de cheveux ? a
Elle repartit que depuis ce temps-là elle avait eu grand soin de le
porter toujours avec elle. En effet, elle le tira ; et ouvrant un peu la
portière qui la cachait, elle le lui montra. « Eh bien, répliqua le calife,
faisons venir la fée ; vous ne sauriez l’appeler plus à propos, puisque
je le souhaite. »

Zobéide y ayant consenti, on apporta du feu, et elle mit dessus tout le


paquet de cheveux. A l’instant même, le palais s’ébranla, et la fée
parut devant le calife, sous la figure d’une dame habillée très
magnifiquement. « Commandeur des croyants, dit-elle à ce prince,
vous me voyez prête à recevoir vos commandements. La dame qui
vient de m’appeler par votre ordre m’a rendu un service important.
Pour lui en marquer ma reconnaissance, je l’ai vengée de la perfidie
de ses sœurs en les changeant en chiennes ; mais si Votre Majesté le
désire, je vais leur rendre leur figure naturelle. »

« Belle fée, lui répondit le calife, vous ne pouvez me faire un plus


grand plaisir ; faites-leur cette grâce ; après cela, je chercherai les
moyens de les consoler d’une si rude pénitence ; mais auparavant j’ai
encore une prière à vous faire en faveur de la dame qui a été si
cruellement maltraitée par un mari inconnu. Comme vous savez une
infinité de choses, il est à croire que vous n’ignorez pas celle-ci,
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 226

obligez-moi de me nommer le barbare qui ne s’est pas contenté


d’exercer sur elle une si grande cruauté, mais qui lui a même enlevé
très injustement tout le bien qui lui appartenait. Je m’étonne qu’une
action si injuste, si inhumaine, et qui fait tort à mon autorité, ne soit
pas venue jusqu’à moi.

— Pour faire plaisir à Votre Majesté, répliqua la fée, je remettrai les


deux chiennes en leur premier état ; je guérirai la dame de ses
cicatrices, de manière qu’il ne paraîtra pas que jamais elle ait été
frappée ; et ensuite je vous nommerai celui qui l’a fait maltraiter
ainsi. »

Le calife envoya prendre les deux chiennes chez Zobéide ; et,


lorsqu’on les eut amenées, on présenta une tasse pleine d’eau à la fée,
qui l’avait demandée. Elle prononça dessus des paroles que personne
n’entendit, et elle en jeta sur Amine et sur les deux chiennes. Elles
furent changées en deux dames d’une beauté surprenante, et les
cicatrices d’Amine disparurent. Alors la fée dit au calife :
« Commandeur des croyants, il faut vous découvrir présentement quel
est l’époux inconnu que vous cherchez. Il vous appartient de fort près,
puisque c’est le prince Amin, votre fils aîné, frère du prince Mamoun.
Étant devenu passionnément amoureux de cette dame, sur le récit
qu’on lui avait fait de sa beauté, il trouva un prétexte pour l’attirer
chez lui, où il l’épousa. A l’égard des coups qu’il lui a fait donner, il
est excusable en quelque façon. La dame son épouse avait eu un peu
trop de facilité ; et les excuses qu’elle lui avait apportées étaient
capables de faire croire qu’elle avait fait plus de mal qu’il n’y en
avait. C’est tout ce que je puis dire pour satisfaire votre curiosité. » En
achevant ces paroles, elle salua le calife et disparut.

Ce prince, rempli d’admiration, et content des changements qui


venaient d’arriver par son moyen, fit des actions dont il sera parlé
éternellement. Il fit premièrement appeler le prince Amin, son fils, lui
dit qu’il savait son mariage secret, et lui apprit la cause de la blessure
d’Amine. Le prince n’attendit pas que son père lui parlât de la
reprendre, il la reprit à l’heure même.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 227

Le calife déclara ensuite qu’il donnait son cœur et sa main à Zobéide,


et proposa les trois autres sœurs aux trois calenders, fils de rois, qui
les acceptèrent pour femmes avec beaucoup de reconnaissance. Le
calife leur assigna à chacun un palais magnifique dans la ville de
Bagdad ; il les éleva aux premières charges de son empire, et les admit
dans ses conseils. Le premier cadi de Bagdad, appelé avec des
témoins, dressa les contrats de mariage. ; et le fameux calife Haroun-
al-Raschid, en faisant le bonheur de tant de personnes qui avaient
éprouvé des disgrâces incroyables, s’attira mille bénédictions.

Il n’était pas jour encore lorsque Scheherazade acheva l’histoire


précédente, qui avait été bien des fois interrompue et continuée. Cela
lui donna lieu d’en commencer une autre. Ainsi, adressant la parole au
sultan, elle lui dit :
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 228

Histoire de Sindbad le Marin

Retour à la Table des Matières

Sire, sous le règne du calife Haroun-al-Raschid, dont je viens de


parler, il y avait à Bagdad un pauvre porteur qui se nommait Hindbad.
Un jour qu’il faisait une chaleur excessive, il portait une charge très
pesante d’une extrémité de la ville à une autre. Comme il était fort
fatigué du chemin qu’il avait déjà fait, et qu’il lui en restait encore
beaucoup à faire, il arriva dans une rue où régnait un doux zéphyr, et
dont le pavé était arrosé d’eau de rose. Ne pouvant désirer un vent
plus favorable pour se reposer et reprendre de nouvelles forces, il posa
sa charge à terre, et s’assit dessus auprès d’une grande maison.

Il se sut bientôt très bon gré de s’être arrêté en cet endroit ; car son
odorat fut agréablement frappé d’un parfum exquis de bois d’aloès et
de pastilles, qui sortait par les fenêtres de cet hôtel, et qui, se mêlant
avec l’odeur de l’eau de rose, achevait d’embaumer l’air. Outre cela, il
entendit en dedans un concert de divers instruments, accompagnés du
ramage harmonieux d’un grand nombre de rossignols et d’autres
oiseaux particuliers au climat de Bagdad. Cette gracieuse mélodie et
la fumée de plusieurs sortes de viandes qui se faisaient sentir lui firent
juger qu’il y avait là quelque festin et qu’on s’y réjouissait. Il voulut
savoir qui demeurait en cette maison qu’il ne connaissait pas bien,
parce qu’il n’avait pas eu occasion de passer souvent par cette rue.
Pour satisfaire sa curiosité, il s’approcha de quelques domestiques,
magnifiquement habillés, qu’il vit à la porte, et demanda à l’un
d’entre eux comment s’appelait le maître de cet hôtel. « Hé quoi ! lui
répondit le domestique, vous demeurez à Bagdad, et vous ignorez que
c’est ici la demeure du seigneur Sindbad le marin, de ce fameux
voyageur qui a parcouru toutes les mers que le soleil éclaire ? » Le
porteur, qui avait ouï parler des richesses de Sindbad, ne put
s’empêcher de porter envie à un homme dont la condition lui
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 229

paraissait aussi heureuse qu’il trouvait la sienne déplorable. L’esprit


aigri par ses réflexions, il leva les yeux au ciel, et dit assez haut pour
être entendu : « Puissant créateur de toutes choses, considérez la
différence qu’il y a entre Sindbad et moi ; je souffre tous les jours
mille fatigues et mille maux ; et j’ai bien de la peine à me nourrir, moi
et ma famille, de mauvais pain d’orge, pendant que l’heureux Sindbad
dépense avec profusion d’immenses richesses et mène une vie pleine
de délices. Qu’a-t-il fait pour obtenir de vous une destinée si
agréable ? Qu’ai-je fait pour en mériter une si rigoureuse ? » En
achevant ces paroles, il frappa du pied contre terre, comme un homme
entièrement possédé de sa douleur et de son désespoir.

Il était encore occupé de ses tristes pensées, lorsqu’il vit sortir de


l’hôtel un valet qui vint à lui, et qui, le prenant par le bras, lui dit :
« Venez, suivez-moi ; le seigneur Sindbad, mon maître, veut vous
parler. »

Hindbad ne fut pas peu surpris du compliment qu’on lui faisait. Après
le discours qu’il venait de tenir, il avait sujet de craindre que Sindbad
ne l’envoyât chercher pour lui faire quelque mauvais traitement ; c’est
pourquoi il voulut s’excuser sur ce qu’il ne pouvait abandonner sa
charge au milieu de la rue ; mais le valet de Sindbad l’assura qu’on y
prendrait garde, et le pressa tellement sur l’ordre dont il était chargé,
que le porteur fut obligé de se rendre à ses instances.

Le valet l’introduisit dans une grande salle, où il y avait un bon


nombre de personnes autour d’une table couverte de toutes sortes de
mets délicats. On voyait à la place d’honneur un personnage grave,
bien fait et vénérable par une longue barbe blanche ; et derrière lui,
étaient debout une foule d’officiers et de domestiques fort empressés à
le servir. Ce personnage était Sindbad. Le porteur, dont le trouble
s’augmenta à la vue de tant de monde et d’un festin si superbe, salua
la compagnie en tremblant. Sindbad lui dit de s’approcher ; et après
l’avoir fait asseoir à sa droite, il lui servit à manger lui-même, et lui fit
donner à boire d’un excellent vin, dont le buffet était abondamment
garni.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 230

Sur la fin du repas, Sindbad, remarquant que ses convives ne


mangeaient plus, prit la parole ; et s’adressant à Hindbad, qu’il traita
de frère, selon la coutume des Arabes lorsqu’ils se parlent
familièrement, lui demanda comment il se nommait, et quelle était sa
profession. « Seigneur, lui répondit-il, je m’appelle Hindbad. — Je
suis bien aise de vous voir, reprit Sindbad, et je vous réponds que la
compagnie vous voit aussi avec plaisir ; mais je souhaiterais
apprendre de vous-même ce que vous disiez tantôt dans la rue. »
Sindbad, avant que de se mettre à table, avait entendu tout son
discours par la fenêtre ; et c’était ce qui l’avait engagé à le faire
appeler.

A cette demande, Sindbad, plein de confusion, baissa la tête et repartit


« Seigneur, je vous avoue que ma lassitude m’avait mis en mauvaise
humeur, et il m’est échappé quelques paroles indiscrètes que je vous
supplie de me pardonner. — Oh ! ne croyez pas, reprit Sindbad, que je
sois assez injuste pour en conserver du ressentiment. J’entre dans
votre situation ; au lieu de vous reprocher vos murmures, je vous
plains ; mais il faut que je vous tire d’une erreur où vous me paraissez
être à mon égard. Vous vous imaginez sans doute que j’ai acquis sans
peine et sans travail toutes les commodités et le repos dont vous voyez
que je jouis ; désabusez-vous. Je ne suis parvenu à un état si heureux
qu’après avoir souffert durant plusieurs années tous les travaux du
corps et de l’esprit que l’imagination peut concevoir. Oui, seigneurs,
ajouta-t-il en s’adressant à toute la compagnie, je puis vous assurer
que ces travaux sont si extraordinaires, qu’ils sont capables d’ôter aux
hommes les plus avides de richesses l’envie fatale de traverser les
mers pour en acquérir. Vous n’avez peut-être entendu parler que
confusément de mes étranges aventures, et des dangers que j’ai courus
sur mer dans les sept voyages que j’ai faits ; et puisque l’occasion s’en
présente, je vais vous en faire un rapport fidèle : je crois que vous ne
serez pas fâchés de l’entendre. »

Comme Sindbad voulait raconter son histoire, particulièrement à


cause du porteur, avant que de la commencer il ordonna qu’on fît
porter la charge qu’il avait laissée dans la rue au lieu où Hindbad
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 231

marqua qu’il souhaitait qu’elle fût portée. Après cela, il parla dans ces
termes :
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 232

Premier voyage de Sindbad le Marin

Retour à la Table des Matières

J’avais hérité de ma famille des biens considérables, j’en dissipai la


meilleure partie dans les débauches de ma jeunesse ; mais je revins de
mon aveuglement, et, rentrant en moi-même, je reconnus que les
richesses étaient périssables, et qu’on en voyait bientôt la fin quand on
les ménageait aussi mal que je faisais. Je pensai, de plus, que je
consumais malheureusement dans une vie déréglée le temps, qui est la
chose du monde la plus précieuse. Je considérai encore que c’était la
dernière et la plus déplorable de toutes les misères que d’être pauvre
dans la vieillesse. Je me souvins de ces paroles du grand Salomon, que
j’avais autrefois ouï dire à mon père « Il est moins fâcheux d’être dans
le tombeau que dans la pauvreté. »

Frappé de toutes ces réflexions, je ramassai les débris de mon


patrimoine. Je vendis à l’encan, en plein marché, tout ce que j’avais
de meubles. Je me liai ensuite avec quelques marchands qui
négociaient par mer. Je consultai ceux qui me parurent capables de me
donner de bons conseils. Enfin, je résolus de faire profiter le peu
d’argent qui me restait ; et dès que j’eus pris cette résolution, je ne
tardai guère à l’exécuter. Je me rendis à Balsora 28 , où je m’embarquai
avec plusieurs marchands sur un vaisseau que nous avions équipé à
frais communs.

Nous mîmes à la voile, et prîmes la route des Indes orientales, par le


golfe Persique, qui est formé par les côtes de l’Arabie Heureuse à la
droite, et par celles de Perse, à la gauche, et dont la plus grande

28 Ou Bassora, ville d’Asie, près du confluent du Tigre et de l’Euphrate, fondée


par les ordres d’Omar, troisième calife, en 636.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 233

largeur est de soixante-dix lieues, selon la commune opinion. Hors de


ce golfe, la mer du Levant, la même que celle des Indes, est très
spacieuse elle a d’un côté, pour bornes, les côtes d’Abyssinie, et
quatre mille cinq cents lieues de longueur jusqu’aux îles de Vakvak.
Je fus d’abord incommodé de ce qu’on appelle le mal de mer ; mais
ma santé se rétablit bientôt, et depuis ce temps-là je n’ai point été sujet
à cette maladie. Dans le cours de notre navigation, nous abordâmes à
plusieurs îles, et nous y vendîmes ou échangeâmes nos marchandises.
Un jour que nous étions à la voile, le calme nous prit vis-à-vis une
petite île presque à fleur d’eau, qui ressemblait à une prairie par sa
verdure. Le capitaine fit plier les voiles et permit de prendre terre aux
personnes de l’équipage qui voulurent y descendre. Je fus du nombre
de ceux qui y débarquèrent. Mais, dans le temps que nous nous
divertissions à boire et à manger et à nous délasser de la fatigue de la
mer, l’île trembla tout à coup et nous donna une rude secousse.

On s’aperçut du tremblement de l’île dans le vaisseau, d’où l’on nous


cria de nous rembarquer promptement ; que nous allions tous périr ;
que ce que nous prenions pour une île était le dos d’une baleine. Les
plus diligents se sauvèrent dans la chaloupe, d’autres se jetèrent à la
nage. Pour moi, j’étais encore sur l’île, ou plutôt sur la baleine,
lorsqu’elle se plongea dans la mer, et je n’eus que le temps de me
prendre à une pièce de bois qu’on avait apportée du vaisseau pour
faire du feu. Cependant, le capitaine, après avoir reçu sur son bord les
gens qui étaient dans la chaloupe et recueilli quelques-uns de ceux qui
nageaient, voulut profiter d’un vent frais et favorable qui s’était
élevé ; il fit hisser les voiles et m’ôta par là l’espérance de gagner le
vaisseau.

Je demeurai donc à la merci des flots, poussé tantôt d’un côté et tantôt
d’un autre ; je disputai contre eux ma vie tout le reste du jour et de la
nuit suivante. Je n’avais plus de force le lendemain et je désespérais
d’éviter la mort, lorsqu’une vague me jeta heureusement contre une
île. Le rivage en était haut et escarpé, et j’aurais eu beaucoup de peine
à y monter, si quelques racines d’arbres, que la fortune semblait avoir
conservées en cet endroit pour mon salut, ne m’en eussent donné le
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 234

moyen. Je m’étendis sur la terre, où je demeurai à demi mort, jusqu’à


ce qu’il fût grand jour et que le soleil parût.

Alors, quoique je fusse très faible à cause du travail de la mer, et parce


que je n’avais pris aucune nourriture depuis le jour précédent, je ne
laissai pas de me traîner en cherchant des herbes bonnes à manger.
J’en trouvai quelques-unes et j’eus le bonheur de rencontrer une
source d’eau excellente, qui ne contribua pas peu à me rétablir. Les
forces m’étant revenues, je m’avançai dans l’île, marchant sans tenir
de route assurée. J’entrai dans une belle plaine, où j’aperçus de loin un
cheval qui paissait. Je portai mes pas de ce côté-là, flottant entre la
crainte et la joie ; car j’ignorais si je n’allais pas chercher ma perte
plutôt qu’une occasion de mettre ma vie en sûreté. Je remarquai, en
approchant, que c’était une cavale attachée à un piquet. Sa beauté
attira mon attention ; mais, pendant que je regardais, j’entendis la voix
d’un homme qui parlait sous terre. Un moment après, cet homme
parut, vint à moi et me demanda qui j’étais. Je lui racontai mon
aventure ; après quoi, me prenant par la main, il me fit entrer dans une
grotte, où il y avait d’autres personnes qui ne furent pas moins
étonnées de me voir que je ne l’étais de les trouver là.

Je mangeai de quelques mets qu’ils me présentèrent ; puis leur ayant


demandé ce qu’ils faisaient dans un lieu qui me paraissait si désert, ils
répondirent qu’ils étaient palefreniers du roi Mihrage, souverain de
cette île ; que chaque année, dans la même saison, ils avaient coutume
d’y amener les cavales du roi, qu’ils attachaient comme je l’avais vu,
pour les faire couvrir par un cheval marin qui sortait de la mer ; que le
cheval marin, après les avoir couvertes, se mettait en état de les
dévorer ; mais qu’ils l’en empêchaient par leurs cris et l’obligeaient à
rentrer dans la mer ; que, les cavales étant pleines, ils les ramenaient,
et que les chevaux qui en naissaient étaient destinés pour le roi et
appelés chevaux marins. Ils ajoutèrent qu’ils devaient partir le
lendemain, et que si je fusse arrivé un jour plus tard, j’aurais péri
infailliblement, parce que les habitations étaient éloignées et qu’il
m’eût été impossible d’y arriver sans guide.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 235

Tandis qu’ils m’entretenaient ainsi, le cheval marin sortit de la mer,


comme ils me l’avaient dit, se jeta sur la cavale, la couvrit et voulut
ensuite la dévorer ; mais, au grand bruit que firent les palefreniers, il
lâcha prise et alla se replonger dans la mer.

Le lendemain, ils reprirent le chemin de la capitale de l’île avec les


cavales, et je les accompagnai. A notre arrivée, le roi Mihrage, à qui je
fus présenté, me demanda qui j’étais et par quelle aventure je me
trouvais dans ses États. Dès que j’eus pleinement satisfait sa curiosité,
il me témoigna qu’il prenait beaucoup de part à mon malheur. En
même temps il ordonna qu’on eût soin de moi et que l’on me fournît
toutes les choses dont j’aurais besoin. Cela fut exécuté de manière que
j’eus sujet de me louer de sa générosité et de l’exactitude de ses
officiers.

Comme j’étais marchand, je fréquentais les gens de ma profession. Je


recherchais particulièrement ceux qui étaient étrangers, tant pour
apprendre d’eux des nouvelles de Bagdad que pour en trouver
quelqu’un avec qui je pusse y retourner ; car la capitale du roi
Mihrage est située sur le bord de la mer et a un beau port où il aborde
tous les jours des vaisseaux de différents endroits du monde. Je
cherchais aussi la compagnie des savants des Indes, et je prenais
plaisir à les entendre parler ; mais cela ne m’empêchait pas de faire
ma cour au roi très régulièrement, ni de m’entretenir avec des
gouverneurs et de petits rois ses tributaires qui étaient auprès de sa
personne. Ils me faisaient mille questions sur mon pays ; et de mon
côté, voulant m’instruire des mœurs et des lois de leurs États, je leur
demandais tout ce qui me semblait mériter ma curiosité.

Il y a sous la domination du roi Mihrage une île qui porte le nom de


Cassel. On m’avait assuré qu’on y entendait, toutes les nuits, un son
de timbales ; ce qui a donné lieu à l’opinion qu’ont les matelots, que
Deggial y fait sa demeure 29 . Il me prit envie d’être témoin de cette

29 Deggial ou l’antéchrist. Les mahométans croient, comme les chrétiens, que


l’antéchrist viendra pervertir les hommes à la fin du monde ; mais ils croient
de plus qu’il n’aura qu’un œil et qu’un sourcil ; qu’il conquerra toute la terre,
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 236

merveille, et je vis, dans mon voyage, des poissons longs de cent et de


deux cents coudées, qui font plus de peur que de mal. Ils sont si
timides qu’on les fait fuir en frappant sur des ais. Je remarquai
d’autres poissons qui n’étaient que d’une coudée, et qui ressemblaient,
par la tête, à des hiboux.

A mon retour, comme j’étais un jour sur le port, un navire y vint


aborder. Dès qu’il fut à 1’ancre, on commença à décharger les
marchandises ; et les marchands à qui elles appartenaient les faisaient
transporter dans les magasins. En jetant les yeux sur quelques ballots
et sur l’écriture qui marquait à qui ils étaient, je vis mon nom dessus.
Après les avoir attentivement examinés, je ne doutai pas que ce
fussent ceux que j’avais fait charger sur le vaisseau où je m’étais
embarqué à Balsora. Je reconnus même le capitaine ; mais comme
j’étais persuadé qu’il me croyait mort, je l’abordai et lui demandai à
qui appartenaient les ballots que je voyais. « J’avais sur mon bord, me
répondit-il, un marchand de Bagdad, qui se nommait Sindbad. Un jour
que nous étions près d’une île, à ce qu’il nous paraissait, il mit pied à
terre avec plusieurs passagers dans cette île prétendue, qui n’était
autre chose qu’une baleine d’une grosseur énorme, qui s’était
endormie à fleur d’eau. Elle ne se sentit pas plus tôt échauffée par le
feu qu’on avait allumé sur son dos pour faire la cuisine, qu’elle
commença à se mouvoir et à s’enfoncer dans la mer. La plupart des
personnes qui étaient dessus se noyèrent, et le malheureux Sindbad fut
de ce nombre. Ces ballots étaient à lui et j’ai résolu de les négocier
jusqu’à ce que je rencontre quelqu’un de sa famille à qui je puisse
rendre le profit que j’aurai fait avec le principal. — Capitaine, lui dis-
je alors, je suis ce Sindbad que vous croyez mort, et qui ne l’est pas :
ces ballots sont mon bien et ma marchandise. »

Quand le capitaine du vaisseau m’entendit parler ainsi : « Grand


Dieu ! s’écria-t-il, à qui se fier aujourd’hui ! Il n’y a plus de bonne foi
parmi les hommes. J’ai vu de mes propres yeux périr Sindbad ; les

excepté la Mecque, Médine, Tarse et Jérusalem, qui seront préservées par des
anges préposés â leur garde ; enfin, ils sentent qu’il sera vaincu par Jésus-
Christ, qui viendra le combattre.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 237

passagers qui étaient sur mon bord l’ont vu comme moi, et vous osez
dire que vous êtes Sindbad ? Quelle audace ! A vous voir, il semble
que vous soyez un homme de probité ; cependant vous dites une
horrible fausseté, pour vous emparer d’un bien qui ne vous appartient
pas. Donnez-vous patience, repartis-je au capitaine, et me faites la
grâce d’écouter ce que j’ai à vous dire. — Eh bien, reprit-il, que direz-
vous ? Parlez, je vous écoute. » Je lui racontai alors de quelle manière
je m’étais sauvé, et par quelle aventure j’avais rencontré les
palefreniers du roi Mihrage, qui m’avaient amené à sa cour.

Il se sentit ébranlé de mon discours ; mais il fut bientôt persuadé que


je n’étais pas un imposteur, car il arriva des gens de son navire qui me
reconnurent et me firent de grands compliments, en me témoignant la
joie qu’ils avaient de me revoir. Enfin, il me reconnut aussi lui-
même ; et se jetant à mon cou : « Dieu soit loué, me dit-il, de ce que
vous êtes heureusement échappé d’un si grand danger ! je ne puis
assez vous marquer le plaisir que j’en ressens. Voilà votre bien,
prenez-le, il est à vous ; faites-en ce qu’il vous plaira. » Je le
remerciai, je louai sa probité ; et pour la reconnaître, je le priai
d’accepter quelques marchandises que je lui présentai : mais il les
refusa.

Je choisis ce qu’il y avait de plus précieux dans mes ballots, et j’en fis
présent au roi Mihrage. Comme ce prince savait la disgrâce qui
m’était arrivée, il me demanda où j’avais pris des choses si rares. Je
lui contai par quel hasard je venais de les recouvrer ; il eut la bonté de
m’en témoigner de la joie ; il accepta mon présent et m’en fit de
beaucoup plus considérables. Après cela, je pris congé de lui et me
rembarquai sur le même vaisseau. Mais, avant mon embarquement,
j’échangeai les marchandises qui me restaient contre d’autres du pays.
J’emportai avec moi du bois d’aloès, de sandal, du camphre, de la
muscade, du clou de girofle, du poivre et du gingembre. Nous
passâmes par plusieurs îles, et nous abordâmes enfin à Balsora, d’où
j’arrivai en cette ville avec la valeur d’environ cent mille sequins. Ma
famille me reçut, et je la revis avec tous les transports que peut causer
une amitié vive et sincère. J’achetai des esclaves de l’un et de l’autre
sexe, de belles terres, et je fis une grosse maison. Ce fut ainsi que je
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 238

m’établis, résolu d’oublier les maux que j’avais soufferts et de jouir


des plaisirs de la vie. »

Sindbad, s’étant arrêté en cet endroit, ordonna aux joueurs


d’instruments de recommencer leurs concerts, qu’il avait interrompus
par le récit de son histoire. On continua jusqu’au soir de boire et de
manger ; et lorsqu’il fut temps de se retirer, Sindbad se fit apporter
une bourse de cent sequins, et la donnant au porteur : « Prenez,
Hindbad, lui dit-il ; retournez chez vous et revenez demain entendre la
suite de mes aventures. » Le porteur se retira, fort confus de l’honneur
et du présent qu’il venait de recevoir. Le récit qu’il en fit à son logis
fut très agréable à sa femme et à ses enfants, qui ne manquèrent pas de
remercier Dieu du bien que la Providence leur faisait par l’entremise
de Sindbad.

Hindbad s’habilla, le lendemain, plus proprement que le jour


précédent, et retourna chez le voyageur libéral, qui le reçut d’un air
riant et lui fit mille caresses. Dès que les conviés furent tous arrivés,
on servit et l’on tint table fort longtemps. Le repas fini, Sindbad prit la
parole, et, s’adressant à la compagnie : « Seigneurs, dit-il, je vous prie
de me donner audience et de vouloir bien écouter les aventures de
mon second voyage ; elles sont plus dignes de votre attention que
celles du premier. » Tout le monde garda le silence, et Sindbad parla
en ces termes :

Second voyage de Sindbad le Marin

Retour à la Table des Matières

J’avais résolu, après mon premier voyage, de passer tranquillement le


reste de mes jours à Bagdad, comme j’eus l’honneur de vous le dire
hier. Mais je ne fus pas longtemps sans m’ennuyer d’une vie oisive,
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 239

l’envie de voyager et de négocier par mer me reprit : j’achetai des


marchandises propres à faire le trafic que je méditais, et je partis une
seconde fois avec d’autres marchands dont la probité m’était connue.
Nous nous embarquâmes sur un bon navire, et après nous être
recommandés à Dieu, nous commençâmes notre navigation.

Nous allions d’îles en îles et nous y faisions des trocs fort avantageux.
Un jour, nous descendîmes dans une de ces îles, couverte de plusieurs
sortes d’arbres fruitiers, mais si déserte que nous n’y découvrîmes
aucune habitation ni même aucune personne. Nous allâmes prendre
l’air dans les prairies et le long des ruisseaux qui les arrosaient.

Pendant que les uns se divertissaient à cueillir des fleurs, et les autres
des fruits, je pris mes provisions et du vin que j’avais apporté, et je
m’assis près d’une eau coulant entre de grands arbres qui formaient un
bel ombrage. Je fis un assez bon repas de ce que j’avais, après quoi le
sommeil vint s’emparer de mes sens. Je ne vous dirai pas si je dormis
longtemps ; mais quand je me réveillai, je ne vis plus le navire à
l’ancre.

Je fus bien étonné de ne plus voir le vaisseau à l’ancre ; je me levai,


je regardai de toutes parts et je ne vis pas un des marchands qui étaient
descendus dans l’île avec moi. J’aperçus seulement le navire à la
voile, mais si éloigné que je le perdis de vue peu de temps après.

Je vous laisse à imaginer les réflexions que je fis dans un état si triste.
Je pensai mourir de douleur. Je poussai des cris épouvantables ; je me
frappai la tête, et me jetai par terre, où je demeurai longtemps abîmé
dans une confusion de pensées toutes plus affligeantes les unes que les
autres. Je me reprochai cent fois de ne m’être pas contenté de mon
premier voyage, qui devait m’avoir fait perdre pour jamais l’envie
d’en faire d’autres. Mais tous mes regrets étaient inutiles et mon
repentir hors de saison.

A la fin, je me résignai à la volonté de Dieu ; et, sans savoir ce que je


deviendrais, je montai au haut d’un grand arbre, d’où je regardai de
tous côtés si je ne découvrirais rien qui pût me donner quelque
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 240

espérance. En jetant les yeux sur la mer, je ne vis que de l’eau et du


ciel ; mais ayant aperçu, du côté de la terre, quelque chose de blanc, je
descendis de l’arbre, et, avec ce qui me restait de vivres, je marchai
vers cette blancheur, qui était si éloignée que je ne pouvais pas bien
distinguer ce que c’était.

Lorsque j’en fus à une distance raisonnable, je remarquai que c’était


une boule blanche, d’une hauteur et d’une grosseur prodigieuse. Dès
que j’en fus près, je la touchai et la trouvai fort douce. Je tournai
alentour, pour voir s’il n’y avait point d’ouverture ; je n’en pus
découvrir aucune, et il me parut qu’il était impossible de monter
dessus, tant elle était unie. Elle pouvait avoir cinquante pas en
rondeur.

Le soleil alors était près de se coucher. L’air s’obscurcit tout à coup,


comme s’il eût été couvert d’un nuage épais. Mais si je fus étonné de
cette obscurité, je le fus bien davantage quand je m’aperçus que ce qui
la causait était un oiseau d’une grandeur et d’une grosseur
extraordinaires, qui s’avançait de mon côté en volant. Je me souvins
d’un oiseau appelé roc, dont j’avais souvent entendu parler aux
matelots, et je conçus que la grosse boule que j’avais tant admirée,
devait être un œuf de cet oiseau. En effet, il s’abattit et se posa dessus
comme pour le couver. En le voyant venir, je m’étais serré fort près de
l’œuf, de sorte que j’eus devant moi un des pieds de l’oiseau, et ce
pied était aussi gros qu’un gros tronc d’arbre. Je m’y attachai
fortement avec la toile dont mon turban était environné, dans
l’espérance que le roc, lorsqu’il reprendrait son vol le lendemain,
m’emporterait hors de cette île déserte. Effectivement, après avoir
passé la nuit en cet état, dès qu’il fut jour, l’oiseau s’envola et
m’enleva si haut que je ne voyais plus la terre ; puis il descendit tout à
coup avec tant de rapidité que je ne me sentais pas. Lorsque le roc fut
posé et que je me vis à terre, je déliai promptement le nœud qui me
tenait attaché à son pied. J’avais à peine achevé de me détacher, qu’il
donna du bec sur un serpent d’une longueur inouïe. Il le prit et
s’envola aussitôt.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 241

Le lieu où il me laissa était une vallée très profonde, environnée de


toutes parts de montagnes, si hautes qu’elles se perdaient dans la nue,
et tellement escarpées qu’il n’y avait aucun chemin par où l’on y pût
monter. Ce fut un nouvel embarras pour moi ; et, comparant cet
endroit à l’île déserte que je venais de quitter, je trouvai que je n’avais
rien gagné au change.

En marchant par cette vallée, je remarquai qu’elle était parsemée de


diamants ; il y en avait d’une grosseur surprenante. Je pris beaucoup
de plaisir à les regarder ; mais j’aperçus bientôt de loin des objets qui
diminuèrent fort ce plaisir et que je ne pus voir sans effroi. C’était un
grand nombre de serpents, si gros et si longs, qu’il n’y en avait pas un
qui n’eût englouti un éléphant. Ils se retiraient, pendant le jour, dans
leurs antres, où ils se cachaient à cause du roc, leur ennemi, et ils n’en
sortaient que la nuit.

Je passai la journée à me promener dans la vallée et à me reposer de


temps en temps dans les endroits les plus commodes. Cependant le
soleil se coucha ; et, à l’entrée de la nuit, je me retirai dans une grotte
où je jugeai que je serais en sûreté. J’en bouchai l’entrée, qui était
basse et étroite, avec une pierre assez grosse pour me garantir des
serpents, mais qui n’était pas assez juste pour empêcher qu’il n’y
entrât un peu de lumière. Je soupai d’une partie de mes provisions, au
bruit des serpents qui commencèrent à paraître. Leurs affreux
sifflements me causèrent une frayeur extrême et ne me permirent pas,
comme vous pouvez le penser, de passer la nuit fort tranquillement.
Le jour étant venu, les serpents se retirèrent. Alors je sortis de ma
grotte en tremblant, et je puis dire que je marchai longtemps sur des
diamants sans en avoir la moindre envie. A la fin, je m’assis ; et
malgré l’inquiétude dont j’étais agite, comme je n’avais pas fermé
l’œil de toute la nuit, je m’endormis après avoir fait encore un repas
de mes provisions. Mais j’étais à peine assoupi que quelque chose, qui
tomba près de moi avec grand bruit, me réveilla. C’était une grosse
pièce de viande fraîche ; et dans le moment, j’en vis rouler plusieurs
autres du haut du rocher, en différents endroits.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 242

J’avais toujours tenu pour un conte fait à plaisir ce que j’avais entendu
dire plusieurs fois à des matelots et à d’autres personnes touchant la
vallée des diamants, et l’adresse dont se servaient quelques marchands
pour en tirer ces pierres précieuses. Je connus bien qu’ils m’avaient
dit la vérité. En effet, ces marchands se rendent auprès de cette vallée
dans le temps que les aigles ont des petits ; ils découpent de la viande
et la jettent par grosses pièces dans la vallée ; les diamants sur la
pointe desquels elles tombent s’y attachent. Les aigles, qui sont, en ce
pays-là, plus forts qu’ailleurs, vont fondre sur ces pièces de viande et
les emportent dans leurs nids, au haut des rochers, pour servir de
pâture à leurs aiglons. Alors les marchands, courant aux nids,
obligent, par leurs cris, les aigles à s’éloigner, et prennent les diamants
qu’ils trouvent attachés aux pièces de viande. Ils se servent de cette
ruse parce qu’il n’y a pas d’autre moyen de tirer les diamants de cette
vallée, qui est un précipice dans lequel on ne saurait descendre.

J’avais cru jusque-là qu’il ne me serait pas possible de sortir de cet


abîme, que je regardais comme mon tombeau ; mais je changeai de
sentiment, et ce que je venais de voir, me donna lieu d’imaginer le
moyen de conserver ma vie.

Je commençai par amasser les plus gros diamants qui se présentèrent à


mes yeux, et j’en remplis le sac de cuir qui m’avait servi à mettre mes
provisions de bouche. Je pris ensuite la pièce de viande qui me parut
la plus longue ; je l’attachai fortement autour de moi avec la toile de
mon turban, et en cet état, je me couchai le ventre contre terre, la
bourse de cuir attachée à ma ceinture, de manière qu’elle ne pouvait
tomber.

Je ne fus pas plus tôt en cette situation que les aigles vinrent chacun se
saisir d’une pièce de viande qu’ils emportèrent ; et un des plus
puissants, m’ayant enlevé de même avec le morceau de viande dont
j’étais enveloppé, me porta au haut de la montagne jusque dans son
nid. Les marchands ne manquèrent point alors de crier pour
épouvanter les aigles ; et lorsqu’ils les eurent obligés à quitter leur
proie, un d’entre eux s’approcha de moi : mais il fut saisi de crainte
quand il m’aperçut. Il se rassura pourtant ; et au lieu de s’informer par
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 243

quelle aventure je me trouvais là, il commença à me quereller, en me


demandant pourquoi je lui ravissais son bien. « Vous me parlerez, lui
dis-je, avec plus d’humanité lorsque vous m’aurez mieux connu.
Consolez-vous, ajoutai-je ; j’ai des diamants pour vous et pour moi
plus que n’en peuvent avoir tous les autres marchands ensemble. S’ils
en ont, ce n’est que par hasard ; mais j’ai choisi moi-même, au fond
de la vallée, ceux que j’apporte dans cette bourse que vous voyez. »
En disant cela, je la lui montrai. Je n’avais pas achevé de parler, que
les autres marchands, qui m’aperçurent, s’attroupèrent autour de moi,
fort étonnés de me voir, et j’augmentai leur surprise par le récit de
mon histoire. Ils n’admirèrent pas tant le stratagème que j’avais
imaginé pour me sauver que ma hardiesse à le tenter.

Ils m’emmenèrent au logement où ils demeuraient tous ensemble : et


là, ayant ouvert ma bourse en leur présence, la grosseur de mes
diamants les surprit, et ils m’avouèrent que, dans toutes les cours où
ils avaient été, ils n’en avaient pas vu un qui en approchât. Je priai le
marchand à qui appartenait le nid où j’avais été transporté (car chaque
marchand avait le sien), d’en choisir pour sa part autant qu’il en
voudrait. Il se contenta d’en prendre un seul, encore le prit-il des
moins gros ; et comme je le pressais d’en recevoir d’autres sans
craindre de me faire du tort : « Non, me dit-il ; je suis fort satisfait de
celui-ci, qui est assez précieux pour m’épargner la peine de faire
désormais d’autres voyages pour l’établissement de ma petite
fortune. »

Je passai la nuit avec ces marchands, à qui je racontai une seconde


fois mon histoire, pour la satisfaction de ceux qui ne l’avaient pas
entendue. Je ne pouvais modérer ma joie quand je faisais réflexion
que j’étais hors des périls dont je vous ai parlé. Il me semblait que
l’état où je me trouvais était un songe, et je pouvais croire que je
n’eusse plus rien à craindre.

Il y avait déjà plusieurs jours que les marchands jetaient des pièces de
viande dans la vallée ; et comme chacun paraissait content des
diamants qui lui étaient échus, nous partîmes le lendemain tous
ensemble, et nous marchâmes par de hautes montagnes où il y avait
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 244

des serpents d’une longueur prodigieuse, que nous eûmes le bonheur


d’éviter. Nous gagnâmes le premier port, d’où nous passâmes à l’île
de Roha, où croît l’arbre dont on tire le camphre, et qui est si gros et si
touffu, que cent hommes y peuvent être à l’ombre aisément. Le suc
dont se forme le camphre coule par une ouverture que l’on fait au haut
de l’arbre, et se reçoit dans le vase où il prend consistance et devient
ce qu’on appelle camphre. Le suc ainsi tiré, l’arbre se sèche et meurt.

Il y a dans la même île des rhinocéros, qui sont des animaux plus
petits que l’éléphant et plus grands que le buffle ; ils ont une corne sur
le nez, longue environ d’une coudée : cette corne est solide et coupée
par le milieu d’une extrémité à l’autre. On voit dessus des traits blancs
qui représentent la figure d’un homme. Le rhinocéros se bat avec
l’éléphant, le perce de sa corne par-dessous le ventre, l’enlève et le
porte sur sa tête ; mais comme le sang et la graisse de l’éléphant lui
coulent sur les yeux et l’aveuglent, il tombe par terre, et, ce qui va
vous étonner, le roc vient, les enlève tous deux entre ses griffes, et les
emporte pour nourrir ses petits.

Je passe sous silence plusieurs autres particularités de cette île, de


peur de vous ennuyer. J’y échangeai quelques-uns de mes diamants
contre de bonnes marchandises. De là, nous allâmes à d’autres îles, et
enfin, après avoir touché à plusieurs villes marchandes de terre ferme,
nous abordâmes à Balsora, d’où je me rendis à Bagdad. J’y fis d’abord
de grandes aumônes aux pauvres, et je jouis honorablement du reste
de mes richesses immenses, que j’avais apportées et gagnées avec tant
de fatigues.

Ce fut ainsi que Sindbad raconta son second voyage. Il fit encore
donner cent sequins à Hindbad, qu’il invita à venir le lendemain
entendre le récit du troisième. Les conviés retournèrent chez eux, et
revinrent, le jour suivant, à la même heure, de même que le porteur,
qui avait déjà presque oublié sa misère passée. On se mit à table, et,
après le repas, Sindbad, ayant demandé audience, fit de cette sorte le
détail de son troisième voyage :
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 245

Troisième voyage de Sindbad le Marin

Retour à la Table des Matières

J’eus bientôt perdu, dit-il, dans les douceurs de la vie que je menais, le
souvenir des dangers que j’avais courus dans mes deux voyages ; mais
comme j’étais à la fleur de mon âge, je m’ennuyai de vivre dans le
repos, et m’étourdissant sur les nouveaux périls que je voulais
affronter, je partis de Bagdad avec de riches marchandises du pays,
que je fis transporter à Balsora. Là, je m’embarquai encore avec
d’autres marchands. Nous fîmes une longue navigation, et nous
abordâmes à plusieurs ports, où nous fîmes un commerce
considérable.

Un jour que nous étions en pleine mer, nous fûmes battus d’une
tempête horrible, qui nous fit perdre notre route. Elle continua
plusieurs jours, et nous poussa devant le port d’une île où le capitaine
aurait fort souhaité de se dispenser d’entrer ; mais nous fûmes bien
obligés d’y aller mouiller. Lorsqu’on eut plié les voiles, le capitaine
nous dit : « Cette île, et quelques autres voisines, sont habitées par des
sauvages tout velus, qui vont venir nous assaillir. Quoique ce soient
des nains, notre malheur veut que nous ne fassions pas la moindre
résistance, parce qu’ils sont en plus grand nombre que les sauterelles,
et que, s’il nous arrivait d’en tuer quelqu’un, ils se jetteraient tous sur
nous et nous assommeraient. » Le discours du capitaine mit tout
l’équipage dans une grande consternation, et nous connûmes bientôt
que ce qu’il venait de nous dire n’était que trop véritable. Nous vîmes
paraître une multitude innombrable de sauvages hideux, couverts par
tout le corps d’un poil roux, et hauts seulement de deux pieds. Ils se
jetèrent à la nage, et environnèrent en peu de temps notre vaisseau. Ils
nous parlaient en approchant ; mais nous n’entendions pas leur
langage. Ils se prirent aux bords et aux cordages du navire, et
grimpèrent de tous côtés jusqu’au tillac, avec une si grande agilité et
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 246

avec tant de vitesse, qu’il ne paraissait pas qu’ils posassent leurs


pieds.

Nous leur vîmes faire cette manœuvre avec la frayeur que vous
pouvez vous imaginer, sans oser nous mettre en défense, ni leur dire
un seul mot, pour tâcher de les détourner de leur dessein, que nous
soupçonnions être funeste. Effectivement, ils déplièrent les voiles,
coupèrent le câble de l’ancre sans se donner la peine de la retirer, et,
après avoir fait approcher de terre le vaisseau, ils nous firent tous
débarquer. Ils emmenèrent ensuite le navire dans une autre île d’où ils
étaient venus. Tous les voyageurs évitaient avec soin celle où nous
étions alors, et il était très dangereux de s’y arrêter, pour la raison que
vous allez entendre ; mais il nous fallut prendre notre mal en patience.

Nous nous éloignâmes du rivage, et en nous avançant dans l’île, nous


trouvâmes quelques fruits et des herbes, dont nous mangeâmes pour
prolonger le dernier moment de notre vie le plus qu’il nous était
possible ; car nous nous attendions tous à une mort certaine. En
marchant, nous aperçûmes assez loin de nous un grand édifice, vers
lequel nous tournâmes nos pas. C’était un palais bien bâti et fort élevé,
qui avait une porte d’ébène à deux battants, que nous ouvrîmes en la
poussant. Nous entrâmes dans la cour, et nous vîmes en face un vaste
appartement avec un vestibule, où il y avait, d’un côté, un monceau
d’ossements humains, et, de l’autre, une infinité de broches à rôtir.
Nous tremblâmes à ce spectacle, et comme nous étions fatigués
d’avoir marché, les jambes nous manquèrent : nous tombâmes à terre,
saisis d’une frayeur mortelle et nous y demeurâmes très longtemps
immobiles.

Le soleil se couchait, et tandis que nous étions dans l’état pitoyable


que je viens de vous dire, la porte de l’appartement s’ouvrit avec
beaucoup de bruit, et aussitôt nous en vîmes sortir une horrible figure
d’homme noir, de la hauteur d’un grand palmier. Il avait au milieu du
front un seul œil, rouge et ardent comme un charbon allumé ; les dents
de devant, qu’il avait fort longues et fort aiguës, lui sortaient de la
bouche, qui n’était pas moins fendue que celle d’un cheval, et la lèvre
inférieure lui descendait sur la poitrine. Ses oreilles ressemblaient à
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 247

celles d’un éléphant et lui couvraient les épaules. Il avait les ongles
crochus et longs comme les griffes des plus grands oiseaux. A la vue
d’un géant si effroyable, nous perdîmes tous connaissance et
demeurâmes comme morts.

A la fin, nous revînmes à nous, et nous le vîmes assis sous le


vestibule, qui nous examinait de tout son œil. Quand il nous eut bien
considérés, il s’avança vers nous, et, s’étant approché, il étendit la
main sur moi, me prit par la nuque du cou, et me tourna de tous côtés,
comme un boucher qui manie une tête de mouton. Après m’avoir bien
regardé, voyant que j’étais si maigre que je n’avais que la peau et les
os, il me lâcha. Il prit les autres tour à tour, les examina de la même
manière, et, comme le capitaine était le plus gras de tout l’équipage, il
le tint d’une main, ainsi que j’aurais tenu un moineau, et lui passa une
broche au travers du corps ; ayant ensuite allumé un grand feu, il le fit
rôtir, et le mangea à son souper dans l’appartement où il s’était retiré.
Ce repas achevé, il revint sous le vestibule, où il se coucha, et
s’endormit en ronflant d’une manière plus bruyante que le tonnerre.
Son sommeil dura jusqu’au lendemain matin. Pour nous, il ne nous fut
pas possible de goûter la douceur du repos, et nous passâmes la nuit
dans la plus cruelle inquiétude dont on puisse être agité. Le jour étant
venu, le géant se réveilla, se leva, sortit et nous laissa dans le palais.

Lorsque nous le crûmes éloigné, nous rompîmes le triste silence que


nous avions gardé toute la nuit, et, nous affligeant tous comme à
l’envi l’un de l’autre, nous fîmes retentir le palais de plaintes et de
gémissements. Quoique nous fussions en assez grand nombre et que
nous n’eussions qu’un seul ennemi, nous n’eûmes pas d’abord la
pensée de nous délivrer de lui par sa mort. Cette entreprise, bien que
fort difficile à exécuter, était pourtant celle que nous devions
naturellement former.

Nous délibérâmes sur plusieurs autres partis, mais nous ne nous


déterminâmes à aucun ; et nous soumettant à ce qu’il plairait à Dieu
d’ordonner de notre sort, nous passâmes la journée à parcourir l’île, en
nous nourrissant de fruits et de plantes, comme le jour précédent. Sur
le soir, nous cherchâmes quelque endroit pour nous mettre à couvert ;
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 248

mais nous n’en trouvâmes point, et nous fûmes obligés malgré nous
de retourner au palais.

Le géant ne manqua pas d’y revenir et de souper encore d’un de nos


compagnons ; puis il s’endormit et ronfla jusqu’au jour après quoi il
sortit et nous laissa comme il avait déjà fait. Notre condition nous
parut si affreuse que plusieurs de nos camarades furent sur le point
d’aller se précipiter dans la mer, plutôt que d’attendre une mort si
étrange, et ceux-là excitaient les autres à suivre leur conseil. Mais un
de la compagnie, prenant alors la parole : « Il nous est défendu, dit-il,
de nous donner nous-mêmes la mort, et quand cela serait permis,
n’est-il pas plus raisonnable que nous songions au moyen de nous
défaire du barbare qui nous destine un trépas si funeste ? »

Comme il m’était venu dans l’esprit un projet sur cela, je le


communiquai à mes camarades, qui l’approuvèrent. « Mes frères, leur
dis-je alors, vous savez qu’il y a beaucoup de bois le long de la mer ;
si vous m’en croyez, construisons plusieurs radeaux qui puissent nous
porter, et lorsqu’ils seront achevés, nous les laisserons sur la côte
jusqu’à ce que nous jugions à propos de nous en servir. Cependant,
nous exécuterons le dessein que je vous ai proposé pour nous délivrer
du géant ; s’il réussit, nous pourrons attendre ici avec patience qu’il
passe quelque vaisseau qui nous retire de cette île fatale ; si, au
contraire, nous manquons notre coup, nous gagnerons promptement
nos radeaux et nous nous mettrons en mer. J’avoue qu’en nous
exposant à la fureur des flots sur de si fragiles bâtiments, nous
courons risque de perdre la vie ; mais quand nous devrions périr,
n’est-il pas plus doux de nous laisser ensevelir dans la mer que dans
les entrailles de ce monstre, qui a déjà dévoré deux de nos
compagnons ? » Mon avis fut goûté de tout le monde, et nous
construisîmes des radeaux capables de porter trois personnes.

Nous retournâmes au palais vers la fin du jour, et le géant y arriva peu


de temps après nous. Il fallut encore nous résoudre a voir rôtir un de
nos camarades. Mais enfin, voici de quelle manière nous nous
vengeâmes de la cruauté du géant. Après qu’il eut achevé son
détestable souper, il se coucha sur le dos et s’endormit. Dès que nous
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 249

l’entendîmes ronfler selon sa coutume, neuf des plus hardis d’entre


nous et moi, nous prîmes chacun une broche, nous en mîmes la pointe
dans le feu pour la faire rougir, et ensuite nous la lui enfonçâmes dans
l’œil en même temps et nous le lui crevâmes.

La douleur que sentit le géant lui fit pousser un cri effroyable. Il se


leva brusquement et étendit les mains de tous côtés, pour se saisir de
quelqu’un de nous, afin de le sacrifier à sa rage ; mais nous eûmes le
temps de nous éloigner de lui et de nous jeter contre terre, dans les
endroits où il ne pouvait nous rencontrer sous ses pieds. Après nous
avoir cherchés vainement, il trouva la porte à tâtons et sortit avec des
hurlements épouvantables.

Nous sortîmes du palais après le géant et nous nous rendîmes au bord


de la mer, dans l’endroit où étaient nos radeaux. Nous les mîmes
d’abord à l’eau et nous attendîmes qu’il fît jour pour nous jeter dessus,
supposé que nous vissions le géant venir à nous avec quelque guide de
son espèce ; mais nous nous flattions que s’il ne paraissait pas lorsque
le soleil serait levé, et si nous n’entendions plus ses hurlements ce
serait une marque qu’il aurait perdu la vie ; et en ce cas, nous nous
proposions de rester dans l’île et de ne pas nous risquer sur nos
radeaux. Mais à peine fut-il jour, que nous aperçûmes notre cruel
ennemi, accompagné de deux géants à peu près de sa grandeur qui le
conduisaient, et d’un assez grand nombre d’autres encore qui
marchaient devant lui à pas précipités.

A cette vue, nous ne balançâmes point à nous jeter sur nos radeaux et
nous commençâmes à nous éloigner du rivage à force de rames. Les
géants, qui s’en aperçurent, se munirent de grosses pierres,
accoururent sur la rive, entrèrent même dans l’eau jusqu’à la moitié du
corps, et nous les jetèrent si adroitement, qu’à la réserve du radeau sur
lequel j’étais, tous les autres en furent brisés, et les hommes qui
étaient dessus se noyèrent. Pour moi et mes deux compagnons,
comme nous ramions de toutes nos forces, nous nous trouvâmes les
plus avancés dans la mer et hors de la portée des pierres.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 250

Quand nous fûmes en pleine mer, nous devînmes le jouet du vent et


des flots, qui nous jetaient tantôt d’un côté et tantôt de l’autre, et nous
passâmes ce jour-là et la nuit suivante dans une cruelle incertitude de
notre destinée ; mais le lendemain nous eûmes le bonheur d’être
poussés contre une île où nous nous sauvâmes avec bien de la joie.
Nous y trouvâmes d’excellents fruits, qui nous furent d’un grand
secours pour réparer les forces que nous avions perdues.

Sur le soir, nous nous endormîmes sur le bord de la mer, mais nous
fûmes réveillés par le bruit qu’un serpent, long comme un palmier,
faisait de ses écailles en rampant sur la terre. Il se trouva si près de
nous, qu’il engloutit un de mes deux camarades, malgré les cris et les
efforts qu’il put faire pour se débarrasser du serpent, qui, le secouant à
plusieurs reprises, l’écrasa contre terre et acheva de l’avaler. Nous
prîmes aussitôt la fuite, mon autre camarade et moi ; et quoique nous
fussions assez éloignés, nous entendîmes, quelque temps après, un
bruit qui nous fit juger que le serpent rendait les os du malheureux
qu’il avait surpris. En effet, nous les vîmes, le lendemain, avec
horreur. « O Dieu ! m’écriai-je alors, à quoi sommes-nous exposés
Nous nous réjouissions hier d’avoir dérobé nos vies à la cruauté d’un
géant et à la fureur des eaux, et nous voilà tombés dans un péril qui
n’est pas moins terrible. »

Nous remarquâmes, en nous promenant, un gros arbre fort haut, sur


lequel nous projetâmes de passer la nuit suivante, pour nous mettre en
sûreté. Nous mangeâmes encore des fruits comme le jour précédent,
et, à la fin du jour, nous montâmes sur l’arbre. Nous entendîmes
bientôt le serpent, qui vint en sifflant jusqu’au pied de l’arbre où nous
étions. Il s’éleva contre le tronc, et, rencontrant mon camarade qui
était plus bas que moi, il l’engloutit tout d’un coup et se retira.

Je demeurai sur l’arbre jusqu’au jour, et alors j’en descendis plus mort
que vif. Effectivement, je ne pouvais attendre un autre sort que celui
de mes deux compagnons ; et cette pensée me faisant frémir
d’horreur, je fis quelques pas pour m’aller jeter dans la mer ; mais,
comme il est doux de vivre le plus longtemps qu’on peut, je résistai à
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 251

ce mouvement de désespoir et me soumis à la volonté de Dieu, qui


dispose à son gré de notre vie.

Je ne laissai pas toutefois d’amasser une grande quantité de menu


bois, de ronces et d’épines sèches. J’en fis plusieurs fagots que je liai
ensemble, après en avoir fait un grand cercle autour de l’arbre, et j’en
liai quelques-uns en travers par-dessus, pour me couvrir la tête. Cela
étant fait, je m’enfermai dans ce cercle à l’entrée de la nuit, avec la
triste consolation de n’avoir rien négligé pour me garantir du cruel
sort qui me menaçait. Le serpent ne manqua pas de revenir et de
tourner autour de l’arbre, cherchant à me dévorer ; mais il n’y put
réussir, à cause du rempart que je m’étais fabriqué, et il fit en vain,
jusqu’au jour, le manège d’un chat qui assiège une souris dans un
asile qu’il ne peut forcer. Enfin, le jour étant venu, il se retira : mais je
n’osai sortir de mon fort que le soleil ne parût.

Je me trouvai si fatigué du travail qu’il m’avait donné, j’avais tant


souffert de son haleine empestée, que la mort me paraissant préférable
à cette horreur, je m’éloignai de l’arbre ; et, sans me souvenir de la
résignation où j’étais le jour précédent, je courus vers la mer, dans le
dessein de m’y précipiter la tête la première. Mais Dieu fut touché de
mon désespoir : au moment où j’allais me jeter dans la mer, j’aperçus
un navire assez éloigné du rivage. Je criai de toute ma force pour me
faire entendre, et je dépliai la toile de mon turban pour qu’on me
remarquât. Cela ne fut pas inutile : tout l’équipage m’aperçut, et le
capitaine m’envoya la chaloupe. Quand je fus à bord, les marchands et
les matelots me demandèrent avec beaucoup d’empressement par
quelle aventure je m’étais trouvé dans cette île déserte ; et, après que
je leur eus raconté tout ce qui m’était arrivé, les plus anciens me dirent
qu’ils avaient plusieurs fois entendu parler des géants qui demeuraient
dans cette île ; qu’on leur avait assuré que c’étaient des
anthropophages, et qu’ils mangeaient les hommes crus aussi bien que
rôtis. A l’égard des serpents, ils ajoutèrent qu’il y en avait en
abondance dans cette île ; qu’ils se cachaient le jour et se montraient
la nuit. Après qu’ils m’eurent témoigné qu’ils avaient bien de la joie
de me voir échappé à tant de périls, comme ils ne doutaient pas que je
n’eusse besoin de manger, ils s’empressèrent de me régaler de ce
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 252

qu’ils avaient de meilleur ; et le capitaine, remarquant que mon habit


était tout en lambeaux, eut la générosité de m’en faire donner un des
siens.

Nous courûmes la mer quelque temps ; nous touchâmes à plusieurs


îles, et nous abordâmes enfin à celle de Salahat, d’où l’on tire le
sandal, qui est un bois de grand usage dans la médecine. Nous
entrâmes dans le port et nous y mouillâmes. Les marchands
commencèrent a faire débarquer leurs marchandises, pour les vendre
ou les échanger. Pendant ce temps-là, le capitaine m’appela et me dit :
« Frère, j’ai en dépôt des marchandises qui appartenaient à un
marchand qui a navigué quelque temps sur mon navire. Comme ce
marchand est mort, je les fais valoir, pour en rendre compte à ses
héritiers, lorsque j’en rencontrerai quelqu’un. » Les ballots dont il
entendait parler étaient déjà sur le tillac. Il me les montra, en me
disant : « Voilà les marchandises en question ; j’espère que vous
voudrez bien vous charger d’en faire commerce, sous la condition du
droit dû à la peine que vous prendrez. » J’y consentis, en le remerciant
de ce qu’il me donnait l’occasion de ne pas demeurer oisif.

L’écrivain du navire enregistrait tous les ballots avec les noms des
marchands à qui ils appartenaient. Comme il demandait au capitaine
sous quel nom il voulait qu’il enregistrât ceux dont il venait de me
charger : « Écrivez, lui répondit-il, sous le nom de Sindbad le marin. »
Je ne pus m’entendre nommer sans émotion ; et, envisageant le
capitaine, je le reconnus pour celui qui, dans mon second voyage,
m’avait abandonné dans l’île où je m’étais endormi au bord d’un
ruisseau, et qui avait remis à la voile sans m’attendre ou me faire
chercher. Je ne me l’étais pas remis d’abord, à cause du changement
qui s’était fait en sa personne depuis le temps que je ne l’avais vu.

Pour lui, qui me croyait mort, il ne faut pas s’étonner s’il ne me


reconnut pas. « Capitaine, lui dis-je, est-ce que le marchand à qui
étaient ces ballots s’appelait Sindbad ? — Oui, me répondit-il, il se
nommait de la sorte ; il était de Bagdad, et il s’était embarqué sur mon
vaisseau à Balsora. Un jour que nous descendîmes dans une île pour
faire de l’eau et prendre quelques rafraîchissements, je ne sais par
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 253

quelle méprise je remis à la voile sans prendre garde qu’il ne s’était


pas embarqué avec les autres. Nous ne nous en aperçûmes, les
marchands et moi, que quatre heures après. Nous avions le vent en
poupe, et si frais, qu’il ne nous fut pas possible de revirer de bord pour
aller le reprendre. Vous le croyez donc mort ? repris-je. —
Assurément, repartit-il. — Eh bien, capitaine, lui répliquai-je, ouvrez
les yeux et connaissez ce Sindbad que vous laissâtes dans cette île
déserte. Je m’endormis au bord d’un ruisseau, et quand je me réveillai,
je ne vis plus personne de l’équipage. » A ces mots, le capitaine
s’attacha à me regarder.

Après m’avoir fort attentivement considéré, il me reconnut enfin.


« Dieu soit loué s’écria-t-il en m’embrassant ; je suis ravi que la
fortune ait réparé ma faute. Voilà vos marchandises, que j’ai toujours
pris soin de conserver et de faire valoir dans tous les ports où j’ai
abordé. Je vous les rends avec le profit que j’en ai tiré. » Je les pris, en
témoignant au capitaine toute la reconnaissance que je lui devais.

De l’île de Salahat nous allâmes à une autre, où je me fournis de clous


de girofle, de cannelle et d’autres épiceries. Quand nous nous eu
fûmes éloignés, nous vîmes une tortue qui avait vingt coudées en
longueur et en largeur ; nous remarquâmes aussi un poisson qui tenait
de la vache ; il avait du lait, et sa peau est d’une si grande dureté,
qu’on en fait ordinairement des boucliers. J’en vis un autre qui avait la
figure et la couleur d’un chameau. Enfin, après une longue navigation,
j’arrivai à Balsora, et de là je revins en cette ville de Bagdad, avec tant
de richesses que j’en ignorais la quantité. J’en donnai encore aux
pauvres une partie considérable, et j’ajoutai d’autres grandes terres à
celles que j’avais déjà acquises.

Sindbad acheva ainsi l’histoire de son troisième voyage. Il va donner


ensuite cent autres sequins à Hindbad en l’invitant au repas du
lendemain et au récit du quatrième voyage. Hindbad et la compagnie
se retirèrent ; et, le jour suivant étant revenu, Sindbad prit la parole,
sur la fin du dîner et continua ses aventures.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 254

Quatrième voyage de Sindbad le Marin

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Les plaisirs, dit-il, et les divertissements que je pris après mon


troisième voyage n’eurent pas des charmes assez puissants pour me
déterminer à ne pas voyager davantage. Je me laissai encore entraîner
à la passion de trafiquer et de voir des choses nouvelles. Je mis donc
ordre à mes affaires ; et ayant fait un fonds de marchandises de débit
dans les lieux où j’avais dessein d’aller, je partis. Je pris la route de la
Perse, dont je traversai plusieurs provinces, et j’arrivai à un port de
mer où je m’embarquai. Nous mîmes à la voile, et nous avions déjà
touché à plusieurs ports de terre ferme et à quelques îles orientales,
lorsque, faisant un jour un grand trajet, nous fûmes surpris d’un coup
de vent qui obligea le capitaine à faire amener les voiles et à donner
tous les ordres nécessaires pour prévenir le danger dont nous étions
menacés. Mais toutes nos précautions furent inutiles ; la manœuvre ne
réussit pas bien ; les voiles furent déchirées en mille pièces, et le
vaisseau, ne pouvant plus être gouverné, donna sur des récifs, et se
brisa de manière qu’un grand nombre de marchands et de matelots se
noyèrent et que la charge périt.

J’eus le bonheur, de même que plusieurs autres marchands et


matelots, de me prendre à une planche. Nous fûmes tous emportés par
un courant vers une île qui était devant nous. Nous y trouvâmes des
fruits et de l’eau de source qui servirent à rétablir nos forces. Nous
nous y reposâmes même la nuit, dans l’endroit où la mer nous avait
jetés, sans avoir pris aucun parti sur ce que nous devions faire.
L’abattement où nous étions de notre disgrâce nous en avait
empêchés.

Le jour suivant, dès que le soleil fut levé, nous nous éloignâmes du
rivage ; et avançant dans l’île, nous y aperçûmes des habitations, où
nous nous rendîmes. A notre arrivée, des noirs vinrent à nous en très
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 255

grand nombre ; ils nous environnèrent, se saisirent de nos personnes,


en firent une espèce de partage, et nous conduisirent ensuite dans leurs
maisons.

Nous fûmes menés, cinq de mes camarades et moi, dans un même


lieu. D’abord, on nous fit asseoir et l’on nous servit d’une certaine
herbe, en nous invitant par signes à en manger. Mes camarades, sans
faire réflexion que ceux qui la servaient n’en mangeaient pas, ne
consultèrent que leur faim, qui pressait, et se jetèrent sur ces mets
avec avidité. Pour moi, par un pressentiment de quelque supercherie,
je ne voulus pas seulement en goûter, et je m’en trouvai bien ; car peu
de temps après je m’aperçus que l’esprit avait tourné à mes
compagnons, et qu’en me parlant ils ne savaient ce qu’ils disaient.

On me servit ensuite du riz préparé avec de l’huile de coco et mes


camarades, qui n’avaient plus de raison, en mangèrent
extraordinairement. J’en mangeai aussi, mais fort peu. Les noirs
avaient d’abord présenté de cette herbe pour nous troubler l’esprit et
nous ôter par là le chagrin que la triste connaissance de notre sort nous
devait causer ; et ils nous donnaient du riz fleur nous engraisser.
Comme ils étaient anthropophages, leur intention était de nous manger
quand nous serions devenus gras. C’est ce qui arriva à mes camarades,
qui ignoraient leur destinée, parce qu’ils avaient perdu leur bon sens.
Puisque j’avais conservé le mien, vous jugez bien, seigneurs, qu’au
lieu d’engraisser comme les autres, je devins encore plus maigre que
je n’étais. La crainte de la mort, dont j’étais incessamment frappé,
tournait en poison tous les aliments que je prenais. Je tombai dans une
langueur qui me fut fort salutaire ; car les noirs, ayant assommé et
mangé mes compagnons, en demeurèrent là ; et me voyant sec,
décharné, malade, ils remirent ma mort à un autre temps.

Cependant j’avais beaucoup de liberté, et l’on ne prenait presque pas


garde à mes actions. Cela me donna lieu de m’éloigner, un jour, des
habitations des noirs et de me sauver. Un vieillard, qui m’aperçut et
qui se douta de mon dessein, me cria de toute sa force de revenir ;
mais, au lieu de lui obéir, je redoublai mes pas et fus bientôt hors de
sa vue. Il n’y avait alors que ce vieillard dans les habitations ; tous les
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 256

autres noirs s’étaient absentés et ne devaient revenir que sur la fin du


jour, ce qu’ils avaient coutume de faire assez souvent. C’est pourquoi,
étant assuré qu’ils ne seraient plus à temps de courir après moi
lorsqu’ils apprendraient ma fuite, je marchai jusqu’à la nuit. Alors je
m’arrêtai, pour prendre un peu de repos et manger de quelques vivres
dont j’avais fait provision. Mais je repris bientôt mon chemin et
continuai de marcher pendant sept jours, en évitant les endroits qui me
paraissaient habités. Je vivais de cocos 30 qui me fournissaient en
même temps de quoi boire et de quoi manger.

Le huitième jour, j’arrivai près de la mer ; j’aperçus tout à coup des


gens, blancs comme moi, occupés à cueillir du poivre, dont il y avait
là une grande abondance. Leur occupation me fut de bon augure, je ne
fis nulle difficulté de m’approcher d’eux, et ils vinrent au-devant de
moi. Dès qu’ils me virent, ils me demandèrent en arabe qui j’étais et
d’où je venais. Ravi de les entendre parler comme moi, je satisfis
volontiers leur curiosité, en leur racontant de quelle manière j’avais
fait naufrage et étais venu dans cette île, où j’étais tombé entre les
mains des noirs. « Mais ces noirs, me dirent-ils, mangent les hommes
Par quel miracle êtes-vous échappé à leur cruauté ? » Je leur fis le
même récit que vous venez d’entendre, et ils furent merveilleusement
étonnés.

Je demeurai avec eux jusqu’à ce qu’ils eussent amassé la quantité de


poivre qu’ils voulurent ; après quoi ils me firent embarquer sur le
bâtiment qui les avait amenés, et nous nous rendîmes dans une autre

30 Fruit du cocotier. Cet arbre croît naturellement dans les Indes, en Afrique et
en Amérique. Son tronc, qui s’élève jusqu’à 60 pieds de hauteur, est couronné
par un faisceau de dix à douze feuilles de 10 à 15 pieds de long sur 3 ou de
large. On voit à leur centre un bourgeon droit, pointu, tendre, qu’on nomme
chou, et qui est très bon à manger ; et, à la base interne des inférieures, de
grandes spathes ovales, pointues, qui donnent issue à un panicule qu’on
appelle régime, et qui est chargé de fleurs jaunâtres. A ces fleurs succèdent
des fruits de la grosseur d’une tête d’homme, lisses à l’extérieur, et contenant
une amande à chair blanche et ferme, comme celle de la noisette, dont elle a
un peu le goût, entourée, avant sa maturité, d’une liqueur claire, agréable et
rafraîchissante.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 257

île, d’où ils étaient venus. Ils me présentèrent à leur roi, qui était un
bon prince. Il eut la patience d’écouter le récit de mon aventure, qui le
surprit. Il me fit donner ensuite des habits et commanda qu’on eût soin
de moi.

L’île où je me trouvais était fort peuplée et abondante en toutes sortes


de choses, et l’on faisait un grand commerce dans la ville où le roi
demeurait. Cet agréable asile commença à me consoler de mon
malheur ; et les bontés que ce généreux prince avait pour moi
achevèrent de me rendre content. En effet, il n’y avait personne qui fût
mieux que moi dans son esprit, et, par conséquent, il n’y avait
personne à sa cour ni dans la ville qui ne cherchât l’occasion de me
faire plaisir. Ainsi je fus bientôt regardé comme un homme né dans
cette île, plutôt que comme un étranger.

Je remarquai une chose qui me parut bien extraordinaire : tout le


monde, le roi même, montait à cheval sans bride et sans étriers. Cela
me fit prendre la liberté de lui demander un jour pourquoi Sa Majesté
ne se servait pas de ces commodités. Il me répondit que je lui parlais
le choses dont on ignorait l’usage dans ses États.

J’allai aussitôt chez un ouvrier, et je lui fis dresser le bois d’une selle
sur le modèle que je lui donnai. Le bois de la selle achevé, je le garnis
moi-même de bourre et de cuir, et l’ornai d’une broderie d’or. Je
m’adressai ensuite à un serrurier, qui me fit un mors de la forme que
je lui montrai, je lui fis faire aussi des étriers.

Quand ces choses furent dans un état parfait, j’allai les présenter au
roi, je les essayai sur un de ses chevaux. Ce prince monta dessus et fut
si satisfait de cette invention, qu’il m’en témoigna sa joie par de
grandes largesses. Je ne pus me défendre de faire plusieurs selles pour
ses ministres et pour les principaux officiers de sa maison, qui me
firent tous des présents qui m’enrichirent en peu de temps. J’en fis
aussi pour les personnes les plus qualifiées de la ville, ce qui me mit
dans une grande réputation et me fit considérer de tout le monde.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 258

Comme je faisais ma cour au roi très exactement, il me dit un jour :


« Sindbad, je t’aime et je sais que tous mes sujets qui te connaissent te
chérissent à mon exemple. J’ai une prière à te faire, et il faut que tu
m’accordes ce que je vais te demander. — Sire, lui répondis-je, il n’y
a rien que je ne sois prêt à faire pour marquer mon obéissance à Votre
Majesté ; elle a sur moi un pouvoir absolu. — Je veux te marier,
répliqua le roi, afin que le mariage t’arrête en mes Etats et que tu ne
songes plus à ta patrie. » Comme je n’osais résister à la volonté du
prince, il me donna pour femme une dame de sa cour, noble, belle,
sage et riche. Après les cérémonies des noces, je m’établis chez la
dame, avec laquelle je vécus quelque temps dans une union parfaite.
Néanmoins je n’étais pas trop content de mon état. Mon dessein était
de m’échapper à la première occasion, et de retourner à Bagdad ; car
mon établissement, tout avantageux qu’il était, ne pouvait m’en faire
perdre le souvenir.

J’étais dans ces sentiments, lorsque la femme d’un de mes voisins,


avec lequel j’avais contracté une amitié fort étroite, tomba malade et
mourut. J’allai chez lui pour le consoler ; et le trouvant plongé dans la
plus vive affliction : « Dieu vous conserve, lui dis-je en l’abordant, et
vous donne une longue vie ! — Hélas ! me répondit-il, comment
voulez vous que j’obtienne la grâce que vous me souhaitez ? je n’ai
plus qu’une heure à vivre. — Oh ! repris-je, ne vous mettez pas dans
l’esprit une pensée si funeste ; j’espère que cela n’arrivera pas et que
j’aurai le plaisir de vous posséder encore longtemps. — Je souhaite,
répliqua-t-il, que votre vie soit de longue durée ; pour ce qui est de
moi, mes affaires sont faites, et je vous apprends que l’on m’enterre
aujourd’hui avec ma femme. Telle est la coutume, que nos ancêtres
ont établie dans cette île, et qu’ils ont inviolablement gardée : le mari
vivant est enterré avec la femme morte, et la femme vivante avec le
mari mort. Rien ne peut me sauver ; tout le monde subit cette loi. »

Dans le temps qu’il m’entretenait de cette étrange barbarie, dont la


nouvelle m’effraya cruellement, les parents, les amis et les voisins
arrivèrent en corps pour assister aux funérailles. On revêtit le cadavre
de la femme de ses habits les plus riches, comme au jour de ses noces,
et on la para de tous ses joyaux.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 259

On l’enleva ensuite dans une bière découverte, et le convoi se mit en


marche. Le mari était à la tête du deuil et suivait le corps de sa femme.
On prit le chemin d’une haute montagne ; et lorsqu’on y fut arrivé, on
leva une grosse pierre qui couvrait l’ouverture d’un puits profond, et
l’on y descendit le cadavre sans lui rien ôter de ses habillements et de
ses joyaux. Après cela, le mari embrassa ses parents et ses amis et se
laissa mettre sans résistance dans une bière, avec un pot d’eau et sept
petits pains auprès de lui ; puis on le descendit de la même manière
qu’on avait descendu sa femme. La montagne s’étendait en longueur
et servait de bornes à la mer, et le puits était très profond. La
cérémonie achevée, on remit la pierre sur l’ouverture.

Il n’est pas besoin, seigneurs, de vous dire que je fus un fort triste
témoin de ces funérailles. Toutes les autres personnes qui y assistèrent
n’en parurent presque pas touchées, par l’habitude de voir souvent la
même chose. Je ne pus m’empêcher de dire au roi ce que je pensais là-
dessus. « Sire, lui dis-je, je ne saurais assez m’étonner de l’étrange
coutume qu’on a dans vos États d’enterrer les vivants et les morts. J’ai
bien voyagé, j’ai fréquenté des gens d’une infinité de nations, et je
n’ai jamais entendu parler d’une loi si cruelle : — Que veux-tu !
Sindbad, me répondit le roi, c’est une loi commune, et j’y suis soumis
moi-même je serai enterré vivant avec la reine, mon épouse, si elle
meurt la première. — Mais, sire, lui dis-je, oserais-je demander à
Votre Majesté si les étrangers sont obligés d’observer cette coutume ?
— Sans doute, repartit le roi en souriant du motif de ma question ; ils
n’en sont pas exceptés lorsqu’ils sont mariés dans cette île. »

Je m’en retournai tristement au logis avec cette réponse. La crainte


que ma femme ne mourût la première et qu’on ne m’enterrât tout
vivant avec elle me faisait faire des réflexions très mortifiantes.
Cependant, quel remède apporter à ce mal ? Il fallut prendre patience
et m’en remettre à la volonté de Dieu. Néanmoins je tremblais à la
moindre indisposition que je voyais à ma femme ; mais, hélas ! j’eus
bientôt la frayeur tout entière. Elle tomba véritablement malade et
mourut en peu de jours.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 260

Jugez de ma douleur ! être enterré tout vif ne me paraissait pas une fin
moins déplorable que celle d’être dévoré par des anthropophages ; il
fallait pourtant en passer par là. Le roi, accompagné de toute sa cour,
voulut honorer de sa présence le convoi, et les personnes les plus
considérables de la ville me firent aussi l’honneur d’assister à mon
enterrement.

Lorsque tout fut prêt pour la cérémonie, on posa le corps de ma


femme dans une bière, avec tous ses joyaux et ses plus magnifiques
habits. On commença la marche. Comme second acteur de cette
pitoyable tragédie, je suivais immédiatement la bière de ma femme,
les yeux baignés de larmes, et déplorant mon malheureux destin.
Avant que d’arriver à la montagne, je voulus faire une tentative sur
l’esprit des spectateurs. Je m’adressai au roi premièrement, ensuite à
ceux qui se trouvèrent autour de moi ; et m’inclinant devant eux
jusqu’à terre pour baiser le bord de leur habit, je les suppliai d’avoir
compassion de moi. « Considérez, disais-je, que je suis un étranger
qui ne doit pas être soumis à une loi si rigoureuse, et que j’ai une autre
femme et des enfants dans mon pays. » J’eus beau prononcer ces
paroles d’un air touchant, personne n’en fut attendri ; au contraire, on
se hâta de descendre le corps de ma femme dans le puits, et l’on m’y
descendit un moment après, dans une autre bière découverte, avec un
vase rempli d’eau et sept pains. Enfin, cette cérémonie si funeste pour
moi étant achevée, on remit la pierre sur l’ouverture du puits,
nonobstant l’excès de ma douleur et mes cris pitoyables.

A mesure que j’approchais du fond, je découvrais, à la faveur du peu


de lumière qui venait d’en haut, la disposition de ce lieu souterrain.
C’était une grotte fort vaste et qui pouvait bien avoir cinquante
coudées de profondeur. Je sentis bientôt une puanteur insupportable
qui sortait d’une infinité de cadavres que je voyais à droite et à
gauche. Je crus même entendre quelques-uns des derniers qu’on y
avait descendus vifs pousser les derniers soupirs. Néanmoins, lorsque
je fus en bas, je sortis promptement de la bière et m’éloignai des
cadavres en me bouchant le nez. Je me jetai par terre, où je demeurai
longtemps plongé dans les pleurs. Alors, faisant réflexion sur mon
triste sort : « Il est vrai, disais-je, que Dieu dispose de nous selon les
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 261

décrets de sa providence ; mais, pauvre Sindbad, n’est-ce pas ta faute


que tu te vois réduit à mourir d’une mort si étrange Plût à Dieu que tu
eusses péri dans quelqu’un des naufrages dont tu es échappé ! tu
n’aurais pas à mourir d’un trépas si lent et si terrible en toutes ses
circonstances. Mais tu te l’es attiré par ta maudite avarice. Ah !
malheureux ! ne devais-tu pas plutôt demeurer chez toi et jouir
tranquillement du fruit de tes travaux !

Telles étaient les inutiles plaintes dont je faisais retentir la grotte, en


me frappant la tête et l’estomac de rage et de désespoir et
m’abandonnant tout entier aux pensées les plus désolantes.
Néanmoins (vous le dirai-je ?) au lieu d’appeler la mort à mon
secours, quelque misérable que je fusse, l’amour de la vie se fit encore
sentir en moi et me porta à prolonger mes jours. J’allai, à tâtons, et en
me bouchant le nez, prendre le pain et l’eau qui étaient dans ma bière,
et j’en mangeai.

Quoique l’obscurité qui régnait dans la grotte fût si épaisse que l’on
ne distinguait pas le jour d’avec la nuit, je ne laissai pas toutefois de
retrouver ma bière ; et il me sembla que la grotte était plus spacieuse
et plus remplie de cadavres qu’elle ne m’avait paru d’abord. Je vécus
quelques jours de mon pain et de mon eau ; mais enfin, n’en ayant
plus, je me préparai à mourir.

Je n’attendais plus que la mort, lorsque j’entendis lever la pierre. On


descendit un cadavre et une personne vivante. Le mort était un
homme. Il est naturel de prendre des résolutions extrêmes dans les
dernières extrémités. Dans le temps qu’on descendait la femme, je
m’approchai de l’endroit où sa bière devait être posée ; et quand je
m’aperçus que l’on recouvrait l’ouverture du puits, je donnai sur la
tête de la malheureuse deux ou trois grands coups d’un gros os dont je
m’étais saisi. Elle en fut étourdie, ou plutôt je l’assommai ; et comme
je ne faisais cette action inhumaine que pour profiter du pain et de
l’eau qui étaient dans la bière, j’eus des provisions pour quelques
jours. Au bout de ce temps-là, on descendit encore une femme morte
et un homme vivant ; je tuai l’homme de la même manière, et comme,
par bonheur pour moi, il y eut alors une espèce de mortalité dans la
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 262

ville, je ne manquais pas de vivres, en mettant toujours en œuvre la


même industrie.

Un jour que je venais d’expédier encore une femme, j’entendis


souffler et marcher. J’avançai du côté d’où partait le bruit ; j’entendis
souffler plus fort à mon approche, et il me parut entrevoir quelque
chose qui prenait la fuite. Je suivis cette espèce d’ombre, qui s’arrêtait
par reprises et soufflait toujours en fuyant, à mesure que j’en
approchais. Je la poursuivis si longtemps et j’allai si loin, que
j’aperçus enfin une lumière qui ressemblait à une étoile. Je continuai
de marcher vers cette lumière, la perdant quelquefois, selon les
obstacles qui me la cachaient, mais je la retrouvais toujours ; et à la
fin, je découvris qu’elle venait par une ouverture du rocher, assez
large pour y passer.

A cette découverte, je m’arrêtai quelque temps, pour me remettre de


l’émotion violente avec laquelle je venais de marcher ; puis, m’étant
avancé jusqu’à l’ouverture, j’y passai et me trouvai sur le bord de la
mer. Imaginez-vous l’excès de ma joie. Il fut tel, que j’eus dé la peine
à me persuader que ce n’était pas un songe. Lorsque je fus convaincu
que c’était une chose réelle, et que mes sens furent rétablis en leur
assiette ordinaire, je compris que la chose que j’avais entendue
souffler et que j’avais suivie était un animal sorti de la mer, qui avait
coutume d’entrer dans la grotte pour s’y repaître de corps morts.

J’examinai la montagne et remarquai qu’elle était située entre la ville


et la mer, sans communication par aucun chemin, parce qu’elle était
tellement escarpée que la nature ne l’avait pas rendue praticable. Je
me prosternai sur le rivage, pour remercier Dieu de la grâce qu’il
venait de me faire. Je rentrai ensuite dans la grotte, pour aller prendre
du pain, que je revins manger à la clarté du jour, de meilleur appétit
que je n’avais fait depuis que l’on m’avait enterré dans ce lieu
ténébreux.

J’y retournai encore et j’allai ramasser à tâtons dans les bières tous les
diamants, les rubis, les perles, les bracelets d’or et enfin toutes les
riches étoffes que je trouvai sous ma main ; je portai tout cela sur le
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 263

bord de la mer. J’en fis plusieurs ballots, que je liai proprement avec
des cordes qui avaient servi à descendre les bières et dont il y avait
une grande quantité. Je les laissai sur le rivage, en attendant une bonne
occasion, sans craindre que la pluie les gâtât ; car alors ce n’en était
pas la saison.

Au bout de deux ou trois jours, j’aperçus un navire, qui ne faisait que


de sortir du port et qui vint passer près de l’endroit où j’étais. Je fis
signe de la toile de mon turban et je criai de toute ma force pour me
faire entendre. On m’entendit, et l’on détacha la chaloupe pour me
venir prendre. A la demande que les matelots me firent par quelle
disgrâce je me trouvais en ce lieu, je répondis que je m’étais sauvé
d’un naufrage, depuis deux jours, avec les marchandises qu’ils
voyaient. Heureusement pour moi, ces gens, sans examiner le lieu où
j’étais et si ce que je leur disais était vraisemblable, se contentèrent de
ma réponse et m’emmenèrent avec mes ballots.

Quand nous fûmes arrivés à bord, le capitaine, satisfait en lui-même


du plaisir qu’il me faisait et occupé du commandement du navire, eut
aussi la bonté de se payer du prétendu naufrage que je lui dis avoir
fait. Je lui présentai quelques-unes de mes pierreries, mais il ne voulut
pas les accepter.

Nous passâmes devant plusieurs îles, et entre autres, devant l’île des
Cloches, éloignée de dix journées de celle de Serendib 31 , par un vent
ordinaire et réglé, et de six journées de l’île de Kela, où nous
abordâmes. Il y a des mines de plomb, des cannes d’Inde et du
camphre excellent.

Le roi de l’île de Kela est très riche, très puissant, et son autorité
s’étend sur toute l’île des Cloches, qui a deux journées d’étendue, et
dont les habitants sont encore si barbares, qu’ils mangent la chair
humaine. Après que nous eûmes fait un grand commerce dans cette
île, nous remîmes à la voile et abordâmes à plusieurs autres ports.
Enfin, j’arrivai heureusement à Bagdad, avec des richesses infinies,

31 Nom que les Arabes donnaient à l’île de Ceylan.


Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 264

dont il est inutile de vous faire le détail. Pour rendre grâces à Dieu des
faveurs qu’il m’avait faites, je fis de grandes aumônes, tant pour
l’entretien de plusieurs mosquées que pour la subsistance des pauvres,
et me donnai tout entier à mes parents et à mes amis, en me
divertissant et en faisant bonne chère avec eux.

Sindbad finit en cet endroit le récit de son quatrième voyage, qui


causa encore plus d’admiration à ses auditeurs que les trois
précédents. Il fit un nouveau présent de cent sequins à Hindbad, qu’il
pria, comme les autres, de revenir le jour suivant, à la même heure,
pour dîner chez lui et entendre le détail de son cinquième voyage.
Hindbad et les autres conviés prirent congé de lui et se retirèrent. Le
lendemain, lorsqu’ils furent tous rassemblés, ils se mirent à table ; et à
la fin du repas, le ne dura pas moins que les autres, Sindbad
commença de cette sorte le récit de son cinquième voyage :

Cinquième voyage de Sindbad le Marin

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Les plaisirs, dit-il, eurent encore assez de charmes pour effacer de ma


mémoire toutes les peines et les maux que j’avais soufferts, sans
pouvoir m’ôter l’envie de faire de nouveaux voyages. C’est pourquoi
j’achetai des marchandises, je les fis emballer et charger sur des
voitures, et je partis avec elles pour me rendre au premier port de mer.
Là, pour ne pas dépendre d’un capitaine et pour avoir un navire à mon
commandement, je me donnai le loisir d’en faire construire et équiper
un à mes frais. Dès qu’il fut achevé, je le fis charger ; je m’embarquai
dessus ; et comme je n’avais pas de quoi faire une charge entière, je
reçus plusieurs marchands de différentes nations, avec leurs
marchandises.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 265

Nous fîmes voile au premier bon vent et prîmes le large. Après une
longue navigation, le premier endroit où nous abordâmes fut une île
déserte, où nous trouvâmes l’œuf d’un roc, d’une grosseur pareille à
celui dont vous m’avez entendu parler ; il renfermait un petit roc près
d’éclore, dont le bec commençait à paraître.

Les marchands, qui s’étaient embarqués sur mon navire et qui avaient
pris terre avec moi, cassèrent l’œuf à grands coups de haches et firent
une ouverture par où ils tirèrent le petit roc par morceaux et le firent
rôtir. Je les avais avertis sérieusement de ne pas toucher à l’œuf ; mais
ils ne voulurent pas m’écouter.

Ils eurent à peine achevé le régal qu’ils venaient de se donner, qu’il


parut en l’air, assez loin de nous, deux gros nuages. Le capitaine, que
j’avais pris à gage pour conduire mon vaisseau, sachant par
expérience ce que cela signifiait, s’écria que c’étaient le père et la
mère du petit roc, et il nous pressa tous de nous rembarquer au plus
vite, pour éviter le malheur qu’il prévoyait. Nous suivîmes son conseil
avec empressement et nous remîmes à la voile en diligence.

Cependant les deux rocs approchèrent en poussant des cris


effroyables, qu’ils redoublèrent quand ils eurent vu l’état où l’on avait
mis l’œuf, et que leur petit n’y était plus. Dans le dessein de se
venger, ils reprirent leur vol du côté où ils étaient venus et disparurent
quelque temps, pendant que nous fîmes force de voiles pour nous
éloigner et prévenir ce qui ne laissa pas de nous arriver.

Ils revinrent et nous remarquâmes qu’ils tenaient entre leurs griffes


chacun un morceau de rocher d’une grosseur énorme. Lorsqu’ils
furent précisément au-dessus de mon vaisseau, ils s’arrêtèrent, et, se
soutenant en l’air, l’un lâcha la pièce de rocher qu’il tenait ; mais, par
l’adresse du timonier, qui détourna le navire d’un coup de timon, elle
ne tomba pas dessus ; elle tomba à côté dans la mer, qui s’entr’ouvrit
d’une manière que nous en vîmes presque le fond. L’autre oiseau,
pour notre malheur, laissa tomber sa roche si justement au milieu du
vaisseau, qu’elle le rompit et le brisa en mille pièces. Les matelots et
les passagers furent tous écrasés du coup ou submergés. Je fus
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 266

submergé moi-même ; mais, en revenant au-dessus de l’eau, j’eus le


bonheur de me prendre à une pièce du débris. Ainsi, en m’aidant
tantôt d’une main, tantôt de l’autre, sans me dessaisir de ce que je
tenais, avec le vent et le courant, qui m’étaient favorables, j’arrivai
enfin à une île dont le rivage était fort escarpé. Je surmontai
néanmoins cette difficulté et me sauvai.

Je m’assis sur l’herbe pour me remettre un peu de ma fatigue ; après


quoi je me levai et m’avançai dans l’île, pour reconnaître le terrain. Il
me sembla que j’étais dans un jardin délicieux ; je voyais partout des
arbres chargés de fruits, les uns verts, les autres mûrs, et des ruisseaux
d’une eau douce et claire, qui faisaient d’agréables détours. Je
mangeai de ces fruits, que je trouvai excellents, et je bus de cette eau,
qui m’invitait à boire.

La nuit venue, je me couchai sur l’herbe, dans un endroit assez


commode ; mais je ne dormis pas une heure entière et mon sommeil
fut souvent interrompu par la frayeur de me voir seul dans un lieu si
désert. Ainsi, j’employai la meilleure partie de la nuit à me chagriner
et à me reprocher l’imprudence que j’avais eue de n’être pas demeuré
chez moi, plutôt que d’avoir entrepris ce dernier voyage. Ces
réflexions me menèrent si loin, que je commençai à former un dessein
contre ma propre vie ; mais le jour, par sa lumière, dissipa mon
désespoir. Je me levai et marchai entre les arbres, non sans quelque
appréhension.

Lorsque je fus un peu avant dans l’île, j’aperçus un vieillard qui me


parut fort cassé. Il était assis sur le bord d’un ruisseau ; je m’imaginai
d’abord que c’était quelqu’un qui avait fait naufrage comme moi. Je
m’approchai de lui, je le saluai, et il me fit seulement une inclination
de tête. Je lui demandai ce qu’il faisait là ; mais au lieu de me
répondre, il me fit signe de le charger sur mes épaules et de le passer
au delà du ruisseau, en me faisant comprendre que c’était pour aller
cueillir des fruits.

Je crus qu’il avait besoin que je lui rendisse service ; c’est pourquoi,
l’ayant chargé sur mon dos, je passai le ruisseau. « Descendez », lui
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 267

dis-je alors, en me baissant pour faciliter sa descente. Mais, au lieu de


se laisser aller à terre (j’en ris encore toutes les fois que j’y pense), ce
vieillard, qui m’avait paru décrépit, passa légèrement autour de mon
col ses deux jambes, dont je vis que la peau ressemblait à celle d’une
vache, et se mit à califourchon sur mes épaules, en me serrant si
fortement la gorge, qu’il semblait vouloir m’étrangler. La frayeur me
saisit en ce moment, et je tombai évanoui.

Malgré mon évanouissement, l’incommode vieillard demeura toujours


attaché à mon col ; il écarta seulement un peu les jambes, pour me
donner lieu de revenir à moi. Lorsque j’eus repris mes esprits, il
m’appuya fortement contre l’estomac un de ses pieds, et de l’autre me
frappant rudement le côté, il m’obligea de me relever malgré moi.
Étant debout, il me fit marcher sous des arbres ; il me forçait de
m’arrêter pour cueillir et manger les fruits que nous rencontrions. Il ne
quittait point prise pendant le jour ; et quand je voulais me reposer la
nuit, il s’étendait par terre avec moi, toujours attaché à mon col. Tous
les matins, il ne manquait pas de me pousser pour m’éveiller ; ensuite
il me faisait lever et marcher, en me pressant de ses pieds.
Représentez-vous, seigneurs, la peine que j’avais de me voir chargé de
ce fardeau, sans pouvoir m’en défaire.

Un jour, que je trouvai en mon chemin plusieurs calebasses sèches,


qui étaient tombées d’un arbre qui en portait, j’en pris une assez
grosse, et, après l’avoir bien nettoyée, j’exprimai dedans le jus de
plusieurs grappes de raisin, fruit que l’île produisait en abondance, et
que nous rencontrions à chaque pas. Lorsque j’en eus rempli la
calebasse, je la posai dans un endroit où j’eus l’adresse de me faire
conduire par le vieillard plusieurs jours après. Là, je pris la calebasse,
et, la portant à ma bouche, je bus d’un excellent vin qui me fit oublier,
pour quelque temps, le chagrin mortel dont j’étais accablé. Cela me
donna de la vigueur. J’en fus même si réjoui, que je me mis à chanter
et à sauter en marchant.

Le vieillard, qui s’aperçut de l’effet que cette boisson avait produit en


moi, et que je le portais plus légèrement que de coutume, me fit signe
de lui en donner à boire e lui présentai la calebasse, il la prit ; et
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 268

comme la liqueur lui parut agréable, il l’avala jusqu’à la dernière


goutte. Il y en avait assez pour l’enivrer ; aussi s’enivra-t-il, et bientôt,
la fumée du vin lui montant à la tête, il commença à chanter à sa
manière et à se trémousser sur mes épaules. Les secousses qu’il se
donnait lui firent rendre ce qu’il avait dans l’estomac, et ses jambes se
relâchèrent peu à peu ; de sorte que, voyant qu’il ne me serrait plus, je
le jetai par terre, où il demeura sans mouvement. Alors je pris une très
grosse pierre et lui en écrasai la tête.

Je sentis une grande joie de m’être délivré pour jamais de ce maudit


vieillard, et je marchai vers la mer, où je rencontrai des gens d’un
navire qui venait de mouiller là pour faire de l’eau et prendre, en
passant, quelques rafraîchissements. Ils furent extrêmement étonnés
de me voir et d’entendre le détail de mon aventure. « Vous étiez
tombé, me dirent-ils, entre les mains du vieillard de la mer, et vous
êtes le premier qu’il n’ait pas étranglé ; il n’a jamais abandonné ceux
dont il s’était rendu maître, qu’après les avoir étouffés ; et il a rendu
cette île fameuse par le nombre de personnes qu’il a tuées ; les
matelots et les marchands qui y descendaient n’osaient s’y avancer
qu’en bonne compagnie. »

Après m’avoir informé de ces choses, ils m’emmenèrent avec eux


dans leur navire, dont le capitaine se fit un plaisir de me recevoir,
lorsqu’il apprit tout ce qui m’était arrivé. Il remit à la voile ; et après
quelques jours de navigation, nous abordâmes au port d’une grande
ville, dont les maisons étaient bâties de bonnes pierres.

Un des marchands du vaisseau, qui m’avait pris en amitié, m’obligea


de l’accompagner et me conduisit dans un logement destiné à servir
de retraite aux marchands étrangers. Il me donna un grand sac ;
ensuite, m’ayant recommandé à quelques gens de la ville, qui avaient
un sac comme moi, et les ayant priés de me mener avec eux ramasser
du coco : « Allez, me dit-il, suivez-les, faites comme vous les verrez
faire, et ne vous écartez pas d’eux, car vous mettriez votre vie en
danger. » Il me donna des vivres pour la journée, et je partis avec ces
gens.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 269

Nous arrivâmes à une grande forêt d’arbres extrêmement hauts et fort


droits et dont le tronc était si lisse, qu’il n’était pas possible de s’y
prendre pour monter jusqu’aux branches où étaient les fruits. Tous les
arbres étaient des cocotiers dont nous voulions abattre le fruit et en
remplir nos sacs. En entrant dans la forêt, nous vîmes un grand
nombre de gros et de petits singes, qui prirent la fuite devant nous dès
qu’ils nous aperçurent, et qui montèrent jusqu’au haut des arbres avec
une agilité surprenante.

Les marchands avec qui j’étais ramassèrent des pierres et les jetèrent
de toute leur force au haut des arbres, contre les singes. Je suivis leur
exemple et je vis que les singes, instruits de notre dessein, cueillaient
les cocos avec ardeur et nous les jetaient avec des gestes qui
marquaient leur colère et leur animosité. Nous ramassions les cocos,
et nous jetions de temps en temps des pierres pour irriter les singes.
Par cette ruse, nous remplissions nos sacs de ce fruit, qu’il nous eût
été impossible d’avoir autrement.

Lorsque nous en eûmes plein nos sacs, nous nous en retournâmes à la


ville, où le marchand qui m’avait envoyé à la forêt me donna la valeur
du sac de cocos que j’avais apporté.

« Continuez, me dit-il, et allez tous les jours faire la même chose,


jusqu’à ce que vous ayez gagné de quoi vous conduire chez vous. » Je
le remerciai du bon conseil qu’il me donnait, et insensiblement je fis
un si grand amas de cocos, que j’en avais pour une somme
considérable.

Le vaisseau sur lequel j’étais venu avait fait voile avec des marchands
qui l’avaient chargé de cocos qu’ils avaient achetés. J’attendis
l’arrivée d’un autre, qui aborda bientôt au port de la ville, pour faire
un pareil chargement. Je fis embarquer dessus tout le coco qui
m’appartenait ; et lorsqu’il fut prêt à partir, j’allai prendre congé du
marchand à qui j’avais tant d’obligation. Il ne put s’embarquer avec
moi, parce qu’il n’avait pas encore achevé ses affaires.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 270

Nous mîmes à la voile et prîmes la route de l’île où le poivre croît en


plus grande abondance. De là, nous gagnâmes l’île de Comari 32 , qui
porte la meilleure espèce de bois d’aloès, et dont les habitants se sont
fait une loi inviolable de ne pas boire de vin et de ne souffrir aucun
lieu de débauche. J’échangeai mon coco, dans ces deux îles, contre du
poivre et du bois d’aloès, et me rendis, avec d’autres marchands, à la
pêche des perles, où je pris des plongeurs à gage pour mon compte. Ils
m’en pêchèrent un grand nombre de très grosses et de très parfaites. Je
me remis en mer avec joie, sur un vaisseau qui arriva heureusement à
Balsora ; de là, je revins à Bagdad, où je fis de très grosses sommes
d’argent du poivre, du bois d’aloès et des perles que j’avais apportés.
Je distribuai en aumônes la dixième partie de mon gain, de même
qu’au retour de mes autres voyages, et je cherchai à me délasser de
mes fatigues dans toutes sortes de divertissements.

Ayant achevé ces paroles, Sindbad fit donner cent sequins à Hindbad,
qui se retira avec tous les autres convives. Le lendemain, la même
compagnie se trouva chez le riche Sindbad, qui, après l’avoir régalée
comme les jours précédents, demanda audience et fit le récit de son
sixième voyage, de la manière que je vais vous le raconter.

Sixième voyage de Sindbad le Marin

Retour à la Table des Matières

Seigneurs, dit-il, vous êtes sans doute en peine de savoir comment,


après avoir fait cinq naufrages et avoir essuyé tant de périls, je pus me
résoudre encore à tenter la fortune et à chercher de nouvelles
disgrâces. J’en suis étonné moi-même quand j’y fais réflexion ; et il
fallait assurément que j’y fusse entraîné par mon étoile. Quoi qu’il en

32 C’est la presqu’île en deçà du Gange, qui se termine par le cap Comoin.


Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 271

soit, au bout d’une année de repos, je me préparai à faire un sixième


voyage, malgré les prières de mes parents et de mes amis, qui firent
tout ce qui leur fut possible pour me retenir.

Au lieu de prendre ma route par le golfe Persique, je passai encore une


fois par plusieurs provinces de la Perse et des Indes, et j’arrivai à un
port de mer où je m’embarquai sur un bon navire, dont le capitaine
était résolu à faire une longue navigation. Elle fut très longue, à la
vérité, mais en même temps si malheureuse, que le capitaine et le
pilote perdirent leur route, de manière qu’ils ignoraient où nous étions.
Ils la reconnurent enfin ; mais nous n’eûmes pas sujet de nous en
réjouir, tout ce que nous étions de passagers ; et nous fûmes, un jour,
dans un étonnement extrême de voir le capitaine quitter son poste en
poussant des cris. Il jeta son turban par terre, s’arracha la barbe et se
frappa la tête, comme un homme à qui le désespoir a troublé l’esprit.
Nous lui demandâmes pourquoi il s’affligeait ainsi. « Je vous
annonce, nous répondit-il, que nous sommes dans l’endroit de la mer
le plus dangereux. Un courant très rapide emporte le navire et nous
allons tous périr dans moins d’un quart d’heure. Priez Dieu qu’il nous
délivre de ce danger. Nous ne saurions en échapper, s’il n’a pitié de
nous. » A ces mots, il ordonna de faire ranger les voiles ; mais les
cordages se rompirent dans la manœuvre, et le navire, sans qu’il fût
possible d’y remédier, fut emporté par le courant au pied d’une
montagne inaccessible, où il échoua et se brisa, de manière pourtant
qu’en sauvant nos personnes, nous eûmes encore le temps de
débarquer nos vivres et nos plus précieuses marchandises.

Cela étant fait, le capitaine nous dit : « Dieu vient de faire ce qui lui a
plu. Nous pouvons nous creuser ici chacun notre fosse, et nous dire le
dernier adieu ; car nous sommes dans un lieu si funeste que personne
de ceux qui y ont été jetés avant nous ne s’en est retourné chez soi. »
Ce discours nous jeta tous dans une affliction mortelle, et nous nous
embrassâmes les uns les autres, les larmes aux yeux, en déplorant
notre malheureux sort.

La montagne au pied de laquelle nous étions faisait la côte d’une île


fort longue et très vaste. Cette côte était toute couverte de débris de
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 272

vaisseaux qui avaient fait naufrage ; et par une infinité d’ossements


qu’on y rencontrait d’espace en espace, et qui nous faisaient horreur,
nous jugeâmes qu’il s’y était perdu bien du monde. C’est aussi une
chose presque incroyable que la quantité de marchandises et de
richesses qui se présentaient à nos yeux de toutes parts. Tous ces
objets ne servirent qu’à augmenter la désolation où nous étions. Au
lieu que partout ailleurs les rivières sortent de leur lit pour se jeter
dans la mer, tout au contraire une grosse rivière d’eau douce s’éloigne
de la mer et pénètre dans la côte au travers d’une grotte obscure, dont
l’ouverture est extrêmement haute et large. Ce qu’il y a de
remarquable dans ce lieu, c’est que les pierres de la montagne sont de
cristal, de rubis ou d’autres pierres précieuses. On y voit aussi la
source d’une espèce de poix ou de bitume qui coule dans la mer, que
les poissons avalent et rendent ensuite changé en ambre gris, que les
vagues rejettent sur la grève qui en est couverte. Il y croît aussi des
arbres, dont la plupart sont des aloès, qui ne le cèdent point en bonté à
ceux de Comari.

Pour achever la description de cet endroit, qu’on peut appeler un


gouffre, puisque jamais rien n’en revient, il n’est pas possible que les
navires puissent s’en écarter lorsqu’une fois ils s’en sont approchés à
une certaine distance. S’ils y sont poussés par un vent de mer, le vent
et le courant les perdent ; et s’ils s’y trouvent lorsque le vent de terre
souffle, ce qui pourrait favoriser leur éloignement, la hauteur de la
montagne l’arrête et cause un calme qui laisse agir le courant qui les
emporte contre la côte, où ils se brisent comme le nôtre y fut brisé.
Pour surcroît de disgrâce, il n’est pas possible de gagner le sommet de
la montagne, ni de se sauver par aucun endroit.

Nous demeurâmes sur le rivage, comme des gens qui ont perdu
l’esprit, et nous attendions la mort de jour en jour. D’abord, nous
avions partagé nos vivres également ; ainsi, chacun vécut plus ou
moins longtemps que les autres, selon son tempérament et suivant
l’usage qu’il fit de ses provisions.

Ceux qui moururent les premiers furent enterrés par les autres ; pour
moi, je rendis les derniers devoirs à tous mes compagnons ; et il ne
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 273

faut pas s’en étonner car outre que j’avais mieux ménagé qu’eux les
provisions qui m’étaient tombées en partage, j’en avais encore en
particulier d’autres dont je m’étais bien gardé de leur faire part.
Néanmoins lorsque j’enterrai le dernier, il me restait si peu de vivres,
que je jugeai que je ne pourrais pas aller loin ; de sorte que je creusai
moi-même mon tombeau, résolu de me jeter dedans, puisqu’il ne
restait plus personne pour m’enterrer. Je vous avouerai qu’en
m’occupant de ce travail, je ne pus m’empêcher de me représenter que
j’étais la cause de ma perte et de me repentir le m’être engagé dans ce
dernier voyage. Je n’en demeurai pas même aux réflexions ; je me
frappai avec fureur, et peu s’en fallut que je ne hâtasse ma mort.

Mais Dieu eut encore pitié de moi et m’inspira la pensée d’aller


jusqu’à la rivière qui se perdait sous la voûte de la grotte. Là, après
avoir examiné la rivière avec beaucoup d’attention, je dis en moi-
même Cette rivière, qui se cache ainsi sous la terre, en doit sortir par
quelque endroit ; en construisant un radeau et m’abandonnant dessus
au courant de l’eau, j’arriverai à une terre habitée ou je périrai : si je
péris, je n’aurai fait que changer de genre de mort ; si je sors, au
contraire, de ce lieu fatal, non seulement j’éviterai la triste destinée de
mes camarades, je trouverai peut-être une nouvelle occasion de
m’enrichir. Que sait-on si la fortune ne m’attend pas au sortir de cet
affreux écueil, pour me dédommager avec usure des pertes que m’a
causées mon naufrage ?

Je n’hésitai pas à travailler au radeau après ce raisonnement ; je le fis


de bonnes pièces de bois et de gros câbles, car j’en avais à choisir ; je
les liai ensemble si fortement que j’en fis un petit bâtiment assez
solide. Quand il fut achevé, je le chargeai de quelques ballots de rubis,
d’émeraudes, d’ambre gris, de cristal de roche et d’étoffes précieuses.
Ayant mis toutes ces choses en équilibre et les ayant bien attachées, je
m’embarquai sur le radeau, avec deux petites rames que je n’avais pas
oublié de faire ; et me laissant aller au cours de la rivière, je
m’abandonnai à la volonté de Dieu.

Sitôt que je fus sous la voûte, je ne vis plus de lumière et le fil de l’eau
m’entraîna sans que je pusse remarquer où il m’emportait. Je voguai
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 274

le jours dans cette obscurité, sans jamais apercevoir le moindre rayon


de lumière. Je trouvai, une fois, la voûte si basse, qu’elle pensa me
blesser la tête ; ce qui me rendit fort attentif à éviter un pareil danger.
Pendant ce temps-là, je ne mangeais des vivres qui me restaient
qu’autant qu’il en fallait naturellement pour soutenir ma vie. Mais,
avec quelque frugalité que je pusse vivre, j’achevai de consumer mes
provisions. Alors, sans que je pusse m’en défendre, un doux sommeil
vint saisir mes sens. Je ne puis vous dire si je dormis longtemps ; mais
en me réveillant, je me vis avec surprise dans une vaste campagne, au
bord d’une rivière où mon radeau était attaché, et au milieu d’un
grand nombre de noirs. Je me levai dès que je les aperçus et les saluai.
Ils me parlèrent, mais je n’entendais pas leur langage.

En ce moment, je me sentis si transporté de joie, que je ne savais si je


devais me croire éveillé. Étant persuadé que je ne dormais pas, je
m’écriai et récitai ces vers arabes : « Invoque la Toute-Puissance, elle
viendra à ton secours il n’est pas besoin que tu t’embarrasses d’autre
chose. Ferme l’œil, et pendant que tu dormiras, Dieu changera ta
fortune de mal en bien. »

Un des noirs, qui entendait l’arabe, m’ayant ouï parler ainsi, s’avança
et prit la parole : « Mon frère, me dit-il, ne soyez pas surpris de nous
voir. Nous habitons la campagne que vous voyez, et nous sommes
venus arroser aujourd’hui nos champs de l’eau de ce fleuve qui sort de
la montagne voisine, en la détournant par de petits canaux. Nous
avons remarqué que l’eau emportait quelque chose ; nous sommes vite
accourus pour voir ce que c’était, et nous avons trouvé que c’était ce
radeau ; aussitôt l’un de nous s’est jeté à la nage et l’a amené. Nous
l’avons arrêté et attaché comme vous le voyez et nous attendions que
vous vous éveillassiez. Nous vous supplions de nous raconter votre
histoire, qui doit être fort extraordinaire. Dites-nous comment vous
vous êtes hasardé sur cette eau et d’où vous venez. » Je les priai de me
donner d’abord quelque chose à manger, leur promettant de satisfaire
ensuite leur curiosité.

Ils me présentèrent plusieurs sortes de mets ; et quand j’eus apaisé ma


faim, je leur fis un rapport fidèle de tout ce qui m’était arrivé ; ce
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 275

qu’ils parurent écouter avec admiration. Sitôt que j’eus fini mon
discours : « Voilà, me dirent-ils par la bouche de l’interprète qui leur
avait expliqué ce que je venais de dire, voilà une histoire des plus
surprenantes. Il faut que vous veniez en informer le roi vous-même :
la chose est trop extraordinaire pour lui être rapportée par un autre que
par celui à qui elle est arrivée. » Je leur repartis que j’étais prêt à faire
ce qu’ils voudraient.

Les noirs envoyèrent aussitôt chercher un cheval, que l’on amena peu
de temps après. Ils me firent monter dessus ; et pendant qu’une partie
marcha devant moi pour me montrer le chemin, les autres, qui étaient
les plus robustes, chargèrent sur leurs épaules le radeau tel qu’il était,
avec les ballots, et commencèrent à me suivre.

Nous marchâmes tous ensemble jusqu’à la ville de Serendib ; car


c’était dans cette île que je me trouvais. Les noirs me présentèrent à
leur roi. Je m’approchai de son trône, où il était assis, et le saluai
comme on a coutume de saluer les rois des Indes, c’est-à-dire que je
me prosternai à ses pieds et baisai la terre. Ce prince me fit relever et,
me recevant d’un air obligeant, il me fit avancer et prendre place
auprès de lui. Il me demanda premièrement comment je m’appelais :
lui ayant répondu que je me nommais Sindbad, surnommé le Marin, à
cause de plusieurs voyages que j’avais faits par mer, j’ajoutai que
j’étais habitant de la ville de Bagdad. « Mais, reprit-il, comment vous
trouvez-vous dans mes États, et par où y êtes-vous venu ? »

Je ne cachai rien au roi ; je lui fis le même récit que vous venez
d’entendre, et il en fut si surpris et si charmé, qu’il commanda qu’on
écrivît mon aventure en lettres d’or, pour être conservée dans les
archives de son royaume. On apporta ensuite le radeau et l’on ouvrit
les ballots en sa présence. Il admira la quantité de bois d’aloès et
d’ambre gris, mais surtout les rubis et les émeraudes ; car il n’en avait
point dans son trésor qui en approchassent.

Remarquant qu’il considérait mes pierreries avec plaisir et qu’il en


examinait les plus belles les unes après les autres, je me prosternai et
pris la liberté de lui dire : « Sire, ma personne n’est pas seulement au
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 276

service de Votre Majesté, la charge du radeau est aussi à elle, et je la


supplie d’en disposer comme d’un bien qui lui appartient. » Il me dit
en souriant : « Sindbad, je me garderai bien d’en avoir la moindre
envie ni de vous ôter rien de ce que Dieu vous a donné. Loin de
diminuer vos richesses, je prétends les augmenter et je ne veux point
que vous sortiez de mes États sans emporter avec vous des marques de
ma libéralité. » Je ne répondis à ces paroles qu’en faisant des vœux
pour la prospérité du prince et qu’en louant sa bonté et sa générosité.

Il chargea un de ses officiers d’avoir soin de moi et me fit donner des


gens pour me servir à ses dépens. Cet officier exécuta fidèlement les
ordres de son maître et fit transporter dans le logement où il me
conduisit les ballots dont le radeau avait été chargé.

J’allais tous les jours, à certaines heures, faire ma cour au roi,


j’employais le reste du temps à voir la ville et ce qu’il y avait de plus
digne de ma curiosité.

L’île de Serendib 33 est située justement sous la ligne équinoxiale ;


ainsi, les jours et les nuits y sont toujours de douze heures, et elle a
quatre-vingts parasanges 34 de longueur et autant de largeur. La ville
capitale est située à l’extrémité d’une belle vallée, fermée, par une
montagne qui est au milieu de l’île, et qui est bien la plus haute qu’il y
ait au monde. En effet, on la découvre en mer, de trois journées de
navigation. On y trouve le rubis, plusieurs sortes de minéraux, et tous
les rochers sont, pour la plupart, d’émeri, qui est une pierre métallique
dont on se sert pour tailler les pierreries. On y voit toutes sortes
d’arbres et de plantes rares, surtout le cèdre et le coco. On pêche aussi
des perles le long de ses rivages et aux embouchures de ses rivières, et
quelques-unes de ses vallées fournissent des diamants. Je fis aussi par
dévotion un voyage à la montagne, à l’endroit où Adam fut relégué
après avoir été banni du paradis terrestre, et j’eus la curiosité de
monter jusqu’au sommet.

33 Selon les géographes, Ceylan est situé à 5 d. 35 m. 10 s. E. S.


34 Mesure itinéraire des anciens Perses, qui vaut un peu plus d’une de nos lieues.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 277

Lorsque je fus de retour dans la ville, je suppliai le roi de me


permettre de retourner en mon pays ; ce qu’il m’accorda d’une
manière très obligeante et très honorable. Il me força de recevoir un
riche présent, qu’il fit tirer de son trésor ; et lorsque j’allai prendre
congé de lui, il me chargea d’un autre présent bien plus considérable
et en même temps d’une lettre pour le commandeur des croyants,
notre souverain seigneur, en me disant : « Je vous prie de présenter de
ma part ce régal et cette lettre au calife Haroun-al-Raschid et de
l’assurer de mon amitié. » Je pris le présent et la lettre avec respect, en
promettant à Sa Majesté d’exécuter ponctuellement les ordres dont
elle me faisait l’honneur de me charger. Avant que je m’embarquasse,
ce prince envoya chercher le capitaine et les marchands qui devaient
s’embarquer avec moi, et leur ordonna d’avoir pour moi tous les
égards imaginables.

La lettre du roi de Serendib était écrite sur la peau d’un certain animal
fort précieux à cause de sa rareté et dont la couleur tire sur le jaune.
Les caractères de cette lettre étaient d’azur ; et voici ce qu’elle
contenait en langue indienne

« Le roi des Indes, devant qui marchent mille éléphants, qui demeure
dans un palais dont le toit brille de l’éclat de cent mille rubis et qui
possède en son trésor vingt mille couronnes enrichies de diamants, au
calife Haroun-al-Raschid.

« Quoique le présent que nous vous envoyons soit peu considérable,


ne laissez pas néanmoins de le recevoir en frère et en ami, en
considération de l’amitié que nous conservons pour vous dans notre
cœur, et dont nous sommes bien aise de vous donner un témoignage.
Nous vous demandons la même part dans le vôtre, attendu que nous
croyons le mériter, étant d’un rang égal à celui que vous tenez. Nous
vous en conjurons, en qualité de frère. Adieu. »

Le présent consistait : premièrement, en un vase d’un seul rubis,


creusé et travaillé en coupe, d’un demi-pied de hauteur et d’un doigt
d’épaisseur, rempli de perles très rondes et toutes du poids d’une
demi-drachme ; secondement, en une peau de serpent qui avait des
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 278

écailles grandes comme une pièce ordinaire de monnaie d’or, et dont


la propriété était de préserver de maladie ceux qui couchaient dessus ;
troisièmement, en cinquante mille drachmes du bois d’aloès le plus
exquis, avec trente grains de camphre de la grosseur d’une pistache ;
enfin, le tout était accompagné d’une esclave d une beauté ravissante
et dont les habillements étaient couverts de pierreries.

Le navire mit à la voile ; et après une longue et très heureuse


navigation, nous abordâmes à Balsora, d’où je me rendis à Bagdad. La
première chose que je fis, après mon arrivée, fut de m’acquitter de la
commission dont j’étais chargé.

Je pris la lettre du roi de Serendib et j’allai me présenter à la porte du


commandeur des croyants, suivi de la belle esclave et des personnes
de ma famille, qui portaient les présents dont j’étais chargé. Je dis le
sujet qui m’amenait, et aussitôt l’on me conduisit devant le trône du
calife. Je lui fis la révérence en me prosternant ; et après lui avoir fait
une harangue très concise, je lui présentai la lettre et le présent.
Lorsqu’il eut lu ce que lui mandait le roi de Serendib, il me demanda
s’il était vrai que ce prince fût aussi puissant et aussi riche qu’il le
marquait par sa lettre. Je me prosternai une seconde fois et, après
m’être relevé : « Commandeur des croyants, lui répondis-je, je puis
assurer Votre Majesté qu’il n’exagère pas ses richesses et sa
grandeur ; j’en suis témoin. Rien n’est plus capable de causer de
l’admiration que la magnificence de son palais. Lorsque ce prince
veut paraître en public, on lui dresse un trône sur un éléphant, où il
s’assied, et il marche au milieu de deux files composées de ses
ministres, de ses favoris et d’autres gens de sa cour. Devant lui, sur le
même éléphant, un officier tient une lance d’or à la main, et derrière le
trône, un autre, se tenant debout, porte une colonne d’or, au haut de
laquelle est une émeraude longue d’environ un demi-pied et grosse
d’un pouce. Il est précédé d’une garde de mille hommes, habillés de
drap d’or et de soie, et montés sur des éléphants richement
caparaçonnés. Pendant que le roi est en marche, l’officier qui est
devant lui, sur le même éléphant, crie de temps en temps, à haute
voix :
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 279

« Voici le grand monarque, le puissant et redoutable sultan des Indes,


dont le palais est couvert de cent mille rubis, et qui possède vingt
mille couronnes de diamants ! Voici le monarque couronné, plus
grand que ne furent jamais le grand Solima 35 et le grand
Mihrage 36 ! »

Après qu’il a prononcé ces paroles, l’officier qui est derrière le trône
crie à son tour : « Ce monarque, si grand et si puissant, doit mourir,
doit mourir, doit mourir. »

L’officier de devant reprend et crie ensuite : « Louange à celui qui vit


et ne meurt pas ! »

D’ailleurs, le roi de Serendib est si juste, qu’il n’y a pas de juges dans
sa capitale, non plus que dans le reste de ses Etats ; ses peuples n’en
ont pas besoin. Ils savent et ils observent d’eux-mêmes exactement la
justice, et ne s’écartent jamais de leur devoir. Ainsi les tribunaux et les
magistrats sont inutiles chez eux. Le calife fut fort satisfait de mon
discours. « La sagesse de ce roi, dit-il, paraît en sa lettre, et, après ce
que vous venez de me dire, il faut avouer que sa sagesse est digne de
ses peuples, et que ses peuples sont dignes d’elle. » A ces mots, il me
congédia et me renvoya avec un riche présent.

Sindbad acheva de parler en cet endroit, et ses auditeurs se retirèrent ;


mais Hindbad reçut auparavant cent sequins. Ils revinrent encore le
jour suivant chez Sindbad, qui leur raconta son septième et dernier
voyage dans ces termes :

35 Salomon.
36 Ancien roi d’une grande île du même nom, dans les Indes, très renommé chez
les Arabes par sa puissance et par sa sagesse.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 280

Septième et dernier voyage


de Sindbad le Marin

Retour à la Table des Matières

Au retour de mon sixième voyage, j’abandonnai absolument la pensée


d’en faire jamais d’autres. Outre que j’étais dans un âge qui ne
demandait que du repos, je m’étais bien promis de ne plus m’exposer
aux périls que j’avais tant de fois courus. Ainsi je ne songeais qu’à
passer doucement le reste de ma vie. Un jour que je régalais quelques
amis, un de mes gens me vint avertir qu’un officier du calife me
demandait. Je sortis de table et allai au-devant de lui. « Le calife, me
dit-il, m’a chargé de venir vous dire qu’il veut vous parler. » Je suivis
au palais l’officier qui me présenta à ce prince, que je saluai en me
prosternant à ses pieds. « Sindbad, me dit-il, j’ai besoin de vous, il
faut que vous me rendiez un service, que vous alliez porter ma
réponse et mes présents au roi de Serendib : il est juste que je lui
rende la civilité qu’il m’a faite. »

Le commandement du calife fut un coup de foudre pour moi.


« Commandeur des croyants, lui dis-je, je suis prêt à exécuter tout ce
que m’ordonnera Votre Majesté ; mais je la supplie très humblement
de songer que je suis rebuté des fatigues incroyables que j’ai
souffertes. J’ai même fait vœu de ne sortir jamais de Bagdad. » De là
je pris occasion de lui faire un long détail de toutes mes aventures,
qu’il eut la patience d’écouter jusqu’à la fin. Dès que j’eus cessé de
parler :

« J’avoue, dit-il, que voilà des événements bien extraordinaires ; mais


pourtant il ne faut pas qu’ils vous empêchent de faire pour l’amour de
moi le voyage que je vous propose. Il ne s’agit que d’aller à l’île de
Serendib, vous acquitter de la commission que je vous donne. Après
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 281

cela, il vous sera libre de vous en revenir. Mais il faut y aller ; car
vous voyez bien qu’il ne serait pas de la bienséance et de ma dignité
d’être redevable au roi de cette île. » Comme je vis que le calife
exigeait cela de moi absolument, je lui témoignai que j’étais prêt à lui
obéir. Il en eut beaucoup de joie et me fit donner mille sequins pour
les frais de mon voyage.

Je me préparai, en peu de jours, à mon départ, et sitôt qu’on m’eût


livré les présents du calife avec une lettre de sa propre main, je partis
et je pris la route de Balsora, où je m’embarquai. Ma navigation fut
très heureuse : j’arrivai à l’île de Serendib. Là, j’exposai aux ministres
la commission dont j’étais chargé et les priai de me faire donner
audience incessamment. Ils n’y manquèrent pas. On me conduisit au
palais avec honneur. J’y saluai le roi en me prosternant, selon la
coutume.

Ce prince me reconnut d’abord et me témoigna une joie toute


particulière de me revoir. « Ah ! Sindbad ! me dit-il, soyez le
bienvenu ! Je vous jure que j’ai songé à vous très souvent depuis votre
départ. Je bénis ce jour, puisque nous nous voyons encore une fois. »
Je lui fis mon compliment, et, après l’avoir remercié de la bonté qu’il
avait pour moi, je lui présentai la lettre et le présent du calife, qu’il
reçut avec toutes les marques d’une grande satisfaction.

Le calife lui envoyait un lit complet de drap d’or, estimé mille


sequins, cinquante robes d’une très riche étoffe, cent autres de toile
blanche, la plus fine du Caire, de Suez, de Cufa 37 et d’Alexandrie ;
un autre lit cramoisi et un autre encore d’une autre façon ; un vase
d’agate plus large que profond, épais d’un doigt et ouvert d’un demi-
pied, dont le fond représentait, en bas-relief, un homme un genou en
terre, qui tenait un arc avec une flèche, prêt à tirer contre un lion ; il
lui envoyait enfin une riche table que l’on croyait, par tradition, venir
du grand Salomon. La lettre du calife était conçue en ces termes :

37 Ville de l’Irac-Arabi, sur le bras occidental de l’Euphrate, à cinquante lieues


S. O. de Bagdad.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 282

« Salut, au nom du souverain guide du droit chemin, au puissant et


heureux sultan, de la part d’Abdalla Haroun-al-Raschid, que Dieu a
placé dans le lieu d’honneur, après ses ancêtres d’heureuse mémoire.

« Nous avons reçu votre lettre avec joie, et nous vous envoyons celle-
ci émanée du conseil de notre Porte, le jardin des esprits supérieurs.
Nous espérons qu’en jetant les yeux dessus, vous connaîtrez notre
bonne intention et que vous l’aurez pour agréable. Adieu. »

Le roi de Serendib eut un grand plaisir de voir que le calife répondait


à l’amitié qu’il lui avait témoignée. Peu de temps après cette audience,
je sollicitai celle de mon congé, que j’eus beaucoup de peine à obtenir.
Le roi, en me congédiant, me fit un présent très considérable. Je me
rembarquai aussitôt, dans le dessein de m’en retourner à Bagdad ;
mais je n’eus pas le bonheur d’y arriver comme je l’espérais, et Dieu
en disposa autrement.

Trois ou quatre jours après notre départ, nous fûmes attaqués par des
corsaires, qui eurent d’autant moins de peine à s’emparer de notre
vaisseau, qu’on n’y était nullement en état de se défendre. Quelques
personnes de l’équipage voulurent faire résistance, mais il leur en
coûta la vie ; pour moi et tous ceux qui eurent la prudence de ne pas
s’opposer au dessein des corsaires, nous fûmes faits esclaves.

Après que les corsaires nous eurent tous dépouillés et qu’ils nous
eurent donné de méchants habits au lieu des nôtres, ils nous
emmenèrent dans une grande île, fort éloignée, où ils nous vendirent.

Je tombai entre les mains d’un riche marchand, qui ne m’eut pas plus
tôt acheté qu’il me mena chez lui, où il me fit bien manger et habiller
proprement en esclave. Quelques jours après, comme il ne s’était pas
encore bien informé qui j’étais, il me demanda si je ne savais pas
quelque métier. Je lui répondis, sans me faire mieux connaître que je
n’étais pas un artisan, mais un marchand de profession, et que les
corsaires qui m’avaient vendu m’avaient enlevé tout ce que j’avais.
« Mais dites-moi, reprit-il, ne pourriez-vous pas tirer de l’arc ? » Je lui
répondis que c’était un des exercices de ma jeunesse et que je ne
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 283

l’avais pas oublié depuis. Alors il me donna un arc et des flèches, et


m’ayant fait monter derrière lui sur un éléphant, il me mena dans une
forêt éloignée de la ville de quelques heures de chemin, et dont
l’étendue était très vaste. Nous y entrâmes fort avant, et lorsqu’il
jugea à propos de s’arrêter, il me fit descendre. Ensuite, me montrant
un grand arbre « Montez sur cet arbre, me dit-il, et tirez sur les
éléphants que vous verrez passer, car il y en a une quantité
prodigieuse dans cette forêt. S’il en tombe quelqu’un, venez m’en
donner avis. » Après m’avoir dit cela, il me laissa des vivres, reprit le
chemin de la ville, et je demeurai sur l’arbre, à l’affût, pendant toute la
nuit.

Je n’en aperçus aucun pendant tout ce temps-là ; mais le lendemain,


dès que le soleil fut levé, j’en vis paraître un grand nombre. Je tirai
dessus plusieurs flèches, et enfin il en tomba un par terre. Les autres
se retirèrent aussitôt et me laissèrent la liberté d’aller avertir mon
patron de la chasse que je venais de faire. En faveur de cette nouvelle,
il me régala d’un bon repas, loua mon adresse et me caressa fort. Puis
nous allâmes ensemble à la forêt, où nous creusâmes une fosse dans
laquelle nous enterrâmes l’éléphant que j’avais tué. Mon patron se
proposait de revenir lorsque l’animal serait pourri et d’enlever les
dents pour en faire commerce.

Je continuai cette chasse pendant deux mois, et il ne se passait pas de


jour que je ne tuasse un éléphant. Je ne me mettais pas toujours à
l’affût sur le même arbre, je me plaçais tantôt sur l’un, tantôt sur
l’autre. Un matin, que j’attendais l’arrivée des éléphants, je m’aperçus
avec un extrême étonnement qu’au lieu de passer devant moi en
traversant la forêt, comme à l’ordinaire, ils s’arrêtèrent et vinrent à
moi avec un horrible bruit et en si grand nombre, que la terre en était
couverte et tremblait sous leurs pas. Ils s’approchèrent de l’arbre où
j’étais monté et l’environnèrent tous, la trompe étendue et les yeux
attachés sur moi. A ce spectacle étonnant, je restai immobile et saisi
d’une telle frayeur, que mon arc et mes flèches me tombèrent des
mains.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 284

Je n’étais pas agité d’une crainte vaine. Après que les éléphants
m’eurent regardé quelque temps, un des plus gros embrassa l’arbre
par le bas avec sa trompe et fit un si puissant effort, qu’il le déracina
et le renversa par terre. Je tombai avec l’arbre ; mais l’animal me prit
avec sa trompe et me chargea sur son dos, où je m’assis plus mort que
vif, avec le carquois attaché à mes épaules. Il se mit ensuite à la tête
de tous les autres qui le suivaient en troupe, me porta jusqu’à un
endroit, et, m’ayant posé à terre, il se retira avec tous ceux qui
l’accompagnaient. Concevez, s’il est possible, l’état où j’étais : je
croyais plutôt dormir que veiller. Enfin, après avoir été quelque temps
étendu sur la place, ne voyant plus d’éléphant, je me levai et
remarquai que j’étais sur une colline assez longue et assez large, toute
couverte d’ossements et de dents d’éléphants. Je vous avoue que cet
objet me fit faire une infinité de réflexions. J’admirai l’instinct de ces
animaux. Je ne doutai point que ce ne fût là leur cimetière et qu’ils ne
m’y eussent apporté exprès pour me l’enseigner, afin que je cessasse
de les persécuter, puisque je le faisais dans la vue seule d’avoir leurs
dents. Je ne m’arrêtai pas sur la colline ; je tournai mes pas vers la
ville et, après avoir marché un jour et une nuit, j’arrivai chez mon
patron. Je ne rencontrai aucun éléphant sur ma route ; ce qui me fit
connaître qu’ils s’étaient éloignés plus avant dans la forêt, pour me
laisser la liberté d’aller sans obstacle à la colline.

Dès que mon patron m’aperçut : « Ah, pauvre Sindbad ! me dit-il,


j’étais dans une grande peine de savoir ce que tu pouvais être devenu.
J’ai été à la forêt, j’y ai trouvé un arbre nouvellement déraciné, un arc
et des flèches par terre ; et après t’avoir inutilement cherché, je
désespérais de te revoir jamais. Raconte-moi, je te prie, ce qui t’est
arrivé. Par quel bonheur es-tu encore en vie ? » Je satisfis sa
curiosité ; et le lendemain, nous allâmes tous deux à la colline, où il
reconnut avec une extrême joie la vérité de ce que je lui avais dit.
Nous chargeâmes l’éléphant sur lequel nous étions venus de tout ce
qu’il pouvait porter de dents ; et lorsque nous fûmes de retour : « Mon
frère, me dit-il (car je ne veux plus vous traiter en esclave, après le
plaisir que vous venez de me faire par une découverte qui va
m’enrichir), que Dieu vous comble de toutes sortes de biens et de
prospérités ! Je déclare devant lui que je vous donne la liberté
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 285

Je vous avais dissimulé ce que vous allez entendre : les éléphants de


notre forêt nous font périr chaque année une infinité d’esclaves que
nous envoyons chercher de l’ivoire. Quelques conseils que nous leur
donnions, ils perdent tôt ou tard la vie par les ruses de ces animaux.
Dieu vous a délivré de leur furie et n’a fait cette grâce qu’à vous seul.
C’est une marque qu’il vous chérit et qu’il a besoin de vous dans le
monde, pour le bien que vous y devez faire. Vous me procurez un
avantage incroyable : nous n’avons pu avoir d’ivoire jusqu’à présent
qu’en exposant la vie de nos esclaves ; et voilà toute notre ville
enrichie par votre moyen. Ne croyez pas que je prétende vous avoir
assez récompensé par la liberté que vous venez de recevoir ; je veux
ajouter à ce don des biens considérables. Je pourrais engager toute la
ville à faire votre fortune : mais c’est une gloire que je veux avoir à
moi seul. »

A ce discours obligeant, je répondis : « Patron, Dieu vous conserve !


La liberté que vous m’accordez suffit pour vous acquitter envers moi ;
et pour toute récompense du service que j’ai eu le bonheur de vous
rendre, à vous et à votre ville, je ne vous demande que la permission
de retourner en mon pays. — Eh bien, répliqua-t-il, Moçon 38 nous
amènera bientôt des navires qui viendront charger de l’ivoire. Je vous
renverrai alors et vous donnerai de quoi vous conduire chez vous ; »
Je le remerciai de nouveau de la liberté qu’il venait de me donner et
des bonnes intentions qu’il avait pour moi. Je demeurai chez lui en
attendant le Moçon ; et pendant ce temps-là, nous fîmes tant de
voyages à la colline, que nous remplîmes ses magasins d’ivoire. Tous
les marchands de la ville qui en négociaient firent la même chose : car
cela ne leur fut pas longtemps caché.

Les navires arrivèrent enfin ; et mon patron, ayant choisi lui-même


celui sur lequel je devais m’embarquer, le chargea d’ivoire à demi

38 Ce mot est fort usité dans la navigation des mers du Levant. C’est un vent
régulier qui souffle pendant six mois du couchant au levant, et six mois du
levant au couchant. On appelle aussi la mousson la saison pendant laquelle
règne ce vent.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 286

pour mon compte. Il n’oublia pas d’y faire mettre aussi des provisions
en abondance pour mon passage ; et de plus, il m’obligea d’accepter
des présents de grand prix, des curiosités du pays. Après que je l’eus
remercié autant qu’il me fut possible de tous les bienfaits que j’avais
reçus de lui, je m’embarquai. Nous mimes à la voile ; et comme
l’aventure qui m’avait procuré la liberté était fort extraordinaire, j’en
avais toujours l’esprit occupé.

Nous nous arrêtâmes dans quelques îles pour y prendre des


rafraîchissements. Notre vaisseau étant parti d’un port de terre ferme
des Indes, nous y allâmes aborder ; et là, pour éviter les dangers de la
mer jusqu’à Balsora, je fis débarquer l’ivoire qui m’appartenait, résolu
de continuer mon voyage par terre. Je tirai de mon ivoire une grosse
somme d’argent ; j’en achetai plusieurs choses rares, pour en faire des
présents, et quand mon équipage fut prêt, je me joignis à une grosse
caravane de marchands. Je demeurai longtemps en chemin et je
souffris beaucoup ; mais je souffrais avec patience, en faisant
réflexion que je n’avais plus à craindre ni les tempêtes, ni les
corsaires, ni les serpents, ni tous les autres périls que j’avais courus.

Toutes ces fatigues finirent enfin j’arrivai heureusement à Bagdad.


J’allai d’abord me présenter au calife et lui rendre compte de mon
ambassade. Ce prince me dit que la longueur de mon voyage lui avait
causé de l’inquiétude, mais qu’il avait pourtant toujours espéré que
Dieu ne m’abandonnerait point. Quand je lui appris l’aventure des
éléphants, il en parut fort surpris, et il aurait refusé d’y ajouter foi si
ma sincérité ne lui eût pas été connue. Il trouva cette histoire et les
autres que je lui racontai si curieuses, qu’il chargea un de ses
secrétaires de les écrire en caractères d’or, pour être conservées dans
son trésor. Je me retirai très content de l’honneur et des présents qu’il
me fit ; puis je me donnai tout entier à ma famille, à mes parents et à
mes amis.

Ce fut ainsi que Sindbad acheva le récit de son septième et dernier


voyage ; et s’adressant ensuite à Hindbad : « Eh bien, mon ami,
ajouta-t-il, avez-vous ouï dire que quelqu’un ait souffert autant que
moi, ou qu’aucun mortel se soit trouvé dans des embarras si
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 287

pressants ? N’est-il pas juste qu’après tant de travaux je jouisse d’une


vie agréable et tranquille ? » Comme il achevait ces mots, Hindbad
s’approcha de lui et dit, en lui baisant la main « Il faut avouer,
seigneur, que vous avez essuyé d’effroyables périls ; mes peines ne
sont pas comparables aux vôtres. Si elles m’affligent dans le temps
que je les souffre, je m’en console par le petit profit que j’en tire.
Vous méritez non seulement une vie tranquille, vous êtes digne encore
de tous les biens que vous possédez, puisque vous en faites un si bon
usage et que vous êtes si généreux. Continuez donc de vivre dans la
joie, jusqu’à l’heure de votre mort. » Sindbad lui fit donner encore
cent sequins, le reçut au nombre de ses amis, lui dit de quitter sa
profession de porteur et de continuer à venir manger chez lui ; qu’il
aurait lieu de se souvenir toute sa vie de Sindbad le marin.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 288

Les trois Pommes

Retour à la Table des Matières

Sire, dit Scheherazade, j’ai déjà eu l’honneur d’entretenir votre


Majesté d’une sortie que le calife Haroun-al-Raschid fit, une nuit, de
son palais ; il faut que je vous en raconte encore une autre.

Un jour, ce prince avertit le grand vizir Giafar de se trouver au palais


la nuit prochaine. « Vizir, lui dit-il, je veux faire le tour de la ville et
m’informer de ce qu’on y dit, et particulièrement si on est content de
mes officiers de justice. S’il y en a dont on ait raison de se plaindre,
nous les déposerons pour en mettre d’autres à leurs places, qui
s’acquitteront mieux de leur devoir. Si, au contraire, il y en a dont on
se loue, nous aurons pour eux les égards qu’ils méritent. » Le grand
vizir s’étant rendu au palais à l’heure marquée, le calife, lui et
Mesrour, chef des eunuques, se déguisèrent, pour n’être pas connus, et
sortirent tous trois ensemble.

Ils passèrent par plusieurs places et par plusieurs marchés ; et, en


entrant dans une petite rue, ils virent, au clair de la lune, un bon
homme à barbe blanche, qui avait la taille haute et qui portait des
filets sur sa tête. Il avait au bras un panier pliant de feuilles de
palmier, et un bâton à la main. « A voir ce vieillard, dit le calife, il
n’est pas riche abordons-le et lui demandons l’état de sa fortune. —
Bon homme, lui dit le vizir, qui es-tu ? — Seigneur, lui répondit le
vieillard, je suis pêcheur, mais le plus pauvre et le plus misérable de
ma profession. Je suis sorti de chez moi tantôt, sur le midi, pour aller
pêcher, et, depuis ce temps-là jusqu’à présent, je n’ai pas pris le
moindre poisson. Cependant j’ai une femme et des petits enfants, et je
n’ai pas de quoi les nourrir. »
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 289

Le calife, touché de compassion dit au pêcheur « Aurais-tu le courage


de retourner sur tes pas et de jeter tes filets encore une fois
seulement ? Nous te donnerons cent sequins de ce que tu amèneras. »
Le pêcheur, à cette proposition, oubliant toute la peine de la journée,
prit le calife au mot et retourna vers le Tigre avec lui, Giafar et
Mesrour, en disant en lui-même : « Ces seigneurs paraissent trop
honnêtes et trop raisonnables pour me pas me récompenser de ma
peine ; et quand ils ne me donneraient que a centième partie de ce
qu’ils me promettent, ce serait encore beaucoup pour moi. »

Ils arrivèrent au bord du Tigre ; le pêcheur y jeta ses filets, puis, les
ayant tirés, il amena un coffre bien fermé et fort pesant qui s’y trouva.
Le calife lui fit compter aussitôt cent sequins par le grand vizir, et le
renvoya. Mesrour chargea le coffre sur ses épaules, par l’ordre de son
maître, qui, dans l’empressement de savoir ce qu’il y avait dedans,
retourna au palais en diligence. Là, le coffre ayant été ouvert, on y
trouva un grand panier pliant de feuilles de palmier, fermé et cousu
par l’ouverture avec un fil de laine rouge. Pour satisfaire l’impatience
du calife, on ne se donna pas la peine de le découdre ; on coupa
promptement le fil avec un couteau, et l’on tira du panier un paquet
enveloppé dans un méchant tapis et lié avec de la corde. La corde
déliée et le paquet défait, on vit avec horreur le corps d’une jeune
dame, plus blanc que de la neige, et coupé par morceaux.

Sire, Votre Majesté s’imaginera mieux elle-même que je ne le puis


faire comprendre par mes paroles quel fut l’étonnement du calife à cet
affreux spectacle. Mais de la surprise il passa en un instant à la
colère ; et lançant au vizir un regard furieux : « Ah, malheureux lui
dit-il, est-ce donc ainsi que tu veilles sur les actions de mes peuples ?
On commet impunément, sous ton ministère, des assassinats dans ma
capitale, et l’on jette mes sujets dans le Tigre, afin qu’ils crient
vengeance contre moi au jour du jugement ! Si tu ne venges
promptement le meurtre de cette femme par la mort de son meurtrier,
je jure par le saint nom de Dieu que je te ferai pendre, toi et quarante
de ta parenté. — Commandeur des croyants, lui dit le grand vizir, je
supplie Votre Majesté de m’accorder du temps pour faire des
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 290

perquisitions. — Je ne te donne que trois jours pour cela, repartit le


calife ; c’est à toi d’y songer.

Le vizir Giafar se retira chez lui dans une grande confusion de


sentiments. « Hélas ! disait-il, comment, dans une ville aussi vaste et
aussi peuplée que Bagdad, pourrai-je déterrer un meurtrier qui sans
doute a commis ce crime sans témoin et qui est peut-être déjà sorti de
cette ville ? Un autre que moi tirerait de prison un misérable et le
ferait mourir pour contenter le calife ; mais je ne veux pas charger ma
conscience de ce forfait, et j’aime mieux mourir que de me sauver à ce
prix-là. »

Il ordonna aux officiers de police et de justice qui lui obéissaient de


faire une exacte recherche du criminel. Ils mirent leurs gens en
campagne et s’y mirent eux-mêmes, ne se croyant guère moins
intéressés que le vizir en cette affaire. Mais tous leurs soins furent
inutiles : quelque diligence qu’ils y apportassent, ils ne purent
découvrir l’auteur de l’assassinat ; et le vizir jugea bien que, sans un
coup du ciel, c’était fait de sa vie.

Effectivement, le troisième jour étant venu, un huissier arriva chez ce


malheureux ministre et le somma de le suivre. Le vizir obéit et, le
calife lui ayant demandé où était le meurtrier : « Commandeur des
croyants, lui répondit-il les larmes aux yeux, je n’ai trouvé personne
qui ait pu m’en donner la moindre nouvelle. » Le calife lui fit des
reproches remplis d’emportements et de fureur, et commanda qu’on le
pendit devant la porte du palais, lui et quarante des Barmecides 39 .

Pendant que l’on travaillait à dresser les potences et qu’on se saisissait


des quarante Barmecides dans leurs maisons, un crieur public alla, par
ordre du calife, faire ce cri dans tous les quartiers de la ville :
« Qui veut avoir la satisfaction de voir pendre le grand vizir Giafar et
quarante des Barmecides, ses parents, qu’il vienne à la place qui est
devant le palais. »

39 Nom d’une des familles les plus considérables de tout l’Orient, après les
maisons souveraines originaires du Koraçan.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 291

Lorsque tout fut prêt, le juge criminel et un grand nombre d’huissiers


du palais amenèrent le grand vizir avec les quarante Barmecides, les
firent disposer chacun au pied de la potence qui lui était destinée, et
on leur passa autour du cou la corde avec laquelle ils devaient être
levés en l’air. Le peuple, dont toute la place était remplie, ne put voir
ce triste spectacle sans douleur et sans verser des larmes ; car le grand
vizir Giafar et les Barmecides étaient chéris et honorés pour leur
probité, leur libéralité et leur désintéressement, non seulement à
Bagdad, mais même par tout l’empire du calife.

Rien n’empêchait qu’on n’exécutât l’ordre irrévocable de ce prince


trop sévère ; et on allait ôter la vie aux plus honnêtes gens de la ville,
lorsqu’un jeune homme très bien fait et fort proprement vêtu fendit la
presse, pénétra jusqu’au grand vizir, et, après lui avoir baisé la main :
« Souverain vizir, lui dit-il, chef des émirs de cette cour, refuge des
pauvres, vous n’êtes pas coupable du crime pour lequel vous êtes ici.
Retirez-vous et me laissez expier la mort de la dame qui a été jetée
dans le Tigre. C’est moi qui suis son meurtrier, et je mérite d’en être
puni. »

Quoique ce discours causât beaucoup de joie au vizir, il ne laissa pas


d’avoir pitié du jeune homme, dont la physionomie, au lieu de paraître
sinistre, avait quelque chose d’engageant ; et il allait lui répondre,
lorsqu’un grand homme d’un âge déjà fort avancé, ayant aussi fendu
la presse, arriva et dit au vizir : « Seigneur, ne croyez rien de ce que
vous dit ce jeune homme nul autre que moi n’a tué la dame qu’on a
trouvée dans le coffre ; c’est sur moi seul que doit tomber le
châtiment. Au nom de Dieu, je vous conjure de ne pas punir
l’innocent pour le coupable. Seigneur, reprit le jeune homme en
s’adressant au vizir, je vous jure que c’est moi qui ai commis cette
méchante action, et que personne au monde n’en est complice. Mon
fils, interrompit le vieillard, c’est le désespoir qui vous a conduit ici,
et vous voulez prévenir votre destinée ; pour moi, il y a longtemps que
je suis au monde, je dois en être détaché. Laissez-moi donc sacrifier
ma vie pour la vôtre. Seigneur, ajouta-t-il en s’adressant au grand
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 292

vizir, je vous le répète encore : c’est moi qui suis l’assassin ; faites-
moi mourir et ne différez pas. »

La contestation du vieillard et du jeune homme obligea le vizir Giafar


à les mener tous deux devant le calife, avec la permission de l’officier
chargé de présider à cette terrible exécution, qui se faisait un plaisir de
le favoriser. Lorsqu’il fut en présence de ce prince, il baisa la terre par
sept fois et parla de cette manière : « Commandeur des croyants,
j’amène à Votre Majesté ce vieillard et ce jeune homme, qui se disent
tous deux séparément meurtriers de la dame. » Alors le calife
demanda aux accusés qui des deux avait massacré la dame si
cruellement et l’avait jetée dans le Tigre. Le jeune homme assura que
c’était lui ; mais, le vieillard, de son côté, soutenant le contraire :
« Allez, dit le calife au grand vizir, faites-les pendre tous deux. Mais,
sire, dit le vizir, s’il n’y en a qu’un de criminel, il y aurait de
l’injustice à faire mourir l’autre. »

A ces mots, le jeune homme reprit « Je jure, par le grand Dieu qui a
élevé les cieux à la hauteur où ils sont, que c’est moi qui ai tué la
dame, qui l’ai coupée par quartiers et jetée dans le Tigre il y a quatre
jours. Je ne veux point avoir de part avec les autres au jour du
jugement si ce que je dis n’est pas véritable ; ainsi je suis celui qui
doit être puni. » Le calife fut surpris de ce serment et y ajouta foi,
d’autant plus que le vieillard n’y répliqua rien. C’est pourquoi, se
tournant vers le jeune homme : « Malheureux, lui dit-il, pour quel
sujet as-tu commis un crime si détestable, et quelle raison peux-tu
avoir d’être venu t’offrir toi-même à la mort ? — Commandeur des
croyants, répondit-il, si l’on mettait par écrit tout ce qui s’était passé
entre cette dame et moi, ce serait une histoire qui pourrait être très
utile aux hommes. —. Raconte-nous-la donc, reprit le calife, je te
l’ordonne. » Le jeune homme obéit et commença son récit de cette
sorte :
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 293

Histoire de la Dame massacrée


et du Jeune Homme son mari

Retour à la Table des Matières

Commandeur des croyants, Votre Majesté saura que la dame


massacrée était ma femme, fille de ce vieillard que vous voyez, qui est
mon oncle paternel. Elle n’avait que douze ans quand il me la donna
en mariage, et il y en a onze d’écoulés depuis ce temps-là. J’ai eu
d’elle trois enfants mâles, qui sont vivants ; et je dois lui rendre cette
justice, qu’elle n’a jamais donné le moindre sujet de déplaisir. Elle
était sage, de bonnes mœurs, et mettait toute son attention à me plaire.
De mon côté, je l’aimais parfaitement et je prévenais tous ses désirs,
bien loin de m’y opposer.

Il y a environ deux mois qu’elle tomba malade. J’en eus tout le soin
imaginable, et je n’épargnai rien pour lui procurer une prompte
guérison. Au bout d’un mois, elle commença à se mieux porter et
voulut aller au bain. Avant que de sortir du logis, elle me dit : « Mon
cousin, car elle m’appelait ainsi par familiarité, j’ai envie de manger
des pommes ; vous me feriez un extrême plaisir si vous pouviez m’en
trouver ; il y a longtemps que cette envie me tient, et je vous avoue
qu’elle s’est augmentée à un point que, si elle n’est bientôt satisfaite,
je crains qu’il ne m’arrive quelque disgrâce. — Très volontiers, lui
répondis-je ; je vais faire tout mon possible pour vous contenter. »

J’allai aussitôt chercher des pommes dans tous les marchés et dans
toutes les boutiques ; mais je n’en pus trouver une, quoique j’offrisse
d’en donner un sequin. Je revins au logis, fort fâché de la peine que
j’avais prise inutilement. Pour ma femme, quand elle fut revenue du
bain et qu’elle ne vit point de pommes, elle en eut un chagrin qui ne
lui permit pas de dormir la nuit. Je me levai de grand matin et allai
dans tous les jardins ; mais je ne réussis pas mieux que le jour
précédent. Je rencontrai seulement un vieux jardinier qui me dit que,
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 294

quelque peine que je me donnasse, je n’en trouverais point ailleurs


qu’au jardin de Votre Majesté, à Balsora.

Comme j’aimais passionnément ma femme et que je ne voulais pas


avoir à me reprocher d’avoir négligé de la satisfaire, je pris un habit
de voyageur ; et après l’avoir instruite de mon dessein, je partis pour
Balsora. Je fis une si grande diligence, que je fus de retour au bout de
quinze jours. Je rapportai trois pommes, qui m’avaient coûté un
sequin la pièce. Il n’y en avait pas davantage dans le jardin, et le
jardinier n’avait pas voulu me les donner à meilleur marché. En
arrivant, je les présentai à ma femme ; mais il se trouva que l’envie lui
en était passée. Ainsi elle se contenta de les recevoir et les posa à côté
d’elle. Cependant elle était toujours malade, et je ne savais quel
remède apporter à son mal.

Peu de jours après mon voyage, étant assis dans ma boutique, au lieu
public où l’on vend toutes sortes d’étoffes fines, je vis entrer un grand
esclave noir, de fort méchante mine, qui tenait à la main une pomme
que je reconnus pour une de celles que j’avais apportées de Balsora.
Je n’en pouvais douter, puisque je savais qu’il n’y en avait pas une
dans Bagdad ni dans tous les jardins aux environs. J’appelai
l’esclave : « Bon esclave, lui dis-je, apprends-moi, je te prie, où tu as
pris cette pomme. — C’est, me répondit-il en souriant, un présent que
m’a fait mon amoureuse. J’ai été la voir aujourd’hui, et je l’ai trouvée
un peu malade. J’ai vu trois pommes auprès d’elle et je lui ai demandé
d’où elle les avait eues ; elle m’a répondu que son bon homme de mari
avait fait un voyage de quinze jours, exprès pour les lui aller chercher,
et qu’il les lui avait apportées. Nous avons fait collation ensemble, et,
en la quittant, j’en ai pris et emporté une que voici.

Ce discours me mit hors de moi-même. Je me levai de ma place ; et,


après avoir fermé ma boutique, je courus chez moi avec
empressement et je montai à la chambre de ma femme. Je regardai
d’abord où étaient les pommes, et, n’en voyant que deux, je demandai
où était la troisième. Alors ma femme, ayant tourné la tête du côté des
pommes et n’en ayant aperçu que deux, me répondit froidement :
« Mon cousin, je ne sais ce qu’elle est devenue. » A cette réponse, je
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 295

ne fis pas difficulté de croire que ce que m’avait dit l’esclave ne fût
véritable. En même temps, je me laissai emporter à une fureur
jalouse ; et, tirant un couteau qui était attaché à ma ceinture, je le
plongeai dans la gorge de cette misérable. Ensuite je lui coupai la tête
et mis son corps par quartiers ; j’en fis un paquet que je cachai dans
un panier pliant ; et, après avoir cousu l’ouverture du panier avec un
fil de laine rouge, je l’enfermai dans un coffre que je chargeai sur mes
épaules, dès qu’il fut nuit, et que j’allai jeter dans le Tigre.

Les deux plus petits de mes enfants étaient déjà couchés et endormis,
et le troisième était hors de la maison ; je le trouvai, à mon retour,
assis près de la porte et pleurant à chaudes larmes. Je lui demandai le
sujet de ses pleurs. « Mon père, me dit-il, j’ai pris ce matin à ma mère,
sans qu’elle en ait rien vu, une des trois pommes que vous lui avez
apportées. Je l’ai gardée longtemps ; mais, comme je jouais tantôt,
dans la rue, avec mes petits frères, un grand esclave qui passait me l’a
arrachée de la main et l’a emportée ; j’ai couru après lui en la lui
redemandant ; mais j’ai eu beau lui dire qu’elle appartenait à ma mère
qui était malade, que vous aviez fait un voyage de quinze jours pour
l’aller chercher, tout cela a été inutile. Il n’a pas voulu me la rendre ;
et comme je le suivais en criant après lui, il s’est retourné, m’a battu,
et puis s’est mis à courir de toute sa force par plusieurs rues
détournées, de manière que je l’ai perdu de vue. Depuis ce temps-là,
j’ai été me promener hors de la ville, en attendant que vous
revinssiez ; et je vous attendais, mon père, pour vous prier de n’en
rien dire à ma mère, de peur que cela ne la rende plus malade. » En
achevant ces mots, il redoubla ses larmes.

Le discours de mon fils me jeta dans une affliction inconcevable. Je


reconnus alors l’énormité de mon crime et je me repentis, mais trop
tard, d’avoir ajouté foi aux impostures du malheureux esclave qui, sur
ce qu’il avait appris de mon fils, avait composé la funeste fable que
j’avais prise pour une vérité. Mon oncle, qui est ici présent, arriva sur
ces entrefaites ; il venait pour voir sa fille ; mais, au lieu de la trouver
vivante, il apprit par moi-même qu’elle n’était plus ; car je ne lui
déguisai rien ; et, sans attendre qu’il me condamnât, je me déclarai
moi-même le plus criminel de tous les hommes. Néanmoins, au lieu
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 296

de m’accabler de justes reproches, il joignit ses pleurs aux miens, et


nous pleurâmes ensemble trois jours sans relâche, lui, la perte d’une
fille qu’il avait toujours tendrement aimée, et moi, celle d’une femme
qui m’était chère et dont je m’étais privé d’une manière si cruelle, et
pour avoir trop légèrement cru le rapport d’un esclave menteur. Voilà,
commandeur des croyants, l’aveu sincère que Votre Majesté a exigé
de moi. Vous savez à présent toutes les circonstances de mon crime, et
je vous supplie très humblement d’en ordonner la punition : quelque
rigoureuse qu’elle puisse être, je n’en murmurerai point et je la
trouverai trop légère.

Le calife fut extrêmement étonné de ce que le jeune homme venait de


lui raconter. Mais ce prince équitable, trouvant qu’il était plus à
plaindre qu’il n’était criminel, entra dans ses intérêts. « L’action de ce
jeune homme, dit-il, est pardonnable devant Dieu, et excusable auprès
des hommes. Le méchant esclave est la cause unique de ce meurtre
c’est lui seul qu’il faut punir. C’est pourquoi, continua-t-il en
s’adressant au grand vizir, je te donne trois jours pour le trouver. Si tu
ne me l’amènes dans ce terme, je te ferai mourir à sa place. »

Le malheureux Giafar, qui s’était cru hors de danger, fut accablé de ce


nouvel ordre du calife ; mais comme il n’osait rien répliquer à ce
prince dont il connaissait l’humeur, il s’éloigna de sa présence et se
retira chez lui, les larmes aux yeux, persuadé qu’il n’avait plus que
trois jours à vivre. Il était tellement convaincu qu’il ne trouverait point
l’esclave, qu’il n’en fit point la moindre recherche. « Il n’est pas
possible, disait-il, que dans une ville telle que Bagdad, où il y a une
infinité d’esclaves noirs, je démêle celui dont il s’agit. A moins que
Dieu ne me le fasse connaître, comme il m’a déjà fait découvrir
l’assassin, rien ne peut me sauver. »

Il passa les deux premiers jours à s’affliger avec sa famille, qui


gémissait autour de lui, en se plaignant de la rigueur du calife. Le
troisième étant venu, il se disposa à mourir avec fermeté, comme un
ministre intègre qui n’avait rien à se reprocher. Il fit venir des cadis et
des témoins qui signèrent le testament qu’il fit en leur présence. Après
cela, il embrassa sa femme et ses enfants, et leur dit le dernier adieu.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 297

Toute sa famille fondait en larmes. Jamais spectacle ne fut plus


touchant. Enfin un huissier du palais arriva, qui lui dit que le calife
s’impatientait de n’avoir ni de ses nouvelles, ni de celles de l’esclave
noir qu’il lui avait commandé de chercher. « J’ai ordre, ajouta-t-il, de
vous mener devant son trône. » L’affligé vizir se mit en état de suivre
l’huissier. Mais comme il allait sortir, on lui amena la plus petite de
ses filles, qui pouvait avoir cinq ou six ans. Les femmes qui avaient
soin d’elle la venaient présenter à son père, afin qu’il la vît pour la
dernière fois.

Comme il avait pour elle une tendresse particulière, il pria l’huissier


de lui permettre de s’arrêter un moment. Alors il s’approcha de sa
fille, la prit entre ses bras et la baisa plusieurs fois. En la baisant, il
s’aperçut qu’elle avait dans le sein quelque chose de gros et qui avait
de l’odeur. « Ma chère petite, lui dit-il, qu’avez-vous dans le sein ? —
Mon cher père, lui répondit-elle, c’est une pomme sur laquelle est
écrit le nom du calife, notre seigneur et maître. Rihan 40 , notre
esclave, me l’a vendue deux sequins. »

Aux mots de pomme et d’esclave, le grand vizir Giafar fit un cri de


surprise mêlée de joie, et mettant aussitôt la main dans le sein de sa
fille, il en tira la pomme. Il fit appeler l’esclave qui n’était pas loin ; et
lorsqu’il fut devant lui : « Maraud, lui dit-il, où as-tu pris cette
pomme ? Seigneur, répondit l’esclave, je vous jure que je ne l’ai
dérobée ni chez vous, ni dans le jardin du commandeur des croyants.
L’autre jour, comme je passais dans une rue auprès de trois ou quatre
petits enfants qui jouaient, et dont l’un la tenait à la main, je la lui
arrachai et l’emportai. L’enfant courut après moi en me disant que la
pomme n’était pas à lui, mais à sa mère, qui était malade : que son
père, pour contenter l’envie qu’elle en avait, avait fait un long voyage,
d’où il en avait apporté trois ; que celle-là en était une, qu’il avait
prise sans que sa mère en sût rien. Il eut beau me prier de la lui rendre,
je n’en voulus rien faire ; je l’apportai au logis et la vendis deux

40 Ce mot signifie, en arabe, du basilic, plante odoriférante. Les Arabes


donnaient ce nom à leurs esclaves, comme on donnait en France, celui de
Jasmin à un laquais.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 298

sequins à la petite dame votre fille. Voilà tout ce que j’ai à vous
dire. »

Giafar ne put assez admirer comment la friponnerie d’un esclave avait


été cause de la mort d’une femme innocente, et presque de la sienne.
Il mena l’esclave avec lui ; et quand il fut devant le calife, il fit à ce
prince un détail exact de tout ce que lui avait dit l’esclave et du hasard
par lequel il avait découvert son crime.

Jamais surprise n’égala celle du calife. Il ne put se contenir ni


s’empêcher de faire de grands éclats de rire. A la fin, il reprit un air
sérieux et dit au vizir que, puisque son esclave avait causé un si
étrange désordre, il méritait une punition exemplaire. « Je ne puis en
disconvenir, sire, répondit le vizir, mais son crime n’est pas
irrémissible. Je sais une histoire plus surprenante d’un vizir du Caire,
nommé Noureddin 41 Ali, et de Bedreddin 42 Hassan de Balsora.
Comme Votre Majesté prend plaisir à en entendre de semblables, je
suis prêt à vous la raconter, à condition que si vous la trouvez plus
étonnante que celle qui me donne occasion de vous la dire, vous ferez
grâce à mon esclave. — Je le veux bien, repartit le calife ; mais vous
vous engagez dans une grande entreprise, et je ne crois pas que vous
puissiez sauver votre esclave ; car l’histoire des pommes est fort
singulière. »

Giafar, prenant alors la parole, commença son récit en ces termes :

Histoire
De Noureddin Ali et de Bedreddin Hassan

41 Noureddin signifie, en arabe, la lumière de la religion.


42 Bedreddin, la pleine lune de la religion.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 299

v
Commandeur des croyants, il y avait autrefois en Égypte un sultan
grand observateur de la justice, bienfaisant, miséricordieux, libéral. Sa
valeur le rendait redoutable à ses voisins. Il aimait les pauvres et
protégeait les savants, qu’il élevait aux premières charges. Le vizir de
ce sultan était un homme prudent, sage, pénétrant, consommé dans les
belles-lettres et dans toutes les sciences. Ce ministre avait deux fils
très bien faits et qui marchaient l’un et l’autre sur ses traces : l’aîné se
nommait Schemseddin 43 Mohammed et le cadet Noureddin Ali. Ce
dernier principalement avait tout le mérite qu’on peut avoir. Le vizir
leur père étant mort, le sultan les envoya chercher et les ayant fait
revêtir tous deux d’une robe de vizir ordinaire : « J’ai bien du regret,
leur dit-il, de la perte que vous venez de faire. Je n’en suis pas moins
touché que vous-mêmes. Je veux vous le témoigner ; et, comme je sais
que vous demeurez ensemble et que vous êtes parfaitement unis, je
vous gratifie l’un et l’autre de la même dignité. Allez, et imitez votre
père. »

Les deux nouveaux vizirs remercièrent le sultan de sa bonté et se


retirèrent chez eux, où ils prirent soin des funérailles de leur père. Au
bout d’un mois, ils firent leur première sortie ; ils allèrent, pour la
première fois, au conseil du sultan, et depuis ils continuèrent d’y
assister régulièrement, les jours qu’il s’assemblait. Toutes les fois que
le sultan allait à la chasse, un des deux frères l’accompagnait, et ils
avaient alternativement cet honneur. Un jour qu’ils s’entretenaient,
après le souper, de choses indifférentes (c’était la veille d’une chasse
où l’aîné devait suivre le sultan), ce jeune homme dit à son cadet :
« Mon frère, puisque nous ne sommes point encore mariés, ni vous, ni
moi, et que nous vivons dans une si bonne union, il me vient une
pensée épousons tous deux, en un même jour, deux sœurs que nous
choisirons dans quelque famille qui nous conviendra. Que dites-vous
de cette idée ? — Je dis, mon frère, répondit Noureddin Ali, qu’elle
est bien digne de l’amitié qui nous unit. On ne peut pas mieux penser,
et, pour moi, je suis prêt à faire tout ce qui vous plaira. — Oh ! ce

43 Schemseddin signifie le soleil de la religion ; Mohammed est le même nom


que Mahomet.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 300

n’est pas tout encore, reprit Schemseddin Mohammed, mon


imagination va plus loin. Supposez que nos femmes conçoivent la
première nuit de nos noces, et qu’ensuite elles accouchent en un
même jour, la vôtre d’un fils, et la mienne d’une fille, nous les
marierons ensemble quand ils seront en âge. — Ah ! pour cela, s’écria
Noureddin Ali, il faut avouer que ce projet est admirable. Ce mariage
couronnera notre union, et j’y donne volontiers mon consentement.
Mais, mon frère, ajouta-t-il, s’il arrivait que nous fissions ce mariage,
prétendriez-vous que mon fils donnât une dot à votre fille ? — Cela ne
souffre pas de difficulté, repartit l’aîné, et je suis persuadé qu’outre les
conventions ordinaires du contrat de mariage, vous ne manqueriez pas
d’accorder, en son nom, au moins trois mille sequins, trois bonnes
terres et trois esclaves. C’est de quoi je ne demeure pas d’accord, dit
le cadet. Ne sommes-nous pas frères et collègues, revêtus tous deux
du même titre d’honneur ? D’ailleurs, ne savons-nous pas bien, vous
et moi, ce qui est juste ? Le mâle étant plus noble que la femelle, ne
serait-ce pas à vous à donner une grosse dot à votre fille ? A ce que je
vois, vous êtes homme à faire vos affaires aux dépens d’autrui ? »

Quoique Noureddin Ali dît ces paroles en riant, son frère, qui n’avait
pas l’esprit bien fait, en fut offensé. « Malheur à votre fils, dit-il avec
emportement, puisque vous l’osez préférer à ma fille Je m’étonne que
vous ayez été assez hardi pour le croire seulement digne d’elle. Il faut
que vous ayez perdu le jugement, pour vouloir aller de pair avec moi,
en disant que nous sommes collègues. Apprenez, téméraire, qu’après
votre impudence, je ne voudrais pas marier ma fille avec votre fils,
quand vous lui donneriez plus de richesses que vous n’en avez. »
Cette plaisante querelle de deux frères, sur le mariage de leurs enfants
qui n’étaient pas encore nés, ne laissa pas d’aller fort loin.
Schemseddin Mohammed s’emporta jusqu’aux menaces. « Si je ne
devais pas, dit-il, accompagner demain le sultan, je vous traiterais
comme vous le méritez ; mais, à mon retour, je vous ferai connaître
s’il appartient à un cadet de parler à son aîné aussi insolemment que
vous venez de le faire ». A ces mots, il se retira dans son appartement,
et son frère alla se coucher dans le sien.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 301

« Schemseddin Mohammed se leva, le lendemain, de grand matin, et


se rendit au palais, d’où il sortit avec le sultan, qui prit son chemin au-
dessus du Caire, du côté des Pyramides. Pour Noureddin Ali, il avait
passé la nuit dans de grandes inquiétudes ; et, après avoir bien
considéré qu’il n’était pas possible qu’il demeurât plus longtemps
avec un frère qui le traitait avec tant de hauteur, il forma une
résolution : il fit préparer une bonne mule, se munit d’un sac de
pierreries et de quelques vivres ; et ayant dit à ses gens qu’il allait
faire un voyage de deux ou trois jours, et qu’il voulait être seul, il
partit.

Quand il fut hors du Caire, il marcha, par le désert, vers l’Arabie.


Mais, sa mule venant à succomber sur la route, il fut obligé de
continuer son chemin à pied. Par bonheur un courrier qui allait à
Balsora, l’ayant rencontré, le prit en croupe derrière lui. Lorsque le
courrier fut arrivé à Balsora, Noureddin Ali mit pied à terre et le
remercia du plaisir qu’il lui avait fait. Comme il allait par les rues,
cherchant où il pourrait se loger, il vit venir un seigneur accompagné
d’une nombreuse suite, et à qui tous les habitants faisaient de grands
honneurs, en s’arrêtant, par respect, jusqu’à ce qu’il fût passé.
Noureddin Ali s’arrêta comme les autres. C’était le vide vizir du
sultan de Balsora, qui se montrait dans la ville pour y maintenir par sa
présence le bon ordre et la paix.

Ce ministre, ayant jeté les yeux, par hasard, sur le jeune homme, lui
trouva la physionomie engageante ; il le regarda avec complaisance ;
et, comme il passait près de lui et qu’il le voyait en habit de voyageur,
il s’arrêta pour lui demander qui il était et d’où il venait. « Seigneur,
lui répondit Noureddin Ali, je suis d’Égypte, né au Caire, et j’ai quitté
ma patrie, par un si juste dépit contre un de mes parents, que j’ai
résolu de voyager par tout le monde et de mourir plutôt que d’y
retourner. » Le grand vizir, qui était un vénérable vieillard, ayant
entendu ces paroles, lui dit : « Mon fils, gardez-vous bien d’exécuter
votre dessein. Il n’y a dans le monde que de la misère ; et vous
ignorez les peines qu’il vous faudra souffrir. Venez, suivez-moi
plutôt, je vous ferai peut-être oublier le sujet qui vous a contraint
d’abandonner votre pays. »
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 302

Noureddin Ali suivit le grand vizir de Balsora, qui, ayant bientôt


connu ses belles qualités, le prit bientôt en affection, de manière qu’un
jour, l’entretenant en particulier, il lui dit « Mon fils, je suis, comme
vous voyez, dans un âge si avancé, qu’il n’y a pas d’apparence que je
vive encore longtemps. Le ciel m’a donné une fille unique, qui n’est
pas moins belle que vous n’êtes bien fait, et qui est présentement en
âge d’être mariée. Plusieurs des plus puissants seigneurs de cette cour
me l’ont déjà demandée pour leurs fils ; mais je n’ai pu me résoudre à
la leur accorder. Pour vous, je vous aime et vous trouve si digne de
mon alliance, que, vous préférant à tous ceux qui l’ont recherchée, je
suis prêt à vous accepter pour gendre. Si vous recevez avec plaisir
l’offre que je vous fais, je déclarerai au sultan mon maître que je vous
ai adopté par ce mariage, et je le supplierai de m’accorder pour vous
la survivance de ma dignité de grand vizir dans le royaume de
Balsora. En même temps, comme je n’ai plus besoin que de repos
dans l’extrême vieillesse où je suis, je ne vous abandonnerai pas
seulement la disposition de tous mes biens, mais même
l’administration des affaires de l’Etat. »

Le grand vizir de Balsora n’eut pas achevé ce discours rempli de


bonté et de générosité, que Noureddin Ali se jeta à ses pieds ; et, dans
des termes qui marquaient la joie et la reconnaissance dont son cœur
était pénétré, il témoigna qu’il était disposé à faire tout ce qui lui
plairait. Alors le grand vizir appela les principaux officiers de sa
maison, leur ordonna de faire orner la grande salle de son hôtel et
préparer un grand repas. Ensuite il envoya prier tous les seigneurs de
la cour et de la ville de vouloir bien prendre la peine de se rendre chez
lui. Lorsqu’ils y furent tous assemblés, comme Noureddin Ali l’avait
informé de sa qualité, il dit à ces seigneurs, car il jugea à propos de
parler ainsi, pour satisfaire ceux dont il avait refusé l’alliance : « Je
suis bien aise, seigneurs, de vous apprendre une chose que j’ai tenue
secrète jusqu’à ce jour : j’ai un frère qui est grand vizir du sultan
d’Egypte, comme j’ai l’honneur de l’être du sultan de ce royaume. Ce
frère n’a qu’un fils, qu’il n’a pas voulu marier à la cour d’Égypte, et il
me l’a envoyé pour épouser ma fille, afin de réunir par là nos deux
branches. Ce fils, que j’ai reconnu pour mon neveu à son arrivée, et
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 303

que je fais mon gendre, est ce jeune seigneur que vous voyez ici et
que je vous présente. Je me flatte que vous voudrez bien lui faire
l’honneur d’assister à ses noces, que j’ai résolu de célébrer
aujourd’hui. » Nul de ces seigneurs ne pouvant trouver mauvais qu’il
eût préféré son neveu à tous les grands partis qui lui avaient été
proposés, ils répondirent tous qu’il avait raison de faire ce mariage ;
qu’ils seraient volontiers témoins de la cérémonie, et qu’ils
souhaitaient que Dieu lui donnât encore de longues années, pour voir
les fruits de cette heureuse union.

Les seigneurs qui s’étaient assemblés chez le grand vizir de Balsora


n’eurent pas plus tôt témoigné à ce ministre la joie qu’ils avaient du
mariage de sa fille avec Noureddin Ali, qu’on se mit à table. On y
demeura très longtemps. Sur la fin du repas, on servit des confitures,
dont chacun, selon la coutume, ayant pris ce qu’il put emporter, les
cadis entrèrent avec le contrat de mariage à la main. Les principaux
seigneurs le signèrent ; après quoi toute la compagnie se retira.

Lorsqu’il n’y eut plus personne que les gens de la maison, le grand
vizir chargea ceux qui avaient soin du bain qu’il avait commandé de
tenir prêt, d’y conduire Noureddin Ali, qui y trouva du linge qui
n’avait point encore servi, d’une finesse et d’une propreté qui faisaient
plaisir à voir, aussi bien que toutes les autres choses nécessaires.
Quand on eut lavé et frotté l’époux, il voulut reprendre l’habit qu’il
venait de quitter ; mais on lui en présenta un autre de la dernière
magnificence. Dans cet état, et parfumé d’odeurs les plus exquises, il
alla retrouver le grand vizir son beau-père, qui fut charmé de sa bonne
mine et qui, l’ayant fait asseoir auprès de lui, lui dit « Mon fils, vous
m’avez déclaré qui vous êtes et le rang que vous teniez à la cour
d’Égypte ; vous m’avez dit même que vous avez eu un démêlé avec
votre frère et que c’est pour cela que vous vous êtes éloigné de votre
pays ; je vous prie de me faire la confidence entière et de m’apprendre
le sujet de votre querelle. Vous devez présentement avoir une parfaite
confiance en moi et ne me rien cacher. »

Noureddin Ali lui raconta toutes les circonstances de son différend


avec son frère. Le grand vizir ne put entendre ce récit sans éclater de
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 304

rire. « Voilà, dit-il, la chose du monde la plus singulière ! Est-il


possible, mon fils, que votre querelle soit allée jusqu’au point que
vous dites, pour un mariage imaginaire ? Je suis fâché que vous soyez
brouillé pour une bagatelle avec votre frère aîné. Je vois pourtant que
c’est lui qui a eu tort de s’offenser de ce que vous ne lui avez dit que
par plaisanterie, et je dois rendre grâces au ciel d’un différend qui me
procure un gendre tel que vous. Mais, ajouta le vieillard, la nuit est
déjà avancée et il est temps de vous retirer. Allez, ma fille votre
épouse vous attend. Demain je vous présenterai au sultan. J’espère
qu’il vous recevra d’une manière dont nous aurons lieu d’être tous
deux satisfaits. » Noureddin Ali quitta son beau-père pour se rendre à
l’appartement de sa femme.

Ce qu’il y a de remarquable, continua le grand vizir Giafar, c’est que


le même jour que ces noces se faisaient à Balsora, Schemseddin
Mohammed se mariait aussi au Caire ; et voici le détail de son
mariage.

Après que Noureddin Ali se fut éloigné du Caire, dans l’intention de


n’y plus retourner, Schemseddin Mohammed, son aîné, qui était allé à
la chasse avec le sultan d’Égypte, étant de retour au bout d’un mois (le
sultan s’était laissé emporter à l’ardeur de la chasse et avait été absent
durant tout ce temps-là), il courut à l’appartement de Noureddin Ali ;
mais il fut fort étonné d’apprendre que, sous prétexte d’aller faire un
voyage de deux ou trois journées, il était parti sur une mule, le jour
même de la chasse du sultan, et que, depuis ce temps-là, il n’avait
point paru. Il en fut d’autant plus fâché, qu’il ne douta pas que les
duretés qu’il lui avait dites ne fussent la cause de son éloignement. Il
dépêcha un courrier, qui passa par Damas et alla jusqu’à Alep ; mais
Noureddin était alors à Balsora. Quand le courrier eut rapporté, à son
retour, qu’il n’en avait appris aucune nouvelle, Schemseddin
Mohammed se proposa de l’envoyer chercher ailleurs, et en attendant,
il prit la résolution de se marier. Il épousa la fille d’un des premiers et
des plus puissants seigneurs du Caire, le même jour que son frère se
maria avec la fille du grand vizir de Balsora.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 305

Ce n’est pas tout, commandeur des croyants, poursuivit Giafar, voici


ce qui arriva encore au bout de neuf mois, la femme de Schemseddin
Mohammed accoucha d’une fille au Caire, et le même jour, celle de
Noureddin Ali mit au monde, à Balsora, un garçon qui fut nommé
Bedreddin Hassan. Le grand vizir de Balsora donna des marques de sa
joie par de grandes largesses et par les réjouissances publiques qu’il
fit faire pour la naissance de son petit-fils. Ensuite, pour marquer à
son gendre combien il était content de lui, il alla au palais supplier très
humblement le sultan d’accorder à Noureddin Ali la survivance de sa
charge, afin, dit-il, qu’avant sa mort il eût la consolation de voir son
gendre grand vizir à sa place.

Le sultan qui avait vu Noureddin Ali avec bien du plaisir lorsqu’il lui
avait été présenté après son mariage, et qui, depuis ce temps-là, en
avait toujours entendu parler fort avantageusement, accorda la grâce
qu’on demandait pour lui, avec tout l’agrément qu’on pouvait
souhaiter. Il le fit revêtir, en sa présence, de la robe de grand vizir.

La joie du beau-père fut comblée le lendemain, lorsqu’il vit son


gendre présider au conseil en sa place et faire toutes les fonctions de
grand vizir. Noureddin Ali s’en acquitta si bien, qu’il semblait avoir
toute sa vie exercé cette charge. Il continua, dans la suite, d’assister au
conseil toutes les fois que les infirmités de la vieillesse ne permirent
pas à son beau-père de s’y trouver. Ce bon vieillard mourut quatre ans
après ce mariage, avec la satisfaction de voir un rejeton de sa famille,
qui promettait de la soutenir longtemps avec éclat.

Noureddin Ali lui rendit les derniers devoirs avec toute l’amitié et la
reconnaissance possibles ; et sitôt que Bedreddin Hassan, son fils, eut
atteint l’âge de sept ans, il le mit entre les mains d’un excellent maître,
qui commença à l’élever d’une manière digne de sa naissance. Il est
vrai qu’il trouva dans cet enfant un esprit vif, pénétrant et capable de
profiter de tous les bons enseignements qu’il lui donnait.

Deux ans après que Bedreddin Hassan eut été mis entre les mains de
ce maître, qui lui enseigna parfaitement bien à lire, il lui apprit
l’Alcoran par cœur. Noureddin Ali, son père, lui donna d’autres
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 306

maîtres, qui cultivèrent son esprit de telle sorte, qu’à l’âge de douze
ans il n’avait plus besoin de leurs secours. Alors, comme tous les traits
de son visage étaient formés, il faisait l’admiration de tous ceux qui le
regardaient.

Jusque-là Noureddin Ali n’avait songé qu’à le faire étudier et ne


l’avait point encore montré dans le monde. Il le mena au palais, pour
lui procurer l’honneur de faire la révérence au sultan, qui le reçut très
favorablement. Les premiers qui le virent dans la rue furent si charmés
de sa beauté, qu’ils en firent des exclamations de surprise et qu’ils lui
donnèrent mille bénédictions.

Comme son père se proposait de le rendre capable de remplir un jour


sa place, il n’épargna rien pour cela, et il le fit entrer dans les affaires
les plus difficiles, afin de l’y accoutumer de bonne heure. Enfin, il ne
négligeait aucune chose pour l’avancement d’un fils qui lui était si
cher ; et il commençait à jouir déjà du fruit de ses peines, lorsqu’il fut
attaqué tout à coup d’une maladie dont la violence fut telle, qu’il
sentit fort bien qu’il n’était pas éloigné du dernier de ses jours. Aussi
ne se flatta-t-il pas, et il se disposa d’abord à mourir en vrai
musulman. Dans ce moment précieux, il n’oublia pas son cher fils
Bedreddin ; il le fit appeler et lui dit : « Mon fils, vous voyez que le
monde est périssable ; il n’y a que celui où je vais bientôt passer qui
soit durable.Il faut que vous commenciez dès à présent à vous mettre
dans les mêmes dispositions que moi : préparez-vous à faire ce
passage sans regret et sans que votre conscience puisse rien vous
reprocher sur les devoirs d’un musulman, ni sur ceux d’un parfait
honnête homme. Pour votre religion, vous en êtes suffisamment
instruit, et par ce que vous en ont appris vos maîtres, et par vos
lectures. A l’égard de l’honnête homme, je vais vous donner quelques
instructions que vous tâcherez de mettre à profit. Comme il est
nécessaire de se connaître soi-même, et que vous ne pouvez bien avoir
cette connaissance que vous ne sachiez qui je suis, je vais vous
l’apprendre :

« J’ai pris naissance en Égypte, poursuivit-il ; mon père, votre aïeul,


était premier ministre du sultan de ce royaume. J’ai moi-même eu
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 307

l’honneur d’être un des vizirs de ce même sultan avec mon frère, votre
oncle, qui, je crois, vit encore, et qui se nomme Schemseddin
Mohammed. Je fus obligé de me séparer de lui et je vins en ce pays,
où je suis parvenu au rang que j’ai tenu jusqu’à présent. Mais vous
apprendrez toutes ces choses plus amplement dans un cahier que j’ai à
vous donner. »

En même temps, Noureddin Ali tira ce cahier, qu’il avait écrit de sa


propre main et qu’il portait toujours sur lui, et, le donnant à Bedreddin
Hassan : « Prenez, lui dit-il, vous le lirez à votre loisir ; vous y
trouverez, entre autres choses, le jour de mon mariage et celui de votre
naissance. Ce sont des circonstances dont vous aurez peut-être besoin
dans la suite et qui doivent vous obliger à le garder avec soin. »
Bedreddin Hassan, sensiblement affligé de voir son père dans l’état où
il était, touché de ses discours, reçut le cahier les larmes aux yeux, en
lui promettant de ne s’en dessaisir jamais.

En ce moment, il prit à Noureddin Ali une faiblesse qui fit croire qu’il
allait expirer. Mais il revint à lui et, reprenant la parole : « Mon fils,
lui dit-il, la première maxime que j’ai à vous enseigner, c’est de ne
pas vous donner au commerce de toutes sortes de personnes. Le
moyen de vivre en sûreté, c’est de se donner entièrement à soi-même
et de ne pas se communiquer facilement.

« La seconde, de ne faire violence à qui que ce soit ; car, en ce cas,


tout le monde se révolterait contre vous ; et vous devez regarder le
monde comme un créancier à qui vous devez de la modération, de la
compassion et de la tolérance.

« La troisième, de ne dire mot quand on vous chargera d’injures. On


est hors de danger, dit le proverbe, lorsque l’on garde le silence. C’est
particulièrement en cette occasion que vous devez le pratiquer. Vous
savez aussi, à ce sujet, qu’un de nos poètes dit que le silence est
l’ornement et la sauvegarde de la vie ; qu’il ne faut pas, en parlant,
ressembler à la pluie d’orage qui gâte tout. On ne s’est jamais repenti
de s’être tu, au lieu que l’on a souvent été fâché d’avoir parlé.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 308

« La quatrième, de ne pas boire de vin ; car c’est la source de tous les


vices.

« La cinquième, de bien ménager vos biens ; si vous ne les dissipez


pas, ils vous serviront à vous préserver de la nécessité. Il ne faut pas
pourtant en avoir trop, ni être avare : pour peu que vous en ayez et que
vous le dépensiez à propos, vous aurez beaucoup d’amis ; mais si, au
contraire, vous avez de grandes richesses et que vous en fassiez un
mauvais usage, tout le monde s’éloignera de vous et vous
abandonnera. »

Enfin, Noureddin Ali continua, jusqu’au dernier moment de sa vie, à


donner de bons conseils à son fils ; et quand il fut mort, on lui fit des
obsèques magnifiques.

Sire, dit Scheherazade à Schariar, le calife ne s’ennuyait pas d’écouter


le grand vizir Giafar, qui poursuivit ainsi son histoire :

On enterra donc Noureddin Ali avec tous les honneurs dus à sa


dignité. Bedreddin Hassan, de Balsora, c’est ainsi qu’on le surnomma,
parce qu’il était né dans cette ville, eut une douleur inconcevable de la
mort de son père. Au lieu de passer un mois, selon la coutume, il en
passa deux dans les pleurs et dans la retraite, sans voir personne et
sans sortir même pour rendre ses devoirs au sultan de Balsora, lequel,
irrité de cette négligence et la regardant comme une marque de mépris
pour sa cour et pour sa personne, se laissa transporter de colère. Dans
sa fureur, il fit appeler le nouveau grand vizir ; car il en avait nommé
un dès qu’il avait appris la mort de Noureddin Ali ; il lui ordonna de
se transporter à la maison du défunt et de la confisquer, avec toutes
ses autres maisons, terres et effets, sans rien laisser à Bedreddin
Hassan, dont il commanda même qu’on se saisît.

Le nouveau grand vizir, accompagné d’un grand nombre d’huissiers


du palais, de gens de justice et d’autres officiers, ne différa pas de se
mettre en chemin pour aller exécuter sa commission. Un des esclaves
de Bedreddin Hassan, qui était par hasard parmi la foule, n’eut pas
plus tôt appris le dessein du vizir, qu’il prit les devants et courut en
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 309

avertir son maître. Il le trouva assis sous le vestibule de sa maison,


aussi affligé que si son père n’eût fait que de mourir. Il se jeta à ses
pieds, tout hors d’haleine ; et après lui avoir baisé le bas de sa robe :
« Sauvez-vous, seigneur, lui dit-il, sauvez-vous promptement ! —
Qu’y a-t-il ? lui demanda Bedreddin en levant la tête ; quelle nouvelle
m’apportes-tu ? —Seigneur, répondit-il, il n’y a pas de temps à
perdre. Le sultan est dans une horrible colère contre vous, et l’on
vient, de sa part, confisquer tout ce que vous avez et même se saisir de
votre personne. »

Le discours de cet esclave fidèle et affectionné mit l’esprit de


Bedreddin Hassan dans une grande perplexité. « Mais ne puis-je, dit-
il, avoir le temps de rentrer et de prendre au moins quelque argent et
des pierreries ? — Seigneur, répliqua l’esclave, le grand vizir sera
dans un moment ici. Partez tout à l’heure, sauvez-vous. » Bedreddin
Hassan se leva vite du sofa où il était, mit les pieds dans ses
babouches et, après s’être couvert la tête d’un bout de sa robe pour se
cacher le visage, s’enfuit sans savoir de quel côté il devait tourner ses
pas pour échapper au danger qui le menaçait. La première pensée qui
lui vint fut de gagner en diligence la plus prochaine porte de la ville. Il
courut sans s’arrêter jusqu’au cimetière public ; et comme la nuit
s’approchait, il résolut de l’aller passer au tombeau de son père.
C’était un édifice d’assez grande apparence, en forme de dôme, que
Noureddin Ali avait fait bâtir de son vivant ; mais il rencontra en
chemin un juif fort riche, qui était banquier et marchand de
profession. Il revenait d’un lieu où quelque affaire l’avait appelé, et il
s’en retournait dans la ville. Ce juif, ayant reconnu Bedreddin, s’arrêta
et le salua fort respectueusement.

Le juif, qui se nommait Isaac, après avoir salué Bedreddin Hassan et


lui avoir baisé la main, lui « Seigneur, oserais-je prendre la liberté de
vous demander où vous allez à l’heure qu’il est, seul, en apparence un
peu agité ? Y a-t-il quelque chose qui vous fasse de la peine ? — Oui,
répondit Bedreddin, je me suis endormi tantôt, et, dans, mon sommeil,
mon père m’est apparu. Il avait le regard terrible, comme s’il eût été
dans une grande colère contre moi. Je me suis réveillé en sursaut et
plein d’effroi, et je suis parti aussitôt pour venir faire ma prière sur
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 310

son tombeau. — Seigneur, reprit le juif, qui ne pouvait pas savoir


pourquoi Bedreddin Hassan était sorti de la ville, comme le feu grand
vizir, votre père et mon seigneur, d’heureuse mémoire, avait chargé en
marchandises plusieurs vaisseaux, qui sont encore en mer et qui vous
appartiennent, je vous supplie de m’accorder la préférence sur tout
autre marchand. Je suis en état d’acheter argent comptant la charge de
tous vos vaisseaux ; et pour commencer, si vous voulez bien
m’abandonner celle du premier qui arrivera à bon port, je vais vous
compter mille sequins. Je les ai ici dans ma bourse, et je suis prêt à
vous les livrer d’avance. » En disant cela, il tira une grande bourse
qu’il avait sous son bras par-dessous sa robe, et la lui montra cachetée
de son cachet.

Bedreddin Hassan, dans l’état où il était, chassé de chez lui et


dépouillé de tout ce qu’il avait au monde, regarda la proposition du
juif comme une faveur du ciel. Il ne manqua pas de l’accepter avec
beaucoup de joie. « Seigneur, lui dit alors le juif, vous me donnez
donc pour mille sequins le chargement du premier de vos vaisseaux
qui arrivera dans ce port ? — Oui, je vous le vends mille sequins,
répondit Bedreddin Hassan, et c’est une chose faite.

Le juif aussitôt lui mit entre les mains la bourse de mille sequins, en
s’offrant de les compter. Bedreddin lui en épargna la peine, en lui
disant qu’il s’en fiait bien à lui. « Puisque cela est ainsi, reprit le juif,
ayez la bonté, seigneur, de me donner un mot d’écrit du marché que
nous venons de faire. » En disant cela, il tira son écritoire, qu’il avait à
la ceinture ; et après en avoir pris une petite canne bien taillée pour
écrire, il la lui présenta avec un morceau de papier qu’il trouva dans
son porte-lettres ; et pendant qu’il tenait le cornet, Bedreddin Hassan
écrivit ces paroles :

« Cet écrit est pour rendre témoignage que Bedreddin Hassan, de


Balsora, a vendu au juif Isaac, pour la somme de mille sequins qu’il a
reçus, le chargement du premier de ses navires qui abordera dans ce
port.
« BEDREDDIN HASSAN, de Balsora. »
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 311

Après avoir fait cet écrit, il le donna au juif, qui le mit dans son porte-
lettres et qui prit ensuite congé de lui. Pendant qu’Isaac poursuivait
son chemin vers la ville, Bedreddin Hassan continua le sien vers le
tombeau de son père Noureddin Ali. En y arrivant, il se prosterna la
face contre terre, et, les yeux baignés de larmes, il se mit à déplorer sa
misère. « Hélas ! disait-il, infortuné Bedreddin, que vas-tu devenir ?
Où iras-tu chercher un asile contre l’injuste prince qui te persécute ?
N’était-ce pas assez d’être affligé de la mort d’un père si chéri ?
Fallait-il que la fortune ajoutât un nouveau malheur à mes justes
regrets ? » Il demeura longtemps dans cet état ; mais enfin il se
releva ; et ayant appuyé sa tête sur le sépulcre de son père, ses
douleurs se renouvelèrent avec plus de violence qu’auparavant, et il
ne cessa de soupirer et de se plaindre jusqu’au moment où,
succombant au sommeil, il leva la tête de dessus le sépulcre et
s’étendit tout de son long sur le pavé, où il s’endormit.

Il goûtait à peine la douceur du repos, lorsqu’un génie, qui avait établi


sa retraite dans ce cimetière pendant le jour, se disposant à courir le
monde cette nuit, selon sa coutume, aperçut ce jeune homme dans le
tombeau de Noureddin Ali. Il y entra ; et, comme Bedreddin était
couché sur le dos, il fut frappé, ébloui de l’éclat de sa beauté.

Quand le génie eut attentivement considéré Bedreddin Hassan, il dit


en lui-même : « A juger de cette créature par sa bonne mine, ce ne
peut être qu’un ange du paradis terrestre, que Dieu envoie pour mettre
le monde en combustion par sa beauté. » Enfin, après l’avoir bien
regardé, il s’éleva fort haut dans l’air, où il rencontra par hasard une
fée. Ils se saluèrent l’un et l’autre ; ensuite le génie dit à la fée : « Je
vous prie de descendre avec moi jusqu’au cimetière où je demeure, et
je vous ferai voir un prodige de beauté, qui n’est pas moins digne de
votre admiration que de la mienne. » La fée y consentit : ils
descendirent tous deux en un instant ; et lorsqu’ils furent dans le
tombeau : « Eh bien, dit le génie à la fée, en lui montrant Bedreddin
Hassan, avez-vous jamais vu un jeune homme mieux fait et plus beau
que celui-ci ? »
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 312

La fée examina Bedreddin avec attention ; puis, se tournant vers le


génie : « Je vous avoue, lui répondit-elle, qu’il est très bien fait ; mais
je viens de voir au Caire tout à l’heure un objet encore plus
merveilleux, dont je vais vous entretenir si vous voulez m’écouter. —
Vous me ferez un très grand plaisir, répliqua le génie. — Il faut donc
que vous sachiez, reprit la fée (car je vais prendre la chose de loin),
que le sultan d’Égypte a un vizir qui se nomme Schemseddin
Mohammed, et qui a une fille âgée d’environ vingt ans. C’est la plus
belle et la plus parfaite personne dont on ait jamais entendu parler. Le
sultan, informé par la voix publique de la beauté de cette jeune
demoiselle, fit appeler le vizir, son père, un de ces derniers jours, et
lui dit : « J’ai appris que vous avez une fille à marier ; j’ai envie de
l’épouser : ne voulez-vous pas bien me l’accorder ? » Le vizir, qui ne
s’attendait pas à cette proposition, en fut un peu troublé ; mais il n’en
fut pas ébloui ; et au lieu de l’accepter avec joie, ce que d’autres, à sa
place, n’auraient pas manqué de faire, il répondit au sultan : « Sire, je
ne suis pas digne de l’honneur que Votre Majesté me veut faire, et je
la supplie très humblement de ne pas trouver mauvais que je
m’oppose à son dessein. Vous savez que j’avais un frère, nommé
Noureddin Ali, qui avait comme moi l’honneur d’être un de vos
vizirs. Nous eûmes ensemble une querelle qui fut cause qu’il disparut
tout à coup, et je n’ai point eu de ses nouvelles depuis ce temps là, si
ce n’est que j’ai appris, il y a quatre jours, qu’il est mort à Balsora,
dans la dignité de grand vizir du sultan de ce royaume. Il a laissé un
fils ; et, comme nous nous engageâmes autrefois tous deux à marier
nos enfants ensemble, supposé que nous en eussions, je suis persuadé
qu’il est mort dans l’intention de faire ce mariage. C’est pourquoi, de
mon côté, je voudrais accomplir ma promesse et je conjure Votre
Majesté de me le permettre. Il y a dans cette cour beaucoup d’autres
seigneurs qui ont des filles comme moi et que vous pouvez honorer de
votre alliance. »

Le sultan d’Égypte fut irrité au dernier point contre Schemseddin


Mohammed.

Choqué de son refus et de sa hardiesse, il lui dit avec un transport de


colère qu’il ne put contenir : « Est-ce donc ainsi que vous répondez à
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 313

la bonté que j’ai de vouloir bien m’abaisser jusqu’à faire alliance avec
vous ? Je saurai me venger de la préférence que vous osez donner sur
moi à un autre ; et je jure que votre fille n’aura pas d’autre mari que le
plus vil et le plus mal fait de tous mes esclaves. » En achevant ces
mots, il renvoya brusquement le vizir, qui se retira chez lui, plein de
confusion et cruellement mortifié. Aujourd’hui le sultan a fait venir un
de ses palefreniers, qui est bossu par devant et par derrière, et laid à
faire peur ; et, après avoir ordonné à Schemseddin Mohammed de
consentir au mariage de sa fille avec cet esclave, il a fait dresser et
signer le contrat par des témoins en sa présence. Les préparatifs de ces
bizarres noces sont achevés ; et, à l’heure où je vous parle, tous les
esclaves des seigneurs de la cour d’Égypte sont à la porte d’un bain,
chacun avec un flambeau à la main. Ils attendent que le palefrenier
bossu, qui y est et qui s’y lave, en sorte, pour le mener chez son
épouse, qui, de son côté, est déjà coiffée et habillée. Dans le moment
que je suis partie du Caire, les dames, assemblées, se disposaient à la
conduire, avec tous ses ornements nuptiaux, dans la salle où elle doit
recevoir le bossu et où elle l’attend présentement. Je l’ai vue, et je
vous assure qu’on ne peut la regarder sans admiration.

Quand la fée eut cessé de parler, le génie lui dit : « Quoi que vous
puissiez dire, je ne puis me persuader que la beauté de cette fille
surpasse celle de ce jeune homme. Je ne veux pas disputer contre
vous, répliqua la fée, je vous confesse qu’il mériterait d’épouser la
charmante personne qu’on destine au bossu ; et il me semble que nous
ferions une action digne de nous, si, nous opposant à l’injustice du
sultan d’Égypte, nous pouvions substituer ce jeune homme à la place
de l’esclave. — Vous avez raison, repartit le génie ; vous ne sauriez
croire combien je vous sais bon gré de la pensée qui vous est venue.
Trompons, j’y consens, la vengeance du sultan d’Égypte ; consolons
un père affligé et rendons sa fille aussi heureuse qu’elle se croit
misérable. Je n’oublierai rien pour faire réussir ce projet, et je suis
persuadé que vous ne vous y épargnerez pas ; je me charge de le
porter au Caire sans qu’il se réveille, et je vous laisse le soin de le
porter ailleurs, quand nous aurons exécuté notre entreprise. »
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 314

Après que la fée et le génie eurent concerté ensemble tout ce qu’ils


voulaient faire, le génie enleva doucement Bedreddin, et, le
transportant par l’air, d’une vitesse inconcevable, il alla le poser à la
porte d’un logement public et voisin du bain d’où le bossu était près
de sortir, avec la suite des esclaves qui l’attendaient.

Bedreddin Hassan, s’étant réveillé en ce moment, fut fort surpris de se


voir au milieu d’une ville qui lui était inconnue. Il voulut crier pour
demander où il était mais le génie lui donna un petit coup sur l’épaule
et l’avertit de ne dire mot. Ensuite, lui mettant un flambeau à la main :
« Allez, lui dit-il, mêlez-vous parmi ces gens que vous voyez à la
porte de ce bain, et marchez avec eux jusqu’à ce que vous entriez dans
une salle où l’on va célébrer des noces. Le nouveau marié est un bossu
que vous reconnaîtrez aisément. Mettez-vous à sa droite en entrant, et,
dès à présent, ouvrez la bourse de sequins que vous avez dans votre
sein, pour les distribuer aux joueurs d’instruments, aux danseurs et
aux danseuses dans la marche. Lorsque vous serez dans la salle, ne
manquez pas d’en donner aussi aux femmes esclaves que vous verrez
autour de la mariée, quand elles s’approcheront de vous. Mais toutes
les fois que vous mettrez la main dans la bourse, retirez-la pleine de
sequins et gardez-vous de les épargner. Faites exactement tout ce que
je vous dis, avec une grande présence d’esprit ; ne vous étonnez de
rien ; ne craignez personne, et vous reposez du reste sur une puissance
supérieure, qui en dispose à son gré.

Le jeune Bedreddin, bien instruit de tout ce qu’il avait à faire,


s’avança vers la porte du bain. La première chose qu’il fit fut
d’allumer son flambeau à celui d’un esclave ; puis, se mêlant parmi
les autres, comme s’il eût appartenu à quelque seigneur du Caire, il se
mit en marche avec eux et accompagna le bossu, qui sortit du bain et
monta sur un cheval de l’écurie du sultan.

Bedreddin Hassan, se trouvant près des joueurs d’instruments, des


danseurs et des danseuses qui marchaient immédiatement devant le
bossu, tirait de temps en temps de sa bourse des poignées de sequins
qu’il leur distribuait. Comme il faisait ses largesses avec une grâce
sans pareille et un air très obligeant, tous ceux qui les recevaient
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 315

jetaient les yeux sur lui ; et, dès qu’ils l’avaient envisagé, ils le
trouvaient si bien fait et si beau, qu’ils ne pouvaient plus en détourner
leurs regards.

On arriva enfin à la porte du vizir Schemseddin Mohammed, qui était


bien éloigné de s’imaginer que son neveu fût si près de lui. Des
huissiers, pour empêcher la confusion, arrêtèrent tous les esclaves qui
portaient des flambeaux, et ne voulurent pas les laisser entrer. Ils
repoussèrent même Bedreddin Hassan ; mais les joueurs
d’instruments, pour qui la porte était ouverte, s’arrêtèrent en
protestant qu’ils n’entreraient pas si on ne le laissait entrer avec eux.
« Il n’est pas du nombre des esclaves, disaient-ils ; il n’y a qu’à le
regarder pour en être persuadé. C’est sans doute un jeune étranger qui
veut voir par curiosité les cérémonies que l’on observe aux noces en
cette ville. » En disant cela, ils le mirent au milieu d’eux et le firent
entrer malgré les huissiers. Ils lui ôtèrent son flambeau qu’ils
donnèrent au premier qui se présenta ; et, après l’avoir introduit dans
la salle, ils le placèrent à la droite du bossu, qui s’assit sur un trône
magnifiquement orné, près de la fille du vizir.

On la voyait parée de tous ses atours ; mais il paraissait sur son


visage une langueur, ou plutôt une tristesse mortelle, dont il n’était
pas difficile de deviner la cause, en voyant à côté d’elle un mari si
difforme et si peu digne de son amour. Le trône de ces époux si mal
assortis était au milieu d’un sofa. Les femmes des émirs, des vizirs,
des officiers de la chambre du sultan et plusieurs autres dames de la
cour et de la ville étaient assises de chaque côté, un peu plus bas,
chacune selon son rang, et toutes habillées d’une manière si
avantageuse et si riche, que c’était un spectacle très agréable à voir.
Elles tenaient de grandes bougies allumées.

Lorsqu’elles virent entrer Bedreddin Hassan, elles jetèrent les yeux


sur lui ; et, admirant sa taille, son air et la beauté de son visage, elles
ne pouvaient se lasser de le regarder. Quand il fut assis, il n’y en eut
pas une qui ne quittât sa place pour s’approcher de lui et le considérer
de plus près ; et il n’y en eut guère qui, en se retirant pour aller
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 316

reprendre leurs places, ne se sentissent agitées d’un tendre


mouvement.

La différence qu’il y avait entre Bedreddin Hassan et le palefrenier


bossu, dont la figure faisait horreur, excita des murmures dans
l’assemblée. « C’est à ce beau jeune homme, s’écrièrent les dames,
qu’il faut donner notre épousée, et non pas à ce vilain bossu. » Elles
n’en demeurèrent pas là ; elles osèrent faire des imprécations contre le
sultan, qui, abusant de son pouvoir absolu, unissait la laideur avec la
beauté. Elles chargèrent aussi d’injures le bossu et lui firent perdre
contenance, au grand plaisir des spectateurs, dont les huées
interrompirent pour quelque temps la symphonie qui se faisait
entendre dans la salle. A la fin, les joueurs d’instruments
recommencèrent leurs concerts, et les femmes qui avaient habillé la
mariée s’approchèrent d’elle.

A chaque fois que la nouvelle mariée changeait d’habits 44 , elle se


levait de sa place, et, suivie de ses femmes, passait devant le bossu
sans daigner le regarder, et allait se présenter devant Bedreddin
Hassan, pour se montrer à lui dans ses nouveaux atours. Alors,
Bedreddin Hassan, suivant l’instruction qu’il avait reçue du génie, ne
manquait pas de mettre la main dans sa bourse et d’en tirer des
poignées de sequins, qu’il distribuait aux femmes qui accompagnaient
la mariée. Il n’oubliait pas les joueurs et les danseurs, il leur en jetait
aussi. C’était un plaisir de voir comme ils se poussaient les uns les
autres pour en ramasser ; ils lui en témoignèrent de la reconnaissance
et lui marquaient par signes qu’ils voudraient que la jeune épouse fût
pour lui et non pas pour le bossu. Les femmes qui étaient autour d’elle
lui disaient la même chose et ne se souciaient guère d’être entendues

44 La cent et unième et la cent deuxième Nuit sont employées dans l’original à la


description de sept robes et de sept parures différentes dons la fille du vizir
Sehemseddin Mohammed changea au son des instruments. Comme cette
description ne m’a point paru agréable, et que d’ailleurs elle est accompagnée
de vers qui ont, à la vérité, leur beauté en arabe, mais que les Français ne
pourraient goûter, je n’ai pas jugé à propos de traduire ces deux Nuits. (Note
de Galland.)
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 317

par le bossu, à qui elles faisaient mille niches ; ce qui divertissait fort
tous les spectateurs.

Lorsque la cérémonie de changer d’habits tant de fois fut achevée, les


joueurs d’instruments cessèrent de jouer et se retirèrent, en faisant
signe à Bedreddin Hassan de demeurer. Les dames firent la même
chose en se retirant, après eux, avec tous ceux qui n’étaient pas de la
maison. La mariée entra dans un cabinet, où ses femmes la suivirent
pour la déshabiller, et il ne resta plus dans la salle que le palefrenier
bossu, Bedreddin Hassan et quelques domestiques. Le bossu qui en
voulait furieusement à Bedreddin, qui lui faisait ombrage, le regarda
de travers et lui dit : « Et toi, qu’attends-tu ? Pourquoi ne te retires-tu
pas comme les autres ? Marche. » Comme Bedreddin n’avait aucun
prétexte pour demeurer là, il sortit, assez embarrassé de sa personne ;
mais il n’était pas hors du vestibule, que le génie et la fée se
présentèrent à lui et l’arrêtèrent. « Où allez-vous ! lui dit le génie.
Demeurez : le bossu n’est plus dans la salle, il en est sorti pour
quelque besoin ; vous n’avez qu’à y rentrer et vous introduire dans la
chambre de la mariée. Lorsque vous serez seul avec elle, dites-lui
hardiment que vous êtes son mari ; que l’intention du sultan a été de
se divertir du bossu, et que, pour apaiser ce mari prétendu, vous lui
avez fait apprêter un bon plat de crème dans son écurie. Dites-lui là-
dessus tout ce qui vous viendra dans l’esprit pour la persuader. Étant
fait comme vous êtes, cela ne sera pas difficile, et elle sera ravie
d’avoir été trompée si agréablement. Cependant, nous allons donner
ordre que le bossu ne rentre pas et ne vous empêche point de passer la
nuit avec votre épouse ; car c’est la vôtre, et non pas la sienne.

Pendant que le génie encourageait ainsi Bedreddin et l’instruisait de


ce qu’il devait faire, le bossu était véritablement sorti de la salle. Le
génie s’introduisit où il était, prit la figure d’un gros chat noir et se mit
à miauler d’une manière épouvantable. Le bossu cria après le chat et
frappa des mains pour le faire fuir ; mais le chat, au lieu de se retirer,
se roidit sur ses pattes, fit briller des yeux enflammés et regarda
fièrement le bossu, en miaulant plus fort qu’auparavant et en
grandissant de manière, qu’il parut bientôt gros comme un ânon. Le
bossu, à cet objet, voulut crier au secours ; mais la frayeur l’avait
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 318

tellement saisi, qu’il demeura la bouche ouverte, sans pouvoir proférer


une parole. Pour ne pas lui donner de relâche, le génie se changea à
l’instant en un puissant buffle, et sous cette forme lui cria d’une voix
qui redoubla sa peur : « Vilain bossu ! » A ces mots, l’effrayé
palefrenier se laissa tomber sur le pavé, et, se couvrant la tête de sa
robe, pour ne pas voir cette bête effroyable, il lui répondit en
tremblant : « Prince souverain des buffles, que demandez-vous de
moi ? — Malheur à toi lui repartit le génie : tu as la témérité d’oser te
marier avec ma maîtresse ! — Eh ! seigneur, dit le bossu, je vous
supplie de me pardonner : si je suis criminel ce n’est que par
ignorance ; je ne savais pas que cette dame eût un buffle pour amant.
Commandez-moi ce qui vous plaira, je vous jure que je suis prêt à
vous obéir. — Par la mort ! répliqua le génie, si tu sors d’ici, ou que tu
ne gardes pas le silence jusqu’à ce que le soleil se lève ; si tu dis le
moindre mot, je t’écraserai la tête. Alors je te permets de sortir de
cette maison ; mais je t’ordonne de te retirer bien vite, sans regarder
derrière toi ; et, si tu as l’audace d’y revenir, il t’en coûtera la vie. »
En achevant ces paroles, le génie se transforma en homme, prit le
bossu par les pieds, et après l’avoir levé la tête en bas, contre le mur :
« Si tu branles, ajouta-t-il, avant que le soleil soit levé, comme je te
l’ai déjà dit, je te prendrai par les pieds et je te casserai la tête en mille
pièces contre cette muraille. »

Pour revenir à Bedreddin Hassan, encouragé par le génie et par la


présence de la fée, il était rentré dans la salle et s’était coulé dans la
chambre nuptiale, où il s’assit en attendant le succès de son aventure.
Au bout de quelque temps, la mariée arriva, conduite par une bonne
vieille, qui s’arrêta à la porte, exhortant le mari à bien faire son devoir,
sans regarder si c’était le bossu ou un autre ; après quoi elle la ferma
et se retira.

La jeune épouse fut extrêmement surprise de voir, au lieu du bossu,


Bedreddin Hassan, qui se présenta à elle de la meilleure grâce du
monde. « Eh ! quoi, mon cher ami, lui dit-elle, vous êtes ici à l’heure
qu’il est ? il faut donc que vous soyez camarade de mon mari. — Non,
madame, répondit Bedreddin, je suis d’une autre condition que ce
vilain bossu. — Mais, reprit-elle, vous ne prenez pas garde que vous
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 319

parlez mal de mon époux. — Lui, votre époux, madame repartit-il.


Pouvez-vous conserver si longtemps cette pensée ? Sortez de votre
erreur : tant de beautés ne seront pas sacrifiées au plus méprisable de
tous les hommes. C’est moi, madame, qui suis l’heureux mortel à qui
elles sont réservées. Le sultan a voulu se divertir en faisant cette
supercherie au vizir votre père, et il m’a choisi pour votre véritable
époux. Vous avez pu remarquer combien les dames, les joueurs
d’instruments, les danseurs, vos femmes et tous les gens de votre
maison se sont réjouis de cette comédie. Nous avons renvoyé le
malheureux bossu, qui mange, à l’heure qu’il est, un plat de crème
dans son écurie, et vous pouvez compter que jamais il ne paraîtra
devant vos beaux yeux. »

A ce discours, la fille du vizir, qui était entrée plus morte que vive
dans la chambre nuptiale, changea de visage, prit un air gai, qui la
rendit si belle, que Bedreddin en fut charmé. « Je ne m’attendais pas,
lui dit-elle, à une surprise si agréable et je m’étais déjà condamnée à
être malheureuse tout le reste de ma vie. Mais mon bonheur est
d’autant plus grand, que je vais posséder en vous un homme digne de
ma tendresse. » En disant cela, elle acheva de se déshabiller et se mit
au lit. De son côté, Bedreddin Hassan, ravi de se voir possesseur de
tant de charmes, se déshabilla promptement. Il mit son habit sur un
siège et sur la bourse que le juif lui avait donnée, laquelle était encore
pleine, malgré tout ce qu’il en avait tiré. Il ôta son turban, pour en
prendre un de nuit qu’on avait préparé pour le bossu, et il alla se
coucher, en chemise et en caleçon 45 . Le caleçon était de satin bleu, et
attaché avec un cordon tissu d’or.

Lorsque les deux amants se furent endormis, poursuivit le grand vizir


Giafar, le génie, qui avait rejoint la fée, lui dit qu’il était temps
d’achever ce qu’ils avaient si bien commencé et conduit jusqu’alors.
« Ne nous laissons pas surprendre, ajouta-t-il, par le jour qui paraîtra
bientôt ; allez et enlevez le jeune homme sans l’éveiller. »

45 Tous les Orientaux couchent en caleçon : cette circonstance est nécessaire


pour l’intelligence de la suite.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 320

La fée se rendit dans la chambre des amants, qui dormaient


profondément, enleva Bedreddin Hassan dans l’état où il était, c’est-à-
dire en chemise et en caleçon ; et volant avec le génie, d’une vitesse
merveilleuse, jusqu’à la porte de Damas en Syrie, ils y arrivèrent
précisément dans le temps que les ministres des mosquées préposés
pour cette fonction appelaient le peuple, à haute voix, à la prière de la
pointe du jour 46 . La fée posa doucement à terre Bedreddin, et le
laissant près de la porte, s’éloigna avec le génie.

On ouvrit la porte de la ville, et les gens qui s’étaient déjà assemblés


en grand nombre pour sortir furent extrêmement surpris de voir
Bedreddin Hassan étendu par terre, en chemise et en caleçon. L’un
disait : « Il a tellement été pressé de sortir de chez sa maîtresse, qu’il
n’a pas eu le temps de s’habiller. — Voyez un peu, disait l’autre, à
quels accidents on est exposé ! il aura passé une bonne partie de la
nuit à boire avec ses amis. Il se sera enivré, sera sorti ensuite pour
quelque affaire, et, au lieu de rentrer, il sera venu jusqu’ici, sans
savoir ce qu’il faisait, et le sommeil l’y aura surpris. » D’autres en
parlaient différemment, et personne ne pouvait deviner par quelle
aventure il se trouvait là. Un petit vent, qui commençait alors à
souffler, leva sa chemise et laissa voir sa poitrine, qui était plus
blanche que la neige ; et ils furent tous tellement étonnés de cette
blancheur, qu’ils firent un cri d’admiration qui réveilla le jeune
homme. Sa surprise ne fut pas moins grande que la leur de se voir à la
porte d’une ville où il n’était jamais venu, et environné d’une foule de
gens qui le considéraient avec attention. « Messieurs, leur dit-il,
apprenez-moi de grâce où je suis et ce que vous souhaitez de moi. »
L’un d’eux prit la parole et lui répondit : « Jeune homme, on vient
d’ouvrir la porte de cette ville, et, en sortant, nous vous avons trouvé
couché ici, dans l’état où vous voilà. Nous nous sommes arrêtés à
vous regarder. Est-ce que vous avez passé la nuit en ce lieu ? Et

46 Le Coran prescrit aux sectateurs de Mahomet cinq prières par jour : à midi,
première heure du jour civil pour les musulmans, à quatre heures du soir, au
coucher du soleil, un peu avant minuit, et le matin. On peut faire cette dernière
prière depuis que les étoiles ont disparu jusqu’à midi. Les heures de ces actes
religieux sont annoncés par des crieurs d’office, qui avertissent, du haut des
mosquées, quand il est temps de faire l’oraison.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 321

savez-vous bien que vous êtes à une des portes de Damas ? — A une
des portes de Damas répliqua Bedreddin. Vous vous moquez de moi :
en me couchant, cette nuit, j’étais au Caire. » A ces mots, quelques-
uns, touchés de compassion, dirent que c’était dommage qu’un jeune
homme si bien fait eût perdu l’esprit, et ils passèrent leur chemin.

« Mon fils, lui dit un bon vieillard, vous n’y pensez pas : puisque vous
êtes ce matin à Damas, comment pouviez-vous être hier soir au
Caire ? Cela ne peut pas être. — Cela est pourtant très vrai, repartit
Bedreddin ; et je vous jure même que je passai toute la journée d’hier
à Balsora. » A peine eut-il achevé ces paroles, que tout le monde fit un
grand éclat de rire et se mit à crier : « C’est un fou, c’est un fou »
Quelques-uns néanmoins le plaignaient à cause de sa jeunesse ; et un
homme de la compagnie lui dit : « Mon fils, il faut que vous ayez
perdu la raison ; vous ne songez pas à ce que vous dites : est-il
possible qu’un homme soit le jour à Balsora, la nuit au Caire, et le
matin à Damas ? Vous n’êtes pas sans doute bien éveillé ; rappelez
vos esprits. Ce que je dis, reprit Bedreddin Hassan, est si véritable,
qu’hier au soir, j’ai été marié dans la ville du Caire. » Tous ceux qui
avaient ri auparavant redoublèrent leurs rires à ce discours. « Prenez-y
bien garde, lui dit la même personne qui venait de lui parler, il faut
que vous ayez rêvé tout cela et que cette illusion vous soit restée dans
l’esprit. — Je sais bien ce que je dis, répondit le jeune homme. Dites-
moi vous-même comment il est possible que je sois allé en songe au
Caire, où je suis persuadé que j’ai été effectivement, où l’on a par sept
fois amené devant moi mon épouse, parée d’un nouvel habillement
chaque fois, et où enfin j’ai vu un affreux bossu qu’on prétendait lui
donner ? Apprenez-moi encore ce que sont devenus ma robe, mon
turban et la bourse de sequins que j’avais au Caire. »

Quoiqu’il assurât que toutes ces choses étaient réelles, les personnes
qui l’écoutaient n’en firent que rire, ce qui le troubla, de sorte qu’il ne
savait plus lui-même ce qu’il devait penser de tout ce qui était arrivé.

Après s’être opiniâtré à soutenir que tout ce qu’il avait dit était
véritable, il se leva pour entrer dans la ville, et tout le monde le suivit
en criant : « C’est un fou c’est un fou » A ces cris, les uns mirent la
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 322

tête aux fenêtres, les autres se présentèrent à leurs portes, et d’autres,


se joignant à ceux qui environnaient Bedreddin, criaient comme eux :
« C’est un fou » sans savoir de quoi il s’agissait. Dans l’embarras où
était ce jeune homme, il arriva devant la maison d’un pâtissier qui
ouvrait sa boutique, et il entra dedans pour se dérober aux huées du
peuple qui le suivait.

Ce pâtissier avait été autrefois chef d’une troupe d’Arabes vagabonds


qui détroussaient les caravanes ; et quoiqu’il fût venu s’établir à
Damas, où il ne donnait aucun sujet de plainte contre lui, il ne laissait
pas d’être craint de tous ceux qui le connaissaient. C’est pourquoi, dès
le premier regard qu’il jeta sur la populace qui suivait Bedreddin, il la
dissipa. Le pâtissier, voyant qu’il n’y avait plus personne, fit plusieurs
questions au jeune homme ; il lui demanda qui il était et ce qui l’avait
amené à Damas. Bedreddin Hassan ne lui cacha ni sa naissance ni la
mort du grand vizir son père ; il lui conta ensuite de quelle manière il
était sorti de Balsora et comment, après s’être endormi la nuit
précédente sur le tombeau de son père, il s’était trouvé, à son réveil,
au Caire, où il avait épousé une dame. Enfin, il lui marqua la surprise
où il était de se voir à Damas, sans pouvoir comprendre toutes ces
merveilles.

« Votre histoire est des plus surprenantes, lui dit le pâtissier ; mais, si
vous voulez suivre mon conseil, vous ne ferez confidence à personne
de toutes les choses que vous venez de me dire, et vous attendrez
patiemment que le ciel daigne mettre un terme aux disgrâces dont il
permet que vous soyez affligé. Vous n’avez qu’à demeurer avec moi
jusqu’à ce temps-là ; et, comme je n’ai pas d’enfants, je suis prêt à
vous reconnaître pour mon fils, si vous y consentez. Après que je vous
aurai adopté, vous irez librement par la ville et vous ne serez plus
exposé aux insultes de la populace. »

Quoique cette adoption ne fît pas honneur au fils d’un grand vizir,
Bedreddin ne laissa pas d’accepter la proposition du pâtissier, jugeant
bien que c’était le meilleur parti qu’il dût prendre dans la situation où
était sa fortune. Le pâtissier le fit habiller, prit des témoins et alla
déclarer devant un cadi qu’il le reconnaissait pour son fils ; après quoi
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 323

Bedreddin demeura chez lui, sous le simple nom de Hassan, et apprit


la pâtisserie.

Pendant que cela se passait à Damas, la fille de Schemseddin


Mohammed se réveilla et ne trouvant pas Bedreddin auprès d’elle,
crut qu’il s’était levé sans vouloir interrompre son repos et qu’il
reviendrait bientôt. Elle attendait son retour, lorsque le vizir
Schemseddin Mohammed, son père, vivement, touché de l’affront
qu’il croyait avoir reçu du sultan d’Égypte, vint frapper à la porte de
son appartement, résolu de pleurer avec elle sa triste destinée. Il
l’appela par son nom ; et elle n’eut pas plus tôt entendu sa voix,
qu’elle se leva pour aller lui ouvrir la porte. Elle lui baisa la main et le
reçut d’un air si satisfait, que le vizir, qui s’attendait à la trouver
baignée de pleurs et aussi affligée que lui, en fut extrêmement surpris.
« Malheureuse ! lui dit-il en colère, est-ce ainsi que tu parais devant
moi ? Après l’affreux sacrifice que tu viens de consommer, peux-tu
m’offrir un visage si content ?... »

Quand la nouvelle mariée vit que son père lui reprochait la joie qu’elle
faisait paraître, elle lui dit : « Seigneur, ne me faites point, de grâce,
un reproche si injuste : ce n’est pas le bossu, que je déteste plus que la
mort, ce n’est pas ce monstre que j’ai épousé. Tout le monde lui a fait
tant de confusion, qu’il a été contraint de s’aller cacher et de faire
place à un jeune homme charmant, qui est mon véritable mari. —
Quelle fable me contez-vous ? interrompit brusquement Schemseddin
Mohammed. Quoi ! le bossu n’a pas couché, cette nuit, avec vous ? —
Non, seigneur, répondit-elle, je n’ai point couché avec d’autre
personne que le jeune homme dont je vous parle qui a de grands yeux
et de grands sourcils noirs. » A ces paroles, le vizir perdit patience et
entra dans une grande colère contre sa fille. « Méchante ! lui dit-il,
voulez-vous me faire perdre l’esprit par le discours que vous me
tenez ? — C’est vous, mon père, repartit-elle, qui me faites perdre
l’esprit à moi-même par votre incrédulité. Il n’est donc pas vrai,
répliqua le vizir, que le bossu... ? — Eh ! laissons là le bossu !
interrompit-elle avec précipitation. Maudit soit le bossu ! Entendrai-je
toujours parler du bossu ?Je vous le répète encore, mon père, ajouta-t-
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 324

elle, je n’ai point passé la nuit avec lui, mais avec le charmant époux
dont je vous parle, et qui ne doit pas être loin d’ici. »

Schemseddin Mohammed sortit pour l’aller chercher ; mais au lieu de


le trouver, il fut dans une surprise extrême de rencontrer le bossu qui
avait la tête en bas, les pieds en haut, dans la même situation où l’avait
mis le génie. « Que veut dire cela ? lui dit-il ; qui vous a mis en cet
état ? » Le bossu, reconnaissant le vizir, lui répondit : « Ah ! ah ! c’est
donc vous qui vouliez me donner en mariage la maîtresse d’un buffle,
l’amante d’un vilain génie ? Je ne serai pas votre dupe, et vous ne m’y
attraperez pas. »

Schemseddin Mohammed crut que le bossu extravaguait quand il


l’entendit parler de cette sorte, et il lui dit : « Otez-vous de là, mettez-
vous sur vos pieds. — Je m’en garderai bien, repartit le bossu, à moins
que le soleil ne soit levé. Sachez que j’étais venu ici hier au soir, il
parut tout à coup devant moi un chat noir, qui devint insensiblement
gros comme un buffle ; je n’ai pas oublié ce qu’il me dit. C’est
pourquoi allez à vos affaires et me laissez ici. » Le vizir, au lieu de se
retirer, prit le bossu par les pieds et l’obligea à se relever. Cela étant
fait, le bossu sortit en courant de toute sa force, sans regarder derrière
lui ; il se rendit au palais, se fit présenter au sultan d’Égypte et le
divertit fort en lui racontant le traitement que lui avait fait le génie.

Schemseddin Mohammed retourna dans la chambre de sa fille, plus


étonné et plus incertain qu’auparavant de ce qu’il voulait savoir. « Eh
bien, fille abusée, lui dit-il, ne pouvez-vous m’éclaircir davantage sur
une aventure qui me rend interdit et confus ? Seigneur, répondit-elle,
je ne puis vous apprendre autre chose que ce que j’ai déjà eu
l’honneur de vous dire. Mais voici, ajouta-t-elle, l’habillement de mon
époux, qu’il a laissé sur cette chaise ; il vous donnera peut-être
l’éclaircissement que vous cherchez. » En disant ces paroles, elle
présenta le turban de Bedreddin au vizir, qui le prit et qui, après
l’avoir bien examiné de tous côtés : « Je le prendrais, dit-il, pour un
turban de vizir, s’il n’était à la mode de Moussoul. » Mais
s’apercevant qu’il y avait quelque chose de cousu entre l’étoffe et la
doublure, il demanda des ciseaux ; ayant décousu il trouva un papier
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 325

plié. C’était le cahier que Noureddin Ali avait donné en mourant à


Bedreddin, son fils, qui l’avait caché en cet endroit pour le mieux
conserver. Schemseddin Mohammed, ayant ouvert le cahier, reconnut
le caractère de son frère Noureddin Ali, et lut ce titre : POUR MON FILS
BEDREDDIN HASSAN. Avant qu’il pût faire ses réflexions, sa fille lui
mit entre les mains la bourse qu’elle avait trouvée sous l’habit. Il
l’ouvrit aussi, et elle était remplie de sequins, comme je l’ai déjà dit ;
car malgré les largesses que Bedreddin Hassan avait faites, elle était
toujours demeurée pleine par les soins du génie et de la fée. Il lut ces
mots sur l’étiquette de la bourse : MILLE SEQUINS APPARTENANT AU
JUIF ISAAC et ceux-ci au-dessus, que le juif avait écrits avant de se
séparer de Bedreddin Hassan : LIVRÉ À BEDREDDIN HASSAN, POUR LE
CHARGEMENT QU’IL M’A VENDU DU PREMIER DES VAISSEAUX QUI ONT
CI-DEVANT APPARTENU À NOUREDDIN ALI, SON PÈRE, D’HEUREUSE
MÉMOIRE, LORSQU’IL AURA ABORDÉ EN CE PORT. Il n’eut pas achevé
cette lecture, qu’il fit un cri et s’évanouit.

Le vizir Schemseddin Mohammed, étant revenu de son


évanouissement par le secours de sa fille et des femmes qu’elle avait
appelées : « Ma fille, dit-il, ne vous étonnez pas de l’accident qui
vient de m’arriver ; la cause en est telle, qu’à peine y pourriez-vous
ajouter foi. Cet époux qui a passé la nuit avec vous est votre cousin, le
fils de Noureddin Ali. Les mille sequins qui sont dans cette bourse me
font souvenir de la querelle que j’eus avec ce cher frère ; c’est sans
doute le présent de noce qu’il vous fait. Dieu soit loué de toutes
choses, et particulièrement de cette aventure merveilleuse qui montre
si bien sa puissance » Il regarda ensuite l’écriture de son frère et la
baisa plusieurs fois, en versant une grande abondance de larmes.
« Que ne puis-je, disait-il, aussi bien que je vois ces traits qui me
causent tant de joie, voir ici Noureddin lui-même et me réconcilier
avec lui ! »

Il lut le cahier d’un bout à l’autre : il y trouva les dates de l’arrivée de


son frère à Balsora, de son mariage, de la naissance de Bedreddin
Hassan ; et lorsque, après avoir confronté ces dates avec celles de son
mariage et de la naissance de sa fille au Caire, il eut admiré le rapport
qu’il y avait entre elles et fait enfin réflexion que son neveu était son
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 326

gendre, il se livra tout entier à la joie. Il prit le cahier et l’étiquette de


la bourse, les alla montrer au sultan, qui lui pardonna le passé, et qui
fut tellement charmé du récit de cette histoire, qu’il la fit écrire avec
toutes ses circonstances, pour la transmettre à la postérité.

Cependant le vizir Schemseddin Mohammed ne pouvait comprendre


pourquoi son neveu avait disparu, il espérait néanmoins le voir arriver
à tous moments, et il l’attendait avec la dernière impatience pour
l’embrasser. Après l’avoir inutilement attendu pendant sept jours, il le
fit chercher par tout le Caire ; mais il n’en apprit aucune nouvelle,
quelques perquisitions qu’il en pût faire. II en éprouva beaucoup
d’inquiétude. « Voilà, disait-il, une aventure fort singulière ; jamais
personne n’en a éprouvé une pareille. »

Dans l’incertitude de ce qui pouvait arriver dans la suite, il crut devoir


mettre lui-même par écrit l’état où était alors sa maison ; de quelle
manière les noces s’étaient passées ; comment la salle et la chambre
de sa fille étaient meublées. Il fit aussi un paquet du turban, de la
bourse et du reste de l’habillement de Bedreddin, et l’enferma sous
clef.

Au bout de quelques jours, la fille du vizir Schemseddin Mohammed


s’aperçut qu’elle était enceinte : et en effet elle accoucha d’un fils
dans le terme de neuf mois. On donna une nourrice à l’enfant, avec
d’autres femmes et des esclaves pour le servir, et son aïeul le nomma
Agib 47 .

Lorsque ce jeune Agib eut atteint l’âge de sept ans, le vizir


Schemseddin Mohammed, au lieu de lui faire apprendre à lire au
logis, l’envoya à l’école chez un maître qui avait une grande
réputation, et deux esclaves avaient soin de le conduire et de le
ramener tous les jours. Agib jouait avec ses camarades. Comme ils
étaient tous d’une condition au-dessous de la sienne, ils avaient
beaucoup de déférence pour lui ; et en cela, ils se réglaient sur le
maître d’école, qui lui passait bien des choses qu’il ne leur pardonnait

47 Ce mot signifie, en arabe, merveilleux.


Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 327

pas à eux. La complaisance aveugle qu’on avait pour Agib le perdit :


il devint fier, insolent ; il voulait que ses compagnons souffrissent tout
de lui, sans vouloir rien souffrir d’eux. Il dominait partout ; et si
quelqu’un avait la hardiesse de s’opposer à ses volontés, il lui disait
mille injures et allait souvent jusqu’aux coups. Enfin il se rendit
insupportable à tous les écoliers, qui se plaignirent de lui au maître
d’école. Il les exhorta d’abord à prendre patience ; mais voyant qu’ils
ne faisaient qu’irriter par là l’insolence d’Agib, et fatigué lui-même
des peines qu’il lui faisait : « Mes enfants, dit-il à ses écoliers, je vois
bien qu’Agib est un petit insolent ; je veux vous enseigner un moyen
de le mortifier de manière qu’il ne vous tourmentera plus ; je crois
même qu’il ne reviendra plus à l’école. Demain, lorsqu’il sera venu et
que vous voudrez jouer ensemble, rangez-vous autour de lui, et que
quelqu’un dise tout haut : « Nous voulons jouer, mais c’est à
condition que ceux qui joueront diront leurs noms, ceux de leurs
mères et de leurs pères. Nous regarderons comme des bâtards ceux qui
refuseront de le faire, et nous ne souffrirons pas qu’ils jouent avec
nous. »

Le maître d’école leur fit comprendre l’embarras où ils jetteraient


Agib par ce moyen, et ils se retirèrent chez eux pleins de joie.

Le lendemain, dès qu’ils furent tous assemblés, ils ne manquèrent pas


de faire ce que leur maître leur avait enseigné ; ils environnèrent Agib,
et l’un d’entre eux, prenant la parole : « Jouons, dit-il, à un jeu ; mais
à condition que celui qui ne pourra pas dire son nom, les noms de sa
mère et de son père, n’y jouera pas. » Ils répondirent tous, et Agib lui-
même, qu’ils y consentaient. Alors, celui qui avait parlé les interrogea
les uns après les autres, et ils satisfirent tous à la condition, excepté
Agib, qui répondit : « Je me nomme Agib, ma mère s’appelle Dame
de beauté, et mon père Schemseddin Mohammed, vizir du sultan. »

A ces mots, tous les enfants s’écrièrent : « Agib, que dites-vous ? Ce


n’est point là le nom de votre père ; c’est celui de votre grand-père. —
Que Dieu vous confonde ! répliqua-t-il en colère. Quoi ! vous osez
dire que le vizir Schemseddin Mohammed n’est pas mon père ! » Les
écoliers lui repartirent par de grands éclats de rire : « Non, non ; il
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 328

n’est que votre aïeul, et vous ne jouerez pas avec nous ; nous nous
garderons bien même de nous approcher de vous. » En disant cela, ils
s’éloignèrent de lui en le raillant, et ils continuèrent de rire entre eux.
Agib fut mortifié de leurs railleries et se mit à pleurer.

Le maître d’école, qui était aux écoutes et qui avait tout entendu, entra
sur ces entrefaites et, s’adressant à Agib : « Agib, lui dit-il, ne savez-
vous pas encore que le vizir Schemseddin Mohammed n’est pas votre
père ? il est votre aïeul, père de votre mère, Dame de beauté. Nous
ignorons, comme vous, le nom de votre père ; nous savons seulement
que le sultan avait voulu marier votre mère avec un de ses
palefreniers, qui était bossu, mais qu’un génie coucha avec elle. Cela
est fâcheux pour vous et doit vous apprendre à traiter vos camarades
avec moins de fierté que vous n’avez fait jusqu’à présent. »

Le petit Agib, piqué des plaisanteries de ses compagnons, sortit


brusquement de l’école et retourna au logis en pleurant. Il alla d’abord
à l’appartement de sa mère, Dame de beauté, laquelle, alarmée de le
voir si affligé, lui en demanda le sujet avec empressement. Il ne put
répondre que par des paroles entrecoupées de sanglots, tant il était
oppressé de douleur ; et ce ne fut qu’à plusieurs reprises qu’il put
raconter la cause mortifiante de son affliction. Quand il eut achevé :
« Au nom de Dieu, ma mère, ajouta-t-il, dites-moi, s’il vous plaît, qui
est mon père. — Mon fils, répondit-elle, votre père est le vizir
Schemseddin Mohammed, qui vous embrasse tous les jours. Vous ne
me dites pas la vérité, reprit-il ; ce n’est pas mon père, c’est le vôtre.
Mais moi, de quel père suis-je fils ? » A cette demande, Dame de
beauté, rappelant dans sa mémoire la nuit de ses noces, suivie d’un si
long veuvage, commença à répandre des larmes, en regrettant
amèrement la perte d’un époux aussi aimable que Bedreddin.

Dans le temps que Dame de beauté pleurait d’un côté et Agib de


l’autre, le vizir Schemseddin Mohammed entra et voulut savoir la
cause de leur affliction. Dame de Beauté la lui apprit et lui raconta la
mortification qu’Agib avait reçue à l’école. Ce récit toucha vivement
le vizir, qui joignit ses pleurs à leurs larmes et qui, jugeant par là que
tout le monde tenait des discours contre l’honneur de sa fille, en fut au
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 329

désespoir. Frappé de cette cruelle pensée, il alla au palais du sultan ;


et, après s’être prosterné à ses pieds il le supplia très humblement de
lui accorder la permission de faire un voyage dans les provinces du
Levant, et particulièrement à Balsora, pour aller chercher son neveu
Bedreddin Hassan, disant qu’il ne pouvait souffrir qu’on pensât dans
la ville qu’un génie eût couché avec sa fille Dame de beauté. Le sultan
entra dans les peines du vizir, approuva sa résolution et lui permit de
l’exécuter : il lui fit même expédier une patente par laquelle il priait,
dans les termes les plus obligeants, les princes et les seigneurs des
lieux où pourrait être Bedreddin de consentir que le vizir l’emmenât
avec lui.

Schemseddin Mohammed ne trouva pas de paroles assez fortes pour


remercier dignement le sultan de la bonté qu’il avait pour lui. Il se
contenta de se prosterner devant ce prince une seconde fois ; mais les
larmes qui coulaient de ses yeux marquèrent assez sa reconnaissance.
Enfin, il prit congé du sultan, après lui avoir souhaité toutes sortes de
prospérités. Lorsqu’il fut de retour au logis, il ne songea qu’à disposer
toutes choses pour son départ. Les préparatifs en furent faits avec tant
de diligence, qu’au bout de quatre jours il partit, accompagné de sa
fille, Dame de beauté, et d’Agib, son petit-fils. Ils marchèrent dix-neuf
jours de suite, sans s’arrêter en nul endroit ; mais le vingtième, étant
arrivés dans une fort belle prairie peu éloignée des portes de Damas,
ils mirent pied à terre et firent dresser leurs tentes sur le bord d’une
rivière qui passe au travers de la ville et rend ses environs très
agréables.

Le vizir Schemseddin Mohammed déclara qu’il voulait séjourner deux


jours dans ce beau lieu, et que le troisième il continuerait son voyage.
Cependant il permit aux gens de sa suite d’aller à Damas. Ils
profitèrent presque tous de cette permission, les uns poussés par la
curiosité de voir une ville dont ils avaient entendu parler si
avantageusement, les autres pour y vendre des marchandises
d’Égypte, qu’ils avaient apportées, ou pour y acheter des étoffes et des
raretés du pays. Dame de beauté, souhaitant que son fils Agib eût
aussi la satisfaction de se promener dans cette célèbre ville, ordonna à
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 330

l’eunuque noir qui servait de gouverneur à cet enfant de l’y conduire


et de bien prendre garde qu’il ne lui arrivât quelque accident.

Agib, magnifiquement habillé, se mit en marche avec l’eunuque, qui


avait à la main une grosse canne. Ils ne furent pas plus tôt entrés dans
la ville, qu’Agib, qui était beau comme le jour, attira sur lui les yeux
de tout le monde. Les uns sortaient de leurs maisons pour le voir de
plus près, les autres mettaient la tête aux fenêtres ; et ceux qui
passaient dans les rues ne se contentaient pas de s’arrêter pour le
regarder, ils l’accompagnaient pour avoir le plaisir de le considérer
plus longtemps. Enfin, il n’y avait personne qui ne l’admirât et qui ne
donnât mille bénédictions au père et à la mère qui avaient mis au
monde un si bel entant. L’eunuque et lui arrivèrent par hasard devant
la boutique où était Bedreddin Hassan, et là ils se virent entourés
d’une si grande foule de peuple, qu’ils furent obligés de s’arrêter.

Le pâtissier qui avait adopté Bedreddin Hassan était mort depuis


quelques années et lui avait laissé, comme à son héritier, sa boutique
avec tous ses autres biens. Bedreddin était donc alors maître de la
boutique, et il exerçait la profession de pâtissier si habilement qu’il
était en grande réputation dans Damas. Voyant que tout le monde
assemblé devant sa porte regardait avec beaucoup d’attention Agib et
l’eunuque noir, il se mit à les regarder aussi. Ayant jeté les yeux
particulièrement sur Agib, il se sentit aussitôt tout ému, sans savoir
pourquoi. Il n’était pas frappé, comme le peuple, de l’éclatante beauté
de ce jeune garçon ; son trouble et son émotion avaient une autre
cause, qui lui était inconnue c’était la force du sang qui agissait dans
ce tendre père. Interrompant ses occupations, il s’approcha d’Agib et
lui dit d’un air engageant : « Petit seigneur qui m’avez gagné l’âme,
faites-moi la grâce d’entrer dans ma boutique et de manger quelque
chose de ma façon, afin que, pendant ce temps-là, j’aie le plaisir de
vous admirer à mon aise. » Il prononça ces paroles avec tant de
tendresse, que les larmes lui en vinrent aux yeux. Le jeune Agib en fut
touché et se tourna vers l’eunuque : « Ce bon homme, lui dit-il, a une
physionomie qui me plaît, et il me parle d’une manière si affectueuse,
que je ne puis me défendre de faire ce qu’il souhaite. Entrons chez lui
et mangeons de sa pâtisserie. — Ah ! vraiment, lui dit l’esclave, il
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 331

ferait beau voir qu’un fils de vizir comme vous entrât dans la boutique
d’un pâtissier pour y manger ! ne croyez pas que je le souffre. —
Hélas ! mon petit seigneur, s’écria alors Bedreddin Hassan, on est
bien cruel de confier votre conduite à un homme qui vous traite avec
tant de dureté. » Puis, s’adressant à l’eunuque : « Mon bon ami,
ajouta-t-il, n’empêchez pas ce jeune seigneur de m’accorder la grâce
que je lui demande ; ne me donnez pas cette mortification. Faites-moi
plutôt l’honneur d’entrer avec lui chez moi, et par là vous ferez
connaître que si vous êtes brun au dehors comme la châtaigne, vous
êtes blanc aussi au dedans comme elle. Savez-vous bien, poursuivit-il,
que je sais le secret de vous rendre blanc, de noir que vous êtes ? »
L’eunuque se mit à rire à ce discours, et demanda à Bedreddin ce que
c’était que ce secret. « Je vais vous l’apprendre », répondit-il. Aussitôt
il lui récita des vers à la louange des eunuques noirs, disant que c’était
par leur ministère que l’honneur des sultans, des princes et de tous les
grands était en sûreté. L’eunuque fut charmé de ces vers, et, cessant
de résister aux prières de Bedreddin, laissa entrer Agib dans sa
boutique et y entra aussi lui-même.

Bedreddin Hassan sentit une extrême joie d’avoir obtenu ce qu’il avait
désiré avec tant d’ardeur, et se remettant au travail qu’il avait
interrompu : « Je faisais, dit-il, des tartes à la crème ; il faut, s’il vous
plaît, que vous en mangiez ; je suis persuadé que vous les trouverez
excellentes, car ma mère, qui les fait admirablement bien, m’a appris à
les faire, et l’on vient en prendre chez moi de tous les endroits de cette
ville. » En achevant ces mots, il tira du four une tarte à la crème, et
après avoir mis dessus des grains de grenade et du sucre, il la servit
devant Agib, qui la trouva délicieuse. L’eunuque, à qui Bedreddin en
présenta aussi, en porta le même jugement.

Pendant qu’ils mangeaient tous deux, Bedreddin Hassan examinait


Agib avec une grande attention, et comme il se représentait, en le
regardant, qu’il avait peut-être un semblable fils de la charmante
épouse dont il avait été sitôt et si cruellement séparé, cette pensée fit
couler de ses yeux quelques larmes. Il se préparait à faire des
questions au petit Agib sur le sujet de son voyage à Damas ; mais cet
enfant n’eut pas le temps de satisfaire sa curiosité, parce que
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 332

l’eunuque, qui le pressait de s’en retourner sous les tentes de son


aïeul, l’emmena dès qu’il eut mangé. Bedreddin Hassan ne se contenta
pas de les suivre de l’œil ; il ferma sa boutique promptement, courut
sur leurs pas, et les joignit avant qu’ils fussent arrivés à la porte de la
ville. L’eunuque, s’étant aperçu qu’il les suivait, en fut extrêmement
surpris. « Importun que vous êtes, lui dit-il en colère, que demandez-
vous ? — Mon bon ami, lui répondit Bedreddin, ne vous fâchez : pas
j’ai hors de la ville une petite affaire dont je me suis souvenu, et à
laquelle il faut que j’aille donner ordre. » Cette réponse n’apaisa point
l’eunuque, qui, se tournant vers Agib, lui dit : « Voilà ce que vous
m’avez attiré. Je l’avais bien prévu, que je me repentirais de ma
complaisance vous avez voulu entrer dans la boutique de cet homme ;
je ne suis pas sage de vous l’avoir permis. — Peut-être, dit Agib, a-t-il
effectivement affaire hors de la ville ; et les chemins sont libres pour
tout le monde. » En disant cela, ils continuèrent de marcher l’un et
l’autre, sans regarder derrière eux, jusqu’au moment où, arrivés près
des tentes du vizir, ils se retournèrent pour voir si Bedreddin les
suivait toujours. Alors Agib, remarquant qu’il était à deux pas de lui,
rougit et pâlit successivement, selon les divers mouvements qui
l’agitaient. Il craignait que le vizir, son aïeul, ne vînt à savoir qu’il
était entré dans la boutique d’un pâtissier, et qu’il y avait mangé. Dans
cette crainte, ramassant une assez grosse pierre qui se trouva à ses
pieds, il la lui jeta, le frappa au milieu du front, et lui couvrit le visage
de sang ; après quoi, se mettant à courir de toute sa force, il se sauva
sous les tentes avec l’eunuque, qui dit à Bedreddin Hassan qu’il ne
devait pas se plaindre de ce malheur, qu’il avait mérité et qu’il s’était
attiré lui-même.

Bedreddin reprit le chemin de la ville en étanchant le sang de sa plaie


avec son tablier qu’il n’avait pas ôté. « J’ai eu tort, disait-il en lui-
même, d’avoir abandonné ma maison pour faire tant de peine à cet
enfant ; car il ne m’a traité de cette manière que parce qu’il a cru sans
doute que je méditais quelque dessein funeste contre lui. » Étant arrivé
chez lui, il se fit panser, et se consola de cet accident en faisant
réflexion qu’il y avait sur la terre une infinité de gens encore plus
malheureux que lui.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 333

Bedreddin continua d’exercer sa profession de pâtissier à Damas, et


son oncle Schemseddin Mohammed en partit, trois jours après son
arrivée. Il prit la route d’Emèse d’où il se rendit à Hamach 48 , et de là
à Alep, où il s’arrêta deux jours. D’Alep, il alla passer l’Euphrate,
entra dans la Mésopotamie ; et après avoir traversé Mardin, Moussoul,
Sengira, Diarbékir 49 et plusieurs autres villes, arriva enfin à Balsora,
où d’abord il fit demander audience au sultan, qui ne fut pas plus tôt
informé du rang de Schemseddin Mohammed, qu’il la lui donna. Il le
reçut même très favorablement, et lui demanda le sujet de son voyage
à Balsora. « Sire, répondit le vizir Schemseddin Mohammed, je suis
venu pour apprendre des nouvelles du fils de Noureddin Ali, mon
frère, qui a eu l’honneur de servir Votre Majesté. — Il y a longtemps
que Noureddin Ali est mort, reprit le sultan. A l’égard de son fils, tout
ce qu’on vous en pourra dire, c’est qu’environ deux mois après la
mort de son père, il disparut tout à coup, et que personne ne l’a vu
depuis ce temps-là, quelque soin que j’aie pris de le faire chercher.
Mais sa mère, qui est fille d’un de mes vizirs, vit encore. »
Schemseddin Mohammed lui demanda la permission de la voir et de
l’emmener en Egypte. Le sultan y ayant consenti il ne voulut pas
différer au lendemain de se donner cette satisfaction ; il se fit
enseigner où demeurait cette dame, et se rendit chez elle à l’heure
même, accompagné de sa fille et de son petit-fils.

La veuve de Noureddin Ali demeurait toujours dans l’hôtel où avait


demeuré son mari jusqu’à sa mort. C’était une très belle maison
superbement bâtie et ornée de colonnes de marbre ; mais Schemseddin
Mohammed ne s’arrêta pas à l’admirer. En arrivant, il baisa la porte et
un marbre sur lequel était écrit en lettres d’or le nom de son frère. Il
demanda à parler à sa belle-sœur. Les domestiques lui dirent qu’elle
était dans un petit édifice en forme de dôme, qu’ils lui montrèrent au
milieu d’une cour très spacieuse. En effet, cette tendre mère avait
coutume d’aller passer la meilleure partie du jour et de la nuit dans cet

48 Villes de Syrie sur l’Oronte, ressortissant au gouvernement du pachalik de


Damas.
49 Quatre villes du Diarbeck. Le Diarbeck, ou la Mésopotamie, est la partie de
l’Assyrie enfermée entre le Tigre et l’Euphrate, et c’est de cette position
qu’elle emprunte son nom.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 334

édifice, qu’elle avait fait bâtir pour représenter le tombeau de


Bedreddin Hassan, qu’elle croyait mort, après l’avoir si longtemps
attendu en vain. Elle y était alors, occupée à pleurer ce cher fils, et
Schemseddin Mohammed la trouva ensevelie dans une affliction
mortelle.

Il lui fit son compliment ; et, après l’avoir suppliée de suspendre ses
larmes et ses gémissements, il lui apprit qu’il avait l’honneur d’être
son beau-frère, et lui dit la raison qui l’avait obligé de partir du Caire
et de venir à Balsora.

Après avoir instruit sa belle-sœur de tout ce qui s’était passé au Caire,


la nuit des noces de sa fille ; après lui avoir conté la surprise que lui
avait causée la découverte du cahier cousu dans le turban de
Bedreddin, il lui présenta Agib et Dame de beauté.

Quand la veuve de Noureddin Ali, qui était demeurée assise, comme


une femme qui ne prenait plus de part aux choses du monde, eut
compris, par le discours qu’elle venait d’entendre, que le cher fils
qu’elle regrettait tant pouvait vivre encore, elle se leva, embrassa très
étroitement Dame de beauté et son petit-fils Agib ; et reconnaissant,
dans ce dernier, les traits de Bedreddin, elle versa des larmes d’une
nature bien différente de celles qu’elle répandait depuis si longtemps.
Elle ne pouvait se lasser de baiser ce jeune homme, qui, de son côté,
recevait ses embrassements avec toutes les démonstrations de joie
dont il était capable. « Madame, dit Schemseddin Mohammed, il est
temps de finir vos regrets et d’essuyer vos larmes ; il faut vous
disposer à venir en Égypte avec nous. Le sultan de Balsora me permet
de vous emmener, et je ne doute pas que vous n’y consentiez. J’espère
que nous rencontrerons enfin votre fils, mon neveu ; et si cela arrive,
son histoire, la vôtre, celle de ma fille et la mienne mériteront d’être
écrites, pour être transmises à la postérité. »

La veuve de Noureddin Ali écouta cette proposition avec plaisir et fit


travailler, dès ce moment, aux préparatifs de son départ. Pendant ce
temps-là, Schemseddin Mohammed demanda une seconde audience ;
et, ayant pris congé du sultan, qui le renvoya comblé d’honneurs, avec
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 335

un présent considérable pour le sultan d’Égypte, il partit de Balsora, et


reprit le chemin de Damas.

Lorsqu’il fut près de cette ville, il fit dresser ses tentes hors de la porte
par laquelle il devait entrer, et dit qu’il y séjournerait trois jours, pour
faire reposer son équipage et pour acheter ce qu’il trouverait de plus
curieux et de plus digne d’être présenté au sultan d’Égypte.

Pendant qu’il était occupé à choisir lui-même les plus belles étoffes
que les principaux marchands avaient apportées sous ses tentes, Agib
pria l’eunuque noir, son conducteur, de le mener promener dans la
ville, disant qu’il souhaitait voir les choses qu’il n’avait pas eu le
temps de voir en passant, et qu’il serait bien aise aussi d’apprendre
des nouvelles du pâtissier à qui il avait donné un coup de pierre.
L’eunuque y consentit, marcha vers la ville avec lui, après en avoir
obtenu la permission de sa mère, Dame de beauté.

Ils entrèrent dans Damas par la porte du palais, qui était la plus proche
des tentes du vizir Schemseddin Mohammed. Ils parcoururent les
grandes places, les lieux publics et couverts où se vendaient les
marchandises les plus riches, et virent l’ancienne mosquée des
Ommiades 50 , dans le temps qu’on s’y assemblait pour faire la prière
d’entre le midi et le coucher du soleil. Ils passèrent ensuite devant la
boutique de Bedreddin Hassan, qu’ils trouvèrent encore occupé à faire
des tartes à la crème. « Je vous salue, lui dit Agib, regardez-moi : vous
souvenez-vous de m’avoir vu ? » A ces mots Bedreddin jeta les yeux
sur lui ; et le reconnaissant (ô prodigieux effet de l’amour paternel !) il
sentit la même émotion que la première fois : il se troubla ; et au lieu
de lui répondre, il demeura longtemps sans pouvoir proférer une seule
parole. Néanmoins, ayant rappelé ses esprits : « Mon petit seigneur,
lui dit-il, faites-moi la grâce d’entrer encore une fois chez moi avec
votre gouverneur : venez goûter d’une tarte à la crème. Je vous
supplie de me pardonner la peine que je vous fis en vous suivant hors
de la ville : je ne me possédais pas, je ne savais ce que je faisais ; vous

50 Nom des califes de Damas, qui leur vint d’Ommiah, un de leurs ancêtres.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 336

m’entraîniez après vous sans que je pusse résister à une si douce


violence. »

Agib, étonné d’entendre ce que lui disait Bedreddin, répondit : « Il y a


de l’excès dans l’amitié que vous me témoignez, et je ne veux point
entrer chez vous que vous ne vous soyez engagé par serment à ne me
pas suivre quand j’en serai sorti. Si vous me le promettez et que vous
soyez homme de parole, je vous reviendrai voir encore demain,
pendant que le vizir mon aïeul achètera de quoi faire présent au sultan
d’Égypte. — Mon petit seigneur, reprit Bedreddin Hassan, je ferai
tout ce que vous m’ordonnerez. » A ces mots, Agib et l’eunuque
entrèrent dans la boutique.

Bedreddin leur servit aussitôt une tarte à la crème qui n’était pas
moins délicate ni moins excellente que celle qu’il leur avait présentée
la première fois. « Venez, lui dit Agib, asseyez-vous auprès de moi et
mangez avec nous. » Bedreddin, s’étant assis, voulut embrasser Agib,
pour lui marquer la joie qu’il avait de se voir à ses côtés ; mais Agib le
repoussa en lui disant : « Tenez-vous en repos, votre amitié est trop
vive. Contentez-vous de me regarder et de m’entretenir. » Bedreddin
obéit et se mit à chanter une chanson dont il composa sur-le-champ les
paroles à la louange d’Agib. Il ne mangea point, et ne fit autre chose
que servir ses hôtes. Lorsqu’ils eurent achevé de manger, il leur
présenta à laver 51 et une serviette très blanche pour s’essuyer les
mains. Il prit ensuite un vase de sorbet et leur en prépara plein une
grande porcelaine, où il mit de la neige 52 fort propre. Puis, présentant
la porcelaine au petit Agib : « Prenez, lui dit-il, c’est un sorbet de
rose, le plus délicieux qu’on puisse trouver dans toute cette ville ;
jamais vous n’en avez goûté de meilleur. » Agib en ayant bu avec
plaisir, Bedreddin Hassan reprit la porcelaine et la présenta aussi à
l’eunuque, qui but à longs traits toute la liqueur, jusqu’à la dernière
goutte.

51 Les mahométans ne se servent pas de fourchettes ; aussi cet acte de propreté


leur est-il indispensable après chaque repas.
52 C’est ainsi que l’on rafraîchit la boisson promptement dans tout le Levant.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 337

Enfin Agib et son gouverneur, rassasiés, remercièrent le pâtissier de la


bonne chère qu’il leur avait faite, et se retirèrent en diligence, parce
qu’il était déjà un peu tard. Ils arrivèrent sous les tentes de
Schemseddin Mohammed, et allèrent d’abord à celle des dames. La
grand’mère d’Agib fut ravie de le revoir ; et comme elle avait toujours
son fils Bedreddin dans l’esprit, elle ne put retenir ses larmes en
embrassant Agib. « Ah mon fils, lui dit-elle, ma joie serait parfaite si
j’avais le plaisir d’embrasser votre père, Bedreddin Hassan, comme je
vous embrasse. » Elle se mettait alors à table pour souper ; elle le fit
asseoir auprès d’elle, lui fit plusieurs questions sur sa promenade ; et,
en lui disant qu’il ne devait pas manquer d’appétit, elle lui servit un
morceau d’une tarte à la crème qu’elle avait faite elle-même, et qui
était excellente ; car on a déjà dit qu’elle les savait mieux faire que les
meilleurs pâtissiers. Elle en présenta aussi à l’eunuque ; mais ils en
avaient tellement mangé l’un et l’autre chez Bedreddin, qu’ils n’en
pouvaient pas seulement goûter.

Agib eut à peine touché au morceau de tarte à la crème qu’on lui avait
servi que, feignant de ne le pas trouver à son goût, il le laissa tout
entier ; et Schaban 53 (c’est le nom de l’eunuque) fit la même chose.
La veuve de Noureddin Ali s’aperçut du peu de cas que son petit-fils
faisait de sa tarte. « Eh quoi ! mon fils, lui dit-elle, est-il possible que
vous méprisiez ainsi l’ouvrage de mes propres mains ? Apprenez que
personne au monde n’est capable de faire de si bonnes tartes à la
crème, excepté votre père, Bedreddin Hassan, à qui j’ai enseigné le
grand art d’en faire de pareilles. — Ah ! ma bonne grand’mère, s’écria
Agib, permettez-moi de vous dire que, si vous n’en savez pas faire de
meilleures, il y a un pâtissier dans cette ville qui vous surpasse dans ce
grand art : nous venons d’en manger chez lui une qui vaut beaucoup
mieux que celle-ci. »

A ces paroles, la grand’mère, regardant l’eunuque de travers :


« Comment, Schaban lui dit-elle avec colère, vous a-t-on commis la
garde de mon petit-fils pour le mener manger chez des pâtissiers,
comme un gueux ? — Madame, répondit l’eunuque, il est bien vrai

53 Les Orientaux donnent ordinairement ce nom aux eunuques noirs.


Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 338

que nous nous sommes entretenus quelque temps avec un pâtissier,


mais nous n’avons pas mangé chez lui. — Pardonnez-moi, interrompit
Agib, nous sommes entrés dans sa boutique, et nous y avons mangé
d’une tarte à la crème. » La dame, plus irritée qu’auparavant contre
l’eunuque, se leva de table assez brusquement, courut à la tente de
Schemseddin Mohammed, qu’elle informa du délit de l’eunuque, dans
des termes plus propres à animer le vizir contre le délinquant qu’à lui
faire excuser sa faute.

Schemseddin Mohammed, qui était naturellement emporté, ne perdit


pas une si belle occasion de se mettre en colère. Il se rendit à l’instant
sous la tente de sa belle-sœur, et dit à l’eunuque : « Quoi, malheureux
tu as la hardiesse d’abuser de la confiance que j’ai en toi ! » Schaban,
quoique suffisamment convaincu par le témoignage d’Agib, prit le
parti de nier encore le fait. Mais l’enfant, soutenant toujours le
contraire : « Mon grand-père, dit-il à Schemseddin Mohammed, je
vous assure que nous avons si bien mangé l’un et l’autre, que nous
n’avons pas besoin de souper : le pâtissier nous a même régalés d’une
grande porcelaine de sorbet. Eh bien méchant esclave, s’écria le vizir
en se tournant vers l’eunuque, après cela, ne veux-tu pas convenir que
vous êtes entrés tous deux chez un pâtissier, et que vous y avez
mangé ? » Schaban eut encore l’effronterie de jurer que cela n’était
pas. « Tu es un menteur, lui dit alors le vizir : je crois plutôt mon
petit-fils que toi. Néanmoins, si tu peux manger toute cette tarte à la
crème qui est sur la table, je serai persuadé que tu dis la vérité. »

Schaban, quoiqu’il en eût jusqu’à la gorge, se soumit à cette épreuve


et prit un morceau de la tarte à la crème ; mais il fut obligé de le
retirer de sa bouche, car le cœur lui souleva. Il ne laissa pas pourtant
de mentir encore, en disant qu’il avait tant mangé le jour précédent,
que l’appétit ne lui était pas encore revenu. Le vizir, irrité de tous les
mensonges de l’eunuque, et convaincu qu’il était coupable, le fit
coucher par terre et commanda qu’on lui donnât la bastonnade. Le
malheureux poussa de grands cris en souffrant ce châtiment, et
confessa la vérité. « Il est vrai, s’écria-t-il, que nous avons mangé une
tarte à la crème chez un pâtissier et elle était cent fois meilleure que
celle qui est sur cette table. »
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 339

La veuve de Noureddin Ali crut que c’était par dépit contre elle et
pour la mortifier que Schaban louait la tarte du pâtissier. C’est
pourquoi, s’adressant à lui : « Je ne puis croire, dit-elle, que les tartes
à la crème de ce pâtissier soient meilleures que les miennes. Je veux
m’en éclaircir ; tu sais où il demeure ; va chez lui et m’apporte une
tarte à la crème tout à l’heure. » En parlant ainsi, elle fit donner de
l’argent à l’eunuque, pour acheter la tarte, et il partit. Étant arrivé à la
boutique de Bedreddin : « Bon pâtissier, lui dit-il, tenez, voilà de
l’argent, donnez-moi une tarte à la crème ; une de nos dames souhaite
d’en goûter. » Il y en avait alors de toutes chaudes ; Bedreddin choisit
la meilleure, en la donnant à l’eunuque : « Prenez celle-ci, dit-il, je
vous la garantis excellente, et je puis vous assurer que personne au
monde n’est capable d’en faire de semblables, si ce n’est ma mère, qui
vit peut-être encore. »

Schaban revint en diligence sous les tentes, avec sa tarte à la crème. Il


la présenta à la veuve de Noureddin Ali, qui la prit avec
empressement. Elle en rompit un morceau pour le manger ; mais elle
ne l’eut pas plus tôt porté à sa bouche qu’elle fit un grand cri et tomba
évanouie. Schemseddin Mohammed, qui était présent, fut
extrêmement étonné de cet accident ; il jeta de l’eau lui-même au
visage de sa belle-sœur, et s’empressa fort de la secourir. Dès qu’elle
fut revenue de sa faiblesse : « O Dieu ! s’écria-t-elle, il faut que ce soit
mon fils, mon cher fils Bedreddin, qui ait fait cette tarte. »

Quand le vizir Schemseddin Mohammed eut entendu dire à sa belle-


sœur qu’il fallait que ce fût Bedreddin Hassan qui eût fait la tarte à la
crème que l’eunuque venait d’apporter, il sentit une joie
inconcevable ; mais, venant à faire réflexion que cette joie était sans
fondement, et que, selon toutes les apparences, la conjecture de la
veuve de Noureddin devait être fausse, il lui dit : « Mais, madame,
pourquoi avez-vous cette opinion ? Ne se peut-il pas trouver un
pâtissier au monde qui sache aussi bien faire des tartes à la crème que
votre fils ? — Je conviens, répondit-elle, qu’il y a peut-être des
pâtissiers capables d’en faire d’aussi bonnes ; mais comme je les fais
d’une manière toute singulière, et que nul autre que mon fils n’a ce
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 340

secret, il faut absolument que ce soit lui qui ait fait celle-ci.
Réjouissons-nous, mon frère, ajouta-t-elle avec transport, nous avons
enfin trouvé ce que nous cherchons et désirons depuis si longtemps.
— Madame, répliqua le vizir, modérez, je vous prie, votre impatience,
nous saurons bientôt ce que nous en devons penser. Il n’y a qu’à faire
venir ici le pâtissier : si c’est Bedreddin Hassan, vous le reconnaîtrez
bien, ma fille et vous. Mais il faut que vous vous cachiez toutes deux
et que vous le voyiez. sans qu’il vous voie ; car je ne veux pas que
notre reconnaissance se fasse à Damas : j’ai dessein de la prolonger
jusqu’à ce que nous soyons de retour au Caire, où je me propose de
vous donner un divertissement très agréable. »

En achevant ces paroles, il laissa les dames sous leur tente et se rendit
sous la sienne. Là, il fit venir cinquante de ses gens et leur dit :
« Prenez chacun un bâton et suivez Schaban, qui va vous conduire
chez un pâtissier de cette ville. Lorsque vous y serez arrivés, rompez,
brisez tout ce que vous trouverez dans sa boutique. S’il vous demande
pourquoi vous faites ce désordre, demandez-lui seulement si ce n’est
pas lui qui a fait la tarte à la crème qu’on a été prendre chez lui.S’il
vous répond que oui, saisissez-vous de sa personne, liez-le bien et me
l’amenez ; mais gardez-vous de le frapper ni de lui faire le moindre
mal. Allez, et ne perdez pas de temps. »

Le vizir fut promptement obéi ; ses gens, armés de bâtons et conduits


par l’eunuque noir, se rendirent en diligence chez Bedreddin Hassan,
où ils mirent en pièces les plats, les chaudrons, les casseroles, les
tables et tous les autres meubles et ustensiles qu’ils trouvèrent, et
inondèrent sa boutique de sorbet, de crème, et de confitures. A ce
spectacle, Bedreddin Hassan, fort étonné, leur dit d’un ton de voix
pitoyable : « Hé bonnes gens, pourquoi me traitez-vous de la sorte ?
De quoi s’agit-il ? Qu’ai-je fait ? — N’est-ce pas vous, dirent-ils, qui
avez fait la tarte à la crème que vous avez vendue à l’eunuque que
vous voyez ? — Oui, c’est moi-même, répondit-il ; qu’y trouve-t-on à
dire ? Je défie qui que ce soit d’en faire une meilleure. » Au lieu de lui
repartir, ils continuèrent de briser tout, et le four même ne fut pas
épargné.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 341

Cependant, les voisins étant accourus au bruit, et fort surpris de voir


cinquante hommes armés commettre un pareil désordre, demandaient
le sujet d’une si grande violence, et Bedreddin encore une fois dit à
ceux qui la lui faisaient : « Apprenez-moi, de grâce, quel crime je puis
avoir commis, pour rompre et briser ainsi tout ce qu’il y a chez moi ?
— N’est-ce pas vous, répondirent-ils, qui avez fait la tarte à la crème
que vous avez vendue à cet eunuque ? — Oui, oui, c’est moi, repartit-
il, je soutiens qu’elle est bonne, et je ne mérite pas le traitement
injuste que vous me faites. » Ils se saisirent de sa personne sans
l’écouter ; et, après lui avoir arraché la toile de son turban, ils s’en
servirent pour lui lier les mains derrière le dos ; puis, le tirant par
force de sa boutique, ils commencèrent à l’emmener.

La populace qui s’était assemblée là, touchée de compassion pour


Bedreddin, prit son parti et voulut s’opposer au dessein des gens de
Schemseddin Mohammed ; mais il survint en ce moment des officiers
du gouverneur de la ville, qui écartèrent le peuple et favorisèrent
l’enlèvement de Bedredd1n, parce que Schemseddin Mohammed était
allé chez le gouverneur de Damas pour l’informer de l’ordre qu’il
avait donné et pour lui demander main forte ; et ce gouverneur, qui
commandait sur toute la Syrie au nom du sultan d’Égypte, n’avait eu
garde de rien refuser au vizir de son maître. On entraînait donc
Bedreddin, malgré ses cris et ses larmes ; il avait beau demander en
chemin aux personnes qui l’emmenaient ce que l’on avait trouvé dans
sa tarte à la crème, on ne lui répondait rien. Enfin il arriva sous les
tentes, où on le fit attendre jusqu’à ce que Schemseddin Mohammed
fût revenu de chez le gouverneur de Damas.

Le vizir, étant de retour, demanda des nouvelles du pâtissier ; on le lui


amena. « Seigneur, lui dit Bedreddin les larmes aux yeux, faites-moi
la grâce de me dire en quoi je vous ai offensé. — Ah ! malheureux,
répondit le vizir, n’est-ce pas toi qui as fait la tarte à la crème que tu
m’as envoyée ? — J’avoue que c’est moi, repartit Bedreddin. Quel
crime ai-je commis en cela ? — Je te châtierai comme tu le mérites,
répliqua Schemseddin Mohammed, et il t’en coûtera la vie, pour avoir
fait une si méchante tarte. — Eh ! bon Dieu, s’écria Bedreddin,
qu’est-ce que j’entends ? Est-ce un crime digne de mort d’avoir fait
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 342

une méchante tarte à la crème ? — Oui, dit le vizir, et tu ne dois pas


attendre de moi un autre traitement. »

Pendant qu’ils s’entretenaient ainsi tous deux, les dames, qui s’étaient
cachées, observaient avec attention Bedreddin, qu’elles n’eurent pas
de peine à reconnaître, malgré le temps qui s’était écoulé depuis
qu’elles ne l’avaient vu. La joie qu’elles en eurent fut telle, qu’elles en
tombèrent évanouies. Quand elles furent revenues de leur
évanouissement, elles voulaient s’aller jeter au cou de Bedreddin ;
mais la parole qu’elles avaient donnée au vizir, de ne se point montrer,
l’emporta sur les plus tendres mouvements de l’amour et de la nature.

Comme Schemseddin Mohammed avait résolu de partir cette même


nuit, il fit plier les tentes et préparer les voitures pour se mettre en
marche ; et, à l’égard de Bedreddin, il ordonna qu’on le mit dans une
caisse bien fermée, et qu’on le chargeât sur un chameau. Dès que tout
fut prêt pour le départ, le vizir et les gens de sa suite se mirent en
chemin. Ils marchèrent le reste de la nuit et le jour suivant sans se
reposer. Ils ne s’arrêtèrent qu’à l’entrée de la nuit. Alors on tira
Bedreddin Hassan de sa caisse, pour lui faire prendre de la nourriture ;
mais on eut soin de le tenir éloigné de sa mère et de sa femme ; et
pendant vingt jours que dura le voyage, on le traita de la même
manière.

En arrivant au Caire, on campa aux environs de la ville, par ordre du


vizir Schemseddin Mohammed, qui se fit amener Bedreddin, devant
lequel il dit à un charpentier, qu’il avait fait venir. « Va chercher du
bois et dresse promptement un poteau. — Eh ! seigneur, dit
Bedreddin, que prétendez-vous faire de ce poteau ? — T’y attacher,
repartit le vizir, et te faire ensuite promener par tous les quartiers de la
ville, afin qu’on voie en ta personne un indigne pâtissier, qui fait des
tartes à la crème sans y mettre de poivre. » A ces mots, Bedreddin
Hassan s’écria d’une manière si plaisante que Schemseddin
Mohammed eut bien de la peine à garder son sérieux : « Grand Dieu !
c’est donc pour n’avoir pas mis de poivre dans une tarte à la crème
qu’on veut me faire souffrir une mort aussi cruelle
qu’ignominieuse ! »
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 343

Le calife Haroun-al-Raschid, malgré sa gravité, ne put s’empêcher de


rire, quand le vizir Giafar lui dit que Schemseddin Mohammed
menaçait de faire mourir Bedreddin pour n’avoir pas mis du poivre
dans la tarte à la crème qu’il avait vendue à Schaban.

« Eh quoi ! disait Bedreddin, faut-il qu’on ait tout rompu et brisé dans
ma maison, qu’on m’ait emprisonné dans une caisse, et qu’enfin on
s’apprête à m’attacher à un poteau, et tout cela, parce que je ne mets
pas de poivre dans une tarte à la crème ! Hé, grand Dieu ! qui a jamais
entendu parler d’une pareille chose ? Sont-ce là des actions de
musulmans, de personnes qui font profession de probité, de justice, et
qui pratiquent toutes sortes de bonnes œuvres ? » En disant cela il
fondait en larmes, puis, recommençant ses plaintes : « Non, reprenait-
il, jamais personne n’a été traité si injustement ni si rigoureusement.
Est-il possible qu’on soit capable d’ôter la vie à un homme pour
n’avoir pas mis de poivre dans une tarte à la crème ? Que maudites
soient toutes les tartes à la crème, aussi bien que l’heure où je suis né !
Plût à Dieu que je fusse mort en ce moment ! »

Le désolé Bedreddin ne cessa de se lamenter, et lorsqu’on apporta le


poteau et les clous pour l’y clouer, il poussa de grands cris à ce
spectacle terrible : « O ciel ! dit-il, pouvez-vous souffrir que je meure
d’un trépas infâme et douloureux ? Et cela, pour quel crime ? Ce n’est
point pour avoir volé, ni pour avoir tué, ni pour avoir renié ma
religion : c’est pour n’avoir pas mis de poivre dans une tarte à la
crème ! »

Comme la nuit était déjà assez avancée, le vizir Schemseddin


Mohammed fit remettre Bedreddin dans sa caisse, et lui dit :
« Demeure là jusqu’à demain ; le jour ne se passera pas que je ne te
fasse mourir. » On emporta la caisse, et l’on en chargea le chameau
qui l’avait apportée depuis Damas. On rechargea en même temps tous
les autres chameaux ; et le vizir, étant monté à cheval, fit marcher
devant lui le chameau qui portait son neveu, et entra dans la ville,
suivi de tout son équipage. Après avoir passé plusieurs rues où
personne ne parut, parce que tout le monde s’était retiré, il se rendit à
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 344

son hôtel, où il fit décharger la caisse, avec défense de l’ouvrir que


lorsqu’il l’ordonnerait.

Tandis qu’on déchargeait les autres chameaux, il prit en particulier la


mère de Bedreddin Hassan et sa fille ; et, s’adressant à la dernière
« Dieu soit loué, lui dit-il, ma fille, de ce qu’il nous a fait si
heureusement rencontrer votre cousin et votre mari ! Vous vous
souvenez bien de l’état où était votre chambre la première nuit de vos
noces : allez, faites-y mettre toutes choses comme elles étaient alors.
Si pourtant vous ne vous en souveniez pas, je pourrais y suppléer par
l’écrit que j’en ai fait faire. De mon côté, je vais donner ordre au
reste. »

Dame de beauté alla exécuter avec joie ce que venait de lui ordonner
son père, qui commença aussi à disposer toutes choses dans la salle,
de la même manière qu’elles étaient lorsque Bedreddin Hassan s’y
était trouvé avec le palefrenier bossu du sultan d’Égypte. A mesure
qu’il lisait l’écrit, ses domestiques mettaient chaque meuble à sa
place. Le trône ne fut pas oublié, non plus que les bougies allumées.
Quand tout fut préparé dans la salle, le vizir entra dans la chambre de
sa fille, où il posa l’habillement de Bedreddin, avec la bourse de
sequins. Cela étant fait, il dit à Dame de beauté : « Déshabillez-vous,
ma fille, et vous couchez. Dès que Bedreddin sera entré dans cette
chambre, plaignez-vous de ce qu’il a été dehors trop longtemps, et
dites-lui que vous avez été bien étonnée, en vous réveillant, de ne le
pas trouver auprès de vous. Pressez-le de se remettre au lit, et demain
matin, vous nous divertirez, votre belle-mère et moi, en nous rendant
compte de ce qui se sera passé entre vous et lui cette nuit. » A ces
mots, il sortit de l’appartement de sa fille, et lui laissa la liberté de se
coucher.

chemseddin Mohammed fit sortir de la salle tous les domestiques qui


y étaient, et leur ordonna de s’éloigner, à la réserve de deux ou trois
qu’il fit demeurer. Il les chargea d’aller tirer Bedreddin hors de la
caisse, de le mettre en chemise et en caleçon, de le conduire en cet état
dans la salle, de l’y laisser tout seul, et d’en fermer la porte.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 345

Bedreddin Hassan, quoique accablé de douleur, s’était endormi


pendant tout ce temps-là ; si bien que les domestiques du vizir l’eurent
plus tôt tiré de la caisse, mis en chemise et en caleçon, qu’il ne fut
réveillé ; et ils le transportèrent dans la salle si brusquement, qu’ils ne
lui donnèrent pas le loisir de se reconnaître. Quand il se vit seul dans
la salle, il promena sa vue de toutes parts ; et, les choses qu’il voyait
rappelant dans sa mémoire le souvenir de ses noces, il s’aperçut avec
étonnement que c’était la même salle où il avait vu le palefrenier
bossu. Sa surprise augmenta encore lorsque, s’étant approché de la
porte d’une chambre qu’il trouva ouverte, il vit dedans son
habillement, au même endroit où il se souvenait de l’avoir mis la nuit
de ses noces. « Bon Dieu dit-il en se frottant les yeux, suis-je endormi,
suis-je éveillé ? »

Dame de beauté, qui l’observait, après s’être divertie de son


étonnement, ouvrit tout à coup les rideaux de son lit et avançant la
tête : « Mon cher seigneur, lui dit-elle d’un ton assez tendre, que
faites-vous à la porte ? Venez vous recoucher. Vous avez demeuré
dehors bien longtemps. J’ai été fort surprise, en me réveillant, de ne
vous pas trouver à mes côtés. » Bedreddin Hassan changea de visage
lorsqu’il reconnut que la dame qui lui parlait était cette charmante
personne avec laquelle il se souvenait d’avoir couché. Il entra dans la
chambre ; mais au lieu d’aller au lit, comme il était plein des idées de
tout ce qui lui était arrivé depuis dix ans, et qu’il ne pouvait se
persuader que tous ces événements se fussent passés en une seule nuit,
il s’approcha de la chaise où étaient ses habits et la bourse de sequins ;
et, après les avoir examinés avec beaucoup d’attention : « Par le grand
Dieu vivant, s’écria-t-il, voilà des choses que je ne puis
comprendre ! » La dame, qui prenait plaisir à voir son embarras, lui
dit : « Encore une fois, seigneur, venez vous remettre au lit. A quoi
vous amusez-vous ? » A ces paroles, il s’avança vers Dame de
beauté : « Je vous en supplie, madame, lui dit-il, de m’apprendre s’il y
a longtemps que je suis auprès de vous. — La question me surprend,
répondit-elle est-ce que vous ne vous êtes pas levé d’auprès de moi
tout à l’heure ? Il faut que vous ayez l’esprit bien préoccupé. —
Madame, reprit Bedreddin, je me souviens, il est vrai, d’avoir été près
de vous ; mais me souviens aussi d’avoir depuis demeuré dix ans à
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 346

Damas. Si j’ai, en effet, couché cette nuit avec vous, je ne puis pas en
avoir été éloigné si longtemps. Ces deux choses sont opposées, Dites-
moi, de grâce, ce que J’en dois penser ; si mon mariage avec vous est
une illusion, ou si c’est un songe que mon absence ? — Oui, seigneur,
repartit Dame de beauté, vous avez rêvé, sans doute, que vous aviez
été à Damas. — Il n’y a donc rien de si plaisant, s’écria Bedreddin en
faisant un éclat de rire. Je suis assuré, madame, que ce songe va vous
paraître très réjouissant. Imaginez-vous, s’il vous plaît, que je me suis
trouvé à la porte de Damas, en chemise et en caleçon, comme je suis
en ce moment ; que je suis entré dans la ville aux huées d’une
populace qui me suivait en m’insultant ; que je me suis sauvé chez un
pâtissier, qui m’a adopté, m’a appris son métier et m’a laissé tous ses
biens en mourant ; qu’après sa mort j’ai tenu sa boutique. Enfin,
madame, il m’est arrivé une infinité d’autres aventures, qui seraient.
trop longues à raconter ; et tout ce que je puis vous dire, c’est que je
n’ai pas mal fait de m’éveiller sans cela, on m’allait clouer à un
poteau. — Et pour quel sujet, dit Dame de beauté en faisant l’étonnée,
voulait-on vous traiter si cruellement ? Il fallait donc que vous eussiez
commis un crime énorme ? — Point du tout, répondit Bedreddin,
c’était pour la chose du monde la plus bizarre et la plus ridicule. Tout
mon crime était d’avoir vendu une tarte à la crème où je n’avais pas
mis de poivre. — Ah ! pour cela, dit Dame de beauté en riant de toute
sa force, il faut avouer qu’on vous faisait une horrible injustice. — O
madame, répliqua-t-il, ce n’est pas tout encore : pour cette, maudite
tarte à la crème, où l’on me reprochait de n’avoir pas mis de poivre,
on avait tout rompu et tout brisé dans ma boutique ; on m’avait lié
avec des cordes et enfermé dans une caisse, où j’étais si étroitement,
qu’il me semble que je m’en sens encore. Enfin, on avait fait venir un
charpentier, et on lui avait commandé de dresser un poteau pour me
rendre. Mais Dieu soit béni de ce que tout cela n’est que l’ouvrage du
sommeil ! »

Bedreddin ne passa pas tranquillement la nuit ; il se réveillait de temps


en temps et se demandait à lui-même s’il rêvait ou s’il était éveillé. Il
se défiait de son bonheur ; et, cherchant à s’en assurer, il ouvrait les
rideaux et parcourait des yeux toute la chambre. « Je ne me trompe
pas, disait-il : voilà la même chambre où je suis entré à la place du
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 347

bossu ; et je suis couché avec la belle dame qui lui était destinée. » Le
jour, qui paraissait, n’avait pas encore dissipé son inquiétude, lorsque
le vizir Schemseddin Mohammed, son oncle, frappa à la porte et entra
presque en même temps, pour lui donner le bonjour.

Bedreddin Hassan fut dans une surprise extrême, de voir paraître


subitement un homme qu’il connaissait si bien, mais qui n’avait plus
l’air de ce juge terrible qui avait prononcé l’arrêt de sa mort. « Ah !
c’est donc vous, s’écria-t-il, qui m’avez traité si indignement et
condamné à une mort qui me fait encore horreur, pour une tarte à la
crème où je n’avais pas mis de poivre ! » Le vizir se prit à rire, et,
pour le tirer de peine, lui conta comment, par le ministère d’un génie
(car le récit du bossu lui avait fait soupçonner l’aventure), il s’était
trouvé chez lui et avait épousé sa fille, à la place du palefrenier du
sultan. Il lui apprit ensuite que c’était par le cahier écrit de la main de
Noureddin Ali qu’il avait découvert qu’il était son neveu ; et enfin, il
lui dit qu’en conséquence de cette découverte, il était parti du Caire et
était allé jusqu’à Balsora, pour le chercher et apprendre de ses
nouvelles. « Mon cher neveu, ajouta-t-il en l’embrassant avec
beaucoup de tendresse, je vous demande pardon de tout ce que je vous
ai fait souffrir depuis que je vous ai reconnu. J’ai voulu vous ramener
chez moi avant que de vous apprendre votre bonheur, que vous devez
trouver d’autant plus charmant qu’il vous a coûté plus de peine.
Consolez-vous de toutes vos afflictions par la joie de vous voir rendu
aux personnes qui vous doivent être le plus chères. Pendant que vous
vous habillerez, je vais avertir votre mère, qui est dans une grande
impatience de vous embrasser, et je vous amènerai votre fils que vous
avez vu à Damas, et pour qui vous vous êtes senti tant d’inclination
sans le connaître. »

Il n’y a pas de paroles assez énergiques pour bien exprimer quelle fut
la joie de Bedreddin lorsqu’il vit sa mère et son fils Agib. Ces trois
personnes ne cessaient de s’embrasser et de faire paraître tous les
transports que le sang et la plus vive tendresse peuvent inspirer. La
mère dit les choses du monde les plus touchantes à Bedreddin : elle lui
parla de la douleur que lui avait causée une si longue absence, et des
pleurs qu’elle avait versés. Le petit Agib, au lieu de fuir, comme à
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 348

Damas, les embrassements de son père, ne se lassait point de les


recevoir ; et Bedreddin Hassan, partagé entre deux objets si dignes de
son amour, ne croyait pas leur pouvoir donner assez de marques de
son affection.

Pendant que ces choses se passaient chez Schemseddin Mohammed,


ce vizir était allé au palais rendre compte au sultan de l’heureux
succès de on voyage. Le sultan fut si charmé du récit de cette
merveilleuse histoire, qu’il la fit écrire, pour être conservée
soigneusement dans les archives du royaume. Aussitôt que
Schemseddin Mohammed fut de retour au logis, comme il avait fait
préparer un superbe festin, il se mit à table avec sa famille ; et toute sa
maison passa la journée dans de grandes réjouissances.

Le vizir Giafar ayant ainsi achevé l’histoire de Bedreddin Hassan, dit


au calife Haroun-al-Raschid : « Commandeur des croyants, voilà ce
que j’avais à raconter à Votre Majesté. » Le calife trouva cette histoire
si surprenante, qu’il accorda sans hésiter la grâce de l’esclave Riban ;
et pour consoler le jeune homme de la douleur qu’il avait de s’être
privé lui-même malheureusement d’une femme qu’il aimait beaucoup,
ce prince le maria avec une de ses esclaves, le combla de biens et le
chérit jusqu’à sa mort.

« Mais, sire, ajouta Scheherazade, remarquant que le jour commençait


à paraître, quelque agréable que soit l’histoire que je viens de
raconter, j’en sais une autre qui l’est encore davantage. Si Votre
Majesté souhaite de l’entendre la nuit prochaine, je suis assurée
qu’elle en demeurera d’accord. » Schahriar se leva sans rien dire, et
fort incertain de ce qu’il avait à faire. « La bonne sultane, dit-il en lui-
même, raconte de fort longues histoires ; et, quand une fois elle en a
commencé une, il n’y a pas moyen de refuser de l’entendre tout
entière. Je ne sais si je ne devrais pas la faire mourir aujourd’hui ;
mais non, ne précipitons rien : l’histoire dont elle me fait fête est peut-
être plus divertissante que toutes celles qu’elle m’a racontées
jusqu’ici ; il ne faut pas que je me prive du plaisir de l’entendre ; après
qu’elle m’en aura fait le récit, j’ordonnerai sa mort. »
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 349

La nuit suivante, Dinarzade ne manqua pas de réveiller avant le jour la


sultane des Indes, laquelle, après avoir demandé à Schahriar la
permission de commencer l’histoire qu’elle avait promis de raconter,
prit ainsi la parole :

Histoire du Petit Bossu

Retour à la Table des Matières

Il y avait autrefois à Casgar 54 , aux extrémités de la Grande Tartarie,


un tailleur qui avait une très belle femme qu’il aimait beaucoup et
dont il était aimé de même. Un jour qu’il travaillait, un petit bossu
vint s’asseoir à l’entrée de sa boutique et se mit à chanter en jouant du
tambour de basque. Le tailleur prit plaisir à l’entendre et résolut de
l’emmener dans sa maison pour réjouir sa femme ; il se dit à lui-
même : « Avec ses chansons il nous divertira tous deux ce soir. » Il lui
en fit la proposition, et, le bossu l’ayant acceptée, il ferma sa boutique
et le mena chez lui.

Dès qu’ils y furent arrivés, la femme du tailleur, qui avait déjà mis le
couvert, parce qu’il était temps de souper, servit un bon plat de
poisson qu’elle avait préparé. Ils se mirent tous trois à table ; mais, en
mangeant, le bossu avala, par malheur, une grosse arête ou un os, dont
il mourut en peu de moments, sans que le tailleur et sa femme y
pussent remédier. Ils furent l’un et l’autre d’autant plus effrayés de cet
accident, qu’il était arrivé chez eux, et qu’ils avaient à craindre que, si
la justice venait à le savoir, on ne les punît comme des assassins. Le
mari néanmoins trouva un expédient pour se défaire du corps du
mort ; il fit réflexion qu’il demeurait dans le voisinage un médecin
juif ; et là-dessus, ayant formé un projet, pour commencer à

54 Casgar ou Cashrgar, royaume d’Asie, dans la Tartarie.


Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 350

l’exécuter, sa femme et lui prirent le bossu, l’un par les pieds, l’autre
par la tête, et le portèrent jusqu’au logis du médecin. Ils frappèrent à
sa porte, où aboutissait un escalier très roide, par où l’on montait à sa
chambre. Une servante descend aussitôt, même sans lumière, ouvre, et
demande ce qu’ils souhaitent. « Remontez, s’il vous plaît, répondit le
tailleur, et dites à votre maître que nous lui amenons un homme bien
malade, pour qu’il lui ordonne quelque remède. Tenez, ajouta-t-il, en
lui mettant en main une pièce d’argent, donnez-lui cela par avance,
afin qu’il soit persuadé que nous n’avons pas dessein de lui faire
perdre sa peine. » Pendant que la servante remonta pour faire part au
médecin juif d’une si bonne nouvelle, le tailleur et sa femme portèrent
promptement le corps du bossu au haut de l’escalier, le laissèrent là et
retournèrent chez eux en diligence.

Cependant, la servante ayant dit au médecin qu’un homme et une


femme l’attendaient à la porte et le priaient de descendre, pour voir un
malade qu’ils avaient amené, et lui ayant remis entre les mains
l’argent qu’elle avait reçu, il se laissa transporter de joie se voyant
payé d’avance, il crut que c’était une bonne pratique qu’on lui amenait
et qu’il ne fallait pas négliger. « Prends vite de la lumière, dit-il à sa
servante, et suis-moi. » En disant cela, il s’avança vers l’escalier avec
tant de précipitation, qu’il n’attendit point qu’on l’éclairât ; et, venant
à rencontrer le bossu, il lui donna du pied dans les côtes si rudement,
qu’il le fit rouler jusqu’au bas de l’escalier ; peu s’en fallut qu’il ne
tombât et ne roulât avec lui. « Apporte donc vite de la lumière », cria-
t-il à sa servante. Enfin elle arriva ; il descendit avec elle, et, trouvant
que ce qui avait roulé était un homme mort, il fut tellement effrayé de
ce spectacle, qu’il invoqua Moïse, Aaron, Josué, Esdras, et tous les
autres prophètes de sa loi. « Malheureux que je suis ! disait-il,
pourquoi ai-je voulu descendre sans lumière ! J’ai achevé de tuer ce
malade qu’on m’avait amené. Je suis cause de sa mort, et, si le bon
âne d’Esdras 55 ne vient à mon secours, je suis perdu. Hélas ! on va
bientôt me tirer de chez moi comme un meurtrier. »

55 Cet âne est celui qui, selon les mahométans, servit de monture à Esdras quand
il vint de la captivité de Babylone à Jérusalem.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 351

Malgré le trouble qui l’agitait, il ne laissa pas d’avoir la précaution de


fermer sa porte, de peur que par hasard quelqu’un venant à passer par
la rue ne s’aperçût du malheur ont il se croyait la cause. Il prit ensuite
le cadavre, le porta dans la chambre de sa femme, qui faillit
s’évanouir quand elle le vit entrer avec cette fatale charge. « Ah ! c’est
fait de nous, s’écria-t-elle, si nous ne trouvons moyen de mettre, cette
nuit, hors de chez nous ce corps mort ! Nous perdrons
indubitablement la vie si nous le gardons jusqu’au jour. — Quel
malheur ! Comment avez-vous donc fait pour tuer cet homme ? — Il
ne s’agit point de cela, repartit le juif, il s’agit de trouver un remède à
un mal si pressant. »

Le médecin et sa femme délibérèrent ensemble sur le moyen de se


délivrer du corps mort pendant la nuit. Le médecin eut beau rêver, il
ne trouva nul stratagème pour sortir d’embarras ; mais sa femme, plus
fertile en inventions, dit « Il me vient une pensée : portons ce cadavre
sur la terrasse de notre logis et le jetons, par la cheminée dans la
maison du musulman notre voisin. »

Ce musulman était un des pourvoyeurs du sultan : il était chargé du


soin de fournir l’huile, le beurre et toutes sortes de graisses. Il avait
chez lui son magasin, où les rats et les souris faisaient un grand dégât.

Le médecin juif ayant approuvé l’expédient proposé, sa femme et lui


prirent le bossu, le portèrent sur le toit de leur maison ; et, après lui
avoir passé des cordes sous les aisselles, ils le descendirent, par la
cheminée, dans la chambre du pourvoyeur, si doucement, qu’il
demeura planté sur ses pieds contre le mur, comme s’il eût été vivant.
Lorsqu’ils le sentirent en bas, ils retirèrent les cordes et le laissèrent
dans l’attitude que je viens de dire. Ils étaient à peine descendus et
rentrés dans leur chambre, quand le pourvoyeur entra dans la sienne.
Il revenait d’un festin de noces auquel il avait été invité ce soir-là, et il
avait une lanterne à la main. Il fut assez surpris de voir, à la faveur de
sa lumière, un homme debout dans sa cheminée ; mais comme il était
naturellement courageux, et qu’il s’imagina que c’était un voleur, il se
saisit d’un gros bâton, avec quoi courant droit au bossu : « Ah ! ah !
lui dit-il, je m’imaginais que c’étaient les rats et les souris qui
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 352

mangeaient mon beurre et mes graisses ; et c’est toi qui descends par
la cheminée pour me voler ! Je ne crois pas qu’il te reprenne jamais
envie d’y revenir. » En achevant ces mots, il frappa le bossu et lui
donna plusieurs coups de bâton. Le cadavre tomba le nez contre terre ;
le pourvoyeur redoubla ses coups ; mais remarquant enfin que le corps
qu’il frappe est sans mouvement, il s’arrête pour le considérer. Alors,
voyant que c’était un cadavre, la crainte commence à succéder à la
colère. « Qu’ai-je fait, misérable dit-il. Je viens d’assommer un
homme ! Ah ! j’ai porté trop loin ma vengeance. Grand Dieu ! si vous
n’avez pitié de moi, c’est fait de ma vie. Maudites soient mille fois les
graisses et les huiles qui sont cause que j’ai commis une action si
criminelle ! » Il demeura pâle et défait ; il croyait déjà voir les
ministres de la justice qui le traînaient au supplice ; il ne savait quelle
résolution il devait prendre.

Le pourvoyeur du sultan de Casgar, en frappant le bossu, n’avait pas


pris garde à sa bosse : lorsqu’il s’en aperçut, il fit des imprécations
contre lui. « Maudit bossu, s’écria-t-il, chien de bossu plût à Dieu que
tu m’eusses volé toutes mes graisses et que je ne t’eusse point trouvé
ici : je ne serais pas dans l’embarras où je suis pour l’amour de toi et
de ta vilaine bosse ! Étoiles qui brillez aux cieux, ajouta-t-il, n’ayez de
la lumière que pour moi dans un danger si évident. » En disant ces
paroles, il chargea le bossu sur ses épaules, sortit de sa chambre, alla
jusqu’au bout de la rue, où l’ayant posé debout et appuyé contre une
boutique, il reprit le chemin de sa maison, sans regarder derrière lui.

Quelques moments avant le jour, un marchand chrétien, qui était fort


riche et qui fournissait au palais du sultan la plupart des choses dont
on y avait besoin, après avoir passé la nuit en débauche, s’avisa de
sortir de chez lui pour aller au bain. Quoiqu’il fût ivre, il ne laissa pas
de remarquer que la nuit était fort avancée et qu’on allait bientôt
appeler à la prière de la pointe du jour. C’est pourquoi, précipitant ses
pas, il se hâtait d’arriver au bain, de peur que quelque musulman, en
allant à la mosquée, ne le rencontrât et ne le menât en prison, comme
un ivrogne. Néanmoins, quand il fut au bout de la rue, il s’arrêta pour
quelque besoin contre la boutique où le pourvoyeur du sultan avait
mis le corps du bossu, lequel, venant à être ébranlé, tomba sur le dos
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 353

du marchand, qui, dans la pensée que c’était un voleur qui l’attaquait,


le renversa par terre d’un coup de poing qu’il lui déchargea sur la
tête ; il lui en donna beaucoup d’autres ensuite, et se mit à crier au
voleur.

Le garde du quartier vint à ses cris ; et, voyant que c’était un chrétien
qui maltraitait un musulman (car le bossu était de notre religion) :
« Quel sujet avez-vous, lui dit-il, de maltraiter ainsi un musulman ? Il
a voulu me voler, répondit le marchand, et il s’est jeté sur moi pour
me prendre à la gorge. — Vous vous êtes assez vengé, répliqua le
garde en le tirant par le bras ; ôtez-vous de là. » En même temps, il
tendit la main au bossu pour l’aider à se relever ; mais, remarquant
qu’il était mort : « Oh ! oh ! poursuivit-il, c’est donc ainsi qu’un
chrétien a la hardiesse d’assassiner un musulman ! » En achevant ces
mots, il arrêta le chrétien et le mena chez le lieutenant de police, où on
le mit en prison jusqu’à ce que le juge fût levé et en état d’interroger
l’accusé. Cependant le marchand chrétien revint de son ivresse ; et
plus il faisait de réflexions sur son aventure, moins il pouvait
comprendre comment de simples coups de poing avaient été capables
d’ôter la vie à un homme.

Le lieutenant de police, sur le rapport du garde, et ayant vu le cadavre


qu’on avait apporté chez lui, interrogea le marchand chrétien, qui ne
put nier un crime qu’il n’avait pas commis. Comme le bossu
appartenait au sultan, car c’était un de ses bouffons, le lieutenant de
police ne voulut pas faire mourir le chrétien sans avoir auparavant
appris la volonté du prince. Il alla au palais, pour cet effet, rendre
compte de ce qui se passait au sultan, qui lui dit : « Je n’ai point de
grâce à accorder à un chrétien qui tue un musulman : allez, faites votre
charge. » A ces paroles, le juge de police fit dresser une potence,
envoya des crieurs par la ville, pour publier qu’on allait pendre un
chrétien qui avait tué un musulman.

Enfin on tira le marchand de prison, on l’amena au pied de la


potence ; et le bourreau, après lui avoir attaché la corde au cou, allait
l’élever en l’air, lorsque le pourvoyeur du sultan, fendant la presse,
s’avança en criant au bourreau : Attendez, attendez ; ne vous pressez
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 354

pas : ce n’est pas lui qui a commis le meurtre, c’est moi. » Le


lieutenant de police, qui assistait à l’exécution, se mit à interroger le
pourvoyeur, qui lui raconta de point en point de quelle manière il avait
tué le bossu ; et il acheva en disant qu’il avait porté son corps à
l’endroit où le marchand chrétien l’avait trouvé. « Vous alliez, ajouta-
t-il, faire mourir un innocent, puisqu’il ne peut avoir tué un homme
qui n’était plus en vie. C’est bien assez pour moi d’avoir assassiné un
musulman, sans charger encore ma conscience de la mort d’un
chrétien qui n’est pas criminel. »

Le pourvoyeur du sultan de Casgar s’étant accusé lui-même


publiquement d’être l’auteur de la mort du bossu, le lieutenant de
police ne put se dispenser de rendre justice au marchand. « Laisse, dit-
il au bourreau, laisse aller le chrétien, et pends cet homme à sa place,
puisqu’il est évident, par sa propre confession, qu’il est le coupable. »
Le bourreau lâcha le marchand, mit aussitôt la corde au cou du
pourvoyeur ; et, dans le temps qu’il allait l’expédier, il entendit la voix
du médecin juif qui le priait instamment de suspendre l’exécution, et
qui se faisait faire place pour se rendre au pied de la potence.

Quand il fut devant le juge de police : « Seigneur, lui dit-il, ce


musulman, que vous voulez faire pendre, n’a pas mérité la mort ; c’est
moi seul qui suis criminel. Hier, pendant la nuit, un homme et une
femme que je ne connais pas vinrent frapper à ma porte, avec un
malade qu’ils m’amenaient. Ma servante alla ouvrir sans lumière,
reçut d’eux une pièce d’argent pour me venir dire, de leur part, de
prendre la peine de descendre pour voir le malade. Pendant qu’elle me
parlait, ils apportèrent le malade au haut de l’escalier, et puis
disparurent. Je descendis sans attendre que ma servante eût allumé
une chandelle ; et, dans l’obscurité, venant à donner du pied contre le
malade, je le fis rouler jusqu’au bas de l’escalier. Enfin, je vis qu’il
était mort, et que c’était le musulman bossu dont on veut aujourd’hui
venger le trépas. Nous prîmes le cadavre, ma femme et moi ; nous le
portâmes sur notre toit, d’où nous le passâmes sur celui du
pourvoyeur, notre voisin, que vous alliez faire mourir injustement, et
nous le descendîmes dans sa chambre par la cheminée. Le
pourvoyeur, l’ayant trouvé chez lui, l’a traité comme un voleur, l’a
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 355

frappé et a cru l’avoir tué ; mais cela n’est pas, comme vous le voyez
par ma déposition. Je suis donc le seul auteur du meurtre ; et, quoique
je le sois contre mon intention, j’ai résolu d’expier mon crime, pour
n’avoir pas à me reprocher la mort de deux musulmans, en souffrant
que vous ôtiez la vie au pourvoyeur du sultan, dont je viens vous
révéler l’innocence. Renvoyez-le donc, s’il vous plaît, et me mettez à
sa place, puisque personne que moi n’est cause de la mort du bossu. »

Dès que le juge de police fut persuadé que le médecin juif était le
meurtrier, il ordonna au bourreau de se saisir de sa personne et de
mettre en liberté le pourvoyeur du sultan. Le médecin avait déjà la
corde au cou et allait cesser de vivre, quand on entendit la voix du
tailleur qui priait le bourreau de ne pas passer plus avant, et qui faisait
ranger le peuple pour s’avancer vers le lieutenant de police, devant
lequel étant arrivé : « Seigneur, lui dit-il, peu s’en est fallu que vous
n’ayez fait perdre la vie à trois personnes innocentes ; mais, si vous
voulez bien avoir la patience de m’entendre, vous allez connaître le
véritable assassin du bossu. Si sa mort doit être expiée par une autre,
c’est par la mienne. Hier, vers la fin du jour, comme je travaillais dans
ma boutique et que j’étais en humeur de me réjouir, le bossu, à demi
ivre, arriva et s’assit. Il chanta quelque temps, et je lui proposai de
venir passer la soirée chez moi. Il y consentit, et je l’emmenai. Nous
nous mîmes à table, et je lui servis un morceau de poisson ; en le
mangeant, une arête ou un os s’arrêta dans son gosier, et, quelque
chose que nous ayons pu faire, ma femme et moi, pour le soulager, il
mourut en peu de temps. Nous fûmes fort affligés de sa mort ; et, de
peur d’en être repris, nous portâmes le cadavre à la porte du médecin
juif. Je frappai, et je dis à la servante qui vint ouvrir de remonter
promptement et de prier son maître, de notre part, de descendre pour
voir un malade que nous lui amenions ; et, afin qu’il ne refusât pas de
venir, je la chargeai de lui remettre en main propre une pièce d’argent
que je lui donnai. Dès qu’elle fut remontée, je portai le bossu au haut
de l’escalier, sur la première marche, et nous sortîmes aussitôt, ma
femme et moi, pour nous retirer chez nous. Le médecin, en voulant
descendre, fit rouler le bossu, ce qui lui a fait croire qu’il était cause
de sa mort. Puisque cela est ainsi, ajouta-t-il, laisser aller le médecin
et faites-moi mourir. »
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 356

Le lieutenant de police et tous les spectateurs ne pouvaient assez


admirer les étranges événements dont la mort du bossu avait été
suivie. « Lâche donc le médecin juif, dit le juge au bourreau, et pends
le tailleur, puisqu’il confesse son crime. Il faut avouer que cette
histoire est bien extraordinaire et qu’elle mérite d’être écrite en lettres
d’or. » Le bourreau, ayant mis en liberté le médecin, passa une corde
au cou du tailleur.

Pendant qu’il se préparait à le pendre, le sultan de Casgar, qui ne


pouvait se passer longtemps du bossu, son bouffon, ayant demandé à
le voir, un de ses officiers lui dit : « Sire, le bossu dont Votre Majesté
est en peine, après s’être enivré hier, s’échappa du palais, contre sa
coutume, pour aller courir par la ville, et il s’est trouvé mort ce matin.
On a conduit devant le juge de police un homme accusé de l’avoir tué,
et aussitôt le juge a fait dresser une potence. Comme on allait pendre
l’accusé, un homme est arrivé, et, après celui-là, un autre, qui
s’accusent eux-mêmes et se déchargent l’un l’autre. Il y a longtemps
que cela dure, et le lieutenant de police est actuellement occupé à
interroger un troisième homme, qui se dit le véritable assassin. »

A ce discours, le sultan de Casgar envoya un huissier au lieu du


supplice : « Allez, lui dit-il, en toute diligence, dire au juge de police
qu’il m’amène incessamment les accusés et qu’on m’apporte aussi le
corps du pauvre bossu, que je veux voir encore une fois. » L’huissier
partit, et, arrivant dans le temps que le bourreau commençait à tirer la
corde pour pendre le tailleur, il cria de toute sa force que l’on
suspendît l’exécution. Le bourreau, ayant reconnu l’huissier, n’osa
passer outre et lâcha le tailleur. Après cela, l’huissier, ayant joint le
lieutenant de police, déclara la volonté du sultan. Le juge obéit, prit le
chemin du palais avec le tailleur, le médecin juif, le pourvoyeur et le
marchand chrétien, et fit porter par quatre de ses gens le corps du
bossu.

Lorsqu’ils furent tous devant le sultan, le juge de police se prosterna


aux pieds de ce prince, et, quand il fut relevé, lui raconta fidèlement
tout ce qu’il savait de l’histoire du bossu. Le sultan la trouva si
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 357

singulière, qu’il ordonna à son historiographe particulier de l’écrire


avec toutes ces circonstances ; puis, s’adressant à toutes les personnes
qui étaient présentes : « Avez-vous jamais, leur dit-il, rien entendu de
plus surprenant que ce qui vient d’arriver à l’occasion du bossu mon
bouffon ? » Le marchand chrétien, après s’être prosterné jusqu’à
toucher la terre de son front, prit alors la parole : « Puissant monarque,
dit-il, je sais une histoire plus étonnante que celle dont on vient de
vous faire le récit ; je vais vous la raconter, si Votre Majesté veut
m’en donner la permission. Les circonstances en sont telles, qu’il n’y
a personne qui puisse les entendre sans en être touché. » Le sultan lui
permit de la dire, ce qu’il fit en ces termes :

Histoire que raconta le Marchand Chrétien

Retour à la Table des Matières

Sire, avant que je m’engage dans le récit que Votre Majesté consent
que je lui fasse, je lui ferai remarquer, s’il lui plaît, que je n’ai pas
l’honneur d’être né dans un endroit qui relève de son empire. Je suis
étranger, natif du Caire, en Égypte, Cophte de nation 56 et chrétien de
religion. Mon père était courtier, et il avait amassé des biens assez
considérables, qu’il me laissa en mourant. Je suivis son exemple et
embrassai sa profession. Comme j’étais un jour au Caire, dans le
logement public de marchands de toutes sortes de grains, un jeune
marchand très bien fait et proprement vêtu, monté sur un âne, vint
m’aborder. Il me salua, et, ouvrant un mouchoir où il y avait une
montre de sésame : « Combien vaut, me dit-il, la grande mesure de
sésame de la qualité de celui que vous voyez ? »

56 Cophte ou Copte, nom qu’on donne aux chrétiens originaires d’Égypte, et qui
sont de la secte des jacobites ou des entychéens.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 358

J’examinai le sésame que le jeune marchand me montrait, et je lui


répondis qu’il valait, au prix courant, cent dragmes d’argent la grande
mesure. « Voyez, me dit-il, les marchands qui en voudront pour ce
prix-là, et venez jusqu’à la porte de la Victoire, où vous verrez un
khan séparé de toute autre habitation : je vous attendrai là. » En disant
ces paroles, il partit et me laissa la montre de sésame, que je fis voir à
plusieurs marchands de la place, qui me dirent tous qu’ils en
prendraient tant que je leur en voudrais donner, à cent dix dragmes
d’argent la mesure ; et à ce compte, je trouvais à gagner avec eux dix
dragmes par mesure. Flatté de ce profit, je me rendis à la porte de la
Victoire, où le jeune marchand m’attendait. Il me mena dans son
magasin, qui était plein de sésame. Il y en avait cent cinquante
grandes mesures, que je fis mesurer et charger sur des ânes, et je les
vendis cinq mille dragmes d’argent. « De cette somme, me dit le jeune
homme, il y a cinq cents dragmes pour votre droit, à dix par mesure :
je vous les accorde, et, pour ce qui est du reste, qui m’appartient,
comme je n’en ai pas besoin présentement, retirez-le de vos
marchands et me le gardez jusqu’à ce que j’aille vous le demander. »
Je lui répondis qu’il serait prêt toutes les fois qu’il voudrait le venir
prendre ou me l’envoyer demander. Je lui baisai la main en le quittant,
et me retirai fort satisfait de sa générosité.

Je fus un mois sans le revoir : au bout de ce temps-là je le vis


reparaître. « Où sont, me dit-il, les quatre mille cinq cents dragmes
que vous me devez ? — Elles sont toutes prêtes, lui répondis-je, et je
vais les compter tout à l’heure. » Comme il était monté sur son âne, je
le priai de mettre pied à terre et de me faire l’honneur de manger un
morceau avec moi, avant de les recevoir. « Non, me dit-il, je ne puis
descendre à présent ; j’ai une affaire pressante, qui m’appelle ici près,
mais je vais revenir, et, en repassant, je prendrai mon argent, que je
vous prie de tenir prêt. » Il disparut en achevant ces paroles. Je
l’attendis, mais ce fut inutilement, et il ne revint qu’un mois après.
« Voilà, dis-je en moi-même, un jeune marchand qui a bien de la
confiance en moi, de me laisser entre les mains, sans me connaître,
une somme de quatre mille cinq cents dragmes d’argent Un autre que
lui n’en userait pas ainsi et craindrait que je ne la lui emportasse. » Il
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 359

revint à la fin du troisième mois : il était encore monté sur son âne,
mais plus magnifiquement habillé que les autres fois.

Dès que j’aperçus le jeune marchand, j’allai au-devant de lui, je le


conjurai de descendre, et lui demandai s’il ne voulait pas que je lui
comptasse l’argent que j’avais à lui. « Cela ne presse pas, me
répondit-il d’un air gai et content. Je sais qu’il est en bonnes mains ; je
viendrai le prendre quand j’aurai dépensé tout ce que j’ai, et qu’il ne
me restera plus autre chose. Adieu, ajouta-t-il ; attendez-moi à la fin
de la semaine. » A ces mots, il donna un coup de fouet à son âne, et je
l’eus bientôt perdu de vue. « Bon, dis-je en moi-même, il me dit de
l’attendre à la fin de la semaine, et, selon son discours, je ne le
reverrai peut-être de longtemps. Je vais cependant faire valoir son
argent : ce sera un revenant bon pour moi. »

Je ne me trompai pas dans ma conjecture : l’année se passa avant que


j’entendisse parler du jeune homme. Au bout de l’an, il parut, aussi
richement vêtu que la dernière fois ; mais il me semblait avoir quelque
chose dans l’esprit. Je le suppliai de me faire l’honneur d’entrer chez
moi. « Je le veux bien pour cette fois, me répondit-il, mais à condition
que vous ne ferez pas de dépense extraordinaire pour moi. — Je ne
ferai que ce qui vous plaira, repris-je ; descendez donc de grâce. » Il
mit pied à terre et entra chez moi. Je donnai des ordres pour le régal
que je voulais lui faire ; et, en attendant qu’on servît, nous
commençâmes à nous entretenir. Quand le repas fut prêt, nous nous
assîmes à table. Dès le premier morceau, je remarquai qu’il le prit de
la main gauche, et je fus étonné de voir qu’il ne se servait nullement
de la droite. Je ne savais ce que j’en devais penser. « Depuis que je
connais ce marchand, disais-je en moi-même, il m’a toujours paru très
poli ; serait-il possible qu’il en usât ainsi par mépris pour moi ? Par
quelle raison ne se sert-il pas de sa main droite ? »

Après le repas, lorsque mes gens eurent desservi et se furent retirés,


nous nous assîmes tous deux sur un sofa. Je présentai au jeune homme
d’une tablette excellente pour la bonne bouche, et il la prit encore de
la main gauche. « Seigneur, lui dis-je alors, je vous supplie de me
pardonner la liberté que je prends de vous demander d’où vient que
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 360

vous ne vous servez pas de votre main droite ; vous y avez mal
apparemment ? » il fit un grand soupir, au lieu de me répondre ; et,
tirant son bras droit, qu’il avait tenu caché jusqu’alors sous sa robe, il
me montra qu’il avait la main coupée, de quoi je fus extrêmement
étonné. « Vous avez été choqué, sans doute, me dit-il, de me voir
manger de la main gauche ; mais jugez si j’ai pu faire autrement. —
Peut-on vous demander, repris-je, par quel malheur vous avez perdu
votre main droite ? » Il versa des larmes à cette demande ; et, après les
avoir essuyées, il me conta son histoire, comme je vais vous la
raconter :

Vous saurez, me dit-il, que je suis natif de Bagdad, fils d’un père riche
et des plus distingués de la ville par sa qualité et par son rang. A peine
étais-je entré dans le monde, que, fréquentant des personnes qui
avaient voyagé et qui disaient des merveilles de l’Égypte, et
particulièrement du grand Caire, je fus frappé de leurs discours et
j’eus envie d’y faire un voyage ; mais mon père vivait encore, et il ne
m’en aurait pas donné la permission. Il mourut enfin ; et, sa mort me
laissant maître de mes actions, je résolus d’aller au Caire. J’employai
une très grosse somme d’argent en plusieurs sortes d’étoffes fines de
Bagdad et de Moussoul, et je me mis en chemin.

En arrivant au Caire, j’allai descendre au khan qu’on appelle le khan


de Mesrour ; j’y pris un logement avec un magasin, dans lequel je fis
mettre les ballots que j’avais apportés avec moi sur des chameaux.
Cela fait, j’entrai dans ma chambre pour me reposer et me remettre de
la fatigue du chemin, pendant que mes gens, à qui j’avais donné de
l’argent, allèrent acheter des vivres et firent la cuisine. Après le repas,
j’allai voir le château, quelques mosquées, les places publiques, et
d’autres endroits qui méritaient d’être vus.

Le lendemain, je m’habillai proprement, et, après avoir fait tirer de


quelques-uns de mes ballots de très belles et de très riches étoffes,
dans l’intention de les porter à un bezestein 57 , pour voir ce qu’on en

57 Lieu public où se vendent des étoffes de soie et autres marchandises


précieuses.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 361

offrirait, j’en chargeai quelques-uns de mes esclaves et me rendis au


bezestein des Circassiens. J’y fus bientôt environné d’une foule de
courtiers et de crieurs qui avaient été avertis de mon arrivée. Je
partageai des essais d’étoffes entre plusieurs crieurs, qui les allèrent
crier et faire voir dans tout le bezestein ; mais tous les marchands en
offrirent beaucoup moins que ce qu’elles me coûtaient d’achat et de
frais de voiture. Cela me fâcha ; et, comme j’en marquais mon
ressentiment aux crieurs : « Si vous voulez nous en croire, me dirent-
ils, nous vous enseignerons un moyen de ne rien perdre sur vos
étoffes. »

Je leur demandai ce qu’il fallait faire pour cela. « Les distribuer à


plusieurs marchands, repartirent-ils, ils les vendront en détail ; et,
deux fois la semaine, le lundi et le jeudi, vous irez recevoir l’argent
qu’ils en auront fait. Par là, vous gagnerez au lieu de perdre, et les
marchands gagneront aussi quelque chose. Cependant vous aurez la
liberté de vous divertir et de vous promener dans la ville et sur le
Nil. »

Je suivis leur conseil : je les menai avec moi à mon magasin, d’où je
tirai toutes mes marchandises ; et, retournant au bezestein, je les
distribuai à différents marchands, qu’ils m’avaient indiqués comme
les plus solvables, et qui me donnèrent un reçu en bonne forme, signé
par des témoins, sous la condition que je ne leur demanderais rien le
premier mois.

Mes affaires ainsi disposées, je n’eus plus l’esprit occupé d’autres


choses que de plaisirs. Je contractai amitié avec diverses personnes à
peu près de mon âge, qui avaient soin de me bien faire passer mon
temps. Le premier mois s’étant écoulé, je commençai à voir mes
marchands deux fois la semaine, accompagné d’un officier public,
pour examiner leurs livres de vente, et d’un changeur, pour régler la
bonté et la valeur des espèces qu’ils me comptaient. Ainsi, les jours de
recette, quand je me retirais au khan de Mesrour, où j’étais logé,
j’emportais une bonne somme d’argent. Cela n’empêchait pas que, les
autres jours de la semaine, je n’allasse passer la matinée tantôt chez
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 362

un marchand, et tantôt chez un autre ; je me divertissais à m’entretenir


avec eux et à voir ce qui se passait dans le bezestein.

Un lundi que j’étais assis dans la boutique d’un de ces marchands, qui
se nommait Bedreddin, une dame de condition, comme il était aisé de
le reconnaître à son air, à son habillement et par une esclave fort
proprement mise qui la suivait, entra dans la boutique et s’assit près
de moi. Cet extérieur, joint à une grâce naturelle qui paraissait en tout
ce qu’elle faisait, me prévint en sa faveur et me donna une grande
envie de la mieux connaître que je ne faisais. Je ne sais si elle ne
s’aperçut pas que je prenais plaisir à la regarder, et si mon attention ne
lui plaisait point ; mais elle haussa le crépon qui lui descendait sur le
visage par-dessus la mousseline qui le cachait, et me laissa voir de
grands yeux noirs dont je fus charmé. Enfin, elle acheva de me rendre
très amoureux d’elle par le son agréable de sa voix et par ses manières
honnêtes et gracieuses, lorsqu’en saluant le marchand elle lui
demanda des nouvelles de sa santé, depuis le temps qu’elle ne l’avait
vu.

Après s’être entretenue quelque temps avec lui de choses


indifférentes, elle lui dit qu’elle cherchait une certaine étoffe à fond
d’or ; qu’elle venait à sa boutique, comme à celle qui était la mieux
assortie de tout le bezestein ; et que s’il en avait, il lui ferait un grand
plaisir de lui en montrer. Bedreddin lui en montra plusieurs pièces, à
l’une desquelles s’étant arrêtée, et lui en ayant demandé le prix, il la
lui laissa à onze cents dragmes d’argent. « Je consens à vous en
donner cette somme, lui dit-elle : je n’ai pas d’argent sur moi, mais
j’espère que vous voudrez bien me faire crédit jusqu’à demain, et me
permettre d’emporter l’étoffe : je ne manquerai pas de vous envoyer
demain les onze cents dragmes dont nous convenons pour elle. —
Madame, lui répondit Bedreddin, je vous ferais crédit avec plaisir et
vous laisserais emporter l’étoffe si elle m’appartenait ; mais elle
appartient à cet honnête jeune homme que vous voyez, et c’est
aujourd’hui que je dois lui en compter l’argent. — Eh d’où vient,
reprit la dame fort étonnée, que vous en usez de cette sorte avec moi ?
N’ai-je pas coutume de venir à votre boutique ? Et toutes les fois que
j’ai acheté des étoffes, et que vous avez bien voulu que je les
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 363

emportasse sans les payer à l’instant, ai-je jamais manqué de vous


envoyer de l’argent dès le lendemain ? » Le marchand en demeura
d’accord. « Il est vrai, madame, repartit-il ; mais j’ai besoin d’argent
aujourd’hui. — Eh bien voilà votre étoffe, dit-elle en la lui jetant. Que
Dieu vous confonde, vous et tout ce qu’il y a de marchands Vous êtes
tous faits les uns comme les autres : vous n’avez aucun égard pour
personne. » En achevant ces paroles, elle se leva brusquement et
sortit, fort irritée contre Bedreddin.

Quand je vis que la dame se retirait, je sentis bien que mon cœur
s’intéressait pour elle ; je la rappelai : « Madame, lui dis-je, faites-moi
la grâce de revenir ; peut-être trouverai-je moyen de vous contenter
l’un et l’autre. » Elle revint, en me disant que c’était pour l’amour de
moi. « Seigneur Bedreddin, dis-je alors au marchand, combien dites-
vous que vous voulez vendre cette étoffe qui m’appartient ?Onze
cents dragmes d’argent, répondit-il ; je ne puis la donner à moins. —
Livrez-la donc à cette dame, repris-je et qu’elle l’emporte. Je vous
donne cent dragmes de profit et je vais vous faire un billet de la
somme, à prendre sur les autres marchandises que vous avez. »
Effectivement, je fis le billet, le signai, et le mis entre les mains de
Bedreddin. Ensuite, présentant l’étoffe à la dame, je lui dis « Vous
pouvez l’emporter, madame ; et, quant à l’argent, vous me ,enverrez
demain ou un autre jour, ou bien je vous fais présent de l’étoffe, si
vous voulez. — Ce n’est pas comme je l’entends, reprit-elle. Vous en
usez avec moi d’une manière si honnête et si obligeante, que je serais
indigne de paraître devant les hommes si je ne vous en témoignais pas
de la reconnaissance. Que Dieu, pour vous en récompenser, augmente
vos biens, vous fasse vivre longtemps après moi, vous ouvre la porte
des cieux à votre mort, et que toute la ville publie votre générosité ! »

Ces paroles me donnèrent de la hardiesse. « Madame, lui dis-je,


laissez-moi voir votre visage, pour prix de vous avoir fait plaisir : ce
sera me payer avec usure. » A ces mots, elle se tourna de mon côté,
ôta la mousseline qui lui couvrait le visage, et offrit à mes yeux une
beauté surprenante. J’en fus tellement frappé, que je ne pus lui rien
dire pour lui exprimer ce que j’en pensais. Je ne me serais jamais lassé
de la regarder ; mais elle se recouvrit promptement le visage, de peur
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 364

qu’on ne l’aperçût ; et, après avoir abaissé le crépon, elle prit la pièce
d’étoffe et s’éloigna de la boutique, où elle me laissa dans un état bien
différent de celui où j’étais en y arrivant. Je demeurai longtemps dans
un trouble et dans un désordre étranges. Avant de quitter le marchand,
je lui demandai s’il connaissait la dame. « Oui, me répondit-il ; elle
est fille d’un émir, qui lui a laissé, en mourant, des biens immenses. »

Quand je fus de retour au khan de Mesrour, mes gens me servirent à


souper ; mais il me fut impossible de manger. Je ne pus même fermer
l’œil de toute la nuit, qui me parut la plus longue de ma vie. Dès qu’il
fut jour, je me levai, dans l’espérance de revoir l’objet qui troublait
mon repos ; et, dans le dessein de lui plaire, je m’habillai plus
proprement encore que le jour précédent. Je retournai à la boutique de
Bedreddin.

Il n’y avait pas longtemps que j’étais arrivé, lorsque je vis venir la
dame, suivie de son esclave, et plus magnifiquement vêtue que le jour
précédent. Elle ne regarda pas le marchand ; et, s’adressant à moi
seul : « Seigneur, me dit-elle, vous voyez que je suis exacte à tenir la
parole que je vous donnai hier. Je viens exprès pour vous apporter la
somme dont vous voulûtes bien répondre pour moi sans me connaître,
par une générosité que je n’oublierai jamais. Madame, lui répondis-je,
il n’était pas besoin de vous presser si fort : j’étais sans inquiétude sur
mon argent, et je suis fâché de la peine que vous avez prise. — Il
n’était pas juste, reprit-elle, que j’abusasse de votre honnêteté. » En
disant cela, elle me mit l’argent entre les mains et s’assit près de moi.

Alors, profitant de l’occasion que j’avais de l’entretenir, je lui parlai


de l’amour que je sentais pour elle ; mais elle se leva et me quitta
brusquement, comme si elle eût été fort offensée de la déclaration que
je venais de lui faire. Je la suivis des yeux tant que ,,lue pus voir ; et,
dès que je ne la vis plus, je pris congé du marchand et je sortis du
bezestein, sans savoir où j’allais. Je rêvais à cette aventure, lorsque je
sentis qu’on me tirait par derrière. Je me tournai aussitôt, pour voir ce
que ce pouvait être, et je reconnus avec plaisir l’esclave de la dame
dont j’avais l’esprit occupé. « Ma maîtresse, me dit-elle, qui est cette
jeune personne à qui vous venez de parler dans la boutique d’un
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 365

marchand, voudrait bien vous dire un mot ; prenez, s’il vous plaît, la
peine de me suivre. » Je la suivis ; et je trouvai en effet sa maîtresse,
qui m’attendait dans la boutique d’un changeur, où elle était assise.

Elle me fit asseoir auprès d’elle et, prenant la parole : « Mon cher
seigneur, me dit-elle, ne soyez pas surpris que je vous aie quitté un
peu brusquement ; je n’ai pas jugé à propos devant ce marchand de
répondre favorablement à l’aveu que vous m’avez fait des sentiments
que je vous ai inspirés. Mais, bien loin de m’en offenser, je confesse
que je prenais plaisir à vous entendre, et je m’estime infiniment
heureuse d’avoir pour amant un homme de votre mérite. Je ne sais
quelle impression ma vue a pu faire d’abord sur vous ; mais pour moi,
je puis vous assurer qu’en vous voyant je me suis senti de l’inclination
pour vous. Depuis hier, je n’ai fait que penser aux choses que vous me
dîtes, et mon empressement à vous venir chercher si matin doit bien
vous prouver que vous ne me déplaisez pas. — Madame, repris-je,
transporté d’amour et de joie, je ne pouvais rien entendre de plus
agréable que ce que vous avez la bonté de me dire. On ne saurait
aimer avec plus de passion que je ne vous aime, depuis l’heureux
moment où vous parûtes à mes yeux ; ils furent éblouis de tant de
charmes, et mon cœur se rendit sans résistance. — Ne perdons pas le
temps en discours inutiles, interrompit-elle : je ne doute pas de votre
sincérité, et vous serez bientôt persuadé de la mienne. Voulez-vous
me faire l’honneur de venir chez moi, ou si vous souhaitez que j’aille
chez vous ? — Madame, lui répondis-je, je suis un étranger, logé dans
un khan, qui n’est pas un lieu propre à recevoir une dame de votre
rang et de votre mérite. Il est plus à propos que vous ayez la bonté de
m’enseigner votre demeure : j’aurai l’honneur de vous aller voir chez
vous. — Il sera, dit-elle, vendredi après demain ; venez ce jour-là,
après la prière de midi. Je demeure dans la rue de la Dévotion. Vous
n’avez qu’à demander la maison d’Abou Schamma, surnommé
Bercour, autrefois chef des émirs ; vous me trouverez là. » A ces
mots, nous nous séparâmes, et je passai le lendemain dans une ton
impatience.

Le vendredi, je me levai de bon matin, je pris le plus bel habit que


j’eusse, avec une bourse où je mis cinquante pièces d’or ; et, monté
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 366

sur un âne que j’avais retenu le jour précédent, je partis, accompagné


de l’homme qui me l’avait loué. Quand nous fûmes arrivés dans la rue
de la Dévotion, je dis au maître de l’âne de demander où était la
maison que je cherchais ; on la lui enseigna, et il m’y mena. Je
descendis à la porte, je le payai bien et le renvoyai, en lui
recommandant de bien remarquer la maison où il me laissait, et de ne
pas manquer de m’y venir prendre, le lendemain matin, pour me
ramener au khan de Mesrour.

Je frappai à la forte, et aussitôt deux petites esclaves, blanches comme


neige et très proprement habillées, vinrent ouvrir. « Entrez, s’il vous
plaît, me dirent-elles, notre maîtresse vous attend impatiemment. Il y a
deux jours qu’elle ne cesse de parler de vous. » J’entrai dans la cour,
et je vis un grand pavillon, élevé sur sept marches, entouré d’une
grille qui le séparait d’un jardin d’une beauté admirable. Outre les
arbres qui ne servaient qu’à l’embellir et à former de l’ombre, il y en
avait une infinité d’autres, chargés de toutes sortes de fruits. Je fus
charmé du ramage d’un grand nombre d’oiseaux, qui mêlaient leurs
chants au murmure d’un jet d’eau d’une hauteur prodigieuse, qu’on
voyait au milieu d’un parterre émaillé de fleurs. D’ailleurs, ce jet
d’eau était très agréable : quatre dragons dorés paraissaient aux angles
du bassin, qui était en carré ; et ces dragons jetaient de l’eau en
abondance, mais de l’eau plus claire que le cristal de roche. Ce lieu
plein de délices me donna une haute idée de la conquête que j’avais
faite. Les deux petites esclaves me firent entrer dans un salon
magnifiquement meublé ; et pendant que l’une courut avertir sa
maîtresse de mon arrivée, l’autre demeura avec moi et me fit
remarquer toutes les beautés du salon.

Je n’attendis pas longtemps dans le salon ; la dame que j’aimais y


arriva bientôt, fort parée de perles et de diamants, mais plus brillante
encore par l’éclat de ses yeux que par celui de ses pierreries. Sa taille,
qui n’était plus cachée par son habillement de ville, me parut la plus
fine et la plus avantageuse du monde. Je ne vous parlerai point de la
joie que nous eûmes de nous revoir ; car c’est une chose que je ne
pourrais que faiblement exprimer. Je vous dirai seulement qu’après les
premiers compliments nous nous assîmes tous deux sur un sofa, où
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 367

nous nous entretînmes avec toute la satisfaction imaginable. On nous


servit ensuite les mets les plus délicats et les plus exquis. Nous nous
mîmes à table ; et, après le repas, nous recommençâmes à nous
entretenir jusqu’à la nuit. Alors on nous apporta d’excellent vin et des
fruits propres à exciter à boire, et nous bûmes, au son des instruments,
que les esclaves accompagnèrent de leurs voix. La dame du logis
chanta elle-même et acheva par ses chansons de m’attendrir et de me
rendre le plus passionné de tous les amants. Enfin je passai la nuit à
goûter toutes sortes de plaisirs.

Le lendemain matin, après avoir mis adroitement sous le chevet du lit


la bourse et les cinquante pièces d’or que j’avais apportées, je dis
adieu à la dame, qui me demanda quand je la reverrais. « Madame, lui
répondis-je, je vous promets de revenir ce soir. » Elle parut ravie de
ma réponse, me conduisit jusqu’à la porte, et en nous séparant, elle me
conjura de tenir ma promesse.

Le même homme qui m’avait amené m’attendait avec son âne. Je


remontai dessus et revins au khan de Mesrour. En renvoyant l’homme,
je lui dis que je ne le payais pas, afin qu’il me vînt reprendre l’après-
dîner, à l’heure que je lui marquai.

Dès que je fus de retour dans mon logement, mon premier soin fut de
faire acheter un bon agneau et plusieurs sortes de gâteaux, que
j’envoyai à la dame par un porteur. Je m’occupai ensuite d’affaires
sérieuses, jusqu’à ce que le maître de l’âne fût arrivé. Alors, je partis
avec lui et me rendis chez la dame, qui me reçut avec autant de joie
que le jour précédent, et me fit un régal aussi magnifique que le
premier.

En la quittant, le lendemain, je lui laissai encore une bourse de


cinquante pièces d’or, et je revins au khan de Mesrour.

Je continuai de voir la dame tous les jours et de lui laisser chaque fois
une bourse de cinquante pièces d’or ; et cela dura jusqu’à ce que les
marchands à qui j’avais donné mes marchandises à vendre, et que je
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 368

voyais régulièrement deux fois la semaine, ne me dussent plus rien.


Enfin, je me trouvai sans argent, et sans espérance d’en avoir.

Dans cet état affreux, et prêt à m’abandonner à mon désespoir, je


sortis du khan, sans savoir ce que je faisais, et m’en allai du côté du
château, où il y avait une grande masse de peuple assemblé pour voir
un spectacle que donnait le sultan d’Égypte. Lorsque je fus arrivé dans
le lieu où était tout ce monde, je me mêlai parmi la foule et me trouvai
par hasard près d’un cavalier bien monté et fort proprement habillé,
qui avait, à l’arçon de sa selle, un sac à demi-ouvert, d’où sortait un
cordon de soie verte. En mettant la main sur le sac, je jugeai que le
cordon devait être celui d’une bourse qui était dedans. Pendant que je
faisais ce jugement, il passa de l’autre côté du cavalier un porteur
chargé de bois, et il passa si près, que le cavalier fut obligé de se
tourner vers lui, pour empêcher que le bois ne touchât et ne déchirât
son habit. En ce moment, le démon me tenta : je pris le cordon d’une
main, et m’aidant, de l’autre, à élargir le sac, je tirai la bourse sans que
personne s’en aperçût. Elle était pesante, et je ne doutai point qu’il n’y
eût dedans de l’or ou de l’argent.

Quand le porteur fut passé, le cavalier, qui avait apparemment quelque


soupçon de ce que j’avais fait pendant qu’il avait eu la tête tournée,
mit aussitôt la main dans son sac, et, n’y trouvant pas sa bourse, me
donna un si grand coup de sa hache d’armes, qu’il me renversa par
terre. Tous ceux qui furent témoins de cette violence en furent
touchés, et quelques-uns mirent la main sur la bride du cheval pour
arrêter le cavalier et lui demander pour quel sujet il m’avait frappé,
s’il lui était permis de maltraiter ainsi un musulman. « De quoi vous
mêlez-vous ? leur répondit-il d’un ton brusque. Je ne l’ai pas fait sans
raison : c’est un voleur. » A ces paroles, je me relevai ; et, à mon air,
chacun, prenant mon parti, s’écria qu’il était un menteur, qu’il n’était
pas croyable qu’un jeune homme tel que moi eût commis la méchante
action qu’il m’imputait. Enfin ils soutenaient que j’étais innocent ; et,
tandis qu’ils retenaient son cheval pour favoriser mon évasion, par
malheur pour moi, le lieutenant de police, suivi de ses gens, passa par
là ; voyant tant de monde assemblé autour du cavalier et de moi, il
s’approcha et demanda ce qui était arrivé. Il n’y eut personne qui
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 369

n’accusât le cavalier de m’avoir maltraité injustement, sous prétexte


que je l’avais volé.

Le lieutenant de police ne s’arrêta pas à tout ce qu’on lui disait ; il


demanda au cavalier s’il ne soupçonnait pas quelque autre que moi de
l’avoir volé. Le cavalier répondit que non, et lui dit les raisons qu’il
avait de croire qu’il ne se trompait pas dans ses soupçons. Le
lieutenant de police, après l’avoir écouté, ordonna à ses gens de
m’arrêter et de me fouiller, ce qu’ils se mirent en devoir d’exécuter
aussitôt ; et l’un d’entre eux, m’ayant ôté la bourse, la montra
publiquement. Je ne pus soutenir cette honte, j’en tombai évanoui. Le
lieutenant de police se fit apporter la bourse.

Lorsqu’il l’eut entre les mains, il demanda au cavalier si elle était à


lui, et combien il y avait mis d’argent. Le cavalier la reconnut pour
celle qui lui avait été prise, et assura qu’il y avait dedans vingt
sequins. Le juge l’ouvrit, et, après y avoir effectivement trouvé vingt
sequins, il la lui rendit.Aussitôt il me fit venir devant lui « Jeune
homme, me dit-il, avouez-moi la vérité : est-ce vous qui avez pris la
bourse de ce cavalier ? N’attendez pas que j’emploie les tourments
pour vous le faire confesser. » Alors, baissant les yeux, je dis en moi-
même « Si je nie le fait, la bourse dont on m’a trouvé saisi me fera
passer pour un menteur. » Ainsi, pour éviter un double châtiment, je
levai la tête et confessai que c’était moi. Je n’eus pas plus tôt fait cet
aveu, que le lieutenant de police, après avoir pris des témoins,
commanda qu’on me coupât la main. La sentence fut exécutée sur-le-
champ, ce qui excita la pitié de tous les spectateurs ; je remarquai
même sur le visage du cavalier qu’il n’en était pas moins touché que
les autres. Le lieutenant de police voulait encore me faire couper un
pied ; mais je suppliai le cavalier de demander ma grâce ; il la
demanda et l’obtint.

Lorsque le juge eut passé son chemin, le cavalier s’approcha de moi.


« Je vois bien, me dit-il en me présentant la bourse, que c’est la
nécessité qui vous a fait faire une action si honteuse et si indigne d’un
jeune homme aussi bien fait que vous ; mais tenez, voilà cette bourse
fatale ; je vous la donne, et je suis très fâché du malheur qui vous est
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 370

arrivé. » En achevant ces paroles, il me quitta ; et, comme j’étais très


faible à cause du sang que j’avais perdu, quelques honnêtes gens du
quartier eurent la charité de me faire entrer chez eux et de me faire
boire un verre de vin. Ils pansèrent aussi mon bras et mirent dans un
linge ma main, que j’emportai avec moi attachée à ma ceinture.

Quand je serais retourné au khan de Mesrour dans ce triste état, je n’y


aurais pas trouvé le secours dont j’avais besoin. C’était aussi hasarder
beaucoup que d’aller me présenter à la jeune dame. Elle ne voudra
peut-être plus me voir, dis-je, lorsqu’elle aura appris mon infamie. Je
ne laissai pas néanmoins de prendre ce parti ; et, afin que le monde
qui me suivait se lassât de m’accompagner, je marchai par plusieurs
rues détournées et me rendis enfin chez la dame, où j’arrivai si faible
et si fatigué, que je me jetai sur le sofa, le bras droit sous ma robe ; car
je me gardai bien de le faire voir.

Cependant la dame, avertie de mon arrivée et du mal que je souffrais,


vint avec empressement ; et, me voyant pâle et défait : « Ma chère
âme, me dit-elle, qu’avez-vous donc ? » Je dissimulai. « Madame, lui
répondis-je, c’est un grand mal de tête qui me tourmente. » Elle en
parut très affligée. « Asseyez-vous, reprit-elle (car je m’étais levé pour
la recevoir), dites-moi comment cela vous est venu. Vous vous portiez
si bien la dernière fois que j’eus le plaisir de vous voir ! Il y a quelque
autre chose que vous me cachez : apprenez-moi ce que c’est. »
Comme je gardais le silence, et qu’au lieu de répondre, les larmes
coulaient de mes yeux : « Je ne comprends pas, dit-elle, ce qui peut
vous affliger ; vous en aurais-je donné quelque sujet sans y penser ?
Et venez-vous ici exprès pour m’annoncer que vous ne m’aimez
plus ? — Ce n’est point cela, madame, lui repartis-je en soupirant, et
un soupçon si injuste augmente encore mon mal. »

Je ne pouvais me résoudre à lui déclarer la véritable cause. La nuit


étant venue, on servit le souper ; elle me pria de manger ; mais, ne
pouvant me servir que de la main gauche, je la suppliai de m’en
dispenser, m’excusant sur ce que je n’avais nul appétit. « Vous en
aurez, me dit-elle, quand vous m’aurez découvert ce que vous me
cachez avec tant d’opiniâtreté. Votre dégoût, sans doute, ne vient que
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 371

de la peine que vous avez à vous y déterminer. Hélas ! madame,


repris-je, il faudra bien enfin que je m’y détermine. » Je n’eus pas
prononcé ces paroles, qu’elle me versa à boire ; et, me présentant la
tasse « Prenez, dit-elle, et buvez, cela vous donnera du courage. »
J’avançai donc la main gauche, et prit la tasse.

Lorsque j’eus la tasse à la main, je redoublai mes pleurs et poussai de


nouveaux soupirs. « Qu’avez-vous donc à soupirer et à pleurer si
amèrement, me dit alors la dame, et pourquoi prenez-vous la tasse de
la main gauche, plutôt que de la droite ?— Ah ! madame, lui
répondis-je, excusez-moi, je vous en conjure : c’est que j’ai une
tumeur à la main droite. — Montrez-moi cette tumeur, répliqua-t-elle,
je la veux percer. » Je m’en excusai, en disant qu’elle n’était pas
encore en état de l’être, et je vidai toute la tasse, qui était très grande.
Les vapeurs du vin, ma lassitude et l’abattement où j’étais m’eurent
bientôt assoupi, et je dormis d’un profond sommeil qui dura jusqu’au
lendemain.

Pendant ce temps-là, la dame, voulant savoir quel mal j’avais à la


main droite, leva ma robe, qui la cachait, et vit, avec tout l’étonnement
que vous pouvez penser, qu’elle était coupée et que je l’avais apportée
dans un linge. Elle comprit d’abord sans peine pourquoi j’avais tant
résisté aux pressantes instances qu’elle m’avait faites, et elle passa la
nuit à s’affliger de ma disgrâce, ne doutant pas qu’elle ne me fût
arrivée pour l’amour d’elle.

A mon réveil, je remarquai fort bien sur son visage qu’elle était saisie
d’une vive douleur. Néanmoins, pour ne me pas chagriner, elle ne me
parla de rien. Elle me fit servir un consommé de volaille, qu’on
m’avait préparé par son ordre, me fit manger et boire, pour me
donner, disait-elle, les forces dont j’avais besoin. Après cela, je voulus
prendre congé d’elle ; mais, me retenant par ma robe : « Je ne
souffrirai pas, dit-elle, que vous sortiez d’ici. Quoique vous ne m’en
disiez rien, je suis persuadée que je suis la cause du malheur que vous
vous êtes attiré. La douleur que j’en ai ne me laissera pas vivre
longtemps ; mais avant que je meure, il faut que j’exécute un dessein
que je médite en votre faveur. » En disant cela, elle fit appeler un
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 372

officier de justice et des témoins, et me fit dresser une donation de


tous ses biens. Après qu’elle eut renvoyé tous ses gens satisfaits de
leurs peines, elle ouvrit un grand coffre où étaient toutes les bourses
dont je lui avais fait présent depuis le commencement de nos amours.
« Elles sont toutes entières, me dit-elle, je n’ai pas touché à une seule ;
tenez, voilà la clef du coffre ; vous en êtes le maître. » Je la remerciai
de sa générosité et de sa bonté. « Je compte pour rien, reprit-elle, ce
que je viens de faire pour vous, et je ne serai pas contente que je ne
meure encore, pour vous témoigner combien je vous aime. » Je la
conjurai, par tout ce que l’amour a de plus puissant, d’abandonner une
résolution si funeste ; mais je ne pus l’en détourner ; et le chagrin de
me voir manchot lui causa une maladie de cinq ou six semaines, dont
elle mourut.

Après avoir regretté sa mort autant que je le devais, je me mis en


possession de tous ses biens, qu’elle m’avait fait connaître ; et le
sésame que vous avez pris la peine de vendre pour moi en faisait une
partie.

Ce que vous venez d’entendre, poursuivit le jeune homme de Bagdad,


doit m’excuser auprès de vous d’avoir mangé de la main gauche ; je
vous suis fort obligé de la peine que vous vous êtes donnée pour moi.
Je ne puis assez reconnaître votre fidélité ; et comme j’ai, Dieu merci,
assez de bien, quoique j’en aie dépensé beaucoup, je vous prie de
vouloir accepter le présent que je vous fais de la somme que vous me
devez. Outre cela, j’ai une proposition à vous faire. Ne pouvant plus
demeurer davantage au Caire, après l’affaire que je viens de vous
conter, je suis résolu d’en partir pour n’y revenir jamais. Si vous
voulez me tenir compagnie, nous négocierons ensemble, et nous
partagerons également le gain que nous ferons.

Quand le jeune homme de Bagdad eut achevé son histoire, dit le


marchand chrétien, je le remerciai le mieux qu’il me fut possible du
présent qu’il me faisait ; et, quant à sa proposition de voyager avec
lui, je lui dis que je l’acceptais très volontiers, en l’assurant que ses
intérêts me seraient toujours aussi chers que les miens.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 373

Nous prîmes jour pour notre départ, et, lorsqu’il fut arrivé, nous nous
mîmes en chemin. Nous avons passé par la Syrie et par la
Mésopotamie, traversé toute la Perse, où, après nous être arrêtés dans
plusieurs villes, nous sommes enfin venus, sire, jusqu’à votre capitale.
Au bout de quelque temps, le jeune homme m’ayant témoigné qu’il
avait dessein de repasser dans la Perse et de s’y établir, nous fîmes nos
comptes, et nous nous séparâmes très satisfaits l’un de l’autre. Il
partit, et moi, sire, je suis resté dans cette ville, où j’ai l’honneur
d’être au service de Votre Majesté.Voilà l’histoire que j’avais à vous
conter ne la trouvez-vous pas plus surprenante que celle du bossu ?

Le sultan de Casgar se mit en colère contre le marchand chrétien :


« Tu es bien hardi, me dit-il, d’oser me faire le récit d’une histoire si
peu digne de mon attention, et de la comparer à celle du bossu ! Peux-
tu te flatter de me persuader que les fades aventures d’un jeune
débauché sont plus admirables que celles de mon bouffon ? Je vais
vous faire pendre tous quatre pour venger sa mort. »

A ces paroles, le pourvoyeur, effrayé, se jeta aux pieds du sultan :


« Sire, dit-il, je supplie Votre Majesté de suspendre sa juste colère, de
m’écouter et de nous faire grâce à tous quatre, si l’histoire que je vais
conter à Votre Majesté est plus belle que celle du bossu. Je t’accorde
ce que tu me demandes, répondit le sultan : parle. » Le pourvoyeur
prit alors la parole, et dit :

Histoire racontée
par le Pourvoyeur du Sultan de Casgar

Retour à la Table des Matières

Sire, une personne de considération m’invita hier aux noces d’une de


ses filles. Je ne manquai pas de me rendre chez elle sur le soir, à
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 374

l’heure marquée, et je me trouvai dans une assemblée de docteurs,


d’officiers de justice et d’autres personnes les plus distinguées de cette
ville. Après les cérémonies, on servit un festin magnifique ; on se mit
à table, et chacun mangea de ce qu’il trouva le plus à son goût. Il y
avait, entre autres choses, une entrée qui était accommodée avec de
l’ail, qui était excellente, et dont tout le monde voulait avoir ; et,
comme nous remarquâmes qu’un des convives ne s’empressait pas
d’en manger, quoiqu’elle fût devant lui, nous l’invitâmes à mettre la
main au plat et à nous imiter. II nous conjura de ne le point presser là-
dessus : « Je me garderai bien, nous dit-il, de toucher à un ragoût où il
y aura de l’ail : je n’ai point oublié ce qu’il m’en coûte pour en avoir
goûté autrefois. » Nous le priâmes de nous raconter ce qui lui avait
causé une si grande aversion pour l’ail. Mais, sans lui donner le temps
de nous répondre : « Est-ce ainsi, lui dit le maître de la maison, que
vous faites honneur à ma table ? Ce ragoût est délicieux, ne prétendez
pas vous exempter d’en manger : il faut que vous me fassiez cette
grâce, comme les autres. — Seigneur, lui repartit le convive, qui était
un marchand de Bagdad, ne croyez pas que j’en use ainsi par une
fausse délicatesse ; je veux bien vous obéir si vous le voulez
absolument ; mais ce sera à condition qu’après en avoir mangé, je me
laverai, s’il vous plaît, les mains quarante fois avec du kali 58 ,
quarante autre fois avec de la cendre de la même plante, et autant de
fois avec du savon. Vous ne trouverez pas mauvais que j’en use ainsi,
pour ne pas contrevenir au serment que j’ai fait de ne manger jamais
de ragoût à l’ail qu’à cette condition. »

Le maître du logis, ne voulant pas dispenser le marchand de manger


du ragoût à l’ail, commanda à ses gens de tenir prêts un bassin et de
l’eau avec du kali, de la cendre de la même plante et du savon, afin
que le marchand se lavât autant de fois qu’il lui plairait. Après avoir
donné cet ordre, il s’adressa au marchand : « Faites donc comme nous,
lui dit-il, et mangez. Le kali, la cendre de la même plante et le savon
ne vous manqueront pas. »

58 Plante qui croît au bord de la mer, qu’on recueille et qu’on brûle verte. Ses
cendres sont ce qu’on nomme la soude. On appelle aussi cette plante soude.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 375

Le marchand, comme en colère de la violence qu’on lui faisait, avança


la main, prit un morceau, qu’il porta en tremblant à sa bouche, et le
mangea avec une répugnance dont nous fûmes tous fort étonnés. Mais
ce qui nous surprit davantage, c’est que nous remarquâmes qu’il
n’avait que quatre doigts et point de pouce ; et personne jusque-là ne
s’en était encore aperçu, quoiqu’il eût mangé déjà d’autres mets.Le
maître de la maison prit aussitôt la parole : « Vous n’avez point de
pouce, lui dit-il ; par quel accident l’avez-vous perdu ? Il faut que ce
soit à quelque occasion dont vous ferez plaisir à la compagnie de
l’entretenir. — Seigneur, répondit-il, ce n’est pas seulement à la main
droite que je n’ai pas de pouce, je n’en ai point non plus à la main
gauche. » En même temps, il avança la main gauche et nous fit voir
que ce qu’il nous disait était véritable. « Ce n’est pas tout encore,
ajouta-t-il : le pouce me manque de même à l’un et à l’autre pied ; et
vous pouvez m’en croire. Je suis estropié de cette manière par une
aventure inouïe, que je ne refuse pas de vous raconter, si vous voulez
bien avoir la patience de l’entendre : elle ne vous causera pas moins
d’étonnement qu’elle ne vous fera de pitié. Mais permettez-moi de me
laver les mains auparavant. » A ces mots, il se leva de table ; et, après
s’être lavé les mains cent vingt fois, il revint prendre sa place et nous
fit le récit de son histoire en ces termes :

Vous saurez, seigneurs, que, sous le règne du calife Haroun-al-


Raschid, mon père vivait à Bagdad, où je suis né, et passait pour un
des plus riches marchands de la ville. Mais, comme c’était un homme
attaché à ses plaisirs, qui aimait la débauche et négligeait le soin de
ses affaires, au lieu de recueillir de grands biens à sa mort, j’eus
besoin de toute l’économie imaginable pour acquitter les dettes qu’il
avait laissées. Je vins pourtant à bout de les payer toutes ; et, par mes
soins, ma petite fortune commença à prendre une face assez riante.

Un matin que j’ouvrais ma boutique, une dame, montée sur une mule,
accompagnée d’un eunuque et suivie de deux esclaves, passa près de
ma porte et s’arrêta. Elle mit pied à terre, à l’aide de l’eunuque, qui lui
prêta la main, et lui dit : « Madame, je vous l’avais bien dit que vous
veniez de trop bonne heure : vous voyez qu’il n’y a encore personne
au bezestein ; si vous aviez voulu me croire, vous vous seriez épargné
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 376

la peine que vous aurez d’attendre. » Elle regarda de toutes parts, et,
voyant en effet qu’il n’y avait pas d’autres boutiques ouvertes que la
mienne, elle s’en approcha en me saluant, et me pria de lui permettre
qu’elle s’y reposât, en attendant que les autres marchands arrivassent.
Je répondis à son compliment comme je devais. La dame s’assit dans
ma boutique, et remarquant qu’il n’y avait personne que l’eunuque et
moi dans tout le bezestein, elle se découvrit le visage pour prendre
l’air. Je n’ai jamais rien vu de si beau : la voir et l’aimer
passionnément, ce fut la même chose pour moi ; j’eus toujours les
yeux attachés sur elle. Il me parut que mon attention ne lui était pas
désagréable, car elle me donna tout le temps de la regarder à mon
aise ; elle ne se couvrit le visage que lorsque la crainte d’être aperçue
l’y obligea.

Après qu’elle se fut remise dans le même état qu’auparavant, elle me


dit qu’elle cherchait plusieurs sortes d’étoffes, des plus belles et des
plus riches, qu’elle me nomma, et elle me demanda si j’en avais.
« Hélas ! madame, lui répondis-je, je suis un jeune marchand, qui ne
fais que commencer à m’établir : je ne suis pas encore assez riche
pour faire un si grand négoce, et c’est une mortification pour moi de
n’avoir rien à vous présenter de ce qui vous a fait venir au bezestein ;
mais, pour vous épargner la peine d’aller de boutique en boutique, dès
que les marchands seront venus, j’irai, si vous le trouvez bon, prendre
chez eux tout ce que vous souhaitez ; ils m’en diront le prix au juste ;
et, sans aller plus loin, vous ferez ici vos emplettes. » Elle y consentit,
et j’eus avec elle un entretien qui dura d’autant plus longtemps, que je
lui faisais accroire que les marchands qui avaient les étoffes qu’elle
demandait n’étaient pas encore arrivés.

Je ne fus pas moins charmé de son esprit que je ne l’avais été de la


beauté de son visage ; mais il fallut enfin me priver du plaisir de sa
conversation ; je courus chercher les étoffes qu’elle désirait ; et quand
elle eut choisi celles qui lui plurent, nous en arrêtâmes le prix à cinq
mille dragmes d’argent monnayé. J’en fis un paquet, que je donnai à
l’eunuque, qui le mit sous son bras. Elle se leva ensuite et partit, après
avoir pris congé de moi ; je la conduisis des yeux jusqu’à la porte du
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 377

bezestein, et je ne cessai de la regarder qu’elle ne fût remontée sur sa


mule.

La dame n’eut pas plus tôt disparu que je m’aperçus que l’amour
m’avait fait faire une grande faute. Il m’avait tellement troublé
l’esprit, que je n’avais pas pris garde qu’elle s’en allait sans payer, et
que je ne lui avais pas seulement demandé qui elle était, ni où elle
demeurait. Je fis réflexion pourtant que j’étais redevable d’une somme
considérable à plusieurs marchands, qui n’auraient peut-être pas la
patience d’attendre. J’allai m’excuser auprès d’eux le mieux qu’il me
fut possible, en leur disant que je connaissais la dame. Enfin je revins
chez moi, aussi amoureux qu’embarrassé d’une si grosse dette.

J’avais prié mes créanciers de vouloir bien attendre huit jours pour
recevoir leur paiement : la huitaine échue, ils ne manquèrent pas de
me presser de les satisfaire. Je les suppliai de m’accorder le même
délai : ils y consentirent ; mais, dès le lendemain, je vis arriver la
dame, montée sur sa mule, avec la même suite et à la même heure que
la première fois. Elle vint droit à ma boutique. « Je vous ai fait un peu
attendre, me dit-elle ; mais enfin je vous apporte l’argent des étoffes
que je pris l’autre jour ; portez-le chez un changeur : qu’il voie s’il est
de bon aloi et si le compte y est. » L’eunuque, qui avait l’argent vint
avec moi chez le changeur, et la somme se trouva juste et toute de bon
argent. Je revins et j’eus encore le bonheur d’entretenir la dame
jusqu’à ce que toutes les boutiques du bezestein fussent ouvertes.
Quoique nous ne parlassions que de choses très communes, elle leur
donnait néanmoins un tour qui les faisait paraître nouvelles, et qui me
fit voir que je ne m’étais pas trompé quand, dès la première
conversation, j’avais jugé qu’elle avait beaucoup d’esprit.

Lorsque les marchands furent arrivés et qu’ils eurent ouvert leurs


boutiques, je portai ce que je devais à ceux chez qui j’avais pris des
étoffes à crédit, et je n’eus pas de peine à obtenir d’eux qu’ils m’en
confiassent d’autres que la dame m’avait demandées. J’en levai pour
mille pièces d’or, et la dame emporta encore la marchandise sans la
payer, sans me rien dire, ni sans se faire connaître. Ce qui m’étonnait,
c’était qu’elle ne hasardait rien, et que je demeurais sans caution et
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 378

sans certitude d’être dédommagé, en cas que je ne la revisse plus.


« Elle me paye une somme assez considérable, me disais-je en moi-
même ; mais elle me laisse redevable d’une autre qui l’est encore
davantage. Serait-ce une trompeuse, et serait-il possible qu’elle m’eût
leurré d’abord pour me mieux ruiner ? Les marchands ne la
connaissent pas ; et c’est à moi qu’ils s’adresseront. » Mon amour ne
fut pas assez puissant pour m’empêcher de faire là-dessus des
réflexions chagrinantes. Mes alarmes augmentèrent même de jour en
jour, pendant un mois entier, qui s’écoula sans que je reçusse aucune
nouvelle de la dame. Enfin, les marchands s’impatientèrent ; et, pour
les satisfaire, j’étais prêt à vendre tout ce que j’avais, lorsque je la vis
revenir un matin, dans le même équipage que les autres fois.

« Prenez votre trébuchet, me dit-elle, pour peser l’or que je vous


apporte. » Ces paroles achevèrent de dissiper ma frayeur et
redoublèrent mon amour. Avant que de compter les pièces d’or, elle
me fit plusieurs questions : entre autres, elle me demanda si j’étais
marié. Je lui répondis que non, et que je ne l’avais jamais été. Alors,
en donnant l’or à l’eunuque, elle lui dit : « Prêtez-nous votre
entremise pour terminer notre affaire. » L’eunuque se mit à rire et,
m’ayant tiré à l’écart, me fit peser l’or. Pendant que je le pesais,
l’eunuque me dit à l’oreille : « A vous voir, je connais parfaitement
que vous aimez ma maîtresse, et je suis surpris que vous n’ayez pas la
hardiesse de lui découvrir votre amour ; elle vous aime encore plus
que vous ne l’aimez. Ne croyez pas qu’elle ait besoin de vos étoffes ;
elle vient ici uniquement parce que vous lui avez inspiré une passion
violente : c’est à cause de cela qu’elle vous a demandé si vous étiez
marié. Vous n’avez qu’à parler, il ne tiendra qu’à vous de l’épouser, si
vous voulez. — Il est vrai, lui répondis-je, que j’ai senti naître de
l’amour pour elle dès le premier moment que je l’ai vue ; mais je
n’osais aspirer au bonheur de lui plaire. Je suis tout à elle, et je ne
manquerai pas de reconnaître le bon office que vous me rendez. »

Enfin, j’achevai de peser les pièces d’or ; et, pendant que je les
remettais dans le sac, l’eunuque se tourna du côté de la dame et lui dit
que j’étais très content c’était le mot dont ils étaient convenus entre
eux. Aussitôt la dame, qui était assise, se leva et partit en me disant
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 379

qu’elle m’enverrait l’eunuque, et que je n’aurais qu’à faire ce qu’il me


dirait de sa part.

Je portai à chaque marchand l’argent qui lui était dû, et j’attendis


impatiemment l’eunuque durant quelques jours. Il arriva enfin.

Je fis bien des amitiés à l’eunuque, et je lui demandai des nouvelles de


la santé de sa maîtresse. « Vous êtes, me répondit-il, l’amant du
monde le plus heureux elle est malade d’amour. On ne peut avoir plus
d’envie de vous voir qu’elle n’en a ; et, si elle disposait de ses actions,
elle viendrait vous chercher et passerait volontiers avec vous tous les
moments de sa vie. — A son air noble et à ses manières honnêtes, lui
dis-je, j’ai jugé que c’était quelque dame de considération. — Vous ne
vous êtes pas trompé dans ce jugement, répliqua l’eunuque : elle est
favorite de Zobéide, épouse du calife, qui l’aime d’autant plus
chèrement, qu’elle l’a élevée dès son enfance, et qu’elle se repose sur
elle de toutes les emplettes qu’elle a à faire. Dans le dessein qu’elle a
de se marier, elle a déclaré à l’épouse du Commandeur des croyants
qu’elle avait jeté les yeux sur vous, et lui a demandé son
consentement. Zobéide lui a dit qu’elle y consentait, mais qu’elle
voulait vous voir auparavant, afin de juger si elle avait fait un bon
choix, et qu’en ce cas-là elle ferait les frais de noces. C’est pourquoi
vous voyez que votre bonheur est certain. Si vous avez plu à la
favorite, vous ne plairez pas moins à la maîtresse, qui ne cherche qu’à
lui faire plaisir, et qui ne voudrait pas contraindre son inclination. Il ne
s’agit donc plus que de venir au palais, et c’est pour cela que vous me
voyez ici : c’est à vous de prendre votre résolution. — Elle est toute
prise, lui repartis-je, et je suis prêt à vous suivre partout où voudrez
me conduire. — Voilà qui est bien, reprit l’eunuque ; mais vous savez
que les hommes n’entrent pas dans les appartements des dames du
palais, et qu’on ne peut vous y introduire qu’en prenant des mesures
qui demandent un grand secret ; la favorite en a le de justes. De votre
côté, faites tout ce qui dépendra de vous ; mais surtout soyez discret,
car il y va de votre vie. »

Je l’assurai que je ferais exactement tout ce qui me serait ordonné. « Il


faut donc, me dit-il, que ce soir, a l’entrée de la nuit, vous vous
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 380

rendiez à la mosquée que Zobéide, épouse du calife, a fait bâtir sur le


bord du Tigre, et que là vous attendiez qu’on vous vienne chercher. »
Je consentis à tout ce qu’il voulut. J’attendis la fin du jour avec
impatience ; et, quand elle fut venue, je partis. J’assistai à la prière
d’une heure et demie après le soleil couché, dans la mosquée, où je
demeurai le dernier.

Je vis bientôt aborder un bateau dont tous les rameurs étaient


eunuques ; ils débarquèrent et apportèrent dans la mosquée plusieurs
grands coffres, après quoi ils se retirèrent ; il n’en resta qu’un seul,
que je reconnus pour celui qui avait toujours accompagné la dame, et
qui m’avait parlé le matin. Je vis entrer aussi la dame ; j’allai au-
devant d’elle, en lui témoignant que j’étais prêt à exécuter ses ordres.
« Nous n’avons pas de temps à perdre, » me dit-elle ; en disant cela,
elle ouvrit un des coffres et m’ordonna de me mettre dedans. C’est
une chose, ajouta-t-elle, nécessaire, pour votre sûreté et pour la
mienne. Ne craignez rien, et laissez-moi disposer du reste. » J’en avais
trop fait pour reculer ; je fis ce qu’elle désirait, et aussitôt elle referma
le coffre à la clef. Ensuite, l’eunuque qui était dans sa confidence
appela les autres eunuques qui avaient apporté les coffres, et les fit
tous reporter dans le bateau ; puis, la dame et son eunuque s’étant
rembarqués, on commença de ramer pour me mener à l’appartement
de Zobéide.

Pendant ce temps-là, je faisais de sérieuses réflexions ; et, considérant


le danger où j’étais, je me repentis de m’y être exposé. Je fis des vœux
et des prières qui n’étaient guère de saison.

Le bateau aborda devant la porte du palais du calife ; on déchargea les


coffres, qui furent portés à l’appartement de l’officier des eunuques
qui garde la clef de celui des dames, et n’y laisse rien entrer sans
l’avoir bien visité auparavant. Cet officier était couché ; il fallut
l’éveiller et le faire lever.

L’officier des eunuques, fâché de ce qu’on avait interrompu son


sommeil, querella fort la favorite de ce qu’elle revenait si tard. Vous
n’en serez pas quitte à si bon marché que vous vous l’imaginez, lui
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 381

dit-il : pas un de ces coffres ne passera que je ne l’aie fait ouvrir et que
je ne l’aie exactement visité. » En même temps, il commanda aux
eunuques de les apporter devant lui, les uns après les autres, et de les
ouvrir. Ils commencèrent par celui où j’étais enfermé ; ils le prirent et
le portèrent. Alors je fus saisi d’une frayeur que je ne puis exprimer :
je me crus au dernier moment de ma vie.

La favorite, qui avait la clef, protesta qu’elle ne la donnerait pas et ne


souffrirait jamais qu’on ouvrît ce coffre-là. « Vous savez bien, dit-
elle, que je ne fais rien venir qui ne soit pour le service de Zobéide,
votre maîtresse et la mienne. Ce coffre, particulièrement, est rempli de
marchandises précieuses, que des marchands nouvellement arrivés
m’ont confiées. Il y a de plus un nombre de bouteilles d’eau de la
fontaine de Zemzem 59 , envoyées de la Mecque : si quelqu’une venait
à se casser, les marchandises en seraient gâtées, et vous en
répondriez ; la femme du Commandeur des croyants saurait bien se
venger de votre insolence. » Enfin, elle parla avec tant de fermeté, que
l’officier n’eut pas la hardiesse de s’opiniâtrer à vouloir faire la visite
ni du coffre où j’étais, ni des autres. « Passez donc, dit-il en colère ;
marchez. » On ouvrit l’appartement des dames, et l’on y porta tous les
coffres.

A peine y furent-ils, que j’entendis crier tout à coup : « Voilà le calife,


voilà le calife ! » Ces paroles augmentèrent ma frayeur à un point, que
je ne sais comment je n’en mourus pas sur-le-champ : c’était
effectivement le calife. « Qu’apportez-vous donc dans ces coffres ?
dit-il à la favorite. — Commandeur des croyants, répondit-elle, ce
sont des étoffes nouvellement arrivées, que l’épouse de Votre Majesté
a souhaité qu’on lui montrât. — Ouvrez, ouvrez, reprit le calife ; je les
veux voir aussi. » Elle voulut s’en excuser, en lui représentant que ces
étoffes n’étaient propres que pour les dames, et que ce serait ôter à son
épouse le plaisir qu’elle se faisait de les voir la première. « Ouvrez,
vous dis-je, répliqua-t-il, je vous l’ordonne. » Elle lui remontra encore

59 Cette fontaine est à la Mecque ; et, selon les mahométans, c’est la source que
Dieu fit paraître en faveur d’Agar, après qu’Abraham eut été obligé de la
chasser.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 382

que Sa Majesté, en l’obligeant à manquer à sa maîtresse, l’exposait à


sa colère. « Non, non, repartit-il, je vous promets qu’elle ne vous en
fera aucun reproche. Ouvrez seulement, et ne me faites pas attendre
plus longtemps. »

Il fallut obéir ; et je sentis alors de si vives alarmes, que j’en frémis


encore toutes les fois que j’y pense. Le calife s’assit, et la favorite fit
porter devant lui tous les coffres, les uns après les autres, et les ouvrit.
Pour tirer les choses en longueur, elle lui faisait remarquer toutes les
beautés de chaque étoffe en particulier. Elle voulait mettre sa patience
à bout ; mais elle n’y réussit pas. Comme elle n’était pas moins
intéressée que moi à ne pas ouvrir le coffre où j’étais, elle ne
s’empressait point à le faire apporter, et il ne restait plus que celui-là à
visiter : « Achevons, dit le calife ; voyons encore ce qu’il y a dans ce
coffre. » Je ne puis dire si j’étais vif ou mort en ce moment ; mais je
ne croyais pas échapper à un si grand danger.

Lorsque la favorite de Zobéide vit que le calife voulait absolument


qu’elle ouvrît le coffre où j’étais : « Pour celui-ci, dit-elle, Votre
Majesté me fera, s’il lui plaît, la grâce de me dispenser de lui faire
voir ce qu’il y a dedans : ce sont des choses que je ne lui puis montrer
qu’en présence de son épouse. — Voilà qui est bien, dit le calife, je
suis content, faites emporter vos coffres. » Elle les fit enlever aussitôt
et porter dans sa chambre, où je commençai à respirer.

Dès que les eunuques qui les avaient apportés se furent retirés, elle
ouvrit promptement celui où j’étais prisonnier. « Sortez, me dit-elle,
en me montrant la porte d’un escalier qui conduisait à une chambre
au-dessus montez, et allez m’attendre. Elle n’eut pas plus tôt fermé la
porte sur moi, que le calife entra et s’assit sur le coffre d’où je venais
de sortir. Le motif de cette visite était un mouvement de curiosité qui
ne me regardait pas. Ce prince voulait faire des questions sur ce
qu’elle avait vu et entendu dans la ville. Ils s’entretinrent tous deux
assez longtemps ; après quoi, il la quitta enfin et se retira dans son
appartement.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 383

Lorsqu’elle se vit libre, elle me vint trouver dans la chambre où j’étais


monté, et me fit bien des excuses de toutes les alarmes qu’elle m’avait
causées. « Ma peine, me dit-elle, n’a pas été moins grande que la
vôtre : vous n’en devez pas douter, puisque j’ai souffert pour l’amour
de vous et pour moi, qui courais le même péril. Une autre à ma place
n’aurait peut-être pas eu le courage de se tirer si bien d’une occasion
si délicate. Il ne fallait pas moins de hardiesse ni de présence d’esprit ;
ou plutôt, il fallait avoir tout l’amour que j’ai pour vous, pour sortir de
cet embarras ; mais, rassurez-vous, il n’y a plus rien à craindre. »
Après nous être entretenus quelque temps avec beaucoup de
tendresse : « Il est temps, me dit-elle, de vous reposer : couchez-vous.
Je ne manquerai pas de vous présenter demain à Zobéide, ma
maîtresse, à quelque heure du jour ; et c’est une chose facile, car le
calife ne la voit que la nuit. » Rassuré par ce discours, je dormis assez
tranquillement ; ou, si mon sommeil fut quelquefois interrompu par
des inquiétudes, ce furent des inquiétudes agréables, causées par
l’espérance de posséder une dame qui avait tant d’esprit et de beauté.

Le lendemain, la favorite de Zobéide, avant de me faire paraître


devant sa maîtresse, m’instruisit de la manière dont je devais soutenir
sa présence, me dit à peu près les questions que cette princesse me
ferait, et me dicta les réponses que j’y devais faire. Après cela, elle me
conduisit dans une salle où tout était d’une propreté, d’une richesse et
d’une magnificence surprenantes. Je n’y étais pas entré, que vingt
dames esclaves, d’un âge avancé, toutes vêtues d’habits riches et
uniformes, sortirent du cabinet de Zobéide et vinrent se ranger devant
un trône, en deux files égales, avec une grande modestie. Elles furent
suivies de vingt autres dames toutes jeunes, et habillées de la même
sorte que leurs premières, avec cette différence pourtant, que les
habits avaient quelque chose de plus galant. Zobéide parut au milieu
de celles-ci, avec un air majestueux, et si chargée de pierreries et de
toutes sortes de joyaux, qu’à peine pouvait-elle marcher. Elle alla
s’asseoir sur le trône. J’oubliais de vous dire que sa dame favorite
l’accompagnait, et qu’elle demeura debout à sa droite, pendant que les
dames esclaves, un peu plus éloignées, étaient en foule des deux côtés
du trône.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 384

Dès que la femme du calife fut assise, les esclaves qui étaient entrées
les premières me firent signe d’approcher. Je m’avançai au milieu des
deux rangs qu’elles formaient, et me prosternai la tête contre le tapis
qui était sous les pieds de la princesse. Elle m’ordonna de me relever,
et me fit l’honneur de s’informer de mon nom, de ma famille et de
l’état de ma fortune, à quoi je satisfis assez à son gré. Je ne m’en
aperçus pas seulement à son air, elle me le fit même encore connaître
par les choses qu’elle eut la bonté de me dire. « J’ai bien de la joie, me
dit-elle, que ma fille (c’est ainsi qu’elle appelait sa dame favorite), car
je la regarde comme telle, après le soin que j’ai pris de son éducation,
ait fait un choix dont je suis contente ; je l’approuve et je consens que
vous vous mariiez tous deux. J’ordonnerai moi-même les apprêts de
vos noces, mais auparavant j’ai besoin de ma fille pour dix jours ;
pendant ce temps-là, je parlerai au calife et obtiendrai son
consentement, et vous demeurerez ici : on aura soin de vous. »

Je demeurai donc dix jours dans l’appartement des dames du calife.


Durant tout ce temps-là, je fus privé du plaisir de voir la dame
favorite, mais on me traita si bien par son ordre, que j’eus sujet
d’ailleurs d’être très satisfait.

Zobéide entretint le calife de la résolution qu’elle avait prise de marier


sa favorite ; et ce prince, en lui laissant la liberté de faire là-dessus ce
qui lui plairait, accorda une somme considérable à la favorite, pour
contribuer, de sa part, à son établissement. Les dix jours écoulés,
Zobéide fit dresser le contrat de mariage, qui lui fut apporté en bonne
forme. Les préparatifs des noces se firent : on appela les musiciens,
les danseurs et les danseuses, et il y eut pendant neuf jours de grandes
réjouissances dans le palais. Le dixième jour étant destiné pour la
dernière cérémonie du mariage, la dame favorite fut conduite au bain
d’un côté, et moi d’un autre ; sur le soir, je me mis à table, et l’on me
servit toutes sortes de mets et de ragoûts, entre autres un ragoût à l’ail,
comme celui dont on vient de me forcer de manger. Je le trouvai si
bon, que je ne touchai presque point aux autres mets. Mais, pour mon
malheur, m’étant levé de table, je me contentai de m’essuyer les
mains, au lieu de les bien laver ; et c’était une négligence qui ne
m’était jamais arrivée jusqu’alors.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 385

Comme il était nuit, on suppléa à la clarté du jour par une grande


illumination dans l’appartement des dames. Les instruments se firent
entendre, on dansa, on fit mille jeux tout le palais retentissait de cris
de joie. On nous introduisit, ma femme et moi, dans une grande salle,
où l’on nous fit asseoir sur deux trônes. Les femmes qui la servaient
lui firent changer plusieurs fois d’habits et lui peignirent le visage de
différentes manières, selon la coutume pratiquée au jour des noces ;
et, chaque fois qu’on la changeait d’habillement, on me la faisait voir.

Enfin toutes ces cérémonies finirent, et l’on nous conduisit dans la


chambre nuptiale. Dès qu’on nous y eut laissés seuls, je m’approchai
de mon épouse pour l’embrasser ; mais, au lieu de répondre à mes
transports, elle me repoussa fortement et se mit à faire des cris
épouvantables, qui attirèrent bientôt dans la chambre toutes les dames
de l’appartement, qui voulurent savoir le sujet de ses cris. Pour moi,
saisi d’un long étonnement, j’étais demeuré immobile, sans avoir eu
seulement la force de lui en demander la cause. « Notre chère sœur,
lui dirent-elles, que vous est-il donc arrivé, depuis le peu de temps que
nous vous avons quittée ? Apprenez-le-nous, afin que nous vous
secourions. — Otez, s’écria-t-elle, ôtez-moi de devant les yeux ce
vilain homme que voilà. — Hé, madame, lui dis-je, en quoi puis-je
avoir eu le malheur de mériter votre colère ? — Vous êtes un vilain,
me répondit-elle en furie, vous avez mangé de l’ail, et vous ne vous
êtes pas lavé les mains ! Croyez-vous que je veuille souffrir qu’un
homme si malpropre s’approche de moi pour m’empester ? Couchez-
le par terre, ajouta-t-elle en s’adressant aux dames, et qu’on apporte
un nerf de bœuf. » Elles me renversèrent aussitôt, et, tandis que les
unes me tenaient par les bras et les autres par les pieds, ma femme, qui
avait été servie en diligence, me frappa impitoyablement jusqu’à ce
que les forces lui manquassent. Alors elle dit aux dames : « Prenez-le :
qu’on l’envoie au lieutenant de police, et qu’on lui fasse couper la
main dont il a mangé du ragoût à l’ail. » A ces paroles, je m’écriai :
« Grand Dieu ! je suis rompu et brisé de coups, et, par surcroît
d’affliction. on me condamne encore à avoir la main coupée ! Et
pourquoi ? pour avoir mangé d’un ragoût à l’ail, et pour avoir oublié
de me laver les mains Quelle colère pour un si petit sujet ! Peste soit
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 386

du ragoût à l’ail ! Maudits soient le cuisinier qui l’a apprêté et celui


qui l’a servi ! »

Toutes les dames qui m’avaient vu recevoir mille coups de nerfs de


bœuf eurent pitié de moi, lorsqu’elles entendirent parler de me faire
couper la main. « Notre chère sœur et notre bonne dame, dirent-elles à
la favorite, vous poussez trop loin votre ressentiment. C’est un
homme, à la vérité, qui ne sait pas vivre, qui ignore votre rang et les
égards que vous méritez ; mais nous vous supplions de ne pas prendre
garde à la faute qu’il a commise, et de la lui pardonner. — Je ne suis
pas satisfaite, reprit-elle : je veux qu’il apprenne à vivre, et qu’il porte
des marques si sensibles de sa malpropreté, qu’il ne s’avisera de sa vie
de manger d’un ragoût à l’ail, sans se souvenir ensuite de se laver les
mains. » Elles ne se rebutèrent pas de son refus ; elles se jetèrent à ses
pieds, et, lui baisant la main : « Notre bonne dame, lui dirent-elles, au
nom de Dieu, modérez votre colère, et accordez-nous la grâce que
nous vous demandons. » Elle ne leur répondit rien, mais elle se leva ;
et, après m’avoir dit mille injures, elle sortit de la chambre. Toutes les
dames la suivirent et me laissèrent seul, dans une affliction
inconcevable.

Je demeurai dix jours sans voir personne qu’une vieille esclave, qui
venait m’apporter à manger. Je lui demandai des nouvelles de la dame
favorite. « Elle est malade, me dit la vieille esclave, de l’odeur
empoisonnée que vous lui avez fait respirer. Pourquoi aussi n’avez-
vous pas eu soin de vous laver les mains après avoir mangé de ce
maudit ragoût à l’ail ? Est-il possible, dis-je alors en moi-même, que
la délicatesse de ces dames soit si grande, et qu’elles soient si
vindicatives pour une faute si légère ? » J’aimai cependant ma femme,
malgré sa cruauté, et je ne laissai pas de la plaindre.

Un jour, l’esclave me dit « Votre épouse est guérie, elle est allée au
bain, et elle m’a dit qu’elle vous viendrait voir demain. Ainsi, ayez
encore patience, et tâchez de vous accommoder à son humeur. C’est
d’ailleurs une personne très sage, très raisonnable et très chérie de
toutes les dames qui sont auprès de Zobéide, notre respectable
maîtresse.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 387

Véritablement ma femme vint le lendemain et me dit d’abord : « Il


faut que je sois bien bonne, de venir vous revoir après l’offense que
vous m’avez faite. Mais je ne puis me résoudre à me réconcilier avec
vous, que je ne vous aie puni comme vous le méritez, pour ne vous
être pas lavé les mains après avoir mangé d’un ragoût à l’ail. » En
achevant ces mots, elle appela des dames, qui me couchèrent par terre
par son ordre ; et, après qu’elles m’eurent lié, elle prit un rasoir, et eut
la barbarie de me couper elle-même les quatre pouces. Une des dames
appliqua d’une certaine racine pour arrêter le sang ; maïs cela
n’empêcha que je ne m’évanouisse, par la quantité que j’en avais
perdu et par le mal que j’avais souffert.

Je revins de mon évanouissement, et l’on me donna du vin à boire,


pour me faire reprendre des forces. « Ah ! madame, dis-je alors à mon
épouse, si jamais il m’arrive de manger d’un ragoût à l’ail, je vous
jure qu’au lieu d’une fois, je me laverai les mains cent vingt fois avec
du kali, de la cendre de la même plante et du savon. — Eh bien ! dit
ma femme, à cette condition, je veux bien oublier le passé, et vivre
avec vous comme avec mon mari. »

Voilà, seigneur, ajouta le marchand de Bagdad, en s’adressant à la


compagnie, pourquoi vous avez vu que j’ai refusé de manger du
ragoût à l’ail qui était devant moi.

Les dames, poursuivit-il, n’appliquèrent pas seulement sur mes plaies


de la racine que j’ai dite, pour étancher le sang ; elles y mirent aussi
du baume de la Mecque, qu’on ne pouvait pas soupçonner d’être
falsifié, puisqu’elles l’avaient pris dans l’apothicairerie du calife. Par
la vertu de ce baume admirable, je fus parfaitement guéri en peu de
jours, et nous demeurâmes ensemble, ma femme et moi, dans la même
union que si je n’eusse jamais mangé de ragoût à l’ail. Mais, comme
j’avais toujours joui de ma liberté, je m’ennuyais fort d’être renfermé
dans le palais du calife ; néanmoins je n’en voulais rien témoigner à
mon épouse, de peur de lui déplaire. Elle s’en aperçut ; elle ne
demandait pas mieux elle-même que d’en sortir. La reconnaissance
seule la retenait auprès de Zobéide. Mais elle avait de l’esprit, et elle
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 388

représenta si bien à sa maîtresse la contrainte où j’étais de ne pas vivre


dans la ville avec les gens de ma condition, comme j’avais toujours
fait, que cette bonne princesse aima mieux se priver du plaisir d’avoir
auprès d’elle sa favorite, que de ne lui pas accorder ce que nous
souhaitions tous deux également.

C’est pourquoi, un mois après notre mariage, je vis paraître mon


épouse avec plusieurs eunuques, qui portaient chacun un sac d’argent.
Quand ils se furent retirés : « Vous ne m’avez rien marqué, dit-elle, de
l’ennui que vous cause le séjour de la cour ; mais je m’en suis fort
bien aperçue, et j’ai heureusement trouvé moyen de vous rendre
content. Zobéide, ma maîtresse, nous permet de nous retirer du palais,
et voilà cinquante mille sequins dont elle nous fait présent, pour nous
mettre en état de vivre commodément dans la ville. Prenez-en dix
mille, et allez nous acheter une maison. »

J’en eus bientôt trouvé une pour cette somme ; et, l’ayant fait meubler
magnifiquement, nous y allâmes loger. Nous prîmes un grand nombre
d’esclaves de l’un et de l’autre sexe, et nous nous donnâmes un fort
bel équipage. Enfin, nous commençâmes à mener une vie fort
agréable ; mais elle ne fut pas de longue durée. Au bout d’un an, ma
femme tomba malade et mourut en peu de jours.

J’aurais pu me marier et continuer de vivre honorablement à Bagdad,


mais l’envie de voir le monde m’inspira un autre dessein. Je vendis
ma maison ; et après avoir acheté plusieurs sortes de marchandises, je
me joignis à une caravane et passai en Perse. De là, je pris la route de
Samarcande 60 , d où je suis venu m’établir en cette ville.

Voilà sire, dit le pourvoyeur qui parlait au sultan de Casgar, l’histoire


que raconta, hier, ce marchand de Bagdad à la compagnie où je me
trouvai. « Cette histoire, dit le sultan a quelque chose
d’extraordinaire ; mais elle n’est pas comparable à celle du petit

60 Samarcande, ancienne et grande ville d’Asie, au pays des Usbecks, capitale du


royaume du même nom, avec une académie célèbre et un château où Tamerlan
faisait sa résidence ordinaire.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 389

bossu. » Alors le médecin juif, s’étant avancé, se prosterna devant le


trône de ce prince, et lui dit, en se relevant « Sire, si Votre Majesté
veut avoir aussi la bonté de m’écouter, je me flatte qu’elle sera
satisfaite de l’histoire que j’ai à lui conter. — Eh bien ! parle, lui dit le
sultan ; mais, si elle n’est pas plus surprenante que celle du bossu,
n’espère pas que je te donne la vie. »

Le médecin juif, voyant le sultan de Casgar disposé à l’entendre, prit


ainsi la parole :

Histoire racontée par le Médecin Juif

Retour à la Table des Matières

Sire, pendant que j’étudiais en médecine à Damas, et que je


commençais à y exercer ce bel art avec quelque réputation un esclave
me vint chercher pour aller voir un malade chez le gouverneur de la
ville. Je m’y rendis, et l’on m’introduisit dans une chambre où je
trouvai un jeune homme très bien fait, fort abattu du mal qu’il
souffrait. Je le saluai en m’asseyant près de lui ; il ne répondit point à
mon compliment, mais il me fit signe des yeux pour me marquer qu’il
m’entendait et qu’il me remerciait. « Seigneur, lui dis-je, je vous prie
de me donner la main, que je vous tâte le pouls. » Au lieu de tendre la
main droite, il me présenta la gauche, de quoi je fus extrêmement
surpris. « Voilà, dis-je en moi-même, une grande ignorance, de ne
savoir pas que l’on présente la main droite à un médecin, et non pas la
gauche. » Je ne laissai pas de lui tâter le pouls ; et, après avoir écrit
une ordonnance, je me retirai.

Je continuai mes visites pendant neuf jours ; et toutes les fois que je
lui voulus tâter le pouls, il me tendit la main gauche. Le dixième jour,
il me parut se bien porter, et je lui dis qu’il n’avait plus besoin que
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 390

d’aller au bain. Le gouverneur de Damas, qui était présent, pour me


marquer combien il était content de moi, me fit revêtir, en sa présence,
d’une robe très riche, en me disant qu’il me faisait médecin de
l’hôpital de la ville et médecin ordinaire de sa maison, où je pouvais
aller librement manger à sa table quand il me plairait.

Le jeune homme me fit aussi de grandes amitiés et me pria de


l’accompagner au bain. Nous y entrâmes ; et quand ses gens l’eurent
déshabillé, je vis que la main droite lui manquait. Je remarquai même
qu’il n’y avait pas longtemps qu’on la lui avait coupée : c’était la
cause de sa maladie, que l’on m’avait cachée ; et, tandis qu’on y
appliquait des médicaments propres à le guérir promptement, on
m’avait appelé pour empêcher que la fièvre, qui l’avait pris, n’eût de
mauvaises suites. Je fus assez surpris et fort affligé de le voir en cet
état ; il le remarqua bien sur mon visage. « Médecin, me dit-il, ne
vous étonnez pas de me voir la main coupée ; je vous en dirai quelque
jour le sujet, et vous entendrez une histoire des plus surprenantes. »

Après que nous fûmes sortis du bain, nous nous mîmes à table, nous
nous entretînmes ensuite, et il me demanda s’il pouvait, sans altérer sa
santé, s’aller promener hors de la ville, au jardin du gouverneur. Je lui
répondis que non seulement il le pouvait, mais qu’il lui était même
très salutaire de prendre l’air. « Si cela est, répliqua-t-il, et que vous
vouliez bien me tenir compagnie, je vous conterai là mon histoire. » Je
repartis que j’étais tout à lui le reste de la journée. Aussitôt, il
commanda à ses gens d’apporter de quoi faire la collation ; puis nous
partîmes et nous nous rendîmes au jardin du gouverneur. Nous y fîmes
deux ou trois tours de promenade ; et, après que nous nous fûmes assis
sur un tapis que ses gens étendirent sous un arbre qui faisait un bel
ombrage, le jeune homme me fit, de cette sorte, le récit de son
histoire :

Je suis né à Moussoul, et ma famille est une des plus considérables de


la ville. Mon père était l’aîné de dix enfants que mon aïeul laissa, en
mourant, tous en vie et mariés. Mais, de ce grand nombre de frères,
mon père fut le seul qui eut des enfants ; encore n’eut-il que moi. Il
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 391

prit un très grand soin de mon éducation, et me fit apprendre tout ce


qu’un enfant de ma condition ne devait pas ignorer.

J’étais déjà grand, et je commençais à fréquenter le monde, lorsqu’un


vendredi, je me trouvai à la prière de midi, avec mon père et mes
oncles, dans la grande Mosquée de Moussoul. Après la prière, tout le
monde se retira, hors mon père et mes oncles, qui s’assirent sur le
tapis qui régnait par toute la mosquée. Je m’assis aussi avec eux ; ils
s’entretenaient de plusieurs choses, et la conversation tomba
insensiblement sur les voyages. Ils vantèrent les beautés et les
singularités de quelques royaumes et de leurs villes principales ; mais
un de mes oncles dit que, si l’on en voulait croire le rapport uniforme
d’une infinité de voyageurs, il n’y avait pas au monde un plus beau
pays que 1’Egypte, ni un plus beau fleuve que le Nil ; et ce qu’il en
raconta, m’en donna une si grande idée, que dès ce moment je conçus
le désir d’y voyager. Ce que mes autres oncles purent dire pour
donner la préférence à Bagdad et au Tigre, en appelant Bagdad le
véritable séjour de la religion musulmane et la métropole de toutes les
villes de la terre, ne fit pas la même impression sur moi. Mon père
appuya le sentiment de celui de ses frères qui avait parlé en faveur de
l’Égypte, ce qui me causa beaucoup de joie. « Quoiqu’on veuille dire,
s’écria-t-il, qui n’a pas vu l’Égypte n’a pas vu ce qu’il y a de singulier
au monde. La terre y est toute d’or, c’est-à-dire si fertile, qu’elle
enrichit ses habitants. Toutes les femmes y charment ou par leur
beauté, ou par leurs manières agréables. Si vous me parlez du Nil, y a-
t-il un fleuve plus admirable ! Quelle eau fut jamais plus légère et plus
délicieuse ? Le limon même qu’il entraîne avec lui dans son
débordement n’engraisse-t-il pas les campagnes, qui produisent sans
travail mille fois plus que les autres terres, avec toute la peine que l’on
prend à les cultiver ? Écoutez ce qu’un poète obligé d’abandonner
l’Égypte disait aux Égyptiens :

« Votre Nil vous comble tous les jours de biens ; c’est pour vous
uniquement qu’il vient de si loin. Hélas ! en m’éloignant de vous, mes
larmes vont couler aussi abondamment que ses eaux. Vous allez
continuer de jouir de ses douceurs, tandis que je suis condamné à
m’en priver malgré moi. »
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 392

« Si vous regardez, ajouta mon père, du côté de l’île que forment les
deux branches du Nil les plus grandes, quelle variété de verdure, quel
émail de toutes sortes de fleurs, quelle quantité prodigieuse de villes,
de bourgades, de canaux et de mille autres objets agréables ! Si vous
tournez les yeux de l’autre côté, en remontant vers l’Éthiopie,
combien d’autres sujets d’admiration ! Je ne puis mieux comparer la
verdure de tant de campagnes, arrosées par les différents canaux du
Nil, qu’à des émeraudes brillantes enchâssées dans de l’argent. N’est-
ce pas la ville de l’univers la plus vaste, la plus peuplée et la plus riche
que le grand Caire ? Que d’édifices magnifiques, tant publics que
particuliers Si vous allez jusqu’aux pyramides, vous serez saisis
d’étonnement ; vous demeurerez immobiles à l’aspect de ces masses
de pierres, d’une grosseur énorme, qui s’élèvent jusqu’aux cieux ;
vous serez obligés d’avouer qu’il faut que les Pharaons, qui ont
employé à les construire tant de richesses et tant d’hommes, aient
surpassé tous les monarques qui sont venus après eux, non seulement
en Égypte, mais sur la terre même, en magnificence et en invention,
pour avoir laissé des monuments si dignes de leur mémoire. Ces
monuments, si anciens que les savants ne sauraient convenir entre eux
du temps où on les a élevés, subsistent encore aujourd’hui et dureront
autant que les siècles. Je passe sous silence les villes maritimes du
royaume d’Egypte, comme Damiette, Rosette, Alexandrie, où je ne
sais combien de nations vont chercher mille sortes de grains et de
toiles, et mille autres choses pour la commodité et les délices des
hommes. Je vous en parle avec connaissance : j’y ai passé quelques
années de ma jeunesse, que je compterai tant que je vivrai pour les
plus agréables de toute ma vie. »

Mes oncles n’eurent rien à répliquer à mon père, poursuivit le jeune


homme de Moussoul, et demeurèrent d’accord de tout ce qu’il venait
de dire du Nil, du Caire et de tout le royaume d’Égypte. Pour moi,
j’en eus l’imagination si remplie, que je n’en dormis pas de la nuit.
Peu de temps après, mes oncles firent bien connaître eux-mêmes
combien ils avaient été frappés du discours de mon père. Ils lui
proposèrent de faire tous ensemble le voyage d’Égypte : il accepta la
proposition ; et, comme ils étaient de riches marchands, ils résolurent
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 393

de porter avec eux des marchandises qu’ils y pussent débiter. J’appris


qu’ils faisaient les préparatifs de leur départ j’allai trouver mon père ;
je le suppliai, les larmes aux yeux, de me permettre de l’accompagner
et de m’accorder un fonds de marchandises pour en faire le débit moi-
même. « Vous êtes encore trop jeune, me dit-il, pour entreprendre le
voyage d’Égypte : la fatigue en est trop grande, et, de plus, je suis
persuadé que vous vous y perdriez. » Ces paroles ne m’ôtèrent pas
l’envie de voyager ; j’employai le crédit de mes oncles ils obtinrent
enfin que j’irais seulement jusqu’à Damas, où ils me laisseraient
pendant qu’ils continueraient leur voyage jusqu’en Egypte. « La ville
de Damas, dit mon père, a aussi ses beautés, et il faut qu’il se contente
de la permission que je lui donne d’aller jusque-la. » Quelque désir
que j’eusse de voir l’Égypte après ce que je lui en avais oui dire, il
était mon père, je me soumis à sa volonté.

Je partis donc de Moussoul, avec mes oncles et lui. Nous traversâmes


la Mésopotamie ; nous passâmes l’Euphrate ; nous arrivâmes à Alep,
où nous séjournâmes peu de jours ; et, de là, nous nous rendîmes à
Damas, dont l’abord me surprit très agréablement. Nous logeâmes
tous dans un même khan. Je vis une ville grande, peuplée, remplie de
beau monde et très bien fortifiée. Nous employâmes quelques jours à
nous promener dans tous ces jardins délicieux qui sont aux environs,
com1e nous le pouvons voir d’ici, et nous convînmes que l’on avait
raison de dire que Damas était au milieu d’un paradis. Mes oncles
enfin songèrent à continuer leur route ; ils prirent soin auparavant de
vendre mes marchandises ; ce qu’ils firent si avantageusement pour
moi, que j’y gagnai cinq cents pour cent. Cette vente produisit une
somme considérable, dont je fus ravi de me voir possesseur.

Mon père et mes oncles me laissèrent donc à Damas et poursuivirent


leur voyage. Après leur départ, j’eus une grande attention à ne pas
dépenser mon argent inutilement. Je louai néanmoins une maison
magnifique ; elle était toute de marbre, ornée de peintures à feuillage
d’or et d’azur ; elle avait un jardin où l’on voyait de très beaux jets
d’eau. Je la meublai, non pas à la vérité aussi richement que la
magnificence du lieu le demandait, mais du moins assez proprement
pour un jeune homme de ma condition. Elle avait autrefois appartenu
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 394

à un des principaux seigneurs de la ville, nommé Modoun


Abdalraham, et elle appartenait alors à un riche marchand joaillier, à
qui je n’en payais que deux scherifs 61 par mois. J’avais un assez
grand nombre de domestiques ; je vivais honorablement, je donnais
quelquefois à manger aux gens avec qui j’avais fait connaissance, et
quelquefois j’allais manger chez eux : c’est ainsi que je passais le
temps à Damas, en attendant le retour de mon père. Aucune passion
ne troublait mon repos, et le commerce des honnêtes gens faisait mon
unique occupation.

Un jour que j’étais assis à la porte de ma maison et que je prenais le


frais, une dame, fort proprement habillée et qui paraissait fort bien
faite, vint à moi et me demanda si je ne vendais pas des étoffes. En
disant cela, elle entra dans le logis.

Quand je vis qu’elle était entrée dans ma maison, je me levai, je


fermai la porte, et la fis entrer dans une salle où je la priai de s’asseoir.
« Madame, lui dis-je, j’ai eu des étoffes qui étaient dignes de vous être
montrées, mais je n’en ai plus présentement, et j’en suis très fâché. »
Elle ôta le voile qui lui couvrait le visage, et fit briller à mes yeux une
beauté dont la vue me fit sentir des mouvements que je n’avais point
encore éprouvés. « Je n’ai pas besoin d’étoffes, me répondit-elle, je
viens seulement pour vous voir et passer la soirée avec vous, si vous
l’avez pour agréable ; je ne vous demande qu’une légère collation. »

Ravi d’une si bonne fortune, je donnai ordre à mes gens de nous


apporter plusieurs sortes de fruits et des bouteilles de vin. Nous fûmes
servis promptement, nous mangeâmes, nous bûmes, nous nous
réjouîmes jusqu’à minuit ; enfin, je n’avais point encore passé de nuit
si agréablement que je passai celle-là. Le lendemain matin, je voulus
mettre dix scherifs dans la main de la dame ; mais elle la retira
brusquement. « Je ne suis pas venue vous voir dans un esprit d’intérêt,
et vous me faites une injure. Bien loin de recevoir de l’argent de vous,
je veux que vous en receviez de moi ; autrement je ne vous reverrai
plus. » En même temps elle tira dix scherifs de sa bourse et me força

61 Un schérif vaut autant qu’un sequin.


Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 395

de les prendre. « Attendez-moi dans trois jours, me dit-elle, après le


coucher du soleil. » A ces mots, elle prit congé de moi ; et je sentis
qu’en partant elle emportait mon cœur avec elle.

Au bout de trois jours, elle ne manqua pas de venir, à l’heure


marquée, et je ne manquai pas de la recevoir avec toute la joie d’un
homme qui l’attendait impatiemment. Nous passâmes la soirée et la
nuit comme la première fois ; et le lendemain, en me quittant, elle
promit de me revenir voir encore dans trois jours ; mais elle ne voulut
point partir que je n’eusse reçu dix nouveaux scherifs.

Étant revenue pour la troisième fois, et lorsque le vin nous eut


échauffés tous deux, elle me dit : « Mon cher cœur, que pensez-vous
de moi ? Ne suis-je pas belle et amusante ? — Madame, lui répondis-
je, cette question, ce me semble, est assez inutile : toutes les marques
d’amour que je vous donne doivent vous persuader que je vous
aime.Je suis charmé de vous voir et de vous posséder ; vous êtes ma
reine, ma sultane ; vous faites tout le bonheur de ma vie. — Ah ! je
suis assurée, me dit-elle, que vous cesseriez de tenir ce langage, si
vous aviez vu une dame de mes amies, qui est plus jeune et plus belle
que moi ! Elle a l’humeur si enjouée qu’elle ferait rire les gens les
plus mélancoliques. Il faut que je vous l’amène ici. Je lui ai parlé de
vous ; et, sur ce que je lui en ai dit, elle meurt d’envie de vous voir.
Elle m’a priée de lui procurer ce plaisir ; mais je n’ai pas osé la
satisfaire sans vous en avoir parlé auparavant. — Madame, repris-je,
vous ferez ce qu’il vous plaira ; mais, quelque chose que vous me
puissiez dire de votre amie, je défie tous ses attraits de vous ravir mon
cœur, qui est si fortement attaché à vous, que rien n’est capable de
l’en détacher. — Prenez bien garde, répliqua-t-elle ; je vous avertis
que je vais mettre votre amour à une étrange épreuve. »

Nous en demeurâmes là, et le lendemain, en me quittant, au lieu de


dix scherifs, elle m’en donna quinze, que je fus obligé d’accepter.
« Souvenez-vous, me dit-elle, que vous aurez dans deux jours une
nouvelle hôtesse, songez à la bien recevoir ; nous viendrons à l’heure
accoutumée, après le lever du soleil. » Je fis orner la salle et préparer
une belle collation pour le jour où elles devaient venir.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 396

J’attendis les deux dames avec impatience, et elles arrivèrent enfin, à


l’entrée de la nuit. Elles se dévoilèrent l’une et l’autre, et si j’avais été
surpris de la beauté de la première j’eus sujet de l’être bien davantage
lorsque je vis son amie. Elle avait des traits réguliers, un visage
parfait, un teint vif, et des yeux si brillants, que j’en pouvais à peine
soutenir l’éclat. Je la remerciai de l’honneur qu’elle me faisait, et la
suppliai de m’excuser si je ne la recevais pas comme elle le méritait.
« Laissons là les compliments, me dit-elle ; ce serait à moi de vous en
faire sur ce que vous avez permis que mon amie m’amenât ici ; mais,
puisque vous voulez bien me souffrir, quittons les cérémonies et ne
songeons qu’à nous réjouir. »

Comme j’avais donné ordre qu’on nous servît la collation dès que les
dames seraient arrivées, nous nous mîmes bientôt à table. J’étais vis-à-
vis de la nouvelle venue, qui ne cessait de me regarder en souriant. Je
ne pus résister à ses regards vainqueurs, et elle se rendit maîtresse de
mon cœur, sans que je pusse m’en défendre. Mais elle prit aussi de
l’amour en m’en inspirant ; et, loin de se contraindre, elle me dit des
choses assez vives.

L’autre dame, qui nous observait, n’en fit d’abord que rire. « Je vous
l’avais bien dit, s’écria-t-elle en m’adressant la parole, que vous
trouveriez mon amie charmante ; et je m’aperçois que vous avez déjà
violé le serment que vous m’avez fait, de m’être fidèle. — Madame,
lui répondis-je en riant aussi comme elle, vous auriez sujet de vous
plaindre de moi si je manquais de civilité pour une dame que vous
m’avez amenée et que vous chérissez ; vous pourriez me reprocher
l’une et l’autre de ne savoir pas faire les honneurs de ma maison. »

Nous continuâmes de boire ; mais, à mesure que le vin nous


échauffait, la nouvelle dame et moi nous nous agacions avec si peu de
retenue, que son amie en conçut une jalousie violente, dont elle nous
donna bientôt une marque bien funeste. Elle se leva et sortit, en nous
disant qu’elle allait revenir ; mais, peu de moments après, la dame qui
était restée avec moi changea de visage ; il lui prit de grandes
convulsions, et enfin elle rendit l’âme entre mes bras, tandis que
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 397

j’appelais du monde pour m’aider à la secourir. Je sors aussitôt, je


demande l’autre dame : mes gens me dirent qu’elle avait ouvert la
porte de la rue, et qu’elle s’en était allée. Je soupçonnai alors, et rien
n’était plus véritable, que c’était elle qui avait causé la mort de son
amie. Effectivement, elle avait eu l’adresse et la malice de mettre d’un
poison très violent dans la dernière tasse qu’elle lui avait présentée
elle-même.

Je fus vivement affligé de cet accident. « Que ferais-je ? dis-je alors


en moi-même. Que vais-je devenir ? » Comme je crus qu’il n’y avait
pas de temps à perdre, je fis lever par mes gens, à la clarté de la lune
et sans bruit, une des grandes pièces de marbre dont la cour de ma
maison était pavée, et fis creuser, en diligence, une fosse où ils
enterrèrent le corps de la jeune dame. Après qu’on eut remis la pièce
de marbre, je pris un habit de voyage, avec tout ce que j’avais
d’argent, et je fermai tout, jusqu’à la porte de ma maison, que je
scellai et cachetai de mon sceau. J’allai trouver le marchand joaillier
qui en était le propriétaire ; je lui payai ce que je lui devais de loyer,
avec une année d’avance ; et, lui donnant la clef, je le priai de me la
garder. « Une affaire pressante, lui dis-je, m’oblige à m’absenter pour
quelque temps ; il faut que j’aille trouver mes oncles, au Caire. »
Enfin, je pris congé de lui ; et, dans le moment, je montai à cheval et
partis avec mes gens qui m’attendaient.

Mon voyage fut heureux : j’arrivai au Caire, sans avoir fait aucune
mauvaise rencontre. J’y trouvai mes oncles, qui furent fort étonnés de
me voir. Je leur dis, pour excuse, que je m’étais ennuyé de les
attendre, et que l’inquiétude de ne recevoir d’eux aucune nouvelle
m’avait fait entreprendre ce voyage. Ils me reçurent fort bien et
promirent de faire en sorte que mon père ne me sût pas mauvais gré
d’avoir quitté Damas sans sa permission. Je logeai avec eux dans le
même khan, et vis tout ce qu’il y avait de beau à voir au Caire.

Comme ils avaient achevé de vendre leurs marchandises, ils parlaient


de s’en retourner à Moussoul, et ils commençaient déjà à faire les
préparatifs de leur départ ; mais, n’ayant pas vu tout ce que j’avais
envie de voir en Égypte, je quittai mes oncles et allai me loger dans un
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 398

quartier fort éloigné de leur khan, et je ne parus point qu’ils ne fussent


partis. Ils me cherchèrent longtemps par toute la ville ; mais, ne me
trouvant point, ils jugèrent que le remords d’être venu en Égypte
contre la volonté de mon père m’avait obligé de retourner à Damas
sans leur en rien dire, et ils partirent, dans l’espérance de m’y
rencontrer et de me prendre en passant.

Je restai donc au Caire après leur départ, et j’y demeurai trois ans,
pour satisfaire pleinement la curiosité que j’avais de voir toutes les
merveilles de l’Égypte. Pendant ce temps-là, j’eus soin d’envoyer de
l’argent au marchand joaillier, en lui mandant de me conserver sa
maison ; car j’avais dessein de retourner à Damas et de m’y arrêter
encore quelques années. Il ne m’arriva point d’aventure, au Caire, qui
mérite de vous être racontée ; mais vous allez sans doute être fort
surpris de celle que j’éprouvai quand je fus de retour à Damas.

En arrivant en cette ville, j’allai descendre chez le marchand joaillier,


qui me reçut avec joie et qui voulut m’accompagner lui-même jusque
dans ma maison, pour me faire voir que personne n’y était entré
pendant mon absence. En effet, le sceau était encore en son entier sur
la serrure. J’entrai, et trouvai toutes choses dans le même état où je les
avais laissées.

En nettoyant et en balayant la salle où j’avais mangé avec les dames,


un de mes gens trouva un collier d’or, en forme de chaîne, où il y
avait, d’espace en espace, dix perles très grosses et très parfaites ; il
me l’apporta, et je le reconnus pour celui que j’avais vu au cou de la
jeune dame qui avait été empoisonnée. Je compris qu’il s’était détaché
et qu’il était tombé sans que je m’en fusse aperçu. Je ne pus le
regarder sans verser des larmes, en me souvenant d’une personne si
aimable, et que j’avais vue mourir d’une manière si funeste. Je
l’enveloppai et le mis précieusement dans mon sein.

Je passai quelques jours à me remettre de la fatigue de mon voyage ;


après quoi, je commençai à voir les gens avec qui j’avais fait autrefois
connaissance. Je m’abandonnai à toutes sortes de plaisirs, et
insensiblement je dépensai tout mon argent. Dans cette situation, au
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 399

lieu de vendre mes meubles je résolus de me défaire du collier ; mais e


me connaissais si peu en perles, que je m’y pris fort mal, comme vous
l’allez entendre.

Je me rendis au bezestein, où, tirant à part un crieur, et lui montrant le


collier, je lui dis que je le voulais vendre, et que je le priais de le faire
voir aux principaux joailliers. Le crieur fut surpris de voir ce bijou.
« Ah ! la belle chose ! s’écria-t-il après l’avoir regardé longtemps avec
admiration. Jamais nos marchands n’ont vu rien de si riche. Je vais
leur faire un grand plaisir ; et vous ne devez pas douter qu’ils ne le
mettent à un haut prix à l’envi l’un de l’autre. » Il me mena à une
boutique, et il se trouva que c’était celle du propriétaire de ma maison.
« Attendez-moi ici, me dit le crieur, je reviendrai bientôt vous
apporter la réponse. »

Tandis qu’avec beaucoup de secret il alla de marchand en marchand


montrer le collier, je m’assis près du joaillier, qui fut bien aise de me
voir, et nous commençâmes à nous entretenir de choses indifférentes.
Le crieur revint ; et, me prenant en particulier, au lieu de me dire
qu’on estimait le collier pour le moins deux mille scherifs, il m’assura
qu’on n’en voulait donner que cinquante. « C’est qu’on m’a dit,
ajouta-t-il, que les perles étaient fausses : voyez si vous voulez le
donner à ce prix-là. » Comme je le crus sur parole, et que j’avais
besoin d’argent : « Allez, lui dis-je ; je m’en rapporte à ce que vous
me dites et à ceux qui s’y connaissent mieux que moi : livrez-le et
m’en apportez l’argent tout à l’heure. »

Le crieur m’était venu offrir cinquante scherifs de la part du plus riche


joaillier du bezestein, qui n’avait fait cette offre que pour me sonder et
savoir si je connaissais bien la valeur de ce que je mettais en vente.
Ainsi il n’eut pas plus tôt appris ma réponse, qu’il mena le crieur avec
lui chez le lieutenant de police, à qui, montrant le collier : « Seigneur,
dit-il, voilà un collier qu’on m’a volé ; et le voleur, déguisé en
marchand, a eu la hardiesse de venir l’exposer en vente, et il est
actuellement dans le bezestein. Il se contente, poursuivit-il, de
cinquante scherifs pour un joyau qui en vaut deux mille : rien ne
saurait mieux prouver que c’est un voleur. »
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 400

Le lieutenant de police m’envoya arrêter sur-le-champ ; et, lorsque je


fus devant lui, il me demanda si le collier qu’il tenait à la main n’était
pas celui que je venais de mettre en vente au bezestein. Je lui répondis
que oui. « Et est-il vrai, reprit-il, que vous le vouliez livrer pour
cinquante scherifs ? » J’en demeurai d’accord. « Eh bien, dit-il alors
d’un ton moqueur, qu’on lui donne la bastonnade : il nous dira bientôt,
avec son bel habit de marchand, qu’il n’est qu’un franc voleur ; qu’on
le batte jusqu’à ce qu’il l’avoue. » La violence des coups de bâton me
fit faire un mensonge : je confessai, contre la vérité, que j’avais volé
le collier ; et aussitôt le lieutenant de police me fit couper la main.

Cela causa un grand bruit dans le bezestein, et je fus à peine de retour


chez moi, que je vis arriver le propriétaire de la maison. « Mon fils,
me dit-il, vous paraissez un jeune homme si sage et si bien élevé !
comment est-il possible que vous ayez commis une action aussi
indigne que celle dont je viens d’entendre parler ! Vous m’avez
instruit vous-même de votre bien, et je ne doute pas qu’il ne soit tel
que vous me l’avez dit. Que ne m’avez-vous demandé de l’argent ? je
vous en aurais prêté ; mais, après ce qui vient d’arriver, je ne puis
souffrir que vous logiez plus longtemps dans ma maison : prenez
votre parti ; allez chercher un autre logement. » Je fus extrêmement
mortifié de ces paroles ; je priai le joaillier, les larmes aux yeux, de
me permettre de rester encore trois jours dans sa maison ; ce qu’il
m’accorda.

« Hélas ! m’écriai-je, quel malheur et quel affront ! Oserai-je


retourner à Moussoul ? Tout ce que je pourrai dire à mon père sera-t-il
capable de lui persuader que je suis innocent ? »

Trois jours après que ce malheur me fut arrivé, je vis avec étonnement
entrer chez moi une troupe de gens du lieutenant de police, avec le
propriétaire de ma maison et le marchand qui m’avait accusé
faussement de lui avoir volé le collier de perles. Je leur demandai ce
qui les amenait ; mais, au lieu de me répondre, ils me lièrent et me
garrottèrent en m’accablant d’injures, en me disant que le collier
appartenait au gouverneur de Damas, qui l’avait perdu depuis plus de
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 401

trois ans, et qu’en même temps une de ses filles avait disparu. Jugez
de l’état où je me trouvai en apprenant cette nouvelle ! Je pris
néanmoins ma résolution. « Je dirai la vérité au gouverneur, disais-je
en moi-même ; ce sera à lui à me pardonner où à me faire mourir. »

Lorsqu’on m’eut conduit devant lui, je remarquai qu’il me regarda


d’un œil de compassion, et j’en tirai un bon augure. Il me fit délier ; et
puis, s’adressant au marchand joaillier, mon accusateur, et au
propriétaire de ma maison : « Est-ce là, leur dit-il, l’homme qui a
exposé en vente le collier de perles ? » Ils ne lui eurent pas plus tôt
répondu que oui, qu’il dit : « Je suis assuré qu’il n’a pas volé le
collier, et je suis fort étonné qu’on lui ait fait une si grande injustice. »
Rassuré par ces paroles : « Seigneur, m’écriai-je, je vous jure que je
suis en effet très innocent. Je suis persuadé même que le collier n’a
jamais appartenu à mon accusateur, que je n’ai jamais vu, et dont
l’horrible perfidie est cause qu’on m’a traité si indignement. Il est vrai
que j’ai confessé que j’avais fait le vol ; mais j’ai fait cet aveu contre
ma conscience, pressé par les tourments, et pour une raison que je suis
prêt à vous dire, si vous avez la bonté de vouloir m’écouter. — J’en
sais déjà assez, répliqua le gouverneur, pour vous rendre tout à l’heure
une partie de la justice qui vous est due.Qu’on ôte d’ici, continua-t-il,
le faux accusateur, et qu’il souffre le même supplice qu’il a fait
souffrir à ce jeune homme, dont l’innocence m’est connue. »

On exécuta sur-le-champ l’ordre du gouverneur. Le marchand joaillier


fut amené et puni comme il le méritait. Après cela, le gouverneur,
ayant fait sortir tout le monde, me dit : « Mon fils, racontez-moi sans
crainte de quelle manière ce collier est tombé entre vos mains, et ne
me déguisez rien. » Alors je lui découvris tout ce qui s’était passé, et
lui avouai que j’avais mieux aimé passer pour un voleur que de
révéler cette tragique aventure. « Grand Dieu s’écria le gouverneur
dès que j’eus achevé de parler, vos jugements sont incompréhensibles,
et nous devons nous y soumettre sans murmurer ! Je reçois avec une
soumission entière le coup dont il vous a plu de me frapper. » Ensuite,
m’adressant la parole : « Mon fils, me dit-il, après avoir écouté la
cause de votre disgrâce, dont je suis très affligé, je veux vous faire
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 402

aussi le récit de la mienne. Apprenez que je suis père de ces deux


dames dont vous venez de m’entretenir.

« La première dame qui a eu l’effronterie de vous aller chercher


jusque chez vous était l’aînée de toutes mes filles. Je l’avais mariée,
au Caire, à un de ses cousins, au fils de mon frère. Son mari mourut ;
elle revint chez moi, corrompue par mille méchancetés qu’elle avait
apprises en Egypte. Avant son arrivée, sa cadette, qui est morte d’une
manière si déplorable entre vos bras, était fort sage et ne m’avait
jamais donné aucun sujet de me plaindre de ses mœurs. Son aînée fit
avec elle une liaison étroite, et la rendit insensiblement aussi
méchante qu’elle. Le jour qui suivit la mort de sa cadette, comme je
ne la vis pas en me mettant à table, j’en demandai des nouvelles à son
aînée, qui était revenue au logis ; mais au lieu de me répondre, elle se
mit à pleurer si amèrement, que j’en conçus un présage funeste. Je la
pressai de m’instruire de ce que je voulais savoir. « Mon père, me
répondit-elle en sanglotant, je ne puis vous dire autre chose, sinon que
ma sœur prit hier son plus bel habit, son beau collier de perles, sortit,
et n’a point paru depuis. » Je fis chercher ma fille par toute la ville ;
mais je ne pus rien apprendre de son malheureux destin. Cependant
l’aînée, qui se repentait sans doute de sa fureur jalouse, ne cessa de
s’affliger et de pleurer la mort de sa sœur : elle se priva même de toute
nourriture et mit fin, par là, à ses déplorables jours. Voilà, continua le
gouverneur, quelle est la condition des hommes ; tels sont les
malheurs auxquels ils sont exposés !Mais, mon fils, ajouta-t-il, comme
nous sommes tous deux également infortunés, unissons nos déplaisirs,
ne nous abandonnons point l’un l’autre. Je vous donne en mariage une
troisième fille que j’ai : elle est plus jeune que ses sœurs et ne leur
ressemble nullement par sa conduite. Elle a même plus de beauté
qu’elles n’en ont eu ; et je puis vous assurer qu’elle est d’une humeur
propre à vous rendre heureux. Vous n’aurez pas d’autre maison que la
mienne, et, après ma mort, vous serez, vous et elle, mes seuls héritiers.

— Seigneur, lui dis-je, je suis confus de toutes vos bontés, et je ne


pourrai jamais vous en marquer assez de reconnaissance. — Brisons
là, interrompit-il, ne consumons pas le temps en vains discours. » En
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 403

disant cela, il fit appeler des témoins ; ensuite j’épousai sa fille sans
cérémonie.

Il ne se contenta pas d’avoir fait punir le marchand joaillier qui


m’avait faussement accusé ; il fit confisquer à mon profit tous ses
biens, qui sont très considérables. Enfin, depuis que vous venez chez
le gouverneur, vous avez pu voir en quelle considération je suis auprès
de lui. Je vous dirai de plus qu’un homme envoyé par mes oncles en
Égypte exprès pour m’y chercher, ayant, en passant, découvert que
j’étais en cette ville, me rendit hier une lettre de leur part. Ils me
mandent la mort de mon père et m’invitent à aller recueillir sa
succession à Moussoul ; mais, comme l’alliance et l’amitié du
gouverneur m’attachent à lui et ne me permettent pas de m’en
éloigner, j’ai renvoyé l’exprès, avec une procuration pour me faire
tenir tout ce qui m’appartient. Après ce que vous venez d’entendre,
j’espère que vous me pardonnerez l’incivilité que je vous ai faite,
durant le cours de ma maladie, en vous présentant la main gauche au
lieu de la droite.

« Voilà, dit le médecin juif au sultan de Casgar, ce que me raconta le


jeune homme de Moussoul. Je demeurai à Damas tant que le
gouverneur vécut ; après sa mort, comme j’étais à la fleur de mon âge,
j’eus la curiosité de voyager. Je parcourus toute la Perse et allai dans
les Indes ; et enfin je suis venu m’établir dans votre capitale, où
j’exerce avec honneur la profession de médecin. »

Le sultan de Casgar trouva cette dernière histoire assez agréable.


« J’avoue, dit-il au juif, que ce que tu viens de raconter est
extraordinaire ; mais franchement l’histoire du bossu l’est encore
davantage, et bien plus réjouissante ; ainsi n’espère pas que je te
donne la vie non plus qu’aux autres ; je vais vous faire pendre tous
quatre. — Attendez, de grâce, Sire, s’écria le tailleur en s’avançant et
se prosternant aux pieds du sultan : puisque Votre Majesté aime les
histoires plaisantes, celle que j’ai à lui conter ne lui déplaira pas. — Je
veux bien l’écouter aussi, lui dit le sultan ; mais ne te flatte pas que je
te laisse vivre, à moins que tu ne me dises quelque aventure plus
divertissante que celle du bossu. » Alors le tailleur, comme s’il eût été
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 404

sûr de son fait, prit la parole avec confiance et commença son récit en
ces termes

Histoire que raconta le Tailleur

Retour à la Table des Matières

Sire, un bourgeois de cette ville me fit l’honneur, il y a deux jours, de


m’inviter à un festin qu’il donnait hier matin à ses amis : je me rendis
chez lui de très bonne heure, et j’y trouvai environ vingt personnes.

Nous n’attendions plus que le maître de la maison, qui était sorti pour
faire quelque affaire, lorsque nous le vîmes arriver, accompagné d’un
jeune étranger très proprement habillé, fort bien fait, mais boiteux.
Nous nous levâmes tous ; et, pour faire honneur au maître du logis,
nous priâmes le jeune homme de s’asseoir avec nous sur le sofa. Il
était prêt à le faire, lorsque, apercevant un barbier qui était de notre
compagnie, il se retira brusquement en arrière et voulut sortir. Le
maître de la maison, surpris de son action, l’arrêta. « Où allez-vous ?
lui dit-il. Je vous amène avec moi pour me faire l’honneur d’être d’un
festin que je donne à mes amis, et à peine êtes-vous entré que vous
voulez sortir. — Seigneur, répondit le jeune homme, au nom de Dieu,
je vous supplie de ne pas me retenir et de permettre que je m’en aille.
Je ne puis voir sans horreur cet abominable barbier que voilà :
quoiqu’il soit né dans un pays où tout le monde est blanc, il ne laisse
pas de ressembler à un Éthiopien ; mais il a l’âme encore plus noire et
plus horrible que le visage. »

Nous demeurâmes tous fort surpris de ce discours et nous


commençâmes à concevoir une très mauvaise opinion du barbier, sans
savoir si le jeune étranger avait raison de parler de lui dans ces termes.
Nous protestâmes même que nous ne souffririons pas à notre table un
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 405

homme dont on nous faisait un si horrible portrait. Le maître de la


maison pria l’étranger de nous apprendre le sujet qu’il avait de haïr le
barbier.

« Seigneurs, nous dit alors le jeune homme, vous saurez que ce maudit
barbier est cause que je suis boiteux et qu’il m’est arrivé la plus
cruelle affaire qu’on puisse imaginer ; c’est pourquoi j’ai fait serment
d’abandonner tous les lieux où il serait, et de ne pas demeurer même
dans une ville où il demeurerait : c’est pourquoi je suis sorti de
Bagdad, où je le laissai, et que j’ai fait un si long voyage pour venir
m’établir en cette ville, au milieu de la Grande Tartarie, comme en un
endroit où je me flattais de ne le voir jamais. Cependant, contre mon
attente, je le trouve ici : cela m’oblige, seigneurs, à me priver, malgré
moi, de l’honneur de me divertir avec vous. Je veux m’éloigner de
votre ville dès aujourd’hui, et m’aller cacher, si je puis, dans les lieux
où il ne vienne pas s’offrir à ma vue. »

En achevant ces paroles, il voulut nous quitter ; mais le maître du


logis le retint encore, le supplia de demeurer avec nous et de nous
raconter la cause de l’aversion qu’il avait pour le barbier, qui, pendant
tout ce temps-là, avait les yeux baissés et gardait le silence. Nous
joignîmes nos prières à celles du maître de la maison, et enfin le jeune
homme, cédant à nos instances, s’assit sur le sofa, et, après avoir
tourné le dos au barbier, de peur de le voir, nous raconta ainsi son
histoire :

Mon père tenait, dans la ville de Bagdad, un rang à pouvoir aspirer


aux premières charges ; mais il préféra toujours une vie tranquille à
tous les honneurs qu’il pouvait mériter. Il n’eut que moi d’enfant ; et,
quand il mourut, j’avais déjà l’esprit formé et j’étais en âge de
disposer des grands biens qu’il m’avait laissés. Je ne les dissipai point
follement ; j’en fis un usage qui m’attira l’estime de tout le monde.

Je n’avais point encore eu de passion, et, loin d’être sensible à


l’amour, j’avouerai, peut-être à ma honte, que j’évitais avec soin le
commerce des femmes. Un jour que j’étais dans une rue, je vis venir
devant moi une grande troupe de dames ; pour ne pas les rencontrer,
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 406

j’entrai dans une petite rue devant laquelle je me trouvais, et je


m’assis sur un banc, près d’une porte. J’étais vis-à-vis d’une fenêtre
où il y avait un vase de très belles fleurs, et j’avais les yeux attachés
dessus, lorsque la fenêtre s’ouvrit je vis paraître une jeune dame dont
la beauté m’éblouit. Elle jeta d’abord les yeux sur moi ; et, en arrosant
le vase de fleurs d’une main plus blanche que l’albâtre, elle me
regarda avec un sourire qui m’inspira autant d’amour pour elle que
j’avais eu d’aversion jusque-là pour toutes les femmes. Après avoir
arrosé ses fleurs et m’avoir lancé un regard plein de charmes qui
acheva de me percer le cœur, elle referma sa fenêtre, et me laissa dans
un trouble et dans un désordre inconcevables.

J’y serais demeuré bien longtemps, si le bruit que j’entendis dans la


rue ne m’eût pas fait retirer en moi-même. Je tournai la tête en me
levant, et vis que c’était le premier cadi de la ville, monté sur une
mule et accompagné de cinq ou six de ses gens : il mit pied à terre à la
porte de la maison dont la jeune femme avait ouvert une fenêtre ; il y
entra, ce qui me fit juger qu’il était son père.

Je revins chez moi, dans un état bien différent de celui où j’étais


lorsque j’en étais sorti : agité d’une passion d’autant plus violente que
je n’en avais jamais senti l’atteinte, je me mis au lit avec une grosse
fièvre, qui répandit une grande affliction dans ma maison. Mes
parents, qui m’aimaient, alarmés d’une maladie si prompte,
accoururent en diligence et m’importunèrent fort pour en apprendre la
cause, que je me gardais bien de leur dire. Mon silence leur causa une
inquiétude que les médecins ne purent dissiper, parce qu’ils ne
connaissaient rien à mon mal, qui ne fit qu’augmenter par leurs
remèdes, au lieu de diminuer.

Mes parents commençaient à désespérer de ma vie, lorsqu’une vieille


dame de leur connaissance, informée de ma maladie, arriva. Elle me
considéra avec beaucoup d’attention ; et, après m’avoir examiné, elle
connut, je ne sais par quel hasard, le sujet de ma maladie. Elle les prit
en particulier, les pria de la laisser seule avec moi et de faire retirer
tous mes gens.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 407

Tout le monde étant sorti de la chambre, elle s’assit au chevet de mon


lit : « Mon fils, me dit-elle, vous vous êtes obstiné jusqu’à présent à
cacher la cause de votre mal ; mais je n’ai pas besoin que vous me la
déclariez : j’ai assez d’expérience pour pénétrer ce secret, et vous ne
me désavouerez pas quand je vous aurai dit que c’est l’amour qui vous
rend malade. Je puis vous procurer votre guérison, pourvu que vous
me fassiez connaître qui est l’heureuse dame qui a su toucher un cœur
aussi insensible que le vôtre ; car vous avez la réputation de ne pas
aimer. les dames, et je n’ai pas été la dernière à m’en apercevoir ;
mais enfin ce que j’avais prévu est arrivé, et je suis ravie de trouver
l’occasion d’employer mes talents a vous tirer de peine. »

La vieille dame, m’ayant tenu ce discours, s’arrêta pour entendre ma


réponse ; mais, quoiqu’il eût fait sur moi beaucoup d’impression, je
n’osais découvrir le fond de mon cœur. Je me tournai seulement du
côté de la dame et poussai un profond soupir, sans rien lui dire. « Est-
ce la honte, reprit-elle, qui vous empêche de me parler, ou si c’est
manque de confiance en moi ? Doutez-vous de l’effet de ma
promesse ? Je pourrais vous citer une infinité de jeunes gens de votre
connaissance qui ont été dans la même peine que vous, et que j’ai
soulagés. »

Enfin, la bonne dame me dit tant d’autres choses encore, que je


rompis le silence ; je lui déclarai mon mal ; je lui appris l’endroit où
j’avais vu l’objet qui le causait, et lui expliquai toutes les
circonstances de mon aventure. « Si vous réussissez, lui dis-je, et que
vous me procuriez le bonheur de voir cette beauté charmante et de
l’entretenir de la passion dont je brûle pour elle, vous pouvez compter
sur ma reconnaissance. — Mon fils, me répondit la vieille dame, je
connais la personne dont vous me parlez ; elle est, comme vous l’avez
fort bien jugé, fille du premier cadi de cette ville. Je ne suis point
étonnée que vous l’aimiez : c’est la plus belle et la plus aimable dame
de Bagdad ; mais, ce qui me chagrine, c’est qu’elle est très fière et
d’un très difficile accès. Vous savez combien nos gens de justice sont
exacts à faire observer les dures lois qui retiennent les femmes dans
une contrainte si gênante ; ils le sont encore davantage à les observer
eux-mêmes dans leurs familles, et le cadi que vous avez vu est, lui
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 408

seul, plus rigide en cela que tous les autres ensemble. Comme ils ne
font que prêcher à leurs filles que c’est un grand crime de se montrer
aux hommes, elles en sont si fortement prévenues pour la plupart,
qu’elles n’ont des yeux dans les rues que pour se conduire, lorsque la
nécessité les oblige à sortir. Je ne dis pas absolument que la fille du
premier cadi soit de cette humeur ; mais cela n’empêche pas que je ne
craigne de trouver d’aussi grands obstacles à vaincre de son côté que
de celui du père. Plût à Dieu que vous aimassiez quelque autre dame !
je n’aurais pas tant de difficultés à surmonter que j’en prévois. J’y
emploierai néanmoins tout mon savoir-faire ; mais il faudra du temps
pour y réussir. Cependant ne laissez pas de prendre courage, et ayez
de la confiance en moi. »

La vieille me quitta ; et comme je me représentai vivement tous les


obstacles dont elle venait de me parler, la crainte que j’eus qu’elle ne
réussît pas dans son entreprise augmenta mon mal. Elle revint le
lendemain, et je lus sur son visage qu’elle n’avait rien de favorable à
m’annoncer. En effet, elle me dit : « Mon fils, je ne m’étais pas
trompée ; j’ai à surmonter autre chose que la vigilance d’un père :
vous aimez un objet insensible qui se plaît à faire brûler d’amour pour
elle tous ceux qui s’en laissent charmer ; elle ne veut pas leur donner
le moindre soulagement. Elle m’a écoutée avec plaisir, tant que je ne
lui ai parlé que du mal qu’elle vous fait souffrir ; mais, dès que j’ai
seulement ouvert la bouche pour l’engager à vous permettre de la voir
et de l’entretenir, elle m’a dit, en me jetant un regard terrible : « Vous
êtes bien hardie de me faire cette proposition ; je vous défends de me
revoir jamais, si vous voulez me tenir de pareils discours. »

« Que cela ne vous afflige pas, poursuivit la vieille, je ne suis pas


aisée à rebuter ; et pourvu que la patience ne vous manque pas,
j’espère que je viendrai à bout de mon dessein. »

Pour abréger ma narration, dit le jeune homme, je vous dirai que cette
bonne messagère fit encore inutilement plusieurs tentatives en ma
faveur auprès de la fière ennemie de mon repos. Le chagrin que j’en
eus irrita mon mal à un point, que les médecins m’abandonnèrent
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 409

absolument. J’étais donc regardé comme un homme qui n’attendait


que la mort, lorsque la vieille vint me donner la vie.

Afin que personne ne l’entendît, elle me dit à l’oreille : « Songez au


présent que vous avez à me faire pour la bonne nouvelle que je vous
apporte. » Ces paroles produisirent un effet merveilleux : je me levai
sur mon séant et lui répondis avec transport : « Le présent ne vous
manquera pas. Qu’avez-vous à me dire ? — Mon cher Seigneur,
reprit-elle, vous n’en mourrez pas, et j’aurai bientôt le plaisir de vous
voir en parfaite santé et fort content de moi. Hier, lundi, j’allai chez la
dame que vous aimez, et je la trouvai en bonne humeur ; je pris
d’abord un visage triste, je poussai de profonds soupirs en abondance
et laissai couler quelques larmes. « Ma bonne mère, me dit-elle,
qu’avez-vous ? Pourquoi paraissez-vous si affligée ? — Hélas ma
chère et honorable dame, lui répondis-je, je viens de chez le jeune
seigneur de qui je vous parlais l’autre jour ; c’en est fait, il va perdre
la vie pour l’amour de vous : c’est un grand dommage, je vous assure,
et il y a bien de la cruauté de votre part.— Je ne sais, répliqua-t-elle,
pourquoi vous voulez que je sois cause de sa mort. Comment puis-je y
avoir contribué ? — Comment ? lui repartis-je. Eh ! ne vous disais-je
pas, l’autre jour, qu’il était assis devant votre fenêtre lorsque vous
l’ouvrîtes pour arroser votre vase de fleurs ? Il vit ce prodige de
beauté, ces charmes que votre miroir vous représente tous les jours ;
depuis ce moment il languit, et son mal s’est tellement augmenté,
qu’il est enfin réduit au pitoyable état que j’ai eu l’honneur de vous
dire.

« Vous vous souvenez bien, madame, ajoutai-je, avec quelle rigueur


vous me traitâtes dernièrement, lorsque je voulus vous parler de sa
maladie et vous proposer un moyen de le délivrer du danger où il
était : je retournai chez lui après vous avoir quittée ; et il ne connut
pas plus tôt, en me voyant, que je ne lui apportais pas une réponse
favorable, que son mal redoubla. Depuis ce temps-là, madame, il est
prêt à perdre la vie, et je ne sais si vous pourriez la lui sauver, quand
vous auriez pitié de lui. »
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 410

« Voilà ce que je lui dis, ajouta la vieille. La crainte de votre mort


l’ébranla, et je vis son visage changer de couleur. « Ce que vous me
racontez, dit-elle, est-il bien vrai, et n’est-il effectivement malade que
pour l’amour de moi ? — Ah ! madame, repartis-je, cela n’est que
trop véritable. Plût à Dieu que cela fût faux !— Et croyez-vous, reprit-
elle, que l’espérance de me voir et de me parler pût contribuer à le
tirer du péril où il est ? — Peut-être bien, lui dis-je ; et si vous me
l’ordonnez, j’essayerai ce remède. — Eh bien, répliqua-t-elle en
soupirant, faites-lui donc espérer qu’il me verra ; mais il ne faut pas
qu’il s’attende à d’autres faveurs, à moins qu’il n’aspire à m’épouser,
et que mon père ne consente à notre mariage. — Madame ! m’écriai-
je, vous avez bien de la bonté : je vais trouver ce jeune seigneur et lui
annoncer qu’il aura le plaisir de vous entretenir. — Je ne vois pas un
temps plus commode à lui faire cette grâce, dit-elle, que vendredi
prochain, pendant que l’on fera la prière de midi. Qu’il observe quand
mon père sera sorti pour y aller, et qu’il vienne aussitôt se présenter
devant la maison, s’il se porte assez bien pour cela. Je le verrai arriver
par ma fenêtre, et je descendrai pour lui ouvrir. Nous nous
entretiendrons durant le temps de la prière et il se retirera avant le
retour de mon père. »

« Nous sommes au mardi, continua la vieille : vous pouvez, jusqu’à


vendredi, reprendre vos forces et vous disposer à cette entrevue. » A
mesure que la bonne dame parlait, je sentais diminuer mon mal, ou
plutôt je me trouvais guéri à la fin de son discours.

« Prenez, lui dis-je, en lui donnant ma bourse, qui était toute pleine :
c’est à vous seule que je dois ma guérison ; je tiens cet argent mieux
employé que celui que j’ai donné aux médecins, qui n’ont fait que me
tourmenter pendant ma maladie. »

La dame m’ayant quitté, je me sentis assez de force pour me lever.


Mes parents, ravis de me voir en si bon état, me firent des
compliments et se retirèrent chez eux.

Le vendredi matin, la vieille arriva, dans le temps que je commençais


à m’habiller et que je choisissais l’habit le plus propre de ma garde-
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 411

robe. « Je ne vous- demande pas, me dit-elle, comment vous vous


portez : l’occupation où je vous vois me fait assez connaître ce que je
dois penser là-dessus ; mais ne vous baignerez-vous pas avant que
d’aller chez le premier cadi ? — Cela consumerait trop de temps, lui
répondis-je ; je me contenterai de faire venir un barbier et de me faire
raser la tête et la barbe. » Aussitôt j’ordonnai à un de mes esclaves
d’en chercher un qui fût habile dans sa profession et fort expéditif.

L’esclave m’amena ce malheureux barbier que vous voyez, qui me


dit, après m’avoir salué : « Seigneur, il me paraît à votre visage que
vous ne vous portez pas bien. » Je lui répondis que je sortais d’une
maladie. « Je souhaite, reprit-il, que Dieu vous délivre de toutes sortes
de maux, et que sa grâce vous accompagne toujours. — J’espère, lui
répliquai-je, qu’il exaucera ce souhait, dont je vous suis fort obligé. —
Puisque vous sortez d’une maladie, dit-il, je prie Dieu qu’il vous
conserve la santé. Dites-moi présentement de quoi il s’agit ; j’ai
apporté mes rasoirs et mes lancettes : souhaitez-vous que je vous rase,
ou que je vous tire du sang ? — Je viens de vous dire, repris-je, que je
sors de maladie ; et vous devez bien juger que je ne vous ai fait venir
que pour me raser ; dépêchez-vous et ne perdons pas le temps à
discourir, car je suis pressé, et l’on m’attend à midi précisément. »

Le barbier employa beaucoup de temps à déplier sa trousse et à


préparer ses rasoirs : au lieu de mettre de l’eau dans son bassin, il tira
de sa trousse un astrolabe fort propre, sortit de ma chambre et alla au
milieu de ma cour, d’un pas grave, prendre la hauteur du soleil. Il
revint avec la même gravité, et, en rentrant : « Vous serez bien aise,
seigneur, me dit-il d’apprendre que nous sommes aujourd’hui au
vendredi, dix-huitième de la lune de safar, de l’an 653 62 , depuis la
retraite de notre grand prophète de la Mecque à Médine, et de l’an
7320 63 de l’époque du grand Iskender aux deux cornes ; et que la

62 Cette année 653 de l’hégire, époque commune à tous les mahométans, répond
à l’an 1255, depuis la naissance de J.-C. On peut conjecturer de là que ces
contes ont été composés en arabe vers ce temps.
63 Pour ce qui est de l’an 7320, l’auteur s’est trompé dans cette supposition. L’an
653 de l’hégire et 1255 de J.-C. ne tombe qu’en l’an 1557 de l’ère ou époque
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 412

conjonction de Mars et de Mercure signifie que vous ne pouvez pas


choisir un meilleur temps qu’aujourd’hui, à l’heure qu’il est, pour
vous faire raser. Mais, d’un autre côté, cette même conjonction est
d’un mauvais présage pour vous : elle m’apprend que vous courez en
ce jour un grand danger, non pas véritablement de perdre la vie, mais
d’une incommodité qui vous durera le reste de vos jours. Vous devez
m’être obligé de l’avis que je vous donne de prendre garde à ce
malheur ; je serais fâché qu’il vous arrivât. »

Jugez, seigneurs, du dépit que j’eus d’être tombé entre les mains d’un
barbier si babillard et si extravagant ! Quel fâcheux contre-temps pour
un amant qui se préparait à un rendez-vous ! J’en fus choqué. « Je me
mets peu en peine, lui dis-je en colère, de vos avis et de vos
prédictions. Je ne vous ai point appelé pour vous consulter sur
l’astrologie ; vous êtes venu ici pour me raser : ainsi rasez-moi, ou
vous retirez, que je fasse venir un autre barbier. »

« Seigneur, me répondit-il avec un flegme à me faire perdre patience,


quel sujet avez-vous de vous mettre en colère ? Savez-vous bien que
tous les barbiers ne me ressemblent pas, et que vous n’en trouveriez
pas un pareil, quand vous le feriez faire exprès ? Vous n’avez
demandé qu’un barbier, et vous avez, en ma personne, le meilleur
barbier de Bagdad, un médecin expérimenté, un chimiste très profond,
un astrologue qui ne se trompe point, un grammairien achevé, un
parfait rhétoricien, un logicien subtil, un mathématicien accompli dans
la géométrie, dans l’arithmétique, dans l’astronomie et dans tous les
raffinements de l’algèbre, un historien qui sait l’histoire de tous les
royaumes de l’univers. Outre cela, je possède toutes les parties de la
philosophie : j’ai dans ma mémoire toutes nos lois et toutes nos
traditions. Je suis poète, architecte : mais que ne suis-je pas ? Il n’y a
rien de caché pour moi dans la nature. Feu monsieur votre père, à qui
je rends un tribut de mes larmes toutes les fois que je pense à lui, était
bien persuadé de mon mérite : il me chérissait, me caressait et ne
cessait de me citer, dans toutes les compagnies où il se trouvait,

des Séleucides, la même que celle d’Alexandre le Grand, qui est ici appelé
Iskender aux deux cornes, selon l’expression des Arabes.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 413

comme le premier homme du monde. Je veux par reconnaissance et


par amitié pour lui m’attacher à vous, vous prendre sous ma
protection, et vous garantir de tous les malheurs dont les astres
pourront vous menacer. »

A ce discours, malgré ma colère, je ne pus m’empêcher de rire.


« Aurez-vous donc bientôt achevé, babillard importun ? et voulez-
vous commencer à me raser ?

— Seigneur, me répliqua le barbier, vous me faites une injure en


m’appelant babillard : tout le monde, au contraire, me donne
l’honorable titre de silencieux. J’avais six frères, que vous auriez pu,
avec raison, appeler babillards, et, afin que vous les connaissiez, l’aîné
se nommait Bacbouc, le second Bakbarah, le troisième Bakbac, le
quatrième Alcouz, le cinquième Alnaschar, et le sixième Schacabac.
C’étaient des discoureurs importuns ; mais moi, qui suis leur cadet, je
suis grave et concis dans mes discours. »

De grâce, seigneurs, mettez-vous à ma place : quel parti pouvais-je


prendre en me voyant si cruellement assassiné ? « Donnez-lui trois
pièces d’or, dis-je à celui de mes esclaves qui faisait la dépense de ma
maison, qu’il s’en aille et me laisse en repos : je ne veux plus me faire
raser aujourd’hui. — Seigneur, me dit alors le barbier, qu’entendez-
vous, s’il vous plaît, par ce discours ? Ce n’est pas moi qui suis venu
vous chercher ; c’est vous qui m’avez fait venir, et, cela étant ainsi, je
jure, foi de musulman, que je ne sortirai point de chez vous que je ne
vous aie rasé. Si vous ne connaissez pas ce que je vaux, ce n’est pas
ma faute. Feu monsieur votre père me rendait plus de justice : toutes
les fois qu’il m’envoyait quérir pour lui tirer du sang, il me faisait
asseoir auprès de lui, et alors c’était un charme d’entendre les belles
choses dont je l’entretenais. Je le tenais dans une admiration
continuelle, je l’enlevais, et quand j’avais achevé : « Ah ! s’écriait-il,
vous êtes une source inépuisable de science. Personne n’approche de
la profondeur de votre savoir ! — Mon cher seigneur, vous me faites
plus d’honneur que je ne mérite, lui répondis-je. Si je dis quelque
chose de beau, j’en suis redevable à l’audience favorable que vous
avez la bonté de me donner : ce sont vos libéralités qui m’inspirèrent
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 414

toutes ces pensées sublimes qui ont le bonheur de vous plaire. » Un


jour qu’il était charmé d’un discours admirable que je venais de lui
faire : « Qu’on lui donne, dit-il, cent pièces d’or, et qu’on le revête
d’une de mes plus riches robes. » Je reçus ce présent sur-le-champ ;
aussitôt, je tirai son horoscope, et je le trouvai le plus heureux du
monde. Je poussai même encore plus loin la reconnaissance, car je lui
tirai du sang avec les ventouses. »

Le barbier n’en demeura pas là ; il enfila un autre discours, qui dura


une grosse demi-heure. Fatigué de l’entendre et chagrin de voir que le
temps s’écoulait sans que j’en fusse plus avancé, je ne savais plus que
lui dire. « Non, m’écriai-je, il n’est pas possible qu’il y ait au monde
un autre homme qui se fasse, comme vous, un plaisir de faire enrager
les gens. »

Je crus que je réussirais mieux en prenant le barbier par la douceur.


« Au nom de Dieu, lui dis-je, laissez là tous vos discours, et
m’expédiez promptement une affaire de la dernière importance
m’appelle hors de chez moi, comme je vous l’ai déjà dit. » A ces mots
il se mit à rire. « Ce serait une chose bien louable, dit-il, si notre esprit
demeurait toujours dans la même situation, si nous étions toujours
sages et prudents : je veux croire néanmoins que, si vous vous êtes
mis en colère contre moi, c’est votre maladie qui a causé ce
changement dans votre humeur ; c’est pourquoi vous avez besoin de
quelques instructions, et vous ne pouvez mieux faire que de suivre
l’exemple de votre père et de votre aïeul : ils venaient me consulter
dans toutes leurs affaires, et je puis dire, sans vanité, qu’ils se louaient
fort de mes conseils. Voyez-vous, seigneur, on ne réussit presque
jamais dans ce qu’on entreprend, si l’on n’a recours aux avis des
personnes éclairées. On ne devient point habile homme, dit le
proverbe, qu’on ne prenne conseil d’un habile homme. Je vous suis
tout acquis, et vous n’avez qu’à me commander.

— Je ne puis donc gagner sur vous, interrompis-je, que vous


abandonniez tous ces longs discours, qui n’aboutissent à rien qu’à me
rompre la tête et qu’à m’empêcher de me trouver où j’ai affaire ?
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 415

Rasez-moi donc, ou retirez-vous. » En disant cela, je me levai de


dépit, en frappant du pied contre terre.

Quand il vit que j’étais fâché tout de bon : « Seigneur, me dit-il, ne


vous fâchez pas ; nous allons commencer. » Effectivement, il me leva
la tête et se mit à me raser ; mais il ne m’eût pas donné quatre coups
de rasoir, qu’il s’arrêta pour me dire : « Seigneur, vous êtes prompt ;
vous devriez vous abstenir de ces emportements qui ne viennent que
du démon. Je mérite d’ailleurs que vous ayez de la considération pour
moi, à cause de mon âge, de ma science et de mes vertus éclatantes...

— Continuez de me raser, lui dis-je en l’interrompant encore, et ne


parlez plus. — C’est-à-dire, reprit-il, que vous avez quelque affaire
qui vous presse ; je vais parier que je ne me trompe pas. — Hé ! il y a
deux heures, lui repartis-je, que je vous le dis ; vous devriez déjà
m’avoir rasé. — Modérez votre ardeur, répliqua-t-il ; vous n’avez
peut-être pas bien pensé à ce que vous allez faire : quand on fait les
choses avec précipitation, on s’en repent presque toujours. Je voudrais
que vous me disiez quelle est cette affaire qui vous presse si fort, je
vous en dirai mon sentiment. Vous avez du temps de reste, puisque
l’on ne vous attend qu’à midi, et qu’il ne sera midi que dans trois
heures. Je ne m’arrête point à cela, lui dis-je les gens d’honneur et de
parole préviennent le temps qu’on leur a donné ; mais je ne
m’aperçois pas qu’en m’amusant à raisonner avec vous, je tombe dans
les défauts des barbiers babillards : achevez vite de me raser. »

Plus je témoignais d’empressement, et moins il en avait à m’obéir. Il


quitta son rasoir pour prendre son astrolabe, puis, laissant son
astrolabe, il reprit son rasoir.

Le barbier quitta encore son rasoir, prit une seconde fois son
astrolabe, et me laissa à demi rasé, pour aller voir quelle heure il était
précisément. Il revint. « Seigneur, me dit-il, je savais bien que je ne
me trompais pas ; il y a encore trois heures jusqu’à midi, j’en suis
assuré, ou toutes les règles de l’astronomie sont fausses. — Juste ciel !
m’écriai-je, ma patience est à bout ; je n’y puis plus tenir. Maudit
barbier de malheur, peu s’en faut que je ne me jette sur toi, et que je
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 416

ne t’étrangle ! — Doucement, monsieur, me dit-il d’un air froid, sans


s’émouvoir de mon emportement, vous ne craignez donc pas de
retomber malade ? Ne vous emportez pas, vous allez être servi dans
un moment. » En disant ces paroles, il remit son astrolabe dans sa
trousse, reprit son rasoir, qu’il repassa sur le cuir qu’il avait attaché à
sa ceinture, et recommença de me raser ; mais, en me rasant, il ne put
s’empêcher de parler. « Si vous vouliez, seigneur, me dit-il,
m’apprendre quelle est cette affaire que vous avez à midi, je vous
donnerais quelque conseil dont vous pourriez vous trouver bien. »
Pour le contenter, je lui dis que des amis m’attendaient à midi, pour
me régaler et se réjouir avec moi du retour de ma santé.

Quand le barbier entendit parler de régal : « Dieu vous bénisse, en ce


jour comme en tous les autres ! s’écria-t-il. Vous me faites souvenir
que j’invitai hier quatre ou cinq amis à venir manger aujourd’hui chez
moi ; je l’avais oublié, et je n’ai encore fait aucun préparatif. Que cela
ne vous embarrasse pas, lui dis-je ; quoique j’aille manger dehors,
mon garde-manger ne laisse pas d’être toujours bien garni ; je vous
fais présent de tout ce qui s’y trouvera : je vous ferai même donner du
vin tant que vous en voudrez, car j’en ai d’excellent dans ma cave ;
mais il faut que vous acheviez promptement de me raser ; et
souvenez-vous qu’au lieu que mon père vous faisait des présents pour
vous entendre parler, je vous en fais, moi, pour vous faire taire. »

Il ne se contenta pas de la parole que je lui donnais. « Dieu vous


récompensera, s’écria-t-il, de la grâce que vous me faites ; mais
montrez-moi tout à l’heure ces provisions, afin que je voie s’il y aura
de quoi bien régaler mes amis : je veux qu’ils soient contents de la
bonne chère que je leur ferai. — J’ai, lui dis-je, un agneau, six
chapons, une douzaine de poulets, et de quoi faire quatre entrées. » Je
donnai ordre à un esclave d’apporter tout cela sur-le-champ, avec
quatre grandes cruches de vin. « Voilà qui est bien, reprit le barbier ;
mais il faudrait des fruits et de quoi assaisonner la viande. » Je lui fis
encore donner ce qu’il demandait. Il cessa de me raser, pour examiner
chaque chose l’une après l’autre ; et, comme cet examen dura près
d’une demi-heure, je pestais, j’enrageais ; mais j’avais beau pester et
enrager, le bourreau ne s’en pressait pas davantage. Il reprit pourtant
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 417

le rasoir et me rasa quelques moments ; puis, s’arrêtant tout à coup :


« Je n’aurais jamais cru, seigneur, me dit-il, que vous fussiez si
libéral : je commence à connaître que feu votre père revit en vous.
Certes, je ne méritais pas les grâces dont vous me comblez, et je vous
assure que j’en conserverai une éternelle reconnaissance. Car,
seigneur, afin que vous le sachiez, je n’ai rien que ce qui me vient de
la générosité des honnêtes gens comme vous : en quoi je ressemble à
Zantout, qui frotte le monde au bain ; à Sali, qui vend des pois chiches
grillés, par les rues ; à Salouz, qui vend des fèves ; à Akerscha, qui
vend des herbes ; à Abou-Mekarès, qui arrose les rues pour abattre la
poussière ; et à Cassem, de la garde du calife : tous ces gens-là
n’engendrent point de mélancolie ; ils ne sont ni fâcheux ni
querelleurs ; plus contents de leur sort que le calife au milieu de toute
sa cour, ils sont toujours gais, prêts à chanter et à danser, et ils ont
chacun leur chanson et leur danse particulière, dont ils divertissent
toute la ville de Bagdad ; mais ce que j’estime le plus en eux, c’est
qu’ils ne sont pas grands parleurs, non plus que votre esclave, qui a
l’honneur de vous parler. Tenez, seigneur, voici la chanson et la danse
de Zantout, qui frotte le monde au bain ; regardez-moi, et voyez si je
sais bien l’imiter. »

Le barbier chanta la chanson et dansa la danse de Zantout ; et, quoi


que je pusse dire pour l’obliger à finir ses bouffonneries, il ne cessa
pas qu’il n’eût contrefait de même tous ceux qu’il avait nommés.
Après cela, s’adressant à moi : « Seigneur, me dit-il, je vais faire venir
chez moi tous ces honnêtes gens ; si vous m’en croyez, vous serez des
nôtres et vous laisserez là vos amis, qui sont peut-être de grands
parleurs, qui ne feront que vous étourdir par leurs ennuyeux discours,
et vous feront retomber dans une maladie pire que celle dont vous
sortez ; au lieu que, chez moi, vous n’aurez que du plaisir. »

Malgré ma colère, je ne pus m’empêcher de rire de ses folies. « Je


voudrais, lui dis-je, n’avoir pas affaire, j’accepterais la proposition
que vous me faites ; j’irais de bon cœur me réjouir avec vous ; mais je
vous prie de m’en dispenser ; je suis trop engagé aujourd’hui ; je serai
plus libre un autre jour, et nous ferons cette partie. Achevez de me
raser, et hâtez-vous de vous en retourner : vos amis sont déjà peut-être
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 418

dans votre maison. — Seigneur, reprit-il, ne me refusez pas la grâce


que je vous demande. Venez vous réjouir avec la bonne compagnie
que je dois avoir. Si vous vous étiez trouvé une fois avec ces gens-là,
vous en seriez si content, que vous renonceriez, pour eux, à vos amis.
— Ne parlons plus de cela, lui répondis-je ; je ne puis être de votre
festin. »

Je ne gagnai rien par la douceur. « Puisque vous ne voulez pas venir


chez moi, répliqua le barbier, il faut donc que vous trouviez bon que
j’aille avec vous. Je vais porter chez moi ce que vous m’avez donné ;
mes amis mangeront, si bon leur semble ; je reviendrai aussitôt. Je ne
veux pas commettre l’incivilité de vous laisser seul ; vous méritez
bien que j’aie pour vous cette complaisance. — Ciel ! m’écriai-je
alors, je ne pourrai donc pas me délivrer aujourd’hui d’un homme si
fâcheux ! Au nom du grand Dieu vivant, lui dis-je, finissez vos
discours importuns ! Allez trouver vos amis : buvez, mangez,
réjouissez-vous, et laissez-moi la liberté d’aller avec les miens. Je
veux partir seul, je n’ai pas besoin que personne m’accompagne.
Aussi bien il faut que je vous l’avoue ; le lieu où je vais n’est pas un
lieu où vous puissiez être reçu ; on n’y veut que moi. — Vous vous
moquez, seigneur, repartit-il : si vos amis vous ont convié à un festin,
quelle raison peut vous empêcher de me permettre de vous
accompagner ? Vous leur ferez plaisir, j’en suis sûr, de leur mener un
homme qui a, comme moi, le mot pour rire, et qui sait divertir
agréablement une compagnie. Quoi que vous me puissiez dire, la
chose est résolue, je vous accompagnerai malgré vous. »

Ces paroles, seigneurs, me jetèrent dans un grand embarras.


« Comment me déferai-je de ce maudit barbier ? disais-je en moi-
même. Si je m’obstine à le contredire, nous ne finirons point notre
contestation. » D’ailleurs, j’entendais qu’on appelait déjà pour la
première fois à la prière du midi, et qu’il était temps de partir ; ainsi je
pris le parti de ne dire mot et de faire semblant de consentir qu’il vînt
avec moi. Alors il acheva de me raser ; et, cela étant fait, je lui dis :
« Prenez quelques-uns de mes gens pour emporter avec vous ces
provisions, et revenez, je vous attends, je ne partirai pas sans vous. »
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 419

Il sortit enfin, et j’achevai promptement de m’habiller. J’entendis


appeler à la prière pour la dernière fois : je me hâtai de me mettre en
chemin ; mais le malicieux barbier, qui avait jugé de mon intention,
s’était contenté d’aller avec mes gens jusqu’à la vue de sa maison, et
de les voir entrer chez lui. Il s’était caché à un coin de la rue, pour
m’observer et me suivre. En effet, quand je fus arrivé à la porte du
cadi, je me retournai et l’aperçus à l’entrée de la rue : j’en eus un
chagrin mortel.

La porte du cadi était à demi ouverte ; et, en entrant, je vis la vieille


dame qui m’attendait et qui, après avoir fermé la porte, me conduisit à
la chambre de la jeune dame dont j’étais amoureux ; mais à peine
commençais-je à l’entretenir, que nous entendîmes du bruit dans la
rue. La jeune dame mit la tête à la fenêtre et vit, au travers de la
jalousie, que c’était le cadi son père qui revenait de la prière. Je
regardai aussi en même temps, et j’aperçus le barbier assis vis-à-vis,
au même endroit d’où j’avais vu la jeune dame.

J’eus alors deux sujets de crainte : l’arrivée du cadi et la présence du


barbier. La jeune dame me rassura sur le premier, en me disant que
son père ne montait à sa chambre que très rarement, et que, comme
elle avait prévu que ce contretemps pourrait arriver, elle avait songé
au moyen de me faire sortir sûrement ; mais l’indiscrétion du
malheureux barbier me causait une grande inquiétude ; et vous allez
voir que cette inquiétude n’était pas sans fondement.

Dès que le cadi fut rentré chez lui, il donna lui-même la bastonnade à
un esclave qui l’avait méritée. L’esclave poussait de grands cris,
qu’on entendait de la rue. Le barbier crut que c’était moi qui criais et
qu’on maltraitait. Prévenu de cette pensée, il fait des cris
épouvantables, déchire ses habits, jette de la poussière sur sa tête,
appelle au secours tout le voisinage, qui vient à lui aussitôt. On lui
demande ce qu’il a et quel secours on peut lui donner. « Hélas !
s’écrie-t-il, on assassine mon maître, mon cher patron ! » Et, sans rien
dire davantage, il court jusque chez moi, en criant toujours de même,
et revient, suivi de tous mes domestiques, armés de bâtons. Ils
frappent, avec une fureur qui n’est pas concevable, à la porte du cadi,
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 420

qui envoya un esclave pour voir ce que c’était ; mais, l’esclave, tout
effrayé, retourne vers son maître « Seigneur, dit-il, plus de dix mille
hommes veulent entrer chez vous par force et commencent à enfoncer
la porte. »

Le cadi courut aussitôt lui-même ouvrir la porte et demanda ce qu’on


lui voulait. Sa présence vénérable ne put inspirer du respect à mes
gens qui lui dirent insolemment : « Maudit cadi, chien de cadi, quel
sujet avez-vous d’assassiner notre maître ? Que vous a-t-il fait —
Bonnes gens, leur répondit le cadi, pourquoi aurais-je assassiné votre
maître, que je ne connais pas, et qui ne m’a point offensé ? Voilà ma
maison ouverte entrez, voyez, cherchez. — Vous lui avez donné la
bastonnade, dit le barbier ; j’ai entendu ses cris il n’y a qu’un moment.
— Mais encore, répliqua le cadi, quelle offense m’a pu faire votre
maître pour m’avoir obligé à le maltraiter comme vous le dites ? Est-
ce qu’il est dans ma maison ? Et, s’il y est, comment y est-il entré, ou
qui peut l’y avoir introduit ? — Vous ne m’en ferez point accroire
avec votre grande barbe, méchant cadi, repartit le barbier ; je sais bien
ce que je dis. Votre fille aime notre maître et lui a donné rendez-vous
dans votre maison pendant la prière de midi : vous en avez sans doute
été averti ; vous êtes revenu chez vous, vous l’y avez surpris, et lui
avez fait donner la bastonnade par vos esclaves ; mais vous n’aurez
pas fait cette méchante action impunément : le calife en sera informé,
et en fera bonne et brève justice. Laissez-le sortir et nous le rendez
tout à l’heure, sinon nous allons entrer et vous l’arracher, à votre
honte. — Il n’est pas besoin de tant parler, reprit le cadi, ni de faire un
si grand éclat : si ce que vous dites est vrai, vous n’avez qu’à entrer et
le chercher, je vous en donne la permission. » Le cadi n’eut pas
achevé ces mots, que le barbier et mes gens se jetèrent dans la maison
comme des furieux, et se mirent à me chercher partout.

Comme j’avais entendu tout ce que le barbier avait dit au cadi, je


cherchai un endroit pour me cacher. Je n’en trouvai point d’autre
qu’un grand coffre vide, où je me jetai, et que je fermai sur moi. Le
barbier, après avoir fureté partout, ne manqua pas devenir dans la
chambre où j’étais. Il s’approcha du coffre, l’ouvrit, et, dès qu’il
m’eut aperçu, le prit, le chargea sur sa tête et l’emporta ; il descendit
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 421

d’un escalier assez haut dans une cour qu’il traversa promptement, et
enfin il gagna la porte de la rue. Pendant qu’il me portait, le coffre
vint à s’ouvrir par malheur, et alors, ne pouvant souffrir la honte
d’être exposé aux regards et aux huées de la populace qui nous
suivait, je me lançai dans la rue avec tant de précipitation, que je me
blessai à la jambe, de manière que je suis demeuré boiteux depuis ce
temps-là. Je ne sentis pas d’abord tout mon mal et ne laissai pas de me
relever, pour me dérober à la risée du peuple par une prompte fuite. Je
lui jetai même des poignées d’or et d’argent, dont ma bourse était
pleine ; et, tandis qu’il s’occupait à les ramasser, je m’échappai en
enfilant des rues détournées. Mais le maudit barbier, profitant de la
ruse dont je m’étais servi pour me débarrasser de la foule, me suivit
sans me perdre de vue, en me criant de toute sa force : « Arrêtez
seigneur ; pourquoi courez-vous si vite ? Si vous saviez combien j’ai
été affligé du mauvais traitement que le cadi vous a fait, à vous qui
êtes si généreux et à qui nous avons tant d’obligations, mes amis et
moi ! Ne vous l’avais-je pas bien dit, que vous exposiez votre vie par
votre obstination à ne vouloir pas que je vous accompagnasse ? Voilà
ce qui vous est arrivé par votre faute ; et si, de mon côté, je ne m’étais
pas obstiné à vous suivre, pour voir où vous alliez, que seriez-vous
devenu ? Où allez-vous donc, seigneur ? Attendez-moi. »

C’est ainsi que le malheureux barbier parlait tout haut dans la rue. Il
ne se contentait pas d’avoir causé un si grand scandale dans le quartier
du cadi, il voulait encore que toute la ville en eût connaissance. Dans
la rage où j’étais, j’avais envie de l’attendre pour l’étrangler ; mais je
n’aurais fait par là que rendre ma confusion plus éclatante. Je pris un
autre parti : comme je m’aperçus que sa voix me livrait en spectacle à
une infinité de gens qui paraissaient aux portes ou aux fenêtres, ou qui
s’arrêtaient dans les rues pour me regarder, j’entrai dans un khan dont
le concierge m’était connu. Je le trouvai à la porte, où le bruit l’avait
attiré. « Au nom de Dieu, lui dis-je, faites-moi la grâce d’empêcher
que ce furieux n’entre ici après moi. » Il me le promit et me tint
parole ; mais ce ne fut pas sans peine : car l’obstiné barbier voulait
entrer malgré lui, et ne se retira qu’après lui avoir dit mille injures ; et,
jusqu’à ce qu’il fût rentré dans sa maison, il ne cessa d’exagérer à tous
ceux qu’il rencontrait le grand service qu’il prétendait m’avoir rendu.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 422

Voilà comme je me délivrai d’un homme si fatigant. Après cela, le


concierge nie pria de lui apprendre mon aventure. Je la lui
racontai.Ensuite, je le priai à mon tour de me prêter un appartement
jusqu’à ce que je fusse guéri. « Seigneur, me dit-il, ne seriez-vous pas
plus commodément chez vous ? Je ne veux point y retourner, lui
répondis-je : ce détestable barbier ne manquerait pas de m’y venir
trouver ; j’en serais tous les jours obsédé, et je mourrais, à la fin, de
chagrin de l’avoir incessamment devant les yeux. D’ailleurs, après ce
qui m’est arrivé aujourd’hui, je ne puis me résoudre à demeurer
davantage en cette ville. Je prétends aller où ma mauvaise fortune me
voudra conduire. Effectivement, dès que je fus guéri, je pris tout
l’argent dont je crus avoir besoin pour voyager, et du reste de mon
bien je fis une donation à mes parents.

Je partis donc de Bagdad, seigneurs, et je suis venu jusqu’ici. J’avais


lieu d’espérer que je ne rencontrerais point ce pernicieux barbier dans
un pays si éloigné du mien ; et cependant, je le trouve parmi vous. Ne
soyez donc point surpris de l’empressement que j’ai à me retirer. Vous
jugez bien de la peine que me doit faire la vue d’un homme qui et
cause que je suis boiteux et réduit à la triste nécessité de vivre éloigné
de mes parents, de mes amis et de ma patrie.

En achevant ces paroles, le jeune boiteux se leva et sortit. Le maître


de la maison le conduisit jusqu’à la porte, en lui témoignant le
déplaisir qu’il avait de lui avoir donné, quoique innocemment, un si
grand sujet de mortification.

Quand le jeune homme fut parti, continua le tailleur, nous


demeurâmes tous fort étonnés de son histoire. Nous jetâmes les yeux
sur le barbier et dîmes qu’il avait tort, si ce que nous venions
d’entendre était véritable. « Messieurs, nous répondit-il en levant la
tête, qu’il avait toujours tenue baissée jusqu’alors, le silence que j’ai
gardé pendant que ce jeune homme vous a entretenus vous doit être un
témoignage qu’il ne vous a rien avancé dont je ne demeure d’accord.
Mais, quoi qu’il vous ait pu dire, je soutiens que j’ai dû faire ce que
j’ai fait je vous en rends juges vous-mêmes. Ne s’était-il pas jeté dans
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 423

le péril ? et, sans mon secours, en serait-il sorti si heureusement ? Il


est bien heureux d’en être quitte pour une jambe incommodée. Ne me
suis-je pas exposé à un plus grand danger pour le tirer d’une maison
où je m’imaginais qu’on le maltraitait ? A-t-il raison de se plaindre de
moi et de me dire des injures si atroces ? Voilà ce que l’on gagne à
servir des gens ingrats ! Il m’accuse d’être un babillard ; c’est une
pure calomnie : de sept frères que nous étions, je suis celui qui parle le
moins et qui a le plus d’esprit en partage. Pour vous en faire convenir,
seigneurs, je n’ai qu’à vous conter mon histoire et la leur. Honorez-
moi, je vous prie, de votre attention.

Histoire du Barbier

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Sous le règne du calife Mostanser Billah 64 , prince si fameux par ses


immenses libéralités envers les pauvres, dix voleurs obsédaient les
chemins des environs de Bagdad et faisaient depuis longtemps des
vols et des cruautés inouïes. Le calife, averti d’un si grand désordre,
fit venir le juge de police quelques jours avant la fête du baïram, et lui
ordonna, sous peine de la vie, de les lui amener tous les dix.

Le juge de police fit ses diligences, et mit tant de monde en


campagne, que les dix voleurs furent pris le propre jour du baïram. je
me promenais alors sur le bord du Tigre ; je vis dix hommes, assez
richement habillés, qui s’embarquaient dans un bateau. J’aurais connu
que c’étaient des voleurs, pour peu que j’eusse fait attention aux
gardes qui les accompagnaient ; mais je ne regardai qu’eux ; et,

64 Le calife Mostanser Billah fut élevé à cette dignité l’an 640 de l’hégire, c’est-
à-dire l’an 1226 de J.-C. Il fut le trente-septième calife de la race des
Abassides.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 424

prévenu que c’étaient des gens qui allaient se réjouir et passer la fête
en festin, j’entrai dans le bateau pêle-mêle avec eux, sans dire mot,
dans l’espérance qu’ils voudraient bien me souffrir dans leur
compagnie. Nous descendîmes le Tigre, et l’on nous fit aborder
devant le palais du calife. J’eus le temps de rentrer en moi-même et de
m’apercevoir que j’avais mal jugé d’eux. Au sortir du bateau, nous
fûmes environnés d’une nouvelle troupe de gardes du juge de police,
qui nous lièrent et nous menèrent devant le calife. Je me laissai lier
comme les autres, sans rien dire : que m’eût-il servi de parler et de
faire quelque résistance ? C’eût été le moyen de me faire maltraiter
par les gardes, qui ne m’auraient pas écouté : car ce sont des brutaux
qui n’entendent point raison. J’étais avec des voleurs ; c’était assez
pour leur faire croire que j’en devais être un.

Dès que nous fûmes devant le calife, il ordonna le châtiment de ces


dix scélérats. « Qu’on coupe, dit-il, la tête à ces dix voleurs. »
Aussitôt le bourreau nous rangea sur une file, à la portée de sa main,
et, par bonheur, je me trouvai le dernier. Il coupa la tête aux dix
voleurs, en commençant par le premier ; et, quand il vint à moi, il
s’arrêta. Le calife, voyant que le bourreau ne me frappait pas, se mit
en colère : « Ne t’ai-je pas commandé, lui dit-il, de couper la tête à dix
voleurs ? Pourquoi ne la coupes-tu qu’à neuf ? — Commandeur des
croyants, répondit le bourreau, Dieu me garde de n’avoir pas exécuté
l’ordre de Votre Majesté ! voilà dix corps par terre, et autant de têtes
que j’ai coupées ; elle peut les faire compter. » Lorsque le calife eut
vu lui-même que le bourreau disait vrai, il me regarda avec
étonnement, et, ne me trouvant pas la physionomie d’un voleur :
« Bon vieillard, me dit-il, par quelle aventure vous trouvez-vous mêlé
avec des misérables qui ont mérité mille morts ? » Je lui répondis :
« Commandeur des croyants, je vais vous faire un aveu véritable : j’ai
vu ce matin, entrer dans un bateau ces dix personnes dont le châtiment
vient de faire éclater la justice de Votre Majesté ; je me suis embarqué
avec elles, persuadé que c’étaient des gens qui allaient se régaler
ensemble, pour célébrer ce jour, qui est le plus célèbre de notre
religion. »
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 425

Le calife ne put s’empêcher de rire de mon aventure ; et, tout au


contraire de ce jeune boiteux, qui me traite de babillard, il admira ma
discrétion et ma contenance à garder le silence. « Commandeur des
croyants, lui dis-je, que Votre Majesté ne s’étonne pas si je me suis tu
dans une occasion qui aurait excité la démangeaison de parler à un
autre. Je fais une profession particulière de me taire ; et c’est par cette
vertu que je me suis acquis le titre glorieux de silencieux. C’est ainsi
qu’on m’appelle pour me distinguer de six frères que j’eus. C’est le
fruit que j’ai tiré de ma philosophie ; enfin, cette vertu fait toute ma
gloire et tout mon bonheur. — J’ai bien de la joie, me dit le calife en
souriant, qu’on vous ait donné un titre dont vous faites un si bel usage.
Mais apprenez-moi quelle sorte de gens étaient vos frères : vous
ressemblaient-ils ? — En aucune manière, lui repartis-je ; ils étaient
plus babillards les uns que les autres ; et, quant à la figure, il y avait
encore grande différence entre eux et moi : le premier était bossu ; le
second, brèche-dent ; le troisième, borgne ; le quatrième, aveugle ; le
cinquième avait les oreilles coupées ; et le sixième, les lèvres fendues.
Il leur est arrivé des aventures qui vous feraient juger de leur
caractère, si j’avais l’honneur de les raconter à Votre Majesté. »
Comme il me parut que le calife ne demandait pas mieux que de les
entendre, je poursuivis sans attendre son ordre.

Histoire du premier Frère du Barbier

Retour à la Table des Matières

Sire, lui dis-je, mon frère aîné, qui s’appelait Bacbouc le bossu, était
tailleur de profession. Au sortir de son apprentissage, il loua une
boutique vis-à-vis d’un moulin ; et, comme il n’avait point encore fait
de pratiques, il avait bien de la peine à vivre de son travail. Le
meunier, au contraire, était fort à son aise et possédait une très belle
femme. Un jour, mon frère, en travaillant dans sa boutique, leva la tête
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 426

et aperçut à une fenêtre du moulin la meunière, qui regardait dans la


rue. Il la trouva si belle, qu’il en fut enchanté. Pour la meunière, elle
ne fit nulle attention à lui ; elle ferma sa fenêtre et ne reparut plus de
tout le jour. Cependant le pauvre tailleur ne fit autre chose que lever
les yeux vers le moulin, en travaillant. Il se piqua les doigts plus d’une
fois, et son travail de ce jour-là ne fut pas trop régulier. Sur le soir,
lorsqu’il fallut fermer sa boutique, il eut de la peine à s’y résoudre
parce qu’il espérait toujours que la meunière se ferait voir encore ;
mais enfin il fut obligé de la fermer et de se retirer à sa petite maison,
où il passa une fort mauvaise nuit. Il est vrai qu’il s’en leva plus matin
et qu’impatient de revoir sa maîtresse, il vola vers sa boutique. Il ne
fut pas plus heureux que le jour précédent : la meunière ne parut
qu’un moment de toute la journée. Mais ce moment acheva de le
rendre le plus amoureux de tous les hommes. Le troisième jour il eut
sujet d’être plus content que les deux autres : la meunière jeta les yeux
sur lui par hasard, et le surprit dans une attention à la considérer qui
lui fit connaître ce qui se passait dans son cœur.

Commandeur des croyants, poursuivis-je, en parlant toujours au calife


Mostanser Billah, vous saurez que la meunière n’eut pas plus tôt
pénétré les sentiments de mon frère, qu’au lieu de s’en fâcher elle
résolut de s’en divertir. Elle le regarda d’un air riant : mon frère la
regarda de même, mais d’une manière si plaisante, que la meunière
referma la fenêtre au plus vite, de peur de faire un éclat de rire qui fit
connaître à mon frère qu’elle le trouvait ridicule. L’innocent Bacbouc
interpréta cette action à son avantage, et ne manqua pas de se flatter
qu’on l’avait vu avec plaisir.

La meunière prit donc la résolution de se réjouir de mon frère. Elle


avait une pièce d’une assez belle étoffe, dont il y avait déjà longtemps
qu’elle voulait se faire un habit. Elle l’enveloppa dans un beau
mouchoir de broderie de soie, et la lui envoya par une jeune esclave
qu’elle avait. L’esclave, bien instruite, vint à la boutique du tailleur.
« Ma maîtresse vous salue, lui dit-elle, et vous prie de lui faire un
habit de la pièce d’étoffe que je vous apporte, sur le modèle de celui
qu’elle vous envoie en même temps ; elle change souvent d’habits, et
c’est une pratique dont vous serez très content. » Mon frère ne douta
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 427

plus que la meunière ne fût amoureuse de lui. Il crut qu’elle ne lui


envoyait du travail, immédiatement après ce qui s’était passé entre
elle et lui, qu’afin de lui marquer qu’elle avait lu dans le fond de son
cœur, et de l’assurer du progrès qu’il avait fait dans le sien. Prévenu
de cette bonne opinion, il chargea l’esclave de dire à sa maîtresse qu’il
allait tout quitter pour elle, et que l’habit serait prêt pour le lendemain
matin. En effet, il y travailla avec tant de diligence qu’il l’acheva le
même jour.

Le lendemain, la jeune esclave vint voir si l’habit était fait. Bacbouc le


lui donna bien plié, en lui disant « J’ai trop d’intérêt à contenter votre
maîtresse pour avoir négligé son habit ; je veux l’engager, par ma
diligence, à ne se servir désormais que de moi. » La jeune esclave fit
quelques pas pour s’en aller ; puis se retournant, elle dit tout bas à
mon frère : « A propos, j’oubliais de m’acquitter d’une commission
qu’on m’a donnée ma maîtresse m’a chargée de vous faire ses
compliments et de vous demander comment vous avez passé la nuit ;
pour elle, la pauvre femme, elle vous aime si fort qu’elle n’en a pas
dormi. — Dites-lui, répondit avec transport mon benêt de frère, que
j’ai pour elle une passion si violente, qu’il y a quatre nuits que je n’ai
fermé l’œil. » Après ce compliment de la part de la meunière, il crut
devoir se flatter qu’elle ne le laisserait pas languir dans l’attente de ses
faveurs.

Il n’y avait pas un quart d’heure que l’esclave avait quitté mon frère,
lorsqu’il la vit revenir avec une pièce de satin. « Ma maîtresse, lui dit-
elle, est très satisfaite de son habit : il lui va le mieux du monde ;
mais, comme il est très beau et qu’elle ne le veut porter qu’avec un
caleçon neuf, elle vous prie de lui en faire un au plus tôt, de cette
pièce de satin. — Cela suffit, répondit Bacbouc ; il sera fait
aujourd’hui, avant que je sorte de ma boutique ; vous n’avez qu’à le
venir prendre sur la fin du jour. » La meunière se montra souvent à sa
fenêtre, et prodigua ses charmes à mon frère pour lui donner du
courage. Il faisait beau le voir travailler. Le caleçon fut bientôt fait.
L’esclave le vint prendre ; mais elle n’apporta au tailleur ni l’argent
qu’il avait déboursé pour les accompagnements de l’habit et du
caleçon, ni de quoi lui payer la façon de l’un et de l’autre. Cependant
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 428

ce malheureux amant, qu’on amusait et qui ne s’en apercevait pas,


n’avait rien mangé de tout ce jour-là, et fut obligé d’emprunter
quelques pièces de monnaie pour acheter de quoi souper. Le jour
suivant, dès qu’il fut arrivé à sa boutique, la jeune esclave vint lui dire
que le meunier souhaitait de lui parler : « Ma maîtresse, ajouta-t-elle,
lui a dit tant de bien de vous en lui montrant votre ouvrage, qu’il veut
aussi que vous travailliez pour lui. Elle l’a fait exprès, afin que la
liaison qu’elle veut former entre lui et vous serve à faire réussir ce que
vous désirez également l’un et l’autre. » Mon frère se laissa persuader
et alla au moulin avec l’esclave. Le meunier le reçut fort bien, et, lui
présentant une pièce de toile : « J’ai besoin de chemises, lui dit-il ;
voilà de la toile, je voudrais bien que vous m’en fissiez vingt ; s’il y a
du reste, vous me le rendrez. »

Mon frère eut du travail pour cinq ou six jours, à faire vingt chemises
pour le meunier, qui lui donna ensuite une autre pièce de toile, pour en
faire autant de caleçons. Lorsqu’ils furent achevés, Bacbouc les porta
au meunier, qui lui demanda ce qu’il lui fallait pour sa peine, sur quoi
mon frère dit qu’il se contenterait de vingt dragmes d’argent. Le
meunier appela aussitôt la jeune esclave et lui dit d’apporter le
trébuchet, pour voir si la monnaie qu’il allait donner était de poids.
L’esclave, qui avait le mot, regarda mon frère en colère, pour lui
marquer qu’il allait tout gâter s’il recevait de l’argent. Il se le tint pour
dit ; il refusa d’en prendre, quoiqu’il en eût besoin et qu’il en eût
emprunté pour acheter le fil dont il avait cousu les chemises et les
caleçons. Au sortir de chez le meunier, il vint me prier de lui prêter de
quoi vivre, en me disant qu’on ne le payait pas. Je lui donnai quelque
monnaie que j’avais dans ma bourse, et cela le fit subsister durant
quelques jours : il est vrai qu’il ne vivait que de bouillie ; encore n’en
mangeait-il pas tout son soûl.

Un jour, il entra chez le meunier, qui était occupé à faire aller son
moulin, et qui, croyant qu’il venait demander de l’argent, lui en offrit ;
mais la jeune esclave, qui était présente, lui fit encore un signe qui
l’empêcha d’en accepter, et le fit répondre au meunier qu’il ne venait
pas pour cela, mais seulement pour s’informer de sa santé. Le meunier
l’en remercia et lui donna une robe de dessus à faire. Bacbouc la lui
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 429

rapporta le lendemain. Le meunier tira sa bourse ; la jeune esclave ne


fit en ce moment que regarder mon frère : « Voisin, dit-il au meunier,
rien ne presse ; nous compterons une autre fois. » Ainsi cette pauvre
dupe se retira dans sa boutique avec trois grandes maladies, c’est-à-
dire amoureux, affamé et sans argent.

La meunière était avare et méchante ; elle ne se contenta pas d’avoir


frustré mon frère de ce qui lui était dû, elle excita son mari à tirer
vengeance de l’amour qu’il avait pour elle ; et voici comment ils s’y
prirent. Le meunier invita Bacbouc, un soir, à souper, et, après l’avoir
assez mal régalé, il lui dit : « Frère, il est trop tard pour vous retirer
chez vous ; demeurez ici. » En parlant de cette sorte, il le mena dans
un endroit où il y avait un lit. Il le laissa là et se retira, avec sa femme,
dans le lieu où ils avaient coutume de se coucher. Au milieu de la nuit,
le meunier vint trouver mon frère : « Voisin, lui dit-il, dormez-vous ?
Ma mule est malade, et j’ai bien du blé à moudre ; vous me feriez
beaucoup de plaisir si vous vouliez tourner le moulin à sa place. »
Bacbouc, pour lui marquer qu’il était homme de bonne volonté, lui
répondit qu’il était prêt à lui rendre Service, qu’on n’avait seulement
qu’à lui montrer comment il fallait faire. Alors le meunier l’attacha
par le milieu du corps, de même qu’une mule, pour lui faire tourner le
moulin ; et, lui donnant ensuite un grand coup de fouet sur les reins :
« Marchez, voisin, lui dit-il. — Eh ! pourquoi me frappez-vous ? lui
dit mon frère. — C’est pour vous encourager, répondit le meunier ;
car, sans cela, ma mule ne marche pas. » Bacbouc fut étonné de ce
traitement ; néanmoins, il n’osa s’en plaindre. Quand il eut fait cinq
ou six tours, il voulut se reposer ; mais le meunier lui donna une
douzaine de coups de fouet bien appliqués, en lui disant : « Courage,
voisin, ne vous arrêtez pas, je vous prie ; il faut marcher sans prendre
haleine ; autrement, vous gâteriez ma farine. »

Le meunier obligea mon frère à tourner ainsi le moulin pendant le


reste de la nuit. A la pointe du jour, il le laissa sans le détacher, et se
retira à la chambre de sa femme. Bacbouc demeura quelque temps en
cet état. A la fin, la jeune esclave vint, qui le détacha. « Ah que nous
vous avons plaint, ma bonne maîtresse et moi ! s’écria la perfide.
Nous n’avons aucune part au mauvais tour que son mari vous a joué. »
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 430

Le malheureux Bacbouc ne lui répondit rien, tant il était fatigué et


moulu de coups ; mais il regagna sa maison, en faisant une ferme
résolution de ne plus songer à la meunière.

Le récit de cette histoire, poursuivit le barbier, fit rire le calife.


« Allez, me dit-il, retournez chez vous ; on va vous donner quelque
chose de ma part, pour vous consoler d’avoir manqué le régal auquel
vous vous attendiez. — Commandeur des croyants, repris-je, je
supplie Votre Majesté de trouver bon que je ne reçoive rien qu’après
lui avoir raconté l’histoire de mes autres frères. » Le calife m’ayant
témoigné par son silence qu’il était disposé à m’écouter, je continuai
en ces termes :
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 431

Histoire du second Frère du Barbier

Retour à la Table des Matières

Mon second frère, qui s’appelait Bakbarah le brèche-dent, marchant


un jour par la ville, rencontra une vieille dans une rue écartée. Elle
l’aborda. « J’ai, lui dit-elle, un mot à vous dire ; je vous prie de vous
arrêter un moment. » Il s’arrêta, en lui demandant ce qu’elle lui
voulait. « Si vous avez le temps de venir avec moi, reprit-elle, je vous
mènerai dans un palais magnifique, où vous verrez une dame plus
belle que le jour, elle vous recevra avec beaucoup de plaisir et vous
présentera la collation avec d’excellent vin : il n’est pas besoin de
vous en dire davantage. — Ce que vous me dites est-il bien vrai ?
répliqua mon frère. — Je ne suis pas une menteuse, repartit la vieille :
je ne vous propose rien qui ne soit véritable ; mais écoutez ce que
j’exige de vous : il faut que vous soyez sage, que vous parliez peu, et
que vous ayez une complaisance infinie. » Bakbarah ayant accepté la
condition, elle marcha devant, et il la suivit. Ils arrivèrent à la porte
d’un grand palais, où il y avait beaucoup d’officiers et de
domestiques. Quelques-uns voulurent arrêter mon frère ; mais la
vieille ne leur eut pas plus tôt parlé qu’ils le laissèrent passer. Alors
elle se retourna vers mon frère et lui dit : « Souvenez-vous, au moins,
que la jeune dame chez qui je vous amène aime la douceur et la
retenue : elle ne veut pas qu’on la contredise. Si vous la contentez en
cela, vous pouvez compter que vous obtiendrez d’elle ce que vous
voudrez. » Bakbarah la remercia de cet avis et promit d’en profiter.

Elle le fit entrer dans un bel appartement. C’était un grand bâtiment en


carré, qui répondait à la magnificence du palais ; une galerie régnait à
l’entour, et l’on voyait au milieu un très beau jardin. La vieille le fit
asseoir sur un sofa bien garni et lui dit d’attendre un moment, qu’elle
allait avertir de son arrivée la jeune dame.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 432

Mon frère, qui n’était jamais entré dans un lieu si superbe, se mit à
considérer toutes les beautés qui s’offraient à sa vue ; et, jugeant de sa
bonne fortune par la magnificence qu’il voyait, il avait de la peine à
contenir sa joie. Il entendit bientôt un grand bruit, qui était causé par
une troupe d’esclaves enjouées, qui vinrent à lui en faisant des éclats
de rire, et il aperçut au milieu d’elles une jeune dame d’une beauté
extraordinaire, qui se faisait aisément reconnaître pour leur maîtresse,
par les égards qu’on avait pour elle. Bakbarah, qui s’était attendu à un
entretien particulier avec la dame, fut extrêmement surpris de la voir
en si bonne compagnie. Cependant les esclaves prirent un air sérieux
en s’approchant de lui ; et lorsque la jeune dame fut près du sofa, mon
frère, qui s’était levé, lui fit une profonde révérence. Elle prit la place
d’honneur, et puis, l’ayant prié de se remettre à la sienne, elle lui dit
d’un ton riant : « Je suis ravie de vous voir, et je vous souhaite tout le
bien que vous pouvez désirer. — Madame, répondit Bakbarah, je ne
puis en souhaiter un plus grand que l’honneur que j’ai de paraître
devant vous. — Il me semble que vous êtes de bonne humeur,
répliqua-t-elle, et que vous voudrez bien que nous passions le temps
agréablement ensemble. »

Elle commanda aussitôt que l’on servît la collation. En même temps,


on couvrit une table de plusieurs corbeilles de fruits et de confitures.
Elle se mit à table avec les esclaves et mon frère. Comme il était placé
vis-à-vis d’elle, quand il ouvrait la bouche pour manger, elle
s’apercevait qu’il était brèche-dent, et elle le faisait remarquer aux
esclaves, qui en riaient de tout leur cœur avec elle. Bakbarah, qui, de
temps en temps, levait la tête pour la regarder, et qui la voyait rire,
s’imagina que c’était de la joie qu’elle avait de sa venue, et se flatta
que bientôt elle écarterait ses esclaves pour rester avec lui sans
témoins ; Elle jugea bien qu’il avait cette pensée ; et, prenant plaisir à
l’entretenir dans une erreur si agréable, elle lui dit des douceurs et lui
présenta de sa propre main de tout ce qu’il y avait de meilleur.

La collation achevée, on se leva de table. Dix esclaves prirent des


instruments et commencèrent à jouer et à chanter ; d’autres se mirent à
danser. Mon frère, pour faire l’agréable, dansa aussi, et la jeune dame
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 433

même s’en mêla. Après qu’on eut dansé quelque temps, on s’assit
pour prendre haleine. La jeune dame se fit donner un verre de vin et
regarda mon frère en souriant, pour lui marquer qu’elle allait boite à
sa santé. Il se leva et demeura debout pendant qu’elle but. Lorsqu’elle
eut bu, au lieu de rendre le verre, elle le fit remplir, et le présenta à
mon frère, afin qu’il lui fît raison. Mon frère prit le verre de la main
de la jeune dame, en la lui baisant, et but debout, en reconnaissance de
la faveur qu’elle lui avait faite. Ensuite, la jeune dame le fit asseoir
auprès d’elle et commença de le caresser. Elle lui passa la main
derrière la tête, en lui donnant de temps en temps de petits soufflets.
Ravi de ces faveurs, il s’estimait le plus heureux du monde ; il était
tenté de badiner aussi avec cette charmante personne ; mais il n’osait
prendre cette liberté devant tant d’esclaves qui avaient les yeux sur
lui, et qui ne cessaient de rire de ce badinage. La jeune dame continua
de lui donner de petits soufflets, et, à la fin, lui en appliqua un si
rudement, qu’il en fut scandalisé. Il en rougit, et se leva pour
s’éloigner d’une si rude joueuse. Alors, la vieille qui l’avait amené le
regarda d’une manière à lui faire connaître qu’il avait tort et qu’il ne
se souvenait pas de l’avis qu’elle lui avait donné, d’avoir de la
complaisance. Il reconnut sa faute, et pour la réparer, il se rapprocha
de la jeune dame, en feignant de ne s’en être pas éloigné par mauvaise
humeur. Elle le tira par le bras, le fit encore asseoir près d’elle, et
continua de lui faire mille caresses malicieuses. Ses esclaves, qui ne
cherchaient qu’à la divertir, se mirent de la partie l’une donnait au
pauvre Bakbarah des nasardes de toute sa force, l’autre lui tirait les
oreilles à les lui arracher, et d’autres enfin lui appliquaient des
soufflets qui passaient la raillerie. Mon frère souffrait tout cela avec
une patience admirable ; il affectait même un air gai ; et, regardant la
vieille avec un souris forcé :

« Vous l’avez bien dit,disait-il,que je trouverais une dame toute


bonne, tout agréable, toute charmante ; que je vous ai d’obligations !
— Ce n’est rien encore que cela, lui répondit la vieille ; laissez faire,
vous verrez bien autre chose. » La jeune dame prit alors la parole et
dit à mon frère : « Vous êtes un brave homme ; je suis ravie de trouver
en vous tant de douceur et tant de complaisance pour mes petits
caprices, et une humeur si conforme à la mienne. — Madame, repartit
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 434

Bakbarah, charmé de ces discours, je ne suis plus à moi, je suis tout à


vous, et vous pouvez, à votre gré, disposer de moi. — Que vous me
faites de plaisir, répliqua la dame, en me marquant tant de
soumission ! Je suis contente de vous, et je veux que vous le soyez
aussi de moi. Qu’on lui apporte, ajouta-t-elle, le parfum et l’eau de
roses. » A ces mots, deux esclaves se détachèrent et revinrent bientôt
après, l’une avec une cassolette d’argent où il y avait du bois d’aloès
le plus exquis, dont elle le parfuma, et l’autre avec de l’eau de roses,
qu’elle lui jeta au visage et dans les mains. Mon frère ne se possédait
pas, tant il était aise de se voir traité si honorablement.

Après cette cérémonie, la jeune dame commanda aux esclaves qui


avaient déjà joué des instruments et chanté, de recommencer leurs
concerts.Elles obéirent ; et, pendant ce temps-là, la dame appela une
autre esclave et lui ordonna d’emmener mon frère avec elle, en lui
disant : « Faites-lui ce que vous savez ; et, quand vous aurez achevé,
ramenez-le-moi. » Bakbarah, qui entendit cet ordre, se leva
promptement et, s’approchant de la vieille, qui s’était aussi levée pour
accompagner l’esclave et lui, il la pria de lui dire ce qu’on lui voulait
faire. « C’est que notre maîtresse est curieuse, lui répondit tout bas la
vieille elle souhaite de voir comment vous seriez fait déguisé en
femme ; et cette esclave, qui a ordre de vous mener avec elle, va vous
peindre les sourcils, vous raser la moustache et vous habiller en
femme. — On peut me peindre les sourcils tant qu’on voudra,
répliqua mon frère, j’y consens, parce que je pourrai me laver ensuite ;
mais, pour me faire raser, vous voyez bien que je ne le dois pas
souffrir : comment oserais-je paraître après cela sans moustache ? —
Gardez-vous de vous opposer à ce que l’on exige de vous, reprit la
vieille ; vous gâteriez vos affaires, qui vont le mieux du monde. On
vous aime, on veut vous rendre heureux ; faut-il, pour une vilaine
moustache, renoncer aux plus délicieuses faveurs qu’un homme
puisse obtenir ? » Bakbarah se rendit aux raisons de la vieille, et sans
dire un seul mot, il se laissa conduire par l’esclave dans une chambre
où on lui peignit les sourcils de rouge. On lui rasa la moustache et l’on
se mit en devoir de lui raser aussi la barbe. La docilité de mon frère ne
put aller jusque-là. « Oh ! pour ce qui est de ma barbe, s’écria-t-il, je
ne souffrirai point absolument qu’on me la coupe. » L’esclave lui
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 435

représenta qu’il était inutile de lui avoir ôté sa moustache, s’il ne


voulait pas consentir qu’on lui rasât la barbe ; qu’un visage barbu ne
convenait pas avec un habillement de femme, et qu’il s’étonnait qu’un
homme qui était sur le point de posséder la plus belle personne de
Bagdad fît quelque attention à sa barbe. La vieille ajouta au discours
de l’esclave de nouvelles raisons ; elle menaça mon frère de la
disgrâce de la jeune dame. Enfin, elle lui dit tant de choses, qu’il se
laissa faire tout ce qu’on voulut.

Lorsqu’il fut habillé en femme, on le ramena devant la jeune dame,


qui se prit si fort à rire en le voyant, qu’elle se renversa sur le sofa où
elle était assise. Les esclaves en firent autant en frappant des mains ; si
bien que mon frère demeura fort embarrassé de sa contenance. La
jeune dame se releva et, sans cesser de rire, lui dit : « Après la
complaisance que vous avez eue pour moi, j’aurais tort de ne pas vous
aimer de tout mon cœur ; mais il faut que vous fassiez encore une
chose pour l’amour de moi : c’est de danser comme vous voilà. » Il
obéit ; et la jeune dame et ses esclaves dansèrent avec lui, en riant
comme des folles. Après qu’elles eurent dansé quelque temps, elles se
jetèrent toutes sur le misérable, et lui donnèrent tant de soufflets, tant
de coups de poing et de coups de pied, qu’il en tomba par terre,
presque hors de lui-même. La vieille lui aida à se relever, pour ne pas
lui donner le temps de se fâcher du mauvais traitement qu’on venait
de lui faire. « Consolez-vous, lui dit-elle à l’oreille ; vous êtes enfin
arrivé au bout des souffrances, et vous allez en recevoir le prix. Il ne
vous reste plus qu’une seule chose à faire, et ce n’est qu’une
bagatelle : vous saurez que ma maîtresse a coutume, lorsqu’elle a un
peu bu, comme aujourd’hui, de ne se pas laisser approcher par ceux
qu’elle aime, qu’ils ne soient nus en chemise. Quand ils sont en cet
état, elle prend un peu d’avantage et se met à courir devant eux, par la
galerie et de chambre en chambre, jusqu’à ce qu’ils l’aient attrapée.
C’est encore une de ses bizarreries. Quelque avantage qu’elle puisse
prendre, léger et dispos comme vous êtes, vous aurez bientôt mis la
main sur elle. Mettez-vous donc vite en chemise ; déshabillez-vous
sans faire de façons. »
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 436

Mon bon frère en avait trop fait pour reculer. Il se déshabilla, et


cependant la jeune dame se fit ôter sa robe et demeura en jupon pour
courir plus légèrement. Lorsqu’ils furent tous deux en état de
commencer la course, la jeune dame prit un avantage d’environ vingt
pas, et se mit à courir d’une vitesse surprenante. Mon frère la suivit de
toute sa force, non sans exciter les ris de toutes les esclaves qui
frappaient des mains. La jeune dame, au lieu de perdre quelque chose
de l’avantage qu’elle avait pris d’abord, en gagnait encore sur mon
frère. Elle lui fit faire deux ou trois tours de galerie, et puis enfila une
longue allée obscure, où elle se sauva par un détour qui lui était
connu. Bakbarah, qui la suivait toujours, l’ayant perdue de vue dans
l’allée, fut obligé de courir moins vite, à cause de l’obscurité. Il
aperçut enfin une lumière vers laquelle ayant repris sa course, il sortit
par une porte qui fut fermée sur lui aussitôt. Imaginez-vous s’il eut
lieu d’être surpris de se trouver au milieu d’une rue de corroyeurs. Ils
ne le furent pas moins de le voir en chemise, les yeux peints de rouge,
sans barbe et sans moustache. Ils commencèrent à frapper des mains,
à le huer, et quelques-uns coururent après lui et lui cinglèrent les
fesses avec des peaux. Ils l’arrêtèrent même, le mirent sur un âne
qu’ils rencontrèrent par hasard, et le promenèrent par la ville, exposé à
la risée de toute la populace.

Pour comble de malheur, on passa devant la maison du juge de police,


et ce magistrat voulut savoir la cause de ce tumulte. Les corroyeurs lui
dirent qu’ils avaient vu sortir mon frère, dans l’état où il était, par une
porte de l’appartement des femmes du grand vizir, qui donnait sur leur
rue. Là-dessus, le juge fit donner au malheureux Bakbarah cent coups
de bâton sur la plante des pieds, et le fit conduire hors de la ville, avec
défense d’y rentrer jamais.

Voilà, commandeur des croyants, dis-je au calife Mostanser Billah,


l’aventure de mon second frère, que je voulais raconter à Votre
Majesté. Il ne savait pas que les dames de nos seigneurs les plus
puissants se divertissent quelquefois à jouer de semblables tours aux
jeunes gens qui sont assez sots pour donner dans de semblables
pièges.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 437

Le barbier, sans interrompre son discours, passa à l’histoire de son


troisième frère.

Histoire du troisième Frère du Barbier

Retour à la Table des Matières

Commandeur des croyants, dit-il au calife, mon troisième frère, qui se


nommait Bakbac, était aveugle, et sa mauvaise destinée l’ayant réduit
à la mendicité il allait de porte en porte demander l’aumône. Il avait
une si longue habitude de marcher seul dans les rues, qu’il n’avait pas
besoin de conducteur. Il avait coutume de frapper aux portes, et de ne
pas répondre qu’on ne lui eût ouvert. Un jour il frappa à la porte d’une
maison ; le maître du logis, qui était seul, s’écria : « Qui est là ? »
Mon frère ne répondit rien à ces paroles, et frappa une seconde fois.
Le maître de la maison eut beau demander encore qui était à sa porte,
personne ne lui répondit. Il descend, ouvre, et demande à mon frère ce
qu’il veut : « Que vous me donniez quelque chose pour l’amour de
Dieu, lui dit Bakbac. — Vous êtes aveugle, ce me semble ? reprit le
maître de la maison. — Hélas ! oui, repartit mon frère. — Tendez la
main, » lui dit le maître. Mon frère la lui présenta, croyant recevoir
l’aumône ; mais le maître la lui prit seulement pour l’aider à monter
jusqu’à sa chambre. Bakbac s’imagina que c’était pour le faire manger
avec lui, comme cela lui arrivait ailleurs assez souvent. Quand ils
furent tous deux dans la chambre, le maître lui quitta la main, se mit à
sa place, et lui demanda de nouveau ce qu’il souhaitait. « Je vous ai
déjà dit, lui répondit Bakbac, que je vous demandais quelque chose
pour l’amour de Dieu. — Bon aveugle, répliqua le maître, tout ce que
je puis faire pour vous, c’est de souhaiter que Dieu vous rende la vue.
— Vous pouviez bien me dire cela à la porte, reprit mon frère, et
m’épargner la peine de monter. — Et pourquoi, innocent que vous
êtes, ne répondez-vous pas dès la première fois, lorsque vous frappez
et qu’on vous demande qui est là ? D’où vient que vous donnez la
peine aux gens de vous aller ouvrir quand on vous parle ? — Que
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 438

voulez-vous donc faire de moi ? dit mon frère. — Je vous le répète


encore, répondit le maître, je n’ai rien à vous donner. — Aidez-moi
donc à descendre, comme vous m’avez aidé à monter, répliqua
Bakbac. — L’escalier est devant vous, repartit le maître ; descendez
seul si vous voulez. » Mon frère se mit à descendre ; mais, le pied
venant à lui manquer au milieu de l’escalier, il se fit bien du mal aux
reins et à la tête, en glissant jusqu’au bas. Il se releva avec assez de
peine et sortit, en se plaignant et en murmurant contre le maître de la
maison, qui ne fit que rire de sa chute.

Comme il sortait du logis, deux aveugles de ses camarades, qui


passaient, le reconnurent à sa voix. Ils s’arrêtèrent pour lui demander
ce qu’il avait. Il leur conta ce qui lui était arrivé ; et après leur avoir
dit que, toute la journée, il n’avait rien reçu : « Je vous conjure,
ajouta-t-il, de m’accompagner jusque chez moi, afin que je prenne
devant vous quelque chose de l’argent que nous avons tous trois en
commun, pour m’acheter de quoi souper. » Les deux aveugles y
consentirent ; il les mena chez lui.

Il faut remarquer que le maître de la maison où mon frère avait été si


maltraité, était un voleur, homme naturellement adroit et malicieux. Il
entendit, par sa fenêtre, ce que Bakbac avait dit à ses camarades ; c’est
pourquoi il descendit, les suivit et entra avec eux dans une méchante
maison où logeait mon frère. Les aveugles s’étant assis, Bakbac dit :
« Frères, il faut, s’il vous plaît, fermer la porte, et prendre garde s’il
n’y a pas ici quelque étranger avec nous. » A ces paroles, le voleur fut
fort embarrassé ; mais, apercevant une corde qui se trouva par hasard
attachée au plancher, il s’y prit et se soutint en l’air, pendant que les
aveugles fermèrent la porte et firent le tour de la chambre, en tâtant
partout avec leurs bâtons. Lorsque cela fut fait, et qu’ils eurent repris
leurs places, il quitta la corde et alla s’asseoir doucement près de mon
frère, qui, se croyant seul avec les aveugles, leur dit : « Frères, comme
vous m’avez fait dépositaire de l’argent que nous recevons depuis
longtemps tous trois, je veux vous faire voir que je ne suis pas indigne
de la confiance que vous avez en moi. La dernière fois que nous
comptâmes, vous savez que nous avions dix mille dragmes, et que
nous les mîmes en dix sacs : je vais vous montrer que je n’y ai pas
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 439

touché. » En disant cela, il mit la main à côté de lui, sous de vieilles


hardes, tira les sacs l’un après l’autre, et, les donnant à ses camarades :
« Les voilà, poursuivit-il ; vous pouvez juger, par leur pesanteur,
qu’ils sont encore en leur entier ; ou bien nous allons les compter, si
vous le souhaitez. » Ses camarades lui ayant répondu qu’ils se fiaient
bien à lui, il ouvrit un des sacs et en tira dix dragmes ; les deux autres
aveugles en tirèrent chacun autant.

Mon frère remit ensuite les dix sacs à leur place ; après quoi un des
aveugles lui dit qu’il n’était pas besoin qu’il dépensât rien ce jour-là
pour son souper, qu’il avait assez de provisions pour eux trois, grâce à
la charité des bonnes gens. En même temps il tira de son bissac du
pain, du fromage et quelques fruits, mit tout cela sur une table, et puis
ils commencèrent à manger. Le voleur, qui était à la droite de mon
frère, choisissait ce qu’il y avait de meilleur et mangeait avec eux ;
mais, quelque précaution qu’il pût prendre pour ne pas faire de bruit,
Bakbac l’entendit mâcher et s’écria aussitôt : « Nous sommes perdus :
il y a un étranger avec nous ! » En parlant de la sorte, il étendit la
main et saisit le voleur par le bras ; il se jeta sur lui, en criant au
voleur et en lui donnant de grands coups de poing. Les autres aveugles
se mirent à crier aussi et à frapper le voleur, qui, de son côté, se
défendit le mieux qu’il put. Comme il était fort et vigoureux, et qu’il
avait l’avantage de voir où il adressait ses coups, il en portait de
furieux tantôt à l’un tantôt à l’autre, quand il pouvait en avoir la
liberté ; et il criait au voleur encore plus fort que ses ennemis. Les
voisins accoururent bientôt au bruit, enfoncèrent la porte, et eurent
bien de la peine à séparer les combattants ; mais enfin, en étant venus
à bout, ils leur demandèrent le sujet de leur différend. « Seigneurs !
s’écria mon frère, qui n’avait pas quitté le voleur, cet homme, que je
tiens, est un voleur, qui est entré ici avec nous, pour nous enlever le
peu d’argent que nous avons. » Le voleur, qui avait fermé les yeux dès
qu’il avait vu les voisins, feignit d’être aveugle et dit alors :
« Seigneurs, c’est un menteur ; je vous jure par le nom de Dieu et par
la vie du calife, que je suis leur associé et qu’ils refusent de me donner
ma part légitime. Ils se sont mis tous trois contre moi, et je demande
justice. » Les voisins ne voulurent pas se mêler de leur contestation, et
les menèrent tous quatre au juge de police.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 440

Quand ils furent devant ce magistrat, le voleur, sans attendre qu’on


l’interrogeât, dit, en contrefaisant toujours l’aveugle « Seigneur,
puisque vous êtes commis pour administrer la justice de la part du
calife, dont Dieu veuille faire prospérer la puissance, je vous
déclarerai que nous sommes également criminels, mes trois camarades
et moi. Mais, comme nous nous sommes engagés par serment à ne
rien avouer que sous la bastonnade, si vous voulez savoir notre crime
vous n’avez qu’à commander qu’on nous la donne, et qu’on
commence par moi. » Mon frère voulut parler ; mais on lui imposa
silence. On mit le voleur sous le bâton, et il eut la constance de s’en
laisser donner jusqu’à vingt ou trente coups ; mais, faisant semblant
de se laisser vaincre par la douleur, il ouvrit un œil premièrement, et
bientôt après il ouvrit l’autre, en criant miséricorde et en suppliant le
juge de police de faire cesser les coups. Le juge, voyant que le voleur
le regardait avec les yeux ouverts, en fut fort étonné. « Méchant, lui
dit-il, que signifie ce miracle ? — Seigneur, répondit le voleur, je vais
vous découvrir un secret important, si vous voulez me faire grâce et
me donner, pour gage que vous me tiendrez parole, l’anneau que vous
avez au doigt, et qui vous sert de cachet. Je suis prêt à vous révéler
tout le mystère. »

Le juge fit cesser les coups de bâton, lui remit son anneau et promit de
lui faire grâce. « Sur la foi de cette promesse, reprit le voleur, je vous
avouerai, seigneur, que mes camarades et moi nous voyons fort clair
tous quatre. Nous feignons d’être aveugles pour entrer librement dans
les maisons et pénétrer jusqu’aux appartements des femmes, où nous
abusons de leur faiblesse. Je vous confesse encore que, par cet artifice,
nous avons gagné dix mille dragmes en société ; j’en ai demandé
aujourd’hui à mes confrères deux mille cinq cent, qui m’appartiennent
pour ma part ; ils me les ont refusées, parce que je leur ai déclaré que
je voulais me retirer, et qu’ils ont eu peur que je ne les accusasse ; et,
sur mes instances à leur demander ma part, ils se sont jetés sur moi et
m’ont maltraité de la manière dont je prends à témoin les personnes
qui nous ont amenées devant vous. J’attends de votre justice, seigneur,
que vous me ferez livrer vous-même les deux mille cinq cents
dragmes qui me sont dues. Si vous voulez que mes camarades
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 441

confessent la vérité de ce que j’avance, faites-leur donner trois fois


autant de coups que j’en ai reçu ; vous verrez qu’ils ouvriront les yeux
comme moi. »

Mon frère et les deux autres aveugles voulurent se justifier d’une


imposture si horrible ; mais le juge ne daigna pas les écouter.
« Scélérats, leur dit-il, c’est donc ainsi que vous contrefaites les
aveugles, que vous trompez les gens, sous prétexte d’exciter leur
charité, et que vous commettez de si méchantes actions ? — C’est une
imposture, s’écria mon frère ; il est faux qu’aucun de nous voie clair.
Nous en prenons Dieu à témoin ! »

Tout ce que put dire mon frère fut inutile ; ses camarades et lui
reçurent chacun deux cents coups de bâton. Le juge attendait toujours
qu’ils ouvrissent les yeux, et attribuait à une grande obstination ce qui
n’était que l’effet d’une impuissance absolue. Pendant ce temps-là, le
voleur disait aux aveugles : « Pauvres gens que vous êtes, ouvrez les
yeux, et n’attendez pas qu’on vous fasse mourir sous le bâton. » Puis,
s’adressant au juge de police : « Seigneur, lui dit-il, je vois bien qu’ils
pousseront leur malice jusqu’au bout, et que jamais ils n’ouvriront les
yeux : ils veulent, sans doute, éviter la honte qu’ils auraient de lire
leur condamnation dans les regards de ceux qui les verraient. Il vaut
mieux leur faire grâce et envoyer quelqu’un avec moi prendre les dix
mille dragmes qu’ils ont cachées. »

Le juge n’eut garde d’y manquer ; il fit accompagner le voleur par un


de ses gens, qui lui apporta les dix sacs. Il fit compter deux mille cinq
cents dragmes au voleur, et retint le reste pour lui. A l’égard de mon
frère et de ses compagnons, il en eut pitié et se contenta de les bannir.
Je n’eus pas plus tôt appris ce qui était arrivé à mon frère, que je
courus après lui. Il me raconta son malheur, et je le ramenai
secrètement dans la ville. J’aurais bien pu le justifier auprès du juge
de police, et faire punir le voleur comme il le méritait ; mais je n’osai
l’entreprendre, de peur de m’attirer à moi-même quelque mauvaise
affaire.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 442

Ce fut ainsi que j’achevai la triste aventure de mon bon frère


l’aveugle. Le calife n’en rit pas moins que de celles qu’il avait déjà
entendues. Il ordonna de nouveau qu’on me donnât quelque chose ;
mais, sans attendre qu’on exécutât son ordre, je commençai l’histoire
de mon quatrième frère.

Histoire du quatrième Frère du Barbier

Retour à la Table des Matières

Alcouz était le nom de mon quatrième frère. Il devint borgne à


l’occasion que j’aurai l’honneur de dire à Votre Majesté. Il était
boucher de profession ; il avait un talent particulier pour élever et
dresser des béliers à se battre, et, par ce moyen, il s’était acquis la
connaissance et l’amitié des principaux seigneurs, qui se plaisent à
voir ces sortes de combat, et qui ont pour cet effet des béliers chez eux
Il était d’ailleurs fort achalandé ; il avait toujours dans sa boutique la
plus belle viande qu’il y eût à la boucherie, parce qu’il était fort riche
et qu’il n’épargnait rien pour avoir la meilleure.

Un jour qu’il était dans sa boutique, un vieillard, qui avait une longue
barbe blanche, vint acheter six livres de viande, lui en donna l’argent,
et s’en alla. Mon frère trouva cet argent si beau, si blanc et si bien
monnayé, qu’il le mit à part dans un coffre, dans un endroit séparé.Le
même vieillard ne manqua pas, durant cinq mois, de venir prendre
chaque jour la même quantité de viande, et de la payer de pareille
monnaie, que mon frère continua de mettre à part.

Au bout de cinq mois, Alcouz voulant acheter une quantité de


moutons et les payer avec cette belle monnaie, ouvrit le coffre ; mais
au lieu de la trouver, il fut dans un étonnement extrême de ne voir que
des feuilles coupées en rond, à la place où il l’avait mise. Il se donna
de grands coups à la tête, en faisant des cris qui attirèrent bientôt les
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 443

voisins, dont la surprise égala la sienne lorsqu’ils eurent appris de


quoi il s’agissait. « Plût à Dieu, s’écria mon frère en pleurant, que ce
traître de vieillard arrivât présentement, avec son air hypocrite ! » Il
n’eut pas plus tôt achevé ces paroles qu’il le vit venir de loin ; il
courut au-devant de lui avec précipitation, et, mettant la main sur lui :
« Musulmans, s’écria-t-il de toute sa force, à l’aide ! Écoutez la
friponnerie que ce méchant homme m’a faite. » En même temps il
raconta à une assez grande foule de peuple, qui s’était assemblée
autour de lui, ce qu’il avait déjà conté à ses voisins. Lorsqu’il eut
achevé, le vieillard, sans s’émouvoir, lui dit froidement : « Vous feriez
fort bien de me laisser aller et de réparer par cette action l’affront que
vous me faites devant tant de monde, de crainte que je ne vous en
fasse un plus sanglant, dont je serais fâché.— Hé ! qu’avez-vous à
dire contre moi ? lui répliqua mon frère. Je suis un honnête homme
dans ma profession, et je ne vous crains pas. — Vous voulez donc que
je le publie ? reprit le vieillard du même ton. Sachez, ajouta-t-il en
s’adressant au peuple, qu’au lieu de vendre de la chair de mouton,
comme il le doit, il vend de la chair humaine ! — Vous êtes un
imposteur, lui repartit mon frère. — Non, non, dit alors le vieillard à
l’heure que je vous parle, il y a un homme égorgé et attaché au dehors
de votre boutique, comme un mouton ; qu’on y aille, et l’on verra si je
dis la vérité. »

Avant que d’ouvrir le coffre où étaient les feuilles, mon frère avait tué
un mouton ce jour-là, l’avait accommodé et exposé hors de sa
boutique, selon sa coutume. Il protesta que ce que disait le vieillard
était faux ; mais, malgré ses protestations, la populace crédule, se
laissant prévenir contre un homme accusé d’un fait si atroce, voulut en
être éclaircie sur-le-champ. Elle obligea mon frère à lâcher le
vieillard, s’assura de lui-même, et courut en fureur jusqu’à sa
boutique, où elle vit l’homme égorgé et attaché comme l’accusateur
l’avait dit, car ce vieillard, qui était magicien, avait fasciné les yeux de
tout le monde, comme il les avait fascinés à mon frère, pour lui faire
prendre pour de bon argent les feuilles qu’il lui avait données.

A ce spectacle, un de ceux qui tenaient Alcouz lui dit, en lui


appliquant un grand coup de poing : « Comment, méchant homme,
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 444

c’est donc ainsi que tu nous fait manger de la chair humaine ? » Et le


vieillard, qui ne l’avait pas abandonné, lui en déchargea un autre dont
il lui creva un œil. Toutes les personnes même qui purent approcher
de lui ne l’épargnèrent pas. On ne se contenta pas de le maltraiter ; on
le conduisit devant le juge de police, à qui l’on présenta le prétendu
cadavre, que l’on avait détaché et apporté, pour servir de témoin
contre l’accusé. « Seigneur, lui dit le vieillard magicien, vous voyez
un homme qui est assez barbare pour massacrer les gens et qui vend
leur chair pour de la viande de mouton. Le public attend que vous
fassiez un châtiment exemplaire. » Le juge de police entendit mon
frère avec patience ; mais l’argent changé en feuilles lui parut si peu
digne de foi, qu’il traita mon frère d’imposteur ; et, s’en rapportant au
témoignage de ses yeux, il lui fit donner cinq cents coups de bâton.

Ensuite, l’ayant obligé de lui dire où était son argent, il lui enleva tout
ce qu’il avait et le bannit à perpétuité, après l’avoir exposé aux yeux
de toute la ville, trois jours de suite, monté sur un chameau.

Je n’étais pas à Bagdad lorsqu’une aventure si tragique arriva à mon


quatrième frère. Il se retira dans un lieu écarté, où il demeura caché
jusqu’à ce qu’il fût guéri des coups de bâton dont il avait le dos
meurtri ; car c’était sur le dos qu’on l’avait frappé. Lorsqu’il fut en
état de marcher, il se rendit, la nuit, par des chemins détournés, à une
ville où il n’était connu de personne, et il y prit un logement d’où il ne
sortait presque pas. A la fin, ennuyé de vivre toujours enfermé, il alla
se promener dans un faubourg, où il entendit tout à coup un grand
bruit de cavaliers qui venaient derrière lui. Il était alors, par hasard,
près de la porte d’une grande maison ; et, comme, après ce qui lui était
arrivé, il appréhendait tout, il craignit que ces cavaliers ne le
suivissent pour l’arrêter : c’est pourquoi il ouvrit la porte pour se
cacher ; et, après l’avoir refermée, il entra dans une grande cour, où il
n’eut pas plus tôt paru que deux domestiques vinrent à lui, et, le
prenant au collet : « Dieu soit loué, lui dirent-ils, de ce que vous venez
vous-même vous livrer à nous ! Vous nous avez donné tant de peine
ces trois dernières nuits, que nous n’en avons pas dormi ; et vous
n’avez épargné notre vie que parce que nous avons su nous garantir de
votre mauvais dessein. »
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 445

Vous pouvez bien penser que mon frère fut fort surpris de ce
compliment. « Bonnes gens, leur dit-il, je ne sais ce que vous me
voulez, et vous me prenez sans doute pour un autre. — Non, non,
répliquèrent-ils, nous n’ignorons pas que vous et vos camarades vous
êtes de francs voleurs. Vous ne vous contentez pas d’avoir dérobé à
notre maître tout ce qu’il avait et de l’avoir réduit à la mendicité, vous
en voulez encore à sa vie. Voyons un peu si vous n’avez pas le
couteau que vous aviez à la main lorsque vous nous poursuiviez hier
pendant la nuit. » En disant cela, ils le fouillèrent, et trouvèrent qu’il
avait un couteau sur lui. « Oh ! oh ! s’écrièrent-ils en le prenant,
oserez-vous dire encore que vous n’êtes pas un voleur ? — Eh quoi !
leur répondit mon frère, est-ce qu’on ne peut pas porter un couteau
sans être voleur ? Écoutez mon histoire, ajouta-t-il : au lieu d’avoir
une mauvaise opinion de moi, vous serez touchés de mes malheurs. »
Bien éloignés de l’écouter, ils se jetèrent sur lui, le foulèrent aux
pieds, lui arrachèrent son habit et lui déchirèrent sa chemise. Alors,
voyant les cicatrices qu’il avait au dos : « Ah ! chien, dirent-ils en
redoublant leurs coups, tu veux nous faire accroire que tu es un
honnête homme, et ton dos nous fait voir le contraire ! — Hélas !
s’écria mon frère, il faut que mes péchés soient bien grands, puisque,
après avoir été déjà maltraité si injustement, je le suis une seconde
fois sans être plus coupable ! »

Les deux domestiques ne furent nullement attendris de ses plaintes ;


ils le menèrent au juge de police, qui lui dit : « Par quelle hardiesse es-
tu entré chez eux pour les poursuivre le couteau à la main ? Seigneur,
répondit le pauvre Alcouz, je suis l’homme du monde le plus
innocent, et je suis perdu si vous ne me faites la grâce de m’écouter
patiemment : personne n’est plus digne de compassion que moi. —
Seigneur, interrompit alors un des domestiques, voulez-vous écouter
un voleur qui entre dans les maisons pour piller et assassiner les
gens ? Si vous refusez de nous croire, vous n’avez qu’à regarder son
dos. » En parlant ainsi, il découvrit le dos de mon frère et le fit voir au
juge, qui, sans autre information, commanda sur-le-champ qu’on lui
donnât cent coups de nerf de bœuf sur les épaules, et ensuite le fit
promener par la ville, sur un chameau, tandis qu’on criait devant lui :
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 446

« Voilà de quelle manière on châtie ceux qui entrent par force dans les
maisons. »

Cette promenade achevée, on le mit hors de la ville, avec défense d’y


rentrer jamais. Quelques personnes, qui le rencontrèrent après cette
seconde disgrâce, m’avertirent du lieu où il était. J’allai l’y trouver, et
le ramenai à Bagdad secrètement, où je l’assistai de tout mon petit
pouvoir.

Le calife Mostanser Billah, poursuivit le barbier, ne rit pas tant de


cette histoire que des autres. Il eut la bonté de plaindre le malheureux
Alcouz. Il voulut encore me faire donner quelque chose et me
renvoyer ; mais, sans donner le temps d’exécuter son ordre, je repris la
parole et lui dis : « Mon souverain seigneur et maître, vous voyez bien
que je parle peu ; et puisque Votre Majesté m’a fait la grâce de
m’écouter jusqu’ici, qu’elle ait la bonté de vouloir encore entendre les
aventures de mes deux autres frères ; j’espère qu’elles ne vous
divertiront pas moins que les précédentes. Vous en pourrez faire faire
une histoire complète, qui ne sera pas indigne de votre bibliothèque.

Histoire du cinquième Frère du Barbier

Retour à la Table des Matières

J’aurai donc l’honneur de vous dire que mon cinquième frère se


nommait Alnaschar.

Alnaschar, tant que vécut notre père, fut très paresseux. Au lieu de
travailler pour gagner sa vie, il n’avait pas honte de la demander le
soir, et de vivre, le lendemain, de ce qu’il avait reçu. Notre père
mourut, accablé de vieillesse, et nous laissa pour tout bien sept cents
dragmes d’argent. Nous partageâmes également ; de sorte que chacun
en eut cent pour sa part. Alnaschar, qui n’avait jamais possédé tant
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 447

d’argent à la fois, se trouva fort embarrassé sur l’usage qu’il en ferait.


Il se consulta longtemps lui-même là-dessus, et il se détermina enfin à
les employer en verres, en bouteilles et autres pièces de verrerie, qu’il
alla chercher chez un gros marchand. Il mit le tout dans un panier à
jour, et choisit une fort petite boutique, où il s’assit, le panier devant
lui, et le dos appuyé contre le mur, en attendant qu’on vint acheter sa
marchandise. Dans cette attitude, les yeux attachés sur son panier, il se
mit à rêver, et dans sa rêverie il prononça les paroles suivantes, assez
haut pour être entendu d’un tailleur qu’il avait pour voisin : « Ce
panier, dit-il, me coûte cent dragmes, et c’est tout ce que j’ai au
monde. J’en ferai bien deux cents dragmes en le vendant en détail, et
de ces deux cents dragmes, que j’emploierai encore en verrerie, j’en
ferai quatre cents. Ainsi j’amasserai, par la suite du temps, quatre
mille dragmes. De quatre mille dragmes, j’irai aisément jusqu’à huit.
Quand j’en aurai dix mille, je laisserai aussitôt la verrerie pour me
faire joaillier. Je ferai commerce de diamants, de perles et de toutes
sortes de pierreries. Possédant alors des richesses à souhait, j’achèterai
une belle maison, de grandes terres, des esclaves, des eunuques, des
chevaux : je ferai bonne chère et du bruit dans le monde. Je ferai venir
chez moi tout ce qui se trouvera dans la ville de joueurs d’instruments,
de danseurs et de danseuses. Je n’en demeurerai pas là, et j’amasserai,
s’il plaît à Dieu, jusqu’à cent mille dragmes. Lorsque je me verrai
riche de cent mille dragmes, je m’estimerai autant qu’un prince, et
j’enverrai demander en mariage la fille du grand vizir, en faisant
représenter à ce ministre que j’aurai entendu dire des merveilles de la
beauté, de la sagesse, de l’esprit et de toutes les autres qualités de sa
fille, et enfin, que je lui donnerai mille pièces d’or pour la première
nuit de nos noces. Si le vizir était assez malhonnête pour me refuser sa
fille, ce qui ne saurait arriver, j’irais l’enlever à sa barbe, et
l’amènerais, malgré lui, chez moi. Dès que j’aurai épousé la fille du
grand vizir, je lui achèterai dix eunuques noirs, des plus jeunes et des
mieux faits. Je m’habillerai comme un prince, et, monté sur un beau
cheval, qui aura une selle de fin or avec une housse d’étoffe d’or
relevée de diamants et de perles, je marcherai par la ville, accompagné
d’esclaves devant et derrière moi, et me rendrai à l’hôtel du vizir, aux
yeux des grands et des petits, qui me feront de profondes révérences.
En descendant chez le vizir, au pied de son escalier, je monterai au
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 448

milieu de mes gens rangés en deux files à droite et à gauche, et le


grand vizir, en me recevant comme son gendre, me cédera sa place et
se mettra au-dessous de moi pour me faire plus d’honneur. Si cela
arrive, comme je l’espère, deux de mes gens auront chacun une bourse
de mille pièces d’or, que je leur aurai fait apporter. J’en prendrai une,
et, la lui présentant : « Voilà, lui dirai-je, les mille pièces d’or que j’ai
promises pour la première nuit de mon mariage. » Et, lui offrant
l’autre « Tenez, ajouterai-je, je vous en donne encore autant pour vous
marquer que je suis homme de parole et que je donne plus que je ne
promets. » Après une action comme celle-là, on ne parlera dans le
monde que de ma générosité. Je reviendrai chez moi avec la même
pompe. Ma femme m’enverra complimenter de sa part, par quelque
officier, sur la visite que j’aurai faite au vizir son père ; j’honorerai
l’officier d’une belle robe et le renverrai avec un riche présent. Si elle
s’avise de m’en envoyer un, je ne l’accepterai pas et je congédierai le
porteur. Je ne permettrai pas qu’elle sorte de son appartement, pour
quelque cause que ce soit, que je n’en sois averti, et quand je voudrai
bien y entrer, ce sera d’une manière qui lui imprimera du respect pour
moi. Enfin, il n’y aura pas de maison mieux réglée que la mienne. Je
serai toujours habillé richement. Lorsque je me retirerai avec elle, le
soir, je serai assis à la table d’honneur, où j’affecterai un air grave,
sans tourner la tête à droite ou à gauche. Je parlerai peu ; et, pendant
que ma femme, belle comme la pleine lune, demeurera debout devant
moi, avec tous ses atours, je ne ferai pas semblant de la voir. Ses
femmes, qui seront autour d’elle, me diront : « Notre cher seigneur et
maître, voilà votre épouse, votre humble servante devant vous : elle
attend que vous la caressiez, et elle est bien mortifiée de ce que vous
ne daignez pas seulement la regarder ; elle est fatiguée d’être si
longtemps debout ; dites-lui au moins de s’asseoir. » Je ne répondrai
rien à ce discours, ce qui augmentera leur surprise et leur douleur.
Elles se jetteront à mes pieds, et, après qu’elles y auront demeuré un
temps considérable à me supplier de me laisser fléchir, je lèverai enfin
la tête et jetterai sur elle un regard distrait ; puis je me remettrai dans
la même attitude. Dans la pensée qu’elles auront que ma femme ne
sera pas assez bien ni assez proprement habillée, elles la mèneront
dans son cabinet pour la faire changer d’habit, et, moi, cependant, je
me lèverai de mon côté, et prendrai un habit plus magnifique que celui
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 449

d’auparavant. Elles reviendront une seconde fois à la charge ; elles me


tiendront le même discours, et je me donnerai le plaisir de ne regarder
ma femme qu’après m’être laissé prier et solliciter avec autant
d’instances et aussi longtemps que la première fois. Je commencerai,
dès le premier jour de mes noces, à lui apprendre de quelle manière je
prétends en user avec elle le reste de sa vie.

Après les cérémonies de nos noces, continua Alnaschar, je prendrai de


la main d’un de mes gens, qui sera près de moi, une bourse de cinq
cents pièces d’or, que je donnerai aux coiffeuses, afin qu’elles me
laissent seul avec mon épouse. Quand elles se seront retirées, ma
femme se couchera la première. Je me coucherai ensuite auprès d’elle,
le dos tourné de son côté, et je passerai la nuit sans lui dire un seul
mot. Le lendemain, elle ne manquera pas de se plaindre de mes mépris
et de mon orgueil à sa mère, femme du grand vizir, et j’en aurai la joie
au cœur. Sa mère viendra me trouver, me baisera les mains avec
respect et me dira : « Seigneur (car elle n’osera m’appeler son gendre,
de peur de me déplaire en me parlant si familièrement), je vous
supplie de ne pas dédaigner de regarder ma fille et de vous approcher
d’elle : je vous assure qu’elle ne cherche qu’à vous plaire et qu’elle
vous aime de toute son âme. » Mais ma belle-mère aura beau parler, je
ne lui répondrai pas une syllabe et je demeurerai ferme dans ma
gravité. Alors elle se jettera à mes pieds, me les baisera plusieurs fois
et me dira : « Seigneur, serait-il possible que vous soupçonnassiez la
sagesse de ma fille ? Je vous assure que je l’ai toujours eue devant les
yeux et que vous êtes le premier homme qui l’ait jamais vue en face.
Cessez de lui causer une si grande mortification ; faites-lui la grâce de
la regarder, de lui parler et de la fortifier dans la bonne intention
qu’elle a de vous satisfaire en toute chose. » Tout cela ne me touchera
point ; ce que voyant, ma belle mère prendra un verre de vin, et, le
mettant à la main de sa fille, mon épouse : « Allez, lui dira-t-elle,
présentez-lui vous-même ce verre de vin ; il n’aura peut-être pas la
cruauté de le refuser d’une si belle main. » Ma femme viendra avec le
verre, demeurera debout et toute tremblante devant moi. Lorsqu’elle
verra que je ne tournerai point la vue de son côté et que je persisterai à
la dédaigner, elle me dira, les larmes aux yeux : « Mon cœur, ma
chère âme, mon aimable seigneur, je vous conjure, par les faveurs
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 450

dont le ciel vous comble, de me faire la grâce de recevoir ce verre de


vin de la main de votre très humble servante. » Je me garderai bien de
la regarder encore et de lui répondre. « Mon charmant époux,
continuera-t-elle en redoublant ses pleurs et en m’approchant le verre
de la bouche, je ne cesserai pas que je n’aie obtenu que vous buviez. »
Alors, fatigué de ses prières, je lui lancerai un regard terrible et lui
donnerai un bon soufflet sur la joue, en la repoussant du pied si
vigoureusement qu’elle ira tomber bien loin au delà du sofa. »

Mon frère était tellement absorbé dans ses visions chimériques, qu’il
représenta l’action avec son pied comme si elle eût été réelle, et, par
malheur, il en frappa si rudement son panier plein de verrerie, qu’il le
jeta du haut de sa boutique dans la rue, de manière que toute la
verrerie fut brisée en mille morceaux.

Le tailleur son voisin, qui avait entendu l’extravagance de son


discours, fit un grand éclat de rire lorsqu’il vit tomber le panier. « Oh !
que tu es un indigne homme ! dit-il à mon frère. Ne devrais-tu pas
mourir de honte de maltraiter ainsi une jeune épouse qui ne t’a donné
aucun sujet de te plaindre d’elle ? Il faut que tu sois bien brutal pour
mépriser les pleurs et les charmes d’une si aimable personne. Si j’étais
à la place du grand vizir ton beau-père, je te ferais donner cent coups
de nerf de bœuf et te ferais promener par la ville avec l’éloge que tu
mérites. »

Mon frère, à cet accident, si funeste pour lui, rentra en lui-même ; et,
voyant que c’était par son orgueil insupportable qu’il lui était arrivé, il
se frappa le visage, déchira ses habits et se mit à pleurer, en poussant
des cris qui firent bientôt assembler les voisins et arrêter les passants
qui allaient à la le de midi. Comme c’était un vendredi, il y allait plus
de monde que les autres jours. Les uns eurent pitié d’Alnaschar, et les
autres ne firent que rire de son extravagance. Cependant la vanité qu’il
s’était mise en tête s’était dissipée avec son bien ; et il pleurait encore
son sort amèrement, lorsqu’une dame de considération, montée sur
une mule richement caparaçonnée, vint à passer par là. L’état où elle
vit mon frère excita sa compassion. Elle demanda qui il était et ce
qu’il avait à pleurer. On lui dit seulement que c’était un pauvre
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 451

homme qui avait employé le peu d’argent qu’il possédait à l’achat


d’un panier de verrerie ; que ce panier était tombé, et que toute la
verrerie s’était cassée. Aussitôt la dame se tourna du côté d’un
eunuque qui l’accompagnait « Donnez-lui, dit-elle, ce que vous avez
sur vous. » L’eunuque obéit et mit entre les mains de mon frère une
bourse de cinq cents pièces d’or. Alnaschar pensa mourir de joie en la
recevant. Il donna mille bénédictions à la dame ; et, après avoir fermé
sa boutique, où sa présence n’était plus nécessaire, il s’en alla chez
lui.

Il faisait de profondes réflexions sur le grand bonheur qui venait de lui


arriver, lorsqu’il entendit frapper à sa porte. Avant que d’ouvrir, il
demanda qui frappait ; et ayant reconnu, à la voix, que c’était une
femme, il ouvrit. « Mon fils, lui dit-elle, j’ai une grâce à vous
demander : voilà le temps de la prière : je voudrais bien me laver pour
être en état de la faire. Laissez-moi, s’il vous plaît, entrer chez vous, et
me donnez un vase d’eau. » Mon frère envisagea cette femme et vit
que c’était une personne déjà fort avancée en âge. Quoiqu’il ne la
connût point, il ne laissa pas de lui accorder ce qu’elle demandait. Il
lui donna un vase plein d’eau ; ensuite il reprit sa place, et, toujours
occupé de sa dernière aventure, il mit son or dans une espèce de
bourse longue et étroite, propre à porter à sa ceinture. La vieille,
pendant ce temps-là, fit sa prière ; et, lorsqu’elle eut achevé, elle vint
trouver mon frère, se prosterna deux fois en frappant la terre de son
front, comme si elle eût voulu prier Dieu ; puis, s’étant relevée, elle
lui souhaita toute sorte de biens, en le remerciant de son honnêteté.
Comme elle était habillée assez pauvrement et qu’elle s’humiliait fort
devant lui, il crut qu’elle lui demandait l’aumône et lui présenta deux
pièces d’or. La vieille se retira en arrière avec surprise, comme si mon
frère lui eût fait une injure. « Grand Dieu ! lui dit-elle, que veut dire
ceci ? Serait-il possible, seigneur, que vous me prissiez pour une de
ces misérables qui font profession d’entrer hardiment chez les gens
pour demander l’aumône ? Reprenez votre argent : je n’en ai pas
besoin, Dieu merci ; j’appartiens à une jeune dame de cette ville, qui
est pourvue d’une beauté charmante, et qui est avec cela très riche ;
elle ne me laisse manquer de rien. »
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 452

Mon frère ne fut pas assez fin pour s’apercevoir de l’adresse de la


vieille, qui n’avait refusé les deux pièces d’or que pour en attraper
davantage. Il lui demanda si elle ne pourrait pas lui procurer l’honneur
de voir cette dame : « Très volontiers, lui répondit-elle ; elle sera bien
aise de vous épouser et de vous mettre en possession de tous ses biens,
en vous faisant maître de sa personne : prenez votre argent et suivez-
moi. » Ravi d’avoir trouvé une grosse somme d’argent et presque
aussitôt une femme belle et riche, il ferma les yeux à toute autre
considération. Il prit les cinq cents pièces d’or et se laissa conduire par
la vieille.

Elle marcha devant lui, et il la suivit de loin, jusqu’à la porte d’une


grande maison où elle frappa. Il la rejoignit dans le temps qu’une
jeune esclave grecque ouvrait. La vieille le fit entrer le premier et
passer au travers d’une cour bien pavée, et l’introduisit dans une salle
dont l’ameublement le confirma dans la bonne opinion qu’on lui avait
fait concevoir de la maîtresse de la maison. Pendant que la vieille alla
avertir la jeune dame, il s’assit ; et, comme il avait chaud, il ôta son
turban et le mit près de lui. Il vit bientôt entrer la jeune dame, qui le
surprit bien plus par sa beauté que par la richesse de son habillement.
Il se leva dès qu’il l’aperçut. La dame le pria d’un air gracieux de
prendre sa place, en s’asseyant près de lui. Elle lui marqua bien de la
joie de le voir, et, après lui avoir dit quelques douceurs : « Nous ne
sommes pas ici assez commodément, ajouta-t-elle ; venez, donnez-
moi la main. » A ces mots, elle lui présenta la sienne et le mena dans
une chambre écartée, où elle s’entretint encore quelque temps avec
lui ; puis elle le quitta en lui disant : « Demeurez, je suis à vous dans
un moment. » Il attendit ; mais, au lieu de la dame, un grand esclave
noir arriva, le sabre à la main, et regardant mon frère d’un œil
terrible : « Que fais-tu ici ? » lui dit-il fièrement. Alnaschar, à cet
aspect, fut tellement saisi de frayeur, qu’il n’eut pas la force de
répondre. L’esclave le dépouilla, lui enleva l’or qu’il portait et lui
déchargea plusieurs coups de sabre dans les chairs seulement. Le
malheureux en tomba par terre, où il resta sans mouvement, quoiqu’il
eût encore l’usage de ses sens. Le noir, le croyant mort, demanda du
sel ; l’esclave grecque en apporta plein un grand bassin. Ils en
frottèrent les plaies de mon frère, qui eut la présence d’esprit, malgré
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 453

la douleur cuisante qu’il souffrait, de ne donner aucun signe de vie. Le


noir et l’esclave grecque s’étant retirés, la vieille, qui avait fait tomber
mon frère dans le piège, vint le prendre par les pieds et le traîna
jusqu’à une trappe, qu’elle ouvrit. Elle le jeta dedans, et il se trouva
dans un lieu souterrain, avec plusieurs corps de gens qui avaient été
assassinés. Il s’en aperçut dès qu’il fut revenu à lui, car la violence de
sa chute lui avait ôté le sentiment. Le sel dont ses plaies avaient été
frottées lui conserva la vie. Il reprit peu à peu assez de force pour se
soutenir ; et, au bout de deux jours, ayant ouvert la trappe durant la
nuit et remarqué dans la cour un endroit propre à se cacher, il y
demeura jusqu’à la pointe du jour. Alors il vit paraître la détestable
vieille, qui ouvrit la porte de la rue et partit pour aller chercher une
autre proie. Afin qu’elle le ne vît pas, il ne sortit de ce coupe-gorge
que quelques moments après elle, et il vint se réfugier chez moi, où il
m’apprit toutes les aventures qui lui étaient arrivées en si peu de
temps.

Au bout d’un mois, il fut parfaitement guéri de ses blessures par les
remèdes souverains que je lui fis prendre. Il résolut de se venger de la
vieille qui l’avait trompé si cruellement. Pour cet effet, il fit une
bourse assez grande pour contenir cinq cents pièces d’or ; et, au lieu
d’or, il la remplit de morceaux de verre, attacha le sac autour de lui
avec sa ceinture, se déguisa en vieille et prit un sabre, qu’il cacha sous
sa robe. Un matin, il rencontra la vieille qui se promenait déjà par la
ville, en cherchant l’occasion de jouer un mauvais tour à quelqu’un. Il
l’aborda, et, contrefaisant la voix d’une femme : « N’auriez-vous pas,
lui dit-il, un trébuchet à me prêter ? Je suis une femme de Perse,
nouvellement arrivée. J’ai apporté de mon pays cinq cents pièces
d’or ; je voudrais bien voir si elles sont de poids. — Bonne femme, lui
répondit la vieille, vous ne pouviez mieux vous adresser qu’à moi.
Venez ; vous n’avez qu’à me suivre, je vous mènerai chez mon fils,
qui est changeur ; il se fera un plaisir de vous les peser lui-même, pour
vous en épargner la peine. Ne perdons pas de temps, afin de le trouver
avant qu’il aille à sa boutique. » Mon frère la suivit jusqu’à la maison
où elle l’avait introduit la première fois, et la porte fut ouverte par
l’esclave grecque.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 454

La vieille mena mon frère dans la salle, où elle lui dit d’attendre un
moment, qu’elle allait faire venir son fils. Le prétendu fils parut, sous
la forme du vilain esclave noir : « Maudite vieille dit-il à mon frère,
lève-toi et me suis. » En disant ces mots, il marcha devant, pour le
mener au lieu où il voulait le massacrer. Alnaschar se leva, le suivit ;
et, tirant son sabre de dessous sa robe, il le lui déchargea sur le cou
par derrière, si adroitement qu’il lui abattit la tête. Il la prit aussitôt
d’une main, et de l’autre il traîna le cadavre jusqu’au lieu souterrain,
où il le jeta avec la tête. L’esclave grecque, accoutumée à ce manège,
se fit bientôt voir avec le bassin plein de sel ; mais quand elle vit
Alnaschar le sabre à la main, et qui avait quitté le voile dont il s’était
couvert le visage, elle laissa tomber le bassin et s’enfuit ; mais mon
frère, courant plus fort qu’elle, la joignit et lui fit voler la tête de
dessus les épaules. La méchante vieille accourut au bruit, et il se saisit
d’elle avant qu’elle eût le temps de lui échapper. « Perfide ! s’écria-t-
il, me reconnais-tu ? Hélas ! seigneur, répondit-elle en tremblant, qui
êtes-vous ? Je ne me souviens pas de vous avoir jamais vu. —Je suis,
dit-il, celui chez qui tu entras, l’autre jour, pour te laver et faire ta
prière d’hypocrite t’en souvient-il ? » Alors elle se mit à genoux pour
lui demander pardon ; mais il la coupa en quatre pièces.

Il ne restait plus que la dame, qui ne savait rien de ce qui venait de se


passer chez elle. Il la chercha, et la trouva dans une chambre, où elle
pensa s’évanouir quand elle le vit paraître. Elle lui demanda la vie, et
il eut la générosité de la lui accorder. « Madame, lui dit-il, comment
pouvez-vous être avec des gens aussi méchants que ceux dont je viens
de me venger si justement ? — J’étais, lui répondit-elle, la femme
d’un honnête marchand, et la maudite vieille, dont je ne connaissais
pas la méchanceté, me venait voir quelquefois. « Madame, me dit-elle
un jour, nous avons de belles noces chez nous ; vous y prendriez
beaucoup de plaisir, si vous vouliez nous faire l’honneur de vous y
trouver. » Je me laissai persuader. Je pris mon plus bel habit avec une
bourse de cent pièces d’or. Je la suivis ; elle me mena dans cette
maison, où je trouvai ce noir, qui me retint par force, et il y a trois ans
que j’y suis, avec bien de la douleur. — De la manière dont ce
détestable noir se gouvernait, reprit mon frère, il faut qu’il ait amassé
bien des richesses. — Il y en a tant, repartit-elle, que vous serez riche
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 455

à jamais si vous pouvez les emporter : suivez-moi, et vous le verrez. »


Elle conduisit Alnaschar dans une chambre où elle lui fit voir
effectivement plusieurs coffres pleins d’or, qu’il considéra avec une
admiration dont il ne pouvait revenir. « Allez, dit-elle, et amenez
assez de monde pour emporter tout cela. » Mon frère ne se le fit pas
dire deux fois ; il sortit, et ne fut dehors qu’autant de temps qu’il lui
en fallut pour assembler dix hommes. Il les amena avec lui, et, en
arrivant à la maison, il fut fort étonné de trouver la porte ouverte ;
mais il le fut bien davantage lorsque étant entré dans la chambre où il
avait vu les coffres, il n’en trouva pas un seul. La dame, plus rusée et
plus diligente que lui, les avait fait enlever et avait disparu elle-même.
Au défaut des coffres, et pour ne pas s’en retourner les mains vides, il
fit emporter tout ce qu’il put trouver de meubles dans les chambres et
dans les garde-meubles, où il y en avait beaucoup plus qu’il ne lui en
fallait pour le dédommager des cinq cents pièces d’or qui lui avaient
été volées. Mais, en sortant de la maison, il oublia de fermer la porte.
Les voisins, qui avaient reconnu mon frère et vu les porteurs aller et
venir, coururent avertir le juge de police de ce déménagement, qui
leur avait paru suspect. Alnaschar passa la nuit assez tranquillement ;
mais le lendemain matin, comme il sortait du logis, il rencontra à sa
porte vingt hommes des gens du juge de police, qui se saisirent de lui.
« Venez avec nous, lui dirent-ils ; notre maître veut vous parler. »
Mon frère les pria de se donner un moment de patience et leur offrit
une somme d’argent, pour qu’ils le laissassent échapper ; mais, au lieu
de l’écouter, ils le lièrent et le forcèrent de marcher avec eux. Ils
rencontrèrent dans une rue un ancien ami de mon frère, qui les arrêta
et s’informa d’eux pour quelle raison ils l’emmenaient ; il leur
proposa même une somme considérable, pour le lâcher et rapporter au
juge de police qu’ils ne l’avaient pas trouvé ; mais il ne put rien
obtenir d’eux, et ils menèrent Alnaschar au juge de police.

Quand les gardes eurent conduit mon frère devant le juge de police, ce
magistrat lui dit : « Je vous demande où vous avez pris tous les
meubles que vous fîtes porter hier chez vous ? — Seigneur, répondit
Alnaschar, je suis prêt à vous dire la vérité ; mais permettez-moi
auparavant d’avoir recours à votre clémence et de vous supplier de me
donner votre parole qu’il ne me sera rien fait. — Je vous la donne,
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 456

répliqua le juge. » Alors mon frère lui raconta sans déguisement tout
ce qui lui était arrivé et tout ce qu’il avait fait depuis que la vieille
était venue faire sa prière chez lui jusqu’à l’instant où il ne trouva plus
la jeune dame dans la chambre où il l’avait laissée, après avoir tué le
noir, l’esclave grecque et la vieille. A l’égard de ce qu’il avait fait
emporter chez lui, il supplia le juge de lui en laisser au moins une
partie, pour le récompenser des cinq cents pièces d’or qu’on lui avait
volées.

Le juge, sans rien promettre à mon frère, envoya chez lui quelques-
uns de ses gens pour enlever tout ce qu’il y avait ; et, lorsqu’on lui eut
rapporté qu’il n’y restait plus rien et que tout avait été mis dans son
garde-meuble, il commanda aussitôt à mon frère de sortir de la ville et
de n’y revenir de sa vie, parce qu’il craignait que, s’il y demeurait, il
n’allât se plaindre de son injustice au calife. Cependant Alnaschar
obéit à l’ordre sans murmurer et sortit de la ville pour se réfugier dans
une autre. En chemin il fut rencontré par des voleurs, qui le
dépouillèrent et le mirent nu comme la main. Je n’eus pas plus tôt
appris cette fâcheuse nouvelle que je pris un habit et allai le trouver où
il était. Après l’avoir consolé le mieux qu’il me fut possible, je le
ramenai et le fis entrer secrètement dans la ville, où j’en eus autant de
soin que de mes autres frères.

Histoire du sixième Frère du Barbier

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Il ne me reste plus à vous raconter que l’histoire de mon sixième frère,


appelé Schacabac aux lèvres fendues. Il avait eu d’abord l’industrie de
bien faire valoir les cent drachmes d’argent qu’il avait eues en
partage, de même que ses autres frères, de sorte qu’il s’était vu fort à
son aise ; mais un revers de fortune le réduisit à la nécessité de
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 457

demander sa vie. Il s’en acquittait avec adresse et il s’étudiait surtout à


se procurer l’entrée des grandes maisons, par l’entremise des officiers
et des domestiques, pour avoir un libre accès auprès des maîtres et
s’attirer leur compassion.

Un jour qu’il passait devant un hôtel magnifique, dont la porte élevée


laissait voir une cour très spacieuse où il y avait une foule de
domestiques, il s’approcha de l’un d’entre eux et lui demanda à qui
appartenait cet hôtel. « Bon homme, lui répondit le domestique, d’où
venez-vous, pour me faire cette demande ? Tout ce que vous voyez ne
vous fait-il pas connaître que c’est l’hôtel d’un Barmecide ? » Mon
frère, à qui la générosité et la libéralité des Barmecides étaient
connues, s’adressa aux portiers, car il y en avait plus d’un, et les pria
de lui donner l’aumône. « Entrez, lui dirent-ils ; personne ne vous en
empêche, et adressez-vous vous-même au maître de la maison ; il
vous renverra content. »

Mon frère ne s’attendait pas à tant d’honnêteté ; il en remercia les


portiers et entra, avec leur permission dans l’hôtel, qui était si vaste
qu’il mit beaucoup de temps à gagner l’appartement du Barmecide. Il
pénétra enfin jusqu’à un grand bâtiment en carré, d’une très belle
architecture, et entra par un vestibule, qui lui fit découvrir un jardin
des plus propres, avec des allées de cailloux de différentes couleurs,
qui réjouissaient la vue. Les appartements d’en bas, qui régnaient à
l’entour, étaient presque tous à jour. Ils se fermaient avec de grands
rideaux pour garantir du soleil, et on les ouvrait pour prendre le frais
quand la chaleur était passée.

Un lieu si agréable aurait causé de l’admiration à mon frère s’il eût eu


l’esprit plus content qu’il ne l’avait. Il avança et entra dans une salle
richement meublée et ornée de peintures à feuillages d’or et d’azur, où
il aperçut un homme vénérable, avec une longue barbe blanche, assis
sur un sofa, à la place d’honneur ; ce qui lui fit juger que c’était le
maître de la maison. En effet c’était le seigneur Barmecide lui-même,
qui lui dit d’une manière obligeante qu’il était le bienvenu et lui
demanda ce qu’il souhaitait. « Seigneur, lui répondit mon frère d’un
air à lui faire pitié, je suis un pauvre homme qui a besoin de
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 458

l’assistance des personnes puissantes et généreuses comme vous. » Il


ne pouvait mieux s’adresser qu’à ce seigneur, qui était
recommandable par mille belles qualités.

Le Barmecide parut étonné de la réponse de mon frère ; et, portant ses


deux mains à son estomac, comme pour déchirer son habit en signe de
douleur : « Est-il possible, s’écria-t-il, que je sois à Bagdad, et qu’un
homme tel que vous soit dans la nécessité que vous dites ? Voilà ce
que je ne puis souffrir. » A ces démonstrations, mon frère, prévenu
qu’il allait lui donner une marque singulière de sa libéralité, lui donna
mille bénédictions et lui souhaita toute sorte de biens. « Il ne sera pas
dit, reprit le Barmecide, que je vous abandonne, et je ne prétends pas
non plus que vous m’abandonniez. — Seigneur, répliqua mon frère, je
vous jure que je n’ai rien mangé d’aujourd’hui. Est-il bien vrai,
repartit le Barmecide, que vous soyez à jeun à l’heure qu’il est ?
Hélas ! le pauvre homme, il meurt de faim ! Holà, garçon, ajouta-t-il
en élevant la voix, qu’on apporte vite le bassin et l’eau, que nous nous
lavions les mains. » Quoique aucun garçon ne parût et que mon frère
ne vît ni bassin ni eau, le Barmecide néanmoins ne laissa pas de se
frotter les mains, comme si quelqu’un eût versé de l’eau dessus ; et en
faisant cela, il disait à mon frère : « Approchez donc, lavez-vous avec
moi. » Schacabac jugea bien par là que le seigneur Barmecide aimait à
rire ; et, comme il entendait lui-même la raillerie et qu’il n’ignorait
pas la complaisance que les pauvres doivent avoir pour les riches s’ils
en veulent tirer bon parti, il s’approcha et fit comme lui.

« Allons, dit alors le Barmecide, qu’on apporte à manger, et qu’on ne


fasse point attendre. » En achevant ces paroles, quoiqu’on n’eût rien
apporté, il commença de faire comme s’il eût pris quelque chose dans
un plat, de porter à sa bouche et de mâcher à vide, en disant à mon
frère : « Mangez, mon hôte, je vous en prie ; agissez aussi librement
que si vous étiez chez vous ; mangez donc : pour un homme affamé, il
me semble que vous faites la petite bouche. — Pardonnez-moi,
seigneur, lui répondit Schacabac en imitant parfaitement ses gestes :
vous voyez que je ne perds pas de temps et que je fais assez bien mon
devoir.— Que dites-vous de ce pain ? reprit le Barmecide ; ne le
trouvez-vous pas excellent ? — Ah seigneur, repartit mon frère, qui ne
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 459

voyait pas plus de pain que de viande, je n’en ai mangé de si blanc ni


de si délicat. — Mangez-en donc tout votre soûl, répliqua le seigneur
Barmecide ; je vous assure que j’ai acheté cinq cents pièces d’or la
boulangère qui me fait de si bon pain. »

Le Barmecide, après avoir parlé de l’esclave sa boulangère et vanté


son pain, que mon frère ne mangeait qu’en idée, s’écria : « Garçon,
apporte-nous un autre plat ! Mon brave hôte, dit-il à mon frère (encore
qu’aucun garçon n’eût paru), goûtez de ce nouveau mets et me dites si
jamais vous avez mangé du mouton, cuit avec du blé mondé, qui fût
mieux accommodé que celui-là. — Il est admirable, lui répondit mon
frère ; aussi je m’en donne comme il faut. — Que vous me faites
plaisir ! reprit le seigneur Barmecide. Je vous conjure, par la
satisfaction que j’ai de vous voir si bien manger, de ne rien laisser de
ce mets, puisque vous le trouvez si fort à votre goût. » Peu de temps
après, il demanda une oie à la sauce douce, accommodée avec du
vinaigre, du miel, des raisins secs, des pois chiches et des figues
sèches ; ce qui fut apporté comme le plat de viande de mouton.
« L’oie est bien grasse, dit le Barmecide ; mangez-en seulement une
cuisse et une aile. Il faut ménager votre appétit, car il nous revient
encore beaucoup d’autres choses. » Effectivement il demanda
plusieurs autres plats de différentes sortes, dont mon frère, en mourant
de faim, continua de faire semblant de manger. Mais ce qu’il vanta
plus que tout le reste fut un agneau nourri de pistaches, qu’il ordonna
qu’on servît, et qui fut servi de même que les plats précédents. « Oh !
pour ce mets, dit le seigneur Barmecide, c’est un mets dont on ne
mange point ailleurs que chez moi : je veux que vous vous en
rassasiiez. » En disant cela, il fit comme s’il eût eu un morceau à la
main, et, l’approchant de la bouche de mon frère : « Tenez, lui dit-il,
avalez cela : vous allez juger si j’ai tort de vous vanter ce plat. » Mon
frère allongea la tête, ouvrit la bouche, feignit de prendre le morceau,
de le mâcher et de l’avaler avec un extrême plaisir. « Je savais bien,
reprit le Barmecide, que vous le trouveriez bon. —Rien au monde
n’est plus exquis, repartit mon frère : franchement, c’est une chose
délicieuse que votre table. —Qu’on apporte à présent le ragoût !
s’écria le Barmecide. Je crois que vous n’en serez pas moins content
que de l’agneau. Eh bien, qu’en pensez-vous ? —Il est merveilleux,
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 460

répondit Schacabac : on y sent tout à la fois l’ambre, le clou de


girofle, la muscade, le gingembre, le poivre et les herbes les plus
odorantes ; et toutes ces odeurs sont si bien ménagées, que l’une
n’empêche pas qu’on ne sente l’autre. Quelle volupté ! —Faites
honneur à ce ragoût, répliqua le Barmecide ; mangez-en donc, je vous
prie. Holà ! garçon, ajouta-t-il en haussant la voix, qu’on nous donne
un nouveau ragoût. —Non pas, s’il vous plaît, interrompit mon frère :
en vérité, seigneur, il n’est pas possible que je mange davantage ; je
n’en puis plus.

— Qu’on desserve donc, dit alors le Barmecide, et qu’on apporte les


fruits. » Il attendit un moment, comme pour donner le temps aux
officiers de desservir ; après quoi, reprenant la parole : « Goûtez de
ces amandes, poursuivit-il elles sont bonnes et fraîchement cueillies. »
Ils firent l’un et l’autre de même que s’ils eussent ôté la peau des
amandes et qu’ils les eussent mangées. Après cela, le Barmecide,
invitant mon frère à prendre d’autres choses : « Voilà, lui dit-il, de
toutes sortes de fruits, des gâteaux, des confitures sèches, des
compotes. Choisissez ce qui vous plaira. » Puis, avançant la main,
comme s’il eût présenté quelque chose : « Tenez, continua-t-il, voici
une tablette excellente pour aider à faire la digestion. » Schacabac fit
semblant de prendre et de manger. « Seigneur, dit-il, le musc n’y
manque pas. — Ces sortes de tablettes se font chez moi, répondit le
Barmecide ; et en cela, comme en tout ce qui se fait dans ma maison,
rien n’est épargné. » Il excita encore mon frère à manger : « Pour un
homme, poursuivit-il, qui étiez encore à jeun lorsque vous êtes entré
ici, il me paraît que vous n’avez guère mangé. — Seigneur, lui repartit
mon frère qui avait mal aux mâchoires à force de mâcher à vide, je
vous assure que je suis tellement rempli, que je ne saurais manger un
seul morceau de plus.

— Mon hôte, reprit le Barmecide, après avoir si bien mangé, il faut


que nous buvions 65 Vous boirez bien du vin ? — Seigneur, lui dit
mon frère, je ne boirai pas de vin, s’il vous plaît, puisque cela m’est

65 Les Orientaux, et particulièrement les mahométans, ne boivent qu’après le


repas.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 461

défendu. Vous êtes trop scrupuleux, répliqua le Barmecide : faites


comme moi. — J’en boirai donc par complaisance, repartit Schacabac.
A ce que je vois, vous voulez que rien ne manque à votre festin. Mais,
comme je ne suis point accoutumé à boire du vin, je crains de
commettre quelque faute contre la bienséance et même contre le
respect qui vous est dû ; c’est pourquoi je vous prie encore de me
dispenser de boire du vin ; je me contenterai de boire de l’eau. —
Non, non, dit le Barmecide, vous boirez du vin. » En même temps, il
commanda qu’on en apportât ; mais le vin ne fut pas plus réel que la
viande et les fruits. Il fit semblant de se verser à boire et de boire le
premier ; puis, faisant semblant de verser à boire pour mon frère et de
lui présenter le verre : « Buvez à ma santé, lui dit-il ; sachons un peu
si vous trouverez ce vin bon. » Mon frère feignit de prendre le verre,
de le regarder de près, comme pour voir si la couleur du vin était
belle, et de se le porter au nez, pour juger si l’odeur en était agréable ;
puis il fit une profonde inclination de tête au Barmecide, pour lui
marquer qu’il prenait la liberté de boire à sa santé, et, enfin, il fit
semblant de boire, avec toutes les démonstrations d’un homme qui
boit avec plaisir. « Seigneur, dit-il, je trouve ce vin excellent ; mais il
n’est pas assez fort, ce me semble. — Si vous en souhaitez qui ait plus
de force, répondit le Barmecide, vous n’avez qu’à parler il y en a dans
ma cave de plusieurs sortes. Voyez si vous serez content de celui-ci. »
A ces mots, il fit semblant de se verser d’un autre vin à lui-même, et
puis à mon frère. Il fit cela tant de fois, que Schacabac, feignant que le
vin l’avait échauffé, contrefit l’homme ivre, leva la main et frappa le
Barmecide à la tête, si rudement qu’il le renversa par terre. Il voulut
même le frapper encore ; mais le Barmecide, présentant la main pour
éviter le coup, lui cria « Êtes-vous fou ? » Alors mon frère, se
retenant, lui dit : « Seigneur, vous avez eu la bonté de recevoir chez
vous votre esclave et de lui donner un grand festin : vous deviez vous
contenter de m’avoir fait manger ; il ne fallait pas me faire boire de
vin, car je vous avais bien dit que je pourrais vous manquer de
respect. J’en suis très fâché, et je vous en demande mille pardons. »

A peine eut-il achevé ces paroles, que le Barmecide, au lieu de se


mettre en colère, se mit à rire de toute sa force. « Il y a longtemps que
je cherche un homme de votre caractère dit-il à Schacabac en lui
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 462

faisant mille caresses ; non seulement je vous pardonne le coup que


vous m’avez donné, mais je veux même désormais que nous soyons
amis et que vous n’ayez pas d’autre maison que la mienne. Vous avez
eu la complaisance de vous accommoder à mon humeur et la patience
de soutenir la plaisanterie jusqu’au bout ; mais nous allons manger
réellement. » En achevant ces paroles, il frappa des mains et
commanda à plusieurs domestiques, qui parurent, d’apporter la table
et de servir. Il fut obéi promptement, et mon frère fut régalé des
mêmes mets dont il n’avait goûté qu’en idée. Lorsqu’on eut desservi,
on apporta du vin ; et en même temps, un nombre d’esclaves, belles et
richement habillées, entrèrent, et chantèrent, au son des instruments,
quelques airs agréables. Enfin Schacabac eut tout sujet d’être content
des bontés et des honnêtetés du Barmecide, qui le goûta, en usa avec
lui familièrement et lui fit donner un habit de sa garde-robe.

Le Barmecide trouva dans mon frère tant d’esprit et une si grande


intelligence en toutes choses, que, peu de jours après, il lui confia le
soin de toute sa maison et de toutes ses affaires. Mon frère s’acquitta
fort bien de son emploi durant vingt années. Au bout de ce temps-là,
le généreux Barmecide, accablé de vieillesse, mourut ; et comme il
n’avait pas laissé d’héritiers, on confisqua tous ses biens au profit du
prince. On dépouilla mon frère de tous ceux qu’il avait amassés ; de
sorte que, se voyant réduit à son premier état, il se joignit à une
caravane de pèlerins de la Mecque, dans le dessein de faire ce
pèlerinage à la faveur de leurs charités. Par malheur, la caravane fut
attaquée et pillée par un nombre de Bédouins 66 supérieur à celui des
pèlerins. Mon frère se trouva esclave d’un Bédouin, qui lui donna la
bastonnade pendant plusieurs jours, pour l’obliger à se racheter.
Schacabac lui protesta qu’il le maltraitait inutilement. « Je suis votre
esclave, lui disait-il, vous pouvez disposer de moi à votre volonté ;
mais je vous déclare que je suis dans la dernière pauvreté, et qu’il
n’est pas en mon pouvoir de me racheter. » Enfin, mon frère eut beau

66 Les Bédouins sont des tribus nomades qui vivent dans les déserts, campées
sous des tentes, où elles mènent une vie toute conforme aux traditions reçues
de leurs ancêtres. Ils sont tous pâtres et soldats, et préfèrent leur liberté,
quelque périlleuse qu’elle soit, à l’aisance qu’ils trouveraient dans les grandes
villes.
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 463

lui exposer toute sa misère et tâcher de le fléchir par ses larmes, le


Bédouin fut impitoyable, et, de dépit de se voir frustré d’une somme
considérable, sur laquelle il avait compté, il prit son couteau et lui
fendit les lèvres, pour se venger, par cette inhumanité, de la perte qu’il
croyait avoir faite.

Le Bédouin avait une femme assez jolie ; et souvent, quand il allait


faire ses courses, il laissait mon frère seul avec elle. Alors la femme
n’oubliait rien pour consoler mon frère de la rigueur de l’esclavage.
Elle lui faisait assez connaître qu’elle l’aimait ; mais il n’osait
répondre à sa passion, de peur de s’en repentir, et il évitait de se
trouver seul avec elle, autant qu’elle cherchait l’occasion d’être seule
avec lui. Elle avait une si grande habitude de badiner et de jouer avec
le cruel Schacabac, toutes les fois qu’elle le voyait, que cela lui arriva
un jour en présence de son mari. Mon frère, sans prendre garde qu’il
les observait, s’avisa, pour ses péchés, de badiner aussi avec elle. Le
Bédouin s’imagina aussitôt qu’ils vivaient tous deux dans une
intelligence criminelle ; ce soupçon le mettant en fureur, il se jeta sur
mon frère, et, après l’avoir mutilé d’une manière barbare, il le
conduisit, sur un chameau, au haut d’une montagne déserte, où il le
laissa. La montagne était sur le chemin de Bagdad ; de sorte que les
passants qui l’avaient rencontré me donnèrent avis du lieu où il était.
Je m’y rendis en diligence. Je trouvai l’infortuné Schacabac dans un
état déplorable. Je lui donnai le secours dont il avait besoin et le
ramenai dans la ville.

Voilà ce que je racontai au calife Mostanser Billah, ajouta le barbier.


Ce prince m’applaudit par de nouveaux éclats de rire. « C’est
présentement, me dit-il, que je ne puis douter qu’on ne vous ait donné
à juste titre le surnom de silencieux : personne ne peut dire le
contraire. Pour certaines causes néanmoins, je vous commande de
sortir au plus tôt de la ville. Allez, et que je n’entende plus parler de
vous. » Je cédai à la nécessité et voyageai, plusieurs années, dans des
pays éloignés. J’appris enfin que le calife était mort ; je retournai à
Bagdad, où je ne trouvai pas un seul de mes frères en vie. Ce fut à
mon retour en cette ville que je rendis au jeune boiteux le service
important que vous avez entendu. Vous êtes pourtant témoins de son
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 464

ingratitude et de la manière injurieuse dont il m’a traité. Au lieu de me


témoigner de la reconnaissance, il a mieux aimé me fuir et s’éloigner
de son pays. Quand j’eus appris qu’il n’était plus à Bagdad, quoique
personne ne me sût dire au vrai de quel côté il avait tourné ses pas, je
ne laissai pas toutefois de me mettre en chemin pour le chercher. Il y a
longtemps que je cours de province en province ; et, lorsque j’y
pensais le moins, je l’ai rencontré aujourd’hui. Je ne m’attendais pas à
le voir si irrité contre moi.

Quand le barbier eut fini son histoire, nous trouvâmes que le jeune
homme n’avait pas eu tort de l’accuser d’être un grand parleur.
Néanmoins, nous voulûmes qu’il demeurât avec nous et qu’il fût du
régal que le maître de la maison nous avait préparé. Nous nous mîmes
donc à table et nous nous réjouîmes jusqu’à la prière d’entre le midi et
le coucher du soleil. Alors toute la compagnie se sépara, et je vins
travailler à ma boutique, en attendant qu’il fût temps de m’en
retourner chez moi.

Ce fut dans cet intervalle que le petit bossu, à demi ivre, se présenta
devant ma boutique, qu’il chanta et joua de son tambour de basque. Je
crus qu’en l’emmenant au logis avec moi, je ne manquerais pas de
divertir ma femme ; c’est pourquoi je l’emmenai. Ma femme nous
donna un plat de poisson et j’en servis un morceau au bossu, qui le
mangea sans prendre garde qu’il y avait une arête. Il tomba devant
nous, sans sentiment. Après avoir en vain essayé de le secourir, dans
l’embarras où nous mit un accident si funeste, et dans la crainte qu’il
nous causa, nous n’hésitâmes point à porter le corps hors de chez
nous, et nous le fîmes adroitement recevoir chez le médecin juif. Le
médecin juif le descendit dans la chambre du pourvoyeur, et le
pourvoyeur le porta dans la rue, où l’on a cru que le marchand l’avait
tué. Voilà, sire, ajouta le tailleur, ce que j’avais à dire pour satisfaire
Votre Majesté. C’est à elle à prononcer si nous sommes dignes de sa
clémence ou de sa colère, de la vie ou de la mort.

Le sultan de Casgar laissa voir sur son visage un air content, qui
redonna la vie au tailleur et à ses camarades. « Je ne puis disconvenir,
dit-il, que je ne sois plus frappé de l’histoire du jeune boiteux, de celle
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 465

du barbier et des aventures de ses frères, que de l’histoire de mon


bouffon. Mais, avant de vous renvoyer chez vous tous quatre et qu’on
enterre le corps du bossu, je voudrais voir ce barbier, qui est cause que
je vous pardonne. Puisqu’il se trouve dans ma capitale, il est aisé de
contenter ma curiosité. » En même temps, il dépêcha un huissier pour
l’aller chercher avec le tailleur, qui savait où il pourrait être.

L’huissier et le tailleur revinrent bientôt et amenèrent le barbier, qu’ils


présentèrent au sultan. Le barbier était un vieillard qui pouvait avoir
quatre-vingt-dix ans. Il avait la barbe et les sourcils blancs comme
neige, les oreilles pendantes et le nez fort long. Le sultan ne put
s’empêcher de rire en le voyant. « Homme silencieux, lui dit-il, j’ai
appris que vous saviez des histoires merveilleuses, voudriez-vous bien
m’en raconter quelques-unes ? — Sire, lui répondit le barbier, laissons
là, s’il vous plaît, pour le présent, les histoires que je puis savoir. Je
supplie très humblement Votre Majesté de me permettre de lui
demander ce que font ici devant elle ce chrétien, ce juif, ce musulman
et ce bossu mort, que je vois là étendu par terre. » Le sultan sourit de
la liberté du barbier et lui répliqua : « Qu’est-ce que cela vous
importe ? — Sire, repartit le barbier, il m’importe de faire la demande
que je fais, afin que Votre Majesté sache que je ne suis pas un grand
parleur, comme quelques-uns le prétendent, mais un homme justement
appelé le silencieux. »

Le sultan de Casgar eut la complaisance de satisfaire la curiosité du


barbier. Il commanda qu’on lui racontât l’histoire du petit bossu,
puisqu’il paraissait le souhaiter avec ardeur. Lorsque le barbier l’eut
entendue, il branla la tête comme s’il eût voulu dire qu’il y avait là-
dessous quelque chose de caché qu’il ne comprenait pas.
« Véritablement, s’écria-t-il, cette histoire est surprenante ; mais je
suis bien aise d’examiner de près ce bossu. » Il s’en approcha, s’assit
par terre, prit la tête sur ses genoux ; et, après l’avoir attentivement
regardée, il fit tout à coup un si grand éclat de rire, et avec si peu de
retenue, qu’il se laissa aller sur le dos à la renverse, sans considérer
qu’il était devant le sultan de Casgar. Puis, se relevant sans cesser de
rire : « On le dit bien, et avec raison, s’écria-t-il encore, qu’on ne
Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 466

meurt pas sans cause. Si jamais histoire a mérité d’être écrite en lettres
d’or, c’est celle de ce bossu. »

A ces paroles, tout le monde regarda le barbier comme un bouffon, ou


comme un vieillard qui avait l’esprit égaré. « Homme silencieux, lui
dit le sultan, parlez-moi : qu’avez-vous donc à rire si fort ? — Sire,
répondit le barbier, je jure par l’humeur bienfaisante de Votre Majesté
que ce bossu n’est pas mort ; il est encore en vie et je veux passer pour
un extravagant si je ne vous le fais voir à l’heure même. » En
achevant ces mots, il prit une boîte où il y avait plusieurs remèdes,
qu’il portait sur lui pour s’en servir dans l’occasion, et il en tira une
petite fiole balsamique, dont il frotta longtemps le cou du bossu.
Ensuite, il prit dans son étui un ferrement fort propre, qu’il lui mit
entre les dents ; et, après lui avoir ouvert la bouche, il lui enfonça dans
le gosier de petites pincettes, avec quoi il tira le morceau de poisson et
l’arête, qu’il fit voir à tout le monde. Aussitôt le bossu éternua, étendit
les bras et les pieds, ouvrit les yeux et donna plusieurs autres signes de
vie.

Le sultan de Casgar et tous ceux qui furent témoins d’une si belle


opération furent moins surpris de voir revivre le bossu, après avoir
passé une nuit entière et la plus grande partie du jour sans donner
aucun signe de vie, que du mérite et de la capacité du barbier, qu’on
commença, malgré ses défauts, à regarder comme un grand
personnage. Le sultan, ravi de joie et d’admiration, ordonna que
l’histoire du bossu fût mise par écrit avec celle du barbier, afin que la
mémoire, qui méritait si bien d’être conservée, ne s’en éteignît jamais.
Il n’en demeura pas là : pour que le tailleur, le médecin juif, le
pourvoyeur et le marchand chrétien ne se ressouvinssent plus qu’avec
plaisir de l’aventure que l’accident du bossu leur avait causée, il ne les
renvoya chez eux qu’après leur avoir donné à chacun une robe fort
riche, dont il les fit revêtir en sa présence. A l’égard du barbier, il
l’honora d’une grosse pension et le retint auprès de sa personne.

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Fin du Tome Premier


Les Mille et une nuits, traduction de Galland – Tome I 467

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