Borel-Petrus-1809 Champavert

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Pétrus Borel

CHAMPAVERT
ou les contes immoraux

Éditions du Boucher
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PÉTRUS BOREL

C’est toujours un pénible emploi que celui de détrompeur, c’est


toujours une pénible corvée que celle de venir enlever au public
ses douces erreurs, ses mensonges auxquels il s’est fait, auxquels
il a donné sa foi; rien n’est plus dangereux que de faire un vide
dans le cœur de l’homme. Jamais je ne me hasarderai à une aussi
scabreuse mission. Croyez, croyez, abusez-vous, soyez abusés!…
L’erreur est presque toujours aimable et consolatrice. Malgré
tout cet éloignement, ma religieuse sincérité, aujourd’hui, me fait
un devoir de démasquer une supercherie, heureusement sans
importance, une pseudonymie. De grâce, veuillez bien ne point
vous emporter, comme vous le faites de coutume, quand on vient
vous dire que la Clotilde de Surville n’a pas été, que son livre est
apocryphe; que la correspondance de Ganganelli et Carlino est
apocryphe; que Joseph Delorme est un pseudographe et sa biogra-
phie un mythe. De grâce, de grâce! je vous en supplie, ne vous
emportez point!…
Pétrus Borel s’est tué ce printemps : prions Dieu pour lui, afin
que son âme, à laquelle il ne croyait plus, trouve merci devant
Dieu qu’il niait, afin que Dieu ne frappe pas l’erreur du même
bras que le crime.
Pétrus Borel, le rhapsode, le lycanthrope, s’est tué, ou pour dire
la vérité que nous avons promise, le pauvre jeune homme qui se
recelait sous ce sobriquet, qu’il s’était donné à peine au sortir de

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CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

l’enfance; aussi, peu de ses camarades connurent-ils son véri-


table nom; aucun ne sut jamais la cause de ce travestissement; le
fit-il par nécessité ou par bizarrerie? c’est ce qu’on ignore entiè-
rement. Autrefois ce même nom avait été illustré en littérature et
en sciences, par Pétrus Borel de Castres, profond docteur, anti-
quaire, médecin de Louis XIV et fils du poète Jacques Borel.
Descendait-il maternellement de cette famille, avait-il voulu
reprendre le nom d’un de ses aïeux? c’est ce qu’on ignore entiè-
rement et que sans doute on ignorera toujours.
Ainsi que nous l’avons rétabli en titre de ce livre, son vrai nom
était Champavert.
Il n’est pas de plus doux plaisir que celui de descendre dans
l’intimité d’un être sensible, c’est-à-dire supérieur, qui s’est
éteint; c’est une indiscrétion bien louable que celle de vouloir
s’initier au secret de la vie d’un grand artiste ou d’un malheureux.
On aime bien l’écrivain qui se complaît à étaler comme des tapis-
series l’existence, souvent très occulte, des hommes qui nous
sont chers. Quoique celle du jeune et fatal poète qui nous occupe
n’excite pas en vous un aussi haut intérêt, je pense cependant
que vous ne les auriez pas mal accueillis si j’avais pu déterrer
quelques détails et quelques circonstances de cette vie anormale;
mais regrettablement on en sait bien peu de chose. Champavert
était peu parleur de lui-même; il tombait généralement dans le
monde comme une apparition, sans antécédents connus, sans
avenir présumé.
On a quelques raisons de croire, qu’originaire des Hautes-
Alpes, il était né dans l’antique Ségusie, souvent, lui ayant
entendu maudire son père, descendu des Montagnes, et nommer
avec fierté comme ses compatriotes, Philibert Delorme, Martel-
Ange, Servandoni, Audran, Stella, Coisevox, Coustou, Ballanche!…
Mais, jeune, il avait laissé sa patrie.
Il montrait au plus vingt à vingt-deux ans à ceux qui l’appro-
chaient, mais ses traits graves, de prime abord, le vieillissaient
beaucoup.
Il était assez grand et svelte, peut-être même frêle; il avait le
teint brun, le profil caractéristique, l’œil grand, blanc et noir, et
quelque chose dans le regard qui fatiguait lorsqu’il était fixé,
comme l’œil convoiteux du serpent qui attire une proie.

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PÉTRUS BOREL

Contre l’usage de notre époque, de même que Léonardo da


Vinci, contrairement à celui de la sienne, il portait la barbe
longue depuis l’âge de dix-sept ans; jamais les plus instantes
prières ne purent le contraindre à l’abattre. En cette étrangeté, il
devança de quatre ans les apôtres de Henri Saint-Simon. L’idée
la plus juste qu’on puisse en donner, c’est de dire qu’il avait beau-
coup de l’aspect de saint Bruno.
Sa voix et ses façons étaient douces, à la grande surprise de
ceux qui le voyaient pour la première fois, et qui, par ses écrits,
ses poésies, se l’étaient figuré un ogre effroyable. Il était bon,
doux, affable, fier, opiniâtre, serviable, bienveillant, son cœur
aimant, amoroso con los suyos, divine expression espagnole,
n’avait point encore été gâté par l’égoïsme et l’or. Mais quand on
le blessait à fond, sa haine devenait, comme son amour, impla-
cable.
Lorsqu’on l’entraînait dans le monde, il y apportait un air de
souffrante mélancolie, comme un cerf lancé hors de son hallier.
Quant à des particularités sur son enfance, on ne sait presque
rien : on ne sait que ce que lui-même en a voulu dire à ses
intimes. La volonté était développée chez lui au plus haut point,
hardi, têtu, impérieux, le mépris des usages et coutumes était
inné en lui, il ne s’y ploya jamais, même en son plus bas âge. Il
avait en horreur les habits, et passa ses premières années entière-
ment nu; ce n’est qu’assez tard qu’on parvint à lui faire endosser
les vêtements les plus nécessaires.
On a encore quelques soupçons vagues que son instruction
avait été confiée à des prêtres, son irréligion viendrait assez à
l’appui de cette opinion. Il n’est pas de héros pour le valet de
chambre, il n’est pas de Dieu pour qui habite le temple.
Il se plaisait souvent à conter avec une espèce de joie qu’il
avait été toujours fatigant pour ses maîtres, toujours redouté par
eux, sans trop savoir pourquoi : peut-être les mettait-il souvent à
quia par ses questions à La Condamine, et flairant leur ignorance
crasseuse, les traitait-il avec mépris et dégoût! Il disait aussi avec
orgueil qu’il avait été chassé de toute école.
Comme l’étude était sa seule passion et que la seule langue
latine n’étanchait pas sa soif de savoir, il s’entourait toujours
de cinq à six grammaires d’idiomes anciens et modernes, et

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CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

d’ouvrages savants qu’il se procurait avec peine, et que ses maî-


tres honteux lui brûlaient à mesure.
Déjà, en ce temps, il portait en lui une tristesse, un chagrin
indéfini, vague et profond, la mélancolie était déjà son idiosyn-
crisie 1. De ses anciens condisciples se rappellent l’avoir vu passer
très souvent des jours entiers à verser des larmes amèrement,
sans causes connues ou apparentes, lui-même plus tard n’a
jamais pu définir ces désolations. Assurément la vie en commu-
nauté forcée l’avait jeté dans cet état chronique de souffrance, et
cette souffrance, cet ennui exaltaient ses organes sensitifs et
aiguillonnaient sa chagrine irritabilité.
Le cours de sa brève carrière fut semblable au cours de ces tor-
rents dont on ignore la source, qui tantôt inondent les vallées, et
tantôt coulent souterrainement.
À partir de cette première époque de sa vie vient une série
d’années sur lesquelles nous n’avons pu rencontrer le moindre
renseignement; seulement, nous avons retrouvé dans ses papiers
deux petites notes, que voici; elles font présumer que son père
l’avait placé contre son gré chez un artiste ou un artisan.

Novembre 1823.
Hier mon père m’a dit : Tu es grand maintenant, il faut dans ce
monde une profession; viens, je vais t’offrir à un maître qui te traitera
bien, tu apprendras un métier qui doit te plaire, à toi qui charbonnes
les murailles, qui fais si bien les peupliers, les hussards, les perroquets,
tu apprendras un bon état. Je ne savais ce que tout cela voulait dire; je
suivis mon père, et il me vendit pour deux ans.

Janvier 1824.
Voilà donc ce que c’est qu’un état, un maître, un apprenti. Je ne
sais si je comprends bien; mais je suis triste et je pense à la vie; elle me
semble bien courte! Sur cette terre de passage, alors pourquoi tant de
soucis, tant de travaux pénibles, à quoi bon?… Maintenant, je ris
quand je vois un homme qui se case, se caser!… Que faut-il donc à
l’homme pour faire sa vie? une peau d’ours et quelques substances.

1. Idiosyncrasie.

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PÉTRUS BOREL

Si j’ai rêvé une existence, ce n’est pas celle-là, ô mon père! si j’ai
rêvé une existence, c’est chamelier au désert, c’est muletier andalou,
c’est Otahïtien!
Il est probable que cet homme chez lequel il faisait son
apprentissage était architecte : car quelques années plus tard, on
se rappelle l’avoir vu travailler dans l’atelier d’architecture
d’Antoine Garnaud; du reste, nous n’avons rien pu apprendre sur
sa vie, à cette phase; sans doute, il luttait corps à corps avec la
misère, et, dans les intervalles que lui laissaient ses travaux stu-
pides et la faim, il s’abandonnait à l’étude. On a trouvé dans ses
paperasses des dessins d’architecture et des poésies portant
mêmes dates. Son assiduité à l’atelier d’Antoine Garnaud devint
plus réservée peu à peu, et il en disparut entièrement. Son aver-
sion pour l’architecture antique qu’on y enseignait à l’exclusion
fut cause à coup sûr de cet éloignement. Il rentra dans l’ombre
pour se livrer à ses études d’affection; on ne le vit plus reparaître
que de loin en loin, dirigeant quelques constructions, ou dans
l’atelier de quelque habile peintre dont il avait conquis l’amitié.
C’est aussi vers ce temps, deux ans environ avant sa mort, vers la
fin de 1829, qu’il se groupa à l’entour de lui quelques jeunes et
timides artistes, afin d’être plus forts en faisceau, afin de n’être
pas brisé et renversé à l’entrée dans le monde; il fut même
regardé par beaucoup comme le grand prêtre de cette camara-
derie du bousingo, dont on fit grand scandale, et dont on a par
méchanceté et par ignorance perverti les intentions et le titre.
Mais n’anticipons pas, Champavert, dans un ouvrage collectif qui
doit incessamment paraître, a rétabli la véracité des faits, et
éclairé le public que les journaux ont abusé.
Ses derniers compagnons, dont les noms sont cités dans les
Rhapsodies, qui l’ont connu dans la plus grande intimité, auraient
pu donner sur lui des renseignements exacts et positifs; mais,
comme il n’approuva pas cette publication, ils nous ont fermé
leurs portes.
Ce fut vers la fin de 1831 que parurent les essais poétiques de
Champavert, sous le titre de Rhapsodies, par Pétrus Borel. Jamais
petit livre n’avait fait plus grand scandale, du reste, scandale que
fera toujours toute œuvre écrite avec l’âme et le cœur, sans poli-
tesse pour un temps où l’on fait de l’art et de la passion avec la
tête et la main, et en se battant les flancs à tant la page. Pour

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CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

juger ces poésies, nous sommes trop favorablement disposés, on


ne nous croirait pas impartiaux; or, nous dirons seulement
qu’elles nous semblent abruptes, souffertes, senties, pleines de
feu, et, qu’on nous passe l’expression, quelquefois fleurette, mais
bien plus souvent barre de fer; c’est un livret empreigné 1 de fiel et
de douleur, c’est le prélude du drame qui le suivit, et que les plus
simples avaient pressenti; une œuvre comme celle-là n’a pas de
second tome : son épilogue, c’est la mort.
Nous allons, pour nos lecteurs qui ne les connaîtraient point,
en donner quelques extraits, à l’appui de ce que nous venons
d’avancer.
Voici la pièce qui ouvre le recueil; nous la citons préférable-
ment parce qu’elle est pleine de douleur et d’une franchise rare,
et qu’elle contient quelques circonstances de sa vie dont nous
n’avons pu parler; elle est adressée à un ami qui lui avait donné
l’hospitalité, à ce qu’il paraîtrait, dans un temps où, comme
Métastase, il n’avait pour abri que le ciel et le pavé.

Quand ton Pétrus ou ton Pierre


N’avait pas même une pierre
Pour se poser, l’œil tari;
Un clou sur un mur avare
Pour suspendre sa guitare :
Tu me donnas un abri.

Tu me dis : — Viens, mon Rhapsode,


Viens chez moi finir ton ode;
Car ton ciel n’est pas d’azur,
Ainsi que le ciel d’Homère
Ou du provençal trouvère;
L’air est froid, le sol est dur.

Paris n’a point de bocage;


Viens donc, je t’ouvre ma cage,
Où, pauvre, gaîment je vis;
Viens, l’amitié nous rassemble,
Nous partagerons ensemble
Quelques grains de chenevis.

1. Imprégné.

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PÉTRUS BOREL

— Tout bas, mon âme honteuse


Bénissait ta voix flatteuse
Qui caressait son malheur;
Car toi seul, au sort austère
Qui m’accablait solitaire,
Léon, tu donnas un pleur.

Quoi! ma franchise te blesse?


Voudrais-tu que, par faiblesse,
On voilât sa pauvreté?
Non! non! nouveau Malfilâtre,
Je veux, au siècle parâtre,
Étaler ma nudité!

Je le veux, afin qu’on sache


Que je ne suis point un lâche,
Car j’eus deux parts de douleur
À ce banquet de la terre,
Car, bien jeune, la misère
N’a pu briser ma verdeur.

Je le veux, afin qu’on sache


Que je n’ai que ma moustache,
Ma guitare, et puis mon cœur
Qui se rit de la détresse;
Et que mon âme maîtresse
Contre tout surgit vainqueur.

Je le veux, afin qu’on sache


Que, sans toge et sans rondache,
Ni chancelier, ni baron,
Je ne suis point gentilhomme,
Ni commis à maigre somme,
Parodiant lord Byron.

À la cour, dans ses orgies,


Je n’ai point fait d’élégies,
Point d’hymne à la déité;
Sur le flanc d’une duchesse,
Barbotant dans la richesse
De lai sur ma pauvreté.

Voici encore quelques autres vers et quelques fragments pris


pour ainsi dire au hasard, tous pleins pareillement de chagrin et
de fiel, et de la pensée qui le minait sourdement et qui, peu de
temps plus tard, devait le perdre.

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CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

DOLÉANCE
Son joyeux, importun, d’un clavecin sonore,
Parle, que me veux-tu?
Viens-tu dans mon grenier pour insulter encore
À ce cœur abattu?
Son joyeux, ne viens plus; verse à d’autres l’ivresse;
Leur vie est un festin
Que je n’ai point troublé; tu troubles ma détresse,
Mon râle clandestin!

Indiscret, d’où viens-tu? Sans doute une main blanche,


Un beau doigt prisonnier
Dans de riches joyaux, a frappé sur ton anche
D’ivoire et d’ébénier;
Accompagnerais-tu d’une enfant angélique,
La timide leçon?
Si le rythme est bien sombre et l’air mélancolique,
Trahis-moi sa chanson.

Non : j’entends les pas sourds d’une foule ameutée,


Dans un salon étroit;
Elle vogue en tournant, par la walse 1 exaltée,
Ébranlant mur et toit.
Au dehors bruits confus, cris, chevaux qui hennissent,
Fleurs, esclaves, flambeaux;
Le riche épand sa joie et les pauvres gémissent,
Honteux sous leurs lambeaux!

Autour de moi ce n’est que palais, joie immonde,


Biens, somptueuses nuits,
Avenir, gloire, honneurs : au milieu de ce monde,
Pauvre et souffrant je suis
Comme entouré des grands, du roi, du saint office,
Sur le quémadero,
Tous en pompe assemblés pour humer un supplice,
Un juif au brazero!

Car tout m’accable enfin : néant, misère, envie,


Vont morcelant mes jours!
Mes amours brochaient d’or le crêpe de ma vie,
Désormais plus d’amours.
Pauvre fille! c’est moi qui t’avais entraînée

1. Valse.

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PÉTRUS BOREL

Au sentier de douleur;
Mais, d’un poison plus fort, avant qu’il t’eût fanée,
Tu tuas le malheur!

Eh! moi, plus qu’une enfant, capon, flasque, gavache,


De ce fer acéré
Je ne déchire pas avec ce bras trop lâche
Mon poitrail ulcéré!
Je rumine mes maux : son ombre est poursuivie
D’un regret coutumier.
Qui donc me rend si veule et m’enchaîne à la vie?…
Pauvre Job au fumier.

HYMNE AU SOLEIL
Là, dans ce sentier creux, promenoir solitaire
De mon clandestin mal,
Je viens tout souffreteux, et je me couche à terre
Comme un brute animal.
Je viens couver ma faim, la tête sur la pierre
Appeler le sommeil,
Pour étancher un peu ma brûlante paupière;
Je viens user mon écot de soleil!

Là-bas, dans la cité, l’avarice sordide


Du roi, sur tout Champart,
Au mouton-peuple, on vend le soleil et le vide;
J’ai payé; j’ai ma part!
Mais sur tous, tous égaux devant toi, soleil juste,
Tu verses tes rayons,
Qui ne sont pas plus doux au front d’un prince auguste,
Qu’au sale front d’une gueuse en haillons.

Fragment de la pièce intitulée


HEUR ET MALHEUR
.........................................................................................
.........................................................................................
C’est un oiseau, le barde! il doit rester sauvage;
La nuit sous la ramure, il gazouille son chant;
Le canard tout boueux se pavane au rivage,
Saluant tout soleil, ou levant ou couchant.
C’est un oiseau, le barde! il doit vieillir austère,
Sobre, pauvre, ignoré, farouche, soucieux,
Ne chanter pour aucun, et n’avoir rien sur terre,
Qu’une cape trouée, un poignard et les cieux!
Mais le barde aujourd’hui, c’est une voix de femme,
Un habit bien collant, un minois relavé,

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CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

Un perroquet juché, chantonnant pour madame,


Dans une cage d’or, un canari privé;
C’est un gras merveilleux, versant de chaudes larmes
Sur des maux obligés après un long repas,
Portant un parapluie, et jurant par ses armes,
Et, l’élixir en main, évoquant le trépas.
Joyaux, bal, fleur, cheval, château, fine maîtresse,
Sont les matériaux de ses poëmes 1 lourds :
Rien pour la pauvreté, rien pour l’humble en détresse;
Toujours les souffletant de ses vers de velours.
Par merci! voilez-nous vos airs autocratiques;
Heureux si vous cueillez les biens à pleins sillons!
Mais ne galonnez pas comme vos domestiques,
Vos vers qui font rougir nos fronts ceints de haillons.
Eh! vous, de ces soleils, moutonnier parélie!
De cacher vos lambeaux ne prenez tant de soin,
Ce n’est qu’à leur abri que l’esprit se délie;
Le barde ne grandit qu’enivré de besoin!
J’ai caressé la mort, riant au suicide,
Souvent et volontiers, quand j’étais plus heureux;
Maintenant je la hais, et d’elle suis peureux,
Misérable et miné par la faim homicide.

MISÈRE
À mon air enjoué, mon rire sur la lèvre,
Vous me croyez heureux, doux, azyme et sans fièvre,
Vivant, au jour le jour, sans nulle ambition,
Ignorant le remords, vierge d’affliction;
À travers les parois d’une haute poitrine,
Voit-on le cœur qui sèche et le feu qui le mine?
Dans une lampe sourde on ne saurait puiser,
Il faut, comme le cœur, l’ouvrir ou la briser.

Aux bourreaux, pauvre André! quand tu portais ta tête,


De rage tu frappais ton front sur la charrette,
N’ayant pas assez fait pour l’immortalité,
Pour ton pays, sa gloire et pour sa liberté.
Que de fois, sur le roc qui borde cette vie,
Ai-je frappé du pied, heurté du front d’envie,
Criant contre le ciel mes longs tourments soufferts
Je sentais ma puissance, et je sentais des fers!

1. Poèmes.

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PÉTRUS BOREL

Puissance,… fers,… quoi donc? — Rien! encore un poète


Qui ferait du divin, mais sa muse est muette,
Sa puissance est aux fers : — Allons! on ne croit plus
En ce siècle voyant qu’aux talents révolus;
Travaille, on ne croit plus aux futures merveilles. —
Travaille!… Eh! le besoin qui me hurle aux oreilles,
Étouffant tout penser qui se dresse en mon sein!
Aux accords de mon luth que répondre?… J’ai faim !

Ah! tout cela fait saigner le cœur!… Passons.


Son allure indépendante, son amour violent de la liberté,
l’avaient fait désigner comme républicain redoutable. Il crut
devoir répondre à cette accusation dans la préface de ses
Rhapsodies : — Je suis républicain, dit-il, comme l’entendrait un
loup cervier : mon républicanisme, c’est de la lycanthropie! — Si
je parle de république, c’est parce que ce mot me représente la
plus large indépendance que puissent laisser l’association et la
civilisation. Je suis républicain parce que je ne puis pas être
Caraïbe; j’ai besoin d’une somme énorme de liberté : la répu-
blique me la donnera-t-elle? Je n’ai pas l’expérience pour moi.
Mais, quand cet espoir sera déçu comme tant d’autres, il me res-
tera le Missouri!…
De là, les journaux appelèrent ces vers lycanthropiques, lui
lycanthrope, et son inclination d’esprit lycanthropisme. L’épi-
thète eut grand succès par le monde et lui resta; lui-même se
plaisait à l’entendre; aussi, avons-nous cru qu’il était de notre
respect de ne point lui arracher ce pavillon caractéristique.
Au milieu de toutes les critiques haineuses qui jonglèrent sur
lui, et qui auraient saturé une âme moins abreuvée que la sienne,
il ne douta pas un seul instant de sa force, et reçut dans le secret
de bien douces consolations, quelques applaudissements sin-
cères, et des conseils vrais.
Entre autres, nous allons rapporter ici une lettre et des vers
qui lui furent adressés à ce propos, et qu’on vient de retrouver
parmi ses manuscrits.

Monsieur,
Pardonnez-moi d’avoir autant tardé à vous remercier de l’envoi que
vous avez bien voulu me faire de vos poésies. M. Gérard ne m’a
donné votre adresse que depuis quelques jours.

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CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

Si le métal bouillonnant a rejeté ses scories, ces scories font bien


présumer du métal, et, dussiez-vous vous irriter contre moi de trop
présumer de votre avenir, j’aime à croire qu’il sera remarquable. J’ai
été jeune aussi, Monsieur, jeune et mélancolique, comme vous je
m’en suis souvent pris à l’ordre social des angoisses que j’éprouvais :
j’ai conservé telle strophe d’ode, car jeune je faisais des odes, où
j’exprime le vœu d’aller vivre parmi les loups. Une grande confiance
dans la divinité a été souvent mon seul refuge. Mes premiers vers un
peu raisonnables l’attesteraient; ils ne valent pas les vôtres, mais, je
vous le répète, ils ne sont pas sans de nombreux rapports; je vous dis
cela pour que vous jugiez du plaisir triste, mais profond, que m’ont
fait les vôtres. J’ai d’autant mieux sympathisé avec quelques-unes de
vos idées, que si ma destinée a éprouvé un grand changement, je n’ai
ni oublié mes premières impressions, ni pris beaucoup de goût à cette
société que je maudissais à vingt ans. Seulement aujourd’hui je n’ai
plus à me plaindre d’elle pour mon propre compte, je m’en plains
quand je rencontre de ses victimes. Mais, Monsieur, vous êtes né avec
du talent, vous avez reçu de plus que moi une éducation soignée; vous
triompherez, je l’espère, des obstacles dont la route est semée; si cela
arrive, comme je le souhaite, conservez bien toujours l’heureuse origi-
nalité de votre esprit et vous aurez lieu de bénir la providence des
épreuves qu’elle aura fait subir à votre jeunesse.
Vous ne devez pas aimer les éloges; je n’en ajouterai pas à ce que je
viens de vous dire. J’ai pensé d’ailleurs que vous préfériez connaître
les réflexions que votre poésie m’aurait suggérées. Vous verrez bien
que ce n’est pas par égoïsme que je vous ai beaucoup parlé de moi.
Recevez, Monsieur, avec mes sincères remerciements, l’assurance
de ma considération et du plus vif intérêt.
BÉRANGER.
16 février 1832.

À PÉTRUS BOREL
Brave Pierre, pourquoi cette mélancolie
Qui règne dans tes vers; pourquoi sur l’avenir
Ce regard douloureux suivi d’un long soupir,
Pourquoi ce dégoût de la vie?

Elle est belle pourtant : regarde l’horizon


Qui s’ouvre devant nous, éclatant de lumières…

14
PÉTRUS BOREL

Va, nous saurons franchir ces débiles barrières


Qui nous tiennent comme en prison.

Qu’importe un peu de peine au matin de la vie,


Ou le nuage obscur errant à ton zénith?
Le nom qu’on a gravé sur le rude granit
Échappe à l’ongle de l’envie.

Et quand viendra le soir, nous aurons le repos,


Nous trouverons la gloire au bout de la carrière,
Et l’amour sera là, séduisante chimère!
Versant son baume sur nos maux.

Regarde autour de nous ces masses immobiles


Ignorant de l’amour les doux embrassements,
Ou de l’ambition les beaux emportements,
Êtres incomplets et débiles!

N’ont-ils pas plus que nous droit d’accuser le ciel,


Ceux qui, jetés tous nus sur cette route aride,
De leurs lèvres de feu, pressent la coupe vide,
Ou n’y rencontrent que du fiel?

Et toi, tu te plaindrais (quand, tout plein de jeunesse,


Tu bondis libre et fort comme un brave coursier),
De quelques jours de deuil que te font oublier
Les doux baisers d’une maîtresse.

Que veux-tu donc de plus demander pour ta part?


Amour, gloire, amitié, t’échoiront en partage,
N’est-ce donc pas assez pour charmer le voyage?
La fortune viendra plus tard!

En avant, en avant! courage, brave Pierre!


Porte ta lourde croix par les vilains chemins,
Sans montrer aux regards tes genoux et tes mains,
Meurtris sur les angles de pierre.

Car la gloire est marâtre à ses pauvres enfants!…


Devant les lauréats le monde entier s’incline;
Mais il ne doit pas voir la couronne d’épine
Qui déchire leurs fronts brûlants.

Ces vers portent la signature d’un grand artiste dont s’honore


la France, nous aurions bien voulu pouvoir la livrer à la publicité,
mais nous avons craint d’effaroucher sa modestie, et de paraître

15
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

par trop indiscret en décelant la source d’une poésie naïve, toute


d’intimité, d’intimité confidentielle.
En faisant deux parts, l’une des aboiements et l’autre des
nobles et amitieux 1 conseils, on verra, en ce cas, comme en tous,
que ce n’est que du bas étage que sort la sale critique.
Voici tout ce que nous avons pu recueillir sur la vie matérielle
de Champavert : quant à l’histoire de son âme, elle est tout
entière dans ses écrits; nous renverrons, d’abord, à ce présent
livre de contes, et puis aux Rhapsodies dont la seconde édition va
paraître incessamment.
Enfin, pour les détails sur son dégoût de la vie et son suicide,
nous renverrons à la narration intitulée Champavert qui termine
cet ouvrage.
M. Jean-Louis, son inconsolable ami, a bien voulu nous con-
fier pour les mettre en ordre, tous les manuscrits et petits papiers
de Champavert, dont il était possesseur; et il a bien voulu aussi
nous autoriser à en publier ce que bon nous semblerait; nous
avons d’abord choisi et recueilli entre beaucoup d’autres ces
nouvelles inédites.
Si le monde leur faisait un bon accueil, nous les publierions
toutes successivement, ainsi que plusieurs romans et plusieurs
drames que nous avons également entre les mains.
La mort prématurée de ce jeune écrivain est-elle une perte
réelle et regrettable pour la France? Nous ne pouvons répondre,
nous, c’est à la France à le juger, c’est à la France à assigner son
rang, c’est à Lyon, sa patrie, à revendiquer et à faire l’apothéose
de son jeune et trop infortuné poète.
Mais nous croyons qu’il est de notre politesse de prévenir les
lecteurs, qui cherchent et aiment la littérature lymphatique, de
refermer ce livre et de passer outre. Si, cependant, ils désiraient
avoir quelques notions sur l’allure d’esprit de Champavert, il leur
suffirait de lire ce qui suit.
À la réception de la lettre où Champavert le prévenait de son
extrême détermination, M. Jean-Louis partit sur l’heure, espé-
rant arriver assez à temps pour le détourner de son funeste

1. Ambitieux ou néologisme pour « amical ».

16
PÉTRUS BOREL

projet; il était trop tard. Sitôt à Paris, il se présenta au domicile


de Champavert, on lui affirma qu’il était allé faire un voyage de
long cours. Dans la ville, il ne put obtenir aucun renseignement.
Mais, le soir, parcourant la Tribune, au café Procope, il en
rencontra de cruels et de positifs. Le lendemain il fit enlever le
cadavre de son ami, exposé à la morgue depuis trois jours, et le fit
enterrer au cimetière du Mont-Louis; près du tombeau
d’Héloïse et d’Abélard, vous pourrez voir encore une pierre
brisée, moussue, sur laquelle, se penchant, on lit avec peine ces
mots : À CHAMPAVERT, JEAN-LOUIS.
Vivement ému par le suicide de ce jeune cœur, et des larmes
m’étant échappées pendant le récit que M. Jean-Louis en fit au
café, touché, il s’approcha de moi et me dit : — L’auriez-vous
connu? — Non, Monsieur, si je l’avais connu nous serions morts
ensemble. — Je conquis son amitié, et ce brave jeune homme,
avant de retourner à La Chapelle-en-Vaudragon, me fit don du
portefeuille trouvé sur Champavert.
Voici à peu près tout ce qu’il contenait : quelques notes, quel-
ques boutades, griffonnées sans ordre à la sanguine, et presque
totalement illisibles, quelques vers et des lettres.
D’abord, je déchiffrai sur la peau d’âne ces pensées.

On recommande toujours aux hommes de ne rien faire d’inutile,


d’accord; mais autant vaudrait leur dire de se tuer, car, de bonne
foi, à quoi bon vivre?… Est-il rien plus inutile que la vie? une
chose utile, c’est une chose dont le but est connu; une chose utile
doit être avantageuse par le fait et le résultat, doit servir ou ser-
vira, enfin c’est une chose bonne. La vie remplit-elle une seule de
ces conditions?… le but en est ignoré, elle n’est ni avantageuse
par le fait, ni par le résultat; elle ne sert pas, elle ne servira pas,
enfin, elle est nuisible; que quelqu’un me prouve l’utilité de la
vie, la nécessité de vivre, je vivrai…

17
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

Pour moi, je suis convaincu du contraire, et je redis souvent


avec Pétrarca :

Che più d’un giorno é la vita mortale


Nubilo, breve, freddo e pien di noja;
Che puè bella parer, ma nulla vale.

Le penser qui m’a toujours poursuivi amèrement, et jeté le


plus de dégoût en mon cœur, c’est celui-ci :
Qu’on ne cesse d’être honnête homme, seulement que du jour
où le crime est découvert : que les plus infâmes scélérats, dont les
atrocités restent cachées, sont des hommes honorables, qui hau-
tement jouissent de la faveur et de l’estime. Que d’hommes doi-
vent rire sourdement dans leur poitrine, quand ils s’entendent
traités de bons, de justes, de loyaux, de sérénissimes, d’altesses!
Oh! ce penser est déchirant!…
Aussi, je répugne à donner des poignées de main à d’autres
qu’à des intimes; je frissonne involontairement à cette idée qui
ne manque jamais de m’assaillir, que je presse peut-être une main
infidèle, traîtresse, parricide!
Quand je vois un homme, malgré moi mon œil le toise et le
sonde, et je demande en mon cœur, celui-là est-ce bien un probe,
en vérité? ou un brigand heureux dont les concussions, les dila-
pidations, les crimes sont ignorés, et le seront à tout jamais?
Indigné, navré, le mépris sur la lèvre, je suis tenté de lui tourner
le dos.
Si du moins les hommes étaient classés comme les autres
bêtes; s’ils avaient des formes variées suivant leurs penchants,
leur férocité, leur bonté comme les autres animaux. — S’il y avait
une forme pour le féroce, l’assassin, comme il y en a une pour le
tigre et la hyène. — S’il y en avait une pour le voleur, l’usurier, le
cupide, comme il y en a une pour le milan, le loup, le renard; du
moins il serait facile de connaître son monde, on aimerait à bon
escient, et l’on pourrait fuir les mauvais, les chasser et les
dérouter, comme on fuit et chasse la panthère et l’ours, comme
on aime le chien, le cerf, la brebis.

18
PÉTRUS BOREL

MARCHAND ET VOLEUR EST SYNONYME


Un pauvre qui dérobe par nécessité le moindre objet est envoyé
au bagne; mais les marchands, avec privilège, ouvrent des bouti-
ques sur le bord des chemins pour détrousser les passants qui s’y
fourvoient. Ces voleurs-là, n’ont ni fausses clefs, ni pinces, mais
ils ont des balances, des registres, des merceries, et nul ne peut
en sortir sans se dire je viens d’être dépouillé. Ces voleurs à petit
peu s’enrichissent à la longue et deviennent propriétaires,
comme ils s’intitulent, — propriétaires insolents!
Au moindre mouvement politique, ils s’assemblent, et
s’arment, hurlant qu’on veut le pillage, et s’en vont massacrer
tout cœur généreux qui s’insurge contre la tyrannie.
Stupides brocanteurs! c’est bien à vous de parler de propriété,
et de frapper comme pillards des braves appauvris à vos comp-
toirs!… défendez donc vos propriétés! mauvais rustres! qui,
désertant les campagnes, êtes venus vous abattre sur la ville,
comme des hordes de corbeaux et de loups affamés, pour en
sucer la charogne; défendez donc vos propriétés!… Sales maqui-
gnons, en auriez-vous sans vos barbares pilleries? en auriez-
vous?… si vous ne vendiez du laiton pour de l’or, de la teinture
pour du vin? empoisonneurs!

Je ne crois pas qu’on puisse devenir riche à moins d’être féroce,


un homme sensible n’amassera jamais.
Pour s’enrichir, il faut avoir une seule idée, une pensée fixe,
dure, immuable, le désir de faire un gros tas d’or; et pour arriver
à grossir ce tas d’or, il faut être usurier, escroc, inexorable, extor-
queur et meurtrier! maltraiter surtout les faibles et les petits! Et,
quand cette montagne d’or est faite, on peut monter dessus, et
du haut du sommet, le sourire à la bouche, contempler la vallée
de misérables qu’on a faits.

19
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

Le haut commerce détrousse le négociant, le négociant détrousse


le marchand, le marchand détrousse le chambrelan, le cham-
brelan détrousse l’ouvrier, et l’ouvrier meurt de faim.
Ce ne sont pas les travailleurs de leurs mains qui parviennent,
ce sont les exploiteurs d’hommes.

Sur le livret étaient griffonnés ces vers, que je présume être de


lui, ne me rappelant pas les avoir lus nulle autre part.

À CERTAIN DÉBITANT DE MORALE


Il est beau tout en haut de la chaire où l’on trône,
Se prélassant d’un ris moqueur,
Pour festonner sa phrase et guillocher son prône
De ne point mentir à son cœur!
Il est beau, quand on vient dire neuves paroles,
Morigéner mœurs et bon goût,
De ne point s’en aller puiser ses paraboles
Dans le corps-de-garde ou l’égout!
Avant tout, il est beau, quand un barde se couvre
Du manteau de l’apostolat,
De ne point tirailler par un balcon du Louvre,
Sur une populace à plat!

Frères, mais quel est donc ce rude anachorète?


Quel est donc ce moine bourru?
Cet âpre chipotier, ce gros Jean à barète 1,
Qui vient nous remontrer si dru?
Quel est donc ce bourreau? de sa gueule canine,
Lacérant tout, niant le beau,
Salissant l’art, qui dit que notre âge décline
Et n’est que pâture à corbeau.
Frères, mais quel est-il?… Il chante les mains sales,
Pousse le peuple et crie haro!

1. Barrette.

20
PÉTRUS BOREL

Au seuil des lupanars débite ses morales,


Comme un bouvier crie ahuro!

Je ne dirai rien de la peine de mort, assez de voix éloquentes


depuis Beccaria 1 l’ont flétrie : mais je m’élèverai, mais j’appel-
lerai l’infamie sur le témoin à charge, je le couvrirai de honte!
Conçoit-on être témoin à charge?… quelle horreur! il n’y a que
l’humanité qui donne de pareils exemples de monstruosité! Est-
il une barbarie plus raffinée, plus civilisée, que le témoignage à
charge?…

Dans Paris il y a deux cavernes, l’une de voleurs, l’autre de


meurtriers; celle de voleurs c’est la bourse, celle de meurtriers
c’est le Palais de Justice.

1. Cf. Des Délits et des peines, Cesare Beccaria, Éditions du Boucher, Paris, 2001.

21
Monsieur de l’Argentière
L’Accusateur

Paris
Aussi pourquoi vouloir, avec une pensée,
Enfant! moraliser cette Rome lassée
De ses rhéteurs de Grèce, et tirée entre tous
Comme un morceau de chair aux dents de chiens jaloux?
Pourquoi ne pas laisser cette reine du monde,
Se débattre à loisir dans sa gadoue immonde,
Et lui montrer la bourbe au fond des flots vermeils,
Et troubler, par des mots graves, ses longs sommeils?
.........................................................................................
— Pouvais-tu pas chanter Damœtas et Phyllis
Et Tityrus pleurant la mort d’Amaryllis?
Ou, laissant de côté ses contes bucoliques,
Élever ton génie aux nobles Géorgiques,
Dire en vers de six pieds Énée et ses vaisseaux
Sauvé par Neptunus de la fureur des eaux?
— N’avais-tu pas la voix de ta maîtresse blonde,
Et sa gorge lassive 1 et souple comme l’onde,
Et cette Ibérienne encore aux grands yeux noirs
Qui chantait, comme on chante à Corduba, les soirs?
BARTHÉLEMY HAURÉAU.

S’ils sont rouges de sang, ils rougiront encore!


ANDRÉ BOREL.

1. Lascive.
PÉTRUS BOREL

Roccoco

Une seule bougie placée sur une petite table éclairait faiblement
une salle vaste et haute; sans quelques chocs de verres et
d’argenterie, sans quelques rares éclats de voix, elle aurait semblé
la veilleuse d’un mort. En fouillant avec soin dans ce clair-obscur,
comme on fouille du regard dans les eaux-fortes de Rembrandt,
on déchiffrait la décoration d’une salle à manger, de l’époque
caractéristique de Louis XV, que les classiques inepto-romains
appellent malicieusement Roccoco. Il est vrai que la corniche
encadrant le plafond était nervée et profilée en bandeau et à
gorge, sans la moindre parenté avec l’entablement de l’Ere-
sichtœum, du temple d’Antoninus et Faustina ou de l’arc de
Drusus; il est vrai qu’elle était sans saillie, larmier, coupe-lame et
mouchette chassant et rejetant la pluie qui ne pleut pas. Il est vrai
que les portes n’étaient point surmontées d’un couronnement,
dit attique, pour chasser les eaux de la pluie qui ne pleut pas. Il
est vrai que les arcades n’avaient point en hauteur leur largeur
deux fois et demie. Il est vrai qu’on n’avait eu aucun égard aux
spirituels modules de l’illustrissimo signor Jacopo Barrozio da
Vignola, et qu’on avait ri au nez des cinq-ordres.
Mais il est vrai aussi et du devoir de dire, que cet intérieur
n’était point un ignoble pastiche de l’architecture butorde de
Pœstum, de l’architecture d’Athènes, glacée, nue, constante,
rabâcheuse, de l’architecture singe et jumart de Rome; celle-là

25
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

avait son aspect à elle, sa tournure à elle, sa coquetterie à elle;


expression exacte de son époque, elle lui convenait en tout point;
et sa physionomie est tellement unique, qu’après la plus longue
série de siècles, on reconnaîtra de prime abord ce Roccoco
Louis XIV et Louis XV; avantage que n’auront pas les funestes
et ignorantes copies de l’antique de nos faiseurs contemporains,
qui n’impriment aucun cachet à leur époque et n’en reçoivent
aucun, si bien que les temps à venir prendront leurs œuvres pour
de mauvais antiques dépaysés.
Les grands panneaux des lambris étaient couverts de pein-
tures de nature morte digne de Venninx 1, mais d’une main
inconnue; et les impostes de pastorales d’opéra, de fêtes
galantes, de bergères-camargo de l’immortel et délicieux Wat-
teau. Les compositions en étaient gracieuses et délicates, le
coloris suave et cristallin, suivant l’usage de ce grand maître que
la France ignare et ingrate doit réhabiliter et revendiquer comme
une de ses plus belles gloires. Gloire donc à Watteau! gloire à
Lancret! gloire à Carle Vanloo! gloire à Lenôtre!… gloire à Hya-
cinthe Rigault! gloire à Boucher! gloire à Edelinck!… gloire à
Oudry!…
Et, s’il faut tout dire, j’avouerai que j’éprouve une sensation
presque aussi rêveuse, un plaisir aussi à l’aise, dans ces vastes
logis du dix-septième et dix-huitième siècles que dans une salle
capitulaire bizantine 2, ou dans un cloître roman. Tout ce qui fait
ressouvenir de nos pères à nous, de nos aïeux trépassés sur notre
France, jette dans le cœur une religieuse mélancolie. Honte à
celui qui n’a pas tressailli, dont la poitrine n’a pas palpité en
entrant dans une vieille habitation, dans un manoir délabré, dans
une église veuve!
Autour de la table qui portait la bougie deux hommes étaient
assis.
Le plus jeune tenait baissée une figure blême, sur laquelle
pleuvaient des cheveux roux; ses yeux étaient caverneux et faux,
son nez long et en fer de lance; vous dire que ses favoris étaient

1. Weenix.
2. Byzantine.

26
PÉTRUS BOREL

taillés carrément sur ses joues comme des sous-pieds, c’est vous
dire que la scène se passait sous l’Empire, aux abords de 1810.
Le plus âgé, trapu, était le prototype des Francs-Comtois de la
plaine; sa chevelure, moisson épaisse, était suspendue, comme
les jardins de Babylone, sur sa face large et plate en oiseau de
nuit.
Ils étaient goulûment penchés sur la table, semblant deux
loups se disputant une carcasse; mais leurs interlocutions
sourdes et brouillées par la sonorité de la salle contrefaisaient les
grognements d’un porc.
L’un était moins qu’un loup, c’était un accusateur public.
L’autre plus qu’un porc, c’était un préfet.
Le préfet venait de recevoir sa nomination pour un chef-lieu
de province, et partait le lendemain. L’accusateur exerçait depuis
assez longtemps cette fonction à la cour d’assises de Paris; et
joyeux, avait offert un dîner d’adieu à son ami.
Tous deux, vêtus de noir, portaient, comme les médecins, le
deuil de leurs assassinats.
Comme ils parlaient assez bas, et souvent la bouche pleine, le
nègre qui se tenait à l’entrée — car le jeune accusateur de
l’Argentière faisait nègre et jouait l’aristocrate rentré — ne put
attraper au vol que quelques lambeaux de phrases dans ce genre-
ci.
— Mon cher Bertholin, que j’ai fait hier un bon dîner chez
notre ami Arnauld de Royaumont!… De son appartement, qui
donne sur la Grève, j’ai vu exécuter ces sept conspirateurs que
nous avions condamnés il y a quelques jours : quel délicieux
repas! à chaque bouchée, j’allais voir tomber une tête!…
— Pauvres béjaunes! croire encore à la patrie! ces messieurs
voulaient faire les Brutus! les Hempden!…
— N’ont-ils pas eu l’effronterie de vouloir parler au peuple du
haut de l’échafaud; morbleu! comme on leur a vite coupé la
parole et la tête! ce qui ne les a pas empêchés préliminairement
de hurler à tout rompre : Vive la patrie! vive la France! mort au
tyran!… mort au tyran!… Pauvres bêtes!… Il ne faut pas de
ménagement avec ces brigands; zeste! il faut expédier ça au
bourreau : sans cela, mais, corbleu! sa majesté l’Empereur ne
pourrait dormir tranquille une seule nuit.

27
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

À en juger par ces bribes, la conversation n’aurait pas laissé


que d’être très édifiante, et il est bien regrettable pour l’honneur
de la magistrature que ce maudit nègre n’ait pu en recueillir
davantage.
Mais, au dessert, le vin de Corse ayant remonté d’une tierce la
gamme de la conversation devenue bruyante et rieuse à pleine
gorge, il eût été facile de sténographier ce qui suit :
— À propos, toi, mon cher l’Argentière, habile en subterfuges
et en échappatoires, comment te tirerais-tu de cette perplexité?
Je dois partir absolument demain matin, et j’ai pour demain soir
un rendez-vous très alléchant.
— Le cas est simple, mon ami, je partirais sans aller au rendez-
vous, ou j’irais au rendez-vous et je ne partirais pas.
— Mauvaise robinerie.
— Si tu veux du plus grave : a priori, renseigne-moi mieux que
cela sur la matière. Quel est ce rendez-vous? est-il du genre mas-
culin ou féminin? est-ce pour affaires commerciales ou pail-
lardes?
— Du féminin et tournant au paillard.
— Tonnerre du père Duchêne! si tu ne tiens à l’unité de lieu
aristotélique, le problème est facile à résoudre. J’emmènerais
avec moi la princesse, et, demain soir, je serais au rendez-vous à
Auxerre.
— Et si la bégueule faisait la Lucrèce?
— Ventrebleu! Je ferais le petit Jupiter et de bon ou de
maugré je forcerais la belle Europe à me suivre.
— Et le lendemain qu’en ferais-tu?
— Je n’en ferais rien : je la laisserais à Auxerre pleine de mon
souvenir!
— Et, à son tour, que ferait cette malheureuse?
— Malheureuse!… bienheureuse au contraire que je lui aie
créé une industrie!… Elle n’aurait qu’à prendre le coche et venir
ici chercher des nourrissons.
— L’Argentière, tu fais le roué!… Non, mon ami, non, ce
n’est point une fille digne d’un traitement aussi hussard, c’est
une jeune enfant infortunée!
— Allons, de la sensiblerie; c’est cela, vite une scène de mou-
choir.

28
PÉTRUS BOREL

— C’est un prestige qui éblouit, une hamadryade, un lutin


dont le charme entraîne…
— Au précipice.
— Je le suivrai… qui l’a vue l’aime, qui la verra l’aimera.
— Peste soit de l’amoureux transi!
— Tu aurais beau te forger un cœur de fer, il serait bientôt
bossué.
— Dans quel cimetière, vieil ours, as-tu déterré cette chair
fraîche? Mais comment diable as-tu pu gagner les faveurs de
cette curiosité?
— Quant à ses faveurs, je ne me suis jamais vanté de cela, je
mentirais : et quant à la trouvaille, elle est sans mérite.
Depuis longtemps cette pauvre Apolline habite la même
maison que moi; je l’ai connue toute petite; elle me faisait la
révérence avec tant de gracieuseté, quand elle me rencontrait; sa
mise était toujours riche et soignée. Que sa vue me mit souvent
du sombre dans l’âme! Je maudissais mon célibat et mon isole-
ment; j’enviais toute la joie d’un père, possesseur d’une aussi
belle créature; alors la paternité, comme dans ma jeunesse, ne se
présentait plus à mon esprit sous un aspect comique. Son père,
en ce temps-là, sous le Consulat, occupait un assez haut emploi
qui versait l’abondance dans cette petite famille; mais, s’étant, je
ne sais comment, trouvé compromis dans quelque machination,
quelque prétendue conjuration, un beau matin, la police du
Consul vint l’éveiller, et, sans autre jugement, depuis cette fois il
est claquemuré comme prisonnier d’État. Sa majesté l’Empereur
est rancunière. L’opulence de la maison tomba avec le père.
Apolline grandissait chaque année en misère et en beauté;
arrivée à l’âge où la coquetterie et le besoin de parure se fait
sentir vivement, elle n’avait plus pour s’attifer que quelques lam-
beaux de toilette, dorures effacées, lambris en ruines; mais il lui
restait quelque chose de royal, une erre impérieuse. Hélas! que
c’était triste de voir une si belle personne, honteuse et fuyant le
jour, enveloppée dans un cachemire troué et des savates aux
pieds, descendre acheter de grossiers légumes au marché voisin!
Mon cœur en a souvent saigné! Quoi de plus poignant et de plus
amer?
Si tu veux rire, l’Argentière, ris au moins de moi, car ce serait
féroce que de rire d’elle!

29
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

— Je ris, Bertholin, d’entendre sortir de ta bouche des paroles


si contraires à ta coutume; toi, célibataire dogmatique, par prin-
cipe haineux des femmes, somme toute, bon homme rassis!
C’est mal choisir l’heure d’être amoureux : poursuis ton rôle de
père Cassandre, pour celui d’Arlequin il est trop tard.
— Aurais-tu l’intention de me blesser?
— De plus en plus ridicule; décidément, tu es amoureux!
— Eh bien, oui! je suis amoureux! et ne rougirai pas d’un
amour sage, d’un amour engendré de la pitié, et je bénis le ciel…
— Ou tu ne bénis rien!…
— … Qui m’a conservé libre jusqu’à ce jour, afin que je puisse
être tutélaire à cette orpheline.
— Tu as souscrit au Chateaubriand, est-ce pas?
— Afin que je devienne l’ange gardien de cette vierge aban-
donnée, que le besoin pourrait tuer ou corrompre. Elle est
aujourd’hui tout à fait isolée : sa pauvre mère, affaiblie par tant
d’années de privations et minée plus encore par les souffrances
de sa fille, est morte il y a trois mois. Quand les cris d’Apolline
m’apprirent qu’elle venait d’expirer, ému, je montai la consoler et
lui offrir mes services en cette horrible circonstance. Je me char-
geai des démarches funèbres, et la fis enterrer par la mairie. Pour
la première fois, je parlais à Apolline : dire le coup qui me frappa,
quand j’entrai dans cette chambre dénuée, en désordre, quand
cette fille me baisant les mains, la voix pleine de larmes, me
remercia, j’étais hors de moi, je ne sais pas, je ne me rappelle rien,
je pleurais!… Elle, égarée, à genoux contre un lit de sangles, était
accoudée sur le corps de sa mère, qu’elle appelait.
Cette heure a usé dix ans de ma vie!…
Et c’est de tant de pitié, qu’est sorti tant d’amour.
Quelques jours après, je fus la visiter : tout le temps que je
causai avec elle, je lui remarquai un air embarrassé; elle se tenait
toujours assise et ses deux bras toujours étaient posés sur son
giron : quand elle se leva pour me reconduire, je vis que sa robe,
par-devant, était déchirée et trouée et que sous ses petites mains
elle avait tâché de dissimuler sa misère.
Après quelque temps d’assiduité, séduit par son esprit doux et
triste, épris de sa beauté rare, éperdu comme un jeune homme, je
lui fis l’aveu de ma passion. Elle me répondit qu’elle avait une
trop haute estime de moi pour présumer que je voulusse

30
PÉTRUS BOREL

exploiter son dénuement; qu’elle croyait sincèrement à la


noblesse et à la pureté de mes sentiments; mais, qu’ayant résolu
de quitter le monde, où elle avait tant souffert, elle venait d’écrire
à la supérieure du couvent de Saint-Thomas afin d’y être admise
en noviciat. J’eus beaucoup de peine à la détourner de ce projet :
je lui fis sentir qu’assurément elle se tuerait en embrassant une
vie austère après toutes les douleurs qui l’avaient affaiblie. Enfin,
elle se rendit.
Je ne m’abuse point assez sur moi-même, pour croire que
cette douce Apolline ait un amour vif pour moi : elle me chérit
comme son père; je suis pour elle un tuteur généreux, un ami
compatissant. Elle est d’autant plus attachée à moi, que jusque-là
elle n’avait rencontré que des êtres égoïstes et féroces. Elle est
bonne, sensible, bienveillante, sans folie, que pourrais-je
demander de plus? Tous les dons que j’ai voulu lui offrir, tous les
présents que je lui ai portés, noblement elle a tout refusé : il est
de son devoir, dit-elle, d’agir ainsi, et qu’une fille d’honneur ne
saurait rien accepter que de son époux. Aussi lui ai-je promis que
nous serions unis avant peu; cette pensée l’a remplie de joie. Je
lui avais donc demandé pour demain soir, à neuf heures, un
rendez-vous chez elle, pour nous entretenir des préparatifs de
notre mariage, et peut-être… Tu vois, je ne mens pas, voici sa
lettre en réponse.

Mon cher Bertholin,


Je présume que de grandes occupations dans la journée, vous ont fait
choisir une heure aussi avancée : mais que la volonté de mon époux
soit faite, sa servante l’attendra. J’éteindrai ma lampe pour prévenir
tout soupçon de mes méchants et indiscrets voisins. Venez avec
mystère.
Votre amie et épouse de cœur.

Tout résolu, je partirai sans l’avertir, pour nous épargner de


pénibles adieux; si je la revoyais, je sens que je n’aurais plus le
cœur de m’éloigner. Arrivé là-bas, je lui écrirai; aussitôt que je
serai installé dans ma préfecture, je reviendrai l’épouser clandes-
tinement, et puis, je l’emmènerai de suite et la présenterai à mes
administrés comme étant depuis longtemps ma compagne, afin
de trancher court aux bons mots.

31
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

Décidément, je partirai demain matin; mais il faut que je lui


fasse remettre quelque argent, incognito, pour que cette pauvre
fille ne meure pas de faim en mon absence.
Déjà, onze heures!… Adieu, adieu l’Argentière!
Bertholin, en disant ces derniers mots, s’était levé et se retirait
du côté de la porte : M. l’accusateur, qui avait écouté ce récit
avec une attention froide, morne, soutenue, le poursuivit en le
questionnant jusqu’au bas de l’escalier.
— Tu dis, Bertholin, que cette Apolline est belle?
— Ô mon ami, j’ai beaucoup vécu et beaucoup vu, mais
jamais je n’avais rencontré de femme aussi séduisante : figure-toi
l’Eucharis de Bertin, l’Éléonore de Parny, une nymphe, Égérie,
Diane!… Elle est grande, élancée, gracieuse; elle est blême et
mélancolique comme une malade; ses cheveux, qu’elle porte en
bandeau sur le front, achèvent son aspect virginal, et, sous des
sourcils noirs et épais, ses grands yeux bleus languissent.
— Et, tu dis qu’elle habite la même maison que toi?
— La même, au fond du corridor au-dessus de mon logis.
Alors l’Argentière se jeta au cou de Bertholin et l’embrassa
comme une patène : gentillesse étrange de sa part, lui, si dédai-
gneux et si froid!

32
PÉTRUS BOREL

II

Was ist das?

Neuf heures sonnaient aux Carmes, au Luxembourg, à Saint-


Sulpice, à l’Abbaye-au-Bois, à Saint-Germain-des-Prés, et sem-
blaient donner un charivari à la nuit tombante.
En ce moment, rue Cassette, un homme se glissait dans une
maison de riche apparence, et montait l’escalier à pas de loup;
tout en haut, il entra et s’arrêta dans un corridor sombre; à tra-
vers les ais d’une porte une voix s’échappait; il appuya l’oreille
contre la serrure; cette voix douce récitait une prière du soir. Il
heurta légèrement du doigt.
— Qui est là?
— Ouvrez, Apolline, c’est moi!
— Qui vous?
— Bertholin!
Aussitôt elle entrouvrit sa maudite porte qui craquait comme
des escarpins, et dont les gonds grinçaient comme une girouette.
— Bonsoir, mon ami.
— Bonsoir, toute belle.
— Pardon, si je vous reçois si inconvenablement, sans flam-
beau, c’est que, misérable, je n’ai pas de rideaux à ma croisée, et
du vis-à-vis on plonge et distingue tout chez moi. Aussi, pourquoi
choisir une heure si avancée?

33
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

— Le jour j’ai la tête bourrelée par les affaires, et, d’ailleurs, le


plein soleil prédispose peu aux épanchements; qu’est-ce donc
l’amour sans la nuit? qu’est-ce donc l’amour sans mystère?
— J’aurais mauvaise façon à vous blâmer de cela, car je n’aime
jamais tant Dieu que la nuit, dans une église bien sombre. —
Vous toussez, mon ami?
— Oui, faisant le pied de grue à la porte du ministre, j’ai
maraudé un rhume et un enrouement qui me fatiguent beau-
coup.
— C’est cela que je vous trouvais la voix rauque et changée.
Mais causons sérieusement; mon cher petit, à quoi bon, dis-moi,
retarder plus longtemps notre union? Si le monde venait à
s’apercevoir de notre liaison, on dirait bien du mal de moi.
— Patience, ma bonne, patience! aujourd’hui, j’ai reçu ma
nomination officielle à la préfecture du Mont-Blanc et je dois
partir demain; sitôt mon installation faite et mon administration
réformée, je te jure que je reviendrai célébrer notre mariage clan-
destin; nous quitterons Paris sur l’heure, et je te présenterai là-
bas à mes sujets comme une ancienne épouse.
— Ô mon ami, que je suis heureuse!… mais ton absence ne
sera pas longue, n’est-ce pas? Seule, ici, je souffrirais trop dans
l’expectative.
— Petite pédante! si tu comprenais combien je t’aime!
— Mais, Bertholin, que faites-vous?… Ne m’embrassez donc
pas comme cela!…
— Amie!…
— Vous me traitez ce soir bien cavalièrement, monsieur!…
— Non, amie! je vous traite en épouse.
— En épouse… la suis-je, monsieur?
— Quand deux êtres qui s’aiment se sont fait un serment, a-
t-il besoin pour être sacré d’être visé par le municipal? La loi ne
fait que ratifier. Nous nous aimons à toujours, nous nous le
sommes jurés, nous sommes époux : et si nous sommes époux, à
quoi bon?…
— Toute liaison sans la sanctification de Dieu est péché.
— Dieu, comme la loi, ne fait que ratifier.
— Je ne puis lutter avec vous, je ne suis pas subtile en contro-
verse, je ne décline pas ma faiblesse, mais soyez généreux!
— Je le suis!

34
PÉTRUS BOREL

— Mais laissez-moi, Bertholin, vous êtes indigne de vous ce


soir! que me voulez-vous?… Ah! c’est mal, une pauvre fille!…
Bourreau! pouvez-vous bien me torturer de la sorte?…
J’appelle!…
— Appelle!
— Je frappe au plancher et fais monter vos domestiques.
— Ils ne monteront pas.
— Hélas! hélas! c’est mal, Bertholin!…
......................................................................................................
......................................................................................................
......................................................................................................
......................................................................................................
Maintenant, mon ami, tu vas me dédaigner, tu vas me
repousser, tu ne voudras plus pour compagne d’une fille si peu
fidèle à son devoir, d’une fille sans honneur?
— Ne parle pas ainsi, Apolline, tu me blesses! Il faut que tu
m’estimes bien lâche et bien bas. Moi, t’abuser? oh! non, jamais!
cela te rehausse encore en mon cœur.
— Tu m’aimes encore?
— À toujours!
— Mais ta voix vient de changer subitement, ciel! est-ce bien
toi, Bertholin? Folle que je suis… fatal pressentiment!… oh! si
j’étais trompée!… C’est bien toi, Bertholin, réponds-moi? je t’en
prie, parle-moi, est-ce toi Bertholin? est-ce toi?…
Laisse-moi toucher ta figure, Bertholin n’a pas de barbe; oh!
si j’étais trompée!…
— La belle, dit alors l’énigme à pleine voix, la morale de ceci
est qu’il ne faut pas recevoir ses amants sans flambeau.
À cet accent inconnu, Apolline tomba de sa hauteur sur le
plancher.
Quand, revenue à son anéantissement, elle eut recueilli ses
esprits et ses forces, elle se trama sans bruit jusqu’à la croisée, un
rayon de la lune glissant dans la chambre éclairait la tête de
l’homme qui dormait profondément dans un fauteuil. Apolline,
tremblante, le considéra : il était vêtu de noir, portait baissée une
tête blême, où pleuvaient des cheveux roux; ses yeux étaient
caverneux, son nez long et en fer de lance, ses joues étaient
accoutrées de favoris rouges, taillés carrément comme des sous-
pieds.

35
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

— Quel est cet homme? se disait cette malheureuse enfant.


Oh! l’infâme Bertholin, c’est lui qui m’a fait cette abomi-
nation!… à qui croire? ah! c’est affreux que de tromper ainsi!…
Sur la poitrine de l’inconnu elle sentit un portefeuille; tout au
monde elle aurait donné pour pouvoir le soustraire, espérant par
là découvrir son suborneur; mais c’était impossible, son habit
était croisé et boutonné jusqu’en haut.
En cette fatale angoisse elle maudissait Bertholin et Dieu.
Enfin, accablée par le chagrin, le sommeil, elle s’accroupit de
nouveau et s’assoupit sur le plancher trempé de ses larmes.
Quand elle s’éveilla, il faisait grand jour, le fauteuil était vide,
elle était seule, face à face avec sa honte.

36
PÉTRUS BOREL

III

Mater dolorosa

Le portier monta dans la journée chez Apolline pour lui remettre


un sac d’argent : c’était la somme que Bertholin devait lui faire
parvenir incognito après son départ; car il redoutait qu’avant son
retour, cette malheureuse, sans ressource, ne succombât sous le
besoin.
— De quelle part? demanda Apolline.
— Je ne sais, mademoiselle, un inconnu vient de me l’apporter
pour vous, sans dire plus.
— Remportez cet argent!
— Je ne puis, on m’a bien dit : pour mademoiselle Apolline.
— Remportez-le, vous dis-je!
Le bon homme était tout interdit.
Apolline, fière et noble, le repoussait d’autant plus durement,
qu’elle présumait en son cœur que c’était le prix de son déshon-
neur, que l’homme de la nuit tarifait pour l’humilier encore et
l’avilir plus bas.
Mais le portier, tout en s’excusant, jeta le sac sur la table et se
retira précipitamment.
Tout le jour, Apolline fut aux aguets; elle écouta si elle
n’entendrait point, au-dessous, dans l’appartement de Bertholin,
quelque bruit, marcher, remuer des meubles, ouvrir les portes ou
les fenêtres, mais vainement. Ainsi, elle épia plusieurs jours de
suite, sans plus de succès. Enfin elle se hasarda, un soir, de

37
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

descendre heurter; pas de réponse : Bertholin avait emmené ses


domestiques avec lui.
L’ambroglio 1 se compliquait, et la pauvre Apolline y perdait la
tête : — A-t-il déménagé? se disait-elle, mais je l’aurais entendu;
aurait-il quitté Paris? et, avant son départ, aurait-il comploté
avec un de ses intimes l’affreuse fourberie… Oh non! c’est
impossible. Il serait donc bien faux et bien méchant! Oh non!
Bertholin est un homme sensible et vrai… Qui m’expliquera tout
cela? Elle allait, dans sa perplexité, jusqu’à douter d’elle-même,
et se demander si son regard ne l’avait point trompée dans les
ténèbres et si ce n’était pas Bertholin lui-même qui s’était offert
étranger à son imagination frappée. — Pourtant ce n’étaient
point ses traits; je ne rêvais pas : pourtant ce n’était pas sa voix,
pourtant ce n’étaient pas ses manières élégantes; oh non! ce
n’était point lui.
Une semaine environ après cette mésaventure, Apolline reçut
une lettre datée du Mont-Blanc; elle était de Bertholin, et
s’exprimait ainsi :

Pardon, ma belle future, si je suis parti sans vous avoir baisé les
mains; j’ai voulu nous épargner des adieux pénibles. Appelé à la pré-
fecture du Mont-Blanc, je suis allé prendre possession de mon
royaume. J’espère, avant quinze jours, revoler près de vous consacrer
notre union secrètement, et aussitôt repartir pour ce pays qui, je pense,
ne vous déplaira point. Vous n’avez pas eu sans doute la maladroite
fierté de repousser la faible somme qu’on doit vous avoir remise d’une
part invisible; vous êtes mon épouse, et je souffrirais trop de vous
savoir des privations.

Cette lettre ne fit qu’accroître l’embarras d’Apolline : après


tant de belles démonstrations, elle n’osait plus accuser Bertholin
de noire perfidie; et cependant, à l’heure dite du rendez-vous,
bien informé, un autre était venu en son nom la violenter. Mys-
tère inextricable! la raison la plus plausible était que son billet
avait pu s’être égaré entre les mains d’un étranger.

1. Imbroglio.

38
PÉTRUS BOREL

Quelque temps après cette première lettre de Bertholin, elle


en reçut une autre, où il lui annonçait que, surchargé de travaux
imprévus, il était forcé de retarder son départ.
À cette époque, Apolline commença à ressentir un malaise
général. Dégoûtée de tout aliment, il lui prenait souvent des tran-
chées et des vomissements; son inquiétude devint grande. Un
médecin lui conseilla l’usage du safran, qui n’eut aucun résultat;
alors il la déclara tout net en grossesse. À cette nouvelle, Apolline
tomba dans la consternation et le désespoir.
Nuit et jour, elle pleurait amèrement. Sa position devenait
bien cruelle. Bertholin lui avait enfin annoncé son retour; et,
d’heure en heure, elle s’attendait à le revoir. Que faire en cette
fatale conjoncture? Lui cacher et le duper était chose difficile et
malhonnête; lui déclarer tout franchement, c’était tout perdre, et
cependant sa délicatesse ne lui laissait que ce parti. Aussi résolut-
elle de lui confesser sans déguisement dès son arrivée, et peut-
être espérait-elle que sa générosité lui pardonnerait une faute
désespérante, commise pour lui et par lui.
Enfin, Bertholin reparut : dès l’abord, il remarqua un grand
changement en elle, une tristesse, un air guindé à son vis-à-vis,
une altération et un amaigrissement dans ses beaux traits. Il la
comblait de tant de caresses et de tant d’amour, que, malgré sa
résolution ferme, Apolline n’osait entamer son aveu : vingt fois le
premier mot expira sur ses lèvres tremblantes; elle n’osait jeter
un si grand désenchantement à un homme si grandement épris.
Bertholin s’inquiétait aussi, et ne savait à quoi attribuer tant de
larmes.
L’heure de frapper le coup sonna : les préparatifs et les démar-
ches légales étaient faits; le mariage était fixé au samedi suivant;
c’était à Saint-Sulpice, à minuit, que, devant deux ou trois
témoins, ils devaient, en grand négligé, recevoir la bénédiction
nuptiale, pour partir le matin même.
Le jeudi soir, Bertholin invita Apolline à descendre en son
appartement, et joyeux, la conduisit dans le salon : le guéridon et
le sopha étaient couverts d’étoffes, de châles, de parures, de
bijoux.
— Voici, ma belle, quelques présents que vous offre votre
humble époux, puissent-ils vous être agréables.

39
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

Apolline se prit tout à coup à sangloter, et resta morne à


l’entrée.
— Qu’avez-vous, mon amie? Approchez, tout cela est à vous!
Aimez-vous cette robe de velours bleu Marie-Louise, cette Jean-
nette d’or, ces bracelets de corail, ce cachemire boiteux?…
Alors Apolline tomba de sa hauteur sur les genoux.
— Ô Bertholin! Bertholin! si vous saviez?…
— Qu’avez-vous, mon enfant?
— Si vous saviez combien je suis indigne de tout cela! N’est-
ce pas, ô mon Dieu! qu’il faut tout lui dire? Je ne sais pas
tromper, Bertholin! Oh! si vous saviez? vous chasseriez du pied
celle que vous appelez votre épouse!
Il était pétrifié.
— Écoutez! peut-être êtes-vous coupable de mon crime?
Regardez!!!
Disant cela elle arrachait son châle et sa robe plissée qui voi-
laient sa grossesse.
— Regardez donc!… Faudra-t-il que je dise ma honte?…
— Abomination!… Vous enceinte, Apolline? Ah! c’est infâme
que d’avoir abusé ainsi un vieillard généreux!
Voilà donc l’épouse! la vierge! que par pitié j’avais choisie!
fille de rien! que je voulais grandir!… prostituée!!!
— Mille fois mourir plutôt!… criait Apolline se traînant à ses
pieds.
Écoutez-moi, au nom de Dieu! vous me tuerez après!
Écoutez-moi donc, ô mon père! écoutez la vérité.
— Te tairas-tu, effrontée?…
— Dieu voit mon innocence et votre crime, car j’étais pure
avant de vous connaître…
— Infâme!…
— Car j’étais pure quand vous m’avez élue votre épouse, c’est
vous qui m’avez perdue; écoutez!
Avant votre départ, vous me demandâtes rendez-vous, un soir,
chez moi, je l’accordai. À neuf heures on heurte à ma porte,
j’ouvre et reçois dans l’obscurité; je croyais que c’était vous, mon
Bertholin! Ce démon contrefaisait votre voix et me trompa.
Après un long combat, je succombai, croyant m’abandonner à
vous… Il me viola!…
— Apolline, vous en avez menti!…

40
PÉTRUS BOREL

— Quand ce monstre eut consommé sur moi son attentat, lui-


même il m’arracha de mon erreur. À la lueur de la lune, je distin-
guai ses traits : il était blême, avait les cheveux roux, les favoris
rouges, les yeux caverneux; il était grand et vêtu de noir.
— Apolline, vous en avez menti!…
— Ô mon père, croyez-moi!…
— Vous en avez menti!…
— Je le jure par ce Christ, par ma mère qui m’entend là-haut!
— Vous en avez menti!…
— C’est à vous que je croyais abandonner mes caresses, et
vous me traitez ainsi!… C’est vous qui m’avez perdue!…
— Vous en avez menti!…
— Vous avez égaré ma lettre : ce devait être quelqu’un de vos
amis…
— Vous en avez menti!…
— Ô mon père!
— Sortez de devant moi!
Il t’en cuit, pauvre Bertholin; à cinquante ans, de t’être
dépouillé de ta haine, pour aller t’abaisser aux genoux d’une fille!
Cruelle leçon! Mais c’est infâme! Quand j’y pense!… — Va-t-en,
va-t-en, ou je te foule aux pieds comme ces écrins! Va-t-en, si tu
veux m’épargner un meurtre! Va-t-en, gueuse, prostituée!!!
Apolline râlait sur le carreau.
Bertholin la saisit par les pieds, la traîna et la jeta dehors, et
sur-le-champ même il repartit.

41
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

IV

Moïse sauvé des eaux

Rien n’est plus démoralisant que l’injustice, rien ne jette plus


d’amertume et plus de haine au cœur. Bertholin semblait injuste
à Apolline, Apolline semblait coupable à Bertholin, elle l’aurait
semblée aux yeux de toute la terre. Il ne faut qu’un concours de
circonstances pour faire du plus innocent un coupable. Ce n’est
que sur du probable et de l’apparent que peuvent juger les
hommes avec leurs courtes antennes. On pourrait comparer les
crimes à des ballots bien clos : c’est par l’enveloppe que le juge
estime le contenu, et quand, par sa sentence, il l’a déclaré taré et
à l’index, et fait jeter à la mer, le ballot, dans sa chute, se brise et
s’ouvre sur une roche; tout ce qu’il recelait remonte à fleur d’eau
et paraît en pleine lumière; la balourdise du tribunal devient
patente, la foule en ricane amèrement; alors le juge se drape et se
hausse, et s’écrie, avec son ton archiépiscopal risible : Je suis
infaillible!
Rongée par un chagrin mortel, Apolline se minait sourdement
et se consumait chaque jour.
Elle, quelques mois plus tôt, si belle encore, amaigrie, phti-
sique, comme un spectre, ne sortait qu’à la nuit noire pour éviter
les regards méchants.
Le voisinage l’aurait crue morte, si, de temps en temps, elle
n’avait touché un piano délabré et servant de table, triste ruine
de son ancienne opulence. On avait même remarqué et retenu

42
PÉTRUS BOREL

cette strophe que souvent elle psalmodiait langoureusement, et


qu’elle semblait affectionner par-dessus toutes.

Bourreaux, arrêtez ma torture!


Le mal a fait mon cœur mauvais :
Haine à toi Dieu, monde, nature,
Haine à tout ce que je rêvais!…
Avant mon corps, sur cette roue
Où le sort le tient garrotté,
Mon âme expire, et je la voue
À Satan, pour l’éternité!…

Ce seul refrain nous montre la disposition d’esprit d’Apolline,


et combien la souffrance et le malheur peuvent pervertir la plus
belle âme; elle, douce, bonne, fervente, aimante, religieuse,
n’avait plus que du fiel dans la poitrine et du venin à la bouche.
Elle haïssait tout, jusqu’à son créateur à qui elle reniait sa foi; elle
se vengeait en abandonnant à son tour Dieu qui l’avait aban-
donnée. Quand un être a été maltraité à ce point, il n’a plus
qu’un rire d’enfer sur sa lèvre dédaigneuse, tout ce qui est, lui fait
pitié, et provoque son dégoût; plus une chose est sainte et sacrée,
plus elle est révérée de tous, plus il trouve de joie à la profaner, à
la fouler aux pieds. Pour le malheureux le blasphème est une
volupté!
Le terme de sa grossesse approchait et sa misère devenait pro-
fonde. Les huit premiers mois elle avait vécu de la maigre somme
de Bertholin. Il ne lui restait plus rien. Le soir elle allait arracher
des herbes sauvages le long des chemins déserts, mais cette nour-
riture d’âne, si contraire à sa délicatesse, l’avait tellement affai-
blie, que, vers la fin du neuvième mois, il lui fut presque
impossible de descendre. Ce jeûne, pour ainsi dire absolu, lui
avait donné des éblouissements, et une céphalalgie chronique
qui par instant dégénérait en folie. Sa démence était sombre. Elle
avait des déchirements atroces d’estomac, et souvent il lui pre-
nait des spasmes épileptiques. Quand elle ressentit les premières
douleurs de l’enfantement, il y avait deux jours passés qu’elle
n’avait pris aucun aliment : étendue sur son grabat, dévorée par
la faim, elle rongeait la basane d’un vieux livre, privée de raison,
exténuée…

43
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

À la vue de son enfant, sa sombre folie se réveilla, et retrempa


ses forces : dressée sur ses pieds, elle l’embrassait et le frappait
tour à tour; elle lui donnait ses mamelles vides; elle le jetait à
terre, pleurait, et se couchait sur lui.
Enfin, l’ayant enveloppé dans une toile et mis sous son bras
comme un paquet, elle descendit en se traînant.
Il était nuit.

Sur les deux heures du matin, Erman Busembaum, cultivateur


à Vaugirard, se rendant à la halle, perché sur sa charrette et sif-
flant un noël, descendait la rue du Four. En approchant d’une
des ruelles sales et immondes qui s’y débouchent, il entendit les
vagissements d’un enfant nouveau né, brusquement il inter-
rompt son sifflet, lâche un ahuro accentué à la provençale, et
écoute : les cris se prolongeaient et paraissaient sortir d’un égout
voisin. Il saute à bas, prête l’oreille à l’embouchure, et recule
épouvanté.
Il court aussitôt avertir de cet étrange événement le corps-
de-garde de la prison de l’Abbaye. Le commissaire, par hasard,
s’y trouvait à verbaliser sur deux filles de joie, arrêtées pour quel-
ques coups de couteau donnés à un client. Vite, il se mit en tête
d’une patrouille; Erman Busembaum guidait le caporal portant
une lanterne. Arrivés en hâte à l’égout, il y régnait un profond
silence, sauf le clapotement des ruisseaux. Le soldat, né malin,
brocardait déjà Busembaum sur sa prétendue audition, attribuée
à la peur; l’autorité en écharpe, était prête à invectiver contre le
maladroit goujat qui l’avait déplacée inutilement; quand les cris
reprirent de plus belle. La patrouille en vibra, et les capucines en
sonnèrent. L’anspessade qui portait le falot l’approcha de
l’ouverture du cloaque, et, se penchant, aperçut à l’entrée un
paquet blanc d’où sortaient des gémissements. Un des gardes
l’enleva à la baïonnette et le tira hors. Alors Busembaum et le
commissaire, faisant la fille de Pharaon, développèrent la toile et
découvrirent un enfant tout nouveau né.
— Mille bons dieux! voilà un conscrit qui en réchappe d’une
sévère! s’écria la patrouille.
— Pauvre petit môme, répétait, l’âme attendrie, le vieux père
Busembaum.

44
PÉTRUS BOREL

— C’est ici le cas où les enfants sont vraiment malheureux


d’avoir des parents, murmura l’agréable caporal.
— Messieurs, dit alors le commissaire perspicace, et prenant
une pose de calife, un crime a été commis, explorons!… Il se prit
à examiner le marmot qui n’avait aucune blessure grave.
Au grand contentement de l’armée, après des recherches
consciencieuses et dignes d’être entérinées par l’académie, il fut
proclamé, à la majorité, du genre masculin ou neutre; un sourire
de satisfaction se promena sur les lèvres du père Busembaum.
— Que voulez-vous faire de ce petit marmouset? dit-il alors
au commissaire; ma femme en ce moment est en gésine, voilà
trois fois, qu’à son grand crève-cœur, cette brave mère ne fait que
des mort-nés. Si vous voulez me le confier, je vais sur-le-champ le
lui porter en compensation, elle en prendra bien soin et nous
l’adopterons.
Au moment où il enlevait l’enfant pour le monter dans sa char-
rette, il se raidit et expira : et le commissaire aperçut des gouttes
de sang; approchant le falot et voyant que ses traces se diri-
geaient vers le haut de la rue, il ordonna à la patrouille de le
suivre. Ces gouttes, quoique semées à d’assez longues distances,
suffisaient cependant pour les diriger. Arrivés à la rue Beurrière,
elles disparurent, mais ils les retrouvèrent dans cette ruelle
débouchant rue du Vieux-Colombier; et, suivant toujours atten-
tivement, ils remontèrent jusqu’à la rue Cassette, où les vestiges
se prolongeaient encore; enfin, les traces de sang s’arrêtèrent
contre une porte.
— C’est ici, messieurs, cria le commissaire, entrons! Il heurta
plusieurs coups du marteau.
— Au nom de la loi, ouvrez! répéta le caporal en frappant de
la crosse de son fusil. Le portier tout éperdu obéit : — Au nom
de Dieu, messieurs, quel train! Que voulez-vous?
— Guidez-nous, nous allons faire perquisition. Tenez, voici le
sang qui reparaît! suivez-moi.
Ils montèrent l’escalier et entrèrent, en haut, dans un corridor;
là, les traces de sang s’arrêtaient encore à une porte.
— Qui demeure là, monsieur le portier?
— Une jeune fille, bonne et sage.
— Ouvrez donc, au nom de la loi!… Caporal, faites enfoncer
la porte!

45
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

Aussitôt elle s’ouvrit sous le choc des crosses, et les regards


avides pénétrant dans la chambre, virent, à la lueur du falot,
étendue sur le plancher et baignée dans une mare de sang, une
jeune femme pâle et desséchée.
On la releva; elle était tiède encore.
À son retour, sans doute, Apolline s’était abattue de faiblesse,
épuisée par une aussi grande perte de sang et par un aussi long
trajet.
On la transporta, sur un brancard, à l’hospice de la Maternité,
nommé vulgairement la Bourbe.

46
PÉTRUS BOREL

Very well

Le lendemain, dans tout Paris, il n’était question que d’un enfant


jeté dans un égout, et les crieurs publics s’en allaient procession-
nellement par la ville, hurlant et vendant pour un sou le détail
exact de l’horrible infanticide commis, au faubourg Saint-
Germain, par une fille de grande maison.
Cet événement avait jeté l’effroi parmi la bourgeoisie, qui brû-
lait déjà de voir l’affaire à la cour d’assises, pour la connaître tout
à fond; et qui, rancunière, jouissait, par avance, du spectacle rare
d’une fille noble sur la sellette et l’échafaud.
À l’hospice, on avait d’abord désespéré des jours d’Apolline,
mais on l’entoura de tant de soins, sur la recommandation de
Messieurs de la justice, qui redoutaient que la mort ne tranchât la
question sans eux et n’empiétât sur leurs droits et sur ceux du
bourreau. Au bout d’une semaine environ, elle commença à
recouvrer quelques forces, et la connaissance lui revint.
Son étonnement fut grand et douloureux quand elle se vit
dans une salle d’hôpital. Elle n’avait aucune souvenance de ce
qu’elle avait fait, ni de ce qui s’était passé : ainsi qu’un ivrogne au
réveil ne conserve aucune idée des folies de son ivresse. Elle
questionna, on ne lui répondit que vaguement.
Quand elle fut parfaitement rétablie, on vint lui annoncer
qu’on allait la transférer à la prison de la Force.
— À la Force! s’écria-t-elle, eh! pourquoi?

47
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

— Sous prévention d’infanticide.


— Moi! Oh non, vous êtes fous!…
— Vous avez jeté votre enfant dans un égout.
Alors, Apolline, consternée, porta ses mains à son flanc, et,
semblant sortir en soubresaut d’un sommeil et se rappeler subi-
tement, tomba froide sur le pavé.
Quand elle reprit ses esprits, elle était dans un cachot étroit et
sombre.
Son procès s’instruisit longuement; et, après quatre mois de
détention et de contact avec tout ce qu’il y a de plus fétide et de
plus croupi dans la mare sociale, elle comparut à la cour d’assises.
Le grand scandale avait attiré une foule innombrable de curieux
qui voulaient voir la belle marâtre du faubourg Saint-Germain.
On lui avait fait une réputation de beauté égale à celle de sa féro-
cité. Les vitres des marchands d’estampes étaient garnies de pré-
tendus portraits de la belle Apolline, aussi authentiques que ceux
d’Héloïse ou de Jeanne d’Arc : l’un rappelait madame de la Val-
lière, l’autre Charlotte Corday, l’autre Joséphine, mais le public,
qui veut être dupé à tous prix, en était fort satisfait. Le palais
était aussi encombré que si la basoche eût dû jouer un mystère
sur la table de marbre. Un murmure général de désappointement
s’éleva quand les huissiers annoncèrent que le tribunal ordonnait
huis clos pour ce jugement.
Bientôt Apolline fut introduite dans la salle : sa jeunesse, sa
vénusté, son air triste et candide, sa voix suave et son maintien
impressionnèrent vivement la cour blasée.
Pour ne pas compromettre Bertholin, elle avait déclaré qu’un
homme, à elle tout à fait inconnu, et qu’elle n’avait jamais revu,
un soir, s’étant glissé chez elle, l’avait forcée avec violence. Quant
au crime qu’on lui imputait, elle avouait qu’il pouvait être, mais
qu’il ne lui en restait nul souvenir positif; et que n’ayant pris
aucun aliment depuis plusieurs jours, quand les douleurs de
l’enfantement lui étaient survenues, elle devait avoir été assuré-
ment dans un état complet de démence.
Sur cinq médecins appelés à constater quel avait pu être son
état moral lors de son accouchement, un seul avait affirmé l’alié-
nation, et quatre l’avaient niée.
Au moment où l’accusateur public, M. de l’Argentière, se leva
et entonna sa déclamation, Apolline, frappée comme à un accent

48
PÉTRUS BOREL

connu, tourna ses regards sur lui, jeta un cri perçant, et se ren-
versa sans connaissance.
Jamais réquisitoire ne fut plus violent et plus inhumain : il
n’est rien que M. de l’Argentière ne mit en jeu pour accabler
l’accusée. Il poussa sa rage extravagante jusqu’à la comparer à
Saturne, qui dévorait ses enfants, et se résuma en demandant sa
tête. — Ne vous laissez point séduire, criait-il, par les beaux
dehors de cette mère dénaturée, le laurier-rose contient un venin
subtil, la beauté n’est souvent que le voile de la perfidie; ne vous
laissez point faiblir, messieurs, il faut un exemple absolument,
pour arrêter l’infanticide en son cours. Messieurs, soyez inexora-
bles, vous serez justes!
L’avocat d’Apolline, avec un rare talent, s’acquitta de sa
défense; son plaidoyer aurait arraché des larmes à des tigres, le
tribunal resta froid; et l’accusateur commença sa sauvage
réplique.
Quand la pauvre Apolline eut recueilli ses esprits, elle se leva
brusquement, et montrant du poing l’accusateur, M. de l’Argen-
tière :
— C’est lui! criait-elle, c’est lui! je reconnais sa voix, c’est lui!
cet homme-là qui parle! c’est lui que j’ai vu aux rayons de la lune,
blême et rouge, l’œil caverneux… Puis, fondant en larmes, elle
jetait des hurlements.
— Cette enfant est égarée, dit froidement M. de l’Argentière,
dont la morne physionomie n’avait pas laissé paraître la plus
légère émotion.
— Emmenez l’accusée; et nous, messieurs, passons dans la
salle de délibération, ordonna le président.
Au bout d’un quart d’heure, la cour rentra en séance : le jury
ayant répondu affirmativement à toutes les questions posées, le
président fit lecture de la sentence, qui condamnait Apolline à la
peine capitale.
Elle écouta son arrêt avec dignité, et dit seulement, se tour-
nant du côté de l’accusateur public : — Ceux qui envoient au
bourreau sont ceux-là mêmes qui devraient y être envoyés!
Son défenseur, égaré, pleurant et se heurtant le front, se jeta
dans ses bras, et l’embrassa, au grand scandale de la cour, qui
demanda si elle voulait se pourvoir en cassation. — Oui,
répondit Apolline, mais au tribunal de Dieu.

49
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

Le matin du jour, on lui envoya un prêtre pour se préparer; il


ne sortit plus d’auprès d’elle. Apolline lui ayant naïvement
raconté son histoire, le pauvre homme, convaincu de son inno-
cence, pleurait désespéré; celui qui était venu la consoler était
plus faible qu’elle et plus inconsolable. — Pauvre martyr! l’appe-
lait-il, en lui baisant les pieds comme on baise une châsse sainte.
Il n’osait lui parler de son Dieu juste et bon; sa providence était
trop compromise par cette vie fatale.
À quatre heures, le geôlier monta l’avertir. Sa toilette achevée,
elle descendit, soutenant son confesseur.
Aussitôt la charrette se mit en marche. Il semblait que toute la
population de Paris s’était encaquée du palais à la Grève. De
haut en bas, les maisons étaient chargées de spectateurs avides :
jamais supplice n’avait attiré plus de monde. La voilà! — la voilà!
répétait-on de rang en rang.
Qu’elle était belle du haut de son tombereau, cette infortunée
Apolline! quelle dignité! quelle résignation! Son teint était plus
blanc que le peignoir qui l’enveloppait, et sa chevelure plus noire
que le prêtre qui pleurait à ses côtés. Elle promenait sur la foule
son regard langoureux; les commères lui montraient le poing, et
les jeunes hommes attendris lui envoyaient des baisers. Enfin, la
charrette déboucha sur la Grève. En montant à l’échelle, Apol-
line aperçut, à une croisée, M. de l’Argentière qui la fixait froi-
dement; elle en jeta un long cri d’horreur, et tomba faible entre
les bras d’un valet de guillotine. Il se fit alors un brouhaha
général et une fluctuation dans la foule. Il pleuvait : — À bas les
parapluies, on ne voit pas! criait-on de toutes parts; — à bas les
parapluies! répétaient des voix de femmes; — soyez galants,
messieurs, on ne voit pas!
Toute la tourbe, le cou tendu, était sur la pointe du pied.
Quand le coutelas tomba, il se fit une sourde rumeur; et un
Anglais, penché sur une fenêtre qu’il avait louée 500 francs, fort
satisfait, cria un long very well en applaudissant des mains.

50
Jaquez Barraou
Le charpentier

La Havane
Car amour est fort comme la mort,
Et jalousie est dure comme enfer.
LA BIBLE.

Je suis noire, mais je suis belle


comme les tabernacles de Cédar,
comme les peaux de Salomon.
LA BIBLE.

Eh! pourquoi cette jalousie?…


P. L. JACOB, Bibliophile.
PÉTRUS BOREL

Pesadumbre y conjuracion

C’était le jour de Dieu : assez l’indiquaient le calme des campa-


gnes, l’air jovial et le linge blanc des esclaves qui passaient au loin
sans râler sous d’énormes fardeaux, hommes infortunés! aux-
quels il ne manque plus qu’un grelot de mulet. Le soleil dardait à
l’heure de la sieste; cependant le charpentier Jaquez Barraou,
noir membru et gigantesque, vint s’asseoir à la porte de sa case
engoncée, pour ainsi dire, dans une crique, où se trouvaient
amarrées deux pinasses et une balancelle en radoubs. Le sol était
jonché çà et là de bois en grume, de billots et de madriers.
Jaquez Barraou avait encore sa chemise rayée et ses vêtements
de travail; pourtant, lui, si religieux, n’avait point travaillé, car
c’eût été péché mortel. Il était pieds nus. Dans toute sa personne
régnait un nonchaloir qui contrastait avec son maintien éner-
gique. Sous sa laine crépue et noire roulaient deux gros yeux
blancs : souvent, il les promenait sur la mer et sur le terroir
environnant; souvent, il les soulevait aux cieux, puis les reportait
fixement sur La Havane, sourcillant et lançant avec mépris des
bouffées d’une fumée bleue qu’il aspirait d’un long cigare.
Il eût été difficile de s’expliquer les mouvements et les brus-
ques soupirs de cet homme; son regard, chagrin et menaçant,
qu’il arrêtait tantôt sur la vaste mer des Antilles, dont il semblait
mesurer l’étendue, et que tantôt il jetait sur la ville, aurait pu faire
penser qu’il était abîmé dans des rêves nostalgiques; que son

53
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

cœur était meurtri par le mal du pays, cet amour violent de la


patrie absente que rien ne saurait abattre, qui fait encore trouver
des larmes aux vieillards canadiens courbés sous le joug infamant
de l’Anglais, rien qu’au seul nom de leur ancienne patrie, et qui
leur fait parfois repousser avec dégoût les jeunes enfants de leur
race, qui fatiguent leurs oreilles de la rude langue des vainqueurs.
Il paraissait toiser la distance de son Afrique à cette rive améri-
caine, et maudire les Européens barbares qui l’y avaient trans-
planté après l’avoir échangé contre une scie ou un sabre à ses
ravisseurs.
On aurait bien pu se plonger dans le fiel de tous ces pensers, et
pourtant rien de tout cela n’agitait Barraou, car c’était un fils de
Cuba qui n’avait d’africain que les traits et l’âme. Tout à coup il
jette loin de lui son cigare inachevé, se lève et s’assied lourde-
ment, entrecoupant, dans ses dents, de rauques monosyllabes
semblables à des jurons grossiers. Il faisait claquer sa mâchoire,
et se heurtait du derrière de la tête sur la muraille; enfin, parais-
sant se calmer, il répéta d’une voix pleurante :
— Jalousie! jalousie! que tu me fais de mal! que tu dévores,
jalousie!… Maudit soit de moi, maudit soit de Jaquez Barraou!
Ma poitrine est plus brûlante que si j’avais avalé du cubèbe et du
piment. Jalousie! tu me mâches le cœur avec une dent plus inci-
sive que la dent du serpent! Quand je veux te repousser, c’est
alors que tu m’assièges? Te repousser? Au fait, et comment?…
Ils ne m’ont pas même laissé le doute; car, l’autre soir, quand je
revenais de la ville, pour la troisième fois je l’ai surpris fuyant près
de la case; il en sortait à coup sûr… Oui, je l’ai vu, infâme Juan
Cazador, que venais-tu tenter auprès de mon Amada? Tenter…
que je suis bon!… Eh! qui m’a répondu d’Amada? Oh non!
mon Amada, tu es pure, oui!… cependant dois-je le croire?… les
femmes sont si fourbes. Cruel sort! horrible incertitude! bientôt
j’en sortirai ou de la vie. Ami faux, toi que j’appelais mon
Juanito; toi qui m’as connu plus petit que cette chèvre; toi qui,
tant de fois, avec moi, t’endormis ivre mort sur la même natte,
bien avant dans la nuit; nuit d’épanchements et de rêves plus
doux que ceux apportés par le sommeil! Que de tafia! que de
cigaritos!… Ces temps sont déjà bien loin, pauvre Barraou! Tu
fêtoyas ta jeunesse; et maintenant que tu t’inclines comme ton
père, il te faudra pleurer.

54
PÉTRUS BOREL

Que les hommes sont injustes! Ai-je jamais convoité leurs


épouses? Donc, pourquoi me fraude-t-on la mienne? Je suis
pauvre; je n’ai rien, je n’avais qu’Amada. Je ne pourrai donc rien
posséder, misérable, sur cette terre, sans qu’on en lève la dîme?
rien! pas même celle que j’ai choisie entre mille. Ah! je suis trop
crédule au mal!… Un stratagème, une embûche pourraient tout
m’éclaircir : si c’est erreur, si je me suis trompé, je rentrerai dans
la paix! et si… alors vengeance!… Santa Virgen! sois à mon aide,
et demain tout sera fait.
Soudain il s’interrompit, se penchant et prêtant l’oreille,
comme s’il eût entendu quelque bruit; il se rajustait et prenait un
air de roideur pour singer le calme, quand sortit follement de la
case une jeune femme qui, se laissant aller à lui, s’appuya sur son
épaule.
Oh! qu’elle me parut belle et digne de toute la violence de
Barraou! Je ne sais si j’étais aveuglé par cet amour préjugé, cette
propension sympathique qui toujours m’entraîne aux femmes de
couleur, qui, toujours dans mes songes, me livre une beauté
africaine; qui, tout enfant, me faisait rechercher les embrasse-
ments des noires, et rester froid aux caresses de nos blanches
créoles. Oh! qu’elle me parut belle! elle était svelte, joyeuse et
riante; son teint était celui d’une sang mêlé, que méprisamment
vous appelez mulâtresse; ses traits étaient fins et profilés comme
ceux d’une Arlésienne et son œil vif en amande. Autour de sa tête
elle avait roulé avec grâce un turban de mousseline; des pendants
de corail se balançaient à ses oreilles; un collier de ramina de
Venise faisait une base d’or au galbe de son beau cou; ses doigts
effilés étaient prisonniers dans des anneaux précieux; sa courte
saya de cotonnade blanche découvrait ses jambes rondelettes et
ses pieds de Cendrillon que ne chaussaient pourtant que de rus-
tiques esparteñas espagnoles.
— Que fais-tu là? lui dit-elle en relevant de sa main sa longue
chevelure, et collant ses lèvres au front déprimé de Barraou. Toi,
aujourd’hui, à cette heure, encore en pareil désordre? tu me
tourmentes, mon Jaquez, tu sembles chagrin, qu’as-tu donc?
partage-moi ta moindre peine, parle, sois confiant!
— Je n’ai rien, franchement, peut-être est-ce la chaleur qui
m’accable?

55
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

— Non, tu te caches; même en parlant tu rêves encore, et tu


sembles engolfado : d’ailleurs ne t’ai-je pas entendu? tout à
l’heure tu parlais, querellais et plaignais hautement.
— Corazon 1 mio! tu t’es trompée, je fredonnais, pensant que
tu reposais, je chantonnais doucement cet air, ton favori.
Paxarito que vienes herido
Por las balas del cruel Cazador,
Cesa, cesa tu triste gemido.
Mientras duerme mi dulce amor!

— Oh! que vous êtes bon, mon Jaquez, pour votre Amada!
daignez songer à elle.
— Vous daignâtes bien m’aimer; mais trêve de cela. Ta grâce
voudrait-elle bien préparer, pour ce soir, un souper copieux?
bonne chère! J’ai l’intention de convier Cazador.
— Cet homme… Eh! pourquoi?
— Pourquoi? sotte question! Que trouves-tu d’extraordi-
naire; est-ce la première fois que cet ami partage ma table?…
— Rien! mais vous êtes si maussade, je veux dire si triste,
qu’assurément vous lui ferez froide réception.
— Qu’importe, il aura les bonnes grâces de l’hôtesse! Dis à
Pablo de venir; il doit être près du chantier, je l’ai vu tantôt
jouant avec ton vieux chien Spalestro; va et fais.
Mes funestes pressentiments viennent encore de se corrobo-
rer. Comme elle a rougi à son seul nom; quel embarras, quelle
surprise! Et cette ruse de femme, recevoir avec froideur une nou-
velle qui lui met la joie au cœur!
— Patron, votre grâce me fait mander; me voici, que faut-il?
— Écoute bien, Pablo; tu vas prendre dans le bahut un
paquet de tabac, puis, tu iras trouver Juan Cazador chez son maî-
tre, Gédéon Robertson, et, lui offrant de ma part, tu le convieras
à venir souper, ce soir même, chez son ami Jaquez Barraou; sois
prompt, ne reviens pas sans lui. Pars, béni soit ton chemin.

1. Corazón.

56
PÉTRUS BOREL

II

El corazon no es traydor

Quand le pequeno 1 Pablo fut éloigné, Barraou rentra dans la


case. Amada préparait la cène; lui se lava et s’endimancha.
Décrochant ensuite l’escopette suspendue à la muraille, au-
dessus de quelques figurines et images de saint Jacques de Galice
et de Madones caparaçonnées, il se prit à la nettoyer avec une
espèce de joie sombre : Amada le remarquait.
— À quel propos, lui demanda-t-elle, t’occuper de cette
escopette?
— Pour rien, mon amie, seulement pour enlever la rouille qui
la ronge.
— Ah! seulement pour enlever la rouille; à quoi bon alors
mettre cette pierre neuve? Hélas! Santa Virgen! que fais-tu là?
de la poudre! des balles! voudrais-tu la charger? C’est impru-
dence, non, je t’en prie; il arrivera malheur, cette arme est à la
portée de tout venant.
— Il arrivera malheur… peut-être!…
— Mais à quoi bon? réponds-moi.
— À quoi bon? tu veux savoir? — Eh bien! demain, je dois
partir pour l’intérieur des terres, j’ai à faire des achats de bois;
des bandes de marrons infestent les routes; je pense qu’il est bon

1. Pequeño.

57
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

de ne point marcher sans armes. — Amada, où est donc mon


cuchillo? il était là, je ne le retrouve plus.
— Le voici, mon bon, mais qu’avez-vous besoin de ce poi-
gnard sur vous?… est-ce pour les marrons de demain?…
— Plaise à Dieu!…
Après la bourrasque de Barraou, Amada, sans dire mot,
acheva sa cuisine et prépara la table de la cène. Pour lui, se pro-
menant à grands pas devant la case, de temps en temps il regar-
dait au loin avec un air d’impatience. Tout en s’occupant du
ménage, Amada, intérieurement agitée et bouleversée, avait
l’âme meurtrie de cent pensées diverses; elle jetait cent conjec-
tures, la plupart étranges et absurdes. Elle aurait donné sa plus
belle nuitée de plaisir, ou son chapelet d’or indulgencié pour être
au lendemain, ou pour lire au plus petit coin du cœur de Barraou.
Souventes fois, elle laissait tomber de gros soupirs.
— Alma de Dios! protégez votre servante. Mon bon ange,
arrêtez le bras de Barraou, comme vous retîntes le bras de notre
père Abraham!…
Pablo trouva Juan Cazador prêt à partir pour la danse, et tirant
avec transport quelques sons nasillards d’une mandoline fêlée.
— Mon maître m’envoie à votre grâce, lui dit-il, pour lui offrir
ce tabac de la plantation royale, et pour l’inviter à souper; il m’est
enjoint de ne point repartir sans elle. Cazador, joyeux et surpris,
remercia Pablo de sa bonne visite, et se mit en route.
Chemin faisant, il ne pouvait contenir son hilarité, et, se ques-
tionnant en lui-même : — Qui, disait-il, a pu porter Jaquez à me
faire pareille politesse? lui, si ombrageux, qui depuis si long-
temps fait tout pour m’éloigner; ce ne peut être qu’Amada?
Mais, si c’était sous son influence? oh! non, cela ne se peut! Elle
aurait donc quelque amour pour moi? de l’amour…, de
l’amour…, non, je suis trop malheureux!

58
PÉTRUS BOREL

III

Traycion 1 y traycion

Quand Juan approcha de la case, Jaquez, qui toujours chevalait


de long en large, l’aperçut de fort loin, vint au-devant et le salua
amicalement, le comblant de courtoisies auxquelles Cazador
répondit avec effusion. Au moment où ils entrèrent, Amada fit
un sursaut, et, sans être vue, levant les yeux comme pour
implorer la miséricorde du bon Dieu, se signa précipitamment;
puis se retournant avec calme :
— Doy a usted la bienvenida, dit-elle à Juan Cazador. Vos
grâces peuvent prendre place, tout est prêt.
— Bien esta, querida, reprit Barraou plaçant Juan à sa droite.
— Compagnero 2 ! il y a longtemps que j’ai eu le bonheur de
souper avec toi; il faut signaler et célébrer dignement ce repas;
faisons sauter quelques vieilles bouteilles; tâchons, mon vieil
ami, de nous redonner le fumet de ces vieilles fêtes de garçons,
qui n’étaient point embellies par notre bonne Amada. Sera tenu
pour couard et gavache, celui qui renoncera!…

1. Traición.
2. Compañero.

59
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

— Bravo! bravo! soit, soit, dit Cazador, j’y consens, et le per-


dant paiera une amende; gare à toi, Barraou!
— Compadre! garde ta sollicitude pour ton compte : Juanito,
combien de fois t’ai-je enterré; gare à toi, cobarde!
En disant ces derniers mots, Barraou renfonçait le manche de
son cuchillo qui mettait le nez à la fenêtre; à ce mouvement,
Amada, qui le suivait des yeux, poussa un cri d’horreur : tous
deux aussitôt la reçurent dans leurs bras, la questionnèrent sur
son mal et lui prodiguèrent mille soins; revenant bientôt, elle les
remercia. — Ce n’est rien, assurait-elle, une vive palpitation de
cœur m’a seule arraché ce cri.
— Tu m’as fait bien peur, dit Jaquez.
— Vous m’avez tourné la tête et le cœur, murmura Cazador.
— Ah! ah! Juanito, ceci est une finesse; l’aveu est adroit.
— Je l’ai dit sans malice et n’en veux nul mérite.
— Qu’en penses-tu, notre Amada?
— Vrai Dieu! Barraou, vous êtes bien fatigant!
— Plaisanterie, mes amis, qu’il n’en soit plus question;
dexadas las burlas; allons rasade par-dessus! Amada, tu devrais
bien aller chercher cette outre de vin de Xérès, dans le fond du
caveau? Non, ne te dérange pas, j’irai moi-même, tu ne saurais
trouver. Permets, Juanito, et tu m’en donneras de bonnes nou-
velles.
— Sans perdre de temps, Amada de mon cœur! nous sommes
seuls ici, vite, dites-moi si c’est à vous que je dois ce bonheur.
— Eh! quel bonheur?
— De partager votre…
— Non, non, vous ne me devez rien; ce n’est pas à moi, loin
de là!…
— Vous êtes donc pour moi toujours aussi rude? Oh! laissez-
moi dérober ce baiser que vous me refusâtes l’autre soir.
— Non! je vous abhorre, je vous exècre… et cependant je
prends pitié de vous.
— Ô bonheur!
— Écoutez, le péril ici vous environne, veillez et priez Dieu
qu’il veille aussi sur vous.
— Expliquez-vous!…
— Je ne sais rien de plus; taisez-vous ou vous nous perdez,
Juan; taisez-vous, je l’entends…

60
PÉTRUS BOREL

— Le voilà ce fameux Xérès! ton verre, Juan, et goûte ça.


— Visa usted! es un ambre 1, il est délicieux.
— Allons, compadre! redoublons : fais-tu pas la petite
bouche? as-tu peur d’être le gavache?
— Juan Cazador n’est pas si novice; je crois bien, par
exemple, Barraou, que tu pourrais apprêter ton amende, car ton
œil commence à reluire.
— Eh! que fais-tu donc? prends garde, on te dirait assis sur
une escarpolette.
En effet, Barraou commençait à passer de l’entrain à l’ivresse.
Il chantait en se berçant, s’emportait et frappait sur la table, riant
aux éclats, récitant des prières et de grossières farces, semblables
à ces espèces d’improvisations des arriéros 2 Biscaïens qui vont,
lorsqu’ils ont la tête en belle humeur, juchés sur leurs mulets,
chantant et amalgamant la Bible et le Nouveau Testament d’une
manière tant soit peu affriandée.
Après s’être longtemps combattu, et avoir lancé mille propos
graveleux qui dégoûtaient Amada, il se pencha sur la table et
s’assoupit.
— Nous ne pouvons le laisser en cet état, aidez-moi, Cazador,
à le coucher sur cette natte; il y sera mieux pour passer son vin.
Oh! le vilain ivrogne!…
Barraou se laissa transporter.
— Cazador, ôtez-lui son cuchillo, là, de ce côté, il pourrait se
blesser. Jetons sur lui cette cape : — Que faites-vous? Cazador,
ne lui couvrez point la face, vous l’étoufferiez! Non, non, ne lui
couvrez pas, je vous le dis.
— Que vous êtes sotte!…
Ah! pardonnez ce mot à mon emportement; Amada, que le
hasard me sert bien! grâce à son ivresse, nous sommes délivrés
de son regard inquisiteur, et c’est lui-même qui m’a facilité ce
tête-à-tête. Laissez-moi couvrir de baisers cette main qui me
repousse. Amada, sois moins farouche.
— Taisez-vous!…

1. Ámbar.
2. Arrieros.

61
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

— Moins farouche pour celui qui t’aime plus que son affran-
chissement!
— Arrêtez, Cazador, je suis la femme de Jaquez Barraou,
votre ami!
— Toujours serez-vous de rocher?… Dans nos dernières
entrevues, vous m’avez laissé me rouler à vos pieds, plutôt que
d’accorder la plus basse faveur à ce malheureux amant. Vous
m’irritez, Amada!… craignez ma violence!…
— Alma de Dios, sauvez-moi!… Arrêtez, Juan!… J’appelle
Barraou!…
— Réveille-le, si tu l’oses; que m’importe, appelle-le donc, ton
mari; il est soûl!
À ces mots, Jaquez Barraou, rejetant la cape, se dressa subite-
ment.
— Carajo, cobarde!… Tu crois donc, rufian! qu’on soûle Bar-
raou comme on soûlerait Cazador? Infâme! tu es pris au piège;
meurs!…
Il saisit alors son escopette, couche en joue Cazador qui fuit à
la porte. Amada, suspendue à cette arme, crie grâce, et l’arrête.
Il s’en délivre, saisit un couteau sur la table, lève le bras pour
frapper Juan qui saute dehors, et rejette la porte; la lame entre
profondément dans les ais. Barraou, écumant, le poursuit en
mugissant des jurons infernaux.
— Arrête! arrête! Jaquez, arrête! c’est Amada qui t’en prie;
sois généreux, laisse fuir cet homme!
Mais lui, sans l’entendre, suivait, plus prompt qu’une rafale,
son agile ennemi qui s’enfonçait dans les touffes des plantations
voisines.
Défaillante, Amada se traînait dans la case; elle s’accusait de la
mort de Juan, et pleurait beaucoup.
Cependant Amada était irréprochable; elle n’avait bercé Juan
d’aucun espoir, elle avait repoussé bien loin ses projets d’amour;
enfin elle ne l’aimait point.
Mais quand l’être, pour lequel une femme est la moins sympa-
thique, souffre malheureux pour elle, rien ne peut la défendre
d’un doux sentiment qui s’épanouit en son âme; elle n’a point
d’amour, il est vrai, mais elle a bien de la pitié!… À peine conce-
vait-elle l’espoir qu’il échapperait à la fureur de son époux, que
l’explosion d’une arme à feu éclata aux environs.

62
PÉTRUS BOREL

— Il n’est plus de doute sur son sort… Santa Virgen! s’écria-


t-elle, affaissée et tombant sur les genoux : Virgen Maria, ayez
pitié de nous! Jesu Cristo, qui avez racheté les hommes, ayez pitié
de lui! Buon Dios, Dios de mi Corazon, faites-lui miséricorde à
votre tribunal!… Et, sa voix s’éteignant peu à peu, elle resta
abîmée dans sa douleur.
Tout à coup, au-dehors, elle entendit des pas précipités : Bar-
raou rentra tout haletant, l’œil hagard, et traînant lâchement son
escopette par la bandoulière.
— Lève-toi, Amada, tu prieras plus tard; donne-moi de l’eau.
Tremblante, elle s’approche, lui présentant une aiguière, Bar-
raou retrousse les manches de sa carmagnole; Amada voyant ses
deux mains trempées de sang, laisse tomber le bassin qui se brise.
— Ô mon Jaquez, vous l’avez tué!…
— Ce n’est rien : non, malheureusement, Dieu ne m’en a pas
fait la grâce, je le croyais lorsqu’il tomba, je courais sus l’achever
quand il se releva et s’échappa de mes griffes; sa blessure était
légère. Je jure par tous les saints que j’aurai sa vie! rien ne pourra
le soustraire à ma rage! — Amada, je suis las, n’es-tu pas
fatiguée?… Couchons-nous, je retrouverai peut-être dans tes
bras du calme, du repos.
— Jaquez, changez au moins cette chemise tachée; vous
exhalez le sang!

63
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

IV

A las oraciones 1

Le lendemain, lundi, dès l’aube du jour, Amada dormait encore,


Barraou vint à La Havane.
On le vit tout le jour dans le quartier qu’habitait Gédéon
Robertson.
Quatre jours et quatre nuits il rôda dans la ville sans succès;
sans doute, la blessure de Juan le tenait alité.
Enfin, le fatal vendredi, Barraou l’aperçut sur le port, et le
suivit de près; lorsqu’il fut entré dans une ruelle déserte, derrière
le grand fort :
— Arrête, bandit! lui cria-t-il, je te cherchais!
— Vous me cherchiez? me voici.
— C’est bien, défends-toi si tu peux!
En disant ces mots, il se jetait sur lui comme une hyène, pour
le frapper de son coutelas; Juan esquiva le coup, et, tirant vite
son couteau, il pourfendit l’avant-bras de Barraou, qui le saisit à
la ceinture en lui poignardant le côté. Juan, désespéré, se laissa
tomber sur lui, le mordit à la joue, déchira un lambeau de chair
qui découvrait sa mâchoire; Barraou lui cracha aux yeux du sang
et de l’écume.

1. Oraciónes.

64
PÉTRUS BOREL

À cet instant huit heures et las oraciones sonnent au couvent


prochain; les deux furieux se séparent et tombent à genoux.

BARRAOU
L’ange du Seigneur a annoncé à Marie, et elle a conçu par l’opé-
ration du Saint-Esprit.

JUAN
Je vous salue, Marie, pleine de grâce, le Seigneur est avec vous;
vous êtes bénie entre toutes les femmes, et Jésus, le fruit de votre
ventre, est béni.
Sainte Marie, mère de Dieu, priez pour nous, pauvres
pécheurs, maintenant et à l’heure de notre mort. Ainsi soit-il.

BARRAOU
Voilà la servante du Seigneur, qu’il me soit fait selon votre parole.

JUAN
Je vous salue, Marie, pleine de grâce, le Seigneur est avec vous;
vous êtes bénie entre toutes les femmes, et Jésus, le fruit de votre
ventre, est béni.
Sainte Marie, mère de Dieu, priez pour nous, pauvres
pécheurs, maintenant et à l’heure de notre mort. Ainsi soit-il.

BARRAOU
Et le Verbe s’est fait chair, et il a habité parmi nous.

JUAN
Je vous salue, Marie, pleine de grâce, le Seigneur est avec vous,
vous êtes bénie entre toutes les femmes, et Jésus, le fruit de votre
ventre, est béni.
Sainte Marie, mère de Dieu, priez pour nous, pauvres
pécheurs, maintenant et à l’heure de notre mort. Ainsi soit-il.

— Allons! debout, Cazador; que fais-tu encore à genoux?


— Je priais pour votre âme.
— Il n’est besoin; j’ai prié pour la tienne : en garde!
Aussitôt, il lui crève la poitrine, le sang jaillit au loin; Juan
pousse un cri et tombe sur un genou, saisissant à la cuisse Bar-
raou qui lui arrache les cheveux, et le frappe, à coups redoublés,

65
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

dans les reins; d’un coup de revers, il lui étripe le ventre. Ter-
rassés tous deux, ils roulent dans la poussière; tantôt Jaquez est
dessus, tantôt Juan : ils rugissent et se tordent.
L’un lève le bras et brise sa lame sur une pierre du mur, l’autre
lui cloue la sienne dans la gorge. Sanglants, tailladés, ils jettent
des râlements affreux, et ne semblent plus qu’une masse de sang
qui flue et se caille.
Déjà des milliers de moucherons et de scarabées impurs
entrent et sortent de leurs narines et de leurs bouches, et barbo-
tent dans l’aposthume 1 de leurs plaies.
Vers la nuit, un marchand heurta du pied leurs cadavres et dit :
— Ce ne sont que des nègres, et passa outre.

1. Apostume.

66
Don Andréa Vésalius
L’Anatomiste

Madrid
Cette nouvelle d’Andréa Vésalius étant terminée, elle fut portée à la
Revue de Paris et offerte à M. Amédée Pichot, comme traduite du
danois d’un supposé Isaïe Wagner; sa forme ne convenait point à ce
magasin littéraire, M. Amédée Pichot ne put l’insérer; mais en ayant
payé la traduction prétendue, il se servit du même héros pour bro-
der le charmant conte anatomique qu’assurément vous avez lu dans
ce recueil. Du reste, ce conte n’ayant aucun rapport de détail avec
celui-ci, nous ne venons donc réclamer pour Champavert que prio-
rité et trouvaille.
PÉTRUS BOREL

Chalybarium

À cette heure de nuit et de paix, où les cités semblent des nécro-


poles, une seule ruelle tortueuse de Madrid, artère obscure, bat-
tait encore et d’un pouls violent et fébrile; cette ruelle
somnambule de cette ville endormie, c’était la Callejuela casa del
Campo; à l’une de ses extrémités s’élevait une riche demeure,
habitée par un étranger, un Flamand. Les vitraux des croisées
resplendissaient des feux de l’intérieur, qui les projetaient obli-
quement, et les découpaient sur la face noirâtre de la maison vis-
à-vis, apparaissant dans l’ombre semée de gueules de fournaises,
de résilles ardentes et de filoches d’or.
La porte de cet hôtel était grande ouverte, et laissait voir un
vaste porche à voûte d’arête, à clef pendante, au pied d’un grand
escalier de pierre, à balustrades taillées à jour comme l’ivoire
d’un éventail et tout parsemé de fleurs odorantes.
C’était, pour plaisamment dire, le carnaval des murailles,
toutes leurs parois étaient travesties et masquées sous des tapis-
series, des velours et des lampadaires étincelants.
Quelques hallebardiers chevalaient de long en large à l’entrée.
Quand les cris de la foule, ameutée au-dehors, s’apaisaient par
intervalles, on distinguait une symphonie douce et dansante qui
descendait le long de l’escalier et faisait parler la voûte sonore.

69
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

Tout le palais était fêtoyant, mais une tourbe de basses gens


hurlait, et se ruait à la porte; c’étaient les orgues du temple, et
tout au bas les truans 1 sur la dalle du parvis.
Tantôt des hourras affreux, tantôt des ricanements et des
bruits de cuivre, qui se prolongeaient de groupe en groupe dans
l’obscurité, et s’affaiblissaient comme des rires sataniques que
promènent des nuées.

— Le docteur a bien choisi son jour de noces, un samedi, fête


du sabbat, un sorcier ne pourrait mieux faire, dit une vieille
édentée, blottie dans l’ébrâsement 2 d’un guichet.
— C’est vrai, ma mie; et sur Dieu que j’adore! si tous ses
clients défunts s’y rendaient, la ronde ferait le tour de Madrid.
— Mais, que serait-ce donc? reprit la première vieille, si tous
ces pauvres Castillans que ce bourreau de mort a épluchés, que
Dieu les en dédommage! venaient lui réclamer leur peau?
— On m’a assuré, dit un petit homme barbu, enfoui dans la
foule et se haussant sur la pointe du pied, qu’il déjeûne 3 souvent
avec des côtelettes de chair qui ne vient pas de la boucherie.
— C’est vrai! c’est vrai!
— Non, non, c’est faux! criait un grand jeune homme, accolé
au treillis d’une croisée, c’est faux! demandez à Rivadeneyra, le
boucher.
— Silence! te tairas-tu? criait plus haut encore, un homme
embossé dans une cape brune et le sombrero sur les yeux, ne le
reconnaissez-vous pas? c’est Henrique Zapata, l’apprenti écor-
cheur! c’est juste, Verdugo et Ahorcador se soutiennent. Je gage
que si on fouillait sous son pourpoint, on trouverait quelque
main ou quelque jambe.
— Quelle idée! ce vieux mange-mort prendre une jeune
femme! répliqua la vieille; si j’étais le roi Philippe, j’empêcherais
bien cet ogre…
— Oh! bien oui, dit l’inconnu en cape brune, Philippe II le
protège, ce chien de Flamand; encore hier, Torrijo, le boulanger

1. Truands.
2. Ébrasement.
3. Déjeune.

70
PÉTRUS BOREL

de la Cebada, a disparu, à coup sûr pour le pâté de noces; c’est


une horreur! il faut en finir!
— Le roi a beau le protéger, murmurait le peuple, il faut le
brûler vif.
— Chrétiens! cet homme est un hérétique! un nécroman! un
Flamand! Il mérite la mort! dirent alors bénignement quelques
moines du couvent de Nuestra Señora de Atocha, nouvellement
fondé par les pères Garcia de Loaysa, inquisiteur général, arche-
vêque de Séville, et Fray Juan Hurtado de Mendoza, confesseur
de l’empereur Carlos V, auxquels se joignirent en masse les reli-
gieux du couvent royal de San Geronymo.
— À mort! criait la foule, que repoussaient les hallebardiers,
lui jurant à la face.
— À mort! répétait le cavalier emmantelé.
— À mort! hurlaient les moines qui, crucifix au poing, atti-
saient la populace. À mort! mettons le feu!
Tout à coup, l’imminent orage éclata. Des cris de rage et de
mort pleuvaient; la tourbe se ruait dans le porche, un moine
brandissait une torche sur sa tête; mais, les hallebardiers,
secourus par Henrique Zapata et plusieurs autres écoliers, résis-
tèrent vigoureusement et firent battre en retraite à cette canaille
déchaînée, ce qu’elle fit en mugissant; en revanche le vacarme
redoubla : elle frappait sur des cloches, des lames, des chau-
dières; c’était un tonnerre cinglant, abasourdissant, une sym-
phonie presque homicide.

71
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

II

Saltatio, turba, mors

Dans les salons, une hilarité cordiale ou goguenarde régnait : on


ne s’occupait nullement du bruit extérieur, l’usage étant de faire
pareille cérémonie lorsqu’un vieillard épousait une jeune fille.
Une cape brune était suspendue à l’entrée de la galerie qui
servait de vestiaire. La mariée dansait avec un beau cavalier
qu’on n’avait encore qu’entrevu dans la soirée; ils paraissaient
plus occupés de leurs chuchotements que de leur danse. Le
marié, à l’autre angle du salon, courtisait une fillette de sa
parenté.
La grande salle se terminait par une loge ouverte sur un préau;
elle était couverte de conviés, dames, cavaliers, vieux, duègnes,
qui, sous prétexte de respirer l’air frais de la nuit, venaient
donner libre essor à leur satire, à leur méchanceté. C’était un
conflit d’incidences, d’interlocutions; un orchestre de voix flû-
tées, sourdes, éraillées, chevrotantes; une collection de minois et
de mines ridées par le gros rire ou avivées par un sourire malin,
trahissant des claviers d’ivoire, ou des bouches crénelées comme
un donjon, ou denticulées comme la corniche de la voûte.
— Quelle est donc le beau cavalier avec lequel minaude
l’épousée?
— Señorita, vous êtes méchante!
— Ha! ha! ha! regardez donc là-bas don Vésalius, échâssé
dans ses calzas bermijas et son pourpoint noir; par Mahom! ses

72
PÉTRUS BOREL

jambes dans ses bottines ne vous semblent-elles pas des plumes


dans un encrier? Voyez-le donc sauter avec Amalia de Cardenas,
rondelette, fraîche et rose; ne vous semble-t-il pas monseigneur
Saturnus?
— Ou la mort qui fait danser la vie.
— La danse d’Holbein.
— Dites donc, Olivares, que fera-t-il con su Machacha?
— Une leçon d’anatomie.
— La conversation.
— Merci pour la Novia!
— Voici la sarabande terminée, voyez-le baiser la main de
notre cousine Amalia.
— Ce n’est point une noce bourgeoise, un saraguete 1, mais
bien un brillant sarao.
— Où donc est l’épousée?
— Où donc est le beau cavalier?
— Don Vésalius la cherche, tout effaré; busca, busca, perro
viejo!
— Va donc lui demander, Olivares, à lui, qui passe pour sor-
cier, ce que fait Maria en ce moment.
— Ami! ne mettons pas le doigt entre le marteau et l’enclume.

La danse reprit; Vésalius réinvita Amalia de Cardenas, qui fit


une plaisante moue, et lui riait au dos.
La mariée n’était plus au salon, ni la cape brune au vestiaire,
et, dans un corridor obscur, on entendait des pas et ceci :
— Couvre-toi de cette cape, Maria, vite, partons!
— Alderan, je ne puis.
— Moi, te laisser la proie de ce Vésalius? non pas, tu m’appar-
tiens! En mon absence tu me trahis, je l’apprends, j’arrive en
hâte, ce matin même, je me mêle à la fête, je te tiens seule, à
l’écart, et je te dis partons, et tu refuserais? Oh! non pas, Maria,
tu t’abuses! viens; il est temps encore, romps ce lien ignomi-
nieux, nous serons heureux : je serai tout à toi, à toi seule et pour
toujours! Viens, Maria!…

1. Saragüete.

73
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

— Alderan, ma famille m’a imposé ce joug, je le subirai. Mais,


tu seras toujours mon amant! je serai toujours ton amante!
Qu’importe cet homme? qu’est-ce? un valet de plus, une tenture
qui voilera notre mystérieux amour. Laisse-moi, laisse-moi,
adieu!
— Ainsi, tu ne veux pas, Maria, c’est bien! va te salir à cet
homme! Accomplis ta volonté, j’accomplirai la mienne; va!… Et,
la repoussant de ses bras, elle s’enfuit brusquement de la galerie
au salon.
Alderan resta comme abîmé quelques instants; il blasphémait,
il heurtait du pied, puis, subitement, il disparut dans la profon-
deur.

Pendant ce temps, la foule s’était accrue comme un étang par


un orage. Le tumulte devenait de plus en plus intense et le bac-
chanal terrifiant. La populace avait repris sa première audace, et
s’étant rapprochée peu à peu, elle riait sous la barbe des hallebar-
diers. Des imprécations, des cris de mort grondaient de nouveau;
on lançait des pierres dans les vitrages, on barbouillait les murs
de sang de bœuf et de fiente; quand, tout à coup, les groupes
s’ouvrirent pour faire passage à une femme échevelée, qui hurlait
comme un chien à la lune; c’était la Torrija, la boulangère, qui
venait réclamer son époux, et demander vengeance.
— C’est la Torrija, la boulangère, disait-on de toutes parts;
puis, la meute attendrie fit un long silence, et la Torrija sanglotait
et poussait des rugissements.
Alors, l’homme en cape brune montant sur les degrés, cria
d’une voix forte : — Amis! faisons justice! lâche, qui ne suivra
point! Vengeance! mort à Vésalius! mort au nécroman!
La réplique fut une grêle de pierres dans les fenêtres et sur les
hallebardiers qui rétrogradèrent jusqu’à l’escalier. La tourbe se
vomit dans le porche, se jette sur les piques en arrêt, qu’elle
arrache et brise; elle gravissait la montée et pourfendait la porte
du salon, quand, au loin, un galop se fit entendre. — Sauve qui
peut, ce sont les alguazils! — Saisie d’une terreur panique, elle
redescend l’escalier, se précipite dans les corridors ou par les
fenêtres; quelques braves, seuls, attendent de pied ferme.
— De par le roi, retirez-vous!

74
PÉTRUS BOREL

— Le roi punit de mort les meurtriers, les hérétiques, les


sorciers! à mort le Flamand!
— Au nom du roi, retirez-vous!
Alors les alguazils entrent à cheval dans le porche; une pluie
de meubles les accueille, ils ripostent par une mousqueterie qui
renverse les plus audacieux. L’homme en cape brune, poussant
un cri, porte la main à son flanc. Sains et blessés prennent la
fuite, cinq cadavres seulement restent sur le carreau.
Soudain, le palais et la rue devinrent mornes. Le guet enlevait
les corps des vaincus; les conviés, tremblants, s’échappaient par
l’arrière. Les portes se verrouillèrent, les lampes s’éteignirent,
après une scène de vie, une scène de mort. Seulement, en aile,
dans le logis de Vésalius, deux fenêtres flamboyaient dans l’obs-
curité.

75
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

III

Quod legi non potest

À travers les panneaux effondrés de la porte du salon, Maria avait


aperçu l’homme en cape brune, atteint d’un coup de feu; à son
cri déchirant, elle s’était évanouie; on l’avait transportée dans sa
chambre sur un canapé, où elle était depuis longtemps étendue
négligemment; Vésalius, à genoux auprès d’elle, larmoyant et
tremblant, lui baisotait les mains et le front.
— Comment te trouves-tu, Maria, mon amour?
— Mieux; mais tout est-il apaisé?
— Oui! cette laide populace a été mise à la raison. Conçoit-on
ce que ces bonnes gens ont contre moi? moi, paisible et retiré,
passant obscurément mes jours dans la sombre étude de l’anato-
mie, pour le bien de l’humanité, pour le progrès de la science,
pour la gloire de Dieu! Ces bonnes gens demandent ma tête, ils
me croient sorcier; tous ceux qui disparaissent de la ville, c’est
moi, Vésalius, qui les fais enlever pour mes expériences. La
masse sera donc toujours laide et bête! bête et ingrate! Voilà
donc le sort qui sera réservé à tous ceux qui se dévoueront pour
elle! à tous ceux qui viendront lui annoncer une route, une
parole neuves. Elle a crucifié Jésus de Nazareth, et ri à la face de
Christophus Colombus. La masse sera donc toujours laide et
bête! bête et ingrate!
— Chassez ces pensers noirs, Vésalius; mais, franchement,
cette échauffourée n’est pas faite pour conquérir son amour.

76
PÉTRUS BOREL

— Oh! que m’importe, après tout, l’amour de cette populace,


pourvu que j’aie le tien, Maria! Oh! tu m’aimes, est-ce pas? tu
m’aimes un peu?
— Pouvez-vous bien encore me faire pareille question?
— Je sais, Maria, que je suis vieux, et quand on est vieux, on
doute; je sais que je suis sans galanterie, cassé par les veilles,
amaigri, et presque pareil aux squelettes de mon ouvroir; mais
mon cœur est jeune et chaleureux! Vois-tu, la passion que je
ressens pour toi n’est point une passion rancie; sous une vieille
enveloppe, c’est une âme neuve que je t’apporte; j’ai bien
rencontré des femmes dans ma vie, mais nulle, je te le jure,
n’alluma en moi pareil feu. Fatalité! fallait-il donc arriver à la
décrépitude pour connaître l’amour et ses violences? Maria,
habitue tes regards au coffre grossier emprisonnant ma jeune
âme; la sève bout sous l’aubier du chêne centenaire.
Maria lui jeta un bras autour du cou, passant sa bouche sur
son crâne chauve et sa barbe blanchie; Vésalius pleurait de joie.
Heure du coucher! heure si délirante, si palpitante de pudeur
et de volupté! heure qui confond des êtres, qui avive et qui noie
le désir! heure du coucher, trahissant mensonges ou beautés!
heure, trop souvent, de pénibles contrastes! heure parfois bien
fatale!…
L’épousée rejetait gracieusement sa robe nuptiale et ses
joyaux; la rose semblait se dépouiller de ses périanthes; c’était
une beauté castillane comme on en voit dans les rêves!…
Vésalius rejetait gauchement ses vêtements de fête et dévoilait
sa laide charpente; c’était une momie développant ses bande-
lettes!

La lampe soufflée brusquement, les anneaux des courtines


crièrent sur leurs tringles; il se fit un calme profond, çà et là
tumultueusement interrompu; pourtant on n’entendit point
Maria jeter le cri…
Mais, fort avant dans la nuit, des caresses et des baisers sans
réponse, puis des murmures et des malepestes, et le savant pro-
fesseur d’anatomie qui répétait tremblant :
— Oh! ne va pas croire que ce soit faiblesse, Maria! c’est la
violence de mon amour qui me brise, tes beautés me font tout
honteux, il me semble que j’attouche à quelque chose de bénit, je

77
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

t’aime tant, Maria, je t’aime tant! Mais ne va pas croire que ce


soit faiblesse! Demain, au jour, je te ferai voir dans vingt auteurs,
tu verras dans Mundinus, dans Galianus, dans Gonthierus
Andernaci, mon maître, et premier médecin de François Ier de
France, tu verras qu’au contraire c’est puissance, excès d’amour,
je t’aime tant, Maria!
Il faut croire que cet excès d’amour ne s’apaisa point, car à
peine quelques jours s’étaient écoulés, que Maria occupait dans
une autre aile un appartement isolé, avec une ancienne gouver-
nante du professeur qui lui était toute vendue, et qu’il avait
métamorphosée en duègne pour son épouse. Le hibou ne voyait
plus sa tourterelle qu’aux heures du repas; ils se traitaient avec
toute la froideur et la politesse serrée d’étranger à étranger.
Vésalius s’était de nouveau fiancé à l’étude; engoncé dans ses
recherches, il passait du laboratoire à l’amphithéâtre et de
l’amphithéâtre au laboratoire.
Pubères et nubiles, voici l’enseignement que vous pouvez
trouver en ceci : c’est qu’il ne faut pas, autant que faire se peut, si
vous avez les passions ardentes, épouser un docteur des facultés,
un membre de l’académie des Inscriptions et Belles-Lettres, et
par-dessus tout un immortel de l’académie des Quarante Fau-
teuils et du dictionnaire inextinguible.

78
PÉTRUS BOREL

IV

Nidus adulteratus

Environ une olympiade après toutes ces choses, la dona Maria,


qui, contre la coutume, n’avait point paru à table depuis quel-
ques jours, fit appeler Vésalius, son mari. Aussitôt il se rendit près
d’elle; blême, défaite, yeux cernés, voix éteinte, elle était étendue
sur son lit. Vésalius, approchant un fauteuil, s’assit, et se pencha
pour écouter. Maria, sentant un souffle chaud glisser sur son
front, souleva sa paupière plissée, reconnut Andréa Vésalius, et,
soupirant, se prit à dire d’un ton agonisant :
— Vous êtes monseigneur et maître Andréa! Je me sens faiblir
à chaque instant; bientôt je serai aux pieds de Dieu, juge austère;
et je suis impure! j’ai tant péché contre vous! Mais la pécheresse
implore son pardon. Ne vous emportez point; vous êtes un
homme sage, vous êtes mon bon époux et mon maître! laissez
que je vous mette mon âme tout à jour.
— Señora, vous n’êtes point aussi bas que vous paraissez le
croire; votre esprit s’est frappé.
— Nul ne sent mieux son mal que le patient. Quelque chose
crie en moi, que ma fin est proche. Vous êtes mon époux et mon
bon seigneur : écoutez, et pardonnez; peut-être même serai-je
excusable en quelques points.
Nous avions fait tous deux un serment à l’autel; tous deux,
nous y avons été infidèles; moi, parce que j’étais jeune et sura-
bondante de vie, et vous, parce que vos cheveux étaient blanchis

79
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

par l’étude, et votre corps brisé par le travail. Malheur! malheur!


que d’en être à maudire sa jeunesse! Ô Vésalius, si vous saviez ce
que c’est d’être jeune femme, si vous saviez tout ce qui se passe
en elle, ô Vésalius, vous me pardonneriez!
Écoutez froidement :
Or donc, je dis que je suis adultère, que je vous ai trompé
lâchement. Je suis bien criminelle, Andréa! j’ai introduit dans
votre demeure mes amants, je les ai enivrés de votre vin, je les ai
gorgés à votre table; et, pendant que vous étiez plongé dans
l’étude ou dans le sommeil, avec eux je riais de vous; notre sale
iniquité se jouait de votre bonhomie; vous étiez l’aliment de nos
risées, est-ce pas? c’est bien infâme!… Ce lit même, là, sur
lequel je meurs, est encore frémissant de nos lascivetés; et Dieu
m’appelle à lui! et je meurs!… Oh! si vous me repoussiez…
Sa voix alors s’étouffa dans les sanglots; puis, après un
moment de silence, elle reprit distinctement :
— Déjà, j’ai été bien amèrement punie, bien atrocement! Il
faut qu’une femme adultère soit bien repoussante! il faut qu’elle
traîne bien du dégoût avec elle! J’ai eu, depuis notre alliance,
trois amants; mais, en vérité, tous trois, je ne les possédai qu’une
seule fois. Quand, après de longues cours, je cédais à leur
obsession; quand je leur livrais mon corps, une part de ce lit…
Oui, il faut qu’une femme coupable soit bien repoussante!… Au
jour, quand je m’éveillais, j’étais seule! et je ne les revis jamais,
jamais! Peut-on être plus sévèrement châtié? Le crime est lié à la
peine : le crime appelle le supplice; et s’il faut tout dire, pour
obtenir rémission, vous êtes miséricordieux, Andréa! Le dernier,
je l’ai aimé éperdument, d’un amour sans bornes, voyez-vous! Sa
perte m’a tuée, moi; délaissée par lui, j’en meurs!… Maintenant,
j’ai tout dit : au nom de Nuestra Señora de Atocha, au nom de san
Isidro Labrador, au nom de san Andres, votre patron, au nom de
mon père, votre Tocayo, votre Colombroño, pardonnez à la faible
femme qui vous a tant offensé; que votre bénédiction la purifie;
oh! pardonnez-lui, elle meurt…
Et, lui prenant la main, elle la couvrit de larmes et de baisers;
Vésalius la retira rudement, repoussa son siège, et lui dit d’une
voix concentrée :
— Levez-vous, Maria; suivez-moi.
— Je suis défaillante, et ne puis.

80
PÉTRUS BOREL

— Je vous ai dit de me suivre.


Maria, se dressant avec peine, s’enveloppa d’un peignoir, et
suivit, chancelante, Vésalius qui descendit le grand escalier, tra-
versa le préau, ouvrit une porte basse, percée de barbacanes, qui
donnait entrée dans un petit bâtiment éclairé par de grandes
baies à croisées de pierre. Cette espèce de guichet se referma sur
eux, et les verroux 1 à l’intérieur grincèrent dans leurs vervelles 2.

1. Verrous.
2. Vertevelles.

81
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

Opificina

Nous voici dans l’ouvroir ou laboratoire de Vésalius : une grande


salle carrée, en arc de cloître, à murailles et dalles de pierre.
Quelques tables de bois sales et graisseuses, quelques établis,
deux ou trois cuviers, un bahut et des armoires formaient tout
l’ameublement. Quelques chaudrons étaient épars à l’entour
d’une cheminée, dont le manteau évasé descendait de la voûte; à
sa crémaillère, était suspendue une chaudière qui bouillonnait
sur un feu ardent. Les établis étaient chargés de cadavres
entamés; on foulait aux pieds des lambeaux de chairs, des mem-
bres amputés, et sous les sandales du professeur se broyaient des
muscles et des cartilages. Sur la porte était appendu un squelette,
qui, lorsqu’elle était agitée, bruissait comme ces bougies de bois
que les chandeliers suspendent pour enseigne, quand elles sont
remuées par la bise. La voûte et les parois étaient couvertes
d’ossements, de râbles, de squelettes, de carcasses, quelques-uns
humains, mais le plus grand nombre de singes et de porcs, ani-
maux les plus approchants, par leur charpente, de l’ostéologie
humaine, ayant servi aux études d’Andréa Vésalius, le premier,
pour ainsi dire, qui fit de l’anatomie une science réelle, qui osa
disséquer des cadavres, même de chrétiens orthodoxes, et tra-
vailler sur eux publiquement. Ce n’est pas que, bien avant, vers
1315, Mundinus, professeur à Bologne, avait offert le spectacle
nouveau de trois squelettes humains disséqués. L’audacieux

82
PÉTRUS BOREL

scandale ne fut point répété, l’Église le prohibait formellement


comme un sacrilège. Effrayé lui-même de l’édit encore chaud de
Boniface VII, Mundinus ne tira point grand avantage de ses
recherches. Le contact ou le simple aspect d’un cadavre, chez les
anciens, imprimait une souillure que force ablutions lustrales et
autres expiations pouvaient à peine effacer. Dans le Moyen Âge,
la dissection d’une créature faite à l’image de Dieu passait pour
une impiété digne de l’échafaud.

83
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

VI

Enodatio

— Maintenant, ici, dans ce laboratoire, que me voulez-vous,


Vésalius? répétait Maria pleurante : que me voulez-vous? Je ne
puis rester, l’odeur putride de ces corps me suffoque, ouvrez que
je sorte, je souffre horriblement!
— Non, que m’importe! Écoutez à votre tour : Vous avez eu
trois amants, est-ce pas?
— Oui! monseigneur.
— Vous les enivriez de mon vin, est-ce pas?
— Oui! monseigneur.
— Eh bien, ce vin n’était pas pur, votre duègne y versait un
narcotique, de l’opium, et vous dormiez longtemps et profondé-
ment, est-ce pas?
— Oui! monsieur, et au réveil j’étais seule.
— Seule, est-ce pas?
— Oui! monseigneur, et je ne les revis jamais.
— Jamais! C’est bien! Mais venez donc!…
Et l’étreignant par un bras, il l’entraîna au fond de la salle; là il
ouvrit une armoire dans laquelle était accroché un squelette com-
plet avec ses articulations naturelles, et d’une blancheur d’ivoire.
— Reconnais-tu cet homme?
— Quoi! ces ossements?…
— Reconnais-tu ce pourpoint, cette cape brune?

84
PÉTRUS BOREL

— Oui! monseigneur, c’est la cape du cavalier Alderan!


— Regardez donc bien, señora; et reconnaissez aussi ce beau
cavalier qui portait cette cape, avec lequel vous dansâtes si
galamment à nos noces?
— Alderan!… — Maria jeta un cri qui eût évoqué des morts.
— Au moins, doña, vous voyez que tout est profit à la science,
lui dit-il, se retournant vers elle d’un air froid; vous le voyez, la
science vous a de grandes obligations.
Puis, ricanant, il l’emmena vers une espèce de châsse ou de
cage garnie de verrières, qui laissaient voir un squelette humain
conservé prodigieusement; les artères étaient insufflées d’une
liqueur rouge, et les veines d’une liqueur bleue; cette charpente
osseuse semblait enveloppée de réseaux de soie; l’étude en était
facile; quelques touffes de barbe et de cheveux adhéraient
encore.
— Celui-ci, doña, le remettez-vous en votre mémoire? Voyez
sa belle barbe et sa blonde chevelure.
— Fernando!!! Vous l’avez tué?…
— Jusqu’ici, n’ayant point encore disséqué de corps vivants,
on n’avait eu que de vagues et imparfaites notions sur la circula-
tion du sang, sur la locomotion; mais, grâce à vous, señora! Vésa-
lius a levé bien des voiles, et s’est acquis une gloire éternelle.
Alors, la saisissant par la chevelure, il traîna Maria vers un
énorme bahut, dont il souleva le couvercle avec peine; par les
cheveux il la penchait sur l’ouverture.
— Enfin, regarde encore ceci! c’est ton dernier, est-ce pas?
Le bahut contenait des bocaux pleins d’essences où trem-
paient des portions de chair et de cadavre.
— Pedro! Pedro!… vous l’avez donc tué aussi?
— Oui! aussi!…
Alors avec un râle affreux, Maria tomba massivement sur la
dalle.
Le lendemain un convoi sortit de l’hôtel.
Les fossoyeurs qui descendirent la bière dans les caveaux de
Santa Maria la Mayor remarquèrent entre eux, qu’elle était
lourde et sonore, et qu’un bruit s’était fait dans sa chute, qui
n’était pas le bruit d’un corps.

85
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

Et la nuit suivante, à travers les barbacanes de la porte, on


aurait pu voir Andréa Vésalius, dans son laboratoire, disséquant
sur son établi un beau cadavre de femme, dont les cheveux
blonds tombaient jusqu’à terre.

86
PÉTRUS BOREL

VII

Affabulatio

À cette opulente cour de Madrid, gorgée de tous les trésors du


monde de Christophe Colomb, et qui dominait puissamment
toute l’Europe, Andréa Vésalius se reposait dans sa gloire, riche
et hautement considéré. Entre l’Inquisition et Philippe II, il favo-
risait autant qu’il était possible l’étude de l’anatomie, quand une
accusation vint le précipiter dans d’horribles malheurs.
Faisant en public l’autopsie du cadavre d’un gentilhomme, le
cœur parut palpiter sous le tranchant du scalpel. La rancunière
Inquisition, l’accusant d’homicide, demanda la mort du savant,
et Philippe II obtint très difficilement que la peine fût commuée
en un pèlerinage en Terre sainte. Vésalius s’achemina vers la
Palestine avec Malatesta, chef des troupes vénitiennes.
Après avoir bravé bien des dangers dans ce scabreux voyage, il
fut à son retour jeté par la tempête sur les côtes de Zante, où il
mourut de faim, le 15 octobre 1564.
La République de Venise l’appelait alors à l’université de
Padoue, veuve prématurément cette même année, de Gabriel
Falloppe, son élève.

S’il faut en croire Boerhave et Albinus, Andréa Vésalius périt


victime de ses éternelles goguenarderies sur l’ignorance, le cos-
tume et les mœurs des moines espagnols, et de l’Inquisition, qui

87
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

saisit avidement l’occasion de se défaire de ce savant fort incom-


mode.

La grande anatomie d’Andréa Vésalius, De Corporis humani


Fabrica, parut à Bâle, en 1562, ornée de figures attribuées au
Tiziano, son ami.

88
Three Fingered Jack
L’Obi

La Jamaïque
… Tous nés sur cette terre,
Portez comme des chiens la chaîne héréditaire,
Demeurez en hurlant…
Pour Jacoub, il est libre, il retourne au désert.
ALEXANDRE DUMAS.

When fortune means to men most good,


The louks upon them with a threat’ning eye
SHAKESPEARE.

Ambitieux à jalouse, corsaire à corsaire et demi.


ANDRÉ BOREL.
PÉTRUS BOREL

Next night, at the three palm-trees

— Abigail, Abigail, contez-nous, contez-nous un conte!… criait


une troupe d’enfants à peau d’ébène, d’ivoire, de buis ou de
cuivre, qui, suçant de longues cannes à sucre, jouaient sur le gra-
vier, aux pieds d’une jeune noire, naïvement belle, parée d’une
simple toile. Abigail — c’était le nom que lui avait imposé son
maître puritain —, assise à terre à la porte d’une riche habitation,
portait, juchée sur son joli doigt, un haras 1 blanc qu’elle
caressait; tantôt, lui fredonnant cet air créole des Antilles fran-
çaises, dont assurément elle ignorait le sens :
Mounché Béqué li un boun blan,
Quand li coqué li payé comptant,
Résonnablement!

tantôt, calme, mélancolique, la tête penchée sur l’épaule, elle


paraissait enfouie dans les rêves intuitifs d’un bonheur à venir,
dont se bercent toutes jeunes femmes.
— Abigail! mais contez-nous donc un conte, criait toujours la
marmaille : nous serons bien sages, nous ne battrons plus le petit
John Blackheat!
La jeune fille fut arrachée à sa douce méditation.

1. Ara.

91
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

— Mais, enfants, que me voulez-vous?


— Un conte, Abigail!
— Un conte, je n’en sais pas, petits amis.
— Si, si, si, celui des pikarouns 1, tu sais?… qui t’emportaient,
et où l’obi, tu sais?…
Alors Abigail, tout en passant les doigts dans les plumes de son
haras, commença d’une voix lente, et toute la marmaille ouvrit de
grands yeux noirs et de grandes bouches à quenottes blanches.
En ce temps-là, on était en guerre, et les pikarouns de Hispa-
niola — San Domingo — la nuit faisaient souvent des descentes
dans l’île; ils enlevaient les noirs endormis dans leurs cases, pour
les revendre au marché de leur pays. Cette fois, malgré la vigi-
lance des seize bâtiments garde-côtes, ils s’étaient glissés dans
une crique, et aventurés jusqu’aux abords de Sainte-Anne. Arri-
vés ici, tous armés jusqu’aux dents, ils s’introduisirent à pas de
loup dans la plantation; ils avaient déjà emporté une centaine de
noirs dans leurs sloops, quand ils arrivèrent à la case où dormait
Abigail, votre bonne, qui vous aime quand vous êtes gentils; plu-
sieurs hommes qui ressemblaient à des monstres dans l’ombre s’y
précipitèrent, me saisirent toute sommeillante, me lièrent les
bras, et m’entraînèrent vers le rivage.
Remarquez bien, petits amis, que ces hommes méchants
étaient blancs, mais, quoique blancs, ils ne parlaient pas comme
les blancs d’ici, leurs mots qu’ils grondaient comme des chiens,
finissaient tous en o ou en a. Les sloops chargés de pauvres noirs
qui pleuraient et criaient malgré leurs bâillons, voguaient au
large, et moi-même j’étais dans un canot avec les derniers pika-
rouns restés en vigie; à peine fut-il démarré et lancé à quelques
verges de la côte, que nous entendîmes comme le bruit d’un
corps tombant dans l’eau, et aussitôt nous distinguâmes un noir
qui nageait en hâte vers nous. — Que biba?… crièrent les pika-
rouns, ce qui veut dire sans doute en leur baraguoin : gare à nous.
L’homme nageait impétueusement entre deux eaux, et s’étant
approché du canot dont il avait saisi le bord d’une main, un de
ces sauvages leva une hache pour le frapper alors que, sortant à

1. Picaros.

92
PÉTRUS BOREL

demi de la mer et donnant de tout son poids une secousse à la


barque, il la renversa sur lui, la faisant chavirer et submergeant
tous ceux qui la montaient.
Je reparus bientôt à la surface, et, soudainement, je me sentis
étreinte par le milieu du corps. Portée pour ainsi dire sur la rive
par le grand noir qui avait fait chavirer le canot, là, j’étais
étendue, suffoquée, ce brave jeune homme me prodiguait des
soins, il essuyait ma figure et mes cheveux trempés.
— Vous m’avez sauvée, oh! je vous dois la vie! lui dis-je reve-
nant à moi.
— Peu de gens me la doivent, répliqua-t-il sourdement.
— Mais laissez-moi que je baise vos mains, dites au moins
votre nom que je le bénisse.
— Mon nom… vous frémiriez!…
Tout à coup il se redressa au bruit de mousqueteries et de pas
et de cris approchants : c’étaient les colons voisins et les gens de
l’habitation, qui, éveillés par le tumulte des pikarouns, les cris des
noirs embarqués, accouraient tardivement à leur secours.
— Adieu, adieu, dit tout bas l’inconnu serrant mes doigts qui
craquaient dans sa rude main, adieu!…
— Mais votre nom, de grâce? Je suis Abigail, moi, fille de John
Fox!
— Moi, je suis pour les hommes moins qu’un chatpart 1 qu’on
chasse : je suis Three Fingered Jack du Libanus.
— Three Fingered Jack l’obiman?
— Oui, l’obiman!
Je poussai un cri de terreur; il disparut dans l’obscurité, et je
restai anéantie comme si j’étais tombée du soleil. Sitôt, tous les
colons arrivèrent sur le rivage, nulle barque n’y était amarrée
pour pouvoir chasser en mer, furieux ils firent plusieurs fusillades
qui ne portaient qu’à demi. Les pikarouns les saluèrent par des
ricanements lointains et des chants féroces qui étouffaient les
hurlements des pauvres noirs entassés.

1. Chat-pard.

93
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

Et la marmaille ouvrait de grands yeux noirs et de grandes


bouches à quenottes blanches; et, en ce moment, un sang mêlé
sortit de derrière la case, passa près, et dit : — Abigail, cette nuit
aux trois palmiers de la fontaine.

94
PÉTRUS BOREL

II

Voices in the desert

Il était nuit avancée, tout était replongé dans le néant du


sommeil, air, ciel et terre faisaient silence; et l’on n’entendait
épatement dans l’île, sur les montagnes, que les mélodieuses
euphonies des petits oiseaux qui ne chantent que lorsque la terre
est assourdie et que le ciel écoute, et, sous les trois palmiers de la
fontaine, une voix mâle disant :
— Abigail, trêve un instant : Amour! amour! C’est bien!…
mais je suis ambitieux. Je t’ai conviée cette nuit, vois-tu, pour te
faire des adieux pour quelque temps, et t’avouer un projet que
j’accomplis. Je suis ambitieux, t’ai-je dit, car sous un dehors fri-
vole je cache un cœur qui se ronge. Dans mes veines ruisselle un
sang qui me ravale, et ce front qui pense, et ces reins puissants se
courbent sous le fouet d’êtres stupides et féroces à peau blanche,
qui savourent mes sueurs, qui s’égaient au râle que m’arrache la
fatigue. J’ai assez souffert! cette lâche vie me tue, il m’en faut
une autre! L’esclave veut se redresser et briser ses garrots. Je suis
fier, vois-tu, je suis ambitieux, quelque chose en moi me pousse,
moi esclave, à la domination; enfant, je rêvais royauté, je rêvais
habits d’or, long sabre, cheval…
Pauvre Quasher! ta royauté, c’est le malheur!
Or donc, une occasion, un hasard se présente, je puis devenir
riche, grand; je puis être gorgé d’or! Ceux qui me repoussent

95
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

aujourd’hui bientôt me tendront la main, à mon tour je leur cra-


cherai à la face!
— Ô mon Quasher, restons pauvres, la richesse rend
méchant.
— La tête de l’obiman, Three Fingered Jack, est mise à prix, la
somme est énorme!… Je l’aurai!…
— Vous êtes fou, Quasher! vous attaquer à Three Fingered
Jack, un obi, vous êtes fou!…
— Je sais que Jack et son obi sont forts, mais Quasher et son
cœur sont forts aussi; d’ailleurs, suis-je pas résigné à la mort, plus
de vie ou vie libre!
— Non, non, Quasher, je t’en prie, garde bien ta vie; si tu
m’aimes restons pauvres, les pauvres seuls sont heureux, plus
heureux que leurs maîtres; restons où la fatalité nous a jetés!…
— Eh! pourquoi rester pauvres?…
— Ah! pourquoi! pourquoi! Quasher, tu le comprends trop
bien!
— Que peux-tu redouter, Abigail? je te rachèterai, je me
rachèterai, nous serons libres; nous aurons notre habitation à
nous, nous aurons nos esclaves à nous, nous pourrons nous aimer
tout le jour, être seuls à tous deux, à toute heure, partout où il
nous plaira; conçois-tu?… être libre!…
— Mon Quasher, vous êtes ambitieux, vous me le disiez, vous
vous en vantiez tantôt : quand vous serez riche, vous repousserez
du pied cette pauvre négresse qui vous aime tant, vous voudrez
une blanche d’Europe, je sens bien que je vous perds.
— Écoute, Abigail, une femme qui amollit un homme fort,
c’est une basse femme! Crois-tu que tes charmes soient assez
puissants pour me clouer à toi? crois-tu que je varierai à des
larmes? Non! tes embrassements sont vains! Je veux, Quasher a
dit : Je veux! sois confiante en lui, il t’a donné son amour, il t’est
resté fidèle, sur Dieu et sa parole, il est à toi pour la vie. Ne sois
ni soupçonneuse, ni jalouse, et c’est à tes pieds qu’il viendra
déposer cet or… Pleure, pleure, n’espère pas m’amollir.
Adieu!…

96
PÉTRUS BOREL

III

Hatsarmaveth Abraham Westmacot

Restée seule, Abigail se leva brusquement, mue par une profonde


jalousie et l’intime sentiment de la perte de son amant. Elle
redoutait, et sans doute avec raison, connaissant sa fière ambi-
tion et son audace, ou qu’il perdît la vie dans un pareil combat,
ou que, vainqueur, recevant la grosse somme promise, il ne se
livrât à tous ses goûts effrénés, à ses penchants glorieux, et que,
tuméfié d’orgueil et d’opulence, il ne détournât la tête à son
appel; qu’il ne la repoussât de sa case neuve, elle pauvre esclave
noire et bonne, pour ces grandes dames à beaux dehors qui col-
portent des cœurs secs, des âmes basses et vénales, chez tous les
jeunes hommes dont elles convoitent le bien, comme le scorpion
sa proie, ou que, plus sage, il ne se hâtât de faire choix parmi les
filles fortunées pour s’engraisser encore de quelque large patri-
moine, de quelque large dot. Cette pauvre enfant voyait son
abandon inévitable, et cette pensée déchirante l’accablait.

Au lieu de reprendre la route qui ramenait à l’habitation,


comme après une soudaine résolution, elle s’enfonça dans les
savanes, marchant sans cesse, se dirigeant vers les montagnes, se
cachant à l’approche des insulaires, évitant surtout la rencontre
des marrons et des cudjos. Ce pénible pèlerinage par les monts,
les fondrières, les ravines, les bois vierges, la harassait. Ses pieds
endoloris par la marche refusaient de toucher le sol. Elle n’avait

97
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

pris pour toute nourriture que quelques pommes des acajous


couvrant ses montagnes, et bu de l’eau des torrents où elle bai-
gnait ses jolies jambes enflées par la marche sur ces terres brû-
lantes.

Le troisième jour, vers cette heure de l’après-midi appelée


solennellement crépuscule par les faiseurs de romances à forté-
piano, et simplement entre chien et loup par madame de Sévigné :
à cette heure à laquelle la nature s’assombrit, et, mystérieuse, se
voile comme une belle dame qui abat le tulle de son chapeau, et
rend sa beauté douteuse aux regards avides, à cette heure où les
couleurs s’évanouissent et les contours se découpent nettement
comme des ombres phantasmagoriques sur une haute lice
azurée. Par une sente rapide et pierreuse bordée ou plutôt
embarrassée de mélèzes, Abigail, tête baissée appuyée sur une
branche flexible, se traînait comme ces pauvres voyageurs, qu’on
voit arriver le soir dans les faubourgs cherchant d’un œil éteint
l’enseigne consolatrice d’une auberge; la sueur ruisselait sur son
front; elle soupirait violemment, et jetait quelquefois des plaintes
quand son pied heurtait des cailloux. Ce sentier montait droit à
une roche ardue qu’il pourtournait; au sommet de ce rocher,
quelqu’un moins lassé, moins pensif, aurait remarqué un corps
allongé, noirâtre, immobile, semblant le mât rompu d’un navire
coulé, ou plutôt, un peulvan 1 druidique des dunes armoricaines
de la vieille Gaule. Abigail était à peine à trois cents pas de cet
être mystérieux, quand soudainement il fut éclairé par un phos-
phore accompagné d’une détonation semblable à celle d’une
arme à feu, qui gronda longtemps dans les plaines; elle poussa un
cri lamentable et tomba la face sur terre. Aussitôt, avec la vélocité
d’un lévrier qui se précipite sur le gibier atteint par le chasseur, le
gnome noir descendit la roche et la sente, volant droit à Abigail; à
son aspect il recula consterné, laissant tomber ce mot : — Une
femme! — Se heurtant la poitrine et s’agenouillant il la souleva
et l’étendit sur des herbes. Ce fantôme était simplement un noir

1. Peulven.

98
PÉTRUS BOREL

d’une haute stature, portant une longue carabine comme les


Bédouins, un grand sabre et un coutelas à la ceinture.
— Femme, femme! vous êtes blessée! répétait-il, tâchant
d’adoucir la raucité de sa voix.
Mais Abigail restait muette en sa douleur; la balle l’avait
frappée dans les chairs de la jambe. Le noir, écartant sa robe, et
accolant ses lèvres sur la plaie, pompait le sang épanché. Un
voyageur témoin de cette scène si effroyable en apparence, sans
doute, aurait pensé voir un vampire se repaissant d’une femme.
Puis ensuite il versa l’eau-de-vie de sa gourde sur des feuillages,
ceignit cette compresse sur la blessure, et lui frotta les tempes du
reste de la liqueur. Bientôt, Abigail rouvrit les yeux et les égara
autour d’elle.
— Femme, n’ayez peur, l’homme que vous avez près de vous
est votre ami.
— C’est vous qui m’avez tuée cependant, répondit-elle, se
soulevant et s’adossant contre un arbre.
— Ne m’en voulez pas, femme! Jack a tant d’ennemis, qu’il
ne peut laisser aborder sa retraite. La faible lueur du couchant
m’a trompé, j’ai cru frapper un homme. Pardonnez-moi, ce sont
les hommes que je hais, parce qu’ils sont lâches et féroces,
d’autant plus féroces qu’ils sont d’autant plus lâches. Consolez-
vous, la blessure n’est pas grave.
— N’avez-vous pas nom Jack Three Fingered?… Oh! béni soit
Dieu! je vous trouve enfin, je vous cherchais.
— Eh! pourquoi?
— Je suis Abigail, avez-vous souvenance d’elle?
— Non.
— Vous rappelez-vous cette femme que vous sauvâtes, il y a
deux ans, des pikarouns qui l’emportaient?
— Quoi, c’est vous!
— Jack, votre tête est à prix.
— Je le sais.
— Je vous dois la vie, et si je suis venue dans ces montagnes
vous chercher, c’est pour acquitter cette dette; tenez-vous sur
vos gardes, Quasher, pour remporter le prix de votre sang,
viendra ces jours-ci vous pourchasser et vous tuer.
— Me tuer… redit froidement Jack.
— Évitez-le bien, mais ne me le tuez pas, je vous prie!

99
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

— Femme, je te remercie, oublie le mal que je t’ai fait malgré


mon cœur.
— Oh! si je vous pardonne! ne vous dois-je pas la vie? Vous
avez disposé de votre bien.
— Femme, maintenant, que veux-tu que je fasse de toi? Veux-
tu venir reposer dans mon repaire?
— Il y a trois jours que j’ai quitté l’habitation de mon maître, il
doit être bien inquiet; si je n’étais blessée…
— Oh! si ce n’est que cela, reprit Jack, tiens, prends cela en
souvenir de moi, porte-le toujours sur toi, avec cela, tu seras
forte. — C’était un sachet obien. — Et, levant doucement Abi-
gail, il la chargea sur ses épaules robustes, descendit le sentier et
disparut sous les acajous.

Le jour commençait à poindre, cependant tout dormait encore


aux environs de Sainte-Anne, quand parut, devant l’habitation,
Three Fingered Jack chargé d’Abigail. Il la portait aussi légèrement
qu’une jeune fille porte son urne à la fontaine. S’étant approché
de la case, il la déposa à l’entrée.
— Adieu, Abigail!
— Adieu, Jack, veillez bien sur vous!
L’obi heurta rudement la porte de son coutelas et s’enfuit
prompt comme un cerf.
Hatsarmaveth Abraham Westmacot sortit accompagné, ren-
contrant du pied cette femme étendue et sanglante, il jeta un cri
d’effroi.
— Calmez-vous, n’ayez peur, mon maître; c’est votre servante
Abigail!
— Abigail!…
— Oui!… des marrons, après m’avoir blessée, m’avaient
emmenée dans les montagnes, et m’ont rejetée à votre porte.

100
PÉTRUS BOREL

IV

Tiresome chapter

Avant d’aller plus avant, comme j’ai déjà parlé d’obi, d’obiman, et
de sachet obien, il est bon que je dise à vous autres Européens ce
que c’est qu’un obi.
Quant aux érudits qui croiront le savoir, ou qui auront lu ce
qui suit dans le docteur Mosely, ils n’auront qu’à passer ce cha-
pitre pédantesque et académiquement fastidieux.
Le docteur Mosely, auquel je dois cette histoire jamaïcaine,
prétend gravement, dans son Traité du Sucre, Treatise of Sugar, que
l’obi et la filouterie ou le jeu sont les seuls exemples qu’il ait pu
découvrir chez les natifs de la terre d’Afrique, dans lesquels un
effort de combinaisons d’idées ait jamais été démontré.
Ah! master doctor Mosely, vous n’étiez pas négrophile!
Pauvre bon homme! il ne se doutait guère, en écrivant à la
Jamaïque sur ses cannes à sucre, qu’il se faisait une postérité, et
qu’il serait question de lui, de son Treatise of Sugar, et de son récit
de Jack, en 1832. Ô incompréhensible encatenation 1 des événe-
ments! Il a fallu pour en venir là qu’un montagnard alpestre
naquît, descendît, et cherchant à user sa vigueur parmi les
hommes de la plaine, se prît à farfouiller un bouquin anglais.

1. Concatenación.

101
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

Généralement, le mot obi désigne doublement la magie et le


magicien; cependant, dans les colonies anglaises, on dit un
obiman. Je n’offrirai d’autres probabilités étymologiques, sur
l’origine et la signification de ce mot importé d’Afrique par les
noirs dans le monde de Christophe Colomb, que celle-ci : nobi 1
en arabe, veut dire prophète, et, certes, il y a un grand rapport
entre ces deux mots; retranchez par corruption au singulier la
nasale initiale comme les Arabes le pratiquent pour le pluriel, et
vous aurez le mot pareil; je ne donne pas cela comme article de
foi : cependant, je crois être, modestie à part, assez agréable
étymologiste; ayant fait force recherches paléographiques et
paléologiques, entre autres, à l’âge innocent de seize ans, un gros
in-folio, digne des bénédictins de Saint-Maur, sur l’origine des
noms propres d’hommes et de lieux, petit puits artésien de
science et d’érudition; je n’avais plus que quinze années de tra-
vail pour arriver à son parachèvement, et pour éditeur, en pers-
pective, que l’imprimerie royale qui n’imprime pas, quand je
l’abandonnai pour des œuvres plus digérées et beaucoup plus en
harmonie avec notre époque vernissée, que l’étude de Pasquier,
Fauchet, Ménage et P. Borel, etc., etc.
Après tout, je crois sincèrement que cette étymologie en vaut
bien d’autres, même celles de M. Arouet de Voltaire qui prétend
que boulevart 2 vient de ce qu’on y jouait aux boules, et que
c’était vert. Voir son Dictionnaire philosophique, au mot philoso-
phique Boulevart.

La science de l’obi est très étendue, plus étendue que la phar-


macologie et la pharmacochimie, et, s’il y avait un examen à
passer pour être reçu obi, plus d’un de nos brillants pharma-
copoles aurait le nez cassé et serait bouté hors; je ne connais de
profondément dignes, que M. Roux avec son paraguai 3, maître
Guérin avec sa mixture, et le parabolain Labarraque avec son
chlore; tous trois passés maîtres en obi, et que pourtant d’ignares

1. Nabi.
2. Boulevard.
3. Paraguay.

102
PÉTRUS BOREL

envieux voudraient voir précipiter, pierre au cou, dans le pro-


toxide d’hydrogène séquanique.
L’obi, qui a pour but l’ensorcellement du pauvre monde, ou la
consomption par des maladies de langueur, le spleen, se fait de
boue de fosse, de cheveux, de dents de requins et d’autres créa-
tures, de sang, de plumes, de coquilles d’œufs, de figures de cire,
de cœurs d’oiseaux, de racines puissantes, d’herbes et de ronces
inconnues encore aux Européens, que les anciens employaient
aux mêmes usages. Certains mélanges de ces ingrédients sont
calcinés, ou enfoncés très profondément dans la terre, ou
appendus à la cheminée, ou placés sous le seuil de la porte de
celui qui doit subir le charme, avec accompagnement d’incanta-
tions et d’imprécations, proférées à minuit, ayant égard aux
phases et aspects de la lune.
Un nègre qui se croit ensorcelé par l’obi, s’adresse à un obiman
ou obiwoman, de même qu’un malade, malade par son médecin,
s’adresse à un apothicaire.
Des lois doucereuses ont été échafaudées dans les Indes occi-
dentales pour punir de mort les pratiques obiennes; elles sont res-
tées sans effet. Stupides législateurs! ce ne sont pas vos lois de
sang faites dans vos Indes, qui sauront anéantir l’effet d’idées,
dont l’origine est dans le centre de l’Afrique où vous allez mois-
sonner vos esclaves!
Notre vieux docteur Mosely, et toujours dans son Traité du
Sucre, Treatise of Sugar, dit avoir vu l’obi du fameux nègre, voleur
comme il l’appelle, Three Fingered Jack, terreur de la Jamaïque en
1780 et 1781, et que les marrons qui l’avaient tué, lui apportè-
rent. Cet obi consistait en un bout de corne de bouc, remplie
d’une compotion de poussière de tombeau, de sang d’un chat
noir et de graisse humaine, le tout broyé en manière de pâte — ce
n’est qu’après une savante et longue analyse, qu’il a pu formuler
ainsi ce programme. Un crapaud desséché, une patte de chat,
également noir, une queue de porc, une bande de parchemin de
peau de chevreau, sur laquelle étaient tracés des caractères avec
du sang, se trouvaient aussi dans son sac obien.
Ces choses, avec un sabre émoulu et deux fusils comme
Robinson Crusoé, composaient tout son obi, avec lequel et son
courage, en vrai highlander, il descendait dans les basses terres
dévaster et piller, pour subvenir à ses besoins. Son habileté à se

103
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

retraiter dans les fourrés difficiles dominant le seul accès où per-


sonne n’osait le suivre, terrifia les habitants, et défia pendant
deux ans le pouvoir civil et la milice des cantons voisins.
Il n’eut jamais de complice ni d’associé; dans les bois, aux
environs du mont Libanus, lieu de sa retraite, se trouvaient quel-
ques nègres fugitifs; les ayant marqués au front avec son obi, ils
ne pouvaient le trahir. Il ne se fiait à personne, il dédaignait toute
assistance, il volait seul, il soutenait seul ses combats, tuait
toujours ceux qui le poursuivaient, et le seul il grimpa plus haut
que le mont Spartacus.
Par sa magie, il était non seulement l’effroi des noirs, mais il y
avait beaucoup de blancs qui lui croyaient quelque pouvoir sur-
naturel. Dans les climats chauds, les femmes se marient fort
jeunes et souvent avec une grande disparité d’âge; Jack passait
pour l’auteur des discordes et des troubles; car en ce temps,
comme en tout temps, comme aujourd’hui, les unions malheu-
reuses, l’adultère, que sais-je? foisonnaient.
Donnez à un chien un mauvais renom, et pendez-le, dit le pro-
verbe anglais : Give a dog an ill name, and hang him. Clameurs,
clameurs sur clameurs s’élevèrent contre le cruel sorcier; et pres-
que toutes les mésaventures conjugales étaient attribuées aux
sortilèges jetés par Three Fingered Jack le jour des noces.
Dieu sait! Ce pauvre Jack avait assez de ses péchés à lui, sans
le charger de ceux des autres.
Il aurait plutôt fait une chaudière médéenne pour toute l’île, dit
le docteur Mosely, et toujours dans son Traité du Sucre, Treatise of
Sugar, que troubler le bonheur d’une seule femme. J’avouerai
franchement que, pour mon compte, je ne sais trop ce que c’est
qu’une chaudière médéenne; âne en mythologie, puritain n’ayant
jamais touché, même du pied, le dictionnaire du païen Chompré.
Quoi qu’il en soit, assurément ce n’est pas l’occasion qui lui man-
qua, et cependant, malgré sa haine pour les blancs, jamais on n’a
ouï dire qu’il eût fait le moindre mal à un enfant, ou violenté une
femme.

104
PÉTRUS BOREL

Hound’s fee

Mais Jack était destiné à la mort. Alléchés par les récompenses


promises par le gouverneur Dalling, dans une proclamation datée
du 12 octobre 1780, et la résolution prise ensuite par l’assemblée
coloniale — house of assembly —, deux hommes de couleur,
Quasher, que vous connaissez déjà, et Sam, fils du capitaine
Davy, qui avait tué Master Thomason, pilote d’un vaisseau lon-
drin, dans la rade de Old-Harbour, tous deux de Scotshall, ville
marronne — maroon town —, avec une partie de leurs conci-
toyens allèrent à sa recherche.
Quasher, avant de partir pour cette expédition, se fit baptiser,
et changea son nom en celui de James Reeder.
L’expédition commença, et tout le parti battit les bois pendant
trois semaines, ayant pour ainsi dire bloqué, mais en vain, les plus
profondes retraites de la partie la plus inaccessible de l’île où Jack
résidait, tout à fait éloigné de toute société humaine.
Jack était une de ces organisations fortes, un de ces cerveaux
puissants, nés pour dominer, qui manquant d’air dans l’étroite
cage où le sort les a jetés, dans cette société qui veut tout courber,
tout rapetisser à la taille vulgaire, rompent à tout jamais avec les
hommes qu’ils exècrent s’ils ne rompent avec la vie. Three Fin-
gered Jack était un lycanthrope!

105
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

Reeder et Sam, fatigués de ce mode de guerroyer, résolurent


d’aller le chercher dans son repaire même, de l’y prendre d’assaut
ou de périr dans l’entreprise.
Ils prirent avec eux un jeune garçon d’un bon courage et bon
tireur, et laissèrent le reste du parti. Ces trois intrépides, que le
vieux docteur Mosely se flatte d’avoir bien connus, venaient à
peine de se remettre en route, que leurs yeux rusés découvrirent
par le froissement des herbes et des halliers que quelqu’un peu
auparavant avait passé par là. Ils suivirent tout doucement ces
empreintes, sans faire le moindre bruit, bientôt ils aperçurent de
la fumée.
Alors ils se préparèrent au combat, et avant que Jack ait pu les
entrevoir ils étaient sur lui : Il faisait rôtir des bananes — plan-
tains — sur un petit feu, à terre, à la bouche d’une caverne.
Ce fut là une scène où des acteurs extraordinaires jouèrent un
rôle extraordinaire.
Les regards de Jack étaient farouches et terribles, il leur dit
qu’il les tuerait. Au lieu de tirer sur lui, Reeder répondit que son
obi n’avait aucun pouvoir de lui nuire, car il était baptisé, et qu’il
n’avait plus nom Quasher. Jack connaissait Reeder, et comme
paralysé, il laissa ses deux fusils à terre et ne prit que son cou-
telas.
Ces deux hommes, plusieurs années auparavant, avaient eu,
dans les bois, un combat désespéré; dans cette lutte, Jack perdit
deux doigts, et cette perte fut l’origine de son nom, Three Fin-
gered, qui veut dire trois-doigtier. Alors il vainquit Reeder et
l’aurait tué ainsi que ceux qui le secouraient, s’ils n’avaient pris la
fuite.
À rendre justice à Three Fingered Jack, il aurait tué facilement,
s’il eut voulu, Reeder et Sam, car de prime abord, ils s’étaient
effrayés de son aspect et de l’épouvantable son de sa voix.
Et il le pouvait avec raison, et d’autant plus qu’ils n’avaient
d’ailleurs aucun moyen de salut et devaient en venir aux mains
avec l’homme le plus fort et le plus féroce. Jack était stupéfait,
car il avait lui-même prophétisé que l’obi blanc prévaudrait sur
lui, et par expérience, il savait que le charme ne perdrait rien de
sa force entre les mains de Reeder.
Sans autre pourparler, Jack, son coutelas à la main, se jeta au
fond d’un précipice derrière la caverne. Le fusil de Reeder fit

106
PÉTRUS BOREL

long feu, mais Sam l’atteignit à l’épaule. Semblable à un bull-dog,


Reeder, sans regarder et le coutelas au poing, se précipita à corps
perdu après Jack; la descente presque perpendiculaire avait
environ trente mètres de profondeur; tous deux dans leur chute
avaient conservé leur coutelas.
Ce fut là le théâtre où les deux plus robustes cœurs qui aient
jamais été encerclés par des côtes, commencèrent leurs san-
glantes luttes.
Le jeune garçon, auquel on avait enjoint de se tenir à l’arrière
et hors d’attaque, parut au haut du gouffre, et, durant le combat,
frappa Jack d’une balle au ventre.
Sam était rusé; il prit froidement un détour pour descendre au
champ de bataille : lorsqu’il fut arrivé au lieu où elle avait com-
mencé, Jack et Reeder s’étaient pris au corps et avaient roulé
ensemble au bas d’un autre précipice sur le flanc de la montagne;
dans cette chute, ils avaient tous deux perdu leurs armes. Sam,
en se glissant après eux, perdit aussi son coutelas parmi les arbres
et les buissons. Quand il arriva auprès d’eux, quoique sans
armes, il ne resta pas oisif, et, heureusement pour Reeder, la bles-
sure de Jack était profonde et grave; il était dans une violente
agonie.
Sam tomba juste à temps pour sauver Reeder, car Jack l’avait
saisi à la gorge avec son étreinte de géant; Reeder avait la main
presque tranchée, et Jack ruisselait le sang par l’épaule et le
ventre; ils étaient couverts tous deux de sang caillé, de balafres et
d’estafilades. En cet état, Sam devint l’arbitre du combat, et
décida du sort; il abattit Jack avec un fragment de rocher. Quand
le lion fut renversé, les deux tigres lui écrasèrent la tête à coups
de pierres.
Bientôt après, le jeune garçon trouva le sentier pour parvenir
jusqu’à eux; il avait son coutelas avec lequel ils tranchèrent la
tête de Jack et sa main à trois doigts, qu’ils portèrent à
Morantbay; là, ils mirent leurs trophées dans un baquet de
guildive; et, suivis d’une foule immense de noirs qui ne crai-
gnaient plus l’obi de Jack, ils les portèrent à Spanishtown — San-
Yago de la Véga —, à Kingstown, pour réclamer la récompense
promise par la royale proclamation et l’assemblée coloniale.

107
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

VI

Blood’s reward

Quand Reeder et Sam passèrent, j’étais à Spanishtown chez deux


très vieilles bonnes femmes, deux sœurs presque centenaires,
filles de colons espagnols, et nées longtemps après la prise de l’île
sur les Espagnols par l’amiral Pen, aidé d’un grand nombre de fli-
bustiers anglais et français, en 1655. Seul et double monument
de la domination espagnole sur ces terres; espèce de cippes
incarnés, attestant encore leur passage, comme les dolmens drui-
diques sont là pour nous faire ressouvenir de nos dieux les Gau-
lois, qui forment maintenant la couche végétative qui couvre
comme un engrais le sol de la France. Ces saintes douairières,
quoique recevant une pension du gouvernement, mortellement
haineuses, n’avaient jamais voulu parler la langue des conqué-
rants, passées, sans contact, à travers plusieurs générations, ces
bonne vieilles hablaient toujours la divine langue castillane.
Pèlerin religieux de toutes ruines, j’étais venu les saluer : ma
visite les avait emplies de joie, les avait rajeunies de près d’un
siècle, avait éveillé en leur âme mille souvenirs tendres et dou-
loureux; elles m’avaient retenu pour quelques jours; j’étais pour
elles comme un fils; elles me racontaient toutes ces vieilles
choses que plus qu’elles savaient au monde, étalant au grand jour
et pour la dernière fois, sans doute, les lambeaux dorés de leur
mémoire, secouant les pages poussiéreuses de ce livre du gai-
savoir, que le temps ronge comme un rat stupide, et qui allait
bientôt se fermer avec leur vie dans la tombe.

108
PÉTRUS BOREL

Nous étions assis près d’une croisée et nous devisions, quand


nous entendîmes un tumulte lointain et des décharges de mous-
quets. Nous nous levâmes et nous penchant à la fenêtre nous
vîmes Reeder et Sam, nos héros, marchant triomphalement, por-
tant, au bout d’une pique, la tête et la main du malheureux Jack.
Ils étaient suivis d’un concours formidable surtout de cudjos de
Marroon town, vêtus d’une braye et d’une veste de grosse toile
que le gouvernement leur donnait chaque année, ainsi qu’un
fusil tous les cinq ans, en paiement des services qu’ils rendaient à
la colonie. Ces braves gens faisaient presque la police de l’île
comme une maréchaussée; ils arrêtaient et ramenaient les nègres
fugitifs, les vagabonds qui se retiraient dans les montagnes et les
prisonniers de guerre échappés de Port-Royal. C’était un ramassis
d’hommes de toute origine, de vrais Klephtes, avec lesquels les
Anglais avaient été forcés de faire une capitulation toute à leur
avantage, n’ayant jamais pu les dompter. Le surnom de cudjos
leur venait du nom d’un de leurs vaillants capitaines. Ne pouvant
plus guerroyer, ils s’étaient adonnés à l’éducation des bestiaux,
qu’ils venaient vendre aux marchés de l’île. La plupart de ces
montagnards étaient remarquables par leur belle et haute sta-
ture, leur force et leur adresse.
Non loin de la maison de mes vieilles, une jeune noire, qui
paraissait blessée à la jambe, était assise sur une pierre, pensive,
la tête abattue sur son sein; éveillée brusquement par les
décharges d’armes à feu que faisaient les noirs en signe de joie,
elle tourna la face du côté d’où venait le tumulte, et resta immo-
bile comme une louve qui flaire sa proie; quand Reeder passa,
elle l’appela plusieurs fois, — Quasher! Quasher!… — Reeder
qui l’avait aperçue de loin, enorgueilli, détournait la tête. —
Quasher! Quasher! as-tu déjà oublié Abigail?… Il ne répondit
pas et sembla précipiter sa marche.
La jeune négresse se rassit sur la pierre, tournant le dos au
chemin, ainsi elle resta toute la soirée. Avant de me mettre au lit,
rôdant, pour respirer un peu, aux environs de la maison, à la
lueur de la lune je distinguai un corps étendu sur le sol contre la
pierre de la route, je m’approchai, elle dormait.
Le lendemain à l’aube, je fus réveillé par un vacarme sem-
blable à celui de la veille, je sortis par curiosité; c’était Reeder et

109
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

Sam qui, ayant reçu la prime promise par la proclamation royale


et l’assemblée coloniale, repassaient avec leurs compatriotes.
Cette tourbe poussait des hourras, des cris de bêtes fauves,
chantait en chœur des paroles inconnues, dansait au son des
balafos, et de cette espèce d’instrument dont le nom ne me
revient pas, assez usité parmi les noirs, composé d’une mâchoire
de cheval qu’ils font vibrer en passant une baguette sur le râtelier.
La plupart étaient ivres et dans un état complet et repoussant de
désordre. Ils avaient passé la nuit en orgies, et traînaient avec eux
quelques sales femmes de la ville, accourues à l’odeur de l’argent.
En avant, quatre nègres portaient, dans des paniers embro-
chés par une perche, le prix du sang, écorné déjà par la baccha-
nale de la nuit. Reeder les précédait, soûl presque à tomber, et
donnant le bras à une fille soûle et décharnée.
Arrivés vers notre demeure, la jeune négresse, couchée près de
la pierre, se dressa subitement à la vue de Reeder; puis, tout à
coup, se précipitant sur lui comme une tigresse : — Quasher! tu
es un lâche et un traître, cria-t-elle, lui enfonçant un couteau
dans la poitrine.
Au cri de Reeder, les nègres accoururent et cernèrent Abigail,
mais brandissant sur sa tête son couteau pleurant le sang, et l’obi
que Jack lui avait donné, elle les terrifia, et les fit tomber la face
contre terre; s’ouvrant ainsi un passage sur leurs corps, elle
s’envola dans les montagnes.

Quand j’ai dit que j’étais à Spanishtown lorsque Sam et Reeder


passèrent, ce n’est pas vrai, j’en ai menti par ma gorge!…
Mais, qu’on ne m’accuse point de m’être complu dans l’hor-
rible, c’est de l’histoire! j’en atteste le docteur Mosely et son
Treatise of Sugar, c’est de l’histoire! que je n’ai point osé émonder
comme le père Jouvenci émondait les classiques latins ad usum
scholarum.
Au moment où j’écrivais ceci, 6 janvier 1832, la population
noire de la Jamaïque s’étant imaginée que le roi avait signé
l’affranchissement des esclaves, une révolte éclatait dans les

110
paroisses de Saint-James et de Trelawney; dans la première,
quinze propriétés ont été détruites.
À Montego-Bay, de Westmoreland, la loi martiale a été promul-
guée par sir Willoughby-Cotton.
Trois missionnaires anabaptistes ont été jetés dans les fers,
comme fauteurs et instigateurs de cette insurrection.
Un tribunal militaire est établi à Montego-Bay, et des récom-
penses sont promises pour l’arrestation de plusieurs chefs.
À cette heure, sans doute, quelques-uns de ces braves Afri-
cains penchent la tête sur le billot, et, au nom de l’égalité chré-
tienne, la hache anglaise se retrempe dans le sang des esclaves.
Dina
La belle juive

Lyon
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

Lecteur, sans hyperbole elle était vraiment belle;


— Très belle! — C’est-à-dire elle paraissait telle,
Et c’est la même chose. — Il suffit que les yeux
Soient trompés, et toujours ils le sont quand on aime :
Le bonheur qui nous vient d’un mensonge est le même
Que s’il était prouvé par l’algèbre. — Être heureux,
Qu’est-ce? Sinon le croire…
THÉOPHILE GAUTIER.

Rosa mystica.
Turris Davidica.
Turris eburnea.
Domus aurea.
Fœderis arca.
Janua cœli.
Stella matutina.
Regina virginum,
LITANIES DE LA SAINTE VIERGE.

Dépêche-toi de céder; tu auras beau faire, mignonne, c’est reculer


pour mieux sauter! Ô la mâtine, mord-elle? Allons, calmons-nous,
mademoiselle. Sacrrr!
P. L. JACOB, Vertu et Tempérament.

114
PÉTRUS BOREL

Amour é râsco, rëgardo par ountë s’atâco

Là où il n’y a point de haye, l’héritage sera gastée :


et là où il n’y a point de femme, l’indigent gémit. À
qui croit celuy qui n’a point de nid?
LA BIBLE.

Le couvre-feu sonnait, les ponts-levis se hissaient, quelques


bourgeois attardés s’empressaient, Lyon la Riche, assise entre ses
deux fleuves s’endormait, ceinte dans ses murailles comme un
guerrier dans son armure de fer.
Par un quai étroit et désert, deux hommes, un jouvenceau, un
vieillard, allaient précédés d’un laquais portant un falot.
Quand je dis un quai, je ne suis pas exact; car en ces vieux
temps, clos par une double haie de maisons, la plupart des quais
étaient semblables à des rues; les soubassements des masures qui
ourlaient la rivière trempaient dans l’eau; suspendues sur pilotis
ou fondées dans la vase, ces demeures amphibies avaient pignon
sur voie et pignon se mirant aux flots, et par le bas un escalier de
pierre, rampant et profond, qui descendait à l’eau comme une
citerne espagnole, tantôt séparé du courant par un détroit de
terre, tantôt inondé jusqu’à mi-degrés.
De combien de crimes ces pierres ont dû être témoin! que de
meurtres ont dû faire tressaillir ces murailles! Enfer! avec quelle
aisance on se délivrait d’un ennemi, d’un rival, d’une femme
abusée, d’un père vivace, on le poussait du haut de la montée, on

115
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

ouvrait un châssis, tout était fait… Au plus, on entendait le bruit


d’un corps tombant dans les flots dont le roulis étouffait le râle-
ment. Oh! si ces ruines confidentes parlaient!…
Le jeune, enveloppé d’un manteau blanchâtre, abrité sous un
feutre abattu sur ses moustaches, était long et svelte; à son allure
cavalière et minaudée, au cliquetis de ses éperons, à sa flamberge
retroussant l’orée de son mantelet, on flairait aisément le gentil-
homme.
Le vieux, enchevêtré dans sa robe noire, coiffé d’un mortier
noir, juché sur sa tignasse grisonnante, et, parchemins au poing,
exhalait à une portée d’arquebuse le docteur de la loi.
Capitoul ou conseiller au parlement, procureur, juge ou tabel-
lion, cet oiseau de proie rompit brusquement le silence.
— Seigneur Aymar, croassa-t-il, sans indiscrétion, la mineure
sur laquelle je vais instrumenter, si j’en préjuge par votre goût
exquis, est belle, est-ce pas?
— Oh! si elle est belle!… maître, je l’avoue. Cette question
me froisse, il me semble que quiconque doit avoir la prescience
de sa beauté. Ô ma Dina, on me demande si tu es belle!…
maître, elle est plus belle que la plus belle Sarazine du Soudan!
C’est une tourelle d’ivoire! c’est une buire d’argent!
— Au moins, seigneur Aymar, vous n’exigerez point, j’espère,
la prescience de sa richesse; a-t-elle de l’or?
— Vous demandez si l’or a de l’or, si le soleil est radieux : oui!
maître, elle a assez d’or pour écraser sous le poids de sa dot la
plus forte haquenée.
— Vous êtes jeune, seigneur Aymar, qui peut donc vous
pousser sitôt aux épousailles? croyez à ma prud’homie, il faut
user dans les guérets le feu du poulain emporté, il faut courir et
beaucoup faire par le monde avant de cloîtrer son amour en une
femme; c’est chose grave que d’engager foi éternelle. Tenez, moi,
j’entrai dans la confrérie à quarante ans, c’est pardieu! le bel âge;
on commence à redescendre la vie, il faut un appui, il faut au
pèlerin qui se voûte un bâton, une hôtesse qui le soigne; on
choisit alors femme douce et bonne, ayant un patrimoine
alléchant; c’est ainsi que j’ai fait, on ne saurait mieux faire. La
jeunesse, voyez-vous, doit se passer dans l’orage et le bruit;
quand je songe à ma vie de Paris, à ma vie de vingt ans, de clerc
de la basoche!… Aussi, y fis-je époque, y suis-je resté en pro-

116
PÉTRUS BOREL

verbe, y sers-je d’ère pour supporter le temps : on dit encore au


Palais du temps joyeux de Bonaventure Chastelart et, levant son
mortier et s’inclinant, le joconde tabellion ricanait et croassait,
tout triomphant, de ces vieilles folies, peut-être de ses turpitudes.
— Sans vous heurter, maître Bonaventure Chastelart, vous me
permettrez de vous dire que vos conseils me semblent peu
nobles, mais je puis vous affirmer que quant à moi ils ne seront
point pernicieux.
— Jeune homme, vous êtes péremptoire, pour cela je ne me
crois point débarré et je m’en réfère à la sagesse de Pierre Char-
ron, Parisien, docteur-ez-droicts. Le saint sacrement de mariage
n’est pas chose valable en soi; écoutez, voici au juste, ce qu’il en
dit en un certain malicieux chapitre de ses trois livres de sagesse,
dont, vie durante, j’ai fait mon oraison.
— Combien que l’état de mariage soit comme la fontaine de
la Société humaine, prima societas in conjugio est, quod principium
urbis, seminarium reipublicae, si est ce qu’il est désestimé et décrié
par plusieurs grands personnages, qui l’ont jugé indigne de gens
de cœur et d’esprit et ont dressé ces objets contre lui.
Son lien est une injuste et dure captivité; que s’il advient
d’avoir mal rencontré, s’être méconté au choix et au marché, et
qu’on ait pris plus d’or que de chair, on demeure misérable toute
sa vie. Quelle iniquité pourrait être plus grande, que pour une
heure de fol marché, pour une faute faite sans malice et par
mégarde, et bien souvent pour obéir, suivre l’avis d’autrui, l’on
soit obligé à une peine perpétuelle! Il vaudrait mieux se mettre la
corde au col, et se jeter en la mer la tête la première pour finir ses
jours bientôt, que de souffrir sans cesse à son côté la tempête
d’une rage et manie, d’une bêtise opiniâtre et autres misérables
conditions.
Celui qui a inventé le nœud du mariage a trouvé un bel et spé-
cieux expédient, pour se venger des humains, une chausse-
trappe ou un filet pour attraper les bêtes; et puis les faire languir
à petit feu.
Le mariage est une corruption et un abâtardissement des bons
et rares esprits; d’autant que les mignardises de la partie que l’on
aime, l’affection des enfants, le soin de la maison et l’avancement
de la famille, relâchent, détrempent, ramollissent la vigueur du
plus généreux esprit qui puisse être; témoins, Samson, Salomon,

117
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

Marc-Antoine; au pis-aller, il ne faudrait marier que ceux qui ont


plus de viande que d’âme, leur bailler la charge des choses petites
et basses selon leur portée. Mais ceux qui, faibles de corps ont
l’esprit grand, est-ce pas grand dommage de les enferrer et gar-
rotter à la chair, comme l’on fait des bestiaux à l’étable?
L’utile peut bien être du côté du mariage, mais l’honnêteté est
de l’autre.
Il empêche de voyager parmi le monde, soit pour apprendre à
se faire sage ou pour enseigner les autres à l’être, et publier ce
qu’on sait; il apoltronit et accroupit les bons esprits au giron
d’une femme et autour des petits enfants.
— Assez, assez, maître Chastelart, assez, s’il vous plaît!
— C’est du tout un grand mal…
— Assez, assez, vous dis-je, maître Chastelart, vous m’étour-
dissez!… finissez cette capucinade!
— Humeurs débauchées, âmes turbulentes et détraquées, ne
sont point propres à ce marché…
— Assez, assez, maître, je vous prie. Maudite loquacité!
— Ne vous emportez point, beau cavalier; au moins vous ne
m’accuserez pas, moi, tabellion, moi, notaire royal, de prêcher
pour mon saint.
— Cela est bel et bon, peut-être même orthodoxe, maître
Bonaventure Chastelart, mais non pas de règle absolue. Vous
disiez tantôt qu’il faut jeter son feu, d’accord : mais celui dont
l’âme est vive, chaleureuse, aimante, qui fuit les tavernes, qui hait
les dez et les ribaudes, pour celui-là, une femme aimée, avenante,
un intérieur paisible, une troupe d’enfantelets, c’est le bonheur!
Je suis bouillant, mais pur, mon cœur ardent a besoin d’étreindre
quelque être de son amour chaste et tranquille. J’avais d’abord
donné cet amour aux arts libéraux, je voulais dépenser avec eux
mon activité, leur consacrer ma vigueur, mais mon père, qui tran-
che du châtelain, qui nomme les artistes gueux et les artisans
gueusards! a brisé mon chevalet et brûlé mes études sur Philibert
Delorme. Oisive, ennuyée, mon âme est sortie errante comme la
colombe de l’arche, cherchant un rameau vert pour se poser; elle
a trouvé un myrte fleurissant, elle s’y pose… S’il est des Dalila
qui tondent la force de leurs amants et les vendent, il en est
d’autres aussi qui les réconfortent, et qui épandent autour d’eux
un aromate de bonheur et qui versent du benjoin sur leurs maux.

118
PÉTRUS BOREL

— Ah! ah! seigneur Aymar, que de roses paraboles! l’amour


vous met en délire et nous battons la campagne. Or, voilà un
longtemps que nous cheminons, n’adviendrons-nous pas bien-
tôt? Par saint Polycarpe! où diantre me conduisez-vous?
— À votre tour ne vous impatientez point, Chastelart, nous
approchons fort, la Juiverie doit être peu éloignée maintenant.
— La Juiverie!
— Oui! la Juiverie où nous sommes attendus.
— Votre future est donc une hérétique? une juiferesse?
— Une Israélite, maître.
— Jésus-Dieu! la mesure est comble, j’espère!… et vous vou-
driez m’entraîner, à cette heure, chez ces mécréants, merci!…
Voudriez-vous me faire présider un sanhédrin ou chômer un
sabbat? merci!… Je n’ai nulle envie de faire commerce avec ces
damnés; c’est une conspiration, pour me faire endosser la che-
mise soufrée et me faire roussir en place des Terreaux, par maître
Carnifex, rôtisseur de brucolaques! merci!…
— Que craignez-vous, Bonaventure? vous êtes en la compa-
gnie d’un féal gentilhomme. Il ne s’agit ici ni de sabbat, ni de san-
hédrin, il s’agit simplement de dresser un contrat.
— Enfant! me prenez-vous pour le tabellion de l’enfer?…
vous pourriez, ce me semble, faire vos pactes vous-même!
Bonsoir!
— Tu vas me suivre, te dis-je, ou sinon, je te pourfends et te
cloue à cette porte comme un chat-huant! Butor! ânier en
pourpoint de docteur, tu vas me suivre et faire ton devoir, puis
après, je te jetterai cette bourse à la face et ma bottine en croupe,
marche!
— Cavalier, je ferai tout votre bon plaisir, mais remettez votre
flamberge en son lieu!
Le bon homme grelottait de peur.
— Je vous supplie, calmez-vous; je suis votre serviteur le plus
humble.
— Cafard!…
Aymar remit son olinde au fourreau, et, silencieux, tous deux
ils reprirent leur route. Après un moment de marche, Bonaven-
ture Chastelart, licencié ès bavarderies, rompit l’abstinence pour
la seconde fois.

119
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

— Vous me permettrez, seigneur Aymar de Rochegude, de


vous manifester mon étonnement sur votre alliance avec une
hérétique; en ma qualité de prud’homme et de robin, vous me
permettrez de vous dire qu’il est messéant et dangereux
d’épouser une juiferesse.
— Juif toi-même!
— Juif moi-même!…
— Oui! ânier que vous êtes! Qu’êtes-vous donc, sinon un
pauvre juif?
— Moi, Bonaventure Chastelart, fils légitime de Claude Chas-
telart, imprimeur privilégié de l’église primatiale de Lyon, et de
dame Anne-Pétronille-Maguelonne de Saint-Marcelin, ma mère,
que Dieu les garde en son giron! et frère puîné de Pantaléon
Chastelart, chamarier 1 du chapitre de Saint-Paul, moi! je suis un
Hébreu, un hérétique! Allons donc, cavalier, votre tête galope!
— Moins qu’un juif fidèle, docteur! Voyez la source; ne
sommes-nous pas tous païens ou juifs réformés, retapés,
hébreux-huguenots, de la secte de Jésus de Nazareth, infidèles,
déserteurs, renégats de la loi mosaïque, du sabéisme, du sadu-
céisme, du polythéisme, pour le protestantisme du paysan de
Bethléem. Monstrueux que nous sommes! nous voudrions raser
la roche d’où découle notre torrent. Bâtards! nous voudrions
égorger notre aïeul. Nous brûlons les Hébreux, et nous baisons
leurs livres; stupidité! nous les brûlons, parce qu’ils sont fidèles à
leur loi, à leur dieu, et nous chantons autour de leurs bûchers les
psaumes de leur roi David, poussant jusqu’aux cieux des
Hozanna in excelsis! Mascarade sanglante!…
— N’arriverons-nous pas bientôt, seigneur Aymar?
— Bientôt.
— Comment? par Beelzébuth 2, prince des démons! com-
ment, diantre, avez-vous déniché cette hirondelle?
— Le hasard.
— Le hasard?…

1. Camérier.
2. Belzébuth.

120
PÉTRUS BOREL

II

Aco’s la canson dë l’Agnel blan

Ma colombe, qui es és pertuis de la pierre, és


cachettes de la muraille, monstre-moy ta face, que
ta voix sonne en mes oreilles; car ta voix est douce,
et ta face est belle.
LA BIBLE.

Oui! tous les ans, je descendais de Montélimart, demeure de


mon père et ma patrie, pour aller, par désœuvrement, passer
quelques jours à Avignon. Un soir que je promenais mon ennui
sur le rempart, fuyant le monde et le bruit, je fus involontaire-
ment attiré par le charme secret de l’harmonie, et je tombai,
éveillé en sursaut, au milieu de la foule réunie au Boulingrin, où
s’assemblaient, tous les soirs, l’élite de la ville, les ménétriers,
joueurs de luth, de mandoline, de vielle, les sonneurs de trompe
et de buccine, pour faire des concerts de voix et d’instruments.
Que de soirées délicieuses j’y passai sous un firmament outremer
moucheté d’étoiles, à la brise fraîche et sereine qui jouait parfu-
mée et mélodieuse sur nos têtes, bercé, ravi par des chœurs de
voix humaines et de musique céleste! Oh! surtout, quel trans-
port! alors qu’on entonnait quelque chant glorieux, quelque
romance en suave langue provençale; ou quand, dans les solen-
nités religieuses, les jours saints, on chantait de la musique
sacrée, ces hymnes spirituelles, ces proses graves, funèbres, ces
psaumes majestueux, ce Stabat langoureux et sonore, ce sépulcral

121
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

Dies irae, qui, quoique veufs des orgues et du mystère de la


cathédrale, nous faisaient frissonner d’épouvante, comme la con-
templation solitaire et nocturne de l’immensité.
Ainsi que dans un carrousel, les damoiselles et les dames
étaient assises en cercle aux places d’honneur; leurs bons époux
et leurs tenants, postés derrière elles, tout entiers aux petits soins,
échangeaient force courtoisies, épiant le moindre geste du doigt,
la moindre œillade, signe de satisfaction et de plaisir, pour
applaudir galamment le motet ou le ménétrier qui charmait leur
amie.
Or, ce soir-là, je remarquai près de moi, isolée des dames, à
l’écart de la foule, penchée sur l’épaule d’un vieillard, une toute
jeune fille.
Je me tournai, surpris, et la contemplai.
Dès lors, la musique ne me toucha plus; je ne l’entendis plus,
peut-être ne venait-elle plus jusqu’à moi; la pensée de sa beauté
l’exorcisait. Je ne saurais que dire de mon ravissement : fixe, ainsi
qu’une statue dont la poitrine de marbre battrait, je l’étudiais;
elle m’apparaissait comme une vierge dans une gloire, une vierge
peinte par Barthélemy Murillo ou Diego de Sylva Vélasquez. Sa
belle figure, dans ma mémoire, n’avait point de sœur; elle ne
semblait ni aux belles filles de mes montagnes, ni aux ravissantes
femmes d’Arles, ni aux vives Marseillaises, ni aux Lyonnaises
jolies, ni aux damoiselles de Paris, ni aux blondes Brabançonnes;
c’était quelque chose d’oriental, de célestin, d’inconnu! Des che-
veux roux, des traits nobles, longs, gracieux, un teint blanc pur-
purin, un doux regard, voilé sous une paupière diaphane, des
lèvres de grenat. Son costume était simple, mais des joyaux étin-
celants atournaient ses cheveux, son front, ses oreilles, son cou,
ses doigts, et trahissaient sa fortune.
Le vieillard à tête nue, à barbe blanchie, assis auprès d’elle,
appuyé sur un bâton, paraissait assoupi.
Ainsi depuis longtemps je la considérais, quand par hasard,
elle égara sur moi ses beaux yeux pers; ses deux prunelles,
comme deux balles parties d’une arquebuse, me frappèrent droit
au cœur. Pour la première fois, à la vue d’une femme, je ressen-
tais pareille commotion, mes jambes fléchissaient voluptueuse-
ment, je rougissais, je blêmissais, j’étais glacé et brûlant; toute ma
vie, toute mon âme, tout mon sang avaient reflué là dans mon

122
PÉTRUS BOREL

cœur bouleversé; mes yeux laissés à leur volonté, biglaient et


semblaient regarder dans ma poitrine; pour la première fois je
subissais le charme d’une femme, pour la première fois je me
sentis subjugué, pour la première fois l’amour que j’ignorais, que
je bravais, entrait chez moi, mais comme un tonnerre qui se rue
dans un colombier sans retrouver l’issue; l’amour non plus chez
moi ne l’a pas retrouvée l’issue, ma passion sera éternelle.
Revenu à moi, ayant retrempé ma hardiesse, je profitai du
repos des ménétriers et m’approchant du vieillard :
— Messire, lui dis-je, en le saluant révérencieusement, vous
permettrez de trouver messéant à un cavalier, qu’une aussi noble
damoiselle que celle que voici, soit à l’écart de la sérénade dont
elle ferait la gloire; si vous le désirez, messire, je vais faire ouvrir
un passage à la foule pour que vous puissiez l’accompagner sans
méfait jusqu’au cercle des dames.
— Monsieur, je ne puis profiter de votre offre aimable, et vous
dis merci de tout cœur.
— Vous êtes excellent, messire, répliquai-je, mais ma damoi-
selle d’aussi loin ne peut bien entendre la sérénade.
À ce moment, cette noble fille, vermeille, s’inclina pour me
remercier, je me troublai et balbutiai quelques syllabes.
— Monsieur, me dit alors le vieillard, Dina, ma fille, est bien
sensible à votre politesse, je vous remercie franchement, mais
cela pour nous est impossible, nous sommes d’une ruche étran-
gère, et cette abeille ne saurait sans avanie se mêler à ce guêpier.
Je me retirai tout leste, et joyeux intérieurement de mon
effronterie. Mais je m’éloignai seulement de quelques pas guet-
tant et épiant pour les suivre à leur départ jusqu’à leur demeure,
afin d’obtenir des renseignements sur cette belle inconnue, de la
voir à son balcon en passant, de pénétrer jusqu’à elle ou de lui
faire parvenir un message. Je me berçais de ses flatteurs pensers,
j’arrangeais tout cela dans ma tête, je savais sa demeure, je pas-
sais sous sa croisée, elle y était penchée, je la saluais d’un sourire
et du chapeau, j’épiais sa sortie, je gagnais sa duègne; ou bien, je
la suivais à l’église, et comme par hasard je la rencontrais au béni-
tier, j’offrais de l’eau bénite du bout de mon doigt à son joli doigt,
qui la portait à son joli front que bientôt mes lèvres devaient tou-
cher aussi. J’arrangeais tout cela, la déclaration de mon amour,
elle me donnait le sien, j’étais reçu chez son père; ainsi, je nageais

123
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

dans un lac de bonheur, j’étais éperdu dans ces illusions. Cepen-


dant, parfois, j’étais tourmenté par le sens mystérieux de ces
paroles que m’avait dites le vieillard : Nous sommes d’une ruche
étrangère et cette abeille ne saurait sans avanie se mêler à ce guêpier.
Je faisais mille conjectures qui tour à tour me semblaient bien
trouvées; de minute en minute je les métamorphosais; je leur
donnais pour patrie, l’Espagne, la Bohême, la Bosnie, Venise,
Cerigo… j’en faisais des Hospodars, des Boïards, des princes
voyageant incognito, des proscrits, puis toutes ces interprétations
me semblaient folles; en effet, tout cela n’était pas raison pour se
tenir à l’écart et craindre une avanie. Puis le nom de Dina me
persécutait, ce nom ne m’était pas inconnu, j’avais un souvenir
vague de l’avoir ouï, quand et où, je ne pouvais me le remembrer.
Un bruit lointain qui me fit soubresauter fustigea toutes ces
rêveries : je me trouvai debout appuyé contre une palissade, seul
sur le rempart désert; la sérénade finie, la foule s’était écoulée. Je
heurtai du pied, je maudis ma maladroite distraction; tout mon
bonheur s’évanouissait, plus d’espoir de la revoir, ma passion née
ex abrupto tombait de même.

Ah! c’est bien grande souffrance que la rencontre d’un être


sympathique qui vous capte, qui vous incline à lui! On l’a vu au
promenoir, au bal, en voyage, à l’église, on lui a jeté un regard, on
a reçu une œillade, on l’a touché de la main, on a causé à la
dérobée, on est épris, ravi, enveloppé, on s’est déjà façonné un
avenir, c’est déjà de l’amour, de l’amour enraciné; le temps de
pousser un soupir, ou de regarder le ciel, cet être s’est envolé
comme un oiseau, l’apparition s’est éteinte, et l’on reste atterré,
anéanti par la commotion. Pour moi, cette pensée qu’on ne
reverra jamais cet éclair qui nous a éblouis, cette femme, amie
spontanée, notre pierre de touche; que deux existences, faites
l’une pour l’autre, pour être adouées, pour être heureuses
ensemble en cette vie et dans l’éternité, sont à jamais écartées, et
se traîneront peut-être malheureuses sans plus retrouver jamais
d’âme qui leur agrée, d’esprit et de cœur à leur taille; pour moi,
cette pensée est profondément douloureuse.
J’errais longtemps sur le rempart, invectivant contre ma fatale
chance et la dérision du sort, qui m’avait, archer infernal,
décoché une femme au cœur, pour m’y faire une plaie mortelle.

124
PÉTRUS BOREL

J’errais et m’emplissais de solitude et de calme, troublé sou-


vent par l’image de Dina, qui repassait devant moi, qui descen-
dait sur mon front et me replongeait dans de tumultueuses
tempêtes, dans d’ascétiques ravissements, dans une fièvre déli-
rante de volupté.
À l’instant où je rentrai chez moi, l’horloge tinta une heure,
une heure du matin : dans mon insomnie, pourpensant à toutes
ces choses, je me rappelai que le nom de Dina, qui ne me sem-
blait point inconnu, était dans la sainte Bible; je rallumai ma
lampe, j’ouvris ma sainte Bible, toujours placée sur ma table,
auprès de mon lit, et feuilletant la Genèse, je trouvai au
chapitre XXXIV, Dina enlevée par Sichem. 1. Or, Dina, la fille que
Léa avait enfantée à Jacob, sortit pour voir les filles du pays. 2. Et
Sichem, fils d’Hémor, Hétien prince du pays, la vit et l’enleva, et
coucha avec elle et la força, etc., etc., etc. Cette découverte me
remplit de joie; et j’en conjecturai que, portant un nom
hébraïque, cette fille devait être hébraïque. Ses traits orientaux
corroboraient cette opinion, et, par là, j’expliquais le sens énig-
matique des paroles que m’avait dites son vieux père. Réconforté
par cette découverte, enhardi par ce léger succès, je repris espoir
de découvrir sa retraite et je jurai gravement de tout oser pour
arriver à bonne fin.
Dès le matin-jour, je parcourus la ville; présumant qu’ils
devaient être des étrangers en passage, je commençai par visiter
les hôtelleries; j’allai de la Croix d’Or au Saint-Esprit, de l’Écu
de France aux Trois Maures, du Lion d’Argent à Saint-Vidal,
m’enquérant partout aux hôtes s’il ne se trouvait point en leurs
logis, un vieillard à barbe blanche, accompagné de sa jeune fille
nommée Dina. Partout, je ne reçus que des réponses négatives.
J’allai trouver le rabbin sans plus de succès.
Alors, sans me décourager, je rôdais par la ville, j’allais aux
promenoirs, aux remparts, sur les places, aux églises, à la syna-
gogue, je ne manquais aucune sérénade et je visitais les environs;
vainement, je n’obtins pas le plus léger indice. Après quinze jours
de recherches assidues et pénibles, je renonçai : l’activité m’avait
soutenu, je tombai, soudain, dans l’ennui et l’abattement; je ne
sortais plus, je restais alité une partie du jour, ma sainte Bible
ouverte près de moi, et, de temps en temps, je relisais et je baisais
la page où brillait le nom de Dina.

125
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

Avignon m’était devenu insipide, je le haïssais, je haïssais tout;


tout me semblait puant ou fade, et le néant venait toujours
s’interposer entre le monde et moi; je caressais l’idée de mon
anéantissement, idée que j’avais toujours portée en croupe. Ma
bonne hôtesse me conseilla d’aller passer quelques semaines
chez mon père, afin de me distraire et de sortir de ce malaise, que
cette brave femme attribuait au renouveau de la saison.
Je retournai donc à Montélimart, l’ennui m’y suivit : depuis
longtemps j’avais le désir de visiter la belle cité de Lyon, je partis
inopinément.

126
PÉTRUS BOREL

III

Lou gal rëmëno l’alo

Je te prendrai, et t’amènerai en la maison de ma


mère, et en la chambre de celle qui m’a engendré.
Illec tu m’enseigneras, et je te donnerai à boire du
vin confict, et du moust de mes pommes de
grenade.
LA BIBLE.

Il y avait à peine quelques journées que j’étais ici, où l’ennui


m’avait poursuivi, où mon inclination à rompre avec la vie de
plus en plus se décidait, au détour de la sombre et majestueuse
cathédrale de Saint-Jean, j’aperçus une jeune fille qui se hâtait, je
crus reconnaître son erre, je m’approchai, c’était Dina! Cepen-
dant, je n’osais me l’affirmer, ni l’accoster cavalièrement. Je la
suivis à quelques pas en arrière et l’appelant plusieurs fois, à
demi-voix, Dina! Dina! elle se retourna et me salua sans me
reconnaître, je l’abordai tremblant : — Noble damoiselle, vous
rappelez-vous, lui dis-je, ce jeune homme qui, à Avignon sur le
rempart, un soir de sérénade, adressa la parole à messire votre
père et que vous remerciâtes de son accortise?
— Quoi! c’est vous?… dit-elle, émue, posant sa main sur mon
bras, le front rouge et baissé, fixant les dalles du parvis.
— Ô belle Dina, que je suis heureux de vous rencontrer! ne
me repoussez pas, laissez-moi épancher tout ce qui s’est amassé
de souffrances en mon cœur depuis l’heure où je vous vis, où je

127
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

perdis tout repos; vous avez fait jaillir en moi un amour subit,
une passion violente.
J’épiai la fin de la sérénade pour vous suivre jusqu’à votre
demeure, dans l’espoir de pouvoir un jour vous avouer mon
amour; j’attendais dans le trouble de l’heure du départ; mais
vous m’aviez si bien frappé au cœur, que peu à peu je tombai
dans une profonde cogitation, et quand je m’éveillai j’étais seul
sur le rempart; je vous cherchai longtemps, je vaguai par la ville,
sans succès; désespéré, un ennui mortel s’était saisi de moi, et
vous le voyez, belle dame, j’étais venu le traîner ici! Oh! béni soit
le ciel, si c’est lui qui me fait ce bonheur de vous revoir! vous
êtes, Dina, maîtresse de ma vie, je suis à vos genoux, si vous me
repoussiez, vous me tueriez!…
— Monsieur, il n’est pas bien qu’une jeune fille s’arrête ainsi à
causer avec un cavalier; ne me retenez pas, je vous prie; calmez-
vous, voyez comme les passants nous regardent.
— De grâce alors, entrons dans cette sombre église, là, sous
une voûte noire, nous pourrons deviser d’amour loin des regards
mauvais.
— Oh! non, monsieur, je ne puis entrer dans ce temple où
demeure l’ennemi de mon Dieu; j’affligerais trop mon vieux père
si jamais il l’apprenait.
— Quel est donc votre Dieu?…
— Le Dieu d’Israël!
— Je l’avais deviné, car j’ai lu votre nom dans la Genèse. S’il
en est ainsi, soyez ma sœur, permettez que je vous accompagne,
et nous parlerons.
— Je mets ma confiance en vous, monsieur.
— Depuis longtemps habitez-vous Lyon?
— J’y suis née, monsieur.
— Votre beauté aurait dû me l’apprendre : mais depuis quand
quittâtes-vous Avignon?
— Le lendemain que vous me vîtes à la sérénade. C’est peut-
être mal d’être franche ainsi, mais je ne puis mentir; à votre vue
je me sentis touchée et assaillie d’un sentiment nouveau; je
m’étais aperçue de votre trouble et j’interprétai votre courtoisie.
Quand nous nous levâmes au départ, vous étiez debout appuyé
contre une palissade; vous étiez tellement absorbé que nous pas-
sâmes près de vous et que mon père vous salua sans que vous

128
PÉTRUS BOREL

l’aperçussiez; je me retournai plusieurs fois en chemin et je ne vis


personne. C’est peut-être messéant d’avouer tout cela; mais
cependant, c’est la vérité. Votre souvenir m’agita toute la nuit. Je
fis tous mes efforts pour retarder le départ de mon père, dans
l’espoir de vous revoir aux sérénades, mais ce fut en vain : mon
père, qui fait le commerce des pierreries, était venu à Avignon
pour affaires et se trouvait par elles impérieusement rappelé à
Lyon. J’ai bien souffert aussi depuis ce temps!…
La pauvre enfant essuyait quelques larmes.
— Hélas! je ne pouvais me familiariser avec cette pensée qui
me disait : Tu ne le reverras jamais. Pourtant, je devais dans quel-
ques mois retourner à Avignon, et j’espérais…
— Ô Dina, Dina, que je suis heureux! Oh! combien je vous
aime! oh! que votre esprit me plaît! Je vous adore, croyez-moi,
vous êtes ma Rachel, vous êtes mon bon ange visible! Dina,
jusqu’à l’heure où vous m’apparûtes, j’étais passé fier et dédai-
gneux parmi les femmes, et j’embrasse vos pieds!
— Oh! si tout ce que j’éprouve pour vous… Mais dites-moi
donc votre joli nom, que je vous nomme aussi.
— Aymar de Rochegude.
— Oh! si tout ce que j’éprouve pour vous, mon Aymar, si tout
ce que je ressens est de l’amour, croyez que j’en ai bien, de
l’amour!

Dans ces épanchements mutuels, nous arrivâmes au seuil de la


maison de Dina; alors, je lui demandai un rendez-vous prochain.
— Eh! pourquoi? me dit-elle.
— Pour nous voir et nous parler d’amour!
— Aymar, il n’est besoin de rendez-vous : Vous êtes un cava-
lier distingué, vous m’aimez, je crois bien que je vous aime;
venez chez mon père quand vous voudrez, si vous désirez même,
montons de suite. Je dirai à mon père, voici venir le jeune cavalier
qui vous parla, un soir de sérénade, sur le rempart d’Avignon; le
reconnaissez-vous? Je viens de le rencontrer, étranger en cette
ville; il m’aime beaucoup, je l’aime aussi… Et mon père vous
saluera et vous aimera pour l’amour de moi.
Je montai; ce bon vieillard, Judas, me reçut avec aménité et
me présenta à sa compagne Léa; et, depuis ce temps, il y a bien
dix mois, j’ai, pour ainsi dire, passé tous mes loisirs en sa maison.

129
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

Mon amour pour Dina n’a fait que s’accroître par une intimité
chaste et délicieuse, comblant de soins et de tous égards possi-
bles le vieux Judas qui me chérit, et sa Léa qui me fait oublier ma
mère que je perdis enfant.

130
PÉTRUS BOREL

IV

Ploujha dë Marselha

Comme la pluie en la toison, et comme les gout-


tières dégouttantes sur la terre.
LA BIBLE.

À ce moment, ils détournèrent une rue.


— Maître Bonaventure Chastelart, dit alors Rochegude,
bâillez moins fort, je vous prie, vous faites un bruit à réveiller
toute la ville et faire venir le guet.
— Seigneur Aymar, c’est que…
— C’est bon, c’est bon, consolez-vous, c’est fini; et, d’ailleurs,
nous voici arrivés, c’est ici la Juiverie.
— Jésus-Dieu! ici la Juiverie!… s’écria le vieux tabellion tout
transi, faisant force signes de croix.
— Oui, maître, c’est bien ici; voici, là, à l’encoignure, cette
belle maison à tourelle en trompillon, bâtie pour votre illustre
compatriote, Philibert Delorme.
— Philibert Delorme!… un sorcier, est-ce pas? un astro-
logue?… Hélas! monseigneur Aymar, je vous en prie, couvrez-
moi un peu de votre manteau, j’ai une peur d’enfer! Il me semble
qu’il me choit quelque chose sur la tête; j’ai toujours ouï dire
qu’il était périlleux de traverser la nuit les juiveries, qu’il y pleu-
vait des chaudières et des matras, des chats noirs, des mandra-
gores, des chauves-souris, des feux grégeois…

131
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

— Pouvez-vous bien, à votre âge, croire pareilles balivernes?


Un homme de loi! un docteur! vous faites pitié!
Maître Bonaventure, par mon honneur! je puis vous attester
que si la nuit il pleut en ce quartier, à coup sûr, ce ne sont ni des
mandragores, ni des chats noirs.

132
PÉTRUS BOREL

Melh ës nocëiar që ëssër usclat

Celui qui trouve une bonne femme, il trouve un


bien, et puisera une liesse du Seigneur.
LA BIBLE.

Le valet, qui portait en avant le falot, s’arrêta vers le milieu de la


rue, auprès d’une haute maison, dont les croisées étaient vitrées
tout bonnement de papier huilé aux cinquième, sixième, sep-
tième, huitième et neuvième étages, sans doute occupés par des
ouvriers en étoffes d’or et de soie, qui recherchent un jour doux
et pâle. La baie d’entrée était basse et étroite; Aymar la dépassait
de la tête : la porte, de bois massif, et dont le parement était
découpé en losanges, était ornée et consolidée par de larges clous
rivés à tête ronde comme une cuirasse de Milan. Un marmouset,
de cuivre ciselé, pendait sur le milieu et servait de heurtoir; et,
au-dessus du linteau de pierre, l’imposte à jour était armée de
croisillons.
Aymar de Rochegude heurta deux fois le cul du marmouset
sur la porte, et aussitôt on entendit, au second étage, un châssis
grincer dans ses coulisses, et une voix douce crier : — C’est vous,
seigneur Aymar, je descends. — La cage de l’escalier s’éclaira
subitement, et la lumière descendant se reflétait par de grandes

133
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

fenêtres obliques sur le mur vis-à-vis. La porte poussa un long


gémissement, et s’ouvrit : Dina apparut dans toute sa splendeur,
se dessinant sur le fond noir de l’allée, et vêtue d’une robe courte
de brocatelle, et, selon sa coutume, chargée de bijoux et de
joyaux. Sa figure blanche rayonnait dans l’obscurité, on aurait dit
l’ange de l’annonciation. Sa petite main effilée portait un chan-
delier de fer, à jour, et tourné en spirale, comme le serpentin d’un
hermétique.
Chastelard, en apercevant cette belle femme, stupéfait, ouvrit
de grands yeux, et recula de plusieurs pas, si grande est la puis-
sance de la vénusté! Aymar s’approcha d’elle, lui prit la main, et
la baisa au front sur sa féronière 1.
— Vous venez tard, dit-elle d’un ton aigre-doux.
— Il est vrai : j’ai été retardé malgré moi; ne me grondez pas,
je vous prie; je ne pouvais revenir, vous le savez, sans le notaire
que voici.
À ce mot, Bonaventure Chastelart ôta son mortier, et fit force
salamalecs aux genoux de Dina; puis ils grimpèrent un petit esca-
lier de pierre, en vis, à l’aide d’une corde servant d’écuyer et lui-
sante par le frottement, comme la haste d’une pertuisane.
Durant la montée, Bonaventure tirait Aymar par son manteau, et
lui répétait à l’oreille :
— Qu'elle est belle, cette hérétique! Oh! vous n’avez pas
menti, Rochegude!
— Mon père, cria Dina joyeuse et du milieu du palier, c’est
Aymar et son notaire! — ils passèrent par une galerie en encor-
bellement sur la cour, et entrèrent dans une grande salle éclairée
par une girandole placée sur une torchère de bois doré. Les
parois étaient couvertes de tentures en basane dorée, gaufrée et
nervée comme le dos d’un livre. Au fond de la pièce, dans une
vaste niche, un buffet de palixandre marqueté, incrusté d’ivoire
et de nacre, couronné d’une tablette en marbre griotte de Suisse
creusée en coquille comme un bénitier, portait une urne épan-
chant de l’eau; et à droite et à gauche une grande cruche d’étain,
ventrue comme une amphore, et semblable à celles que portent

1. Ferronière.

134
PÉTRUS BOREL

encore aujourd’hui les servantes quand elles vont quérir de l’eau


aux pompes publiques.
Sur une des murailles était adossé un meuble vitré dont les
rayons étaient chargés de cébiles de bois emplies de turquoises,
d’améthistes 1, de beryls, d’onix 2, de cornalines, de cabochons
de rubis, d’émeraudes, d’aventurines, de topazes, de sydoines 3,
de diamants, de lapis, de marcassites, de camaïeux et de mille
autres pierreries; contre les verrières étaient suspendus quelques
colliers de grenat, d’ambre, de baroques, de corail, etc., etc.,
objets de négoce de Judas le lapidaire, qui, enfoncé dans son
pourpoint noir et son fauteuil, devant une table couverte d’une
tapisserie de Bergame, sur laquelle était posée une bible in-folio,
garnie de fermoirs, lisait hautement et solennellement un passage
de l’Exode.
Léa, son épouse, vêtue de ses plus beaux atours était à sa
gauche; la peau brune de son cou et de ses mains se confondait
presque avec sa robe de moire Cap de More; ses cils et ses sour-
cils alezans, drus et longs, voilaient ses yeux qui étincelaient
comme à travers un treillis; son nez en bec de corbin formait un
promontoire anguleux qui morcelait en deux lots la superficie de
sa face en lame de coutelas; mais après tout, dans sa personne, il
régnait un air digne et affable, et le son de sa voix doux et melliflu
captivait.
Non loin d’elle, était un groupe d’hommes et de femmes; leur
costume semi-oriental, leurs têtes caractéristiques coiffées de
turbans bâtards, sentaient fort la Mésopotamie. C’étaient les
proches et alliés de Judas venus pour assister aux fiançailles et
signer au contrat. Je ne sais s’ils étaient talmudistes ou caraïtes,
mais, en revanche, je puis affirmer qu’ils prétendaient appartenir,
d’après la tradition de famille, à la tribu d’Aaron. Quand Aymar
entra, ils s’inclinèrent et le saluèrent d’un Dieu soit avec vous,
auquel il répondit par un baise-main; et retirant son feutre et sa
cape :

1. Améthystes.
2. Onyx.
3. Sans doute pour « Calcidoine ».

135
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

— Pardon, mes bons parents, si je vous ai fait attendre, c’est la


faute du notaire, maître Bonaventure Chastelart, que j’ai l’hon-
neur de vous présenter. Impérieusement forcé par mon père de
retourner à Montélimart et de partir demain, sous menaces
d’exhérédation, comme vous ne l’ignorez pas, tout répit était
impossible.
— Judith, dit Judas, à une servante qui se tenait à l’entrée,
approchez maintenant cette table et cet escabeau, apportez une
écritoire, afin que M. le tabellion puisse entamer son ministère.
À la droite de son père, Dina souriait d’intelligence avec
Rochegude de l’embarras et de la mine panique de Bonaventure
qui froissait un chapelet dans ses mains; pour le rassurer, Roche-
gude l’étreignit violemment par le bras, feignant un air de
douceur : — Bouvier stupide, lui gronda-t-il à l’oreille, l’asseyant
devant la table comme on asseoirait 1 un mannequin.
— Si vous êtes prêt, monsieur le tabellion, vous pouvez com-
mencer la teneur d’usage, dit Judas, interrogez, et nous répon-
drons.
— Monsieur, avec votre gendre, mon clerc a préparé la minute
du contrat, bégaya maître Bonaventure, tirant un parchemin de
son carnet; je réclame l’attention, nous allons procéder à la lec-
ture.
Écoutez :
« Théodebert de Chantemerle, chevalier, seigneur de Roche-
cardon, Gorge-de-Loup, et autres lieux, sénéchal de Lyon, savoir
faisons que :
« Par devant les conseillers du roi, notaire à Lyon, soussignés.
« Furent présents, sieur Carloman, Aymar de Rochegude, à
Lyon, où il habite, hôtel de la Cornemuse, rue des Quatre-
Chapeaux, paroisse Saint-Nizier, fils légitime de sieur Tiburce
Aymar, chevalier de Rochegude, habitant au lieu dit Dieulefit,
près Montélimart en Dauphiné, et de défunte Madeleine Gar-
naud, de Rémusat près Nyons; époux avenir d’une part;
« Et damoiselle Dina, fille légitime d’Israël Judas, de Tripoli
de Syrie, négociant lapidaire en cette ville, et de dame Léa

1. Assoirait.

136
PÉTRUS BOREL

Baruch, de Damas, demeurant auprès de ses père et mère, domi-


ciliés rue de la Juiverie, paroisse Saint-Paul; épouse avenir,
d’autre part.
« Lesquels procédant, l’époux futur comme majeur, libre et
maître de ses droits, après trois sommations respectueuses et
révérencielles faites à son père, et après décès de sa mère; dont et
du tout il justifiera lors de la bénédiction nuptiale; et l’épouse
future de l’autorité et agrément desdits sieur et dame ses père et
mère, tous ici présents, ont promis de se prendre en vrai et légi-
time mariage, et à cet effet de se présenter à l’église…
— Non, non, monsieur Bonaventure, mettez s’il vous plaît, à
la synagogue, s’écria Rochegude.
— À la synagogue, au diable si vous voulez! murmura le tabel-
lion.
— Monsieur le notaire royal, vous êtes impoli! et salissez votre
ministère.
« Et à cet effet, de se présenter à la synagogue, pour y recevoir
la, la… malédic… la bénédiction nuptiale, sur la première invita-
tion de l’un à l’autre.
« En faveur duquel mariage, ledit sieur Israël Judas, a donné
et constitué en dot et avancement d’hoirie à l’épouse future sa
fille, la somme de quinze mille écus, qu’il a ce jourd’hui remise et
délivrée en deniers et espèces du cours ès-mains du sieur époux
futur, ainsi qu’il le reconnaît et dont en conséquence, tant lui que
l’épouse future de lui autorisée se contentent, quittent et remer-
cient le sieur Israël Judas.
« En même faveur, l’épouse future s’est constituée en dot tous
les autres biens et droits qui pourront ci-après lui…
— C’est bon, c’est bon, maître Chastelart, passez outre, nous
connaissons la teneur obligée.
— Alors, ta ta ta ta ta ta ta… Ah! c’est cela. Nous y sommes…
« Déclarant, l’époux futur que ses biens présents provenant
de défunte sa mère, se composent : premièrement, de deux
métairies et dépendances, situées au lieu dit Rémusat, près
Nyons, estimées, évaluées vingt mille livres; secondement, d’une
bastide sise au même lieu, jugée, évaluée trente-deux mille livres;
troisièmement, d’une maison à location, à l’enseigne du Bras
d’Or, sise à Montélimart, prisée, évaluée neuf mille livres; et, en
outre, d’une somme espèces, n’excédant pas cinq cents pistoles;

137
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

et l’épouse future déclarant qu’elle n’en a pas d’autres que les


quinze mille écus à elle ci-dessus constitués.
« Ainsi convenu réciproquement, accepté et promis être
observé à peine de tous dépens, dommages et intérêts, par obli-
gation de biens, affectation, imposition de dot et accessoires, à la
forme du droit et usage de cette ville, aux lois et usages qui s’y
observent; les parties se soumettent et renoncent en consé-
quence expressément à toutes autres lois et coutumes qui peu-
vent y être contraires, soumissions, renonciations et clauses. Fait
et passé audit Lyon, dans le domicile du sieur Israël Judas susdé-
signé, après le vêpre, le 28 juin 1661.
« En présence du sieur Abraham Baruch, marchand mercier,
frère d’Israël Judas, et de sieur Gédéon Tobie, parfumeur à
Grasse en Provence, qui signeront ci-dessous avec les parties. »
— Maintenant veuillez approcher et signer, vous d’abord,
monsieur Aymar de Rochegude, ensuite mademoiselle, vous
ensuite, messieurs.
En ce moment, Judith la servante, apportait sur la table deux
énormes bassins remplis de dragées de fiançailles, et plusieurs
corbillons, coffrets et valises.
Quand les parents et témoins eurent signé, maître Bonaven-
ture, usant du droit et coutume, baisa sur les deux joues Dina,
qui lui présentait un des bassins dans lequel plongeant sa main
croche, il retira une grosse provision de dragées. Dina et Aymar
se jetèrent dans les bras de Léa et de Judas qui pleuraient de joie,
puis ils embrassèrent tous leurs alliés; alors Judith promena les
dragées devant l’assemblée, chacun y puisa sans cérémonie et à
pleine main; les deux époux offrirent aux femmes et filles
d’Abraham Baruch et de Tobie, leurs tantes, cousines et amies,
les coffrets de bonbons et d’objets précieux de toilette dont ils
leur faisaient gracieusement cadeau, selon l’usage de la ville.
La cérémonie achevée et les félicitations, les protestations
d’amour et d’amitié éternels faites, les bons parents se levèrent
pour se retirer; il était tard.
— Adieu, mes amis, leur dit Rochegude, adieu, mes bonnes
amies, je pars demain pour Montélimart, mon père m’y rappelle
tyranniquement, j’espère le fléchir par des instances faites de vive
voix à ses genoux, j’espère obtenir son consentement et peut-être
revenir bientôt avec lui célébrer comme il convient, notre

138
PÉTRUS BOREL

mariage et nos noces. À bientôt, que Dieu vous garde la santé du


corps et de l’esprit.
— Adieu, seigneur Aymar, adieu, mon ami! adieu, cousin,
adieu, neveu! chance heureuse!
— Adieu!
— Vous, maître Bonaventure, attendez-moi, nous partirons
ensemble.
— Mes bons père et mère, dit alors Aymar, comme je ne puis
demain, avec Dina, faire nos visites de fiançailles, vous voudrez
bien m’excuser auprès de nos amis, et leur faire parvenir les dra-
gées et les présents qui leur sont destinés. — Maintenant, il me
reste à vous presser sur mon cœur, ainsi que ma Dina, que j’aime
tant!
— Ah! pourquoi faut-il que vous nous quittiez, Aymar, restez,
restez encore quelques jours!
— Ne pleure pas, Dina, je reviendrai bientôt et je ne te quit-
terai plus, à tout jamais!
— Reste, reste avec moi! j’ai de funestes pressentiments.
— Folie! ma chère enfant.
— Non, je ressens quelque chose de lointain, de douloureux,
qui me fatigue; oh! le ciel ne ment pas à ce point!
— Console-toi, ma bonne fille, disait Judas, qu’est-ce? quel-
ques jours d’attente. Songe à notre père Jacob, qui, chez Laban,
son oncle, attendit sept années Rachel qu’il aimait; injustement,
au bout de sept années, il ne l’obtint pas; et, sans murmurer, il
attendit encore sept autres années; ce n’est qu’après quatorze
ans de désirs, de promesses et de labeurs, qu’il reçut le prix de sa
constance. Aie courage, ma fille!
— Courage, ma chère! répéta Léa, qui la tenait embrassée et
lui baisait ses beaux yeux en larmes.
— Mon père, dit Aymar en s’agenouillant devant Judas, mon
père, donnez-moi votre bénédiction!
Judas, imposant alors ses deux mains sur la tête de son gendre,
lut plusieurs passages de la sainte Bible, récita plusieurs prières
en hébreu, puis ajouta d’une voix haute : — Mon fils, je te bénis
au nom du Dieu d’Israël, je te bénis comme Isaac et Esaü; que ta
postérité soit nombreuse, que ta postérité soit un peuple, et que
le Très-Haut, Seigneur Dieu d’Israël, habite en toi et ta postérité!

139
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

Lève-toi, mon fils, tu ne dévieras point, car Dieu t’obombrera et


marchera avec toi.
Aymar pleurait : il couvrit de baisers les mains et la barbe
blanche de Judas, s’arracha des bras de Dina et de Léa qui san-
glotaient.
Aymar n’y tenait plus.
— Adieu! adieu!… Partons, Chastelart; vite, partons!…
Sur le quai, à la faveur du falot que portait le laquais, on vit
briller quelques écus dans la main de Rochegude; puis, à la
faveur du silence, on entendit s’échapper de l’escarcelle de
maître Bonaventure Chastelart, un gros soupir, sincopé 1,
argentin.

1. Syncopé.

140
PÉTRUS BOREL

VI

Langhimën

Ô très belle entre les femmes, où est allé ton amy?


où s’est escarté ton bien-aimé, et nous le cherche-
rons avec toy?
LA BIBLE.

La fin de juillet approchait : il y avait environ un mois qu’Aymar


de Rochegude était parti à Montélimart, et habitait chez son père
le domaine de Dieulefit. Il avait promis à sa fiancée de revenir
avant peu, et rien pourtant n’annonçait à Dina son prochain
retour. Depuis son absence, elle n’avait reçu, en mémoire de lui,
qu’un seul message, une boîte de nougat de Montélimart, un cof-
fret de mannes de mélèzes et d’amusettes ou pignons de pins de
Briançon et un cabas de délicieuses gimblettes de la foire de
Sainte-Madeleine de Beaucaire. Dans le cabas, s’était trouvé un
billet ainsi conçu :

Aymar de Rochegude à Dina


« Ma belle fiancée, ne vous fâchez point si je vous traite comme une
enfant, car je vous aime comme une enfant ! Que cet éloignement
m’est douloureux! Oh! si du moins vous étiez près de moi, combien
cette grande et primitive nature qui m’environne, qui ce jourd’hui,
me semble lourde et insipide, s’animerait, bondirait comme un
bélier, tressaillirait comme un agneau, oh! je l’aimerais, je la com-
prendrais mieux, si votre regard ouvrait mon âme qui se concentre

141
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

comme un hérisson, si votre voix épanouissait mon cœur, si j’avais


votre main dans ma main, si le maëstral de ces montagnes, se four-
voyant dans vos longs cheveux roux, m’inondait du nard qu’ils
exhalent! joyeux, nous parcourrions cette belle patrie, nous gravirions
au plus haut pic, et tous deux, sous le même manteau, perdus dans les
brumes, nous verrions sous nos pieds des planchers de nuages, et nous
saluerions l’immensité, et l’esprit du Dieu d’Israël qui habite les hauts
lieux, nous visiterait !… Pardon, pardon, la souffrance m’égare…
Mais, cependant, n’est-ce pas, tout cela serait beau? Nous vaguerions
depuis la grotte de Balme jusqu’à Briançon, aire d’aigle; depuis les
ours de Saint-Jean-de-Maurienne jusqu’au château fort de Viviers,
posé comme un chapeau sur la cime d’une roche hautaine.
« Un montagnard du Monestier, dernièrement, m’a vendu un
jeune aigle, je l’élève pour me distraire; vous ne vous fâcherez point, si
pour redire souvent votre nom balsamique, je l’ai nommé Dina. Mon
père et tous les gens qui me visitent s’étonnent de ce nom et m’interro-
gent pour en connaître la source, je ne sais que leur répondre, j’allègue
ma fantaisie. Ces braves Dauphinois aimeraient mieux sans doute que
je l’appelasse Margot.
« Depuis que je suis arrivé à Dieulefit, j’ai eu plusieurs explica-
tions et entretiens avec mon père; ces entretiens ont tourné en alterca-
tions, et ces explications n’ont rien expliqué, comme tu le penses. Mon
père est toujours bardé et crénelé dans sa volonté, rien ne peut fléchir
sa sauvage fermeté. Sa violente irritabilité ne fait que s’accroître;
cependant, depuis quelques jours, il feint, pour me gagner, sans doute,
une douceur mielleuse qu’il n’a pas accoutumé de distiller. Le matin
de mon arrivée, j’ai été horriblement maltraité : cet homme fier avait
sur le cœur mes trois sommations révérencielles; ma volonté persévé-
rante le heurtait, il m’a couvert de tout son fiel, il a blasphémé, et
invectivé contre moi; je gardais le silence, et vois jusqu’où vont ses
emportements, moi jeune, ce vieillard m’a jeté à terre, j’embrassais ses
genoux, il m’a frappé du pied.
« Après ces accès, où il dépense tant de vie, la faiblesse et le froid
s’emparent de lui, souvent il s’alite plusieurs jours.
« Il ne veut en aucune manière entendre parler de mon alliance
avec toi, avec une hérétique, une Bohème comme il t’appelle; les
Israélites pour lui sont des hérétiques et des voleurs. Non seulement,
aujourd’hui il me menace de me déshériter, mais, pis encore, de me
faire claquemurer dans une prison d’État, à Pierre-Encise, à la Bas-

142
PÉTRUS BOREL

tille, je ne sais où, peut-être à la Grande-Chartreuse. J’ai perdu à peu


près l’espoir de le fléchir, cependant j’essaierai prochainement une
nouvelle tentative, et quoi qu’il advienne, je serai bientôt près de toi
béni ou maudit.
« Embrasse bien Léa ma mère, embrasse bien mon père Judas, j’ai
besoin plus que jamais de leur bénédiction.
« Pour toi, ma Dina, je t’adore, et mon âme te contemple comme
une arche sainte.
« Si tu trouvais le loisir de m’écrire une consolation, adresse-moi
ce billet, non à Dieulefit, à cause de mon père, mais à Montélimart à
l’enseigne du Bras d’Or, elle me parviendra. »

Cette lettre emplit de joie et navra Dina : cette bonne fille


s’accusait des malheurs d’Aymar, et se regardait coupable des
mauvais traitements et des tempêtes que son amour pour elle lui
faisait essuyer. Elle ne pouvait comprendre ce vieux Rochegude,
le père de son fiancé; pour elle, douce, sans malignité aucune,
ignorante du mal, sa cruauté le faisait apparaître à ses yeux sous
une forme inhumaine, sous les dehors d’un ogre; elle ne pouvait
croire que de la poitrine d’un homme il pût sortir tant de
barbarie. Cette heureuse enfant ne savait pas que la société
pervertit tout, que le fanatisme de la possession et de la religion
endurcit et donne la soif du sang; que l’homme bon dans l’état
naturel, civilisé devient soldat, propriétaire, prêtre, juge, bour-
reau; elle ignorait que pendant son bas âge, son aïeul avait été
rôti en place de Grève à Paris, et que bien avant, pour éviter la
mort, son père, accusé de magie, s’était enfui de cette cité imbue
de sang humain.
Six semaines étaient passées, Rochegude n’arrivait point, la
pauvre Dina s’attristait de jour en jour, sa gaieté s’effeuillait; que
l’attente lui semblait dure! Le temps s’allongeait derrière elle et
l’avenir était sombre à ses yeux. Elle se disait : — Aymar en ce
moment est peut-être accroupi en un cachot humide, m’appelant
d’une voix mourante, à ses gémissements l’écho rauque d’un
souterrain répond seul, et son front, quand il se dresse, se déchire
aux stalactites de la voûte. Ou peut-être, a-t-il été égorgé sur la
route par des bandits.
Voici les roses pensers dont elle se berçait. L’ennui la minait
sourdement. Elle si parleuse, restait oisive et taciturne, assise

143
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

auprès d’une fenêtre qu’elle affectionnait. Sa mélancolie navrait


sa mère et le vieux Judas qu’elle ne caressait plus comme
d’usage, ou dont elle ne baisait le front que pour le mouiller de
ses larmes. Dépravée par la douleur, elle recherchait ardemment
tout ce qui irritait ses nerfs, tout ce qui titillait et éveillait son
apathie; elle se chargeait des fleurs les plus odorantes; elle
s’entourait de vases pleins de syringa, de jasmin, de verveines, de
roses, de lys, de tubéreuses; elle faisait fumer de l’encens, du
benjoin; elle épandait autour d’elle de l’ambre, du cinnamome,
du storax, du musc. Souvent elle était violemment agitée, allait,
venait dans le logis, semblant avoir l’esprit égaré; quelquefois
même, elle disparaissait plusieurs heures; cette absence alarmait
la maison, on volait en vain à sa recherche par la ville, puis elle
rentrait tranquille.
— Je souffrais enfermée, disait-elle, j’ai été voir le ciel, je me
sens mieux.
À cette époque de l’année où tout renaît, où tout s’avive, où
l’être le plus froid se sent remué, où l’on éprouve un besoin impé-
rieux d’épanchements, où le plus mysantrope 1 se dépouille de sa
haine et de son austérité et voudrait faire de la courtoisie; à cette
époque, où un sentiment sympathique nous incline à l’amour, à
cet amour jeune qui tourmente même ceux qui l’ignorent et les
jette dans le malaise et dans la langueur; à cette époque, Dina
qui, depuis une année, avait auprès d’elle, à ses genoux, un ami,
un compagnon qui l’obombrait sous ses ailes, avec lequel elle
passait ses jours dans des conversations qui la ravissaient, dans
des lectures de la Bible, dans de saints aveux, dans des rêves
illusoires; Dina, soumise et confiante, habituée à ne plus penser,
à ne plus songer que par l’homme dont elle aimait la volonté,
dont le contact lui avait épanoui l’âme et dont elle avait plus
besoin que jamais; Dina se trouvait fatalement isolée, le bras qui
la soutenait, la main qui la dirigeait, la bouche qui lui soufflait la
volonté, l’amour, la haine, tout lui manquait; la pauvre fille, acca-

1. Misanthrope.

144
PÉTRUS BOREL

blée, s’affaissait éperdue dans son trouble, et par surcroît, la


crainte, la timeur intime d’avoir perdu ou de perdre son bien-
aimé la tuait.
Rien ne pouvait l’arracher à ses cogitations : cependant ses
sensibles parents faisaient tout pour la distraire. On lui achetait
mille choses dont elle n’avait nulle envie; comme une enfant
malade qui repousse ses jouets, elle regardait à peine ces fanfre-
luches, ces bijoux qui, quelque temps auparavant, l’auraient
emplie d’allégresse. Souvent on la menait aux promenoirs de la
ville, souvent on la menait parcourir les campagnes, à l’Ile-Barbe,
à Roche-Taillée, dans les bois de Tassin ou de Roche-Cardon, à la
tour de la Belle-Allemande, sur les rivages de la Saône et du
Rhône, mais rien ne lui plaisait; elle restait muette sous son voile
abattu.
Un jour, elle demanda à sa mère Léa la permission d’écrire un
billet à son fiancé, le voici :

« Aymar, si vous aimez Dina, comme Dina vous aime! revenez de


suite, je vous supplie, si vous êtes libre encore. Si vous ne l’êtes plus,
rompez vos fers, où que vous alliez, j’irai! Ou dites-moi seulement où
est votre cachot, que j’y meure avec vous! Votre absence me cause tant
de mal, je suis tellement affaiblie que je ne puis tenir ma plume, ni
rassembler plus d’idées.
« Revenez mon fiancé! »

Six jours après, Dina reçut cette réponse :

« Console-toi, ma fiancée, console-toi! je pars, demain, à l’aube du


jour. Pardon si je t’ai fait tant de mal, mais je souffre bien aussi. Pour
étouffer ma souffrance, j’ai chassé l’ours dans les montagnes, et toi,
pour chasser l’ennui, ours qui t’étouffe dans ses bras de plomb, qu’as-
tu fait?… Croyant revenir de jour en jour, j’ai tardé à te faire réponse,
je voulais te l’apporter; j’espérais attendrir mon père, il est plus
inflexible que les Alpes. Ce soir, je lui annoncerai mon départ, pré-
vois-tu quelle bourrasque?… Prie Dieu que l’ouragan ne me brise
pas!
« Salue Judas et Léa, adieu! Dans trois jours je heurterai à ta
porte. »

145
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

VII

Oustâou pairolaou

Disant au bois, tu es mon père, à la pierre, tu m’as


engendré.
Il mettra sa bouche en la poudre, pour voir s’il y a
espoir.
LA BIBLE.

En effet, le soir même où partit ce message, après la collation,


Aymar suivit son père qui se retirait dans sa chambre à coucher.
Et, tremblant, parla ainsi :
— Mon père, pardon si je viens encore vous troubler, vous me
voyez à vos pieds, ne vous emportez point; souvenez-vous que
toute sa vie, votre humble fils vous a été soumis; une seule fois, il
lui arrive d’avoir une volonté, et cette volonté lui est fatale. Vous
le savez, l’amour ne se commande point, l’amour vrai ne s’arra-
che pas, vous le savez, car vous avez aimé ma mère, est-ce pas?…
À ce mot, Rochegude tressaillit, comme accablé par d’affreux
souvenirs, et fit d’affreuses contorsions pour rassereiner 1 sa
figure.
— Est-ce ma faute, reprit Aymar, si la femme que le ciel m’a
envoyée, s’est trouvée Israélite? si cette femme choisie, s’est
trouvée du peuple choisi de Dieu? Est-ce ma faute, si elle est du

1. Rasséréner.

146
PÉTRUS BOREL

même sang que votre Christ?… Elle est belle, elle est pure, elle
est vierge, je l’adore! elle m’adore, elle vous adorerait aussi, mon
père! N’est-ce donc rien que l’amour d’une bru? Sa joie égaierait
votre vieillesse; vous ne me répondez pas, mais dites-moi donc
enfin, quelle bru voulez-vous?…
— Jamais, monsieur Aymar, je ne permettrai que le sang chré-
tien des Rochegude se mêle au sang impur d’une Bohémienne!
d’une basse hérétique! d’une bagasse!…
— D’une bagasse… Ô mon père, vous êtes bien injuste!…
Tenez, lisez ce contrat, car elle est ma fiancée! Tenez, lisez ce
contrat qui n’attend plus que votre signature, vous le voyez, elle
n’est pas sans fortune, elle est riche, cette enfant, si c’est de l’or
qu’il vous faut?…
Rochegude lui arracha des mains.
— Damnation! Quel pacte infernal!…
Et, sans le regarder, il le rompit et le jeta à la face d’Aymar en
lui donnant des soufflets.
— Tiens, voilà tes fiançailles! Nous verrons, infâme! si tu dés-
honoreras ta famille!
— Mon père, vous me frappez, parce que vous savez que je ne
vous frapperai point : pourtant, je suis jeune et fort; pourtant, j’ai
du sang qui bout; pourtant, j’ai un cœur qui fracasse ma
poitrine!… Tenez, je vous briserais, vieillard, comme je brise
cette porte!…
Et la porte, effondrée, tomba sous le choc avec un bruit épou-
vantable.
Rochegude, atterré, blêmi, se renversa dans son fauteuil.
— Assez, assez, mon père! tout cela me tue! Vous êtes de
roche, je serai de fer! je partirai demain, adieu!
— Vous ne partirez point! entends-tu?…
— Mon père, je partirai : mais, terre et ciel! qu’a donc cette
union de si fatal? Dites-moi ce qui vous rend si farouche?
— Une Bohémienne!… une damnée!… Le sang des Roche-
gude est chrétien!
— Ô mon Dieu! vous faites sonner bien haut votre sang
chrétien : que vous importe chrétien ou more? n’êtes-vous pas si
religieux, n’avez-vous pas tant de foi!… Je suis sûre que vous ne
croyez pas en Dieu; est-ce pas que vous n’y croyez pas, en
Dieu?…

147
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

Rochegude, à ce mot, se dressa subitement; saisi d’une fureur


démoniaque, il étreignit un couteau par la lame, et, la main teinte
de sang, il frappait du manche sur la table.
— Va-t-en, va-t-en, brigand, je te maudis! Et de l’autre main,
saisissant la chevelure de son fils, il le traîna, par terre, au long du
corridor, et le précipita par l’escalier.

148
PÉTRUS BOREL

VIII

Bënëzets los maldisors dë vos

Son rugissement est comme celui du lion.

Et les posteaux avec le surseuil furent esmeuz.


LA BIBLE.

Le lendemain, à l’aurore, Aymar descendit : les valets à cheval,


accompagnés de son moreau et de la pouliche qu’il destinait à
Dina, et de plusieurs mulets, chargés de valises, déjà l’atten-
daient.
Éveillé par le hennissement des chevaux, Rochegude ouvrit
précipitamment la croisée de sa chambre, fit claquer les volets
sur la muraille, et, stupéfait, cria d’une voix forte à Aymar :
— Tu ne partiras pas, ou je te déshérite et maudis!…
— Je pars, mon père, répondit Aymar, et pour le reste qu’il soit
fait selon votre volonté; mon autre père, là-bas, me bénira.
— Tu ne partiras point, je te crie!…
Rochegude disparut de la croisée.
Aymar et sa caravane se mit en route; à peine était-il au milieu
de l’avenue, que Rochegude reparut sur le perron, à demi nu,
une arquebuse en main.
— Arrête, parricide! arrête, je te maudis!… Que la foudre
t’écrase! que l’enfer t’engouffre! T’arrêteras-tu, te dis-je? je te
maudis et te chasse! C’est ton père qui te maudit et le ciel en est
témoin!… Tu ne partiras pas!

149
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

Il frappait sur la dalle et se heurtait la tête aux piliers du


porche, la maison tressaillait; c’était affreux à voir. Aymar, en
silence, s’éloignait toujours; quand il fut près du détour de
l’avenue, perdant espoir de le ramener, Rochegude redoubla de
fureur.
— Va-t-en, va-t-en, parricide, monstre, à jamais!…
Et, ajustant son arquebuse, une détonation éclata, Aymar jeta
un cri, et Rochegude tomba raide sur les degrés du porche.

150
PÉTRUS BOREL

IX

Bourdëscâdo

Car je languis d’amour.


LA BIBLE.

Depuis que Dina avait reçu la lettre d’Aymar, elle était moins
inquiète, mais non moins agitée; et, le lendemain, sur le vêpre,
elle dit à son père :
— Je sors visiter Élisabeth, mon amie; je reviendrai bientôt.
Cette sotte mentait, car elle était peu disposée à la société, à la
causerie; pour songer à son aise et voir le ciel comme elle disait,
seule, elle s’en fut errer sur les rives de la Saône; imprudente!…
Son futur devait arriver après deux ou trois jours. Que de jolis
rêves ne dut-elle pas faire, qui bercent plus que la solitude!
Un peu en deçà de l’Ile-Barbe, un passeur était assis sur la
proue de sa bèche, espèce de barque abritée sous des toiles ou
pavois, comme une gondole.
Une fantaisie s’empara subitement de Dina.
— Batelier, dit-elle en s’approchant, j’ai bien envie de voguer
sur cette belle eau, mais je suis seule.
— Belle dame, qu’importe?…
— Batelier, voici un écu pour mon passage, et voici ma bourse
pour que vous respectiez une jeune malade.
Le batelier prit l’écu et la bourse; Dina sauta dans la bèche, et
disparut sous la tente.
Déjà la barque voguait au loin.

151
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

Tout à coup on entendit une symphonie douce, éloignée, qui


glissait sur la surface de l’eau, et l’on vit poindre une autre bèche,
qui ramait fort, et d’où partaient souvent des rires inextinguibles.
Elle était chargée de jeunes hommes et de jeunes filles qui
étaient venus faire de la musique et s’ébattre à la fraîcheur du
soir; ils ramèrent pour s’approcher de la barque de Dina, et
passèrent tout auprès, se penchant pour voir sous la tente silen-
cieuse; mais le passeur pressa son aviron en amont, et ces indis-
crets filèrent en aval sans rien distinguer.
La bèche de Dina remontait et s’éloignait toujours, et pourtant
la nuit noire était tombée, et pourtant elle avait demandé au
batelier à ne voguer qu’une heure au plus.
Et le batelier quittant son banc, se glissa sous la tente; un cri
s’échappa de la bèche qui disparut à l’horizon.

152
PÉTRUS BOREL

Escumergamën

Les cheveux de ton chef sont comme la pourpre du


roi.

Ô fille de prince, combien sont beaux tes pas en


chaussures! Les joinctures de tes cuisses sont
comme joyaux, lesquelles sont forgées de la main
de l’ouvrier. Tes deux mamelles sont comme deux
bichelots gémeaux de la biche.
LA BIBLE.

— Eh bien! l’homme, que faites-vous? Restez donc à votre banc,


et ramez en courant. Redescendons; vous voyez bien qu’il est
déjà tard. Ne m’approchez pas!…
— Vous êtes belle, ma damoiselle!
— Vous êtes fou!
— C’est vous qui m’avez mis cette folie en tête.
— Retirez-vous; mais enfin ne me touchez pas! Que me
voulez-vous?
— Rien, seulement ce que M. le sénéchal a voulu à ma sœur il
y a trois mois.
— M. le sénéchal… vous le calomniez.
— Je le calomnie… c’est le ventre de ma sœur qui le
calomnie… Oh! les douces mains! j’en ai peu touché d’aussi

153
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

douces. Quel bonheur d’être caressé par des mains blanches et


mignonnes! le joli pied!… et la jambe, voyons!
— Au secours! au secours! Laissez-moi donc, grossier!
— Tout beau, tout beau, la donzelle… ne nous égosillons
pas… Ah! la jambe est divine!
— Au secours! à l’assassin!…
— À l’assassin, non pas encore; vous allez vite en besogne.
Allons, calmons-nous, que je baise ces beaux yeux; soyons sage,
la petite, on ne vous veut pas de mal; laissez donc, que je baise ce
beau cou!
— Ah! que je meure… Holà! au secours! à l’assassin!
— Vous appelez en vain, personne ne viendra; et, d’ailleurs,
puis-je pas vous faire taire? J’ai là une provision de cordes et de
quoi faire des bâillons.
— Traître! lâche! tuez-moi!
— Je ne m’effraie pas pour si peu; j’ai l’habitude de cela, moi;
ce qu’on obtient de gré pour moi est sans valeur, c’est le viol que
j’aime!… Aussi, à la dernière guerre d’Allemagne, m’étais-je
enrôlé volontaire; et, Dieu sait! que j’y ai semé plus de Français
que je n’y ai tué d’Allemands. Vous avez beau vous débattre, la
belle, on n’est pas forte! Je ne m’effraie pas, vous dis-je, j’ai
l’habitude de cela; je viole une fille comme vous touchez de l’épi-
nette, et je tue, au besoin, comme vous brodez une fraise.
— Ô mon pauvre fiancé!…
— Ah! ah! à ce qu’il paraît, nous sommes fiancée?… Très
bien, la nuit est sereine, causons : vous êtes fiancée, ma belle
vierge?… Votre fiancé s’en passera : ce n’est pas toujours le
pêcheur qui mange l’alose; c’est ainsi qu’en ce monde, on ne
peut compter sur rien; Guillot bat, et c’est Charlot qui engraine.
Oh! que vous êtes charmante, noble dame! que je vous aime!
Quelle joie de vous presser dans mes bras! moi, Jean Ponthu, un
passeur, un manant, une noble dame!… Oh! si vous vouliez
m’aimer!… Voyons, les belles bagues! jolies et de prix, n’est-ce
pas? même main que ma Marion. Béni soit Dieu! laissez donc
faire, je lui offrirai de votre part…
— Vous me déchirez les doigts!…
— Souvent, quand j’étais soldat, et la nuit en védette, je réflé-
chissais, et je me disais : — Nous autres paysans, nos sœurs, nos
filles et nos femmes sont toujours pour MM. les seigneurs, les

154
PÉTRUS BOREL

nobles, les bourgeois; ce sont eux qui violentent nos amies, et


nous autres bétas 1 nous ne faisons jamais rien à leurs femmes, à
leurs filles; cela n’est pas juste. Je me disais aussi : — Pourquoi
donc nous autres que nous sommes pauvres, et eux autres sont-
ils riches?… Ah! par exemple, cela, je n’ai jamais pu me
l’expliquer; ce n’est pas juste, est-ce pas? Pour former un garçon
et le rendre malin, il n’y a tel que la guerre.
Le charmant collier, les gentilles perles fines! Ma Marion
ajuste le même cou que vous. Béni soit Dieu! cela se trouve bien.
Je lui offrirai de votre part, est-ce pas?…
Vraiment, je suis désolé de dégarnir d’aussi mignonnes
oreilles; que je les baise pour la peine! Mais, ma Marion n’a pas
de pendants sortables pour la vogue prochaine, et vous sentez
bien… Allons, ne pleurez pas, je lui offrirai de votre part aussi.
Mais avec une toilette aussi simple, maintenant, vous ne pouvez
garder ces épingles d’or en vos cheveux; je me vois forcé de vous
décoiffer… Oh! vous êtes cent fois plus belle échevelée!
Maintenant, nous n’avons plus rien à perdre, à moins…
— Au secours! au secours! laissez-moi, je vous en supplie, ou
tuez-moi à l’instant.
— Nous nous débattrons donc toujours?… Maudite! donnez
ces petites mains que je les lie.
— À l’assassin! personne ne viendra donc?…
— Vous vous tairez, voici un bandeau qui vous apaisera;
allons, levez la tête, que je noue ce bâillon.
— De grâce, de grâce! laissez-moi, au nom de Dieu! oh
lâchez-moi! Que voulez-vous, de l’argent? que voulez-vous!…
vous l’aurez!…
Ah! vous me torturez par trop, bourreau! brigand!
Haie!… haie!… je suis perdue…
Alors, on n’entendit plus dans la barque que des plaintes
sourdes, des cris étouffés, et des râlements qui s’éteignirent.
Une heure après, environ, Jean Ponthu, le batelier, sortit de
dessous la tente, traînant Dina par les cheveux; au moment où il

1. Bêtas.

155
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

la jeta dans la Saône, son bâillon se défit, et, d’une voix brisée,
elle appela Aymar.
Et Jean Ponthu, à la proue de sa barque, un harpon à la main,
penché, refoulait et renfonçait sous l’eau le corps de Dina, cha-
que fois qu’il remontait à la surface.

156
PÉTRUS BOREL

XI

Dôou

Seigneur, les morts ne vous loueront point.


Ma vertu est séchée comme un test, et ma langue
s’est affichée à mon palais, et m’a amené en la
poudre de mort.
LA BIBLE.

Toute la nuit, on chercha vainement Dina par la ville.


Au point du jour, les paysans qui descendaient leur lait et leurs
denrées à la ville, aperçurent, en traversant le pont de pierre, un
cadavre de jeune femme, arrêté par ses longs cheveux roux sur
les rochers et les brisants, qui, en cet endroit, effleurent la surface
de la Saône.
Jean Ponthu, le batelier, le recueillit dans sa barque et
l’apporta sur le rivage au lieu nommé la Mort qui trompe; le
peuple s’ameuta à l’entour, tout plein de regrets; il contemplait
sa fatale beauté; ses deux petites mains, meurtries, étaient liées
sur le dos par une grosse corde.
Tout à coup, une voix, partie de la foule, cria :
— Ne la reconnaissez-vous pas? c’est Dina, la rousse! Dina la
belle juive! la fille de Judas, le lapidaire, qui demeure là derrière,
dans la Juiverie.
Toute la journée, il y eut foule dans la maison d'Israël Judas.
Dina était exposée sur son lit, vêtue de ses vêtements de fête, et

157
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

parée de ses joyaux, suivant le rituel hébraïque. Léa, sa pauvre


mère, mourante, était assise au pied du lit, jetant des hurlements;
Judas, accoudé dans son fauteuil, son pourpoint lacéré et la tête
couverte de cendres, muet, dévorait sa douleur.
Un rabbin priait.

158
XII

Goudoumar! Goullamas!

Qui est celui qui enveloppe la sentence de paroles


sans science?…
LA BIBLE.

Sur le midi, à la maison de ville, sous le vestibule, à la porte d’un


bureau des échevins, un homme hâlé et trapu, portant le costume
des patrons du port, tempêtait et battait des valets qui voulaient
le repousser.
— Holà! messieurs les garçons, quel bruit faites-vous donc à
cette porte? cria une voix de l’intérieur.
— Messire, c’est un patron, un batelier, qui veut forcément
entrer, malgré votre consigne!
— Eh! oui, margobleu! c’est Jean Ponthu, le passeur! Voilà
deux heures qu’on me fait attendre; je crois qu’on se fiche de la
procession de Genève, milledieux!
Alors, distribuant quelques coups de poings, Jean Ponthu
repoussa la valetaille, ouvrit brutalement la porte, et se jeta dans
le bureau.
— Monsieur le batelier, vous êtes un croquant, un maroufle!
Faire un pareil vacarme en cet hôtel, vous mériteriez que je vous
envoyasse coucher à la cave.
— Monseigneur…
— C’est bien, que me voulez-vous?
— Je viens faire déclaration d’un noyé que j’ai pêché ce matin
au pont de pierre, et réclamer les deux pistoles de récompense.
— Le cadavre a-t-il été reconnu?
— Oui, messire, c’est une jeune fille, nommée Dina, enfant
d’un nommé Israël Judas, un lapidaire.
— Une juive?
— Oui, messire, une hérétique, une huguenote… une juive…
— Une juive!… Tu vas pêcher des juifs, maroufle! et tu as le
front, après cela, de venir demander récompense? — Holà!
valets! holà! Martin! holà! Lefabre!… mettez-moi ce butor à la
porte, ce paltoquet!
Qui pêche un hérétique, monsieur le batelier, pêche un chien.
PÉTRUS BOREL

XIII

Golgotha

Et l’ensevelit en la vallée de la terre de Moab


contre Phogor, et nul n’a cogneu son sépulchre
jusques aujourd’hui.
LA BIBLE.

Vers deux heures du matin, un cercueil blanc, porté par quatre


hommes, et suivi d’un convoi peu nombreux, silencieusement
traversait la ville.
De loin en loin, on entendait quelques châssis se hisser, le
grincement des birloirs et le bruit des cadoles, et l’on voyait quel-
ques têtes empaquetées se pencher sur la rue.
C’étaient de bons bourgeois ou des commères qui, éveillés par
le bruit des pas, accouraient aux fenêtres et jetaient des propos
en l’air.
— Qu’est-ce donc, mon épouse, un enterrement d’hérétique,
si je ne me trompe? Il me semble voir un cercueil blanc?…
— C’est à coup sûr une jeune fille, pauvre enfant, sitôt!… —
Heureux! qui meurt avant d’avoir connu le monde.
Puis ces bons bourgeois poussaient de gros soupirs, et rebais-
saient leurs châssis.
— Maître Bonaventure Chastelart, n’est-ce pas un convoi de
huguenots qui passe?
— Non, voisin, car il n’y a ni torches ni flambeaux, et d’ail-
leurs ce n’est point ici la route pour aller à l’hôpital; ce n’est rien,

161
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

sinon que quelque chienne de juiferesse qu’on traîne à la Made-


leine ou à Bêchevilain 1.
Dès que le jour poignit, on distingua, sur la rive gauche du
Rhône, au-delà de la plaine, une caravane qui chevauchait; un
jeune homme allait en tête, accompagné de quelques fringants
cavaliers; les valets et les mulets chargés de valises se tenaient à
l’arrière.
Arrivés vers un champ nommé la Madeleine, sépulture des
suppliciés, Golgotha des Israélites, le cavalier qui caracolait en
avant dit à un vieillard qui creusait une fosse :
— Brave homme, quelle heure peut-il être maintenant?
— Trois heures environ; vous êtes aux portes de la ville.
— Merci, mon brave! Mais pour qui donc cette fosse que
vous creusez si matin avec tant de hâte?
— Seigneur, c’est pour enterrer une belle enfant retrouvée
hier dans la Saône.
— Bien jeune?
— Dix-sept ans, seigneur.
— Mais ce champ, brave homme, n’est pas une terre sainte?
— Seigneur, c’est vrai, mais c’est le cimetière des meurtriers et
des juifs.
— Des Israélites!… Sauriez-vous le nom de cette jeune
femme?
— Si je ne me trompe, c’est Dina, fille d’un nommé Israël
Judas, lapidaire.
— Dina!… enfer! ma fiancée!!!…
— Au reste, seigneur, voici le convoi, là-bas, qui s’avance;
voyez-vous ce cercueil blanc?
Aymar resta un moment morne et froid! puis appelant un des
cavaliers : — Carle, mon ami, lui dit-il, tout à l’heure tu prendras
mon manteau, et le porteras à mon père, comme on porta la robe
sanglante de Joseph à son père Jacob; tu lui diras que tu as vu ma
fiancée; car la voici qui s’avance, regardez!…

1. Béchevelin.

162
PÉTRUS BOREL

Eh! toi, vieillard, élargis cette fosse!…, dit-il en jetant sa


bourse au fossoyeur; puis il cria contre le ciel, et d’une voix
retentissante :
— Dina!… Israël!… éternité!…
Et se déchargea dans la tête les pistolets et ses arçons.

163
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

164
Passereau
L’Écolier

Paris
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

[…] — Le mur
Le soutien; à le voir, on dirait à coup sûr
Une pierre de plus, sur les pierres gothiques
Qu’agitent les falots en spectres fantastiques.
Il attend. —
ALFRED DE MUSSET.

[…] — Et qu’elle meure, comme


Il est vrai qu’elle va causer la mort d’un homme.
ALFRED DE MUSSET.

Amour, fléau du monde, exécrable folie,


Toi qu’un lien si frêle à la volupté lie,
Quand par tant d’autres nœuds tu tiens à la douleur,
Si jamais, par les yeux d’une femme sans cœur,
Tu peux m’entrer au ventre et m’empoisonner l’âme,
Ainsi que d’une plaie on arrache une lame,
— Plutôt que comme un lâche on me voit en guérir —
Je l’en arracherai, quand j’en devrais mourir.
ALFRED DE MUSSET.

Et comment le faut-il cet or, Mademoiselle? le faut-il taché de sang,


ou taché de larmes? faut-il le voler en gros avec un poi-gnard? ou en
détail, avec une charge, une place, ou une boutique?
GÉRARD.

166
PÉTRUS BOREL

Carabins

L’un y croit, l’autre n’y croit pas. — Trouvailles d’Albert chez


Estelle. — Le vicomte de Bagneux immoral par hygiène. — Il
déjeûne aux frais de la noblesse. — Autre controverse, même
thèse. — Philogène. — Inventaire des deux carabins.

— Heureusement, mon cher Passereau, que je ne crois point à la


vertu des femmes : — Sans cela, d’honneur! j’aurais eu un nez
de carton d’une belle corpulence.
— Que tu es lycéen, mon cher Albert!
— Déjà, j’avais eu quelques lointains soupçons : ma vierge ne
me paraissait pas très immaculée; sa respectable mère m’avait
tout le faux air d’une appareilleuse; et puis j’avais remarqué que
le frontal ou coronal de son crâne était peu développé ou
déprimé, que la distance occipitale de ses oreilles était énorme, et
que son cervelet, siège certain de l’amour physique, comme tu
sais, formait une protubérance extraordinaire : elle avait en outre
les yeux fendus à la manière des Vénus antiques, et les narines
ouvertes et arquées, infaillible signalement de luxure.
C’était donc ce matin, à sept heures; après avoir tambouriné
fort longtemps sur la porte, on m’ouvre, effarée, et l’on se jette
dans mes bras et l’on me couvre la figure de caresses : tout cela
m’avait fort l’air d’un bandeau de Colin-Maillard dont on voulait
voiler mes yeux. — En entrant, un fumet de gibier bipède

167
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

m’avait saisi l’olfactif. — Corbleu! ma toute belle, quel balai


faites-vous donc rissoler? il y a ici une odeur masculine!…
— Que dis-tu, ami? ce n’est rien, l’air renfermé de la nuit
peut-être! Je vais ouvrir les croisées.
— Et ce cigarre 1 entamé?… Vous fumez le cigarre?… Depuis
quand faites-vous l’Espagnole?
— Mon ami, c’est mon frère, hier soir, qui l’oublia.
— Ah! ah! ton frère, il est précoce, fumer au berceau, quel
libertin! passer tour à tour du cigarre à la mamelle; bravo!
— Mon frère aîné, te dis-je!
— Ah! très bien. Mais, tu portes donc maintenant une canne à
pommeau d’or? La mode est surannée?
— C’est le bâton de mon père qu’hier il oublia.
— À ce qu’il paraîtrait, hier, toute la famille est venue? — Des
bottes à la russe!… Ton pauvre père, sans doute hier aussi les
oublia, et s’en est retourné pieds nus? le pauvre homme!…
À ce dernier coup, cette noble fille se jeta à mes genoux, pleu-
rant, baisant mes mains, et criant :
— Oh! pardonne-moi! écoute-moi, je t’en prie! Mon bon, je
te dirai tout; ne t’emporte point!
— Je ne m’emporte point, madame, j’ai tout mon calme et
mon sang-froid; pourquoi pleurez-vous donc?… Votre petit
frère fume, votre père oublie sa canne et ses bottes, tout cela
n’est que très naturel; pourquoi voulez-vous que je m’emporte,
moi? Non, croyez-moi, je suis calme, très calme.
— Albert, que vous êtes cruel! De grâce, ne me repoussez pas
sans m’entendre, si vous saviez? — J’étais pure quand j’étais sans
besoin. — Si vous saviez jusqu’où peut vous pousser la faim et la
misère?…
— Et la paresse, madame.
— Albert, que vous êtes cruel!
À ce moment, dans un cabinet voisin, partit un éternûment 2
formidable.

1. Cigare.
2. Éternuement.

168
PÉTRUS BOREL

— Ma belle louve, est-ce votre père qui oublia hier cet éternû-
ment, dites-moi? — De grâce, ayez pitié, il fait froid, il
s’enrhume, ouvrez-lui donc!
— Albert, Albert, je t’en supplie, ne fais pas de bruit dans la
maison; on me renverrait; je passerais pour une Ceci! je t’en prie,
ne me fais pas de scène.
— Calmez-vous, señora : — Ne craignez pas de scène : quand
je fais du drame, je choisis mes héros. — Mais ce cher collabora-
teur doit avoir froid, c’est impoli, laissez-moi lui ouvrir? — Mon-
sieur l’aventurier, rentrez, je vous prie, que je ne vous gêne en
rien! À rester ainsi tout nu, dans une pièce froide, par un temps
d’épizootie, morbleu! monsieur, il y a de quoi gagner le trousse-
galant.
— De quel droit, monsieur le carabin, venez-vous dès l’aurore
troubler les gens honnêtes?
— Dès l’aurore…, au doigt de roses; monsieur fait de la
poésie, un peu classique, dommage! De quel droit, disiez-
vous?… J’allais vous le demander. — Mais, en tout cas, vous êtes
fort heureux de sortir aussi vif de cette tour de Nesle.
— Barbedieu! que dites-vous?
— Rien.
— Albert, vous êtes un infâme de me traiter ainsi!
— La belle, vous êtes ce matin assez mal embouchée. — Or
donc, monsieur l’intrus, sans crainte habillez-vous : tout à
l’heure, vous me demandiez qui j’étais; dites-moi d’abord qui je
suis, et je vous dirai à tous deux qui vous êtes? Notre trinité n’a
pas la mine très sainte; et nous avons tous trois, quoique très
honnêtes au fond, l’air de fort mauvais drôles. — Vous, d’un cou-
reur de nuit, madame d’une catin, et moi, de ce qu’à la cour on
nomme un courtisan, et Shakespeare un Pandarus. Mais, pour
vous rassurer, quant à moi, n’en croyez rien : je suis comme
Lindor, un simple bachelier, Albert de Romorantin, ma famille
est connue. J’avais cru que madame avait quelque pudeur au
front, je lui avais apporté de l’amour; mais je me suis trompé,
c’est de l’or qu’il lui faut, n’est-ce pas?
Ce brave inconnu n’était qu’un petit homme laid et grison-
nant, l’air peu terrible, et, sur ma foi, très bien couvert.
— Mon cher jeune homme, me dit-il alors, votre franchise me
plaît, vos manières sont distinguées, je vois que vous êtes de

169
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

famille : quoique en droit, vous m’avez bien traité, soyons amis;


je suis, moi, murmura-t-il bas à mon oreille, le vicomte de
Bagneux. Hier, j’ai rencontré madame et l’ai suivie, et je suis
monté chez elle. Je ne l’aurais pas fait, vieux comme je suis, si
mon docteur Lisfranc ne m’avait spécialement ordonné l’accoin-
tance pour dissiper une oppression et des congestions sanguines.
— Le docteur Lisfranc, mon professeur de clinique, ah!
bravo! — Madame, je le remercierai de votre part; c’est lui, vous
le voyez, qui vous envoie si noble clientelle 1. — Ainsi donc, mon-
sieur, vous préfériez l’amour aux eaux de Barège?
— Oui, pour cette saison. — Mais, mon cher étudiant, sans
doute, comme moi, vous êtes encore à jeun; voulez-vous
accepter à déjeûner au Palais-Royal? je vous l’offre de tout cœur!
— À un galant homme je ne saurais refuser, monsieur, je suis
votre commensal.
Estelle pleurait.
— Partons de suite, mon jeune ami.
— Mais avez-vous soldé madame? — Sur les ponts publics on
ne paie pas, en femmes, c’est le contraire, ce sont les banales
qu’on paie.
— Albert, vous êtes infâme!
— Adieu, ma petite concubine, je ne vous en veux pas de
l’aventure, dit le vicomte à Estelle d’un air de protection.
— Adieu, bouton de rose! lui dis-je à mon tour; adieu, vierge
sans tache, ange de candeur et de franchise; adieu, timide
jouvencelle; adieu, belle de nuit!
— Riez, foulez-moi sous vos pieds, Albert! je suis bien
coupable; mais soyez généreux, vous reviendrez ce soir, est-ce
pas? je vous conterai tout, je vous dirai pourquoi…
— Peste soit!
— Vous reviendrez, Albert, je vous en prie!
— Mon ange, quand j’aurai quelque argent, dites-moi votre
tarif?
Alors, Estelle tomba sans connaissance : nous sortîmes.

1. Clientèle.

170
PÉTRUS BOREL

— Que j’ai fait un déjeûner délicieux avec ce galant homme!


j’en suis encore tout égrillard, je sens encore ma raison endom-
magée par le vin d’Espagne.
— Albert, tu t’adresses à la première fille, tu vas chercher
l’amour dans la rue, et puis, tu te plaindrais?
— Non, non, je ne me plains pas, mon cher Passereau!
— Je ne suis plus étonné de ta méchante opinion sur les
femmes, si tu les juges toutes par de pareilles…. C’est absolu-
ment comme si on estimait le beau climat de la France par le ciel
pleurnicheur de Paris.
— Non, non! ce n’est point par des particularités que j’ai
arrêté dans mon esprit leur valeur intrinsèque, c’est par des
études en masse; je sais à quoi m’en tenir. J’en ai connu, comme
toi, de pyramidalement vertueuses; je sais de quelle étoffe est la
vertu, j’en connais la chaîne et la trame; j’en ai fait de la charpie.
— Si je pouvais penser que tu crusses tout cela, je me fâche-
rais! mais tu parles des lèvres, ou, du moins, c’est ton déjeûner
qui parle. Puis, c’est du bon ton de faire le roué; c’est un vieil
usage de calomnier les femmes, on les calomnie. — Charles IX
haïssait les chats antipathiquement : alors, courtisans, valets, pas
jusqu’au plus mince bourgeois qui, pour se donner un air royal,
une pente, un galbe de cour, ne se trouvât mal à l’aspect d’un
matou. Puis, les chats sont traîtres, infidèles, assassins, que sais-
je? dit l’adage, devenu populaire comme le capitaine Guilheri,
ou Marlboroug 1. — Henri III déteste le sexe, il lui faut des
mignons! Vite, tout le monde comme il faut veut aussi des
mignons, cela sied bien; tous, jusqu’au porte-faix qui, le
dimanche, a le sien et crie contre les filles; mais Henri III, c’est
déjà loin et vieux. La calomnie contre les femmes, comme le
madrigal, est passée de mode, cela sent la province, vois-tu?
— Ô illusions! illusions! Mon pauvre Passereau, que tu es
novice : pauvre garçon, cela me fait de la peine. La moindre
truande que tu rencontres, aussitôt tu en fais un astre, une perle,
une fleur! tu la purifies, tu la sanctifies. Tu es vraiment bien amu-
sant. Ô illusions! illusions!

1. Soit Malbrough, soit Marlborough.

171
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

— Quand ce seraient des illusions, je te supplierais de ne pas


me les enlever, ce serait me tuer! Eh! qu’est-ce donc la vie sans
cela? une éponge pressée, un squelette à jour, un néant doulou-
reux.
— Goguenard!
— Vois-tu? ce sont les premières liaisons à l’entrée de la vie
qui donnent pour toujours la direction à notre cœur, à nos pen-
sers. Tu méprises les femmes, parce que tu n’as connu que des
femmes méprisables, ou qui t’ont paru telles. Le ciel a voulu que
je ne rencontrasse partout sur mon chemin que des âmes choi-
sies, pleines de gloire et de vertu; je juge l’inconnu par le connu.
Si je m’abuse, est-ce un mal? Laisse-moi mon erreur : mais fran-
chement, tiens, dis-le-moi; crois-tu que ma Philogène ne soit pas
une personne simple et naïve, une amie dévouée, une amante
fidèle? Oh! je mettrais ma main au feu…
— Non, non, Passereau, ne mets rien au feu! Depuis combien
de temps es-tu lié avec Philogène?
— Depuis deux mois environ.
— Bien, je te donne encore un mois, et tu m’en diras de
bonnes; c’est la durée ordinaire, trois mois.
— Albert, tu m’offenses.
— Adieu, Passereau, dans un mois!…

Toute cette conversation, mot à mot, avait été tenue, en des-


cendant la rue Saint-Jacques, par deux écoliers; non pas des
capettes de Montaigu, mais deux fringants jeunes hommes, vêtus
élégamment, gros livre sous le bras, sortant de l’amphithéâtre.
L’un, Passereau, celui le bien pensant, avait l’air rêveur et
calme, et portait un costume imité des étudiants d’Allemagne :
les cheveux longs comme Clodion de Chevelu, la petit casquette,
le col renversé, la fine et courte redingote noire, les éperons et la
pipe de Nuremberg; l’autre, Albert le Bavard, l’expansif, le
gesticulateur; son chapeau gris sur l’oreille, son foulard rouge
autour du cou, sa lévite de velours noir, à boutons de métal, sa
fleur à la bouche et sa marche balancée lui donnaient cet aspect,
cette tournure, cet air crâne et gracieux, qu’on appelle cancan, et
que possèdent à un point merveilleux les majos andalous.

172
PÉTRUS BOREL

II

Mariette

Passereau rencontre une salamandre. — Morale de la sala-


mandre; elle prouve que les femmes perdent les jeunes
hommes, et en font des saltimbanques. — Mariette la suivante.
— Passereau fait le gentil. — Lourdes plaisanteries scolasti-
ques. — Premiers soupçons. — Message du colonel Vogtland.
— Altercation avec un portefaix très ému. — Autre morale.

Les deux écoliers se séparèrent brusquement de la sorte : par


raison inverse, tous deux se prenaient, au fond du cœur, en pitié,
et réciproquement se traitaient de fou; chacun s’en allait par son
chemin, la larme à l’œil, pour l’aveuglement de son ami; tous
deux, ils étaient de bonne foi, chose rare par la saison!
Sur le quai, Passereau sauta dans un cabriolet public.
— Où allez-vous, monsieur?
— Rue de Ménilmontant.
— Baste! la course est loin!
— Moins loin que Saint-Jacques-de-Compostelle.
— Ou Notre-Dame-du-Pilier.
Alors faisant claquer son fouet pour le départ, le cocher se mit
à fredonner ces deux vers du bolero 1 du Contrabandista :

1. Boléro.

173
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

— Tengo yo un caballo bayo


Que se muere por la yegua,

Aussitôt, Passereau ajouta les deux suivants :


— Y yo como soy su amo
Me muero por la mozuela

Le cocher resta surpris de la réplique :


— Señor, vous êtes Espagnol?
— Non.
— Vous en avez tout l’air.
— On me le dit souvent.
Passereau avait l’aspect étrange et le teint méridional; la garde
bourgeoise lui trouvait même l’air dangereux pour une monar-
chie; et, dans les temps de troubles civils, plusieurs fois il avait
été arrêté et emprisonné pour crime de promenade et port illégal
de tête basanée.
— Au moins, señor, vous avez habité l’Espagne, vous hâblez
castillan.
— Ni l’un ni l’autre.
— Qui n’a pas vu l’Espagne est aveugle, qui l’a vue est
aveuglé. — Señor, avez-vous le désir d’y faire un voyage?
— J’en brûle, mon brave, mais je n’ose : j’ai peur d’y laisser le
reste de ma raison, j’ai peur d’y tuer l’amour de la patrie. Je sens
qu’après avoir été l’hôte de Cordoue, de Séville, de Grenade, je
ne pourrai plus vivre ailleurs. España! España! España! comme
la tarentule, ta morsure rend fou!…
Mais, vous, mon brave, vous êtes Espagnol, et vous avez quitté
l’Espagne?
— Non, señor, je suis don Martinez de Cuba.
Ce Martinez, c’était l’homme incombustible, qu’au jardin de
Tivoli on avait, pendant quelque temps, montré dans un four.
Après avoir promptement rassasié la curiosité de la ville, il fallait
vivre; le pauvre homme s’était fait conducteur de carrosse.
Et Passereau se trouva fort émerveillé de rencontrer en si
mauvais point cette célèbre salamandre.
— Pardonnez mon indiscrétion, mais, señor estudiante, vous
paraissez penseur et triste comme un amoureux. Votre figure est

174
PÉTRUS BOREL

empreinte d’un chagrin plus profond que celle du caballero desa-


morado. Vous me navrez de vous voir ainsi.
— Amour! amour! — Me muero por la Mozuela!
— Prenez garde, mon cher jeune homme, prenez garde!
écoutez-moi : les conseils d’un misérable sont quelquefois bons à
suivre. Sur une chose aussi fragile, aussi mobile, aussi perfide que
la femme, ne mettez pas trop d’amour, vous vous perdriez! Ne
laissez point prendre en votre cœur la haute place à cette passion,
vous vous perdriez! ne la construisez point des ruines des autres,
vous vous perdriez! ne faites pour elle abnégation de rien de ce
qui peut vous charmer et vous attacher à la vie, au premier choc
vous tomberiez à plat. Les femmes ne valent pas de sacrifice. —
Aimez comme vous chantez, comme vous montez à cheval,
comme vous jouez, comme vous lisez, mais pas plus. Ne comptez
sur elles pour rien de stable, de noble et de pur, vous seriez trop
amèrement déçu. Pardonnez-moi si je vous dis tout cela : ce n’est
pas pour arracher vos illusions de jeunesse et vous faire vieux et
blasé, c’est pour vous sauver bien des traverses, bien des abîmes.
En ce cas, les conseils d’un misérable sont souvent dignes d’être
entendus et suivis, surtout quand ce misérable a été fait misé-
rable par celles en qui vous déposez votre seule foi et votre vie;
on se fait son destin. — Comme vous, j’ai cru, je me suis donné,
je me suis perdu! j’ai été jeune et brillant comme vous : prenez
garde! ce sont elles qui m’ont fait exilé, bateleur et valet.
— Oh! ne craignez pas cela pour moi, mon brave : quand
l’amour, seul câble qui amarre encore ma barque au rivage, sera
rompu, tout sera dit; je me tuerai!…
— Ami, arrêtez! arrêtez! nous allons passer la maison : C’est
ici, là, à cette porte, s’écria alors Passereau, glissant un écu dans
la main de l’incombustible et se jetant hors du cabriolet.
— Viva Dios! Señor estudiante, es V. m. d. muy dadivoso, muy
liberal! Dios os guarde muchos años.
Caballero, vous vous souviendrez bien de Martinez le Calesero
et du numéro de son carrosse?
— Si, si!
Le seigneur étudiant entra dans la maison désignée, et Mar-
tinez, tout jovial, s’en retournait chantant moitié castillan, moitié
gitano, ce bizarre couplet :

175
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

Cuando mi caballo entró en Cadiz


Entró con capa y sombrero,
Salieron a recibirlo
Los perros del matadero.
Ay jaleo! muchachas,
Quien mi compra un jilo negro.
Mi caballo esta cansado…
Yo me voy corriendo.

Avec la gravité d’un sénateur ou d’un huissier agréé près le tri-


bunal, Passereau, tête baissée, monta l’escalier.
— Ah! c’est vous, beau carabin!
— Bonjour, ma petite Mariette.
— Bonjour.
— Ta maîtresse est sortie?
— Ma maîtresse, n’est-elle pas un peu la vôtre? Dites notre
maîtresse : elle part à l’instant, vous avez du malheur.
— Où va-t-elle donc à cette heure?
— Au manège, prendre sa leçon.
— La belle est écuyère? j’ignorais.
— Elle monte à ravir, dit-on.
— Tu ris, mauvaise! tu feras donc toujours la soubrette de
comédie?
— Du reste, mon bel ami, elle ne tardera pas, sans doute, à
rentrer; sa leçon d’hier a été longue, celle d’aujourd’hui, je pré-
sume, sera courte. — Entrez l’attendre dans le boudoir.
— D’accord; mais viens m’y faire compagnie, seul je
m’ennuierais fort dans un boudoir, et puis, c’est anti-canonique.
— Mais viens donc, coquette! qu’as-tu peur?
— Vous êtes un carabin.
— Les carabins sont connus pour leur philogynie; je n’ai
jamais mangé de femme vivante.
— Pouah!
— Assieds-toi plus près, je t’en prie; à la bonne heure!
causons : tu sais qu’il y a longtemps que je raffole de toi.
— Honneur sans profit : madame a l’usufruit de cet amour.
— Vois-tu, Mariette, après l’Europe, l’Asie, l’Afrique, l’Amé-
rique, l’Océanie et Philogène ta maîtresse, c’est toi, la septième
partie du monde, que je préfère.

176
PÉTRUS BOREL

— Honneur sans profit : la septième partie du monde aurait


grand besoin aussi d’un Christophe Colomb.
— Éhontée! — Mais, laisse donc que je baise ta belle épaule,
ton épaule d’ivoire! et ton sein, vrai Parnasse à double cime, mais
Parnasse romantique.
— Monsieur, c’est en vain qu’au Parnasse un téméraire…
— Comment, mademoiselle, nous savons notre anti-phlogis-
tique Boileau!… Mais, laisse donc, que crains-tu? puérilité! Ma
bonne amie, tu n’ignores pas combien j’aime ta maîtresse? sache
donc que lorsque j’aime une femme, qu’elle a reçu mon amour,
que j’ai reçu sa foi, et qu’ainsi que Philogène elle m’est fidèle…
— Ou qu’elle prend sa leçon au manège…
— Je lui garde la stricte fidélité qu’elle me garde.
— Ah! ah! ceci n’est pas rassurant. Ô mon honneur! ô ma
vertu! au secours! laissez-moi! — Monsieur Passereau, je des-
cends un instant; si quelqu’un venait à sonner, veuillez ouvrir et
faire attendre.
— J’ouvrirai; serait-ce le tonnerre en personne.
Sitôt seul, la physionomie de l’écolier changea subitement
d’expression; elle redevint grave et sombre suivant sa coutume,
mais plus grave et plus sombre encore; sans doute, les malignités
que Mariette, tout en folâtrant, avait lancées sur sa maîtresse,
l’avaient blessé au vif, et, malgré lui, éveillé le soupçon en son
esprit confiant. — Jamais tombe n’avait contenu un corps plus
morne que ce boudoir. — Soudain, s’arrachant à cette immobile
concentration, à cette vie interne, paraissant chasser de la main
quelque chose invisible qui l’obsédait, il se leva, le fantôme! et sa
figure s’illumina subitement, comme une lanterne sourde qu’on
ouvre tout à coup dans la nuit. Alors, il se précipita dans le salon,
courut à une miniature de femme, appendue au miroir, et la cou-
vrit de baisers. Après avoir longtemps arpenté le parquet à grands
pas, enfin il s’arrêta au piano, se prit à préluder avec frénésie et à
chanter, à demi-voix, l’Estudiantina :

Estudiante soy señora,


Estudiante y no me pesa,
Por que de la Estudiantina
Sale toda la nobleza.
Ay si, ay no
Morena te quiero yo,

177
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

Ay no, ay si
Morena muero por ti!

¿ Rosita del mes de mayo


Quien te ha quitado el color?
Un estudiante pulido,
Con un besito de amor
Ay si, ay no
Morena te quiero yo,
Ay no, ay si
Morena muero por ti!

Con los estudiantes, madre!


No quiero ir a paseo,
Porque al medio del camino
Suelen tender el manteo.
Ay si, ay no
Morena te quiero yo,
Ay no, ay si
Moreno muero por ti!

Bahoum! bahoum! bahoum!…


— Carajo! quel butor enfonce ainsi la porte?
Brave homme, quel charivari faites-vous donc? ne voyez-vous
pas la sonnette?
— Monsieur, j’ai sonné dix minutes.
— Fable! mon ami, je n’ai rien entendu.
— Pour moi, j’ai fort bien ouï que vous chantiez du latin. —
Est-ce vous, monsieur, qui êtes mademoiselle Philogène? c’est
que c’est une lettre de la part du colonel Vogtland.
— Du colonel Vogtland? donne-moi cela!
— On m’a bien recommandé de ne la remettre qu’à elle-
même.
— Ivrogne!
— Ivrogne? c’est possible. — Mais, je suis Français, départe-
ment du Calvados; je suis pas décoré, mais j’ai de l’honneur.
Zuth et bran pour les Prussiens! et voilà!
— Va-t-en, mauvais drôle.
— Ah! faut pas faire ici sa marchande de mode! pas
d’esbroufe, ou je repasse du tabac!
— Va-t-en!

178
PÉTRUS BOREL

— Ce que j’en dis, c’est par hypothèque; seulement, tâchez


d’avoir un peu plus de circoncision dans vos paroles, et n’oubliez
pas le pourboire du célibataire.
— Un pourboire?… malheureux! pour aller te mettre encore
l’estomac en couleur, ou te parcheminer les intestins? — Va-t-en,
tu es soûl.

179
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

III

Perfide comme l’onde

Doute. — Angoisse. — Passion. — Indiscrétion. — Plus de


doute! — Ce pauvre Passereau avait pris pour une fille angé-
lique une fille entretenue. — Il était l’ami du cœur et Vogtland
le payeur général. — Torture. — La limpidité n’est que de la
bourbe. — Abomination.

Voilà Passereau seul, la mort dans l’âme et la lettre fatale à la


main : que va-t-il faire? Le doute et le soupçon l’assaillent; tout
est perdu! — La conviction est comme un vieil édifice, elle
s’écroule dès qu’on y met la hache. — Le colonel Vogtland, quel
est-il? quelle liaison a-t-il avec Philogène? pourquoi ce mes-
sage?… — Après une longue indécision, une longue lutte, pour
sortir de son angoisse, il va briser le cachet de cette lettre qui con-
tient la condamnation sans appel ou l’acquittement solennel de
sa maîtresse, ignominieusement suspectée, flétrie sous le poids
d’une infâme accusation au secret tribunal de son cœur.
— Moi, briser ce cachet?… Mais non je suis fou! s’écrie-t-il;
une fois ouverte, qu’en ferais-je si Philogène en sortait glorieuse?
Je m’avilirais trop à ses yeux, moi jaloux, indiscret, traître! Car
c’est une trahison que de venir rompre un sceau pour entrer
botté, éperonné, dans une pudibonde confidence. — Oui, mais
si j’étais trompé! qui me le dira?… qui me dira que je ne suis pas
la grossière dupe d’une dévergondée? Faudra-t-il que j’attende
qu’on me le crie dans la rue? que j’entende rire sur les portes

180
PÉTRUS BOREL

quand je passerai avec elle à mon bras? que j'entende murmurer


autour de moi : — C’est aujourd’hui son étudiant. — Je le pré-
fère à son avant-dernier. — Il faut être sans pudeur, un jeune
homme bien né, sortir en plein jour avec une pareille catin, fi
donc. — Ah! ce serait atroce! Il faut que je sache ce qu’il en est;
il faut que je sache enfin en qui croire!…
— Voyons : — Mais non! n’est-ce pas démence que de vouloir
approfondir? — Qui creuse les choses, creuse sa tombe.
Car si cette lettre allait me défendre d’avoir de l’amour, de
l’estime pour cette femme; si elle allait m’enjoindre, d’une voix
haute, de la fouler aux pieds, de la haïr! ah! quel réveil affreux!
j’en mourrais!… Car j’ai besoin de ma Philogène, car j’ai besoin
de son amour pour ma vie! c’est toute l’huile de ma lampe; la
renverser, c’est l’éteindre! c’est me tuer!…

Passereau, Passereau! que tu es ingrat et cruel pour cette


femme! — Pourquoi l’accuser, pourquoi la souiller, pourquoi?…
Sais-tu ce que contient ce billet? — Non! — De quel droit,
alors?… — La passion m’égare…
Oh! non, bien sûr, cette amie douce, bonne, naïve, cette can-
dide enfant, qui m’accable sans cesse d’amour et de serments,
que je comble de soins, de joie, de bonheur, à qui j’ai voué ma
jeunesse, ma vie, à qui j’ai juré éternelle foi; oh! non, bien sûr;
elle ne saurait, elle n’oserait tromper! Non, non, Philogène, tu es
pure et fidèle!
Alors Passereau, s’approchant d’une croisée, fit bâiller la lettre
sous ses doigts, et promena dans l’intérieur son œil enflammé,
son regard avide. — À chaque mot qu’il déchiffrait, il frappait du
pied et poussait de profonds gémissements.
— Grand Dieu! les pressentiments sont donc ta voix, car ta
voix seule ne ment jamais!…
Horreur! horreur!… Ah! Philogène, c’est bien atroce!… Moi
qui, ce matin encore, aurais répondu de toi sur ma tête et ma vie;
moi, qui aurais démenti Dieu! si Dieu t’avait accusée. Ah! c’est
abominable! ah! c’est infâme! Mais, prenez garde! on ne sait pas
ce qui reste en mon cœur, quand l’amour n’y est plus. Prenez
garde!
C’est bon vous, monsieur le colonel; c’est bon, monsieur Vogt-
land, j’y serai aussi, au rendez-vous! nous y serons tous trois!…

181
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

Épuisé, il se laissa choir de sa hauteur sur le canapé, et, la tête


cachée dans ses mains, il pleurait à chaudes larmes.
Voici mot à mot ce que contenait ce billet funeste :

Ma chère Philogène,
Une mutinerie des sous-officiers de mon régiment me rappelle à
l’heure même à Versailles; ne compte pas sur moi pour cette nuit. Il ne
me sera pas possible de revenir avant deux ou trois jours : ainsi,
dimanche, trouve-toi vers les cinq heures aux Tuileries, sous les mar-
ronniers, au sanglier de marbre : sitôt descendu de voiture, je courrai
t’y rejoindre, et nous irons dîner ensemble. Trois jours sans te voir,
c’est bien long et bien cruel! mais le devoir est là. Aime-moi comme
je t’aime.
Adieu, je te couvre partout de baisers,
VOGTLAND.

Est-il possible de trouver rien de moins ambigu et de plus


accablant? Après un doute angoisseux, Passereau retrouva une
conviction. Il était convaincu!…
Mais ce n’était pas assez que toutes ces souffrances, mais ce
n’était pas assez que de savoir et parjure, et basse, et vile celle
qu’il avait entourée de soins délicats, et chargée du plus pur
amour. Il était destiné, en ce jour, à tomber de chute en chute
plus terrible, à tout perdre, à tout jamais, sans retour. Celle qu’il
avait crue chaste, innocente, pudique; celle qu’il n’avait abordée
qu’en tremblant, celle dont il se faisait un crime de l’avoir arra-
chée à sa virginité, d’avoir troublé la limpidité de sa belle âme,
devait enfin paraître à ses yeux dans toute sa hideur : libertine,
sale, lascive, immonde!
Voulant lui laisser un mot, et fouillant un tiroir pour trouver un
encrier, il découvrit : ciel, j’ai honte à le dire! maroquiné, doré,
enluminé, un Arétin!…
Je vous laisse à penser qu’elle fut sa consternation. Il était
anéanti. Ses lèvres, retroussées, enflées et pendantes, expri-
maient le plus profond dégoût, et sa poitrine, oppressée, jetait
des hoquets de vomissement.
Mariette en cet instant rentra, Passereau rengaina sa douleur.
— Madame n’est pas encore rentrée?
— Non, ma chère.

182
PÉTRUS BOREL

— L’équitation lui plaît…


— Elle en raffole.
— Hélas! votre rire fait peine, vous êtes bien chagrin, bien
agité; mon cher maître, croyez-moi, si vous souffrez, ne souffrez
point pour elle; pauvre jeune homme, si vous saviez?…
Mais quelqu’un est-il venu en mon absence?
— Non : ah! seulement, on a apporté cette lettre de la part du
colonel Vogtland.
— Du colonel Vogtland!… Je ne m’étonne plus du trouble où
je vous vois. Pauvre jeune homme, que vous vous êtes trompé
grossièrement!
— Adieu, adieu, Mariette!
— Je vous en prie, prenez courage, vous me fendez le cœur!
Lui dirai-je que vous êtes venu?
— Oui, mais pas plus!
Honteux, il se glissa furtivement hors de la maison, comme un
paillard qui s’échappe d’un mauvais lieu.
Sur le boulevard, à la station des cabriolets, il retrouva Mar-
tinez, se jeta à son cou et l’embrassa au grand étonnement des
promeneurs.
— Ô mon ami, tu disais vrai : — Perfide comme l’onde! —
Partons, partons! fouette, fouette, ventre à terre! j’ai besoin de
m’étourdir.

183
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

IV

Albert patrocine

Notre écolier a décidément le spleen. — Splénalgie. Il se fait un


climat artificiel, un soleil et du ponche 1. — Son imagination
n’attachant aucune crainte aux approches ni aux suites de la
mort ne lui donne pas une sensibilité factice. — Ratiocination.
— Arétologie. — Il s’endort.

Rentré chez lui, Passereau retomba dans une torpeur froide et


muette. Habituellement, sa belle figure portait l’empreinte d’une
mélancolie profonde, mais bienveillante; ici, ce n’est plus cela :
son œil, devenu hagard, est englouti sous des sourcils froncés, sa
bouche, qui rit d’un rire d’agonie, est close par ses mâchoires qui
claquent et s’enchevêtrent; ses nerfs se crispent; il va, il vient; ses
doigts crochus tenaillent et brisent tout ce qu’ils rencontrent; il
se voûte et se ramasse sur lui-même comme une bête fauve
blessée; sa tête, pendante, hoche sans cesse d’une épaule à
l’autre, comme la tête de l’aigle presbyte qui cherche à voir la
proie qu’il étouffe; toute sa mimique est infernale et farouche.
Soudain, il ouvre les croisées, s’y précipite et s’y penche, ferme
brutalement les persiennes, referme les fenêtres et les volets à
l’intérieur : le voilà dans les ténèbres profondes, il éclate de joie.
Alors, il allume des lampes, des lustres, des girandoles, des flam-

1. Punch.

184
PÉTRUS BOREL

beaux, des bougies, malgré la chaleur fait un énorme feu dans la


cheminée, et sonne. Un des domestiques de l’hôtel accourt.
— Laurent, vous allez faire monter un bol, du sucre, des
citrons, du thé et cinq ou six bouteilles de rhum ou d’eau-de-vie;
et partez de suite chez mon ami Albert le prier de se rendre aus-
sitôt ici, chez moi; dites-lui simplement que je suis dans mon jour
à néant.
Ce domestique ne parut point étonné de tout cet apprêt, cette
illumination, cette hâte; il fit tout ce qui lui était ordonné,
comme une chose d’un service journalier, ordinaire.
Effectivement, tout ceci n’avait rien de neuf : c’était une des
mille bizarreries de Passereau, et celle qui se répétait le plus sou-
vent. D’une organisation nerveuse, impressionnable, irritable,
dès que l’atmosphère n’était pas élevée, le ciel serein, le soleil
éclatant et chaleureux, il souffrait profondément. C’était un cli-
mat chaud, un air pur, un sol brûlant qui lui convenaient : c’était
Marseille, Nice, Antibes, un soleil espagnol, une vie italienne!…
Aussi, se chagrinait-il d’être contraint à habiter la ville capitale-
ment brumeuse, aqueuse, boueuse, froide, sale, infecte, morfon-
due, et n’aspirait-il qu’à recevoir ses grades pour l’abandonner à
tout jamais; son rêve était de s’expatrier, et d’aller s’établir à la
Colombie, à Panama.
Or donc, les jours pluvieux, lourds et bas, les temps de bise, de
brouillard, de bruine, il tombait dans le marasme, il soupirait
vaguement, il s’ennuyait, il pleurait, dans une apathie désespé-
rante; tout son refrain était : la vie est bien amère et la tombe est
sereine; à bas la vie!…
C’est alors qu’il appelait le néant à cor et à cri. — Il n’y a que
trois choses à faire, disait-il, en ce moment, trois choses qui,
toutes trois, anéantissent : s’enivrer à mort, dormir sans rêve ou
se tuer : enivrons-nous et dormons. Pour se tuer, il faudrait faire
plus d’efforts que je ne suis disposé à en faire à cette heure; nous
verrons plus tard. — Je ne veux plus de ce jour stupide; fermons
volets et fenêtres, du feu! des lumières! du maryland et du
ponche!… — Laurent, vous m’entretiendrez de vivres, et vien-
drez me voir de temps en temps. Sitôt que le soleil reparaîtra, et
que la vie sera belle, vous viendrez ouvrir mes croisées et
m’avertir.

185
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

Quelquefois, le mauvais temps ayant été continu, il était resté


près d’un mois ainsi cloîtré, entouré perpétuellement de lampes,
de flambeaux, inondé d’un jour splendide artificiel; lisant, écri-
vant parfois, mais, le plus souvent, dans l’ivresse et le sommeil.
Sa porte était condamnée, sauf à Albert, qui, assez volontiers,
venait se coffrer avec lui; non pas mu par le même délire, la
même souffrance, la même désolation, mais pour l’originalité du
fait, pour prendre un peu la vie à rebrousse-poil et parodier celle
bourgeoise rectiligne; et par-dessus tout, alléché par le ponche et
le cigarret, pour lesquels Albert avait une foi religieuse, une con-
viction profonde, une considération très distinguée.
Les jours à néant de Passereau n’étaient pas toujours l’effet de
brume, de pluie et de temps noir; souvent, comme en ce cas, ils
provenaient d’ennui, de contrariété et de chagrin.
Tout à coup, des pas précipités, des roulades, des éclats de rire
dans l’escalier annoncèrent la venue d’Albert.
— Bonjour, mon vieux Passereau, nous sommes donc dans un
jour à néant? Ce matin, je l’avais pressenti à ta sombre mine : en
somme, cela me va assez bien; car, à te dire franchement,
quoiqu’il soit dans mon usage de prendre tout assez légèrement,
j’ai encore sur l’estomac l’aventure de ce matin; je ne suis pas
fâché de la submerger un peu.
— Ah! mon pauvre Albert, si tu as l’aventure de ce matin qui
te pèse, moi, j’ai celle de cette après-midi qui me tue!…
— Que veux-tu dire?
— Tu m’avais donné un mois, tu sais? Merci! je te rends
trente jours.
— Oh! la délicieuse charge!… Que penses-tu enfin de la
vertu des femmes? que dis-tu de ta sainte Philogène? Oh!
délicieux! délicieux! conte-moi cette bouffonnerie.
— Hélas! ne parlons plus de cela, tu me fais mal! Verse-moi
du ponche, et toujours!
— Sais-tu, Passereau, que tu n’es pas galant? Tu aurais bien
pu m’attendre, au lieu de boire seul; voilà près d’un bol que tu as
humé solitairement comme un anachorète.
— La vie est bien amère et la tombe sereine. À boire, à boire!
verse donc, je t’en prie, j’ai encore ma raison, je pense encore, je
souffre… Verse donc, Albert!

186
PÉTRUS BOREL

— Tu m’affligerais, d’honneur, mon ami, si j’étais affligeable,


de te voir prendre les choses si à cœur; après tout, qu’est-ce
donc? Une méchante mésaventure, vulgaire, rebattue! Tu veux
absolument aimer; renonces-y, je t’en prie; partout tu ne trou-
veras que des êtres méprisables; partout, sous un émail de can-
deur, un argile vil et grossier; jeune, des maîtresses décevantes,
infidèles, sordides; vieux, des épouses adultères et marâtres. Ne
va jamais rôder autour des femmes pour tisser du sentiment,
mais seulement par raison joyeuse ou sanitaire; encore, seule-
ment, quand la nature t’y poussera par les épaules.
— Albert, à l’aridité de ton âme, qui ne reconnaîtrait un
médecin! Prends ton scalpel, parle muscle et phlébotomie, ou
tais-toi, tu me fais pitié!
— En outre, vois-tu? à raisonner rationnellement, c’est
absurde que d’exiger d’une femme de la fidélité, de la constance;
c’est absurde que d’appeler vertu tout ce qui est antipathique et
impossible à sa constitution. Il est dans la nature de la femme
d’être légère, volage, étourdie, changeante, elle doit l’être, il le
faut, et c’est bien. Il ne faut pas qu’elle s’appesantisse, qu’elle
analyse, qu’elle pense, qu’elle alambique; il faut qu’elle soit
toujours et toujours étourdie, entraînée d’une chose à l’autre,
pour passer légèrement sur les souffrances départies à sa misé-
rable condition et pour qu’elle n’entrevoie pas l’abjection où l’a
refoulée la société.
— La vie est bien amère et la tombe sereine! Verse à boire,
Albert, verse, enfin je chancelle; verse, je sens la réalité qui s’en
va.
— Tu seras toujours un bien malheureux sire, si tu ne veux
jamais t’arrêter aux superficies; si tu veux toujours creuser et
fouiller. Les excavations de la pensée et de la raison sont funes-
tes, elles sont toujours suivies d’éboulement. On ne peut vivre et
penser, il faut renoncer à l’un ou à l’autre. Qui pourrait supporter
l’existence, si, comme toi, il réfléchissait éternellement? car il en
faut si peu pour pousser à la mort, regarder le ciel, une étoile, se
demander ce que c’est : alors notre misère, notre bassesse, notre
intelligence, plate et bornée, paraissent dans toute leur splen-
deur. On se prend en pitié, en dégoût; las et honteux de soi, dont
on était stupidement orgueilleux, on appelle à son secours le
néant, plus incompréhensible encore…

187
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

Il faut s’arranger de manière à ce que tout passe sur soi comme


sur une cuirasse. Il faut prendre tout gaiement, il faut rire.
— De pitié!
— Il faut rire de tout, voler de fleur en fleur, de plaisir en
plaisir, de joie en joie…
— Qu’est-ce d’abord qu’une joie et qu’un plaisir? je ne sais
pas.
— Il faut satisfaire sa fantaisie.
— Je la satisferai!
— Jouer, dépenser, paillarder, mentir, être insouciant, pares-
seux, charlatan.
— Du ponche, du ponche, Albert! verse donc! — Assez, assez
de morales! — Crois-moi, la mort habite dans mon sein; je ne
suis pas fait pour la vie.
— Mais, n’est-ce pas pitié que de voir un jeune homme au
plus brillant de sa carrière, doué d’une intelligence supérieure,
dont la pensée peut embrasser le monde et ses sciences, s’abâ-
tardir, s’accroupir, s’abrutir, s’anéantir, à propos d’une coquinerie
de fille, n’est-ce pas une pitié? Réveille-toi donc, Passereau!
— La mort habite dans mon sein, je ne suis pas fait pour la vie,
t’ai-je dit.
— Manque-t-il de filles pour te venger? manque-t-il de places
sur la terre, si tu es mal en celle-ci? Va-t-en, voyage, vois tout,
entends tout, effleure tout, goûte de tout, et si dans ta course tu
n’as rien trouvé qui t’allèche, pas de ciel qui t’agrée, pas d’être
qui te charme et t’attache, si tu n’as pas trouvé une plage belle où
déployer ta tente, reviens; alors, seulement, il sera temps de
t’anéantir, tu feras bien, j’applaudirai!
— La vie est bien amère et la tombe sereine! Verse, Albert! du
ponche! du ponche! que je dorme! encore un verre de néant. Ai-
je toujours ma tenace raison, dis-le-moi?
— Pas aux yeux des hommes.
— Enfin!…
Alors Passereau se traîna tant bien que mal jusqu’à son lit et
s’y abattit lourdement; Albert paracheva un bol entamé et se
retira en faisant des enjambées diagonales, et se colportant raide
et perpendiculaire comme la tour de Pise ou la flèche de Saint-
Séverin.

188
PÉTRUS BOREL

Incongruité

Réveil. — Le bon roi Dagobert mettait sa culotte à l’envers. —


C’est une chose infâme qu’un parapluie! — De torrente in viâ
bibet. — Su majestad christianisima el verdugo. — Absurdités!
— Autres absurdités. – Encore des absurdités. — Toujours des
absurdités!

Le lendemain matin, de très bonne heure, quelques bougies brû-


laient encore d’une façon sinistre; blême et décomposé, Passe-
reau pestait et jurait sur son lit, pendu au cordon de la sonnette.
— Tubœuf! ce malencontreux ne montera pas! — S’il lui faut
des aubades, on lui en donnera! — Mais, tubœuf, est-il défunt?
suis-je le clocheteur des trépassés? — Tribunal de Dieu! le
maroufle fait l’amour dans les bras de quelque dinde!
En criant ainsi, comme un fanatique, zingh! zingh! zingh! il
tirait à tour de bras la sonnette, tant et si bien que le fil d’archal
en péta, et que le cordon lui resta à la main comme un tronçon
d’épée à la main d’un champion.
— Mon Dieu, monsieur Passereau, quelle impatience ce
matin!
— Laurent, tu me fais damner, tribunal de Dieu! depuis trois
heures que je sonne, que faisais-tu? attendais-tu la résurrection
de la potence? — Vite, prépare mes vêtements, il faut que je
sorte.

189
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

— Je ne vous aurais pas cru si matinal, après la cérémonie


d’hier soir. Il fait un très mauvais temps, il pleut à seaux, vous ne
pouvez sortir.
— Mes vêtements, te dis-je, il faut que je m’en aille! ferait-il
un temps à ne pas mettre la mythologie à la porte.
Laurent fut obligé d’habiller Passereau, il était tellement
absorbé, préoccupé, qu’il ne voyait ce qu’il faisait.
— Je vous demande pardon, monsieur, mais, comme votre
tête, votre pantalon me semble à l’envers.
— C’est une distraction royale et mérovingienne!
— Hélas! mon cher maître, vous me fâchez, vous avez l’air
plus triste et plus inquiet que jamais. Vous êtes dans vos humeurs
noires.
— Très foncées.
— Rentrerez-vous déjeûner, monsieur?
— Je ne sais trop.
— Je vous atteste qu’il fait une giboulée à donner une pleu-
résie à l’univers.
— Qu’il en crève!
— Attendez un peu, ou prenez au moins une voiture ou un
parapluie.
— Un parapluie!… Laurent, tu m’insultes. Un parapluie
sublimé-doux de la civilisation, blason parlant, incarnation, quin-
tessence et symbole de notre époque! Un parapluie!… misérable
transsubstantiation de la cape et de l’épée! — Un parapluie!…
Laurent, tu m’insultes! Adieu!
Battu par un grain de vent et par une pluie tombant sans inter-
ruption, vrai stoch-fisch 1 détrempé aux frais du ciel, voilà notre
carabin, heurtant à l’huis clos d’une maison bordant la ruelle étri-
quée et déserte de Saint-Jean ou Saint-Nicolas, en contrebas des
boulevards Saint-Martin. Le pauvre diable ruisselait l’eau
comme un pot qu’on renverse. Il avait traversé la ville, lui, si
hydrophobe, tête basse, sans faire nulle attention aux douches
qui l’arrosaient. Les passants riaient aux éclats de le voir ainsi
patrouiller, avec la componction et l’impassibilité d’un derviche,

1. Stock-fish.

190
PÉTRUS BOREL

il n’entendait rien; il traversait à pied ferme les torrents et les


gaves qui se trouvaient en son itinéraire, quitte à en avoir jusqu’à
la bifurcation du torse, et quelquefois, il déclamait avec transport
ces vers si connus d’Hernani :
Ah! quand l’amour jaloux bouillonne dans nos têtes,
Quand notre cœur se gonfle et s’emplit de tempêtes,
Qu’importe ce que peut un nuage des airs
Nous jeter en passant de tempête et d’éclairs!

Après qu’il eut eu une assez longue entrevue avec la porte, on


ouvrit enfin.
— Que demande monsieur?
— El señor Verdugo.
— Plaît-il?
— Ah! pardon; M. Sanson est-il visible?
— Oui, il est à déjeûner, entrez.
— Monsieur, agréez mes salutations.
— Je suis votre serviteur. Quelle affaire urgente vous amène
près de moi par un ouragan pareil?
— Urgente, vous l’avez dit!
— Voyons?
— Je vous demande bien pardon de la hardiesse que je prends
de venir moi-même vous troubler en votre retraite, et vous
demander un service dans la dépendance de vos fonctions.
— Dans la dépendance de mes fonctions, monsieur? je n’en
rends que de cruels.
— Cruels aux lâches, doux aux forts!
— Au fait.
— Je venais vous prier, mais c’est bien exigeant de ma part,
moi, à vous tout à fait inconnu; du reste, je suis prêt à payer le
coût et les épices qui vous seront dus.
— Expliquez-vous enfin?
— Je venais vous prier humblement, je serais très sensible à
cette condescendance, de vouloir bien me faire l’honneur et
l’amitié de me guillotiner.
— Qu’est cela?
— Je désirerais ardemment que vous me guillotinassiez!
— C’est pousser loin la plaisanterie; êtes-vous venu, jeune
homme, m’insulter jusque chez moi?

191
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

— Loin, bien loin cette pensée : je vous en prie, écoutez-moi,


la démarche que je fais auprès de vous est grave et sérieuse.
— Si je ne craignais d’être impoli, je vous dirais tout cru que
vous me semblez en démence.
— Je le semblerais à beaucoup d’autres, monsieur. Je jure par
toutes vos œsophagotomies que j’ai mes saines et entières
facultés; seulement, le service que je vous prie de me rendre n’est
point dans nos mœurs, c’est-à-dire dans les mœurs de la foule, et
quiconque ne fait pas strictement ce que fait la foule est un fou.
— Vous êtes honnête, je le vois. Je veux bien croire que vous
n’avez eu nulle intention de m’insulter, ni de me faire ressouvenir
de ma fatale mission que j’oubliais. — Je veux bien croire que
vous n’êtes point en démence.
— Vous me rendez justice.
— N’êtes-vous pas artiste? À votre costume…
— Je le suis si vous l’êtes, car nous sommes un peu confrères :
mes études ne sont pas sans de nombreux rapports avec les
vôtres; comme vous, je suis chirurgien, mais vous êtes mon
maître en amputation; mes opérations sont moins solennelles et
moins sûres que les vôtres, et c’est ce qui m’amène auprès de
vous.
— Vous me faites honneur.
— Non, car de vous à moi, il y a la distance et le rapport d’une
filature à une quenouille : j’opère naïvement de mes mains, et
vous, monsieur, grand industriel, vous amputez à la mécanique.
— Vous me faites honneur. Mais, enfin, en quoi puis-je être
votre serviteur?
— Je désirerais, comme j’ai déjà pris la licence de vous le dire,
que vous me guillotinassiez.
— Allons, parlons sérieusement, ne revenez plus là-dessus,
c’est une mauvaise pasquinade!
— Veuillez croire que c’est le motif unique et sérieux de ma
visite.
— Plaisant original!
— Sans plus d’exorde, voilà le cas. Depuis longtemps je vou-
lais trancher mon existence qui me lasse et m’importune, mon
leurre était encore acharné de quelque espoir, je remettais de
jour en jour; enfin, misérable portefaix des misères humaines, je
romps sous le fardeau, et viens le déposer.

192
PÉTRUS BOREL

— Vous, sitôt las de la vie! et pourquoi, mon ami?


— La vie est facultative, on peut la tolérer à certaines condi-
tions, à la condition du bonheur, et l’on peut, certes, à bon droit,
la trancher quand elle ne nous apporte que souffrances; on m’a
imposé l’existence sans mon gré, comme on m’a imposé le
baptême; j’ai abjuré le baptême; aujourd’hui, je revendique le
néant.
— Seriez-vous isolé, sans parents?
— J’en ai trop.
— Êtes-vous sans fortune?
— Le veau d’or n’est pas mon Dieu.
— N’avez-vous pas quelque amour pour la science?
— La science n’a que de faux-semblants, la science est vaine.
— Vous n’avez donc ni passion, ni amie?
— À tout jamais, j’ai perdu l’un et l’autre.
— Ce n’est pas à vingt ans qu’on perd l’amour, et la perte
d’une amie, quelque grande qu’elle soit, n’est pas irréparable.
— Je suis blasé.
— Votre œil luit et votre cœur bat, vous ne l’êtes pas.
— J’ai vu tout au clair.
— L’amour même?
— L’amour! — Mais qu’est-ce donc que l’amour? — On l’a
poétisé à l’usage des niais. — Un grossier besoin périodique, une
loi criarde de la nature, de la nature éternelle qui reproduit et
multiplie, un penchant brutal, un charnel croisement de sexe, un
spasme! rien de plus! Passion, tendresse, honneur, sentiment,
tout se résume en cela.
— Quel odieux langage!
— Hier, je ne parlais pas ainsi; hier, j’étais encore abusé, mais
bien des voiles sont tombés de mon front depuis hier; personne
n’a été plus que moi plein d’illusions et de croyances, personne
n’a été plus sentimental que moi. — Plus le rêve a été grand et
beau, plus le plat réveil est douloureux. — Hier j’étais sensible,
aujourd’hui je suis féroce. — J’aimais de toutes les puissances de
mon être une femme. Je croyais qu’elle avait pour moi de
l’amour, elle me jouait! Je la croyais candide, elle était vile et
basse! Je la croyais naïve, céleste, pure, elle était prostituée! ô
rage! Et l’amour seul, l’amour pour cette femme me retenait en
ce monde!

193
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

— Je conçois votre chagrin, mais tout cela n’a rien de grave.


C’est une des mille aventures de jeune homme qui vous arrive-
ront; ne prenez pas l’habitude de vous tuer à chaque. Je ne vois
rien là-dedans qui puisse vous entraîner au suicide. Je sais qu’une
déception est souvent bien douloureuse; mais un jeune homme,
fort et penseur comme vous, doit surmonter de plus grandes
adversités. Ceci n’est qu’un enfantillage, et si l’on doit revivre
après cette vie de ce monde éteinte, assurément, vous seriez très
honteux, quand vous auriez retrouvé l’existence et le sang-froid,
de vous être sacrifié pour si bas et pour si peu.
— Comme je vous le disais tout à l’heure, ce n’est pas seule-
ment depuis cette catastrophe que j’ai résolu de quitter la vie;
l’amour seulement retardait l’accomplissement de mon dessein.
Je ne dis pas même que si j’eusse mieux rencontré, que si j’eusse
trouvé une femme digne et fidèle, que mon projet ne se serait pas
à la longue évanoui. Mais, aujourd’hui, tout est changé, j’ai juré
d’en finir; un serment est irrévocable.
— Vous voyez bien que j’avais raison de vous croire en
démence.
— En démence!… Dites-moi donc alors, vous qui avez la
raison en partage, ce que nous faisons sur cette terre? à quoi
bon? pourquoi y sommes-nous? et que sommes-nous, nous-
mêmes, misérables orgueilleux? sinon les passibles moyens de la
reproduction et de la destruction.
— Vous êtes en démence!
— Mais tout ceci n’est que digression, revenons au sujet de
ma visite : — Je vous supplie donc de nouveau d’obtempérer à
ma demande, je vous tiendrai compte de tous vos frais.
— Quelle demande? Décidément que désirez-vous?
— Peu de chose, je voudrais simplement que vous me guilloti-
nassiez.
— Jamais, mon ami, ceci est pure extravagance. Alors même
que je le voudrais, je ne le pourrais. — Hélas! que Dieu me garde
de vous faire jamais la moindre écorchure.
— Pourquoi cela, n’avez-vous pas le droit et la liberté de faire
ce que bon vous semble? La société vous a donné un instrument,
n’en êtes-vous pas l’absolu ménétrier? Peut-elle vous défendre
de rendre service à un ami?

194
PÉTRUS BOREL

— Il est vrai que la société m’a donné héréditairement un


échafaud, ou plutôt que mon père m’a légué une guillotine pour
tout meuble et immeuble patrimonial; mais la société m’a dit : —
Tu ne joueras de ton instrument que pour ceux que nous t’enver-
rons.
— C’est elle qui m’envoie.
— Non pas.
— Si, c’est mon dégoût pour elle.
— Vous venez droit à moi, mon cher, ce n’est pas cela; vous
avez pris la grande route au lieu du chemin de traverse; retour-
nez-vous-en et passez par les gendarmes, les cachots, les geôliers
et les juges.
— Décidément, vous ne voulez pas me faire cette amitié?
vous êtes malgracieux pour moi. Mais, tribunal de Dieu! je ne
demande pas absolument que vous me fassiez cela en plein jour,
en plein Paris, en pleine Grève : que ce soit une affaire privée, un
tripot de ménage; là, dans un coin de votre jardin, n’importe, où
vous voudrez. Vous le voyez, je suis accommodant.
— Non, c’est impossible : tuer un innocent!
— Mais n’est-ce point l’usage?
— Je ne suis point un assassin.
— Que vous êtes cruel de refuser une chose qui vous coûte si
peu!
— Je ne suis point un meurtrier.
— Peut-être vous ai-je offensé, mais c’est bien malgré moi :
vous n’êtes point un coupe-jarret, je le sais; votre humanité,
votre philanthropie sont célèbres.
— Si vous désiriez sincèrement la mort, le suicide est facile; la
première arme venue, un pistolet, votre scalpel…
— Non, je n’aime pas cela, on n’est pas assez garanti du
succès : le bras peut se déranger et frapper maladroitement; on
se défigure, on se charcute; enfin, on rate son coup, comme on
dit.
— J’en suis fâché.
— Mais votre moyen est si prompt et si sûr; je vous en prie, en
compensation de tant de gens que vous décollez de force, je vous
en supplie, décapitez-moi amicalement.
— Je ne puis.
— Mais c’est absurde.

195
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

— Ne soyez pas injurieux!


— C’est bien! vous ne voulez pas de bon gré, vous me tuerez
de force! S’il ne faut que passer par les gendarmes et les juges, j’y
passerai!
— Alors, je serai votre serviteur très humble.
— Vous ne voulez pas, c’est bien! — Pourquoi? — Parce que
je suis innocent : belle raison infirmante! — Après tout, si ce
n’est qu’un crime qu’il faut! un crime, c’est chose facile et
simple. — C’est bien!… — Nous ne manquons pas de Kotzbue
en France, ce sont les Carle Sand qui manquent!
Gloire à Carle Sand!…
Monsieur l’exécuteur des hautes œuvres, jusqu’au revoir, dans
un mois au plus tard. — Tenez-vous prêt, faites refourbir le cou-
telas par le taillandier, je n’aimerais pas qu’on me manquât.
— Dieu vous garde de moi, jeune homme!
— Si la France a ses plats écrivains vendus à l’étranger, ses
plats détracteurs de sa jeune génération, ses Kotzbue!… elle aura
aussi son vengeur, son Carle Sand.
Gloire à Sand!!!

196
PÉTRUS BOREL

VI

Autre incongruité

Passereau écrit à Philogène. — Pétition à la Chambre. — Il


propose l’établissement d’une usine. — Avantage que tirerait le
gouvernement de ce nouveau monopole. — Passereau est-il en
démence, ou possède-t-il encore sa raison? — Problème à
résoudre.

— Laurent, mettez de suite cette lettre à la petite poste. —


Pourra-t-elle être parvenue avant cinq heures?
— Non, monsieur, il est trop tard.
— Alors, fais-la porter par un homme de peine.
— À mademoiselle, mademoiselle Philogène, rue de Ménilmon-
tant. — Mademoiselle Philogène! j’avais deviné juste à votre air,
vous êtes amoureux, mon cher maître!
— Finot!… très amoureux.
— Tiens, tu feras porter en même temps celle-ci à la chambre
des Communes, je veux dire des Députés, pour la déposer au
secrétariat.
— Pressée aussi?
— Très pressée.
Dans la première, Passereau invitait Philogène à ne point
sortir après son dîner, son intention étant d’aller la visiter sur la
sixième heure du soir.
L’autre était une pétition à la Chambre dont voici à peu près la
substance.

197
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

À MESSIEURS, MESSIEURS LES DÉPUTÉS.


« Messieurs,
« Vous voudrez bien ne point trouver impudent qu’un jeune mousse
comme moi, à fond de cale, prenne la liberté d’adresser un très hum-
ble conseil aux vieux pilotes du vaisseau à trois ponts du gouverne-
ment représentatif.
« Dans un moment où la nation est dans la pénurie et le trésor
phtisique au troisième degré, dans un moment où les délicieux contri-
buables ont vendu jusqu’à leurs bretelles pour solder les taxes, sur-
taxes, contre-taxes, re-taxes, super-taxes, archi-taxes, impôts et contre-
impôts, tailles et retailles, capitations, archi-capitations et avanies;
dans un moment où votre monarchie obérée et votre souverain piri-
forme branlent dans le manche, il est du devoir de tout bon citoyen de
venir à son secours, soit par des dons et des paraguantes volontaires,
soit par des conseils judicieux. N’étant point encore majeur, c’est par
ce dernier et unique moyen que je puis essayer d’accourir à votre aide.
— Aide-toi, le ciel l’aidera. —
« Je viens donc vous proposer un nouvel impôt qui n’achèvera pas
la nation; un nouvel impôt qui ne pèsera pas plus sur les classes de
race pure, hidalgues et archiépiscopales, que sur la canaille. Un nou-
vel impôt qui n’empêchera pas la populace de manger quelque chose
avec son pain, quand elle en a; un nouvel impôt très moral, un impôt
phénomène, ne bénéficiant ni sur les brelans, ni sur les loteries, ni sur
le suif, ni sur les filles de joie, ni sur le tabac, ni sur les juges, ni sur les
vivants, ni sur les morts; enfin, un nouvel impôt ne spéculant que sur
les moribonds. Il faut, autant que possible, faire tomber les taxes sur
les choses de luxe.
« Depuis quelques années, le suicide, inoculé à nos mœurs, est
devenu d’un usage général : quelques méchants, sans doute des car-
listes ou des républicains, ont attribué son accroissement rapide aux
malheurs du temps. Ce sont des imbéciles! Je disais donc que le sui-
cide est devenu très à la mode, presque aussi à la mode qu’au troi-
sième siècle de l’ère chrétienne. Comme le duel le suicide est
indécrottable, au lieu de le laisser aller en pure perte, il serait plus
habile, ce me semble, d’en faire une vache à lait, et d’en traire un
revenu très butireux 1.

1. Butyreux.

198
PÉTRUS BOREL

« Voici donc, en deux mots, ce que je propose. Le gouvernement


ferait établir à Paris et dans chaque chef-lieu des départements, une
vaste usine ou machine, mue par l’eau ou la vapeur, pour tuer, avec un
doux et agréable procédé, à l’instar de la guillotine, les gens las de la
vie qui veulent se suicider. Le corps et la tête tombant dans un panier
sans fond et aussitôt emportés par le courant du fleuve, éviteraient des
frais de tombereaux et de fossoyeurs. Dans les pays secs, on pourrait
adapter l’appareil à un moulin à vent. La machine serait surveillée et
manœuvrée par le bourreau de l’endroit qui y habiterait, comme un
curé son presbytère, sans augmentations d’émoluments.
« Il se suicide régulièrement, calculs faits et compensés, l’un dans
l’autre, dix personnes par jour dans chaque département, ce qui fait
3 650 par an et 3 660 pour les années bissextiles; somme totale, pour
la France, année commune, 302 950 et 303 780 pour les autres. Je
suppose qu’on mette à 100 francs le prix ordinaire à payer — car on
pourrait avoir pour les aristocrates des cabinets particuliers qui iraient
progressant de valeur comme les chapelles d’une église pour les béné-
dictions nuptiales. — 302 950 à 100 francs par tête, produisent
30 295 000; certes, rapport très alléchant et très potelé, qui soulage-
rait moult le trésor public. Cet établissement satisferait à toutes les
exigences sociales, à la salubrité, à la morale, aux besoins de l’État;
1° à la salubrité, parce que l’air vital ne serait plus vicié par les
miasmes putrides, les exhalaisons pestilentielles, s’émanant des cada-
vres des suicidés, semés et putréfiés sur les chemins. On se parerait
ainsi du typhus; 2° comme agréments, parce que les citoyens ne
seraient plus exposés à se heurter la face dans les jambes des pendus
aux arbres des promenoirs et jardins publics, ou à être écrasés par la
chute de ceux qui plongent par les fenêtres; 3° pour les suicidants,
parce qu’ils auraient la garantie certaine du succès doux et commode
de leurs tentatives, et parce que le pays serait préservé de gens hideux,
estropiés, défigurés par de maladroits essais; 4° la morale y gagnerait,
d’abord, parce que cela se ferait légalement et dans le secret le plus
profond; et, qu’en outre, le suicide, devenant une affaire bourgeoise et
industrielle, tomberait promptement en désuétude; témoin les comé-
diens qui sont en décadence depuis qu’ils sont citoyens et non plus des
parias en dehors de la société et des lois; 5° aux besoins de l’État,
parce qu’il verserait des sommes énormes dans ses caisses percées.
« La civilisation, messieurs, — comme dit l’éloquent Constitu-
tionnel, votre feuille —, marche à pas de géant; et c’est la France,

199
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

messieurs, qui est le tambour-major de cette civilisation à bottes de


sept lieues. C’est donc à la France à donner au monde l’exemple de
l’initiative en toutes améliorations sociales, en tous progrès, en tous
établissements philanthropiques; et c’est à vous, messieurs, les repré-
sentants de cette France glorieuse, vous les lanternes de ce siècle de
lumière — comme dit le Constitutionnel, votre feuille —, à
accueillir généreusement cet important projet. Ce faisant, vous verse-
rez l’abondance dans le trésor, et la joie dans le cœur des suicidés, qui
ne seront plus réduits, comme je le suis moi-même aujourd’hui, à
s’étriper ignoblement avec un couteau, à s’écarquiller la cervelle avec
une arquebuse, ou, enfin, à s’asphyxier à leur espagnolette.
« J’ai l’honneur d’être, messieurs, avec toutes les considérations
qui vous sont dues,
« Votre très humble et très soumis admirateur,
« PASSEREAU,
« Étudiant en médecine, rue Saint-Dominique d’Enfer, 7. »

La Commission des pétitions fera sans doute son rapport sur


celle-ci dans une des prochaines séances. Il serait bien regrettable
si elle n’était point prise en considération, et si la Chambre pas-
sait à l’ordre du jour.

200
PÉTRUS BOREL

VII

Ah! c’est mal

Visite de Passereau à Philogène. — Passereau dissimule et per-


sifle. — Ils vont se promener dans les marais. — Passereau,
comme par hasard, rencontre la maison de son père nourricier
et fait entrer Philogène dans un jardin inculte. — Est-il une plus
douce chose que la solitude? — Passereau laisse entrevoir ses
soupçons, Philogène proteste. — Il dissimule et persifle. —
L’heure du crime approche, prions Dieu! — Sous les tilleuls,
remarquez s’il vous plaît que ceci n’est point un roman qui
enfonce Jean-Jacques et Richardson.

Juste à l’heure dite, arriva Passereau. En lui ouvrant la porte,


Mariette avec un air surpris s’écria : — Quoi! c’est vous, mon bel
écolier! Hélas! bien que j’aie grand plaisir à vous voir, je vous
croyais homme de cœur, et j’espérais beaucoup que vous ne
remettriez plus les pieds ici; vous l’aimez donc par-dessus tout?
vous ne pouvez donc vous en dépêtrer?
— J’espère, pour le moins, mon amie, que tu ne lui as rien dit
me touchant, qui ait pu lui faire soupçonner chez moi le plus
léger changement à son égard?
— Rien!
— Tu ne lui as pas dit que je me trouvais ici à l’arrivée du billet
du colonel?
— Non, je ne le devais pas.
— Y est-elle?

201
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

— Je devrais vous dire non. Mon Dieu, mon Dieu! que vous
avez peu de noblesse dans l’âme! ou que vous êtes à plaindre
d’être si malheureusement épris de bel amour pour une… Vous
êtes joué et vous ne l’ignorez pas!
— Pour m’accuser ainsi, sais-tu le serment que j’ai fait, sais-tu
ce que j’ai dans le cœur?… Réserve tes reproches, Mariette.
— Entrez, elle est dans son boudoir.
Philogène sortait de table, couchée sur son sopha, elle rumi-
nait son dîner, repue et enflée comme une vache qui a trop
mangé de triolet.
— Ah! vous voilà donc, monsieur le volage, vous vous ferez
couper les ailes! Depuis trois gigantesques jours, votre amie ne
vous a point vu.
— Vous me faites volage à peu de frais, ma chère; quand je
viens, personne; madame est à cheval, en ville.
— L’équitation est-ce un mal? vous avez l’air de m’en faire un
reproche.
— Loin de là.
— Allons, venez que je vous baise au front, que la paix soit
faite; venez donc! Ce pauvre ami, il me semble qu’il y a une
éternité!…
— Vous n’étudiez pas seulement l’équitation au manège,
n’est-ce pas, vous devez avoir des traités théoriques?
— Oui, je crois avoir celui…
— À quelle volte en êtes-vous? à quelle pose?
— Pourquoi ne me tutoies-tu pas aujourd’hui? Ce gros vous
me fait mal; il semblerait que vous êtes fâché?
— Fâché! et de quoi?
— Que sais-je!…
— N’es-tu pas toujours la même pour moi? n’es-tu pas tou-
jours bonne, aimante, sincère?
— Toujours! tu me blesserais d’en douter.
— Moi, douter de toi? tu me blesses à mon tour.
— Que je suis heureuse, je vois que tu m’aimes toujours! Je
t’aime bien aussi, mon Passereau!
— Comment pourrais-je ne pas t’adorer? belle de corps, belle
de cœur! pourrais-je aimer plus digne que toi? Oh! non pas,
Dieu le sait!
— Que tu es généreux, mon chéri, ta parole m’exalte.

202
PÉTRUS BOREL

— Heureux, bienheureux le jeune homme d’honneur à qui le


ciel envoie, comme à moi, une femme pure et fidèle!
— Heureuse, bienheureuse la femme pure à qui le ciel envoie
un ami noble et doux!
— La vie leur sera facile et légère.
— Tu souris, tout bas, Passereau?
— Vois-tu pas que c’est d’enivrement? Tu ris, ma belle?
— Vois-tu pas que c’est de joie?
Ne me repousse donc pas comme cela, mon chéri;
qu’aujourd’hui tu es froid et triste près de moi, toi si caressant et
si amoureux des caresses!
— Que veux-tu que je te fasse?
— Je ne te demande rien, Passereau; mais c’est à peine si je
puis t’embrasser. Quand je touche à tes lèvres tu recules, et tes
yeux me fixent et me font peur! Es-tu malade, souffres-tu?
— Oui, je souffre!…
— Pauvre ami! veux-tu prendre du thé?
— Non, j’ai besoin de respirer et de marcher : sortons.
— Il fait nuit, il est bien tard.
— Tant mieux.
— Je ne suis pas disposée.
— Alors, à ton aise.
— Non, non! ne te fâche pas, je ferai tout ton bon vouloir.
Ils sortirent. — Passereau, muet, traînait sa maîtresse à son
bras, comme un époux contrit traîne son épouse après la lune de
miel.
— Mais pourquoi veux-tu donc absolument aller par-là, dans
ces chemins laids et déserts? Viens plutôt sur les boulevards
Beaumarchais.
— Ma chère, j’ai besoin de solitude et d’obscurité.
— Quelle route me fais-tu prendre dans ces marais? le chemin
des Amandiers qui mène au cimetière, me conduirais-tu à la
tombe?
— J’aime beaucoup le calme de ces quartiers, où j’ai passé
mon bas âge chez la femme d’un maraîcher, ma nourrice. —
Tiens, vois-tu, là-bas, à droite, cette espèce de hutte? c’est le lou-
vre de mon père nourricier. — Il y a déjà plusieurs jours que je
n’ai serré la main de ce brave homme. — Que tout cela éveille en
moi de sereins souvenirs! — S’il n’était si tard, j’entrerais les

203
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

embrasser; mais ces bonnes gens sans vices et sans ambition se


couchent avec le soleil et se lèvent avec lui, contrairement à la
corruption qui veut des longues nuits qu’elle abrège, et qui,
comme le hibou, se tapit durant le jour. — Tiens, regarde ces
beaux jardins, ces potagers si bien garnis, tout ceci est à eux.
Voici, là-bas, l’avenue où j’ai marché pour la première fois. —
Voici un champ, presque inculte, jadis c’était une riche pépinière;
il appartient à un jeune homme mineur. — Voici un passage dans
la haie, entrons nous promener un moment sous ces tilleuls.
— Quelle étrange idée! Ne crains-tu pas qu’on nous prenne
pour des larrons de nuit?
— N’aie pas peur, mon amie, personne en ce lieu ne veille.
D’ailleurs, je suis connu du voisinage et du maître de ce champ
où je venais assez souvent, ce printemps, faire des promenades
solitaires.
— Comme il fait noir : si je n’étais avec toi, Passereau, j’aurais
peur.
— Enfant!
— Comme on pourrait égorger, à son aise, dans ce quartier
perdu!
— Est-ce pas?
— Qui viendrait à notre aide? vous auriez beau crier.
— Crier, ce serait peine vaine.
— Passereau, prenons cette allée de framboisiers?
— Non, non, allons sous les tilleuls!
— Passereau, tu me fais trotter comme une mule. Je suis très
fatiguée.
— Asseyons-nous. — Est-il un plus grand bonheur que tu
saches que le désert à deux, surtout la nuit? N’entendre rien
dans les ténèbres qui vous environnent; n’avoir que des brous-
sailles et des pierres autour de soi; et, dans ce silence profond,
écouter les palpitations d’un cœur qui répond aux battements du
vôtre, d’un cœur qui ne palpite que pour vous! Au milieu de
toute cette morne et indifférente nature presser dans ses bras un
être tout de feu, pour lequel on a oublié tous les autres, qui vous
enivre des baisers de sa bouche amère et condamnée à tout
autre! qui vous endort sous ses caresses magnétiques!
— Ô mon Passereau, c’est une pâmoison! J’ignorais tout le
charme du silence des champs; c’est la première fois que, sous le

204
PÉTRUS BOREL

ciel, je cause d’amour avec celui que j’aime. — Tu sais, nous nous
tenions toujours enfermés; oh! que cela vaut mieux que quatre
murailles!
— Si l’un à l’autre fidèles nous vieillissons, quand nous serons
proches de la tombe, avec quelle joie nous compterons cette nuit
dans nos belles souvenances; car notre liaison n’est pas une
liaison d’un jour.
— Union, constance pour la vie!
— Avant peu, mon oncle, mon tuteur, va me rendre compte
de mes biens et m’émanciper : aussitôt, ma belle, que je serai
libre, nous irons demander à la loi qu’elle nous unisse, et si ma
parenté venait à s’enquérir de ta dot, j’énumérerai tes vertus.
— Tu me combles de joie! que de générosité pour une pauvre
femme qui ne sait que t’aimer! — Oh! que ce jour vienne tôt! Il
me tarde que nous habitions ensemble. — Ne me caresse pas
ainsi, Passereau, je me meurs, tu vas me tuer!
— Te tuer, belle homicide! ce serait grand dommage.
— Oui, car c’est une chose rare qu’une femme qui vous aime
pour vous, rien que pour vous.
— Comme toi, est-ce pas?
— Épargne ma modestie.
— Car c’est une chose rare qu’une femme sincère, naïve et
fidèle comme toi.
— Tu me ferais rougir.
— Prends garde, on ne rougit que de pudeur ou de honte!
— Mon Dieu! que ce soir tu me traites brusquement; quelle
politesse brutale, quelle réserve! — Quand je t’embrasse, ou
quand je te caresse, c’est comme si je te touchais d’un fer rouge,
tu frissonnes. — Peut-être as-tu quelque chose contre moi? ai-je
pu te blesser, ai-je pu te déplaire, mon amour? Il faut parler, il
faut dire ce que tu as sur le cœur; épanche ton chagrin; je suis
ton amie, il ne faut rien me cacher, je te consolerai.
— Poison et orviétan, tout à la fois!
— Que veux-tu dire! — Tu vois bien que tu te caches de moi;
je te fais souffrir, je te gêne. — Mon Dieu, quel mystère! —
Parle-moi, parle-moi, je t’en prie! dis ma faute, je la réparerai,
dussé-je en mourir! — Tu m’en veux? — On m’aura calomniée,
il y a des gens si pervers!…

205
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

— Oui, c’est vrai, mon amie, ce n’est pas que je le croie, on t’a
calomniée. Des méchants t’ont noircie, ils ont dit que tu me
jouais, que tu m’étais joyeusement infidèle. Mais je t’affirme que
je ne les crois point, c’est un infâme mensonge!
— Bien infâme!… Il faut que tu aies bien peu de confiance en
moi, il faut que tu aies de moi une misérable estime, pour que
quelques paroles qu’on aura débitées te changent tant et si subi-
tement à mon égard, et te jettent dans un pareil trouble.
— On m’a dit que tu étais volage, mais je t’affirme que cela ne
me trouble point.
— C’est peu libéral de ta part. On viendrait faire sur toi les
rapports les plus admissibles, comme les plus honteux, je ne vou-
drais pas même les entendre. Tu n’as pas de confiance en moi,
Passereau!
— Si, si, ma belle, je t’apprécie.
— Moi, ton amie, moi te tromper, jamais! mais je t’aime, je
t’aime au-dessus de tout! Passereau, tu es mon Dieu! Nous
sommes liés l’un à l’autre par un serment plus sacré que tous les
serments faits à la face des hommes; et je trahirais ce serment,
moi! peux-tu croire cela, Passereau? Ingrat; injuste, tu
m’outrages! — Que t’ai-je donc fait? qui a pu m’avilir à tes
yeux? je suis une femme d’honneur, Passereau, saches-le! Mais
quel infâme a pu m’accuser de libertinage!… Moi, cloîtrée,
retirée, n’usant pas de la liberté que généreusement tu me
laisses; non, non, Passereau, crois-moi, je suis digne de toi, je suis
innocente! j’en prends le ciel à témoin! Forte de ma conscience,
je ne chercherai pas à me laver de cette sale calomnie. — Si tu
savais combien je t’aime, si tu comprenais l’étendue de mon
amour pour toi? Je t’aime tant, je t’aime tant! plutôt que de
trahir mon devoir et ma foi, plutôt que de te trahir, je me tuerais!
— Oui! plutôt la mort que l’ignominie.
— Oh! tu m’effraies, ne me regarde pas ainsi! Tes yeux,
comme des prunelles de tigre, roulent dans l’ombre.
— Ma bonne, voudrais-tu venir avec moi, j’ai bien envie de
faire un voyage? je suis ennuyé de Paris.
— Quand cela?
— Au plus tôt. — Partons demain si tu veux? allons à Genève.
— Demain, dimanche? je ne puis.
— Pourquoi, qui te retient?

206
PÉTRUS BOREL

— Rien, seulement j’ai promis d’aller dîner chez un parent, si


je manquais il s’en fâcherait beaucoup.
— Partons lundi, partons dans la semaine.
— Non, mon ami, je suis bien fâchée, mais je ne puis encore;
j’ai promis à des parents d’aller passer quelques jours chez eux,
aux environs de Paris. Je ne puis m’en dispenser sous quelques
prétextes que ce soit.
— Tu ne veux pas?
— Je ne puis. — Mon Passereau, ta figure devient épou-
vantable! Pourquoi me froisses-tu le cou comme cela? tu me
frappes, tu me fais mal!
— Pardon, pardon, je m’oubliais; ce sont des crispations; je
souffre, j’ai soif!
— Retournons à la maison, je t’en prie. — Si tu venais à tom-
ber en défaillance, que ferais-je de toi, ici? Quel serait mon
embarras!
— Tiens, mon amie, avant de partir, pour me désaltérer, va me
cueillir quelques fruits à ces espaliers qui couvrent ce mur, là-bas,
au bout de cette allée de framboisiers, tu me feras bien plaisir.
— Mon Dieu! Passereau, comme tu trembles en me parlant;
tu souffres donc beaucoup?
— Oui!…
— N’est-ce pas cette allée?
— Oui, va droit et sans crainte.
À peine Philogène eut-elle fait quelques pas qu’elle disparut
dans les ténèbres. — Passereau s’étendit de tout son long, prê-
tant l’oreille contre terre, écoutant dans une effroyable anxiété.
— Tout à coup Philogène jeta un cri déchirant, et l’on entendit
un bruit sourd comme celui d’un corps humain qui fait une
chute, un grand bruissement d’eau agitée et des gémissements
qui semblaient souterrains. — Alors Passereau se leva avec les
convulsions d’un démoniaque et se précipita à toutes jambes
dans l’allée de framboisiers. — À mesure qu’il approchait, les cris
devenaient plus distincts. — Au secours! au secours! — Brus-
quement il s’arrête, s’agenouille et se penche rez terre sur un
large puits. — L’eau, tout au fond, était remuée; de temps en
temps, quelque chose de blanc reparaissait à sa surface, et des
plaintes épuisées s’échappaient. — Au secours, au secours, Pas-
sereau, je me noie! — Courbé, silencieux, il écoutait sans

207
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

répondre, comme penché sur un balcon, on écoute une lointaine


mélodie. — Les gémissements peu à peu s’éteignaient. — Alors,
avec une voix forte, grossie encore par l’écho du puits, Passereau
hurla : — Tu veux du secours, ma belle? c’est bien, attends! je
vais dire au colonel Vogtland qu’il t’apporte un Arétin!
Philogène répondit par une plainte râlée affreusement. — Elle
flottait encore à la superficie, déchirant de ses ongles la muraille
ruinée : — Passereau, alors, avec un grand effort, détacha et fit
tomber sur elle, une à une, les pierres brisées de la margelle.
Tout redevint silencieux, et morne comme une vision funèbre;
toute la nuit, il passa et repassa sous les tilleuls.

208
PÉTRUS BOREL

VIII

Fin très naturelle

Chapitre qui peut paraître surabondant, et dont aurait pu se


passer le lecteur; quand je dis lecteur, je parle hypothétique-
ment, car il serait présomptueux à moi de penser en avoir un
seul, fût-ce même un Russe? Mais sans lui, l’histoire de Passe-
reau aurait été immorale; il faut toujours que le crime reçoive
un châtiment.

Le petit homme rouge avait sonné cinq heures et demie à


l’horloge du château des Tuileries, car le petit homme rouge a
reparu depuis peu avec le nouvel hôte et son maistre des maçon-
neries. Passereau se promenait sous la forêt de marronniers : pour
tuer l’attente, il avait pâturé deux ou trois grands journaux fort
indigestes. Notre bel écolier s’ennuyait considérablement en ce
damné lieu, continuellement assailli par certains schismatiques et
forcé d’essuyer les déclarations d’amour de ces bourgeois de
Gomorre. Enfin il vit un homme accourir en toute hâte au
piédestal du sanglier de marbre, puis le tourner et le pourtourner
tendant le cou et regardant de tous côtés avec un air maussade et
capot.
Ce quidam, grand et gros, enveloppé d’une houppelande
bleue, orné d’une figure insignifiante coupée en deux par une
énorme moustache, portait des éperons qu’il faisait sonner
d’impatience et une longue cravache dont il se caressait les os des
jambes. Passereau l’ayant considéré un instant et toisé du regard
comme un cheval en foire, s’approcha de lui et le salua :

209
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

— Vous attendez quelqu’un, monsieur?


— Que vous importe, jeune homme!
— Il m’importe beaucoup.
— Vous exercez une profession peu honorable, monsieur,
croyez-vous que je ne vous ai point aperçu tout à l’heure me
moucharder?
— Vous attendez une femme, n’est-ce pas?
— Non, monsieur, un hermaphrodite.
— Vous faites à contretemps le joli cœur.
— Gringalet!
— Il est vrai, monsieur, que ma corpulence n’égale pas la
vôtre, et que dans la balance d’un boucher vous pèseriez plus que
moi : mais votre grosse voix et vos grands ossements ne m’épou-
vantent pas. Croyez-moi, la seule domination est celle de l’intel-
ligence, et la vôtre, monsieur, me semble fort mal confectionnée.
— Quel est ce doux ramage?
— Convenez-en, le fait n’a rien de honteux, vous attendez
une fille, mademoiselle Philogène, mais vous attendez en vain, à
moins d’un miracle, et les miracles sont passés de mode, elle ne
viendra pas, c’est moi qui, sur ma tête et mon sang, vous
l’affirme.
— En tout cas, ce n’est pas vous qui l’en empêcheriez!
— Ne jurez de rien, monsieur le colonel Vogtland.
— Qui vous a dit mon nom? Triple escadron! ceci me sur-
passe.
— Vous comptiez ne trouver ici qu’un sanglier de marbre, et
vous en trouvez deux, dont un vif, prêt à vous faire bonne
guerre?
— Non, monsieur, je ne trouve qu’un sanglier et un porc.
— Vous me donnez le choix des armes.
— Vous aussi vous avez un point d’honneur? Tout s’en mêle.
Vous jouez au soldat; mon enfant, vous voulez faire le ferrailleur.
Vous tombez mal et bien, vous ferez avec moi un rude appren-
tissage!
— Assez de ce ton de protectorat, vous me faites pitié, tout
sabreur que vous êtes.
— Triple escadron! le calicot s’insurrectionne.
— Ne m’approchez pas, monsieur le carabinier, vous puez
l’écurie!

210
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

— Gringalet! si je ne me retenais à quatre, je te souffletterais


de ma botte!
— Regardez-moi bien, croyez-vous que je tremble? Un
homme vaut un homme; ignorez-vous ce que peut la volonté? —
Votre empereur, dont frissonnant vous baisiez les semelles,
comme moi, vous allait au nombril! — Oh! nous ne sommes plus
au temps où le soudard primait dans le monde et calottait le
citoyen, au temps où l’on ôtait sa pipe devant un recru 1 en senti-
nelle. — Vous vous battrez avec moi!
— Vous le voulez, je me battrai : c’est-à-dire, traduction litté-
rale, je vous tuerai.
— Qui sait? ce sont les mauvais barbiers qui balafrent. — À
demain matin; quel rendez-vous? Boulogne ou Montmartre?
— Montmartre.
— Quelle heure?
— La vôtre.
— Huit heures.
— Soit. — Quoique tout homme vaille son homme, comme
vous disiez fort élégamment tantôt, je n’aime pas les anonymes :
serait-il possible de savoir qui vous êtes?
— Passereau.
— Votre état?
— Écolier.
— Triple escadron! la maigre solde!
— Si nous ne devions nous battre à mort, j’apporterais ma
trousse et vous offrirais mes services pour votre pansement; mais
si vous désiriez par hasard qu’après votre trépas je vous ouvrisse
et je vous embaumasse, veuillez me regarder comme, honorifi-
quement, votre serviteur dévoué.
— Monsieur est médecin? nous sommes confrères.
— Je le suis de beaucoup de gens.
— Monsieur est carabin?
— Monsieur est carabinier?
— Mais, triple escadron! elle ne viendra pas, la donzelle!
— Je ne présume pas.

1. Recrue.

211
— Peut-être ai-je eu tort de m’emporter sitôt? Peut-être étiez-
vous envoyé de Philogène pour m’avertir qu’elle ne pouvait se
trouver au rendez-vous? Peut-être est-elle malade?
— Très malade.
— Peut-être êtes-vous son médecin?
— Oui, son médecin.
— Je vous demande mille pardons de vous avoir si mal traité,
j’ignorais…
— Demain matin, à huit heures, à Montmartre!
— Mais, de grâce, dites-moi, comment va-t-elle! Que lui est-il
arrivé? est-elle en grand péril?
— Quelle arme prendrons-nous?
— Je vous supplie, répondez-moi, vous êtes cruel, vous, son
médecin! Pour une insulte faite sans connaître, pour une insulte
dont je vous demande pardon; répondez-moi, est-elle en danger
de mort? est-elle à l’agonie? Que je cours… Répondez-moi
donc! si vous saviez combien je l’aime!…
— Si vous saviez combien j’en suis aimé!
— C’est ma maîtresse.
— C’est ma maîtresse!
— Elle, Philogène?
— Elle, Philogène.
— Triple escadron!
— Tribunal de Dieu!
— J’en suis anéanti!…
— J’en suis émerveillé. — Ayant intercepté votre agréable
poulet, je viens, en son lieu, vous demander de quel droit, depuis
trois mois qu’elle était à moi, ma seule amie, vous êtes survenu
dans mes amours?
— Dites-moi, d’abord, depuis deux ans que je l’entretiens, de
quel droit vous survenez dans les miennes?
— Quoi, vous l’entreteniez?
— Oui! de beaux et bons écus ayant cours.
— Ah! l’infâme… — J’ai bien fait…
— Qu’avez-vous fait?
— Rien.
— Jurez-moi, car il faut que je sache à quoi m’en tenir, que
vous êtes depuis trois mois son amant heureux.
— Je le jure par le Christ! — Mais jurez-moi aussi que depuis
deux ans vous êtes son entreteneur heureux.
— Je le jure par Martin Luther!
— Calomnie!
— C’est vous qui mentez!
— Je ne dis pas que vous n’ayez pas tenté l’escalade, mais
vous avez été débouté.
— Je ne dis pas non plus que vous n’ayez battu en brèche,
mais assurément vous en avez été pour vos frais de siège.
— Quelle arme choisissons-nous, décidément?
— Décidément vous voulez vous battre? — À coup sûr, pour
vous venger de ses rigueurs?
— Non, de ses faveurs.
— Gascon!
— Mirliflore! — Vous croyez donc qu’on peut impunément
venir arracher de mes bras ma bien-aimée? Oh! vous vous
abusez fort, monsieur le céladon tardif! — Vous étiez venu semer
de l’ivraie dans mon champ. — Vous étiez venu, sans doute,
mendier de l’amour pour de l’or. — Cette femme est à moi, je la
garderai, je la veux, j’en ai besoin, je la défendrai contre tout
agresseur, je la maintiendrai! Mort à quiconque viendra, comme
vous, braconner sur ma terre! — Vous vous battrez, monsieur le
colonel!
— Je vous tuerai.
— Nous connaissons votre réputation funestement célèbre.
Mais comme je ne sais pas manier l’épée et que d’ailleurs je suis
myope et ne puis tirer le pistolet, je vous prierai de vouloir bien
vous en remettre au hasard!
— À votre aise : d’autant plus que je n’aime pas l’assassinat et
ce serait vous assassiner : quel que soit votre courage, la lutte
serait inégale; que faire contre une adresse infaillible? — Le
hasard peut seul balancer les chances, je m’en réfère au hasard.
— Mais réfléchissez, mon cher ami, il me déplaît d’aller sur le ter-
rain pour un léger motif : je vous dirai, franchement, que je n’ai
point de véhément désir de vengeance; je ne vous hais point, et si
vous voulez simplement m’assurer que vous renoncez à jamais à
toutes poursuites d’amour auprès de Philogène et à venir trou-
bler ma possession, je m’en fie à votre parole d’honneur, car je
vois que vous êtes un homme d’honneur, tout sera dit, tout sera
fait : voulez-vous?
— Vous goguenardez. — Jamais! nous sommes deux cavaliers
pour une cavale : qu’elle soit au survivant.
— Plus tard vous ne m’accuserez point; comme vous, je vais
avoir une volonté immuable, et ne demandez pas grâce et miséri-
corde, je serai féroce.
— Qu’elle soit au survivant! Voulez-vous tirer au blanc et au
noir, un pistolet chargé et l’autre pas?
— Je n’aime pas cela.
— À pile ou face?
— C’est par trop écolier.
— Savez-vous quelque jeu?
— Non.
— Ni moi non plus, alors la chance est égale, jouons notre vie.
— Bravo! mais auquel?
— Aux dames ou aux dominos?
— Soit. Allons au prochain café.
— Non, à demain.
— Demain, demain! on ne doit jamais remettre cette sorte
d’affaire.
— Il faut que j’aille dîner.
— Je ne puis vous laisser partir, je m’attache à vos pas. Vous
iriez maltraiter Philogène. Vidons de suite la querelle.
— Il faut que j’aille dîner.
— Allons dîner, où allez-vous? Je vous suivrai.
— Au premier restaurant, là, au coin, rue Castiglione. Voulez-
vous accepter?
— Merci, chacun son écot.

Là-dessus, se dirigèrent vers la rue de Rivoli, notre écolier et


notre soldat, ou notre soldat et notre écolier, je laisse à chacun la
faculté de donner la préséance à qui bon lui semblera suivant son
goût et sa prédilection. Vit-on jamais couple d’hyménée mieux
assorti entrer chez un traiteur, faisant nopces et festins? Un gros
ossu, d’une stature hyperbolique — qui aurait pu servir d’obser-
vatoire, Dieu en soit loué! à feu Mathieu Lemsberg —, un tueur
par l’épée; c’est l’époux d’une part. — Un petit minois, enfantin
et joliet, qui aurait pu faire un charmant docteur à l’usage des
PÉTRUS BOREL

dames, un tueur par Broussais; c’est l’époux d’autre part. —


Comme pour une partie fine ils s’enfermèrent dans un cabinet
très particulier, je suis sûr qu’il en vint de mauvaises pensées dans
l’esprit du garçon. Ceci nous montre qu’il ne faut point s’arrêter
aux apparences. Gardons-nous de jugements téméraires, il est si
facile de prendre, ainsi que dans cette occurrence, des gens qui
vont se couper la gorge, pour des gens qui vont se l’embrasser.
— Ce repas, pour l’un de nous deux, sera le dernier, sera le
viatique, dit alors Passereau; il convient de le faire copieux, sans
nul égard pour les ordonnances somptuaires de feu très constant
roi Henri deuxième, que lui-même sans doute outrepassa sou-
ventefois en l’honneur de madame Diane, et qu’à plus solide
raison, nous pouvons bien enfreindre en l’honneur de madame la
mort.
— Je comprends, vous voulez, comme on dit à la caserne, que
nous fassions un mâchon soigné, cela me chausse assez bien : j’y
tope. — Pour vous préparer au grand acte qui va suivre, pour
vous procurer de l’aplomb et de l’audace, vous voulez vous salpê-
trer le cerveau, c’est très adroit! C’est comme je pratiquais à ma
première campagne; quand la journée devait être chaude, je me
reconsolidais avec une armure interne de champagne mousseux.
— Non, ce n’est pas pour cela, car je suis résigné à quitter la
vie; je serais même chagriné s’il advenait que je gagnasse.
— Moi de même.
— Et je vous demanderai, si le cas échoit en votre faveur, de
ne point me faire de politesse et de me tuer sans remords.
— Moi de même. — Car la vie, à vous dire vrai, commence à
me peser constitutionnellement. Le troupier sans guerre, c’est la
désolation des désolations; c’est un médecin sans épidémies;
c’est un Coitier sous Louis XI.
— Voulez-vous bien, s’il vous plaît, nous dispenser de barba-
risme et laisser le c de maître Coictier.
— Coictier! Ah! par exemple, c’est cela un barbarisme! mon
cher ami, il faudrait avoir une gueule de fer blanc pour prononcer
ce nom si cruellement gaulois; d’ailleurs, Casimir Delavigne,
dans sa tragédie en cinq actes et en vers français, a dit partout
Coitier.
— Belle autorité! que votre rimeur du Hâvre de Grâce!

215
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

— Morveux! — Taisez-vous, vous m’insultez en la personne


de ce nourrisson chéri des neuf sœurs, des neuf muses, des
Piérides!
Hélas! pour l’honneur du corps, il était temps que le carabi-
nier achevât son festin; sa conversation prolixe et volubile deve-
nait presque aussi claire que le Victor Cousin, presque aussi
savante que le Raoul Rochette, presque aussi chinoise que le
Rémusat, presque aussi anglaise que le Guizot, presque aussi
chronologique que le Roger de Beauvoir, presque aussi artiste
que le de Lécluse, et pour l’immoralité en bas de soie, c’était du
scribouillage 1 tout pur!
Il s’était, outre mesure, bourré le torse, langage d’atelier.
Le fait est qu’il avait une capacité vraiment académique, et
sauf les représentants du peuple, il n’y a guère que les chameaux
qui eussent pu, avec quelques chances, entrer en lice avec lui; et,
dans l’état où il se trouvait, il aurait pu entreprendre avec sécurité
la traversée du désert; je ne dis pas de Sahara, parce que je hais le
pléonasme. Ceci est une facétie à l’usage de la société asiatique
de Paris; il est bon quand on fait des plaisanteries orientales de
l’en prévenir; il est bon, avec un semblable parterre, d’avertir des
endroits risibles.
Dans un coin du cabinet qu’ils appelaient le cimetière, le cara-
bin et le carabinier avaient empilé les bouteilles défuntes, et Dieu
sait combien avait été contagieuse la mortalité.
Les voilà! les voilà! par les rues, les ruelles, les impasses, les
places, les carrefours, encombrés de voitures et de passants; les
voilà! les voilà! par la boue, les pavés, les immondices, les
bornes, les ruisseaux, les filles de joie, les voilà! Comme ils folâ-
trent nos deux hommes! Les voilà! Ils s’en vont, compère et
compagnon, et comme dirait un paveur ou un membre de l’aca-
démie des Inscriptions qui ferait une docte citation, les voilà qui
s’en vont ainsi qu’Orchestre et Pilastre. — À propos d’Oreste et
Pilade, voulez-vous une recette pour faire un vaudeville à grand
succès; 1° il faut y parler au moins treize fois de ces deux classi-
ques amis; 2° au moins une fois de la cupuncture 2 ; 3° au moins

1. Gribouillage.
2. L’acupuncture.

216
PÉTRUS BOREL

trois fois de l’honneur français et de Napoléon; 4° ne pas oublier


deux ou trois balourdises sur les romantiques, et surtout ne pas
manquer de leur faire dire que Jean Racine est un polisson, et de
faire des bons mots sur ce gueux de Goethe et sur Chat-
qu’expire; 5° exalter Molière et Corneille, que surtout on ne doit
pas avoir lus, pour s’en faire un manteau à l’aide duquel on
puisse passer à la barrière du public, comme ces veaux qu’on
entre en fraude, en leur mettant une blouse et une casquette. Le
tout en français de M. Drouineau et en bouts rimés du vieux
marquis de Chabannes; si je dis le marquis de Chabannes, c’est
que je sais qu’il n’est pas spadassin, et comme je n’aime pas le
duel, ce qui ne veut pas dire que je n’aime pas à déjeûner, je fais
le moins possible de personnalité dangereuse, et jamais, ainsi que
Boileau, je ne pousserai l’audace jusqu’à appeler un chat un chat.
Arrivés au café de la Régence, vite, ils demandèrent un jeu de
dominos — voici le moment fatal! — Dieu, car il n’y a pas de
hasard, même aux dominos, va décider dans sa sagesse qui des
deux doit mourir, du carabin ou du carabinier.
Vogtland parfois était morgue comme un caporal instructeur,
et parfois volontiers assez expansif.
— Double six, douze, 1812; c’est juste l’année où j’ai eu
l’avantage de perdre mon vénérable père.
— Pas de niaiseries, colonel, jouons gravement, grogna Passe-
reau, et surtout ne mettez pas les dominos à l’envers.
Notre écolier était rêveur et concentré, et racorni en boule sur
lui-même, comme certain poète contemporain, ou comme un
petit cochon d’Inde qui a froid.
Une galerie de bourgeois s’arrondissait autour de leur table et
prenait intérêt à leurs jeux. Si ces braves gens avaient pu se
douter de ce qui se décidait là, certes, ils auraient été terrible-
ment effrayés et auraient pris leur parapluie ou celui d’autrui, et
se seraient enfuis à toutes jambes, s’ils n’avaient été œdémateux
ou podagres.
Vogtland, comme un compagnon du devoir, habitué à boire
tout au litre, qui entre par hasard au café, un jour de bamboches,
avalait sa dix-septième demi-tasse quand la partie se termina à
son avantage. — Passereau à cette fin sourit agréablement.
— Allons, partons de suite, dit-il, je suis pressé d’en finir.
— Quelle mort préférez-vous?

217
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

— Faites-moi sauter le caisson.


— Bien. Je vais entrer rue de Rohan, dans mon hôtel, pour y
prendre mes pistolets. Marchez lentement, je vous rejoindrai; où
allons-nous, aux Champs-Élysées?
Vogtland reparut bientôt; silencieux, ils suivirent la grande
avenue et passèrent la barrière de l’Étoile. À quelques maisons
plus loin que la taverne du napolitain Graziano, où l’on mange
d’excellents macaronis, ils se détournèrent de la route et descen-
dirent dans les prés en contrebas de la chaussée — il était grande
nuit. Là, ayant longé quelque temps un mur de clôture : — Arrê-
tons-nous ici, dit Passereau, nous sommes assez bien, ce me
semble.
— Vous trouvez?
— Oui!
— Êtes-vous prêt?
— Oui, monsieur, armez, surtout pas de délicatesse, vous êtes
un lâche si vous tirez en l’air.
— N’ayez pas peur, je ne vous manquerai pas.
— Ajustez-moi à la tête et au cœur, s’il vous plaît?
— Avec plaisir : mais appuyez-vous sur le mur pour ne point
reculer, et comptez une, deux, trois; à la troisième, je ferai feu.
— Une, deux; — attendez, nous avons joué notre vie pour
une femme?
— Oui!
— Elle appartient au survivant?
— Oui!
— Écoutez bien ce que je vais vous dire et faites-le, je vous
prie : la volonté d’un mourant est sacrée.
— Je le ferai!
— Demain matin, vous irez rue des Amandiers-Popincourt; à
l’entrée, à droite, vous verrez un champ terminé par une avenue
de tilleuls, enclos par un mur fait d’ossements d’animaux et par
une haie vive, vous escaladerez la haie, vous prendrez alors une
longue allée de framboisiers, et tout au bout de cette allée vous
rencontrerez un puits à rase terre.
— Après?
— Alors, vous vous pencherez et vous regarderez au fond.
Maintenant faites votre devoir, voici le signal, — une, deux,
trois!…

218
Champavert
Le lycanthrope

Paris
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

Car la société n’est qu’un marais fétide


Dont le fond, sans nul doute, est seul pur et limpide,
Mais où ce qui se voit de plus sale, de plus
Vénéneux et puant, vient toujours par-dessus!
Et c’est une pitié! C’est un vrai fouillis d’herbes
Jaunes, de roseaux secs épanouis en gerbes,
Troncs pourris, champignons fendus et verdissants,
Arbustes épineux croisés dans tous les sens,
Fange verte, écumeuse et grouillante d’insectes,
De crapauds et de vers, qui de rides infectes
Le sillonnent, le tout parsemé d’animaux
Noyés, et dont le ventre apparaît noir et gros.
GÉRARD.

220
PÉTRUS BOREL

Testament

À JEAN-LOUIS, LABOUREUR.
Je mourrai seul, mon cher Jean-Louis, je mourrai seul!… Pour-
tant j’avais reçu et fait une promesse; pourtant, un homme
m’avait dit : — Je suis las de la vie, tu la hais volontiers, quand tu
seras prêt, nous la fuirons ensemble. Jean-Louis, je suis prêt, te
dis-je, déjà j’ai pris mon élan, et toi, es-tu prêt! Toi prêt, simple
que je suis, croire à un serment! La tête de l’homme varie.
Cependant, tu ne peux l’avoir sitôt oublié, et, d’ailleurs, souvent
je te la rappelai cette nuit, où, après avoir erré longtemps dans la
forêt, appréciant à son prix toutes choses, alambiquant, fouillant,
disséquant la vie, les passions, la société, les lois, le passé et
l’avenir, brisant le verre trompeur de l’optique et la lampe artifi-
cieuse qui l’éclaire, il nous prit un hoquet de dégoût devant tant
de mensonges et de misères. Alors, si tu veux bien t’en souvenir,
nous pleurâmes; oui! tu pleurais!… Ta main frappa dans ma
main, et nous fîmes un jurement. Si je te rappelle tout cela, ce
n’est pas que je veuille, nonobstant, t’entraîner à sauter le pas;
non, c’est bonnement pour que tu ne blâmes plus une résolution
qui a été la tienne. Hélas! ton nouveau sort, sans doute, a fait
muer tes idées; c’est lui, sans doute, qui te cloue à la vie, comme
une huître au rocher. Tu as laissé la niaise profession que t’avait
imposée ton père; employé, tu as déserté ton emploi et renoncé
aux sourires et aux pourboires ministériels; dépravé que tu es,

221
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

manant! Tu as eu la grossièreté, comme on dit, poussé par


l’instinct du chien qui chasse de race, tu as eu la grossièreté de
quitter la ville au séjour enchanteur, — comme disent les impu-
dents flagorneurs, les renards mangeant le fromage d’une bour-
geoisie ignorante, orgueilleuse, qui, comme un coq d’Inde, se
pavane dans sa crotte, — pour retourner au champ d’où ton aïeul
était parti, s’enrôler à la cité plat valet. Tu as eu la grossièreté,
comme on dit, la folie de préférer le sarreau de toile et la blouse
au pantalon à lacets et sous-ventrières, au gilet à étaux, à la redin-
gote asphyxiant par la strangulation, croisant au cabestan, à la
cravate en carcan, aux bottines savonnées de talc, aux gants
glacés, éphémères; costume d’aisance, dans lequel on est
emballé commodément, pourvu qu’on n’emploie ni ses mains, ni
ses pieds, qu’on ne tourne pas la tête, qu’on ne se penche ni en
avant ni en arrière, qu’on ne s’agenouille, ni s’asseoie 1. Tu as
échangé le grand village contre le village, le spectacle du vaude-
ville contre celui de la nature, les rues passantes à escarpe et
contrescarpe de boutiques, grouillantes de fiacres et de tombe-
reaux, contre des chemins déserts, campagnardement bordés de
haies vives et de futaies; là, rien pour badauder, ni estampes aux
vitrages, ni jongleurs sur la borne, ni sirènes exhalant l’eau-de-
vie, rien d’urbain! L’homme, livré à lui-même, solitaire et silen-
cieux, en est réduit à penser.
Tu es heureux maintenant, heureux, un garçon de charrue
heureux, quel scandale! Le bonheur peut-il bien se prostituer
ainsi! Un garçon de charrue heureux!… Allez donc dire cela à
madame la banquière trois étoiles, qui s’évente là-bas à son
balcon. Fi donc! dira-t-elle, le cœur soulevé et crachant; fi donc,
un garçon de charrue heureux! un balourd! Pour moi, sans flat-
teries, je vous comprends assez bien, toi et ton bonheur, bonheur
s’il en est? Bonheur, quel mot dérisoire! Je n’ai point encore ren-
contré d’être assez effronté pour s’avouer heureux.
Autrefois, j’ai peut-être aussi rêvé la vie que tu as réalisée :
alors, je croyais aux champs des Bucoliques, aux paysans des
Idylles, aux villageois de Favart, aux bergères des impostes de

1. S’assoie.

222
PÉTRUS BOREL

Boucher : je me disais, si la félicité n’habite point la ville, à coup


sûr, on l’héberge aux champs. Je croyais qu’alors qu’on a des
sabots aux pieds, une souquenille, un chapeau de paille, qu’on se
lève avec le jour, qu’on gouverne un coutre, qu’on sarcle ou
qu’on arrose une terre, qu’on suit une bourrique chargée, qu’on
mange des choux, des haricots et du porc, et qu’on juche comme
une poule à la tombée du jour, je croyais qu’on était bien heu-
reux, bien délicatement heureux! je croyais… mais, je ne crois
plus…
Pourtant, si je devais rester plus longtemps parmi ou hormis
les hommes, c’est ce que tu choisis, que je choisirais; je me ferais
rustre comme toi, mais plus sauvage encore, plus fauve; j’irais
manger du pain de châtaignes dans les montagnes du Vivarais;
j’irais me faire chasseur d’ours aux Pyrénées, charbonnier aux
Ardennes, ou bûcheron aux Alpes. Mais, aujourd’hui, ce n’est
plus assez; à quoi bon? quand j’userais ma vigueur à des travaux
stupides, à manier la hache, la pioche ou la hie; à quoi bon,
quand je me ferais le cœur calleux comme les mains? Ce n’est
plus l’abrutissement qu’il me faut, c’est le néant! Mais toi, tu ne
veux plus du néant, tu veux vivre; vis, je mourrai seul!
Or, voici pour le serment que tu m’avais fait et que tu trahis.
Et voici pour le mien que je parjure aussi.
Le mien, c’est un serment juré à une femme, à une femme
forte; un jour, qu’épuisés tous deux, étreints, confondus, mon
visage caché sous ses cheveux blonds que ma bouche mâchait et
dont j’aimais à me voiler; nous creusions profondément le passé,
nous causions de nos malheurs, de nos amours, veux-je dire, car
nos amours ont été affreuses, car mon amour est fatale, car je suis
funeste comme un gibet! Pauvre fille, à qui t’étais-tu donnée!…
Oh! que tu as souffert à cause de moi!… J’ai été bien injuste!…
Qu’ils viennent donc les imposteurs, que je les étrangle! les
fourbes qui chantent l’amour, qui le guirlandent et le mirlitonnent,
qui le font un enfant joufflu, joufflu de jouissances, qu’ils vien-
nent donc, les imposteurs, que je les étrangle! Chanter
l’amour!… pour moi, l’amour, c’est de la haine, des gémisse-
ments, des cris, de la honte, du deuil, du fer, des larmes, du sang,
des cadavres, des ossements, des remords, je n’en ai pas connu
d’autre!… Allons, roses pastoureaux, chantez donc l’amour,
dérision! mascarade amère!

223
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

Alors, cette pauvre femme, ponctuant ses phrases avec des


baisers déchirants, me dit, grave et réfléchie — car Flava est une
femme forte, je le répète, une femme qui nous dépasse tous —,
Champavert, fais le serment de m’accorder ce que je vais te
demander.
— Ma bonne, je ne puis ainsi faire une promesse.
— Oh! je t’en prie, promets-le moi.
— Non, je ne puis.
— Qu’as-tu peur, crains-tu que je te surprenne une volonté
qui te serait fatale? Oh! tu n’es pas généreux; vois-tu, je te pro-
mettrais tout aveuglément, c’est que je t’aime! Il n’est nulle
chose au monde que je ne ferais pour toi, si tu disais, je le veux.
Oh! c’est bien d’un homme…
— Bonne amie, il n’est nulle chose au monde que je ne ferais
pour toi aussi, tu le sais bien; parle, que t’ai-je jamais refusé?
— Je veux de toi, Champavert, jure-le moi, que tu ne te tueras
jamais seul, jamais! Le jour où tu seras las de la vie, vite, viens me
trouver, dis-moi seulement : — Je veux en finir. Je me lèverai
aussitôt et nous sortirons, et, tous deux embrassés, nous nous
tuerons.
— Je lui jurai… Elle me baisa vingt fois sur le cœur. Je n’exi-
geai pas d’elle le même serment, elle m’aurait dit : — Sur l’heure,
et le boisseau de mes dégoûts n’était pas comble : une épingle
m’attachait encore à la vie. Je la savais résolue, elle caressait ce
projet depuis bien longtemps; pensant l’exécuter d’instant en
instant, elle portait sur elle un testament de ses dernières
volontés, afin qu’on n’accusât personne de son assassinat. J’ai
balancé longtemps, j’ai été longtemps indécis si j’irais lui décou-
vrir ma volonté tardive, et lui dire : — Flava, je suis prêt enfin,
lève-toi, viens et tuons-nous.
J’aurais tant de plaisir à périr avec elle, elle en est bien
digne!… Mais, cependant, je ne le veux pas, je ne le ferai pas; le
monde est si stupide, il dirait que nous nous sommes… que je me
suis frappé par amour. Non, non, je ne le veux pas; le monde est
si stupide, il ne peut croire que la vie soit un fardeau dont le
robuste se décharge; il ne peut croire à la soif de l’anéantisse-
ment, ni qu’on répugne à l’existence; il faut qu’il matérialise tout,
cause et effet, une idée pour lui n’a rien de palpable, il faut qu’il
jauge et cube tout, jusqu’à son Dieu! Quand il apprend la fin

224
PÉTRUS BOREL

d’un suicide, de suite il veut trouver des causes bien rustiques,


bien voyantes, vite, c’est pour une femme, une passion, une perte
au jeu, une honte domestique, une aliénation mentale. Non, non,
je ne l’avertirai pas, je mourrai seul, je ne veux pas qu’on dise : ils
se sont tués, Flava, Champavert, par amour, pour une intrigue
malheureuse, contrariée, poussés au désespoir; ce n’est point par
désespoir, je n’ai jamais espéré. Non, non, je ne le veux pas.
Que je suis fou, hélas! que je suis fou! ne pas vouloir que ce
monde sur lequel je crache, que je méprise, que je repousse du
pied, m’accuse de périr par amour; faiblesse! Eh! quand je serai
anéanti, que me feront les grossières conjectures des hommes?
leurs bavarderies ne troubleront pas mon fumier. Mais non, c’est
plus puissant que moi, je ne puis surmonter cette imbécillité;
faible que je suis, je souffrirais de cette pensée jusqu’à l’heure
sonnée… Non, je ne l’avertirai pas; non, je me tuerai seul.
Jean-Louis, Jean-Louis, toi, tu peux vivre, puisque tu as ren-
contré la félicité, tu peux vivre!… Ah! que le sort me garde bien
de t’entraîner à descendre avec moi l’escalier de la citerne de la
mort. Tes plumes sont encore engluées aux moribondes illusions,
qu’ensemble nous avions poignardées une à une; je te croyais
faucon décillé et prêt à prendre ton vol vers le néant, mais le
monde te chaperonne encore. Tu attends peut-être une paix, un
repos, au bout de la carrière! Ce qui te manque en ta jeunesse, tu
espères le voir s’abattre sur toi en la décrépitude? tu ne peux
croire que l’existence ne soit que cela, ne soit que ce que tu
connais : si ce n’est que cela, te dis-tu, s’il n’y avait pas quelque
époque de béatitude, quelque saison de pure joie, qui venge de
tout l’opprobre, comment tant d’hommes auraient-ils traîné leur
carapace jusqu’au bout? comment auraient-ils consenti à végéter
toujours et misérablement, à patrouiller, jusqu’à extinction, dans
l’étang croupi de la société? Comment?… C’est que, comme toi,
la foule espère; comme toi, elle se croit toujours sur le point
d’atteindre son rêve évanoui, son fol désir; c’est que, pareil au
chat qui veut saisir ce qui passe au fond du miroir, à l’instant où
radieux il se jette sur sa proie, sur son ombre, ses griffes ne font
que heurter et grincer la glace; stupéfait, mais non pas éclairé, il
s’acharne et épie, alléché comme devant. Mais, toi, qui as passé
derrière le miroir, qui as gratté l’étamage de tes ongles, qui sais

225
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

que ce n’est qu’une vitre et de l’étain qui reflète, alléché, épieras-


tu toujours?…

Le monde, c’est un théâtre : des affiches à grosses lettres, à


titres emphatiques, hameçonnent la foule qui se lève aussitôt, se
lave, peigne ses favoris, met son jabot et son habit dominical, fait
ses frisures, endosse sa robe d’indienne, et, parapluie à la main, la
voilà qui part; leste, joyeuse, désireuse, elle arrive, elle paie, car la
foule paie toujours, chacun se loge à sa guise, ou plutôt suivant le
cens qu’il a payé, dans le vaste amphithéâtre, l’aristocratie se ver-
rouille dans ses cabanons grillés, la canaille reste à la merci. La
toile est levée, les oreilles sont ouvertes et les cous tendus, la
foule écoute, car la foule écoute toujours; l’illusion pour elle est
complète, c’est de la réalité; elle est identifiée, elle rit, elle pleure,
elle prend en haine, en amour, hurle, siffle, applaudit; en vain,
quelquefois, sent-elle qu’on l’abuse et s’arme-t-elle de sa lor-
gnette, elle est myope, rien ne peut détruire son illusion et sa foi
qu’exploitent si galamment les comédiens.
Mais toi, Jean-Louis, qui as pénétré dans les coulisses, toi, qui
as vu l’envers du palais, le ciel plat, et touché le fond; toi, qui as
vu de près et à nu les rois, banquistes caparaçonnés de paillons;
toi qui as vu la carcasse des duègnes au travers l’ocre et le plâtre
dont elles sont badigeonnées; toi qui as frayé la jeune première,
si novice, si pucelle en scène, et dont la bouche exhale la phar-
macie; toi qui sais que les génovines ne sont que des jetons; toi,
pour qui les rois, les soudards, les nobles, les belles et les valets
ne sont que de crapuleux baladins, qui font de l’honneur, de la
gloire, de la justice, selon leur rôle imposé; Pharisiens, qui, loin
des yeux de l’amphithéâtre, se traînent dans la débauche et se
baignent dans la turpitude; toi, Jean-Louis, qui n’es plus fasciné,
débarbouillé de l’erreur, écouteras-tu la farce jusqu’au bout?…
resteras-tu jusqu’au bout dans la tourbe du théâtre, bénévole
spectateur à gueule bée de cette ignoble pantalonnade?… Ô
Jean-Louis, tu serais trop déchu!
Je ne t’en veux pas, parce que maintenant tu tiens à la vie
certes, tu as bien le droit de vivre, puisque l’échafaud ne te
réclame pas; tu peux porter fièrement ta tête sur l’épaule, ce
n’est plus aujourd’hui une tête séditieuse, la fournaise ne con-
tient plus que du mâchefer; tu peux la porter crânement, cette

226
PÉTRUS BOREL

tête pacifique, avec privilège du roi et autorisation de M. le


maire. En outre, n’habites-tu pas les champs? et les champs atta-
chent à l’existence. En vérité, quoi de plus attrayant! Là, des
vaches; là, une meule de foin; là, un étang qui coasse; là, des bat-
teurs en grange; là, une ânesse qui brait; là, un margouillis qui
clapote; là, un champ de betteraves. Quoi de plus entraînant?
c’est un charme irrésistible, je le sens!… Une seule chose me
plairait moins peut-être, la monotonie, la sempiternelle physio-
nomie de la nature : toujours de la pluie et du soleil, du soleil et
de la pluie; toujours le printemps et l’automne, le chaud et la
froidure; toujours, à tout jamais. Rien n’est-il plus ennuyeux
qu’une fixité, qu’une mode inamovible, qu’un almanach perpé-
tuel. Tous les ans, des arbres verts et toujours des arbres verts;
Fontainebleau! qui nous délivrera des arbres verts? Que cela
m’ébête!… Pourquoi, non plus de variété? pourquoi les feuilles
ne prendraient-elles pas tour à tour les couleurs de l’arc-en-ciel?
Fontainebleau! que cette verdure est sotte!
Je ne t’en veux pas, Jean-Louis, pour ce que tu tiens à la vie,
non, mais pour ce que tu prétends ne pas concevoir les raisons qui
me poussent si brusquement au suicide; c’est toi, Jean-Louis, qui me
demandes cela; fatalité! Qui t’a changé ainsi? qui peut donc
t’avoir ainsi rafraîchi le cœur, tandis que le mien s’enfonçait dans
l’amertume? brusquement, peux-tu bien dire cela? tu n’ignores
pourtant pas que la pensée de la mort est la doyenne de mes
pensées; tu ne l’ignores pas, et que, sur trois désirs, deux ont tou-
jours été pour le néant; tu ne l’ignores pas, toi-même tu y applau-
dissais. Il est trop tard maintenant, j’en suis fâché; mais tout ce
que tu pourrais me dire serait vain, j’achèverai… Mais je t’aime
trop pour ne pas redouter ton blâme; au moins qu’un ami ne me
vitupère pas; au moins que tu dises : Il a bien fait, il a fait en
brave, il s’est tué.

227
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

II

Édura

Ce factum achevé, Champavert l’enveloppa, mit l’adresse : À


Jean-Louis, laboureur, à La Chapelle-en-Vaudragon, et le cacheta;
puis il se releva calme et comme soulagé, but un pot de thé,
alluma une cigarrette 1 de Maryland, s’assit sur la croisée, fumant
et regardant vaguement dans l’air; sa cigarrette achevée, il rentra
dans la chambre; et, longeant le pourtour des murailles, il baisait
les portraits de ses compagnons tour à tour, et, tour à tour, les bri-
sait sur le plancher : ensuite, avec un rire goguenard et haussant
les épaules de dédain, il lacéra et jeta au feu tous ses livres; et,
s’armant d’une hache appendue en trophée, il mit en pièces, l’un
après l’autre, les meubles qui garnissaient son logis. Le carreau
était couvert de débris, et le feu de la cheminée s’étendait dans la
chambre. Son mauvais cœur palpitait de joie : il ne voulait rien
laisser après lui qui pût être utile, rien; il ne voulait pas qu’après
sa mort, on se partageât, le rire sur la lèvre, ce qu’il avait possédé;
qu’un autre après lui vînt aimer un objet qu’il avait aimé; qu’un
autre promenât ses dépouilles au soleil. S’il avait eu de l’or, il
aurait été le jeter à l’eau ou l’enfouir, tant son aversion pour les
hommes était profonde, tant il abhorrait l’héritage. Ce n’est pas
lui qui aurait fait planter des arbres sur sa tombe pour abriter le

1. Cigarette.

228
PÉTRUS BOREL

voyageur lassé pendant le midi; il aurait plutôt fait creuser une


chausse-trappe sur sa fosse pour y engloutir le voiturier égaré ou
le piéton perdu dans l’herbe haute.
Satisfait de sa dévastation, il s’assit sur ces ruines, comme
l’architecte Fontaine s’asseoirait sur les décombres de Saint-
Germain-l’Auxerrois, et, ouvrant une cassette à demi brûlée, il en
tira une petite boîte d’écaille, la porta à ses lèvres avec ivresse, et
la couvrit de baisers.
— Édura! Édura! mon premier amour et mon plus terrible,
Édura! ma Warens!… répétait-il, le front rouge et les mains cris-
pées, broyant et faisant craquer la boîte sous ses doigts baignés
des gros pleurs qui tombaient de ses yeux.
Ô Édura! ma belle Édura!…. femme, femme, que tu m’as été
fatale!… Si tu l’avais voulu, tu aurais fait de moi quelque chose
de grand; je sens trop là que j’étais prédestiné, rien qu’avec un
mot, un seul mot! Tu ne l’as pas dit, ce mot, vilaine femme! Que
tu m’as fait de mal! tu m’as perdu : tu pouvais faire de moi un
lion; le bon de mon cœur pouvait grandir sous tes caresses; ta
voix, ta douce parole, tes baisers pouvaient exorciser le venin qui,
maintenant, me déborde; la souffrance a fait de moi un loup
féroce. Tiens, que je brise ce bijou qui me vient de toi!…
Et jetant à terre cette boîte d’écaille, il frappa dessus du talon,
et la pulvérisa.
— Meurs, meurs, tout souvenir d’elle!… d’elle! qui a fait
entrer la haine en mon cœur, d’elle! qui a trempé ma jeunesse
dans le fiel quand elle pouvait la faire si belle, si sublime! C’est
toi, Édura, c’est toi qui m’as aigri, qui as chassé la bonté de ma
tête, la sensibilité de ma poitrine, qui m’as usé et blasé par la tor-
ture et l’envie. C’est toi qui es cause que j’ai tout haï, tu m’as
perdu quand ma vie s’ouvrait si riche d’avenir; c’est toi qui l’as
empoisonnée; et, si je me tue, c’est encore par toi; c’est toi qui as
mis dans mon sein le germe de la mort, la misère l’a fécondé.
Ô inconcevable passion! amour, amour, qui t’expliquera?…
Édura! ô mon Édura! ne va pas croire après cela que je te hais. Je
t’aime toujours aussi follement; je frissonne encore à ton nom
comme autrefois. Je t’aime, et c’est toi qui m’as tué, c’est toi qui
m’as tourné vers le néant. Tu m’as fait tant de mal, et je t’aime
tant! et cependant tu n’es plus pour moi qu’une souvenance
confuse; les ans ont passé vite, et m’ont fait jeune homme; mais

229
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

toi, ils t’ont vieillie, ternie, fanée; tu n’es plus un bouton d’or, tu
es un saule creux qui penche. Les cavaliers ne te regardent plus;
tu n’as plus de cour, tu n’es plus reine. Si, alors, tu avais voulu
cueillir mon amour, amaranthe immortelle, qui ne se flétrit point,
elle t’ornerait encore. Mère, tu aurais un enfant passionné dans
tes bras; mon sang, mes baisers chaleureux rappelleraient ta vie
qui s’en va; tu aurais eu jusqu’au bout un compatissant appui;
ma jeunesse aurait obombré ton âge, et mon bras puni le rieur
qui aurait levé ton voile.
Que sont-ils devenus tous tes beaux muguets, amants char-
nels, que sont-ils devenus?… À peine se rappelleraient-ils ton
nom. Vrais cosaques à cheval, ces hommes auxquels tu t’es livrée
t’ont jeté leur passion nomade; ils t’ont butinée sur leur chemin.
Pauvre femme! insensée! voilà donc les amis que tu te préparais
pour le retour. Souffre, souffre maintenant; il est bien juste que
je sois vengé, j’ai tant souffert! Maintenant, peut-être, tes joues
que nul baiser ne ravive sont mouillées de pleurs, tu languis soli-
taire, et cette solitude inaccoutumée te mine; peut-être en es-tu
réduite, quel abaissement! à faire des minauderies à de jeunes
hommes qui te repoussent et te tournent le dos. Quand tu veux
parler d’amour, on ricane. Souffre, souffre longtemps, que je sois
bien vengé! Inconcevable passion, je t’aime encore, je le sens là,
je ne puis me le cacher; je t’aime, et je te hais profondément; et
cependant, si tu venais me prendre la main, si tu venais me dire
tout bas ce mot que tu m’as toujours tu, si tu venais me dire je
t’aime, comme autrefois… car tu m’as aimé, j’en suis sûr; je suis
sûr que tu as étouffé ton amour pour moi, que tu as repoussé le
mien, parce que aimer, être aimé d’un enfant obscur n’était pas
ce que voulait ton esprit orgueilleux, et je t’aime encore aussi
violemment; et pourtant, te dis-je, si tu venais à moi, je te
repousserais; car je t’aime aujourd’hui pour ce que tu as été, et
non pour ce que tu es. Si tu te jetais à mes genoux, je serais sans
pitié, je te frapperais; si tu t’attachais à mes pas, froid, je te traî-
nerais, je serais vengé.
Puis, accoudé, silencieux, ce pauvre Champavert pleurait
amèrement.
— C’est le premier pas dans la vie, qui décide de la vie; versez
du vinaigre dans le vin le plus doux, il deviendra vinaigre, mur-

230
PÉTRUS BOREL

mura-t-il en ramassant les débris de la boîte d’écaille qu’il baisait


et mettait dans sa bourse.
Tout à coup, il se lève, enfonce son chapeau sur son front, sort
et clôt sa porte.
— Voici ma clef, dit-il en descendant au concierge; je pars
pour un voyage lointain; si quelqu’un venait me demander, vous
voudrez bien lui dire que j’ai quitté pour longtemps cette ville.
— Iriez-vous en Espagne, que vous aimez tant?
— Plus loin.
— En Alger?
— Plus loin.
Il sortit.

231
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

III

Flava

Vers le soir, un camarade le rencontra rue Jean-Jacques-Rous-


seau, au moment où il sortait de la poste.
À huit heures environ, sur la hauteur de Montmartre, dans le
chemin des Rosiers, il sonnait à un guichet rouge.
Une jeune fille ouvrit : ses cheveux blonds flottaient sur sa
robe blanche; son teint pâle et son regard soucieux, son allure
langoureuse, quoique dégagée, sa poitrine rentrée et sa tête incli-
née, disaient tristement que la souffrance, comme une foudre,
avait ravagé et ravageait cette belle créature, cassée, défleurie.
En apercevant Champavert, elle jeta un cri de surprise.
— Vous, mon sauvage, à cette heure, quelle aventure!…
— Amie, si je suis venu, ce n’est point par aventure, c’est tout
à votre intention.
— Champavert, vous me permettrez au moins le doute.
— Mauvaise, vous voulez me blesser! — Es-tu seule?
— Oui!
— Tout à fait seule?
— Oui!
— Ton père?
— Il est descendu à la ville.
— Enfin, c’est bien heureux! Je puis te voir et te parler à loisir,
sans gros yeux qui épient et sans grandes oreilles qui espionnent.

232
PÉTRUS BOREL

— Qui vous change donc ainsi, mon Champavert? quel soleil


a donc fondu la glace de votre cœur? Ah! vraiment, il vous sied
bien, après deux mois d’absence, de venir jouer à l’amoureux.
— Flava, je ne joue rien; je suis pour toi ce que j’ai toujours
été. J’accepte tes reproches, je sais qu’en apparence je puis en
mériter; je suis peu assidu, il est vrai, mais tu règnes en mon cœur
toujours; tu règnes comme la patrie dans le cœur d’un proscrit;
tu règnes comme la vie dans le cœur d’un condamné. L’absence
ne détruit pas l’amour, tu le sais. Je suis peu assidu, c’est vrai, que
veux-tu que je vienne faire ici plus souvent? Souffrir!… Toujours
gardée à vue, comme une criminelle d’État, je ne puis seulement
te presser la main, te dire un mot bas à l’oreille; à peine si nos
regards peuvent s’entendre; cela me fait trop de mal, je ne puis le
supporter! Que de fois j’ai été tenté de frapper ton père, tes geô-
liers, de te prendre le bras et de te dire fuyons! Ah! si tu étais
libre, ou si du moins nous pouvions nous livrer à de douces cau-
series, tu ne te plaindrais pas de l’infréquence de mes visites.
— Mais, qu’importe!… puisque ta vue seule me remet tant de
courage au cœur. Ah! c’est cruel, Champavert, de haïr ainsi une
femme, et puis de sortir de terre comme un démon, deux ou trois
fois l’année, pour venir lui mentir, lui dire qu’on l’aime; ah! c’est
cruel, Champavert!
— Flava, tu me traites durement, tu me tortures à plaisir!
Faudra-t-il donc toujours, comme un débutant, renouveler mes
aveux d’amour? toujours faire de nouvelles protestations? Tu
devrais au moins me connaître depuis six ans que nous sommes
liés. Si je ne suis pas assidu, suis-je pas fidèle amant? Je sais que
tu as le droit de douter de moi; qu’autrefois, tout enfant, j’ai été
mauvais, mais ma constance n’a-t-elle pas racheté tout cela? Je
t’aime, Flava, je t’aime profondément, à tout jamais! Veux-tu
encore un serment? je t’aime, Flava! et te le jure sur le corps…
— Silence! Champavert, silence! n’invoquez pas son ombre!
— Ne pleure pas, Flava! ne pleure pas, bonne mère, tes
larmes ont assez creusé tes joues, tes larmes sont amères à mes
lèvres; ne pleure pas, bonne mère! il est plus heureux que nous,
il n’est pas.
— Plus heureux que nous, il n’est pas… Champavert, tu dis
vrai : que j’aime cette pensée!… Oh! dis-moi, serais-tu prêt?

233
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

— Non, ma toute belle, attendons encore, peut-être des jours


meilleurs vont se lever pour nous; si jeunes encore, nous avons
un long avenir! Attendons encore, nous avons bu l’absinthe
avant le festin, attendons, après le deuil de la nuit, le jour et la
rosée.
— Champavert, quand un arbre a été atteint de la foudre, nul
printemps ne saurait le reverdir; il dessèche sur pied, jusqu’à ce
qu’un bûcheron le renverse de sa hache; Champavert, atten-
drons-nous le coup de hache de la mort, tardif bûcheron? Ce
serait une lâcheté!
— Il est téméraire de préjuger l’avenir : ma belle, dépouillons-
nous de cette sombreur, soyons moins élégiaques, s’il vous plaît?
— C’est cela, à loisir, plaisantez! Vous grimacez, Champavert,
votre rire n’est pas un rire qui part du cœur, c’est un rire de sup-
plicié. Tout à l’heure vous vous êtes trahi.
Pendant ces causeries, sous la salle d’ombrage, la lune était
montée à l’horizon, et ses rayons, perçant au travers le feuillage
vacillant des marronniers, semait le sable de nacres et l’obscurité
de phalènes d’argent. Le rossignol ne chantait pas encore son
nocturne, et l’on n’entendait rien dans l’immensité, sinon le son
amoureux de leur voix qui s’élevait comme le soupir d’une gno-
mide.

234
PÉTRUS BOREL

IV

Damnation

— La plaine est obscure et solitaire, lève-toi, ma grande amie, et


descendons le clos; viens errer, là-bas, près de la citerne; il y a
bien longtemps que je ne me suis agenouillé sur cette terre; le
houx ombrageant son berceau mortuaire, a peut-être été brouté?
Allons voir.
— Oh! non pas, ce houx est vert et touffu et l’herbe haute et
belle; mes pleurs sont une pluie féconde, et je les en arrose
chaque nuit.
— Chaque nuit tu descends à la source?
— Oui, chaque nuit : quand tout dort en la maison, je me lève
et descends faire ma prière sur sa tombe; quand j’ai bien prié et
bien pleuré sous le ciel, je me sens plus calme. La nature semble
me pardonner mon crime; il me semble entendre dans le silence
universel une voix partant des étoiles, qui me crie : — Ton crime
n’est pas le tien, faible enfant de la terre, il est aux hommes! à la
société! que son sang retombe sur eux et sur elle!… Je rentre
avant l’aurore, et je goûte alors un sommeil plus paisible et sans
rêves affreux.
— Mystérieuse! pourquoi ne me parlas-tu jamais de tes visites
nocturnes? je m’y serais trouvé aussi, moi, je serais venu prier et
pleurer avec toi!
— Garde-t-en, Champavert, garde-t-en bien, tu me perdrais!
Plusieurs fois, mon père soupçonneux m’a suivie, j’en suis sûre,

235
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

je l’ai vu, là, caché derrière le mur de la citerne, il m’écoutait;


nous nous serions trahis. Aussi, ai-je bien soin de prier bas, de
peur qu’il n’entende pourquoi je prie. Il m’a demandé plusieurs
fois, avec un sourire d’intelligence, si je n’étais pas somnambule :
j’ai feint de ne pas comprendre, et, sans me déconcerter, j’ai
répondu que cela pouvait bien être.
Ils étaient presque au bas du sentier rapide qui conduit à la
source; la lune avait disparu, le ciel était noir, quelques éclairs
passaient comme des phosphores à l’horizon, Flava était appuyée
sur le bras de Champavert, qui froissait dans sa main une
branche de verveine.
— Quelle odeur plus suave que cette verveine des Indes!
Aimes-tu les fleurs, Flava?
— Beaucoup,
— Toi, aimer les fleurs, Flava, c’est de l’amour-propre! aimes-
tu les parfums?
— Beaucoup.
— Pour moi, je les aime follement! on dit que cela sied mal à
un homme, que m’importe! je n’en suis pas plus efféminé pour
cela. Si je me laissais aller, je remplirais mon logis de plantes bal-
samiques, je me chargerais de senteurs comme une petite maî-
tresse. Quand je suis accablé, une branche de chèvrefeuille
odorant est pour moi toute une consolation.
Bien des cavaliers montent la garde pour une belle, à son
balcon; moi, je la monterais pour une fleur; bien des cavaliers
font de longs chemins pour causer d’amour, j’irais en Espagne
pour une bergamote, en Orient pour du benjoin; bien des cava-
liers vendent leur manteau pour en jouer le prix, moi, je troque-
rais le mien contre un flacon d’essence de roses.
Mais, pour moi, par-dessus tout, Flava, tu es le flacon le plus
odorant, le réséda le plus suave, le baume arabique le plus
précieux! Aussi, pour toi, je ferais plus que de guetter sous un
balcon, je ferais plus qu’un pèlerinage, je ferais plus que de me
dépouiller de mon manteau, je vivrais, si tu l’exigeais!…
— Tu te trahis encore, Champavert, serais-tu prêt? dis-le moi,
je t’en prie, souviens-toi de ta promesse!
— Oh! non pas cela, je veux dire que si j’étais décidé au
néant, et que tu voulusses que je vécusse, je vivrais.

236
PÉTRUS BOREL

— Champavert, tu blasphèmes en parlant ainsi de néant, tu


me fais mal infernalement!… Regarde donc ce ciel sillonné, cette
plaine, ces monts, cette majestueuse nature! regarde-moi! et
après cela, crois au néant si tu peux?
— Comme toi, Flava, j’aimais jadis les poëmes et les phrases.
— Hélas! si nous ne devions pas renaître heureux pour l’éter-
nité, ce serait bien atroce!… Une vie de souffrances et de
misères et plus rien après?…
— Le néant.
— Oh! tu ne le crois pas!
— Si, je le crois! C’est par lâcheté que les hommes reculent
devant l’anéantissement : ils se façonnent à leur guise une vie
future, se bercent et s’enivrent de ce mensonge qu’ils se sont fait
à eux-mêmes; et, tous contents de cette trouvaille, quand ils ago-
nisent, comme des fous sur le lit de fer, avec un rire niais sur les
lèvres, ils vous disent : — Adieu! au revoir, je pars pour un
monde meilleur, nous nous retrouverons là-haut! et puis, avec un
rire encore plus niais, les héritiers, joyeux dans le cœur,
répondent : — Adieu! bon voyage! nous nous rejoindrons avant
peu, préparez nos places dans l’hôtellerie du paradis.
Eh bien! non! idiots que vous êtes! vous allez où vont toutes
choses, au néant!… Et c’est face à face avec la mort, et le pied
dans la fosse, lâches, que je vous dis cela! Je ne veux pas d’une
autre vie, j’en ai assez de vivre, c’est le néant que j’appelle!
— Taisez-vous, taisez-vous, Champavert, ne blasphémez pas
ainsi; si vous saviez, votre regard est affreux! Mais quelle serait
donc, mon ami, la récompense des malheureux torturés ici-bas?
— Qui dédommagera le cheval de ses sueurs, la forêt de la
hache, de la scie et du feu?… Sans doute, il y a une autre vie
aussi pour les chevaux et les chênes?…. Un paradis!…
— Vous êtes égaré, taisez-vous, Champavert, Dieu vous
entend; ne craignez-vous pas son tonnerre?
— S’il était un Dieu qui lançât la foudre, je le défierais! Qu’il
me lance donc sa foudre, ce Dieu puissant qui entend tout, je le
défie!… Tiens, je crache contre le ciel! tiens, regarde là-bas, vois-
tu ce pauvre tonnerre qui se perd à l’horizon? on dirait qu’il a
peur de moi. Ah! franchement, ton Dieu n’est pas susceptible sur
le point d’honneur : si j’étais Dieu, si j’avais des tonnerres à la

237
CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

main, oh! je ne me laisserais pas insulter, défier par un insecte, un


ver de terre!
Du reste, vous autres chrétiens, vous avez pendu votre Dieu,
et vous avez bien fait, car, s’il était un Dieu, il serait pendable.
— Oh! laissez-moi fuir, la terre s’entrouvre sous vos pas!
Satan, tu me fais horreur!… laissez-moi, Champavert, moi, je
n’ai pas fait de pacte; je vous en prie, taisez-vous, je suis morte si
vous blasphémez plus! Faut-il donc que je baise vos pieds?…
— Jusqu’à cette heure, j’avais gardé mon sang-froid, mais tant
de misères m’enragent!… Oh! si je tenais l’humanité comme je
te tiens là, je l’étranglerais! Si elle n’avait qu’une vie, je la frappe-
rais de ce couteau, je l’anéantirais! si je tenais ton Dieu, je le frap-
perais comme je frappe cet arbre! si je tenais ma mère, ma mère
qui m’a donné la vie, je l’éventrerais! C’est une chose infâme
qu’une mère!… Ah! si du moins elle m’avait étouffé dans ses
entrailles, comme nous avons fait de notre fils… Horreur!… Je
m’égare…
Monde atroce! il faut donc qu’une fille tue son fils, sinon elle
perd son honneur!… Flava! tu es une fille d’honneur, tu as mas-
sacré le tien!… tu es une vierge, Flava! Horreur!…
Ote-toi de dessus de cette fosse, que je creuse la terre de mes
ongles; je veux revoir mon fils, je veux le revoir à mon heure
dernière!
— Ne troublez pas sa tombe sacrée…
— Sacrée!… Je te dis que je veux revoir mon fils à mon heure
dernière! laisse-moi fouiller cette fosse!
La pluie tombait à flots, le tonnerre mugissait, et quand les
éclairs jetaient leurs nappes de flammes sur la plaine, on distin-
guait Flava, échevelée; sa robe blanche semblait un linceul, elle
était couchée sous les touffes du houx. Champavert, à deux
genoux sur terre, de ses ongles et de son poignard fouillait le
sable. Tout à coup, il se redressa tenant au poing un squelette
chargé de lambeaux : — Flava! Flava! criait-il, tiens, tiens,
regarde donc ton fils; tiens, voilà ce qu’est l’éternité!… Regarde!
— Vous me faites bien souffrir, Champavert, tuez-moi!…
Tout cela pour un crime, un seul, ah! c’en est trop…
— Loi! vertu! honneur! vous êtes satisfaits; tenez, reprenez
votre proie!… Monde barbare, tu l’as voulu, tiens, regarde, c’est
ton œuvre, à toi. Es-tu content de ta victime? es-tu content de tes

238
PÉTRUS BOREL

victimes?… — Bâtard! c’est bien effronté à vous, d’avoir voulu


naître sans autorisation royale, sans bans! Eh! la loi? eh!
l’honneur?…
Ne pleure pas, Flava, qu’est-ce donc? rien : un infanticide.
Tant de vierges timides en sont à leur troisième, tant de filles ver-
tueuses comptent leurs printemps par des meurtres… Loi
barbare! préjugé féroce! honneur infâme! hommes! société!
tenez! tenez votre proie… Je vous la rends!!!

En hurlant ces derniers mots, Champavert lança au loin le


cadavre qui, roulant par la pente escarpée, vint tomber et se
briser sur les pierres du chemin.
— Champavert! Champavert! achève-moi! râlait Flava,
froide et mourante; es-tu prêt, maintenant?…
— Oui!…
— Frappe-moi, que je meure la première!… Tiens, frappe là,
c’est mon cœur!… Adieu!!!
— Au néant!!!
À ce dernier mot, Champavert s’agenouilla, mit la pointe du
poignard sur le sein de Flava, et, appuyant la garde contre sa poi-
trine, il se laissa tomber lourdement sur elle, l’étreignit dans ses
bras : le fer entra froidement, et Flava jeta un cri de mort qui fit
mugir les carrières.
Champavert retira le fer de la plaie, se releva, et, tête baissée,
descendit la colline et disparut dans la brume et la pluie.

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CHAMPAVERT OU LES CONTES IMMORAUX

De profundis

Le lendemain, à l’aube, un roulier entendit un craquement sous


la roue de son chariot : c’était le squelette charnu d’un enfant.
Une paysanne trouva près de la source un cadavre de femme
avec un trou au cœur.
Et, aux buttes de Montfaucon, un écarisseur 1, en sifflant sa
chanson et retroussant ses manches, aperçut, parmi un monceau
de chevaux, un homme couvert de sang; sa tête, renversée et
noyée dans la bourbe, laissait voir seulement une longue barbe
noire, et dans sa poitrine un gros couteau était enfoncé comme
un pieu.

1. Équarrisseur.

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