FOUCAULT - (Histoire de La Sexualité II) - L'Usage Des Plaisirs
FOUCAULT - (Histoire de La Sexualité II) - L'Usage Des Plaisirs
FOUCAULT - (Histoire de La Sexualité II) - L'Usage Des Plaisirs
Histoire
de la sexualité
2
L'usage
des plaisirs
Gallimard
INTRODUCTION
1
MODIFICATIONS
Cette série de recherches paraît plus tard que je n'avais prévu et sous une
tout autre forme.
Voici pourquoi. Elles ne devaient être ni une histoire des comportements
ni une histoire des représentations. Mais une histoire de la « sexualité » : les
guillemets ont leur importance. Mon propos n'était pas de reconstituer une
histoire des conduites et pratiques sexuelles, selon leurs formes successives,
leur évolution, et leur diffusion. Ce n'était pas non plus mon intention
d'analyser les idées (scientifiques, religieuses ou philosophiques) à travers
lesquelles on s'est représenté ces comportements. Je voulais d'abord m'arrêter
devant cette notion, si quotidienne, si récente de « sexualité » : prendre
recul par rapport à elle, contourner son évidence familière, analyser le
contexte théorique et pratique auquel elle est associée. Le terme même de
« sexualité » est apparu tardivement, au début du XIXe siècle. C'est un fait
qui ne doit être ni sous-estimé ni surinterprété. Il signale autre chose qu'un
remaniement de vocabulaire ; mais il ne marque évidemment pas
l'émergence soudaine de ce à quoi il se rapporte. L'usage du mot s'est établi
en relation avec d'autres phénomènes : le développement de domaines de
connaissances diverses (couvrant aussi bien les mécanismes biologiques de la
reproduction que les variantes individuelles ou sociales du comportement) ;
la mise en place d'un ensemble de règles et de normes, en partie
traditionnelles, en partie nouvelles, qui prennent appui sur des institutions
religieuses, judiciaires, pédagogiques, médicales ; des changements aussi dans
la façon dont les individus sont amenés à prêter sens et valeur à leur
conduite, à leurs devoirs, à leurs plaisirs, à leurs sentiments et sensations, à
leurs rêves. Il s'agissait en somme de voir comment, dans les sociétés
occidentales modernes, une « expérience » s'était constituée, telle que les
individus ont eu à se reconnaître comme sujets d'une « sexualité », qui
ouvre sur des domaines de connaissance très divers et qui s'articule sur un
système de règles et de contraintes. Le projet était donc d'une histoire de la
sexualité comme expérience, – si on entend par expérience la corrélation,
dans une culture, entre domaines de savoir, types de normativité et formes
de subjectivité.
Parler ainsi de la sexualité impliquait qu'on s'affranchisse d'un schéma de
pensée qui était alors assez courant : faire de la sexualité un invariant, et
supposer que, si elle prend, dans ses manifestations, des formes
historiquement singulières, c'est par l'effet des mécanismes divers de
répression, auxquels, en toute société, elle se trouve exposée ; ce qui revient
à mettre hors champ historique le désir et le sujet du désir, et à demander à
la forme générale de l'interdit de rendre compte de ce qu'il peut y avoir
d'historique dans la sexualité. Mais le refus de cette hypothèse n'était pas
suffisant à lui seul. Parler de la « sexualité » comme d'une expérience
historiquement singulière supposait aussi qu'on puisse disposer d'instruments
susceptibles d'analyser, dans leur caractère propre et dans leurs corrélations,
les trois axes qui la constituent : la formation des savoirs qui se réfèrent à
elle, les systèmes de pouvoir qui en règlent la pratique et les formes dans
lesquelles les individus peuvent et doivent se reconnaître comme sujets de
cette sexualité. Or sur les deux premiers points, le travail que j'avais
entrepris antérieurement – soit à propos de la médecine et de la psychiatrie,
soit à propos du pouvoir punitif et des pratiques disciplinaires – m'avait
donné les outils dont j'avais besoin ; l'analyse des pratiques discursives
permettait de suivre la formation des savoirs en échappant au dilemme de la
science et de l'idéologie ; l'analyse des relations de pouvoir et de leurs
technologies permettait de les envisager comme des stratégies ouvertes, en
échappant à l'alternative d'un pouvoir conçu comme domination ou
dénoncé comme simulacre.
En revanche, l'étude des modes selon lesquels les individus sont amenés à
se reconnaître comme sujets sexuels me faisait beaucoup plus de difficultés.
La notion de désir ou celle de sujet désirant constituait alors sinon une
théorie, du moins un thème théorique généralement accepté. Cette
acceptation même était étrange : c'est ce thème en effet qu'on retrouvait,
selon certaines variantes, au cœur même de la théorie classique de la
sexualité, mais aussi bien dans les conceptions qui cherchaient à s'en
déprendre ; c'était lui aussi qui semblait avoir été hérité, au XIXe et au XXe
siècle, d'une longue tradition chrétienne. L'expérience de la sexualité peut
bien se distinguer, comme une figure historique singulière, de l'expérience
chrétienne de la « chair » : elles semblent dominées toutes deux par le
principe de l'« homme de désir ». En tout cas, il semblait difficile d'analyser
la formation et le développement de l'expérience de la sexualité à partir du
XVIIIe siècle, sans faire, à propos du désir et du sujet désirant, un travail
historique et critique. Sans entreprendre, donc, une « généalogie ». Par là, je
ne veux pas dire faire une histoire des conceptions successives du désir, de la
concupiscence ou de la libido, mais analyser les pratiques par lesquelles les
individus ont été amenés à porter attention à eux-mêmes, à se déchiffrer, à
se reconnaître et à s'avouer comme sujets de désir, faisant jouer entre eux-
mêmes et eux-mêmes un certain rapport qui leur permet de découvrir dans
le désir la vérité de leur être, qu'il soit naturel ou déchu. Bref, l'idée était,
dans cette généalogie, de chercher comment les individus ont été amenés à
exercer sur eux-mêmes, et sur les autres, une herméneutique du désir dont
leur comportement sexuel a bien été sans doute l'occasion, mais n'a
certainement pas été le domaine exclusif. En somme, pour comprendre
comment l'individu moderne pouvait faire l'expérience de lui-même comme
sujet d'une « sexualité », il était indispensable de dégager auparavant la
façon dont, pendant des siècles, l'homme occidental avait été amené à se
reconnaître comme sujet de désir.
Un déplacement théorique m'avait paru nécessaire pour analyser ce qui
était souvent désigné comme le progrès des connaissances : il m'avait
conduit à m'interroger sur les formes de pratiques discursives qui
articulaient le savoir. Il avait fallu aussi un déplacement théorique pour
analyser ce qu'on décrit souvent comme les manifestations du « pouvoir » :
il m'avait conduit à m'interroger plutôt sur les relations multiples, les
stratégies ouvertes et les techniques rationnelles qui articulent l'exercice des
pouvoirs. Il apparaissait qu'il fallait entreprendre maintenant un troisième
déplacement, pour analyser ce qui est désigné comme « le sujet » ; il
convenait de chercher quelles sont les formes et les modalités du rapport à
soi par lesquelles l'individu se constitue et se reconnaît comme sujet. Après
l'étude des jeux de vérité les uns par rapport aux autres – sur l'exemple d'un
certain nombre de sciences empiriques au XVIIe et au XVIIIe siècle – puis
celle des jeux de vérité par rapport aux relations de pouvoir, sur l'exemple
des pratiques punitives, un autre travail semblait s'imposer : étudier les jeux
de vérité dans le rapport de soi à soi et la constitution de soi-même comme
sujet, en prenant pour domaine de référence et champ d'investigation ce
qu'on pourrait appeler l'« histoire de l'homme de désir ».
Mais il était clair qu'entreprendre cette généalogie m'entraînait très loin
de mon projet primitif. Je devais choisir : ou bien maintenir le plan établi,
en l'accompagnant d'un rapide examen historique de ce thème du désir. Ou
bien réorganiser toute l'étude autour de la lente formation, pendant
l'Antiquité, d'une herméneutique de soi. C'est pour ce dernier parti que j'ai
opté, en réfléchissant qu'après tout, ce à quoi je suis tenu – ce à quoi j'ai
voulu me tenir depuis bien des années –, c'est une entreprise pour dégager
quelques-uns des éléments qui pourraient servir à une histoire de la vérité.
Une histoire qui ne serait pas celle de ce qu'il peut y avoir de vrai dans les
connaissances ; mais une analyse des « jeux de vérité », des jeux du vrai et
du faux à travers lesquels l'être se constitue historiquement comme
expérience, c'est-à-dire comme pouvant et devant être pensé. À travers quels
jeux de vérité l'homme se donne-t-il à penser son être propre quand il se
perçoit comme fou, quand il se regarde comme malade, quand il se réfléchit
comme être vivant, parlant et travaillant, quand il se juge et se punit à titre
de criminel ? À travers quels jeux de vérité l'être humain s'est-il reconnu
comme homme de désir ? Il m'a semblé qu'en posant ainsi cette question et
en essayant de l'élaborer à propos d'une période aussi éloignée de mes
horizons autrefois familiers, j'abandonnais sans doute le plan envisagé, mais
je serrais de plus près l'interrogation que depuis longtemps je m'efforce de
poser. Dût cette approche me demander quelques années de travail
supplémentaires. Certes, à ce long détour, il y avait des risques ; mais j'avais
un motif et il m'a semblé avoir trouvé à cette recherche un certain bénéfice
théorique.
Les risques ? C'était de retarder et de bouleverser le programme de
publication que j'avais prévu. Je suis reconnaissant à ceux qui ont suivi les
trajets et les détours de mon travail – je pense aux auditeurs du Collège de
France – et à ceux qui ont eu la patience d'en attendre le terme, – Pierre
Nora au premier chef. Quant à ceux pour qui se donner du mal,
commencer et recommencer, essayer, se tromper, tout reprendre de fond en
comble, et trouver encore le moyen d'hésiter de pas en pas, quant à ceux
pour qui, en somme, travailler en se tenant dans la réserve et l'inquiétude
vaut démission, eh bien nous ne sommes pas, c'est manifeste, de la même
planète.
Le danger était aussi d'aborder des documents de moi trop mal connus1.
Je risquais de les plier, sans trop m'en rendre compte, à des formes d'analyse
ou à des modes de questionnement qui, venus d'ailleurs, ne leur
convenaient guère ; les ouvrages de P. Brown, ceux de P. Hadot, et à
plusieurs reprises leurs conversations et leurs avis m'ont été d'un grand
secours. Je risquais aussi, à l'inverse, de perdre, dans l'effort pour me
familiariser avec les textes anciens, le fil des questions que je voulais poser ;
H. Dreyfus et P. Rabinow à Berkeley m'ont permis, par leurs réflexions,
leurs questions, et grâce à leur exigence, un travail de reformulation
théorique et méthodologique. F. Wahl m'a donné des conseils précieux.
P. Veyne m'a constamment aidé, au cours de ces années. Il sait ce que
c'est que rechercher, en véritable historien, le vrai ; mais il connaît aussi le
labyrinthe dans lequel on entre dès qu'on veut faire l'histoire des jeux du
vrai et du faux ; il est de ceux, assez rares aujourd'hui, qui acceptent
d'affronter le danger que porte avec elle, pour toute pensée, la question de
l'histoire de la vérité. Son influence sur ces pages serait difficile à
circonscrire.
Quant au motif qui m'a poussé, il était fort simple. Aux yeux de certains,
j'espère qu'il pourrait par lui-même suffire. C'est la curiosité, – la seule
espèce de curiosité, en tout cas, qui vaille la peine d'être pratiquée avec un
peu d'obstination : non pas celle qui cherche à s'assimiler ce qu'il convient
de connaître, mais celle qui permet de se déprendre de soi-même. Que
vaudrait l'acharnement du savoir s'il ne devait assurer que l'acquisition des
connaissances, et non pas, d'une certaine façon et autant que faire se peut,
l'égarement de celui qui connaît ? Il y a des moments dans la vie où la
question de savoir si on peut penser autrement qu'on ne pense et percevoir
autrement qu'on ne voit est indispensable pour continuer à regarder ou à
réfléchir. On me dira peut-être que ces jeux avec soi-même n'ont qu'à rester
en coulisses ; et qu'ils font, au mieux, partie de ces travaux de préparation
qui s'effacent d'eux-mêmes lorsqu'ils ont pris leurs effets. Mais qu'est-ce
donc que la philosophie aujourd'hui – je veux dire l'activité philosophique –
si elle n'est pas le travail critique de la pensée sur elle-même ? Et si elle ne
consiste pas, au lieu de légitimer ce qu'on sait déjà, à entreprendre de savoir
comment et jusqu'où il serait possible de penser autrement ? Il y a toujours
quelque chose de dérisoire dans le discours philosophique lorsqu'il veut, de
l'extérieur, faire la loi aux autres, leur dire où est leur vérité, et comment la
trouver, ou lorsqu'il se fait fort d'instruire leur procès en positivité naïve ;
mais c'est son droit d'explorer ce qui, dans sa propre pensée, peut être
changé par l'exercice qu'il fait d'un savoir qui lui est étranger. L'« essai » –
qu'il faut entendre comme épreuve modificatrice de soi-même dans le jeu
de la vérité et non comme appropriation simplificatrice d'autrui à des fins
de communication – est le corps vivant de la philosophie, si du moins celle-
ci est encore maintenant ce qu'elle était autrefois, c'est-à-dire une « ascèse »,
un exercice de soi, dans la pensée.
Les études qui suivent, comme d'autres que j'avais entreprises auparavant,
sont des études d'« histoire » par le domaine dont elles traitent et les
références qu'elles prennent ; mais ce ne sont pas des travaux d'« historien ».
Ce qui ne veut pas dire qu'elles résument ou synthétisent le travail qui
aurait été fait par d'autres ; elles sont – si on veut bien les envisager du
point de vue de leur « pragmatique » – le protocole d'un exercice qui a été
long, tâtonnant, et qui a eu besoin souvent de se reprendre et de se corriger.
C'était un exercice philosophique : son enjeu était de savoir dans quelle
mesure le travail de penser sa propre histoire peut affranchir la pensée de ce
qu'elle pense silencieusement et lui permettre de penser autrement.
Ai-je eu raison de prendre ces risques ? Ce n'est pas à moi de le dire. Je
sais seulement qu'en déplaçant ainsi le thème et les repères chronologiques
de mon étude j'ai trouvé un certain bénéfice théorique ; il m'a été possible
de procéder à deux généralisations qui m'ont permis à la fois de la situer sur
un horizon plus large et de mieux préciser sa méthode et son objet.
En remontant ainsi de l'époque moderne, à travers le christianisme,
jusqu'à l'Antiquité, il m'a semblé qu'on ne pouvait éviter de poser une
question à la fois très simple et très générale : pourquoi le comportement
sexuel, pourquoi les activités et les plaisirs qui en relèvent, font-ils l'objet
d'une préoccupation morale ? Pourquoi ce souci éthique, qui, au moins à
certains moments, dans certaines sociétés ou dans certains groupes, paraît
plus important que l'attention morale qu'on porte à d'autres domaines
pourtant essentiels dans la vie individuelle ou collective, comme les
conduites alimentaires ou l'accomplissement des devoirs civiques ? Je sais
bien qu'une réponse vient tout de suite à l'esprit : c'est qu'ils sont l'objet
d'interdits fondamentaux dont la transgression est considérée comme une
faute grave. Mais c'est donner là comme solution la question elle-même ; et
surtout c'est méconnaître que le souci éthique concernant la conduite
sexuelle n'est pas toujours, dans son intensité ou dans ses formes, en relation
directe avec le système des interdits ; il arrive souvent que la préoccupation
morale soit forte là où, précisément, il n'y a ni obligation ni prohibition.
Bref, l'interdit est une chose, la problématisation morale en est une autre. Il
m'a donc semblé que la question qui devait servir de fil directeur était celle-
ci : comment, pourquoi et sous quelle forme l'activité sexuelle a-t-elle été
constituée comme domaine moral ? Pourquoi ce souci éthique si insistant,
quoique variable dans ses formes et dans son intensité ? Pourquoi cette
« problématisation » ? Et, après tout, c'est bien cela la tâche d'une histoire
de la pensée, par opposition à l'histoire des comportements ou des
représentations : définir les conditions dans lesquelles l'être humain
« problématise » ce qu'il est, ce qu'il fait et le monde dans lequel il vit.
Mais en posant cette question très générale, et en la posant à la culture
grecque et gréco-latine, il m'est apparu que cette problématisation était liée
à un ensemble de pratiques qui ont eu certainement une importance
considérable dans nos sociétés : c'est ce qu'on pourrait appeler les « arts de
l'existence ». Par là il faut entendre des pratiques réfléchies et volontaires par
lesquelles les hommes, non seulement se fixent des règles de conduite, mais
cherchent à se transformer eux-mêmes, à se modifier dans leur être singulier,
et à faire de leur vie une œuvre qui porte certaines valeurs esthétiques et
réponde à certains critères de style. Ces « arts d'existence », ces « techniques
de soi » ont sans doute perdu une certaine part de leur importance et de
leur autonomie, lorsqu'ils ont été intégrés, avec le christianisme, dans
l'exercice d'un pouvoir pastoral, puis plus tard dans des pratiques de type
éducatif, médical, ou psychologique. Il n'en demeure pas moins qu'il y
aurait sans doute à faire ou à reprendre la longue histoire de ces esthétiques
de l'existence et de ces technologies de soi. Il y a longtemps maintenant que
Burckhardt a souligné leur importance à l'époque de la Renaissance ; mais
leur survie, leur histoire et leur développement ne s'arrêtent pas là2. En tout
cas, il m'a semblé que l'étude de la problématisation du comportement
sexuel dans l'Antiquité pouvait être considérée comme un chapitre – un des
premiers chapitres – de cette histoire générale des « techniques de soi ».
Telle est l'ironie de ces efforts qu'on fait pour changer sa façon de voir,
pour modifier l'horizon de ce qu'on connaît et pour tenter de s'écarter un
peu. Ont-ils effectivement conduit à penser autrement ? Peut-être ont-ils
permis tout au plus de penser autrement ce qu'on pensait déjà et
d'apercevoir ce qu'on a fait selon un angle différent et sous une lumière plus
nette. On croyait s'éloigner et on se trouve à la verticale de soi-même. Le
voyage rajeunit les choses, et il vieillit le rapport à soi. Il me semble mieux
apercevoir maintenant de quelle façon, un peu à l'aveugle, et par fragments
successifs et différents, je m'y étais pris dans cette entreprise d'une histoire
de la vérité : analyser non les comportements ni les idées, non les sociétés ni
leurs « idéologies », mais les problématisations à travers lesquelles l'être se
donne comme pouvant et devant être pensé et les pratiques à partir
desquelles elles se forment. La dimension archéologique de l'analyse permet
d'analyser les formes mêmes de la problématisation ; sa dimension
généalogique, leur formation à partir des pratiques et de leurs modifications.
Problématisation de la folie et de la maladie à partir de pratiques sociales et
médicales, définissant un certain profil de « normalisation » ;
problématisation de la vie, du langage et du travail dans des pratiques
discursives obéissant à certaines règles « épistémiques » ; problématisation du
crime et du comportement criminel à partir de certaines pratiques punitives
obéissant à un modèle « disciplinaire ». Et maintenant, je voudrais montrer
comment, dans l'Antiquité, l'activité et les plaisirs sexuels ont été
problématisés à travers des pratiques de soi, faisant jouer les critères d'une
« esthétique de l'existence ».
Voilà donc les raisons pour lesquelles j'ai recentré toute mon étude sur la
généalogie de l'homme de désir, depuis l'Antiquité classique jusqu'aux
premiers siècles du christianisme. J'ai suivi une distribution chronologique
simple : un premier volume, L'Usage des plaisirs, est consacré à la manière
dont l'activité sexuelle a été problématisée par les philosophes et les
médecins, dans la culture grecque classique, au IVe siècle avant J.-C ; Le
Souci de soi est consacré à cette problématisation dans les textes grecs et
latins des deux premiers siècles de notre ère ; enfin Les Aveux de la chair
traitent de la formation de la doctrine et de la pastorale de la chair. Quant
aux documents que j'utiliserai, ils seront pour la plupart des textes
« prescriptifs » ; par là, je veux dire des textes qui, quelle que soit leur
forme (discours, dialogue, traité, recueil de préceptes, lettres, etc.), ont pour
objet principal de proposer des règles de conduite. Je ne m'adresserai que
pour y trouver des éclaircissements aux textes théoriques sur la doctrine du
plaisir ou des passions. Le domaine que j'analyserai est constitué par des
textes qui prétendent donner des règles, des avis, des conseils pour se
comporter comme il faut : textes « pratiques », qui sont eux-mêmes objets
de « pratique » dans la mesure où ils étaient faits pour être lus, appris,
médités, utilisés, mis à l'épreuve et où ils visaient à constituer finalement
l'armature de la conduite quotidienne. Ces textes avaient pour rôle d'être
des opérateurs qui permettaient aux individus de s'interroger sur leur propre
conduite, de veiller sur elle, de la former et de se façonner soi-même
comme sujet éthique ; ils relèvent en somme d'une fonction « étho-
poétique », pour transposer un mot qui se trouve dans Plutarque.
Mais puisque cette analyse de l'homme de désir se trouve au point de
croisement d'une archéologie des problématisations et d'une généalogie des
pratiques de soi, je voudrais m'arrêter, avant de commencer, sur ces deux
notions : justifier les formes de « problématisation » que j'ai retenues,
indiquer ce qu'on peut entendre par « pratiques de soi » et expliquer par
quels paradoxes et difficultés j'ai été amené à substituer à une histoire des
systèmes de morale, qui serait faite à partir des interdits, une histoire des
problématisations éthiques faite à partir des pratiques de soi.
1 Je ne suis ni helléniste ni latiniste. Mais il m'a semblé qu'à la condition d'y mettre assez de soin, de
patience, de modestie et d'attention, il était possible d'acquérir, avec les textes de l'Antiquité grecque
et romaine, une familiarité suffisante : je veux dire une familiarité qui permette, selon une pratique
sans doute constitutive de la philosophie occidentale, d'interroger à la fois la différence qui nous tient
à distance d'une pensée où nous reconnaissons l'origine de la nôtre et la proximité qui demeure en
dépit de cet éloignement que nous creusons sans cesse.
2 Il serait inexact de croire que depuis Burckhardt, l'étude de ces arts et de cette esthétique de
l'existence a été complètement négligée. Qu'on songe à l'étude de Benjamin sur Baudelaire. On peut
aussi trouver une analyse intéressante dans le récent livre de S. GREENBLATT, Renaissance Self-
fashioning, 1980.
2
1. Une peur.
Les jeunes gens atteints d'une perte de semence « portent dans toute
l'habitude du corps l'empreinte de la caducité et de la vieillesse ; ils
deviennent lâches, sans force, engourdis, stupides, affaissés, voûtés,
incapables de rien, avec le teint pâle, blanc, efféminé, sans appétit, sans
chaleur, les membres pesants, les jambes gourdes, d'une faiblesse extrême, en
un mot presque totalement perdus. Cette maladie est même, chez plusieurs,
un acheminement à la paralysie ; comment en effet la puissance nerveuse ne
serait-elle pas atteinte, la nature étant affaiblie dans le principe régénératif et
dans la source même de la vie ? » Cette maladie « honteuse en elle-même »
est « dangereuse en ce qu'elle conduit au marasme, nuisible à la société en
ce qu'elle s'oppose à la propagation de l'espèce ; parce qu'elle est sous tous
les rapports la source d'une infinité de maux, elle exige de prompts
secours1 ».
Dans ce texte on reconnaît facilement les hantises qui ont été entretenues
par la médecine et la pédagogie depuis le XVIIIe siècle autour de la pure
dépense sexuelle – celle qui n'a ni fécondité ni partenaire ; l'épuisement
progressif de l'organisme, la mort de l'individu, la destruction de sa race et
finalement le dommage porté à toute l'humanité, ont été régulièrement, au
fil d'une littérature bavarde, promis à qui abuserait de son sexe. Ces peurs
sollicitées semblent avoir constitué la relève « naturaliste » et scientifique,
dans la pensée médicale du XIXe siècle, d'une tradition chrétienne qui
assignait le plaisir au domaine de la mort et du mal.
Or cette description est, en fait, une traduction – une traduction libre,
dans le style de l'époque – d'un texte écrit par un médecin grec, Arétée, au
premier siècle de notre ère. Et de cette crainte de l'acte sexuel, susceptible,
s'il est déréglé, de produire sur la vie de l'individu les effets les plus nocifs,
on trouverait bien des témoignages à la même époque : Soranus, par
exemple, considérait que l'activité sexuelle était, en tout état de cause, moins
favorable à la santé que l'abstention pure et simple et la virginité. Plus
anciennement encore, la médecine avait donné des conseils pressants de
prudence et d'économie dans l'usage des plaisirs sexuels : éviter leur usage
intempestif, tenir compte des conditions dans lesquelles on les pratique,
redouter leur violence propre et les erreurs de régime. Ne s'y prêter, disent
même certains, que « si on veut se nuire à soi-même ». Peur fort ancienne
par conséquent.
2. Un schéma de comportement.
3. Une image.
4. Un modèle d'abstention.
1 ARÉTÉE, Des signes et de la cure des maladies chroniques, II, 5. Le traduc teur français, L. Renaud
(1834), commente ainsi ce passage (p. 163) : « La gonorrhée dont il est question ici diffère
essentiellement de la maladie qui porte ce nom aujourd'hui, et qu'on appelle avec plus de raison
blennorragie... La gonorrhée simple ou vraie, dont parle ici Arétée, est caractérisée par un écoulement
involontaire et hors du coït de l'humeur spermatique et mêlée d'humeur prostatique. Cette maladie
honteuse est souvent excitée par la masturbation et en est une suite. » La traduction modifie un peu
le sens du texte grec qu'on peut trouver dans le Corpus Medicorum Graecorum.
2 FRANÇOIS DE SALES, Introduction à la vie dévote, III, 39.
3 PLINE, Histoire naturelle, VIII, 5, 13.
4 PLUTARQUE, Vie de Caton, VII.
5 ISOCRATE, Nicoclès, 36.
6 ARISTOTE, Politique, VII, 16, 1 335 b.
7 H. DAUVERGNE, Les Forçats, 1841, p. 289.
8 APULÉE, Métamorphoses, VIII, 26 sq.
9 DION DE PRUSE, Discours, IV, 101-115.
10 ÉPICTÈTE, Entretiens, III, 1.
11 SÉNÈQUE LE RHÉTEUH, Controverses, I. Préface, 8.
12 PLATON, Phèdre, 239 c-d.
13 ARISTOPHANE, Thesmophories, v. 130 sq.
14 PHILOSTRATE, Vie d'Apollonius de Tyane, I, 13.
15 XÉNOPHON, Agésilas, 6.
16 PLATON, Banquet, 217 a-219 e.
17 On peut penser que le développement d'une morale des relations du mariage, et plus précisément
des réflexions sur le comportement sexuel des époux dans le rapport conjugal (qui ont pris une si
grande importance dans la pastorale chrétienne), est une conséquence de l'instauration, d'ailleurs
lente, tardive et difficile, du modèle chrétien du mariage au cours du haut Moyen Âge (cf. G. DUBY,
Le Chevalier, la Femme et le Prêtre, 1981).
3
La problématisation morale
des plaisirs
I. APHRODISIA
II. CHRĒSIS
III. ENKRATEIA
1 E. LESKI, « Die Zeugungslehre der Antike », Abhandlungen der Akademie der Wissenschaften und
Literatur, XIX, Mayence, 1950, p. 1 248.
2 Cf. K. J. DOVER, « Classical Greek Attitudes to Sexual Behaviour », Arethusa, 6, no 1, 1973,
p. 59 ; ID., Greek Popular Morality, 1974, p. 205, et Homosexualité grecque, pp. 83-84.
1
APHRODISIA
CHRĒSIS
1 ARISTOTE, Histoire des animaux, VII, 1, 581 b ; De la génération des animaux, II, 7,747 a.
2 PLATON (République, V, 451 c) parle de ce que doit être la correcte « possession et pratique » (ktēsis
te kai chreia) des femmes et des enfants ; il s'agit donc là de l'ensemble des rapports et des formes de
relations qu'on peut avoir avec eux. POLYBE évoque la chreia aphrodisiōn qui avec le luxe des
vêtements et de la nourriture caractérise les mœurs des souverains héréditaires et provoque le
mécontentement et la révolution (Histoires, VI, 7).
3 La Rhétorique d'ARISTOTE (I, 9) définit la tempérance comme ce qui nous fait nous conduire, quant
aux plaisirs du corps, « comme le veut le nomos ». Sur la notion de nomos, cf. J. DE ROMILLY, L'Idée
de loi dans la pensée grecque.
4 DIOGÈNE LAËRCE, Vie des Philosophes, VI, 2,46. Voir aussi DION DE PRUSE, Discours, VI, 17-20, et
GALIEN, Des lieux affectés, VI, 5.
5 DIOGÈNE LAËRCE, Vie des Philosophes, VI, 2,69.
6 XÉNOPHON, Banquet, IV, 38.
7 XÉNOPHON, Mémorables, I, 3, 14.
8 Ibid., II, 1, 33.
9 Ibid., IV, 5,9.
10 Cf. PLATON, Gorgias, 492 a-b, 494 c, 507 e ; République, VIII, 561 b.
11 XÉNOPHON, Mémorables, II, 1, 30.
12 Ibid., IV, 5, 9.
13 Ibid., I, 3, 5.
14 PLATON, Lois, I, 636 d-e. Sur la notion de kairos et son importance dans la morale grecque, cf. P.
AUBENQUE, La Prudence chez Aristote, Paris, 1963, pp. 95 sq.
15 Cet âge était fixé tard ; pour Aristote, le sperme reste infécond jusqu'à vingt et un ans. Mais l'âge
qu'un homme doit attendre pour espérer une belle descendance est plus tardif encore : « Après vingt
et un ans, les femmes sont en bonne condition pour faire des enfants, tandis que les hommes ont
encore à se développer » (Histoire des animaux, VII, 1, 582 a).
16 Tout ceci sera développé dans le chapitre suivant
17 PLUTARQUE, Propos de table, III, 6.
18 XÉNOPHON, Cyropédie, VIII, 1, 32.
19 XÉNOPHON, Mémorables, IV, 4, 21-23.
20 PLATON, Banquet, 180 c-181 a ; 183 d. PSEUDO-DÉMOSTHÈNE, Eroticos, 4.
21 Ibid.
22 XÉNOPHON, Hiéron, VII.
23 ID., Agésilas, V.
24 XÉNOPHON, Mémorables, II, 6,1-5.
25 Ibid., II, 1, 1-4.
26 Ibid., I, 5, 1.
27 PLATON, République, IV, 431 c-d.
3
ENKRATEIA
2. Cette relation de combat avec des adversaires est aussi une relation
agonistique avec soi-même. La bataille à mener, la victoire à remporter, la
défaite qu'on risque de subir sont des processus et des événements qui ont
lieu entre soi et soi. Les adversaires que l'individu doit combattre ne sont
pas simplement en lui ou au plus près de lui. Ils sont une partie de lui-
même. Bien sûr, il faudrait tenir compte de diverses élaborations théoriques
qui ont été proposées de cette différenciation entre la part de soi-même qui
doit combattre et celle qui doit être combattue : parties de l'âme qui
devraient respecter entre elles un certain rapport hiérarchique ? Corps et
âme entendus comme deux réalités d'origine différente, et dont l'une doit
chercher à se libérer de l'autre ? Forces qui tendent à des buts différents et
s'opposent l'une à l'autre comme les deux chevaux d'un attelage ? Mais ce
qui de toute façon doit être retenu pour définir le style général de cette
« ascétique », c'est que l'adversaire à combattre, aussi éloigné qu'il soit, par
sa nature, de ce que peut être l'âme, ou la raison ou la vertu, ne représente
pas une puissance autre, ontologiquement étrangère. Ce sera un des traits
essentiels de l'éthique chrétienne de la chair que le lien de principe entre le
mouvement de la concupiscence, sous ses formes les plus insidieuses et les
plus secrètes, et la présence de l'Autre, avec ses ruses et son pouvoir
d'illusion. Dans l'éthique des aphrodisia, la nécessité et la difficulté du
combat tiennent au contraire à ce qu'il se déroule comme une joute avec
soi-même : lutter contre « les désirs et les plaisirs », c'est se mesurer avec
soi.
Dans la République, Platon souligne combien est à la fois étrange, un peu
risible et usée une expression familière, à laquelle lui-même a recours
plusieurs fois18 : c'est celle qui consiste à dire qu'on est « plus fort » ou
« plus faible » que soi (kreittōn, hēttōn heautou). Il y a en effet un paradoxe
à prétendre qu'on est plus fort que soi-même, puisque cela implique qu'on
soit, en même temps et de ce seul fait, plus faible que soi. Mais l'expression,
selon Platon, se soutient du fait qu'elle suppose la distinction entre deux
parties de l'âme, l'une qui est meilleure et l'autre moins bonne, et qu'en
partant de la victoire ou de la défaite de soi sur soi, c'est du point de vue
de la première qu'on se place : « Quand la partie qui est naturellement la
meilleure maintient la moins bonne sous son empire, on le marque par
l'expression “être plus fort que soi”, et c'est un éloge. Quand au contraire,
par suite d'une mauvaise éducation ou de certaine fréquentation, la partie la
meilleure se trouvant plus faible est vaincue par les forces de la mauvaise,
alors on dit de l'homme qui est en cet état, et c'est un reproche et un
blâme, qu'il est esclave de lui-même et intempérant19. » Et que cet
antagonisme de soi à soi ait à structurer l'attitude éthique de l'individu à
l'égard des désirs et des plaisirs, c'est ce qui est clairement affirmé au début
des Lois : la raison donnée pour qu'il y ait dans chaque État un
commandement et une législation, c'est que, même dans la paix, tous les
États sont en guerre les uns avec les autres ; de la même façon, il faut
concevoir que si « dans la vie publique tout homme est pour tout homme
un ennemi », dans la vie privée « chacun, vis-à-vis de soi-même, en est un
pour lui-même » ; et de toutes les victoires qu'il est possible de remporter,
« la première et la plus glorieuse », c'est celle qu'on remporte « sur soi-
même », alors que « la plus honteuse » des défaites, « la plus lâche »,
« consiste à être vaincu par soi-même »20.
1 XÉNOPHON, Cyropédie, VIII, 1, 30. Sur la notion de sōphrosunē et son évolution, cf. H. NORTH,
Sōphrosunē ; l'auteur souligne la proximité des deux mots sōphrosunē et enkrateia chez Xénophon
(pp. 123-132).
2 PLATON, Gorgias, 491 d.
3 PLATON, République, IV, 430 b. ARISTOTE dans l'Éthique à Nicomaque (VII, 1, 6, 1 145 b) rappelle
l'opinion selon laquelle celui qui est sōphrōn est enkratēs et karterikos.
4 PLATON, Gorgias, 507 a-b. Cf. également Lois, III, 697 b. Considérer « comme les premiers et les
plus précieux des biens de l'âme quand la tempérance y réside ».
5 Cf. H. NORTH, Sōphrosunē, op. cit., pp. 202-203.
6 ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, III, 11 et 12, 1 118 b-1 119 a et VII, 7, 849, 1 150 a-1 152 a.
7 PLATON, Lois, I, 647 e.
8 ANTIPHON, in STOBÉE, Florilège, V, 33. C'est le fragment no 16 dans les Œuvres d'Antiphon
(C.U.F.).
9 XÉNOPHON, Hiéron, VII. ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, III, 10, 8, 1 117 b.
10 On trouve ainsi toute une série de mots comme agein, ageisthai (mener, être mené) ; PLATON,
Protagoras, 355 a ; République, IV, 431 e ; ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, VII, 7, 3, 1 150 a.
Kolazein (contenir) : Gorgias, 491 e, République, VIII, 559 b ; IX, 571 b. Antiteinein (s'opposer) :
Éthique à Nicomaque, VII, 2, 4, 1 146 a ; VII, 7, 5 et 6, 1 150 b. Emphrassein (faire obstacle) :
ANTIPHON, Fragm. 15. Antechein (résister) : Éthique à Nicomaque, VII, 7, 4 et 6, 1 150 a et b.
11 Nikan (vaincre) : PLATON, Phèdre, 238 c ; Lois, 1, 634 b ; VIII, 634 b ; ARISTOTE, Éthique à
Nicomaque, VII, 7, 1 150 a ; VII, 9, 1 151 a ; ANTIPHON, Fragm. 15. Kratein (dominer) : PLATON,
Protagoras, 353 c ; Phèdre, 237 e-238 a ; République, IV, 431 a-c ; Lois, 840 c ; XÉNOPHON,
Mémorables, I, 2, 24 ; ANTIPHON, Fragm. 15 et 16 ; ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, VII, 4 c,
1 148 a ; VII, 5, 1 149 a. Hēttasthai (être vaincu) : Protagoras, 352 e ; Phèdre, 233 c ; Lois, VIII,
840 c ; Lettre VII, 351 a ; Éthique à Nicomaque, VII, 6, 1, 1 149 b ; VII, 7, 4,1 150 a ; VII, 7, 6,
1 150 b ; ISOCRATE, Nicoclès, 39.
12 XÉNOPHON, Mémorables, 1, 3, 14.
13 XÉNOPHON, Économique, I, 23.
14 PLATON, République, VIII, 560 b.
15 Ibid., IX, 572 d-573 b.
16 Ibid., IX, 571 d.
17 PLATON, Lois, IV, 783 a-b.
18 PLATON, Phèdre, 232 a ; République, IV, 430 c ; Lois, I, 626 e, 633 e ; VIII, 840 c ; Lettre VI,
337 a.
19 PLATON, République, IV, 431 a.
20 PLATON, Lois, 1, 626 d-e.
21 Ibid., Lois, VIII, 840 c.
22 PLATON, République, IX, 571 b. Dans l'Éthique à Nicomaque, il est question de « donner congé au
plaisir », comme les vieillards de Troie voulaient le faire avec Hélène (II, 9, 1 109 b).
23 DIOGÈNE LAËRCE, Vie des Philosophes, IV, 7, 49.
24 ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, VII, 2, 1146 a.
25 Ibid., III, 11, 1119 a.
26 DIOGÈNE LAËRCE, Vie des Philosophes, II, 8, 75.
27 ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, VII, 2, 1 119 b. Cf. aussi PLATON, République, IX, 590 e.
28 XÉNOPHON, Économique, I, 22-23.
29 PLATON, Lois, III, 689 a-b : « La partie qui souffre et qui jouit est dans l'âme ce que le peuple et
la multitude sont dans la cité. »
30 PLATON, République, IX, 577 d.
31 Ibid., IX, 592 b.
32 PLATON, Lois, I, 647 d.
33 XÉNOPHON, Mémorables, I, 2,19.
34 Ibid., I, 2,24.
35 PLATON, Gorgias, 527 d.
36 Sur le lien entre l'exercice et le souci de soi, cf. Alcibiade, 123 d.
37 DIOGÈNE LAËRCE, Vie des Philosophes, VI, 2, 70.
38 PLATON, République, IX, 571 c-572 b.
39 Cf. PLATON, Lois, I, 643 b : « Quiconque veut exceller un jour en quoi que ce soit, doit
s'appliquer (melētan) à cet objet dès l'enfance, en trouvant à la fois son amusement et son occupation
dans tout ce qui s'y rapporte. »
40 XÉNOPHON, République des Lacédémoniens, 2 et 3.
41 PLATON, République, III, 413 d sq.
42 PLATON, Lois, 1, 647 e-648 c.
43 ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, II, 2, 1 104 a.
44 PLATON, République, III, 413 e.
45 PLATON, Lois, I, 643 e.
4
LIBERTÉ ET VÉRITÉ
*
Ce n'est là qu'une esquisse, à des fins préliminaires ; quelques traits
généraux qui caractérisent la manière dont on a réfléchi, dans la pensée
grecque classique, la pratique sexuelle et dont on l'a constituée comme
domaine moral. Les éléments de ce domaine – la « substance éthique » –
étaient formés par des aphrodisia, c'est-à-dire des actes voulus par la nature,
associés par elle à un plaisir intense et auxquels elle porte par une force
toujours susceptible d'excès et de révolte. Le principe selon lequel on devait
régler cette activité, le « mode d'assujettissement », n'était pas défini par une
législation universelle, déterminant les actes permis et défendus ; mais plutôt
par un savoir-faire, un art qui prescrivait les modalités d'un usage en
fonction de variables diverses (besoin, moment, statut). Le travail que
l'individu devait exercer sur lui-même, l'ascèse nécessaire, avait la forme
d'un combat à mener, d'une victoire à remporter en établissant une
domination de soi sur soi, selon le modèle d'un pouvoir domestique ou
politique. Enfin, le mode d'être auquel on accédait par cette maîtrise de soi
se caractérisait comme une liberté active, indissociable d'un rapport
structural, instrumental et ontologique à la vérité.
On va le voir maintenant : cette réflexion morale a développé, à propos
du corps, à propos du mariage, à propos de l'amour des garçons des thèmes
d'austérité qui ne sont pas sans ressemblance avec les préceptes et interdits
qu'on pourra trouver par la suite. Mais sous cette continuité apparente, il
faut bien garder à l'esprit que le sujet moral ne sera pas constitué de la
même façon. Dans la morale chrétienne du comportement sexuel, la
substance éthique sera définie non par les aphrodisia, mais par un domaine
des désirs qui se cachent dans les arcanes du cœur, et par un ensemble
d'actes soigneusement définis dans leur forme et leurs conditions ;
l'assujettissement prendra la forme non d'un savoir-faire mais d'une
reconnaissance de la loi et d'une obéissance à l'autorité pastorale ; ce n'est
donc pas tellement la domination parfaite de soi par soi dans l'exercice
d'une activité de type viril qui caractérisera le sujet moral, mais plutôt le
renoncement à soi, et une pureté dont le modèle est à chercher du côté de
la virginité. À partir de là, on peut comprendre l'importance dans la morale
chrétienne de ces deux pratiques, à la fois opposées et complémentaires :
une codification des actes sexuels qui deviendra de plus en plus précise et le
développement d'une herméneutique du désir et des procédures de
déchiffrement de soi.
On pourrait dire schématiquement que la réflexion morale de l'Antiquité
à propos des plaisirs ne s'oriente ni vers une codification des actes ni vers
une herméneutique du sujet, mais vers une stylisation de l'attitude et une
esthétique de l'existence. Stylisation, car la raréfaction de l'activité sexuelle se
présente comme une sorte d'exigence ouverte : on pourra le constater
facilement : ni les médecins donnant des conseils de régime, ni les
moralistes demandant aux maris de respecter leur épouse, ni ceux qui
donnent des conseils sur la bonne conduite à tenir dans l'amour des garçons
ne diront très exactement ce qu'il faut faire ou ne pas faire dans l'ordre des
actes ou pratiques sexuels. Et la raison n'en est pas sans doute dans la
pudeur ou la réserve des auteurs, mais dans le fait que le problème n'est pas
là : la tempérance sexuelle est un exercice de la liberté qui prend forme dans
la maîtrise de soi ; et celle-ci se manifeste dans la manière dont le sujet se
tient et se retient dans l'exercice de son activité virile, la façon dont il a
rapport à lui-même dans le rapport qu'il a aux autres. Cette attitude,
beaucoup plus que les actes qu'on commet ou les désirs qu'on cache, donne
prise aux jugements de valeur. Valeur morale qui est aussi une valeur
esthétique et valeur de vérité puisque c'est en visant la satisfaction des vrais
besoins, en respectant la vraie hiérarchie de l'être humain et en n'oubliant
jamais ce qu'on est en vérité qu'on pourra donner à sa conduite la forme
qui assure le renom et mérite la mémoire.
Il faut voir maintenant comment quelques-uns des grands thèmes de
l'austérité sexuelle, qui allaient avoir une destinée historique bien au-delà de
la culture grecque, se sont formés et développés dans la pensée du IVe siècle.
Je ne partirai pas des théories générales du plaisir ou de la vertu ; je
prendrai appui sur des pratiques existantes et reconnues par lesquelles les
hommes cherchaient à donner forme à leur conduite : pratique du régime,
pratique du gouvernement domestique, pratique de la cour dans le
comportement amoureux ; j'essaierai de montrer comment ces trois
pratiques ont été réfléchies dans la médecine ou la philosophie et comment
ces réflexions ont proposé diverses manières, non de codifier précisément la
conduite sexuelle, mais plutôt de la « styliser » : stylisations dans la
Diététique, comme art du rapport quotidien de l'individu à son corps, dans
l'Économique comme art de la conduite de l'homme en tant que chef de
famille, dans l'Érotique comme art de la conduite réciproque de l'homme et
du garçon dans la relation d'amour28.
Diététique
I. DU RÉGIME EN GÉNÉRAL
DU RÉGIME EN GÉNÉRAL
1 Cf. W.H. S. JONES, « Introduction » au tome IV des Œuvres d'Hippocrate (Loeb classical Library).
2 ORIBASE, Collection médicale, t. III, pp. 168-182.
3 PAUL D'ÉGINE, Chirurgie, trad. R. Briau. Sur la diététique à l'époque classique, cf. W. D. SMITH,
« The Development of Classical Dietetic Theory », Hippocratica (1980), pp. 439-448.
4 HIPPOCRATE, Du régime, I, 2, 1.
5 Ibid., II, 58,2.
6 Ibid, III, 67, 1-2.
7 Ibid., III, 68, 10. Dans le même sens, cf. HIPPOCRATE, De la nature de l'homme, 9 et Aphorismes,
51. Le même thème se retrouve chez le PSEUDO-ARISTOTE, Problèmes, XXVIII, 1 ; et dans le Régime
de Dioclès, ORIBASE, III, p. 181.
8 HIPPOCRATE, Du régime, III, 68, 6 et 9.
9 Ibid., III, 68,5.
10 Ibid., III, 68, 11.
11 ORIBASE, Collection médicale, III, pp. 168-178.
12 Ibid., p. 181.
13 In PAUL D'ÉGINE, Chirurgie. Ce rythme saisonnier du régime sexuel a été admis pendant très
longtemps. On le retrouvera à l'époque impériale chez Celse.
14 Noter cependant chez Dioclès (ORIBASE, III, p. 177) les notations sur la position dorsale qui dans
le sommeil induit la pollution nocturne.
15 PSEUDO-ARISTOTE, Problèmes, IV, 26 et 29 (cf. HIPPOCRATE, Du régime, I, 24, 1).
16 Sur ce point, il faut se reporter au livre de J.-L. FLANDRIN, Un temps pour embrasser, 1983, qui, à
partir de sources du VIIe siècle, montre l'importance des partages entre moments permis et moments
défendus, et les formes multiples prises par cette rythmicité. On voit combien cette distribution du
temps est différente des stratégies circonstancielles de la diététique grecque.
3
RISQUES ET DANGERS
1. La violence de l'acte.
C'est en pensant aux aphrodisia que Platon dans le Philèbe décrit les effets
du plaisir quand, en forte proportion, il est mélangé à la souffrance : le
plaisir « contracte tout le corps, le crispe parfois jusqu'aux sursauts et, le
faisant passer par toutes les couleurs, toutes les gesticulations, tous les
halètements possibles, produit une surexcitation générale avec des cris
d'égaré... Et le patient en vient ainsi à dire de lui-même, ou les autres de
lui, qu'il jouit de tous les plaisirs jusqu'à en mourir ; aussi les poursuit-il
sans cesse d'autant plus intensément qu'il a moins de retenue et moins de
tempérance » (akolastoteros, aphronesteros1).
On a prêté à Hippocrate l'affirmation que la jouissance sexuelle aurait la
forme d'une petite épilepsie. C'est du moins ce que rapporte Aulu-Gelle :
« Voici quelle était, sur le rapport sexuel (coitus venereus), l'opinion du divin
Hippocrate. Il le regardait comme une partie de la maladie terrible que nous
appelons comitiale. On rapporte de lui ce mot : “La conjonction d'un sexe
est une petite épilepsie” (tēn sunousian einai mikran epilepsian)2. » La
formule, en fait, est de Démocrite. Le traité hippocratique De la génération,
qui dans ses premières pages donne une description détaillée de l'acte sexuel,
s'inscrit plutôt dans une autre tradition, celle de Diogène d'Apollonie ; le
modèle auquel se référait cette tradition (attestée encore par Clément
d'Alexandrie) n'est pas celui, pathologique, du mal comitial, mais celui,
mécanique, d'un liquide échauffé et écumant : « Certains, rapporte le
Pédagogue, supposent que la semence de l'être vivant est l'écume du sang,
pour la substance. Le sang fortement agité lors des enlacements, échauffé
par la chaleur naturelle du mâle, forme de l'écume et se répand dans les
veines spermatiques. Selon Diogène d'Apollonie, ce phénomène expliquerait
le nom d'aphrodisia3. » Sur ce thème général du liquide, de l'agitation, de la
chaleur et de l'écume répandue, le De la génération de la collection
hippocratique donne une description qui est tout entière organisée autour
de ce qu'on pourrait appeler le « schéma éjaculatoire » ; c'est ce schéma qui
est transposé tel quel de l'homme à la femme ; c'est lui qui sert à déchiffrer
les rapports entre rôle masculin et rôle féminin en termes d'affrontement et
de joute, mais aussi de domination et de régulation de l'un par l'autre.
L'acte sexuel est analysé, depuis son origine, comme une mécanique
violente qui porte vers l'échappée du sperme4. D'abord le frottement du
sexe et le mouvement donné au corps tout entier ont pour effet de produire
un échauffement général ; celui-ci, conjugué avec l'agitation, a pour
conséquence de donner à l'humeur, répandue dans le corps, une plus grande
fluidité au point qu'elle finit par « écumer » (aphrein), « comme écument
tous les fluides agités ». À ce moment, se produit un phénomène de
« séparation » (apokrisis) ; de cette humeur écumante, la partie la plus
vigoureuse, « la plus forte et la plus grasse » (to ischurotaton kai piotaton) est
portée au cerveau et à la moelle épinière, le long de laquelle elle descend
jusqu'aux lombes. C'est alors que la chaude écume passe aux reins, et, de là,
à travers les testicules, jusqu'à la verge d'où elle est expulsée par un trouble
violent (tarachē). Ce processus, qui est volontaire en son point de départ
lorsqu'il y a conjonction sexuelle et « frottement du sexe », peut aussi se
dérouler de façon entièrement involontaire. C'est ce qui se passe dans le cas
de la pollution nocturne, que cite l'auteur du De la génération : lorsque le
travail ou une autre action ont provoqué avant le sommeil l'échauffement
du corps, l'humeur se met à écumer spontanément : elle « se comporte
comme dans le coït » ; et l'éjaculation se produit, en s'accompagnant
d'images d'un rêve, sans doute suivant le principe souvent invoqué que les
rêves ou du moins certains d'entre eux sont la traduction de l'état actuel du
corps5.
Entre l'acte sexuel de l'homme et celui de la femme, la description
hippocratique établit un isomorphisme d'ensemble. Le processus est le
même, à ceci près que le point de départ de l'échauffement est dans le cas
de la femme la matrice stimulée par le sexe masculin au cours du coït :
« Chez les femmes, le sexe étant frotté dans le coït et la matrice en
mouvement, je dis que cette dernière est saisie comme d'une démangeaison
qui apporte plaisir et chaleur au reste du corps. La femme aussi éjacule à
partir du corps, tantôt dans la matrice, tantôt au-dehors6. » Même type de
substance et même formation (un sperme né du sang par échauffement et
séparation) ; même mécanisme et même acte terminal d'éjaculation.
L'auteur cependant fait valoir certaines différences, qui ne touchent pas à la
nature de l'acte, mais à sa violence propre, ainsi qu'à l'intensité et à la durée
du plaisir qui l'accompagne. Dans l'acte lui-même, le plaisir de la femme est
beaucoup moins intense que celui de l'homme, parce que chez celui-ci
l'excrétion de l'humeur se fait de façon brusque et avec beaucoup plus de
violence. Chez la femme, en revanche, le plaisir commence dès le début de
l'acte et dure autant que le coït lui-même. Son plaisir est, tout au long de la
relation, dépendant de l'homme ; il ne cesse que lorsque « l'homme libère la
femme » ; et s'il arrive qu'elle parvienne à l'orgasme avant lui, le plaisir ne
disparaît pas pour autant ; il est seulement éprouvé d'une autre façon7.
Entre ces deux actes isomorphes chez l'homme et la femme, le texte
hippocratique pose une relation qui est à la fois de causalité et de rivalité :
une joute, en quelque sorte, où le mâle a le rôle incitateur et doit garder la
victoire finale. Pour expliquer les effets du plaisir de l'homme sur celui de la
femme, le texte a recours – comme d'autres passages, sans doute anciens, du
recueil hippocratique – aux deux éléments de l'eau et du feu, et aux effets
réciproques du chaud et du froid ; la liqueur masculine joue tantôt le rôle
stimulant, tantôt le rôle refroidissant ; quant à l'élément féminin, toujours
chaud, il est tantôt représenté par la flamme et tantôt par un liquide. Si le
plaisir de la femme s'intensifie « au moment où le sperme tombe dans la
matrice », c'est à la manière de la flamme qui soudain augmente, quand on
verse sur elle du vin ; si, en revanche, l'éjaculation de l'homme entraîne la
fin du plaisir de la femme, c'est à la manière d'un liquide froid qu'on
verserait sur de l'eau très chaude : l'ébullition, aussitôt, cesserait8. Ainsi deux
actes semblables, faisant jouer des substances analogues, mais dotées de
qualités opposées, s'affrontent dans la conjonction sexuelle : force contre
force, eau froide contre bouillonnement, alcool sur la flamme. Mais c'est
l'acte masculin de toute façon qui détermine, règle, attise, domine. C'est lui
qui détermine le début et la fin du plaisir. C'est lui aussi qui assure la santé
des organes féminins en assurant leur bon fonctionnement : « Si les femmes
ont des rapports avec les hommes, elles sont mieux portantes ; sinon, moins
bien. C'est que, d'une part, la matrice dans le coït devient humide et non
sèche ; or, quand elle est sèche, elle se contracte violemment et plus qu'il ne
convient ; et en se contractant violemment, elle fait souffrir le corps.
D'autre part, le coït en échauffant et en humectant le sang rend la voie plus
facile pour les règles ; or, quand les règles ne coulent pas, le corps des
femmes devient malade9. » La pénétration par l'homme et l'absorption du
sperme sont pour le corps de la femme le principe de l'équilibre de ses
qualités et la clef pour l'écoulement nécessaire de ses humeurs.
Ce « schéma éjaculatoire » à travers lequel on perçoit toute l'activité
sexuelle – et dans les deux sexes – montre évidemment la domination
presque exclusive du modèle viril. L'acte féminin n'en est pas exactement le
complémentaire ; il en est plutôt le double, mais sous la forme d'une
version affaiblie, qui en dépend aussi bien pour la santé que pour le plaisir.
En focalisant toute l'attention sur ce moment de l'émission – de
l'arrachement écumeux, considéré comme l'essentiel de l'acte –, on place, au
cœur de l'activité sexuelle, un processus qui est caractérisé par sa violence,
par une mécanique quasi irrépressible, et une force dont la maîtrise
échappe ; mais on pose aussi, comme problème important dans l'usage des
plaisirs, une question d'économie et de dépense.
2. La dépense.
3. La mort et l'immortalité.
Ce n'est pas simplement dans la peur de la dépense excessive que la
réflexion médicale et philosophique associe l'activité sexuelle et la mort. Elle
les lie aussi dans le principe même de la reproduction, pour autant qu'elle
pose comme fin à la procréation de pallier la disparition des êtres vivants et
de donner à l'espèce, prise dans son ensemble, l'éternité qui ne peut être
accordée à chaque individu. Si les animaux se joignent dans le rapport
sexuel, et si ce rapport leur donne des descendants, c'est pour que l'espèce –
comme il est dit dans les Lois – accompagne sans fin la marche du temps ;
telle est sa manière à elle d'échapper à la mort : en laissant « les enfants de
ses enfants », tout en demeurant la même, elle « participe par la génération
à l'immortalité24 ». L'acte sexuel est pour Aristote aussi bien que pour
Platon au point de croisement d'une vie individuelle qui est vouée à la
mort – et à laquelle d'ailleurs il soustrait une part de ses forces les plus
précieuses – et d'une immortalité qui prend la forme concrète d'une survie
de l'espèce. Entre ces deux vies, pour les joindre et pour que, à sa manière,
la première participe à la seconde, le rapport sexuel constitue, comme dit
encore Platon, un « artifice » (mēchanē), qui assure à l'individu une
« repousse » de lui-même (apoblastēma).
Chez Platon, ce lien, à la fois artificieux et naturel, est soutenu par le
désir propre à toute nature périssable de se perpétuer et d'être immortelle25.
Un tel désir, Diotime le fait remarquer dans le Banquet, existe chez les bêtes
qui, saisies de l'envie de procréer, sont « rendues malades par ces
dispositions amoureuses », et se tiennent prêtes « même à sacrifier leur
propre vie pour sauver leur descendance26 ». Il existe aussi chez l'être
humain qui ne veut pas être, une fois qu'il a cessé de vivre, un mort sans
illustration et « sans nom »27 ; pour cela, disent les Lois, il doit se marier et
se donner une descendance dans les meilleures conditions possible. Mais
c'est ce même désir qui suscitera chez certains de ceux qui aiment les
garçons l'ardeur non pas d'ensemencer dans le corps mais d'engendrer dans
l'âme et de donner naissance à ce qui, par soi-même, est beau28. Chez
Aristote, dans certains textes précoces, comme le traité De l'âme29, le lien de
l'activité sexuelle avec la mort et l'immortalité est encore exprimé sous la
forme un peu « platonisante » d'un désir de participation à ce qui est
éternel ; dans des textes plus tardifs, comme le traité De la génération et de
la corruption30, ou celui De la génération des animaux, il est réfléchi sous la
forme d'une différenciation et d'une distribution des êtres dans l'ordre
naturel, en fonction d'un ensemble de principes ontologiques concernant
l'être, le non-être et le meilleur. Se proposant d'expliquer, selon les causes
finales, pourquoi il y a engendrement des animaux et existence distincte des
sexes, le second livre de la Génération des animaux invoque quelques
principes fondamentaux qui régissent les rapports de la multiplicité des êtres
à l'être : à savoir que certaines choses sont éternelles et divines, tandis que
les autres peuvent être ou ne pas être ; que le beau et le divin sont toujours
le meilleur et que ce qui n'est pas éternel peut participer au meilleur et au
pire ; qu'il est meilleur d'être que de ne pas être, de vivre que de ne pas
vivre, d'être animé qu'inanimé. Et, rappelant que les êtres soumis au devenir
ne sauraient être éternels qu'autant qu'ils le peuvent, il en conclut qu'il y a
génération des animaux, et que ceux-ci, exclus de l'éternité comme
individus, peuvent être éternels comme espèce : « numériquement »,
l'animal « ne peut pas être immortel, car la réalité des êtres réside dans le
particulier ; et s'il était tel, il serait éternel. Mais il peut l'être
spécifiquement31 ».
L'activité sexuelle s'inscrit donc sur l'horizon large de la mort et de la vie,
du temps, du devenir et de l'éternité. Elle est rendue nécessaire parce que
l'individu est voué à mourir, et pour que d'une certaine façon il échappe à
la mort. Certes, ces spéculations philosophiques ne sont pas directement
présentes dans la réflexion sur l'usage des plaisirs et sur leur régime. Mais on
peut noter la solennité avec laquelle Platon s'y réfère dans la législation
« persuasive » qu'il propose à propos du mariage – cette législation qui doit
être la première de toutes puisqu'elle est au « principe des naissances dans
les cités » : « On se mariera de trente à trente-cinq ans, dans la pensée que
le genre humain tient d'un don naturel une certaine part d'immortalité,
dont le désir aussi est inné chez tout homme sous tous les rapports. Car
l'ambition de s'illustrer et de ne pas rester sans nom après la mort revient à
ce désir-là. Or, la race humaine a une affinité naturelle avec l'ensemble du
temps, qu'elle accompagne et accompagnera à travers la durée ; c'est par là
qu'elle est immortelle, en laissant les enfants de ses enfants, et ainsi, grâce à
la permanence de son unité toujours identique, en participant par la
génération à l'immortalité32. » Ces longues considérations, les interlocuteurs
des Lois savent bien qu'elles ne sont pas dans l'habitude des législateurs.
Mais l'Athénien fait remarquer qu'il en est, dans cet ordre de choses,
comme dans la médecine ; celle-ci, lorsqu'elle s'adresse à des hommes
raisonnables et libres, ne peut se contenter de formuler des préceptes ; elle
doit expliquer, donner des raisons, et persuader pour que le malade règle
comme il faut son mode de vie. Donner de telles explications sur l'individu
et l'espèce, le temps et l'éternité, la vie et la mort, c'est faire en sorte que les
citoyens acceptent, « avec sympathie, et grâce à cette sympathie, avec plus
de docilité », les prescriptions qui doivent régler leur activité sexuelle et leur
mariage, le régime raisonnable de leur vie tempérante33.
1 PLATON, Philèbe, 47 b.
2 AULU-GELLE, Nuits attiques, XIX, 2.
3 CLÉMENT D'ALEXANDRIE, Le Pédagogue, I, 6, 48. Cf. R. JOLY, « Notice » à HIPPOCRATE, Œuvres, t.
XI, C. U.F.
4 HIPPOCRATE, De la génération, I, 1-3.
5 Ibid., 1, 3.
6 Ibid., IV, 1.
7 Ibid., IV, 1.
8 Ibid., IV, 2.
9 Ibid., IV, 3.
10 DIOGÈNE LAËRCE, Vie des Philosophes, VIII, 1, 28.
11 HIPPOCRATE, De la génération, II, 2.
12 Ibid., 1,1.
13 Ibid., III, 1.
14 Ibid., IV, 1.
15 Ibid., II, 3.
16 Ibid., I, 1 et 2.
17 Ibid., I, 1.
18 PLATON, Timée, 73 b.
19 ARISTOTE, De la génération des animaux, 724 a-725 b.
20 Ibid., 725 b.
21 Ibid., 725 b. Cf. aussi PSEUDO-ARISTOTE, Problèmes, IV, 22, 879 a.
22 PSEUDO-ARISTOTE, Problèmes, IV, 11, 877 b.
23 Ibid., IV, 4 et 22.
24 PLATON, Lois, IV, 721 c.
25 PLATON, Banquet, 206 e.
26 Ibid., 207 a-b.
27 PLATON, Lois, IV, 721 b-c.
28 ID., Banquet, 209 b.
29 ARISTOTE, De l'âme, II, 4,415 a-b.
30 ARISTOTE, De la génération et de la corruption, 336 b.
31 ID., De la génération des animaux, II, 1, 731 b-732 a.
32 PLATON, Lois, IV, 721 b-c.
33 Ibid., 723 a.
34 R. VAN GULIK. La Vie sexuelle dans la Chine ancienne.
35 Ces trois « arts de gouverner » sont très souvent rapprochés entre eux, comme des arts qui
demandent à la fois savoir et prudence circonstanciels ; ils sont rapprochés aussi parce que ce sont des
savoirs associés à une capacité de commander. On s'y réfère fréquemment lorsqu'il s'agit pour
l'individu de chercher les principes ou l'autorité qui l'aideront à « se conduire ».
CHAPITRE III
Économique
I. LA SAGESSE DU MARIAGE
LA SAGESSE DU MARIAGE
LA MAISONNÉE D'ISCHOMAQUE
TROIS POLITIQUES
DE LA TEMPÉRANCE
Érotique
L'usage des plaisirs dans le rapport avec les garçons a été, pour la pensée
grecque, un thème d'inquiétude. Ce qui est paradoxal dans une société qui
passe pour avoir « toléré » ce que nous appelons l'« homosexualité ». Mais
peut-être n'est-il guère prudent d'utiliser ici ces deux termes.
En fait, la notion d'homosexualité est bien peu adéquate pour recouvrir
une expérience, des formes de valorisation et un système de découpage si
différents du nôtre. Les Grecs n'opposaient pas, comme deux choix exclusifs,
comme deux types de comportements radicalement différents, l'amour de
son propre sexe et celui de l'autre. Les lignes de partage ne suivaient pas
une telle frontière. Ce qui opposait un homme tempérant et maître de lui-
même à celui qui s'adonnait aux plaisirs était, du point de vue de la morale,
beaucoup plus important que ce qui distinguait entre elles les catégories de
plaisirs auxquelles on pouvait se consacrer le plus volontiers. Avoir des
mœurs relâchées, c'était ne savoir résister ni aux femmes ni aux garçons,
sans que ceci soit plus grave que cela. Quand il fait le portrait de l'homme
tyrannique, c'est-à-dire de celui qui laisse « le tyran Éros s'introniser dans
son âme et en gouverner tous les mouvements1 », Platon le montre sous
deux aspects équivalents, où se marquent de la même façon le mépris pour
les obligations les plus essentielles et la sujétion à l'emprise générale du
plaisir : « S'il s'éprend d'une courtisane, qui n'est pour lui qu'une
connaissance nouvelle et superflue, comment traitera-t-il sa mère, amie de
longue date, que lui a donnée la nature ? Et s'il a pour un bel adolescent
un amour né d'hier et superflu, comment traitera-t-il son père2 ? »
Lorsqu'on reprochait à Alcibiade sa débauche, ce n'était pas celle-ci plutôt
que celle-là, mais bien, comme le disait Bion de Boristhènes, « dans son
adolescence d'avoir détourné les maris de leurs femmes, et dans sa jeunesse,
les femmes de leur mari3 ».
Inversement, pour montrer la continence d'un homme, on indiquait –
c'est ce que fait Platon à propos d'Iccos de Tarente4 – qu'il était capable de
s'abstenir aussi bien des garçons que des femmes ; et d'après Xénophon,
l'avantage que Cyrus trouvait à faire appel aux eunuques pour le service de
la cour résidait dans leur incapacité à porter atteinte aux femmes et aux
garçons5. Tant il paraissait que ces deux inclinations étaient aussi
vraisemblables l'une que l'autre, et qu'elles pouvaient parfaitement coexister
chez un même individu.
Bisexualité des Grecs ? Si on veut dire par là qu'un Grec pouvait
simultanément ou tour à tour aimer un garçon ou une fille, qu'un homme
marié pouvait avoir ses paidika, qu'il était courant qu'après des inclinations
de jeunesse volontiers « garçonnières », on penche plutôt pour les femmes,
on peut bien dire qu'ils étaient « bisexuels ». Mais si on veut prêter
attention à la manière dont ils réfléchissaient cette double pratique, il
convient de remarquer qu'ils n'y reconnaissaient pas deux sortes de « désir »,
« deux pulsions » différentes ou concurrentes se partageant le cœur des
hommes ou leur appétit. On peut parler de leur « bisexualité » en pensant
au libre choix qu'ils se donnaient entre les deux sexes, mais cette possibilité
n'était pas pour eux référée à une structure double, ambivalente et
« bisexuelle » du désir. À leurs yeux, ce qui faisait qu'on pouvait désirer un
homme ou une femme, c'était tout uniment l'appétit que la nature avait
implanté dans le cœur de l'homme pour ceux qui sont « beaux », quel que
soit leur sexe6.
Certes, on trouve dans le discours de Pausanias7 une théorie des deux
amours, dont le second – l'Uranius, le céleste – s'adresse exclusivement aux
garçons. Mais la distinction n'est pas faite entre un amour hétérosexuel et
un amour homosexuel ; Pausanias trace la ligne de partage entre l'« amour
qu'éprouvent les hommes de basse espèce » – il a pour objet aussi bien les
femmes que les garçons, il ne vise qu'à l'acte lui-même (to diaprattesthai), et
il s'accomplit au hasard – et l'amour plus ancien, plus noble et plus
raisonnable qui s'attache à ce qui peut avoir le plus de vigueur et
d'intelligence, et là il ne peut s'agir, évidemment, que du sexe masculin. Le
Banquet de Xénophon montre bien que la diversité du choix entre fille et
garçon ne se réfère aucunement à la distinction entre deux tendances ou à
l'opposition entre deux formes de désir. La fête est donnée par Callias en
l'honneur du tout jeune Autolycos dont il est amoureux ; la beauté du
garçon est si grande qu'il attire le regard de tous les convives avec autant de
force qu'« une lumière apparaissant dans la nuit » ; « personne..., qui ne se
soit senti l'âme émue à son aspect8 ». Or, parmi les invités, plusieurs sont
mariés ou fiancés comme Nikératos – qui a pour sa femme un amour
qu'elle lui rend, selon le jeu de l'Éros et de l'Antéros – ou Critobule, qui est
pourtant encore à l'âge d'avoir des soupirants aussi bien que des aimés9 ;
Critobule chante d'ailleurs son amour pour Clinias, un garçon qu'il a connu
à l'école et, dans une joute comique, il fait valoir sa propre beauté contre
celle de Socrate ; la récompense du concours doit être le baiser d'un garçon
et celui d'une fille : ceux-ci appartiennent à un Syracusain qui les a dressés
tous deux à une danse dont la grâce et les habiletés acrobatiques font les
délices de tous. Il leur a appris aussi à mimer les amours de Dionysos et
d'Ariane ; et les convives qui viennent à l'instant d'entendre Socrate dire ce
que doit être le véritable amour pour les garçons se sentent tous vivement
« excités » (aneptoromenoi) en voyant ce « Dionysos si beau » et cette
« Ariane si vraiment charmante » échanger de très réels baisers ; à entendre
les serments qu'ils prononcent, on peut bien deviner que les jeunes
acrobates sont « des amoureux auxquels est enfin permis ce qu'ils désiraient
depuis longtemps10 ». Tant d'incitations diverses à l'amour poussent chacun
au plaisir : les uns, à la fin du Banquet, enfourchent leurs chevaux pour aller
retrouver leurs femmes, tandis que Callias et Socrate partent rejoindre le bel
Autolycos. À ce banquet où ils ont pu s'enchanter en commun de la beauté
d'une fille ou du charme des garçons, les hommes de tout âge ont allumé
l'appétit du plaisir ou l'amour grave qu'ils vont chercher les uns du côté des
femmes, les autres du côté des jeunes gens.
Certes, la préférence pour les garçons et les filles était facilement reconnue
comme un trait de caractère : les hommes pouvaient se distinguer par le
plaisir auquel ils étaient plus attachés11 ; affaire de goût qui pouvait prêter à
plaisanteries, non pas affaire de typologie engageant la nature même de
l'individu, la vérité de son désir ou la légitimité naturelle de son penchant.
On ne concevait pas deux appétits distincts se distribuant chez des individus
différents ou s'affrontant dans une même âme ; on voyait plutôt deux
manières de prendre son plaisir, dont l'une convenait mieux à certains
individus, ou à certains moments de l'existence. La pratique des garçons et
celle des femmes ne constituaient pas des catégories classificatoires entre
lesquelles les individus pouvaient être répartis ; l'homme qui préférait les
paidika ne faisait pas l'expérience de lui-même comme « autre » en face de
ceux qui poursuivaient les femmes.
Quant aux notions de « tolérance » ou d'« intolérance », elles seraient,
elles aussi, bien insuffisantes pour rendre compte de la complexité des
phénomènes. Aimer les garçons était une pratique « libre » en ce sens qu'elle
était non seulement permise par les lois (sauf circonstances particulières),
mais admise par l'opinion. Mieux, elle trouvait de solides supports dans
différentes institutions (militaires ou pédagogiques). Elle avait ses cautions
religieuses dans des rites et des fêtes où on appelait en sa faveur les
puissances divines qui devaient la protéger12. C'était enfin une pratique
culturellement valorisée par toute une littérature qui la chantait et une
réflexion qui en fondait l'excellence. Mais se mêlaient à tout cela des
attitudes bien différentes : mépris pour les jeunes gens trop faciles, ou trop
intéressés, disqualification des hommes efféminés, dont Aristophane et les
auteurs comiques se moquaient si souvent13, rejet de certaines conduites
honteuses comme celle des Cinèdes qui aux yeux de Calliclès, malgré sa
hardiesse et son franc-parler, était bien la preuve que tout plaisir ne pouvait
pas être bon et honorable14. Il semble bien que cette pratique, pourtant
admise, pourtant courante, était entourée d'appréciations diverses et qu'elle
était traversée par un jeu de valorisations et de dévalorisations assez
complexes pour rendre difficilement déchiffrable la morale qui la régissait.
Et de cette complexité, on avait alors une claire conscience ; c'est du moins
ce qui ressort du passage de son discours où Pausanias montre combien il
est malaisé de savoir si à Athènes on est favorable ou hostile à une telle
forme d'amour. D'un côté, on l'accepte si bien – mieux : on lui accorde
une si haute valeur – qu'on honore chez l'amoureux des conduites qui chez
tout autre sont jugées folies ou malhonnêtetés : les prières, les supplications,
les poursuites obstinées, et tous les faux serments. Mais d'un autre côté, on
voit le soin que mettent les pères à protéger leurs fils des intrigues, ou à
exiger des pédagogues qu'ils y mettent obstacle, tandis qu'on entend les
camarades se faire reproche entre eux d'accepter de pareils rapports15.
Des schémas linéaires et simples ne permettent guère de comprendre le
mode singulier d'attention qu'on portait au Ve siècle à l'amour des garçons.
Il faut essayer de reprendre la question dans des termes autres que ceux de
la « tolérance » à l'égard de l'« homosexualité ». Et plutôt que de rechercher
jusqu'à quel point celle-ci a pu être libre dans la Grèce ancienne (comme
s'il s'agissait d'une expérience elle-même invariante courant uniformément
au-dessous de mécanismes de répression modifiables à travers le temps), il
vaut mieux se demander comment et sous quelle forme le plaisir pris entre
hommes a pu faire problème ; comment on s'est interrogé sur lui, quelles
questions particulières il a pu soulever et dans quel débat il a été pris ;
pourquoi, en somme, alors qu'il était de pratique répandue, que les lois ne
le condamnaient aucunement, et que son agrément était de façon générale
reconnu, il a été l'objet d'une préoccupation morale particulière, et
particulièrement intense, si bien qu'il s'est trouvé investi de valeurs,
d'impératifs, d'exigences, de règles, de conseils, d'exhortations, à la fois
nombreux, pressants et singuliers.
Pour dire les choses de façon très schématique : nous avons tendance
aujourd'hui à penser que les pratiques de plaisir, quand elles ont heu entre
deux partenaires de même sexe, relèvent d'un désir dont la structure est
particulière ; mais nous admettons – si nous sommes « tolérants » – que ce
n'est pas une raison pour les soumettre à une morale, encore moins à une
législation, différente de celle qui est commune à tous. Le point de notre
interrogation, nous le faisons porter sur la singularité d'un désir qui ne
s'adresse pas à l'autre sexe ; et en même temps, nous affirmons qu'on ne
doit pas accorder à ce type de relations une moindre valeur, ni lui réserver
un statut particulier. Or, il semble qu'il en ait été très différemment des
Grecs ils pensaient que le même désir s'adressait à tout ce qui était
désirable – garçon ou fille – sous la réserve que l'appétit était plus noble qui
se portait vers ce qui est plus beau et plus honorable ; mais ils pensaient
aussi que ce désir devait donner lieu à une conduite particulière lorsqu'il
prenait place dans une relation entre deux individus de sexe masculin. Les
Grecs n'imaginaient point qu'un homme ait besoin d'une nature « autre »
pour aimer un homme ; mais ils estimaient volontiers qu'aux plaisirs qu'on
prenait dans une telle relation, il fallait donner une forme morale autre que
celle qui était requise lorsqu'il s'agissait d'aimer une femme. Dans ce genre
de rapport, les plaisirs ne trahissaient pas, chez qui les éprouvait, une nature
étrange ; mais leur usage requérait une stylistique propre.
Et c'est un fait que les amours masculines ont été l'objet, dans la culture
grecque, de toute une effervescence de pensées, de réflexions et de
discussions à propos des formes qu'elles devaient prendre ou de la valeur
qu'on pouvait leur reconnaître. Ce serait insuffisant de ne voir dans cette
activité de discours que la traduction immédiate et spontanée d'une pratique
libre trouvant ainsi à s'exprimer naturellement, comme s'il suffisait qu'un
comportement ne soit pas interdit pour qu'il se constitue comme domaine
de questionnement ou foyer de préoccupations théoriques et morales. Mais
il serait tout aussi inexact de ne soupçonner dans ces textes qu'une tentative
pour habiller d'une justification honorable l'amour qu'on pouvait porter aux
garçons : ce qui présupposerait des condamnations ou des disqualifications
qui en fait ont été portées bien plus tard. Il faut plutôt chercher à savoir
comment et pourquoi cette pratique a donné lieu à problématisation morale
singulièrement complexe.
Bien peu nous reste de ce que les philosophes grecs ont écrit à propos de
l'amour en général et de celui-ci en particulier. L'idée qu'il est permis de se
faire de ces réflexions et de leur thématique générale ne peut être qu'assez
incertaine dès lors qu'a été conservé un nombre si limité de textes ; presque
tous d'ailleurs se rattachent à la tradition socratico-platonicienne, cependant
que nous manquent des œuvres comme celles, mentionnées par Diogène
Laërce, d'Antisthène, de Diogène le Cynique, d'Aristote, de Théophraste, de
Zénon, de Chrysippe ou de Crantor. Cependant, les discours plus ou moins
ironiquement rapportés par Platon peuvent donner un certain aperçu de ce
dont il était question dans ces réflexions et débats sur l'amour.
5. Cette interrogation sur les rapports avec les garçons prend, d'une façon
très générale, la forme d'une réflexion sur l'amour. De ce fait, il ne faudrait
pas conclure que, pour les Grecs, l'Éros ne pouvait avoir sa place que dans
ce type de rapports, et qu'il ne saurait caractériser les relations avec une
femme : Éros peut unir des êtres humains de quelque sexe qu'ils soient ; on
peut voir chez Xénophon que Nikératos et sa femme étaient unis entre eux
par les liens de l'Éros et de l'Antéros30. L'Éros n'est pas forcément
« homosexuel » ni non plus exclusif du mariage ; et le lien conjugal ne se
distingue pas de la relation avec les garçons en ceci qu'il serait incompatible
avec la force de l'amour et sa réciprocité. La différence est ailleurs. La
morale matrimoniale, et plus précisément l'éthique sexuelle de l'homme
marié, n'appelle pas, pour se constituer et définir ses règles, l'existence d'une
relation du type de l'Éros (même s'il est fort possible que ce lien existe entre
les époux). En revanche, lorsqu'il s'agit de définir ce que doit être, pour
atteindre la forme la plus belle et la plus parfaite, la relation d'un homme et
d'un garçon, et lorsqu'il s'agit de déterminer quel usage, à l'intérieur de leur
relation, ils peuvent faire de leurs plaisirs, alors la référence à l'Éros devient
nécessaire ; la problématisation de leur rapport relève d'une « Érotique ».
C'est qu'entre deux conjoints, le statut lié à l'état de mariage, la gestion de
l'oikos, le maintien de la descendance peuvent fonder les principes de
conduite, définir ses règles et fixer les formes de la tempérance exigée. En
revanche, entre un homme et un garçon qui sont en position
d'indépendance réciproque et entre lesquels il n'y a pas de contrainte
institutionnelle, mais un jeu ouvert (avec préférences, choix, liberté de
mouvement, issue incertaine), le principe de régulation des conduites est à
demander à la relation elle-même, à la nature du mouvement qui les porte
l'un vers l'autre et de l'attachement qui les lie réciproquement. La
problématisation se fera donc dans la forme d'une réflexion sur la relation
elle-même : interrogation à la fois théorique sur l'amour et prescriptive sur
la façon d'aimer.
Mais en fait, cet art d'aimer s'adresse à deux personnages. Certes, la
femme et son comportement n'étaient pas complètement absents de la
réflexion sur l'Économique ; mais elle n'était là qu'à titre d'élément
complémentaire de l'homme ; elle était placée sous son autorité exclusive et
s'il était bon de la respecter dans ses privilèges, c'était dans la mesure où elle
s'en montrait digne et où il était important que le chef d'une famille reste
maître de soi. En revanche, le garçon peut bien être tenu à la réserve qui
s'impose à cet âge ; avec ses refus possibles (redoutés mais honorables) et ses
acceptations éventuelles (souhaitées, mais facilement suspectes), il constitue,
en face de l'amant, un centre indépendant. Et l'Érotique aura à se déployer
d'un foyer à l'autre de cette sorte d'ellipse. Dans l'Économique et la
Diététique, la modération volontaire d'un homme se fondait essentiellement
sur son rapport à soi ; dans l'Érotique, le jeu est plus complexe ; il implique
la maîtrise de soi de l'amant ; il implique aussi que l'aimé soit capable
d'instaurer un rapport de domination sur lui-même : et il implique enfin,
dans le choix réfléchi qu'ils font l'un de l'autre, un rapport entre leurs deux
modérations. On peut même noter une certaine tendance à privilégier le
point de vue du garçon ; c'est surtout sur sa conduite à lui qu'on s'interroge
et c'est à lui qu'on propose avis, conseils et préceptes : comme s'il était
important avant tout de constituer une Erotique de l'objet aimé, ou du
moins de l'objet aimé en tant qu'il a à se former comme sujet de conduite
morale ; c'est bien ce qui apparaît dans un texte comme l'éloge d'Épicrate,
attribué à Démosthène.
4. De fait, le texte fait bien voir, sinon les formes gestuelles à respecter et
les limites physiques à ne pas franchir, du moins le principe général qui
détermine en cet ordre de choses la manière d'être, la façon de se conduire.
Tout l'éloge d'Épicrate renvoie à un contexte agonistique où le mérite et
l'éclat du jeune homme doivent s'affirmer par sa supériorité sur les autres.
Passons sur ces thèmes si fréquents dans les discours d'apparat : à savoir que
celui dont on fait l'éloge l'emporte encore sur la louange qu'on en fait, et
que les paroles risquent d'être moins belles que celui dont elles parlent17 ;
ou encore que le garçon est supérieur à tous les autres par ses qualités
physiques et morales : sa beauté est incomparable, comme si la « Fortune »,
en combinant les qualités les plus diverses et les plus opposées, avait voulu
« donner un exemple » à tous18 ; non seulement ses dons mais sa
conversation le mettent au-dessus des autres19 ; parmi tous les exercices où
on peut briller, il a choisi le plus noble, et le plus récompensé20 ; son âme
est préparée « aux rivalités de l'ambition » ; et non content de se distinguer
par une qualité, il réunit « toutes celles dont un homme sensé pourrait se
piquer21 ».
Pourtant, le mérite d'Épicrate n'est pas seulement dans cette abondance
de qualités qui lui permet de distancer tous ses rivaux et de faire la gloire de
ses parents22 ; il consiste aussi en ce que, par rapport à ceux qui
l'approchent, il garde toujours sa valeur éminente ; il ne se laisse dominer
par aucun d'eux ; tous veulent l'attirer dans leur intimité – le mot sunētheia
a à la fois le sens général de vie commune et de rapport sexuel23; mais il
l'emporte sur eux de telle manière, il prend sur eux un tel ascendant qu'ils
trouvent tout leur plaisir dans l'amitié qu'ils éprouvent pour lui24. Ne pas
céder, ne pas se soumettre, rester le plus fort, l'emporter par sa résistance, sa
fermeté, sa tempérance (sōphrosunē), sur les poursuivants et les amoureux :
voilà comment le jeune homme affirme sa valeur dans le domaine
amoureux.
Faut-il, sous cette indication générale, imaginer un code précis, et qui
serait fondé sur l'analogie si familière aux Grecs entre les positions dans le
champ social (avec la différence entre les « premiers » et les autres, les
puissants qui commandent et ceux qui obéissent, les maîtres et les
serviteurs) et la forme des relations sexuelles (avec les positions dominantes
et dominées, les rôles actifs et passifs, la pénétration exercée par l'homme et
subie par son partenaire) ? Dire qu'il ne faut pas céder, ne pas laisser les
autres l'emporter, ne pas accepter une position inférieure où on aurait le
dessous, c'est sans doute exclure, ou déconseiller, des pratiques sexuelles qui
seraient pour le garçon humiliantes et par lesquelles il se trouverait mis en
position d'infériorité25.
Mais il est vraisemblable que le principe de l'honneur et de la
« supériorité » maintenue se réfère – au-delà de quelques prescriptions
précises – à une sorte de style général : il ne fallait pas (surtout aux yeux de
l'opinion) que le garçon se conduise « passivement », qu'il se laisse faire et
dominer, qu'il cède sans combat, qu'il devienne le partenaire complaisant
des voluptés de l'autre, qu'il satisfasse ses caprices, et qu'il offre son corps à
qui veut et comme il veut, par mollesse, par goût de la volupté ou par
intérêt. C'est là le déshonneur des garçons qui acceptent le premier venu,
qui s'affichent sans scrupule, qui passent de main en main, qui accordent
tout au plus offrant. C'est ce qu'Épicrate ne fait pas et ne fera pas, soucieux
comme il l'est de l'opinion qu'on a de lui, du rang qu'il aura à tenir, et des
relations utiles qu'il peut nouer.
Cette prose à Épicrate n'est certainement pas une des formes les plus
hautes de la réflexion grecque sur l'amour. Mais elle fait bien apparaître
dans sa banalité même quelques aspects importants de ce qui constitue « le
problème grec des garçons ». Le jeune homme – entre la sortie de l'enfance
et le moment où il atteint le statut viril – constitue pour la morale et la
pensée grecques un élément délicat et difficile. Sa jeunesse avec la beauté
qui lui appartient (et à laquelle il est entendu que tout homme est, par
nature, sensible), et le statut qui sera le sien (et auquel il doit, avec l'aide et
sous la caution de son entourage, se préparer) forment un point
« stratégique » autour duquel un jeu complexe est requis ; son honneur qui
dépend pour une part de l'usage qu'il fait de son corps et qui va déterminer
aussi dans une certaine mesure sa réputation et son rôle futurs est un enjeu
important. Il y a là pour lui une épreuve qui demande application et
exercice : il y a là aussi, pour les autres, occasion de souci et de soin. Tout à
la fin de son éloge d'Épicrate, l'auteur rappelle que la vie du garçon, son
bios, doit être une œuvre « commune » ; et comme s'il s'agissait d'une
œuvre d'art à parfaire, il appelle tous ceux qui connaissent Épicrate à
donner à cette figure à venir « le plus d'éclat possible ».
Plus tard, dans la culture européenne, la jeune fille ou la femme mariée,
avec leur conduite, leur vertu, leur beauté et leurs sentiments, deviendront
des thèmes de souci privilégié ; un art nouveau de les courtiser, une
littérature de forme essentiellement romanesque, une morale exigeante et
attentive à l'intégrité de leur corps et à la solidité de leur engagement
matrimonial, tout cela attirera autour d'elles les curiosités et les désirs.
Quelle que soit l'infériorité maintenue de leur position dans la famille ou
dans la société, il y aura alors une accentuation, une valorisation du
« problème » de la femme. Sa nature, sa conduite, les sentiments qu'elle
inspire ou éprouve, le rapport permis ou défendu qu'on peut avoir avec elle
deviendront des thèmes de réflexion, de savoir, d'analyse, de prescriptions. Il
semble bien, en revanche, que ce soit à propos du garçon que la
problématisation, dans la Grèce classique, a été la plus active, entretenant
autour de sa beauté fragile, de son honneur corporel, de sa sagesse et de
l'apprentissage qu'elle requiert, un intense souci moral. La singularité
historique n'est pas en ceci que les Grecs trouvaient plaisir aux garçons, ni
même qu'ils aient accepté ce plaisir comme légitime Elle est en ceci que
cette acceptation du plaisir n'était pas simple, et qu'elle a donné lieu à toute
une élaboration culturelle. Pour parler schématiquement, ce qu'il faut saisir,
ici, ce n'est pas pourquoi les Grecs avaient le goût des garçons mais
pourquoi ils avaient une « pédérastie » : c'est-à-dire pourquoi, autour de ce
goût, ils ont élaboré une pratique de cour, une réflexion morale et, on le
verra, un ascétisme philosophique
1 XÉNOPHON, Banquet, VIII, 12. Sur les rapports entre éloge et précepte, cf. aussi ARISTOTE,
Rhétorique, I, 9.
2 DÉMOSTHÈNE, Eroticos, 1.
3 Ibid., 5.
4 Ibid., 53. La Rhétorique d'Aristote (I, 9) montre l'importance des catégories du kalon et de
l'aischron dans l'éloge.
5 PLATON, Banquet, 182 a-d.
6 Ibid., 178 d.
7 ESCHINE, Contre Timarque, 39-73.
8 DÉMOSTHÈNE, Eroticos, 17-19.
9 Ibid., 55.
10 Ibid., 53.
11 Ibid., 54.
12 Ibid., 3.
13 Ibid., 5.
14 Ibid., 4.
15 PLATON, Banquet, 183 d ; cf. aussi 181 a.
16 DÉMOSTHÈNE, Eroticos, 20.
17 Ibid., 7, 33, 16.
18 Ibid., 8, 14.
19 Ibid., 21.
20 Ibid., 23,25.
21 Ibid., 30.
22 Ibid., 31.
23 Ibid., 17.
24 Ibid., 17.
25 Sur l'importance de n'être pas dominé et les réticences à propos de la sodomie et de la fellation
passives, dans les relations homosexuelles, cf. K. J. DOVER, Homosexualité grecque, pp. 125-134.
26 Eroticos, 39-43.
27 Ibid., 38.
28 Ibid., 37.
29 Ibid., 29-30.
3
L'OBJET DU PLAISIR
Le véritable amour
C'est encore de l'Érotique, comme art réfléchi de l'amour (et
singulièrement de l'amour des garçons), qu'il va être question dans ce
chapitre. Mais elle sera, cette fois, envisagée comme cadre de développement
du quatrième des grands thèmes d'austérité qui ont parcouru, tout au long
de son histoire dans le monde occidental, la morale des plaisirs. Après le
rapport au corps et à la santé, après le rapport à la femme et à l'institution
du mariage, après le rapport au garçon, à sa liberté et à sa virilité, envisagés
comme motifs de problématisation de l'activité sexuelle, voici maintenant le
rapport à la vérité. Car c'est là un des points les plus remarquables de la
réflexion grecque sur l'amour des garçons : non seulement elle montre
comment, pour des raisons qu'on a pu voir, cet amour constituait un point
difficile demandant une élaboration de la conduite et une stylisation assez
délicate de l'usage des aphrodisia ; mais c'est à son sujet que s'est développée
la question des rapports entre usage des plaisirs et accès à la vérité, sous la
forme d'une interrogation sur ce que doit être le véritable amour.
Dans les cultures chrétienne et moderne, ces mêmes questions – de la
vérité, de l'amour et du plaisir – seront rapportées beaucoup plus volontiers
aux éléments constitutifs de la relation entre homme et femme : les thèmes
de la virginité, des noces spirituelles, de l'âme-épouse marqueront très tôt le
déplacement effectué à partir d'un paysage essentiellement masculin – habité
par l'éraste et l'éromène – vers un autre, marqué par les figures de la
féminité et du rapport entre les deux sexes1. Beaucoup plus tard, Faust sera
un exemple de la manière dont la question du plaisir et celle de l'accès à la
connaissance se trouvent liées au thème de l'amour pour la femme, de sa
virginité, de sa pureté, de sa chute et de son pouvoir rédempteur. Chez les
Grecs, en revanche, la réflexion sur les liens réciproques entre l'accès à la
vérité et l'austérité sexuelle semble avoir été développée surtout à propos de
l'amour des garçons. Bien sûr, il faut tenir compte du fait que peu de
choses nous sont restées de ce qui, dans les milieux pythagoriciens de
l'époque, avait pu être dit et prescrit sur les rapports entre la pureté et la
connaissance ; il faut tenir compte aussi du fait que nous ne connaissons
pas les traités sur l'amour qui ont été écrits par Antisthène, Diogène le
Cynique, Aristote ou Théophraste. Il serait donc imprudent de généraliser
les caractères propres à la doctrine socratico-platonicienne, en supposant
qu'elle résume à elle seule toutes les formes qu'a pu prendre, dans la Grèce
classique, la philosophie de l'Éros. Il n'en demeure pas moins qu'elle est
restée pendant très longtemps un pôle de la réflexion comme le montrent
bien des textes comme le dialogue de Plutarque, les Amours du Pseudo-
Lucien ou les discours de Maxime de Tyr.
Telle qu'elle apparaît en tout cas, dans le Banquet ou le Phèdre, et grâce
aux références qu'elle fait aux autres manières de discourir sur l'amour, on
peut voir quelle distance la sépare de l'érotique courante qui s'interroge sur
la bonne conduite réciproque du jeune homme et de son poursuivant, et sur
la façon dont elle peut se concilier avec l'honneur. On peut voir aussi
comment, tout en s'enracinant très profondément dans les thèmes habituels
de l'éthique des plaisirs, elle ouvre des questions dont l'importance sera très
grande, par la suite, pour la transformation de cette éthique en une morale
de la renonciation et pour la constitution d'une herméneutique du désir.
Toute une large part du Banquet et du Phèdre est consacrée à la
« reproduction » – imitation ou pastiche – de ce qui se dit habituellement
dans les discours sur l'amour : tels sont les « discours-témoins » de Phèdre,
de Pausanias, d'Éryximaque, d'Agathon, dans le Banquet, ou celui de Lysias
dans le Phèdre, ainsi que le premier contre-discours ironique que propose
Socrate. Ils rendent présent l'arrière-plan de la doctrine platonicienne, la
matière première que Platon élabore et transforme quand il substitue à la
problématique de la « cour » et de l'honneur celle de la vérité et de l'ascèse.
Dans ces discours-témoins, un élément est essentiel : à travers l'éloge de
l'amour, de sa puissance, de sa divinité revient sans cesse la question du
consentement : le jeune homme doit-il céder, à qui, dans quelles conditions
et avec quelles garanties ? Et celui qui l'aime peut-il légitimement souhaiter
de le voir facilement céder ? Question caractéristique d'une Érotique conçue
comme art de la joute entre celui qui courtise et celui qui est courtisé.
C'est cette question qui apparaît sous forme d'un principe absolument
général et plaisamment tautologique dans le premier discours du Banquet
chez Agathon : « aux vilaines choses (aischrois) s'attache le déshonneur
(aischunē), aux belles, le désir d'estime2 » ; mais Pausanias le reprend
aussitôt avec plus de sérieux, distinguant les deux amours, celui « qui ne
regarde qu'à la réalisation de l'acte », et celui qui tient à faire, avant toutes
choses, l'épreuve de l'âme3. On peut noter encore que, dans le Phèdre, les
deux discours initiaux – ceux qui vont être rejetés l'un dans une reprise
ironique, l'autre dans une palinodie réparatrice – posent chacun à sa
manière la question du « à qui céder ? » ; et qu'ils y répondent en disant
qu'il faut céder à celui qui n'aime pas ou en tout cas qu'il ne faut pas céder
à celui qui aime. Et tous ces premiers discours font appel à une thématique
commune : celle des amours fugitives qui se rompent quand l'aimé prend
de l'âge, et le laissent à l'abandon4 ; celle des relations déshonorantes qui
placent le garçon sous la dépendance de l'amant5, qui le compromettent aux
yeux de tous, et le détournent de sa famille ou de relations honorables dont
il pourrait tirer profit6 ; celle des sentiments de dégoût et de mépris que
l'amant peut concevoir pour le garçon du fait même des complaisances que
celui-ci lui accorde ou de la haine que le jeune homme peut éprouver pour
l'homme vieillissant qui lui impose des relations sans agrément7 ; celle du
rôle féminin auquel est conduit le garçon, et des effets de détérioration
physique et morale qui sont appelés par ce genre de rapports8 ; celle des
récompenses, bienfaits et services souvent lourds que l'amant doit s'imposer,
auxquels il essaie de se dérober en laissant son ancien ami dans la honte et
la solitude9. Tout cela constitue la problématique élémentaire des plaisirs et
de leur usage dans l'amour des garçons. À ces difficultés, les convenances,
les pratiques de cour, les jeux réglés de l'amour essayaient de répondre.
On peut penser que le discours d'Aristophane dans le Banquet fait
exception : racontant le partage des êtres primitifs par la colère des dieux et
leur séparation en deux moitiés (mâles et femelles, ou toutes deux de même
sexe, selon que l'individu originaire était androgyne ou bien tout entier
masculin ou féminin), il semble aller bien au-delà des problèmes de l'art de
courtiser. Il pose la question de ce qu'est l'amour en son principe ; et il
peut passer pour une approche plaisante – ironiquement placée dans la
bouche d'Aristophane, le vieil adversaire de Socrate – des thèses même de
Platon. N'y voit-on pas les amoureux chercher leur moitié perdue, comme
les âmes de Platon gardent le souvenir et la nostalgie de ce qui fut leur
patrie ? Cependant, pour s'en tenir aux éléments du discours qui concernent
l'amour masculin, il est clair qu'Aristophane tend lui aussi à répondre à la
question du consentement. Et ce qui fait la singularité un peu scandaleuse
de son discours et son ironie, c'est que sa réponse est totalement positive.
Mieux, il bouscule, par son récit mythique, le principe si généralement
admis d'une dissymétrie d'âge, de sentiment, de comportement entre
l'amant et l'aimé. Entre eux, il établit symétrie et égalité, puisqu'il les fait
naître du partage d'un être unique ; le même plaisir, le même désir portent
l'un vers l'autre l'éraste et l'éromène ; par nature, s'il est une moitié de
mâle, le garçon aimera les hommes : il aura « du plaisir » à « coucher avec
les mâles » et à « être enlacé avec eux » (sumpeplegmenoi)10. Et par là, loin
de révéler une nature féminine, il montre qu'il n'est que la « tessère » d'un
être entièrement viril. Et Platon s'amuse à faire retourner par Aristophane le
reproche que celui-ci, dans ses comédies, avait fait si souvent aux hommes
politiques d'Athènes : « leur formation achevée, les individus de cette espèce
sont les seuls à se révéler hommes par leurs aspirations politiques11 ». Dans
leur jeunesse, ils se sont donnés à des hommes, parce qu'ils recherchaient
leur moitié mâle ; pour la même raison, devenus adultes, ils rechercheront
les garçons. « Aimer les garçons », « chérir les amants » (être paiderastēs et
philerastēs)12, ce sont là les deux versants du même être. À la question
traditionnelle d'un consentement, Aristophane donne donc une réponse
directe, simple, entièrement positive et qui abolit en même temps le jeu des
dissymétries qui organisait les rapports complexes entre l'homme et le
garçon : toute la question de l'amour et de la conduite à tenir n'est plus
alors que de retrouver sa moitié perdue.
Or, l'Érotique socratico-platonicienne est profondément différente : non
seulement par la solution qu'elle propose ; mais aussi et surtout parce
qu'elle tend à poser la question en de tout autres termes. Il ne s'agira plus,
pour savoir ce qu'est le véritable amour, de répondre à la question : qui
faut-il aimer et à quelles conditions l'amour peut-il être honorable pour
l'aimé comme pour l'amant ? Ou, du moins, toutes ces questions se
trouveront subordonnées à une autre, première et fondamentale : qu'est-ce
que l'amour dans son être même13 ?
1 Ce qui ne veut pas dire que les figures de l'amour masculin aient disparu entièrement Cf. J.
BOSWELL, Christianity, Social Tolerance, and Homosexuality.
2 PLATON, Banquet, 178 d. Sur les discours du Banquet, cf. LUC BRISSON, in Dictionnaire des
mythologies, s.v. Éros.
3 Banquet, 181 b-d.
4 Ibid., 183 d-e ; Phèdre, 231 a-233 a.
5 PLATON, Banquet, 182 a ; Phèdre, 239 a.
6 Phèdre, 231 e-232 a ; 239 e-240 a.
7 Ibid., 240 d.
8 Ibid., 239 c-d.
9 Ibid., 241 a-c.
10 PLATON, Banquet, 191 e.
11 Ibid., 192 a.
12 Ibid., 192 b.
13 Sur la réponse de Socrate à Aristophane, cf. Banquet, 205 e.
14 XÉNOPHON, Banquet, VIII, 12.
15 Ibid., VIII, 25.
16 Ibid., VIII, 13.
17 Ibid., VIII, 14.
18 Ibid., IV, 26 ; cf. aussi Mémorables, I, 3.
19 XÉNOPHON, Banquet, VIII, 18.
20 ID., République des Lacédémoniens, II, 12-15.
21 ID., Banquet, VIII, 18.
22 PLATON, Phèdre, 244 a.
23 ID., Banquet, 184 e ; 185 b.
24 Ibid., 196 c.
25 PLATON, Phèdre, 244 a
26 PLATON, Banquet, 201 d.
27 Après les discours de Phèdre, Socrate rappelle qu'il doit y avoir dans la pensée de celui qui parle
« une connaissance de la vérité du sujet sur lequel il aura à parler » (Phèdre, 259 e)
28 Ibid. 204 e.
29 Ibid, 210 c-d.
30 Phèdre, 256 c-d.
31 Phèdre, 255 b-c.
32 Ibid., 255 e-256 a.
33 PLATON, Banquet, 222 b. Sur les rapports de Socrate et d'Éros, cf. P. HADOT, Exercices spirituels et
philosophie antique, pp. 69-82.
34 H. JOLY, Le Renversement platonicien, 1974, pp. 61-70.
35 PLATON, Lois, V, 734 a.
36 PLATON, Phèdre, 256 a-b
CONCLUSION
Donc, dans le champ des pratiques reconnues (celle du régime, celle de la
gestion domestique, celle de la « cour » faite aux jeunes gens) et à partir des
réflexions qui tendaient à les élaborer, les Grecs se sont interrogés sur le
comportement sexuel comme enjeu moral, et ils ont cherché à définir la
forme de modération qui s'y trouvait requise.
Cela ne veut pas dire que les Grecs en général ne s'intéressaient aux
plaisirs sexuels qu'à partir de ces trois points de vue. On trouverait dans la
littérature qu'ils ont pu nous laisser bien des témoignages attestant
l'existence d'autres thèmes et d'autres préoccupations. Mais si on s'en tient,
comme j'ai voulu le faire ici, aux discours prescriptifs par lesquels ils ont
essayé de réfléchir et de régler leur conduite sexuelle, ces trois foyers de
problématisation apparaissent comme étant de beaucoup les plus importants.
Autour d'eux, les Grecs ont développé des arts de vivre, de se conduire et
d'« user des plaisirs » selon des principes exigeants et austères.
Au premier regard, on peut avoir l'impression que ces différentes formes
de réflexion se sont approchées au plus près des formes d'austérité qu'on
trouvera plus tard dans les sociétés occidentales chrétiennes. En tout cas, on
peut être tenté de corriger l'opposition encore assez couramment admise
entre une pensée païenne « tolérante » à la pratique de la « liberté sexuelle »
et les morales tristes et restrictives qui lui feront suite. Il faut bien voir en
effet que le principe d'une tempérance sexuelle rigoureuse et soigneusement
pratiquée est un précepte qui ne date ni du christianisme, bien sûr, ni de
l'Antiquité tardive, ni même des mouvements rigoristes qu'on a pu
connaître avec les stoïciens par exemple, à l'époque hellénistique et romaine.
Dès le IVe siècle, on trouve très clairement formulée l'idée que l'activité
sexuelle est en elle-même assez périlleuse et coûteuse, assez fortement liée à
la perte de la substance vitale, pour qu'une économie méticuleuse doive la
limiter pour autant qu'elle n'est pas nécessaire ; on trouve aussi le modèle
d'une relation matrimoniale qui exigerait de la part des deux conjoints une
égale abstention de tout plaisir « extra-conjugal » ; on trouve enfin le thème
d'un renoncement de l'homme à tout rapport physique avec un garçon.
Principe général de tempérance, soupçon que le plaisir sexuel pourrait être
un mal, schéma d'une stricte fidélité monogamique, idéal de chasteté
rigoureuse : ce n'est évidemment pas selon ce modèle que vivaient les
Grecs ; mais la pensée philosophique, morale et médicale qui s'est formée au
milieu d'eux n'a-t-elle pas formulé quelques-uns des principes fondamentaux
que des morales ultérieures – et singulièrement celles qu'on a pu trouver
dans les sociétés chrétiennes – semblent n'avoir eu qu'à reprendre ? Pourtant
on ne peut en rester là ; les prescriptions peuvent bien être formellement
semblables : cela ne prouve après tout que la pauvreté et la monotonie des
interdits. La manière dont l'activité sexuelle était constituée, reconnue,
organisée comme un enjeu moral n'est pas identique du seul fait que ce qui
est permis ou défendu, recommandé ou déconseillé est identique.
On l'a vu : le comportement sexuel est constitué comme domaine de
pratique morale, dans la pensée grecque, sous la forme d'aphrodisia, d'actes
de plaisir relevant d'un champ agonistique de forces difficiles à maîtriser ; ils
appellent, pour prendre la forme d'une conduite rationnellement et
moralement recevable, la mise en jeu d'une stratégie de la mesure et du
moment, de la quantité et de l'opportunité ; et celle-ci tend, comme à son
point de perfection et à son terme, à une exacte maîtrise de soi où le sujet
est « plus fort » que lui-même jusque dans l'exercice du pouvoir qu'il exerce
sur les autres. Or, l'exigence d'austérité impliquée par la constitution de ce
sujet maître de lui-même ne se présente pas sous la forme d'une loi
universelle à laquelle chacun et tous devraient se soumettre ; mais plutôt
comme un principe de stylisation de la conduite pour ceux qui veulent
donner à leur existence la forme la plus belle et la plus accomplie possible.
Si on veut fixer une origine à ces quelques grands thèmes qui ont donné
forme à notre morale sexuelle (l'appartenance du plaisir au domaine
dangereux du mal, l'obligation de la fidélité monogamique, l'exclusion de
partenaires de même sexe), non seulement il ne faut pas les attribuer à cette
fiction qu'on appelle la morale « judéo-chrétienne », mais surtout il ne faut
pas y chercher la fonction intemporelle de l'interdit, ou la forme
permanente de la loi. L'austérité sexuelle précocement recommandée par la
philosophie grecque ne s'enracine pas dans l'intemporalité d'une loi qui
prendrait tour à tour les formes historiquement diverses de la répression :
elle relève d'une histoire qui est, pour comprendre les transformations de
l'expérience morale, plus décisive que celle de codes : une histoire de
l'« éthique » entendue comme l'élaboration d'une forme de rapport à soi
qui permet à l'individu de se constituer comme sujet d'une conduite
morale.
D'autre part, chacun des trois grands arts de se conduire, des trois
grandes techniques de soi, qui étaient développés dans la pensée grecque –
la Diététique, l'Économique et l'Érotique – a proposé sinon une morale
sexuelle particulière, du moins une modulation singulière de la conduite
sexuelle. Dans cette élaboration des exigences de l'austérité, non seulement
les Grecs n'ont pas cherché à définir un code de conduites obligatoires pour
tous, mais ils n'ont pas non plus cherché à organiser le comportement
sexuel comme un domaine relevant dans tous ses aspects d'un seul et même
ensemble de principes.
Du côté de la Diététique, on trouve une forme de tempérance définie par
l'usage mesuré et opportun des aphrodisia ; l'exercice de cette tempérance
appelait une attention surtout centrée sur la question du « moment » et sur
la corrélation entre les états variables du corps et les propriétés changeantes
des saisons ; et au cœur de cette préoccupation se manifestaient la peur de
la violence, la crainte de l'épuisement et le double souci de la survie de
l'individu et du maintien de l'espèce. Du côté de l'Économique, on trouve
une forme de tempérance définie non point par la fidélité réciproque des
conjoints, mais par un certain privilège que le mari conserve à l'épouse
légitime sur laquelle il exerce son pouvoir ; l'enjeu temporel n'y est pas la
saisie du moment opportun, mais le maintien, tout au long de l'existence,
d'une certaine structure hiérarchique propre à l'organisation de la
maisonnée ; c'est pour assurer cette permanence que l'homme doit redouter
tout excès et pratiquer la maîtrise de soi dans la maîtrise qu'il exerce sur les
autres. Enfin, la tempérance demandée par l'Érotique est encore d'un autre
type : même si elle n'impose pas l'abstention pure et simple, on a pu voir
qu'elle y tend et qu'elle porte avec elle l'idéal d'un renoncement à tout
rapport physique avec les garçons. Cette Erotique est liée à une perception
du temps très différente de celle qu'on trouve à propos du corps ou à
propos du mariage : c'est l'expérience d'un temps fugitif qui conduit
fatalement à un terme prochain. Quant au souci qui l'anime, c'est celui du
respect qui est dû à la virilité de l'adolescent et à son statut futur d'homme
libre : il ne s'agit plus simplement pour l'homme d'être maître de son
plaisir ; il s'agit de savoir comment on peut faire place à la liberté de l'autre
dans la maîtrise qu'on exerce sur soi-même et dans l'amour vrai qu'on lui
porte. Et en fin de compte, c'est dans cette réflexion à propos de l'amour
des garçons que l'érotique platonicienne a posé la question des relations
complexes entre l'amour, la renonciation aux plaisirs et l'accès à la vérité.
On peut rappeler ce que K.J. Dover écrivait naguère : « Les Grecs n'ont
pas hérité de la croyance qu'une puissance divine avait révélé à l'humanité
un code de lois qui réglaient le comportement sexuel, et ils ne l'ont pas
entretenue eux-mêmes. Ils n'avaient pas non plus d'institution qui avait le
pouvoir de faire respecter des interdictions sexuelles. Confrontés à des
cultures plus anciennes, plus riches et plus élaborées que les leurs, les Grecs
se sentirent libres de choisir, d'adapter, de développer et surtout
d'innover1. » La réflexion sur le comportement sexuel comme domaine
moral n'a pas été chez eux une manière d'intérioriser, de justifier ou de
fonder en principe des interdits généraux imposés à tous ; ce fut plutôt une
manière d'élaborer, pour la plus petite partie de la population constituée par
les adultes mâles et libres, une esthétique de l'existence, l'art réfléchi d'une
liberté perçue comme jeu de pouvoir. L'éthique sexuelle qui est pour une
part à l'origine de la nôtre reposait bien sur un système très dur d'inégalités
et de contraintes (en particulier à propos des femmes et des esclaves) ; mais
elle a été problématisée dans la pensée comme le rapport pour un homme
libre entre l'exercice de sa liberté, les formes de son pouvoir et son accès à
la vérité.
En prenant une vue cavalière, et très schématique, de l'histoire de cette
éthique et de ses transformations sur une chronologie longue, on peut noter
d'abord un déplacement d'accent. Dans la pensée grecque classique, il est
clair que c'est le rapport avec les garçons qui constitue le point le plus
délicat, et le foyer le plus actif de réflexion et d'élaboration ; c'est là que la
problématisation appelle les formes d'austérité les plus subtiles. Or, au cours
d'une évolution très lente, on pourra voir ce foyer se déplacer : c'est autour
de la femme que petit à petit les problèmes seront centrés. Ce qui ne veut
dire ni que l'amour des garçons ne sera plus pratiqué, ni qu'il cessera de
s'exprimer, ni qu'on ne s'interrogera plus du tout sur lui. Mais c'est la
femme et le rapport à la femme qui marqueront les temps forts de la
réflexion morale sur les plaisirs sexuels : que ce soit sous la forme du thème
de la virginité, de l'importance prise par la conduite matrimoniale, ou de la
valeur accordée à des rapports de symétrie et de réciprocité entre les deux
conjoints. On peut d'ailleurs voir un nouveau déplacement du foyer de
problématisation (cette fois, de la femme vers le corps) dans l'intérêt qui
s'est manifesté à partir du XVIIe et du XVIIIe siècle pour la sexualité de
l'enfant, et d'une façon générale pour les rapports entre le comportement
sexuel, la normalité et la santé.
Mais en même temps que ces déplacements, une certaine unification se
produira entre les éléments qu'on pourrait trouver répartis dans les différents
« arts » d'user des plaisirs. Il y a eu l'unification doctrinale – dont saint
Augustin a été un des opérateurs – et qui a permis de penser dans le même
ensemble théorique le jeu de la mort et de l'immortalité, l'institution du
mariage et les conditions d'accès à la vérité. Mais il y a eu aussi une
unification qu'on pourrait dire « pratique », celle qui a recentré les différents
arts de l'existence autour du déchiffrement de soi, des procédures de
purification et des combats contre la concupiscence. Du coup, ce qui s'est
trouvé placé au cœur de la problématisation de la conduite sexuelle, ce fut
non plus le plaisir avec l'esthétique de son usage, mais le désir et son
herméneutique purificatrice.
Ce changement sera l'effet de toute une série de transformations. De ces
transformations en leurs débuts, avant même le développement du
christianisme, on a le témoignage dans la réflexion des moralistes, des
philosophes et des médecins aux deux premiers siècles de notre ère.
ANTIPHON,
Discours, texte établi et traduit par L. Gernet, Collection des universités de
France (C.U.F.).
Pp. 89-90.
APULÉE,
Les Métamorphoses, traduction par P. Grimal, Paris, Gallimard, La Pléiade,
1963.
P. 29.
ARISTOPHANE,
Les Acharniens, texte établi par V. Coulon et traduit par H. Van Daele
(C.U.F.).
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L'Assemblée des femmes, texte établi par V. Coulon et traduit par H. Van
Daele (C.U.F.).
P. 285.
Les Cavaliers, texte établi par V. Coulon et traduit par H. Van Daele
(C.U.F.).
P 285.
Les Thesmophories, texte établi par V. Coulon et traduit par H. Van Daele
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ARISTOTE,
De l'âme, texte établi par A. Jannone, traduit et annoté par E. Barbotin
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Éthique à Eudème, texte et traduction par H. Rackham (Loeb classical
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Éthique à Nicomaque, texte et traduction par H. Rackham (Loeb classical
Library) ; traduction française par R.-A. Gauthier et J.-Y. Jolif, Louvain-
Paris, 1970.
Pp. 55, 61-64, 66-71, 87-91, 94-95, 102, 116, 118, 231-232, 235.
De la génération des animaux, texte et traduction par P. Louis (C.U.F.).
Pp. 64, 66, 72, 157, 174-175, 178.
De la génération et de la corruption, texte et traduction par Ch. Mugler
(C.U.F.)
P. 178.
Histoire des animaux, texte et traduction par P. Louis (C.U.F.).
Pp. 57-58, 63-64, 72.
Les Parties des animaux, texte et traduction par P. Louis (C.U.F.).
P. 59.
Politique, texte et traduction par H. Rackham (Loeb classical Library).
Pp. 27, 110-111, 114, 138, 161-163, 224, 231, 235-236, 281.
Rhétorique, texte et traduction par J. Voilquin et J. Capelle, Paris, 1944.
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PSEUDO-ARISTOTE,
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La République des Lacédémoniens, traduction française par P. Chambry, Paris,
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Pp. 162, 302.
RAYMOND ROUSSEL.
L'ARCHÉOLOGIE DU SAVOIR.
L'ORDRE DU DISCOURS.
SURVEILLER ET PUNIR.
HISTOIRE DE LA SEXUALITÉ.
I. La Volonté de savoir.
II. L'Usage des plaisirs.
III. Le Souci de soi.
Ce livre numérique a été converti initialement au format EPUB par Isako www.isako.com à partir de
l'édition papier du même ouvrage.
Table des matières
Titre
INTRODUCTION
1 - MODIFICATIONS
1. Une peur.
2. Un schéma de comportement.
3. Une image.
4. Un modèle d'abstention.
1 - APHRODISIA
2 - CHRĒSIS
3 - ENKRATEIA
4 - LIBERTÉ ET VÉRITÉ
CHAPITRE II - Diététique
1 - DU RÉGIME EN GÉNÉRAL
3 - RISQUES ET DANGERS
1. La violence de l'acte.
2. La dépense.
3. La mort et l'immortalité.
CHAPITRE III - Économique
1 - LA SAGESSE DU MARIAGE
2 - LA MAISONNÉE D'ISCHOMAQUE
CHAPITRE IV - Érotique
3 - L'OBJET DU PLAISIR
CONCLUSION
Copyright
Présentation
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