2005 Le Gouernement de Soi
2005 Le Gouernement de Soi
2005 Le Gouernement de Soi
Frédéric Gros
Sciences Humaines, publié le 01/05/2005
https://www.scienceshumaines.com/le-gouvernement-de-soi_fr_14329.html
Il existe une énigme Michel Foucault : celle des dernières années de travail, d'études et de
cours au Collège de France. Pendant toutes les années 70, on avait cru fixer le sens de sa démarche
en la lisant comme une généalogie du système contemporain des pouvoirs, à partir de racines
occidentales modernes (XVIe-XVIIIe siècles) : la discipline et la prison, la norme et la loi, la
souveraineté et le contrôle, la guerre et la biopolitique, la raison d'Etat et le libéralisme... Et voilà que,
par une espèce de « tournant », M. Foucault nous offre d'ultimes méditations sur l'histoire du sujet
grec et les techniques de soi antiques. On a parlé de rupture, on a évoqué un passage presque sans
transition du « politique » à l'« éthique », du « pouvoir » au « sujet ». Et pourtant ce sujet ancien que
décrit M. Foucault dans ses études sur le souci de soi, l'ascétique, l'esthétique de l'existence, les
pratiques de subjectivation, etc. est appelé à se gouverner lui-même, c'est-à-dire, comme on voudrait
le montrer ici, à instaurer de soi à soi un rapport politique.
Pour saisir ce qui s'est opéré entre la fin des années 70 et le début des années 80, il faut revenir au
moins au cours prononcé au Collège de France en 1980 (« Le gouvernement des vivants »), encore
inédit. Il s'agissait alors pour M. Foucault de retracer la généalogie du sujet désirant, telle qu'une
psychanalyse courante en fait la leçon. Comme sujet désirant, je tiens mon identité de mon désir, en
tant qu'il demeure largement secret, opaque au regard de ma conscience claire, et ne gagne en
transparence que depuis un rapport réglé à l'autre (un directeur, un confesseur, un analyste) sous la
forme du monologue indéfini et sous écoute. Ce qui m'affecte et me ronge, les troubles qui
m'envahissent, les angoisses qui me traversent, tout par hypothèse provient d'un désir trop fortement
méconnu, et je gagnerais certes à l'interroger en le dépliant dans un discours adressé à un autre qui
s'y prêterait.
Ces dernières années furent donc celles du malentendu. On a cru lire à travers les dernières
recherches l'exaltation d'une morale individualiste, narcissique, d'une éthique du dandy qui ferait
l'éloge des conduites à proportion de leur seule valeur esthétique (faire de sa vie une oeuvre d'art), la
description d'une construction soigneuse de soi prise dans le vertige d'une autoréférence, oublieuse
des autres, égoïste et asociale (prendre soin de soi, établir de soi à soi un rapport de jouissance et de
maîtrise complètes, etc.). Que n'a-t-on dit sur ce retour pervers aux Grecs qui aurait constitué en fin
de compte chez M. Foucault un sapement nihiliste de la morale universelle ?
L'exemple le plus impressionnant pour illustrer ce point de l'opposition foucaldienne entre le sujet
moderne de la psychologie et le sujet ancien de l'éthique est celui de l'examen de conscience, exemple
d'autant plus décisif qu'il s'agit en même temps de montrer en quoi cet exercice spirituel antique ne
suppose évidemment aucune introspection. Dans l'analyse serrée du livre iii du De ira de
Sénèque (3) où cet exercice est présenté, M. Foucault montre bien que pour le maître stoïcien, il ne
s'agit en aucune manière de déchiffrer ou découvrir par cet examen régulier quelque chose en lui qui
serait comme une identité secrète, une nature obscure, mais plutôt d'assurer le réglage entre les
principes d'action qu'il se donne et ce qu'effectivement il accomplit, entre ses discours et ses actes.
L'interrogation qui parcourt cet examen est la suivante : mes actions d'aujourd'hui correspondent-
elles aux principes que je me suis donnés ? Et s'il arrive que le sujet n'a pas correspondu dans ses faits
et gestes aux logoi (principes discursifs) qui devraient en ordonner l'existence (comme ne pas se
laisser assombrir par le chagrin, garder du temps pour soi, éviter les mouvements passionnels, etc.),
l'examen sert à déterminer alors quels exercices le sujet doit s'imposer afin de parvenir à une
correspondance plus parfaite et régulière. Du reste, en dehors même de l'examen de conscience, la
plupart des exercices attachés au souci de soi comme pratique culturelle relèvent de cette
préoccupation unique : assurer au plus juste la correspondance entre ce que je dis qu'il faut faire et
Frédéric Gros. Le gouvernement de soi | 3
ce que je fais effectivement. Ainsi des exercices de lecture et d'écriture par lesquels il s'agit de
s'imprégner d'un petit nombre de principes ou règles, les assimiler, et les incorporer afin que
ces logoi puissent me servir de remèdes, d'équipement ou de secours dans l'action (ne lire que peu
de choses mais avec lenteur et intensité, prendre des notes et relever des maximes qu'on apprendra
par coeur et qu'on se répétera à intervalles réguliers pour être sûr de les avoir à disposition
immédiate, etc.). Le but de ces exercices est de pouvoir disposer à tout moment d'un certain nombre
d'énoncés afin de se trouver tout armé au moment critique (malheurs, catastrophes, deuils).
Le sujet antique redéployé par M. Foucault, à partir de ses relectures de Platon, Epictète, Sénèque,
Marc Aurèle, Epicure, n'est pas un sujet solitaire ou individualiste, voué à sa seule célébration ou sa
joie égoïste. Il ne saurait du reste, dans ce processus éthique, simplement être question de plaisir. Se
posséder soi-même, jouir de soi-même - comme on parle de jouissance pour une propriété parfaite -
, ces dispositifs éthiques n'ont au fond rien à voir avec un quelconque épanouissement personnel,
comme en vendent nos marchands d'ego réussi. Car il n'y a pas à opposer chez M. Foucault un sujet
chrétien en peine de son désir interdit, verbalisant indéfiniment sa frustration, et un sujet grec
cultivant librement un plaisir sans contrainte ni censure. La construction antique du soi suppose au
contraire un goût prononcé de la maîtrise, ou une austérité et une vigilance propres à empêcher tout
plaisir d'abandon. Il y a en tout cas, dans cette quête éthique, de quoi rebuter les amateurs de petits
bonheurs égoïstes. On peut bien supposer sans doute une joie spécifique et rare à boucler ainsi le
rapport de soi à soi dans la complétude d'une maîtrise, mais après tout il y aura aussi dans le dispositif
chrétien une curiosité jouissive à traquer son désir et à en suivre les volutes discursives.
La modalité du retour à soi proposé par les philosophes antiques est, comme le montre M. Foucault,
politico-pratique : non pas se connaître, mais se faire. La finalité même du travail de soi sur soi sera
elle aussi marquée du sceau du politique. Car après tout, dans un cadre platonicien, c'est pour
gouverner les autres qu'on apprend à se gouverner, c'est pour pouvoir dominer les autres qu'on
s'attache à se dominer soi-même. Mais ce gouvernement de soi n'est pas un simple préalable ou une
condition requise. Apprendre à se gouverner soi-même suppose le gouvernement d'un autre pour
nous guider : le maître d'existence. On ne peut être provoqué à soi-même que par un autre. L'égoïsme
finalement est spontané et vulgaire, tout comme l'adhésion aliénée aux illusions collectives : ils ne
sont que le revers l'un de l'autre, car c'est toujours un moi qui se construit par de fausses images et
des écrans qu'on lui agite. Alors on croit devenir soi quand on ne fait qu'épouser les aspirations de
masse à être quelqu'un. Politique négative. Le sujet éthique suppose au contraire une politique
positive : celle d'un accompagnement émancipateur. C'est la figure du maître d'existence : Socrate,
Epicure, Sénèque... La construction de soi entraîne la présence soutenue d'un autre privilégié ou de
plusieurs autres. C'est ainsi que M. Foucault, par exemple, montre comment le souci de soi s'acquiert
dans un cadre largement communautaire et institutionnel : soit l'école d'Epictète offrant des
formations différenciées et s'adressant à un large public de disciples ou de gens de passage ; soit
Sénèque qui ne se soucie bien de lui qu'en entretenant en lui le regard d'un ami, par la
correspondance (exemple des Lettres à Lucilius). M. Foucault y insiste toujours : le souci de soi n'est
pas une activité solitaire, qui couperait du monde celui qui s'y adonnerait, mais constitue au contraire
une intensification du rapport social. Se construire et se soucier de soi, ce n'est pas renoncer au
monde et aux autres, mais moduler autrement cette relation.
4 | Frédéric Gros. Le gouvernement de soi
Ce sujet éthique décrit par M. Foucault, tel qu'il se constitue à partir de techniques et d'exercices, est
donc saturé de politique. C'est un rapport politique qu'il s'agit d'instaurer de soi à soi
(commandement, domination, maîtrise, gouvernement), c'est dans un but politique qu'on l'instaure
(gouverner la cité, prendre de l'ascendant sur les autres, réagir aux événements du monde de manière
efficace et correcte, etc.). M. Foucault tente finalement de dégager un modèle de construction du sujet
éloigné à la fois du modèle classique de la psychologie (le sujet se constitue par introspection,
connaissance de soi, lecture scrupuleuse de son désir, etc.) et du modèle contemporain de la gestion
(le sujet doit gérer ses affects, apprendre à exploiter ses capacités, développer et optimiser ses
ressources mentales, etc.). Alors qu'on l'accusait de délaisser le champ des luttes pour s'abandonner
à de vagues rêveries éthiques, il s'attachait au contraire à introduire la politique au coeur même du
sujet, comme tension vibrante du rapport de soi à soi.
Frédéric Gros
NOTES
1
Frédéric Gros. Le gouvernement de soi | 5
M. Foucault, L'Herméneutique du sujet. Cours au Collège de France, 1981-1982, édition établie par
F. Gros, Gallimard/Seuil, 2001.
NOTES
1.
2.
[2] Titres respectifs des deux derniers volumes de L'Histoire de la sexualité, parus
en 1984, année de la mort de M. Foucault, aux éditions Gallimard.
3.
[3] M. Foucault, L'Herméneutique du sujet. Cours au Collège de France, 1981-1982,
édition établie par F. Gros, Gallimard/Seuil, 2001.