La Bioéthique - Marie Geneviève Pinsart

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À mes parents, Anne-Marie et Gérard

La Bioéthique
Marie-Geneviève Pinsart

Sciences & Techniques


Marie-Geneviève Pinsart
Elle est philosophe et musicologue. Professeur à l’université libre de Bruxelles et première
présidente du master en éthique de cette université, elle donne des cours sur la bioéthique,
la philosophie de la technique et l’histoire de la philosophie. Elle mène des recherches au
sein du Centre de recherches interdisciplinaires en bioéthique de l’ULB et dans le cadre du
groupe FNRS Philosophie et bioéthique qu’elle préside.
Elle est membre effectif du Comité consultatif de bioéthique de Belgique, du Comité
d’éthique des hôpitaux Iris Sud (Bruxelles) et de la Commission fédérale pour la recherche
médicale et scientifique sur les embryons in vitro.

Du même auteur
– Hans Jonas et la liberté. Dimensions théologiques, ontologiques, éthiques et politiques,
Paris, Vrin, 2002
– Narration et identité. De la philosophie à la bioéthique, M.-G. Pinsart (éd.), Paris, Vrin,
(coll. Pour demain), 2008
– Genre et bioéthique, M.-G. Pinsart (éd.), Paris, Vrin, 2003
– L’Euthanasie ou la mort assistée, M.-G. Pinsart et C. Susanne (éds), Bruxelles, De Boeck
Université, 1991
Issues de la tradition ou de l’air du temps, mêlant souvent vrai et faux, les idées reçues sont
dans toutes les têtes. Les auteurs les prennent pour point de départ et apportent ici un
éclairage distancié et approfondi sur ce que l’on sait ou croit savoir.
BIOÉTHIQUE, n. f. – En 1927, le théologien allemand Fritz Jahr forge le
terme Bio-ethik dans son article « Bio-Ethik : Eine Umschau über die
ethischen Beziehungen des Menschen zu Tier und Pflanze » (Kosmos, 24,
1927). L’idée d’une éthique concernant l’ensemble des êtres vivants se
retrouve dans le terme anglais bioethics qui apparaît pour la première fois
dans deux articles du biochimiste américain Van Rensselaer Potter –
« Bioethics, the Science of Survival » (Perspectives in Biology and
Medicine, 14, 1970, p. 127-153) et « Bioethics » (Biosciences, 21, 1971, p.
1088) – et dans son livre Bioethics : Bridge to the Future (Englewood
Cliffs, N.J., Prentice-Hall, 1971).
C’est cependant une compréhension du « bio » restreinte à l’être humain
qui prévaudra, comme en témoigne l’usage du mot français « bioéthique »,
proposé dans les années 1970. De manière générale, la bioéthique :
– évalue de façon critique – mais pas nécessairement sur le mode du rejet –
les effets dans le présent et le futur du développement technoscientifique
sur le monde vivant et sur l’être humain en particulier ;
– vise à identifier et à analyser rationnellement les problèmes éthiques
associés aux recherches et applications technoscientifiques sur l’être
vivant ;
– cherche des solutions sous forme de règles générales ou de procédures de
prise de décision dans une situation particulière. La bioéthique s’inscrit
ainsi dans le champ de l’éthique appliquée et peut adopter une démarche
normative ;
– valorise l’interdisciplinarité en associant des personnes possédant des
compétences différentes et s’engageant sur un pied d’égalité dans une
activité communicationnelle. Cette activité est également un processus
social par sa diffusion de l’information auprès d’un large public et son
incitation à la réflexion citoyenne et politique ;
– présuppose et défend la libre expression des idées, les droits de l’homme
et l’idéal démocratique.
Introduction ...

Qu’est-ce que la bioéthique ?

« La bioéthique est une réflexion éthique sur la vie humaine. » ...

« La bioéthique est un produit de la culture nord-américaine. » ...

« La bioéthique est une éthique médicale. » ...

« La bioéthique est une discipline. » ...

Comment la bioéthique travaille-t-elle ?

« La bioéthique se fonde sur des principes moraux. » ...

« La bioéthique doit partir de la singularité du cas réel. » ...

« La bioéthique doit chercher le consensus. » ...

« La bioéthique, c’est l’application du principe de précaution. » ...

« La bioéthique est une affaire de “sages” ou d’experts. » ...

« La bioéthique devrait davantage se mettre à l’écoute de l’opinion publique. » ...

À quoi sert la bioéthique ?

« La bioéthique est apparue pour mettre fin aux abus technoscientifiques. » ...

« La bioéthique doit rattraper les technosciences. » ...

« Les bioéthiciens sont sous la coupe des scientifiques et des industriels. » ...
« Un bon médecin n’a pas besoin de bioéthique. » ...

« La réflexion bioéthique doit se concrétiser dans des lois. » ...

« La bioéthique cherche à satisfaire les désirs individuels et présents. » ...

« Avec la contraception et l’avortement, la bioéthique a tout donné aux femmes. » ...

« La bioéthique protège les valeurs du passé. » ...

« La bioéthique exprime l’impérialisme culturel des pays occidentaux. » ...

Conclusion ...

Annexes

Pour aller plus loin ...


Introduction

« Je travaille dans le domaine de la bioéthique.


– (Silence)
– C’est le domaine des questions éthiques soulevées
par les procréations médicalement assistées, l’euthanasie,
la génétique…
– Ah oui ! »

La naissance d’Amandine, l’affaire Perruche, la vache folle, la brebis


Dolly… La bioéthique est pour l’homme de la rue un ensemble de noms
propres, d’« affaires », de miracles de la science et de catastrophes
sanitaires. C’est aussi des lois, des avis de comités d’éthique, des directives
européennes, autrement dit, du discours normatif, trop ou pas assez
normatif selon les uns et les autres. Parmi les champs de réflexion
contemporains, la bioéthique est celui qui cristallise le plus les positions
idéologiques. Et cela s’explique par sa diversité et son extension : la
bioéthique s’applique à une grande variété de domaines, elle porte tant sur
la sphère privée et individuelle que sur la sphère publique et collective, et
elle touche de manière égale le présent et le futur de l’espèce humaine et de
la planète.
L’objectif de cet ouvrage n’est pas de, systématiquement, défendre une
position idéologique particulière ou d’opposer les avis divergents. Chaque
idée analysée porte son poids de conviction, d’intransigeance, de fausseté
mais aussi de bonne foi et de vérité. L’analyse tend à soupeser chacun de
ces ingrédients à travers des exemples divers et, souvent, dans une mise en
perspective historique. La bioéthique est née après la Seconde Guerre
mondiale, c’est donc un phénomène nouveau mais, et cela peut paraître
paradoxal, son origine et son développement sont généralement mal connus.
Se rappeler les sujets de discussion passés, les arguments avancés, les
méthodes élaborées, les solutions trouvées, les questions laissées sans
réponse, est un tremplin pour la réflexion présente.
Les idées reçues abordent des rivages connus et toujours d’actualité
comme celui de l’expérimentation humaine, du diagnostic préimplantatoire
et de la détermination de la mort, mais également des rivages moins
fréquentés comme celui des nanosciences ou celui de la réception de la
bioéthique en Asie. Chacun de ces différents domaines ne constitue pas une
seule idée reçue mais apparaît, sous forme d’exemple, comme un élément
principal ou secondaire dans une ou plusieurs idées.
Les idées reçues sont présentées dans une structure tripartite. La première
partie – « Qu’est-ce que la bioéthique ? » – s’interroge sur le sens du mot
« bioéthique », ce qu’il désigne à l’origine et de nos jours. La deuxième
partie – « Comment la bioéthique travaille-t-elle ? » – aborde les différentes
approches méthodologiques et le statut des personnes qui pratiquent la
bioéthique. La troisième partie – « À quoi sert la bioéthique ? » – envisage
les diverses finalités des discours et des pratiques bioéthiques.
Une bibliographie orientée vers des ouvrages généraux en français et en
anglais permettra au lecteur de poursuivre et d’approfondir la réflexion.
Le chemin de découverte de la bioéthique proposé dans cet ouvrage n’est
qu’un parcours parmi bien d’autres possibles. Nous espérons cependant que
le lecteur s’y promènera avec plaisir et intérêt.
« La bioéthique est une réflexion éthique sur la vie humaine. »

La bioéthique a pour champ d’investigation les questions


éthiques de la naissance, de la vie et de la mort,
notamment en relation aux nouvelles découvertes
et possibilités de la recherche biologico-médicale.

Orfried Höffe, « Bioéthique », dans O. Höffe (dir.),


Petit dictionnaire d’éthique, édition française adaptée
et augmentée par Lukas S. Sosoe, Paris, Éditions du Cerf, 1993, p. 28-29

Dans le mot « bioéthique », il semble à première vue que la complexité


de la notion se situe dans le suffixe « éthique ». En fait, elle réside aussi
dans le préfixe « bio » qui, dès les premiers usages du terme « bioéthique »,
désigne des choses différentes. Cette difficulté ne fait que s’amplifier avec
le développement actuel des connaissances et des pratiques scientifiques.
Mais retournons d’abord à l’origine ou plus exactement aux origines du mot
« bioéthique ».
En 1927, Fritz Jahr forge le terme allemand Bioethik. Prenant la mesure
des développements des connaissances biologiques et de l’impact sur
l’éthique des transformations sociales de son époque, Jahr donne comme
règle de conduite des actions humaines l’exigence bioéthique de respecter
tout être vivant en tant que fin en soi. La bioéthique se définit résolument
sur le plan des obligations envers tous les êtres vivants (humains et non-
humains).
Cette conception se retrouve également dans le terme anglais bioethics
qui apparaît pour la première fois en 1970-1971 dans deux articles et un
ouvrage de Van Rensselaer Potter (1911-2001). Pour lui, « bio » renvoie à
la connaissance de la science des systèmes vivants tandis qu’« éthique »
désigne la connaissance des systèmes qui s’intéressent aux valeurs
humaines. La bioéthique est donc une mise en relation de deux grands
systèmes – celui des êtres vivants et celui des valeurs humaines – qui
permettra à l’espèce humaine de survivre. C’est en citant le livre de Potter
Bioethics : Bridge to the Future qu’un article du Times paru le 19 avril 1971
– « Man into Superman : the Promise and Peril of the New Genetics » –
popularisa le terme bioethics.
Bioethics cristallise en un mot des discours et des pratiques existant bien
avant 1970. Il n’est donc pas étonnant que le terme ait été forgé durant cette
année par différentes personnes. Selon Warren T. Reich (« The Word
“Bioethics” : the Struggle over its Earliest Meanings », Kennedy Institute
of Ethics Journal, 5, 1995, p. 127-153), le mot bioethics aurait été prononcé
par R. Sargent Shriver, le premier directeur du Peace Corps lancé par John
F. Kennedy, lors d’une soirée qu’il organisa en 1970 et à laquelle était
notamment convié André E. Hellegers, le fondateur, en 1971, de The Joseph
and Rose Kennedy Institute for the Study of Human Reproduction and
Bioethics. Un an plus tard, en 1972, Warren T. Reich publie The
Encyclopedia of Bioethics et définit dans son « Introduction » la bioéthique
comme l’étude des dimensions éthiques de la médecine et des sciences
biologiques. Ces divers faits témoignent d’un autre usage du terme
bioethics que celui de Fritz Jahr ou de Van Rensselaer Potter : la bioéthique
désigne pour Hellegers et Reich une réflexion éthique orientée vers le
domaine biomédical et privilégiant l’être humain. Cette définition de la
bioéthique inclut les animaux et les plantes principalement dans leur rapport
à l’être humain et à la recherche biomédicale. Les réflexions portant sur eux
en tant que tels sont menées sous le couvert de diverses expressions :
éthique environnementale, écoéthique, écologie profonde, biocentrisme…
La réduction du « bio » à l’être humain et à la biomédecine est celle qui
prévaut dans le monde francophone. Le terme « bioéthique » est utilisé au
début des années 1970 dans la littérature et dans le nom de centres de
recherches. Ainsi, l’Institut de recherches cliniques de Montréal inaugure,
le 23 septembre 1976, son Centre de bioéthique et son directeur, David Roy,
consacre à cette inauguration un article intitulé « La bioéthique : une
responsabilité nouvelle pour le contrôle d’un nouveau pouvoir. » (Relations,
novembre 1976, p. 308-312.)
Lorsque le décret (n° 83-132) du président français François Mitterrand
crée, le 23 février 1983, le Comité consultatif national d’éthique pour les
sciences de la vie et de la santé, il ne retient pas le terme « bioéthique »
mais conserve le sens restreint de son suffixe « bio ». En effet, selon ce
décret, le Comité est tenu de « donner son avis sur les problèmes moraux
qui sont soulevés par la recherche dans les domaines de la biologie, de la
médecine et de la santé, que ces problèmes concernent l’homme, des
groupes sociaux ou la société tout entière ».
Le « bio » qui suscite aujourd’hui des questions éthiques implique aussi
l’être humain mais un être humain qu’un faisceau de connaissances et de
pratiques technoscientifiques et médicales permet d’associer à du vivant
non-humain, à du vivant artificiellement agencé ou à des dispositifs
techniques divers.
L’association du vivant humain et du vivant nonhumain est, par exemple,
illustrée par les xénogreffes. Il s’agit de transplantations d’organes, de tissus
et de cellules qui suppriment les frontières entre les espèces en introduisant
des éléments provenant d’un animal dans le corps humain par exemple. Les
diverses modalités de ce mélange donnent aux problèmes éthiques de
l’identité de l’individu, de la souffrance… une dimension qui dépasse la
seule perspective anthropocentrique. Cette association vivant humain/vivant
non-humain a connu de nouveaux développements à partir de 1953. Cette
année-là, James Watson et Francis Crick découvrent que l’ADN, identifié
en 1944 par Avery, MacLeod et McCarty comme étant le véhicule de
l’information génétique, est une longue molécule formée de deux chaînes
enroulées sur elles-mêmes en double hélice et portant chacune une
succession de quatre composants élémentaires. Il devient dès lors possible
de combiner artificiellement des fragments d’ADN provenant d’origines
différentes et d’effacer ainsi les frontières entre espèces. On peut par
conséquent envisager de modifier des organismes vivants existants mais
aussi d’en concevoir de nouveaux avec des caractéristiques précises. Une
des questions bioéthiques soulevées par ces possibilités d’intervention est
celle des brevets déposés pour ces nouveaux êtres vivants.
Si les frontières entre les diverses formes de vie s’estompent, celle entre
le vivant et l’inerte s’efface également. Depuis la fin du XIXe siècle, la
croyance en l’apparition spontanée de la vie et à sa différence radicale avec
la matière inerte a été mise en cause par des expériences effectuées
notamment en biochimie. C’est en 1953 – une année décidément importante
– que le biologiste américain Stanley Miller (1930-2007) fait une
expérience dans le cadre de ses recherches sur l’origine de la vie sur terre.
Celle-ci montre comment des acides aminés, indispensables à la synthèse
des protéines et donc à l’apparition de la vie, peuvent être produits dans
certaines conditions physico-chimiques. Aujourd’hui, les scientifiques
admettent qu’il n’existe pas une matière « vivante », c’est-à-dire une
matière qui aurait des propriétés spécifiques que ne posséderait pas la
matière « inerte ». La vie n’est donc plus définie par une matière spécifique
mais par des caractéristiques qui varient selon le point de vue des
disciplines scientifiques : l’organisation de la matière, le processus, la
souplesse d’adaptation, la reproduction avec variation, l’activité
métabolique d’échanges, la complexité moléculaire, etc. Cette disparité des
définitions de la vie ne doit pas occulter le fait que le travail
transdisciplinaire s’impose aux scientifiques qui mènent des recherches sur
des constituants fondamentaux, recherches qui auront des applications dans
des domaines nombreux et disparates. Le concept de convergence exprime
ce travail transdisciplinaire entre les NBIC, c’est-à-dire les
nanotechnologies, les biotechnologies, les sciences de l’information et les
sciences cognitives. L’estompement de la frontière entre le vivant et l’inerte
accorde à la technique et à la machine une place de plus en plus importante.
La bioéthique restreinte à l’être humain a déjà dû prendre en considération
les machines et les appareillages utilisés dans les soins médicaux (le
respirateur, le pacemaker, l’implant cochléaire…). Elle doit maintenant
réfléchir, par exemple, aux effets de recherches menées sur des atomes et
des molécules – c’est-à-dire au niveau nanométrique – car celles-ci peuvent
affecter n’importe quel être vivant de manière involontaire (contact avec
des nanoparticules présentes dans l’air) ou volontaire (soins médicaux,
usage militaire…).
Cette évolution du contenu du préfixe « bio » contraint dès à présent la
bioéthique à retrouver la portée de ses premières définitions – le vivant en
général – mais aussi à la dépasser en ouvrant le cercle du vivant au non-
vivant (aux éléments physico-chimiques, aux dispositifs électroniques…).
Les questions éthiques associées à ces nouvelles possibilités
technoscientifiques valent tant pour les individus humains et les êtres
vivants que pour les sociétés et les espèces, ou encore les cultures et la
diversité des modes d’existence des vivants non-humains.
« La bioéthique est un produit de la culture nord-américaine. »

Callahan a dit à la conférence de Seattle,


« la bioéthique est un produit d’origine américaine ».

Albert R. Jonsen (éd.), « The Birth of Bioethics »,


Hastings Center Report, Special Supplement, novembre-décembre
1993, vol. 23, n° 6, S.3 (traduction de l’auteur)

Comme le dit Daniel Callahan, le fondateur du Hastings Center, la


bioéthique a effectivement pris son essor aux États-Unis parce que plusieurs
conditions technoscientifiques, politiques, économiques et culturelles
favorables à son développement y étaient réunies.
Certaines de ces conditions se renforcent mutuellement, d’autres se
complètent, d’autres encore sont en tension. En voici quelques-unes parmi
les plus importantes, présentées sans ordre hiérarchique défini.
Une première condition est la croissance rapide des connaissances
scientifiques et des applications technologiques à partir des années 1950
liée à l’immigration importante de scientifiques européens pendant et après
la Seconde Guerre mondiale et à la sollicitation des technosciences dans
l’effort de guerre.
Une deuxième condition est le libéralisme politique soutenu par les
classes sociales américaines favorisées. Ce libéralisme s’appuie sur
l’économie de marché et place au premier rang de ses valeurs éthiques,
politiques et culturelles, la liberté et l’autonomie de l’individu ainsi que
l’égalité de tous les citoyens. C’est dans ce contexte que des systèmes
d’assurance de santé (Medicare et Medicaid) ont été institués en 1965 sous
la présidence de Lyndon B. Johnson et que la lutte contre la discrimination
raciale portée par Martin Luther King a pris de l’ampleur (Civil Rights Act
en 1964, Voting Rights Act en 1965). Des décisions de justice mettent en
cause les lois de certains États de l’Union au nom des droits des personnes,
de leur liberté et de leur autonomie (le cas Griswold contre Connecticut voit
l’abolition d’une loi d’État qui interdit la vente, la prescription et l’usage de
moyens contraceptifs). Durant la période 1964-1970, un grand nombre de
jeunes gens comme Joseph Fletcher ou Robert Veatch – qui allaient devenir
quelques années plus tard les premières grandes figures de la bioéthique –
s’investissent dans des mouvements sociaux et politiques qui critiquent la
guerre du Vietnam et militent en faveur des droits civils et politiques. Ils
garderont de ces engagements de jeunesse une méfiance à l’égard de
l’autorité et une volonté de défendre les droits des personnes qu’ils
utiliseront dans leur approche du monde biomédical.
Une troisième condition est l’investissement massif de fonds publics dans
la recherche biomédicale qui permit aux autorités politiques et surtout au
public d’exercer un droit de regard sur l’utilisation de cet argent collectif.
Les médias ont joué un rôle capital dans l’éveil de l’intérêt du public pour
la biomédecine en révélant des scandales dans la pratique médicale.
Une quatrième condition est la propension nord-américaine à moraliser
les différentes facettes du comportement humain, c’est-à-dire à appliquer
des règles morales à des domaines jusque-là exempts d’évaluation morale
systématique, ou à ne juger un domaine qu’en fonction de règles morales.
Cette moralisation s’applique tant à un choix vestimentaire qu’à la vie
affective d’une personne ou à l’utilisation d’un moyen contraceptif. Être de
manière générale attentif à la dimension éthique est assurément une attitude
positive. Par contre, se référer à tout propos et de manière systématique à
des règles morales estompe la distinction entre vie privée et vie publique, et
place le sentiment moral, voire les élans passionnels, aux côtés (et parfois
au-dessus) de la raison dans l’analyse d’un problème. L’évaluation éthique
de l’usage des technosciences dans le champ de la biomédecine est un des
effets, tantôt positif tantôt négatif, de cette propension nord-américaine à la
moralisation.
Une cinquième condition est l’inclusion dans la morale nord-américaine
du sentiment qu’il est bon et juste de toujours aller de l’avant, de chercher
constamment à améliorer les conditions de vie de l’être humain. Le devoir
moral de faire de l’avenir quelque chose de meilleur que le présent a trouvé
dans les nouvelles possibilités technoscientifiques un moyen de
s’accomplir. Ces possibilités ont alors fait l’objet d’une évaluation éthique
effectuée dans cette perspective de quête constante du meilleur.
Une sixième condition est l’organisation, durant les années 1960, de
grandes conférences et colloques au cours desquels des scientifiques et des
médecins exposent les problèmes éthiques auxquels ils sont confrontés.
L’exposé des problèmes éthiques auprès d’une large audience est un
premier pas qui n’aurait peut-être pas eu de lendemain si ces problèmes
n’avaient pas été définis et analysés de manière méthodique, envisagés
systématiquement sous diverses perspectives, c’est-à-dire de manière
interdisciplinaire, et que des solutions n’avaient pas été proposées. Cette
approche des questions éthiques sera l’œuvre de centres de recherches et de
commissions.
En 1969, le philosophe Daniel Callahan et le psychiatre Willard Gaylin
créent le premier centre complet de recherches en bioéthique à Hastings-on-
Hudson, The Institute of Society, Ethics and the Life Sciences (qui portera
rapidement le nom The Hastings Center). Bénéficiant d’un important
soutien financier (celui notamment de la fondation Rockefeller et du
National Endowment for the Humanities), le centre n’est pas affilié à une
université ou à une école médicale. Attentif à la préservation de son
indépendance, il opte pour une manière de travailler encore inhabituelle à
cette époque en mettant en relation des experts de différentes disciplines,
des académiques et des professionnels, et tous ceux-ci avec un large public.
Le travail de recherche s’effectue dans des groupes restreints et
pluridisciplinaires qui abordent chacun un thème précis (la fin de vie et la
mort, la modification du comportement humain, la génétique, le contrôle de
la population…). Pour stimuler les échanges entre les personnes concernées
et diffuser les résultats des travaux menés dans les différents groupes, le
centre publie en juin 1971 le premier numéro du Hastings Center Report.
En 1979, un second type de publication voit le jour, IRB : A Review of
Human Subjects Research qui deviendra IRB : Ethics & Human Research.
Il développe également un enseignement qui forgera l’identité de la
bioéthique et sa visibilité aux États-Unis. Cet enseignement sera également
suivi par des personnes qui participeront à l’implantation de la bioéthique à
l’extérieur des États-Unis et apporteront avec elle le bagage conceptuel et
méthodologique du Hastings Center.
Le second centre de recherches important est The Joseph and Rose
Kennedy Center for the Study of Human Reproduction and Bioethics qui
deviendra The Kennedy Institute. Grâce au soutien financier de la Joseph P.
Kennedy Jr. Foundation, le centre est fondé en 1971, à l’université de
Georgetown. Son premier directeur, le médecin André E. Hellegers,
l’organise en trois entités : le Center for Bioethics, le Center for Population
Research, les Laboratories for Reproduction Biology. Le centre engagea
pour ses chaires des professeurs-chercheurs de renom (Richard A.
McCormick, James F. Childress, H. Tristram Engelhardt Jr…) et se
distingua très tôt par son intérêt pour la mise à disposition et la diffusion de
l’information bioéthique. Le théologien LeRoy Walters assuma la direction
et la publication d’ouvrages de référence pour toute personne intéressée par
la bioéthique : la Bibliography of Bioethics (1975), The Encyclopedia of
Bioethics (1978).
Un progrès technoscientifique fulgurant, un libéralisme politique
privilégiant la liberté et l’autonomie individuelle et l’égalité de tous les
citoyens, un public intéressé par l’usage des fonds financiers collectifs et
informé à ce sujet par des médias très actifs, une propension à la
moralisation, la forte conviction qu’il faut favoriser le progrès des
technosciences, l’ouverture de centres de recherche et le développement
d’une littérature spécialisée, voilà quelques ingrédients qui se sont mêlés à
des degrés divers dans le creuset nord-américain pour donner naissance à la
bioéthique.
Certaines des conditions nord-américaines présideront ailleurs à la
formation de la bioéthique, avec des accentuations diverses selon les lieux
et les contextes socioculturels. De manière générale, l’apparition de
préoccupations bioéthiques dans un pays est liée à la présence plus ou
moins forte de la technoscience (recherches menées par des firmes
internationales ou conduites par des instances locales), à l’existence – sous
des formes plus ou moins abouties – d’un système politique démocratique
garantissant la liberté d’expression et la prise en compte de l’avis des
citoyens dans la mise en place d’une politique sanitaire, à l’impact des
technosciences sur l’environnement naturel, la culture et les droits des
citoyens.
Ce n’est qu’une dizaine d’années après sa naissance aux États-Unis que
la bioéthique prend place sur la scène internationale, si l’on fait exception
du London Medical Group fondé en 1963 par Canon Edward Shotter et qui
deviendra l’Institute of Medical Ethics.
Les thèmes de réflexion de la bioéthique sont majoritairement les mêmes
dans le monde mais leur importance et leur mode de traitement peuvent
varier de manière significative. L’expérimentation sur l’être humain, par
exemple, est un thème qui est ou a été en première ligne des préoccupations
bioéthiques de tous les pays. Il a été traité en Europe en 1945 suite aux
« expériences » menées par les médecins nazis, aux États-Unis après
certaines « affaires », mais également dans des pays en voie de
développement où les règles sont floues quant au recueil du consentement
des personnes lors d’essais de médicaments, par exemple. L’accès aux soins
de santé est un thème traité de manière très différente d’un pays à l’autre,
selon la présence ou non de structures sanitaires, la disponibilité de moyens
thérapeutiques et le type de système de financement de ceux-ci.
« La bioéthique est une éthique médicale. »

Pour d’autres, dont je suis, elle [la bioéthique]


est plus modestement une approche nouvelle, pour la prise
de décision, des enjeux éthiques eux aussi nouveaux
liés à l’utilisation croissante des technologies
dans ce qui touche directement à la vie humaine
et à la santé, ou dans le champ des pratiques biomédicales.

Guy Bourgeault, « Qu’est-ce que la bioéthique ? »


dans M.-H. Parizeau (éd.), Les Fondements de la bioéthique,
De Boeck université, 1992, p. 33

Le domaine des soins de santé et de la recherche biomédicale est un des


visages les plus populaires de la bioéthique et cette visibilité publique
favorise l’assimilation, voire la réduction, de la bioéthique à l’éthique
médicale. Si l’éthique médicale est une source majeure de la bioéthique,
cette dernière ne s’y réduit cependant pas. L’appellation « éthique
médicale » est loin d’être univoque au cours de l’histoire. Elle renvoie de
manière générale au lien que les diverses cultures ont établi entre le champ
des soins médicaux et celui de l’éthique et de la religion : ainsi, la maladie a
parfois été interprétée comme un signe négatif, celui d’une perturbation de
lois naturelles ou surnaturelles, tandis que la guérison manifestait l’insertion
nouvelle de l’individu dans un ordre des choses jugé bon.
L’éthique associée à la pratique médicale et à la personne du médecin se
définit de manière diverse : tantôt elle désigne la possession d’un certain
nombre de vertus (compassion, discrétion…) ; tantôt elle s’assimile au
respect inconditionnel de devoirs, d’obligations, de principes (serment
d’Hippocrate, obligation de soigner gratuitement une personne pauvre…) ;
tantôt elle s’appuie sur des codes de déontologie pour imposer la possession
de connaissances et d’aptitudes sanctionnée par un diplôme ou dicter le
comportement des soignants entre eux. Mise en œuvre de vertus, respect
d’obligations et maîtrise des connaissances médicales sont au fondement de
l’éthique médicale. Dès lors, le médecin n’est plus perçu comme un
charlatan menaçant la vie de ses patients comme dans Le Malade
imaginaire de Molière mais comme une personne compétente inspirant le
respect et l’admiration.
Un tournant de l’éthique médicale qui présidera à l’apparition de la
bioéthique eut lieu en 1947. Un an auparavant, le tribunal de Nuremberg
condamnait les « expériences » scientifiques menées par les médecins nazis
dans des conditions inhumaines et contre, bien entendu, le consentement
des personnes. Il s’agit d’un tournant parce que des principes fondamentaux
de la pratique médicale qui semblaient jusqu’alors aller de soi, comme le
principe de ne pas nuire, avaient été bafoués comme jamais auparavant. La
déontologie et l’éthique médicales avaient tragiquement montré leurs
limites dans la régulation de la profession médicale et il s’avérait
maintenant nécessaire de faire appel à d’autres instances et à d’autres
personnes que les seuls médecins pour tracer un cadre éthique qui empêchât
le renouvellement de telles pratiques. Le procès et la promulgation du code
de Nuremberg en 1947 attirèrent fortement l’attention des professions
médicales et scientifiques mais aussi des autorités politiques et de l’opinion
publique mondiale. La déontologie et l’éthique médicales devaient
désormais s’ouvrir à des non-médecins.
À partir des années 1950, les progrès technoscientifiques sont d’une telle
ampleur que, peut-être pour la première fois de son histoire, la médecine est
pleinement devenue la science et l’art de guérir. Ces progrès médicaux
fréquemment qualifiés de « miracles » sont évalués presque exclusivement
en fonction de leurs bénéfices. Les fondements de l’éthique médicale que
nous venons de décrire commencent toutefois à vaciller : le recours de plus
en plus fréquent à des machines tend à effacer le rôle des vertus dans la
relation du médecin au patient ; la ligne de partage entre ce qu’il faut faire
(le devoir) et ne pas faire devient floue avec certaines avancées médicales
(l’augmentation de la durée de vie ne s’accompagne pas nécessairement du
maintien de sa qualité, par exemple), etc.
Cependant, la confiance accordée à l’éthique médicale pour répondre aux
questions suscitées par les progrès de la recherche scientifique et
biomédicale reste forte. La réflexion et la littérature autour de l’éthique
médicale sont d’ailleurs principalement le fait de médecins qui exposent des
problèmes moraux plus qu’ils ne les analysent ou les étayent par des
raisonnements issus de la philosophie morale. La majorité des scientifiques
et des médecins affichent une position éthique relativiste selon laquelle les
divergences d’opinion sont insurmontables en éthique surtout lorsqu’on
envisage les applications des connaissances scientifiques. Dans ce contexte
relativiste, ils voient l’éthique médicale comme une référence suffisante
pour résoudre les problèmes auxquels ils sont confrontés.
À partir des années 1960, des scientifiques et des médecins organisent
des conférences destinées à des collègues et à un public plus large : par
exemple, la conférence « Great Issues of Conscience in Modern Medicine »
qui s’est tenue au Dartmouth College, Hanover, New Hampshire du 8 au 10
septembre 1960.
Lors de ces conférences, les scientifiques et les médecins évoquent les
problèmes éthiques et sociaux auxquels ils doivent faire face. Les thèmes
abordés sont larges et mêlent des sujets qui deviendront des voies majeures
de la réflexion bioéthique (l’avortement, les effets des progrès médicaux sur
l’explosion démographique et la qualité du patrimoine génétique, la
recherche médicale impliquant l’être humain, la fin de vie et la mort, le
contrôle du comportement…), à des sujets marginaux ou extérieurs à
l’éthique médicale (la pollution de l’eau, l’utilisation des ressources
naturelles, la production agricole…).
La tenue de ces conférences témoigne de la reconnaissance des limites de
l’éthique médicale dans le traitement des nouvelles questions éthiques
posées par le progrès scientifique et médical. Elles jettent les bases de ce
qu’on appellera, à partir de 1970, la bioéthique.
Dans le sillage de ces conférences, la bioéthique va ouvrir l’espace de la
réflexion à des non-médecins – au début surtout à des théologiens, des
philosophes et des juristes. La bioéthique naît de la prise de conscience du
fait que la complexité et la portée des problèmes éthiques liés à la pratique
et au savoir médicaux exigent d’ouvrir le cercle de la réflexion biomédicale
à l’ensemble de la société. Cette exigence signifie que les problèmes ne sont
pas d’ordre purement technique et ne seront donc pas résolus par de
nouveaux progrès technoscientifiques mais d’ordre éthique : le dilemme
éthique surgit parce qu’une nouvelle possibilité biomédicale est à certains
égards bonne et à d’autres égards mauvaise.
L’éthique médicale constitue donc un aspect majeur de la bioéthique mais
il n’est pas le seul. Le développement actuel de la génétique et des
nanosciences oriente de plus en plus les enjeux éthiques vers l’être vivant
en général et dans tous ses aspects.
« La bioéthique est une discipline. »

La discipline de la bioéthique devrait être conçue


et ses praticiens formés de telle façon qu’elle puisse
directement servir – et quel qu’en soit le prix
pour l’élégance de la discipline – ces médecins
et ces biologistes dont les fonctions exigent
qu’ils prennent des décisions pratiques.

Daniel Callahan, « Bioethics as a Discipline »,


Hastings Center Studies, 1973, p. 66-73 (traduction de l’auteur)

Cerner le phénomène de la bioéthique sous l’appellation de « discipline »


est une entreprise qui ne va pas de soi. Des tentatives ont été lancées dès
que le mot bioethics a été forgé, en 1970, parce qu’il s’agissait de
déterminer ce qu’il recouvrait exactement. La question de savoir si la
bioéthique est ou non une discipline concerne son contenu, son
fonctionnement, son enseignement et la reconnaissance de l’expertise des
personnes qui disent posséder des connaissances, des compétences et de
l’expérience en son domaine. Détenir une expertise en bioéthique est un
critère pour siéger dans les comités de bioéthique hospitaliers, nationaux et
internationaux, et dans certains pays, principalement nord-américains, une
possibilité d’être engagé en tant que consultant au sein d’un hôpital, d’une
entreprise, etc. Pour que cette expertise soit reconnue sur le plan
professionnel, il est souhaitable que la bioéthique soit établie en tant que
discipline à part entière, ayant un corpus de connaissances, des règles
méthodologiques, un enseignement sanctionné par un diplôme, etc. On peut
aussi ne pas adhérer à cette motivation de faire de la bioéthique une
discipline, en se félicitant que la bioéthique ne soit pas réservée à des
experts professionnels. Dans cette optique, la bioéthique continuerait à se
développer en tant que discours public et expression de la nécessité
d’impliquer chaque citoyen et tous les aspects d’une société dans la
réflexion sur les enjeux éthiques des technosciences.
Les premiers participants aux discussions sur les conséquences éthiques
du développement technoscientifique ont perçu qu’il fallait dépasser la
géographie traditionnelle de leurs disciplines respectives pour formuler les
questions éthiques nouvelles et tenter d’y répondre. Le philosophe sans
connaissances médicales, le médecin sans connaissances juridiques,
l’infirmier sans connaissances des valeurs propres aux diverses religions,
par exemple, ne disposent pas des ressources intellectuelles et pratiques
nécessaires pour réfléchir aux dilemmes éthiques auxquels ils sont
confrontés. L’échange interdisciplinaire exige aussi que chacun quitte le
jargon de sa discipline pour se faire comprendre et faire bénéficier des
spécificités de son domaine la réflexion menée en commun.
L’interdisciplinarité de la bioéthique favorise la rencontre entre les
formations scientifiques et humaines en intégrant dans les études médicales,
des cours abordant l’éthique, la littérature, la sociologie et l’histoire qui
peuvent enrichir les relations entre le médecin et le patient ou entre le
chercheur et la personne soumise à une expérience.
Par ailleurs, l’ouverture de l’enseignement médical aux sciences
humaines à travers la bioéthique a aussi forgé la nature disciplinaire de cette
dernière en l’obligeant à élaborer des théories éthiques permettant
d’analyser une situation concrète et de justifier une décision. Dans le cadre
d’une éthique appliquée comme l’est la bioéthique, la puissance et l’intérêt
d’une théorie éthique se mesurent à sa capacité à résoudre des problèmes
pratiques, à guider concrètement le comportement humain, à justifier
rationnellement des décisions et des actions, à se réformer souplement au
contact de la réalité des cas rencontrés. Il est nécessaire de fournir des
points d’appui réflexifs pour identifier et analyser les problèmes éthiques et
leur trouver des solutions. La bioéthique doit constamment choisir, tester et
évaluer les outils (théories, méthodes, procédures…) qu’elle propose à
partir des résultats de leur mise en œuvre. Constamment mis à l’épreuve des
nouveaux cas rencontrés ou des nouvelles possibilités technoscientifiques,
son contenu varie par décantation et enrichissement, et fait de la bioéthique
une discipline évolutive, si l’on envisage ce qui perdure le mieux, ou un
phénomène persistant, si l’on envisage les manifestations successives de ses
divers contenus.
La bioéthique mène donc une réflexion soutenue sur les théories éthiques
et leur efficacité dans la résolution des problèmes pratiques liés aux
technosciences. Cette réflexion offre aux disciplines qu’elle inclut
l’opportunité de réévaluer leurs propres théories « traditionnelles » et de les
faire connaître. La bioéthique a, par exemple, suscité auprès du grand
public un nouvel intérêt pour les théories philosophiques et incité les
philosophes à s’investir davantage dans la résolution des questions actuelles
en examinant dans une perspective nouvelle des théories éthiques comme :
l’éthique de la prudence d’Aristote, l’éthique déontologique (fondée sur le
devoir de respecter des impératifs éthiques) d’E. Kant, l’éthique utilitariste
de J.-S. Mill cherchant le plus grand bonheur pour le plus grand nombre de
personnes, l’éthique pragmatiste de W. James privilégiant l’expérience,
l’éthique de la responsabilité de H. Jonas, etc.
Ainsi, le contact avec le domaine scientifique (à travers notamment
l’enseignement) a favorisé la constitution de la bioéthique en tant que
discipline en l’obligeant à réfléchir à ses fondements théoriques mais a
aussi accentué son caractère interdisciplinaire en soulignant les apports
théoriques respectifs des différentes disciplines qui la constituent.
L’interdisciplinarité est une des caractéristiques fondamentales de la
bioéthique et cela pose problème lorsqu’il s’agit de la penser en tant que
discipline. La notion de discipline n’est elle-même pas univoque puisqu’une
discipline universitaire comme la sociologie, par exemple, peut comporter
diverses théories, méthodes et finalités. Quel sens peut avoir une discipline
qui, comme la bioéthique, est interdisciplinaire : est-ce un cadre vide dont
les cases sont remplies par les spécificités de chaque discipline formée et
reconnue (philosophie, théologie, droit, sociologie, médecine, psychologie,
etc.) ? Ce cadre est-il purement fonctionnel ? Dessine-t-il un système avec
des niveaux hiérarchisés ? Ou faut-il comprendre que l’interdisciplinarité de
la bioéthique s’enracine dans un fonds commun, mais alors de quelle nature
est celui-ci : normatif (droits de l’homme, valeurs religieuses…),
méthodologique (procédure de discussion, détermination des conditions de
validité des décisions…) ?
La bioéthique est une discipline dans le sens où elle possède un corpus de
connaissances (théories éthiques, textes juridiques, analyses de cas,
procédures de prise de décision…) qui peut être enseigné, et elle n’est pas
une discipline dans le sens où elle n’a pas encore produit une théorie ou une
procédure dont la rationalité s’imposerait à tous de manière canonique. En
d’autres mots, il n’existe toujours pas une théorie qui rassemblerait toutes
les facettes de la bioéthique et lui permettrait de revendiquer sans ambiguïté
le titre de discipline.
« La bioéthique se fonde sur des principes moraux. »

Alors que le principalisme tombait récemment


sous les critiques, l’approche de filtrage des nouvelles
technologies à travers un ensemble de principes, de guides,
tirait son origine du fameux « mantra » de Beauchamps
et Childress relatif au respect de l’autonomie,
de la bienfaisance, et de la justice.

« Nanomédecine : quel modèle de politique ? »,


B. M. Knoppers et R. Alemdjrodo, dans La Nanomédecine.
Enjeux éthiques, juridiques et normatifs, sous la dir. de Ch. Hervé
et alii, Dalloz, 2007, p. 85.

Pour de nombreuses personnes, mener un raisonnement bioéthique pour


définir, analyser et résoudre un problème suscité par les technosciences
dans le domaine biomédical, c’est appliquer des principes. À la fin d’une
consultation, le médecin se dira avec bonne conscience qu’il a agi de
manière « bioéthiquement correcte » puisqu’il a respecté le principe
d’autonomie de son patient en l’informant des divers aspects de son
opération chirurgicale avant de recueillir son consentement libre. Et il a
raison d’être satisfait. Cependant, la connaissance du sens précis des
principes, de leurs rapports mutuels et des conditions dans lesquelles leur
utilisation est requise, est plus complexe qu’on ne l’imagine de prime
abord.
Une des tâches de la bioéthique est de mener une réflexion théorique sur
les principes en cherchant à les définir, à les hiérarchiser et à les articuler au
sein d’une théorie. Mais elle ne peut en rester là. Elle doit jeter un pont
entre la théorie et la pratique en analysant la manière dont ces principes sont
appliqués et surtout en évaluant leur capacité à résoudre les problèmes
posés.
Durant les années 1960, la démarche de résolution d’un problème
bioéthique consistait à partir d’une des grandes théories éthiques en vogue à
l’époque, généralement la théorie déontologique ou la théorie utilitariste.
Développée au XVIIIe siècle dans le cadre de la philosophie d’E. Kant, la
théorie déontologique fait du respect de la loi morale un devoir. La valeur
morale d’une action est établie en fonction de son respect d’impératifs qui
enjoignent, par exemple, de toujours traiter autrui comme une fin et jamais
uniquement comme un moyen ou de faire dépendre l’action d’une maxime
qui pourrait être universalisée. Systématisée au XIXe siècle par J. Bentham,
J.-S. Mill et H. Sidgwick, la théorie utilitariste évalue les conséquences
morales d’une action en termes de souffrances et de plaisirs, et valorise les
actions qui apportent le plus grand bonheur au plus grand nombre de
personnes.
Au début des années 1970, il est apparu de plus en plus clairement que
l’application des principes de ces théories à la résolution d’un problème
biomédical concret conduisait souvent, dans un contexte pluraliste, au choix
des mêmes règles et à l’accomplissement d’actions identiques. Le recours à
des principes s’est ainsi progressivement détaché des théories éthiques qui
les avaient fondés : si un malade décide d’arrêter son traitement et exprime
cette demande en toute conscience et de manière répétée, le respect de sa
volonté est à la fois la reconnaissance de son statut de personne – il est un
être capable de se donner des fins (autonomie) et ne doit pas être considéré
comme un objet soumis à la loi médicale ou à toute autre loi qui lui soit
étrangère (hétéronomie) – et la reconnaissance que le respect de sa volonté
engendrera plus de bienfait que de souffrance pour lui-même et pour son
entourage. Le respect de la volonté de la personne est la conclusion à
laquelle aboutissent les deux théories éthiques.
Durant les années 1970, la recherche de principes satisfaisant des
conceptions philosophiques et religieuses différentes occupera les
bioéthiciens américains, notamment Tom Beauchamp et James Childress
qui travaillent au sein du Kennedy Institute of Ethics, à l’université de
Georgetown. Leur recherche aboutit à la publication, en 1979, de Principles
of Biomedical Ethics qui deviendra un ouvrage de référence. Ils y exposent
une démarche méthodologique qui s’appelle en anglais le principlism. Le
principlisme tire son nom de la priorité accordée à quatre principes dans la
résolution des conflits éthiques : principe du respect de l’autonomie,
principe de non-malfaisance, principe de bienfaisance, principe de justice.
Trois de ces quatre principes ont été introduits par The Belmont Report :
Ethical Principles and Guidelines for Research Involving Human Subjects
(approuvé en 1978 et publié dans le Federal Register, en 1979). Deux de
ces trois principes sont issus de la démocratie libérale – le principe du
respect de l’autonomie et le principe de justice –, le troisième prend sa
source dans la tradition médicale – le principe de bienfaisance.
Le succès du principlisme s’explique par la large adhésion de la société
américaine au contenu des quatre principes et par la clarification
conceptuelle qu’apporte cette réduction du nombre des principes à quatre.
L’appel aux quatre principes dans la résolution des problèmes et la
justification des décisions a fini par fonctionner dans le monde biomédical
comme une formule sacrée, comme un mantra (dit la citation en exergue).
Le principlisme a toutefois montré ses limites dans la résolution des
problèmes et dans la prise en considération des divers facteurs qui
interviennent dans l’appréciation morale d’une situation. Il arrive
fréquemment qu’on ne s’accorde pas sur la hiérarchisation des principes
dans une situation donnée, comme dans le cas d’une personne consciente,
entourée d’attention et en phase terminale d’une maladie, qui demande de
manière répétée une aide médicale pour mourir dans un état qu’elle juge
digne : faut-il respecter le principe d’autonomie qui reconnaît à la personne
la libre disposition d’elle-même ou le principe de non-malfaisance qui
interdit de nuire à autrui et empêche le médecin de participer
volontairement à la mort de son patient ? La résolution d’une controverse
ne peut pas toujours se fonder sur une vision morale commune. Cette
constatation révèle une faiblesse du principlisme.
Le médecin et philosophe américain H. T. Engelhardt Jr. prend acte du
fait que nous sommes « des étrangers moraux » (moral strangers), que nous
ne partageons pas une vision morale commune. Il expose dans The
Foundations of Bioethics (1986) une éthique procédurale prônant la
résolution des conflits par la discussion et rejetant tout recours à la violence
pour imposer une opinion. Engelhardt part de deux principes : le principe
d’autonomie qui reconnaît la liberté individuelle et le principe de
bienfaisance qui enjoint de faire aux autres leur bien. Il dresse ainsi un
cadre formel que les conclusions de chaque débat viendront remplir,
conclusions variées et variables en fonction de la situation envisagée et des
appartenances philosophiques, religieuses, sociales et culturelles des
protagonistes de la discussion.
Le principlisme essuiera des attaques de plus en plus nombreuses à partir
des années 1990. Sa méthode déductive partant des quatre principes pour
formuler les jugements éthiques sera mise en cause par la casuistique qui
s’attache à la spécificité de la situation pour dégager les valeurs et les
principes qui y sont en jeu ; par l’éthique de la vertu qui insiste sur les
qualités morales de la personne qui doit décider et agir ; par l’éthique du
souci de l’autre (Care Ethics) qui met en valeur l’écoute, la compassion et
les relations personnelles. D’autre part, la restriction du principlisme au
domaine biomédical sera également critiquée par l’éthique féministe qui
attirera l’attention sur les questions de « genre » (discrimination en fonction
du sexe de la personne, imposition d’un rôle social…) ou par des
conceptions extérieures au cadre occidental de pensée et fondées sur
d’autres valeurs et principes (importance de la collectivité au détriment de
l’autonomie individuelle dans la culture japonaise, par exemple).
En conclusion, le recours aux principes éthiques du principlisme clarifie
les données d’un problème mais doit souvent être enrichi par la prise en
considération d’autres paramètres, comme celui de la particularité de la
situation du patient.
« La bioéthique doit partir de la singularité du cas réel. »

Si l’éthique est pratiquée correctement, laissent entendre


les nouveaux casuistes, elle aura déjà été immergée
dans les cas concrets dès son tout début.

John D. Arras, « The Revival of Casuistry in Bioethics »,


The Journal of medicine and philosophy, Dordrecht-Boston-
London, Kluwer Academic Publishers, 1991, vol.16, p. 31-32
(traduction de l’auteur)

Dès son origine, la bioéthique s’est caractérisée par son intérêt pour les
cas concrets et singuliers. Ces cas posaient problème parce qu’ils croisaient
les difficultés rencontrées par une personne particulière avec une possibilité
technoscientifique qui les avait générées ou qui aurait pu au contraire les
résoudre.
Illustrons ce dernier cas de figure à travers l’affaire « Baby Doe ». En
avril 1982, à Bloomington (Indiana), un enfant naît avec le syndrome de
Down, c’est-à-dire une trisomie 21, et souffre d’une atrésie de l’œsophage
(une interruption de l’œsophage qui ne permet pas à la nourriture d’arriver à
l’estomac). Une opération s’impose pour sauver la vie de l’enfant. Les
parents refusent qu’elle soit entreprise et se heurtent à l’avis contraire du
médecin. Ils vont en justice. Le tribunal se prononce en faveur du respect de
la décision des parents et Baby Doe meurt peu de temps après. La Cour
Suprême des États-Unis refuse de revoir la décision. Le cas est mentionné
dans la presse et attire l’attention du président Reagan. Celui-ci souhaite
qu’il soit clairement affirmé que la loi fédérale n’admet pas de
discrimination médicale envers les enfants handicapés. Ce souhait est
formulé dans une Interim Final Rule. Un numéro d’appel téléphonique
permet même de dénoncer au ministère les pratiques contraires à ce
règlement. Cette initiative suscite d’âpres critiques et discussions.
L’Academy of Pediatrics et l’American Medical Association dénoncent une
mise en cause de la décision médicale, du dialogue entre les professionnels
de la santé et les parents, et l’établissement d’un climat généralisé de
suspicion à l’égard de la profession médicale. Les associations défendant
les personnes handicapées se réjouissent, quant à elles, de l’initiative de
l’État fédéral. En 1985, le Department of Health and Human Services édicte
un règlement selon lequel tous les traitements médicalement indiqués
doivent être donnés à l’enfant sauf s’ils prolongent son agonie et
n’améliorent pas ses conditions de survie. Il incite les hôpitaux à créer des
comités qui analyseront les cas de demande ou de refus de traitement pour
lesquels les parents et l’équipe de soins sont en désaccord.
Ce type de désaccord sur la nécessité d’opérer un enfant souffrant d’une
pathologie associée au syndrome de Down n’était pas isolé ni nouveau.
Parce qu’elle était emblématique de divers problèmes éthiques, l’affaire
Baby Doe a suscité un débat public et politique, de nouveaux règlements et
souligné l’importance de l’intervention d’un comité d’éthique dans la
résolution de ce type de problème. Elle soulevait la question du refus de
traitement et de la difficulté d’accepter ce refus pour les médecins et
certains courants de l’opinion publique ; celle du respect de la décision des
parents quant aux soins à donner ou non à l’enfant face à un avis médical
contraire et au devoir pour le médecin de soigner une personne en danger de
mort ; celle du respect de la décision des parents par rapport au devoir de
protection des personnes vulnérables qui incombe à l’État ; celle de l’usage
adéquat de moyens techniques permettant de sauver une vie ; celle aussi du
recours aux tribunaux et aux lois pour régler des problèmes de cet ordre.
Partir de la singularité du cas réel est aussi une position méthodologique
exposée en 1988 par le théologien américain A.R. Jonsen et le philosophe
anglais S. Toulmin, dans un ouvrage qui deviendra une référence en
bioéthique : The Abuse of Casuistry. La casuistique est une approche
utilisée en théologie morale dans l’Église catholique mais aussi en
philosophie et en droit. De manière générale, elle vise à prendre des
décisions pratiques dans des cas particuliers qui soulèvent des problèmes de
conscience. Au fur et à mesure de leur pratique de la bioéthique, Jonsen et
Toulmin se rendent compte que les personnes peuvent très bien s’entendre
sur des recommandations concrètes et précises mêmes si elles ne
s’accordent pas sur des principes et des théories. L’important est donc de
partir de la situation, de cerner sa spécificité, de chercher les règles
générales auxquelles elle se rapporte, d’identifier les valeurs qu’elle met en
jeu et de la comparer à d’autres situations semblables. Comprendre un
principe, c’est voir dans quels cadres interprétatifs il a émergé et dans quel
contexte il a été utilisé. Pour Jonsen et Toulmin, les principes forment, à la
manière du droit coutumier, une « moralité commune » (Common Morality)
qui se façonne au fil des analyses de cas.
La casuistique a été perçue au départ comme une alternative au
principlisme qui déduit de quatre principes les règles permettant de
résoudre un problème particulier posé par les technosciences. Suite à la
mise en évidence de quelques faiblesses méthodologiques, la casuistique est
ensuite devenue une approche complémentaire au principlisme.
L’imprécision dans la définition des critères de la bonne description d’un
cas et de son insertion dans un ensemble de cas jugés analogues, par
exemple, avait suscité des critiques. De plus, en se laissant orienter par la
« moralité commune », les analyses de la casuistique entérinent des théories
et des pratiques conventionnelles et perdent toute capacité critique et
novatrice.
L’attention accordée aux cas et à la particularité d’une situation est le
signe caractéristique d’une série de courants bioéthiques durant la deuxième
moitié du XXe siècle. Ils s’inscrivent dans une société multiculturelle et
pluraliste dominée par l’esprit postmoderne qui s’interroge sur la portée
universelle et l’usage actuel des grandes théories et principes moraux
formulés au siècle des Lumières, au XVIIIe siècle. Un exemple de cette
tendance est l’éthique narrative. Prenant son essor dans le monde nord-
américain durant les années 1990, l’éthique narrative se décline en diverses
orientations qui se rencontrent sur deux idées maîtresses : la première est
que la particularité d’une situation influence la conception et l’application
des principes moraux (elle rejoint en cela la casuistique) ; la seconde est que
la particularité s’exprime naturellement de manière narrative, c’est-à-dire à
travers un récit. Étudier un cas bioéthique, c’est partir d’un récit écrit ou
oral qui expose une situation : qu’il s’agisse du récit du patient, de celui du
médecin, de l’infirmier, de la famille, ou celui inscrit dans le dossier
médical. Tout récit est un choix de mots, de moments d’existence, de
faits… liés entre eux et mis en scène. Étudier la spécificité d’un cas
bioéthique revient, dans l’éthique narrative, à analyser la construction de
son récit parce que celle-ci manifeste déjà les valeurs, les idées, les
orientations philosophiques qui tissent le problème spécifique au cas étudié.
Contrairement à la casuistique qui part du cas comme un monolithe,
l’éthique narrative détaille la construction du récit qu’est le cas et en fait un
élément déterminant de son évaluation éthique.
En tant qu’éthique appliquée, l’objectif principal de la bioéthique est
d’apporter une aide à la décision et une motivation à l’action dans des
situations réelles et des cas singuliers. Mais la bioéthique doit également se
placer sur un plan général pour dégager et aborder les dimensions
anthropologiques, sociales, culturelles, politiques, économiques de ces cas
particuliers. La bioéthique a une responsabilité sociale et politique qui
l’oblige à réfléchir sur un plan international, collectif et à long terme. Un
des enjeux de la bioéthique actuelle est de définir ce rapport entre le général
et le particulier : soit elle continuera à alimenter une dynamique
constructive entre eux – alliant l’un et l’autre dans sa réflexion –, ou elle
poussera leur tension jusqu’à la rupture, se scindant en une bioéthique du
cas particulier (une bioéthique principalement médicale qui traitera les
problèmes de manière pragmatique) et une bioéthique générale
(l’environnement, les règlements internationaux…).
« La bioéthique doit chercher le consensus. »

[...] la bioéthique constitue l’une des illustrations


de la quête contemporaine du consensus par la délibération
et le compromis en tant que mode de résolution des conflits.

Pierre-André Taguieff, La Bioéthique ou le juste milieu. Une quête


de sens à l’âge du nihilisme technicien, Paris, Fayard, 2007, p. 79

La bioéthique s’est construite sur les débats menés entre scientifiques


puis entre ceux-ci et la société sur les dimensions éthiques de nouvelles
recherches et applications technoscientifiques. Ces débats ont été possibles
parce que la société démocratique américaine dans laquelle ils avaient
originellement lieu refusait de régler les différends par la force. Mais,
comme le proclame la citation en exergue, qu’il y ait une obligation pour le
débat bioéthique d’aboutir à un consensus et que ce consensus soit un
compromis sont, par contre, des affirmations sujettes à caution.
Le consensus bioéthique porte sur des choses différentes en fonction du
type d’éthique mise en œuvre et des finalités poursuivies : il peut porter sur
des valeurs et des principes jugés absolus (la dignité de l’être humain, par
exemple), sur une procédure dont le respect assure le caractère éthique de
l’action (ne pas réanimer un malade qui a des chances de survivre sera
éthiquement justifié si cela correspond à sa volonté explicite et consignée
dans un dossier médical), sur la définition d’un terme (la mort cérébrale, par
exemple)…
Le consensus peut aussi avoir une nature descriptive et/ou normative.
Descriptif, il rend compte de l’état scientifique et juridique d’une question
et expose les tenants et aboutissants de chaque position éthique à l’égard du
problème traité. Normatif, il formule des règles de conduite, des
recommandations, des codes… qui s’appuient sur des valeurs et des
principes. Le consensus descriptif est sans doute plus aisé à atteindre que
celui portant sur les normes.
Il doit être périodiquement reconduit parce que son objet se modifie en
fonction de l’évolution des connaissances, des législations nationales,
communautaires et internationales, et des mentalités. Il présente le grand
avantage, sur le plan démocratique, de ne pas confisquer la discussion
éthique et de placer les responsables politiques et les citoyens face à leur
devoir de réflexion individuelle et collective. Mais il peut aussi être utilisé
pour conforter l’idée que l’éthique est une affaire d’opinions personnelles.
La bioéthique est alors une arène dans laquelle s’affrontent inlassablement
les opinions, sans aucune perspective d’entente, comme le prouve l’absence
de consensus. La bioéthique semble alors vaine.
Cependant, le consensus sur les normes est souvent espéré par les
professionnels de la santé qui attendent des lignes de conduite claires et
précises. Il opère un arbitrage indispensable entre des hiérarchies de valeurs
dans les situations où il faut s’accorder sur une manière d’agir. Il est aussi
désiré, en certaines occasions, par les responsables politiques. De ce point
de vue, le rapport entre bioéthique et politique est délicat et complexe :
d’une part, les divergences d’opinions parmi les bioéthiciens peuvent être
perçues par les politiciens comme un danger de fragmentation du tissu
social et leur faire alors vivement souhaiter que les bioéthiciens parviennent
à un consensus ; d’autre part, même si le consensus bioéthique est le
résultat d’une réflexion éthique et philosophique rigoureuse et impartiale, il
peut toujours être utilisé comme une arme idéologique par les politiciens ou
tout autre groupe d’intérêts ; enfin, les divergences politiques peuvent peser
sur la réflexion bioéthique et perturber – voire empêcher – la recherche
d’un consensus entre les bioéthiciens.
La fonction du consensus varie selon les instances qui l’établissent et
l’usage auquel il est destiné. Prenons l’exemple du rapport du Comité
international de bioéthique (Unesco) sur « Les aspects éthiques de la
recherche sur les cellules souches embryonnaires », publié en avril 2001.
L’objet du rapport est de réfléchir aux implications éthiques du prélèvement
de cellules souches sur l’embryon humain et de leur usage à des fins de
recherches thérapeutiques. Les cellules souches embryonnaires
pluripotentes ont la capacité de se différencier en plusieurs tissus humains
mais non de se développer en un organisme. Elles offrent des perspectives
d’utilisation thérapeutique pour de nombreuses maladies, comme celles
affectant le système nerveux. Une des questions éthiques les plus débattues
autour de cette possibilité est celle du statut de l’embryon : n’est-il, à ce
stade très précoce, qu’un amas de quelques cellules, ou est-il une personne
potentielle, voire une personne morale à part entière ?
D’entrée de jeu, le rapport précise que son objectif est d’exposer les
différents arguments éthiques en vue de faciliter la solution, aux niveaux
national et international, d’un problème controversé. Dans ses conclusions,
le rapport synthétise les diverses positions en présence et consacre un
paragraphe aux points qui font l’objet d’un consensus : la nécessité d’un
débat au niveau national qui aboutisse si possible à un consensus fixant les
limites de ce qui est acceptable ; d’une information et d’une éducation
continue en ce domaine ; du recueil du consentement informé des géniteurs
de l’embryon ; de recherches explorant diverses voies d’obtention des
cellules souches ; d’une reprise périodique de cette question au sein du
comité ; du respect de la dignité humaine et des principes énoncés dans la
Déclaration universelle des droits de l’homme (1948) et de la Déclaration
universelle sur le génome humain et les droits de l’homme (1997).
Le contenu de ce consensus est exemplaire de ce qu’on trouve dans ce
type d’avis international : un rappel de principes généraux considérés
comme universels et de principes bioéthiques faisant généralement
l’unanimité, mais pas d’adoption d’une position éthique déterminée. Pour
ce rapport, c’est à un comité national qu’il incombe d’aboutir à un
consensus qui, lui, serait normatif, c’est-à-dire qui préciserait ce qui est
acceptable ou non.
C’est donc cette dernière démarche qu’adopte le Comité consultatif
national français dans son avis n° 93 sur la « Commercialisation des
cellules souches humaines et autres lignées cellulaires » de juin 2006, par
exemple. On y lit que l’avis a recueilli l’aval de l’ensemble des membres du
comité à l’exception d’un membre en total désaccord et que les remarques
des personnes qui ne sont pas d’accord avec tous les points de l’avis sont
disponibles en annexe.
C’est là une vision des objectifs poursuivis par un comité de bioéthique
national. Celui-ci peut cependant décider de suivre une autre voie et de
travailler à la manière du rapport du Comité international de bioéthique en
mentionnant les diverses opinions et en faisant consensus sur des points
généraux semblables à ceux du rapport. La recherche du consensus normatif
étant alors confiée aux instances politiques et sociales.
Le consensus peut s’apparenter à un compromis dans le sens minimaliste
du terme – un accord sur les aspects marginaux ou généraux de la
discussion – ou dans un sens progressif, en posant les premiers jalons d’un
parcours réflexif sur le cœur du problème. Témoignant de la volonté de se
rencontrer pour débattre, le consensus a au moins une vertu éducative. Le
consensus n’est pas nécessairement un point d’équilibre entre deux
extrêmes. Il peut clairement prendre parti en faveur ou en défaveur d’une
recherche ou d’une application technoscientifiques : si le clonage humain à
visée non-reproductive est diversement évalué, il y a actuellement
consensus en Europe occidentale pour interdire le clonage humain à visée
reproductive, par exemple.
Le but ultime du débat bioéthique n’est donc pas uniquement d’atteindre
le consensus, il est avant tout de faire apparaître les différents points de vue
et d’inciter au débat, et cela peut être profitable au fonctionnement
démocratique de la société. Quand il existe, le consensus varie en contenu,
en type de prise de position à l’égard d’un problème, et en usage selon les
instances qui le produisent et les objectifs qu’il est censé servir.

Le Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé


(CCNE)

Le CCNE fut créé par le président François Mitterrand en 1983 (décret n° 83-132). Le
président de la République nomme son président pour une période de deux ans
renouvelable. À la suite de J. Bernard, J.-P. Changeux et D. Sicard, Alain Grimfeld assure
la présidence du Comité pour la période 2009-2012. Le pluralisme et l’interdisciplinarité
sont assurés par 39 membres dont le mandat de quatre ans est renouvelable une fois :
cinq d’entre eux représentent les principales familles philosophiques et spirituelles
(catholicisme, protestantisme, judaïsme, islam et philosophie) ; 19 sont choisis pour « leur
compétence et leur intérêt pour les problèmes éthiques » et 15 appartiennent au secteur
de la recherche.

La loi du 6 août 2004 stipule que le CCNE « a pour mission de donner des avis sur les
problèmes éthiques et les questions de société soulevés par les progrès de la
connaissance dans les domaines de la biologie, de la médecine et de la santé ». Le
comité est investi de missions de conseil en éthique, de diffusion (les Journées annuelles
d’éthique ; les Cahiers du CCNE ; le Centre de documentation) et de représentation
nationale et internationale.
Il peut être saisi par les autorités publiques, les institutions académiques et de recherche,
etc., mais aussi par un citoyen ou un de ses membres (auto-saisine).

Un groupe de travail instruit la question soulevée en faisant éventuellement appel à des


experts. La section technique décide ensuite si la complexité du sujet permet une réponse
immédiate ou sa soumission au Comité plénier. Cette instance délibérative majeure réunit
tous les membres et rédige un rapport accompagné d’un avis et de recommandations.
Les séances de la section technique et du Comité plénier ne sont pas publiques.

De l’avis n° 1 du 22 mai 1984 à l’avis n° 106 du 5 février 2009, les travaux du Comité ont
porté sur des sujets de plus en plus divers : l’épidémiologie, l’expérimentation humaine ;
la néonatologie ; les greffes ; l’assistance aux mourants et l’euthanasie ; la procréation et
la sexualité ; la génétique ; les neurosciences ; les politiques de la santé, etc.
« La bioéthique, c’est l’application du principe de précaution. »

On a voulu faire du principe de précaution


l’expression d’une nouvelle forme de responsabilité morale,
inspirée du Principe responsabilité d’Hans Jonas.
Elle serait la base d’un nouveau contrat social passé
non seulement entre les hommes actuels, mais entre ceux-ci,
la nature et les générations futures.

François Ewald, « Principe de précaution », dans D. Lecourt (dir.),


Dictionnaire de la pensée médicale, Paris, PUF, 2004, p. 901

Dès sa naissance, la science expérimentale moderne s’est développée en


prenant des risques. Au début, ceux-ci affectaient principalement les
scientifiques – lorsqu’ils testaient sur eux-mêmes les effets d’un nouveau
médicament, par exemple – puis de plus en plus souvent et avec un degré
accru, la population et l’environnement naturel. Un des moments forts de la
prise en considération des risques associés à la recherche scientifique eut
lieu lors des premières expériences de recombinaisons génétiques utilisant
des virus pathogènes et des bactéries. En 1971, Paul Berg et Janet Mertz de
la Stanford University préférèrent ajourner une recherche de ce type parce
qu’ils ne connaissaient pas suffisamment les risques associés à ce type
d’hybride et qu’ils ne voulaient pas mettre en danger la vie de leurs
collaborateurs ou de la population, en cas de diffusion des hybrides hors du
laboratoire. L’inquiétude ne s’apaisant pas, des biologistes moléculaires se
réunirent à l’Asilomar Conference Center (Californie) en janvier 1973 pour
étudier les effets cancérigènes des virus recombinés utilisés alors en
laboratoire. La nécessité de créer un comité chargé de réfléchir sur les
conséquences possibles des techniques de recombinaison de l’ADN apparut
tellement urgente qu’elle s’exprima dans une lettre publiée dans la revue
Science (1973, 181). Les responsables scientifiques et académiques tout
autant que l’opinion publique étaient désormais mis au courant des
problèmes rencontrés par les scientifiques dans la détermination et
l’évaluation des risques des recherches menées sur l’ADN recombinant.
L’appel des scientifiques fut entendu : le Committee on Recombinant DNA
Molecule comprenant Paul Berg et dix autres chercheurs fut créé. Il publia
ses conclusions dans la revue Science du 26 juillet 1974. Le comité
préconisait un moratoire portant sur des expérimentations dans lesquelles
les biorisques (c’est-à-dire les dangers associés à la manipulation
d’organismes génétiquement modifiés) étaient trop importants ainsi que la
tenue d’une conférence internationale. Le souhait d’internationaliser la
réflexion fut rapidement exaucé puisqu’en février 1975, une seconde
conférence tenue à Asilomar réunit des scientifiques du monde entier. Elle
recommanda de lever le moratoire de 1974 et d’encadrer l’utilisation de
l’ADN recombinant par des règles strictes de sécurité, principalement des
règles de confinement biologique et physique.
Ces divers événements ont mis en lumière des questions scientifiques et
techniques – la possibilité d’identifier un risque, de l’évaluer, de le prévenir,
de le contenir – qui, en filigrane, ont laissé apparaître un horizon différent,
celui des risques qu’une personne ou une société reconnaissent, décident ou
non de prendre en fonction d’objectifs (existentiels, sociaux, politiques,
économiques) librement choisis.
La bioéthique allait faire de la gestion des risques un de ses thèmes de
réflexion principaux à travers, notamment, la formulation du principe de
précaution.
C’est plus particulièrement l’impact de catastrophes écologiques –
Minamata (1959), Bhopal (1984), Sandoz (1986), Tchernobyl (1986) – et
les marées noires – Torrey Canyon (1967), Amoco Cadiz (1978) – qui sont
à l’origine de la formulation du principe de précaution. Celui-ci est en effet
apparu dans le champ de la protection de l’environnement maritime et de la
lutte contre la pollution de l’air, domaine où la complexité des interactions
et la portée lointaine de l’action sont sources d’incertitude. C’est à la fin des
années 1960, en Allemagne, que le principe est formulé pour la première
fois sous le nom de das Vorsorgeprinzip. Il est alors conçu comme un
principe de politique publique visant à détecter de manière précoce toute
forme de danger et à agir de manière préventive, sans attendre l’obtention
de certitudes scientifiques.
En 1987, le principe de précaution est reconnu explicitement dans un
texte juridique international, la « Déclaration ministérielle de la deuxième
conférence internationale sur la protection de la mer du Nord ». Il apparaîtra
également dans des traités de la Communauté européenne (traité de
Maastricht, traité d’Amsterdam) et en droit français, dans la loi Barnier du 2
février 1995, sur le renforcement de la protection de l’environnement. Dans
cette loi, le principe de précaution est un « principe selon lequel l’absence
de certitudes, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du
moment, ne doit pas retarder l’adoption de mesures effectives et
proportionnées visant à prévenir un risque de dommages graves et
irréversibles à l’environnement, à un coût économiquement acceptable ».
La loi ne spécifie pas quels types de mesures il faut prendre, mentionnant
qu’elles doivent être « effectives et proportionnées », ce qui ouvre la porte à
la délibération collective, à la détermination des niveaux de risques et à des
procédures d’expertise comprenant un encadrement révisable des
applications progressives de nouvelles technologies.
Le principe de précaution entrera dans la sphère de la santé publique et
dans celle de la sécurité alimentaire suite à plusieurs « affaires » dont celles
du sang contaminé et de « la vache folle ».
On en appelle aujourd’hui au principe de précaution dans presque tous
les domaines où un risque est perçu ou simplement supposé. Cet appel est
souvent justifié mais parfois aussi inadéquat. Ainsi, la multiplication
d’examens médicaux sans raisons majeures est contraignante pour le
patient, coûteuse pour la société et dévoreuse de temps pour le personnel
soignant. Le recours au principe de précaution est parfois aussi une façon de
régler les effets d’un problème sans prendre celui-ci à bras-le-corps.
Contraindre pendant quelques jours les voitures à réduire leur vitesse parce
qu’on prévoit un pic de pollution de l’air est une mesure de précaution qui
doit sans doute être prise sur le plan de la santé publique ; elle rassure les
citoyens mais ne déclenche généralement pas d’action personnelle ou
collective pour éviter désormais ce type de pollution. Le principe de
précaution est ici un principe d’accommodation qui permet de gérer les
effets néfastes comme s’ils étaient inéluctables. Et ils sont en effet
inéluctables si l’on n’agit pas sur leurs sources.
Le rôle de la bioéthique est notamment d’alerter sur les dangers et
d’inciter à la précaution, mais aussi d’inviter les citoyens et les responsables
politiques à débattre en profondeur de ces problèmes. La précaution n’est
pas un but en soi mais une étape vers une réflexion plus vaste sur la place
des technosciences dans la société.
« La bioéthique est une affaire de “sages” ou d’experts. »

Charles de Gaulle avait vu juste. Six ans après


la découverte de la structure en double hélice de l’ADN,
en 1959, il décida de réunir le Comité des sages chargé
de suivre les travaux du comité interministériel
de la recherche et technique dont il était l’instigateur.

« Préface » de Philippe Petit dans A. Kahn et D. Lecourt,


Bioéthique et liberté. Entretien réalisé par Christian Godin,
Paris, PUF, 2004, p. 8

L’expression « comité des sages » a vieilli et est aujourd’hui de plus en


plus fréquemment remplacée par celle de « comité d’experts ». Ce
changement de vocabulaire traduit un changement de statut, de fonction, de
rapport aux technosciences et à leurs enjeux sociaux, politiques,
économiques et culturels.
On attend du « sage » qu’il ait, par son savoir, ses compétences et son
expérience, les capacités de cerner les dimensions éthiques d’un problème,
d’en dégager les aspects fondamentaux et de le résoudre en fonction de
l’intérêt général. Le « sage » est censé se placer au-dessus de la mêlée des
intérêts particuliers et des passions, et sauvegarder les valeurs qui cimentent
une société. Par la justesse de son jugement, il doit donner sens aux
comportements humains, justifier les actions entreprises et légitimer les
décisions politiques qui s’y référeront. Dans le contexte social et
technoscientifique de la seconde moitié du XXe siècle, le savoir et la
compétence du « sage » se révéleront insuffisants et son expérience
inexistante. En effet, la maîtrise des nouvelles connaissances et
l’appréciation de la portée de leurs applications dans l’espace et le temps
n’est plus du ressort d’une seule personne. La réflexion du « sage » sera
désormais interdisciplinaire.
La nature des problèmes que le « sage » doit traiter concerne les
conditions biologiques et génétiques de l’existence (la fécondation in vitro,
le dépistage génétique préimplantatoire…), la qualité de la vie (le choix
d’un traitement…), les conditions de fin de vie et de mort (les soins
palliatifs, l’euthanasie, la demande de ne pas être réanimé…), l’utilisation
des ressources (médicales, financières, environnementales…), etc.
L’importance et la diversité de ces enjeux individuels et collectifs exigent
l’implication de tous les membres de la société et la prise en compte des
sensibilités qui tissent le pluralisme culturel et éthique. Sur ce plan, la
représentativité du « sage » et la reconnaissance des valeurs qu’il est
supposé défendre posent problème.
À cela s’ajoute le fait que le « sage » ne peut plus se satisfaire d’une
réflexion théorique mais doit aider à la décision et envisager l’action dans
des situations particulières et changeantes.
Ces diverses caractéristiques du contexte technoscientifique et social ont
transformé le « sage » en « expert ». Si la sagesse est de nature générale,
l’expertise est, par définition, limitée, pointue et disciplinaire. Une difficulté
surgit : comment peut-on être expert en bioéthique, si l’expertise suppose la
maîtrise d’un domaine précis et que la bioéthique est par nature
interdisciplinaire ? Les réponses à cette question diffèrent selon l’utilisation
de l’expertise (dans un milieu académique, dans un comité d’éthique
hospitalier, au sein d’un comité de bioéthique national, dans une institution
de la Communauté européenne, etc.). Voici un exemple. Si l’on demande à
des professionnels de la santé quel contenu d’enseignement ils
souhaiteraient recevoir pour posséder, à leurs yeux, une expertise en
bioéthique, ils citent les capacités suivantes : identifier les problèmes
éthiques qui se manifestent dans la pratique professionnelle et les analyser
(les présupposés théoriques, les arguments avancés, les finalités
poursuivies…) ; avancer d’autres arguments que ceux de nature scientifique
pour justifier une prise de décision, un comportement ou une action ;
articuler les codes et les règles professionnels de la déontologie et de
l’éthique médicales aux autres théories éthiques (philosophique,
religieuse…) ; connaître les références principales de la littérature
bioéthique et y rechercher une information.
L’expertise bioéthique peut ne pas être souhaitée pour des raisons
diverses. Elle peut faire entrave au fonctionnement démocratique en
concentrant le pouvoir de décision et en confisquant le débat d’idées. De
plus, un expert doit pouvoir s’appuyer sur une méthodologie définie qui
rendra fiable le résultat de son analyse. La bioéthique ne dispose pas d’une
telle méthodologie : tantôt elle recourt à des principes, tantôt elle se tourne
vers la spécificité du cas, tantôt encore elle prend en considération des
aspects sociaux et économiques, etc. Le résultat varie donc en fonction des
paramètres d’analyse choisis et de la personne qui se penche sur le
problème.
Ce dernier aspect intervient dans une autre métamorphose du « sage »,
celle de l’auxiliaire à la prise de décision en milieu hospitalier. Le
bioéthicien n’est pas ici convoqué pour proférer une parole définitive mais
est tenu de greffer ses savoirs et compétences sur les discours tenus par les
divers protagonistes : rassembler les données du problème, analyser et
clarifier les discours, construire et évaluer les arguments avancés par les uns
et les autres, ouvrir le dialogue et augmenter le flux de la communication,
veiller à créer et maintenir une atmosphère respectueuse (créer un espace
éthique), désamorcer les facteurs émotionnels. Ici, le bioéthicien travaille
dans les interstices du réseau problématique, renouant les fils du dialogue et
éclairant la trame des valeurs.
La question de l’expertise est aussi celle de la professionnalisation de la
bioéthique qui commence à se poser en Europe et a déjà été traitée aux
États-Unis avec la reconnaissance du statut du bioéthicien (intégré ou non à
un hôpital, à un comité, à une institution politique, à une entreprise…). La
professionnalisation de la bioéthique suppose un contrôle des savoirs et des
compétences par le biais d’un diplôme ; la définition d’une éthique
professionnelle ; la possibilité de sanctionner des abus, etc. La nécessité de
réfléchir à un code d’éthique pour la bioéthique s’est fait sentir suite à
certains problèmes rencontrés par les bioéthiciens dans leur milieu
professionnel. Le cas « Mary Faith Marshall », en 1998, est exemplaire à
cet égard. Directrice du programme de bioéthique de la Medical University
of South Carolina (MUSC), Marshall n’obtint pas de promotion parce
qu’elle avait fait un témoignage lors d’un procès qui mettait en cause son
employeur. Il s’agissait d’un procès concernant des enfants nés de mères
pauvres et sous l’emprise de la cocaïne. Marshall affirma qu’en tant que
bioéthicienne du MUSC, elle pensait que celui-ci n’avait pas respecté le
principe de consentement informé en ne disant pas clairement aux mères
qu’elles couraient le risque d’être arrêtées et incarcérées. En tant que
bioéthicienne, Marshall estimait de son devoir d’évaluer les pratiques de
son employeur selon les critères éthiques qu’elle devait promouvoir par
ailleurs. Ce cas de conflit d’intérêts fut à la base d’initiatives comme celle
de la Société canadienne de bioéthique qui a mis sur pied un groupe de
réflexion sur les conditions de travail des bioéthiciens.
La bioéthique doit mener sa barque en utilisant de manière
complémentaire les deux rames que sont la compétence des experts et l’avis
des personnes concernées. Pour pouvoir donner un avis sur une question, il
faut d’abord comprendre de quoi il s’agit, et cela n’est pas facile parce que
les recherches et les applications technoscientifiques sont complexes et
qu’il faut trouver une information compréhensible et disponible à leur sujet.
Ce travail de compréhension devra également être fait, à divers degrés, pour
les autres domaines concernés (la philosophie, la théologie, le droit, etc.).
L’avis des personnes impliquées – des individus, des collectivités – est
également nécessaire parce qu’il inscrit la possibilité ou le problème
technoscientifiques dans un projet de vie ou de société. Cette inscription est
une prise de hauteur qui permet d’interroger le sens des modalités d’usage
d’un moyen technoscientifique. Nous retrouvons dans cette mise en
perspective l’attitude du « sage » évoqué dans la citation mais dans un
contexte à la fois individuel et citoyen.
« La bioéthique devrait davantage se mettre à l’écoute de
l’opinion publique. »

La bio-éthique serait la réponse spécifique que la moralité


apporte à la bio-technique, afin, notamment,
de permettre que les problèmes relatifs aux IAC
[Insémination artificielle intra-conjugale],
IAD [Insémination artificielle avec donneur],
mères porteuses, etc., puissent être gérés dans les conditions
politiquement acceptables d’une participation, au moins
virtuelle, de l’opinion publique à leur élaboration
déontologique et juridique.

Jean-Marc Ferry, « Du droit et de l’éthique à la religion »,


Projet numéro spécial Vers la procréatique,
sept-oct. 1985, n° 195, p. 161

Prendre connaissance de l’opinion publique est une démarche qui


contribue au caractère démocratique de la bioéthique. Chaque personne est
en relation avec les technosciences en tant que citoyen devant se prononcer
sur la place que les programmes politiques leur accordent, en tant que
consommateur participant à la dynamique économique et en tant que
professionnel en interaction avec elles. L’attention portée par les
responsables politiques, les scientifiques et les industriels, à la perception
du public s’est accrue suite à la résistance d’une partie de la population à
l’égard de certaines recherches et applications technoscientifiques (les
organismes génétiquement modifiés, le clonage reproductif…).
Être à l’écoute du public, c’est prendre connaissance de l’opinion
publique mais aussi accorder de l’importance à la perception du public. Et
ces deux expressions ne se recouvrent pas totalement. L’opinion publique
est ce que les gens disent ouvertement lorsqu’on les interroge sur un
domaine, ce qu’ils présentent comme étant leur opinion personnelle, sujette
à controverse, et qui définit le profil qu’ils veulent adopter socialement. La
perception du public est, quant à elle, partiellement consciente et donc
partiellement formulée. Elle est faite de connaissances de faits, de
représentations et d’affects positifs ou négatifs. Prenons l’exemple de la
fécondation in vitro et transfert d’embryon. Une des connaissances peut être
que la stimulation ovarienne entraîne la production d’embryons
excédentaires ; une des représentations liée à cette technique peut être
l’image d’un « bébé-éprouvette » et un des sentiments sera, par exemple, la
colère. Cette perception sous-tend l’opinion que la personne exprimera sur
la fécondation in vitro mais elle ne sera sans doute pas identifiable en tant
que telle, ou tous ses composants ne seront pas détectables. La perception
n’est pas une imprégnation passive ou un contact direct, « instinctif », avec
la réalité mais une construction sociale et culturelle qui a commencé dès la
plus tendre enfance et a été façonnée par l’éducation et les traditions du
groupe auquel on appartient. Dans une société multiculturelle, la perception
d’une recherche ou d’une technique biomédicales est donc variée mais aussi
variable. Elle évolue en effet selon les changements survenus dans les
paramètres qui la déterminent. Dans l’exemple de la fécondation in vitro,
l’image du « bébé-éprouvette » peut un jour être remplacée par celle d’un
amas de cellules, et cette nouvelle représentation est susceptible de modifier
l’opinion consciemment exprimée de la personne sur le fait que cette
technique génère des embryons excédentaires, et lui ôter tout sentiment de
colère. La perception de l’un ou l’autre des enjeux bioéthiques peut aussi,
chez une même personne, reposer sur des valeurs différentes ou
différemment hiérarchisées. On peut estimer que la destruction d’embryons
excédentaires suite à une fécondation in vitro et à un diagnostic pré-
implantatoire est acceptable parce que l’objectif est de n’implanter que des
embryons non porteurs d’une maladie grave mais penser, en même temps,
qu’il est inacceptable de créer des embryons destinés à être détruits au cours
d’une recherche. La valeur éthique accordée à l’embryon varie ainsi chez
une même personne selon le contexte dans lequel il apparaît.
La captation de l’opinion publique est elle aussi une construction et une
mise en forme. La détermination de l’échantillon des personnes interrogées,
la manière de formuler une question, le contexte dans lequel elle est posée,
l’interprétation dont elle fait l’objet, etc. sont des éléments dont les biais
sont évalués par les spécialistes des sondages d’opinion. L’utilisation de
l’opinion publique sert des objectifs qui sont à leur tour des représentations
particulières. Dans l’exemple de la fécondation in vitro, une opinion
publique défavorable pourrait inciter un responsable politique à exiger une
restriction de l’usage de cette technique ou pourrait, au contraire, le pousser
à multiplier les campagnes d’information sur le sujet. Le responsable
politique peut faire de l’opinion publique un moyen de légitimer certaines
décisions en faisant l’économie d’un débat de fond sur les questions en jeu.
Il peut aussi faire taire les voix minoritaires ou les voix critiques en leur
opposant ce que l’opinion publique pense majoritairement. Or, ce que pense
la majorité ne rencontre pas nécessairement ce que le devoir moral impose
de soutenir (ce cas de figure se présenterait avec une majorité acceptant
certaines formes de discrimination comme, par exemple, celle qui frappe
différentes catégories socio-économiques dans l’accès aux soins).
Le rapport de la bioéthique à l’opinion publique n’est pas le même que
celui de la politique. Le rôle de la bioéthique est de favoriser la diffusion
d’une information technoscientifique fiable et non-sensationnaliste. Elle
doit fournir des connaissances sur les théories morales, les systèmes
philosophiques, les croyances religieuses, les fondements juridiques afin
que la perception des enjeux éthiques soit aussi claire et aussi complète que
possible. Cela exige que chaque acteur de cette entreprise interdisciplinaire
fournisse les éléments de connaissance propres à son champ disciplinaire
par l’entremise de moyens divers (ouvrages, débats, avis…). En agissant de
la sorte, la bioéthique prend acte de la dimension construite et contextuelle
des valeurs, elle incite à la découverte tolérante de leur diversité et soumet
de manière égale à la discussion tous les aspects qui forment la perception
et l’opinion publiques. Une des difficultés rencontrées dans cette entreprise
est d’identifier les besoins du public en matière d’information bioéthique
mais aussi de l’informer de problèmes qu’il ne soupçonne pas ou vis-à-vis
desquels il montre peu d’intérêt.
La Commission européenne s’est penchée sur cette question du lien entre
l’intérêt des personnes pour un domaine et les besoins d’informations
qu’elles expriment à son sujet dans un rapport de l’Eurobaromètre, publié
en mars 2008, et intitulé « Attitudes of European Citizens Towards the
Environment ». Le rapport analyse la manière dont les Européens prennent
position à l’égard des questions environnementales, un domaine de la
bioéthique dans le sens large du terme. Il en ressort que les changements
climatiques, la pollution de l’eau et de l’air sont des sujets qui suscitent un
grand intérêt et un faible besoin d’informations ; la présence de substances
chimiques dans les produits d’usage quotidien et l’utilisation d’organismes
génétiquement modifiés dans l’agriculture sont des sujets qui suscitent un
intérêt moyen mais un fort besoin d’informations ; la pollution agricole, la
perte de la biodiversité, les désastres naturels ou le gaspillage des
ressources suscitent un intérêt moyen et un besoin moyen d’être informé ;
les problèmes urbains, l’impact des modes de transport courants, les
habitudes de consommation et la pollution sonore sont les sujets qui
intéressent le moins et suscitent le moins de besoin d’informations.
À la question « êtes-vous en faveur ou opposé à l’utilisation des
OGM ? », 58 % des Européens répondent qu’ils y sont opposés et 21 %
qu’ils y sont favorables (d’autres n’en ont jamais entendu parlé). Le
sentiment de n’être pas suffisamment informé est plus fréquent chez les
personnes intéressées par le sujet. Les individus opposés à l’usage des
OGM sont à la fois plus concernés et se sentent moins bien informés que
ceux favorables à leur usage.
Les sources principales d’informations sur l’environnement mentionnées
par les Européens interrogés sont les journaux télévisés (68 %), les films et
les documentaires présentés à la télévision (33 %), la presse écrite (51 %),
Internet (24 %), la radio (20 %) et dans le bas du classement les brochures
(8 %), les livres (5 %), les conférences et expositions (3 %). Les médias qui
diffusent le plus grand nombre d’informations générales servent donc de
sources principales pour des informations spécifiques comme celles
concernant l’environnement. Les premières sources d’informations citées
ne sont toutefois pas celles auxquelles le public accorde le plus de
confiance. Les associations de protection environnementale (36 %) et les
scientifiques (36 %) arrivent devant la télévision (22 %). Les autorités
politiques, les organisations nationales et internationales et les instances qui
ont des intérêts économiques dans l’environnement recueillent le moins de
confiance. La confiance est donc accordée à des sources qui offrent une
expertise particulière dans les questions environnementales.
Dans leur tâche d’écoute de l’opinion publique et de diffusion de
l’information, les acteurs de la bioéthique devraient sans doute être plus
attentifs aux enseignements de rapports tels que celui-ci. Accorder de
l’importance à l’opinion publique, c’est être attentif à ses demandes. Il
revient notamment aux élus politiques de relayer les préoccupations du
public auprès des instances en charge de la bioéthique. Accorder de
l’importance à l’opinion publique, c’est aussi relever le caractère partiel ou
erroné de ses informations et lui faire prendre conscience de la complexité
des paramètres et des enjeux bioéthiques en s’appuyant sur les médias
qu’elle privilégie et en sollicitant sa réflexion à travers l’organisation de
débats d’idées.
« La bioéthique est apparue pour mettre fin aux abus
technoscientifiques. »

Historiquement, on attribue une des sources


de la préoccupation bioéthique à l’impérieuse nécessité
de préserver l’être humain d’abus atroces
comme ceux des « chercheurs » nazis.

Luc Rogiers, Cigognes en crise. Désirs d’enfant et éthique relationnelle


en fécondation in vitro, Bruxelles, De Boeck Université, 1994, p. 6-7

« Encore un miracle de la science ! » est une exclamation qui salue


presque chaque avancée des connaissances scientifiques depuis les années
1950. Cette exclamation est généralement suivie d’une interrogation quant
aux usages possibles aujourd’hui et dans le futur de ces progrès de la
recherche. Interrogation inquiète parce qu’on se souvient d’abus ayant
marqué certaines pratiques scientifiques et biomédicales. En 1946, le
tribunal de Nuremberg a rappelé que des pratiques comme les expériences
faites par les médecins nazis sur les prisonniers méritaient une
condamnation morale absolue. L’utilisation des connaissances biomédicales
pour torturer des personnes et les obliger à livrer des informations tombe
sous le même type de condamnation.
Les abus se commettent aussi malheureusement en temps de paix et leur
révélation attise la méfiance du public à l’égard des technosciences et
préside à la naissance de la bioéthique. C’est ce qui se passa avec « l’affaire
de Tuskegee » en Alabama. Le 26 juillet 1972, The New York Times
rapporte qu’en 1932, une étude sur la syphilis a été menée sur quelque 600
hommes de race noire, peu éduqués, pauvres et n’ayant pas donné leur
consentement. L’étude conduite par le Public Health Service visait, à partir
d’une autopsie, à déterminer les effets de la syphilis sur le corps humain.
Les responsables de l’étude avaient promis aux personnes le transport
gratuit vers l’hôpital, des repas chauds, des soins médicaux pour d’autres
maladies que la syphilis et l’incinération après l’autopsie. Quatre cents
d’entre elles souffraient de la syphilis, ne le savaient pas, n’en furent pas
averties et ne reçurent aucun traitement. Les deux cents autres ne
souffraient pas de la syphilis et servirent de groupe de contrôle. Durant la
Seconde Guerre mondiale, le Public Health Service s’arrangea pour que ces
personnes ne fassent pas partie de la liste des recrues ayant des besoins
médicaux. En 1972, il y avait encore 74 personnes non traitées en vie.
L’étude continua même lorsque la pénicilline fut disponible et à plusieurs
occasions, des responsables du Public Health Service estimèrent qu’il fallait
la poursuivre pour des raisons scientifiques. Un employé du Public Health
Service s’émut de la situation et alerta le New York Times qui rendit
l’histoire publique. Une commission fut mise en place et un rapport final fut
rendu le 28 avril 1973, exigeant l’arrêt immédiat de l’étude et une
compensation pour les victimes survivantes. L’étude fut jugée non éthique
dès son commencement et dans sa poursuite. La commission recommandait
l’installation d’un comité national chargé d’évaluer toutes les recherches
financées sur le plan fédéral sur les sujets humains.
Dans cette affaire, on parle notamment d’abus parce qu’une des plus
anciennes règles de l’éthique médicale hippocratique – « ne pas nuire » –
n’a pas été respectée. Mais les règles d’éthique médicale sont des lignes de
conduite qui bougent avec le temps. Ainsi, avec les progrès de la
transplantation d’organes, on peut prélever un organe d’une personne
décédée mais aussi d’un donneur vivant et en bonne santé pour le greffer
sur une autre personne. La justification éthique de ce non-respect de la règle
de ne pas nuire est aujourd’hui la suivante. Certes, le prélèvement de
l’organe nuit au donneur vivant mais cette nuisance est compensée par le
consentement, la volonté du donneur et le bénéfice psychologique et moral
qu’il peut retirer de ce geste généreux. Il s’agit d’un don et non d’un abus
technoscientifique.
Mais qu’est-ce alors qu’un « abus » technoscientifique ?
Un abus est un usage excessif ou inapproprié (par exemple,
l’acharnement thérapeutique, la prise prolongée de psychotropes entraînant
une dépendance, la prise d’antibiotiques pour un rhume).
L’abus technologique s’accompagne souvent d’un abus de pouvoir (du
médecin, du chercheur, du responsable politique, de l’industriel…). La
perception d’un abus technologique, avéré ou non, se manifeste souvent par
un abus de langage (rhétorique faite d’analogies et de métaphores qui
orientent idéologiquement le jugement : « Playing God », « pente
glissante », « mère-porteuse », « bébé-médicament », « bébé-
éprouvette »…).
De manière schématique, on peut identifier deux grandes catégories
d’abus : les abus caractérisés que le devoir moral exige de dénoncer et
d’empêcher, et les abus « contextuels », c’est-à-dire les pratiques et les
attitudes qualifiées d’abus en fonction d’un contexte de référence précis.
Ces deux ensembles ne sont pas disjoints. La détermination de la surface de
leur intersection est un sujet de controverse bioéthique. Une position
extrême du débat est d’accorder à cette intersection une surface tellement
grande que la partie propre de chaque ensemble est réduite à presque rien.
C’est la position qui est adoptée : soit par les technophobes qui rejettent, à
quelques exceptions près, les technosciences parce qu’elles sont en tant que
telles éthiquement condamnables ; soit par les technophiles mélioristes qui
accordent a priori une évaluation positive au progrès technoscientifique et
ne qualifient d’abusives que quelques applications isolées.
En dehors de ces deux postures extrêmes, la qualification d’« abus »
varie selon le contexte de référence dont elle émane. Prenons l’exemple du
diagnostic préimplantatoire (DPI). Effectué pour la première fois en 1990
au Royaume-Uni, ce diagnostic permet actuellement de sélectionner un
embryon obtenu par fécondation in vitro et dépourvu de certaines anomalies
génétiques avant de le replacer dans l’utérus. Une ou deux cellules de
l’embryon sont prélevées à cet effet. Il s’agit toujours d’une détection ciblée
d’une anomalie génétique précise destinée à des personnes à risque élevé de
transmettre l’affection à leurs enfants. Ces affections sont par exemple : la
mucoviscidose (une grave affection des poumons et du système digestif) ; la
dystrophie myotonique (une grave maladie musculaire) ; des affections liées
au chromosome X, etc. Une des questions éthiques associées au DPI est
celle de la légitimité éthique de refuser le développement jusqu’à la
naissance d’embryons sains mais porteurs de certaines caractéristiques
génétiques anormales.
Les personnes qui prennent comme cadre de référence la souffrance
associée à ces maladies pour les futurs enfants mais aussi pour la famille
jugeront que recourir au DPI pour mettre au monde des enfants non-
porteurs de la maladie n’est pas un abus. Cette opinion sera partagée par
ceux qui veulent, de surcroît, que l’embryon n’ait pas de risques importants
de développer certaines pathologies comme le cancer du sein, par exemple.
Certains peuvent aussi estimer que la lourdeur et les risques d’échec de la
technique de fécondation in vitro nécessaire à la réalisation du DPI sont
préférables à un avortement décidé suite à un diagnostic prénatal. Dans
cette perspective, le diagnostic préimplantatoire n’est non seulement pas
envisagé comme un abus mais comme une application technoscientifique
souhaitable.
Les personnes qui prennent comme cadre de référence des valeurs
qu’elles estiment être transcendantes et absolues peuvent dénoncer de
diverses manières l’usage du DPI.
La première consiste à affirmer que la vie de l’embryon doit, en tant que
telle et dès sa conception, être préservée et qu’il est inadmissible, sur le plan
éthique, d’empêcher un embryon de se développer jusqu’à la naissance de
l’enfant.
Une deuxième manière de dénoncer l’abus est de définir le DPI comme
une démarche eugéniste parce qu’il effectue un choix entre ce qui est évalué
comme étant des « bons » et des « mauvais » gènes. En utilisant cette
technique, on définit et valorise un certain profil génétique de l’être humain.
La troisième manière souligne la difficulté de préciser les indications au
recours au DPI et voit dans cette difficulté une porte ouverte à un usage
abusif du DPI. Ce raisonnement repose sur l’argument de la pente glissante.
Dans notre exemple du DPI, cet argument avance que les finalités et les
applications éthiquement légitimes et souhaitables du DPI évolueront de
manière inacceptable sous la pression des technosciences et d’intérêts
divers. Aux applications thérapeutiques du DPI, des applications eugénistes,
discriminatoires et mélioristes viendront s’ajouter parce que l’être humain
ne peut résister à la tentation de concrétiser les possibles que les
technosciences agitent sous ses yeux. L’argument de la pente glissante est
une mise en cause de la capacité de discernement de l’être humain, de sa
capacité à juger de manière informée et libre des objectifs poursuivis par
une application technoscientifique. L’abus n’est plus ici le fait de la
technoscience mais de la psychologie humaine. Les pulsions et les
fantasmes de l’inconscient font feu de tout bois et se nourrissent
généreusement des possibles technoscientifiques. Ceux-ci sont littéralement
des agents de la diabolisation en ce qu’ils coupent l’être humain de son
jugement et de sa volonté. La diabolisation de la technique et la
dénonciation des abus qui s’inscrit dans cette perspective est le pendant
négatif du « miracle technologique ». Dans un sens théologique, le miracle
est quelque chose de non-naturel et qui témoigne de la puissance et de la
bonté de Dieu. Les miracles de la technoscience peuvent eux aussi réaliser
des choses non-naturelles mais ils témoignent de la puissance créatrice de
l’être humain et ils peuvent être porteurs de maux et d’abus.
Ces divers exemples illustrent la diversité des usages de l’expression
« abus technoscientifique ». Une technoscience utilisée sans abus serait le
fait d’une personne désabusée, c’est-à-dire revenue de ses excès et de ses
erreurs mais aussi délestée de ses abus de pouvoir et de langage, et tournée
vers un autre type d’intégration des technosciences dans la vie sociale.
« La bioéthique doit rattraper les technosciences. »

Aujourd’hui encore, dans l’esprit de beaucoup,


la science semble imposer son rythme propre à la réflexion
éthique, ce qui donne le sentiment d’un retard
de la démarche éthique par rapport aux progrès
de la science, d’une nécessité pour l’éthique biomédicale
de « courir après » la science, d’adapter ses principes
à toute pratique nouvelle mais pour ne lui apporter
en définitive qu’une caution a posteriori.

« Questionnement pour les États généraux de la bioéthique »,


Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé,
avis n° 105, 9 octobre 2008, p. 2

Comme le relève cette citation, la multiplication et la diversité des


recherches et des applications technoscientifiques semblent souvent
s’imposer comme un fait accompli que la bioéthique est priée d’entériner
comme une fatalité. Dans cette optique, le progrès technoscientifique est un
destin, une puissance qui règle le cours de la vie humaine et dicte le
discours bioéthique. On peut aussi envisager les choses sous un autre angle,
celui de la liberté de choix. Prendre le destin technologique en main, c’est
reconnaître que nous sommes responsables du développement
technoscientifique et qu’il revient à la bioéthique de tracer les voies
éthiques de nos choix personnels et collectifs.
L’image d’une bioéthique courant derrière les technosciences peut être
diversement générée. Tout d’abord, l’adaptation de la réflexion et de ses
moyens (théories, concepts, arguments, méthodes) aux possibilités
technoscientifiques prend plus de temps que la mise à disposition de celles-
ci parce qu’elle exige un effort de chaque personne en particulier et de
chaque type de collectivité (famille, communauté, société, union d’États).
Par sa nature même, la réflexion bioéthique prend du temps et peut ainsi
prendre du retard vis-à-vis de la dynamique technoscientifique.
Ensuite, une possibilité technoscientifique éloignée semblera proche et à
traiter dans l’urgence parce qu’elle intéresse intellectuellement les
scientifiques, qu’elle aiguise la curiosité et génère des attentes ou des peurs
dans le public, et qu’elle met en jeu des questions touchant le sens de la vie
humaine, la représentation que l’être humain se fait de lui-même et de ses
responsabilités à l’égard de la société et de l’environnement naturel. Ce
sentiment de proximité et d’urgence tire parfois son origine d’un film, d’un
article de presse ou d’un livre. Ce fut le cas, en 1978, à la sortie du livre de
David Rorvik, In his Image : the Cloning of a Man : beaucoup de personnes
furent convaincues que l’être humain cloné au cœur de l’ouvrage existait
bel et bien et que la réflexion éthique avait été prise de court.
Mais il existe aussi des éléments qui témoignent de la fausseté de
l’impression de retard de la bioéthique. L’avortement, la recherche
d’atténuation de la souffrance, l’intervention dans le corps humain, sont des
questions éthiques traitées actuellement mais elles ont été envisagées depuis
fort longtemps. Les avancées technoscientifiques dans un domaine ne
signifient pas que les préoccupations éthiques soient nouvelles.
Ainsi, un grand nombre d’arguments avancés durant les débats sur le
clonage dans les années 1990 avaient déjà été énoncés durant les années
1960, à l’époque où la technique de fécondation in vitro et transfert
d’embryon allait être utilisée. Une polémique restée célèbre dans l’histoire
de la bioéthique avait alors opposé le généticien, microbiologiste et prix
Nobel Joshua Lederberg (1925-2008) au théologien Paul Ramsey (1913-
1988).
En 1966, dans son article « Experimental Genetics and Human
Evolution » (Bulletin of the Atomic Scientist, 22, p. 4-11), Joshua Lederberg
avançait les arguments suivants en faveur du clonage reproductif : il vaut
mieux copier directement le génotype d’un individu supérieur que d’essayer
de le retrouver par le chemin hasardeux et complexe de l’ingénierie
génétique ; il est intéressant de tirer parti des propriétés internes du clone en
l’utilisant pour une transplantation d’organe sans risque de rejet ; il serait
judicieux d’utiliser les similarités neurologiques du clone et de son modèle
dans la réalisation de certaines activités (la haute qualité de leur
communication est une qualité recherchée dans les équipes chirurgicales ou
spatiales, par exemple).
Dans Fabricated Man : the Ethics of Genetic Control (1970), Paul
Ramsey critiqua la position de Lederberg en s’appuyant sur des arguments
eux aussi abondamment repris dans les discussions ultérieures : l’objection
morale la plus importante au clonage reproductif est la question du sort
réservé aux « ratés » de la technique ; la relation humaine dans l’acte de
procréation et la signification pour l’enfant d’avoir à son origine deux
parents sont des éléments fondamentaux de la constitution psychique de la
personne et de la construction sociale ; le clonage reproductif ne relève plus
de la médecine mais de la démesure d’un être humain qui s’arroge, tel un
dieu, le droit de disposer à son gré de la nature génétique des autres.
La reprise périodique des mêmes interrogations ou des mêmes arguments
a plusieurs explications. Premièrement, un débat sur une question éthique –
et, dans un contexte démocratique, sur n’importe quelle question – n’est
jamais définitivement clos. Les participants au débat peuvent varier avec le
temps et placer ce qui a été dit dans une nouvelle perspective (la discussion
entre scientifiques et associations de patients autour d’une maladie
particulière peut devenir un débat parlementaire, par exemple).
Deuxièmement, les technosciences sont évolutives : de nouvelles
connaissances sont acquises, des techniques existantes sont perfectionnées,
des applications inédites sont disponibles. Si le monde technoscientifique
est le fruit des connaissances et de la créativité humaine, il est aussi son
terreau en ce qu’il les enrichit et les stimule. Troisièmement, chaque
domaine de la recherche et de l’application technoscientifiques et médicales
soulève des questions particulières mais celles qui seront préférentiellement
traitées par la bioéthique ont une dimension qui dépasse leur localisation
disciplinaire de départ. Ces questions ont un caractère transdisciplinaire et
surtout une portée majeure en terme de choix de vie et de société, de
responsabilité à l’égard des générations futures et des êtres vivants non-
humains. Leur récurrence manifeste leur profondeur et leur gravité. La
recherche médicale sur l’être humain, par exemple, a historiquement
soulevé la question du consentement de la personne mais cette question
resurgira avec le prélèvement d’organes, avec l’utilisation du matériel
génétique, avec les embryons surnuméraires dont l’usage dépend du
consentement des producteurs de gamètes, avec la mort médicalement
assistée… Quatrièmement, la bioéthique commence seulement à être
connue dans sa dimension historique. Il est frappant de constater à quel
point la culture bioéthique fait cruellement défaut. La méconnaissance des
ouvrages de référence en bioéthique, des grands débats, de l’évolution des
théories et des notions bioéthiques, des méthodes mises en place, des
répercussions de ces réflexions en matière de comportement ou de
règlement… commence seulement à être compensée en Europe et dans le
monde francophone par la mise sur pied d’un enseignement (qui existe
depuis longtemps aux États-Unis) et la publication d’ouvrages en langue
française à vocation encyclopédique et historique.
Si, pour conclure, nous prenions l’idée reçue au pied de la lettre,
comment se définirait une bioéthique qui ne serait pas en retard mais à
l’heure technoscientifiquement juste ? Ce serait en fait une bioéthique qui
tracerait bien avant le développement de la recherche et de ses applications
la voie normative que celui-ci devrait nécessairement emprunter. Cette
bioéthique s’approprierait en quelque sorte la toute-puissance que certains
reprochent à la technoscience pour non seulement guider le monde
scientifique mais aussi le monde des idées, des aspirations et des choix. Un
écho de ce souhait apparaît dans la tendance à confondre l’éthique et le
domaine légal, à évaluer le travail éthique au nombre de lois produites. Une
bioéthique sans retard deviendrait à son tour un destin, c’est-à-dire une
pensée dogmatique.
« Les bioéthiciens sont sous la coupe des scientifiques et des
industriels. »

Nombre [de bioéthiciens] ne sont désormais


rien d’autre que des justificateurs sophistiqués
– et souvent sophistes – de tout ce que la communauté
scientifique entend réaliser [...]

Francis Fukuyama, La Fin de l’homme. Les conséquences de la


révolution biotechnique, Paris, Gallimard, 2002, p. 354

Nouvelle incarnation de l’image platonicienne du sophiste se détournant


de la recherche de la vérité et vendant son savoir au plus offrant, le
bioéthicien que fustige Fukuyama se joue des foules en tirant de son savoir
des ficelles au seul bénéfice de scientifiques sans conscience. Théorie du
complot de la « communauté » scientifique et sages déchus, le décor de
l’apocalypse technoscientifique est planté. Mais dès qu’il est confronté aux
faits et aux actes posés, le décor se réduit à un carton-pâte aux couleurs
outrancières.
Le rapport des scientifiques à l’argent est particulièrement complexe
parce que la recherche exige de gros investissements financiers. Ceux-ci ne
seront concédés par les pouvoirs publics que si une majorité de la
population soutient les objectifs de la recherche, et ils ne seront accordés
par l’industrie qu’à la condition que la recherche génère rapidement des
applications rentables. Le soutien du public et la rentabilité des applications
dépendent notamment de critères utilisés dans l’évaluation bioéthique
comme par exemple la sécurité du nouveau produit technoscientifique, le
caractère non-destructeur de son usage, son efficacité à soulager ou à
améliorer une situation, sa disponibilité, etc.
Cette dynamique de la recherche, de l’argent et de l’éthique innerve les
nombreuses réflexions sur la commercialisation du corps humain, les
brevets sur les inventions biotechnologiques, la mise à disposition sur
Internet de tests génétiques par des laboratoires privés, la chirurgie
esthétique, le clonage d’animaux domestiques…
Voici deux exemples à travers lesquels la complexité de cette dynamique
s’exprime différemment et pas au seul bénéfice des intérêts des
scientifiques qui l’alimentent.
Le premier se situe aux États-Unis, en 1988, quand le National Institute
of Health créa l’Office of Human Genome Research sous la direction de J.
Watson et s’associa au Department of Energy pour mettre sur pied le
Human Genome Project. Ce projet visait à dresser la carte du génome
humain, c’est-à-dire à déterminer la séquence des quelque trois milliards de
nucléotides qui composent les gènes humains. L’envergure du travail
exigeait d’importants fonds financiers qu’il fallait obtenir du Congrès
américain. Les responsables scientifiques ont compris que les membres du
Congrès ne seraient pas convaincus par des arguments uniquement
scientifiques et qu’il fallait impérativement leur montrer que les questions
éthiques soulevées par le projet étaient prises au sérieux. C’est ainsi
qu’apparut, en 1989, le programme ELSI chargé d’identifier et d’analyser
les Implications Éthiques, Légales et Sociales du Human Genome Project.
Ce programme allait réfléchir à la manière dont les nouvelles informations
génétiques seraient utilisées et interprétées, au type de personnes ou
d’institutions qui pourraient y accéder et aux systèmes nécessaires de
protection des personnes. L’objectif du programme ELSI était de traiter les
problèmes éthiques au stade de la recherche scientifique, c’est-à-dire en
amont de la possible intégration de ses résultats dans la pratique médicale.
Cette anticipation des problèmes éthiques et cette stimulation au débat
citoyen et politique sont les aspects positifs sur le plan bioéthique d’une
intention principalement animée au départ par la recherche d’un soutien
financier.
Le second exemple est très actuel puisqu’il concerne les
nanotechnologies. Des scientifiques, des industriels et des comités
d’éthique qui ont travaillé dans ce domaine réclament de manière répétée
que le public soit informé et puisse débattre des enjeux éthiques des
nanotechnologies. Avant d’aborder les raisons de cette demande réitérée,
précisons brièvement ce que sont les nanotechnologies.
Le terme « nanotechnologie » a été utilisé pour la première fois en 1974
par le scientifique japonais Norio Taniguchi (1912-1999) dans son article «
On the Basic Concept of “Nano-Technology” » présenté à la Japan Society
of Precision Engineering. L’idée d’une ingénierie des atomes et des
molécules avait été évoquée auparavant par le physicien et prix Nobel de
physique, Richard P. Feynman (1918-1988) dans son exposé « There is
plenty of room at the bottom », fait le 29 décembre 1959, lors de la réunion
annuelle de l’American Physical Society au California Institute of
Technology. Le terme sera popularisé, en 1986, par le livre Engines of
Creation. The Coming Era of Nanotechnology, d’Eric Drexler.
La nanoscience et la nanotechnologie travaillent à l’échelle du nanomètre
(nm), c’est-à-dire au milliardième de mètre. Leur particularité ne réside
toutefois pas dans cette échelle qui est aussi celle des virus et de l’ADN que
l’on manipule depuis près de cinquante ans mais dans la multiplicité des
disciplines qu’elles concernent (la physique, l’électronique, la robotique, la
chimie, l’informatique, la biologie, la médecine, les sciences humaines et
sociales…), et dans l’extrême diversité de leurs applications (aérospatiale,
électronique, énergétique, militaire, pharmaceutique, médicale,
cosmétique…).
Grâce à la mise au point de nouveaux instruments (notamment le
microscope à effet tunnel), il est possible d’intervenir au niveau atomique
pour créer de nouveaux matériaux (nanoparticules, nanotubes…) et
dispositifs, et exploiter des propriétés (électriques, optiques, magnétiques,
mécaniques, chimiques) présentes à l’échelle nanométrique et qui peuvent
être différentes de celles du matériau massif.
Par son caractère multidisciplinaire et la grande diversité de ses
applications, le domaine « nano » soulève de nombreuses interrogations
bioéthiques : la toxicité et la biopersistance de certains matériaux posent des
problèmes dans l’administration des médicaments et dans les effets sur la
santé des personnes travaillant au contact des nanoparticules ; la traçabilité
souhaitable mais susceptible de porter atteinte à la protection de la vie
privée (dissémination de capteurs [ou senseurs] dans les murs, les semelles
de chaussure, le corps…) ; l’usage de moyens « nanos » (puces, par
exemple) permettant d’augmenter ou de sélectionner des performances
physiques ou intellectuelles ; l’utilité d’établir en médecine de nouveaux
diagnostics ou des diagnostics plus pointus sans traitements disponibles.
Certains scientifiques, industriels et comités d’éthique souhaitent que le
public soit complètement informé de ces divers aspects techniques et
éthiques, et ils voient là une mission à confier à la bioéthique. Une
information complète signifie que les aspects tant négatifs que positifs
devront être abordés, que les zones d’incertitude, de risque ou de manque
de savoir ne devront pas être occultées. Qu’est-ce qui motive cette attention
portée à l’information du public ? Principalement les leçons tirées des
critiques, des moratoires ou des rejets purs et simples dont les organismes
génétiquement modifiés ont fait les frais. Les scientifiques et les industriels
du domaine « nano » ont compris qu’un public mal informé devenait
méfiant, ce qui pouvait entraîner des interdictions législatives et des
suppressions d’aides financières à la recherche. Mais en dehors de la
sauvegarde de cet intérêt et quel que soit le degré de réussite de cette
démarche, celle-ci témoigne que les débats et l’expression des personnes et
des associations peuvent avoir une influence réelle sur le développement et
l’utilisation des technosciences. La bioéthique se nourrit de son histoire et
c’est cela qui fait évoluer ses thèmes, ses théories, ses principes, ses modes
de discussion et ses processus de décision. Cette réalité de la bioéthique
dessine un tableau bien différent de celui du complot scientifique et de la
fourberie des bioéthiciens.
« Un bon médecin n’a pas besoin de bioéthique. »

Cependant, en aucune circonstance, la décision finale


ne devrait être laissée dans les mains du patient :
il n’a ni l’éducation, ni l’expérience, ni le point de vue
impartial nécessaires pour prendre la meilleure
décision dans son propre intérêt.

Gerald Leach, The Biocrats, London, Cape, 1970, p. 303 (traduction de l’auteur)

Jusqu’au début du XXe siècle, certains médecins, guidés par la volonté de


connaître le corps humain pour le guérir, ont mené des recherches sur des
personnes vulnérables et/ou considérées comme perdues sur le plan
thérapeutique ou sur le plan social : des enfants, des personnes mourantes,
des condamnés à mort, des malades mentaux… Depuis une soixantaine
d’années, la mise en cause du jugement du médecin comme seule instance
de justification des recherches qu’il entreprend et des thérapies qu’il
prescrit a été forte. Avec le code de Nuremberg (1947) et des déclarations
comme celle d’Helsinki (1964), la recherche sur l’être humain doit
respecter divers principes : le principe de non-malfaisance (primum non
nocere) qui enjoint de s’assurer que les bénéfices de l’action seront
supérieurs aux maux ; le principe de bienfaisance qui exige que l’action
tende vers la réalisation du bien ; le principe du recueil du consentement
libre et informé de la personne soumise à la recherche…
L’équilibre entre le respect de ces principes et dispositions et la nécessité
de mener des expérimentations sur l’être humain pour étendre les
connaissances et affiner les thérapies est délicat. En France, par exemple, la
possibilité de mener une recherche à visée cognitive, c’est-à-dire une
recherche qui permette d’approfondir les connaissances sans apporter de
bénéfice thérapeutique direct à la personne qui s’y soumet – et l’obligation
de demander le consentement explicite de la personne ne sont officialisées
que depuis la loi Huriet-Serusclat du 20 décembre 1988.
Sur le plan des soins de santé, la difficulté vient principalement de la
conciliation de deux intentions : celle d’agir pour le bien et celle de
respecter la volonté et l’intégrité d’un être humain. Le médecin,
historiquement et professionnellement, est enclin à accorder de prime abord
plus d’importance à la première intention et à évaluer en fonction de celle-
ci la seconde intention. Cette préférence accordée au jugement du médecin
sur l’avis ou le consentement du patient est toujours d’actualité dans le
« privilège thérapeutique ». Le manuel d’éthique médicale de l’Association
médicale mondiale de 2005 précise, en effet, que le médecin est autorisé à
ne pas communiquer les données médicales susceptibles de porter
gravement atteinte à l’état physique, psychologique et émotionnel du
patient. C’est donc au médecin de juger ce que le patient doit connaître de
son état. Or, la disposition d’une information médicale complète est une
condition à la prise de décision autonome du patient conscient et capable.
Le rôle de la bioéthique a été de ne plus laisser la détermination du
champ d’application du jugement médical à la seule appréciation des
médecins, autrement dit de mettre en cause le paternalisme médical. Pour
qu’une décision ou une action soient qualifiées de paternalistes, il faut que
les caractéristiques suivantes soient présentes : elles doivent avoir
l’intention de prévenir un mal et de promouvoir un bien (pas d’expérience
sur la toxicité d’un produit qui nuirait gravement à la santé du sujet soumis
à l’expérience et n’aurait aucun usage thérapeutique) ; elles doivent ne pas
prendre en considération les préférences du patient ou ne pas respecter sa
volonté que rien ne soit entrepris (ne pas respecter la volonté d’un patient,
témoin de Jéhovah, de ne pas recevoir de transfusion sanguine) ; elles
doivent limiter l’autonomie de la personne (en ne divulguant pas une partie
de l’information médicale). Le fait que le médecin ne prenne pas en compte
le point de vue divergent de son patient peut avoir des conséquences
tragiques. En 1972, le paternalisme médical a été dénoncé par le
cardiologue américain Chad Calland, dans un article paru dans le New
England Journal of Medicine, devenu une référence en bioéthique. Dans cet
article publié la semaine même de son décès, Chad Calland expliquait
pourquoi il s’était suicidé après avoir subi cinq transplantations de rein. Il
déplorait le fait de n’avoir été qu’un objet de compétition entre ses
collègues et amis néphrologues et chirurgiens. Il leur reprochait de ne pas
l’avoir écouté lorsqu’il exprimait ses sentiments sur la vie qu’il menait avec
la dialyse ou après ses opérations chirurgicales. Ce témoignage secoua
profondément le monde médical parce qu’il émanait d’un médecin devenu
patient et qu’il mettait en cause la pratique de médecins – collègues et amis
– qui pensaient en leur âme et conscience avoir agi en « bons médecins ».
La création des comités de bioéthique a aussi mis à mal le recours au seul
jugement du médecin pour justifier une décision. Ces comités composés de
personnes représentant des disciplines diverses ne furent pas toujours bien
accueillis au sein des hôpitaux. Ils étaient perçus comme un contrôle d’une
activité médicale devenue tout à coup suspecte et un contretemps dans une
dynamique de soins rapide et bien rôdée. La présence d’un bioéthicien dans
les hôpitaux peut avoir un éventuel effet pervers. En certaines et rares
circonstances, elle incite des médecins à déléguer leurs responsabilités à
l’égard des patients. Par exemple, un médecin peut charger le bioéthicien de
son hôpital d’annoncer au patient une décision prise collégialement ou au
sein d’un comité d’éthique, et qui ne rencontre pas le souhait de ce patient.
La relation de confiance entre le patient et le médecin est ici malmenée
alors que le travail bioéthique est précisément de la sauvegarder.
Un bon médecin est donc quelqu’un qui doit maîtriser des connaissances
scientifiques et être capable d’évaluer la pertinence de leurs applications
d’un point de vue médical, mais aussi d’entendre les souhaits d’un patient
ou de ses proches et, en concertation avec toutes les parties concernées, de
prendre une décision justifiée médicalement et humainement. Il a donc
certainement besoin de bioéthique.
« La réflexion bioéthique doit se concrétiser dans des lois. »

La bioéthique, dans sa tentative de régulation des avancées


scientifiques, trouve naturellement des prolongements
juridiques. L’outil juridique est mobilisé pour encadrer,
interdire ou légitimer certaines pratiques.

Sandrine Maljean-Dubois, « Les timides développements d’un


bio-droit mondial face aux rapides avancées des sciences de la vie »,
La Société internationale et les enjeux bioéthiques. Treizièmes
rencontres internationales d’Aix-en-Provence, sous la dir. de
S. Maljean-Dubois, Paris, Éd. A. Pedone, 2005, p. 14

Que les développements et les applications technoscientifiques et


biomédicales nécessitent un encadrement est une évidence pour tout le
monde. Mais la nature de cet encadrement (professionnel, éthique,
juridique), sa portée (nationale, internationale), son degré de contrainte
(avis consultatif d’un comité, recommandation, loi) divisent les opinions.
On peut en effet préférer au caractère contraignant d’une loi une
recommandation émanant d’un groupe d’experts et qui pourra s’adapter
rapidement aux problèmes à venir, ou encore un guide de bonnes pratiques
professionnelles. Certains souhaitent une législation, d’autres un
changement de législation, d’autres encore l’abandon d’une législation. Un
médecin peut désirer ne pas devoir se rapporter à une loi pour prendre une
décision et vouloir assumer pleinement ses responsabilités mais il peut aussi
désirer inscrire sa pratique dans une législation qui le préserve de poursuites
judiciaires. Ce dernier cas de figure a notamment été illustré par le souhait
des femmes et des professionnels de la santé de voir l’avortement
dépénalisé.
Dès son origine aux États-Unis, la bioéthique est intimement liée au
droit, ou plus précisément elle se forme au contact d’affaires traitées par les
tribunaux. Ces affaires réveillaient des problèmes éthiques que l’on croyait
résolus. C’est ce qui arriva avec l’interdiction de l’avortement dans le droit
pénal qui semblait à certaines personnes ne jamais devoir être remise en
cause. Cette interdiction fut mise en question, en 1973, dans l’affaire « Roe
contre Wade » quand une femme défendit son droit d’avorter devant les
tribunaux. D’autres affaires font surgir de nouvelles questions éthiques.
L’affaire « Karen Ann Quinlan » fut particulièrement importante dans
l’histoire de la bioéthique. En 1975, suite à l’ingestion d’un mélange de
barbituriques et d’alcool, Karen Ann Quinlan sombre dans le coma et est
admise dans une unité de soins intensifs. Les mois passent, et elle reste dans
un état d’inconscience qui nécessite une assistance respiratoire. Après mûre
réflexion et de multiples consultations de divers spécialistes, ses parents
souhaitent que l’appareil respiratoire soit débranché mais ils se heurtent à
l’avis contraire du médecin. L’affaire est portée devant les tribunaux. En
1976, la Cour Suprême du New Jersey donne raison aux parents et le
respirateur est débranché. À la surprise générale, Karen Ann se met à
respirer spontanément. Elle restera en vie dans cet état jusqu’en 1985. Cette
affaire porta à l’avant-plan des questions que la bioéthique allait prendre en
charge : celles de l’arrêt du traitement, de l’euthanasie, de l’acharnement
thérapeutique, de la prise de décision par une autre personne que le médecin
(ici les parents).
La formation de la bioéthique au contact du droit est également claire
dans le domaine de l’expérimentation humaine et du consentement des
personnes, par exemple. C’est de l’institution juridique que fut le tribunal
international de Nuremberg (1946) qu’est né le code de Nuremberg (1947),
un document éthique sur l’expérimentation humaine.
Le droit sera lui aussi affecté par l’essor des technosciences et par les
bouleversements éthiques et sociaux que celui-ci implique. Comme
l’éthique médicale s’est transformée en bioéthique dans le nouveau contexte
technoscientifique, le droit a évolué en un biodroit. Le droit médical
traditionnel est attentif aux aspects juridiques liés à l’exercice de la
profession médicale (les relations professionnelles entre les médecins, les
mauvaises pratiques médicales). Le biodroit est plus large et concerne l’être
humain dans ses divers rapports avec la biomédecine, les biotechnologies et
les nouvelles techniques comme l’informatique, par exemple. Il concerne
aussi la matière vivante (OGM, protection juridique des inventions
biotechnologiques…) et les êtres vivants (expérimentation sur l’animal,
clonage…). Ainsi, les dispositions du droit positif en rapport avec la
bioéthique définissent le biodroit. Celui-ci doit à la fois interroger les
catégories juridiques traditionnelles pour résoudre une situation mais aussi
intégrer de nouvelles valeurs éthiques et sociales notamment mises en
évidence par la bioéthique.
Une loi cristallise une orientation éthique dominante à une certaine
époque. Les personnes qui ont des convictions différentes pourront
contourner la loi en se rendant, par exemple, dans un pays où la législation
est différente. Si l’on conçoit la bioéthique et le biodroit principalement
comme des démarches de restriction et d’interdiction, on peut souhaiter
qu’une législation internationale empêche tout contournement de ce type.
L’utilité d’une législation internationale s’impose pour tous les enjeux
économiques et industriels associés à la bioéthique ainsi que pour les
questions d’ordre sanitaire. Par exemple, établir un cadre législatif
international pour protéger les personnes de produits biotechnologiques ou
nanotechnologiques, dont la sécurité pour la santé des êtres humains et la
préservation des écosystèmes n’est pas établie et qui servent principalement
des intérêts économiques, est une démarche nécessaire. Par contre, établir
un cadre législatif international pour décider sur d’autres bases que celle de
l’indication médicale, qui peut ou non accéder à la procréation
médicalement assistée, ne va pas du tout de soi dans une société pluraliste
et démocratique. Il est vrai que les droits de l’homme peuvent servir de
fondement à une législation internationale mais leur universalité est parfois
mise en cause.
La collusion entre le droit et l’éthique apparaît en France dans
l’appellation courante « lois de bioéthique » qui désigne au départ trois
lois : la loi n° 94-548 du 1er juillet 1994 sur le traitement des données
nominatives ayant pour fin la recherche dans le domaine de la santé ; la loi
n° 94-653 du 29 juillet 1994 autour du respect du corps humain ; et la loi n°
94-654 également du 29 juillet 1994 relative au don et à l’utilisation des
éléments et produits du corps humain, à l’assistance médicale à la
procréation et au diagnostic prénatal. Ces lois sont révisées tous les cinq ans
et seront à nouveau envisagées en 2009. Cette appellation a une tonalité
moralisante qui, selon le sens de la lecture, laisse penser que la loi exprime
la quintessence de la bioéthique ou que la bioéthique peut sans problème
ajouter du sens et des valeurs à la normativité juridique. Mais voir la
bioéthique comme une réflexion devant aboutir à des lois est réducteur.
La bioéthique accomplit aussi un travail prospectif et créatif en inventant
des notions ou en les redéfinissant. Et cette créativité peut parfois rendre la
tâche du législateur plus ardue. La réflexion bioéthique sur le statut de
l’embryon est exemplaire à cet égard. Loin de s’en tenir aux catégories
juridiques de « personne » et de « chose » pour qualifier l’embryon, la
bioéthique crée de nouvelles catégories selon les positions éthiques. Ainsi,
depuis 1985, dans le rapport de l’European Science Foundation, on parle de
« pré-embryon ». Si l’on considère que l’apparition des premiers éléments
du système nerveux vers le quatorzième jour du développement
embryonnaire signe le début de la nature rationnelle de l’être humain, on
peut alors tracer une ligne de partage entre le pré-embryon – jusqu’au 14e
jour – et l’embryon, et autoriser uniquement la recherche sur le pré-
embryon assimilé à un agrégat de cellules.
La législation est un moyen de concrétiser une position éthique mais
aussi une manière de clore, au moins momentanément, la discussion
éthique. Dans leur ardeur législative, les responsables politiques peuvent
être animés d’intentions diverses, et d’ailleurs pas nécessairement
opposées : celle de trouver réellement une solution à des situations
concrètes, celle d’imposer un point de vue éthique, celle de ne pas susciter
ou de ne pas prolonger un débat de société qui les met en difficulté sur le
plan de la stratégie politique, etc.
L’encadrement législatif des technosciences est nécessaire sous certains
aspects et peut se faire sur la base de la réflexion bioéthique. Cependant,
l’objectif de la bioéthique dans le champ de l’encadrement ne se réduit pas
à la production de lois. Dans d’autres contextes que celui de la législation et
selon d’autres valeurs que celles de la permission et de l’interdiction, elle
balise l’espace de la recherche et des applications technoscientifiques.

Le choix d’Hugo Claus, le combat de Chantal Sébire :


l’impact humain de deux législations sur la fin de vie

Hugo Claus et Chantal Sébire sont décédés le même jour, le 19 mars 2008. L’un et l’autre
ont voulu que leur demande d’euthanasie soit rendue publique. La similitude de leur
démarche s’arrête là car les législations belges et françaises divergent en matière
d’euthanasie. Mais avant d’aborder ce point, revenons à l’histoire de ces personnes.

Écrivain et dramaturge belge de notoriété internationale (L’Étonnement, Le Chagrin des


Belges), Hugo Claus décide de recourir à l’euthanasie pour ne pas se laisser submerger
davantage par la maladie d’Alzheimer qui le ronge depuis quelques années. Âgé de 78
ans, il veut vivre en pleine conscience ses derniers moments d’existence. Quelques
heures avant sa mort, il assiste à une séance de cinéma avant de réunir sa famille et ses
amis autour d’une coupe de champagne. Lucide, décidé et serein, il prend le temps de
faire ses adieux avant de se rendre à l’hôpital Middelheim d’Anvers où l’euthanasie est
pratiquée. Par la publicité de sa décision, Claus clame sa liberté de choisir les modalités
de sa mort et attire l’attention sur la nécessité de poursuivre la réflexion sur les conditions
d’application de l’euthanasie à certaines pathologies comme la maladie d’Alzheimer.

À quelques centaines de kilomètres de là, en Bourgogne, Chantal Sébire, une institutrice


et mère de famille de 52 ans atteinte d’un esthésioneuroblastome, une tumeur rare se
développant dans la cavité nasale, meurt, seule, à son domicile. Sa demande
exceptionnelle d’euthanasie venait d’être rejetée par le tribunal de Dijon et la démarche
de son médecin généraliste auprès de l’Élysée s’était révélée infructueuse. À la
découverte de son corps, une enquête judiciaire pour « recherche des causes de la
mort » fut ordonnée. L’autopsie du corps ne permit pas de déterminer les circonstances
de la mort et l’enquête fut close. Pour pouvoir mourir comme elle le désirait – « en
quelques minutes et en pleine lucidité » – Chantal Sébire avait accepté de parler
publiquement des souffrances intolérables que l’état de son visage ne laissait que trop
supposer.

Les circonstances du décès de Chantal Sébire ont ravivé en France le débat sur la fin de
vie, périodiquement alimenté par la publicité de cas individuels et par certains jugements
des tribunaux en cette matière. Suite à « l’affaire Vincent Humbert », une mission
d’information sur l’accompagnement de la fin de vie composée de députés émanant de
diverses formations politiques et présidée par le député Jean Leonetti, est créée en
octobre 2003. Les travaux de cette mission serviront de socle à la loi n° 2005-370 du 22
avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie qui tend à éviter toute
« obstination déraisonnable » dans les traitements. La « loi Leonetti » s’inscrit dans le
sillage d’autres mesures comme la circulaire DGS/3D du 26 août 1986 dite circulaire
« Laroque » relative à l’organisation des soins et à l’accompagnement des malades en
phase terminale, la loi du 9 juin 1999 qui reconnaît le droit d’accéder à des soins palliatifs
et à un accompagnement ou encore la loi du 4 mars 2002 qui renforce les droits du
malade en lui permettant de refuser des soins et des traitements.

Cette accentuation de la prise en considération de la volonté du malade et de


l’organisation des soins palliatifs ne modifie pas le statut de l’euthanasie en France,
toujours assimilée en toutes circonstances à un homicide. Les réflexions évoluent
cependant au fil des débats et des « cas » rendus publics. Ainsi, dans son avis n° 63 du
27 janvier 2000, le Comité consultatif national d’éthique soutient qu’une « exception
d’euthanasie » pourrait être justifiée dans certaines situations. La demande de Chantal
Sébire faisait prévaloir cette notion d’exception d’euthanasie mais elle a été rejetée. Elle
aurait rencontré les conditions d’acceptation selon la loi belge.

En Belgique, l’euthanasie est une possibilité légale depuis l’entrée en vigueur, le 22


septembre 2002, de la loi relative à l’euthanasie complétée par la loi du 10 novembre
2005. Cette loi a été couplée à la loi du 14 juin 2002 relative aux soins palliatifs et à la loi
du 22 août 2002 relative aux droits du patient, indiquant ainsi que la fin de vie peut être
gérée selon diverses modalités. L’euthanasie n’est donc plus assimilée à une infraction si
elle respecte certaines conditions et procédures bien précises : le patient doit être majeur,
capable et conscient au moment de sa demande ; la demande doit être formulée de
manière volontaire, réfléchie et répétée et ne pas résulter d’une pression extérieure ; le
patient doit se trouver dans une situation médicale sans issue et faire état d’une
souffrance physique ou psychique constante et insupportable qui ne peut être apaisée et
résulte d’une affection accidentelle ou pathologique grave et incurable ; le médecin doit
informer le patient de son état de santé et de son espérance de vie, évoquer les
possibilités thérapeutiques encore envisageables et les soins palliatifs et arriver, avec le
patient, à la conviction que l’euthanasie est la solution la plus raisonnable ; le médecin
doit mener plusieurs entretiens avec le patient pour s’assurer de la persistance de la
souffrance physique ou psychique et de sa volonté ; le médecin doit consulter un autre
médecin, s’entretenir de la demande du patient avec l’équipe soignante, etc.

Les trois rapports rendus depuis 2002 par la Commission d’évaluation fédérale de
contrôle et d’évaluation de l’application de la loi relative à l’euthanasie en Belgique
indiquent que les cancers généralisés ou gravement mutilants sont à l’origine d’environ 80
% des demandes d’euthanasie, que quelque 80 % des euthanasies ont été pratiquées
chez des patients âgés de 40 à 79 ans et que la moitié des euthanasies ont eu lieu au
domicile du patient. Depuis l’entrée en vigueur de la loi et jusqu’au 31 décembre 2007, 1
925 euthanasies ont été recensées. Une moyenne de 38 euthanasies par mois a été
établie pour l’année 2006-2007.
« La bioéthique cherche à satisfaire les désirs individuels et
présents. »

Jadis le médecin demandait à son patient :


« Où avez-vous mal ? » et il essayait d’interpréter
les symptômes. Aujourd’hui, il demande plutôt
« Que désirez-vous ? » Il ne s’agit plus de guérir,
mais de répondre à des désirs. Et le public, du moins
un certain public, attend du médecin
qu’il joue ce nouveau rôle : être un technicien
qui répond à la demande.

Guy Durand, La Bioéthique. Nature, principes, enjeux,


Paris, Les Éditions du Cerf, 1989, p. 94-95

Le présent est le mode sur lequel nous aimerions que nos désirs et nos
fantasmes soient conjugués. Avoir un enfant en bonne santé, ne plus souffrir
d’une maladie invalidante, améliorer sa mémoire, augmenter ses capacités
physiques… Longue est la liste des souhaits que la biomédecine et la
technoscience sont censées exaucer, ici et maintenant, ou dans le pire des
cas, pour ceux qui nous succéderont directement. La réflexion bioéthique,
surtout quand elle se fait biopolitique, est arrimée au présent des recherches
et des applications technoscientifiques. Soucieux du court terme, les
dirigeants politiques cherchent à satisfaire les besoins présents de leurs
électeurs et n’osent déplaire en tenant, au nom du futur, des propos de
modération et de responsabilité. Ces propos ont pourtant été partiellement
ceux de la bioéthique, depuis son apparition, et ils le sont de plus en plus
aujourd’hui.
La prise de conscience d’une responsabilité à l’égard des générations
futures a eu lieu au cours des années 1960, à la même époque que celle
concernant l’environnement.
Cette prise de conscience a été provoquée par l’explosion démographique
et ses conséquences néfastes sur la population présente et future ainsi que
sur l’état de l’environnement naturel. Dans l’histoire de la bioéthique, c’est
à l’ambassadeur de l’Inde aux États-Unis, Mahomedali Chagla, que revient
le mérite d’avoir attiré l’attention politique et internationale sur ce problème
lors d’une conférence tenue à Dartmouth, en 1960. Chagla insista sur
l’urgence de fournir une contraception bon marché à la population indienne
et à celle des pays en voie de développement et invoqua la nécessité d’un
contrôle de la fertilité, d’un planning familial. Des nombreuses discussions
sur ce sujet, trois positions se dégagèrent en fonction de l’importance
accordée respectivement à l’environnement, à l’individu et à la société. La
première est celle des défenseurs de l’environnement. Pour eux, le seul
moyen de contrôler la croissance démographique et ses conséquences
désastreuses pour l’environnement était de prendre des mesures sur le plan
politique, en imposant une limitation du nombre d’enfants par famille. La
deuxième position est celle des défenseurs du contrôle par les individus de
leur reproduction grâce au planning familial. La troisième est celle des
partisans de l’amélioration des conditions socio-économiques d’existence
des populations. En vivant mieux, les personnes accepteront d’avoir moins
d’enfants et auront à cœur d’offrir à leurs descendants un mode de vie au
moins aussi satisfaisant que le leur.
La responsabilité envers les générations futures est donc associée au
phénomène de la croissance démographique, à l’épuisement des ressources
naturelles, à la pollution mais aussi au développement technoscientifique.
Un des premiers philosophes à avoir analysé l’impact technoscientifique sur
les générations futures est Hans Jonas (1903-1993). Dans son ouvrage, Le
Principe responsabilité (1979), ce philosophe d’origine allemande montre
que la portée inédite dans le temps et dans l’espace des technosciences
exige une éthique tournée vers le futur. Il ne s’agit pas de concevoir une
éthique que les générations futures mettront en œuvre mais d’adopter dès
aujourd’hui une éthique qui préservera dans de bonnes conditions les
générations futures et l’environnement. Face à la puissance d’action et de
transformation technoscientifiques, la prudence exige de développer une
science prédictive qui permettra de décider de l’application ou non d’une
possibilité technoscientifique.
S’il existe une responsabilité à l’égard des générations futures, on ne peut
à proprement parler invoquer un droit des générations futures. Seuls des
êtres existants peuvent avoir des droits et, par définition, les générations
futures n’existent pas et ne peuvent donc revendiquer un droit ni d’ailleurs
trouver dans le présent un porte-parole légitime, leurs aspirations étant en
effet inconnues.
La responsabilité à l’égard des générations futures est un aspect de la
portée globale de la bioéthique. La notion de globalité ne recouvre pas celle
d’universalité. La bioéthique a une portée globale dans le sens où elle prend
en considération les générations futures, l’espèce humaine, les êtres vivants,
les effets planétaires de la pollution environnementale. La portée globale de
la bioéthique se manifeste aussi d’une autre manière, à travers les
comportements. Ainsi, en Europe, la diversité des législations incite les
personnes à obtenir dans un autre pays ce que la législation de leur propre
pays encadre trop strictement ou interdit. C’est ce qu’on appelle
improprement le « tourisme médical », improprement parce que les raisons
de ces déplacements sont souvent graves, voire tragiques dans certains cas :
la recherche d’un lieu pour avorter en sécurité, d’une procréation
médicalement assistée quand on est homosexuel, d’une aide médicale
quand on est au stade terminal de sa maladie et qu’on veut mourir selon sa
conception de la dignité humaine. Seules les personnes qui disposent de
moyens financiers suffisants peuvent se permettre de tels déplacements. Les
questions d’argent et de justice sont aussi au cœur des voyages dans des
contrées où les gens sont dans une telle détresse matérielle qu’ils vendent
leurs organes.
La portée globale de la bioéthique, c’est aussi la dimension géographique
et temporelle des applications technoscientifiques. Ainsi, l’utilisation et la
diffusion de nanoparticules dans l’air soulèvent des problèmes sanitaires à
l’échelle collective et dans le temps. La culture en plein champ de plantes
génétiquement modifiées met en question la biodiversité et la possibilité de
préserver dans le futur les conditions pour un autre type d’agriculture
(« biologique »).
L’acquisition de nouvelles connaissances sur le génome humain et la
possibilité de diagnostiquer une maladie avant l’implantation de l’embryon
dans l’utérus (diagnostic préimplantatoire) ou pendant la grossesse
(diagnostic prénatal) soulèvent également des questions bioéthiques de
portée globale. Le diagnostic préimplantatoire invite à réfléchir sur le type
d’êtres humains souhaité dans le futur, sur le degré d’acceptation sociale de
personnes handicapées, sur les possibilités encore théoriques et éloignées de
combiner ce diagnostic avec une intervention réparatrice ou méliorative sur
le génome. De plus, si chacun possède un génome singulier qui le
caractérise, celui-ci est également partagé en partie au moins par d’autres
personnes connues ou ignorées. Les informations concernant une maladie
héréditaire sont à la fois personnelles mais aussi collectives, ce qui place
dans une perspective nouvelle des principes comme celui de l’autonomie ou
du consentement. La diffusion de cette information d’une génération à
l’autre mais aussi ce qu’elle impliquera sur le plan de la reproduction
mettent en jeu l’avenir.
La responsabilité à l’égard des générations futures est à la croisée de
nombreux chemins de réflexion bioéthique qui concernent l’être humain
individuel dans ses choix présents, la collectivité sociale, l’espèce humaine,
le vivant non-humain et les conditions physiques d’existence. Cette
responsabilité témoigne de la portée globale de la bioéthique.
« Avec la contraception et l’avortement, la bioéthique a tout
donné aux femmes. »

Ce n’est certainement pas un hasard si un des motifs


de lutte, premier et majeur, du mouvement des femmes a été
la libre disposition de leur corps, donc la liberté
de la contraception et de l’avortement.

Xavière Gauthier, Naissance d’une liberté. Contraception,


avortement : le grand combat des femmes au XXe siècle,
Paris, Éd. Robert Laffont, 2002, p. 123

La contraception et l’avortement ont effectivement été les premiers


problèmes qui concernaient en priorité les femmes dans les débats
bioéthiques. Mais cela ne signifie pas que ces problèmes soient désormais
réglés ni que les femmes ne soient concernées par rien d’autre dans le
champ de la bioéthique.
La contraception et l’avortement sont des pratiques qui existent depuis
longtemps mais elles sont souvent restées cachées parce qu’interdites et
sévèrement condamnées par l’État et par des préceptes religieux. Après la
Seconde Guerre mondiale, les femmes sont progressivement reconnues
comme membres actifs de la vie politique. Elles obtiennent le droit de vote
et, avec l’essor des mouvements en faveur des droits civiques, elles exigent
d’être reconnues comme des personnes autonomes et disposant de leur
corps et de leur existence. C’est dans ce cadre sociopolitique qu’une
avancée technoscientifique va les aider à prendre davantage leur vie en
main en leur permettant de décider si elles veulent être enceintes et à quel
moment : la pilule contraceptive. La dissociation de la sexualité et de la
reproduction fut un des premiers thèmes de discussion bioéthique lancé
principalement par les religieux chrétiens. La possibilité d’user d’un moyen
contraceptif efficace ne signifie pas de facto la disparition de l’avortement.
La lenteur des changements de mentalité, la diffusion insuffisante de
l’information, le prix du moyen contraceptif, les négligences dans sa prise
quotidienne, les viols et les incestes, font qu’il y a toujours des grossesses
non désirées et donc des avortements. Face aux dangers pour la santé et la
vie des femmes que représentent les avortements clandestins, il devenait
nécessaire d’établir un cadre légal pour pratiquer un avortement dans un
contexte médical et psychologique sécurisé et décent. La discussion
bioéthique fut vive. Les opposants à l’avortement invoquèrent le respect de
l’ordre naturel, le caractère sacré de la vie, l’intérêt suprême de l’embryon
vulnérable, etc. Quant aux partisans, ils en appelèrent à différents droits
comme le droit à l’intégrité du corps qui interdit d’utiliser le corps d’autrui
pour se maintenir en vie, et le droit à la vie privée qui remet la décision
d’avorter dans les seules mains de la femme.
En France, le combat des femmes pour le respect de leurs droits en
matière de contraception et d’avortement est symbolisé par deux lois : la loi
Neuwirth relative à la régulation des naissances du 28 décembre 1967 et la
loi Veil concernant l’interruption volontaire de la grossesse du 17 janvier
1975. Une fois ces premières revendications rencontrées, on s’attendait à ce
que les femmes rentrent dans le rang. Il n’en fut rien. Et des voix
murmurèrent : « Mais que veulent-elles de plus ? » Elles voulaient
notamment bénéficier, comme les hommes, du nouveau type de relation
entre le patient et le médecin ou le chercheur. Aux États-Unis, le National
Women’s Health Network constata que des firmes pharmaceutiques avaient
étudié les effets secondaires de différents types de pilules contraceptives sur
des femmes, sans recueillir préalablement leur consentement et parfois dans
des pays où celles-ci ne bénéficiaient pas, ou peu, de protection sociale.
Le rapport des mouvements féministes à la bioéthique est pluriel. On
peut cependant dégager de grandes caractéristiques comme l’attention
accordée à l’intérêt de la femme, au maintien de son contrôle sur son propre
corps et à la préservation de son autonomie dans la prise de décision.
Une première orientation majeure du féminisme dans son rapport à la
bioéthique dénonce toutes les formes d’asservissement de la femme et
veille à ce que de nouvelles discriminations ne soient pas favorisées. Dans
cette perspective, certaines féministes ont vu dans la fécondation in vitro un
acquiescement à l’image traditionnelle de la femme-mère. Le recours à
cette technique peut conforter l’idée qu’une « vraie » femme doit être prête
à tout endurer (la stimulation ovarienne, le prélèvement des ovocytes, les
multiples interventions corporelles) pour s’accomplir, c’est-à-dire être mère.
Quant à la maternité de substitution ou « gestation pour autrui » (utilisation
d’une « mère porteuse »), elle a été perçue par certaines féministes comme
une forme d’asservissement intolérable de la femme, et par d’autres comme
l’opportunité de ne pas assumer une maternité difficilement conciliable
avec une carrière professionnelle en établissant un contrat, d’égal à égal,
avec une femme consentante et informée. La question de la discrimination
des femmes a également été soulevée avec la possibilité de choisir le sexe
de l’enfant par la technique de fécondation in vitro associée au diagnostic
préimplantatoire ou par le diagnostic prénatal suivi éventuellement d’un
avortement. Choisir un sexe de préférence à un autre peut être dicté par une
valorisation personnelle ou socio-économique de celui-ci. Cette préférence
pourrait être l’expression d’un comportement sexiste, c’est-à-dire d’un
comportement qui lie le sexe biologique à des rôles sociaux dans un
contexte de hiérarchisation et de domination. Le désir d’avoir un enfant
d’un sexe déterminé est en effet alimenté par de nombreux préjugés et
représentations (des contes de fée, par exemple) mais aussi par des éléments
observables (le statut social, la rémunération du travail, la représentation
dans les instances politiques…). Toutefois, il arrive que le choix du sexe
soit, dans une situation sociale donnée, le seul moyen d’éviter qu’une
femme soit maltraitée physiquement et psychologiquement parce qu’elle ne
porte pas l’enfant du sexe désiré.
Cette orientation du féminisme étudie donc les dimensions éthiques des
technosciences biomédicales en les rapportant à des conditions sociales,
économiques et politiques.
Une seconde orientation du féminisme dans son rapport à la bioéthique
est une orientation que l’on pourrait qualifier de « féminine ». En
bioéthique, elle s’est manifestée dans l’éthique du souci de l’autre (care
ethics) telle qu’elle a été notamment élaborée par Carol Gilligan dans In a
Different Voice (1982), un ouvrage devenu un grand classique en la matière.
Gilligan constate que pour des raisons culturelles, les femmes favorisent les
relations humaines et la prise de responsabilité propre à une éthique des
soins tandis que les hommes privilégient le respect des règles et la
formulation de droits caractéristiques d’une éthique de la justice. L’éthique
des soins s’adresse tant aux femmes qu’aux hommes. En effet, loin de se
réduire aux soins infirmiers, elle propose un modèle général de
comportement humain fondé sur des valeurs et des compétences
culturellement associées aux femmes : la compassion, l’empathie,
l’entretien d’un réseau communicationnel, l’éducation, l’intuition…
L’expression première et exemplaire de cette attitude bienveillante, sensible
à la vulnérabilité, à la dépendance et aux besoins d’autrui est la relation de
la mère à son nouveau-né. Contrairement au paternalisme qui entretient des
relations de pouvoir et de domination, ce « maternalisme » repose sur les
rapports de confiance qu’entretiennent des personnes dans des situations
particulières et différentes. Là où la première orientation féministe
privilégierait la relation contractuelle avec un patient autonome et capable
de donner un consentement libre et informé, l’éthique « féminine » invite à
entrer en relation avec le patient, à prendre pleinement et intimement
conscience de la particularité de sa situation et de sa personnalité, et à
répondre de manière empathique à ses demandes. La reconnaissance d’une
nature féminine spécifique a été dénoncée par les partisans de la première
orientation comme un aveuglement à l’égard de la construction
sociopolitique, économique et culturelle des identités féminines et
masculines, et comme une acceptation de la représentation masculine
dominante des caractéristiques féminines et masculines.
La contraception et l’avortement ont été les premiers grands combats des
femmes dans l’arène bioéthique. Leurs acquis sont périodiquement remis en
question et ils sont toujours d’actualité dans bien des régions du monde. Ils
ont attiré l’attention sur les besoins des femmes dans le domaine des soins
de santé, sur la nécessité de respecter, au même titre que les hommes, leurs
droits dans le domaine biomédical, et sur l’importance d’insérer les
dimensions socioéconomiques et culturelles dans la réflexion bioéthique.

La bataille indienne du margousier :


une éthique de la conservation régionale confrontée à un monopole industriel
international

En 1994, un puissant mouvement de protestation conduit par la physicienne et écologiste


Vandana Shiva se développa en Inde contre un brevet couvrant un procédé fongicide qui
utilisait les propriétés de la semence du margousier (neem). Depuis des siècles, cet arbre
était présent dans l’agriculture traditionnelle indienne et connu pour ses vertus
médicinales. Avec le brevet, les paysans n’étaient plus autorisés à le cultiver, à l’utiliser ni
à le commercialiser. Cette situation prit fin en 2000, lorsque l’Office européen des brevets
annula le brevet sur le margousier et permit ainsi aux paysans indiens de disposer à
nouveau d’une ressource et d’un savoir ancestraux.

Si la bioéthique a joué un rôle protecteur des valeurs traditionnelles dans la bataille du


margousier, elle peut aussi être convoquée pour entériner des pratiques industrielles et
scientifiques de type néocolonialiste comme la biopiraterie. Des industries privées et
multinationales recherchent dans le milieu naturel, le plus souvent des pays en voie de
développement, des organismes vivants, des gènes ou des protéines traités par les
biotechnologies génétiques et qui participeront, dans le meilleur des cas, à la mise au
point de nouveaux médicaments. Cette bioprospection n’est pas en soi condamnable et
son principe – la recherche dans la nature de quelque chose d’utilisable – existe depuis
fort longtemps. Cette bioprospection devient cependant de la biopiraterie lorsqu’elle se
pratique de manière illégale et non éthique parce que les bénéfices (financiers et
médicaux) de la mise en valeur de ces prélèvements ne sont pas partagés avec les pays
qui ont fourni la ressource première. Ce type d’appropriation des ressources naturelles
d’un pays en voie de développement soulève la question des rapports de la bioéthique au
néocolonialisme.
« La bioéthique protège les valeurs du passé. »

L’ennui est que la bioéthique nous paraît, pour l’instant,


une science assez conservatrice : ce sont d’ailleurs
en grande partie des religieux (ou d’anciens religieux)
qui en sont les tenants. On parle d’éthique
pour ne pas parler religion ; cela rassure…
Mais nous craignons beaucoup que la bioéthique
risque de renforcer les traditions les plus
conservatrices de notre société.

G. Delaisi de Parseval et A. Janaud,


L’Enfant à tout prix, Paris, Seuil, 1983, p. 257

L’impression d’une bioéthique frileuse et effrayée par les nouvelles


possibilités technoscientifiques ressort de la lecture des avis de certains
comités d’éthique nationaux et internationaux qui déclarent
« inacceptables » et « intolérables » une recherche ou une application
biomédicales parce qu’elles vont à l’encontre d’un système d’idées
religieuses ou sociopolitiques. Lorsque la bioéthique travaille dans l’optique
législative, avec l’intention d’abroger, de modifier ou d’introduire une loi,
le poids des interdits pèse souvent lourd dans la balance de la réflexion. Des
décisions protectrices et conservatrices s’imposent aussi sur le plan éthique
lorsqu’il s’agit d’empêcher des discriminations à l’égard des personnes, de
mettre un terme à des détériorations environnementales non justifiées par la
satisfaction de besoins réels ou d’enrayer la mainmise des instances
industrielles et commerciales sur les conditions de vie de la population. Un
moyen parmi d’autres d’évaluer les aspects conservateurs ou novateurs de
la bioéthique est de se pencher sur son vocabulaire. Celui-ci est fait
d’emprunts aux multiples disciplines qui constituent la bioéthique mais
aussi de créations conceptuelles qui se cristallisent en néologismes. Ceux-ci
ne sont pas uniquement le fait de tendances idéologiques soutenant de
manière inconditionnelle le développement technoscientifique, ou le fait de
mouvements en faveur d’un changement comportemental et législatif.
La notion de personne potentielle, par exemple, a été introduite dans le
débat sur le statut de l’embryon pour tenter de lui accorder la protection que
ne lui offrait pas son assimilation à une chose sur le plan juridique. En
accentuant le caractère continu et progressif du développement de l’être
humain, cette notion ne réduit plus l’embryon à un matériau biologique
mais ne lui accorde pas non plus les droits associés au statut de personne.
La notion a été utilisée dans certains avis de comité de bioéthique pour
dénoncer des recherches menées sur l’embryon. Dans cet exemple,
l’introduction de la notion conforte une prise de position conservatrice.
L’apparition de notions nouvelles en bioéthique est parfois dictée par la
volonté d’attirer l’attention sur un danger nouveau et de promouvoir une
valeur. C’est le cas de la notion de « spécisme » (speciesism) apparue en
1975 dans l’ouvrage de Richard D. Ryder, Victims of Science : the Use of
Animal in Research. Le spécisme est un préjugé en faveur des intérêts des
membres d’une espèce au détriment de ceux appartenant à une autre espèce.
L’anthropocentrisme est l’expression courante du spécisme en ce qu’il
privilégie les intérêts de l’espèce humaine sur ceux des autres espèces
vivantes. La prise en compte des intérêts des espèces non-humaines est
l’œuvre des diverses tendances de l’éthique environnementale, une éthique
née de la prise de conscience des risques que le développement
technologique et les habitudes de consommation font courir à
l’environnement. La dénonciation du spécisme s’appuie sur des
raisonnements très différents : si des êtres vivants sont capables d’éprouver
de la souffrance, c’est un devoir moral pour les êtres humains, affirme Peter
Singer (Animal Liberation, 1975), d’éviter les actions qui les font souffrir ;
si, comme le dit Tom Regan (The Case for Animal Rights, 1984), tout sujet
de vie a une valeur intrinsèque, c’est-à-dire une valeur en soi
indépendamment de notre appréciation personnelle et utilitaire, c’est un
devoir moral de permettre à ce sujet de vie d’exister et de se reproduire. Le
spécisme élargit au monde du vivant non-humain le champ d’application de
notions couramment utilisées en éthique pour protéger l’être humain
(intérêt, valeur intrinsèque, sacralité de la vie…).
Un dernier exemple d’objectif poursuivi par la création de nouveaux
termes en bioéthique est celui de la mort cérébrale. Avec le progrès des
connaissances médicales et le développement de l’expérimentation sur
l’être humain, l’exigence de préciser les critères de la mort s’est faite plus
pressante. Ainsi, avec les techniques de réanimation qui soutiennent les
fonctions organiques vitales alors que le cerveau est mort, la détermination
avec certitude de la mort est devenue plus complexe. En 1968, la
commission ad hoc de l’école de médecine de Harvard propose une
nouvelle définition de la mort : la mort cérébrale (brain death). La
commission identifie le syndrome du coma dépassé à celui de mort du
cerveau (pas de réponse aux stimuli extérieurs, pas d’activité musculaire
spontanée, pas de réflexe et une respiration maintenue artificiellement). La
commission avance pour justifier cette nouvelle définition, qu’il est inutile
de prolonger des soins qui n’améliorent pas l’état de santé de la personne et,
ce qui nous intéresse ici, qu’il est nécessaire de s’entendre sur le statut du
corps dont on veut prélever les organes. Le critère de la mort cérébrale a
ainsi pour objectif de déclarer mort un corps qui ne le serait pas selon
l’ancienne définition fondée sur la respiration et la circulation sanguine
parce que les bonnes conditions de prélèvement d’organes exigent qu’il soit
maintenu dans cet état. La création de cette notion de mort cérébrale rompt
avec la déclaration traditionnelle de la mort fondée sur des critères
physiques (respiration, chaleur du corps) et sert explicitement l’application
d’une nouvelle possibilité technoscientifique.
Le caractère frileux et conservateur de la bioéthique est généralement
plus présent dans les documents qui définissent le cadre éthique général
d’une recherche ou d’une application technoscientifiques. Mais ceci n’est
pas une règle absolue : des documents à usage national, comme des avis de
comités de bioéthique, peuvent également adopter des positions de repli et
de rejet. La question n’est pas tant de savoir si la bioéthique est ou n’est pas
frileuse et conservatrice mais de savoir si elle l’est ou non à bon escient.
Elle l’est à juste titre chaque fois qu’elle empêche une discrimination mais
elle ne l’est pas quand elle s’accroche à des critères du passé pour rejeter ce
qui peut améliorer ou sauver des vies (comme dans le cas des
transplantations d’organe).
« La bioéthique exprime l’impérialisme culturel des pays
occidentaux. »

[Une éthique universelle ou mondiale serait simplement]


une nouvelle forme d’impérialisme culturel ou
une version éthique de « néocolonialisme ».

Ruth Macklin, Against Relativism : Cultural Diversity


and the Search for Ethical Universals in Medicine, Oxford,
Oxford University Press, 1999, p. 25 (traduction de l’auteur)

La diffusion progressive de la bioéthique en dehors des frontières nord-


américaines puis européennes s’est effectuée de manière contrastée. La
bioéthique a été utilisée par certaines personnes ou certaines collectivités
(communautés, pays) comme un levier de libération mais elle a aussi fait
l’objet de violentes oppositions. Des mouvements d’opposition ont, par
exemple, vu le jour depuis les années 1990 en Malaisie, à Singapour et aux
Philippines dans l’optique de défendre une manière asiatique de concevoir
la société (dans tous ses aspects), l’être humain et la nature. Ces
mouvements sont majoritairement animés par des objectifs politiques et
économiques qui ont une incidence directe sur la bioéthique. Ils sous-
tendent, en effet, une conception des valeurs, de la personne et de ses
rapports sociaux, du rôle de l’État dans la prise en charge des soins, du
statut des technosciences, etc. L’énoncé de quelques caractéristiques
générales de ces mouvements permettra de mieux comprendre leur critique
à l’égard de la bioéthique : ils promeuvent le respect de l’autorité, l’attitude
paternaliste, la collectivité, la croissance économique et le développement
technoscientifique.
Ils reprochent à la bioéthique d’être une émanation de la culture
occidentale (nord-américaine et européenne) dans sa méthodologie, dans
ses valeurs et dans ses buts. Dans son usage originel et occidental, la
bioéthique vise à identifier et à analyser rationnellement les problèmes
éthiques associés aux recherches et aux applications technoscientifiques.
Elle propose des solutions sous forme de règles générales et de procédures
de prise de décision. Elle possède aussi une dimension normative à travers
le choix des principes et des valeurs qui fondent ses jugements. Elle est
enfin conçue pour œuvrer dans un monde libéral, marchand et respectant un
certain nombre de droits individuels.
Le raisonnement de ces mouvements d’opposition à la bioéthique est le
suivant : la culture occidentale et la culture asiatique sont opposées et
inconciliables ; la bioéthique relève de la culture occidentale ; adopter la
manière dont la bioéthique traite les problèmes liés à la biomédecine et aux
technosciences revient à adopter la culture occidentale ; l’adoption de la
bioéthique et donc de la culture occidentale met en danger la culture
asiatique et constitue une forme d’impérialisme culturel et de
néocolonialisme.
Une première remarque sur ce raisonnement est que la bioéthique – tout
comme la culture occidentale – n’est pas unidimensionnelle. Il est vrai qu’à
partir des années 1980, le principlisme est devenu la méthode bioéthique
dominante. L’application de ses quatre principes – autonomie, bienfaisance,
non-malfaisance et justice – semblait résumer le travail bioéthique et se
trouvait au centre de l’enseignement prodigué en Occident et ailleurs. Mais
il a été mis en question au sein même de la bioéthique occidentale par la
casuistique, l’éthique narrative, l’éthique procédurale de la discussion,
l’éthique du souci de l’autre (care ethics), l’éthique des vertus… Ces
différentes éthiques insistent sur la nécessité de prendre en considération,
dans l’évaluation éthique et la prise de décision d’autres paramètres que les
quatre principes, comme la particularité de la situation, les conditions
nécessaires à la tenue d’une discussion débouchant sur un consensus, les
sentiments, les dimensions sociales et économiques, les discriminations
(sexuelles, raciales, etc.), les vertus personnelles, la relation entre les
individus, etc. Quand on fait référence à la bioéthique, il s’agit donc de
préciser ce que l’on entend par là en termes de méthodes, de valeurs, de
principes et d’objectifs poursuivis. L’image d’une bioéthique individualiste,
fondée sur des principes, formant un système conceptuel et étrangère à
l’expérience humaine est réductrice et ne rend pas justice à la pluralité des
conceptions que rassemble le mot « bioéthique ».
Une seconde remarque en écho à la première, porte sur le caractère
monolithique de la culture asiatique évoquée par ces mouvements
d’opposition. Si la sauvegarde d’intérêts politiques et économiques peut
favoriser la recherche d’un terrain d’entente socioculturel entre des
personnes professant des religions différentes ou appartenant à des groupes
sociaux différents, cela ne signifie pas que la diversité culturelle de l’Asie
se ramène à quelques dénominateurs communs. L’accentuation de
l’importance des intérêts collectifs, de l’expérience et des vertus
individuelles, de la présence de l’éthique dans chaque aspect de
l’existence… sont des traits largement partagés en Asie mais ne constituent
pas un compterendu exhaustif de « l’éthique asiatique ».
De plus, si le rassemblement des diverses facettes de la conception
asiatique de l’éthique est possible, on peut envisager que ce processus
d’inclusion se poursuive au-delà des frontières politiques des pays
asiatiques et débouche sur une sorte d’éthique mondiale.
La dénonciation de l’impérialisme culturel que serait la bioéthique doit,
en toute cohérence, s’accompagner d’une interrogation sur l’impact culturel
de la pénétration massive des technosciences dans la vie quotidienne.
En effet, la diffusion planétaire de la technique – de ses objets, de ses
dispositifs, de ses procédures – a un impact sur les modes de vie et les
cultures. Par exemple, le recours à des soins intensifs qui reposent sur un
lourd appareillage technique, fait que l’on meurt à l’extérieur de chez soi.
Et ceci modifie les derniers contacts qui lient le mourant à sa famille, les
rituels pratiqués autour de la mort et la conception même de la mort.
L’utilisation de la technique exprime en elle-même le choix de certaines
valeurs. Dans notre exemple, elle peut exprimer le choix du mourant de ne
pas perturber la vie familiale par une présence qui exige de l’attention ou le
choix de la famille d’offrir au mourant une fin de vie paisible et non-
douloureuse grâce à des moyens médicaux et techniques. Cela signifie que
si l’on dénonce les valeurs véhiculées par la bioéthique, il faut également
s’interroger sur celles attachées à l’usage des technosciences.
Si la bioéthique est une grille de lecture occidentale de la réalité
technoscientifique réduite à un seul type de méthode, de jeux de valeurs et
de principes, et porteuse d’intérêts politiques, économiques et industriels
particuliers, son imposition peut s’apparenter à de l’impérialisme culturel et
du néocolonialisme. Si, par contre, la bioéthique est reconnue dans sa
diversité, on peut envisager la possibilité de trouver des points de
convergence éthique entre les différentes cultures qui seraient les ferments
non de l’aliénation et de la domination de l’être humain mais de sa
libération et de son épanouissement.
Conclusion

La bioéthique est apparue il y a une cinquantaine d’années et ce qu’elle


est, ce qu’elle fait et ce qu’elle poursuit, échappe encore et toujours à
l’emprise d’une définition stricte. La variété d’usage du terme
« bioéthique » le rend sans doute perméable aux idéologies et aux idées
reçues mais elle témoigne aussi d’une liberté de pensée et d’action.
Parler de l’avenir de la bioéthique serait évoquer les multiples
phénomènes qui seront dans le futur désignés par le mot « bioéthique »,
tâche infinie et sans grande utilité. En guise de conclusion, nous voudrions
simplement mettre en évidence ce qui nous paraît être une lame de fond
dans la dynamique actuelle de la bioéthique.
La bioéthique montre aujourd’hui une propension à se scinder entre une
éthique appliquée à des situations particulières et conçue comme une
extension de l’éthique médicale, et une éthique envisageant, sur le plan
international, des questions d’ordre général.
Si l’on se souvient des raisons d’être de la bioéthique, de sa vocation
première à unir les domaines pratique et théorique, cette tendance pourrait
être perçue comme un retour à un état pré-bioéthique. Cela ne nous semble
toutefois pas être le cas.
Dans sa première orientation, la bioéthique répond à une demande des
professionnels des soins de santé et des patients en apportant une aide à la
décision dans des situations concrètes. Dans cette optique, le bioéthicien
devient un membre à part entière de l’équipe médicale. Il acquiert un statut
professionnel à travers une formation sanctionnée par un diplôme reconnu
et il est tenu d’observer les règles déontologiques de sa profession. La
présence du bioéthicien devrait assurer l’ouverture de la réflexion médicale
à des dimensions philosophiques, religieuses, sociales et économiques, et
tenir en respect les vieux démons corporatistes et paternalistes.
Dans sa seconde orientation, générale et internationale, la bioéthique
poursuit une réflexion sur les normes, les valeurs et les principes
fondamentaux en adoptant désormais une démarche interdisciplinaire qui
intègre les paramètres sociaux, économiques et politiques du présent et du
futur. Cette orientation se décline de multiples manières dont nous ne
mentionnons ci-dessous que quelques exemples.
Se placer sur un plan général et international signifie que la bioéthique
doit évaluer tout autant les processus de recherche que leurs applications à
l’aune de la justice sociale au sein d’un État mais également entre les États
et entre les pays du Nord et les pays du Sud (l’égal accès aux soins de santé,
l’égale protection des personnes incluses dans un protocole de
recherche…). Le fait qu’un savoir ou qu’une application
technoscientifiques ne soient pas à la disposition de tous n’entraîne pas en
soi leur condamnation mais ce qui est condamnable, c’est que rien ne soit
entrepris pour que cette mise à disposition soit effective.
Se placer sur un plan général et international implique aussi que la
bioéthique se penche sur les effets des modifications apportées par les
technosciences sur le vivant non-humain et sur les répercussions de ces
effets sur les personnes humaines et leur mode de vie (par exemple, les
conséquences des OGM sur la biodiversité mais aussi sur les nouveaux
rapports de pouvoir qu’ils génèrent entre industriels et utilisateurs, etc.).
Se placer sur un plan général et international, c’est, enfin, donner une
dimension mondiale à la diffusion des informations sur la bioéthique et à la
prise en considération de l’opinion publique sur certaines questions (la
dissémination de nanoparticules, par exemple). En étant correctement
informée, chaque personne peut en effet prendre la mesure de ce qui lui est
proposé individuellement et collectivement, et exprimer ses choix sur le
plan politique.
Si la lame de fond que nous venons d’esquisser consiste en un partage de
la bioéthique, elle ne consacre cependant pas une rupture. De nombreuses
questions sont en effet à l’intersection de la première et de la seconde
orientations de la bioéthique. Ainsi, par exemple, les recherches menées sur
l’amélioration des capacités physiques sont à l’intersection des réflexions
éthiques sur le dopage du sportif (pôle particulier et médical) et de celles
sur la transformation de l’humanité en une post-humanité (pôle général et
international).

Quels que soient les chemins que la bioéthique empruntera, on peut


souhaiter qu’elle continue d’être animée par ces premiers objectifs : attirer
l’attention sur certains problèmes, les formuler dans toute leur complexité,
et inciter chacun à prendre ses responsabilités à leur égard. Profitons de ce
souhait pour, une dernière fois, tordre le cou à une idée reçue : la bioéthique
ne donne pas du pensé mais elle donne à penser.
Pour aller plus loin

De l’abondante littérature en bioéthique, nous avons privilégié les ouvrages en français et en anglais,
généraux, à vocation informative et ne requérant pas de connaissances préalables dans le domaine.

A. Dictionnaires, encyclopédies et ouvrages de référence


• Azoux-Bacrie L., Vocabulaire de bioéthique, Paris, PUF, 2000
Un petit ouvrage qui permet de se familiariser avec des notions simples dans le domaine de l’éthique
de la santé.
• Hottois G. et Missa J.-N. (éds.), Nouvelle encyclopédie de bioéthique. Médecine-environnement-
biotechnologie, Bruxelles, De Boeck-Université, 2001. Cette première encyclopédie de bioéthique en
langue française est un outil pédagogique, critique, multidisciplinaire et pluraliste sur la bioéthique
dans le sens large du terme. Une excellente référence dans le domaine.
• Post S. G. (éd.), Encyclopedia of Bioethics, New York, Macmillan Reference USA, 2003. Plus de
450 entrées rédigées par des spécialistes internationaux couvrant un large éventail de thèmes actuels
(l’éthique des affaires en soins de santé, l’environnement…). Des annexes intéressantes (codes,
serments, directives, cas légaux, bibliographie annotée de littérature et médecine…)
• Sarrut J. et Moricand-Sarrut L. (éds), Dictionnaire permanent. Bioéthique et biotechnologies, Paris,
éditions législatives, 1994. Un précieux sésame constamment actualisé pour pénétrer dans le monde
du biodroit français. Le premier volume comprend des études classées par ordre alphabétique et des
bulletins d’actualisation tandis que le second met à disposition les principaux textes cités dans les
études.
• Signalons les ressources bibliographiques de 26 institutions de 15 pays européens disponibles sur le
site de l’European Information Network - Ethics in Medicine & Biotechnology :
http://eurethnet.kib.ki.se/Search/Bin/fields.exe?uid=

B. Ouvrages généraux
• Durand G., Introduction générale à la bioéthique : histoire, concepts et outils, Montréal-Paris,
Fides-Cerf, 1999. Conçue par une des premières grandes figures francophones de la bioéthique au
Canada, cette introduction clairement rédigée compare les approches anglo-saxonne et française de la
bioéthique.
• Hirsch E. (éd.), Éthique, médecine et société. Comprendre, réfléchir, décider, Paris, Vuibert, 2007.
Axé sur les soins, la pratique médicale et la recherche biomédicale, cet ouvrage réunit plus d’une
centaine d’auteurs dans une perspective pluridisciplinaire.
• Hottois G., Qu’est-ce que la bioéthique ?, Paris, Vrin, 2004. L’auteur prend appui sur un grand
bioéthicien américain contemporain, H. T. Engelhardt Jr., pour envisager des questions
méthodologiques et dégager la manière dont les grands enjeux contemporains s’expriment en
bioéthique.
• Jonsen A. R., The Birth of Bioethics, Oxford, Oxford University Press, 1998. Une lecture de chevet
pour découvrir l’histoire de la bioéthique nord-américaine : très documenté et marqué par
l’expérience pionnière de l’auteur dans le domaine.
• Ten Haven H. et Gordijn B. (éds), Bioethics in a European Perspective, Dordrecht-London-Boston,
Kluwer Academic Publishers, 2001. Centré sur l’éthique des soins de santé, l’ouvrage dégage la
spécificité européenne en bioéthique à travers ses choix thématiques (la justice sociale, la politique
sanitaire…) et sa manière phénoménologique et herméneutique de les traiter. À une présentation
théorique et historique succèdent des analyses de cas particulièrement instructives.
• Roy D. J., Williams J. R., Dickens B. M. et Baudouin J.-L., La Bioéthique. Ses fondements et ses
controverses, Saint-Laurent, Québec, Éditions du Renouveau Pédagogique, 1995. Illustrés par de
nombreux exemples puisés dans le contexte canadien, les grands thèmes de la bioéthique sont traités
de manière descriptive, historique et pluraliste.

C. Anthologies de textes de référence en bioéthique


• Delfosse M.-L. et Bert C., Bioéthique, droits de l’homme et biodroit. Textes internationaux,
régionaux, belges et français, Bruxelles, Larcier, 2009. Une source indispensable en matière de
textes officiels ou émanant d’institutions créées au sein de la communauté scientifique et qui mettent
en relation les droits humains et la bioéthique. La nouvelle édition de 2009 inclut des textes
concernant la bioéthique dans le sens large du terme (environnement, multiculturalisme, etc.).
• Kuhse H. et Singer P. (éds.), A Companion to Bioethics, OxfordMalden, Blackwell Publishers,
1998. Ce recueil d’articles originaux rédigés par des figures historiques de la bioéthique anglophone
aborde les aspects historiques et théoriques de la bioéthique, ses thèmes de réflexion principaux et
son enseignement. Le lecteur trouvera dans un autre ouvrage des mêmes éditeurs – Bioethics. An
Anthology (OxfordMalden, Blackwell Publishers, 2007) – des textes se rapportant aux questions
traitées dans les articles.
• Signalons enfin que la collection « Que sais-je ? » des PUF comporte plusieurs ouvrages consacrés
à la bioéthique, dont ceux-ci : Lenoir N. et Mathieu B., Les Normes internationales de la bioéthique
(2004) ; Lenoir N. et Mathieu B., Le Droit international de la bioéthique (Textes) [1998] ;
Ambroselli C., Le Comité d’éthique (1990).
Titres disponibles en version numérique

(liste non-exhaustive)

– Les Addictions, L. Karila


– L’Afrique, H. d’Almeida Topor
– L’Alcoolisme, L. Karila
– Allaiter : pourquoi ? comment ?, V. Boulinguez-Jouan
– Alzheimer, F. Moulin & S. Thévenet
– L’Anarchisme, Ph. Pelletier
– Les Anglais, S. Pickard
– L’Archéologie, Ph. Jockey
– Le Bouddhisme, B. Faure
– La Bioéthique, M.-G. Pinsart
– Clichés Tibétains, F. Robin (dir.)
– La Colonisation, Ch. Taraud
– Les Croisades, J. Flori
– Darwin n’est pas celui qu’on croit, P. Tort
– Le Diabète, M. Popelier
– Les Dinosaures, E. Buffetaut
– La Dyslexie, A. Dumont
– L’Édition, B. Legendre
– L’Égypte pharaonique, D. Laboury
– Des Guerres et des Hommes, M. de Fritsch & O. Hubac
– Le Grand Livre des idées reçues, Insolite & Grandes énigmes, collectif
– La Grèce antique, Ph. Jockey
– Les Harkis, F. Besnaci-Lancou & A. Moumen
– La Hollande, Th. Beaufils
– La Fascination du Japon, Ph. Pelletier
– Le Féminisme au-delà des idées reçues, Ch. Bard
– Les Francs-Maçons, J. Moreau
– L’Hyperactivité, E. Acquaviva & C. Duhamel
– Idées reçues sur le monde arabe, P. Vermeren (dir.)
– Idées reçues sur les troubles bipolaires, Th. Haustgen
– L’Irlande, J. Guiffan & E. Falc’her-Poyroux
– L’Islam, P. Balta
– Islam & Coran, P. Balta, M. Cuypers & G. Gobillon
– Jésus, D. Fricker
– Le Liban, D. Meier
– Les lieux des erreurs scientifiques, G. Ramuni
– Les Lumières, Ch. Destain
– Madagascar, P. Rajeriarison & S. Urfer
– Le Maghreb, P. Vermeren
– Le Maroc, P. Vermeren
– Marx, Y. Quiniou
– Mythologie des jeux vidéo, L. Tremel & T. Fortin
– Mythologie des séries télé, J.-P. Esquenazi
– Les Nanotechnologies, D. Vinck
– Nietzsche, P. Wotling
– Le Paléolithique, M. Groenen
– Les Pieds-Noirs, J.-J. Jordi
– Les Phobies : faut-il en avoir peur ?, A. Pelissolo
– Le Portugal, P. Léglise Costa
– Les Psychotropes, B. Granger & V. Jalfre
– L’Obésité, J.-M. Borys
– Le Rap, A. Pecqueux
– La Révolution française, J.-C. Martin
– La Schizophrénie, B. Granger & J. Naudin
– Les scientifiques jouent-ils aux dés ?, R.-E. Eastes & B. Lelu (dir.)
– Sommes-nous tous voués à disparaître ?, E. Buffetaut
– La Télé-Réalité, F. Jost
– Le Vatican, du mythe à la réalité, N. Steeves
– Le Viet Nam, H. Do Benoit
– Les Vikings, R. Boyer

Pour connaître la liste complète des titres de la collection :


www.lecavalierbleu.com
Responsable éditorial : Marie-Laurence Dubray.

Remerciements de l’Éditeur à : Hélène Latreille, Anne-Laure Marsaleix, Marion Deloffre.

© Le Cavalier Bleu

« Idées reçues » est une marque protégée.

ISBN 978-2-84670-263-8 / Dépôt légal : août 2009.

Numérisé en France en décembre 2014 par ebk à Montpellier

ISBN numérique 978-2-84670-600-1

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