En Famille
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Malot
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Title: En famille
Author: Hector Malot
Release Date: October 19, 2004 [EBook #13793] [This file
last updated October 31, 2010]
Language: French
TOME PREMIER
II
III
La nuit de la malade fut mauvaise: plusieurs fois, Perrine
couchée prés d'elle, tout habillée sur la planche, avec un
fichu roulé qui lui servait d'oreiller, dut se lever pour lui
donner de l'eau qu'elle allait chercher au puits afin de l'avoir
plus fraîche: elle étouffait et souffrait de la chaleur. Au
contraire, à l'aube, le froid du matin, toujours vif sous le
climat de Paris, la fit grelotter et Perrine dut l'envelopper
dans son fichu, la seule couverture un peu chaude qui leur
restât.
Malgré son désir d'aller chercher le médecin aussitôt que
possible, elle dut attendre que Grain de Sel fût levé, car à
qui demander le nom et, l'adresse d'un bon médecin, si ce
n'était a lui?
Bien sûr qu'il connaissait un bon médecin, et un fameux qui
faisait ses visites en voiture, non à pied comme les
médecins de rien du tout.: M. Cendrier, rue Riblette, près
de l'église; pour trouver la rue Riblette il n'y avait qu'à suivre
le chemin de fer jusqu'à la gare.
En entendant parler d'un médecin fameux qui faisait les
visites en voiture, elle eut peur de n'avoir pas assez
d'argent pour le payer, et timidement, avec confusion, elle
questionna Grain de Sel en tournant autour de ce qu'elle
n'osait pas dire. À la fin il comprit:
«Ce que tu auras à payer? dit-il. Dame, c'est cher. Pas
moins de quarante sous. Et pour être sûre qu'il vienne, tu
feras bien de les lui remettre d'avance.»
En suivant les indications qui lui avaient été données, elle
trouva assez facilement la rue Riblette, mais le médecin
n'était point encore levé, elle dut attendre, assise sur une
borne dans la rue, à la porte d'une remise derrière laquelle
on était en train d'atteler un cheval: comme cela elle le
saisirait au passage, et en lui remettant ses quarante sous,
elle le déciderait a venir, ce qu'il ne ferait pas, elle en avait
le pressentiment, si on lui demandait simplement une visite
pour un des habitants du Champ Guillot.
Le temps fut éternel à passer, son angoisse se doublant de
celle de sa mère qui ne devait rien comprendre à son
retard; s'il ne la guérissait point instantanément, au moins
allait-il l'empêcher de souffrir. Déjà elle avait vu un médecin
entrer dans leur roulotte, lorsque son père avait été
malade. Mais c'était en pleine montagne, dans un pays
sauvage, et le médecin que sa mère avait appelé sans
avoir le temps de gagner une ville, était plutôt un barbier
avec une tournure de sorcier qu'un vrai médecin comme on
en trouve à Paris, savant, maître de la maladie et de la
mort, comme devait l'être celui-là, puisqu'on le disait
fameux.
Enfin la porte de la remise s'ouvrit, et un cabriolet de forme
ancienne, à caisse jaune, auquel était attelé un gros cheval
de labour, vint se ranger devant la maison et presque
aussitôt le médecin parut, grand, gros, gras, le visage
rougeaud encadré d'une barbe grise qui lui donnait l'air
d'un patriarche campagnard.
Avant qu'il fût monté en voiture, elle était près de lui et lui
exposait sa demande.
«Le champ Guillot, dit-il, il y a eu de la batterie.
— Non monsieur, c'est ma mère qui est malade, très
malade.
— Qu'est-ce que c'est ta mère?
— Nous sommes photographes.»
Il mit le pied sur le marchepied.
Vivement elle tendit sa pièce de quarante sous.
«Nous pouvons vous payer.
— Alors, c'est trois francs.»
Elle ajouta vingt sous à la pièce; il prit le tout et le fourra
dans la poche de son gilet.
«Je serai près de ta mère d'ici un quart d'heure.»
Elle fît en courant le chemin du retour, joyeuse d'apporter la
bonne nouvelle:
«Il va te guérir, maman, c'est un vrai médecin celui-là.»
Et vivement elle s'occupa de sa mère, lui lava le visage, les
mains, lui arrangea les cheveux qui étaient admirables,
noirs et soyeux, puis elle mit de l'ordre dans la roulotte; ce
qui n'eut d'autre résultat que de la rendre plus vide et par là
plus misérable encore.
Elles n'eurent pas une trop longue attente à endurer: un
roulement de voiture annonça l'arrivée du médecin et
Perrine courut au- devant de lui.
Comme en entrant il voulait se diriger vers la maison, elle
lui montra la roulotte.
«C'est dans notre voiture que nous habitons», dit-elle.
Bien que cette maison n'eut rien d'une habitation, il ne
laissa paraître aucune surprise, étant habitué à toutes les
misères avec sa clientèle; mais Perrine qui l'observait
remarqua sur son visage comme un nuage lorsqu'il vit la
malade couchée sur son matelas, dans cet intérieur
dénudé.
«Tirez la langue, donnez-moi la main.»
Ceux qui payent quarante ou cent francs la visite de leur
médecin n'ont aucune idée de la rapidité avec laquelle
s'établit un diagnostic auprès des pauvres gens; en moins
d'une minute son examen fut fait.
«Il faut entrer à l'hôpital», dit-il.
La mère et la fille poussèrent un même cri d'effroi et de
douleur.
«Petite, laisse-moi seul avec ta maman», dit le médecin
d'un ton de commandement.
Perrine hésita une seconde; mais, sur un signe de sa
mère, elle quitta la roulotte, dont elle ne s'éloigna pas.
«Je suis perdue? dit la mère à mi-voix.
— Qui est-ce qui parle de ça: vous avez besoin de soins
que vous ne pouvez pas recevoir ici.
— Est-ce qu'à l'hôpital j'aurais ma fille?
— Elle vous verrait le jeudi et le dimanche.
— Nous séparer! Que deviendrait-elle Sans moi, seule à
Paris? que deviendrai-je sans elle? Si je dois mourir, il faut
que ce soit sa main dans la mienne.
— En tout cas on ne peut pas vous laisser dans cette
voiture où le froid des nuits vous est mortel. Il faut prendre
une chambre; le pouvez-vous?
— Si ce n'est pas pour longtemps, oui peut-être.
— Grain de Sel en loue qu'il ne vous fera pas payer cher.
Mais la chambre n'est pas tout, il faut des médicaments,
une bonne nourriture, des soins: ce que vous auriez à
l'hôpital.
— Monsieur, c'est impossible, je ne peux pas me séparer
de ma fille. Que deviendrait-elle?
— Comme vous voudrez, c'est votre affaire, je vous ai dit
ce que je devais.»
Il appela:
«Petite.»
Puis, tirant un carnet de sa poche, il écrivit au crayon
quelques lignes sur une feuille blanche, qu'il détacha:
«Porte cela chez le pharmacien, dit-il, celui qui est auprès
de l'église, pas un autre. Tu donneras à ta mère le paquet
nº 1; tu lui feras boire d'heure en heure la potion nº 2; le vin
de quinquina en mangeant, car il faut qu'elle mange; ce
qu'elle voudra, surtout des oeufs. Je reviendrai ce soir.»
Elle voulut l'accompagner pour le questionner:
«Maman est bien malade?
— Tâche de la décider à entrer à l'hôpital.
— Est-ce que vous ne pouvez pas la guérir?
— Sans doute, je l'espère; mais je ne peux pas lui donner
ce qu'elle trouverait à l'hôpital. C'est folie de n'y pas aller;
c'est pour ne pas se séparer de toi qu'elle refuse: tu ne
serais pas perdue, car tu as l'air d'une fille avisée et
délurée.»
Marchant à grands pas, il était arrivé à sa voiture; Perrine
eût voulu le retenir, le faire parler, mais-il monta et partit.
Alors elle revint à la roulotte.
«Qu'a dit le médecin? demanda la mère.
— Qu'il te guérirait.
— Va donc vite chez le pharmacien, et rapporte aussi deux
oeufs; prends tout l'argent.»
Mais tout l'argent ne fut pas suffisant; quand le pharmacien
eut lu l'ordonnance, il regarda Perrine en la toisant;
«Vous avez de quoi payer?» dit-il.
Elle ouvrit la main.
«C'est sept francs cinquante», dit le pharmacien qui avait
fait son calcul.
Elle compta ce qu'elle avait dans la main et trouva six
francs quatre-vingt-cinq centimes en estimant le florin
d'Autriche à deux francs; il lui manquait donc treize sous.
«Je n'ai que six francs quatre-vingt-cinq centimes, dont un
florin d'Autriche, dit-elle; le voulez-vous, le florin?
— Ah! non par exemple.»
Que faire? Elle restait au milieu de la boutique la main
ouverte, désespérée, anéantie.
«Si vous vouliez prendre le florin, il ne me manquerait que
treize sous, dit-elle enfin; je vous les apporterais tantôt.»
Mais le pharmacien ne voulut d'aucune de ces
combinaisons, ni faire crédit de treize sous, ni accepter le
florin:
«Comme il n'y a pas urgence pour le vin de quinquina, dit-
il, vous viendrez le chercher tantôt; je vais tout de suite vous
préparer les paquets et la potion qui ne vous coûteront que
trois francs cinquante.»
Sur l'argent qui lui restait elle acheta des oeufs, un petit
pain viennois, qui devait provoquer l'appétit de sa mère, et
revint toujours courant au Champ Guillot.
«Les oeufs sont frais, dit-elle, je les ai mirés; regarde le
pain, comme il est bien cuit; tu vas manger, n'est-ce pas,
maman?
— Oui, ma chérie.»
Toutes deux étaient pleines d'espérance et Perrine d'une
foi absolue; puisque le médecin avait promis de guérir sa
mère, il allait accomplir ce miracle: pourquoi l'aurait-il
trompée? quand on demande la vérité à un médecin, il doit
la dire.
C'est un merveilleux apéritif que l'espoir; la malade, qui
depuis deux jours n'avait pu rien prendre, mangea un oeuf
et la moitié du petit pain.
«Tu vois, maman, disait Perrine.
— Cela va aller.»
En tout cas, son irritabilité nerveuse s'émoussa; elle
éprouva un peu de calme, et Perrine en profita pour aller
consulter Grain de Sel sur la question de savoir comment
elle devait s'y prendre pour vendre la voiture et Palikare.
Pour la roulotte, rien de plus facile, Grain de Sel pouvait
l'acheter comme il achetait toutes choses: meublés, habits,
outils, instruments de musique, étoffes, matériaux, le neuf,
le vieux; mais, pour Palikare, il n'en était pas de même,
parce qu'il n'achetait pas de bêtes, excepté les petits
chiens, et son avis était qu'on devait attendre au mercredi
pour le vendre au Marché aux chevaux.
Le mercredi c'était bien loin, car, dans sa surexcitation
d'espérance, Perrine s'imaginait qu'avant ce jour-la, sa
mère aurait repris assez de forces pour pouvoir partir;
mais, à attendre ainsi, il y avait au moins cela de bon,
qu'elles pourraient avec le produit de la vente de la roulotte
s'arranger des robes pour voyager en chemin de fer, et
aussi cela de meilleur encore, qu'on pourrait peut-être ne
pas vendre Palikare, si le prix payé par Grain de Sel était
assez élevé; Palikare resterait au Champ Guillot, et quand
elles seraient arrivées à Maraucourt, elles le feraient venir.
Comme elle serait heureuse de ne pas le perdre, cet ami,
qu'elle aimait tant! et comme il serait heureux de vivre,
désormais dans le bien-être, logé dans une belle écurie, se
promenant toute la journée à travers de grasses prairies
avec ses deux maîtresses auprès de lui!
Mais il fallut en rabattre des visions qui en quelques
secondes avaient traversé son esprit, car, au lieu de la
somme qu'elle imaginait sans la préciser, Grain de Sel
n'offrit que quinze francs de la roulotte et de tout ce qu'elle
contenait, après l'avoir longuement examinée.
«Quinze francs!
— Et encore c'est pour vous obliger; qu'est-ce que vous
voulez que je fasse de ça?»
Et du crochet qui lui tenait lieu de bras, il frappait les
diverses pièces de la roulotte, les roues, les brancards, en
haussant les épaules d'un air de pitié méprisante.
Tout ce qu'elle put obtenir après beaucoup de paroles, ce
fut une augmentation de deux francs cinquante sur le prix
offert, et l'engagement que la roulotte ne serait dépecée
qu'après leur départ, de façon à pouvoir jusque-là l'habiter
pendant la journée, ce qui, imaginait-elle, vaudrait mieux
pour sa mère que de rester enfermée dans la maison.
Quand, sous la direction de Grain de Sel, elle visita les
chambres qu'il pouvait leur louer, elle vit combien la roulotte
leur serait précieuse, car, malgré l'orgueil avec lequel il
parlait de ses appartements, et qui n'avait d'égal que son
mépris pour la roulotte, elle était si misérable, si puante,
cette maison, qu'il fallait leur détresse pour l'accepter.
À la vérité, elle avait un toit et des murs qui n'étaient pas en
toile, mais sans aucune autre supériorité sur la roulotte: tout
à l'entour se trouvaient amoncelées les matières dont Grain
de Sel faisait commerce et qui pouvaient supporter les
intempéries: verres cassés, os, ferrailles: tandis qu'à
l'intérieur le couloir et. des pièces sombres, où les yeux se
perdaient, contenaient celles qui avaient besoin d'un abri:
vieux papiers, chiffons, bouchons, croûtes de pain, bottes,
savates, ces choses innombrables, détritus de toutes
sortes, qui constituent les ordures de Paris; et de ces
divers tas s'exhalaient d'âcres odeurs qui prenaient à la
gorge.
Comme elle restait hésitante se demandant si sa mère ne
serait pas empoisonnée par ces odeurs, Grain de Sel la
pressa:
«Dépêchez-vous, dit-il, les biffins vont rentrer; il faut que je
sois là pour recevoir et «triquer» ce qu'ils apportent.
— Est-ce que le médecin connaît ces chambres?
demanda-t-elle.
— Bien sûr qu'il les connaît; il est venu plus d'une fois à
côté quand il a soigné la Marquise.»
Ce mot la décida: puisque le médecin connaissait ces
chambres, il savait ce qu'il disait en conseillant d'en
prendre une; et puisqu'une marquise, habitait l'une d'elles,
sa mère pouvait bien en habiter une autre.
«Cela vous coûtera huit sous par jour, dit Grain de Sel,
ajoutés aux trois sous pour l'âne et aux six sous pour la
roulotte.
— Vous l'avez achetée?
— Oui, mais puisque vous vous en servez, il est juste de la
payer,»
Elle ne trouva rien à répondre; ce n'était pas la première
fois qu'elle se voyait ainsi écorchée; bien souvent elle
l'avait été plus durement encore dans leur long voyage, et
elle finissait par croire que c'est la loi de nature pour ceux
qui ont, au détriment de ceux qui n'ont pas.
IV
VII
Bien qu'elle commençât à avoir les jambes lasses et les
pieds endoloris, elle eût voulu marcher encore, car à faire
la route dans la fraîcheur du soir et la solitude, sans que
personne s'inquiétât d'elle, elle eût trouvé une tranquillité
que le jour ne lui donnait pas. Mais, si elle prenait ce parti,
elle devrait s'arrêter quand elle serait trop fatiguée, et alors,
ne pouvant pas se choisir une bonne place dans l'obscurité
de la nuit, elle n'aurait pour se coucher que le fossé du
chemin ou le champ voisin, ce qui n'était pas rassurant.
Dans ces conditions, le mieux était donc qu'elle sacrifiât
son bien-être à sa sécurité et profitât des dernières clartés
du soir pour chercher un endroit où, cachée et abritée, elle
pourrait dormir en repos. Si les oiseaux se couchent de
bonne heure, quand il fait encore clair, n'est-ce pas pour
mieux choisir leur gîte: les bêtes maintenant devaient lui
servir d'exemple, puisqu'elle vivait de leur vie.
Elle n'eut pas loin à aller pour en rencontrer un qui lui parut
réunir toutes les garanties qu'elle pouvait souhaiter.
Comme elle passait le long d'un champ d'artichauts, elle vit
un paysan occupé avec une femme à en cueillir les têtes
qu'ils plaçaient dans des paniers; aussitôt remplis, ils
chargeaient ces paniers dans une voiture restée sur la
route. Machinalement elle s'arrêta pour regarder ce travail,
et à ce moment arriva une autre charrette que conduisait,
assise sur le limon, une fillette rentrant au village.
«Vous avez cueillé vos artichauts? cria-t-elle.
— C'est pas trop tôt, répondit le paysan; pas drôle de
coucher là toutes les nuits pour veiller aux galvaudeux, au
moins je vas dormir dans mon lit
— Et la pièce à Monneau?
— Monneau, il fait le malin; il dit que les autres la gardent;
cette nuit ce ne sera toujours pas mé; ce que c'serait drôle
si demain il se trouvait nettoyé!»
Tous les trois partirent d'un gros rire qui disait qu'ils ne
s'intéressaient pas précisément à la prospérité de ce
Monneau qui exploitait la surveillance de ses voisins pour
dormir tranquille lui-même.
«Ce que c'serait drôle!
— Attends, minute, nous rentrons; nous avons fini.»
En effet, au bout de peu d'instants, les deux charrettes
s'éloignèrent du côté du village.
Alors, de la route déserte Perrine put voir, dans le
crépuscule, la différence qu'offraient les deux champs qui
se touchaient, l'un complètement dépouillé de ses fruits,
l'autre encore tout chargé de grosses têtes bonnes à
couper; sur leur limite se dressait une petite cabane en
branchages dans laquelle le paysan avait passé les nuits
qu'il regrettait tant à garder sa récolte et du même coup
celle de son voisin. Combien heureuse eût-elle été d'avoir
une pareille chambra à coucher!
À peine cette idée eut-elle traversé son esprit qu'elle se
demanda pourquoi elle ne la prendrait pas, cette chambre.
Quel mal à cela puisqu'elle était abandonnée? D'autre part,
elle n'avait pas à craindre d'y être dérangée, puisque, le
champ étant dépouillé maintenant, personne n'y viendrait.
Enfin, un four à briques brûlant à une assez courte
distance, il lui semblait qu'elle serait moins seule, et que
ses flammes rouges qui tourbillonnaient dans l'air tranquille
du soir lui tiendraient compagnie au milieu de ces champs
déserts, comme le phare au marin sur la mer.
Cependant elle n'osa pas tout de suite aller prendre
possession de cette cabane, car, un espace découvert
assez grand s'étendant entre elle et la route, il valait mieux
pour le traverser que l'obscurité se fût épaissie. Elle s'assit
donc sur l'herbe du fossé et attendit en pensant à la bonne
nuit qu'elle allait passer là, alors qu'elle en avait craint une
si mauvaise. Enfin, quand elle ne distingua plus que
confusément les choses environnantes, choisissant un
moment où elle n'entendait aucun bruit sur la route, elle se
glissa en rampant à travers les artichauts et gagna la
cabane qu'elle trouva encore mieux meublée qu'elle n'avait
imaginé puisqu'une bonne couche de paille couvrait le sol,
et qu'une botte de roseaux pouvait servir d'oreiller.
Depuis Saint-Denis, il en avait été d'elle comme d'une bête
traquée, et plus d'une fois elle avait tourné la tête pour voir
si les gendarmes à ses trousses n'allaient pas l'arrêter, afin
d'éclaircir l'histoire de sa pièce fausse; dans la cabane,
ses nerfs crispés se détendirent, et, du toit qu'elle avait sur
la tête, descendit en elle un apaisement avec un sentiment
de sécurité mêlé de confiance qui la releva; tout n'était
donc pas perdu, tout n'était pas fini.
Mais en même temps elle fut surprise de s'apercevoir
qu'elle avait faim, alors que, tandis qu'elle marchait, il lui
semblait qu'elle n'aurait jamais plus besoin de manger ni
de boire.
C'était là désormais l'inquiétant et le dangereux de sa
situation: comment, avec le sou qui lui restait, vivrait-elle
pendant cinq ou six jours? Le moment présent n'était rien,
mais que serait le lendemain, le surlendemain?
Cependant si grave que fût la question, elle ne voulut pas la
laisser l'envahir et l'abattre; au contraire, il fallait se
secouer, se raidir, en se disant que, puisqu'elle avait trouvé
une si bonne chambre quand elle admettait qu'elle n'aurait
pas mieux que le grand chemin pour se coucher, ou un
tronc d'arbre pour s'adosser, elle trouverait bien aussi le
lendemain quelque chose à manger. Quoi? Elle ne
l'imaginait pas. Mais cette ignorance présente ne devait
pas l'empêcher de s'endormir dans l'espérance.
Elle s'était allongée sur la paille, la botte de roseaux sous
sa tête, ayant en face d'elle, par une des ouvertures de la
cabane, les feux du four à briques qui, dans la nuit,
voltigeaient en lueurs fantastiques, et le bien-être du repos,
au milieu d'une tranquillité qui ne devait pas être troublée,
l'emportait sur les tiraillements de son estomac.
Elle ferma les yeux et avant de s'endormir, comme tous les
soirs depuis la mort de son père, elle évoqua son image;
mais ce soir-là à l'image du père se joignit celle de la
maman qu'elle venait de conduire au cimetière en ce jour
terrible, et ce fut en les voyant l'un et l'autre penchés sur elle
pour l'embrasser comme toujours ils le faisaient vivants
que, dans un sanglot, brisée par la fatigue et plus encore
par les émotions, elle trouva le sommeil.
Si lourde que fût cette fatigue, elle ne dormit pas
cependant solidement; de temps en temps le roulement
d'une voiture sur le pavé l'éveillait, ou le passage d'un train,
ou quelque bruit mystérieux qui, dans le silence et le
recueillement de la nuit, lui faisait battre le coeur, mais
aussitôt elle se rendormait. À un certain moment, elle crut
qu'une voiture venait de s'arrêter près d'elle sur la route, et
cette fois elle écouta. Elle ne s'était pas trompée, elle
entendit un murmure de voix étouffées mêlé à un bruit de
chutes légères. Vivement elle s'agenouilla pour regarder
par un des trous percés dans la cabane; une voiture était
bien arrêtée au bout du champ, et il lui sembla, autant
qu'elle pouvait juger à la pale clarté des étoiles, qu'une
ombre, homme ou femme, en jetait des paniers que deux
autres ombres prenaient et portaient dans la pièce à côté,
celle à Monneau. Que signifiait cela à pareille heure?
Avant qu'elle eut trouvé une réponse à cette question, la
voiture s'éloigna, et les deux ombres entrèrent dans le
champ d'artichauts; aussitôt elle entendit des petits coups
secs et rapides comme si l'on coupait là quelque chose.
Alors elle comprit: c'étaient des voleurs, «des galvaudeux»,
qui «nettoyaient la pièce à Monneau»; vivement ils
coupaient les artichauts et les entassaient dans les paniers
que la charrette avait apportés et que, sans doute, elle
allait venir reprendre la récolte achevée, afin de ne pas
rester sur la route pendant cette opération et d'appeler
l'attention des passants s'il en survenait.
Mais au lieu de se dire, comme les paysans, «que c'était
drôle», Perrine fut épouvantée, car instantanément elle
comprit les dangers auxquels elle pouvait se trouver
exposée.
Que feraient-ils d'elle s'ils la découvraient? Souvent elle
avait entendu raconter des histoires de voleurs et savait
que c'est quand on les surprend ou les dérange qu'ils tuent
ceux qui porteraient un témoignage contre eux.
Il est vrai qu'elle avait bien des chances pour n'être pas
découverte par eux, puisque c'était parce qu'ils savaient
certainement cette cabane abandonnée qu'ils volaient
cette nuit-là les artichauts du champ Monneau; mais si on
les surprenait, si on les arrêtait, ne pouvait-elle pas être
prise avec eux; comment se défendrait-elle et prouverait-
elle qu'elle n'était pas leur complice?
À cette pensée, elle se sentit inondée de sueur, et ses yeux
se troublèrent au point qu'elle ne distingua plus rien autour
d'elle, bien qu'elle entendit toujours les coups secs des
serpettes qui coupaient les artichauts; et le seul
soulagement à son angoisse fut de se dire qu'ils
travaillaient avec une telle ardeur qu'ils auraient bientôt
dépouillé tout le champ.
Mais ils furent dérangés; au loin on entendit le roulement
d'une charrette sur le pavé, et quand elle approcha ils se
blottirent entre les tiges des artichauts, si bien rasés qu'elle
ne les voyait plus.
La charrette passée, ils reprirent leur besogne avec une
activité que le repos avait renouvelée.
Cependant, si furieux que fut leur travail, elle se disait qu'il
ne finirait jamais; d'un instant à l'autre on allait venir les
arrêter, et sûrement elle avec eux.
Si elle pouvait se sauver! Elle chercha le moyen de sortir
de la cabane, ce qui, à vrai dire, n'était pas difficile; mais
où irait- elle sans être exposée à faire du bruit et à révéler
ainsi sa présence qui, si elle ne bougeait pas, devait rester
ignorée?
Alors elle se recoucha et feignit de dormir, car puisqu'il lui
était impossible de sortir sans s'exposer à être arrêtée au
premier pas, le mieux encore était qu'elle parût n'avoir rien
vu, si les voleurs entraient dans la cabane.
Pendant un certain temps encore ils continuèrent leur
récolte, puis, après un coup de sifflet qu'ils lancèrent, un
bruit de roues se fît entendre sur la route et bientôt leur
voiture s'arrêta au bout du champ; en quelques minutes elle
fut chargée et au grand trot elle s'éloigna du côté de Paris.
Si elle avait su l'heure, elle aurait pu se rendormir jusqu'à
l'aube, mais, n'ayant pas conscience du temps qu'elle avait
passé là, elle jugea qu'il était prudent à elle de se remettre
en route: aux champs on est matineux; si au jour levant un
paysan la voyait sortir de cette pièce dépouillée, ou même
s'il l'apercevait aux environs, il la soupçonnerait d'être de la
compagnie des voleurs et l'arrêterait.
Elle se glissa donc hors de la cabane, et rampant comme
les voleurs pour sortir du champ, l'oreille aux écoutes, l'oeil
aux aguets, elle arriva sans accident sur la grande route où
elle reprit sa marche à pas pressés; les étoiles qui
criblaient le ciel sans nuages avaient pâli, et du côté de
l'orient une faible lueur éclairait les profondeurs de la nuit,
annonçant l'approche du jour.
VIII
Elle n'eut pas à marcher longtemps sans apercevoir devant
elle une masse noire confuse qui profilait d'un côté ses
toits, ses cheminées et son clocher sur la blancheur du ciel,
tandis que de l'autre tout restait noyé dans l'ombre.
En arrivant aux premières maisons, instinctivement elle
étouffa le bruit de ses pas, mais c'était une précaution
inutile; à l'exception des chats, qui flânaient sur la route,
tout dormait et son passage n'éveilla que quelques chiens
qui aboyaient derrière les portes closes; il semblait que ce
fût un village de morts.
Quand elle l'eut traversé, elle se calma et ralentit sa course,
car maintenant qu'elle se trouvait assez éloignée du champ
volé pour qu'on ne pût pas l'accuser d'avoir fait partie des
voleurs, elle sentait qu'elle ne pourrait pas continuer
toujours à cette allure; déjà elle éprouvait une lassitude
qu'elle ne connaissait pas, et malgré le refroidissement du
matin, il lui montait à la tête des bouffées de chaleur qui la
rendaient vacillante.
Mais ni le ralentissement de sa marche, ni la fraîcheur de
plus en plus vive, ni la rosée qui la mouillait ne calmèrent
ces troubles, pas plus qu'ils ne lui donnèrent de la vigueur,
et il fallut qu'elle reconnût que c'était la faim qui
l'affaiblissait en attendant qu'elle l'abattit tout à fait
défaillante.
Que deviendrait-elle si elle n'avait plus ni sentiment ni
volonté?
Pour que cela n'arrivât pas, elle crut que le mieux était de
s'arrêter un instant; et comme elle passait en ce moment
devant une luzerne nouvellement fauchée, dont la moisson,
mise en petites meules, faisait des tas noirs sur la terre
rase, elle franchit le fossé de la route, et se creusant un abri
dans une de ces meules, elle s'y coucha enveloppée d'une
douce chaleur parfumée de l'odeur du foin. La campagne
déserte, sans mouvement, sans bruit, dormait encore, et
sous la lumière qui jaillissait de l'orient elle paraissait
immense. Le repos, la chaleur, et aussi le parfum de ces,
herbes séchées calmèrent ses nausées et elle ne tarda
pas à s'endormir.
Quand elle s'éveilla, le soleil déjà haut à l'horizon couvrait la
campagne de ses chauds rayons, et dans la plaine des
hommes, des femmes, des chevaux travaillaient çà et là;
près d'elle, une escouade d'ouvriers échardonnaient un
champ d'avoine; ce voisinage l'inquiéta tout d'abord un
peu, mais à la façon dont ils faisaient leur ouvrage, elle
comprit, ou qu'ils ne soupçonnaient pas sa présence, ou
qu'elle ne les intéressait pas, et, après avoir attendu un
certain temps qui leur permit de s'éloigner, elle put revenir
à la route.
Ce bon sommeil l'avait reposée; et elle fit quelques
kilomètres assez gaillardement, quoique la faim
maintenant lui serrât l'estomac et lui rendit la tête vide, avec
des vertiges, des crampes, des bâillements, et qu'elle eût
les tempes serrées comme dans un étau. Aussi quand du
haut d'une côte qu'elle venait de monter, elle aperçut sur la
pente opposée les maisons d'un gros village que
dominaient les combles élevés d'un grand château
émergeant d'un bois, se décida-t-elle à acheter un
morceau de pain.
Puisqu'elle avait un sou en poche, pourquoi ne pas
l'employer, au lieu de souffrir la faim volontairement? à la
vérité, quand elle l'aurait dépensé il ne lui resterait plus
rien; mais qui pouvait savoir si un heureux hasard ne lui
viendrait pas en aide? il y a des gens qui trouvent des
pièces d'argent sur les grands chemins, et elle pouvait
avoir cette bonne chance; n'en avait-elle pas eu assez de
mauvaises, sans compter les malheurs qui l'avaient
écrasée?
Elle examina donc son sou attentivement pour voir s'il était
bon; malheureusement elle ne savait pas très bien
comment les vrais sous français se distinguent des
mauvais; aussi était-elle émue lorsqu'elle se décida à
entrer chez le premier boulanger qu'elle vit, tremblant que
l'aventure de Saint-Denis ne se reproduisit.
«Est-ce que vous voulez bien me couper pour un sou de
pain?» dit- elle.
Sans répondre, le boulanger lui tendit un petit pain d'un sou
qu'il prit sur son comptoir, mais au lieu d'allonger la main
elle resta hésitante:
«Si vous vouliez m'en couper? dit-elle, je ne tiens pas à ce
qu'il soit frais.
— Alors, tiens,»
Et il lui donna sans le peser un morceau de pain qui traînait
là depuis deux ou trois jours.
Mais il importait peu qu'il fût plus ou moins rassis, la
grande affaire était qu'il fût plus gros qu'un petit pain d'un
sou, et en réalité il en valait au moins deux.
Aussitôt qu'elle l'eut entre les mains, sa bouche se remplit
d'eau; cependant quelque envie qu'elle en eût, elle ne
voulut pas l'entamer avant d'être sortie du village. Cela fut
vivement fait. Aussitôt qu'elle eut dépassé les dernières
maisons, tirant son couteau de sa poche, elle dessina une
croix sur sa miche de manière à la diviser en quatre
morceaux égaux, et elle en coupa un qui devait faire son
unique repas de cette journée; les trois autres, réservés
pour les jours suivants, la conduiraient, calculait-elle,
jusqu'aux environs d'Amiens, si petits qu'ils fussent.
C'était en traversant le village qu'elle avait fait ce calcul qui
lui semblait d'une exécution aussi simple que facile, mais à
peine eut-elle avalé une bouchée de son petit morceau de
pain qu'elle sentit que les raisonnements les plus forts du
monde n'ont aucune puissance sur la faim, pas plus que ce
n'est sur ce qui doit ou ne doit pas se faire que se règlent
nos besoins: elle avait faim, il fallait qu'elle mangeât, et ce
fut gloutonnement qu'elle, dévora son premier morceau en
se disant qu'elle ne mangerait le second qu'à petites
bouchées pour le faire durer; mais celui-là fut englouti avec
la même avidité, et le troisième suivit le second sans
qu'elle pût se retenir, malgré tout ce qu'elle se disait pour
s'arrêter. Jamais elle n'avait éprouvé pareil
anéantissement de volonté, pareille impulsion bestiale. Elle
avait honte de ce qu'elle faisait. Elle se disait que c'était
bête et misérable; mais paroles et raisonnements restaient
impuissants contre la force qui l'entraînait. Sa seule
excuse, si elle en avait une, se trouvait dans la petitesse de
ces morceaux qui, réunis, ne pesaient pas une demi-livre,
quand une livre entière n'eût pas suffi à rassasier cette faim
gloutonne qui ne se manifestait si intense sans doute que
parce qu'elle n'avait rien mangé la veille, et que parce que
les jours précédents elle n'avait pris que le bouillon que La
Carpe lui donnait.
Cette explication qui était une excuse, et en réalité la
meilleure de toutes, fut cause que le quatrième morceau
eut le sort des trois premiers; seulement pour celui-là elle
se dit qu'elle ne pouvait pas faire autrement et que dès lors
il n'y avait de sa part ni faute, ni responsabilité.
Mais ce plaidoyer perdit sa force dès qu'elle se remit en
marche, et elle n'avait pas fait cinq cents mètres sur la
route poudreuse, qu'elle se demandait ce que serait sa
matinée du lendemain, quand l'accès de faim qui venait de
la prendre se produirait de nouveau, si d'ici là le miracle
auquel elle avait pensé ne se réalisait pas.
Ce qui se produisit avant la faim, ce fut la soif avec une
sensation d'ardeur et d'aridité de la gorge: la matinée était
brûlante et, depuis peu, soufflait un fort vent du sud qui
l'inondait de sueur et la desséchait; on respirait un air
embrasé, et le long des talus de la route, dans les fossés,
les cornets rosés des liserons et les fleurs bleues des
chicorées pendaient flétris sur leurs tiges amollies.
Tout d'abord elle ne s'inquiéta pas de cette soif; l'eau est à
tout le monde et il n'est pas besoin d'entrer dans une
boutique pour en acheter: quand elle rencontrerait une
rivière ou une fontaine, elle n'aurait qu'à se mettre à quatre
pattes ou se pencher pour boire tant qu'elle voudrait.
Mais justement elle se trouvait à ce moment sur ce plateau
de l'Île-de-France, qui du Rouillon à la Thève ne présente
aucune rivière, et n'a que quelques rus qui s'emplissent
d'eau l'hiver, mais restent l'été entièrement à sec; des
champs de blé ou d'avoine, de larges perspectives, une
plaine plate sans arbres d'où émerge çà et là une colline,
couronnée d'un clocher et de maisons blanches; nulle part
une ligne de peupliers indiquant une vallée au fond de
laquelle coulerait un ruisseau.
Dans le petit village où elle arriva après Écouen, elle eut
beau regarder de chaque coté de la rue qui le traverse,
nulle part elle n'aperçut la fontaine bienheureuse sur
laquelle elle comptait, car ils sont rares les villages où l'on a
pensé au vagabond du chemin qui passe assoiffé; on a
son puits, ou celui du voisin, cela suffit.
Elle parvint ainsi aux dernières maisons, et alors elle n'osa
pas revenir sur ses pas pour entrer dans une maison et
demander un verre d'eau. Elle avait remarqué que les gens
la regardaient, déjà d'une façon peu encourageante à son
premier passage, et il lui avait semblé que les chiens eux-
mêmes montraient les dents à la déguenillée inquiétante
qu'elle était; ne l'arrêterait-on pas quand on la verrait
passer une seconde fois devant les maisons? Elle aurait
un sac sur le dos, elle vendrait, elle achèterait quelque
chose qu'on la laisserait circuler; mais, comme elle allait
les bras ballants, elle devait être une voleuse qui cherche
un bon coup pour elle ou pour sa troupe.
Il fallait marcher.
Cependant par cette chaleur, dans ce brasier, sur cette
route blanche, sans arbres, où le vent, brûlant soulevait à
chaque instant des tourbillons de poussière qui
l'enveloppaient, la soif lui devenait de plus en plus pénible;
depuis longtemps elle n'avait plus de salive; sa langue
sèche la gênait comme si elle eût été un corps étranger
dans sa bouche; il lui semblait que son palais se durcissait
semblable, à de la corne qui se recroquevillerait, et cette
sensation insupportable la forçait, pour ne pas étouffer, à
rester les lèvres entr'ouvertes, ce qui rendait sa langue plus
sèche encore et son palais plus dur.
À bout de forces, elle eut l'idée de se mettre dans la
bouche des petits cailloux, les plus polis qu'elle put trouver
sur la route, et ils rendirent un peu d'humidité à sa langue
qui s'assouplit; sa salive devint moins visqueuse.
Le courage lui revint, et aussi l'espérance; la France, elle le
savait par les pays qu'elle avait traversés depuis la
frontière, n'est pas un désert sans eau; en persévérant elle
finirait bien par trouver quelque rivière, une mare, une
fontaine. Et puis, bien que la chaleur fût toujours aussi
suffocante et que le vent soufflât toujours comme s'il sortait
d'une fournaise, le soleil depuis un certain temps déjà
s'était voilé, et, quand elle se retournait du côté de Paris,
elle voyait monter au ciel un immense nuage noir qui
emplissait tout l'horizon, aussi loin qu'elle pouvait le sonder.
C'était un orage qui arrivait, et sans doute il apporterait
avec lui la pluie qui ferait des flaques et des ruisseaux où
elle pourrait boire tant qu'elle voudrait.
Une trombe passa, aplatissant les moissons, tordant les
buissons, arrachant les cailloux de la route, entraînant avec
elle des tourbillons de poussière, de feuilles vertes, de
paille, de foin, puis, quand son fracas se calma, on entendit
dans le sud des détonations lointaines, qui s'enchaînaient,
vomies sans relâche d'un bout à l'autre de l'horizon noir.
Incapable de résister à cette formidable poussée, Perrine
s'était couchée dans le fossé, à plat ventre, les mains sur
ses yeux et sur sa bouche; ces détonations la relevèrent. Si
tout d'abord, affolée par la soif, elle n'avait pensé qu'à la
pluie, le tonnerre en la secouant lui rappelait qu'il n'y a pas
que de la pluie dans un orage; mais aussi des éclairs
aveuglants, des torrents d'eau, de la grêle, des coups de
foudre.
Où s'abriterait-elle dans cette vaste plaine nue? Et si sa
robe était traversée, comment la ferait-elle sécher?
Dans les derniers tourbillons de poussière qu'emportait la
trombe, elle aperçut devant elle à deux kilomètres environ
la lisière d'un bois à travers lequel s'enfonçait la route, et
elle se dit que là peut-être elle trouverait un refuge, une
carrière, un trou où elle se terrerait.
Elle n'avait pas de temps à perdre: l'obscurité
s'épaississait, et les roulements du tonnerre se
prolongeaient maintenant indéfiniment, dominés à des
intervalles irréguliers par un éclat plus formidable que les
autres, qui suspendait, sur la plaine et dans le ciel, tout
mouvement, tout bruit comme s'il venait d'anéantir la vie de
la terre.
Arriverait-elle au bois avant l'orage? Tout en marchant
aussi vite que sa respiration haletante le permettait, elle
tournait parfois la tête en arrière, et le voyait fondre sur elle
au galop furieux de ses nuages noirs; et, de ses
détonations, il la poursuivait en l'enveloppant d'un immense
cercle de feu.
Dans les montagnes, en voyage, elle avait plus d'une fois
été exposée à de terribles orages, mais alors elle avait son
père, sa mère qui la couvraient de leur protection, tandis
que maintenant elle se trouvait seule, au milieu de cette
campagne déserte, pauvre oiseau voyageur surpris par la
tempête.
Elle eût dû marcher contre elle qu'elle n'eût certainement
pas pu avancer, mais par bonheur le vent la poussait, et si
fort, que par instants il la forçait à courir.
Pourquoi ne garderait-elle pas cette allure? La foudre
n'était pas encore au-dessus d'elle.
Les coudes serrés à la taille, le corps penché en avant, elle
se mit à courir, en se ménageant cependant pour ne pas
tomber à bout de souffle; mais, si vite qu'elle courut, l'orage
courait encore plus vite qu'elle, et sa voix formidable lui
criait dans le dos qu'il la gagnait.
Si elle avait été dans son état ordinaire elle aurait lutté plus
énergiquement, mais fatiguée, affaiblie, la tête
chancelante, la bouche sèche, elle ne pouvait pas soutenir
un effort désespéré, et par moment le coeur lui manquait.
Heureusement le bois se rapprochait, et maintenant elle
distinguait nettement ses grands arbres que des abatis
récents avaient clairsemés.
Encore quelques minutes, elle arrivait; au moins elle
touchait sa lisière, qui pouvait lui donner un abri que la
plaine certainement ne lui offrirait pas; et il suffisait que
cette espérance présentât une chance de réalisation, si
faible qu'elle fut, pour que son courage ne l'abandonnât
pas: que de fois son père lui avait-il répété que dans le
danger les chances de se sauver sont à ceux qui luttent
jusqu'au bout!
Et elle luttait soutenue par cette pensée, comme si la main
de son père tenait encore la sienne et l'entraînait.
Un coup plus sec, plus violent que les autres, la cloua au
sol couvert de flammes; cette fois le tonnerre ne la
poursuivait plus, il l'avait rejointe, il était sur elle; il fallait
qu'elle ralentît sa course, car mieux valait encore s'exposer
à être inondée que foudroyée.
Elle n'avait pas fait vingt pas que quelques gouttes de pluie
larges et épaisses s'abattirent, et elle crut que c'était
l'averse qui commençait; mais elle ne dura point, emportée
par le vent, coupée par les commotions du tonnerre qui la
refoulaient.
Enfin elle entrait dans le bois, mais l'obscurité s'était faite
si noire que ses yeux ne pouvaient pas le sonder bien loin,
cependant à la lueur d'un coup de foudre elle crut
apercevoir, à une courte distance, une cabane à laquelle
conduisait un mauvais chemin creusé de profondes
ornières, elle se jeta dedans, au hasard.
De nouveaux éclairs lui montrèrent qu'elle ne s'était pas
trompée: c'était bien un abri que des bûcherons avaient
construit en fagots, pour travailler sous son toit fait de
bourrées, à l'abri du soleil et de la pluie. Encore cinquante
pas, encore dix et elle échappait à la pluie. Elle les franchit,
et, à bout de forces, épuisée par sa course, étouffée par
son émoi, elle s'affaissa sur le lit de copeaux qui couvrait le
sol.
Elle n'avait pas repris sa respiration qu'un fracas effroyable
emplit la forêt, avec des craquements à croire qu'elle allait
être emportée; les grands arbres que la coupe du sous-
bois avait isolés se courbaient, leurs tiges se tordaient, et
des branches mortes tombaient partout avec des bruits
sourds, écrasant les jeunes cépées.
La cabane pourrait-elle résister à cette trombe, ou dans un
balancement plus fort que les autres n'allait-elle pas
s'effondrer?
Elle n'eut pas le temps de réfléchir, une grande flamme
accompagnée d'une terrible poussée la jeta à la renverse,
aveuglée et abasourdie en la couvrant de branches. Quand
elle revint à elle, tout on se tâtant pour voir si elle était
encore en vie, elle aperçut à une courte distance, tout blanc
dans l'obscurité, un chêne que le tonnerre venait de
frapper, en le dépouillant du haut en bas de son écorce,
projetée à l'entour, et qui, en tombant sur la cabane, l'avait
bombardée de ses éclats; le long de son tronc nu deux de
ses maîtresses branches pendaient tordues à la base;
secouées par le vent, elles se balançaient avec des
gémissements sinistres.
Comme elle regardait effarée, tremblante, épouvantée à la
pensée de la mort qui venait de passer sur elle, et si près
que son souffle terrible l'avait couchée sur le sol, elle vit le
fond du bois se brouiller, en même temps qu'elle entendit
un roulement extraordinaire plus puissant que ne le serait
celui d'un train rapide, — c'était la pluie et la grêle qui
s'abattaient sur la forêt; la cabane craqua du haut en bas,
son toit ondula sous la bourrasque, mais elle ne s'effondra
pas.
L'eau ne tarda pas à rouler en cascades sur la pente que
les bûcherons avaient inclinée au nord, et, sans se faire
mouiller, Perrine n'eut qu'à étendre le bras pour boire à sa
soif dans le creux de sa main.
Maintenant elle n'avait qu'à attendre que l'orage fût passé;
puisque la hutte avait résisté à ces deux assauts furieux,
elle supporterait bien les autres, et aucune maison, si
solide qu'elle fût, ne vaudrait pour elle cette cabane de
branchages dont elle était maîtresse. Cette pensée la
remplit d'un doux bien-être qui, succédant aux efforts
qu'elle venait de faire, à ses angoisses, à ses affres,
l'engourdit; et malgré le tonnerre qui continuait ses coups
de foudre et ses roulements, malgré la pluie qui tombait à
flots, malgré le vent et son fracas à travers les arbres,
malgré la tempête déchaînée dans les airs et sur la terre,
s'allongeant au milieu des copeaux qui lui servaient
d'oreiller, elle s'endormit avec un sentiment de
soulagement et de confiance qu'elle ne connaissait plus
depuis longtemps: c'était donc bien vrai, que se sauvent
ceux qui ont le courage de lutter jusqu'au bout.
IX
Le tonnerre ne grondait plus quand elle s'éveilla, mais
comme la pluie tombait encore fine, et continue, brouillant
tout dans la forêt ruisselante, elle ne pouvait pas songer à
se remettre en route; il fallait attendre.
Cela n'était ni pour l'inquiéter, ni pour lui déplaire; la forêt
avec sa solitude et son silence ne l'effrayait pas, et elle
aimait déjà cette cabane qui l'avait si bien protégée, et où
elle venait de trouver un si bon sommeil; si elle devait
passer la nuit là, peut-être même y serait-elle mieux
qu'ailleurs, puisqu'elle aurait un toit sur la tête et un lit sec.
Comme la pluie cachait le ciel, et qu'elle avait dormi sans
garder conscience du temps écoulé, elle n'avait aucune
idée de l'heure qu'il pouvait être; mais, au fond, cela
importait peu, quand le soir viendrait, elle le verrait bien.
Depuis son départ de Paris, elle n'avait eu ni le loisir ni
l'occasion de faire sa toilette, et, cependant, le sable de la
route, fouetté par le vent d'orage, l'avait couverte de la tête
aux pieds, d'une épaisse couche de poussière, qui lui
brûlait la peau. Puisqu'elle était seule, puisque l'eau coulait
dans la rigole creusée autour de la hutte, c'était le moment
de profiter de l'occasion qui lui avait manqué; par cette
pluie persistante, personne ne la dérangerait.
La poche de sa jupe contenait, en plus de sa carte et de
l'acte de mariage de sa mère, un petit paquet serré dans
un chiffon, composé d'un morceau de savon, d'un peigne
court, d'un dé et d'une pelote de fil avec deux aiguilles
piquées, dedans. Elle le développa et, après avoir ôté sa
veste, ses souliers et ses bas, penchée au- dessus de la
rigole qui coulait claire, elle se savonna le visage, les
épaules et les pieds. Pour s'essuyer, elle, n'avait que le
chiffon qui enveloppait son paquet, et il n'était guère grand
ni épais, mais encore valait-il mieux que rien.
Cette toilette la délassa presque autant que son bon
sommeil, et alors elle se peigna lentement en nattant ses
cheveux en deux grosses tresses blondes qu'elle laissa
pendre sur ses épaules. N'était la faim qui recommençait à
tirailler son estomac, et aussi quelques morsures de ses
souliers qui, à certains endroits, lui avaient mis les pieds à
vif, elle eût été tout à fait à l'aise: l'esprit calme, le corps
dispos.
Contre la faim, elle ne pouvait rien, car, si cette cabane
était un abri, elle n'offrirait jamais la moindre nourriture.
Mais, pour les écorchures de ses pieds, elle pensa que si
elle bouchait les trous que les frottements de la marche
avaient faits dans ses bas, elle souffrirait moins de la
dureté de ses souliers, et, tout de suite, elle se mit à
l'ouvrage. Il fut long autant que difficile, car c'était du coton
qu'il lui aurait fallu pour un reprisage à peu près complet, et
elle n'avait que du fil.
Ce travail avait encore cela de bon, qu'en l'occupant, il
l'empêchait de penser à la faim, mais il ne pouvait pas
durer toujours. Quand il fut achevé, la pluie continuait à
tomber plus ou moins fine, plus ou moins serrée, et
l'estomac continuait aussi ses réclamations de plus en plus
exigeantes.
Puisqu'il semblait bien maintenant qu'elle ne pourrait quitter
son abri que le lendemain, et comme, d'autre part, il était
certain qu'un miracle ne se ferait pas pour lui apporter à
souper, la faim, plus impérieuse, qui ne lui laissait plus
guère d'autres idées que celles de nourriture, lui suggéra la
pensée de couper, pour les manger, des tiges de bouleau
qui se mêlaient au toit de la hutte, et qu'elle pouvait
facilement atteindre en grimpant sur les fagots. Quand elle
voyageait avec son père, elle avait vu des pays où l'écorce
du bouleau servait à fabriquer des boissons; donc, ce
n'était pas un arbre vénéneux qui l'empoisonnerait; mais la
nourrirait-il?
C'était une expérience à tenter. Avec son couteau, elle
coupa quelques branches feuillues, et, les divisant en petits
morceaux très courts, elle commença à en mâcher un.
Bien dur elle le trouva, quoique ses dents fussent solides,
bien âpre, bien amer; mais ce n'était pas comme friandise
qu'elle le mangeait; si mauvais qu'il fût, elle ne se plaindrait
pas pourvu qu'il apaisât sa faim et la nourrît. Cependant,
elle n'en put avaler que quelques morceaux, et encore
cracha-t-elle presque tout le bois, après l'avoir tourné et
retourné inutilement dans sa bouche; les feuilles passèrent
moins difficilement.
Pendant qu'elle faisait sa toilette, raccommodait ses bas,
et tâchait de souper avec les branches du bouleau, les
heures avaient marché, et quoique le ciel, toujours troublé
de pluie, ne permît pas de suivre la baisse du soleil, il
semblait à l'obscurité qui, depuis un certain temps,
emplissait la forêt, que la nuit devait approcher. En effet,
elle ne tarda pas à venir, et elle se fit sombre comme dans
les journées sans crépuscule; la pluie cessa de tomber, un
brouillard blanc s'éleva aussitôt, et, en quelques minutes,
Perrine se trouva plongée dans l'ombre et le silence: à dix
pas, elle ne voyait pas devant elle, et, à l'entour, comme au
loin, elle n'entendait plus d'autre bruit que celui des gouttes
d'eau qui tombaient des branches sur son toit ou dans les
flaques voisines.
Quoique préparée à l'idée de coucher là, elle n'en éprouva
pas moins un serrement de coeur en se trouvant ainsi
isolée, et perdue dans cette forêt, en plein noir. Sans
doute, elle venait de passer, à cette même place, une
partie de la journée, sans courir d'autre danger que celui
d'être foudroyée, mais, la forêt le jour n'est pas la forêt la
nuit, avec son silence solennel et ses ombres
mystérieuses, qui disent et laissent voir tant de choses
troublantes.
Aussi ne put-elle pas s'endormir tout de suite, comme elle
l'aurait voulu, agitée par les tiraillements de son estomac,
effarée par les fantômes de son imagination.
Quelles bêtes peuplaient cette forêt? Des loups peut-être?
Cette pensée la tira de sa somnolence, et, s'étant relevée,
elle prit un solide bâton, qu'elle aiguisa d'un bout avec son
couteau, puis elle se fit un entourage de fagots. Au moins
si un loup l'attaquait, elle pourrait, de derrière son rempart,
se défendre; certainement, elle en aurait le courage. Cela
la rassura, et quand elle se fut recouchée dans son lit de
copeaux, en tenant son épieu à deux mains, elle, ne tarda
pas à s'endormir.
Ce fut un chant d'oiseau qui l'éveilla, grave et triste, aux
notes pleines et flûtées, qu'elle reconnut tout de suite pour
celui du merle. Elle ouvrit les yeux, et vit qu'au-dessus de
ses fagots, une faible lueur blanche perçait l'obscurité de la
forêt, dont les arbres et les cépées se détachaient en noir
sur le fond pâle de l'aube: c'était le matin.
La pluie avait cessé, pas un souffle de vent n'agitait les
feuilles lourdes, et dans toute la forêt régnait un silence
profond que déchirait seulement ce chant d'oiseau, qui
s'élevait au-dessus de sa tête, et auquel répondaient au
loin d'autres chants, comme un appel matinal, se répétant,
se prolongeant de canton en canton.
Elle écoutait, en se demandant si elle devait se lever déjà
et reprendre son chemin, quand un frisson la secoua, et, en
passant sa main sur sa veste, elle la sentit mouillée comme
après une averse; c'était l'humidité des bois qui l'avait
pénétrée, et maintenant, dans le refroidissement du jour
naissant, la glaçait. Elle ne devait pas hésiter plus
longtemps; tout de suite elle se mit sur ses jambes et se
secoua fortement comme un cheval qui s'ébroue: en
marchant, elle se réchaufferait.
Cependant, après réflexion, elle ne voulut pas encore
partir, car il ne faisait pas assez clair pour qu'elle se rendît
compte de l'état du ciel, et, avant de quitter cette cabane, il
était prudent de voir si la pluie n'allait pas reprendre.
Pour passer le temps, et plus encore pour se donner du
mouvement, elle remit en place les fagots qu'elle avait
dérangés la veille, puis elle peigna ses cheveux, et fit sa
toilette au bord d'un fossé plein d'eau.
Quand elle eut fini, le soleil levant avait remplacé l'aube, et
maintenant, à travers les branches des arbres, le ciel se
montrait d'un bleu pâle, sans le plus léger nuage:
certainement la matinée serait belle, et probablement la
journée aussi; il fallait partir.
Malgré les reprises qu'elle avait faites à ses bas, la mise
en marche fut cruelle, tant ses pieds étaient endoloris, mais
elle ne tarda pas à s'aguerrir, et bientôt elle fila d'un bon
pas régulier sur la route dont la pluie avait amolli la dureté;
le soleil qui la frappait dans le dos, de ses rayons obliques,
la réchauffait, en même temps qu'il projetait sur le gravier
une ombre allongée marchant à côté d'elle; et cette ombre,
quand elle la regardait, la rassurait: car, si elle ne donnait
pas l'image d'une jeune fille bien habillée, au moins ne
donnait-elle plus celle de la pauvre diablesse de la veille,
aux cheveux embroussaillés et au visage terreux; les
chiens ne la poursuivraient peut-être plus de leurs
aboiements, ni les gens de leurs regards défiants.
Le temps aussi était à souhait pour lui mettre au coeur des
pensées d'espérance: jamais elle n'avait vu matinée si
belle, si riante; l'orage en lavant les chemins et la
campagne avait donné à tout, aux plantes, comme aux
arbres, une vie nouvelle qui semblait éclose de la nuit
même; le ciel, réchauffé, s'était peuplé de centaines
d'alouettes qui piquaient droit dans l'azur limpide en
lançant des chansons joyeuses; et de toute la plaine qui
bordait la forêt s'exhalait une odeur fortifiante d'herbes, de
fleurs et de moissons.
Au milieu de cette joie universelle était-il possible qu'elle
restât seule désespérée? Le malheur la poursuivrait-il
toujours? Pourquoi n'aurait-elle pas une bonne chance?
C'en était déjà une grande, de s'être abritée dans la forêt;
elle pouvait bien en rencontrer d'autres.
Et, tout en marchant, son imagination s'envolait sur les
ailes de cette idée, à laquelle elle revenait toujours, que
quelquefois on perd de l'argent sur les grands chemins,
qu'une poche trouée laisse tomber; ce n'était donc pas
folie de se répéter encore qu'elle pouvait trouver ainsi, non
une grosse bourse qu'elle devrait rendre, mais un simple
sou, et même une pièce de dix sous qu'elle aurait le droit
de garder sans causer de préjudice à personne, et qui la
sauveraient.
De même il lui semblait qu'il n'était pas extravagant, non
plus, de penser qu'elle pourrait rencontrer une bonne
occasion de s'employer à un travail quelconque, ou de
rendre un service qui lui feraient gagner quelques sous.
Elle avait besoin de si peu pour vivre trois ou quatre jours.
Et elle allait ainsi les yeux attachés sur le gravier lavé, mais
sans apercevoir le gros sou ou la petite pièce blanche
tombée d'une mauvaise poche, pas plus qu'elle ne
rencontrait les occasions de travail que l'imagination
représentait si faciles et que la réalité n'offrait nulle part.
Cependant il y avait urgence à ce que l'une ou l'autre de
ces bonnes chances s'accomplit au plus tôt, car les
malaises qu'elles avait ressentis la veille se répétaient si
intenses par moments, qu'elle commençait à craindre de
ne pas pouvoir continuer son chemin: maux de coeur,
nausées, alourdissements, bouffées de sueurs qui lui
cassaient bras et jambes.
Elle n'avait pas à chercher la cause de ces troubles, son
estomac la lui criait douloureusement, et comme elle ne
pouvait pas répéter l'expérience de la veille avec les
branches de bouleau, qui lui avait si mal réussi, elle se
demandait ce qui adviendrait, après qu'un étourdissement
plus fort que les autres l'aurait forcée à s'asseoir sur l'un
des bas côtés de la route.
Pourrait-elle se relever?
Et, si elle ne le pouvait pas, devrait-elle mourir là sans que
personne lui tendît la main?
La veille, si on lui avait dit, quand par un effort désespéré
elle avait gagné la cabane de la forêt, qu'à un moment
donné elle accepterait sans révolte cette idée d'une mort
possible par faiblesse et abandon de soi, elle se serait
révoltée: ne se sauvent-ils pas ceux qui luttent jusqu'au
bout?
Mais la veille ne ressemblait pas au jour présent: la veille
elle avait un reste de force qui maintenant lui manquait, sa
tête était solide, maintenant elle vacillait.
Elle crut qu'elle devait se ménager, et chaque fois qu'une
faiblesse la prit elle s'assit sur l'herbe pour se reposer
quelques instants.
Comme elle s'était arrivée devant un champ de pois, elle
vit quatre jeunes filles, à peu près du même âge qu'elle,
entrer dans ce champ sous la direction d'une paysanne et
en commencer la cueillette. Alors, ramassant tout son
courage, elle franchit le fossé de la route et se dirigea vers
la paysanne; mais celle-ci ne la laissa pas venir:
«Qué que tu veux? dit-elle.
— Vous demander si vous voulez que je vous aide.
— Je n'avons besoin de personne.
— Vous me donnerez ce que vous voudrez.
— D'où que t'es?
— De Paris.»
Une des jeunes filles leva la tête et lui jetant un mauvais
regard, elle cria:
«C'te galvaudeuse qui vient de Paris pour prendre
l'ouvrage du monde.
— On te dit qu'on n'a besoin de personne,» continua la
paysanne.
Il n'y avait qu'à repasser le fossé et à se remettre en
marche, ce qu'elle fit, le coeur gros et les jambes cassées.
«V'la les gendarmes, cria une autre, sauve-toi.»
Elle retourna vivement la tête et toutes partirent d'un éclat
de rire, s'amusant de leur plaisanterie.
Elle n'alla pas loin et bientôt elle dut s'arrêter, ne voyant
plus son chemin tant ses yeux étaient pleins de larmes; que
leur avait- elle fait pour qu'elles fussent si dures!
Décidément, pour les vagabonds le travail est aussi
difficile à trouver que les gros sous. La preuve était faite.
Aussi n'osa-t- elle pas la répéter, et continua-t-elle son
chemin, triste, n'ayant pas plus d'énergie dans le coeur que
dans les jambes.
Le soleil de midi acheva de l'accabler: maintenant elle se
traînait plutôt qu'elle ne marchait ne pressant un peu le pas
que dans la traversée des villages pour échapper aux
regards, qui, s'imaginait-elle, la poursuivaient, le
ralentissant au contraire quand une voiture venant derrière
elle allait la dépasser; à chaque instant, quand elle se
voyait seule, elle s'arrêtait pour se reposer et respirer.
Mais alors c'était sa tête qui se mettait en travail, et les
pensées qui la traversaient, de plus en plus inquiétantes,
ne faisaient qu'accroître sa prostration.
À quoi bon persévérer, puisqu'il était certain qu'elle ne
pourrait pas aller jusqu'au bout?
Elle arriva ainsi dans une forêt à travers laquelle la route
droite s'enfonçait à perte de vue, et la chaleur, déjà lourde
et brûlante dans la plaine, s'y trouva étouffante: un soleil de
feu, pas un souffle d'air, et des sous-bois comme des bas
côtés du chemin montaient des bouffées de vapeur humide
qui la suffoquaient.
Elle ne tarda pas à se sentir épuisée, et, baignée de sueur,
le coeur défaillant, elle se laissa tomber sur l'herbe,
incapable de mouvement comme de pensée.
À ce moment une charrette qui venait derrière elle passa:
«Fait-y donc chaud, dit le paysan qui la conduisait assis
sur un des limons, faut mouri.»
Dans son hallucination, elle prit cette parole pour la
confirmation d'une condamnation portée contre elle.
C'était donc vrai qu'elle devait mourir: elle se l'était, déjà dit
plus d'une fois, et voilà que ce messager de la Mort le lui
répétait.
Hé bien, elle mourrait; il n'y avait à se révolter, ni à lutter
plus longtemps; elle le voudrait, qu'elle ne le pourrait plus;
son père était mort, sa mère était morte, maintenant c'était
son tour.
Et, de ces idées qui traversaient sa tête vide, la plus cruelle
était de penser qu'elle eut été moins malheureuse de
mourir avec eux, plutôt que dans ce fossé comme une
pauvre bête.
Alors elle voulut faire un dernier effort, entrer sous bois et y
choisir une place où elle se coucherait pour son dernier
sommeil, à l'abri des regards curieux. Un chemin de
traverse s'ouvrait à une courte distance, elle le prit et, à une
cinquantaine de mètres de la route, elle trouva une petite
clairière herbée, dont la lisière était fleurie de belles
digitales violettes. Elle s'assit à l'ombre d'une cépée de
châtaignier, et, s'allongeant, elle posa sa tête sur son bras,
comme elle faisait chaque soir pour s'endormir.
XI
Les choses s'arrangèrent comme La Rouquerie les avait
disposées.
Pendant huit jours Perrine parcourut tous les villages qui se
trouvent de chaque côté de la foret de Chantilly: Gouvieux,
Saint- Maximin, Saint-Firmin, Mont-l'Évêque, Chamant, et,
quand elle arriva à Creil, La Rouquerie lui proposa de la
garder avec elle.
«Tu as une voix fameuse pour le commerce du chiffon, tu
me rendrais service et ne serais pas malheureuse; on
gagne bien sa vie.
— Je vous remercie, mais ce n'est pas possible.»
Voyant que cet argument n'était pas suffisant, elle en mit un
autre en avant:
«Tu ne quitterais pas Palikare.»
Il troubla en effet Perrine qui laissa voir son émotion mais
elle se raidit.
«Je dois aller près de mes parents.
— Tes parents t'ont-ils sauvé la vie comme lui?
— Je n'obéirais pas à maman si je n'y allais pas.
— Vas-y donc; mais, si un jour tu regrettes l'occasion que
je t'offre, tu ne t'en prendras qu'à toi.
— Soyez sûre que je garderai votre souvenir dans mon
coeur.»
La Rouquerie ne se fâcha pas de ce refus au point de ne
pas arranger avec son ami le coquetier le voyage en
voiture jusqu'aux environs d'Amiens, et pendant toute une
journée Perrine eut la satisfaction de rouler au trot de deux
bons chevaux, couchée dans la paille, sous une bâche au
lieu de peiner à pied sur cette longue route, que la
comparaison de son bien-être présent avec les fatigues
passées lui faisait paraître plus longue encore. À
Essentaux, elle coucha dans une grange, et le lendemain,
qui était un dimanche, elle donna au guichet de la gare
d'Ailly sa pièce de cent sous qui, cette foi, ne fut ni refusée,
ni confisquée, et sur laquelle on lui rendit deux francs
soixante-quinze avec un billet pour Picquigny, où elle arriva
à onze heures par une matinée radieuse et chaude, mais
d'une chaleur douce qui ne ressemblait pas plus à celle de
la forêt de Chantilly, qu'elle ne ressemblait elle-même à la
misérable qu'elle était à ce moment.
Pendant les quelques jours qu'elle avait passés avec La
Rouquerie, elle avait pu repriser et rapiécer sa jupe et sa
veste, se tailler un fichu dans des chiffons, laver son linge,
cirer ses souliers; à Ailly, en attendant le départ du train,
elle avait fait dans le courant de la rivière une toilette
minutieuse; et maintenant, elle débarquait propre, fraîche et
dispose.
Mais ce qui, mieux que la propreté, mieux même que les
cinquante- cinq sous qui sonnaient dans sa poche, la
relevait, c'était un sentiment de confiance qui lui venait de
ses épreuves passées. Puisqu'en ne s'abandonnant pas et
en persévérant jusqu'au bout, elle en avait triomphé,
n'avait-elle pas le droit d'espérer et de croire qu'elle
triompherait maintenant des difficultés qui lui restaient à
vaincre? Si le plus dur n'était pas accompli, au moins y
avait-il quelque chose de fait, et précisément le plus
pénible, le plus dangereux.
À la sortie de la gare, elle avait passé sur le pont d'une
écluse, et maintenant elle marchait allègre, à travers de
vertes prairies plantées de peupliers et de saules
qu'interrompaient de temps en temps des marais, dans
lesquels on apercevait à chaque pas des pêcheurs à la
ligne penchés sur leur bouchon et entourés d'un attirail qui
les faisait reconnaître tout de suite pour des amateurs
endimanchés échappés de la ville. Aux marais succédaient
des tourbières, et sur l'herbe roussie, s'alignaient des
rangées de petits cubes noirs entassés géométriquement
et marqués de lettres blanches ou de numéros qui étaient
des tas de tourbe disposés pour sécher.
Que de fois son père lui avait-il parlé de ces tourbières et
de leurs entailles, c'est-à-dire des grands étangs que l'eau
a remplis après que la tourbe a été enlevée, qui sont
l'originalité de la vallée de la Somme. De même, elle
connaissait ces pêcheurs enragés que rien ne rebute, ni le
chaud, ni le froid, si bien que ce n'était pas un pays
nouveau qu'elle traversait, mais au contraire connu et aimé,
bien que ses yeux ne l'eussent pas encore vu: connues ces
collines nues et écrasées qui bordent la vallée; connus les
moulins à vent qui les couronnent et tournent même par les
temps calmes, sous l'impulsion de la brise de mer qui se
fait sentir jusque-là.
Le premier village, aux tuiles rouges, où elle arriva, elle le
reconnut aussi, c'était Saint-Pipoy, où se trouvaient les
tissages et les corderies dépendant des usines de
Maraucourt, et avant de l'atteindre, elle traversa par un
passage à niveau un chemin de fer qui, après avoir réuni
les différents villages, Hercheux, Bacourt, Flexelles, Saint-
Pipoy et Maraucourt qui sont les centres des fabriques de
Vulfran Paindavoine, va se souder à la grande ligne de
Boulogne: au hasard des vues qu'offraient ou cachaient les
peupliers de la vallée, elle voyait les clochers en ardoise de
ces villages et les hautes cheminées en brique des usines,
en cette journée du dimanche, sans leur panache de
fumée.
Quand elle passa devant l'église on sortait de la
grand'messe, et en écoutant les propos des gens qu'elle
croisait, elle reconnut encore le lent parler picard aux mots
traînés et chantés que son père imitait pour l'amuser.
De Saint-Pipoy à Maraucourt le chemin bordé de saules se
contourne au milieu des tourbières, cherchant pour passer
un sol qui ne soit pas trop mouvant plutôt que la ligne
droite. Ceux qui le suivent ne voient donc qu'à quelques
pas, en avant comme en arrière. Ce fut ainsi qu'elle arriva
sur une jeune fille qui marchait lentement, écrasée par un
lourd panier passé à son bras.
Enhardie par la confiance qui lui était revenue, Perrine osa
lui adresser la parole.
«C'est bien le chemin de Maraucourt, n'est-ce pas?
— Oui, tout dret.
— Oh! tout dret, dit Perrine en souriant; il n'est pas si dret
que ça.
— S'il vous emberluque, j'y vas à Maraucourt, nous
pouvons faire le k'min ensemble.
— Avec plaisir, si vous voulez que je vous aide à porter
votre panier.
— C'est pas de refus, y pèse rud'ment.»
Disant cela elle le mit à terre en poussant un ouf de
soulagement.
«C'est-y que vous êtes de Maraucourt? demanda-t-elle.
— Non; et vous?
— Bien sûr que j'en suis.
— Est-ce que vous travaillez aux usines?
— Bien sûr, comme tout le monde donc; je travaille aux
cannetières.
— Qu'est-ce que c'est?
— Tiens, vous ne connaissez pas les cannetières, les
épouloirs quoi! d'où que vous venez donc?
— De Paris.
— À Paris ils ne connaissent pas les cannetières, c'est
drôle: enfin, c'est des machines à préparer le fil pour les
navettes.
— On gagne de bonnes journées?
— Dix sous.
— C'est difficile?
— Pas trop; mais il faut avoir l'oeil et ne pas perdre son
temps.
C'est-y que vous voudriez être embauchée?
— Oui; si l'on voulait de moi.
— Bien sur qu'on voudra de vous; on prend tout le monde;
sans ça ousqu'on trouverait les sept mille ouvriers qui
travaillent dans les ateliers; vous n'aurez qu'à vous
présenter demain matin à six heures à la grille des shèdes.
Mais assez causé, il ne faut pas que je sois en retard.»
Elle prit l'anse du panier d'un côté, Perrine la prit de l'autre
et elles se mirent en marche d'un même pas, au milieu du
chemin.
L'occasion qui s'offrait à Perrine d'apprendre ce qu'elle
avait intérêt à savoir était trop favorable pour qu'elle ne la
saisît pas; mais comme elle ne pouvait pas interroger
franchement cette jeune fille, il fallait que ses questions
fussent adroites et que tout en ayant l'air de bavarder au
hasard, elle ne demandât rien qui n'eût un but assez bien
enveloppé pour qu'on ne put pas le deviner.
«Est-ce que vous êtes née à Maraucourt?
— Bien sûr que j'en suis native, et ma mère l'était aussi.
Mon père était de Picquigny.
— Vous les avez perdus?
— Oui, je vis avec ma grand'mère qui tient un débit et une
épicerie: Mme Françoise.
— Ah! Mme Françoise!
— Vous la connaissez-t'y?
— Non… je dis ah! Mme Françoise.
— C'est qu'elle est bien connue dans le pays, pour son
débit, et
puis aussi parce que, comme elle a été la nourrice de M.
Edmond
Paindavoine, quand les gens veulent demander quelque
chose à
M. Vulfran Paindavoine, ils s'adressent à elle.
— Elle obtient ce qu'ils désirent?
— Des fois oui, des fois non; pas toujours commode M.
Vulfran.
— Puisqu'elle a été la nourrice de M. Edmond
Paindavoine, pourquoi ne s'adresse-t-elle pas à lui?
— M. Edmond Paindavoine! il a quitté le pays ayant que je
sois née; on ne l'a jamais revu; fâché avec son père, pour
des affaires, quand il a été envoyé dans l'Inde où il devait
acheter le jute… Mais si vous ne savez pas ce que c'est
qu'une cannetière, vous ne devez pas connaître le jute?
— Une herbe?
— Un chanvre, un grand chanvre qu'on récolte aux Indes et
qu'on file, qu'on tisse, qu'on teint dans les usines de
Maraucourt; c'est le jute qui a fait la fortune de M. Vulfran
Paindavoine. Vous savez il n'a pas toujours été riche M.
Vulfran: il a commencé par conduire lui-même sa charrette
dans laquelle il portait le fil et rapportait les pièces de toile
que tissaient les gens du pays chez eux, sur leurs métiers.
Je vous dis ça parce qu'il ne s'en cache pas.»
Elle s'interrompit:
«Voulez-vous que nous changions de bras?
— Si vous voulez, mademoiselle… Comment vous
appelez-vous?
— Rosalie.
— Si vous voulez, mademoiselle Rosalie.
— Et vous, comment que vous vous nommez?»
Perrine ne voulut pas dire son vrai nom, et elle en prit un au
hasard:
«Aurélie.
— Changeons donc de bras, mademoiselle Aurélie?»
Quand, après un court repos, elles reprirent leur marche
cadencée,
Perrine revint tout de suite à ce qui l'intéressait:
«Vous disiez que M. Edmond Paindavoine était parti fâché
avec son père.
— Et quand il a été dans l'Inde ils se sont fâchés bien plus
fort encore, parce que M. Edmond se serait marié là-bas
avec une fille du pays par un mariage qui ne compte pas,
tandis qu'ici M. Vulfran voulait lui faire épouser une
demoiselle qui était de la plus grande famille de toute la
Picardie; c'est pour ce mariage, pour établir son fils et sa
bru, que M. Vulfran a construit son château qui a coûté des
millions et des millions. Malgré tout, M. Edmond n'a pas
voulu se séparer de sa femme de là-bas pour prendre la
demoiselle d'ici et ils se sont fâchés tout à fait, si bien que
maintenant on ne sait seulement pas si M. Edmond est
vivant, ou s'il est mort. Il y en a qui disent d'un sens, d'autres
qui disent le contraire; mais on ne sait rien puisqu'on est
sans nouvelles de lui depuis des années et des années…
à ce qu'on raconte, car M. Vulfran n'en parle à personne et
ses neveux n'en parlent pas non plus.
— Il a des neveux M. Vulfran?
— M. Théodore Paindavoine, le fils de son frère, et M.
Casimir
Bretoneux, le fils de sa soeur qu'il a pris avec lui pour
l'aider.
Si M. Edmond ne revient pas, la fortune et toutes les usines
de
M. Vulfran seront pour eux.
— C'est curieux cela.
— Vous pouvez dire que si M. Edmond ne revenait pas ce
serait triste.
— Pour son père?
— Et aussi pour le pays, parce qu'avec les neveux on ne
sait pas comment iraient les usines qui font vivre tant de
monde. On parle de ça; et le dimanche, quand je sers au
débit, j'en entends de toutes sortes.
— Sur les neveux?
— Oui, sur les neveux et sur d'autres aussi; mais ça n'est
pas nos affaires, à nous autres.
— Assurément.»
Et comme Perrine ne voulut pas montrer de l'insistance,
elle marcha pendant quelques minutes sans rien dire,
pensant bien que Rosalie, qui semblait avoir la langue
alerte, ne tarderait pas à reprendre la parole; ce fut ce qui
arriva.
«Et vos parents, ils vont venir aussi à Maraucourt? dit-elle.
— Je n'ai plus de parents.
— Ni votre père, ni votre mère?
— Ni mon père, ni ma mère.
— Vous êtes comme moi, mais j'ai ma grand'mère qui est
bonne, et qui serait encore meilleure s'il n'y avait pas mes
oncles et mes tantes qu'elle ne veut pas fâcher; sans eux je
ne travaillerais pas aux usines, je resterais au débit; mais
elle ne fait pas ce qu'elle veut. Alors vous êtes toute seule?
— Toute seule.
— Et c'est de votre idée que vous êtes venue de Paris à
Maraucourt?
— On m'a dit que je trouverais peut-être du travail à
Maraucourt, et au lieu de continuer ma route pour aller au
pays des parents qui me restent, j'ai voulu voir Maraucourt,
parce que les parents, tant qu'on ne les connaît pas, on ne
sait pas comment ils vous recevront.
— C'est bien vrai; s'il y en a de bons, il y en a de mauvais.
— Voilà.
— Eh bien, ne vous élugez point, vous trouverez du travail
aux usines; ce n'est pas une grosse journée dix sous, mais
c'est tout de même quelque chose, et puis vous pourrez
arriver jusqu'à vingt- deux sous. Je vais vous demander
quelque chose; vous répondrez si vous voulez; si vous ne
voulez pas vous ne répondrez pas; avez- vous de l'argent?
— Un peu.
— Eh bien, si ça vous convient de loger chez mère
Françoise, ça vous coûtera vingt-huit sous par semaine en
payant d'avance.
— Je peux payer vingt-huit sous.
— Vous savez, je ne vous promets pas une belle chambre
pour vous toute seule à ce prix-là; vous serez six dans la
même, mais enfin vous aurez un lit, des draps, une
couverture; tout le monde n'en a pas.
— J'accepte en vous remerciant.
— Il n'y a que des gens à vingt-huit sous la semaine qui
logent chez ma grand'mère; nous avons aussi, mais dans
notre maison neuve, de belles chambres pour nos
pensionnaires qui sont employés à l'usine: M. Fabry,
l'ingénieur des constructions; M. Mombleux, le chef
comptable; M. Bendit, le commis pour la correspondance
étrangère. Si vous parlez jamais à celui-là, ne manquez
pas de l'appeler M. Benndite; c'est un Anglais qui se fâche,
quand on prononce Bandit, parce qu'il croit qu'on veut
l'insulter comme si on disait «Voleur».
— Je n'y manquerai pas; d'ailleurs je sais l'anglais.
— Vous savez l'anglais, vous?
— Ma mère était Anglaise.
— C'est donc ça. Ah bien, il sera joliment content de
causer avec vous, M. Bendit, et il le serait encore bien plus
si vous saviez toutes les langues, parce que sa grande
récréation le dimanche c'est de lire le Pater dans un livre
où il est imprimé en vingt- cinq langues; quand il a fini, il
recommence, et puis après il recommence, encore; et
toujours comme ça chaque dimanche; c'est tout de même
un brave homme.
XII
Entre le double rideau de grands arbres qui de chaque
côté encadre la route, depuis déjà quelques instants se
montraient pour disparaître aussitôt, à droite sur la pente
de la colline, un clocher en ardoises, à gauche des grands
combles dentelés d'ouvrages en plomb, et un peu plus loin
plusieurs hautes cheminées en briques.
«Nous approchons de Maraucourt, dit Rosalie, bientôt vous
allez apercevoir le château de M. Vulfran, puis ensuite les
usines; les maisons du village sont cachées dans les
arbres, nous ne les verrons que quand nous serons
dessus; vis-à-vis de l'autre côté de la rivière, se trouve
l'église avec le cimetière.»
En effet, en arrivant à un endroit où les saules avaient été
coupés en têtards, le château surgit tout entier dans son
ordonnance grandiose avec ses trois corps de bâtiment
aux façades de pierres blanches et de briques rouges, ses
hauts toits, ses cheminées élancées au milieu de vastes
pelouses plantées de bouquets d'arbres, qui descendaient
jusqu'aux prairies où elles se prolongeaient au loin avec
des accidents de terrain selon les mouvements de la
colline.
Perrine surprise avait ralenti sa marche, tandis que Rosalie
continuait la sienne, cela produisit un heurt qui leur fit poser
le panier à terre.
«Vous le trouvez beau hein! dit Rosalie.
— Très beau.
— Eh bien M. Vulfran demeure tout seul là dedans avec
une douzaine de domestiques pour le servir, sans compter
les jardiniers, et les gens de l'écurie qui sont dans les
communs que vous apercevez là-bas à l'extrémité du parc,
à l'entrée du village où il y a deux cheminées moins hautes
et moins grosses que celles des usines; ce sont celles des
machines électriques pour éclairer le château, et des
chaudières à vapeur pour le chauffer ainsi que les serres.
Et ce que c'est beau là dedans; il y a de l'or partout. On dit
que Messieurs les neveux voudraient bien habiter là avec
M. Vulfran, mais que lui ne veut pas d'eux et qu'il aime
mieux vivre tout seul, manger tout seul. Ce qu'il y a de
certain, c'est qu'il les a logés, un dans son ancienne
maison qui est à la sortie des ateliers et l'autre à côté;
comme ça ils sont plus près pour arriver aux bureaux; ce
qui n'empêche pas qu'ils ne soient quelquefois en retard
tandis que leur oncle qui est le maître, qui a soixante-cinq
ans, qui pourrait se reposer, est toujours là, été comme
hiver, beau temps comme mauvais temps, excepté le
dimanche, parce que le dimanche on ne travaille jamais, ni
lui ni personne, c'est pour cela que vous ne voyez pas les
cheminées fumer.»
Après avoir repris le panier elles ne tardèrent pas à avoir
une vue d'ensemble sur les ateliers; mais Perrine n'aperçut
qu'une confusion de bâtiments, les uns neufs, les autres
vieux, dont les toits en tuiles ou en ardoises se groupaient
autour d'une énorme cheminée qui écrasait les autres de
sa masse grise, dans presque toute sa hauteur, noire au
sommet.
D'ailleurs elles atteignaient les premières maisons éparses
dans des cours plantées de pommiers malingres et
l'attention de Perrine était sollicitée par ce qu'elle voyait
autour d'elle: ce village dont elle avait si souvent entendu
parler.
Ce qui la frappa surtout, ce fut le grouillement des gens:
hommes, femmes, enfants endimanchés autour de chaque
maison, ou dans des salles basses dont les fenêtres
ouvertes laissaient voir ce qui se passait à l'intérieur: dans
une ville l'agglomération n'eût pas été plus tassée; dehors
on causait les bras ballants, d'un air vide, désorienté;
dedans on buvait des boissons variées qu'à la couleur on
reconnaissait pour du cidre, du café ou de l'eau-de- vie, et
l'on tapait les verres ou les tasses sur les tables avec des
éclats de voix qui ressemblaient à des disputes.
«Que de gens qui boivent! dit Perrine.
— Ce serait bien autre chose si nous étions un dimanche
qui suit la paye de quinzaine; vous verriez combien il y en a
qui, dès midi, ne peuvent plus boire.»
Ce qu'il y avait de caractéristique dans la plupart des
maisons devant lesquelles elles passaient, c'était que
presque toutes si vieilles, si usées, si mal construites
qu'elles fussent, en terre ou en bois hourdé d'argile,
affectaient un aspect de coquetterie au moins dans la
peinture des portes et des fenêtres qui tirait l'oeil comme
une enseigne. Et en effet c'en était une; dans ces maisons
on louait des chambres aux ouvriers, et cette peinture, à
défaut d'autres réparations, donnait des promesses de
propreté, qu'un simple regard jeté dans les intérieurs
démentait aussitôt.
«Nous arrivons, dit Rosalie en montrant de sa main libre
une petite maison en briques qui barrait le chemin dont une
haie tondue aux ciseaux la séparait; au fond de la cour et
derrière se trouvent les bâtiments qu'on loue aux ouvriers:
la maison, c'est pour le débit, la mercerie; et au premier
étage sont les chambres des pensionnaires.»
Dans la haie, une barrière en bois s'ouvrait sur une petite
cour, plantée de pommiers, au milieu de laquelle une allée
empierrée d'un gravier grossier conduisait à la maison. À
peine avaient- elles fait quelques pas dans cette allée,
qu'une femme, jeune encore, parut sur le seuil et cria:
«Dépêche té donc, caleuse, en v'la eine affaire pour aller à
Picquigny, tu t'auras assez câliné.
— C'est ma tante Zénobie, dit Rosalie à mi-voix, elle n'est
pas toujours commode.
— Qué que tu chuchotes?
— Je dis que si on ne m'avait pas aidé à porter le panier,
je ne serais pas arrivée.
— Tu ferais mieux ed' d'te taire, arkanseuse.»
Comme ces paroles étaient, jetées sur un ton criard, une
grosse femme se montra dans le corridor.
«Qu'est-ce que vos avé core à argouiller? demanda-t-elle.
— C'est tante Zénobie qui me reproche d'être en retard,
grand'mère; il est lourd le panier.
— C'est bon, c'est bon, dit la grand'mère placidement,
pose là ton panier, et va prendre ton fricot sur le potager, tu
le trouveras chaud.
— Attendez-moi dans la cour, dit Rosalie à Perrine, je
reviens tout de suite, nous dînerons ensemble; allez
acheter votre pain; le boulanger est dans la troisième
maison à gauche; dépêchez- vous.»
Quand Perrine revint, elle trouva Rosalie assise devant une
table installée à l'ombre d'un pommier, et sur laquelle
étaient posées deux assiettes pleines d'un ragoût aux
pommes de terre.
«Asseyez-vous, dit Rosalie, nous allons partager mon
fricot.
— Mais…
— Vous pouvez accepter; j'ai demandé à mère Françoise,
elle veut bien.»
Puisqu'il en était ainsi, Perrine crut qu'elle ne devait pas se
faire prier, et elle prit place à la table.
«J'ai aussi parlé pour votre logement, c'est arrangé; vous
n'aurez qu'à donner vos vingt-huit sous à mère Françoise:
v'là où vous habiterez.»
Du doigt elle montra un bâtiment aux murs d'argile dont on
n'apercevait qu'une partie au fond de la cour, le reste étant
masqué par la maison en briques, et ce qu'on en voyait
paraissait si usé, si cassé qu'on se demandait comment il
tenait encore debout.
«C'était là que mère Françoise demeurait avant de faire
construire notre maison avec l'argent qu'elle a gagné
comme nourrice de M. Edmond. Vous n'y serez pas aussi
bien que dans la maison; mais les ouvriers ne peuvent pas
être logés comme les bourgeois, n'est- ce pas?
À une autre table placée à une certaine distance de la leur,
un homme de quarante ans environ, grave, raide dans un
veston boutonné, coiffé d'un chapeau à haute forme, lisait
avec une profonde attention un petit livre relié.
XIII
Après son départ, Perrine fût volontiers restée assise à sa
table comme si elle était là chez elle. Mais justement elle
n'était pas chez elle, puisque cette cour était réservée aux
pensionnaires, non aux ouvriers qui n'avaient droit qu'à la
petite cour du fond où il n'y avait ni bancs, ni chaises, ni
table. Elle quitta donc son banc, et s'en alla au hasard, d'un
pas de flânerie par les rues qui se présentaient devant elle.
Mais si doucement qu'elle marchât, elle les eut bientôt
parcourues toutes, et comme elle se sentait suivie par des
regards curieux qui l'empêchaient de s'arrêter lorsqu'elle
en avait envie, elle n'osa pas revenir sur ses pas et tourner
indéfiniment dans le même cercle. Au haut de la côte, à
l'opposé des usines, elle avait aperçu un bois dont la
masse verte se détachait sur le ciel: là peut-être elle
trouverait la solitude en cette journée du dimanche, et
pourrait s'asseoir sans que personne fit attention à elle.
En effet il était désert, comme déserts aussi étaient les
champs qui le bordaient, de sorte qu'à sa lisière, elle put
s'allonger librement sur la mousse, ayant devant elle la
vallée et tout le village qui en occupait le centre. Quoiqu'elle
le connût bien par ce que son père lui en avait raconté, elle
s'était un peu perdue dans le dédale des rues tournantes;
mais maintenant qu'elle le dominait, elle le retrouvait tel
qu'elle se le représentait en le décrivant à sa mère pendant
leurs longues routes, et aussi tel qu'elle le voyait dans les
hallucinations de la faim comme une terre promise, en se
demandant désespérément si elle pourrait jamais
l'atteindre.
Et voilà qu'elle y était arrivée; qu'elle l'avait étalé devant ses
yeux; que du doigt elle pouvait mettre chaque rue, chaque
maison à sa place précise.
Quelle joie! c'était vrai: c'était vrai, ce Maraucourt dont elle
avait tant de fois prononcé le nom comme une obsession,
et que depuis son entrée en France elle avait cherché sur
les bâches des voitures qui passaient ou celles des
wagons arrêtés dans les gares, comme si elle avait besoin
de le voir pour y croire, ce n'était plus le pays du rêve,
extravagant, vague ou insaisissable, mais celui de la
réalité.
Droit devant elle, de l'autre côté du village, sur la pente
opposée à celle où elle était assise, se dressaient les
bâtiments de l'usine, et à la couleur de leurs toits elle
pouvait suivre l'histoire de leur développement comme si
un habitant du pays la lui racontait.
Au centre et au bord de la rivière, une vieille construction
en briques, et en tuiles noircies, que flanquait une haute et
grêle cheminée rongée par le vent de mer, les pluies et la
fumée était l'ancienne filature de lin, longtemps
abandonnée, que trente-cinq ans auparavant le petit
fabricant de toiles Vulfran Paindavoine avait louée pour s'y
ruiner, disaient les fortes têtes de la contrée, pleines de
mépris pour sa folie. Mais au lieu de la ruine, la fortune
était arrivée petite d'abord, sou à sou, bientôt millions à
millions. Rapidement, autour de cette mère Gigogne les
enfants avaient pullulé. Les aînés mal bâtis, mal habillés,
chétifs comme leur mère, ainsi qu'il arrive souvent à ceux
qui ont souffert de la misère. Les autres, au contraire, et
surtout les plus jeunes, superbes, forts, plus forts qu'il n'est
besoin, parés avec des revêtements de décorations
polychromes qui n'avaient rien du misérable hourdis de
mortier ou d'argile des grands frères usés avant l'âge,
semblaient, avec leurs fermes en fer et leurs façades rosés
ou blanches en briques vernies, défier les fatigues du
travail et des années. Alors que les premiers bâtiments se
tassaient sur un terrain étroitement mesuré autour de la
vieille fabrique, les nouveaux s'étaient largement espacés
dans les prairies environnantes, reliés entre eux par des
rails de chemin de fer, des arbres de transmission et tout
un réseau de fils, électriques, qui couvraient l'usine entière
d'un immense filet.
Longtemps elle resta perdue dans le dédale de ces rues,
allant des puissantes cheminées, hautes et larges, aux
paratonnerres qui hérissaient les toits, aux mâts
électriques, aux wagons de chemin de fer, aux dépôts de
charbon, tâchant de se représenter par l'imagination ce
que pouvait être la vie de cette petite ville morte en ce
moment, lorsque tout cela chauffait, fumait, marchait,
tournait, ronflait avec ces bruits formidables qu'elle avait
entendus dans la plaine Saint-Denis, en quittant Paris.
Puis ses yeux descendant au village, elle vit qu'il avait suivi
le même développement que l'usine: les vieux toits
couverts de sedum en fleurs qui leur faisaient des chapes
d'or, s'étaient tassés autour de l'église; les nouveaux qui
gardaient encore la teinte rouge de la tuile sortie depuis
peu du four, s'étaient éparpillés dans la vallée au milieu
des prairies et des arbres en suivant le cours de la rivière;
mais, contrairement à ce qui se voyait dans l'usine, c'était
les vieilles maisons qui faisaient bonne figure, avec
l'apparence de la solidité, et les neuves qui paraissaient
misérables, comme si les paysans qui habitaient autrefois
le village agricole de Maraucourt, étaient alors plus à leur
aise que ne l'étaient maintenant ceux de l'industrie.
Parmi ces anciennes maisons une dominait les autres par
son importance, et s'en distinguait encore par le jardin
planté de grands arbres qui l'entourait, descendant en deux
terrasses garnies d'espaliers jusqu'à la rivière où il
aboutissait à un lavoir. Celle-là, elle la reconnut: c'était celle
que M. Vulfran avait occupée en s'établissant à
Maraucourt, et qu'il n'avait quittée que pour habiter son
château. Que d'heures son père, enfant, avait passées
sous ce lavoir aux jours des lessives, et dont il avait gardé
le souvenir pour avoir entendu là, dans le caquetage des
lavandières, les longs récits des légendes du pays, qu'il
avait plus tard racontés à sa fille: la Fée des tourbières,
l'Enlisage des Anglais , le Leuwarou d'Hangest, et dix
autres qu'elle se rappelait comme si elle les avait entendus
la veille.
Le soleil, en tournant, l'obligea à changer de place, mais
elle n'eut que quelques pas à faire pour en trouver une
valant celle qu'elle abandonnait, où l'herbe était aussi
douce, aussi parfumée, avec une aussi belle vue sur le
village et toute la vallée, si bien que, jusqu'au soir, elle put
rester là dans un état de béatitude tel qu'elle n'en avait pas
goûté depuis longtemps.
Certainement elle n'était pas assez imprévoyante pour
s'abandonner aux douceurs de son repos, et s'imaginer
que c'en était fini de ses épreuves. Parce qu'elle avait
assuré le travail, le pain et le coucher, tout n'était pas dit, et
ce qui lui restait à acquérir pour réaliser les espérances de
sa mère paraissait si difficile qu'elle ne pouvait y penser
qu'en tremblant; mais enfin, c'était un si grand résultat que
de se trouver dans ce Maraucourt, où elle avait tant de
chances contre elle pour n'arriver jamais, qu'elle devait
maintenant ne désespérer de rien, si long que fût le temps
à attendre, si dures que fussent les luttes à soutenir. Un toit
sur la tête, dix sous par jour, n'était-ce pas la fortune pour la
misérable fille qui n'avait pour dormir que la grand'route, et
pour manger, rien autre chose que l'écorce des bouleaux?
Il lui semblait qu'il serait sage de se tracer un plan de
conduite, en arrêtant ce qu'elle devait faire ou ne pas faire,
dire ou ne pas dire, au milieu de la vie nouvelle qui allait
commencer pour elle dès le lendemain; mais cela
présentait une telle difficulté dans l'ignorance de tout où elle
se trouvait, qu'elle comprit bientôt que c'était une tâche de
beaucoup au- dessus de ses forces: sa mère, si elle avait
pu arriver à Maraucourt, aurait sans doute su ce qu'il
convenait de faire; mais elle n'avait ni l'expérience, ni
l'intelligence, ni la prudence, ni la finesse, ni aucune des
qualités de cette pauvre mère, n'étant qu'une enfant, sans
personne pour la guider, sans appuis, sans conseils.
Cette pensée, et plus encore l'évocation de sa mère,
amenèrent dans ses yeux un flot de larmes; elle se mit
alors à pleurer sans pouvoir se retenir, en répétant le mot
que tant de fois elle avait dit depuis son départ du
cimetière, comme s'il avait le pouvoir magique de la
sauver:
«Maman, chère maman!»
De fait, ne l'avait-il pas secourue, fortifiée, relevée quand
elle s'abandonnait dans l'accablement de la fatigue et du
désespoir? eût-elle soutenu la lutte jusqu'au bout, si elle ne
s'était pas répété les dernières paroles de la mourante:
«Je te vois… oui, je te vois heureuse»? N'est-il pas vrai
que ceux qui vont mourir, et dont l'âme flotte déjà entre la
terre et le ciel, savent bien des choses mystérieuses qui ne
se révèlent pas aux vivants?
Cette crise, au lieu de l'affaiblir, lui fit du bien, et elle en
sortit le coeur plus fort d'espoir, exalté de confiance,
s'imaginant que la brise, qui de temps en temps passait
dans l'air calme du soir, apportait une caresse de sa mère
sur ses joues mouillées et lui soufflait ses dernières
paroles: «Je te vois heureuse.»
Et pourquoi non? Pourquoi sa mère ne serait-elle pas près
d'elle, en ce moment penchée sur elle comme son ange
gardien?
Alors l'idée lui vint de s'entretenir avec elle et de lui
demander de répéter le pronostic qu'elle lui avait fait à
Paris. Mais quel que fût son état d'exaltation, elle n'imagina
pas qu'elle pouvait lui parler comme à une vivante, avec
nos mots ordinaires, pas plus qu'elle n'imagina que sa
mère pouvait répondre avec ces mêmes mots, puisque les
ombres ne parlent pas comme les vivants, bien qu'elles
parlent, cela est certain, pour qui sait comprendre leur
mystérieux langage.
Assez longtemps elle resta absorbée dans sa recherche,
penchée sur cet insondable inconnu qui l'attirait en la
troublant jusqu'à l'affoler; puis machinalement ses yeux
s'attachèrent sur un groupe de grandes marguerites qui
dominaient de leurs larges corolles blanches l'herbe de la
lisière dans laquelle elle était couchée, et alors, se levant
vivement, elle alla en cueillir quelques-unes, qu'elle prit en
fermant les yeux pour ne pas les choisir.
Cela fait, elle revint à sa place et s'assit avec un
recueillement grave; puis, d'une main que l'émotion rendait
tremblante, elle commença à effeuiller une corolle:
«Je réussirai, un peu, beaucoup, tout à fait, pas du tout; je
réussirai, un peu, beaucoup, tout à fait, pas du tout.»
Et ainsi de suite, scrupuleusement, jusqu'à ce qu'il ne restât
plus que quelques pétales.
Combien? Elle ne voulut pas les compter, car leur chiffre
eût dit la réponse; mais vivement, quoique son coeur fût
terriblement serré, elle les effeuilla:
«Je réussirai… un peu… beaucoup… tout à fait.»
En même temps un souffle tiède lui passa dans les
cheveux et sur les lèvres: la réponse de sa mère, dans un
baiser, le plus tendre qu'elle lui eût donné.
XIV
XV
XVII
— Good hope.
Il y avait bien déjà le cap de Bonne-Espérance; mais on ne
peut pas confondre un cap avec une île.
XIX
XX
XXI
TOME SECOND
XXII
XXIV
XXVII
XXIX
Le soir au souper, cette question: «Que s'est-il passé à
Saint- Pipoy avec Guillaume?» lui fut de nouveau posée
par Fabry et par Mombleux, car il n'était personne de la
maison qui ne sût qu'elle avait ramené M. Vulfran, et elle
recommença le récit qu'elle avait déjà fait à Talouel; alors
ils déclarèrent que l'ivrogne n'avait que ce qu'il méritait.
«C'est miracle qu'il n'ait pas versé dix fois le patron, dit
Fabry, car il conduisait comme un fou…
— Prononcez plutôt comme un saoul, répondit Mombleux
en riant.
— Il y a longtemps qu'il aurait dû être congédié
— Et qu'il l'aurait été en effet sans certains appuis.»
Elle devint tout oreilles, mais en s'efforçant de ne pas
laisser paraître l'attention qu'elle prêtait à ces paroles.
«Il le payait cet appui.
— Pouvait-il faire autrement?
— Il l'aurait pu s'il n'avait pas donné barre sur lui: on est fort
pour résister à toutes les pressions d'où qu'elles viennent,
quand on marche droit.
— C'était là le diable pour lui de marcher droit.
— Êtes-vous sûr qu'on ne l'a pas encouragé dans son vice,
au lieu de le prévenir qu'un jour ou l'autre il se ferait
renvoyer?
— Je pense qu'on a dû faire une drôle de mine quand on
ne l'a pas vu revenir: j'aurais voulu être là.
— On s'arrangera pour le remplacer par un autre qui
espionne et rapporte aussi bien.
— C'est tout de même étonnant que celui qui est victime
de cet espionnage ne le devine pas et ne comprenne pas
que ce merveilleux accord d'idées dont on se vante, que
cette intuition extraordinaire ne sont que le résultat de
savantes préparations: qu'on me rapporte que vous avez
ce matin exprimé l'opinion que le foie de veau aux carottes
était une bonne chose, et je n'aurai pas grand mérite à
vous dire ce soir que je suppose que vous aimez le veau
aux carottes.»
Ils se mirent à rire en se regardant d'un air goguenard.
Si Perrine avait eu besoin d'une clé pour deviner les noms
qu'ils ne prononçaient pas, ce mot «je suppose» la lui eût
mise aux mains; mais tout de suite elle avait compris que
le «on» qui organisait l'espionnage était Talouel, et celui
qui le subissait M. Vulfran.
«Enfin quel plaisir peut-il trouver à toutes ces histoires?
demanda Mombleux.
— Comment, quel plaisir! On est envieux ou on ne l'est
pas; de même on est ou l'on n'est pas ambitieux. Eh bien, il
se rencontre qu'on est envieux et encore plus ambitieux.
Parti de rien, c'est- à-dire d'ouvrier, on est devenu le
second dans une maison qui, à la tête de l'industrie
française, fait plus de douze millions de bénéfices par an,
et l'ambition vous est venue de passer du second rang au
premier; est-ce que cela ne s'est pas déjà produit, et n'a-t-
on pas vu de simples commis remplacer des fondateurs de
maisons considérables? Quand on a vu que les
circonstances, les malheurs de famille, la maladie,
pouvaient un jour ou l'autre mettre le chef dans
l'impossibilité de continuer à la diriger, on s'est arrangé
pour se rendre indispensable, et s'imposer comme le seul
qui fût de taille à porter ce fardeau écrasant. La meilleure
méthode pour en arriver là n'était-elle pas de faire la
conquête de celui qu'on espérait remplacer, en lui prouvant
du matin au soir qu'on était d'une capacité, d'une force
d'intelligence, d'une aptitude aux affaires au delà de
l'ordinaire? De là le besoin de savoir à l'avance ce qu'a dit
le chef, ce qu'il a fait, ce qu'il pense, de manière à être
toujours en accord parfait avec lui, et même de paraître le
devancer; si bien que quand on dit: «Je suppose que vous
voudriez bien manger du veau aux carottes», la réponse
obligée soit: «Parfaitement».
De nouveau ils se mirent à rire, et pendant que Zénobie
changeait les assiettes pour le dessert ils gardèrent un
silence prudent; mais lorsqu'elle fut sortie, ils reprirent leur
entretien comme s'ils n'admettaient pas que cette petite
qui mangeait silencieusement dans son coin pût en deviner
les dessous qu'ils brouillaient à dessein.
«Et si le disparu reparaissait? dit Mombleux.
— C'est ce que tout le monde doit souhaiter. Mais s'il ne
reparaît pas, c'est qu'il a de bonnes raisons pour ça,
comme d'être mort probablement.
— C'est égal, une pareille ambition chez ce bonhomme est
raide tout de même, quand on sait ce qu'il est, et aussi ce
qu'est la maison qu'il voudrait faire sienne.
— Si l'ambitieux se rendait un juste compte de la distance
qui le sépare du but visé, le plus souvent il ne se mettrait
pas en route. En tout cas, ne vous trompez pas sur notre
bonhomme, qui est beaucoup plus fort que vous ne croyez,
si l'on compare son point de départ à son point d'arrivée.
— Ce n'est pas lui qui a amené la disparition de celui dont
il compte prendre la place.
— Qui sait s'il n'a pas contribué à provoquer cette
disparition ou à la faire durer?
— Vous croyez?
— Nous n'étions ici ni l'un ni l'autre à ce moment, nous ne
pouvons donc pas savoir ce qui s'est passé; mais étant
donné le caractère du personnage, il est vraisemblable
d'admettre qu'un événement de cette gravité n'a pas dû se
produire sans qu'il ait travaillé à envenimer les choses de
façon à les incliner du côté de son intérêt.
— Je n'avais pas pensé à cela, tiens, tiens!
— Pensez-y, et rendez-vous compte du rôle, je ne dis pas
qu'il a joué, mais qu'il a pu jouer en voyant l'importance que
cette disparition lui permettait de prendre.
— Il est certain qu'à ce moment il pouvait ne pas prévoir
que d'autres hériteraient de la place du disparu; mais
maintenant que cette place est occupée, quelles
espérances peut-il garder?
— Quand ce ne serait que celle que cette occupation n'est
pas aussi solide qu'elle en a l'air. Et de fait est-elle si
solide que ça?
— Vous croyez…
— J'ai cru en arrivant ici qu'elle l'était; mais depuis j'ai vu
par bien des petites choses, que vous avez pu remarquer
vous-même, qu'il se fait un travail souterrain à propos de
tout, comme à propos de rien, qu'on devine, plutôt qu'on ne
le suit, dont le but certainement est de rendre cette
occupation intolérable. Y parviendra-t-on? D'un côté
arrivera-t-on à leur rendre la vie tellement insupportable
qu'ils préfèrent, de guerre lasse, se retirer? De l'autre
trouvera-t-on moyen de les faire renvoyer? Je n'en sais
rien.
— Renvoyer! Vous n'y pensez pas.
— Évidemment s'ils ne donnent pas prise à des attaques
sérieuses, ce sera impossible. Mais si dans la confiance
que leur inspire leur situation ils ne se gardent pas; s'ils ne
se tiennent pas toujours sur la défensive; s'ils commettent
des fautes, et qui n'en commet pas? alors surtout qu'on est
tout-puissant et qu'on a lieu de croire l'avenir assuré, je ne
dis pas que nous n'assisterons pas à des révolutions
intéressantes.
— Pas intéressantes pour moi les révolutions, vous savez.
— Je ne crois pas que j'aurais plus que vous à y gagner;
mais que pouvons-nous contre leur marche? Prendre parti
pour celui-ci? Prendre parti pour celui-là? Ma foi non.
D'autant mieux qu'en réalité mes sympathies sont pour
celui dont on vise l'héritage, en escomptant une maladie
qui doit, semble-t-il aux uns et aux autres, le faire
disparaître bientôt; ce qui, pour moi, n'est pas du tout
prouvé.
— Ni pour moi.
— D'ailleurs on ne m'a jamais demandé nettement mon
concours, et je ne suis pas homme à l'offrir.
— Ni moi non plus.
— Je m'en tiens au rôle de spectateur, et quand je vois un
des personnages de la pièce qui se joue sous nos yeux
entreprendre une lutte qui semble impossible aussi bien
que folle, n'ayant pour lui que son audace, son énergie…
— Sa canaillerie.
— Si vous voulez je le dirai avec vous, cela m'intéresse,
bien que je n'ignore pas que dans cette lutte des coups
seront donnés qui pourront m'atteindre. Voilà pourquoi
j'étudie ce personnage, qui n'a pas que des côtés
tragiques, mais qui en a aussi de comiques, comme il
convient d'ailleurs dans un drame bien fait.
— Moi je ne le trouve pas comique du tout.
— Comment, vous ne trouvez pas personnage comique un
homme qui à vingt ans savait à peine lire et signer son
nom, et qui a assez courageusement travaillé pour acquérir
une calligraphie et une orthographe impeccables, qui lui
permettent de reprendre tout le monde ni plus ni moins
qu'un maître d'école?
— Ma foi, je trouve ça remarquable.
— Moi aussi je trouve ça remarquable, mais le comique
c'est que l'éducation n'a pas marché parallèlement avec
cette instruction primaire, que le bonhomme s'imagine être
tout dans le monde, si bien que malgré sa belle écriture et
son orthographe féroce, je ne peux pas m'empêcher de rire
quand je l'entends faire usage de son langage distingué
dans lequel les haricots sont «des flageolets» et les
citrouilles «des potirons»; nous nous contentons de soupe,
lui ne mange que «du potage»; quand je veux savoir si
vous avez été vous promener, je vous demande: «Avez-
vous été vous promener?» lui vous dit: «Allâtes-vous à la
promenade? Qu'éprouvâtes-vous? Nous voyageâmes.» Et
quand je vois qu'avec ces beaux mots il se croit supérieur
à tout le monde, je me dis que s'il devient maître des
usines qu'il convoite, ce qui est possible, sénateur,
administrateur de grandes compagnies, il voudra sans
doute se fait nommer de l'Académie française, et ne
comprendra pas qu'on ne l'accueille point.»
À ce moment Rosalie entra dans la salle et demanda à
Perrine si elle ne voulait pas faire une course dans le
village. Comment refuser? Il y avait longtemps déjà qu'elle
avait fini de dîner, et rester à sa place eût pu éveiller des
suppositions qu'elle devait éviter de faire naître, si elle
voulait qu'on continuât de parler librement devant elle.
La soirée étant douce et les gens restant assis dans la rue
en bavardant de porte en porte, Rosalie aurait voulu flâner
et transformer sa course en promenade; mais Perrine ne
se prêta pas à cette fantaisie, elle prétexta la fatigue pour
rentrer.
En réalité ce qu'elle voulait c'était réfléchir, non dormir, et
dans la tranquillité de sa petite chambre, la porte close, se
rendre compte de sa situation, et de la conduite qu'elle
allait avoir à tenir.
Déjà pendant la soirée où elle avait entendu ses
camarades de chambrée parler de Talouel, elle avait pu se
le représenter comme un homme redoutable; depuis,
quand il s'était adressé à elle pour qu'elle lui dît «toute la
vérité sur les bêtises de Fabry». en ajoutant qu'il était le
maître et qu'en cette qualité il devait tout savoir, elle avait
vu comment cet homme redoutable établissait sa
puissance, et quels moyens il employait; cependant tout
cela n'était rien à côté de ce que révélait l'entretien qu'elle
venait d'entendre.
Qu'il voulût avoir l'autorité d'un tyran à côté, au-dessus
même de M. Vulfran, cela elle le savait; mais qu'il espérât
remplacer un jour le tout-puissant maître des usines de
Maraucourt, et que depuis longtemps il travaillât dans ce
but, cela elle ne l'avait pas imaginé.
Et pourtant c'était ce qui résultait de la conversation de
l'ingénieur et de Mombleux, en situation de savoir mieux
que personne ce qui se passait, de juger les choses et les
hommes et d'en parler.
XXX
XXXI
«Réfléchis.»
Elle eût voulu réfléchir; mais comment, alors que M. Vulfran
attendait?
Elle se remit donc à sa traduction, se disant que pendant
qu'elle travaillerait, son émotion se calmerait peut-être, et
qu'alors elle serait sans doute mieux en état d'examiner sa
situation et de décider ce qu'elle avait à faire.
«La principale difficulté que j'ai, comme je vous le dis,
rencontrée dans mes recherches, a été celle du temps qui
s'est écoulé depuis le mariage de M. Edmond
Paindavoine, votre cher fils. Tout d'abord je vous avoue
que, privé des lumières de notre révérend père Leclerc qui
avait béni cette union, j'ai été complètement désorienté, et
que j'ai du chercher de différents côtés avant de recueillir
les éléments d'une réponse qui pût vous satisfaire.
«De ces éléments il résulte que celle qui est devenue la
femme de M. Edmond Paindavoine était une jeune
personne douée de toute les qualités: l'intelligence, la
bonté, la douceur, la tendresse de l'âme, la droiture du
caractère, sans parler de ces charmes personnels qui,
pour être éphémères, n'en ont pas moins une importance
souvent décisive pour ceux qui laissent leur coeur se
prendre par les vanités de ce monde.»
Quatre fois elle recommença la traduction de cette phrase,
la plus entortillée à coup sûr de cette lettre, mais elle
s'acharna à la rendre avec toute l'exactitude qu'elle pouvait
mettre dans ce travail, et si elle n'arriva pas à se satisfaire
elle-même, au moins eut-elle la conscience d'avoir fait ce
qu'elle pouvait.
«Le temps n'est plus où tout le savoir des femmes
hindoues consistait dans la science de l'étiquette, dans l'art
de se lever ou s'asseoir, et où toute instruction, en dehors
de ces points essentiels, était considéré comme une
déchéance; aujourd'hui un grand nombre, même parmi
celles des hautes castes, ont l'esprit cultivé et, se
rappellent que dans l'Inde ancienne, l'étude était placée
sous l'invocation de la déesse Sarasvati. Celle dont je
parle appartenait à cette catégorie, et son père ainsi que
sa mère, qui étaient de famille brahmane, c'est-à-dire deux
fois nés, selon l'expression hindoue, avaient eu le bonheur
d'être convertis à notre sainte religion catholique,
apostolique et romaine par notre révérend père Leclerc
pendant les premières années de sa mission. Par malheur
pour la propagation de notre foi dans le Hind l'influence de
la caste est toute-puissante, de sorte que qui perd sa foi
perd sa caste, c'est-à-dire son rang, ses relations, sa vie
sociale. Ce fut le cas de cette famille, qui par cela seul
qu'elle se faisait chrétienne, se faisait en quelque sorte
paria.
«Il vous paraîtra donc tout naturel que, rejetée du monde
hindou, elle se soit tournée du côté de la société
européenne, si bien qu'une association d'affaires et
d'amitié l'a unie à une famille française pour la fondation et
l'exploitation d'une fabrique importante de mousseline sous
la raison sociale Doressany (Hindou) et Bercher (le
Français).
«Ce fut dans la maison de Mme Bercher que M. Edmond
Paindavoine fit la connaissance de Mlle Marie Doressany
et s'éprit d'elle; ce qui s'explique par cette raison principale
qu'elle était bien réellement la jeune fille que je viens de
vous dépeindre, tous les témoignages que j'ai réunis
concordent entre eux pour l'affirmer, mais je ne peux pas
en parler moi-même, puisque je ne l'ai pas connue et ne
suis arrivé à Dakka qu'après son départ.
«Pourquoi s'éleva-t-il des empêchements au mariage qu'ils
voulaient contracter? C'est une question que je n'ai pas à
traiter.
«Quoi qu'il en ait été, le mariage fut célébré, et dans notre
chapelle le révérend père Leclerc donna la bénédiction
nuptiale à, M. Edmond Paindavoine et à Mlle Marie
Doressany; l'acte de ce mariage est inscrit à sa date sur
nos registres, et il pourra vous en être délivré une copie si
vous en faites la demande.
«Pendant quatre ans M. Edmond Paindavoine vécut dans
la maison des parents de sa femme où une enfant, une
petite fille, leur fut accordée par le Seigneur Tout-Puissant.
Les souvenirs qu'ont gardés d'eux ceux qui à Dakka les ont
alors connus sont des meilleurs, et les représentent comme
le modèle des époux, se laissant peut-être emporter par
les plaisirs mondains, mais cela n'était-il pas de leur âge,
et l'indulgence ne doit-elle pas être accordée à la
jeunesse?
«Longtemps prospère, la maison Doressany et Bercher
éprouva coup sur coup des pertes considérables qui
amenèrent une ruine complète: M. et Mme Doressany
moururent en quelques mois d'intervalle, la famille Bercher
rentra en France, et M. Edmond Paindavoine entreprit un
voyage d'exploration en Dalhousie comme collecteur de
plantes et de curiosités de toutes sortes pour des maisons
anglaises: avec lui il avait emmené sa jeune femme et sa
petite fille alors âgée de trois ans environ.
«Depuis il n'est pas revenu à Dakka, mais j'ai su par un de
ses amis à qui il a écrit plusieurs fois, et aussi par un de
nos pères qui tenait ces renseignements du révérend père
Leclerc, resté en correspondance avec Mme Edmond
Paindavoine, qu'il a habité pendant plusieurs années la
ville de Dehra, choisie par lui comme centre d'exploration,
sur la frontière thibétaine et dans l'Himalaya, qui, dit cet
ami, ont été fructueuses.
«Je ne connais pas Dehra, mais nous avons une mission
dans cette ville, et si vous pensez que cela peut vous être
utile dans vos recherches, je me ferai un plaisir de vous
envoyer une lettre pour un de nos pères dont le concours
pourrait peut-être les faciliter.»
Enfin elle était terminée, la terrible lettre, et tout de suite
après le dernier mot écrit, sons même traduire la formule
de politesse de la fin, elle ramassa les feuillets et se rendit
vivement auprès de M. Vulfran, qu'elle trouva marchant d'un
bout à l'autre de son cabinet en comptant les pas, autant
pour ne pas aller donner contre la muraille que pour
tromper son impatience.
«Tu as été bien lente, dit-il.
— La lettre est longue et difficile.
— N'as-tu pas été dérangée aussi? J'ai entendu la porte
de ton bureau s'ouvrir et se fermer deux fois.»
Puisqu'il l'interrogeait, elle crut qu'elle devait répondre
sincèrement: peut-être était-ce la seule solution honnête et
juste aux questions qu'elle avait agitées sans leur trouver
de réponses satisfaisantes:
«M. Théodore et M. Talouel sont venus dans mon bureau.
— Ah!»
Il parut vouloir s'engager sur ce point, mais s'arrêtant, il
reprit:
«La lettre d'abord; nous verrons cela ensuite; assieds-toi
près de moi; et lis lentement, distinctement, sans hausser
la voix,»
Elle fit sa lecture comme il lui était commandé, et d'une voix
plutôt faible que forte.
De temps en temps M. Vulfran l'interrompit, mais sans
s'adresser à elle, en suivant sa pensée:
… Modèle des époux,
… Plaisirs mondains,
… Maisons anglaises, quelles maisons?
… Un de ses amis; quel ami?
… De quelle époque datent ces renseignements?
Et quand elle fut arrivée à la fin de la lettre, résumant ses
impressions, il dit;
«Des phrases. Pas un nom. Pas une date. Que ces gens-
là ont donc l'esprit vague!»
Comme ces observations ne lui étaient pas faites
directement,
Perrine n'avait garde de répondre; alors un silence s'établit
que
M. Vulfran ne rompit qu'après un temps de réflexion assez
long:
«Peux-tu traduire du français en anglais comme tu viens de
traduire de l'anglais en français?
— Si ce ne sont pas des phrases trop difficiles, oui.
— Une dépêche?
— Oui, je crois.
— Eh bien, assieds-toi à la petite table et écris.»
Il dicta:
«Père Fildes
«Mission
«Dakka.
«Remerciements pour lettre.»
«Prière envoyer par dépêche, réponse payée vingt mots,
nom de l'ami qui a reçu nouvelles, dernière date de celles-
ci. Envoyer aussi nom du père de Dehra. Lui écrire pour le
prévenir que je m'adresse à lui directement.
«Paindavoine.»
«Traduis cela en anglais, et fais plutôt plus court que plus
long; à 1 fr 60 le mot, il ne faut pas les prodiguer; écris très
lisiblement.»
La traduction fut assez vivement achevée et elle la lut à
haute voix.
«Combien de mots? demanda-t-il.
— En anglais quarante-cinq,»
Alors il calcula tout haut:
«Cela fait 72 francs pour la dépêche, 32 pour la réponse;
104 francs en tout que je vais te donner; tu la porteras toi-
même au télégraphe et la liras à la receveuse, pour qu'elle
ne commette pas d'erreur.»
En traversant la véranda elle y trouva Talouel qui, les mains
dans les poches, se promenait là, de manière à surveiller
tout ce qui se passait dans les cours aussi bien que dans
les bureaux.
«Où vas-tu? demanda-t-il.
— Au télégraphe porter une dépêche.»
Elle la tenait d'une main et l'argent de l'autre; il la lui prit en
la tirant si fort que si elle ne l'avait pas lâchée, il l'aurait
déchirée, et tout de suite il l'ouvrit. Mais en voyant qu'elle
était en anglais, il eut un mouvement de colère.
«Tu sais que tu as à me parler tantôt, dit-il.
— Oui, monsieur.»
Ce fut seulement à trois heures qu'elle revit M. Vulfran,
quand il la sonna pour partir. Plus d'une fois elle s'était
demandée qui remplacerait Guillaume; sa surprise fut
grande quand M. Vulfran lui dit de prendre place à ses
côtés, après avoir renvoyé le cocher qui avait amené
Coco.
«Puisque tu as bien conduit hier, il n'y a pas de raisons
pour que tu ne conduises pas bien aujourd'hui. D'ailleurs
nous avons à parler, et il vaut mieux pour cela que nous
soyons seuls.»
Ce fut seulement après être sortis du village où sur leur
passage se manifesta la même curiosité que la veille, et
quand ils roulèrent doucement à travers les prairies où la
fenaison était dans son plein, que M. Vulfran, jusque-là
silencieux, prit la parole, au grand émoi de Perrine qui eût
bien voulu retarder encore le moment de cette explication
si grosse de dangers pour elle, semblait-il.
«Tu m'as dit que M. Théodore et M. Talouel étaient venus
dans ton bureau.
— Oui, monsieur.
— Que te voulaient-ils?»
Elle hésita, le coeur serré.
«Pourquoi hésites-tu? Ne dois-tu pas tout me dire?
— Oui, monsieur, je le dois, mais cela n'empêche pas que
j'hésite.
— On ne doit jamais hésiter à faire son devoir; si tu crois
que tu dois te taire, tais-toi; si tu crois que tu dois répondre
à ma question, car je te questionne, réponds.
— Je crois que je dois répondre.
— Je t'écoute.»
Elle raconta exactement ce qui s'était passé entre
Théodore et elle, sans un mot de plus, sans un de moins.
«C'est bien tout? demanda M. Vulfran lorsqu'elle fut arrivée
au bout.
— Oui, monsieur, tout.
— Et Talouel?»
Elle recommença pour le directeur ce qu'elle avait fait pour
le neveu, aussi fidèlement, en arrangeant seulement un peu
ce qui avait rapport à la maladie de M. Vulfran, de façon à
ne pas répéter «qu'une mauvaise nouvelle trop
brusquement annoncée, sans préparation pouvait le tuer».
Puis, après la première tentative de Talouel, elle dit ce qui
s'était passé pour la dépêche, sans cacher le rendez-vous
qui lui était assigné à la fin de la journée.
Tout à son récit, elle avait laissé Coco prendre le pas, et le
vieux cheval, abusant de cette liberté, se dandinait
tranquillement, humant la bonne odeur du foin séché que la
brise tiède lui soufflait aux naseaux, en même temps qu'elle
apportait les coups de marteau du battement des faux qui
lui rappelaient les premières années de sa vie, quand,
n'ayant pas encore travaillé, il galopait à travers les prairies
avec les juments et ses camarades les poulains, sans se
douter alors qu'ils auraient à traîner un jour des voitures sur
les routes poussiéreuses, à peiner, à souffrir les coups de
fouet et les brutalités.
Quand elle se tut, M. Vulfran resta assez longtemps
silencieux, et comme elle pouvait l'examiner sans qu'il sût
qu'elle tenait les yeux attachés sur lui, elle vit que son
visage trahissait une préoccupation douloureuse faite,
semblait-il, d'autant de mécontentement que de tristesse;
enfin, il dit:
«Avant tout, je dois te rassurer; sois certaine qu'il ne
t'arrivera rien de mal pour tes paroles qui ne seront pas
répétées, et que si jamais quelqu'un voulait se venger de la
résistance que tu as honnêtement opposée à ces
tentatives, je saurais te défendre. Au reste, je suis
responsable de ce qui arrive. Je les pressentais ces
tentatives quand je t'ai recommandé de ne pas parler de
cette lettre qui devait éveiller certaines curiosités, et, dès
lors, je n'aurais pas dû t'y exposer. À l'avenir, il n'en sera
plus ainsi. À partir de demain, tu abandonneras le bureau
de Bendit, où l'on peut aller te trouver, et tu occuperas dans
mon cabinet, la petite table sur laquelle tu as écrit ce matin
la dépêche; devant moi on ne te questionnera pas, je
pense. Mais comme on pourrait le tenter en dehors des
bureaux, chez Françoise, à partir de ce soir, tu auras une
chambre au château et tu mangeras avec moi. Je prévois
que je vais entretenir avec les Indes un échange de lettres
et de dépêches que tu seras seule à connaître. Il faut que je
prenne mes précautions pour qu'on ne cherche pas à
t'arracher de force, ou à te tirer adroitement des
renseignements qui doivent rester secrets. Près de moi, tu
seras défendue. De plus, ce sera ma réponse à ceux qui
ont voulu te faire parler, aussi bien que ce sera un
avertissement à ceux qui voudraient le tenter encore. Enfin,
ce sera une récompense pour toi.»
Perrine, qui avait commencé par trembler, s'était bien vite
rassurée; maintenant, elle était si violemment secouée par
la joie qu'elle ne trouva pas un mot à répondre.
«Ma confiance en toi m'est venue du courage que tu as
montré dans la lutte contre la misère; quand on est brave
comme tu l'as été, on est honnête; tu viens de me prouver
que je ne me suis pas trompé, et que je peux me fier à toi,
comme si je te connaissais depuis dix ans. Depuis que tu
es ici tu as dû entendre parler de moi avec envie: être à la
place de M. Vulfran, être M. Vulfran, quel bonheur! La vérité
est que la vie m'est dure, très dure, plus pénible, plus
difficile que pour le plus misérable de mes ouvriers. Qu'est
la fortune sans la santé qui permet d'en jouir? le plus lourd
des fardeaux. Et celui qui charge mes épaules m'écrase.
Tous les matins, je me dis que sept mille ouvriers vivent par
moi, vivent de moi, pour qui je dois penser, travailler, et que
si je leur manquais ce serait un désastre, pour tous la
misère, pour un grand nombre la faim, la mort peut-être. Il
faut que je marche pour eux, pour l'honneur de cette
maison que j'ai créée, qui est ma joie, ma gloire, — et je
suis aveugle!»
Une pause s'établit et l'âpreté de cette plainte emplit de
larmes les yeux de Perrine; mais bientôt M. Vulfran reprit:
«Tu devais savoir par les conversations du village, et tu
sais par la lettre que tu as traduite, que j'ai un fils; mais
entre ce fils et moi, il y a eu, pour toutes sortes de raisons
dont je ne veux pas parler, des dissentiments graves qui
nous ont séparés et qui, après son mariage conclu malgré
mon opposition, ont amené une rupture complète, mais
n'ont pas éteint mon affection pour lui, car je l'aime, après
tant d'années d'absence, comme s'il était encore l'enfant
que j'ai élevé, et quand je pense à lui, c'est-à- dire le jour et
la nuit si longs pour moi, c'est le petit enfant que je vois de
mes yeux sans regard. À son père, mon fils a préféré la
femme qu'il aimait et qu'il avait épousée par un mariage
nul. Au lieu de revenir près de moi, il a accepté de vivre
près d'elle, parce que je ne pouvais ni ne devais la
recevoir. J'ai espéré qu'il céderait; il a dû croire que je
céderais moi- même. Mais nous avons le même caractère:
nous n'avons cédé ni l'un ni l'autre Je n'ai plus eu de ses
nouvelles. Après ma maladie qu'il a certainement connue,
car j'ai tout lieu de penser qu'on le tenait au courant de ce
qui se passe ici, j'ai cru qu'il reviendrait. Il n'est pas revenu,
retenu évidemment par cette femme maudite qui, non
contente de me l'avoir pris, me le garde, la misérable!…»
Perrine écoutait, suspendue aux lèvres de M. Vulfran, ne
respirant pas; à ce mot, elle interrompit:
«La lettre du père Fildes dit: «Une jeune personne douée
des plus charmantes qualités: l'intelligence, la bonté, la
douceur, la tendresse de l'âme, la droiture du caractère»,
on ne parle pas ainsi d'une misérable.
— Ce que dit la lettre peut-il aller contre les faits? et le fait
capital qui m'a inspiré contre elle l'exaspération et la haine,
c'est qu'elle me garde mon fils, au lieu de s'effacer comme
il convient à une créature de son espèce, pour qu'il puisse
retrouver et reprendre ici la vie qui doit être la sienne. Enfin
par elle nous sommes séparés, et tu vois que, malgré les
recherches que j'ai fait entreprendre, je ne sais même pas
où il est; comme moi, tu vois les difficultés qui s'opposent à
ces recherches. Ce qui complique ces difficultés, c'est une
situation particulière que je dois t'expliquer, bien qu'elle soit
sans doute peu claire pour une enfant de ton âge; mais,
enfin, il faut que tu t'en rendes à peu près compte, puisque
par la confiance que je mets en toi, tu vas m'aider dans ma
tâche. La longue absence, la disparition de mon fils, notre
rupture, le long temps qui s'est écoulé depuis les dernières
nouvelles qu'on a reçues de lui, ont fatalement éveillé
certaines espérances. Si mon fils n'était plus là pour
prendre ma place quand je serai tout à fait incapable d'en
porter les charges, et pour hériter de ma fortune quand je
mourrai, qui occuperait cette place? À qui cette fortune
reviendrait-elle? Comprends-tu les espérances
embusquées derrière ces questions?
— À peu près, monsieur.
— Cela suffit, et même j'aime autant que tu ne les
comprennes pas tout à fait. Il y a donc près de moi, parmi
ceux qui devraient me soutenir et m'aider, des personnes
qui ont intérêt à ce que mon fils ne revienne pas, et qui par
cela seul que cet intérêt trouble leur esprit, peuvent
s'imaginer qu'il est mort. Mort, mon fils! Est-ce que cela est
possible! Est-ce que Dieu m'aurait frappé d'un si effroyable
malheur! Eux peuvent le croire, moi je ne peux pas. Que
ferais-je en ce monde si Edmond était mort? C'est la loi de
la nature que les enfants perdent leurs parents, non que les
parents perdent leurs enfants. Enfin, j'ai cent raisons
meilleures les unes que les autres qui prouvent l'insanité de
ces espérances. Si Edmond avait péri dans un accident, je
l'aurais su; sa femme eût été la première à m'en avertir.
Donc Edmond n'est pas, ne peut pas être mort; je serais un
père sans foi d'admettre le contraire.»
Perrine ne tenait plus ses yeux attachés sur M. Vulfran,
mais elle les avait détournés pour cacher son visage,
comme s'il pouvait le voir.
«Les autres qui n'ont pas cette foi, peuvent croire à cette
mort, et cela explique leur curiosité en même temps que
les précautions que je prends pour que tout ce qui se
rapporte à mes recherches reste secret. Je te le dis
franchement. D'abord pour que tu voies la tâche à laquelle
je t'associe: rendre un fils à son père; et je suis certain que
tu as assez de coeur pour t'y employer fidèlement. Et puis
je t'en parle encore, parce que ç'a toujours été ma règle de
vie d'aller droit à mon but, en disant franchement où je vais;
quelquefois les malins n'ont pas voulu me croire et ont
supposé que je jouais au fin; ils en ont toujours été punis.
On a déjà tenté de te circonvenir; on le tentera encore, cela
est probable, et de différents côtés; te voilà prévenue, c'est
tout ce que je devais faire.»
Ils étaient arrivés en vue des cheminées de l'usine de
Hercheux, de toutes la plus éloignée de Maraucourt;
encore quelques tours de roues, ils entraient dans le
village.
Perrine, bouleversée, frémissante, cherchait des paroles
pour répondre et ne trouvait rien, l'esprit paralysé par
l'émotion, la gorge serrée, les lèvres sèches:
«Et moi, s'écria-t-elle enfin, je dois vous dire que je suis à
vous, monsieur, de tout coeur.»
XXXII
XXXIII
XXXIV
XXV
XXXVIII
XXXIX
XL
Fabry s'était retiré, laissant en tête-à-tête le grand-père et
la petite-fille.
Mais ils étaient si émus qu'ils restaient les mains dans les
mains sans parler, n'échangeant que des mots de
tendresse:
«Ma fille, ma chère petite-fille!
— Grand-papa!»
Enfin, quand ils se remirent un peu du trouble qui les
bouleversait, il l'interrogea:
«Pourquoi ne t'es-tu pas fait connaître? demanda-t-il.
— Ne l'ai-je pas tenté plusieurs fois? rappelez-vous ce que
vous m'avez dit un jour, le dernier où j'ai fait allusion à
maman et à moi: «Plus jamais, tu entends, plus jamais, ne
me parle de ces misérables».
— Pouvais-je soupçonner que tu étais ma fille?
— Si cette fille s'était présentée franchement devant vous,
ne l'auriez-vous pas chassée sans vouloir l'entendre?
— Qui sait ce que j'aurais fait!
— C'est alors que j'ai décidé de ne me faire connaître que
le jour où, selon la recommandation de maman, je me
serais fait aimer.
— Et tu as attendu si longtemps! N'avais-tu pas à chaque
instant des preuves de mon affection?
— Était-elle celle d'un père? je n'osais le croire.
— Et il a fallu que, mes soupçons s'étant précisés après
des luttes cruelles, des hésitations, des espérances aussi
bien que des doutes que tu m'aurais épargnés en parlant
plus tôt, j'emploie Fabry pour t'obliger à te jeter dans mes
bras!
— La joie de l'heure présente ne prouve-t-elle pas qu'il était
bon qu'il en fût ainsi?
— Enfin c'est bien, laissons cela, et dis-moi ce que tu m'as
caché, me laissant poursuivre des recherches que d'un mot
tu pouvais satisfaire…
— En me découvrant.
— Parle-moi de ton père; comment êtes-vous arrivés à
Serajevo?
Comment était-il photographe?
— Ce qu'a été notre vie dans l'Inde, vous pouvez…»
Il l'interrompit:
«Dis-moi tu; c'est à ton grand-père que tu parles, non plus
à
M. Vulfran.
— Par les lettres que tu as reçues tu sais à peu près ce
qu'a été cette vie; je te la reconterai plus tard, avec nos
chasses aux plantes, nos chasses aux bêtes, tu verras ce
qu'était le courage de papa, la vaillance de maman, car je
ne peux pas te parler de lui sans te parler d'elle…
— Ne crois pas que ce que Fabry vient de m'apprendre
d'elle, en me disant son refus d'entrer à l'hôpital où elle
aurait peut-être été sauvée, et cela pour ne pas
t'abandonner, ne m'a pas ému.
— Tu l'aimeras, tu l'aimeras.
— Tu me parleras d'elle.
— … Je te la ferai connaître, je te la ferai aimer. Je passe
donc là-dessus. Nous avions quitté l'Inde pour revenir en
France, quand, arrivé à Suez, papa perdit l'argent qu'il
avait emporté. Il lui fut volé par des gens d'affaires. Je ne
sais comment.»
M. Vulfran eut un geste qui semblait dire que lui savait ce
comment.
«N'ayant plus d'argent, au lieu de venir en France, nous
partîmes pour la Grèce, ce qui coûtait moins cher de
voyage. À Athènes, papa, qui avait des instruments pour la
photographie, fit des portraits dont nous vécûmes. Puis il
acheta une roulotte, un âne, Palikare, qui m'a sauvé la vie,
et il voulut revenir en France par terre, en faisant des
portraits le long de la route. Mais qu'on en faisait peu,
hélas! et que la route était dure dans les montagnes, où le
plus souvent il n'y avait que de mauvais sentiers dans
lesquels Palikare aurait dû se tuer vingt fois par jour. Je t'ai
dit comment papa était tombé malade à Bousovatcha. Je
te demande à ne pas te raconter sa mort aujourd'hui, je ne
pourrais pas. Quand il ne fut plus avec nous, il fallut
continuer notre route. Si nous gagnions peu, quand il
pouvait inspirer confiance aux gens et les décider à se
faire photographier, combien moins encore y gagnâmes-
nous quand nous fûmes seules! Plus tard aussi je te
raconterai des étapes de misère, qui durèrent de
novembre à mai, en plein hiver, jusqu'à Paris. Par M. Fabry
tu viens d'apprendre comment maman est morte chez
Grain de Sel, et cette mort je te la dirai plus tard aussi avec
les dernières recommandations de maman pour venir ici.»
Pendant que Perrine parlait, des rumeurs vagues venant
des jardins passaient dans l'air.
«Qu'est-ce que cela?» demanda M. Vulfran.
Perrine alla à la fenêtre: les pelouses et les allées étaient
noires d'ouvriers endimanchés, d'hommes, de femmes,
d'enfants au- dessus desquels flottaient des drapeaux, des
bannières; et de cette foule de six à sept mille personnes
entassées, et dont les masses se continuaient en dehors
du parc dans le jardin du Cercle, la route, les prairies,
s'élevait cette rumeur qui avait surpris M. Vulfran et
détourné son attention du récit de Perrine, si grand qu'en
fût l'intérêt.
«Qu'est-ce donc? répéta-t-il.
— C'est aujourd'hui ton anniversaire, dit-elle, et les ouvriers
de toutes les usines ont décidé de le célébrer en te
remerciant ainsi de ce que tu as fait pour eux.
— Ah! vraiment, ah! vraiment!»
Il vint à la fenêtre comme s'il pouvait les voir, mais il fut
reconnu, et aussitôt courut de groupe en groupe une
clameur qui en se propageant devint formidable.
«Mon Dieu! qu'ils pourraient être terribles s'ils étaient
contre nous, murmura-t-il, sentant pour la première fois la
force de ces masses qu'il commandait.
— Oui, mais ils sont avec nous parce que nous sommes
avec eux.
— Et c'est à toi que cela est dû, petite-fille; qu'il y a loin
d'aujourd'hui au service célébré à la mémoire de ton père
dans notre église vide!
— Voici l'ordre de la cérémonie qui a été adopté par le
conseil: je te conduirai sur le perron à deux heures
précises; de là tu domineras la foule et tout le monde te
verra; un ouvrier de chacun des villages où sont les usines
montera sur le perron et, au nom de tous, le vieux père
Gathoye t'adressera un petit discours.
À ce moment deux heures sonnèrent à la pendule.
«Veux-tu me donner la main?» dit-elle.
Ils arrivèrent sur le perron, et une immense acclamation
retentit; alors, comme cela avait été réglé, les délégués
montèrent sur le perron, et le père Gathoye, qui était un
vieux peigneur de chanvre, s'avança seul à quelques pas
de ses camarades pour débiter sa harangue qu'on lui avait
fait répéter dix fois depuis le matin:
Monsieur Vulfran, c'est pour vous féliciter que … c'est pour
vous féliciter que …»
Mais il resta court en faisant de grands bras, et la foule qui
voyait ses gestes éloquents crut qu'il débitait son discours.
Après quelques secondes d'efforts pendant lesquelles il
s'arracha plusieurs poignées de cheveux gris, en tirant
dessus comme s'il peignait son chanvre, il dit:
«Voilà la chose: j'avais un discours à vous dire, mais je
peux pas en retrouver un mot, ce que ça m'ennuie pour
vous! enfin c'est pour vous féliciter, vous remercier au nom
de tous, et de bon coeur.»
Il leva la main solennellement:
«Je le jure, foi de Gathoye.»
Pour être incohérent ce discours n'en remua pas moins M.
Vulfran, qui était dans un état d'âme où l'on ne s'arrête pas
aux paroles; la main toujours appuyée sur l'épaule de
Perrine il s'avança jusqu'à la balustrade du perron et se
trouva là comme dans une tribune où la foule le voyait:
«Mes amis, dit-il d'une voix forte, vos compliments d'amitié
me causent une joie d'autant plus grande que vous me les
apportez dans la journée la plus heureuse de ma vie, celle
où je viens de retrouver ma petite-fille, la fille du fils que j'ai
perdu; vous la connaissez, vous l'avez vue à l'oeuvre, soyez
sûrs qu'elle continuera et développera ce que nous avons
fait ensemble, et dites-vous que votre avenir, celui de vos
enfants, est entre de bonnes mains.»
Disant cela, il se pencha vers Perrine, et sans qu'elle put
s'en défendre la prenant dans ses bras encore vigoureux, il
la souleva, et, la présentant à la foule, il l'embrassa.
Alors il s'éleva une acclamation poussée et répétée
pendant plusieurs minutes par des milliers de bouches
d'hommes, de femmes, d'enfants; puis, comme l'ordre de
la fête avait été bien réglé, aussitôt le défilé commença et
chacun en passant devant le vieux patron et sa petite-fille
salua ou fit la révérence.
«Si tu voyais les bonnes figures», dit Perrine.
Cependant il y en eut qui ne furent pas précisément
radieuses: celles des neveux, quand, la cérémonie
terminée, ils vinrent féliciter leur «cousine».
«Pour moi, dit Talouel qui avait voulu se donner le plaisir
de se joindre à eux, et qui d'autre part tenait à ne pas
perdre de temps pour faire sa cour à l'héritière des usines,
je l'avais toujours supposé.»
Des émotions de ce genre ne pouvaient pas être bonnes
pour la santé de M. Vulfran; la veille de son anniversaire il
se trouvait mieux qu'il ne l'avait été depuis longtemps, ne
toussant plus, n'étouffant plus, mangeant et dormant bien;
le lendemain, au contraire, la toux et les étouffements
avaient si bien repris que tout ce qui avait été si
péniblement gagné paraissait perdu de nouveau.
Aussitôt le docteur Ruchon fut appelé:
«Vous devez comprendre, dit M. Vulfran, que j'ai envie de
voir ma petite-fille, il faut donc que vous me mettiez au plus
vite en état de supporter l'opération.
— Ne sortez pas, mettez-vous au régime lacté, soyez
calme, parlez peu, et je vous garantis qu'avec le beau
temps dont nous jouissons, l'oppression, les palpitations, la
toux disparaîtront, et l'opération pourra se faire avec toutes
chances de succès.»
Le pronostic du docteur Ruchon se réalisa, et un mois
après l'anniversaire, deux, médecins appelés de Paris
constatèrent un état général assez bon pour autoriser
l'opération qui, si elle n'avait point toutes les chances pour
elle, en avait cependant de sérieuses et de nombreuses:
en l'examinant dans une chambre obscure, on constatait
que M. Vulfran avait conservé de la sensibilité rétinienne,
ce qui était la condition indispensable pour permettre
l'opération, et l'on décidait de la pratiquer avec iridectomie,
c'est-à-dire excision d'une partie de l'iris.
Comme on voulait l'endormir, il s'y refusa:
«Non, dit-il, mais je demande à ma petite-fille d'avoir le
courage de me tenir la main; vous verrez que cela me
rendra solide. Est-ce très douloureux?
— La cocaïne atténuera la douleur.»
L'opération faite, le patient ne recouvra pas la vue
instantanément, et cinq ou six jours s'écoulèrent avant que
ne commençât la coaptation de la plaie de son oeil
recouvert d'un bandeau compressif.
Combien furent-elles longues pour le père et la fille, ces
journées d'attente, malgré les assurances favorables de
l'oculiste resté au château pour pratiquer lui-même les
pansements nécessaires; mais l'oculiste n'était pas tout:
que se passerait-il si une reprise de la bronchite se
produisait? Une crise de toux, un éternuement ne
pouvaient-ils pas tout compromettre?
Et de nouveau Perrine éprouva les angoisses qui l'avaient
accablée pendant la maladie de son père et de sa mère.
N'aurait-elle donc retrouvé son grand-père que pour le
perdre, et une fois encore rester seule au monde?
Le temps s'écoula sans complications fâcheuses, et M.
Vulfran fut autorisé à se servir, dans une chambre aux
volets clos, et aux rideaux fermés, de son oeil opéré.
«Ah! si j'avais eu des yeux, s'écria-t-il après l'avoir
contemplée, est-ce que mon premier regard ne t'aurait pas
reconnue pour ma fille? Ils sont donc imbéciles ici de
n'avoir pas retrouvé ta ressemblance avec ton père?
Talouel serait donc sincère en disant qu'il l'avait
«supposé».
Mais on ne laissa pas prolonger ses épanchements: il ne
fallait pas qu'il éprouvât des émotions, ni qu'il toussât, ni
qu'il eût des palpitations.
«Plus tard».
Le quinzième jour le bandeau compressif fut remplacé par
un bandeau flottant; le vingtième les pansements
cessèrent; mais ce fut seulement le trente-cinquième que
l'oculiste, revint de Paris pour décider un choix de verres
convexes qui permettraient la lecture et la vision à
distance: avec un malade ordinaire les choses eussent
sans doute marché moins lentement, mais avec le riche M.
Vulfran c'eût été naïveté de ne pas pousser les soins à
l'extrême, et de ne pas multiplier les voyages.
Ce que M. Vulfran désirait le plus, maintenant qu'il avait vu
sa petite-fille, c'était de sortir pour visiter ses travaux; mais
cela demanda de nouvelles précautions, et imposa de
nouveaux retards, car il ne voulait pas s'enfermer dans un
landau aux glaces closes, mais se servir de son vieux
phaéton, pour être conduit par Perrine, et se montrer à tous
avec elle: pour cela il importait de choisir une journée sans
soleil, aussi bien que sans vent et sans froid.
Enfin il s'en présenta une à souhait, douce et vaporeuse,
avec un ciel bleu tendre, comme on en rencontre assez
souvent en ce pays, et après le déjeuner Perrine donna
l'ordre à Bastien de faire atteler Coco au phaéton.
«Tout de suite, mademoiselle.»
Elle fut surprise du ton de cette réponse, et du sourire de
Bastien, mais elle n'y prêta pas autrement attention,
occupée qu'elle était à habiller son grand-père de façon
qu'il ne fût exposé à n'avoir ni froid, ni chaud.
Bientôt Bastien revint annoncer que la voiture était
avancée, et ils se rendirent sur le perron; Perrine, qui ne
quittait pas des yeux son grand-père, marchant seul,
arrivait à la dernière marche, quand un formidable braiment
lui fit tourner la tête.
Était-ce possible! Un âne était attelé au phaéton, et cet âne
ressemblait à Palikare, mais Palikare lustré, peigné, les
sabots brillants, habillé d'un beau harnais jaune avec des
houppettes bleues, qui continuait de braire le cou tendu, et
voulait venir vers Perrine malgré le groom qui le retenait.
«Palikare!»
Et elle lui sauta à la tête en l'embrassant.
«Ah! grand-papa, quelle bonne surprise!
— Ce n'est pas à moi que tu la dois, c'est à Fabry qui l'a
racheté à La Rouquerie; le personnel des bureaux a voulu
faire ce cadeau à leur ancienne camarade.
— M. Fabry est un bon coeur.
— Mais oui, mais oui, il a eu une idée qui n'est pas venue à
tes cousins. Il m'en est venu une aussi à moi, qui a été de
commander à Paris une jolie charrette pour Palikare; elle
arrivera dans quelques jours, et ne sera traînée que par lui,
car ce phaéton n'est pas son affaire.»
Ils montèrent en voiture, et Perrine prit les guides:
«Par où commençons-nous?
— Comment par où? Mais par l'aumuche donc? Crois-tu
que je n'ai pas envie de voir le nid où tu as vécu, et d'où tu
es partie?»
Elle était telle que Perrine l'avait quittée l'année
précédente, avec son fouillis de végétation vierge, sans
que personne y eût touché, respectée même par le temps,
qui n'avait fait qu'ajouter à son caractère.
«Est-ce curieux, dit M. Vulfran, qu'à deux pas d'un grand
centre ouvrier, en pleine civilisation, tu aies pu vivre là de la
vie sauvage!
— Aux Indes, en pleine vie sauvage, tout nous appartenait;
ici, dans la vie civilisée, je n'avais droit à rien; j'ai souvent
pensé à cela.»
Après l'aumuche, M. Vulfran voulut que sa première visite
fût pour la crèche de Maraucourt.
Il croyait la bien connaître pour en avoir longuement discuté
et arrêté les plans avec Fabry, mais quand il se trouva
dans l'entrée, et qu'il vit d'un coup d'oeil toutes les autres
salles: le dortoir où sont couchés les enfants aux maillots
dans des berceaux rosés ou bleus, selon le sexe de
l'enfant; le pouponnat où jouent ceux qui marchent seuls; la
cuisine, le lavabo, il fut surpris et charmé de reconnaître
que par une habile distribution et l'emploi de larges portes
vitrées, l'architecte avait réalisé le difficile idéal à lui
imposé, qui était que la crèche fût une véritable maison de
verre où les mères vissent de la première salle tout ce qui
se passait dans celles où elles ne devaient pas entrer.
Quand du dortoir ils vinrent dans le pouponnat, les enfants
se précipitèrent sur Perrine en lui présentant le jouet qu'ils
avaient aux mains, une trompette, une crécelle, un cheval
de bois, une poule, une poupée.
«Je vois que tu es connue ici, dit M. Vulfran.
— Connue! reprit Mlle Belhomme qui les accompagnait,
dites aimée, adorée; elle est une petite mère pour eux:
personne comme elle qui sache si bien les faire jouer.
— Vous souvenez-vous, répondit M. Vulfran, que vous me
disiez, que c'était une qualité maîtresse de savoir créer ce
qui est nécessaire à nos besoins; il me semble qu'il en est
une autre plus belle encore, c'est de savoir créer ce qui est
nécessaire aux besoins des autres, et cela précisément
ma petite-fille l'a fait. Mais nous ne sommes qu'au
commencement, ma chère demoiselle: bâtir des crèches,
des maisons ouvrières, des cercles, c'est l'a b c de la
question sociale, et ce n'est pas avec cela qu'on la résout;
j'espère que nous pourrons aller plus loin, plus à fond; nous
ne sommes qu'à notre point de départ: vous verrez, vous
verrez.»
Quand ils revinrent dans la salle d'entrée, une femme
finissait d'allaiter son enfant; vivement elle le redressa, et le
présenta à M. Vulfran:
«Regardez-le, monsieur Vulfran, c'est-y un bel éfant?
— Mais… oui, c'est un bel enfant.
— Eh ben, il est ben à vous.
— Vraiment?
— J'en ai déjà eu trois, que j'ai perdus; à qui doit-il de vivre
celui-là? Vous voyez s'il est à vous; Dieu vous bénisse,
vous et votre chère fille!»
Après la crèche ce fut la tour d'une maison ouvrière, puis
de l'hôtel, du restaurant, du cercle, et en quittant Maraucourt
ils allèrent à Saint-Pipoy, à Flexelles, à Bacourt, à
Hercheux, et sur la route Palikare trottait joyeux, fier d'être
conduit par sa petite maîtresse, dont la main était plus
douée que celle de la Rouquerie, et qui ne remontait
jamais en voiture sans l'embrasser, — caresse à laquelle il
répondait par des mouvements d'oreilles tout à fait
éloquents pour qui savait les traduire.
Dans ces villages les constructions n'étaient pas aussi
avancées qu'à Maraucourt, mais déjà cependant pour la
plupart on pouvait fixer l'époque de leur achèvement.
La journée avait été bien remplie, ils revinrent lentement
avant l'approche de la nuit; alors, comme ils passaient
d'une colline à l'autre, ils se trouvèrent dominer la contrée
où partout se montraient des toits neufs à l'entour des
hautes cheminées qui vomissaient des tourbillons de
fumée; M. Vulfran étendit la main:
«Voilà ton ouvrage, dit-il, ces créations auxquelles, entraîné
par la fièvre des affaires, je n'avais pas eu le temps du
penser. Mais pour que cela dure et se développe, il te faut
un mari digne de toi, qui travaille pour nous et pour tous.
Nous ne lui demanderons pas autre chose. Et j'ai idée que
nous pourrons rencontrer l'homme de bon coeur qu'il nous
faut. Alors nous vivrons heureux… en famille.
FIN
1.F.
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