7PH06TE0420 Partie2
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Étape 1 : S’étonner
Mise en activité
Lisez le début de la pièce :
« Marc, seul.
MARC : Mon ami Serge a acheté un tableau. C’est une toile d’environ un mètre soixante sur un mètre
vingt, peinte en blanc. Le fond est blanc et si on cligne des yeux, on peut apercevoir de fins liserés blancs
transversaux. Mon ami Serge est un ami depuis longtemps. C’est un garçon qui a bien réussi, il est
médecin dermatologue et il aime l’art. Lundi, je suis allé voir le tableau que Serge avait acquis samedi
mais qu’il convoitait depuis plusieurs mois. Un tableau blanc, avec des liserés blancs.
Chez Serge.
Posée à même le sol, une toile blanche, avec de fins liserés blancs transversaux.
Serge regarde, réjoui, son tableau.
Marc regarde le tableau.
Serge regarde Marc qui regarde le tableau.
Un long temps où tous les sentiments se traduisent sans mot.
Au brouillon, à partir de votre lecture du texte, vous répondrez brièvement aux questions qui suivent
en vous efforçant d’être aussi précis que possible.
1) Sur quoi porte la différence d’appréciation entre Marc et Serge ?
2) qu’est-ce qui est en jeu derrière cette différence d’appréciation ?
3) Qu’est-ce qui manque à Marc et à Serge pour se mettre d’accord ?
—Eléments de réponse
1) Il s’agit d’estimer la valeur esthétique d’une œuvre d’art, celle du peintre Antrios. On peut supposer
que Serge la met très haut puisqu’il l’a payé 200 000 francs (l’équivalent, inflation comprise, de 50 000
euros aujourd’hui, sans compter la très forte hausse du marché de l’art). Inversement pour Marc, c’est
une « merde ». Le débat, puisque le tableau est blanc avec des liserés blancs, fait évidemment écho
aux critiques qui portent sur la valeur artistique de l’art moderne, notamment sur celle des
monochromes – on peut penser au carré blanc sur fond blanc de Kasimir Malevitch.
2) Les critères d’appréciation des deux protagonistes sont loin d’être purement esthétiques. D’entrée de
jeu, s’y mêle ainsi que nous l’avons vu, une question financière ; il est évident que Serge a plus de
moyens que Marc, et que Marc sans pouvoir lui reprocher sa richesse, lui reproche l’usage qu’il en fait.
D’un autre côté, Serge estime que Marc, si péremptoire son jugement soit-il, ne dispose d’aucune
compétence particulière en matière d’art contemporain, sur quoi l’appuyer, et s’estime qu’en cette
matière, le goût dont il fait preuve est beaucoup plus instruit. Chacun d’entre eux ne se contente donc
pas de porter une appréciation d’ordre esthétique sur l’œuvre d’Antrios mais y investit une part de sa
subjectivité.
3) Qui de Marc ou de Serge a raison ? Pour en décider et pour se mettre d’accord, il manque à l’un et à
l’autre un critère commun. Il est possible que, s’agissant du goût esthétique, un tel critère n’existe
pas, mais cela ne signifie pas qu’il n’existe pas dans d’autres domaines. Décider du jugement vrai, telle
serait la fonction de ce critère.
Résumons-nous
Quand il s’agit de juger de la beauté d’une œuvre d’art, de la valeur morale d’une action, de la justesse
d’une décision politique, et dans beaucoup d’autres circonstances, nous faisons l’expérience, non
seulement de pluralité mais encore de la contradiction des opinions. Les diverses opinions exprimées ne
nous laissent pas indifférents : nous établissons entre elles des différences de valeur et nous accordons
notre préférence à celles qui nous semblent « dans le vrai ». Mais à quoi reconnaissons-nous qu’une
opinion est « dans le vrai » ? Il semble indispensable de pouvoir répondre à cette question et d’exhiber le
critère à quoi se reconnaît, et à coup sûr, la vérité d’un jugement. Ainsi nous faut-il donc rendre compte
de ce qu’est la vérité, et de ce qui la définit par rapport à la réalité et la distingue de l’erreur.
a. La cohérence logique
Le premier critère, c’est l’accord de la pensée avec elle-même ou encore la « cohérence logique ».
La logique « formelle » est pour l’essentiel constituée depuis Aristote : elle repose entièrement sur le
postulat selon lequel tout ce qui est absurde est faux. Sera déclaré absurde tout jugement violant les
principes logiques élémentaires. Rappelons qu’ils sont au nombre de trois :
• Le principe d’identité : « a est a » (« a » désignant une proposition entière). C’est le fondement de toute
cohérence logique : il revient à dire qu’une proposition ne saurait à la fois être vraie et fausse.
• Le principe de contradiction : « a n’est pas non-a » (« non-a » étant la négation de « a »). Il revient
à dire qu’on ne saurait se contredire parce que deux propositions contradictoires ne peuvent être
vraies ensemble.
• Le principe du tiers-exclu : « a ou non-a ». Il revient à dire que deux propositions contradictoires
ne peuvent être fausses ensemble : si l’une est fausse, l’autre est nécessairement vraie. C’est ce
principe, d’une très grande fécondité, que l’on retrouve en mathématiques dans le raisonnement par
l’absurde.
Rappelons que ces principes de la logique ne concernent que les règles du raisonnement, c’est-à-dire
que la raison n’y a affaire qu’à elle-même, qu’elle ne considère aucun contenu ni se frotte encore au réel.
La logique ne fait pas sortir du discours et en reste au plan du discours : elle ne dit rien des choses, du
réel et ne nous en fait rien connaître.
C’est d’ailleurs ce qu’a souligné Alain dans le texte suivant extrait de ses Éléments de philosophie, en
prenant l’exemple des règles de la conversion :
« [La logique] examine comment on peut tirer d›une ou plusieurs propositions une nouvelle manière de
dire, sans considérer les objets, mais d›après les mots seulement. Ainsi de la proposition tout juste est
heureux, on peut tirer que quelque heureux est juste, et non pas que tout heureux est juste. Mais de la
négative, aucun injuste n›est heureux, on peut tirer qu›aucun heureux n›est injuste. Afin qu›on ne soit
pas tenté de considérer ici les objets, ni d›engager avec soi quelque discussion sur le bonheur ou sur la
justice, il est avantageux de représenter les termes par des lettres, ainsi qu›Aristote le faisait déjà. Ainsi
de quelque A est B on tirera que quelque B est A, et de quelque A n›est pas B, on ne tirera rien du tout.
On voit ici que l›on pourrait exposer ces conséquences par une espèce d›algèbre comme les logisticiens
de nos jours l›ont essayé ».
Alain, Eléments de philosophie, Gallimard, Paris, 1941, p. 166-167
—Éléments de réponse
1) Tous les justes sont heureux signifie que la classe des hommes
justes est entièrement comprise dans celle des gens heureux. Dès
lors, il suffit d’être juste (d’appartenir à la classe des justes) pour
être heureux (puisque la classe des justes est comprise dans celle Source : Gallica.bnf.fr / BnF
des heureux), et il est nécessaire d’être heureux (d’appartenir à la
classe des heureux) pour être juste (puisque la classe des heureux
comprend celle des justes). Or, pour qu’une implication soit constituée, il ne suffit pas d’une condition
nécessaire... Si Pierre est juste, alors il est heureux ; mais si Pierre est heureux, cela n’implique pas
qu’il soit juste mais seulement qu’il puisse l’être (il y a d’autres heureux que les justes). Ainsi devra-
t-on conclure en ces termes : si tous les justes sont des heureux, alors certaines des heureuses sont
des justes (il y a des justes au royaume des heureux). Si le raisonnement est difficile à saisir, c’est
parce que justice et bonheur sont des idées abstraites. On ne raisonnerait pas ainsi s’il s’agissait de
figures ou d’animaux. Personne ne dirait : tout chat est mortel donc tous les mortels sont des chats ni
tout cercle est une figure donc toute figure est un cercle.
2) Quand elle est négative, une proposition universelle peut se convertir simplement parce qu’elle énonce
non pas une implication mais une équivalence : parce que la classe des heureux et celle des injustes
sont entièrement séparées, distinctes, il suffit d’être injuste (d’appartenir à la classe des injustes) pour
ne pas être heureux et il suffit d’être heureux (d’appartenir à la classe des heureux) pour ne pas être
injuste
3) Si certains A ne sont pas B, il est possible mais non certain que d’autres A le soient, et nous n’en
savons rien. Dès lors, il est possible donc que certains B ne soient pas A ou le soient, que tous les B
soient des A, qu’aucun B ne soit A. A. On ne peut rien conclure d’un tel point de départ. Ainsi de ce que
quelques animaux ne soient pas intelligents, je ne peux rien conclure : d’autres animaux peuvent l’être
ou pas. Dès lors certains êtres intelligents peuvent être des animaux ou pas, tous ou aucun, tout aussi
bien. Qu’il y ait des animaux non intelligents n’implique rien quant à la possibilité ou l’impossibilité
d’une intelligence animale.
Déduction : le raisonnement démonstratif par excellence. Déduire, c’est montrer que certaines propositions
découlent nécessairement de propositions données, c’est inférer, c’est raisonner de principes à conséquences.
Dans toute déduction, une implication est constituée : si p, alors q (q et p étant des propositions).
Proposition : une proposition est affirmative ou négative, universelle ou particulière suivant qu’elle prend le
sujet dans toute son extension (exemple : tous les hommes sont mortels) ou dans une partie indéterminée de
celle-ci (certains hommes sont intelligents).
Conversion : convertir une proposition, c’est en déduire une autre, également vraie ou fausse, dans laquelle le
sujet devient le prédicat et vice-versa.
b - Le syllogisme
Dans un « syllogisme » (voir le vocabulaire ci-dessous), la conclusion est déduite des prémisses, c’est-
à-dire qu’elle s’impose à l’esprit avec un lien de nécessité. La conclusion est bien alors une vérité
nécessaire mais formellement seulement.
Deux exemples suffiront à l’illustrer. Considérons le sophisme (ou syllogisme fautif) suivant :
« Tout philosophe est désintéressé,
Or Socrate est désintéressé,
Donc Socrate est philosophe. »
En fait, de ce que Socrate soit désintéressé, on ne peut rien conclure.
Un peu de vocabulaire
Syllogisme : Le syllogisme est la forme par excellence du raisonnement déductif. Aristote, étudiant
les procédés de la dialectique, c’est-à-dire de l’échange réglé des arguments, a défini le premier
ce raisonnement qui contraint l’interlocuteur, une fois certains principes admis (les prémisses)
à reconnaître la nécessité logique de la conclusion : « Le syllogisme est un discours dans lequel
certaines choses étant posées une autre chose différente d’elles en résulte nécessairement par le
seul moyen de ces données » (Topiques).
choses ?
Vous comparerez vos réponses aux éléments de correction proposés.
—Éléments de réponse
1) Ce qui est uni dans la réalité, c’est la substance (ce qui demeure constant en elle) d’une chose et ses
propriétés. Dans la pensée, dans le jugement comme dans le discours, ce qui est uni, c’est le sujet de
la proposition et le prédicat qu’on lui attribue.
2) Penser conformément à la nature des choses, c’est penser ce qui est uni comme uni et ce qui est
séparé comme séparé. Par exemple, si une porte est jaune, penser conformément à la nature de la
porte, c’est juger que la porte est jaune (unité de la porte et de la couleur jaune) ou juger qu’elle n’est
pas grise (séparation de la porte et de la couleur grise).
3) Penser contrairement à la nature des choses, c’est penser ce qui est uni comme séparé et ce qui
est séparé comme uni. Pour reprendre le même exemple, c’est juger que la porte n’est pas jaune
(séparation de la porte et de la couleur jaune) ou juger qu’elle est grise (union de la porte et de la
couleur grise).
La vérité dans le discours dépend donc d’abord d’un certain état des choses, d’une réalité constatable,
accessible, « vraie » au-delà des apparences... Une réalité vraie ? L’expression ne doit pas abuser. En fait,
notre définition de la vérité implique que « le vrai et le faux ne sont pas dans les choses elles-mêmes
mais dans la pensée » (Aristote, Métaphysique, 1027b). Une chose n’est donc par elle-même ni vraie ni
fausse, en l’absence d’un discours qui en dise quelque chose.
TRANSITION
Dans ces conditions la possibilité même du discours vrai se trouve suspendue à l’expérience que nous
faisons de la réalité ; qu’elle soit claire, et la vérité nous est facilement accessible, qu’elle soit confuse, et
nous courrons le risque de l’erreur...
2 - Réalité et apparence
a. Le réalisme naïf
Notre expérience de la réalité est le plus souvent simple et dépourvue de toute équivoque.
Platon lui-même le souligne :
« Cependant nous n’accordons pas qu’ici les yeux se trompent en rien, poursuit Lucrèce. Voir la lumière
et l’ombre, où qu’elles soient, tel est leur rôle ; mais est-ce ou non la même lumière, est-ce la même
ombre qui, naguère à cet endroit, est passée à cet autre (...) ? C’est la raison seule qui doit résoudre le
problème et les yeux ne peuvent connaître les lois de la nature. Ainsi n’impute pas à la vue l’erreur de
l’esprit » (IV, 379-387).
Ce n’est donc pas aux sens, qui nous montrent les choses comme elles nous apparaissent effectivement,
de discerner le vrai, c’est l’affaire de l’esprit. On eut le comprendre en considérant les illusions des sens.
Elles ont ceci de caractéristique qu’elles ne disparaissent une fois l’erreur corrigée : l’astronome voit
comme nous le soleil tourner, le voyageur continue de voir une oasis là où il se sait victime d’un mirage,
ou encore dans l’exemple ci-dessous, même si nous savons que les deux cercles rouges centraux sont de
même taille, nous n’en continuons pas moins à voir l’un plus petit que l’autre :
Mise en activité
Reproduisez au brouillon la figure ci-contre en vous
fondant sur votre perception immédiate des deux
schémas… Que constatez-vous ? (aide : le problème
est celui de la perception des proportions… une
illusion d’optique !)
Un peu de vocabulaire
e. Héliocentrisme ou géocentrisme ?
En théorie, les apparences célestes peuvent s’expliquer de deux manières : le mouvement des apparences
célestes peut résulter aussi bien de leur mouvement circulaire autour de la terre, immobile, ou du
mouvement circulaire de la terre elle-même. Sur la première hypothèse, Ptolémée (90-168) a bâti le
système géocentrique et sur la seconde, Copernic (1473-1543) un système héliocentrique.
Leur efficacité respective se mesure à ce qui est alors le grand Epicycle et déférent
défi des théories astronomiques, sauver les phénomènes, c’est-
à-dire expliquer le mouvement apparemment rétrograde des
planètes, et particulièrement de Mars en ramenant cette
aberration à pur effet d’optique sauvegardant le mouvement
circulaire. La très longue prééminence de l’astronomie
alexandrine s’explique par le génie de la solution proposée par
Ptolémée, la théorie des épicycles. Dans le modèle géocentrique,
les planètes tournent autour de la terre, fixées à des sphères
parfaitement transparentes (plus tard, au Moyen Âge, on, les
imaginera faites de cristal), emboîtés les unes dans les autres
comme des cercles concentriques. Ptolémée va imaginer que les
planètes ne sont pas directement attachées à ces sphères, mais
indirectement, par une sorte de roue décentrée (l’épicycle). La Image : Dhenry / CC BY 1.0
sphère et l’épicycle tournent en même temps, produisant, vu de
la terre le mouvement apparent des planètes, celui de Mars et sa
boucle caractéristique.
Ainsi peut-on expliquer les apparences célestes et prévoir avec Le mouvement rétrograde de Mars dans le système
de Copernic
une très grande précision le mouvement des planètes et de
la voute céleste. Le modèle proposé par Copernic n’améliore
pas la qualité des préavisons astronomiques mais facilite
grandement le calcul du mouvement apparent des planètes en
éliminant l’hypothèse des épicycles. Il suffit pour cela et par
hypothèse de renverser le modèle de Ptolémée en plaçant le
soleil au centre et en faisant de la terre une planète comme les
autres gravitant autour du soleil
« Il faut toujours remonter de l’apparence à la chose ; il n’y a pas point au monde de lunettes ni d’obser-
vatoire d’où l’on voie autre chose que des apparences. La perception droite, ou, si l’on veut, la science,
consiste à se faire une idée exacte de la chose, d’après laquelle idée on pourra expliquer toutes les
apparences » écrites Alain (Propos sur la nature, p. 83) Or précisément, le géocentrisme et l’héliocen-
trisme sont deux explications également scientifiques, rationnelles et vraisemblables des apparences.
Pourtant elles ne sauraient être physiquement vraies ensemble ; conforme l’une et l’autre à la nature des
choses. Il faudra attendre Galilée pour que soit produite une physique qui rende vraisemblable le mouve-
ment de la terre sur elle-même et permette d’envisager que la terre tourne malgré les apparences. Dès
lors, le mouvement du soleil est considéré comme apparent et le mouvement de la Terre, bien qu’insen-
sible, comme le mouvement réel.
Jan Matejko, Conversation avec Dieu (portrait de Copernic), 1 872
C’est plus généralement le rôle de la science de mettre à jour la réalité vraie cachée derrière les
apparences. La question de la vérité ne se pose qu’à partir du moment où nous reconnaissons comme
non vérité, comme apparence, ce monde trop familier que nous avons cru trop vite vrai et réel. La vérité,
dès lors, ne peut résulter que d’un effort méthodique par lequel elle est extraite de la gangue sensible
C’est plus généralement le rôle de la science de mettre à jour la réalité vraie cachée derrière les
apparences. La question de la vérité ne se pose qu’à partir du moment où nous reconnaissons comme
non vérité, comme apparence, ce monde trop familier que nous avons cru trop vite vrai et réel. La vérité,
dès lors, ne peut résulter que d’un effort méthodique par lequel elle est extraite de la gangue sensible
3 - Le réalisme en question
Différencier la réalité « vraie » de la réalité « apparente » suppose que l’esprit humain puisse connaître
la vérité les choses telles qu’elles sont, d’une part, et d’autre part, que la réalité soit la même pour tous.
Mais ces deux points ne vont pas de soi…
a. À chacun sa vérité ?
Protagoras est un philosophe Grec ancien de l’école des sophistes. Sa conception de la vérité est des plus
étonnantes. Lisez l’extrait qui suit et qui résume sa position :
« Protagoras, comme ses amis sophistes, ne recherche pas tant la vérité que l’efficacité. Dans un monde
où les théories des penseurs paraissent au peuple trop souvent en décalage avec les choses concrètes
de ce monde, il propose un savoir-faire qui permet de vaincre effectivement, de s’imposer par un jeu de la
séduction et de la persuasion. Cette efficacité qu’il enseigne repose sur un principe simple : « L’homme
est la mesure de toute chose, de celles qui sont en tant qu’elles sont ; de celles qui ne sont pas en tant
qu’elles ne sont pas » (…) Qu’est-ce à dire sinon que chaque individu mesure la réalité à sa manière,
autrement dit, que c’est l’individu qui est le critère de la vérité. Quelles peuvent être les conséquences
d’une telle affirmation ?
Si chacun décide par lui-même de ce qui est vrai, si la réalité n’est rien d’autre que ce qui paraît à
chacun, alors, il y aurait autant de vérités qu’il y a d’individus, et donc, sans nul doute possible, tout
discours sur le réel serait vrai, quel qu’il soit ! Thèse scandaleuse et paradoxale s’il en est ! En effet,
comment peut-on affirmer l’égale vérité de deux propositions qui se contredisent à propos d’un sujet
identique ? La thèse de Protagoras est ainsi notamment discutée par Aristote, qui y voit en premier lieu
une contradiction logique : deux thèses antithétiques, au fond, ne sont rien d’autre qu’une thèse qui
affirme que quelque chose est et une autre qui affirme que la même chose n’est pas ; or, il est impossible
pour une chose d’être et de ne pas être en même temps selon le principe élémentaire de non-contradic-
tion !
(…) Si l’homme était vraiment la mesure de toute chose, si chacun était effectivement le critère de la
vérité, alors toute vérité serait relative à celui qui l’énonce : à chacun sa vérité. Cela impliquerait non
une stabilité absolue des choses et des êtres mais bel et bien un changement ininterrompu où rien ne
pourrait être effectivement déterminé en vérité. De sorte que, quoiqu’on dise, rien n’aurait plus vérita-
blement de sens arrêté ; il va de soi que tous les discours se vaudraient, et même que toute chose se
confondrait avec toute chose.
(…) La philosophie de l’homme-mesure part d’un constat : le monde tel qu’il est ne nous est pas connais-
sable dans sa totalité, pas plus que dans son essence présumée. Par exemple, dans les fragments du
traité Sur les dieux, Protagoras pointe notamment la difficulté dans laquelle nous sommes de dire quoi
que ce soit de sûr à propos des dieux et de leur existence ; il en conclut la nécessité de l’agnosticisme (=
doctrine qui soutient qu’il est impossible de trancher le débat sur l’existence d’un dieu ou d’une divinité. Il n’y
a aucune preuve définitive sur le sujet et il n’est pas possible de se prononcer).
Nous sommes donc condamnés à nous fier à notre jugement sur la réalité, à nous en faire une
« connaissance » nécessairement relative du fait même de l’impossibilité dans laquelle nous sommes
de comprendre le réel en soi. S’il est effectivement impossible d’arrêter une vérité-une sur la réalité, par
exemple parce que ce monde ne serait pas un ou encore parce qu’il n’y aurait pas d’essence fixe du réel,
on pourrait légitimement tolérer des vérités relatives différentes et même antagonistes. »
Extrait de : C. Morana, E. Oudin, M. Perruche, La vérité, Ellipses, 2014, p. 11-12
« Chaque fois que nous recherchons soi l’objet est tel qu’il nous apparaît, nous en accordons l’appa-
rence, nous ne mettons pas en question l’apparence mais ce qu’on dit de l’apparence ; cela est différent
de mettre en question l’apparence elle-même. Ainsi le miel nous paraît doux. Nous l’admettons ; car
nous avons la sensation de douceur. Nous recherchons si le miel est doux, par essence ; or, ce n’est pas
l’apparence mais un jugement sur l’apparence »
(Sextus Empiricus, Esquisses Pyrrhoniennes, I, 10).
Mise en activité
Vous rédigerez une conclusion en mettant en valeur les éléments de réponse à la question de savoir
quelles sont les conditions d’une pensée vraie…
—Éléments de réponse
La vérité d’une pensée impose que soient réunis un certain nombre de conditions : il faut qu’elle soit
cohérente, rationnelle, et il faut aussi qu’elle soit conforme à la réalité. C’est cette conformité que
nous définissons souvent par le terme d’objectivité, laissant entendre que le point de vue exprimé ne
résulte pas d’un caprice individuel mais d’une considération du réel sur laquelle chacun peut s’accorder.
Pourtant la réalité n’est pas toujours facile à discerner et il faut compter avec des apparences, dont on
dit souvent trop vite qu’elles sont trompeuses : elles ne nous trompent pas, c’est plutôt nous qui nous
appuyons trop vite sur elles sans réfléchir. Les apparences doivent être expliquées afin que la réalité
véritable soit mise à jour. Opérer ce dévoilement, c’est à quoi ambitionne toute connaissance et d’abord,
au premier chef, la connaissance scientifique.