Le Langage
Le Langage
Le Langage
Conclusion...............................................................................................................................16 Annexe......................................................................................................................................20
Rsum..........................................................................................................................................................20 Elments de linguistique saussurienne..........................................................................................................21 Autres ides...................................................................................................................................................22 Exemples........................................................................................................................................................23 Citations.........................................................................................................................................................23 Sujets de dissertation.....................................................................................................................................24
Introduction
Quest-ce que le langage ? Rponse facile : Un moyen de communiquer, aussi bien les penses que les sentiments. En ce sens, les animaux ont un langage, car eux aussi sont capables de communiquer, au moins dans une certaine mesure. Voici donc une premire question : le langage humain est-il essentiellement diffrent du langage animal, ou est-il au fond la mme chose ? Pour rpondre cette question, il faut se pencher de plus prs sur le langage pour comprendre la diffrence entre le langage humain et le langage animal.
A. Typologie des signes On peut distinguer quatre types de signes : (1) indice : ex : fume-feu ; clair-orage. Dans ce cas il y a un lien naturel entre les deux termes qui fonde le rapport de signification. (2) signal : ex : cri-danger ; cloche-repas. Ici, le lien entre le signifiant et le signifi est arbitraire (conventionnel). (3) symbole : ex : la balance est le symbole de la justice. Le symbole repose sur la ressemblance entre le symbole et ce qui est symbolis. (4) signe : ex : le mot est le signe de la chose. B. Larbitraire du signe Contrairement au symbole, le signe ne ressemble gnralement pas la chose. Il ny a aucune ressemblance entre le mot chat ou le son [cha] et lanimal moustaches et poils qui trane dans le salon. Cest ce quon appelle larbitraire du signe. On dit que le rapport entre le signifiant et le signifi est immotiv. La preuve, cest que diffrentes langues utilisent des mots qui ne se ressemblent pas du tout pour signifier les mmes choses. Par exemple, en franais on dit vache, en anglais cow. Le peintre surraliste Ren Magritte sest amus illustrer cet aspect du langage dans des tableaux qui associent mots et choses de manire arbitraire. On peut penser que les mots, lorigine, ntaient pas arbitraires, que les premiers mots ressemblaient aux choses quils dsignaient. Par ltymologie, on peut chercher la trace de cet ge dor o les mots ressemblaient aux choses. Par exemple, le s de serpent rvle peut-tre une telle origine. Mais il faut bien reconnatre que cette ressemblance entre les mots et les choses est aujourdhui perdue, sauf peut-tre pour les onomatopes (et encore : les anglais disent cock-a-doodle-doo pour signifier le chant du coq). Parfois, ironie du sort, le rapport est mme invers, au grand dsespoir du pote : ainsi Mallarm remarque que le mot jour a une sonorit sombre alors que nuit sonne lumineux. Toutefois, cette particularit du signe ne saurait tre ce qui distingue le langage humain du langage animal, puisque les signes utiliss par les animaux (cri du corbeau, etc.) sont aussi immotivs. C. La double articulation du langage Un premier point qui permet de distinguer vritablement le langage humain du langage animal est la double articulation du langage humain. Une expression signifiante, chez lhomme (par exemple une phrase), peut se dcomposer en mots et en lettres, mais surtout en monmes (on parle aussi de morphmes) et en phonmes. Les monmes sont les units significatives minimales. Par exemple, rembarquons contient quatre monmes : r-embarqu-ons. Au fur et mesure , au contraire, est constitu dun seul monme, car cette expression qui signifie progressivement ne sanalyse pas en significations partielles qui contribuent cette signification gnrale. Chaque monme, son tour, peut sanalyser en phonmes. Les phonmes sont les units sonores minimales. Dans notre exemple, le monme barqu est compos de quatre phonmes : b, a, r, qu. La dfinition des phonmes dpend de chaque langue : chaque langue dcoupe dans les sons des limites significatives. Par exemple, en franais le jota espagnol, le r et le r roul forment un seul phonme, r. En revanche, en espagnol on distingue le jota du r. Cette double articulation distingue le langage humain des langages animaux : dans ceux-ci, les signes (ou signaux) ne peuvent pas tre dcomposs en parties elles-mmes significatives :
les diffrentes notes du chant des oiseaux nont pas de sens. Par exemple les corbeaux disposent dune quinzaine de cris, chacun correspondant une situation et une signification particulire. De mme, un langage comme le code de la route ne contient quune simple articulation : la signification du panneau est constitue par plusieurs significations combines, mais ces monmes ne se laissent pas analyser leur tour. Par exemple la circularit du panneau signifie une obligation, la forme triangulaire un danger, etc. Ces formes ne se dcomposent pas nouveau en parties. Cette double articulation du langage a t progressivement transpose dans lcriture : au dbut, lcriture tait symbolique : une reprsentation simplifie de la chose signifiait la chose. Peu peu, pour dsigner les entits abstraites, on fit usage du rbus. Cest ainsi que les symboles en vinrent signifier les sons, et non les choses : on sachemina ainsi vers la lettre et les critures alphabtiques. A linverse le chinois, qui na pas connu cette innovation, a une criture simplement articule, ce qui conduit une explosion du nombre de signes : on compte environ 80 000 idogrammes ! Heureusement, certains traits communs permettent de soulager quelque peu la mmoire. On voit que limmense avantage de la double articulation du langage est prcisment lconomie : avec seulement 30 ou 50 phonmes (et encore moins de lettres, car les phonmes peuvent tre obtenus par combinaison de lettres), on arrive former les quelques milliers de monmes dont une langue besoin, et lassociation de ces monmes produit son tour les milliers de mots du dictionnaire D. Raction et reprsentation 1. Le langage animal est un automatisme sensori-moteur Mais cette diffrence technique entre le langage animal et le langage humain laisse peuttre de ct lessentiel, qui est la facult symbolique de manipuler ce langage. Dans le signal animal, la raction est automatique. Il sagit dun langage fig qui nexprime pas des penses mais des sentiments, besoins. La raction est immdiate. Il ny a pas dintention de signifier. Il faut bien distinguer cette simple fonction sensori-motrice de la vritable facult de reprsentation, qui est une facult de tenir une chose pour une autre (par exemple, utiliser un ftiche, jouer la poupe, utiliser un mot), en sachant quil ne sagit pourtant pas de cette chose. Cest--dire faire semblant en ayant conscience de faire semblant. Ainsi on pourrait dire que les animaux utilisent des signes, mais sans avoir conscience dutiliser des signes. Le chien de berger peut apprendre obir aux ordres de son matre, mais il na pas conscience de ce quil fait. Cest pour cela que les animaux ne peuvent dvelopper eux-mmes leur langage. Celui-ci est inn ou inculqu par lhomme :
Linvention de lart de communiquer nos ides dpend moins des organes qui nous servent cette communication que dune facult propre lhomme qui lui fait employer ses organes cet usage, et qui, si ceux-l lui manquaient, lui en ferait employer dautres la mme fin. Donnez lhomme une organisation tout aussi grossire quil vous plaira : sans doute il acquerra moins dides ; mais pourvu seulement quil y ait entre lui et ses semblables quelque moyen de communication par lequel lun puisse agir et lautre sentir, ils parviendront se communiquer enfin tout autant dides quils en auront. Les animaux ont pour cette communication une organisation plus que suffisante, et jamais aucun deux nen a fait cet usage. Voil, ce me semble, une diffrence bien caractristique. Ceux dentre eux qui travaillent et vivent en commun, les castors, les fourmis, les abeilles, ont quelque langue naturelle pour sentrecommuniquer, je nen fais aucun doute. Il y a mme mieux de croire que la langue des castors et celle des fourmis sont dans le geste et parlent seulement aux yeux. Quoi quil en soit, par cela mme que les unes et les autres de ces langues sont naturelles, elles ne sont pas acquises ; les animaux qui les parlent les ont en naissant ; ils les ont tous, et partout la mme ; ils nen changent point, ils ny font pas le
moindre progrs. La langue de convention nappartient qu lhomme. Voil pourquoi lhomme fait des progrs, soit en bien, soit en mal, et pourquoi les animaux nen font point. Jean-Jacques Rousseau, Essai sur lorigine des langues (1781)
Rousseau retrouve ici son ide selon laquelle ce qui distingue lhomme de lanimal nest pas tant lentendement (ou pense) que la libert, la perfectibilit1. Mais cest surtout le linguiste Emile Benveniste qui souligne le fait que la diffrence entre le langage humain et le langage animal est lie la matrise de la facult symbolique :
Employer un symbole est cette capacit de retenir dun objet sa structure caractristique et de lidentifier dans des ensembles diffrents. Cest cela qui est propre lhomme et qui fait de lhomme un tre rationnel. La facult symbolisante permet en effet la formation du concept comme distinct de lobjet concret, qui nen est quun exemplaire. L est le fondement de labstraction. () Or, cette capacit reprsentative dessence symbolique qui est la base des fonctions conceptuelles napparat que chez lhomme. () Prenons dabord grand soin de distinguer deux notions qui sont bien souvent confondues quand on parle du langage animal : le signal et le symbole. Un signal est un fait physique reli un autre fait physique par un rapport naturel ou conventionnel : clair annonant lorage ; cloche annonant le repas ; cri annonant le danger. Lanimal peroit le signal et il est capable dy ragir adquatement. On peut le dresser identifier des signaux varis, cest--dire relier deux sensations par la relation de signal. () Mais il utilise en outre le symbole qui est institu par lhomme ; il faut apprendre le sens du symbole, il faut tre capable de linterprter dans sa fonction signifiante et non plus seulement de le percevoir comme impression sensorielle, car le symbole na pas de relation naturelle avec ce quil symbolise. Lhomme invente des symboles ; lanimal, non. () On dit souvent que lanimal dress comprend la parole humaine. En ralit lanimal obit la parole parce quil a t dress la reconnatre comme signal, mais il ne saura jamais linterprter comme symbole. Pour la mme raison, lanimal exprime ses motions, il ne peut les dnommer. On ne saurait trouver au langage un commencement ou une approximation dans les moyens dexpression employs chez les animaux. Entre la fonction sensori-motrice et la fonction reprsentative, il y a un seuil que lhumanit seule a franchi. () Lmergence de Homo dans la srie animale peut avoir t favorise par sa structure corporelle ou son organisation nerveuse ; elle est due avant tout sa facult de reprsentation symbolique, source commune de la pense, du langage et de la socit. Emile Benveniste, Problmes de linguistique gnrale (1966)
2. Le langage humain est reprsentatif et suppose la pense Ce que tout ceci indique, au fond, cest que la facult de langage au sens fort repose sur la pense et la rvle. Ainsi Descartes, dans le Discours de la mthode (5e partie), affirme que le langage distingue lhomme de lanimal, car le langage est rvlateur de la pense. Les animaux ne disposent pas vraiment du langage, mais dune simple facult dmettre des signes lis des stimuli immdiats, des affects et des besoins (ex : exprimer la faim, la peur, etc.) :
Or, par ces deux mmes moyens2, on peut aussi connatre la diffrence qui est entre les hommes et les btes. Car cest une chose bien remarquable, quil ny a point dhommes si hbts et si stupides sans en excepter mme les insenss, quils ne soient capables darranger ensemble diverses paroles, et den composer un discours par lequel ils fassent entendre leurs penses ; et quau contraire, il ny a point dautre animal, tant parfait et tant heureusement n quil puisse tre, qui fasse le semblable. Ce qui narrive pas de ce quils ont faute dorganes3, car on voit que les pies et les perroquets peuvent profrer des paroles ainsi que nous, et toutefois ne peuvent parler ainsi que nous, cest--dire, en tmoignant quils pensent ce quils disent ; au lieu que les hommes qui, tant ns sourds et muets, sont privs des organes qui servent aux autres pour parler, autant ou plus que les btes, ont coutume
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Cf. cours sur la culture, et Jean-Jacques Rousseau, Discours sur lorigine de lingalit, Partie I. Lobservation des actions et des paroles des tres (animaux, machines, etc.). 3 De ce quils ont faute dorganes : de ce quil nont pas dorganes.
dinventer deux-mmes quelques signes, par lesquels ils se font entendre ceux qui, tant ordinairement avec eux, ont loisir dapprendre leur langue. Et ceci ne tmoigne pas seulement que les btes ont moins de raison que les hommes, mais quelles nen ont point du tout. Car on voit quil nen faut que fort peu pour savoir parler ; et dautant quon remarque de lingalit entre les animaux dune mme espce, aussi bien quentre les hommes, et que les uns sont plus aiss dresser que les autres, il nest pas croyable quun singe ou un perroquet, qui serait des plus parfaits de son espce, ngalt en cela un enfant des plus stupides, ou du moins un enfant qui aurait le cerveau troubl, si leur me ntait dune nature du tout diffrente de la ntre. Et on ne doit pas confondre les paroles avec les mouvements naturels, qui tmoignent des passions, et peuvent tre imits par des machines aussi bien que par les animaux ; ni penser, comme quelques anciens, que les btes parlent, bien que nous nentendions pas leur langage : car sil tait vrai, puisquelles ont plusieurs organes qui se rapportent aux ntres, elles pourraient aussi bien se faire entendre nous qu leurs semblables. Cest aussi une chose fort remarquable que, bien quil y ait plusieurs animaux qui tmoignent plus dindustrie que nous en quelques-unes de leurs actions, on voit toutefois que les mmes nen tmoignent point du tout en beaucoup dautres : de faon que ce quils font mieux que nous ne prouve pas quils ont de lesprit ; car, ce compte, ils en auraient plus quaucun de nous, et feraient mieux en toute chose ; mais plutt quils nen ont point, et que cest la nature qui agit en eux, selon la disposition de leurs organes : ainsi quon voit quun horloge, qui nest compos que de roues et de ressorts, peut compter les heures et mesurer le temps, plus justement que nous avec toute notre prudence. Ren Descartes, Discours de la mthode, 5e partie
On pourrait en effet appliquer sensiblement le mme raisonnement aux machines, notamment aux ordinateurs, qui sont capables de simuler une conversation humaine avec toujours plus de ressemblance. Alan Turing a dailleurs propos le critre suivant : si un ordinateur peut passer pour un tre humain dans une conversation, alors il doit tre considr comme intelligent (cest le test de Turing ). Dans ce lien entre le langage et la pense on retrouve lambigut originelle exprime par le terme grec logos, qui signifie la fois langage et raison, pense. Aristote avait dfini lhomme comme un zoon logon ekhon4, cest--dire un animal dou du logos . On peut traduire cette expression par animal rationnel ou tre de langage . Langage, raison et humanit semblent donc troitement lies. Mais cela nest vrai quen un sens restreint du mot langage , car nous avons vu que les animaux disposent dun certain langage. Il convient maintenant danalyser plus avant les rapports entre langage et pense.
rappeles par les mots qui ont servi les noter ; le premier usage des dnominations est donc de servir de marques ou de notes en vue de la rminiscence. Lautre usage consiste, quand beaucoup se servent des mmes mots, en ce que ces hommes se signifient lun lautre, par la mise en relation et lordre de ces mots, ce quils conoivent ou pensent de chaque question, et aussi ce quils dsirent, ou quils craignent, ou qui veille en eux quelque autre passion. Dans cet usage, les mots sont appels des signes. Thomas Hobbes, Lviathan (1651)
Mais comment peut-on penser sans langage ? Lexemple des enfants sauvages (ex : Victor de lAveyron, cas tudi la fin du XVIIIe sicle) montre que le langage semble indispensable la pense. Car la pense consiste utiliser des concepts (cheval, bleu, fatigue, etc.), cest-dire regrouper tout un ensemble de sensations dans une catgorie commune. Or comment utiliser une telle catgorie sans un reprsentant sensible pour la manipuler ? Les mots sont ces poignes sensibles par lesquelles nous manipulons le plus souvent les concepts. Mais les reprsentations mentales peuvent jouer le mme rle. Ainsi, mme si nous tions capables de penser en dehors de toute langue (franais, anglais), cela ne signifierait pas pour autant que nous pouvons penser sans langage, car nos reprsentations mentales elles-mmes constitueraient un premier langage. 2. Pense et langage sont indissociables Quest-ce que penser, sinon se parler soi-mme dans sa tte ? La pense est un dialogue intrieur de lme avec elle-mme.
Donc, pense et discours, cest la mme chose, sauf que cest le dialogue intrieur et silencieux de lme avec elle-mme que nous avons appel de ce nom de pense. Platon, Sophiste, 264a-264b Thtte. Quest-ce que tu appelles penser ? Socrate. Une discussion que lme elle-mme poursuit tout du long avec elle-mme propos des choses quil lui arrive dexaminer. Cest en homme qui ne sait pas 6, il est vrai, que je te donne cette explication. Car voici ce que me semble faire lme quand elle pense : rien dautre que dialoguer, sinterrogeant elle-mme et rpondant, affirmant et niant. Et quand, ayant tranch, que ce soit avec une certaine lenteur ou en piquant droit au but, elle parle dune seule voix, sans tre partage, nous posons que cest l son opinion. De sorte que moi, avoir des opinions, jappelle cela parler, et que lopinion, je lappelle un langage, prononc, non pas bien sr lintention dautrui ni par la voix, mais en silence soi-mme. Platon, Thtte, 189e-190a
Merleau-Ponty soutient que pense et langage sont indissociables. On pourrait objecter que nous pensons parfois dun seul coup , sans mots. Mais cest une illusion, dit MerleauPonty :
Dabord la parole nest pas le signe de la pense, si lon entend par l un phnomne qui en annonce un autre comme la fume annonce le feu (). [La parole et la pense] sont enveloppes lune dans lautre, le sens est pris dans la parole et la parole est lexistence extrieure du sens. Nous ne pourrons pas davantage admettre, comme on le fait dordinaire, que la parole soit un moyen de fixation, ou encore lenveloppe et le vtement de la pense. () Pourquoi la pense chercherait-elle se doubler ou se revtir dune suite de vocifrations, si elles ne portaient et ne contenaient en elles-mmes leur sens ? Les mots ne peuvent tre les forteresses de la pense , et la pense ne peut chercher lexpression que si les paroles sont par elles-mmes un texte comprhensible et si la parole possde une puissance de signification qui lui soit propre. Il faut que, dune manire ou de lautre, le mot et la parole cessent dtre une manire de dsigner lobjet ou la pense, pour devenir la
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prsence de cette pense dans le monde sensible, et, non pas son vtement, mais son emblme ou son corps. Il faut quil y ait, comme disent les psychologues, un concept linguistique () ou un concept verbal (), une exprience interne centrale, spcifiquement verbale, grce laquelle le son entendu, prononc, lu ou crit devient un fait de langage . () La pense nest rien d intrieur , elle nexiste pas hors du monde et hors des mots. Ce qui nous trompe l-dessus, ce qui nous fait croire une pense qui existerait pour soi avant lexpression, ce sont les penses dj constitues et dj exprimes que nous pouvons rappeler nous silencieusement et par lesquelles nous nous donnons lillusion dune vie intrieure. Mais en ralit ce silence prtendu est bruissant de paroles, cette vie intrieure est un langage intrieur. Maurice Merleau-Ponty, Phnomnologie de la perception (1945)
De plus, notre appareil conceptuel (lensemble des concepts dont nous disposons) est troitement li la langue. En effet cest la langue qui nous fournit nos concepts, reprsents par des mots : cheval , rouge , ville , plaisir , etc. Ferdinand de Saussure, le fondateur de la linguistique moderne, montre que la langue dcoupe simultanment dans la masse amorphe des sons et dans la masse amorphe des ides confuses pour crer un signe. Par exemple, le signe bleu, qui consiste en une image acoustique associe une reprsentation mentale, est produit par un double dcoupage : dune part, le son /bleu/ est isol des sons voisins, comme /pleut/, qui prennent un autre sens ; dautre part, la couleur bleue est distingue du vert dun ct, du jaune de lautre. Lide de Saussure est que les ides (ou concepts), pas plus que les sons (ou phonmes), ne prexistent la langue. La langue est comme une feuille de papier dont la pense est le recto, le son est le verso. Ainsi la langue dcoupe le rel avec des concepts et des mots qui en dsignent les diffrentes parties. Cest une sorte de cartographie. Par consquent, le sens dun mot est dlimit par les mots voisins. Les mots condescendance , mpris , ddain et hauteur sont voisins, de sorte que le sens de chacun ne peut tre prcisment dlimit que par opposition aux autres. Autre exemple : le mouton se dit sheep en anglais. Mais ces deux mots nont pas tout fait la mme valeur car langlais dispose du mot mutton pour dsigner la pice de viande apprte et servie table. Saussure va jusqu dire que le sens des mots est entirement donn par ces diffrences. Ce qui fait le sens dun mot, cest sa diffrence avec les autres mots. Ce qui constitue le concept de chne , cest tout ce qui distingue le chne des autres feuillus. Bref, une chose est constitue par lensemble des proprits qui la distinguent des autres. Cette ide contredit donc lide nave que nous pourrions avoir dune langue comme une nomenclature, une liste de mots relis une liste de choses : les choses ne prexistent pas au langage, elles sont cres par le langage. Le bleu ne prexiste pas, il est dtermin par le langage. On aurait tout aussi bien pu dcouper les couleurs autrement : Violet, bleu turquoise ( mi-chemin entre le bleu et le vert), jaune, etc. Cette ide selon laquelle le sens des signes est donn par leurs relations fait de la langue une structure au sens fort. Dans la langue il ny a que des diffrences sans termes positifs , crit Saussure7. Ce qui distingue un signe, voil tout ce qui le constitue. 8 Cest de la gnralisation de ces ides lensemble des sciences humaines quest n le courant structuraliste qui sest dvelopp en France dans les annes 1960. La conclusion de cette analyse de la langue est que notre schme conceptuel dpend de notre langue, donc que la pense est toujours tributaire dune langue, donc dune culture. Par exemple, les Inuits disposent dune dizaine de termes pour qualifier les nuances de blanc et les diffrents types de neige. Des langues comme le grec ou lallemand permettent de substantiver des noms ou des adjectifs (ex : la rougeur, le manger, le faire), ce qui peut avoir des consquences importantes sur la pense philosophique. Cette thse, selon laquelle la langue dtermine la pense, est connue sous le nom de lhypothse Sapir-Whorf , du nom
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des deux chercheurs en linguistique qui ont pouss cette thse le plus loin dans la premire moiti du XXe sicle. Toutefois cette thse extrme a t significativement nuance par la suite. Et on peut en effet critiquer cette thse. En effet, nest-ce pas plutt la pense qui dtermine la langue, plutt que linverse ? Do vient la langue, et comment expliquer ses volutions, la cration de concepts ? Il doit y avoir une facult prconceptuelle en lhomme qui lui permet de dpasser les concepts dont il dispose. Ainsi ce nest pas parce que les eskimos ont beaucoup de mots pour les nuances de blanc quils parviennent distinguer ces nuances : cest au contraire parce quils sintressent ces nuances et sont capables de les distinguer quils ont d inventer des mots correspondants. Il faut donc, semble-t-il, admettre une capacit de modifier et de crer des concepts ; donc une forme de pense antprdicative. 3. Perception, action et langage Laction et la perception constituent un lment la fois conceptuel et prconceptuel, qui permet de faire le lien entre le continuum du rel et les catgories conceptuelles. Par exemple, la perception visuelle nous met face des variations continues de couleurs prsentes par larc-en-ciel. A partir de cette donne, nous sommes capables aussi bien de reconnatre le caractre continu des transitions que de dcouper ce continuum en catgories distinctes (violet, bleu, vert, etc.). Autre exemple : si on tudie les nuages, ou de simples formes dessines, on peut les regrouper en catgories avant mme davoir un mot (cumulus, stratus, etc.) correspondant chaque type, chaque concept. La perception est donc capable de crer des concepts par ellemme, antrieurement toute langue donne. De mme, laction rvle du prconceptuel : parfois il nous arrive dagir, de rsoudre un problme pratique sans faire appel la pense conceptuelle. On peut imaginer que cette pense est partage par certains animaux, eux aussi capables de rsoudre certains problmes pratiques. Mais on pourrait encore distinguer le cas de lhomme, qui rsout vritablement un problme par la pense, de celui de lanimal qui procde simplement par essai et erreur, comme une souris qui finit par trouver son chemin dans un labyrinthe force de ttonner. Plus fondamentalement, le sens lui-mme repose dans laction. Quand nous pensons, nos ides (exprimes ou non dans le langage) renvoient toujours, ultimement, un rseau dactions et de perceptions, que les philosophes analytiques contemporains appellent l arrire-plan . Il nest pas vident de savoir si lon peut dissocier pense et langage, mais il est clair quon ne peut dissocier pense et action (et perception). Nous pouvons ainsi critiquer lide que nous serions enferms dans le langage : notre pense renvoie laction, notre exprience ; si nous sommes enferms quelque part cest dans laction, dans le champ empirique des expriences. Montrer la parent troite entre la pense et laction, voire dire que la pense se rduit laction, est un argument ambivalent. Dun ct, cela semble donner un ancrage prlinguistique la pense : laction. Mais dun autre ct, cela veut dire quil nexiste pas de signification idale. Si la pense se rduit laction, la signification dun mot se rduit son mode demploi, la manire dont il est utilis. Cest la thse de Wittgenstein et de Quine, autre philosophe analytique dont nous parlerons plus tard9. Lide dune signification idale est comme lide dune rgle idale : cest un mythe, une fiction. Nous ne savons pas exactement quel est le sens des mots que nous utilisons, car le savoir reviendrait savoir comment nous les utiliserions face une infinit de cas. Par exemple, nous ne savons pas exactement ce quest un clibataire : un homme non mari ? un veuf ? un homme qui vit seul ? Et mme si la dfinition tait claire, on ne pourrait pas tre sr de ne jamais rencontrer, un jour, une nouvelle situation qui nous imposerait de prciser cette dfinition. De la mme
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manire, pour savoir si un lve matrise laddition il faudrait le tester sur un nombre infini de cas, en lui demandant la somme de tous les nombres possibles ! Sans cela rien ne prouve quil napplique pas une autre rgle, qui concide avec laddition seulement sur les cas tests. B. Le langage : aboutissement ou corruption de la pense ? Nous pouvons donc admettre que le langage est troitement li la pense, et quil influence la pense, bien que rciproquement la pense influence aussi (et produit) le langage. La question qui se pose alors est de savoir si le langage constitue plutt un atout pour la pense, ou une entrave. 1. Le langage est laboutissement de la pense Le langage est sans doute un atout, ne serait-ce que du fait quil permet dexprimer et de communiquer nos penses. Cest l son avantage le plus fondamental, quil ne faut pas oublier. De plus, comme nous lavons dit seul le langage permet des ides gnrales. Cest ce que soulignait Rousseau :
Dailleurs, les ides gnrales ne peuvent sintroduire dans lesprit qu laide des mots, et lentendement ne les saisit que par des propositions. Cest une des raisons pour quoi les animaux ne sauraient se former de telles ides, ni jamais acqurir la perfectibilit qui en dpend. Quand un singe va sans hsiter dune noix lautre, pense-t-on quil ait lide gnrale de cette sorte de fruit, et quil compare son archtype ces deux individus ? Non sans doute ; mais la vue de lune de ces noix rappelle sa mmoire les sensations quil a reues de lautre, et ses yeux, modifis dune certaine manire, annoncent son got la modification quil va recevoir. Toute ide gnrale est purement intellectuelle ; pour peu que limagination sen mle, lide devient aussitt particulire. Essayez de vous tracer limage dun arbre en gnral, jamais vous nen viendrez bout, malgr vous il faudra le voir petit ou grand, rare ou touffu, clair ou fonc, et sil dpendait de vous de ny voir que ce qui se trouve en tout arbre, cette image ne ressemblerait plus un arbre. Les tres purement abstraits se voient de mme, ou ne se conoivent que par le discours. La dfinition seule du triangle vous en donne la vritable ide : sitt que vous en figurez un dans votre esprit, cest un tel triangle et non pas un autre, et vous ne pouvez viter den rendre les lignes sensibles ou le plan color. Il faut donc noncer des propositions, il faut donc parler pour avoir des ides gnrales ; car sitt que limagination sarrte, lesprit ne marche plus qu laide du discours. Jean-Jacques Rousseau, Discours sur lorigine de lingalit (1754)
De la mme manire, Hegel critique lintuition et lineffable10 au profit de la pense conceptuelle claire qui sexprime dans le langage. Lintuition, dit-il, est une nuit o toutes les vaches sont noires ; nous navons de vritables penses que lorsque nous les exprimons par le langage ; il ny a pas de pense antprdicative (i.e. antrieure au jugement de prdication ou au langage rflchi) :
Nous navons conscience de nos penses, nous navons des penses dtermines et relles que lorsque nous leur donnons la forme objective, que nous les diffrencions de notre intriorit, et que par suite nous les marquons dune forme externe, mais dune forme qui contient aussi le caractre de lactivit interne la plus haute. Cest le son articul, le mot, qui seul nous offre une existence o lexterne et linterne sont si intimement unis. Par consquent, vouloir penser sans les mots est une entreprise insense. Mesmer 11 en fit lessai et de son propre aveu, il en faillit perdre la raison. Et il est galement absurde de considrer comme un dsavantage et comme un dfaut de la pense cette ncessit qui lie celle-ci au mot. On croit ordinairement, il est vrai, que ce quil y a de plus haut, cest lineffable. Mais
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Ce qui ne peut tre dit, expliqu. Clbre mdecin allemand (1734-1815), qui exera Vienne et Paris ; il est le fondateur de la thorie du magntisme animal , par le transfert duquel il prtendait gurir les maladies.
cest l une opinion superficielle et sans fondement ; car en ralit lineffable, cest la pense obscure, la pense ltat de fermentation, et qui ne devient claire que lorsquelle trouve le mot. Ainsi le mot donne la pense son existence la plus haute et la plus vraie. Friedrich Hegel, Philosophie de lesprit (1805)
Il nest pas tonnant de voir aussi les potes, artistes du langage, prendre la dfense de celui-ci. Faisons monter la barre Stphane Mallarm : ce fervent amoureux de la langue souligne le fait que le dicible dpasse le visible : on peut parler de ce quon ne voit pas. Le langage dpasse le concret de lexprience sensible, il nous donne accs une ralit idale, abstraite, mtaphysique, une fleur conceptuelle absente de tous bouquets :
Un dsir indniable mon temps est de sparer comme en vue dattributions diffrentes le double tat de la parole, brut ou immdiat ici, l essentiel. Narrer, enseigner, mme dcrire, cela va et encore qu chacun suffirait peut-tre pour changer la pense humaine, de prendre ou de mettre dans la main dautrui en silence une pice de monnaie, lemploi lmentaire du discours dessert luniversel reportage dont, la littrature excepte, participe tout entre les genres dcrits contemporains. A quoi bon la merveille de transposer un fait de nature en sa presque disparition vibratoire selon le jeu de la parole, cependant ; si ce nest pour quen mane, sans la gne dun proche ou concret rappel, la notion pure. Je dis : une fleur ! et, hors de loubli o ma voix relgue aucun contour, en tant que quelque chose dautre que les calices sus, musicalement se lve, ide mme et suave, labsente de tous bouquets. Au contraire dune fonction de numraire facile et reprsentatif, comme le traite dabord la foule, le Dire, avant tout, rve et chant, retrouve chez le pote, par ncessit constitutive dun art consacr aux fictions, sa virtualit. Stphane Mallarm, prface au Trait du Verbe (1886) de Ren Ghil
2. Le langage corrompt la pense (Nietzsche, Sartre) Mais le langage a aussi des inconvnients. Sil permet de sexprimer et de communiquer, donc de dvoiler aux autres, en le rendant public et commun, ce quil y a de plus personnel et individuel, voire intime, ce nest pas sans transformer, appauvrir, falsifier ce qui est transmettre. Ainsi Schopenhauer remarque que comme tout moyen, le langage corrompt, abstrait, dforme :
Parole et langage, voil donc les instruments indispensables de toute pense claire. Mais comme tout moyen, comme tout machine, ces instruments sont en mme temps une gne et une entrave. Le langage en est une, parce quil contraint entrer dans certaines formes fixes, les nuances de la pense toujours instable, toujours en mouvement : et en les fixant, il leur te la vie. On peut tourner en partie cet inconvnient, en apprenant plusieurs langues. En effet, en passant dune forme dans une autre, la pense se modifie, et se dbarrasse de plus en plus de son enveloppe : et ainsi son essence intime se manifeste plus clairement, et elle recouvre sa mobilit originelle. Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volont et reprsentation, chap. VI
Nietzsche, grand disciple de Schopenhauer, exprime ces mmes ides romantiques sur un ton encore plus lyrique :
Hlas, mes penses, qutes-vous devenues, maintenant que vous voil crites et peintes ! Il ny a pas longtemps vous tiez si diapres, si jeunes, si malignes, pleines de piquants et de secrtes pices qui me faisaient ternuer et rire et prsent ? () Qucrivons-nous, que peignons-nous avec nos pinceaux chinois, nous autres mandarins, terniseurs de choses qui peuvent scrire, que sommes-nous capables de reproduire ? Hlas, seulement ce qui va se faner et commence sventer ! Par-del bien et mal, 296
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Soupir. Jai saisi cette ide au vol et je me suis jet sur les premiers mots mal venus pour la fixer, afin quelle ne mchappe pas une fois encore. Et voici prsent que ces mots arides me lont tue, et quelle pend et se balance en eux et je ne comprends plus gure, en la considrant, comment jai pu tre si heureux en attrapant cet oiseau. Friedrich Nietzsche, Le Gai savoir, 298
a. La primaut de lintuitif sur le discursif (Schopenhauer) Entre lintuitif (la pense immdiate et concrte qui sapparente un regard, une vision) et le discursif (la pense mdiate et abstraite qui passe par le langage et ne voit pas tout dun coup), Schopenhauer valorise lintuition, qui selon lui est la source de toute vritable pense :
Comme on passerait de la lumire directe du soleil cette mme lumire rflchie par la lune, nous allons, aprs la reprsentations intuitive, immdiate, qui se garantit elle-mme, considrer la rflexion, les notions abstraites et discursives de la raison, dont tout le contenu est emprunt lintuition et qui nont de sens que par rapport elle. Aussi longtemps que nous demeurons dans la connaissance intuitive, tout est pour nous lucide, assur, certain. Ici, ni problmes, ni doutes, ni erreurs, aucun dsir, aucun sentiment de lau-del ; on se repose dans lintuition, pleinement satisfait du prsent. Une telle connaissance se suffit ellemme ; aussi, tout ce qui procde delle simplement et fidlement, comme luvre dart vritable, ne risque jamais dtre faux ou dmenti ; car elle ne consiste pas dans une interprtation quelconque, elle est la chose mme. Mais avec la pense abstraite, avec la raison, sintroduisent dans la spculation le doute et lerreur, dans la pratique lanxit et le regret. Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volont et reprsentation, 8 Comme la matire des concepts ainsi que nous lavons montr nest autre que la connaissance intuitive, et que par consquent tout ldifice de notre monde intellectuel repose sur le monde de lintuition, nous devons pouvoir revenir, comme par degrs, de concepts en concepts aux intuitions do ces concepts ont t immdiatement tirs ; cest--dire que nous devons pouvoir appuyer tout concept sur des intuitions qui, par rapport aux abstractions, jouent le rle dun modle. Ces intuitions reprsentent donc le contenu rel de notre pense ; partout o elles manquent, il ny a plus de concepts, mais des mots. Sous ce rapport, notre intelligence ressemble un billet de banque, qui pour avoir une valeur relle, suppose du numraire en caisse, destin solder, le cas chant, tous les billets mis. Les intuitions sont le numraire et les concepts les billets. () Toute pense, lorigine, est une image ; cest pourquoi limagination est un outil si ncessaire de la pense ; les ttes qui en sont dpourvues ne font jamais rien de grand, sinon en mathmatiques. () En dernire analyse, toute vrit et toute sagesse rsident rellement dans lintuition. Mais cette intuition, il est malheureusement impossible de la saisir et de la communiquer aux autres. () Seule la connaissance btarde, la connaissance abstraite, secondaire, celle des concepts, peut se communiquer entirement. Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volont et reprsentation, chap. VII
b. Les concepts de la langue dforment la pense originale De plus, comme nous lavons dj compris, la langue dforme la pense car elle consiste en un ensemble de mots, donc de concepts, qui appauvrissent ncessairement ce que nous voulons dire : quel appauvrissement il y a, quand on passe de ma sensation unique, brlante et poignante, au mot banal amour ! Les mots sont comme des catgories prdfinies qui sinterposent entre nous et les choses, qui nous donnent demble une interprtation des choses et occultent leur richesse infinie.
Elle sirritait contre cette manie de tout mettre en mots. Les violettes taient les paupires de Junon et les anmones des pouses invioles. Comme elle dtestait les mots qui se mettaient
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toujours entre elle et la vie : ctaient eux les violateurs, ces mots tout faits qui suaient la sve des choses vivantes. D. H. Lawrence, LAmant de Lady Chatterley, chap. VIII
On peut comprendre partir de l la formule du pote anglais William Blake : Quand les portes de la perception seront nettoyes, les choses apparatront lhomme telles quelles sont, infinies. De manire plus gnrale, Nietzsche critique le passage de la ralit premire inconsciente la conscience et au langage :
[L]homme, comme toute crature vivante, pense continuellement, mais ne le sait pas ; la pense qui devient consciente nen est que la plus infime partie, disons : la partie la plus superficielle, la plus mauvaise : car seule cette pense consciente advient sous forme de mots, cest--dire de signes de communication, ce qui rvle la provenance de la conscience elle-mme. Pour le dire dun mot, le dveloppement de la langue et le dveloppement de la conscience (non pas de la raison, mais seulement la prise de conscience de la raison) vont main dans la main. () Toutes nos actions sont au fond incomparablement personnelles, singulires, dune individualit illimite, cela ne fait aucun doute ; mais ds que nous les traduisons en conscience, elles semblent ne plus ltre Voil le vritable phnomnalisme et perspectivisme, tel que je le comprends : la nature de la conscience animale implique que le monde dont nous pouvons avoir conscience nest quun monde de surfaces et de signes, un monde gnralis, vulgaris, que tout ce qui devient conscient devient par l mme plat, inconsistant, stupide force de relativisation, gnrique, signe, repre pour le troupeau, qu toute prise de conscience est lie une grande et radicale corruption, falsification, superficialisation et gnralisation. Friedrich Nietzsche, Le Gai savoir, 354
Sartre rejoint Nietzsche sur ce point : lui aussi considre que le travail dexpression et de formulation est dj une alination de la pense :
Les mots boivent notre pense avant que nous ayons eu le temps de la reconnatre ; nous avons une vague intention, nous la prcisons par des mots et nous voil en train de dire tout autre chose que ce que nous voulions dire. Sartre, Situations I, p. 201
Ainsi, Condillac remarque que mme si chacun ne voit pas les couleurs de la mme manire que lautre, cela nempche pas quil y ait un accord, par le langage, sur la vrit des diffrentes propositions. Mme si A voit le ciel bleu et B le voit rouge, tous deux ont appris appeler cette couleur bleu , par consquent ils seront daccord pour affirmer que le ciel est bleu . Ainsi le langage peut fort bien se passer de lidentit profonde des sensations quil exprime. c. Le langage suggre une mtaphysique (Nietzsche) Le langage est une alination, non seulement au niveau des concepts mais aussi, plus profondment, au niveau de la grammaire, de la logique et de la raison, cette mtaphysique du langage . Voici une nouvelle expression de ce point de vue, que nous avions dj rencontr dans la critique nietzschenne du cogito cartsien :
Autrefois on considrait le changement, la variation, le devenir en gnral, comme des preuves de lapparence, comme un signe quil devait y avoir quelque chose qui nous gare. Aujourdhui, au contraire, nous voyons que le prjug de la raison nous force fixer lunit, lidentit, la dure, la substance, la cause, la ralit, ltre, quil nous enchevtre en quelque sorte dans lerreur, quil ncessite lerreur ; malgr que, par suite dune vrification svre, nous soyons certains que lerreur se trouve l. Il nen est pas autrement que du mouvement des astres : l nos yeux sont lavocat continuel de lerreur, tandis quici cest notre langage qui plaide sans cesse pour elle. Le langage appartient, par son origine, lpoque des formes
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les plus rudimentaires de la psychologie : nous entrons dans un grossier ftichisme si nous prenons conscience des conditions premires de la mtaphysique du langage, cest--dire la raison. Alors nous voyons partout des actions et des choses agissantes : nous croyons la volont en tant que cause en gnral : nous croyons au moi , au moi en tant qutre, au moi en tant que substance, et nous projetons la croyance, la substance du moi sur toutes les choses par l nous crons la conception de chose () La raison dans le langage : ah ! quelle vieille femme trompeuse ! Je crains bien que nous ne nous dbarrassions jamais de Dieu, puisque nous croyons encore la grammaire Friedrich Nietzsche, Crpuscule des idoles, IV, 5
Ainsi, Nietzsche en vient concevoir la philosophie comme un travail contre les mots : le philosophe est pris dans les rets du langage , et par consquent son travail est de sen librer. Le fondateur de la logique et de la philosophie analytique moderne, Gottlob Frege, partageait ce point de vue :
Une grande partie du travail du philosophe consiste ou devrait consister en un combat avec la langue. Frege, crits posthumes, p. 318.
Et cest encore le mme point de vue quexprime Wittgenstein : les problmes philosophiques ne sont que des problmes de langage. Cest le langage qui nous induit en erreur, qui nous fait croire quil y a des problmes. Nous ne savons pas nous servir du langage. Il y a plusieurs jeux de langage, ce qui produit de la confusion quand nous voulons comprendre un jeu partir dun autre. Le cas o diffrentes personnes nutilisent pas les mots dans le mme sens constitue un exemple typique, mais la difficult est parfois plus subtile Ce sont ces arguments qui ont pouss ces deux derniers philosophes Frege et Wittgenstein rechercher une langue idale exprimant la pense sans la dformer, et avec toute la rigueur scientifique possible : cest le projet de constituer un langage logique parfait, capable dliminer, par sa seule forme, les erreurs et expressions dnues de sens. Mais rduire le langage la pense serait une erreur. Cest mme prcisment cette erreur qui mne nombre de faux problmes et qui emptrent le philosophe dans les rets du langage. Wittgenstein lui-mme, dans ce quon appelle sa seconde philosophie, a pris conscience de limmense varit des jeux de langage. En particulier, on peut montrer que le langage ne sert pas seulement penser, mais aussi agir. Peut-on aller jusqu dire que le langage est un instrument de pouvoir ?
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btissons-nous une ville et une tour dont le sommet touche au ciel, et faisons-nous un nom, afin que nous ne soyons pas disperss sur la face de toute la terre. LEternel descendit pour voir la ville et la tour que btissaient les fils des hommes. Et lEternel dit : Voici, ils forment un seul peuple et ont tous une mme langue, et cest l ce quils ont entrepris ; maintenant rien ne les empcherait de faire tout ce quils auraient projet. Allons ! descendons, et l confondons leur langage, afin quils nentendent plus la langue les uns des autres. Et lEternel les dispersa loin de l sur la face de toute la terre ; et ils cessrent de btir la ville. Cest pourquoi on lappela du nom de Babel12, car cest l que lEternel confondit le langage de toute la terre, et cest de l que lEternel les dispersa sur la face de toute la terre. Ancien Testament, Gense, 11, 1-9
A. Langage, socit et pouvoir politique Traditionnellement, le langage tait linstrument privilgi du chef, du dominant. Pierre Clastres13 a montr lasymtrie de lchange entre le chef et la tribu dans les socits primitives : alors que les membres de la communaut changent biens et femmes, le chef ne donne que des mots et il reoit en change biens et femmes. Avec la socit grecque apparat la dmocratie, cest--dire lgalit entre la parole de chacun, quexpriment les deux rgles fondamentales que sont lisonomie (la mme loi pour tous) et lisgorie (galit de la parole de chacun). Cest dans ce cadre que peut apparatre la figure du sophiste, spcialiste de la rhtorique. Avec les sophistes, la dimension sociopolitique du langage a pris une importance capitale. Les sophistes taient des professionnels du langage qui pouvaient monnayer leurs services au prix fort : les jeunes membres de la classe aise pouvaient ainsi apprendre combattre les arguments de ladversaire, convaincre un auditoire, etc. Ces facults confraient un pouvoir direct dans la mesure o de nombreux rapports de force taient rgls par la discussion publique. Ainsi le succs dans la sphre politique et juridique dpendait directement de la matrise de la langue de lorateur.
Socrate. Cest mme parce que jen suis tonn, Gorgias, que je te demande depuis longtemps quelle peut bien tre cette puissance de la rhtorique. Elle mapparat avoir une tendue divine quand je lexamine sous cet angle. Gorgias. Si tu savais tout, Socrate, tu saurais quelle rassemble pour ainsi dire sous sa tutelle toutes les puissances. Je vais ten donner une belle preuve : il mest en effet arriv souvent de me rendre avec mon frre ou dautres mdecins auprs de malades qui ne voulaient pas avaler un mdicament ni se laisser charcuter ou cautriser par le mdecin. Quand le mdecin narrivait pas les persuader, moi jy arrivais par le seul art de la rhtorique. Quun orateur et un mdecin se rendent dans la cit que tu voudras, sil faut dbattre lors dune assemble ou dune quelconque autre runion publique pour savoir lequel dentre les deux on doit choisir comme mdecin, je dis que le mdecin ne comptera pour rien, et quon choisira celui qui est capable de parler, sil le veut bien. Et quel que soit lhomme de mtier que lui opposerait le dbat, lorateur persuaderait quon le choisisse plutt que nimporte qui dautre ; car il ny a pas de sujet sur lequel lorateur ne parlerait de faon plus persuasive que nimporte quel homme de mtier devant une foule. Tant est grande et belle la puissance de notre art. Platon, Gorgias
On peut distinguer ici les concepts voisins persuader et convaincre. On considre gnralement que convaincre fait davantage appel la raison, tandis que persuader utilise les passions, le sentiment, pour emporter ladhsion. Pascal navait de cesse de remarquer que pour vritablement emporter ladhsion de lauditoire, il faut non seulement convaincre mais aussi persuader : aux raisons il faut ajouter des formules qui frappent limagination et les sentiments afin de faire basculer non seulement la tte, mais aussi le cur du public de notre ct. La fable de La Fontaine, Le Corbeau et le renard, prsente un autre exemple du pouvoir
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Babel, de lhbreu balal, confondre, mler. Babylone a la mme origine. Dans La Socit contre lEtat.
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des mots dans son aspect le moins noble. On distinguera donc en gnral un pouvoir sain des mots, qui repose sur leur pouvoir de conviction, donc sur lintelligence et la raison, et un pouvoir potentiellement alinant, qui repose sur la dimension affective et passionnelle du langage. Avec la socit contemporaine, lusage du langage comme instrument de pouvoir se dveloppe. Pensons aux mdias, aux scientifiques, aux experts, aux publicitaires, aux spcialistes de la communication (qui sont en quelque sorte les sophistes daujourdhui nos menteurs professionnels , diront les plus critiques) Le pouvoir politique est toujours essentiellement symbolique : aujourdhui encore les hommes politiques ne font rien dautre que parler ou crire (et signer). Mais la sphre politique (au sens troit) na pas lapanage du langage comme moyen de domination. Celui-ci, comme le pouvoir lui-mme, est rpandu dans lensemble de la socit. De lintellectuel au mendiant en passant par le professeur, la socit moderne unit troitement savoir et pouvoir et multiplie donc le nombre des manipulateurs de symboles professionnels. B. Jeux de langage et formes de vie Comment tous ces phnomnes sont-ils possibles ? Le cas de lintellectuel ou du scientifique est assez facile comprendre : ce quil fournit la socit, ce sont des travaux, des recherches, des connaissances. Mais comment comprendre les autres types dchange ? Il faut en fait, pour cela, supposer que le langage na pas une vise uniquement thorique. Et de fait, Wittgenstein a montr lincroyable diversit des jeux de langage :
23 Mais combien de sortes de phrases existe-t-il ? Laffirmation, linterrogation, le commandement peut tre ? II en est dinnombrables sortes ; il est dinnombrables et diverses sortes dutilisation de tout ce que nous nommons signes , mots , phrases . Et cette diversit, cette multiplicit nest rien de stable, ni de donn une fois pour toutes ; mais de nouveaux types de langage, de nouveaux jeux de langage naissent, pourrions-nous dire, tandis que dautres vieillissent et tombent en oubli. (Nous trouverions une image approximative de ceci dans les changements des mathmatiques.) Le mot Jeu de langage doit faire ressortir ici que le parler du langage fait partie dune activit ou dune forme de vie. Reprsentez-vous la multiplicit des jeux de langage au moyen des exemples suivants : Commander et agir daprs des commandements. Dcrire un objet daprs son aspect, ou daprs des mesures prises. Reconstituer un objet daprs une description (dessin). Rapporter un vnement. Faire des conjectures au sujet dun vnement. Former une hypothse et lexaminer. Reprsenter les rsultats dune exprimentation par des tables et des diagrammes. Inventer une histoire ; et lire. Jouer du thtre. Chanter des rondes . Deviner des nigmes. Faire un mot desprit ; raconter. Rsoudre un problme darithmtique pratique. Traduire dune langue dans une autre. Solliciter, remercier, maudire, saluer, prier. Ludwig Wittgenstein, Investigations philosophiques (1953)
Lide de Wittgenstein est quil ny a rien de commun entre ces diffrents jeux de langage . En ralit, ces diffrents jeux de langage reposent eux-mmes sur diffrentes formes de vie qui en constituent le fondement . Les jeux de langage sont aussi varis que les formes de vie sur lesquelles ils reposent.
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C. Quand dire, cest faire Dans la ligne de Wittgenstein, John Austin (1911-1960) a tudi en dtail certains jeux de langage, et il a montr que le langage peut notamment servir agir. Austin parle dnoncs performatifs (de langlais to perform, accomplir) pour dsigner ces jeux de langage. Alors que les noncs constatifs sont vrais ou faux, les noncs performatifs ne sont ni vrais ni faux, ils peuvent simplement russir ou chouer accomplir laction quils visent accomplir. Plus prcisment, Austin distingue, au sein dun mme acte de langage, un acte locutoire (le fait de dire : profrer des sons (acte phontique) qui sont des expressions dun langage (acte phatique) et qui ont une signification (acte rhtique)), un acte illocutoire (affirmer, constater, sengager, baptiser, etc.) et un acte perlocutoire (convaincre, menacer, etc.). Lacte perlocutoire concerne les effets de lacte illocutoire que le locuteur parvient induire sur son auditoire. Par exemple, en affirmant une chose, je dis quelque chose (acte locutoire), je le soutiens (acte illocutoire) et je convaincs mon interlocuteur (acte perlocutoire). Quelques annes plus tard, John Searle poursuivra lanalyse dAustin. Il distingue en particulier deux directions dajustement des actes de langage. Dans lassertion, le langage dit que les choses sont, et comment elles sont : il doit sadapter au monde. Dans lordre ou la promesse en revanche, cest le monde qui doit sadapter au langage. Searle aboutit ainsi une classification des cinq grandes forces primitives du langage : (1) La force assertive : affirmer, remarquer, etc. La direction dajustement est du langage vers le monde. (2) La force directive : actes par lesquels le locuteur tente dobtenir un changement dans le monde, ce changement tant de la comptence ou sous la responsabilit de linterlocuteur. (3) La force engageante (promissive) concerne les actes o le changement accomplir dans le monde est linitiative ou la charge du locuteur. (4) La force dclarative concerne tous les actes qui ont la particularit dinstituer la situation quen mme temps ils dcrivent. Par exemple, quand le prsident nonce La sance est ouverte. ou quand le maire dit Je vous dclare mari et femme. Lnonc est vrai du seul fait quil a t prononc. Cet nonc a une double direction dajustement, il croise les deux directions dajustement : il dcrit et il instaure. (5) La force expressive, enfin, qui se caractrise par labsence de mise en relation du langage et du monde : simple manifestation dtats psychologiques qui peuvent tre indpendants dune situation donne. Bref, toutes ces analyses montrent, de manire trs dtaille, que le langage nest pas seulement un instrument thorique, mais constitue aussi un outil pratique qui permet dagir directement sur le monde. Ceci permet de comprendre certains changes de mots et comment le langage peut confrer un certain pouvoir celui qui le matrise.
Conclusion
Pour conclure, un mot sur le mystique. En un sens important, le mystique est ce qui ne peut pas tre dit : lindicible, lineffable. Lide mme quil puisse y avoir des choses que lon ne peut dire a quelque chose de mystique. On trouve cette ide chez de nombreux et illustres philosophes, commencer par Platon :
Il est impossible, mon avis, quils aient compris quoi que ce soit en la matire. De moi, du moins, il nexiste et il ny aura certainement jamais aucun ouvrage sur pareils sujets 14. Il ny a pas moyen, en effet, de les mettre en formules, comme on fait pour les autres sciences, mais cest quand on a longtemps frquent ces problmes, quand on a vcu avec eux que la vrit jaillit soudain dans lme, comme la lumire jaillit de ltincelle, et ensuite crot delle-mme.
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Sans doute, je sais bien que sil fallait les exposer par crit ou de vive voix, cest moi qui le ferais le mieux ; mais je sais aussi que, si lexpos tait dfectueux, jen souffrirais plus que personne. Si javais cru quon pt les crire et les exprimer pour le peuple 15 dune manire suffisante, quaurais-je pu accomplir de plus beau dans ma vie que de manifester une doctrine si salutaire aux hommes et de mettre en pleine lumire pour tous la vraie nature des choses ? Or, je ne pense pas que dargumenter l-dessus, comme on dit, soit un bien pour les hommes, sauf pour une lite quoi il suffit de quelques indications pour dcouvrir par elle-mme la vrit. Quant aux autres, on les remplirait ou bien dun injuste mpris, ce qui est inconvenant, ou bien dune vaine et sotte suffisance par la sublimit des enseignements reus. Platon, Lettre VII, 341c-342a
Cest chez Wittgenstein que culmine cette tendance mystique, dans sa premire philosophie en tout cas. Son ide est alors que la pense est limage du monde, un peu comme le tableau dun peintre. Il y a un isomorphisme (une analogie, une identit de forme) entre la structure de la pense, de la logique, du langage, dune part, et la structure du monde dautre part tout comme entre la peinture et le paysage. Logique et ontologie ont la mme structure. Par exemple, la proposition le chat est sur le tapis a la mme structure que le fait, qui consiste lui aussi en deux lments (le chat et le tapis) relis par une certaine relation. Par consquent, cette forme logique que le langage doit partager avec la ralit pour pouvoir la reprsenter, il ne peut la reprsenter. Il peut la montrer, mais il ne peut pas la dire, il ne peut pas en parler. Le langage ne peut pas parler de sa propre forme de reprsentation, car pour cela il faudrait quil puisse sortir de lui-mme pour sapprhender de lextrieur. Cest comme une carte gographique : elle peut comporter une lgende, mais elle ne peut pas expliquer le rapport entre elle et le monde rel. Par consquent, les limites du langage sont les limites de notre monde. Et ce qui ne peut tre dit (le mystique qui est pourtant lessentiel), il faut le taire. Ce qui est paradoxal, car Wittgenstein parvient ce rsultat au terme dun livre (le Tractatus logico-philosophicus) qui traite du langage ! Il faut donc, arriv la fin du livre, le refermer et le jeter. Cest comme une chelle quil faut jeter aprs avoir grimp.
La proposition nexprime quelque chose que pour autant quelle est une image. 4.031 () Au lieu de dire : cette proposition a tel ou tel sens, on dira mieux : cette proposition reprsente tel ou tel tat de choses. 4.0311 Un nom tient lieu dune chose, un autre dune autre chose et ces noms sont lis entre eux, ainsi le tout telle une image vivante reprsente ltat de choses. 4.0312 La possibilit de la proposition repose sur le principe de la reprsentation dobjets par des signes. Ma pense fondamentale est () que la logique des faits ne se laisse pas reprsenter. () 4.113 La philosophie limite le domaine discutable des sciences de la nature. 4.114 Elle doit dlimiter le concevable, et, de la sorte, linconcevable. () 4.115 Elle signifiera lindicible, en reprsentant clairement le dicible. 4.116 Tout ce qui peut tre en somme pens, peut tre clairement pens. Tout ce qui se laisse exprimer se laisse clairement exprimer. 4.12 La proposition peut reprsenter la ralit totale, mais elle ne peut reprsenter ce quil faut quelle ait en commun avec la ralit pour pouvoir la reprsenter la forme logique. 4.121 () Ce qui se reflte dans le langage, le langage ne peut le reprsenter. Ce qui sexprime soi-mme dans le langage, nous-mmes ne pouvons lexprimer par le langage. La proposition montre la forme logique de la ralit. Elle lexhibe. 4.1212 Ce qui peut tre montr ne peut pas tre dit. 6.522 Il y a assurment de linexprimable. Celui-ci se montre, il est llment mystique. 7. Sur ce dont on ne peut parler, il faut se taire. Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus (1921)
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Ce que fera le christianisme dont Nietzsche dit quil est un platonisme pour le peuple .
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Tout ceci semble obscur et paradoxal. Pour le comprendre, on peut penser aux remarques de Kant, Husserl et Heidegger : ltre (au sens de lexistence) nest pas un prdicat rel (Kant), ltre (au sens de lessence : tre tel ou tel) nest pas un prdicat rel non plus (Husserl), ltre nest rien dtant (Heidegger). Expliquons. Lexistence, remarque Kant, nest pas une proprit qui sajoute aux choses : il ny a aucune diffrence qualitative entre cent euros fictifs et cent euros existants : lide est la mme. Lexistence nest pas une proprit au mme titre que la couleur ou la forme, qui viendrait sajouter aux autres proprits de la chose. Mais, dit Husserl, ces remarques sappliquent au mot tre dans son autre usage, qui consiste dire par exemple le ciel est bleu (et non plus : le ciel est , cest--dire existe). En effet, quand je dis que le ciel est bleu, je vois le ciel, je vois la couleur bleue, mais je ne vois pas, ct, comme une troisime entit, ltre-bleu du ciel. Cet tre, donc, est invisible, cest une synthse logique que ralise mon esprit. Heidegger en vient ainsi distinguer ltre et ltant. Ltant, cest toute chose qui est, par exemple le ciel, ou un nombre, ou un homme. Ltre, cest sa manire dtre, qui nest pas la mme pour ces diffrentes choses. Et prcisment ltre nest rien dtant : ltre napparat pas au mme titre quun tant. Reprenons lexemple du ciel. Quand je dis le ciel est bleu , je spare, dans mon esprit, le ciel de sa couleur, grce mon imagination qui me permet de limaginer noir ou blanc. Cest parce que jai su analyser ma sensation en distinguant ces deux composantes que je peux ensuite les runir dans la proposition le ciel est bleu : je constate que les deux proprits concident. Cest ce quexprimait Aristote quand il disait que la pense consiste en une analyse et une synthse simultanes. Heidegger appelle ce double mouvement la projection ou la configuration dun monde, ou encore la diffrence ontologique : cest par cet acte de pense que lhomme (le Dasein) distingue ltre de ltant. Dernier parallle pour comprendre laffirmation de Wittgenstein : lanalyse de lacte intentionnel. Lacte intentionnel, par lequel la conscience vise un objet, nest rien dautre que lacte de la pense elle-mme. Or on distingue classiquement, dans cet acte (par exemple une perception, ou un dsir, etc.), lobjet intentionnel (ex : une femme) et le mode de vise (ex : le dsir, ou la crainte, ou la perception, etc.). Donc dans tout acte de pense, il y a une chose qui apparat frontalement , et une chose qui ne peut apparatre que dans le coin de lil , qui est la manire dont ce qui apparat se montre. On peut enfin voir dans tout cela un rapport au sujet transcendantal, qui, selon Kant, ne peut pas tre connu car il est ce qui connat. Wittgenstein reprend explicitement cette ide : Le sujet nest pas une partie, mais seulement une limite du monde. 16 Or, comme le remarque Sartre dans La Transcendance de lego, lego (cest--dire le sujet), tout comme le mode intentionnel de vise, apparat dans le coin de mon il : il nest jamais donn en tant que tel : si je me tourne vers lui, il sestompe. Remarquons toutefois que Heidegger, mme sil affirme que ltre nest rien dtant , reconnat toutefois que ltre peut, son tour, faire lobjet dun discours, dune pense, donc devenir un tant. Mais ce moment, il nest plus vritablement tre , cest--dire quil apparat un nouvel tre qui est ltre de cet tre devenu tant. Cest clair ? Autrement dit : je peux penser une chose ; puis penser la manire dont je pense cette chose ; mais ce moment je ne pense plus de cette manire, je pense dune nouvelle manire. Cest aussi ce que remarque Sartre dans Ltre et le nant17 : Je puis dpasser cette chaise vers son tre et poser la question de ltre-chaise. Mais, cet instant, je dtourne les yeux de la tablephnomne pour fixer ltre-phnomne, qui nest plus la condition de tout dvoilement mais
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Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, 5.632. Jean-Paul Sartre, Ltre et le nant, Introduction, II.
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qui est lui-mme un dvoil, une apparition et qui, comme telle, a son tour besoin dun tre sur le fondement duquel il puisse se dvoiler. Voil sans doute une conclusion assez claire : le langage, ltre, le Je, le sujet, peuvent apparatre comme objets de pense ; mais alors ils napparaissent plus comme tels, mais titre dobjets. Ce qui est en jeu est peut-tre simplement la distinction entre vivre et connatre. Le vcu nest jamais connu en tant que tel ; il ne peut tre que vcu, et ce qui est connu (donc communicable par le langage) est abstrait et ne peut pas tre vcu Mais cest une manire de naturaliser la distinction (cest--dire de la rduire un phnomne psychologique), alors quon peut tenter de la penser au niveau abstrait, et dfendre lide dun mystique logique, dun indicible autre que le simple vcu Auteur
Platon
Thse
De mme que le soleil est ce qui rend les choses visibles, lide de Bien est ce qui rend les ides intelligibles. Ltre (existence) nest pas un prdicat rel. Ce qui connat ne peut tre connu. Ltre (essence) nest pas un prdicat rel. Ide dintentionnalit.
Distinction inconditionn indicible conditionn dicible (ou invisible, etc.) (ou visible, etc.)
le soleil, condition de la visibilit lide de Bien, condition de lintelligibilit existence sujet essence mode de vise nose conscience tre forme : forme logique, forme de reprsentation sujet choses visibles choses intelligibles choses, proprits objet choses, proprits objet intentionnel nome objets tant matire : choses, faits (ou tats de choses) objets, faits conscience de lobjet conscience positionnelle dun objet
Kant
Husserl
Heidegger
Ltre nest rien dtant. Il ny a pas de mtalangage : le langage ne peut dire sa propre Wittgenstein forme de reprsentation. Le sujet nest pas une partie mais une limite du monde. Toute conscience de quelque chose conscience (de) soi Sartre est aussi, immdiatement, conscience non positionnelle conscience (de) soi. delle-mme
Le soleil ne peut pas tre regard en face, parce quil est trop lumineux. La mort, parce quelle est trop obscure. Mais tous deux peuvent tre observs, peut-tre, de ct, par la manire dont ils se refltent sur les choses. A un autre niveau, on peut remarquer, comme le fait Platon, que le soleil est la condition de la visibilit des choses ; cest pourquoi il ne peut pas tre vu. De mme la mort, tant la condition de la vie, ne peut pas tre elle-mme vcue. De mme le langage, tant la condition de possibilit de la parole et de la pense, ne peut tre lui-mme dit ou compris . De mme la force, tant la condition de possibilit de la loi, ne peut pas tre elle-mme rgie par la loi (do lartifice juridique de ltat dexception), etc. On retrouve encore cette image dans LEnvers et lendroit dAlbert Camus, qui affirme, contre tout ce que nous venons de montrer, que Le grand courage, cest encore de tenir les yeux ouverts sur la lumire comme sur la mort.
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Annexe
Rsum
I. Le langage est-il le propre de lhomme ? A. Typologie des signes - indice, signal, symbole, signe B. Larbitraire du signe - pas de lien entre le signifi (image acoustique, son) et le signifiant (image mentale de la chose, image, concept) C. La double articulation du langage - monmes (units signifiantes minimales) et phonmes (units sonores minimales) - contre-ex : cris des corbeaux ; code de la route ; chinois - origine : invention de lalphabet partir du rbus - intrt : conomie et innovation : 30 50 phonmes donnent quelques milliers de monmes qui donnent une infinit de penses possibles D. Raction et reprsentation 1. Le langage animal est un automatisme sensori-moteur - facult de reprsentation fonction sensori-motrice - prendre une chose pour une autre ; utiliser un signe ; jouer la poupe - langage inn et langage acquis ; cf. perfectibilit de lhomme (Rousseau) 2. Le langage humain est reprsentatif et suppose la pense - la facult de langage repose sur la facult de penser et la rvle (Descartes) - ex : machines, ordinateurs ; test de Turing II. Langage et pense A. Peut-on penser sans langage ? 1. La pense prexiste au langage - le langage exprime (sans la dformer) une pense qui lui prexiste : ides, sentiments (Descartes) - les mots ne signifient pas par eux-mmes, ils ne sont quun moyen de nous rappeler nos penses (Hobbes) - critique : comment penser sans langage ? comment manipuler des ides gnrales et abstraites sans langage ? - ex. des enfants sauvages 2. Pense et langage sont indissociables - penser = parler dans sa tte ; donc on utilise le langage pour penser - on a lillusion de penser sans mots car on peut voir dun coup, sans mots, une pense que nous avons forme dans le langage (Merleau-Ponty) - la langue dcoupe simultanment les sons, la pense et le rel pour produire des concepts (Saussure) - chaque signe ne prend sens que par opposition aux autres : le sens dun mot, cest sa diffrence avec les autres mots : la langue est une structure au sens fort (Saussure) - conclusion : le schme conceptuel dpend de la langue ; la pense se fait toujours dans une langue, donc dans une culture donne - ex : Inuits - critique : ce nest pas la langue qui dtermine la pense mais la pense qui dtermine la langue 3. Perception, action et langage - la perception est une interface entre le rel et le langage, entre le continu du rel et le dcoupage des concepts - laction aussi relve du prconceptuel : elle prcde souvent la pense verbale - de mme on pense parfois avant de trouver les mots - notion darrire-plan : on ne peut dissocier la pense de laction et de la perception - il ny a pas de signification idale (Wittgenstein, Quine) B. Le langage : aboutissement ou corruption de la pense ? 1. Le langage est laboutissement de la pense - le langage permet de manipuler des ides gnrales, abstraites (ex : justice) (Rousseau) - lintuition est obscure, confuse ; nous navons de vritables penses que lorsque nous les exprimons par le langage (Hegel) - le langage fait surgir une ralit invisible, uniquement intelligible : une fleur absente de tous bouquets (Mallarm) 2. Le langage corrompt la pense (Nietzsche, Sartre) - comme tout moyen, le langage corrompt, abstrait, dforme la pense (Schopenhauer)
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a. La primaut de lintuitif sur le discursif - lintuitif est le dbut et la fin de toute pense, le discursif na de sens que par rapport lui (Schopenhauer) b. Les concepts de la langue dforment la pense originale - le langage impose la pense entrer dans ses formes fixes (les mots et les concepts) : il appauvrit les nuances infinies de la sensation et de la pense primitive (Schopenhauer, Nietzsche) - ex : les mots amour , plaisir , beaut , regroupent des ralits extrmement diverses - les mots sinterposent entre le rel et nous, imposent une vision des choses (D. H. Lawrence) - les mots boivent notre pense (Sartre) c. Le langage suggre une mtaphysique (Nietzsche) - le langage, la grammaire, supposent une certaine interprtation du monde (Nietzsche) - ex : la structure sujet-verbe suppose quil existe des choses qui agissent, voire qui agissent librement : trois interprtations que Nietzsche conteste - ainsi la philosophie consiste en un combat contre le langage : penser contre le prjug du langage (Nietzsche, Frege, Wittgenstein) III. Y a-t-il un pouvoir du langage ? - quelques exemples : franais et anglais ; mythe de la tour de Babel A. Langage, socit et pouvoir politique - sophistes : le langage est un instrument de pouvoir et de domination - la fonction symbolique, traditionnellement rserve au chef (Clastres), devient accessible tous avec lisegoria grecque - persuader et convaincre (ex : le Corbeau et le renard) B. Jeux de langage et formes de vie (Wittgenstein) - il existe une multitude de jeux de langage (dire la vrit nest quun jeu possible) - chaque jeu de langage repose sur une forme de vie spcifique - ex : jouer aux devinettes, lire, rciter, demander, remercier, saluer, prier, raconter, dcrire, etc. C. Quand dire, cest faire - noncs performatifs (Austin) - ex : je vous dclare mari et femme - acte locutoire, illocutoire, perlocutoire (Austin) - typologie de Searle : assertifs, directifs, engageants, dclaratifs, expressifs Conclusion : le mystique comme indicible - lessentiel ne peut tre dit (Platon) - le langage ne peut que montrer (et non dire) sa forme de reprsentation (Wittgenstein) - ltre nest rien dtant (Heidegger), le mode de vise napparat pas lui-mme titre dobjet - le sujet ne peut lui-mme tre connu (Kant, Wittgenstein) - Ni le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement. (La Rochefoucauld)
Elments de linguistique saussurienne Ferdinand de Saussure est un linguiste suisse qui a fond, au dbut du XX 4 e sicle, la linguistique structurale, qui est elle-mme en grande partie lorigine du structuralisme, vaste courant de pense qui a clt en France dans les annes 1960 avec Lvi-Strauss, Foucault, Roland Barthes, etc. Voici quelques lments de sa linguistique. Il faut distinguer trois choses : (1) le langage : la facult de parler, dutiliser une langue ; (2) la langue : telle ou telle langue constitue, par exemple le franais ou langlais ; (3) la parole : tel ou tel usage ponctuel dune langue particulire. Lobjet de la linguistique est la langue. Le signe nest pas lassociation dun mot et dune chose mais dune image acoustique (signifiant) et dun concept (signifi). La langue dcoupe simultanment dans la masse amorphe des sons et dans la masse amorphe des penses. Cest ainsi quelle produit un signe. Par exemple en isolant le son [chat] des sons voisins et en distinguant lanimal correspondant des animaux semblables. Le lien entre signifiant et signifi est donc arbitraire. Cest le jeu des rapports entre les signifis et entre les signifiants qui fait la langue. Le sens dun mot, cest sa diffrence avec les autres mots. Par exemple le sens du mot mouton est dtermin par sa diffrence avec les autres mots. Langlais sheep na pas le mme sens car en anglais il existe aussi le mot mutton qui dsigne la pice de viande apprte et servie table. 21
Autres ides - Le langage produit la pense : la pense se fait dans la bouche. Loccasion, la compagnie, le branle mme de ma voix tire plus de mon esprit que je ny trouve lorsque je le sonde et emploie part moi. (Montaigne, I, X) - Les problmes philosophiques sont des problmes de langage. (Wittgenstein) - Kundera souligne le fait que le sens des mots varie en fonction de lexprience, des dsirs, des proccupations, bref en fonction du monde de chacun. Chacun dispose dun lexique personnel. Ces variations sont la source de malentendus plus ou moins importants. (Kundera, LInsoutenable lgret de ltre) - Projet de langue idale : - Langue logique pure. (Leibniz a eu lide le premier. Frege a poursuivi cette ide, fondant la logique moderne.) Les mathmatiques aussi constituent un langage pur Galile disait dj que la nature est un livre crit en langage mathmatique. - Espranto : la fin du XIXe sicle, des utopistes ont cr cette langue, qui se voulait la langue universelle des changes, afin de faciliter la communication et lamiti entre les peuples sans imposer lhgmonie dune culture particulire. Mais cette tentative chou. - Dans lanalyse de la communication, une ide importante est celle de feedback, ou rtroaction, action en retour. Par exemple, quand celui qui parle attnue ou modifie son propos en voyant son interlocuteur hausser les sourcils, cest une forme de feedback. De mme, la qualit du cours dun professeur de philosophie dpend troitement de lattention que lui accordent ses lves ! - Un autre exemple du pouvoir des mots : la cure psychanalytique et shamanistique.
Maintenant nous allons donc savoir ce que lanalyse entreprend avec le patient qui le mdecin na pu tre daucun secours. Il ne se passe rien dautre que ceci : ils parlent ensemble. Lanalyste nutilise aucun instrument, pas mme pour lexamen, il ne prescrit pas davantage de mdicaments. Pour peu que ce soit possible, il laisse mme le malade en traitement dans son milieu et sa situation. Ce nest videmment pas une condition absolue et mme ce nest pas toujours ralisable. Lanalyste convoque le patient une certaine heure de la journe, le laisse parler, lentend, puis lui parle et le laisse couter. Le visage de notre interlocuteur impartial exprime maintenant un soulagement et une dtente indniables, mais traduit tout aussi nettement un certain ddain. Cest comme sil pensait : rien que cela ? Des mots, des mots et encore des mots, comme dit le prince Hamlet. Sans doute, le discours ironique de Mphistophls, qui veut prouver combien il est facile de se payer de mots, lui traverse-t-il galement lesprit ces vers que nul Allemand noubliera jamais. Il dit aussi : Cest donc une sorte de magie, vous soufflez sur les souffrances et elles senvolent. Trs juste, ce serait de la magie si cela agissait plus vite. Le charme a pour condition essentielle la rapidit, on aimerait dire : la soudainet du succs. Mais les traitements analytiques rclament des mois, voire des annes ; un charme aussi lent perd le caractre du merveilleux. Nous ne voulons dailleurs pas mpriser la Parole. Nest-ce pas un instrument puissant, le moyen par lequel nous nous rvlons les uns aux autres nos sentiments, la voie par laquelle nous prenons de linfluence sur lautre ? Des paroles peuvent faire un bien indicible et causer de terribles blessures. Assurment, tout au commencement tait laction, la parole vint plus tard ; ce fut sous maints rapports un progrs culturel quand laction se modra et se fit parole. Mais la parole tait lorigine un charme, un acte magique, et elle a conserv encore beaucoup de son ancienne force. Sigmund Freud, La Question de lanalyse profane (1926)
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Exemples - Le terrorisme conceptuel illustre le pouvoir cach des mots et des concepts. Cela consiste dissimuler des ides par lemploi et la dformation de certains concepts. Cest particulirement clair en philosophie, quand un penseur dfend un certain usage, par exemple, du mot libert : bien souvent il cherche par l mettre en valeur tel ou tel mode dtre en le couronnant de ce mot illustre, qui lui transmet son clat (cf. ce que dit Valry du concept de libert dans le cours sur cette notion). Mais on trouverait toutes sortes dexemples : de la croissance conomique et la mesure du PIB au concept de rsistant en passant le rel, chaque concept est potentiellement lenjeu dune lutte de pouvoir. - Parfois la fonction du langage est neutralise, et cest alors que le langage lui-mme apparat. Cest notamment le cas dans la posie ; mais aussi quand on rpte un mot jusqu ce quil devienne un pur son dnu de sens, et qui nous apparat soudain dans toute son tranget. A linverse, quand le langage est efficace on ne le peroit pas, on loublie, il se fait transparent. - Mythe de la tour de Babel. Dieu a confondu le langage originel, il la spar en de multiples dialectes, afin de mettre fin lunit des hommes et la puissance excessive qui en dcoulait. - Histoire du cheval Hans : ce cheval surdou rsolvait des calculs mathmatiques simples en frappant avec son sabot un nombre de coups gal au rsultat demand. En ralit, il dcelait sur le comportement de son interrogateur (lger hochement de tte, etc.), mme si celui-ci tait parfaitement de bonne foi et navait aucune intention de linfluencer, le moment de sarrter. Citations - Parler damour, cest faire lamour. (Balzac, Physiologie du mariage) - Elle sirritait contre cette manie de tout mettre en mots. Les violettes taient les paupires de Junon et les anmones des pouses invioles. Comme elle dtestait les mots qui se mettaient toujours entre elle et la vie : ctaient eux les violateurs, ces mots tout faits qui suaient la sve des choses vivantes. (D. H. Lawrence, LAmant de Lady Chatterley, chap. VIII) - Je dis : une fleur ! et, hors de loubli o ma voix relgue aucun contour, en tant que quelque chose dautre que les calices sus, musicalement se lve, ide mme et suave, labsente de tous bouquets. (Mallarm) - la perversit confrant jour comme nuit, contradictoirement, des timbres obscurs ici, l clair (Mallarm) - Lineffable cest la pense obscure, la pense ltat de fermentation, et qui ne devient claire que lorsquelle trouve le mot. (Hegel) - Ce que lon conoit bien snonce clairement, / Et les mots pour le dire arrivent aisment. (Nicolas Boileau, Lart potique, chant I) - Au commencement tait le Verbe18 selon la Bible en tout cas. Voyez comment Goethe rinterprte ces mots, en annonant par avance la philosophie analytique du XXe sicle qui enracine toute pense et toute parole dans laction :
FAUST : Il est crit : Au commencement tait le Verbe ! Voici dj que jachoppe ! Qui maidera poursuivre ? Je ne puis aucun prix estimer si haut le Verbe. Il faut le traduire autrement, sil est vrai que lEsprit mclaire. Il est crit : Au commencement tait la Pense. Considre bien la premire ligne, que ta plume ne se prcipite pas ! Est-ce la Pense qui opre et produit tout ? Il faudrait mettre : Au commencement tait la Force. Mais au moment
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Ainsi souvre lvangile selon Jean : Au commencement tait le Verbe, et le Verbe tait avec Dieu, et le Verbe tait Dieu. Le mot verbe (ou parole ) traduit le grec logos.
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mme o je note ceci, quelque chose mincite ne pas en rester l. LEsprit me secourt ! Tout coup, je vois que faire et jcris dune main assure : Au commencement tait lActe. Johann Goethe, Faust, Cabinet dtude (trad. Amsler)
Sujets de dissertation
Le langage nest-il quun instrument de communication ? Le langage sert-il exprimer la ralit ? Le langage est-il un instrument ? Le langage a-t-il la mme valeur pour le pote, le savant et le philosophe ? Quel usage le pote fait-il du langage ? La discussion na-t-elle pour but que laccord avec autrui ? Suffit-il dapprendre bien parler pour bien penser ? La pense peut-elle se passer du langage ? Peut-on penser sans langage ? Parle-t-on comme on pense ou pense-t-on comme on parle ? Pourquoi la philosophie juge-t-elle primordial de rflchir sur le langage ? Peut-on dire que les mots nous apprennent notre propre pense ? Lacquisition du langage permet-elle de former sa pense ? Le langage est-il un obstacle la connaissance ? En quoi peut-on dire que parler est le propre de lhomme ? Les phrases ont un sens : do leur vient-il ? Que pensez-vous de cette opinion de Boileau : Ce que lon conoit bien snonce clairement, / Et les mots pour le dire arrivent aisment. ? Sait-on toujours bien ce que lon dit ? Le sens de ce que lon dit se rduit-il ce que lon veut dire ? En quel sens peut-on dire que nos paroles dpassent notre pense ? Le langage permet-il aux hommes de se comprendre ? Les rgles du langage sont-elles un obstacle la communication ? Le sous-entendu. Communiquer et informer, est-ce la mme chose ? Le langage est-il ce qui nous rapproche ou ce qui nous spare ? Par le langage, peut-on agir sur la ralit ? Les mots peuvent-ils agir ? Y a-t-il un langage du corps ? A quoi tient le pouvoir des mots ? La parole est-elle un pouvoir ? En quel sens peut-on dire que la parole et un pouvoir ? Le langage est-il un instrument de domination ? Le fait de parler la mme langue institue-t-il entre les hommes des liens privilgis ? Dans quelle mesure le langage est-il un instrument de matrise ou de domination ? Recourir au langage, est-ce renoncer la violence ? Sommes-nous rduits subir le pouvoir dune langue ? Une langue bien faite mettrait-elle fin toute discussion ? Un langage rigoureux est-il possible ? Le langage mathmatique est-il encore un langage ? Lexpression langage mathmatique a-t-elle un sens rigoureux ? La science apporte-t-elle lhomme lespoir de constituer un langage artificiel ? Pour penser rigoureusement, faut-il renoncer au langage courant ? Toute querelle de mots est-elle futile ? Le langage parvient-il tout exprimer ? Puis-je exprimer pleinement mon individualit ? Les mots peuvent-ils rendre compte de la nature des choses ? Les mots nous loignent-ils des choses ? Les acquis de lexprience sont-ils communicables ? Peut-on parler de ce qui nexiste pas ? Faut-il regretter que la langue soit quivoque ? Lambigut des mots peut-elle tre heureuse ? Expliquer une langue, est-ce comprendre le langage ? Pouvons-nous vraiment dire nimporte quoi nimporte comment ? Le silence ne dit-il rien ? En quel sens peut-on dire que nos paroles nous trahissent ?
Fonction du langage
Langage et pense
Sens et interprtation Langage et communication Langage et socit Langage et action Langage et pouvoir
La langue idale
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Pourquoi avoir peur des mots ? Que signifie lexpression les mots me manquent pour le dire ? Quelles sont les diffrentes sortes de difficults que nous pouvons rencontrer dans le dialogue ? Quelles en sont les causes selon vous ? Hritage des mots, hritage dides. Quest-ce quapprendre lire ? Lhomme peut-il tre matre de son langage ? Le silence signifie-t-il toujours lchec du langage ? Quest-ce que sexprimer ? Que veut-on dire lorsquon dit dun animal quil ne lui manque que la parole ?
Etc.
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