Phoir 025 0077
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Frédéric Guillaud
Dans Le Philosophoire 2005/2 (n° 25) , pages 77 à 88
Éditions Association Le Lisible et l'illisible
ISSN 1283-7091
ISBN 9782353380268
DOI 10.3917/phoir.025.0077
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Frédéric Guillaud
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80 La Modernité
sa propre conscience toute la liberté possible, lui faire vivre l’épreuve du doute,
de la solitude, le vertige de la liberté, et aller seul à la rencontre du message
évangélique. L’invention de l’imprimerie permettrait d’accélérer ce mouvement.
Viendrait ensuite un temps où l’autorité même de la Révélation (i.e. de l’Ecriture)
serait mise à mal, où non seulement la forme contraignante de la Tradition, mais
aussi le contenu de la Révélation devrait être abandonné, ou mis en examen
radical : ce furent les Lumières. On voit le principe qui est à l’œuvre : la conscience
libre cherche à être la source ultime des normes ; elle commence par changer la
manière qu’elles ont de s’imposer, puis réforme les normes elles-mêmes.
Le jour où, ayant suffisamment exercé son libre examen, elle se sent
assez forte pour abandonner la Révélation, pour tout réélaborer toute seule, la
question est : quel guide prendre ? Y en a-t-il seulement un ? Après tout, c’était la
situation de Socrate. Les Lumières pourraient être l’apothéose de la philosophie,
le triomphe du socratisme. Et c’est bien ainsi qu’on les présente. Il faut même
savoir rendre grâce à la modernité et aux Lumières de nous permettre, si nous le
souhaitons, dans notre coin, de vivre en philosophe sans être inquiété.
Mais d’un point de vue général, ce n’est pas la voie socratique qui a été
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Prenons les choses à un stade plus avancé, pour mieux mesurer les effets
de l’abandon de la nature. Ouvrons les Principes de la philosophie de Descartes.
Que propose Descartes ? Il entre en philosophie animé par une ambition inédite
: poser les bases d’une médecine capable de vaincre la mort. De ce point de vue,
la seule science intéressante est effectivement celle qu’il cherche à fonder : la
La Modernité : crise d’adolescence de l’humanité ? 83
quelque façon » en actualisant ses facultés supérieures. Que si tous les hommes
ne peuvent y parvenir, le sens de leur existence est de permettre à certains de le
faire.
On voit le chemin parcouru. Descartes fonde la civilisation moderne
dont les finalités ultimes, les valeurs suprêmes sont la santé, l’absence de
souffrance et l’indépendance individuelle. Sur une telle base, la technique vient
donner au phantasme d’autodétermination les instruments de sa réalisation,
jusqu’à permettre l’autocréation de l’homme. De Descartes aux biotechnologies,
la conséquence est bonne.
La « nature », dont on continue de parler, n’a pas de fin autre que d’être
un moyen manipulable en vue de notre vie biologique. De cette « nature », nous
ne connaissons que ce qui est mesurable par la science de la quantité.
Or la tendance de l’intelligence est de croire que la réalité se réduit à ce
qu’elle en connaît. Aussi, nous ne sommes pas loin de penser que rien n’existe en
dehors de l’étendue mesurable, et des variations que nous mettons en équations.
Dans ce monde, tout ce qui n’est pas « scientifiquement réel » (l’âme, Dieu) est
finalement renvoyé à la « foi », voire à la « superstition ».
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Pour finir, nous voudrions noter une chose importante : une autre
modernité reste possible. Celle qu’avaient envisagée les philosophes. Une
modernité qui ne détruise pas la nature humaine, qui ne détruise pas la Raison.
C’est ainsi que les concevaient d’ailleurs les grandes philosophies de l’histoire
(comme celles de Hegel, de Comte ou de Marx). Elles représentaient ainsi
les Temps Modernes comme la période de destruction de l’ordre catholique,
théologique, féodal – par la Réforme, la Métaphysique et le Capitalisme – qui
doit laisser place ensuite à la période de construction d’un Monde où toute
les contradictions sont résolues, où l’Homme établit une « seconde nature »
conforme à sa liberté.
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en enfance, mais d’élaborer une forme de vie qui sauve en les transfigurant
les vérités de l’enfance, en les reconstruisant sur les fondements de la liberté
individuelle15.
Le troisième stade historique, retrouve ainsi l’enfance, transfigurée,
surélevé par le passage par l’adolescence. Ce serait là la destination propre et le
sens de l’« époque contemporaine ». Pour Hegel, c’est la « Fin de l’histoire »,
qui réalise dans l’Etat rationnel, les promesses du christianisme et de la cité
grecque ; pour Comte c’est l’ « Âge positif », qui remplace le pouvoir militaire
par le pouvoir industriel, et l’autorité théologique, par l’autorité scientifique pour
fonder un nouveau fétichisme (la Religion de l’Humanité) ; pour Marx c’est aussi
la résolution de tous les conflits dans le « communisme », fin de la domination de
l’homme par l’homme (qui retrouve, transfiguré l’état communautaire initial).
Chez tous on trouve cette idée que l’Ere Moderne fut l’âge critique,
dissolvant, révolté qui a utilisé des principes abstraits – l’individualisme, le libre
examen, la tolérance, la libre accumulation du capital, les droits de l’homme
– comme des armes de guerre pour détruire l’ordre ancien – bref que la modernité
fut l’adolescence de l’humanité. Stade nécessaire, stade de crise, qu’il faut
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Notes
1
Des adolescents prolongés qui miment l’enfance, c’est bien là la figure la plus récente de
l’adulte moderne. Les sociologues lui ont même trouvé un nom : c’est l’ « adulescent ». Il
se réunit avec ses congénères pour sucer des sucettes, regarder des dessins animés, chanter
avec Chantal Goya et Casimir ; il accroche des nounours à son cartable pour aller au travail,
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Prologue de la Charte constitutionnelle du 4 juin 1814.
3
Que « moderne » soit synonyme de « bien » dans notre langage politique, et
« conservateur » synonyme de « mal », on en a une preuve dans le fait que les partis de
droite en France, tentent désormais, pour rehausser leur image aux yeux de l’idéologie
dominante, de se faire passer pour progressistes et modernes et d’identifier les partis de
gauche à la conservation ou à la réaction. L’idée qu’il puisse être bon de conserver quoi que
ce soit n’effleure apparemment personne.
4
C’est Pierre Chaunu qui a proposé cette date.
5
D’ailleurs, la pythie de la modernité, présentatrice de l’émission « C’est mon choix », a
été récemment proposée pour servir de modèle au dernier symbole officiel de la République
Française, Marianne. En grec, « c’est mon choix » se dit : « c’est mon hérésie ».
6
Date dont Pierre Duhem faisait le commencement de la modernité ; car en précipitant le
divorce de la raison et de la foi, mais aussi la limitation de l’intellect aux choses sensibles,
cette condamnation a ouvert la voie au développement des sciences modernes.
7
Somme théologique, II-II, 129, 3
88 La Modernité
8
Le résidu, c’est l’homo democraticus, revendiquant chaque jour les nouveaux objets de
sa pride.
9
Cette réaction théologique fut essentiellement augustinienne et franciscaine, contre
l’intellectualisme aristotélisant des dominicains. Le grand thème de la théologie franciscaine
est d’ailleurs la liberté, conçue comme ce qui, en l’homme, est le plus à l’image de Dieu.
De telle sorte qu’à mettre en valeur l’image de Dieu en l’homme, le risque (mais il faut sans
doute le courir), est de faire oublier à cette image qu’elle est image de Dieu.
10
C’est pourquoi Luther nomme la raison « la putain du diable » et Aristote « le plus grand
ennemi de la grâce ». Quant à Occam, il estime que les normes morales sont purement et
simplement créées par Dieu, de manière arbitraire, indépendamment de sa sagesse éternelle :
Dieu aurait pu estimer bon que nous adorions un âne, ou que nous tuions notre prochain.
11
La Renaissance, beaucoup moins qu’un retour à la philosophie antique, fut une réaction
anti-scolastique, qui se rapportait aux philosophies antiques comme à de multiples
« possibilités de vie », offertes au libre choix de la liberté humaine, seule caractéristique
essentielle de l’humanitas (Pic de la Mirandole). Qu’on pense aussi à Montaigne, ni
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C’est en gros la conception de l’homme développé par les sophistes, adversaires de Platon,
comme Protagoras.
13
Discours de la méthode, 6ème partie.
14
Par exemple chez Marx la nature communautaire de la vie humaine, chez Comte la
solidarité entre les générations, chez Hegel l’inconsistance de l’individu…
15
Certaines tentatives politiques ont été, d’après Hegel, des rechutes en enfance, avec tout ce
que cela comporte de ridicule et de catastrophique : ainsi la Terreur, qui voulut violemment
réinstaller Sparte en France. C’est le travers des réactionnaires en général, qui veulent
retrouver les vérités de l’Antiquité sans tenir compte de la libération des consciences, sans
conserver l’acquis de la modernité.
16
Qu’on lise ce que Comte écrit de l’ « âge métaphysique », Hegel de l’ « Entendement » et
des Lumières, Marx de la Bourgeoisie et du capitalisme, bref ce que tous les trois écrivent de
la Modernité : c’est le moment le plus puissant, le plus dur, le plus impressionnant, mais c’est
un moment sans profondeur, sans vraie beauté, puisque purement négatif, et s’illusionnant
en cela qu’il croit pouvoir être le dernier moment de l’histoire. Comte, Marx et Hegel ont
en commun d’avoir une tendresse particulière, et comme une nostalgie fondamentale pour
l’enfance de l’humanité : le mode de production primitif pour Marx, la cité grecque pour
Hegel, le Moyen-Âge pour Comte.