Université Du Québec Montréal: Conscience Et Ses Critiques
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MÉMOIRE
DE LA MAÎTRISE EN PHILOSOPHIE
AVRIL 2015
UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL
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REMERCIEMENTS
À mes grands-parents et à mon père, qui sont décédés. Leur mort aura été l' occasion
première de philosopher sur la nature de mon existence, au même titre que ma
naissance aura donné un sens à la leur.
TABLE DES MATIÈRES
DÉDICACE .......... .. .. .. ... ....... . .. .... ...... ... .... .. ............ ..... ... .... ....... .. .... .iii
RÉSUMÉ ET MOTS-CLÉS ...... .. .. ... ... ... ... ..................... ............ ... ...... ... iv
CHAPITRE I
1.1- Contexte historique ........ . . ... .. ... ................ ..... ............. ..... .. ........... 9
1.2.4- Argumentation de D. Parfit ...... .... .. ... ........ .................. ... ..... .. 19
1.4- Présence d'une chose dans le flux de conscience ....... ....... .. .. ................. 32
1.4.1- Lecorps .... ... .. .. ......... ............ .................. ... .......... . ........ . 33
1.4.2- La cause de nos processus mentaux ...... ......... .... .. ............. ..... . 34
CHAPITRE II
2.1 - Dépersonnalisation de la mémoire ... ..... .... .. ... ......... ... .. ...... .. .. ... .. .. .. .44
2.1.1- Problème de circularité ... .............. . ............ . .... . .. ............ . ... .44
2.1 .3- Arguments ............. .. .. ... . ...... .............. .... ..... . .. ................ 45
2.1.4- Implications sur la nature du moi ...... ..... ..... ... ............... ... ..... .4 7
2.2- La mémoire comme source d ' informations fiables et spontanés ........... .. . .. .48
2.3 - Superfluité du moi dans la mémoire ........... .. .... .. ... . .... ..................... 54
2.3.3- Support aux quasi-mémoires .. .... .... ... .. ... . ......... ... ................ ..61
2.4- Présence de l'illusion cartésienne ... .. .................. ... ..... .... ............ ... ..62
2.5- Résumé .. . .. . ....... . ..... ... . .... .. .... .. .. .... ......... . .. ... .. .. .... .. .... . .. ...... .... 68
CHAPITRE III
LE CONTEXTE DE NARRATION .. . ..... .. ...... ..... .............. . ... .. ... . . .... .... ... 70
3.1- Approche de D. Parfit . .. ... .. .... . ... .. ... ..... . ... .... .. .. .. . .. . .. . .. ... .. ..... ... ... 72
3.1.1-Morcellement .... ..... ....... . ... . .... . .. ... . .. .. ..... .. ........ ... . .. ...... ..... 73
3.1.2-Passivité ... .. .......... ... . ..... ........ .. .. ......... ... . ........... ..... . ... ..... .76
3.1.3-Brièveté ... .... .. ... ..... . .. ... .. . .. .. .. ... ......... ... ... ... .. . .. ...... .. .. . ... . ...77
3.2- Le moi narrateur. ..... ..... ... .... .. ..... .. ... ........... .. ... . .. ..... . ... ..... ... ... ... 77
3.2.1- M . Schechtman .. . .. . ............. .. ..... ...... . ..... .. ... .... .. ... .. .. ... . ..... 78
3.2.2- A. Rudd ... . .. ... .. .. .. ..... .................... . .. ... .... .. .... ...... ... ..... . .. 80
3.2.3 - Dimension active ... ........ . ... .. .. ... .. ....... .. .... .. ... ..... .. ... .. . .. .. ... .80
3.2.4- Application à la fission et aux séquences désignées par « ceci »... ... .82
3.2.5-Résumé ... ... .......................... . ....... .... .. ....... .. .... .. . ... ...... ... .83
3.3- Réponse aux objections centrées sur le contexte narratif. .. . .. . .... .. . .... ..... . 84
3.3.1- Données empiriques .. . .. . . .. .. .. ... ..... ....... ...... ... . .. . ... .. . . .. .. . ...... 84
3.3.3- Pronoms démonstratifs alternatifs .... .. ....... ..... .. . ... . ..... . .. ..... .. .. 87
Vll
3.4- Synthèse ..... .... ...... .. .. .... .. .. .. . ... .. .. ..... .. .. .. ... ...... ...... . .. .... .. .... . ..... 89
3.4.1 - Observations courantes .. . .. ..... ... .. ... ... . .. ... .. ... . ... . ... .. . .. . .. ....... 90
3.5- Résumé .. .. .... .... ... ..... . ..... ........ ..... .. .. . .. .. .. ... .... . ... .. ... ... .. ..... .. ... ..97
CHAPITRE IV
UNITÉ DE L'EXPÉRIENCE DE SOI EN UN INSTANT ..... .. ... .. .. .. .. ... ...... ... ..99
4.1 - L'argumentation de Parfit ... .. ...... .. ... ... .. ... .. ... ..... ..... .. .. .... ... ....... .. 101
4.2- Possibilités empiriques d 'une division de l' expérience consciente .. .. ..... .. . 103
4.2.1- Les cerveaux divisés ... .... .. .. .... . .... ... ...... ..... .. ............ .... .... . 103
4.2.2- Critiques de leur utilisation... ... ........ .. ..... . .. ...... .. .. ... .... .. .... . 104
4.2.3- Support à leur utilisation . ...... .. ... ..... . ... . ... ...... ...... .. .. ....... ... .104
4.2.4- Synthèse de la discussion ... .... . ..... .. ....... ... ... .. ..... . ... ......... .. . 106
4.2.5- Résumé ....... ... .... . .... .. .. . .. .. ........ ..... . ... .... . .. .. ........ .. .. ... .... 110
4.3- Possibilité conceptuelle d 'une division de l' expérience consciente ... .. ..... .111
4.3.1- Moi défini comme entité à double face, publique et privée .. . .... ... .. 111
4. 3.3- L ' attribution à soi comme intuition théorique confuse . .. .... .. ....... . 117
4.4- Résumé .. ... ..... .... .. ... .. ..... ...... ... .. .... ... .. .. . ... ... ... .... .. ... ..... .. ... ... . 123
Vlll
CHAPITRE V
L'IMPORTANCE .. .. ... . .... .... .... .... ..... .... .. ... .... . .... .. ... ...... ... .. ... .. . .... .... 126
5.1- «L'identité n'est pas ce qui importe dans la survivance» .................. . .. 128
5 .1 .3- La solution de D. Parfit ... ................... .. ... ..... .. ................ .... 132
5.1.4-Implications ... .. . .... .. . ..... ... .... .... ... .. . ... ....... ...... ... .... . . ..... ... 133
5.2.1- Le tout importe-t-il plus que les parties ? . .......................... ... .. .. 136
5.2.2- Exception à une règle ? ..... ... .. ... ... .... .... .. ...... .. .... ............. .... ....... ....... .143
5.2.3-Récapitulation ... .. . .. .... .. ... ... .. ...... ... ....... ...... .. ... ..... .... ......... 146
5.3- Les représentations métaphysiques de la valeur de l'existence ..... .. ... ... .. . . 147
5.3 .1- La réalité naturaliste .... .. ... ...... .. ....... .. ........... ... ........ .. . ... . .. 14 7
CONCLUSION ... .. .... ......... . ... .. ...... . ..... ..... . ... ...... ... ................ .. .. .... ..156
BIBLIOGRAPHIE .. ... . ... .. ....... ... .............................. .. ..... .. . ... .... ......... 161
RÉSUMÉ ET MOTS -CLÉS
Cette réflexion porte sur les illusions qui accompagnent la conscience de soi tel
qu'elles se manifestent dans des questionnements sur l'identité du moi à travers le
temps. Elle prend comme données les écrits de D. Parfit et des commentaires qu'ils
ont suscités dans la littérature philosophique anglo-saxonne. Cinq aspects de la
conscience de soi seront abordés : l'intuition d'y voir intérieurement une chose,
l'autorité privilégiée que nous avons sur notre passé, l'intégration des événements
ponctuels dans un récit de vie, l'unité phénoménale en un instant et l'importance de
l'unité du moi à travers le temps. Ce travail questionne la présence en nous d'une
intuition trompeuse selon laquelle nous sommes une chose de plus que le corps et un
ensemble de processus mentaux particuliers, c'est-à-dire une croyance non
réductionniste. Les arguments de D. Parfit en faveur d'une telle disposition à
l'erreur, ainsi que la discussion qu'ils ont suscitée seront clarifiés de manière à
évaluer si les comportements philosophiques sous-jacents en manifestent la présence.
Effectivement, il s'y trouve une tendance à postuler arbitrairement certaines
nécessités relatives à l' autoréférence et cette réaction est difficile à expliquer en
l'absence d'une croyance non réductionniste.
En envisageant ces scénarios, nous devrions identifier une limite au-delà de laquelle
nous ne pourrions pas logiquement survivre. Elle serait l'essence de notre existence.
Par exemple, si nous imaginons la réplication parfaite de notre matière comme une
manière de mourir et d'être remplacé par un autre, alors l'exercice nous révèle que
nous considérons notre cerveau et/ou notre corps actuel(s) comme étant ce à quoi
réfère «je». Si nous y voyons plutôt un moyen de changer de place, nous nous en
faisons alors une idée différente.
Prenons l'exemple suivant. Un philosophe X affirme qu'une table est une planche
surélevée supportée par des objets verticaux et qui sert à manger. Il est donc
réductionniste quant à la table, car il fait reposer son existence sur une liste finie
d'entités plus fondamentales. Il y a devant X une planche à trois pieds du sol tenue
par 4 morceaux de bois. Il mange dessus. Pourtant, il en est encore à se demander
1
D. Parfit (1984), p.210-213.
2
"In our thoughts about our identity, we are prone to illusions. That is why the so-called "problem
cases" seem to raise problems: why we find it hard to believe that, when we know the other facts, it is
an empty or a merely verbal question whether we shall still exist. Even if we accept Reductionist
view, we may continue, at some level , to think and feel as ifthat view were not true. " D. Parfit (1995),
p.45.
3
Deuxièmement, nombreux sont les auteurs qui affirment qu ' un aspect de la vie
mentale doit absolument renvoyer à notre existence pour être décrite adéquatement.
Cette attitude est spécifique à nous et ne s'applique pas aux autres entités. Décrire
3
D. Parfit (1984), p.213-2 14. Le contenu ce paragraphe est une interprétati on abrégée de sa théorie et
je la défendrai tout au long de ce mémoire.
4
une rivière comme un objet qui passe à un endroit ou plutôt comme un flux continuel
d'eau est facilement compris comme deux variantes d'une même réalité. Se référer
seulement à la seconde description sans mentionner l'existence des rivières n'omet
pas la présence d'une dimension fondamentale de ce qui s'y trouve. Autrement dit, la
manière dont nous découpons les entités impliquées là est flexible. Cette affirmation
est banale lorsqu'appliquée aux rivières. Cependant, lorsque les philosophes
discutent de nos états mentaux, ils réagissent différemment. Ils refusent
catégoriquement d'impliquer d'autres entités à la place de notre existence pour
décrire la même réalité 4 . Ce comportement peut aussi trahir la présence d'une
croyance non réductionniste. En effet, notre existence doit posséder quelque chose de
plus qui n'est pas contenu dans la liste des entités reconnues par le réductionnisme
pour l'expliquer. C'est pourquoi D. Parfit argumente en montrant comment l'unité de
la vie et de la conscience peut être décrite adéquatement sans se référer à soi et donc
de façon impersonnelle. Il emploie cette thèse notamment comme façon de séparer
clairement les non-réductionnistes confus des réductionnistes assumés 5.
4
D. Parfit (1999) élabore cette idée en détail.
5
II affirme que le réductionnisme est difficile à saisir et que les thèses de ) ' indétermination et de la
description complète impersonnelle visent à découvrir si nous sommes réductionni stes puisqu'il est
difficile de le savoir. D. Parfit ( 1984), p.213, (1995), p.26-28 et (1999), p.221.
5
Ce mémoire clarifie les positions de D. Parfit et les enjeux qu'il soulève en passant en
revue les auteurs qui l'ont commenté. Il en ressort que cette théorie de l'erreur est
rarement prise en considération dans cette discussion. Les critiques de D. Parfit nient
la présence d'une indétermination ou indiquent une dimension de la vie impossible à
décrire sans se référer à soi. Ils prétendent rendre compte des intuitions du sens
commun sans faire intervenir une chose qui transcende le corps, le cerveau et un
ensemble de processus mentaux « familiers ». La discussion autour de cette
démarche montre qu'en l'absence de cette réalité supplémentaire, D. Parfit a raison.
J'y défendrai que de postuler la présence d'une intuition illusoire non reconnue par
ces philosophes nous permet d'expliquer la résistance à ses arguments.
clavier. Cependant, il n'y a pas d'effet que cela fait pour nous de le faire si je tape sur
le clavier et que quelqu'un d'autre regarde l'écran6 .
6
Pour cette définition, voir T. Bayne et D. Chalmers (2003).
CHAPITRE I
C'est dans ce contexte qu'intervient D. Parfit. Selon lui, il n'y a aucun fait qui
oppose ces deux positions. Il s'agit d'une querelle verbale. Cependant, il estime que
cette réponse s'oppose à une intuition implicite et fausse selon quoi nous sommes une
chose de plus que le corps, le cerveau, ainsi que les pensées et les expériences
particulières qu'ils causent. C'est la présence de cette illusion non reconnue qui
explique la tournure insatisfaisante du débat.
Dans ce qui suit, je clarifierai cette idée en la situant d'abord dans son contexte.
J'expliciterai alors les principaux concepts et arguments avancés par D. Parfit en
montrant comment ils vont dans cette direction. Je lui opposerai alors des arguments
7
J. Locke (2009), p.522.
8
visant à montrer que le moi est réellement un corps ou un cerveau particulier et que
les approches héritées de J. Locke sont erronées. Je montrerai finalement comment la
position de D. Parfit peut être défendue plus efficacement face à ces critiques en
précisant la nature de l'illusion censée nous induire en erreur dans ce débat. Il s'agit
de l'intuition selon quoi nous sommes une chose présente à la conscience.
9
R. Descartes cherche à nous révéler la nature du moi au moyen d'une fiction. Je peux
douter qu'un malin-génie me trompe sur l ' existence de mon corps, mais je ne peux
pas douter de mon existence, car ma pensée me révèle que j 'existe. Il en conclut que
je suis essentiellement une chose pensante et non une chose étendue dans I 'espace 8 .
J. Locke considère aussi que je suis essentiellement pensant, mais conteste que je sois
une substance sur la base de fictions différentes. Je peux m'imaginer être conscient
dans le corps d ' un valet, puis m'imaginer ensuite être conscient dans le corps d'un
prince. Je peux m'imaginer changer d ' âmes 9. Il en conclut que je suis une capacité
d'être conscient de moi-même. Si elle se transmettait d'une substance à une autre, je
survivrais à cette succession, donc je ne suis pas une substance 10•
D. Hume conçoit le moi comme une illusion d'unité à travers le temps. Il s' appuie
sur la conscience qu ' il a de ses perceptions. Il se cherche en elles et ne trouve que de
multiples perceptions particulières distinctes de lui. Celles-ci sont changeantes. Ma
perception d ' aujourd'hui n'est pas celle d 'hier, ni de demain 11 • L' impression fausse
8
R. Descartes (1 979), première, deuxième et sixième méditation .
9
J. Locke (2009), p.528-9.
10
« Le soi est cette chose pensante, intérieurement convaincue de ses propres actions (de quelque
substance qu 'ell e soit formée, soit spirituelle, soit matériell e, simple ou composée, il n' importe) qui
sent du plai sir et de la douleur, qui est capable de bonheur et de mi sère, et qui par là est intéressé pour
soi-même aussi loin que cette con-sci ence peut s'étendre.», J. Locke (2009), p.531.
11
« Il y a certains philosophes qui imaginent que nous sommes à tout moment conscients de ce que
nous appelons notre MOI, que nous sentons son existence et sa continuité d'existence, et que nous en
sommes certains au-delà de l 'évidence de la démonstration, aussi bi en de sa parfa ite identité que de sa
parfaite simplicité. ( . .. ) Pour ma part, lorsque j 'entre Je plus intimement dans ce que j ' appell e moi-
même, je bute touj ours sur quelque percepti on parti culière ou sur une autre, de chaud ou de froid, de
lumière ou d'ombre, d' amour, de haine, de douleur ou de pl aisir. Je ne peux j amais, à aucun moment,
me saisir moi-même sans une perception, et je ne puis observer autre chose que de la perception. » D.
Hume, Traité de la Nature humaine, partie VI.
10
d'être une seule et même chose à travers le temps est produite par les relations de
similarité, de contiguïté et de causalité entre nos perceptions 12 .
12
D. Hume, Traité de la Nature humaine, partie VI.
13
«The simple view claims explicitly that persona! identity is one trung, and the extent of si milarity in
matter and apparent memory another. There is no contradiction in supposing that the one should occur
without the other. ( ... ) The si mple view is normall y combined with the view that person are
indivisible." R. Swinburne (1984), p.21-22.
14
R. Swinburne (1984), p.2 1-25.
15
R. Swinburne (1984), p.42-44 et p.47. J'ai modifié l'exemple. Il parle plutôt de l'expérience d'un
mouvement, ainsi que de l'expéri ence d'une crampe combinée à la vision d'un flash bl eu.
11
B. Williams affirme que nous sommes une chose physique: un corps. Considérer,
comme J. Locke, que le moi est une capacité de se réfléchir à différents temps et
différents lieux a l'inconvénient que plus d'une personne puissent la poursuivre. Si
cette conscience de soi est transférable d 'un corps à l'autre, elle pourrait l'être aussi
dans deux corps distincts. Deux personnes en même temps seraient moi , ce qui
semble impossible 16. D'autre part, face à la menace de torture par un scientifique fou ,
la disparition de nos souvenirs ne nous empêcherait pas d'anticiper la douleur comme
étant quelque chose qui nous arrivera à nous et non à quelqu'un d 'autre 17. B.
Williams abandonne donc l'idée que le moi se caractérise par une capacité
introspective, car, même si je la perds relativement à mon passé ou que j 'anticipe de
la perdre envers mon présent, je ne cesse pas d'exister. Cependant, il établit
paradoxalement cette conclusion au moyen de l'introspection en imaginant des
scénarios de duplication ou de lavage de cerveau. Il suppose qu ' une forme
d'observation intérieure me révèle que je suis un corps.
16
B . Williams (1973), p.20.
17
B . Williams (1970)
18
Centrée sur des états mentaux comme la mémoire, la poursuite d'intention, etc.
19
Locke se concentrait sur la conscience réfléchie de soi interprétée ensuite comme la mémoire des
expériences passées, mai s S.Shoemaker fait référence à un concept plus large de continuité
psychologique qui inclue toutes formes d 'états mentaux, même non-conscients. S. Shoemaker (1984),
p.86-88 .
12
Ces trois auteurs contemporains partagent avec leurs prédécesseurs l'analyse du moi à
partir d'une observation de l'expérience consciente, soit par l'imagination, soit par
l'analyse de l'unité des expériences en un instant. Ce mode d'autoréflexion est donc
une constante. Les divergences portent sur ce qui en découle et ce, principalement
sur trois axes : physique ou mental, substantiel ou non, réel ou illusoire.
20
S. Shoemker (1984), p.89-90 et p.108- 111.
21
S. Shoemaker ( 1984), p.85 .
22
J'entends ici par « substance » l'idée d'une chose singulière définie par l'organisation de sa matière
(physique ou non), par opposition à une chose composée de plusieurs unités de ce genre, mais définie
plutôt par une apparence, une forme , une fonction, une vi sée commune. Si je survivais par le biais
d'une série de réplication de corps, j'existerais alors clairement dans le sens d'un composite et non
d'une matière singulière. Cette idée poursuit cell e de J. Locke. S. Shoemaker ( 1997) élabore des
nuances simi laires.
23
D. Parfit (1984), p.211.
13
temps 24 . De« mental», il n'offre aucune définition et reste neutre quant à la question
du dualisme ou du monisme 25 .
Premièrement, il peut s'agir d'une identité. La forêt peut être la multiplicité d'arbres
comme la nation peut être la diversité de personnes. Dans ce cas, le moi est le corps,
le cerveau et/ou un ensemble de pensées et d'expériences reliées. Il ne privilégie
cependant pas cette relation pour caractériser le moi, même s'il la range parmi les
théories réductionnistes. « Sorne Reductionists claim (4) a Person Just is a particular
brain and body, and such a series of interrelated event27. »
24
D. Parfit (1984), p.205-206.
25
D. Parfit (1984), p.241.
26
D. Parfit (1984) p.210 et p.2 12 et (1995 ), p.19-20.
27
D. Parfit, p.211.
28
D. Parfit, p.211.
29
D. Parfit ( 1995), p.16-17.
°
3
Cette signification du caractère distinct mais non séparé du moi apparaît clairement lorsque D. Parfit
précise l 'analogie avec la nation : « When we use the word « France » to refer to a nation, we are not
referring to something other than a nation. We are not referring to this nation 's govemement, or its
14
c'est la même substance qui est pointée du doigt en désignant les deux entités.
« Since we are not separately existing entities, we would not need not to be separately
listed in an inventory of what exists3 1. »
D. Parfit précise cette« non-séparation» de deux façons. D'une part, il y a une entité
qui est à la base de l'autre, c'est-à-dire que connaître ce qui lui arrive suffit à établir
ce qui advient de l'autre. Si nous savons qu'il y a un corps, un cerveau et un
ensemble d'états mentaux, nous avons donc tous les ingrédients pour déterminer ce
qui arrive de moi 32 . De la même manière, si nous savons qu 'il y a un morceau de
marbre configuré d'une certaine manière, nous avons tous les outils pour conclure sur
ce qui advient de la statue. D'autre part, relativement à un corps, à un cerveau et à un
ensemble d'événements mentaux inter-reliés, l'existence du moi n'ajoute qu'un
langage de plus pour parler de la même réalité et non un fait qui la transcende 33 .
c1t1zens, or to its territory. This can be shown as fo llows. If "France" referred to the French
govemment, France would cease to exist if the govemment resigned and there was a period of anarchy.
But thi s is false. ( .. .) And if "France" referred to these citizens, it must have been these citizens that
declare war on Germany. Thi s is also false.", D. Parfit (1984), p.472.
31
D. Parfit (1999), p.221.
32
D. Parfit (1984), p.2 J 3.
33
D. Parfit (1984): "( ... ) on our concept of a person, people are not thoughts and acts. They are
thinkers and agents. 1 am not a series of experiences, but the person who has these experiences. A
Reductionist can admit that, in this sense, a person is what has experiences, or the subject of
experiences. This is true because of the way we talk." p.223. Il élabore ce point dans D. Parfit (1995),
p,.19-28 et D. Parfit (1999).
4
D. Parfit (1984), p.202-209.
15
they claim that the fact of a person' s identity over time just consists in the holding of
. more part1cu
certam . 1ar .>:iacts 35 . »
1.2.2- Indétermination
Afin de clarifier cette opposition, il affirme que nous pouvons imaginer des situations
où notre existence et notre identité à travers le temps sont indéterminées. C'est-à-dire
que nous avons une description complète de la situation et notre existence se ramène
à un choix concernant la manière d'y préciser les contours flous du moi 37. Cette thèse
sert de test pour départager les réductionnistes des non-réductionnistes 38 .
35
D. Parfit (19 84) p.21 O.
36
D. Parfit (19 84), p.21 O.
37
D. Parfit ( 1984), p.213-214.
38
« My claim about Reductionist draw distinction that, in thi s abstract fonn, are hard to grasp. But
there are other ways of di scovering whether we are Reducti oni st in our view of some kind ofthing . If
we accept a Reductionist View, we shall believe that identity of such a thing me be, in quite
unpuzzling way, indetenninate." D. Parfit (1 984), p.2 13.
16
Une des conclusions que D. Parfit tire de cet exercice, c ' est que nous y cherchons une
réalité au-delà des composants que nous séparons en imagination.
Prenons la réplication. J'actionne une machine qui enregistre l'état de mon corps, le
détruit, envoie l'information par ondes radios sur Mars et en crée à partir de nouveaux
matériaux une copie parfaite. L ' être qui en résulte poursuit mes projets, traits de
caractère, croyances et souvenirs exactement de la manière que je l'aurais fait. La
conscience qu'il a de moi est indiscernable de celle que j ' ai habituellement de moi-
même39. Est-ce que je suis cet être ou est-ce que c ' est quelqu'un d ' autre ? Ce
scénario sépare en imagination la continuation de ma psychologie et l' existence
continue de mon corps afin de cerner laquelle des deux composantes est essentielle à
40
mon existence . L'approche de J. Locke et de S. Shoemaker cible la continuation de
ma psychologie, alors que l' approche de B. Williams cible mon corps .
D. Parfit devine plutôt en nous une insatisfaction qui nous pousse à chercher quelque
chose de plus dans ce scénario. La description qui en est faite nous apparaît
incomplète, comme si quelque chose manquait : m01. « When I fear that, in
Teletransportation, I shall not get to Mars, my fear is that the abnormal cause may fail
41
to produce this further fact • » Il nomme cet élément un « fait supplémentaire
profond » ou une « substance mentale simple » pour désigner une réalité ultime et
inanalysable au-delà des composants présentés à nous en imagination42 . En ce sens,
43
une partie de nos intuitions vont dans le sens de R. Descartes et R. Swinburne .
39
D. Parfit (1984), 199-200.
40
D. Parfit (1995), Section J. D. Parfit ( 1995), p.202-209.
41
D. Parfit (1984), p.279.
42
D. Parfit (1995), p.242-243 .
43
"In our thoughts about our identity, we are prone to illusions. That is why the so-called "problem
cases" seem to raise probl ems: why we find it hard to believe that, when we know the other facts, it is
17
an empty or a merely verbal question whether we shall still exist. Even if we accept Reductionist
view, we may continue, at some level, to think and feel as ifthat view were not true." O. Parfit (1995) ,
p.45.
44
« So while believers in the different criteria disagree about imaginary cases, they agree about what is
in fact involved in the continued existence of most actual people ». O. Parfit (1984), p.211.
45
O. Parfit (1999), p.259-261.
46
O. Parfit (1984), p.2 13-214 et O. Parfit (1995), Section I.
47
Par exemple, il peut être plus utile de considérer la réplique comme étant la même personne ou non.
48
Il résume ainsi son usage des expériences de pensée: « What we can leam from this imaginary story
? Sorne believe that we can leam little. ( ... ) This criticism rnight be justified if, considering such
imagined cases, we had no reactions. But these cases arouse in most of us strong beliefs, not about our
words, but about ourselves." O. Parfit (1984), p.200.
18
Hume. Nous cherchons parmi notre idée du corps ou de nos processus mentaux où
notre existence se trouve. Va-t-elle avec l'un ou avec l'autre?
La présence de cette entité fuyante est ce que nie le réductionnisme. Le moi consiste
en un corps et en une série d'événements mentaux et physiques inter-reliés parce
qu'au-delà de ces composantes et le langage pour en parler, il n'y a rien de plus à
chercher pour se référer à nous-mêmes avec succès. Pourtant, nous avons, sans
forcément nous en rendre compte au premier coup d'œil, une tendance à y chercher
quelque chose de plus.
49
« ln ordinary cases, questions about our identity have answers. ln such cases, there is a fact about
persona! identity, and Reductionism is one view about what kind of fact this is. ( ... ) We may find it
hard to decide whether we accept this view, since it may be far from clear when one fact just consist in
another. We may even doubt whether Reductionists and their critics really disagree." D. Parfit (1995),
p.27.
50
D. Parfit ( 1995), p. 27-28.
51
« ( ... ) many of us, I suspect, have inconsistent beliefs. Ifwe are asked whether we believe that there
are Cartesian Egos, we may say No. And we may accept that, as Reductionists claim, the existence of
a Person just involves the existence of a body, and the occurrence of a series of interrelated mental and
physical events. But, as our reactions to the problem cases show, we don 't fully accept that view." D.
Parfit ( 1995), p.28.
19
La solution de Parfit consiste à dévoiler l'apport de cette illusion. Une fois clarifiés,
les problèmes restants sont plus faciles à résoudre. Il reste alors à déterminer laquelle
de ces composantes justifie nos attitudes envers le moi. Selon lui , elles reposent sur
la continuation de nos processus mentaux, mais en aucun cas sur l'existence du
corps 53 . C'est par ce détour qu 'il finit par supporter une approche comme celle de J.
Locke à l'encontre d'approches comme celle de B. Williams 54 •
52
D. Parfit nous attribue réguli èrement des dispositions à réagir d'une certaine mani ère. Le rationnel
qui le justifie apparaît largement provenir du comportement observable des philosophes qui se posent
ces questions, en présumant que ceux-ci représentent « nous».
53
D. Parfit (1 984), p.26 1-266, p.282-287, p.307-318. Cette question sera l' obj et du cinquième
chapitre.
54
Cet aspect de la réfl exion de Parfit sera di scuté plus en détail dans le cinquième chapitre.
20
La mémoire ne nous révèle pas la présence d'un moi transcendant le corps, les
pensées et les expériences particulières. Pour l'illustrer, il avance le concept de
quasi-mémoire. C'est une représentation dont l'apparence et la cause sont similaires
à la mémoire, mais qui peut se transmettre entre deux êtres. Il imagine ainsi qu'une
trace laissée dans le cerveau de Paul suite à son voyage à Venise est transplantée dans
le cerveau de Jane. Cette dernière peut alors visualiser la scène vivement comme si
elle s'en souvenait. La mémoire normale peut être conçue alors comme une somme
plus grande de telles traces reliant ainsi une perspective présente à un passé
indépendamment de la présence d'un moi 55 .
Il nie alors que l'introspection nous révèle dans la mémoire la présence d'une réalité
supplémentaire à cette notion de quasi-mémoire. Il le fait en se plaçant du point de
vue de la réplique parfaite d'un moi discutée plus haut. Elle aurait les mêmes raisons
que nous de croire qu 'elle a vécu les expériences qu'elle se représente, mais elle
aurait tort 56 .
55
D. Parfit (1984), p.220-222. Cet argument sera analysé plus en détail au 2ème et 3ème chapitre.
56
D. Parfit, p.223-224.
57
« ( ... ) it sccm to show that we could not tell , from the content of our experiences, whether we really
are aware of the continued existence of a separately existing subject of experiences. The most we have
are states ofmind like that ofmy Replica", D. Parfit (1984), p.224.
21
remplacées par des copies. Dans tous les cas, ma psychologie serait continuée de
façon similaire. Si je considère être une chose physique (cerveau ou corps), je devrai
alors admettre qu 'au milieu du spectre, j 'aurai une description complète de la
situation, alors que mon existence ou non sera un choix concernant l'usage d'un
mot58 . Il imagine ensuite un spectre d'opérations similaires où, dans le milieu, il
s'agirait plutôt d'un mélange des cellules, des souvenirs, des traits de caractère, des
intentions de moi et d'une autre personne pour étendre cet argument également aux
approches de la continuité psychologique 59 .
Ces spectres illustrent comment l'existence du corps, du cerveau et d' une série
d'événements mentaux inter reliés peuvent être entièrement compris, alors que la
présence du moi en eux n'ajoute rien de plus qu'un choix de langage 60.
58
D. Parfit (1 984), p.234-235.
59
D. Parfit (1984), p.236-241.
60
D. Parfit (1 984), p.241-242 et D. Parfit (1 995), p.20-28. Cet argument sera approfondi au 3ème
chapitre.
61
D. Parfit (1 999), p.233-237 et D. Parfit (1984), p.224-226.
62
D. Parfit (1984), p.226, p.252 et D. Parfit (1999), p.209.
22
grammaticalement attribuées à des penseurs, «Cette pensée a lieu dans cette vie
causée par ce corps » nous autorise à en conclure : «je pense »63 .
Un phénomène qui peut apparemment nous révéler la présence d 'un moi à l ' œuvre
dans la succession des expériences conscientes, c'est l'unité phénoménale des
expériences en un instant et dans leur brève succession. La sensation de taper sur un
clavier, la pensée présente, la couleur des caractères et la musique en arrière-fond
forment une seule et même expérience. Il y a UN effet que cela fait d 'en faire
l'expérience. R. Swinburne défendait que cela témoigne de la présence d'un moi
simple et inanalysable dans le flux de conscience.
La réponse de Parfit ne consiste pas à nier la présence d'une unité d'expérience, mais
à la traiter comme une réalité distincte de moi . Il imagine le scénario suivant. Je suis
muni d 'un engin qui divise mon flux de conscience afin d'effectuer une série de
calculs avec mon hémisphère gauche et une autre série avec mon hémisphère droit.
Pendant dix minutes, il y a un effet que cela fait de calculer avec l'hémisphère gauche
et un effet que cela fait de calculer avec l'hémisphère droit, mais il n'y a pas d'effet
que cela fait d'effectuer les deux en même temps. Dans un de mes flux de
conscience, je me voix calculer dans l'autre comme je verrais un frère siamois le faire
et vice-versa. Après dix minutes, je réunifie ma conscience et en retiens un souvenir
vif d'avoir calculé deux séries d'exercices 64 .
Dans la mesure où ce qui pense dans cette situation n'est pas une entité de 10 minutes
occupant un hémisphère, mais plutôt une chose qui se trouve dans les deux
simultanément, l'unité de chacune des expériences ne peut pas être décrite en référant
à un moi. Effectivement, cela suggère faussement qu 'il n'y a qu'une seule unité
63
D. Parfit s'éloigne ici cependant du cogito de Descartes, car il reconnaît d'abord l'existence du
corps. Paul Bernier (2010) p.597 fait cette analyse.
64
D. Parfit ( 1984), p.245-248.
23
phénoménale, alors qu 'il y en a deux. Parfit présente plutôt chacune des unités
comme un fait brut. Autrement dit, ce scénario montre un cas où pointer l'unité des
expériences n'équivaut pas à pointer la présence d'un sujet. Pour pointer alors un
moi, il faut désigner la chose phénoménalement désunie et située dans les deux
hémisphères. Constater ainsi la présence d'une unité d'expérience n 'équivaut pas à
observer intérieurement la présence d'un moi 65 .
1.2.4.5- Fission
Nous avons vu que B. Williams objectait à J. Locke que le moi ne pouvait pas être
une conscience réfléchie indépendamment de la substance la supportant, car deux
personnes pourraient avoir la conscience de ma vie et prétendre légitimement être
moi, ce qui apparaît contradictoire. R. Swinburne a objecté que n'importe quel
critère centré sur la continuité d'une chose physique contient le même problème. Un
cerveau, par exemple, pourrait être divisé en deux avec une capacité égale de
continuer ma psychologie et être transplanté dans deux corps exactement similaires à
celui du moi d'origine. Si l'existence continue de la moitié de mon cerveau suffit à
assurer mon existence, alors les deux personnes résultantes auraient des raisons
égales et légitimes de prétendre être moi. R. Swinburne en conclut que nous ne
sommes ni une conscience réfléchie, ni une chose physique, mais une chose de plus
qui est mentale, simple, indivisible et inanalysable 66 .
D. Parfit en déduit plutôt qu'il s'agit d'un cas d'indétermination. Nous pouvons
étendre notre concept de « moi » de manière à conclure que nous serions après la
division une seule et même personne dont l'esprit est à deux endroits en même temps.
Il s' agirait d'une extension de l'examen de physique où je peux avoir deux flux de
conscience séparés simultanément et communiquer avec moi-même par des moyens
publics. Nous pouvons aussi étendre notre concept de « moi » de manière à conclure
65
D. Parfit (1984), p.246-252. Cet argument sera anal ysé plus en détail dans le 4ème chapitre.
66
R. Swinburne (1 984), p.13-17.
24
que je serais détruit et remplacé par deux nouvelles personnes 67• Or, même si nous ne
statuons pas là-dessus, il est possible de comprendre entièrement ce qui se passe. La
manière de préciser les contours du moi dans ce cas est un choix de mots68 .
67
D. Parfit (1984), p.25 6.
68
D. Parfit (1 984), p.25 8.
69
D. Parfit (1 984), p.25 6-257 .
70
D. Parfit (1984), p.26 1, 262, 267. Cet argument sera di scuté tout au long de ce mémoire.
71
D. Parfit (1 995), section III
72
D. Parfit (1984), p.263 .
25
1.2.4.6- Synthèse
Selon Parfit, l'usage de telles fictions serait injustifié si les états mentaux étaient des
modifications d'une substance autre que le corps dont l'indivisibilité est une
73
caractéristique essentielle . En effet, il serait alors illégitime d' imaginer que des
morceaux de cette substance soit transférés à une autre, divisés en deux et combinés.
Il présuppose cependant que cette théorie est fausse et que les états mentaux
dépendent de la modification d'une substance physique. Ce n'est pas l'introspection
qui nous révèle ce fait, mais des connaissances empiriques 74 . Ensuite, il fait la
supposition que si l'esprit dépend du corps, alors rien n'empêche d'imaginer apriori
qu'il puisse être divisé, morcelé, recomposé, répliquée de cette manière. Il ne précise
pas pourquoi, mais nous pouvons présumer que c'est parce que les choses physiques,
en général, le peuvent.
Ces arguments ont une structure commune. D. Parfit indique un composant censé
nous révéler la présence d'un moi non réductionniste, puis il imagine ensuite une
fiction nous montrant comment il n'y a rien de tel qui l' accompagne. Il pointe la
mémoire, puis invoque un transplant de traces entre cerveaux ou une réplication pour
nier qu'elle nous le révèle. Il pointe le corps, puis imagine un spectre de
recomposition partielle avec des cellules nouvelles pour nier qu'il y a en lui un moi
qui le transcende. En effet, dans le milieu du spectre, il y a une telle substance
physique, mais l'attribution à moi n'est que l' addition d'un langage. Suivant la
même logique, il pointe la pensée en revisitant le cogito de Descartes, puis l'unité des
expériences phénoménales en lui opposant l'examen de physique et finalement la
continuité de nos processus physiques et mentaux à travers le temps en imaginant une
fission. Autrement dit, il fait la même chose que D. Hume, mais en employant un
imaginaire de science-fiction. Il cherche le moi au moyen d'un exercice
73
D. Parfit (1984), p.238, p.259.
74
D. Parfit (1984), p.227-228 , p.245-248.
26
d'introspection et ne trouve qu 'un mot pour parler de toutes les composantes qu'il
appréhende et rien de plus.
D. Parfit défend une position qu'il qualifie de réductionniste. Elle inclut un ensemble
de thèses impliquant que l'existence du moi consiste en l'existence d'un corps et
d'une série d'événements et de processus mentaux inter reliés et non une chose qui
transcende ces composantes. Il avance que la possible indétermination de l'identité
du moi à travers le temps sert à départager plus clairement cette approche du non
réductionnisme. Ces précisions visent à solutionner un ensemble de problèmes
discutés par R. Descartes, J. Locke, D. Hume et leurs héritiers contemporains. Elles
tranchent le débat entre ceux qui présentent notre existence comme l'existence d'une
chose physique singulière et ceux qui la définissent plutôt par une chose dont les
conditions de survivance sont un ensemble de relations psychologiques. Selon lui, en
l'absence d'une chose qui transcende les composantes actuelles du moi, cette
opposition ne porte pas sur la réalité, mais sur la manière de la nommer. Or, les
résistances de nombreux auteurs à tirer cette conclusion suggèrent la présence d' une
croyance non réductionniste implicite. C'est ainsi qu 'il cherche à défaire cette
intuition au moyen de diverses stratégies d'imageries mentales.
Rares sont les auteurs contemporains selon qui nous sommes une chose pensante
simple séparée du corps dans la tradition de Descartes. Cependant, ils sont plusieurs
à considérer le moi comme une chose dont les frontières sont réelles et non pas
définies par un ensemble d'événements psychologiques et physiques inter-reliés dont
les contours peuvent être précisés de plus d'une manière. Cette section présentera des
objections qui rejettent autant que Parfit l'existence de la substance cartésienne, mais
qui considèrent le moi comme étant une chose au sens où ses frontières et sa présence
sont indépendantes d'un choix langagier. Plutôt que de s'appuyer sur une méthode
27
E. Oison, suivant B. Williams, défend une position qu'il qualifie d'animaliste. Nous
sommes des organismes biologiques pensants. Ce qui fait notre unité est une
75
structure physique d'auto-organisation . Notre psychologie est contingente. Des
éléments comme la conscience que j'ai de moi-même à travers le temps ne
déterminent pas mon existence. Si je la perds complètement pour repartir ensuite à
neuf, je ne meurs pas tant que l 'organisme qu 'est mon corps continue de fonctionner.
Une transplantation de cerveau ne me permettrait pas de changer de corps, car le
cerveau n'est qu'un organe de l'organisme qui correspond au moi 76 . Selon lui, c'est
la conception du sens commun77 .
Son argumentation ne s'appuie pas sur des expenences de pensée, mais sur une
considération d'économie ontologique 78 • L'organisme pensant, l'animal, répond aux
conditions pour être un moi. Il pense, il vit des expériences et il est capable de se
réfléchir dans une pensée. Si nous admettons, comme S. Shoemaker, l'existence
d'une autre entité qui coïncide matériellement avec lui, mais qui s'en distingue à la
manière d'une statue par rapport à un morceau de marbre, nous nous retrouvons avec
75
E. Oison (2007), p.27-29.
76
E. Oison (2007), p.39-44.
77
« No one is going to feel irnmediately drawn to any alternative views - that we are bundles of
perception, or irnmaterial substances, or non-animai s made of the same matter as animais, say.
Compared with those proposais, the idea that we are animais looks like plain cornmon sense. " E. Oison
(2007), p.23.
78
Cet aspect est largement élaboré dans E. Oison (2007), Chapitre 9, section 5 et 6.
28
deux moi à la même place sans avoir moyen de savoir auquel des deux le mot «je »
fait référence 79 .
D'autre part, un ensemble de processus mentaux ne pense pas, car ce n'est pas une
chose. Si je perds complètement la mémoire, ce n'est donc pas une chose qui est
détruite. La possibilité d'être détruit et répliqué implique d'être un système
psychologique, alors qu'un système ne pense pas. Seule une chose pense. Il y a donc
une confusion catégorielle de la part de ceux qui définissent le moi par la poursuite
d'états mentaux 80 . Dans le cadre d'une ontologie qui vise à limiter la multiplication
inutile des entités du monde, cette conséquence est inacceptable. Les frontières de
l'organisme biologique étant déterminées par une organisation physique concrète et
indépendante de notre esprit, il est plus simple d'y tracer les frontières du moi 81.
Ces considérations constituent des objections à Parfit, car elles nient qu'il y a
indétermination entre une conception du moi comme chose physique et comme chose
dont la survivance dépend d'une forme de continuité psychologique. Le moi ne
consiste donc pas en un corps et un ensemble d'événements mentaux inter reliés,
mais seulement dans un corps pensant. En ce sens, une copie physique de moi ne
serait pas, comme le suggère D. Parfit, potentiellement moi ou un autre selon un
choix de mots. Elle ne serait pas moi, point final. E. Oison répond que les frontières
79
« Consider what it would mean if you were not the animal. The animal thinks. And of course you
think. ( . .. ) So if you are not that thinking animal, there would be two beings thinking your thoughts:
there would be the thinking animal, and there would be you, a thinking non-animal. We should each
share our thoughts with an animal numerically different from us. ( ... )ln any case, there are just three
alternatives to you being an animal: (1) there is no animal where you are ; (2) there is an anjmal there,
but it doesn't think in the way that you do; or (3) there is an animal there, and it thinks exactly as you
do, but you are not it. ( . . .) The repugnancy of these alternatives seems to me powerful reason to
suppose that you are an animal." E. Oison (2007), p.29-30.
80
E. Oison (2007) p. 139- 141.
81
E. Oison (2007) p. 223-232.
29
de l'organisme biologique sont bien réelles et que ce sont les additions des
82
philosophes dans la tradition de J. Locke et de D. Hume qui ne le sont pas .
T. Nagel affirme que le cerveau est une composante essentielle du moi en s'appuyant
sur une théorie causale de la référence. Il relie cette question à la présence d'un
«effet que cela fait d'être un moi ». L'âme intervient comme une hypothèse pour
rendre compte de ce phénomène. Or, le cerveau peut être également un bon candidat
pour y arriver en tant que chose munie de deux propriétés, une physique et l'autre
mentale 83 . D'autre part, nos réactions à la présentation de différents scénarios
imaginaires et les méthodes centrées sur la conscience introspective du moi sont à
analyser avec prudence, car elles négligent la possibilité d'identifier le mauvais
objet84 . Le mot «je» pointe en direction du monde une réalité que des observations
empiriques doivent compléter. Il indique ainsi la cause de « l'effet que cela fait ».
L'observation nous révèle que c'est le cerveau 85 . L'impression de pouvoir changer
de corps s'explique par ! 'ignorance a priori que nous avons de cette cause, nous
permettant d'imaginer plusieurs possibilités. Cependant, lorsque le référent réel est
établi, il ne devient plus possible d'imaginer ces situations sans commettre une erreur
de référence. Dans ce cadre, désigner une réplique de moi-même comme étant moi
constitue un échec et non un choix de description 86 .
82
Q. Cassam (1993) adresse une objection similaire à Parfit en affirmant que sous l 'animalisme les
frontières du moi sont indépendantes de notre esprit et dépendent d' un fait à propos du monde,
contrairement aux autres conceptions, qui sont des produits de notre esprit.
83
T. Nagel (1986), p.28-32.
84
T. Nagel (1986), p.32-37.
85
« My concept of myself contains the blank space for such objective completion, but does not fill it
in. 1 am whatever persi sting individual in the objective order underlies the subjective continuities of
that mental lives that 1 call mine. But a type of objective identity can settle the questions about identity
of the self only if the thing in question is both the bearer of mental states and the causes of their
continuity when there is continuity. If my brain meets these conditions then the core of the self - what
is essential to my existence - is my functioning brain." T.Nagel (1986), p.40.
86
T. Nagel (1986)p.37-45.
30
Unger reprend quant à lui cette méthode introspective pour en conclure que nous
sommes une capacité mentale de base réalisée dans la structure d 'une chose
physique 87 . Il propose, dans la lignée de B. Williams, d 'employer un test nous
demandant de choisir entre une douleur présente ou une douleur après une opération
imaginaire menaçant notre identité afin de cerner l'objet de nos attitudes
prudentielles, par opposition à des attitudes compatissantes, sympathiques ou
morales 88 . Selon lui, nous préférerions qu 'une copie de nous vive la douleur, de
même que nous éviterions une souffrance intense à un être qui résulte d'une perte
complète nos états mentaux tant que notre cerveau continue de réaliser un potentiel
d ' activités mentales de base 89 .
Il suggère que c'est l' interruption du potentiel d'activité mentale dans le processus
physique de réplication qui nous amène à ne pas faire de l'être résultant un objet de
nos attitudes prudentielles. En effet, lorsque les informations sur l'état de mon corps
sont enregistrées dans une machine et transmises par ondes radios sur Mars, ni la
machine, ni les ondes radios ne constituent des objets physiques dont la structure
permet une activité mentale de base. Il y a donc une interruption physique de cette
capacité et elle coïncide avec la disparition de nos attitudes prudentielles 90 .
Comme T. Nagel , B. Dainton définit le moi comme un être pour qui il y a un «effet
que cela fait d'être ». Comme R. Swinburne, il estime que sa présence est indiquée
dans l' unité phénoménale des expériences en un instant et dans leur brève succession.
L'incapacité d'imaginer mon existence aller dans une direction différente de ce flux
l'illustre. Comme T. Nagel, il considère le cerveau comme étant le référent de ce
sujet d'expérience en tant que chose «phénoménale» et non seulement physique.
Afin de rendre compte de notre survie en dépit de l'interruption de ce flux de
87
P. Unger (1990), p. l 02-169.
88
P.Unger (1990), p.27-34.
89
P. Unger (1990), Chapitre 5.
90
p. Unger (1990), Chapitre 4 et 5.
31
Qu'en est-il des arguments de Parfit, qui présente en imagination des cas
d'indétermination ? P. Unger et Q. Cassam répondent que la possible
indétermination d'une chose physique n'en fait pas pour autant une entité
conceptuelle produite par notre esprit. Des objets physiques courants ont des
frontières mal définies. Leur imprécision n'est pas due à nos concepts, mais à la
réalité. Ainsi, même s'il y a indétermination quelque part dans les spectres ou lors de
ma division, le moi a des frontières physiques concrètes qui ne s'étendraient pas
jusqu'à une copie physique parfaite de mon corps actuel 93 .
91
B. Dainton (2004)
92
B. Dainton (2008), p.178-200.
93
Q. Cassam (1993), section 4. P. Unger (1990).
32
D. Parfit suggère que définir le moi comme une chose physique ou comme un
ensemble d'événements mentaux reliés ensemble par des souvenirs, des intentions,
des traits de caractère et des croyances qui s'enchaînent graduellement ne repose pas
sur un fait. Selon lui, de nombreux auteurs rejettent cette thèse en vertu d'une
croyance non réductionniste implicite. Dans la section précédente, nous avons passé
en revue différents arguments d'auteurs qui refusent ces affirmations. Ils ne
défendent pas que le moi est purement physique, car il lui reconnaisse la présence
d'un « effet que cela fait » et lui attribue la pensée, mais ils nient que cette activité
mentale puisse être supportée par un sujet pouvant logiquement changer de corps ou
de cerveau. De plus, ils affirment que nous survivrions à une altération massive de
nos processus mentaux tant que cette chose physique continue de produire une
activité consciente.
Leurs arguments sont de deux types. D'une part, il y ceux qui évitent l'appel à
l'introspection en invoquant des considérations sur le monde extérieur. Le corps est
!'entité la plus simple à laquelle attribuer des états mentaux afin d'éviter la
multiplication des entités superflues ou des erreurs de catégories, tout en respectant
l'intuition que notre réalité ne dépend pas d'une vue de l'esprit. Une autre
suggestion, c'est que le mot «je» réfère à la cause de nos pensées et les observations
nous révèlent que c'est le cerveau. D'autre part, certains suivent B. Williams en
récupérant les diverses fictions entourant l'identité du moi. Ils pointent la présence
d'une intuition qui correspond avec l'interruption du potentiel de conscience.
Dans ce qui suit, je veux montrer que ces objections échouent parce qu'elles ne
tiennent pas compte de l'intuition très forte selon laquelle le moi est une chose
présente à la conscience. Ni le corps, ni le cerveau ne répondent à cette intuition.
C'est pourquoi l'approche centrée sur la poursuite d'événements mentaux représente
une alternative sérieuse. Ce qui explique la présence d'une indétermination, c'est que
33
les deux théories contiennent chacune séparément une partie des intuitions du sens
commun, mais que seulement une croyance non réductionniste répond entièrement à
ces intuitions. Une théorie de ! 'identité du moi à travers le temps ne peut donc pas
s'appuyer sur l'intuition commune, mais doit en proposer une révision. C'est dans ce
cadre qu ' il faut comprendre le raisonnement de D. Parfit.
1.4.1- Le corps
E. Oison a tort de considérer son approche comme étant celle du sens commun. Nous
le constatons en relisant le contexte historique décrit précédemment. Autant R.
Descartes, J. Locke, D. Hume, B. Williams que leurs héritiers manifestent une
attitude commune : ils cherchent la nature du moi au moyen d'exercices
d'introspections. Puisque les patterns des philosophes constituent une donnée nous
indiquant la nature du sens commun, ce détail a son importance. Qu'est-ce que cela
nous révèle ? Qu'il y a une intuition forte selon quoi le moi se caractérise par la
manière dont il reconnaît sa propre existence. Il apprend son existence par une voie
interne et non externe, d'où la tendance marquée d 'employer l'imagerie mentale 94 .
94
D. Dennett (1991) élabore abondamment autour de cette idée.
34
dans une vie qui se succède dans plusieurs corps. E. Olson est marginal de ce point
de vue. La réflexion philosophique peut expliquer ces intuitions. C'est parce que
nous semblons reconnaître notre existence par une voie interne que nous nous
identifions spontanément comme étant une chose mentale.
Le problème apparaît lorsque nous apprenons que la cause de nos pensées est
physique suite à une immersion dans une culture moderne valorisant la science. Cette
conversion, en elle-même, stimule souvent un sentiment d'inconfort. C'est pour cela
qu'il y a autant d'articles écrits sur le sujet9 5 . Apprendre que nous sommes un corps,
si nous le sommes, est donc tout autant «bizarre » qu 'E. Olson pense qu'il est
«bizarre» d'être définit par un ensemble de processus mentaux.
Les diverses approches philosophiques discutées dans ce texte sont des suggestions
visant à sortir de cette zone d'inconfort. Dans ce contexte, il y a une raison pour
laquelle le moi est plutôt défini par un ensemble de processus mentaux : c'est la
meilleure manière de rendre compte de l'intuition selon laquelle le moi reconnaît son
existence de l'intérieur, par une voie privée, tout en respectant par ailleurs ce que
nous connaissons des causes de ces processus. En comparaison, le corps est une
entité dont nous reconnaissons la réalité via des manuels de biologie.
Cela n'empêche pas les raisons d'E. Oison invoquées en faveur du corps d'avoir un
certain poids. C'est justement parce qu'il y a des intuitions allant dans les deux
directions qu'il y a indétermination.
L'approche de T. Nagel peut faire l'objet d'une critique similaire. Il fait plusieurs
suppositions quant à l'intention que nous visons lorsque nous faisons usage du «je ».
95
Voir D. Fisette et P. Poirier (2000) pour une revue des problèmes philosophiques émergents d'une
confrontation entre la psychologie du sens commun et Je modèle d'explication scientifique de l'esprit
humain.
35
Nous visons la cause de nos pensées et de nos expériences, nous laissons ouverte la
possibilité d'identifier la mauvaise personne, nous pointons en direction du monde
extérieur. Partant de ces présupposés, il suppose que nos découvertes à propos du
cerveau satisfont nos attentes et que, par la suite, nos imageries de changement de
corps deviennent des bizarreries vides de sens.
Or, il ne va pas de soi que c'est ce que nous visons lorsque nous usons du «je».
Nous semblons plutôt viser à l'intérieur du flux de conscience et nous fermons la
possibilité de nous tromper de cible. Une vaste communauté de penseurs s'oriente
vers une réalité intérieure, l'imagerie mentale ou l'auto-observation, plutôt que vers le
monde extérieur pour trouver la véritable nature du moi.
D'autre part, lorsque les individus ordinaires font référence à eux-mêmes dans le
passé via la mémoire, ils n'étudient pas le phénomène physique ayant mené à cette
représentation pour en conclure qu'elle est fidèle et qu'elle est arrivée à eux. Ils
rapportent l'information comme s'il voyait directement la scène se passer dans leur
tête. L'hypothèse qu ' elle est arrivée à une autre personne et qu'ils commettent une
erreur d'identification leur apparaîtrait étrange. Je soupçonne que c'est parce qu'ils
croient voir directement leur présence dans le passé. En ce sens, la possibilité d'une
erreur de référence leur semble exclue.
Je formule ici une hypothèse qui reste à vérifier. À défaut d'effectuer une enquête de
perception, la méthode cartésienne demeure utile à cet effet. Selon Descartes, je suis
assuré de mon existence en analysant mon activité consciente. Dans cet ordre d'idée,
puis-je être assuré de mon existence hier ? Se peut-il qu'un scientifique fou ait créé
une copie parfaite d'un autre être que moi pendant la nuit et que je sois cette copie ?
Personnellement, lorsque je me pose la question, j'ai le réflexe de répondre
spontanément non. Pourquoi ? Parce que j'ai l' impression de me voir directement
dans le passé. Je n'ai pas l'impression de voir directement mon cerveau dans le
passé, mais de me voir moi. En ce sens, en employant le «je »,je vise spontanément
36
Ce que je vise peut être une fiction, c'est-à-dire être la chose de plus dont D. Parfit
conteste l'existence. Je pointe alors dans le vide. Si c'est le cas, j'ai un choix. Je
peux réviser mes attentes relativement au référent du «je» de la manière dont
propose T. Nagel et me satisfaire du cerveau. Sinon, je peux ne pas viser « la cause
de mes processus mentaux », mais plutôt les composantes qui se rapprochent le plus
de la dimension interne de la conscience que j'ai de moi-même, ainsi que du
sentiment de certitude qui l'accompagne. De ce point de vue, la conception du moi
centrée sur la poursuite d'un ensemble d'événements mentaux constitue une cible de
référence beaucoup plus près de mes attentes 96 . Elle vise un phénomène interne et je
suis beaucoup plus certain de son occurrence que je le suis de la réalité physique qui
96
D. Parfit (1984), p.468-477 répond ainsi à T. Nagel en posant le problème en termes d' un acte de
référence partiellement manqué. Face à cette situation, nous avons plusieurs choix quant à la manière
de corriger l' intention visée par la référence. L' indétermination entre les deux approches en découle.
L'analyse que je fais de l'échec partiel de la référence diffère cependant de celle de D. Parfit.
37
97
la supporte . J'ai une relation plus intime et directe à l'apparence de mes souvenirs
et de mes intentions qu 'à ma neurologie 98 .
Premièrement, ils montrent que leur intuition coïncide avec cette fronti ère et non
qu' elle porte sur elle. Ils visent peut-être la chose de plus, non-réductible, que Parfit
les soupçonne de viser. Ils se réfèrent à l'âme en disant se référer au cerveau parce
qu'ils croient inconsciemment que la destruction du cerveau causerait la destruction
99
de l'âme . Comment prêter une telle référence inconsciente à des auteurs ? En
observant leur comportement. Ils disent pointer un potentiel ininterrompu de
conscience, mais ils nous demandent de regarder vers une réalité dans nos pensées et
sensations. Ils prétendent indiquer une réalité extérieure, mais nous montre une
réalité intérieure. Ils imaginent des scientifiques fous tortionnaires et nous racontent
l'effet que cela leur fait comme Descartes se servait du malin-génie pour y découvrir
une chose pensante incorporelle. Bref, ils réfèrent à la même chose, mais le nient.
97
Ce qui sera l'obj et du prochain chapitre.
98
Même si cette relati on n'est pas directe, car je peux avoir une illusion de souvenir. Cependant, nous
fco uvons affirmer que j 'ai une relation plus directe à cet état mental qu 'à sa cause physique.
9
D. Parfit répond ainsi : « 1 suspect that reviewing my argument would never wholl y remove my
doubts. At a reflexive or intellectual level, 1 would remain convinced that the Reductioni st View is
true. But at some level 1 would still be inclined to believe that there must always be a real difference
between some future person 's being me, and his being someone else. ( ... ) It may help to add these
remarks. On the Reductionist View, my continued existence just involves physical and psychological
continuity. On the Non-Reductioni st View, it involves a furth er fact. lt is natural to believe in thi s
further fact, and to beli eve that, compared with the continuiti es, it is a deep fact, and is the fact that
reall y matters. When J fea r that, in Teletransportation, J shall not get to Ma rs, my fear is that the
abdnormal cause may /ail to produce this f urther fact. As 1 have argued, there is no such f act. What J
fear will not happen, never happens. [je souligne]" D. Parfit ( 1984), p.279.
1
1
38
100
S. Blackburn (1999), p.71-77.
39
exactement comme les répliques. La seule chose qm nous distingue, ce sont des
propriétés extérieures (la discontinuité physique dans les causes de cette intériorité).
Or, ce n'est intuitivement pas cela que nous visons par «je».
Il avance un test pour vérifier si nous sommes d'accord avec cette affirmation : la
possible indétermination de l'identité du moi à travers le temps. Il imagine des
situations où un composant accompagnant normalement le moi est soustrait, alors que
les autres sont présents. Le cerveau est transplanté dans un autre corps. Le corps est
40
détruit et remplacé par une copie similaire qui a des états mentaux indiscernables des
nôtres. Le flux de conscience est divisé en deux par double transplantation
d'hémisphères cérébraux équipotents. Le corps est reconstruit partiellement avec des
cellules nouvelles. Face à ces éventualités, le réductionniste doit logiquement réagir
en y voyant un faux débat à propos de la manière d'étendre un concept flou à une
situation pour laquelle il n'a pas été prévu. Pourquoi ? Parce qu'il a devant lui tous
les composants du puzzle. À l'inverse, celui qui est insatisfait de cette réponse et qui
continue d'en chercher une en multipliant les arguments et les exercices
d'introspection trahit son adhésion implicite au non réductionnisme, car il estime
alors qu'il n'a pas toutes les composantes du puzzle devant lui et qu'il lui manque
l'ingrédient central : le moi.
Ce que nous venons de voir, c'est qu'il y a des penseurs qui nient être des non
réductionnistes, mais qui réagissent à l'éventualité de ces scénarios de la manière
dont Parfit estime qu'elle révèle une adhésion implicite au non réductionnisme. Ils
nient principalement que le moi puisse renvoyer à un ensemble d'événements
mentaux inter-reliés plutôt qu'à une chose physique singulière. Ensuite, ils emploient
des exercices d'introspection ou fouillent dans le monde extérieur pour nous le
montrer. Succombent-ils à une telle illusion ?
La raison principale qui amène Parfit à douter que le « je » renvoie à une chose
physique en particulier, c'est que nos attitudes relativement à la présence du moi
dépendent de «l'effet» et non de la cause. «L' effet », c'est la continuité d'un
processus mental. Or, le corps n'en est que la cause et donc nous pourrions continuer
d'employer le «je» si ce processus était plutôt poursuivi par une machine à
répliquer. C'est pourquoi les événements mentaux inter-reliés sont concurrents au
corps ou au cerveau comme référent du « je» et qu'il y a indétermination 101 •
101
D. Parfit (1984), p.286.
41
Ce qui rend le problème confus, c'est que nous ne référerions probablement pas à la
copie de nous en disant «je». Les objections précédentes en témoignent. Selon
Parfit, c'est parce qu'aucune forme de réductionnisme, qu'il soit centré sur une chose
physique ou sur un ensemble d'événements mentaux, ne répond à nos intuitions.
Celles-ci sont non réductionnistes. J'ai clarifié ce point en montrant comment nous
visons une chose présente dans le flux de conscience en employant « je». À cet
égard, le corps ou le cerveau sont des référents tout autant contre-intuitifs.
Rendu à ce stade de la réflexion, il est possible de clarifier en quoi les deux versions
du réductionnisme sont contre-intuitives. Se référer à un ensemble d ' événements
mentaux uniques pour renvoyer à nous implique aussi de pointer une réalité à
l'extérieur du flux de conscience. C'est ce que l'argument du transplant de trace
mnésique, le cogito révisé, le spectre combiné, l'examen de math et la fission
illustrent. Je ne peux pas voir si le passé est arrivé à moi via la mémoire, car mon état
mental m'a peut-être été transplanté, je suis peut-être une copie de la personne qui l' a
vécu ou je suis peut-être le résultat d ' une double transplantation d 'hémisphères
cérébraux. Je ne peux pas exclure ces hypothèses en observant à l' intérieur de mon
flux de conscience. Je dois regarder le monde extérieur et constater l'absence de
telles bizarreries. Ce qui est étrange dans la fission, selon les auteurs qui en discutent,
c'est précisément que je puisse disparaître alors que le flux de conscience qui me
constitue, lui, continue comme à l'habitude.
Lorsque nous reconnaissons qu ' aucun réductionnisme ne satisfait cette intuition, nous
devons en conclure que le «je» courant contient une part d'illusion. Face à ce
constat, nous sommes contraints d' abandonner une partie de notre intuition C' est
alors que les approches centrées sur une chose physique singulière et sur un ensemble
d ' événements mentaux sont des candidats potentiels et indéterminés.
Cela étant dit, il y a une raison de privilégier plutôt l' approche centrée sur la
continuité psychologique: c'est celle qui se rapproche le plus de l'idée d'une
42
présence à soi dans le flux de conscience. Nous avons une relation plus directe, plus
intime, plus spontanée, plus certaine à nos processus mentaux qu'à notre corps.
CHAPITRE II
Dans ce qui suit, nous clarifierons un autre outil que D. Parfit déploie en faveur du
réductionnisme: la thèse d'une description adéquate de la vie mentale qui omet la
référence à soi. Nous expliquerons le problème de circularité qu'elle vise à
surmonter, en analysant les diverses fictions qu'il invoque pour rendre intelligible ce
point de vue. Ensuite, nous opposerons cette thèse à une objection. Selon certains, la
conscience de soi ne se caractérise pas par sa présence, mais par son absence du
processus de la pensée. Nous ne reconnaissons pas intérieurement un moi avant de
conclure à son identité à travers le temps. Le contexte normal nous dispense d'avoir
à le faire. C'est ce qui définit une perspective à la première personne. Or, la
démarche de D. Parfit déforme cette perspective. Je montrerai comment cet aspect se
ramène à la spontanéité de la représentation et ne définit pas la perspective du moi,
contrairement à une illusion non réductionniste.
44
102
J. Locke (2009), p.522.
103
Cette difficulté prend sa source de J. Butler, qui , s'adressant à J. Locke, affirme « And one should
really think it Self-evident, that Consciousness of persona) Identity presupposes, and therefore cannot
constitute, personal Identity, any more than Knowledge in any other case, can constitute Truth, which
it presupposes." J. Butler (1736), p.302.
45
Premièrement, il imagine que la trace physique laissée par le voyage de Paul à Venise
dans son cerveau est copiée et transplantée dans le cerveau de Jane. Celle-ci se
représente alors de façon détaillée l'expérience de Paul du point de vue de Paul.
Sachant que sa représentation est causée par cette expérience, Jane peut donc savoir
l'effet qu'un tel voyage faisait à Paul et donc être reliée à son passé par un processus
similaire à la mémoire intérieurement et extérieurement sans pourtant avoir été celle
qui l'a vécu 107 . L'apparence et la cause de la mémoire peuvent donc se transmettre
d'une personne à une autre et ne nécessitent pas de se référer au même moi 108 .
104
« To answer this objection, we can define a wider concept, quasi-memo1y. 1 have an accurate
quasi-memory of a past experience if (J) 1 seem to remember having an experience, (2) someone did
have this experience, and (3) my apparent memory is causally dependent, in the right kind of way, on
that past experience.", D. Parfit (1984), p.220.
105
D. Parfit (1984), p.220-222.
106
D. Parfit (1984), p.225-226 et D. Parfit (1999) .
107
D. Parfit (1984), p.220-222.
108
« ( ... ) quasi-memories would provide a similar kind of knowledge about people ' s past lives. They
would provide knowledge ofwhat these lives were like,from the inside. ( ...) Because we do not have
quasi-memories of other people ' s past experiences, our apparent memories do not merely corne to us
in the first-person mode. They corne with a belief that, unless they are del usions, they are about our
own experiences. But, in the case of experiences-memories this is a separable belief. If like Jane we
had quasi-memories of other people's past experiences, these apparent memories would cease to be
automatically combine with this belief." D. Parfit (1984, p.222.
46
109
En fait, sa position est que la description impliquant la mort suivi de la création de deux êtres est la
plus conforme à l'usage du concept de personne, mais il reconnaît que la description impliquant que je
vive alors à deux places en même temps est défendable. D. Parfit (1984), p.256-258.
11 0
D. Parfit spécifie qu'aucune observation interne et externe ne peut déterminer comment appliquer le
concept de «moi » dans la situation et qu'avant même de trancher la question, nous saurions que la
continuité psychologique à l' œuvre serait parfaitement similaire à celle qui unit nos vies
habituellement. D. Parfit (1984), 258-260.
111
D. Parfit (1984), p.260.
11 2
D. Parfit (1999).
47
113
« In place of the pronoun « 1, » these beings rnight have a special use of"this" which referred to the
sequence in which thi s use of "thi s" occurred. Where one of us would say, "l saw the Great Fire," one
of them would say "Thi s included a seeing of the tire". ln place of "you," they rni ght have a special
use of "that", which refer to the sequence to which it was addressed. Where we would say, "Did you
see the Great Fire?" they would say, "Did that include a seei ng of the tire?" D. Parfit (1999), p.229.
114
D. Parfit (1984), p.222, 226 et D. Parfit (1999), p.222.
11 5
D. Parfit (1984), 223, D. Parfit (1995), p.19-20 et D. Parfit (1999), p.261.
48
Finalement, D. Parfit fait ressortir une croyance non réductionniste non reconnue par
de nombreux philosophes traitant de ces questions. Il peut nous apparaître que
«quelque chose manque» dans la description alternative de la vie mentale qu'il nous
offre. Nombreux sont ceux qui cherchent dans l'expérience consciente, dans
l'imagination ou dans la réalité extérieure plutôt que simplement dans le langage cet
ingrédient absent. Cela trahit la croyance qu'au-delà du corps et des événements
mentaux, il y a une chose inanalysable qui correspond à moi, même si ces auteurs
prétendent le contraire 116 .
116
« In our thoughts about our own identity, we are prone to illusions. That is why the so-called
"problem cases" seem to raise problems: why we find it hard to believe that, when we know the other
facts, it is empty or a merely verbal question whether we shall still exist. Even if we accept a
Reductionist view, we may continue, at some level, to think and feel as if that view were not true. "
Parfit (1995), p.45 .
117
T. Burge (2003), G. Evan (1982), A. Hamilton (2010), Q. Cassam (1999), J. McDowell (1997)
formulent des critiques à l'endroit de Parfit qui vont en ce sens.
49
11 8
G. Evan (1982) et A. Hamilton (2010). La réflexion sous-jacente s'appuie des distinctions
avancées par S. Shoemaker (1970).
11 9
«L'immunité à l' erreur de mauvaise identification s'exemplifie dans les jugements mnésiques
personnels, tels que « J'ai vendu des valises Samsonite au Barkers de Kensington ». Si le locuteur
admet qu'il exprime un jugement mnésique personnel, alors bien qu ' il est concevable qu'il soit faux,
cela ne fait aucun sens pour lui de supposer que ce soit à cause d ' une erreur à propos de qui a vendu
des valises Samsonite. Si, pour une quelconque raison, j'en viens à douter que j ' ai eu ce travail dans
ce grand magasin, cela ne fera aucun sens pour moi de continuer à soutenir, en utilisant la même
justification, qu ' il y a eu cependant quelqu 'un qui , jadis, vendait des valises Samsonite. », Hamilton
(2010), p. l 05-106.
120
L 'exemple m'est inspiré de J. Pryor (1999), p.297 .
12 1
C'est dans cet ordre d ' idée que J. McDowell affirme « Contrast keeping one's thought focused on
an ordinary object of perception over a period; this requires a skill, the ability to keep track of
50
Cette objection vise D. Parfit, car ses arguments ont la forme d'une possible erreur
d'identification. Je dois m ' imaginer un être qui regarde mon passé exactement de la
même manière que moi, qui en a donc une connaissance fiable, mais qui doute
seulement de la pertinence d'appeler ce passé le mien ou celui d'un autre, de peur de
commettre une erreur d'identification. C'est le cas des deux êtres après ma
duplication.
logique, dans ma fission, les êtres doivent savoir qu'une double transplantation
d'hémisphères cérébraux a eu lieu pour dissocier le processus de quasi-mémorisation
de mon identité à travers le temps et apprendre qu'ils ont commis une erreur
d'identification. Sinon, ils auront l'impression fausse d'avoir vécu mes expériences.
Ici aussi, l'état mental cesse d'être une connaissance immédiate du passé, mais
devient une hypothèse confirmée de l'extérieur ou une illusion et perd donc les
caractéristiques centrales de la mémoire.
something ( . .. ) Continuity of« consciousness » involves no analogue to this: no keeping track of the
persisting selfthat nevertheless seems figure in its content.", J. McDowell (1997), p.232.
122
J. McDowell (1997), p.238-242. A. Hamilton (2010) reprend le même argument, p.122-123.
51
T. Burge définit la perspective du moi dans la mémoire par le rôle qu'elle a dans un
contexte. Le moi renvoie au centre à partir duquel les expériences, les actions et les
pensées sont coordonnées. De plus, si ce centre est un« moi », c' est parce qu'il a une
dimension active. Il impose une direction. Or, pour qu'une telle fonction puisse être
remplie, un ensemble de connaissances doit avoir été établi préalablement de manière
à être utilisé automatiquement sans avoir constamment à douter de sa véracité. Le
moi dans la mémoire exprime donc la capacité d'user d'informations fiables à partir
du passé pour orienter l'action 123 . Dans ce cadre, son identité à travers le temps est
une condition permettant de passer automatiquement d'une étape à l' autre d'un
raisonnement 124 . Selon lui, les êtres qui apparaissent après ma fission ne peuvent
automatiquement conclure que leurs représentations sont fidèles à mon passé, mais
doivent enquêter sur la fiabilité des transplantations d'hémisphères cérébraux.
Autrement dit, dès que j'apprends la nouvelle selon laquelle mon état mental ne me
relie pas à mon passé, mais au passé de quelqu'un d'autre, je ne suis plus autorisé à
conclure automatiquement à la fidélité de ma représentation 125 .
123
« Exercise de se fonns [représentations indexées de façon égocentrique, donc à la première
personne] or presumptions necessarily requires an explanatory relevant core of veridical applications
of such fonn of coordinates instantiations of psychological states within the same individual to
preserve the individual 's needs, aims over time." T. Burge (2003), p.297.
124
T. Burge (2003), p.302-304.
125
T. Burge (2003), p.316-321.
52
servant du passé spontanément de façon fiable. Être un moi, c'est être situé dans un
tel contexte. L'erreur de D. Parfit, c'est de décrire notre conscience du passé en nous
demandant de regarder notre vie face à une situation anormale où l'identité impliquée
dans le processus est à établir. Le point de vue à partir duquel il analyse le moi ne lui
permet donc pas d 'en faire une description fidèle à la réalité 126 •
D'un côté, le moi ne peut pas être analysé comme l'addition d'un langage sur un
ensemble de parties plus fondamentales, car les expériences et les pensées
particulières sont autant dépendantes du tout qu'elles constituent pour être telles
qu'elles sont que l'inverse. Il n'y a donc pas un des niveaux de description qui vient
avant l'autre dans la composition de cette réalité. En ce sens, il n 'y a pas de réduction
à faire de l'un à l'autre 127 .
D'un autre côté, le moi n'est pas non plus une chose que nous observons
intérieurement de façon privilégiée à la mani ère de Descartes et qui transcende le
corps, les pensées, les expériences et le langage. L'apparente certitude de ma propre
existence est simplement l'expression de la spontanéité avec laquelle je peux en
rapporter des informations. Or, c'est un contexte objectif à l'extérieur de ma
conscience qui a rendu possible cette caractéristique. L'existence d'un corps humain
qui suit une trajectoire stable dans l'espace y contribue fortement. Il sert donc de
cible aux actes d'autoréférence 128 • Qu 'il puisse disparaître sous l'œuvre d'un malin-
génie ou d'un clonage futuriste sans affecter le flux de conscience ne constitue pas
une objection au fait que nous sommes ce corps vu d'une certaine manière, car de tels
126
"( . .. ) les souvenirs personnels ont une structure holi stique: ils ne sont pas une collection d' objets
indépendants se rapportant à des événements isolés. Si j'en viens à croire que j ' ai été frappé par plus
qu ' une occurrence limitée de quasi-souvenir, j ' en viendrais à me méfi er de l'ensemble de mes
souvenirs d'enfa nce dans son intégralité. » A. Hamilton (20 10), p. 122. Voir aussi J. McDowell
( 1997), p.242-244 et T. Burge (2003), p.326.
127
J. McDowell (1997), p.246. T. Burge (2003), p.327.
128
C'est la thèse de G. Evan ( 1982) et de Q. Cassam (1999).
53
Ce qui distingue D. Parfit de Descartes, c'est qu ' il ne défend pas une conception
substantialiste du moi par ce détour, mais en fait plutôt une chose superflue. Il
dissocie la conscience du corps pour montrer comment autant la conscience que le
corps peuvent se passer du « moi » pour être tels qu'ils sont. En imaginant ma
conscience se poursuivant dans un autre corps, je vois mon corps sans l'associer à
moi 130 . En divisant ma conscience et mes hémisphères cérébraux, je dissocie ma
conscience de moi 13 1. Le moi se révèle donc être une entité optionnelle pour
comprendre autant le corps que la conscience 132 •
Les objections mentionnées dans ce chapitre posent qu'en agissant ainsi, Parfit ignore
la normalité du contexte, qui nous dispense de douter ainsi de notre réalité. Sa
stratégie n'imagine donc rien qui ressemble à notre flux de conscience.
129
McDowell (1997) , p.243-244.
].
130
D. Parfit (1984), p.289-293.
131
D. Parfit (1984), p.255-261.
132
D. Parfit (1984), p.261-266.
54
Afin de faire consister le moi en un corps et/ou en des processus mentaux, D. Parfit
surmonte un problème de circularité. Un processus comme la mémoire ne peut
apparemment pas analyser le moi, car le fait qu'une expérience soit arrivée à moi est
une condition pour que je puisse la mémoriser. Le concept à analyser se retrouve
donc parmi les éléments de l'analyse. Parfit répond à ce dilemme que nous pouvons
comprendre des états mentaux quasiment identiques à la mémoire, mais qui ne font
pas référence à l'identité du moi à travers le temps. Il décrit un point de vue ayant la
même apparence et les mêmes causes que la mémoire, mais qui peut se transmettre de
moi à un autre. Ce point de vue peut aussi être inclus dans une séquence
d' événements mentaux qui contient un acte d'autoréférence effectué à l'aide du
pronom «ceci ». Il met en scène des fictions qui en illustrent la possibilité. Cet
exercice lui sert à préciser le sens de son réductionnisme, puis à faire ressortir la
présence d'une croyance non réductionniste implicite.
Selon certains, cette démarche échoue, car l'état mental que décrit D. Parfit sans
référence à l 'identité du moi à travers le temps ne ressemble pas à la mémoire. Il lui
manque une spontanéité rendue possible par le contexte normal actuel , qui implique
la trajectoire d'un objet stable à partir duquel la scène est perçue. Dans la mémoire,
l'information ne se présente pas d'abord comme étant véridique pour ensuite exiger
une recherche sur l'identité du sujet de l'expérience. En ce sens, l' identité de ce sujet
est immunisée contre l'erreur d'identification. Ensuite, le contenu de la mémoire n'a
pas la forme d'une hypothèse confirmée par un rapport venant du monde extérieur,
mais plutôt celle d'une information à propos du passé qui se présente directement.
Finalement, le moi dans la mémoire exprime un contexte où des connaissances ont
été suffisamment établies pour ne plus être questionnées. Tous les scénarios avancés
par D. Parfit ont en commun de perdre ces caractéristiques. Son erreur est d'analyser
le moi en faisant abstraction du contexte à l'intérieur duquel nous en faisons usage.
55
Cette objection ne repose pas sur la croyance en un fait au-delà du corps, des
processus mentaux et du langage pour en parler.
133
Je m' appuierai sur les réflexions de J. Pryor (1999), C. Burford (2009), A. Collivia (2006), R. J.
Howell (2007) et C. Rovane (J 993).
56
L'immunité à l'œuvre est pourtant la même que celle attribuée à la mémoire dans les
134
critiques précédentes .
Cette réplique est d 'autant plus pertinente que Parfit propose justement de substituer
le «je » par des pronoms démonstratifs comme « cette », « ceci » et « cela » afin
d'éviter de supposer la présence d 'un moi . Ainsi, l'énoncé «Ceci est une séquence
qui contient la mémorisation d'une expérience passée » est immunisé contre l'erreur
d'identification exactement de la même manière que l'énoncé «je mémorise une
expérience passée ». La mémorisation n'apparaît pas d'abord dans la séquence
comme étant fiable pour ensuite être suivi d'un questionnement sur le référant réel de
'
1a sequence des1gnee
' . ' par « ceci. » 135 . Lorsque D. Parfit substitue un pronom par
l'autre, il peut donc prétendre décrire des processus similaires quant à la spontanéité
avec laquelle l'information se présente.
134
R. J. Howell (2007), p.588-589.
135
C. Rovane reprend cette stratégie pour répondre à J. McDowell. « ln first-person thought, a person
engages in a feat of self-reflexive reference. ( ... ) There is a standard analysis that brings out very well
just how thi s general conception cornes into the meaning of"I", viz. "the thinker ofthis thought." The
reflexive aspect of "1" is taken care by the pronoun "this" which refers to the sa me thought in which it
figures. ( .. .) this analysis becomes "the series of psychologically related intentional episodes to which
this one belongs.", C. Rovane (1993), p.86
57
2.3.2.1- Immunité à l' erreur d'identification comme absence d ' effort justifié
136
Ce qui résume les réfl exions de J. McDowell (1997) et de T. Burge (2003).
58
137
A. Collivia (2006), p.420. Elle cherche à préciser en fait le concept d'une immunité à l'erreur
d'identification « de re » avancé par J. Pryor (1999), p.273-280.
138
Il formalise cette erreur ainsi : « When that proposition is believed on grounds G, it is possible for
those grounds to be defeated by undercutting evidence in such a way that the following two conditions
hold : i) the combinaison of G and the undercutting evidence no longer justifies you in believing of a
that it is F ; but ii) by itself, offer you knowledge that 3x Fx.", J. Pryor (1999), p.284. A. Collivia
(2006) et C. Buford (2009) usent d'une notion de vulnérabilité à l 'erreur relative au contexte qui s'en
inspire.
59
expériences passées, mais également à croire automatiquement que je suis celui qui
les a vécus et que je suis ainsi la cause de cette représentation. Je ne me réfère pas à
quelqu'un dans le passé pour m'identifier à lui, mais j'utilise sans m'en rendre
compte ces raisons issues du contexte pour croire en ma présence dans le passé. Je
peux commettre une erreur d'identification, car ces raisons m'autorisent peut-être
seulement à me représenter de façon fiable et spontanée l'expérience passée, mais
non à croire en ma présence dans le décor 139 .
Selon J. Pryor, l'erreur de mauvaise identification peut avoir la même forme que celle
concernant une silhouette au loin que nous identifions erronément à une personne.
Les raisons de penser qu 'une personne connue se trouve là sont aussi des raisons de
croire qu'une personne s'y trouve. Nous commettons une erreur d'identification si
des informations additionnelles viennent invalider son identité, mais non le fait qu'il
y en a quelqu'un. La raison invalidante ne falsifie pas l'ensemble de la connaissance,
141
mais seulement la partie identificatoire . La duplication de notre esprit par double
transplantation d'hémisphères cérébraux dans deux corps similaires au nôtre peut
produire des erreurs d 'identification de même nature. C. Burford l'illustre de la façon
139
J. Pryor applique ce raisonnement à l'argument de la fission avancée par Parfit. J. Pryor (1999),
p.293 .
°
14
C'est l'explication commune donnée à ce geme d' immunité par C. Rovane ( 1993), p.90-93 et J.
Pryor (1999), p.290-292.
141
J. Pryor ( 1999), p.296-297.
60
Voici une comparaison illustrant cette idée. «J'ai joué aux cartes de telle ou telle
manière, mais je ne sais tout simplement pas si c'était un Mardi ou un Mercredi» ne
nous dispose pas à exiger de l 'énonciateur des justifications venant du monde
extérieur sur le pourquoi il croit avoir joué aux cartes de cette manière. Le
témoignage de sa mémoire continue d'avoir spontanément autorité malgré une
indécision relativement à la localisation temporelle de l'événement. Dans le même
ordre d'idée, si les scénarios de D. Parfit se généralisaient, l'énoncé« Une telle partie
142
C. Buford (2009), p.4 76-4 77.
143
R. Roache répond à J. McDowell par un argument similaire dans R. Roache (2006), p.351-352.
144
C. Rovane (1990) suggère également en ce sens que la perte de spontanéité imaginée dans la fission
n'est que le résultat de la surprise. Si ce genre d'événements étaient su à l' avance, les gens se la
représenteraient intérieurement avec la même spontanéité que la mémoire ou l'anticipation normale.
61
de carte a eu lieu de telle ou telle manière, mais j'ignore si c'est moi, un pré-dupliqué
ou un de mes donateurs de traces mnésiques qui l'a joué» aurait la même autorité
spontanée que la mémoire. L'indécision relativement au sujet de l'expérience sera
aussi peu invalidante contextuellement que sa localisation temporelle.
De la même manière, si les gens savaient à l'avance qu'ils reçoivent des traces
mnésiques d'autres personnes à la manière de Jane et Paul et que les représentations
qui en découlent sont rarement contredites, ils pourraient penser des choses comme
«Un tel voyage a eu lieu de telle et telle manière, mais est-ce arrivé à moi ou à
Paul 145 ? Ah, je le quasi-mémorise mieux maintenant, c'est arrivé à Paul parce que la
dernière transplantation de ses traces avait eu lieu juste après son voyage ! » Dans ce
cas, « Un tel voyage a eu lieu de telle ou telle manière » restera une représentation
ayant une autorité spontanée qui ne nécessite pas une confirmation du monde
extérieur. Pourquoi ? Parce que les gens assumeraient aussi automatiquement la
présence d'une causalité fiable de la représentation dans cette fiction qu'ils assument
automatiquement leur présence passée dans la mémorisation actuellement. Cette
justification serait reléguée dans le contexte externe au flux de conscience parmi le
bassin de connaissances prises pour acquises qui sont censées définir la perspective
du moi selon T. Burge. Donc, l'identité du moi à travers le temps est en fait superflue
pour comprendre cet aspect de la mémorisation.
145
D. Parfit décrit la situation comme si Jane enquêtait dans le monde pour savoir que sa
représentation porte sur le voyage de Paul, mais, comme le fait remarquer J. Pryor (1999), p.296, elle
pourrait très bien avoir reçu l'information préalablement de manière à ne s'appuyer que sur sa
représentation pour tirer cette conclusion.
62
146
Descartes (1979), méditation 1, II et VI.
147
J. Butler (1736), p.302. Le sens qu ' il donne à cette objection demeure vague, donc ce qui suit en
constitue seulement interprétation possible.
64
mon passé et non celui d'un autre. L' impression de mémoriser constitue, comme le
corps chez Descartes, une évidence faillible en faveur de ma présence dans le passé.
La mémoire ne peut donc rendre compte de l'infaillibilité de ma présence. C'est
plutôt l'introspection infaillible de ma présence passée qui donne à la mémoire la
forme d'une certitude.
Cette réflexion ne s'appuie pas seulement sur l'imaginaire tordu du malin-génie, mais
aussi sur le contexte de la vie courante. La mémoire est largement conçue comme
fournissant un accès infaillible à des faits à propos du passé. Ce pouvoir semble
marquer de façon claire et tranchée la différence entre les perspectives à la première
et à la troisième personne. L'idée que nous accédons exclusivement à l'effet que cela
faisait pour nous de vivre telle et telle expérience et donc que nos esprits sont
radicalement séparés les uns des autres par une dimension privée est reconnue comme
allant de soi 148• De plus, le langage pour parler de la mémoire suggère qu'elle
constitue une vision de soi dans le passé. Nous disons que nous avons une image
claire, fidèle, vive et détaillée de nous qui est organisée de façon géométrique. Nous
regardons notre passé sous un angle et le tout est articulé autour d'un p oint de vue
que nous occupons. Nous n'avons pas l'impression de reconstruire la scène après
coup en enquêteur, mais d' y accéder directement. Ces observations font partie du
contexte d'utilisation normale de la mémoire et d' un bassin de croyances largement
répandues dans la psychologie populaire. Le non réductionnisme intervient comme
une manière d'expliquer ces apparences en s'appuyant sur l' intuition qu'aucune
analyse du moi en termes de corps, de cerveau ou de processus mentaux particuliers
ne peut en rendre compte sans en faire au final une sorte d'illusion 149 •
148
Voir T. Nagel (1 98 1) pour une analyse de cette intuition.
149
Je m' inspire ici largement de la description que D. C. Dennett (1991 ) fait de la psychologie du sens
commun entourant la consci ence et de son explication du cartésiani sme.
65
Chez D. Parfit, elle est établie via la causalité physique. Si Jane peut se représenter
de façon fiable le passé de Paul ou si les êtres qui suivent ma duplication peuvent le
faire de mes expériences, c'est parce que leurs représentations sont causées par les
mêmes circuits neurologiques. Ce n'est donc qu'en s'appuyant sur un mécanisme
externe que de tels êtres peuvent se représenter le passée comme une façon de
connaître aussi spontanée que la mémoire.
conclusion contre-intuitive que D. Parfit. S'il ne s'agit que d'être autorisé par le
contexte à être nonchalant quant à certaines possibilités compromettantes afin de tirer
une conclusion, il n'est pas difficile d'imaginer comment ces conditions peuvent
relier plusieurs êtres. Ce qui est plus difficile, c'est de continuer à croire que
l'identité du moi à travers le temps est un mode d'accès direct au passé.
Les différentes fictions qu'il présente joue le rôle de différentes teintes de gris dans
un spectre conçu préalablement en termes de noir et blanc. Au milieu, la distinction
se réduit à un choix de perspective. Habituellement, dès qu'une expérience est
67
arrivée à moi plutôt qu'à une autre personne, elle m 'apparaît avec un degré de
fiabilité incomparable. Elle est directe plutôt qu 'indirecte, intérieure plutôt
qu'extérieure, immédiatement plutôt que médiatement confirmée. C'est noir ou
blanc. Cependant, face à l'éventualité d'une duplication de mon esprit par double
transplantation d'hémisphères, j 'imagine plus facilement une zone de gris où ces
distinctions sont deux façons de voir la même chose, comme l'image classique du
canard-lapin. Le degré de fiabilité, le direct ou l'indirect, l'intériorité ou l'extériorité
de l'état mental qui reliera l'être futur et mes expériences présentes ne diffèrent pas
selon que je conçois cet être comme étant moi ou une autre personne. Je suis en
présence d'une zone de gris où ces distinctions n'influencent pas ma capacité de
comprendre la spontanéité de l'état mental. L'intuition cartésienne d' une séparation
radicale entre le point de vue à la première et la troisième personne disparaît.
Lorsque D. Parfit inclut les pensées dans « ceci » plutôt que de les attribuer à « moi »,
il vise le même objectif. « Ceci » apparaît clairement comme une entité flexible dont
les fronti ères peuvent varier selon un choix de perspective.
°
15
Ce qui expliquerait cette citati on : « When 1 beli eved that my existence was such a further fact, l
seemed impri soned in myself. My li fe seemed like a glass tunnel, through which 1 was moving faster
every year, and, at the end, there was darkness. When 1 changed my view, the wall s of my glass tunnel
disappeared. I now live in the open air. There is still a difference between my life and the lives of
other peopl e. But the difference is Jess." D. Parfit (1 984), p.28 1.
68
2.5- Résumé
Plusieurs auteurs lui ont reproché de déformer radicalement le point de vue à l 'œuvre
dans la mémoire. Il en fait un état mental où l'identité est vulnérable à une erreur
d'identification. Il lui donne la forme d'une illusion ou d ' une hypothèse devant être
confirmée par le monde extérieur. Il ne reconnaît pas comment la perspective du moi
exprime la présence d'un ensemble de connaissances préalables permettant l'action.
Bref, son point de vue altère la spontanéité à l'œuvre dans la mémoire. Or, le moi se
caractérise par le contexte qui la permet. En sortir par le détour de l'imagination ne
nous informe donc en rien de sa nature véritable.
69
Il est possible de trouver dans les objections soulevées contre l'immunité à l'erreur
d'identification des moyens de répondre à ces objections. Ce genre d'immunité n'est
pas spécifique à la première personne et existe dans des pronoms comme «ceci».
Ensuite, il est possible de préserver un contexte autorisant la spontanéité de la
représentation mnésique en rendant vulnérable simplement l'identité du moi à travers
le temps. Seulement l'invraisemblance des raisons nous permettant d'en douter nous
dispense de le faire. Finalement, ni les approches centrées sur le contexte normal, ni
celle de Parfit substituant l'identité à la causalité comme moyen d'établir un lien entre
la mémoire et l'expérience passée ne parviennent à répondre à l'intuition d'une
distinction radicale entre la perspective à la première et à la troisième personne, car
elles font toutes les deux reposer la spontanéité de la représentation dans une entité
externe au flux de conscience. L'argumentation de D. Parfit agit comme moyen de
défier cette intuition, tout en reconnaissant sa présence.
CHAPITRE III
LE CONTEXTE DE NARRATION
Je présenterai par la suite des objections selon lesquelles 1' intégration dans un tout, la
dimension active et la durabilité des expériences conscientes sont des conditions pour
leur donner un sens. Je les opposerai ensuite à trois réponses : 1'existence de
systèmes séparés dans le cerveau contredit cette intégration incontournable de
l'expérience dans la vie d'un moi, ces conditions sont contingentes et insuffisantes,
puis nous pouvons les décrire en substituant au «je» des pronoms démonstratifs
autoréférentiels différents.
Dans le chapitre précédent, nous avons discuté de ce problème sous l' angle de
l'autorité de la connaissance à la première personne. Nous en discuterons ici , mais à
propos de la signification des expériences conscientes. De nombreux auteurs lui
reprochent de les réduire à des phénomènes atomisés, passifs et éphémères dont le
contenu est compris hors contexte. En réalité, les expériences conscientes signifient
quelque chose en vertu du rôle durable qu 'elles jouent dans une vie voulue par un
agent. D. Parfit ne peut éviter la circularité qu'en modifiant radicalement cette
. "fiicat10n
s1gm . 152 .
15 1
Il résume cet effort ainsi : « There are two uniti es to be explained : the unity of consciousness at any
time, and the unity of a whol e life. These to uniti es cannot be explained by claiming that different
experiences are had by the same person. These uniti es must be expl ained by describing the relations
between these many experiences, and their relation to thi s person 's brain. And we can refer to these
experiences, and full y describe the relation between them, without claiming that these experiences are
had by a person." D. Parfit (1 984), p.2 17.
152
Parmi ceux qui lui formul ent de telles critiques, il y a S. Blackburn (1987), C. Korsgaard (1 984), J.
Proust (2003), A. Rudd (2005), M. Schechtman (1 990, 2005), M. Slors (2001 ) et R. Wollheim (1984).
73
3 .1.1- Morcellement
Il décrit ainsi comment un morceau du cerveau de Paul peut être copié et transplanté
dans le cerveau de Jane pour lui donner un état mental qui ressemble à la mémoire. Il
est ainsi possible de concevoir un processus similaire à la mémoire qui ne nécessite
pas la référence à un seul et même être qui passe par toutes ces étapes. La mémoire
normale d 'un individu ne serait donc qu'une somme assez grande de tels morceaux
impersonnels. Le problème de circularité est donc surmonté 154 •
153
Cette dimension est manifeste dans D. Parfit ( 1984), p.205-206 et p.222. li traite alors l'esprit
comme une addition et un enchaînement de souvenüs, d' intentions, de traits de caractères et de
croyances dans le temps.
154
D. Parfit (1984), p.219-223 .
155
Il affirme que la dépendance des états mentaux envers des états du cerveau justifie de penser que si
de telles opérations se produi saient, il n' y aurait pas un endroit sur le spectre où un changement mineur
provoquerait une altération majeure de la psychologie d'une personne. D. Parfit (1984), p.237-238.
74
préalablement compnse sans référence à lui 156 . Il s'agit donc d'un deuxième
argument surmontant le problème de circularité.
156
D. Parfit (1984), p.236-243 et (1995), p.21-25.
157
«My body is fatally injured, as are the brains of my two brothers. My brains is divided, and each
half is successfully transplanted into the body of one of my brothers. Each of the resulting people
believes that he is me, seems to remember living my life, has my character, and is in every other way
psychologically continuous with me. And he has a body that is very like mine." D. Parfit ( 1984),
p.255.
158
Bien sûr, la transplantation de cerveau et la di vision des hémisphères sont également des
différences, mais D. Parfit les présente comme ne faisant aucune différence sur l' apparence des états
mentaux subséquents et donc comme étant triviales. Le changement majeur sur lequel il veut mettre
les projecteurs, c'est la duplication du flux de conscience à partir d' une partie essentielle de notre
corps. Voir D. Parfit (1984), p.255 .
159
D. Parfit (1984), p.259-260.
75
l'étiquette verbale « même être » sera soustrait, mais tout le reste sera similaire.
Donc, de tels processus mentaux peuvent être analysés sans la notion de moi 160 .
Finalement, D. Parfit conçoit des êtres qui sont similaires à nous avec la seule
différence qu'ils incluent les événements mentaux dans des séquences désignées par
« ceci » au lieu de les traiter comme des états appartenant à une chose indiquée par le
pronom «Je». Ainsi, au lieu d'affirmer «Je mémorise telle expérience»,
l'expression «Ceci inclut la mémorisation de telle expérience» aurait lieu 161. Le
morcellement de l'esprit est encore présent de deux manières. D' une part, la notion
de séquence suppose que l'esprit peut être conçu comme une succession de segments
distincts les uns des autres. Ensuite, il s'agit d'effectuer un raisonnement ayant la
forme « imaginons que tout reste pareil, sauf... » Il faut isoler une variable d'un
ensemble sans en affecter l'apparence. Dans ce cas-ci, la variable, c'est le langage
pour parler des expériences conscientes.
La nature du moi est ainsi analysée comme l'ajout d'un langage sur un ensemble de
parties plus fondamentales préalablement comprises sans se référer à lui . C'est ce
que signifie chez D. Parfit l'affirmation selon quoi le moi « consiste » en l'existence
d'un corps et d ' un ensemble de processus mentaux inter-reliés et non en une chose de
plus. La forme de son argumentation suggère une atomisation de l'expérience
consciente. Celle-ci est conçue comme une entité ponctuelle dont la réalité est
détachable du tout à l' intérieur duquel elle s'inscrit.
160
D. Parfit (1984), p.260-261 et (1999), p.242-251.
16 1
C'est la thèse défendue dans D. Parfit (1999).
76
3.1.2- Passivité
Sans la présence d'un moi, le mental est une succession d'événements reliés
ensemble par des causes 163 . Lorsque Jane quasi-mémorise l'expérience de Paul, elle
ne se la représente pas comme l'ingrédient d'un projet durable qu 'elle mène à terme,
mais comme une simple réception d 'information sans impact sur son agir à elle 164 •
La décomposition et recomposition de soi, ainsi que la fi ssion apparaissent comme
des opérations que nous subissons 165 . De plus, la projection d'action future du point
de vue de celui qui anticipe ces opérations lui demande de ne plus concevoir cette
action comme quelque chose qu ' il fera, mais comme quelque chose qui aura lieu
d'une certaine manière (de façon similaire à la vie courante), altérant l'impression
qu'elle sera sous son contrôle 166 . Dans ce cadre, l'intention n'est qu 'une sorte de
poussée qu 'un micro-agent envoie dans le futur à la manière d 'un bâton dans une
course à relaie. Finalement, la notion de séquence élimine apparemment l' idée qu ' un
être insuffle une direction aux événements mentaux. Le mental ne fait que
s'enchaîner d'une certaine manière et rien de plus 167 .
162
C. Korsgaard (1989), mais également S. Blackburn (1997), T. Burge (2003) et M. Schechtman
(2005) lui formul ent explicitement cette critique. D. Parfit ne défend pas cette thèse en tant que telle.
En fait, il s'obj ecte à cette associati on dans D. Parfit (1999), p.229-230.
163
C'est que D. Parfit (1 999) défend .
164
C'est ce que lui reproche T. Burge (2003), p.309-312.
165
« It is, I think, significant that writers on persona! identity often tell stori es about mad surgeons who
make changes in our memori es or characters. These writers usually emphasize the fact that after the
surgical intervention we are altered, we have changed. But surely part of what creates the sense oflost
identity is that the person is changed by intervention, from outside." C. Korsgaard (1989), p.123-124.
166
S. Blackburn (1 997), p.195 -1 98.
167
« Thoughts and experi ences, we may concede, can be thought of as mere happenings. But it is hard
to think that way about our decisions and our acts. Thi s is part of our li ves in which, it seems, we most
clearly enter in. We inj ect agency" résume D. Parfit (1 999), p.229 en commentaire à la critique de C.
Korsgaard.
77
168
C'est l'analyse qu ' en fait C. Korsgaard (1989) et S. Blackburn (1997).
169
D. Parfit (1984), p.312-31 8.
78
arrive est radicalement appauvri ou altéré. Ces situations ne nous informent donc pas
de processus conscients similaires à ceux de nos vies actuelles.
3.2.1- M. Schechtman
M. Schechtman perçoit chez D. Parfit une confusion entre deux questions : la ré-
identification du moi comme objet et la caractérisation du moi comme sujet. Dans le
premier cas, il s'agit de déterminer si deux descriptions servent à se référer à un seul
et même être ou à plusieurs. Dans le second cas, nous nous demandons si tel ou tel
phénomène exprime authentiquement qui nous sommes. Ce qui motive D. Parfit et
les héritiers de J. Locke à ne pas considérer le moi simplement comme un corps
humain agissant, mais plutôt comme une capacité de poursuivre des processus
mentaux comme la mémoire et les intentions, c' est l'intuition que l' importance de
notre existence réside dans cette capacité et non dans la continuité d' un objet
physique. Or, selon M. Schechtman, cette importance ne réside pas dans l' acte de
pointer un être à deux moments et de le reconnaître comme étant nous-mêmes en
comptabilisant le nombre de processus mentaux qui les relient (le moi objet), mais
dans la perception d'une expérience comme étant révélatrice de qui nous sommes (le
moi sujet) 170 .
170
M. Schechtrnan (1 990), p.87-90. « The intuition we have in response to the thought experirnents, I
claim, corne frorn our view of persons as subjects, but the rnethods of identity theori sts use to tum
these intuition into a critcri on of identity corne frorn a vi ew of person as obj ects." M. Schechtrnan
( 1990), p.88-89.
171
M. Schechtrnan (1990), p.79.
79
de leur passé respectif. Les événements de Venise pourront ainsi être vécus de façon
plus familière pour l'un que pour l'autre. L'expérience de se représenter ce voyage
ne sera donc pas la même. Cela sera encore plus marqué s'il s'agit d'un souvenir
complexe qui implique des événements marquants de la vie d'une personne. Si celui
qui le reçoit n'a pas eu d'enfant et qu'il y en a un de représenté dans sa quasi-
mémoire, il lui apparaîtra avec un air d'étrangeté absent chez celui qui a vécu
l'expérience. Or, les souvenirs les plus riches à constituer 1'identité du moi à travers
le temps sont de cette nature. Toute expérience sortie du contexte de la vie d'une
personne apparaîtra donc comme un magma de perceptions difficiles à interpréter,
une illusion del 'avoir vécue ou une représentation considérablement appauvrie 172 .
Autrement dit, la mémoire des expériences passées ne porte pas sur des informations
isolées à propos du passé qui s'additionne ou se soustrait pour faire une somme, mais
sur un réseau d'autres expériences qui caractérisent une vie entière. La mémoire
coordonne des projets que nous imaginons ressentir activement. C'est ce qui leur
donne de l'importance. Parfit a donc tort de penser que les états mentaux d'une
personne puissent être découpés en morceau, transférés d'une vie à l'autre et analysés
comme de simples événements qui arrivent passivement dans une séquence.
172
M. Schechtman (1990), p.80-84. R. Wollheim (1984), R. Roache (2006) et M. Slors (2001)
formulent une même critique.
173
M. Schechtman (2005). « ln conceiving of ourselves as continuing as agents, we project ourselves
into the future as subjects as well - imagining what will bring us satisfaction, when will be filled with
regret, what is likely to tempt us away for our purpose, and so on. To experience ourselves as unified
agents, we may well also have to experience ourselves as unified subjects, and vice-versa." M.
Schechtman (2005), p.21. S. Blackburn (1997) défend une thèse similaire.
80
3.2.2- A. Rudd
A. Rudd formule une critique similaire. Il affirme que les événements mentaux
particuliers forment des patterns durables dans le temps. Ils s'articulent autour de
projets à long terme. Ils suivent une trajectoire. Lorsqu'ils arrivent à l'intérieur
d'une même vie, nous cherchons à les interpréter de manière à les rendre cohérents
entre eux plutôt que de se satisfaire simplement de leur apparente incohérence ou
diversité. Cela nous indique comment nous y cherchons la présence d'une
personnalité stable. En ce sens, chacune des expériences mémorisées a la forme d'un
marqueur révélant la présence d'un moi. C'est ce que signifie l'appropriation d'états
mentaux 174 .
Dans ce cadre, lorsque Jane se représente le voyage de Paul à Venise, elle n'éprouve
pas ce besoin d'y voir un signe de qui elle est, d'en rendre les actions et émotions
cohérentes avec les siennes. En ce sens, elle n'adopte pas une perspective similaire à
la première personne. De la même manière, si l'être mélangeant des aspects de nous
et de Greta Garbo ne cherche pas à relier ce qu'il vit ou ce qu'il pense à nous ou à
Greta Garbo en particulier, mais se contente de comptabiliser le pourcentage de
ressemblance envers l'un et l'autre, il n'adopte pas non plus une telle perspective.
Un aspect de la mémoire sur lequel met l'accent J. Proust et T. Burge, c'est qu'elle
est orientée vers des actions futures et ne se réduit pas à une simple récupération
passive d'information. La mémoire sert à actualiser, à coordonner et à évaluer où
nous en sommes relativement à des objectifs qui s'étendent dans le temps. De ce
174
A. Rudd (2005), p.422-426. « We do not think of the Self as a « bare locus » which might
indifferently sustain ail kind of mental states, but nor do we think of people as simply Humean or
Parfitean agglomerations of more or Jess closely connected psychological atoms. When we get to
know people, we get to know their dispositions, their characteristic way ofbeing. And what we expect
to find is a certain coherence and consistency among those traits. They forrn a pattern, in and through
which we recognise the person whose traits they are." A. Rudd (2005), p.424.
81
point de vue, la présence du moi s'exprime dans la capacité de le faire 175 . J. Proust
appuie cette affirmation sur les troubles cliniques impliquant une confusion de
l' identité. Dans les troubles de la personnalité multiple, c'est l' incapacité d' agir
mentalement sur des parties de soi qui pousse les patients à s'en distancier. Dans le
syndrome de Cotard, c'est l'absence de motivation à agir qui donne l'impression à la
personne d'être morte. Dans des cas de schizophrénie, la perception d' être envahie
par des pensées étrangères est liée à l'incapacité de les contrôler 176 .
C. Korsgaard adresse une critique similaire à Parfit. Pour mener à terme des actions
durables, il faut résoudre les conflits qui surgissent entre les différentes parties de
nous. Or, nous n'observons pas passivement lesquelles des parties auront le dessus.
Nous décidons en fonction de principes exprimant ! 'autorité du tout 177 . C'est
pourquoi nous ne sommes pas troublés par des changements de personnalité amenés
volontairement 178 . Nous ne sommes pas seulement des sujets, mais sommes aussi des
agents. De plus, pour avoir de la valeur, ces actions doivent s'étendre durablement
dans Je temps 179 • Le moi exprime donc sa présence dans les choix de vie.
Ici encore, la critique adressée à Parfit traite les états mentaux particuliers non pas
comme des éléments isolés, mais comme étant des outils visant la réalisation d'une
unité d'ensemble présenté sous un mode actif. Les fictions présentées par Parfit
altèrent considérablement cette perspective.
175
J. Proust (2003), p.499-504 et T . Burge (2003) .
176
J. Proust (2003), p .504-5 08.
177
« When you deliberate, it is as if there were something over and above ail your desires, something
that it is you, and that chooses which one to act on. The idea that you choose among yo ur conflicting
desires, rather than just waiting to see which one wins, suggests that you have reasons for an against
them. ( ... ) This means that there is some principle or way of choosing that your regard as expressive of
yourself, and that provides reasons to regulate your choiccs among your desires." C. Korsgaard, p.111.
178
C. Korsgaard (1989), p. 123.
179
C. Korsgaard, p.I 13 .
82
M. Schechtman apporte un argument selon lequel « ceci » doit être conçu comme un
agent et non comme une séquence: l' imagerie accompagnant l'action est celle d'un
être qui se projette dans le futur comme étant celui qui en fera l'expérience. Le futur
n'est pas perçu dans 1'action comme une poussée venant de l'instant présent.
S. Blackburn formule ainsi l'objection selon laquelle, face à une duplication de notre
flux de conscience, nous perdrions la capacité de s'imaginer l'effet que
l'accomplissement de projets futurs aura sur nous. Nous sommes contraints de
stipuler qui fera quoi et donc d'agir comme si nous donnions à des êtres extérieurs à
nous des commandes. Or, cela altère significativement la perspective de l'action 181•
« lt [la fission] fails to engage the unity reaction, precisely because the question of
what it will be like for me is ignored »182.
180
R. Roache (2006), p.337-347 en fait la remarque.
181
S. Blackburn (1997), p.190-199.
182
S. Blackburn (1997), p.195
83
3.2.5- Résumé
En résumé, D. Parfit affirme que le moi consiste en l'existence d'un corps et d'un
ensemble de processus mentaux inter-reliés comme la mémoire, la poursuite
d'intention, la persistance de traits de caractère et de croyances qui s'enchaînent
graduellement au fil du temps. Cette thèse lui pose un problème de circularité, car
ces processus sont définis comme des états qui relient un être à lui-même à travers le
temps. Il a surmonté cette difficulté en concevant des processus quasiment à la
première personne qui leur sont similaires sans se référer à 1'identité d'un moi à
travers le temps. Il met en scène cette perspective alternative dans des scénarios de
transplants de traces mnésiques, de combinaisons partielles d ' êtres, de fissions et de
séquences d'événements mentaux désignés par « ceci» au lieu de «je». Cet effort
suppose à la fois que les expériences conscientes peuvent être isolées du tout à
l'intérieur duquel elles sont vécues et qu'elles se réduisent à de simples événements
qui s'enchaînent passivement dans une séquence.
183
« As such, either persona! facts or persona! events can be « encoded » and « stored ». During
retrieval, these persona! facts/and or events are reconstructed in "several retrieval cycles" which lead to
modification of the emotional background of the past/contents by the present situation, whereas the
facts/contents themselves remain unchanged. Due to such alterations in the cmotional background of
the unchanged "contents" the present "experience" of the past contents may differ from the
past/original "experience" of the same "content". G. Northoff (2000), p.195-196.
85
184
G. Northoff (2000), p.196-197.
185
G. Northoff(2000), p.198-199.
186
G. Northoff(2000), p.204-207.
187
S. KJein et S. Nichols (2012), p.8-1 3. « R. B was able to remember particular incidents from his
life accomparued by temporal , spatial, and self-referential knowledge, but he did not feel the memories
he experienced belonged to him." S. KJein et S. Nichols (2012), p.8 .
86
séparément des autres mécanismes mémoriels et qu'il peut faillir pendant que les
autres fonctionnent 188 . C'est alors un phénomène similaire à celui décrit par Parfit.
Dans le même ordre d'idée, R. Martin mentionne des personnes qui, recouvrant d'une
' . . '
amnes1e, se ressouvenaient morceau par morceau sans acces au contexte 189 .
Il ne s'agit que de quelques cas, mais ils illustrent comment D. Parfit est justifié de
traiter les processus conscients comment étant morcelables. Le cerveau fonctionnant
au moyen de systèmes distincts, un trouble pathologique peut séparer des aspects
d'une expérience consciente qui vont habituellement ensemble, défiant ainsi
l'intuition d'une association nécessaire. Dans ce cas-ci, ce sont les marqueurs
apparents de la mémoire (vivacité, sensation de revivre, forte imagerie, etc.) qui
peuvent être présents en l'absence d'identification. De plus, le changement de
contexte narratif est également présent entre 1'encodage et la récupération.
Un second problème avec les objections centrées autour du contexte narratif, c'est
que l'intégration des expériences dans une vie n'est ni nécessaire, ni suffisante pour
être le même à travers le temps.
Elle n'est pas nécessaire, car des personnes ne se projettent pas aussi loin dans le
futur et se dissocient de leur passé. L'intégration des expériences dans un tout
cohérent se réfère alors à une entité plus éphémère qu'un moi personnel. D.W.
Shoemaker défend ainsi que l'unité significative est un moi plus bref, qui correspond
à l'intensité des liens de mémoire, d'intentions, de traits de caractère et de
croyance 190 • G. Strawson, quant à lui, défend la possibilité d'un moi épisodique qui
188
« R.B. recollections during is « unowned » period can be explained in the context of the view that
there is specialized neural machinery that inserts the conceptual element self into the agent slot of an
efgisodic memory attribution." S. Klein et S. Ni chois (2012), p.13 .
19
R. Martin (1987), p.85 .
190
D.W Shoemaker (1999) .
87
L'intégration des expériences dans une vie n'est pas suffisante non plus, car elle ne
répond pas à certains problèmes discutés par les auteurs qui s'intéressent à l'identité
du moi à travers le temps. S. Bernecker objectait ainsi à M. Schechtman qu'une telle
approche ne résout pas le problème posé par la réplication. Plusieurs se demandent si
une copie de nous serait nous ou une autre personne. Or, les objections présentées ici
n'apportent aucune contribution à ce débat. La copie poursuivrait nos projets à long-
terme. Pourtant, de nombreux auteurs qui se sont posé la question nient qu 'ils
auraient le même genre d'attitudes envers le résultat 192 .
En fait, ces dernières remarques montrent comment le pronom « moi » est flexible. Il
peut renvoyer à une narration plus ou moins brève, se restreindre au corps ou
s'étendre au-delà dans certaines fictions. Pour déterminer lequel de ces usages nous
devons privilégier, la simple «nécessité de l'intégrer dans une narration qui lui donne
un sens » ne suffit pas. Cette flexibilité des pronoms démonstratifs pose un troisième
problème aux approches centrées sur le contexte de narration. La dimension
holistique, active et durable des expériences conscientes peut être décrite en référant à
des pronoms démonstratifs suffisamment ressemblants au « je » sans être identiques.
191
G. Strawson (1999), p.109-1 JO.
192
S. Bernecker (2009), p.64.
88
similaire à notre vie courante 193 . Si la fission était un événement imprévu que nous
subissions, notre perspective serait différente d'en temps normal parce que nous
n'aurions rien prévu pour rendre compatible les deux nouvelles vies qui en
résulteraient. La sensation de perdre une autorité sur le futur serait justifiée.
Cependant, si la fission était un événement prévu à l'avance, cet obstacle serait
soulevé. Nous agirions en fonction de deux ensembles de projets distincts référés à
l'aide du pronom «je* » 194 . Celui-ci fonctionnerait au moyen d'une description
additionnelle. Ainsi, si nous prévoyions après la fission mener une carrière
philosophique d'un côté et faire le tour du monde de l'autre, nous affirmerions «je*
philosophe lira x pendant que je* voyageur fera y » 195 . Cet usage rend compte à la
fois de la dimension holistique, active et durable de la perspective à la première
personne sans renvoyer au moi à proprement parler, mais à quelque chose qui est
quasiment le moi.
Une autre solution est d'employer l'équivalent d'un pronom à la première personne
du pluriel. M. Siderits répond ainsi à C. Korsgaard que l'agent peut être conçu
comme une sorte de titre que des coalitions de processus mentaux occupent de façon
successive l'une après l'autre, au même titre que « la monarchie britannique » ou «le
gouvernement du Québec ». Autrement dit, le référant du pronom démonstratif
servant à un acte d'autoréférence n'a pas à être conçu comme une réalité
singulière 196 .
193
C. Rovane (1990), p.357.
194
C. Rovane (1990), p.374-380. «ln order to put the prospect of branching in the most favorable
light, we ought to imagine a case where the subject actually has an investment in branching. We must
suppose that from the dawning of self-consciouness - from the earliest time of the subject's reflective
life - it has been understood what the future holds. In this scenario a subj ect ' s projects would have to
be based on the prospect of branching, and it stands to reason that some of her projects would be
underrnined if she failed, in the future, to branchas expected." C. Rovane (1990), p.380.
195
J'ai modifié les exemples. C. Rovane (1990) , p.382-383 .
196
M. Siderits (2003), p.26-27, p.65 .
89
Ces alternatives admettent tous la présence de sujets aux expériences et d'agents aux
actions 197 • Est-il possible de tenir compte de la dimension active, holistique et
durable des expériences conscientes en les intégrant simplement dans une séquence
d'événements mentaux désignés par « ceci »comme le suggère D. Parfit? Je n'ai pas
trouvé d'argument en ce sens dans la littérature entourant sa réflexion, mais une
remarque de D. W. Shoemaker peut servir de piste à cette fin. C. Korsgaard reproche
à D. Parfit de ne pas tenir compte d'une dimension autoritaire du tout sur les parties.
Cependant, chez lui, des changements peuvent être connectés ou non avec la
séquence à l'intérieur de laquelle ils s'inscrivent et cela a une fonction autoritaire 198 •
Dans ce cas, lorsque des contradictions surviennent à l'intérieur de « ceci », la prise
de décision aura lieu en fonction de la présence ou de l'absence d'une connectivité
avec cet ensemble. «Ceci» n'est donc pas contraint d'être conçu comme un agent,
mais peut désigner une séquence d'événements mentaux connectés, cela rendant
compte de la dimension autoritaire en d'autres termes.
3.4- Synthèse
197
C. Rovane (1990), p.359 ne prétend pas défendre intégralement le réductionnisme de Parfit, car elle
maintient la nécessaire référence à un sujet, mai s elle argumente comme lui que la nature de ce sujet
est dérivée de processus mentaux préalablement compris.
198
D.W. Shoemaker (1996), p.327-328. La connectivité renvoie à l'intégration des expériences par
des li ens de mémoire, d'intentions, de traits de caractères et de croyances.
90
est nécessaire de se référer à l'identité d'un moi à travers le temps pour les
comprendre. Trois répliques entourant ces problèmes ont été avancé à la défense de
Parfit. Premièrement, des pathologies combinés au fait que le cerveau fonctionne par
des systèmes séparés rendent concevable l'idée d'un processus mental similaire à la
mémoire dont seulement l'identification au passé est absent. Deuxièmement, unifier
l'ensemble de notre vie sous une narration n'est ni nécessaire, ni suffisant pour être le
même à travers le temps. Troisièmement, des pronoms démonstratifs légèrement
différents du «je » peuvent rendre compte de la dimension active et holistique de ces
processus mentaux.
Une difficulté posée par la réflexion de Parfit, c'est qu'elle s'appuie sur des fictions
plutôt que des faits scientifiques. Il est improbable que le cerveau se découpe
morceau par morceau, que la mémoire soit localisable, copiable et transplantable,
puis que deux hémisphères équipotents existent. Les causes physiques de nos
processus mentaux peuvent être si fortement intégrées les unes aux autres qu'il soit
91
Ces réflexions sont intéressantes parce qu'elles indiquent des pistes pour confirmer
les affirmations de D. Parfit. Si l'identification est un système neurologique distinct
de ceux qui sont impliqués dans la mémoire et la poursuite d'intentions, alors cela
constitue un argument en faveur de D. Parfit. En effet, la référence à un moi
identique à travers le temps est alors traitée comme un phénomène neurologique dont
nous pouvons observer l'absence en présence de tout le reste. De plus, la capacité
d'encoder et de récupérer l'information à propos de la vie des autres via les
mécanismes de la mémoire autobiographique peut également s'observer.
un journal intime dix ans après l 'avoir écrit. L'information fournie par la mémoire à
propos du contenu qui y est décrit est pauvre en comparaison, voir déformée ou
idéalisée. Nous n'accédons pas ainsi à la richesse des associations qui
accompagnaient ces expériences même si, en réalité, ce sont les nôtres. C'est
d'ailleurs le journal et non la mémoire qui aura intuitivement autorité. La voie
d'accès la plus fiable au contexte lointain de notre propre expérience passée est en ce
sens publique. Un individu qui cultive un sens fort de sa propre identité à travers le
temps gagne à documenter sa vie d'albums photos, de journaux et de vidéos. De
plus, discuter avec nos amis d'expériences communes corrige les failles de notre
mémoire. Or, ces outils sont les mêmes que ceux qui nous relient au contexte des
expériences d'autrui.
De ce point de vue, il est facile d ' imaginer que la relation de Jane au voyage de Paul à
Venise avancée par Parfit soit similaire à celle qui nous unit à nous-mêmes dix ans
plus tôt. Dans les deux cas, le contenu est sorti de son contexte et appauvri . Après
un certain temps, les sources d'informations publiques entretiennent une relation plus
directe au contexte narratif original de l'expérience que les processus internes.
Imaginer qu'une autre personne puisse quasiment mémoriser mes expériences est
aussi facile à faire que d'imaginer un de nos proches en train d 'en lire un récit très
détaillé, puis ensuite s'en souvenir vivement, spontanément et ainsi de suite.
De plus, ! 'unité de signification de la vie est largement une illusion nourrie par des
personnes qui ont une vision idéalisée d'eux-mêmes. La plupart du temps, nos vies
ne concordent pas avec les fantaisies projectives ou rétrospectives que nous nous en
faisons. Nous insufflons vaguement une direction abstraite au niveau de la carrière,
du montant épargné pour la retraite ou de la forme générale de notre famille, mais
toute la richesse des expériences qui en découlent n'est que très rarement l' objet
d'une anticipation réussie. De plus, pour beaucoup de gens, aucune de ces
projections ne tiennent la route. Nous n'en retenons ensuite que des grands traits
93
La fission peut illustrer cette réflexion. Une personne qui n 'a jamais philosophé sur
le problème de l'identité du moi à travers le temps risque d'envisager la fission sans
même se poser de question. Elle imaginerait deux séries d'actions concurrentes l'une
199
Cette réflexion va dans le sens de celle de D.W Shoemaker mentionné précédemment.
200
J.P. Sartres (1992), ainsi que M. Belzer (2005) défend une opinion similai re. Dans le 5ème chapitre,
j'analyserai plus en détail l'argumentation de ce dernier.
94
après l'autre. Son flux de conscience se diviserait en deux, puis ni l'être qui précède,
ni les deux êtres qui suivent n'y verrait aucun problème. Ceux-ci agiraient
conformément aux intentions qui les ont précédées. L 'usage correct des pronoms
pourrait leur apparaître comme un débat théorique sans importance. De nombreuses
fictions cinématographiques impliquent ce genre de situation et les auditeurs ne sont
pas portés à y voir de problème 201 . Le fait que nous n'ayons pas à stipuler notre
présence en tant qu'agent et que nos actions ont simplement juste à se produire
explique pourquoi un tel scénario ne poserait aucun problème pour beaucoup de gens.
Ils n'auraient pas à penser à l'identité des êtres concernés pour qu'une telle séquence
d'actions se divise en deux 202 .
D ' où vient cette croyance en une unité narrative si forte que toutes nos expériences
conscientes doivent s' y référer pour avoir un sens ? Ceux qui s'en servent comme
argument la postulent comme si elle allait de soi. Pourtant, les arguments précédents
montrent que ce n' est pas le cas. Comment expliquer une telle erreur manifeste ? Il
faut se rappeler que l'approche de D. Parfit ne vise pas à rendre compte de la
perspective du moi telle qu'elle se présente à nous, car il considère qu'elle contient
une illusion. C'est la croyance en l'existence d'une réalité au-delà du corps et des
processus mentaux à laquelle le mot «moi » renvoie. Or, la spontanéité avec laquelle
des philosophes affirment la présence d'une signification d'ensemble à la vie vers
lequel tout le reste converge peut indiquer la présence de cette croyance implicite,
bien que ceux-ci en nient la présence.
20 1
C'est fréquent dans tous les récits de voyage dans le temps où les indi vidus se fi ssionnent en
~lus ieurs branches d' univers alternatifs. Star Trek contient de nombreux cas du geme.
02
M. Belzer (2005), défend une thèse similaire.
95
Dans le même ordre d'idées, chacune des fois où nous lisons le même texte, nous y
voyons une signification différente. L'objection du contexte narratif assume
automatiquement que, lorsque ce texte est notre vie, ce n'est plus le cas. Il y a une
seule signification et nous nous efforçons sans arrêt d'adapter nos actions en
conséquence. Comme je l'ai fait remarquer plus tôt, cette thèse ne coïncide pas avec
la réalité observable. Ici encore, le changement radical d'attitude suggère que le
96
L'argument de la fission peut être compris sous un autre angle. Ce qui semble bizarre
dans ce cas, c'est de ne plus être autorisé à dire qu'il s'agit de mon passé, car
quelqu'un d'autre me fait compétition pour dire la même chose. L'apparition de ce
double fait alors que tous les états mentaux que j'ai actuellement me relient au passé
d'une autre personne. J'ai pourtant beaucoup de difficultés à croire que l'étiquette
« autre personne » accolé aux expériences que je me représente ouvre alors un fossé
radical entre moi et lui qui n'existe pas entre moi et moi . La voie d'accès reste la
même, mais elle est nommée différemment. Il est alors improbable que d'être relié à
moi ou à un autre altère radicalement le contexte de significations qui nous unit.
Il est possible d'arriver à ce détour grâce à une observation courante. Reprenons mon
exemple du journal intime écrit il y a dix ans. Lorsque je constate la distance qui me
sépare aujourd'hui du contexte narratif qui l'entourait, il m 'est difficile de prétendre
que je possède une voie d'accès spéciale via la mémoire à la signification de ces
97
expériences. À ce moment-là, c'est la lecture qui m'en donne une vue plus fidèle .
Ma mémoire apparaît comme une source d'information moins fiable . Pourtant ma
voie d'accès la plus directe à ce moment-là est une voie à laquelle les autres ont
accès : la lecture. Ce que nous nous représentons de cette manière peut être similaire.
Dire que les autres mémorisent quasiment mon expérience est alors banal.
3.5- Résumé
D. Parfit affirme que notre existence consiste en l'existence d'un corps et d'un
ensemble d'événements mentaux et physiques inter-reliés et non en une chose de
plus. Afin de surmonter un problème de circularité, il décrit l' unité de la vie sans
faire référence à un moi identique à travers le temps. Les arguments qu'il emploi
pour y parvenir morcelle l'expérience consciente, puis en fait quelque chose de passif
et de bref.
Ces aspects lui ont valu des critiques selon lesquelles il déforme considérablement
leur signification, négligeant leur dimension holistique, active et durable. M.
Schechtman lui reproche de traiter le moi comme un objet et non comme un sujet,
ainsi que de séparer le contenu de la mémoire du contexte qui l'accompagne. Ce
dernier est largement défini par la présence de grands projets unificateurs à
l'intérieur desquels nous nous imaginons jouir de leur réalisation. A. Rudd reproche
au réductionnisme de négliger la présence de patterns stables orientés dans une
direction, accompagnés d'une quête de cohérence marquant une personnalité. T.
Burge relie la présence du moi dans la mémoire à une capacité d'actualiser des
projets durables. C. Korsgaard voit notre présence dans la nécessité de résoudre avec
autorité des conflits afin de mener à terme des actions durables.
Plusieurs réponses à ces objections ont été avancées. Le cerveau traite les
informations au moyen de systèmes séparés. Des cas cliniques suggèrent que
l'identification peut fonctionner indépendamment de la mémoire autobiographique ou
98
morceau par morceau. D'autre part, l'intégration des expériences conscientes dans un
récit durable n'est pas nécessaire pour exister, car de nombreux individus ne le font
pas. De plus, elle n'explique pas la réticence à envisager notre survivance dans des
scénarios comme la réplication. Finalement, nous pouvons introduire plusieurs
pronoms alternatifs qui préservent la dimension holistique, active et durable de
l'expérience consciente sans se référer au moi.
J'en ai conclu d' abord que les arguments empiriques sur le fonctionnement du
cerveau peuvent fournir des pistes de confirmation plus crédibles que l'usage
d'expériences de pensée, mais que l'usage de moyens publics pour préserver l'unité
de signification à travers de longue période de temps et la simplicité de la
phénoménologie de l'agir fournissent des raisons plus facilement accessibles en
faveur de D. Parfit. Elles permettent de nier la différence radicale entre les
changements de contexte narratif intra-personnel et interpersonnel , puis de nier la
nécessaire référence à soi pour qu 'une action ait lieu. Une manière d'expliquer la
résistance à de telles conclusions, c'est de supposer une intuition non réductionniste.
CHAPITRE IV
Les trois précédents chapitres portaient chacun sur une manière d'être unifiée à soi-
même à travers le temps. Dans ce chapitre-ci, nous réfléchirons plutôt sur une façon
de l'être en un seul instant : l'unité phénoménale.
Certains y voient le signe qu'une chose inanalysable se trouve dans notre expérience
au-delà de nos processus mentaux 206 . D. Parfit a répliqué que cette unité ne
correspond pas nécessairement à la présence d'un moi et peut être décrite sans s'y
référer 207 . Son argumentation combine à la fois des considérations empiriques autour
203
T. Nagel (1981).
204
J'ai modifié les exemples de T . Nagel.
205
Pour une description de ce type d ' unité phénoménale et de sa relation au moi , voir T . Bayne et D.
Chalmers (2003)
206
R. Swinburne (1984), p.42-48, J. Ganeri (2000) et A. Gilead (2008) défendent une telle
argumentation contre le réductionnisme de D. Parfit. B. Dainton (2004, 2008), D. Zahivi (2000) et W .
Fasching (2009) ne se réfèrent pas à une chose « supplémentaire » au corps, mais la récupèrent pour
montrer que le corps possède une dimension supplémentaire à ce que D. Parfit reconnaît dans son
ontologie.
207
D. Parfit (1984), p.216. Cette unité est réelle selon lui, mais elle n' a pas besoin du moi pour être
décrite : « When Nagel asked his famous question « what is it like to be a bat ? » he meant « what it is
like for the bat? » To understand the qualitative character of experience, it may be claimed, we must
have the concept of the subjectfor whom these experiences have this character. Since my beings have
100
no concept of a subject, they could not understand what experiences where like. This objection seem
tome mistaken. Though these beings do not think of experiences ( ... )as had by subj ects, that would
not, 1 believe, make them unable to understand the qualitative character of these conscious states and
events." D. Parfit (1999), p.256-257.
101
208
D. Parfit (1984), p.246-247.
209
D. Parfit ne parle pas d'unité phénoménale, mai s comprend le « flux de conscience » comme une
manière d'être informé de nos actions de l'intérieur, cherchant à imaginer « l'effet que cela fait » de se
divi ser et de se réunir: « Consider my experiences in my « right-handed » stream. l remember
deciding that 1 would use my right hand to do the longer calculation. ( ... )ln working at this calculation
I can see, from the movement of my left hand, that 1 am also working at the other. But l am not aware
of working at the other. 1 rnight, in my right-handed stream, wonder how, in my left-handed stream, I
am getting on. I could look and see. This would be like looking to see how well my neighbour is
doing, at the next desk. ( .. .) l suggest we can also imagine what it would be like to <livide and reunite
our rninds." D. Parfit (1984), p.247.
210
« We need to explain the unity of consciousness within each of my two streams of consciousness,
or in each of my di vided rnind . We cannot explain these two uniti es by claiming that ail of those
experiences are being had by me at thi s time. This make two unities one." D. Parfit (1984), p.249.
211
D. Parfit (1984), p.250.
102
temps, mais temporairement désunie pendant 10 minutes. C'est dans ce cadre que
nous ne devons pas décrire l'unité de la conscience en référant à mon état, mais à
l'état des expériences. Cependant, «je » peut aussi vouloir dire « la chose qui est
phénoménalement unifiée ». Dans ce cas, il y a deux «je » à l'intérieur d'un corps.
Leur existence dure 10 minutes 2 12 .
Donc, sous la description la plus crédible, l'unité des deux séries d'expériences ne
peut pas être décrite comme l'état d'une chose consciente ; moi. Pendant 10 minutes,
«je » est aussi impotent à unifier diverses expériences sous une conscience qu'une
nation, un couple, une amitié ou une famille puisse le faire. «Je » existe sous la
forme d'une collectivité composée de deux consciences séparées l'une de l'autre.
Chacune d'entre elles ne reçoit pas de moi leur unité phénoménale.
C'est de cette manière que D. Parfit s'y prend pour décrire l' unité phénoménale sans
se référer à soi et montrer qu'elle n' indique pas la présence d'une chose de plus au-
delà du corps et d'un ensemble de processus mentaux inter-reliés 2 14 .
212
Pour une telle di stinction, voir T. Alter (2010), p.29. Je montrerai plus loin comment T . Bayne
(2010) s'appuie sur cette distinction pour critiquer une approche comme cell e de D. Parfit.
213
D. Parfit (1984), p.248.
214
« On the Cartesian View, a particular mental event occurs within a particular life solely in virtue of
its ascription to a particular Ego. We can deny that the topography of "Mental Space" is given by the
existence of such persisting Egos. We can claim that a particular mental event occurs within life in
103
La possibilité de l'examen de physique pouvant être contestée, il l'appuie sur des cas
de césure du corps calleux reliant les deux hémisphères. Les patients manifestaient
ensuite des signes de division de l'activité consciente en situation de tests
expérimentaux. Par exemple, le patient devant identifier ce qu'il voyait niait
verbalement voir quelque chose, mais retirait au même moment avec sa main une
pipe d'une série d'objets de manière à indiquer qu'il la voyait. L'explication fournie,
c'est que le contrôle de la parole et d'un champ de la vision formait un flux de
conscience indépendant du contrôle moteur de cette main et du champ de vision
incluant cette pipe 215 • Il s'agirait donc d'un véritable cas de division de la conscience
phénoménale démontrant la possibilité du scénario de D. Parfit 21 6 •
Selon T. Bayne, cette division n'est pas simultanée 21 7 . G. Gillett objecte que cette
division est trop rare et pas assez complexe pour justifier les conclusions qu'en tire D.
Parfit218 . M. Tye, quant à lui, croit que les comportements apparemment incohérents
des personnes dans ces situations s'expliquent plus facilement par la division de
, ' . . 219
1 expenence consciente . M.D. Reid suggère que les souvenirs rétroactifs de
personnes aux pnses avec un problème de stress post-traumatique possèdent les
virtue of its relations to many other mental and physicals events which, by being interrelated,
constitute this life". D. Parfit (1984), p.252.
215
D. Parfit (1984), p.246. Pour une description plus détaillé de ce cas, voir T . Nagel (1971 ).
216
« lt might be objected that my description ignores « the necessary unity of consciousness ». But I
have not ignored this alleged necessity. I have denied it. What is a fact must be possible. And it is a
fact that people with disconnected hemispheres have two separate streams of consciousness." D. Parfit
(1984), p.247.
217
T. Bayne (2010).
218
G. Gilett (1986).
219
M. Tye (2003) .
104
T. Bayne conteste l' interprétation que D. Parfit fait des cerveaux divisés en
mentionnant qu'une étude subséquente montre l'absence d'activités conscientes dans
un hémisphère lorsque l' autre en supporte une. La rapidité des changements
d 'activités d 'un hémisphère à l'autre donne l' illusion qu ' il y a deux activités
simultanées. Il explique donc ce phénomène par une alternance rapide du flux de
conscience d'un hémisphère à l'autre. Cette théorie justifie aussi pourquoi le patient
ne manifeste ces signes de division qu'en situation expérimentale 22 1.
220
M. D. Reid (2005).
221
T. Bayne (2010), chapitre 9.
222
G. Gillett (1986), p.224-227
105
223
M. Tye (2003), p.117-132.
224
M. D. Reid (2005), p.693-694.
225
M. D. Reid (2005), p.689-690.
226
M. D. Reid (2005), p.686-689. «Our central nervous systems endow us with a seemingly
paradoxical ability: to experience "without experiencing". That is, we can "feel significance", which
106
L'imaginaire proposé par D. Parfit est-il confirmé par des cas réels?
G. Gilett mentionne que les patients ne manifestent pas une division de l'activité
consciente comparable à ce que D. Parfit nous demande d'imaginer. Leurs deux
activités conscientes séparées ne se réfèrent pas à elles-mêmes et ne maintiennent
cette division que brièvement. En ce sens, il n'y a aucune raison empirique de penser
que le cerveau a la capacité de subir le genre d ' opérations imaginées par D. Parfit.
Est-ce que cette objection lui est fatale ? Cela dépend de son objectif. Comme de
nombreux arguments employés par les philosophes de l' identité personnelle, ils
visent à montrer, au moyen de l' imagination, comment deux phénomènes
constamment associés peuvent être conçus séparément227 . Dans ce cas-ci, c'est la
description de l'unité phénoménale des expériences et l'attribution à un moi que
Parfit vise à séparer. Elles sont habituellement si inter-reliées que cet exercice peut
sembler inconcevable. La présentation des cas de cerveaux divisés sert alors à
modifier cette attitude. En ce sens, même si une division de l'esprit en deux flux
munis de toutes les caractéristiques d ' une conscience individuelle est physi quement
impossible, la division de la conscience phénoménale en un bref instant apporte un
support à son raisonnement.
promotes social bonds and self-concem, while at the same time using self-identification mechanisms in
way that favor the conscious contents of the Jeft hemisphere. It is a mi stake to infer that right
hemisphere processes are non-conscious at these times of rugh significance, si nce evi dence shows that
the right hemisphere plays role in representing signifi cance. ( .. .) The ri ght hemisphere may be no
more "sub" or "un" conscious than the Jeft hemisphere, but only di ssociated from the left hemisphere,
which makes self-judgements, has most self-structures, and generally provides clearest behavioral
evidence of the content of consciousness". M. D. Reid (2005), p.689.
227
Pour une telle explication, voir D. Kolak (1993).
107
Le problème, c'est que cette réponse est superflue. Il n'y a pas de différence
significative entre une brève succession de deux expériences que nous n'unifions pas
consciemment et une parfaite simultanéité de deux expériences que nous n'unifions
pas consciemment. Dans les deux cas, il y a absence de l'unité de la conscience
phénoménale là où nous nous attendons à en trouver habituellement une. Le patient
lui-même ne témoigne pas d'une sensation de changer de champs de vision à la
manière d'un conducteur qui change de véhicules. Dans les cas normaux, nous avons
cette impression de vivre le passage d'une expérience consciente à l 'autre 228 .
L'hypothèse de T. Bayne suppose erronément que la conscience est une chose dont le
sujet observe intérieurement le déplacement. Or, les signes comportementaux de la
personne au cerveau divisé suggèrent seulement une succession inconsciente de deux
' . . 229
expenences conscientes .
Lorsque D. Parfit utilise des fictions, c'est pour nous révéler une disposition à croire
en l'existence d'une chose au-delà des composantes que nous mettons en opposition
pour définir ce que nous sommes230 . Ensuite, c'est pour contester que nos processus
228
B. Dainton (2004) analyse abondamment cette sensation, croyant y trouver l'essence de l' identité
du moi à travers le temps.
229
T. Bayne (2010), p.219 envisage cette objection et y répond en affirmant que ce qui individuali se le
flux de conscience est l'absence d'interruption. Ce critère est inadéquat, car les données observables
nous suggèrent précisément la présence d ' une telle interruption.
230
« Sorne philosophers object that, since our concept of person rests on a scaffolding of facts, we
should not expect this concept to apply in imagined cases where we think those facts away. l agree .
But 1 believe that, for a different reason, it is worth considering such cases. We can use them to
discover, not what the truth is, but what we believe. We might found that, when we consider science
fiction cases, we simply shrug our shoulders. But that is not so. Many of us find that we have certain
beliefs about what kind of fact persona( identity is." D. Parfit (1995), p.15 . "In our thoughts about our
identity, we are prone to illusions. That is why the so-called "problem cases" seem to raise problem:
why we find it hard to believe that, when we know the other facts, it is an empty or merely verbal
question whether we shall exist." D. Parfit (1995), p.45.
109
mentaux nous en révèlent la présence 231 . Son utilisation des cas de cerveaux divisés
s'inscrit dans la même logique et doit être évaluée dans ce cadre.
Nos comportements face aux effets visibles d'une césure du corps calleux peuvent
être révélateurs. La tendance marquée de plusieurs à chercher au-delà de la division
apparente des explications, des interprétations ou des signes rétablissant la présence
d'une unité phénoménale nous informe de quelque chose : s'ils ont devant eux des
indices d'une désunion de la conscience de soi, ils ne vont pas la reconnaître comme
possible en haussant les épaules, mais continuer de fouiller dans la situation pour la
mer. Ils ont donc le réflexe non réductionniste de ne pas se contenter des
composantes observables impliquées dans la situation pour tirer des conclusions,
mais de chercher une chose au-delà.
La réponse de T. Bayne est intéressante à cet égard. Elle est invoquée pour préserver
l'intuition d'une nécessaire association entre l'attribution à soi et l'unité phénoménale
et n'a pas d'autre fonction explicative. La simple succession de deux expériences
conscientes en présence de signes de désunité ne justifie pas cette addition théorique.
Seulement son souci de préserver une intuition le fait. Il nie croire en l'existence
d'une chose consciente transcendant la division des hémisphères et la brève
232
succession des expériences . Pourtant, cette pulsion d'y chercher une explication
supplémentaire devant une réalité qui n'en a pas besoin indique vraisemblablement
qu'il possède à un niveau plus ou moins conscient cette croyance qu'il prétend ne pas
avoir233 .
231
Voir chapitre 1.
232
Il parle du moi en tant que "fiction virtuelle". T. Bayne (2010), p.269-294.
233
L' interprétation du comportement humain demande une certaine méfiance relativement aux
énoncés qu'une personne exprime relativement à ses propres états mentaux. Fréquemment, nous
questionnons la conscience qu 'elle en a en constatant une dissonance entre ses dires et ce qu'elle nous
montre par ses gestes. La même chose peut être dite du comportement philosophique d ' un auteur.
Chercher une explication sans rapport logiq ue avec les faits présentés de manière à prouver la présence
d'une nécessité m ' apparaît être particulièrement suspect. Nous pouvons soupçonner raisonnablement
que l'auteur s'en fait une idée dont il n' est pas entièrement conscient.
------ ------- -- - - - - - - - - -- - - - - -- - - -----------
110
4.2.5- Résumé
En résumé, la présence d'un «effet que cela fait» pour nous de vivre une seule et
même expérience composée de multiples facettes en un instant est intuitivement
associée à notre présence. Elle nourrit l'intuition de notre irréductibilité. Afin de
remettre cette idée en question, D. Parfit a argumenté que ce phénomène se décrit
sans se référer à soi. Il imagine une situation où nous divisons notre conscience en
deux afin d'effectuer deux séries de calculs séparément. Il appuie l'intelligibilité de
ce scénario sur les cas de césure du corps calleux, qui avait comme conséquence une
division mentale apparente. Selon lui, dans ces cas, il est préférable de décrire l' unité
des expériences conscientes en pointant l'état des expériences et non soi-même afin
d'éviter de confondre deux expériences distinctes en une.
Certains lui ont objecté que les cas de césures du corps calleux ne manifestent pas des
signes de division assez complexes pour justifier ces conclusions. De plus, il n'y a
pas de signe de division simultanée, mais en succession. Selon T. Bayne, il y a plutôt
une alternance de l' activité consciente.
particuliers. C'est dans ce cadre que cette discussion prend sa pertinence et ce,
indépendamment de ce en quoi consiste réellement l'effet d'une césure du corps
calleux.
4.3 .1- Moi défini comme entité à double face, publique et privée
Dans la section précédente, nous avons évalué s'il y avait des raisons empiriques de
croire que la division de l'expérience consciente en une seule personne était possible.
Au-delà de cette difficulté, il se peut que ce scénario nous semble plausible seulement
parce que nous ne précisons pas le sens des concepts. Un aspect ou un autre de sa
description ne respecte peut-être pas l'usage de concepts clés entourant l'unité des
expériences. Par exemple, certains croient qu'un moi est par définition une entité qui
se réfère à elle-même via une dimension privée.
Un élément qui fait obstacle à nous imaginer divisant notre conscience en deux, c'est
l'idée de nous observer de l'extérieur. En effet, « je» suis censé voir mon champ de
vision perdre la moitié de son contenu, constater des mouvements de crayons, y voir
une activité consciente de l'autre côté de mon cerveau, puis en conclure que « je»
existe alors à deux endroits en même temps. Cela se produit sans que j'ais accès à
l'effet que cela fait d'être moi de l'autre côté. « Je» suis alors informé de l'étendu de
mon existence par une voie d'accès extérieure et non intérieure. En percevant des
indices de calculs de l'autre côté, une partie de moi observe l'autre partie de moi
comme elle observerait une autre personne. « Je» ne me sens pas directement être à
deux endroits, mais «je» le déduit de mes cinq sens de chacun des côtés.
112
Le «je» que D. Parfit nous demande d'imaginer dans l'examen de physique est
dépourvu de ce double aspect. Il est une entité purement publique. Il fonctionne
comme un «nous ». Si je suis aveugle et entend les vagues et que tu es sourd, mais
les vois, nous ne formons pas ensemble une entité munie du pouvoir de vivre
intérieurement les vagues sous ces deux aspects. En ce sens, «nous» n'avons pas un
intérieur en commun. Or, lorsque «je-1 » m'imagine observer au-delà de mon
champ de vision «je-2 » faire un autre calcul, les deux «je» sont deux intériorités
distinctes et « je-3 » censé être les deux en même temps est en fait un «nous » formé
de «je-1 »et «je-2 »et, lui, il n'a pas plus d'intérieur que le nous composé d'un
sourd et d'un aveugle en train de percevoir des vagues. D. Parfit échoue donc à
imaginer un moi possédant deux flux de conscience, mais réussi seulement à nous
234
J. Ganeri (2000), p.654-655 reproche ainsi à D. Parfit d'éviter la référence à soi simplement en
paraphrasant le moi dans d' autres mots, tout en préservant la même idée: « ( .. .) ifthe only thing that
makes such paraphrases succeed is that the aggregate is identified as the reference of a token of the
first-person, then the paraphrase is not genuinely impersonal, for the concept of a person is being use
to demarcate aggregates. »
235
J. L. Borgès (1981 ), p.19-20.
236
T. Nagel (1981 ), p.391-403.
113
faire imaginer un nous constitué de deux m01 dans un corps et de lui substituer
l'étiquette «je ».
D'une part, T. Bayne affirme que le moi se définit comme le centre d'une perspective
phénoménale, c'est-à-dire l'intériorité décrit par J.L. Borgès et T. Nagel. Nous
devrions donc conclure dans l'examen de physique qu'il y en a deux. Il refuse de
considérer le système de processus mentaux qui s'étend sur plusieurs années comme
un référant potentiel du «je » si ce système est dépourvu de cet aspect, le postulant
comme une condition essentielle 237 .
De plus, «l'état de conscience singulier» que D. Parfit décrit dans chacun des
hémisphères possède la capacité de s'attribuer la multiplicité des aspects de
237
T. Bayne (2010), p.280: « What it would be like to enjoy the one stream of consciousness would be
distinct from what it would be like to enjoy the othcr stream of consciousness. Or, to put the point
more carefully, since we cannot think of self as having multiples perspectives, we should take there to
be two perspectives in a disunified mind, each of which is had by a distinct self. A disunified mind
would not itselfhave any conscious experience."
238
J. Ganeri (2000). W. Fasching (2009), p.143-144. D. Zahivi (2000) apporte un argument similaire.
239
T. Bayne (2010), p.280. J. Ganeri (2000) le critique ainsi en s'appuyant sur l' idée que le moi tel
que défini par D. Parfit implique qu'il construit son unité en un instant par de tels moyens externes,
alors qu'il le fait de façon interne.
114
Les objections précédentes supposent que la relation entre moi et l' unité des
expériences est une relation de nécessité conceptuelle. Par définition, je suis celui
pour qui il y a un effet que cela fait de vivre une expérience et qui se réfère à lui-
même en un instant sous ce mode d 'appréhension. S'il n' y a pas un, mais deux
effets, alors il y a deux êtres. Je suis aussi le propriétaire des états mentaux , c'est-à-
dire la chose dont ils sont des états. Ainsi, s'il y a un «état de conscience singulier »
de plusieurs expériences, cet état est un moi, car il en est le propriétaire. Ces
difficultés conceptuelles posées par la fiction de D. Parfit se ramènent à la nature de
l'autoréférence. Je suis censé pouvoir me représenter moi-même ici et maintenant de
l'intérieur grâce à une expérience d 'ensemble de toutes les parties qui me composent.
Cette expérience étant absente dans l'examen de physique entre les expériences des
deux hémisphères, il n' y aurait pas un moi, mais deux.
Or, D. Parfit n'affirme pas que je suis toujours une entité qui se représente sa propre
existence de façon publique sous le modèle de l'examen de physique. Il affirme
simplement que je pourrais temporairement me diviser, puis adopter, en un même
instant, ce mode d'autoréférence pour unir les deux parties de moi-même. Cet énoncé
est compatible avec le fait que, en règle générale, je me réfère à moi-même au
présent via l'unité phénoménale de mes différentes parties. C'est pour cette raison
240
T. Bayne (2010), p.279. W. Fasching (2009), p.143.
115
qu'il avance la fiction d'une division brève de son activité consciente et non d'une
division permanente24 1. Cette distinction est suffisante pour l'amener à atteindre ses
objectifs : montrer comment l'unité des expériences peut être comprise sans se référer
à soi, que ce sont deux entités distinctes et donc qu'elle ne nécessite pas l'intervention
d'une chose consciente simple et indivisible au-delà de l'expérience pour avoir lieu.
241
« If we are not yet Reductioni sts, as I shall assume, we beli eve that it is a real question whether
such cases involve more than a single person. Perhaps we can beli eve thi s in the actual cases, where
the di vision is permanent. But this beli ef is hard to accept when we consider my imagined Physics
exam. In tlus case there are two streams of consciousness for only ten nUnutes. And 1 later seem to
remember doing both calculations that, du.ring these ten nUnutes, my two hands could be seen to be
writing out. Giving the brief and modest nature of this di sunity, it is not plausible to claim that this
case involves more than one person." D. Parfit (1984), p.248.
242
C. Rovane (1990 et 1993)
243
C. Rovane (1990), p.357 et (1993), p.76 ..
244
C. Rovane, comme D. Parfit, parle de cette intégration en termes de connectivité psychologique.
245
C. Rovane (1990), p.363, note 8.
246
C. Rovane (1993), p. 96: " Many acadenUcs - including myself - who write books are in roughly
the same situation as the human being just described, i.e, they must keep something like the log 1
mentioned in order to pursue their long-term activiti es. So 1 repeat my question. Should 1 be denied a
first-person relation to past thoughts and actions simply because I must make a deliberate effort to
retain my knowledge on them in written form ?"
116
C'est dans le sens défendu par C. Rovane qu ' il y a un seul moi lorsque je sépare ma
conscience en deux pour effectuer deux séries de calculs simultanément. S'il n'y a
pas deux êtres, mais un seul , c'est parce que chacune des expériences conscientes
séparées s'inscrit dans une unité durable rendue possible par une mémoire et une
poursuite d 'intention communes. Ces flux de conscience n'ont pas d'intérêts propres
et ne cherchent pas à survivre. Ils ne sont que les instruments d ' une logique à plus
long-terme et c'est à cette logique que «je» correspond. Il n'y a qu'un seul «je»,
car la division a comme finalité la préservation de l'unité d'ensemble de l'être qui
persiste dans le temps.
L' exemple du cahier de bord est pertinent. C. Rovane donne un exemple de moyen
public d'autoréférence à long terme. Or, la communication entre « je*» dans un
hémisphère et «je*» dans l 'autre se fait précisément de cette manière.
L'autoréférence dans cette situation n'est donc qu'une extension d'un mode
couramment employé dans le temps afin de mener à terme des projets.
Cette remarque montre que définir un moi comme une entité qui s'approprie des
expériences sous un mode privé est inadéquat, car c'est avant tout une entité qui dure.
Pour durer, elle emploie fréquemment un mode public d'autoréférence. L'imaginaire
247
C. Rovane (1990), p.374-380.
248
C. Rovane (1990), p.368-369, 38 1-383.
117
de D. Parfit suppose simplement que ce mode est employé entre diverses parties
simultanées plutôt que successives de moi-même pendant dix minutes.
même si nous ne le faisons pas en tant qu'âme ou chose purement pensante, mais en
tant que dimension, mode, forme, aspect, angle, point, centre, orientation, image,
effet, vue, propriété, apparence ou autres catégories ontologiques.
Ces auteurs défendent tous la thèse que, même en l'absence d'une chose de plus que
le corps, le cerveau et une diversité de processus mentaux, l'expérience consciente a
intrinsèquement la forme d'une référence à soi 255 . La démarche de D. Parfit la
déforme. Même si la perspective de D. Parfit est possible, elle n'informe pas la
nôtre 256 . Cette insistance marquée d'un aussi grand nombre d'auteurs sur la présence
249
G. Strawson (1999), section 1, 9 et 1O.
250
D. Ninan (2009).
25 1
M. Ayers (1991), p.287. Q. Cassam (1997), p.51.
252
D. Zahivi (2000), W. Fasching (2009), A. Gilead (2008), D. Kolak (2008).
253
P. Stokes (2010).
254
S. Blackburn (1997)
255
Ils diffèrent lorsqu'il s'agit de la préciser.
256
G.Strawson (1999), p.114 lui adresse cette objection dans ces termes.
119
nécessaire d'un soi dans l'expérience vécue suggère que c'est cela qm résume
l'intuition commune. Nous sommes capable de nous observer directement être et
c'est ce qui fait notre spécificité. Or, c'est ce que D. Parfit défie en nous imaginant
ayant deux flux de conscience en même temps.
Mon usage des guillemets a une fonction, car l'utilisation du «je » et du «moi »peut
sembler contradictoire. Si «je » n'observe pas « moi » directement, qu 'est-ce qui Je
fait 258 ? Ne suis-je pas en train de reconnaître dans mon expression que c'est «je»
qui se reconnaît ainsi? La réponse de D. Parfit est de substituer« cette » à «je »259 .
257
"These assumptions, as 1 have sai d, cover actual cases, and our own lives. But they are best
revealed when we consider the imaginary problem cases. ( ... ) In ordinary cases, questions about
identity have answer. In such cases, there is a fact about persona) identity, and Reductionism is one
view about the kind of fact thi s is. On this view, persona! identity just consists in physical, and/or
psychological continuity. We may find it hard to decide whether we accept this view, si nce it may be
far from clear when one fact consists in another. We may even doubt whether Reductionists and their
critics really di sagree." D. Parfit (1995), p.27.
258
H. Noonan (1989), chapitre 4, présente cette objection à l'approche de D. Hume. C'est aussi le
raisonnement de R. Descartes ( 1979), même si leurs conclusions diffèrent.
259
"Another ground is something given for belief in such Egos. lt can be claimed against any wholly
objective description of reality - any description not made from a point of view - that there are certain
truth which it omits. One example of such truth is that 1 am I, or that 1 am Derek Parfit. ( ... ) Such
120
Suivant cette logique, <<Je m'observe directement» renv01e plutôt à «cette auto-
observation est directe ». Or, cette auto-observation révèle la présence de moins que
moi et surtout de moins qu'une chose pensante qui dure.
C'est probablement cette conclusion qui frustre nos attentes relativement à l'usage du
«je » et non la présence d'une nécessité conceptuelle. Les exemples mentionnés
précédemment l'illustrent. Invoquer une orientation du mental (un centre, une
occupation d'un point de fuite, etc.), un positionnement corporel, une union
phénoménale, une réalité cachée au reste de l'univers et autres traits de l'expérience
consciente en un instant est inapte à révéler directement notre présence, car ils
révèlent directement moins que nous-mêmes. Cette quête d'un soi immédiat et direct
est vaine. Ce raisonnement n'est que l'extension de celui de D. Hume, qui désespère
de se trouver lui-même parmi ses perceptions, buttant toujours sur autre chose 260 .
truth can be stated by Reductionist. The word "subjective" is misleading. What are call ed subjective
truths need not involve any subjects of experiences. A particular thought may be self-referring. lt may
be the thought that this particular thought, even if exactly similar to the other thoughts that are thought,
is still this particular thought - or this particular thinking ofthis thought. " O. Parfit (1984), p.252.
260
O. Hume Traité de la nature humaine, Livre I: De l' entendement, 4ème partie, section VI: « Pour
ma part, quand j'entre le plus intimement dans ce que j ' appelle moi-même, je bute toujours sur
quelque perception particulière ou sur une autre, de chaud ou de froid , de lumière ou d'ombre, d'amour
ou de haine, de douleur ou de plaisir. Je ne peux jamais, à aucun moment, me saisir moi-même sans
une perception, et jamais je ne puis observer autre chose que la perception »
121
l'intuition selon laquelle <<Je» reconnait directement mon être dans l'expérience
consciente. Cette explication demeure incomplète. Pourquoi nous attendons-nous à
nous observer ainsi ?
L'approche de D. Dennett sur la conscience est éclairante. Selon lui, nous plaçons
dans l'expérience consciente plus que ce qu'elle contient en confondant notre vécu
avec une théorie sur notre vécu 261 . Il l'illustre avec l'exemple d 'un mur supposément
rempli de figures de Marylin Monroe selon un témoignage, alors que le mécanisme
causal de la vision indique qu'il n'y a qu 'une image de Marylin située sur le point
focal de la vision. Plutôt que de supposer la présence d 'une reconstruction visuelle
dans la tête d'une image de multiples Marylin, le plus simple est de conclure que la
personne théorise faussement en elle la présence de ces images 262 . C'est la même
chose qui se passe avec l'intuition de vivre un flux ininterrompu de conscience. Nos
yeux font des saccades et nous ne percevons alors rien entre elles. Cela nous incite
263
erronément à théoriser sur la présence en nous d'un flux ininterrompu .
261
D. Dennett(1991), p.346.
262
D. Dennett ( 1991 ), p.335 : « Your brain just somehow represents that there are hundreds of identical
Marylins, and no matter how vivid your impression is that you see ail the detail s, the detail s are in the
world, not in your head. And no figment gets used up in rendering the seeming, for the seeming isn't a
rendering at ail , not even as a bit-map ."
263
D. Dennett (1991 ), p.355-356.
264
Je n' affirme pas que la pensée de D. Dennett corresponde à celle de D. Parfit. Ce que j'affirme,
c'est que l'expérience consciente de soi est illusoire de la manière dont D . Dennett estime que
l'expérience consciente est illusoire en général.
122
J. Ganeri s'oppose à D. Parfit d'une manière qui illustre comment cette présence de
soi peut être une théorisation. Selon lui, les expériences multimodales combinant
différents sens (vision, audition, odorat et autres) témoignent d'une chose
intégrative 265 . Forcément, il y a une chose (pas plusieurs) qui intègre ces composants
distincts ensemble. Il suppose qu'autrement l'unité devrait être inférée par des
raisonnements à propos du monde extérieur et que l'identité entre le sujet des
différents aspects de ces expériences pourrait être erronée. Or, cette unité et identité
sont immédiatement données et immunisées contre l'erreur266 . La référence à soi (et
non au cerveau) sert donc d'hypothèse pour expliquer l'unité des expériences et n 'est
ni l'expression d'une nécessité conceptuelle, ni l'objet d'une introspection.
Cette ligne d'argumentation ressemble à celle qui prouve l'existence de Dieu par la
complexité du monde. Le monde est trop éblouissant pour croire qu'une interaction
de particules élémentaires stupides puisse le générer, donc il doit y avoir un être
supérieur au-delà qui en soit la source. De la même manière, la présence d' un « effet
que cela fait d'être » et l'unité de ce phénomène nous semblent trop spéciales pour
que des neurones, des axones, des dendrites et divers produits chimiques en
interaction puissent les produire. C'est à travers cette théorie que nous postulons que
«je » doit être constamment et entièrement présent dans l'immédiat et non étendu en
plusieurs morceaux distincts dans le temps et dans l'espace sous la forme d'un
agrégat. C'est ainsi qu'H. Langsam suggère que le non réductionnisme visé par D.
Parfit est une théorie du sens commun pour expliquer la présence de la conscience 267 .
265
J. Ganeri (2000).
266
J. Ganeri (2000), p.647-653.
267
H. Langsam (200 1), p.255 -256: «( ... )on Reductioni st view, the selfis a "terminological posit", not
an explanatory posit. By contrast, the Non-Reductioni st, the self of folk psychology, is an explanatory
posit. ( .. .) Whereas the Reductioni st self is posited to indicate that a suffici ent number of relations of
certain kinds hold between events of certain kinds, the Non-Reductioni st self is posited to elucidate a
certain intrinsic feature of certain kind of events, their "consciousness"."
123
M. Siderits objecte à ce genre d'argumentation que l'action de cette chose, pour être
comprise par introspection, doit être définie comme une conscience pure détachée de
l'expérience elle-même, mais agissant sur elle. Or, dans ce cas-là, son action sur
l'expérience apparaît comme étant mystérieuse, c'est-à-dire inexpliquée. C'est
l'équivalent de faire intervenir un «abracadabra » indéfinissable. C'est une théorie
magique sur l'expérience et non une expérience 268 .
4.4. Résumé
En résumé, D. Parfit soutient que notre existence consiste en l'existence d'un corps et
d'un ensemble de processus mentaux. Des auteurs s'y opposent en percevant dans
l'unité phénoménale un signe que nous sommes une chose supplémentaire au-delà de
ces composantes. Afin de contredire cette intuition, D. Parfit en appel à des cas de
268
M. Siderits (2003), p.18-20.
124
Des objections lui ont été adressées quant à l'interprétation des cas empiriques et
quant à l'intelligibilité des concepts employés. Les patients ayant subi une césure du
corps calleux ne manifestent pas une division de l'activité consciente assez complexe
et durable pour conclure en la présence de deux expériences distinctes. De plus, ils
ne démontrent pas les signes d'une division simultanée de leur conscience, mais
plutôt d 'une brève alternance hémisphérique. D'autre part, il définit dans sa fiction le
« je » comme une entité qui renvoie à elle-même essentiellement par des moyens
publics, alors qu'il le fait essentiellement via une intériorité. Il n 'imagine donc que
deux êtres se partageant un corps et non un être possédant deux intériorités.
Or, même si les patients au cerveau divisé ne démontrent pas une division complexe,
ils en montrent assez pour faire de la division phénoménale une explication intuitive.
De plus, la brève alternance inconsciente de deux expériences ne se distingue pas
assez d 'une division simultanée pour bloquer les conclusions de D. Parfit. Cette
hypothèse suggère la présence d'une chose qui alterne afin de préserver une intuition
et non d'enrichir l'explication. L'acharnement à nier la division de la conscience
dans ces cas suggère la présence d'une intuition non réductionniste.
D'autre part, « je » peut renvoyer à une unité durable qui adopte occasionnellement
un mode public d'autoréférence et se divise. Dans ce cas, le scénario de Parfit est
concevable. L' appel à une confusion conceptuelle dissimule un inconfort qui a deux
explications concurrentes : la conviction illusoire d'observer directement notre être et
une théorisation sur l'apparition de la conscience confondue avec l'expérience
consciente elle-même.
CHAPITRE IV
L'IMPORTANCE
Ces attitudes sont difficiles à justifier autrement qu'en s'orientant sur nous-mêmes,
puis en contemplant directement comment nous importons. Renvoyer plutôt aux
269
D. Parfit emploie le terme « importance », mais le terme « valeur » pourrait être employé.
126
composantes qui accompagnent notre existence tend à détruire cette magie. L'énoncé
«je survis» n'entraîne pas les mêmes émotions que «cette expérience-ci sera
poursuivie via un ensemble de souvenirs, de pensées, de projets, de traits grâce au
système complexe de particules physiques qui la supporte en ce moment ».
Si les deux désignent la même réalité, la magie entourant la valeur de mon être est un
attachement envers une vue de l'esprit. Des auteurs y voient un argument contre le
réductionnisme de D. Parfit270• Il y répond de deux manières. Soit une partie des
composantes entourant notre existence possède cette importance et nous pouvons
donc la décrire sans renvoyer à soi 271 , soit une partie de l'importance entourant notre
existence est sans fondement2 72 . Cependant, il n'est pas rationnel d 'accorder
l'importance directement à soi.
Dans ce qui suit, je préciserai son argumentation afin de mieux clarifier les enjeux
qu'il soulève. Il s'appuie sur une analyse d'une fiction de duplication de soi dont il
généralise la conclusion à la vie courante et sur un présupposé selon lequel les
éléments constitutifs d'un tout ont plus de valeur que le tout lui-même. Des
objections montrent les limites de ce raisonnement : cette fiction est une exception et
le tout peut avoir plus de valeurs que ses parties. Ceux qui les formulent préconisent
d'évaluer l'importance de notre existence en la situant dans le contexte de la vie
courante et des pratiques qui l'entourent et non à partir de sa composition
métaphysique. Plusieurs répondent pourtant en faveur de D. Parfit en se servant d 'un
tel contexte et en élargissant les considérations à prendre en compte dans son
raisonnement. J'y affirmerai qu'une approche centrée sur la psychologie et la culture
ambiante peut appuyer ses conclusions. Cependant, cette discussion néglige la
270
B. Butler, dans J. Perry (1975), p.102, G. Madell (1981 ), p.110 et R. Swinburne ( 1973), p.286.
271
D. Parfit (1984), p.255-266.
272
Dans D. Parfit (1984), p.307-312, il présente cette thèse comme « l'affirmation extrême » selon
quoi en l'absence d' un fait non-réductible à propos de notre existence, la continuité de notre
psychologie n'a pas d' importance. Dans D. Parfit (1995), p.44, il affirme simplement qu ' une partie de
l'importance associée à cette continuité est illusoire.
127
présence d'une intuition forte selon laquelle la valeur est l'essence de notre existence
d'une manière qui transcende ce genre de justifications. La réflexion de D. Parfit vise
à lui reconnaître une part de vérité, mais à lui soustraire une part d'illusion.
128
Nos intuitions à propos de l'identité du moi à travers le temps portent sur deux
considérations pouvant être confondues : ce en quoi notre identité consiste et ce qui
lui donne de l'importance. Parmi les attitudes qui expriment la valeur de l'identité du
moi à travers le temps, il y a l'anticipation des expériences futures 273, la
compensation d'un effort effectué précédemment274 , la responsabilité pour une action
passée 275 , le souci de survivre 276 et tous les intérêts centrés sur soi plutôt que sur les
autres 277 .
J. Locke fait consister notre existence en une conscience à travers le temps plutôt
qu'en une substance parce qu'elle justifie les attitudes qui l'entourent. Il lui apparaît
étrange de rendre responsable un être d'un crime dont il n'a pas conscience parce que
l'âme ayant causée ce crime aurait transmigré de corps et supporterait sa pensée278 •
Les approches néo-lockéennes centrées autour de la continuité d'une psychologie
raisonnent ainsi. Si je ne suis pas simplement un organisme biologique pensant, c'est
parce que la capacité de continuer mon expérience par des souvenirs, des actions, des
traits et des croyances est une raison de m'intéresser à moi-même, alors que
l'extension de mon corps dans le temps n'en est pas une 279 .
273
D. Parfit (1984), p.305-312.
274
D. Parfit (1984), p.329-344.
275
D. Parfit (1984), p323-326.
276
D. Parfit (1984), p.261-273.
277
D. Parfit (1984), p.282-283.
278
J. Locke, Chapitre 27, section 20.
279
D. Schoemaker (2008), section 2.1 , le résume ainsi : « This criterion of identity (and its variations)
has been taken to fit particularly well with our practical concems, both self-regarding and other-
regarding. For instance, what seems to matter for self-concem and rational anticipation is that my
psychological life continue. Anticipation and self-concem are psychological states or attitudes, as are
their objects (my future experiences), so a theory that makes those states mine in virtue of their
intrinsic relations to one another seems initially quite plausible."
129
Cependant, l'objection va dans les deux sens. B. William, T. Nagel ou P. Unger ont
l'intuition qu'ils continueraient d'être intéressés au futur de façon personnelle même
après une rupture radicale de la conscience d'eux-mêmes à travers le temps du
moment que leur corps ou leur cerveau continuerait de supporter une pensée 280.
Selon la première, c'est l'identité du moi à travers le temps qui justifie l'importance
morale et rationnelle des faits qui l'accompagnent. Par exemple, confronté au
scénario d'une destruction de notre corps suivie d'une réplication parfaite, c'est notre
croyance selon laquelle la personne répliquée serait un autre être qui nous amène à ne
pas adopter à son endroit une attitude comparable à celle que nous avons envers nous-
mêmes281. L'importance de notre continuité psychologique dérive ainsi de l'identité
280
P. Unger (1990), B. Williams (1970), T. Nagel (1986) .
28 1
D. Parfit (1984), p.279-280: «On the Reductionist View, my continued existence just involves
physical and psychological continuity. On the Non-Reductionist View, it involves a further fact. ( .. .)
When 1 fear that, in Teletransportation, l shall not get to Mars, my fear is that the abnormal cause may
fail to produce dus further fact."
130
du moi à travers le temps et non l'inverse. Il résume cette thèse dans l 'expression
«l'identité est ce qui importe dans la survivance »282 .
Selon la seconde thèse, ce sont des faits accompagnant l'identité du moi à travers le
temps qui lui donnent son importance et non l'identité elle-même. Dans la
réplication, nous pouvons évaluer que l'interruption de la continuité physique, du
potentiel de conscience et l'anormalité des causes continuant notre psychologie nous
enlèvent les raisons de traiter l' être résultant comme nous-même 283 . Dans ce cas,
«l'identité n'est pas ce qui importe dans la survivance.» L'identité dérive alors de
l 'importance que nous accordons à autre chose qu'elle 284 .
Selon D. Parfit, notre réaction aux problèmes de l'identité du moi à travers le temps
indique une intuition favorable à la thèse « l'identité est ce qui importe »285 . Selon
lui, l'absence d'un fait de plus à la continuité du corps et d'une psychologie à travers
le temps supporte la thèse« l'identité n'est pas ce qui importe »286 .
282
D. Parfit (1984), p.215 : « ln one of the outcomes, 1 am about to die. ln the other outcome 1 shall
live for many years. Ifthese years are worth living, the second outcome would be better for me. And
the difference between these outcomes would be judged to be important on most theories about
rationality, and most moral theories. ( ... ) What is judged to be important here is whether, during these
years, there will be someone living who will be me. ( .. .) On one view, this is always what is
important. l call this view that persona! identity is what matters."
283
D. Parfit (1984), aux p.282-287 discute ainsi des approches réductionnistes centrées sur une chose
physique comme devant fonder les attitudes entourant notre existence sur les composantes de cette
chose en elle-même sans faire référence à la présence de soi.
284
D. Parfit (1984), p.215.
285
Il traite les fiction s problématisant l' identité comme une méthode pour découvrir ce que nous
croyons. D. Parfit ( 1984), p.200. Il affirme ensuite de la thèse de l' importance de l' identité : « This i s
the natural view ». D. Parfit (1984), p.215.
286
D. Parfit (1984), p.26 1-266.
131
R. Swinburne a retourné cet argument contre toutes les approches qui font dépendre
l'identité du moi à travers le temps d' autres faits plus particuliers, que ce soit la
continuation d'une chose physique ou d'une psychologie. Au même titre que la
psychologie d'un moi peut être logiquement dupliquée, son corps peut l'être aussi.
C'est le cas lors d'une double transplantation de moitié de cerveau munie de capacité
égale de continuer notre psychologie, scénario recevant le nom de fission. Dans ce
cas-là, mon existence dépend aussi d'un fait extrinsèque à la relation entre mes
parties. La simple transplantation d'une moitié de cerveau suffirait à me sauver.
Donc le succès ou l' échec de l'autre transplantation devient un fait extrinsèque
comparable à la création d'un être muni de ma conscience. R. Swinburne en conclu
que le moi ne peut être qu'une chose simple et indivisible290 .
287
B. Williams ( 1973), « persona) identity and indi viduation ».
288
C' est la solution de S. Shoemaker (19 84).
289
B. Williams ( 1973), p .20.
290
R. Swinburne (19 84), p.13-1 8.
132
D. Parfit en tire une autre conclusion. Bien que plusieurs descriptions de la fission
soient possibles, celle qui pose qu 'une personne est remplacée par deux nouvelles lui
apparaît être la meilleure. « The best description is that neither of the resulting
person would be me 291 . » Il n'y aurait aucune raison d'être une personne plutôt que
l'autre, car les deux auraient des raisons égales de prétendre être nous 292 . Nous
pourrions à exister à deux places en même temps en suivant le modèle del 'examen de
physique (voir le 4 ème chapitre), mais cela modifie considérablement le sens d'une
293
personne . Cependant, si le scénario est problématique, c'est parce que nous
supposons que notre existence dans le futur est ce qui importe. Il est étrange que ce
qui nous importe tant dépende d' une relation extrinsèque. Pour résoudre cette
dissonance, il suffit de substituer la thèse selon laquelle notre existence importe par
celle selon laquelle c'est plutôt la continuation de notre psychologie et/ou d'une
partie suffisante de notre corps. Cette relation dépend alors d'un fait intrinsèque 294 .
291
D. Parfit (1984), p.260.
292
D. Parfit (1984) , p.256.
293
D. Parfit (1984), p.256: « There remains a fourth possibility : that 1 survi ve as both of the resulting
people. This possibility rnight be described in several way. 1 rnight first claim "what we have called
"the two resulting people" are not two people. They are one person. 1 do survive this operation. lts
effect is to give me two bodies, and a divided rnind". This claim cannot be di srnissed outright. As 1
argued, we ought to admit as possible that a person could have a divided rnind. ( ... ) But though this
description of the case cannot be rejected as inconceivable, it involves a great distortion in our concept
of a person."
294
D. Parfit (1984) , p.261-273.
133
au futur est inchangée et seul le nom pour en parler change. Or, cette différence est
tellement mince que lui accorder beaucoup d'importance apparaît irrationnel 295 .
5 .1.4-Implications
295
D. Parfit (1995) , p. 33 : "We are discussing cases where, relative to the facts of some lower level,
the higher-level fact is, in the sense that I have sketched, merely conceptual. My claim is that such
conceptual facts cannot be rationally or morally important. What matters is reality, not how it is
described."
296
D. Parfit (1995), p.34-35 .
297
D. Parfit (J 984), p.284.
298
D. Parfit (1984), p.285 .
299
D. Parfit (1984), p.286.
134
Ensuite, ces attitudes perdent en intensité. Le fait qu ' une expérience future soit
psychologiquement connectée à ceci maintenant apparaît moins important que le fait
qu'elle soit la nôtre. Or, si le fait qu 'elle soit la nôtre n ' ajoute qu'un mot de plus pour
la présenter, le surplus d'émotions avec lequel nous lui donnons de l'importance est
300
O. Parfit ( 1984), p.204-209, p.298-306.
301
O. Parfit (1984), p.3 13 : « My concem for my future may correspond to the degree of connectedness
between me now and myself in the future . Connectedness is one of the relation that give me reasons to
be specially concem about my own future . lt can be rational to care Jess, when one grounds for caring
will hold to lesser degree."
302
O. Parfit (1984), p.315: «A Self-lnterest theory rni ght appeal to The truism: Ali parts of a person
future are equally parts of hi s future. ( ... )This argument assume that persona( identity is what matters.
( ... ) Nothing is shown by an argument with a false premise. ( .. .) This would be a good argument if
the Non-Reductioni st was true. On that view, the trui sm is a profound truth, deep enough to support
the argument. But on the Reductionist view, the truism is too trivial to support the argument."
135
irrationne1 303 . Une différence réelle aussi mineure ne peut justifier une différence
d'attitude aussi majeure 304 .
5.1.5- Résumé
Plusieurs objections ont été soulevées et elles peuvent nous aider à mieux comprendre
les éléments de confusion qui restent à préciser dans ce raisonnement. Premièrement,
il ne va pas de soi qu 'un construit linguistique ou un tout composé de parties ne doit
pas importer plus ou avoir préséance sur la valeur des réalités plus particulières qu'il
303
D. Parfit (1984), p.28 1-282 et (1995), p.44-45 .
304
D. Parfit (1984) emploi le terme « irrationnel » par analogie avec le vertige, p.279. Il (1995), p.28
le fait aussi par comparaison avec un comportement superstiti eux voulant qu ' une souffrance n'ait pas
lieu le mardi plutôt qu ' une autre journée. D. Parfit (1984), p.308.
136
sert à désigner. Par exemple, face à l'éventualité d'une fission, nous sommes
contraints d' adopter une perspective à la troisième personne en spécifiant qui est qui
et cette altération est ce qui rend la situation dramatique. Deuxièmement, D. Parfit
tire une conclusion générale d'un cas particulier, alors que nous pouvons le traiter
comme une exception à une règle. Si la fission en devenait une, nous serions
incapable de dire ce qu'il advient de nos valeurs. Cette conclusion est renforcée par
la présence de réactions différentes dans d'autres contextes.
Le raisonnement de D. Parfit part d' une observation : il existe en nous une différence
d'attitudes entre deux niveaux de généralité. Le niveau de description le plus général
a une importance considérable, alors que le niveau plus particulier nous inspire
davantage d'indifférence. Dans la fission, le premier niveau implique que nous
cessons d' exister. Cela nous inspire des sentiments tragiques. Or, le second niveau
précise plutôt que l'expérience qui nous constitue en un instant sera intégrée dans
137
deux ensembles plutôt qu'un. Cela nous apparaît banal, en partie parce que c'est un
fait externe à ce qui nous constitue actuellement. Or, il présume que le second niveau
d'analyse a logiquement préséance sur le premier.
Cette argumentation n'est pas propre aux problèmes de l' identité du moi à travers le
temps. Par exemple, les anarchistes libéraux décrivent la taxation comme une forme
de vol. Selon eux, nous jugerions ainsi l'acte de prendre le fruit du travail de
quelqu 'un sous la menace d'une séquestration. Or, le même geste venant de
fonctionnaires de l ' État apparaît légitime. La dissonance entre les deux niveaux
d'analyse, ainsi que la supériorité du plus particulier sur le plus général, constitue la
forme de cette argumentation305 .
Une objection contre ce raisonnement montre que la déduction se fait en sens inverse.
Des événements dans un cerveau peuvent n'avoir aucune importance en eux-mêmes,
mais en prendre à partir du moment où ils constituent des événements mentaux.
C'est alors l' importance du niveau supérieur, l'esprit, qui détermine celle de ses
parties 306 . De la même manière, si la continuité d' un objet physique et/ou la
poursuite de processus mentaux reliés singulièrement permet de me constituer, alors
c'est leur contribution à mon existence qui leur donne une importance. Plutôt que de
résoudre la dissonance entre nos attitudes relatives aux deux niveaux en priorisant le
niveau inférieur, nous devons prioriser le ni veau supérieur. En ce sens, l'absence
d'embranchement de la relation de continuité psychologique ou l'anormalité de ses
305
M. Rothbard (2006) développe ainsi son argumentation et ell e est repri se en détail par M. Huemer
(2013). Les di vers blogues, pages et sites libertariens font appel abondamment à ce raisonnement.
306
M. Johnston ( 1997), p.167-168 : "Particular ontological reducti ons for every obj ect, event, state and
process in the manifest world will locate for each its own parti cular patterns of constituting facts in the
fundamental realm. Now take any valued obj ect, event, state or process and the fact that it exists,
. obtains, occurs. That fact will be constituted by facts about rni cro-physical properti es, facts about
whi ch one will have no particular non-derivative concem ( ... ) But thi s is not a proof of nihili sm. lt is a
reductio a absurdum of the argument from below." D. Brink ( 1997), p.117-11 8 et B. Garett (199 8),
p.90 lui adressent une obj ection similaire.
138
Que l'addition «j'existe» soit l'addition d'une «façon de parler» sur des faits plus
particuliers peut être de la plus haute importance. Les exemples ne manquent pas.
«Je t'aime» suggère des émotions différentes de «cet ensemble d'expériences-ci
contient un sentiment d'amour envers cet ensemble-là. » Nous n'en conclurions pas
que l'amour doit importer aussi peu que vis-à-vis cette description 308 .
Cette conclusion est renforcée par le fait qu'en dehors de la fission, d'autres contextes
nous amènent à valoriser l'identité elle-même. Nos réactions intuitives face à la
réplication vont dans le sens contraire de la position de D. Parfit. Même s'il a raison
d'évaluer comme étant sans importance l'anormalité des causes continuant notre
psychologie, notre réticence à traiter la réplique avec la même attitude qu'envers
nous-mêmes indique l'importance que l'identité a à nos yeux. Plusieurs n'acceptent
pas de considérer ce scénario comme un cas d'indétermination. La perte d'identité
leur y apparaît clairement, alors qu 'elle demeure indéterminée dans la fission. Cette
différence est suffisante pour ne pas évaluer les deux cas de la même manière 309 . Si
la réplication est aussi bonne, alors continuer notre expérience à travers une personne
qui lit minutieusement sur notre vie, puis la poursuit le serait aussi ; ce qui apparaît
contre-intuitif. Or, tant que nous sommes dans l'évaluation des causes, il n'y a pas
moyen de bloquer cette inférence. C'est en se centrant sur l'identité que nos
. . . ' 3 10
mtmtlons sont respectees .
307
B. Garett (1998), p.88-91, M. Johnston (1997), p.154-156, E. Sosa (1990), p.321 , D. Brink (1997),
p.117-118.
308
S. Wolff (1986) élabore abondamment comment le raisonnement de D. Parfit est ainsi en
contradiction avec nos comportements affectifs envers nos proches. M. Johnston ( 1997), p.164-165
insiste sur ce fait.
309
M. Johnston (1997), p.163-168. P. Unger (1990) affirme la même chose.
31
°
C'est la critique que lui fait H. Noonan (1989), chapitre 9.
139
De plus, des auteurs nient que la fission préserverait ce qui nous importe, car elle
implique un changement radical de perspective. Selon S. Blackburn, la perte de
singularité de notre flux de conscience nous empêche de nous imaginer l'effet que
cela nous fera de vivre une expérience future. Elle nous contraint de nous la
représenter sous un mode à la troisième personne 3 11 • P. Unger y voit une perte de
focus, qu'il illustre par notre réticence à se multiplier par mille 3 12 • Si la qualité des
éléments constitutifs d'une vie varie en vertu de leur contribution à l'expression
d'UNE personnalité, alors ne plus pouvoir le faire détruit ce qui importe 3 13• Le trait
commun entre ces réponses est d'accorder l'importance au point de vue d'ensemble
constitué par les processus mentaux et non aux processus eux-mêmes.
Une réponse nuancée va dans le sens de D. Parfit. Nos attitudes relativement aux
entités situées au niveau inférieur de généralité ne peuvent pas automatiquement être
utilisées pour contredire celles que nous adoptons envers les entités du niveau
supérieur. Cependant, cet argument a un poids accompagné de justifications
supplémentaires.
R. Martin ne croit pas qu'une théorie de l'identité du moi à travers le temps puisse
démontrer ce qui doit importer dans nos attitudes, mais elle peut faciliter un
31 1
S. Blackburn (1997), p.196-198 : "I am not here presented empirically, as part of the narration. If
we say that the self is fantasized as present in this kind of cases, that is simply through the fact that a
first-person perspective is adopted. Treating it as part of the scene because of this would be exacly the
same rnistake as Parfit' s treating first-person ai ms as merely part of the field of consideration present
in deliberation. ( .. .) If practical reasoning is essentially conducted from within first-person
perspective, imagining my doing something is a very different matter from imagining someone else
doing something. The imagining is quite different, and if what 1 have said is right, this difference is
absolute, and will not succumb to indeterrninacies in constitutive questions of identity through time."
li appuie son analyse sur celle de D. Yelleman (1996) .
312
P. Unger (1990), chapitre 8.
313
M. Schechtman (1990), p.87-91.
140
Il est d'accord que l'addition d'un langage personnel sur un ensemble impersonnel
importe selon les tempéraments 3 15 . Cependant, il reconnaît en nous une tendance à
dévaluer une entité lorsque nous réalisons qu'elle se distingue d'une autre
conceptuellement plutôt que substantiellement. Découvrir qu'il en va ainsi de notre
existence peut donc avoir cet impact, surtout s'il y a d'autres motivations à aller dans
31 6
cette direction •
Dans le cas discuté ici, la motivation est de se libérer des sentiments négatifs associés
à notre existence. Il y a une satisfaction à imaginer le futur de notre point de vue,
mais il y a aussi une frustration à ne pas ressentir celui des autres. Si la radicalité de
la frontière qui justifie ce blocage nous apparaît comme étant une vue de l'esprit, le
résultat peut être de jouir davantage de ce qui arrive aux autres 3 17. L'intimité avec
autrui peut être ressentie par la dissolution de ce qui nous sépare, l'intégration
commune dans un ensemble de «connectivités mentales » (souvenirs, projets, traits,
croyances) et non la reconnaissance de nos individualités réciproques. La fission et
toutes les fictions d'indétermination nous montrent comment réduire ainsi la
différence entre « moi » et « un autre » à presque rien.
3 14
R. Martin (1998) , p.27-30.
3 15
R. Martin (1998) , p.16-24.
3 16
R. Martin (1998), p.24 et 27 : « In faimess to Parfit, 1 think that many people, ifthey would reflect
carefully on his many clarifying examples and arguments, would decide that physical continuity does
not matter as much as they had thought it matters. The reason, 1 believe, is that for these people such
reflection would tend to be transforming and liberalizing; or perhaps, it would help them realize that
their values, ail along, were more liberal that than they thought they were. ( . .. ) For most of us, in
certain kind of cases, seeing mere linguistic conventions for what they are tends to erode their
influence on our values and attitudes. For some of us it tends to erode their influence deeply. And
persona! identity is one ofthese kinds of cases".
317
D. Parfit ( 1984), p.281 : « My life seemed like a glass tunnel , through which 1 was moving faster
every year, and at the end of which there was darkness. When 1 changed my view, the walls of my
glass tunnel disappeared. 1 now live in the open air. There is still a difference between my life and the
lives of other people. But this difference is Jess."
141
Cette discussion est obscurcie également par une tendance à conclure trop
rapidement. Si les éléments constituants notre être (corps, cerveau, mémorisation des
expériences, poursuite d'intention, persistance de traits de caractère, etc.) nous
inspirent une distance émotive par rapport à notre existence, il est possible que ce soit
parce que nous sommes restés vagues sur leur nature.
M. Belzer nie quant à lui l'omniprésence d'un acte d'orientation à soi dans la vie. La
perspective à la première personne implique de ne pas chercher l'identité de celui qui
est dans la scène. S. Blackburn explique ainsi la sensation de perdre ce qui importe
dans la fission par la nécessité de spécifier qui fera quoi après l'opération, perdant
tragiquement la spontanéité de notre perspective. Or, selon M. Belzer, spécifier qui
fera quoi équivaut à spécifier où et quand pour discerner plusieurs projections
futures 31 9 . Nous ne pouvons pas nous imaginer en train de faire deux choses en
même temps, mais nous pouvons nous imaginer les deux actions l'une après l' autre.
Il nous suffit d'indiquer où et quand elles se feront pour ne pas les confondre.
Suivant cette logique, nous ne devons pas spécifier l'identité des êtres après la
318
C. Rovane (1990).
319
M. Siderit (2003), p.66-71 offre une réponse similaire à S. Blackburn.
142
fission, mais pouvons simplement nous imaginer successivement les deux séries
d'actions entreprises en détaillant au besoin le lieu et le moment. La fission aura lieu
et ensuite les deux séries d'actions seront mises en branle 320 .
C'est ce que nous faisons la plupart du temps. En effet, les philosophes doivent
apporter des précisions pour problématiser la fission. Sans elles, les gens n'y
322
verraient probablement aucun problème . C'est parce que nous ne nous situons pas
dans le futur pour vivre, étant entièrement absorbés dans le flux de conscience.
320
M. Belzer (2005), p.155-159.
321
M. Belzer (2005), p.162: « We should distinguish, then, between (a) person-l evel descriptions of
the first-person attitudes involved in agency, and (b) the first-person perspective that is itself involved
in agency. lnstead of supporting the grip of the unity reaction, Velleman 's fine-grain analysis can help
us see why the unity reaction does not have an absolute grip on our self-conceptions as agents. In
practical reasoning from within the first-person perspective, no persona) assumption at ail about
identity or unity need to be made. But of course these assumptions naturally are made when we
describe first-person practical and agency - as in Blackburn 's statement that imagining my doing
something is different from imagining someone else doing it."
322
Plusieurs fictions télévisuell es font intervenir de tels embranchements et les auditeurs vont rarement
réagir comme les philosophes. M. Belzer (2005), p.155 donne) 'exemple de « retour vers le futur ».
143
323
L' analyse qui suit s' appuie sur celle de T. Z. Gendler (2002), qui rejoint et résume de façon concise
et systématique des critiques adressées par M. J ohnston (1 997), P. Unger ( 1990) et S. Wolf ( 1986).
144
Or, il est plus raisonnable de voir dans la fission une exception à une règle. Dans la
vie courante, notre existence future supporte les attitudes relatives à soi. D. Parfit a
simplement imaginé une situation où ce n'est pas le cas.
Cette réponse s'appuie sur le rôle de notre identité dans un ensemble de pratiques
courantes plutôt que sur des justifications d'ordre métaphysique 326 . Accorder de
l'importance à l'identité plutôt qu' à des processus mentaux produit un sentiment
d'intimité individuelle avec eux difficile à entretenir envers une série d'événements.
Cela permet aussi de veiller au développement des enfants ou d'entreprendre des
projets à long-terme en négligeant l'importance des changements qu ' ils impliquent327 .
324
T. Z. Gendl er (2002), p.37-44.
325
M. Johnston ( 1997), p.166, 167,170. P. Unger (1990), chapitre 7, T. Z. Gendler (2002), p.47-49.
326
M. Johnston ( 1997), qualifie cette position de« minimali sme».
327
S. Wolf (1986).
- - - - - -- - - - - · - - - - - -- -- ---- - - -- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - ,
145
146
même d'influer sur la qualité des expériences. Cela justifie de la prendre comme
objet de souci en nous amenant à comprendre pourquoi. Ce système possède des
capacités d'autocontrôle, d'auto-révision et d'auto-examen qui en font le meilleur
« maximisateur »d'expériences de qualités. Dans ce cas, je me soucie d'un être futur
qui continuera ma psychologie parce que c'est l'être à propos duquel j'ai un pouvoir
d'influence. C'est le cas qu'il soit moi ou un double de moi résultant d'une fission ou
d'une réplication 33 1.
5 .2.3-Récapitulation
D. Parfit affirme que notre existence consiste en l'existence d'un corps, d'un cerveau
et d'un ensemble de processus mentaux (mémorisation, poursuite d'intentions,
persistance de traits de caractère et de croyances) qui changent graduellement dans le
temps. Il explique nos réactions face aux puzzles de l'identité personnelle par une
disposition à croire illusoirement que nous sommes une chose simple et analysable
qui transcende ces composantes.
Dans les chapitres précédents, nous avons analysé plusieurs facettes de l'expérience
consciente qui semblent menacées par son raisonnement: l'intuition d'être une chose
présente à la conscience, l'autorité privilégiée sur son propre passé, l'intégration du
mental dans un récit de vie et l'unité phénoménale. Tous semblent pointer en
direction d'une réalité laissée de côté par l'analyse de D. Parfit, mais nous avons des
raisons de penser qu ' il y a là une apparence trompeuse.
33 1
M. Siderits (2003), p.55-61.
147
L'imaginaire d ' une fission agit comme une technique de visualisation pour accorder
notre théorie à propos de la rationalité avec ces faits tangibles et concrets qui la
contredisent. Face à une telle situation, la frontière entre «moi » et « un autre », mais
aussi la distance entre «moi » et «le flux de conscience » apparaît plus clairement
comme étant un choix de perspective sur une réalité pouvant être décrite sans y faire
référence.
Notre existence est externe à notre flux de conscience, alors que ce qui nous importe
lui est intuitivement interne. C'est ce que B. Williams et R. Swinburne trouvent
inconfortable dans la duplication : elle fait dépendre notre existence d'un
« extérieur ». Or, les chapitres précédents visaient à montrer comment nous ne
sommes justement pas « internes » à la conscience de nous-mêmes. Cependant,
l ' intégration de nos pensées et de nos expériences dans un ensemble plus large peut
être perçue comme un intérieur dont l'existence ne dépend pas d'un extérieur. C ' est
pourquoi D. Parfit estime qu'il contient ce qui importe dans la survivance 332 .
De plus, il y a une différence d ' attitude que nous observons entre le niveau de
description impersonnelle et personnelle de nos vies. Méditer sur la trivialité de ce
qui les distingue peut faciliter un changement d'attitudes allant en direction du niveau
impersonnel, surtout si ce changement est supporté par un ensemble d'autres
motivations. Refuser cet argument en brandissant un moi dont la valeur n ' a pas
besoin d'intermédiaires pour être démontrée fait preuve de dogmatisme.
332
C' est la réponse que D. Parfit (1984) fait à B. Williams, p.266-273.
149
333
T. Nagel (1981) et D. Chalmers (1996).
150
Cette intuition ne vise pas à être cohérente avec les valeurs qui circulent dans notre
culture, car en imaginant notre culture muter vers une telle situation, nous ne faisons
pas la supposition que de tels êtres changeraient de valeurs. Nous pensons plutôt
qu'ils n'en auraient plus. La valeur apparente de leur existence ne correspondrait pas
à une valeur réelle désignée par la présence d'une conscience d'être valable. En ce
sens, l'importance de la conscience est intuitivement absolue 336 .
L'objection adressée par R. Swinburne aux approches réductives selon laquelle elles
menacent l' importance de notre existence a la même structure. Il est plus facile de
comprendre comment en analysant l'imaginaire d'une réplication de soi.
334
S. Blackburn ( 1999), p.67-77 en fait un résumé .
335
Les réactions décrites à l'endroit de cette fiction sont en conformité avec le fait que, régulièrement
dans 1' histoire, 1' attribution de droit à un être s'accompagnait de la question : a-t-il une âme ?
336
J'entends par là qu 'elle n' est pas relative à une culture ou à un groupe d'individus. Mon
raisonnement, c'est qu ' une culture ou un groupe d' individus qui n'a pas d ' intériorité, mais qui semble
seulement en avoir une (exemple : zombies ou androïdes) ne valori se pas réellement des choses et n 'a
donc pas de valeurs.
151
Nombreux sont ceux qui imaginent que détruire notre corps et en créer ensuite un
autre muni d ' états mentaux indiscernables des nôtres est une façon de mourir. D.
Parfit reconnaît ce fait et l'illustre par le scénario d'une « ligne embranchée ». Notre
réplique est créée quelques heures avant la destruction de notre corps original. Dans
la logique de l ' indétermination de notre existence, nous pourrions décrire la situation
de deux manières. Nous sommes à deux endroits en même temps et deux parties de
nous-mêmes communiquent par voie public avant qu'une des deux parties soient
détruite sans que le court chevauchement vécu dans le corps original ne soit
mémorisé. Nous mourrions en ayant le temps de discuter quelques temps avec un
autre être capable de continuer presque parfaitement nos expériences et nos
pensées 33 7 . Or, reconnaît D. Parfit, peu de gens y verraient un cas d' indétermination.
« 1 admit that this is one of the cases where my view is hardest to believe 338 . » Ils
réagiraient comme un mourant et non comme un être muni d 'un pouvoir d' ubiquité
exposé à une courte perte de mémoire.
Selon lui, cela ne contredit pas sa théorie, mais montre comment nous nous
illusionnons sur notre existence. Cette thèse se rapproche de celle du zombie. Une
société dont les membres se répliqueraient régulièrement pour devenir éternels
perdrait-elle la plupart de ce qui lui donne de la valeur, même si extérieurement elle
démontrait les signes du contraire ? Cette fiction serait moins cauchemardesque que
celle d' une électrisation complète du cerveau, car de tels êtres continueraient d' être
conscients ponctuellement, mais ils cesseraient de faire ! 'expérience d'une vie qui
dure significativement dans le temps. C'est un cas de zombie partiel. C ' est cette
intuition qu'illustre la ligne embranchée de D. Parfit. L' être original perdrait ce lien
339
de conscience phénoménale durable qui nous importe. Il serait zombifié .
337
D. Parfit (1984), p.287-289.
338
D. Parfit (1984), p.289.
339
M. Schechtman (2005), p.6-11 analyse elle aussi l'exempl e de la li gne embranchée chez D. Parfit
comme étant une manière de contredire l 'uruté phénoménale des expériences dans le temps. H.
Langsam (2001) propose également d'analyser la réfl exion de D. Parfit comme une remi se en cause
152
L'intuition, c'est que la valeur de cette phénoménologie est absolue. Une culture qui
cesse de la reconnaître perd de la valeur au même titre qu'une espèce zombifiée sans
le savoir. Les philosophes traitent rarement notre réaction à cette fiction comme étant
relative à notre tempérament ou à notre culture, mais comme étant quelque chose à
propos duquel un « sens commun » uniforme doit accorder notre jugement340 .
Refuser l'indétermination équivaut à porter ce jugement. S'il y a des récalcitrants,
c'est parce qu'ils n'ont pas cherché à l'intérieur d'eux-mêmes à la bonne place et non
parce qu'ils sont différents du reste de l'humanité. C'est pourquoi ces philosophes
argumentent en avançant des exercices d'introspection de plus en plus sophistiqués
afin de nous permette tous de mettre le doigt sur cette essence fabuleuse 341 .
Cette conclusion est difficile à démontrer auprès d'eux, car leur immersion dans une
culture scientifique rend tabou l'appel au mystère et à la magie. Nous pouvons
prédire que, dans ce contexte, la part qu'ils y injectent sera dissimulée, niée, refoulée
ou sublimée dans un jargon technique 342 . Cependant, elle est facile à établir en
dehors de ce cercle. Le reste de 1'humanité croit massivement en l'existence d' une
âme qui survit à la destruction du corps et y voit le signe de leur dignité. C'est l'âme
que l'être pieux aurait peur de perdre dans la réplication, c'est-à-dire une essence
intérieure source de toute beauté et de toute laideur.
des intuitions du sens commun à propos de la conscience phénoménale. D. Parfit lui-même n'est pas
explicite à cet effet, référant plutôt à un sentiment de perdre une « intimité » ou une « profondeur ».
J'avance cette interprétation en m'appuyant sur l'hypothèse que son argumentation gagne ainsi en
clarté.
340
M. Johnston (1989) est un exemple d' exception.
34 1
Citer un auteur serait laborieux, car la littérature entourant le problème de l ' identité du moi à travers
le temps dans la philosophie anglo-saxonne contemporaine a largement cette structure.
342
Par exemple, traiter comme le fait T. Nagel (1986) le cerveau comme étant moi muni de deux
propriétés irréductibl es l' une à l'autre évite de dire qu ' il croit en la présence d'une âme dans le
cerveau, mai s il n' affirme pas quelque chose de bien différent. En fait, il voit l'âme en voyant le
cerveau plutôt que de la voir dedans.
153
La réflexion D. Parfit se comprend mieux sous cet angle. Il n'y a rien de tel qu'une
expérience consciente intérieure qui dure en moyenne de 70 à 80 ans, ni même
quelques jours343 . Lorsque nous mémorisons notre passé, nous le faisons
intérieurement exactement de la même manière que nous l'imaginons d'une réplique.
Il y a bien une conscience qui dure, mais pas dans le sens d'une conscience qui
transcende la simple transmission d'une capacité à se représenter ce passé fidèlement
344
via un support physique . De ce point de vue, il ne fait effectivement aucune
différence en terme de valeur que ce support soit un réseau de synapses
communiquant par dépolarisation potassique et libération de produits chimiques dans
des cuves microscopiques ou par ondes radios entre deux machines munies du
pouvoir de détruire et de répliquer des cellules.
Cela ne signifie pas qu'il n' y a pas de conscience phénoménale, mais qu 'il n'y en pas
une qui dure. D. Hume ne niait pas l'existence d'une intériorité, mais en affirmait le
caractère extrêmement éphémère. La même chose peut être dite de D. Parfit. En ce
sens, l'intuition qui concerne la valeur absolue de la conscience phénoménale n'est
pas illusoire, mais celle qui concerne la conscience phénoménale de soi, l'est345 . D.
Parfit croit que la conscience phénoménale n' est pas réductible, mais affirme que le
moi l 'est346 . C'est probablement pourquoi il arrête là la réduction de la valeur.
343
M . Tye (2003) évalue sa durée à une journée, alors que D . Dennett ( 199 1) en nie la présence entre
deux clignements d ' ye ux, p.3 55-356.
344
Une conscience d ' accès.
345
« Soi » étant ici compris comme une unité réfl échi e et durable.
346
D. Parfit (1995): « Suppose we are stud ying some creature which is very unlike ourselves, such as
an insect, or some extraterrestri al being. We know ail the fa cts about thi s creature ' s behavior, and its
neurophysiology. The creature wriggl es vigorously, in what seem to be a respo nse to some injury. W e
ask " Is it conscious, and in great pain? Or is it an insenti ent machine? » Sorne behavio rist mi ght say,
« That is a merely verbal question. These aren 't di ffe rent possibility, either which might be true. They
are merely different description of the same state of affairs ». That Jfind incredible. These description
give us, I believe, two quite different possibilities. lt could not be an empty or a merely verbal
question whether some creature was unconscious or in great pain." D. Parfit ( 1999), p.258: "I believe
154
C'est dans ce contexte que nous pouvons interpréter la conclusion de D. Parfit selon
laquelle la continuation de l'expérience présente via des souvenirs, des actions, des
traits de caractère et des croyances futures ont l'importance que n ' a pas l' identité du
moi. Reconnaissant la valeur absolue de la conscience phénoménale en un instant et
le fait qu'elle est bien réelle, il devient important qu'elle s' inscrive dans un ensemble
plus large d ' autres consciences. Ce qui n ' a pas d'importance absolue, c'est le nom
donné à ce réseau et son nombre (qu'il y en ait seulement un). Cette importance est
cependant moindre que nous le pensons, car elle équivaut à celle d ' avoir une famille
pour donner de la portée à notre vie. Dans les deux cas, l' importance consiste à
donner de l' ampleur à une expérience consciente qui, isolément, serait vide de sens.
Cela est valable, mais nous sommes portés à croire que ce n'est pas comparable à
survivre. C'est cette addition qui est illusoire selon D. Parfit.
Supposons que l'humanité soit infectée d 'une maladie mortelle et que la seule
manière d'y répondre est d'implanter dans une machine nos pensées et expériences de
manière à créer à tous les jours une nouvelle copie qui en poursuit la saveur. Notre
choix est cela ou la disparition pure et simple. Y-a-t-il, intuitivement, une valeur
essentielle relative à la survie d' effectuer le premier choix ? Intuitivement: oui.
Dans ce contexte, nous apparaîtrait-il important que la machine ne reproduise qu'une
seule série de répliques afin d ' être bien sûr qu'elle puisse être appelée « moi » ?
Intuitivement: non 347 . Ce que D. Parfit affirme, fondamentalement, c'est que la
survie de la conscience phénoménale en un instant a toujours cette forme .
that ail experi ences have intrinsic qualitative features, and that their qualitati ve character could be
thought about without the thought of the subj ect for whom they have the character. "
347
Bien sûr, j e rapporte ma réaction. La réponse de ceux qui me lisent est le moyen de l' infirmer ou de
le confirmer.
155
5.4- Conclusion
Dans le second chapitre, j'ai analysé l' impact de l'argumentation de D. Parfit sur
l'autorité apparente que nous avons sur notre propre passé. Il cherche à décrire la
conscience de nos expériences passées sans faire référence à l'identité du moi à
travers le temps afin d 'éviter un problème de circularité. Plusieurs lui ont reproché
d'enlever ainsi à la mémoire sa spontanéité en exigeant un effort de validation
supplémentaire à la vie courante. Nous sommes immunisés contre l'erreur de
d'identification, car notre point de vue implique de ne pas nous chercher nous-mêmes
dans la scène que nous nous représentons. Les exemples de D. Parfit pour éviter la
circularité ont tous comme trait commun d'altérer cette perspective et donc de
détruire ce dont il cherche à faire une analyse. J'ai soutenu que nous pouvons raffiner
notre compréhension du contexte rendant possible cette spontanéité sans se référer à
soi. Il suffit d'imaginer des conditions raisonnables qui vont disposer nos auditeurs à
accepter sans questionnement nos énoncés relativement à la vie des autres sans les
induire en erreur. Cela montre comment l'approche de D. Parfit frustre notre
intuition relative à la présence d'une autorité privilégiée sur notre propre passé autant
que celle de ses critiques, car les deux font reposer notre autorité sur des
intermédiaires faillibles. Les seconds spécifient simplement que le contexte nous
dispense d'avoir à y penser. À moins de faire intervenir un moi muni d'une propriété
mystérieuse, cette attente est illusoire.
Dans le troisième chapitre, j'ai discuté d'objections selon lesquelles D. Parfit ne tient
pas compte de la signification holistique, active et durable de l'expérience consciente.
Les événements ponctuels signifient quelque chose par le rôle qu'ils jouent dans
l' histoire de notre vie et ne peuvent donc être décrits sans y renvoyer. De plus, cette
vie est profondément quelque chose que nous faisons et non pas quelque chose qui
nous arrive. Nous avons vu que la position de D. Parfit peut s'appuyer sur le
fonctionnement du cerveau par systèmes séparés, sur le fait que ces caractéristiques
ne sont ni nécessaires, ni suffisantes pour rendre compte des intuitions associées à
l'identité du moi et sur la possibilité d'en rendre compte au moyen de pronoms
légèrement différents du «je». J'ai montré comment des faits courants appuient sa
démarche. Sur de longues périodes, le contexte original d'un événement devient de
plus en plus étranger, nous avons rarement une prise sur notre futur et la
phénoménologie de l'agir ne suppose pas notre présence. Ici encore, le problème de
ces critiques consiste à négliger la part d'illusion contenu dans leur postulat d'une
nécessaire unité de signification à travers le temps. La spontanéité avec laquelle
celle-ci est pnse pour acquise en présence de faits lui étant manifestement
contradictoires tend à la révéler.
Toutes ces réflexions ont en commun de porter sur un aspect de soi qui semble
désigner UI?e dimension irréductible, impossible à définir sans se viser soi-même
comme cible d'un acte d'autoréférence et dont les frontières doivent être fixées de
façon déterminée. De nombreuses critiques adressees à D. Parfit cherchent à en
rendre compte sans faire intervenir une chose spéciale de plus que le corps, le cerveau
et des processus courants comme la mémoire ou la poursuite d'intention. Les
réponses que j'ai avancées visent à montrer que cette démarche échoue. En l'absence
d'une telle chose, cette rigidité de la référence à soi dans l'expérience consciente est
illusoire. Il est alors plus facile de comprendre comment tel ou tel aspect de la vie
mentale peut être décrit adéquatement sans faire référence à soi et à notre identité ou
comment l'opposition entre plusieurs conceptions du moi peut être indéterminée. La
résistance à tirer cette conclusion suggère la présence d'une croyance non explicite
contraire à notre ontologie explicite.
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