Ebookspdf4rousseau Du Contrat Social PDF
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DU CONTRAT
SOCIAL
OU PRINCIPES
DU DROIT
POLITIQUE
1762
AVERTISSEMENT.................................................................... 5
LIVRE PREMIER...................................................................... 6
CHAPITRE PREMIER Sujet de ce premier Livre. ..................... 7
CHAPITRE II Des premières Sociétés. ...................................... 8
CHAPITRE III Du Droit du plus fort. ....................................... 11
CHAPITRE IV De l’Esclavage. .................................................. 13
CHAPITRE V Qu’il faut toujours remonter à une première
convention. ................................................................................ 18
CHAPITRE VI Du Pacte social. ................................................ 20
CHAPITRE VII Du Souverain. ................................................. 23
CHAPITRE VIII De l’État civil. ................................................ 26
CHAPITRE IX Du Domaine réel. ............................................. 28
LIVRE II .................................................................................. 31
CHAPITRE PREMIER Que la Souveraineté est inaliénable. .. 31
CHAPITRE II Que la Souveraineté est indivisible. ................. 33
CHAPITRE III Si la volonté générale peut errer. ................... 36
CHAPITRE IV Des Bornes du Pouvoir souverain. ................... 38
CHAPITRE V Du Droit de vie et de mort. ................................ 42
CHAPITRE VI De la Loi. .......................................................... 45
CHAPITRE VII Du Législateur. ............................................... 49
CHAPITRE VIII Du Peuple. ..................................................... 54
CHAPITRE IX Suite. ................................................................ 57
CHAPITRE X Suite. .................................................................. 60
CHAPITRE XI Des divers Systèmes de Législation. ............... 64
CHAPITRE XII Division des Lois. ........................................... 67
LIVRE III ................................................................................69
CHAPITRE PREMIER Du Gouvernement en général. ............ 70
CHAPITRE II Du Principe qui constitue les diverses formes
de gouvernement....................................................................... 76
CHAPITRE III Division des Gouvernements. ......................... 79
CHAPITRE IV De la Démocratie. ............................................ 81
CHAPITRE V De l’Aristocratie................................................. 84
CHAPITRE VI De la Monarchie............................................... 87
CHAPITRE VII Des Gouvernements mixtes. ........................... 94
CHAPITRE VIII Que toute forme de Gouvernement n’est pas
propre à tout pays..................................................................... 96
CHAPITRE IX Des Signes d’un bon Gouvernement.............. 102
CHAPITRE X De l’abus du Gouvernement et de sa pente à
dégénérer. ............................................................................... 104
CHAPITRE XI De la Mort du Corps politique. ...................... 108
CHAPITRE XII Comment se maintient l’Autorité souveraine.110
CHAPITRE XIII Suite.............................................................. 112
CHAPITRE XIV Suite. ............................................................. 114
CHAPITRE XV Des Députés ou Représentants. ..................... 116
CHAPITRE XVI Que l’institution du Gouvernement n’est
point un contrat. ..................................................................... 120
CHAPITRE XVII De l’institution du Gouvernement. ............ 122
CHAPITRE XVIII Moyen de prévenir les usurpations du
Gouvernement. ........................................................................ 124
LIVRE IV ............................................................................... 127
CHAPITRE PREMIER Que la volonté générale est
indestructible. .......................................................................... 127
CHAPITRE II Des Suffrages. ................................................. 130
CHAPITRE III Des Élections.................................................. 134
CHAPITRE IV Des Comices Romains. ................................... 137
–3–
CHAPITRE V Du Tribunat. .................................................... 149
CHAPITRE VI De la Dictature. .............................................. 152
CHAPITRE VII De la Censure................................................ 156
CHAPITRE VIII De la Religion civile. ................................... 159
CHAPITRE IX Conclusion....................................................... 171
Ce livre numérique................................................................ 172
…Fœderis æquas
Dicamus leges Æneid. xj.
–4–
AVERTISSEMENT
–5–
LIVRE PREMIER
–6–
CHAPITRE PREMIER
–7–
CHAPITRE II
–8–
droit par le fait 1. On pourrait employer une méthode plus con-
séquente, mais non plus favorable aux tyrans.
Il est donc douteux, selon Grotius, si le genre humain ap-
partient à une centaine d’hommes, ou si cette centaine
d’hommes appartient au genre humain, et il paraît dans tout
son livre pencher pour le premier avis : c’est aussi le sentiment
de Hobbes. Ainsi voilà l’espèce humaine divisée en troupeaux de
bétail, dont chacun a son chef, qui le garde pour le dévorer.
Comme un pâtre est d’une nature supérieure à celle de son
troupeau, les pasteurs d’hommes, qui sont leurs chefs, sont aus-
si d’une nature supérieure à celle de leurs peuples. Ainsi raison-
nait, au rapport de Philon, l’empereur Caligula ; concluant assez
bien de cette analogie que les rois étaient des dieux, ou que les
peuples étaient des bêtes.
Le raisonnement de ce Caligula revient à celui de Hobbes et
de Grotius. Aristote, avant eux tous avait dit aussi que les
hommes ne sont point naturellement égaux, mais que les uns
naissent pour l’esclavage et les autres pour la domination.
Aristote avait raison, mais il prenait l’effet pour la cause.
Tout homme né dans l’esclavage, naît pour l’esclavage, rien n’est
plus certain. Les esclaves perdent tout dans leurs fers, jusqu’au
désir d’en sortir : ils aiment leur servitude comme les compa-
gnons d’Ulysse aimaient leur abrutissement. 2 S’il y a donc des
–9–
esclaves par nature, c’est parce qu’il y a eu des esclaves contre
nature. La force a fait les premiers esclaves, leur lâcheté les a
perpétués.
Je n’ai rien dit du roi Adam, ni de l’empereur Noé père de
trois grands Monarques qui se partagèrent l’univers, comme fi-
rent les enfants de Saturne, qu’on a cru reconnaître en eux.
J’espère qu’on me saura gré de cette modération ; car, descen-
dant directement de l’un de ces princes, et peut-être de la
branche aînée, que sais-je si par la vérification des titres je ne
me trouverais point le légitime roi du genre humain ? Quoi qu’il
en soit, on ne peut disconvenir qu’Adam n’ait été souverain du
monde comme Robinson de son île, tant qu’il en fut le seul habi-
tant ; et ce qu’il y avait de commode dans cet empire, était que
le monarque assuré sur son trône n’avait à craindre ni rébel-
lions, ni guerres, ni conspirateurs.
– 10 –
CHAPITRE III
– 11 –
pourrais la soustraire, suis-je en conscience obligé de la don-
ner ? car enfin le pistolet qu’il tient est aussi une puissance.
Convenons donc que force ne fait pas droit, et qu’on n’est
obligé d’obéir qu’aux puissances légitimes. Ainsi ma question
primitive revient toujours.
– 12 –
CHAPITRE IV
De l’Esclavage.
– 13 –
par cela seul que celui qui le fait n’est pas dans son bon sens.
Dire la même chose de tout un peuple, c’est supposer un peuple
de fous : la folie ne fait pas droit.
Quand chacun pourrait s’aliéner lui-même, il ne peut alié-
ner ses enfants ; ils naissent hommes et libres ; leur liberté leur
appartient, nul n’a droit d’en disposer qu’eux. Avant qu’ils
soient en âge de raison, le père peut en leur nom stipuler des
conditions pour leur conservation, pour leur bien-être ; mais
non les donner irrévocablement et sans condition ; car un tel
don est contraire aux fins de la nature et passe les droits de la
paternité. Il faudrait donc pour qu’un gouvernement arbitraire
fût légitime qu’à chaque génération le peuple fût le maître de
l’admettre ou de le rejeter : mais alors ce gouvernement ne se-
rait plus arbitraire.
Renoncer à sa liberté c’est renoncer à sa qualité d’homme,
aux droits de l’humanité, même à ses devoirs. Il n’y a nul dé-
dommagement possible pour quiconque renonce à tout. Une
telle renonciation est incompatible avec la nature de l’homme,
et c’est ôter toute moralité à ses actions que d’ôter toute liberté à
sa volonté. Enfin c’est une convention vaine et contradictoire de
stipuler d’une part une autorité absolue et de l’autre une obéis-
sance sans bornes. N’est-il pas clair qu’on n’est engagé à rien
envers celui dont on a droit de tout exiger ? et cette seule condi-
tion sans équivalent, sans échange, n’entraîne-t-elle pas la nulli-
té de l’acte ? Car, quel droit mon esclave aurait-il contre moi,
puisque tout ce qu’il a m’appartient, et que, son droit étant le
mien, ce droit de moi contre moi-même est un mot qui n’a au-
cun sens ?
Grotius et les autres tirent de la guerre une autre origine du
prétendu droit d’esclavage. Le vainqueur ayant, selon eux, le
droit de tuer le vaincu, celui-ci peut racheter sa vie aux dépens
de sa liberté ; convention d’autant plus légitime qu’elle tourne
au profit de tous deux.
– 14 –
Mais il est clair que ce prétendu droit de tuer les vaincus ne
résulte en aucune manière de l’état de guerre. Par cela seul que
les hommes vivant dans leur primitive indépendance, n’ont
point entre eux de rapport assez constant pour constituer ni
l’état de paix ni l’état de guerre, ils ne sont point naturellement
ennemis. C’est le rapport des choses et non des hommes qui
constitue la guerre ; et l’état de guerre ne pouvant naître des
simples relations personnelles, mais seulement des relations ré-
elles, la guerre privée ou d’homme à homme ne peut exister, ni
dans l’état de nature où il n’y a point de propriété constante, ni
dans l’état social où tout est sous l’autorité des lois.
Les combats particuliers, les duels, les rencontres sont des
actes qui ne constituent point un état ; et à l’égard des guerres
privées, autorisées par les établissements de Louis IX roi de
France et suspendues par la paix de Dieu, ce sont des abus du
gouvernement féodal, système absurde s’il en fut jamais, con-
traire aux principes du droit naturel, et à toute bonne politie.
La guerre n’est donc point une relation d’homme à homme,
mais une relation d’État à État, dans laquelle les particuliers ne
sont ennemis qu’accidentellement, non point comme hommes,
ni même comme citoyens 3, mais comme soldats ; non point
– 15 –
comme membres de la patrie, mais comme ses défenseurs. En-
fin chaque État ne peut avoir pour ennemis que d’autres États et
non pas des hommes, attendu qu’entre choses de diverses na-
tures on ne peut fixer aucun vrai rapport.
Ce principe est même conforme aux maximes établies de
tous les temps et à la pratique constante de tous les peuples po-
licés. Les déclarations de guerre sont moins des avertissements
aux puissances qu’à leurs sujets. L’étranger, soit roi, soit parti-
culier, soit peuple, qui vole, tue ou détient les sujets sans décla-
rer la guerre au prince, n’est pas un ennemi, c’est un brigand.
Même en pleine guerre, un prince juste s’empare bien en pays
ennemi de tout ce qui appartient au public ; mais il respecte la
personne et les biens des particuliers : il respecte des droits sur
lesquels sont fondés les siens. La fin de la guerre étant la des-
truction de l’État ennemi, on a droit d’en tuer les défenseurs
tant qu’ils ont les armes à la main, mais sitôt qu’ils les posent et
se rendent, cessant d’être ennemis ou instruments de l’ennemi,
ils redeviennent simplement hommes et l’on n’a plus de droit
sur leur vie. Quelquefois on peut tuer l’État sans tuer un seul de
ses membres : or la guerre ne donne aucun droit qui ne soit né-
cessaire à sa fin. Ces principes ne sont pas ceux de Grotius ; ils
ne sont pas fondés sur des autorités de poètes, mais ils dérivent
de la nature des choses, et sont fondés sur la raison.
À l’égard du droit de conquête, il n’a d’autre fondement que
la loi du plus fort. Si la guerre ne donne point au vainqueur le
droit de massacrer les peuples vaincus, ce droit qu’il n’a pas, ne
peut fonder celui de les asservir. On n’a le droit de tuer l’ennemi
que quand on ne peut le faire esclave ; le droit de le faire esclave
ne vient donc pas du droit de le tuer : c’est donc un échange
inique de lui faire acheter au prix de sa liberté sa vie, sur la-
ceux qui ont le moins souvent transgressé leurs lois, et ils sont les seuls
qui en aient eu d’aussi belles.
– 16 –
quelle on n’a aucun droit. En établissant le droit de vie et de
mort sur le droit d’esclavage, et le droit d’esclavage sur le droit
de vie et de mort, n’est-il pas clair qu’on tombe dans le cercle vi-
cieux ?
En supposant même ce terrible droit de tout tuer, je dis
qu’un esclave fait à la guerre, ou un peuple conquis, n’est tenu à
rien du tout envers son maître, qu’à lui obéir autant qu’il y est
forcé. En prenant un équivalent à sa vie, le vainqueur ne lui en a
point fait grâce, au lieu de le tuer sans fruit il l’a tué utilement.
Loin donc qu’il ait acquis sur lui nulle autorité jointe à la force,
l’état de guerre subsiste entre eux comme auparavant, leur rela-
tion même en est l’effet, et l’usage du droit de la guerre ne sup-
pose aucun traité de paix. Ils ont fait une convention ; soit :
mais cette convention, loin de détruire l’état de guerre, en sup-
pose la continuité.
Ainsi, de quelque sens qu’on envisage les choses, le droit
d’esclavage est nul, non seulement parce qu’il est illégitime,
mais parce qu’il est absurde et ne signifie rien. Ces mots escla-
vage et droit sont contradictoires ; ils s’excluent mutuellement.
Soit d’un homme à un homme, soit d’un homme à un peuple, ce
discours sera toujours également insensé. Je fais avec toi une
convention toute à ta charge et toute à mon profit, que
j’observerai tant qu’il me plaira, et que tu observeras tant qu’il
me plaira.
– 17 –
CHAPITRE V
– 18 –
un établissement de convention, et suppose au moins une fois
l’unanimité.
– 19 –
CHAPITRE VI
Du Pacte social.
– 20 –
et de nul effet ; en sorte que, bien qu’elles n’aient peut-être ja-
mais été formellement énoncées, elles sont partout les mêmes,
partout tacitement admises et reconnues, jusqu’à ce que, le
pacte social étant violé, chacun rentre alors dans ses premiers
droits et reprenne sa liberté naturelle, en perdant la liberté con-
ventionnelle pour laquelle il y renonça.
Ces clauses, bien entendues, se réduisent toutes à une
seule, savoir, l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses
droits à toute la communauté. Car premièrement, chacun se
donnant tout entier, la condition est égale pour tous, et la condi-
tion étant égale pour tous, nul n’a intérêt de la rendre onéreuse
aux autres.
De plus, l’aliénation se faisant sans réserve, l’union est aus-
si parfaite qu’elle peut l’être, et nul associé n’a plus rien à récla-
mer : car s’il restait quelques droits aux particuliers, comme il
n’y aurait aucun supérieur commun qui pût prononcer entre
eux et le public, chacun, étant en quelque point son propre juge,
prétendrait bientôt l’être en tous, l’état de nature subsisterait, et
l’association deviendrait nécessairement tyrannique ou vaine.
Enfin, chacun se donnant à tous, ne se donne à personne,
et comme il n’y a pas un associé sur lequel on n’acquière le
même droit qu’on lui cède sur foi ; on gagne l’équivalent de tout
ce qu’on perd, et plus de force pour conserver ce qu’on a.
Si donc on écarte du pacte social ce qui n’est pas de son es-
sence, on trouvera qu’il se réduit aux termes suivants : Chacun
de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous
la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons
en corps chaque membre comme partie indivisible du tout.
À l’instant, au lieu de la personne particulière de chaque
contractant, cet acte d’association produit un corps moral et col-
lectif composé d’autant de membres que l’assemblée a de voix,
lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa
vie et sa volonté. Cette personne publique, qui se forme ainsi
– 21 –
par l’union de toutes les autres, prenait autrefois le nom de ci-
té 4, et prend maintenant celui de république ou de corps poli-
tique, lequel est appelé par ses membres État quand il est pas-
sif, souverain quand il est actif, puissance en le comparant à ses
semblables. À l’égard des associés, ils prennent collectivement
le nom de peuple, et s’appellent en particulier citoyens, comme
participant à l’autorité souveraine, et sujets, comme soumis aux
lois de l’État. Mais ces termes se confondent souvent et se pren-
nent l’un pour l’autre ; il suffit de les savoir distinguer, quand ils
sont employés dans toute leur précision.
– 22 –
CHAPITRE VII
Du Souverain.
– 23 –
autre souverain. Violer l’acte par lequel il existe serait s’anéan-
tir, et ce qui n’est rien ne produit rien.
Sitôt que cette multitude est ainsi réunie en un corps, on ne
peut offenser un des membres sans attaquer le corps ; encore
moins offenser le corps sans que les membres s’en ressentent.
Ainsi le devoir et l’intérêt obligent également les deux parties
contractantes à s’entraider mutuellement, et les mêmes hom-
mes doivent chercher à réunir sous ce double rapport tous les
avantages qui en dépendent.
Or, le souverain, n’étant formé que des particuliers qui le
composent, n’a, ni ne peut avoir, d’intérêt contraire au leur ; par
conséquent la puissance souveraine n’a nul besoin de garant en-
vers les sujets ; parce qu’il est impossible que le corps veuille
nuire à tous ses membres ; et nous verrons ci-après qu’il ne peut
nuire à aucun en particulier. Le souverain, par cela seul qu’il est,
est toujours tout ce qu’il doit être.
Mais il n’en est pas ainsi des sujets envers le souverain, au-
quel malgré l’intérêt commun, rien ne répondrait de leurs enga-
gements, s’il ne trouvait des moyens de s’assurer de leur fidélité.
En effet chaque individu peut, comme homme avoir une
volonté particulière, contraire ou dissemblable à la volonté gé-
nérale qu’il a comme citoyen. Son intérêt particulier peut lui
parler tout autrement que l’intérêt commun ; son existence ab-
solue et naturellement indépendante peut lui faire envisager ce
qu’il doit à la cause commune comme une contribution gratuite,
dont la perte sera moins nuisible aux autres que le payement
n’en est onéreux pour lui ; et regardant la personne morale qui
constitue l’État comme un être de raison parce que ce n’est pas
un homme, il jouirait des droits du citoyen sans vouloir remplir
les devoirs du sujet : injustice dont le progrès causerait la ruine
du corps politique.
Afin donc que le pacte social ne soit pas un vain formulaire,
il renferme tacitement cet engagement qui seul peut donner de
– 24 –
la force aux autres, que quiconque refusera d’obéir à la volonté
générale y sera contraint par tout le corps : ce qui ne signifie
autre chose, sinon qu’on le forcera d’être libre : car telle est la
condition qui donnant chaque citoyen à la patrie le garantit de
toute dépendance personnelle ; condition qui fait l’artifice et le
jeu de la machine politique, et qui seule rend légitimes les enga-
gements civils, lesquels sans cela seraient absurdes, tyran-
niques, et sujets aux plus énormes abus.
– 25 –
CHAPITRE VIII
De l’État civil.
– 26 –
On pourrait sur ce qui précède ajouter à l’acquis de l’état
civil la liberté morale, qui seule rend l’homme vraiment maître
de lui ; car l’impulsion du seul appétit est esclavage, et
l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté. Mais je n’en
ai déjà que trop dit sur cet article, et le sens philosophique du
mot liberté n’est pas ici de mon sujet.
– 27 –
CHAPITRE IX
Du Domaine réel.
– 28 –
sion, non par une vaine cérémonie, mais par le travail et la cul-
ture, seul signe de propriété qui, à défaut de titres juridiques
doive être respecté d’autrui.
En effet, accorder au besoin et au travail le droit de premier
occupant, n’est-ce pas l’étendre aussi loin qu’il peut aller ? Peut-
on ne pas donner des bornes à ce droit ? Suffira-t-il de mettre le
pied sur un terrain commun pour s’en prétendre aussitôt le
maître ? Suffira-t-il d’avoir la force d’en écarter un moment les
autres hommes pour leur ôter le droit d’y jamais revenir ?
Comment un homme ou un peuple peut-il s’emparer d’un terri-
toire immense et en priver tout le genre humain autrement que
par une usurpation punissable, puisqu’elle ôte au reste des
hommes le séjour et les aliments que la nature leur donne en
commun ? Quand Nunnez Balbao prenait sur le rivage posses-
sion de la mer du sud et de toute l’Amérique méridionale au
nom de la couronne de Castille, était-ce assez pour en dépossé-
der tous les habitants et en exclure tous les princes du monde ?
Sur ce pied-là, ces cérémonies se multipliaient assez vainement,
et le roi catholique n’avait tout d’un coup qu’à prendre de son
cabinet possession de tout l’univers ; sauf à retrancher ensuite
de son empire ce qui était auparavant possédé par les autres
princes.
On conçoit comment les terres des particuliers réunies et
contiguës deviennent le territoire public, et comment le droit de
souveraineté s’étendant des sujets au terrain qu’ils occupent,
devient à la fois réel et personnel ; ce qui met les possesseurs
dans une plus grande dépendance, et fait de leurs forces mêmes
les garants de leur fidélité. Avantage qui ne paraît pas avoir été
bien senti des anciens monarques qui ne s’appelant que rois des
Perses, des Scythes, des Macédoniens, semblaient se regarder
comme les chefs des hommes plutôt que comme les maîtres du
pays. Ceux d’aujourd’hui s’appellent plus habilement rois de
France, d’Espagne, d’Angleterre, etc. En tenant ainsi le terrain,
ils sont bien sûrs d’en tenir les habitants.
– 29 –
Ce qu’il y a de singulier dans cette aliénation, c’est que, loin
qu’en acceptant les biens des particuliers la communauté les en
dépouille, elle ne fait que leur en assurer la légitime possession,
changer l’usurpation en un véritable droit, et la jouissance en
propriété. Alors les possesseurs étant considérés comme déposi-
taires du bien public, leurs droits étant respectés de tous les
membres de l’État et maintenus de toutes ses forces contre
l’étranger, par une cession avantageuse au public et plus encore
à eux-mêmes, ils ont, pour ainsi dire, acquis tout ce qu’ils ont
donné. Paradoxe qui s’explique aisément par la distinction des
droits que le souverain et le propriétaire ont sur le même fonds,
comme on verra ci-après.
Il peut arriver aussi que les hommes commencent à s’unir
avant que de rien posséder, et que, s’emparant ensuite d’un ter-
rain suffisant pour tous, ils en jouissent en commun, ou qu’ils le
partagent entre eux, soit également, soit selon des proportions
établies par le souverain. De quelque manière que se fasse cette
acquisition, le droit que chaque particulier a sur son propre
fonds, est toujours subordonné au droit que la communauté a
sur tous ; sans quoi il n’y aurait ni solidité dans le lien social, ni
force réelle dans l’exercice de la souveraineté.
Je terminerai ce chapitre et ce livre par une remarque qui
doit servir de base à tout le système social : c’est qu’au lieu de
détruire l’égalité naturelle, le pacte fondamental substitue au
contraire une égalité morale et légitime à ce que la nature avait
pu mettre d’inégalité physique entre les hommes, et que, pou-
vant être inégaux en force ou en génie, ils deviennent tous égaux
par convention et de droit 5.
– 30 –
LIVRE II
CHAPITRE PREMIER
cial n’est avantageux aux hommes qu’autant qu’ils ont tous quelque
chose et qu’aucun d’eux n’a rien de trop.
– 31 –
même, le pouvoir peut bien se transmettre, mais non pas la vo-
lonté.
En effet, s’il n’est pas impossible qu’une volonté particu-
lière s’accorde sur quelque point avec la volonté générale ; il est
impossible au moins que cet accord soit durable et constant :
car la volonté particulière tend par sa nature aux préférences, et
la volonté générale à l’égalité. Il est plus impossible encore
qu’on ait un garant de cet accord, quand même il devrait tou-
jours exister ; ce ne serait pas un effet de l’art, mais du hasard.
Le souverain peut bien dire : Je veux actuellement ce que veut
un tel homme ou du moins ce qu’il dit vouloir ; mais il ne peut
pas dire : Ce que cet homme voudra demain, je le voudrai en-
core ; puisqu’il est absurde que la volonté se donne des chaînes
pour l’avenir, et puisqu’il ne dépend d’aucune volonté de con-
sentir à rien de contraire au bien de l’être qui veut. Si donc le
peuple promet simplement d’obéir, il se dissout par cet acte, il
perd sa qualité de peuple ; à l’instant qu’il y a un maître, il n’y a
plus de souverain, et dès lors le corps politique est détruit.
Ce n’est point à dire que les ordres des chefs ne puissent
passer pour des volontés générales, tant que le souverain libre
de s’y opposer ne le fait pas. En pareil cas, du silence universel
on doit présumer le consentement du peuple.
Ceci s’expliquera plus au long.
– 32 –
CHAPITRE II
– 33 –
Cette erreur vient de ne s’être pas fait des notions exactes
de l’autorité souveraine, et d’avoir pris pour des parties de cette
autorité ce qui n’en était que des émanations. Ainsi, par
exemple, on a regardé l’acte de déclarer la guerre et celui de
faire la paix comme des actes de souveraineté, ce qui n’est pas ;
puisque chacun de ces actes n’est point une loi, mais seulement
une application de la loi, un acte particulier qui détermine le cas
de la loi, comme on le verra clairement quand l’idée attachée au
mot loi sera fixée.
En suivant de même les autres divisions, on trouverait que
toutes les fois qu’on croit voir la souveraineté partagée, on se
trompe ; que les droits qu’on prend pour des parties de cette
souveraineté lui sont tous subordonnés, et supposent toujours
des volontés suprêmes dont ces droits ne donnent que l’exé-
cution.
On ne saurait dire combien ce défaut d’exactitude a jeté
d’obscurité sur les décisions des auteurs en matière de droit po-
litique, quand ils ont voulu juger des droits respectifs des rois et
des peuples, sur les principes qu’ils avaient établis. Chacun peut
voir dans les chapitres III et IV du premier livre de Grotius,
comment ce savant homme et son traducteur Barbeyrac
s’enchevêtrent, s’embarrassent dans leurs sophismes, crainte
d’en dire trop ou de n’en pas dire assez selon leurs vues, et de
choquer les intérêts qu’ils avaient à concilier. Grotius réfugié en
France, mécontent de sa patrie, et voulant faire sa cour à
Louis XIII à qui son livre est dédié, n’épargne rien pour dépouil-
ler les peuples de tous leurs droits et pour en revêtir les rois
avec tout l’art possible. C’eût bien été aussi le goût de Barbeyrac,
qui dédiait sa traduction au roi d’Angleterre George I. Mais
malheureusement l’expulsion de Jacques II, qu’il appelle abdi-
cation, le forçait à se tenir sur la réserve, à gauchir, à tergiver-
ser, pour ne pas faire de Guillaume un usurpateur. Si ces deux
écrivains avaient adopté les vrais principes, toutes les difficultés
étaient levées, et ils eussent été toujours conséquents ; mais ils
auraient tristement dit la vérité, et n’auraient fait leur cour
– 34 –
qu’au peuple. Or, la vérité ne mène point à la fortune, et le
peuple ne donne ni ambassades, ni chaires, ni pensions.
– 35 –
CHAPITRE III
– 36 –
rale par rapport à ses membres, et particulière par rapport à
l’État ; on peut dire alors qu’il n’y a plus autant de votants que
d’hommes, mais seulement autant que d’associations. Les diffé-
rences deviennent moins nombreuses et donnent un résultat
moins général. Enfin, quand une de ces associations est si
grande qu’elle l’emporte sur toutes les autres, vous n’avez plus
pour résultat une somme de petites différences, mais une diffé-
rence unique ; alors il n’y a plus de volonté générale, et l’avis qui
l’emporte n’est qu’un avis particulier.
Il importe donc, pour avoir bien l’énoncé de la volonté gé-
nérale, qu’il n’y ait pas de société partielle dans l’État, et que
chaque citoyen n’opine que d’après lui 8 : Telle fut l’unique et
sublime institution du grand Lycurgue. Que s’il y a des sociétés
partielles, il en faut multiplier le nombre et en prévenir
l’inégalité, comme firent Solon, Numa, Servius. Ces précautions
sont les seules bonnes pour que la volonté générale soit toujours
éclairée, et que le peuple ne se trompe point.
8 Vera cosa è, dit Machiavel, che alcune divisioni nuocono alle re-
publiche, e alcune giovano : quelle nuocono che sono dalle sette e da
partigiani accompagnate : quelle giovano che senza sette, senza parti-
giani si mantengono. Non potendo adunque provedere un fondatore
d’una republica che non siano nimicizie in quella, hà da proveder alme-
no che non vi siano sette. Hist. Florent. L. VII.
– 37 –
CHAPITRE IV
– 38 –
Tous les services qu’un citoyen peut rendre à l’État, il les
lui doit sitôt que le souverain les demande ; mais le souverain de
son côté ne peut charger les sujets d’aucune chaîne inutile à la
communauté ; il ne peut pas même le vouloir ; car sous la loi de
raison rien ne se fait sans cause, non plus que sous la loi de na-
ture.
Les engagements qui nous lient au corps social ne sont
obligatoires que parce qu’ils sont mutuels, et leur nature est
telle qu’en les remplissant on ne peut travailler pour autrui sans
travailler aussi pour soi. Pourquoi la volonté générale est-elle
toujours droite, et pourquoi tous veulent-ils constamment le
bonheur de chacun d’eux, si ce n’est parce qu’il n’y a personne
qui ne s’approprie ce mot chacun, et qui ne songe à lui-même en
votant pour tous ? Ce qui prouve que l’égalité de droit et la no-
tion de justice qu’elle produit dérive de la préférence que cha-
cun se donne et par conséquent de la nature de l’homme, que la
volonté générale pour être vraiment telle, doit l’être dans son
objet ainsi que dans son essence, qu’elle doit partir de tous pour
s’appliquer à tous, et qu’elle perd sa rectitude naturelle lors-
qu’elle tend à quelque objet individuel et déterminé, parce
qu’alors jugeant de ce qui nous est étranger, nous n’avons aucun
vrai principe d’équité qui nous guide.
En effet, sitôt qu’il s’agit d’un fait ou d’un droit particulier,
sur un point qui n’a pas été réglé par une convention générale et
antérieure, l’affaire devient contentieuse. C’est un procès où les
particuliers intéressés sont une des parties, et le public l’autre,
mais où je ne vois ni la loi qu’il faut suivre, ni le juge qui doit
prononcer. Il serait ridicule de vouloir alors s’en rapporter à une
expresse décision de la volonté générale, qui ne peut être que la
conclusion de l’une des parties, et qui par conséquent n’est pour
l’autre qu’une volonté étrangère particulière, portée en cette oc-
casion à l’injustice et sujette à l’erreur. Ainsi de même qu’une
volonté particulière ne peut représenter la volonté générale, la
volonté générale, à son tour change, de nature ayant un objet
particulier, et ne peut comme générale prononcer ni sur un
– 39 –
homme ni sur un fait. Quand le peuple d’Athènes, par exemple,
nommait ou cassait ses chefs, décernait des honneurs à l’un,
imposait des peines à l’autre, et, par des multitudes de décrets
particuliers exerçait indistinctement tous les actes du gouver-
nement, le peuple alors n’avait plus de volonté générale pro-
prement dite, il n’agissait plus comme souverain mais comme
magistrat. Ceci paraîtra contraire aux idées communes, mais il
faut me laisser le temps d’exposer les miennes.
On doit concevoir par-là, que ce qui généralise la volonté
est moins le nombre des voix, que l’intérêt commun qui les unit,
car dans cette institution chacun se soumet nécessairement aux
conditions qu’il impose aux autres ; accord admirable de
l’intérêt et de la justice, qui donne aux délibérations communes
un caractère d’équité qu’on voit évanouir dans la discussion de
toute affaire particulière, faute d’un intérêt commun qui unisse
et identifie la règle du juge avec celle de la partie.
Par quelque côté qu’on remonte au principe, on arrive tou-
jours à la même conclusion ; savoir, que le pacte social établit
entre les citoyens une telle égalité qu’ils s’engagent tous sous les
mêmes conditions, et doivent jouir tous des mêmes droits. Ainsi
par la nature du pacte, tout acte de souveraineté, c’est-à-dire
tout acte authentique de la volonté générale oblige ou favorise
également tous les citoyens, en sorte que le souverain connaît
seulement le corps de la nation et ne distingue aucun de ceux
qui la composent. Qu’est-ce donc proprement qu’un acte de
souveraineté ? Ce n’est pas une convention du supérieur avec
l’inférieur, mais une convention du corps avec chacun de ses
membres : convention légitime, parce qu’elle a pour base le con-
trat social ; équitable, parce qu’elle est commune à tous ; utile,
parce qu’elle ne peut avoir d’autre objet que le bien général ; et
solide, parce qu’elle a pour garant la force publique et le pouvoir
suprême. Tant que les sujets ne sont soumis qu’à de telles con-
ventions, ils n’obéissent à personne, mais seulement à leur
propre volonté ; et demander jusqu’où s’étendent les droits res-
pectifs du souverain et des Citoyens, c’est demander jusqu’à
– 40 –
quel point ceux-ci peuvent s’engager avec eux-mêmes, chacun
envers tous et tous envers chacun d’eux.
On voit par-là que le pouvoir souverain, tout absolu, tout
sacré, tout inviolable qu’il est, ne passe ni ne peut passer les
bornes des conventions générales, et que tout homme peut dis-
poser pleinement de ce qui lui a été laissé de ses biens et de sa
liberté par ces conventions ; de sorte que le souverain n’est ja-
mais en droit de charger un sujet plus qu’un autre, parce
qu’alors l’affaire devenant particulière, son pouvoir n’est plus
compétent.
Ces distinctions une fois admises, il est si faux que dans le
contrat social il y ait de la part des particuliers aucune renoncia-
tion véritable, que leur situation, par l’effet de ce contrat, se
trouve réellement préférable à ce qu’elle était auparavant, et
qu’au lieu d’une aliénation, ils n’ont fait qu’un échange avanta-
geux d’une manière d’être incertaine et précaire contre une
autre meilleure et plus sure, de l’indépendance naturelle contre
la liberté, du pouvoir de nuire à autrui contre leur propre sûreté,
et de leur force que d’autres pouvaient surmonter contre un
droit que l’union sociale rend invincible. Leur vie même, qu’ils
ont dévouée à l’État, en est continuellement protégée, et lors-
qu’ils l’exposent pour sa défense, que font-ils alors que lui
rendre ce qu’ils ont reçu de lui ? Que font-ils qu’ils ne fissent
plus fréquemment et avec plus de danger dans l’état de nature,
lorsque livrant des combats inévitables, ils défendraient au péril
de leur vie ce qui leur sert à la conserver ? Tous ont à combattre
au besoin pour la patrie, il est vrai ; mais aussi nul n’a jamais à
combattre pour soi. Ne gagne-t-on pas encore à courir, pour ce
qui fait notre sûreté une partie des risques qu’il faudrait courir
pour nous-mêmes sitôt qu’elle nous serait ôtée ?
– 41 –
CHAPITRE V
– 42 –
membre en violant ses lois, et même il lui fait la guerre. Alors la
conservation de l’État est incompatible avec la sienne ; il faut
qu’un des deux périsse ; et quand on fait mourir le coupable,
c’est moins comme citoyen que comme ennemi. Les procédures,
le jugement, sont les preuves et la déclaration qu’il a rompu le
traité social, et par conséquent qu’il n’est plus membre de l’État.
Or comme il s’est reconnu tel, tout au moins par son séjour, il
en doit être retranché par l’exil comme infracteur du pacte, ou
par la mort comme ennemi publie ; car un tel ennemi n’est pas
une personne morale, c’est un homme, et c’est alors que le droit
de la guerre est de tuer le vaincu.
Mais, dira-t-on, la condamnation d’un criminel est un acte
particulier. D’accord, aussi cette condamnation n’appartient-
elle point au souverain ; c’est un droit qu’il peut conférer sans
pouvoir l’exercer lui-même. Toutes mes idées se tiennent, mais
je ne saurais les exposer toutes à la fois.
Au reste, la fréquence des supplices est toujours un signe
de faiblesse ou de paresse dans le gouvernement. Il n’y a point
de méchant qu’on ne pût rendre bon à quelque chose. On n’a
droit de faire mourir, même pour l’exemple, que celui qu’on ne
peut conserver sans danger.
À l’égard du droit de faire grâce, ou d’exempter un cou-
pable de la peine portée par la loi et prononcée par le juge, il
n’appartient qu’à celui qui est au-dessus du juge et de la loi,
c’est-à-dire, au souverain : encore son droit en ceci n’est-il pas
bien net, et les cas d’en user sont-ils très rares. Dans un État
bien gouverné il y a peu de punitions, non parce qu’on fait
beaucoup de grâces, mais parce qu’il y a peu de criminels : la
multitude des crimes en assure l’impunité lorsque l’État dépérit.
Sous la république romaine, jamais le sénat ni les consuls ne
tentèrent de faire grâce : le peuple même n’en faisait pas,
quoiqu’il révoquât quelquefois son propre jugement. Les fré-
quentes grâces annoncent que bientôt les forfaits n’en auront
plus besoin, et chacun voit où cela mène. Mais je sens que mon
– 43 –
cœur murmure et retient ma plume ; laissons discuter ces ques-
tions à l’homme juste qui n’a point failli, et qui jamais n’eut lui-
même besoin de grâce.
– 44 –
CHAPITRE VI
De la Loi.
– 45 –
J’ai déjà dit qu’il n’y avait point de volonté générale sur un
objet particulier. En effet cet objet particulier est dans l’État ou
hors de l’État. S’il est hors de l’État, une volonté qui lui est
étrangère n’est point générale par rapport à lui ; et si cet objet
est dans l’État, il en fait partie : alors il se forme entre le tout et
sa partie une relation qui en fait deux êtres séparés, dont la par-
tie est l’un, et le tout moins cette même partie est l’autre. Mais le
tout moins une partie n’est point le tout, et tant que ce rapport
subsiste il n’y a plus de tout, mais deux parties inégales ; d’où il
suit que la volonté de l’une n’est point non plus générale par
rapport à l’autre.
Mais quand tout le peuple statue sur tout le peuple, il ne
considère que lui-même, et s’il se forme alors un rapport, c’est
de l’objet entier sous un point de vue à l’objet entier sous un
autre point de vue, sans aucune division du tout. Alors la ma-
tière sur laquelle on statue est générale comme la volonté qui
statue. C’est cet acte que j’appelle une loi.
Quand je dis que l’objet des lois est toujours général,
j’entends que la loi considère les sujets en corps et les actions
comme abstraites, jamais un homme comme individu ni une ac-
tion particulière. Ainsi la loi peut bien statuer qu’il y aura des
privilèges, mais elle n’en peut donner nommément à personne ;
la loi peut faire plusieurs classes de citoyens, assigner même les
qualités qui donneront droit à ces classes, mais elle ne peut
nommer tels et tels pour y être admis ; elle peut établir un gou-
vernement royal et une succession héréditaire, mais elle ne peut
élire un roi, ni nommer une famille royale, en un mot toute
fonction qui se rapporte à un objet individuel n’appartient point
à la puissance législative.
Sur cette idée on voit à l’instant qu’il ne faut plus demander
à qui il appartient de faire des lois, puisqu’elles sont des actes de
la volonté générale ; ni si le prince est au-dessus des lois,
puisqu’il est membre de l’État ; ni si la loi peut être injuste,
puisque nul n’est injuste envers lui-même ; ni comment on est
– 46 –
libre et soumis aux lois, puisqu’elles ne sont que des registres de
nos volontés.
On voit encore que la loi réunissant l’universalité de la vo-
lonté et celle de l’objet, ce qu’un homme, quel qu’il puisse être,
ordonne de son chef n’est point une loi ; ce qu’ordonne même le
souverain sur un objet particulier n’est pas non plus une loi
mais un décret, ni un acte de souveraineté mais de magistra-
ture.
J’appelle donc république tout État régi par des lois, sous
quelque forme d’administration que ce puisse être : car alors
seulement l’intérêt public gouverne, et la chose publique est
quelque chose. Tout gouvernement légitime est républicain 10 :
j’expliquerai ci-après ce que c’est que gouvernement.
Les lois ne sont proprement que les conditions de l’asso-
ciation civile. Le peuple soumis aux lois en doit être l’auteur ; il
n’appartient qu’à ceux qui s’associent de régler les conditions de
la société ; mais comment les régler ont-ils ? Sera-ce d’un com-
mun accord, par une inspiration subite ? Le corps politique a-t-
il un organe pour énoncer ses volontés ? Qui lui donnera la pré-
voyance nécessaire pour en former les actes et les publier
d’avance, ou comment les prononcera-t-il au moment du be-
soin ? Comment une multitude aveugle qui souvent ne sait ce
qu’elle veut, parce qu’elle sait rarement ce qui lui est bon, exécu-
terait-elle d’elle-même une entreprise aussi grande, aussi diffi-
cile qu’un système de législation ? De lui-même le peuple veut
toujours le bien, mais de lui-même il ne le voit pas toujours. La
– 47 –
volonté générale est toujours droite, mais le jugement qui la
guide n’est pas toujours éclairé. Il faut lui faire voir les objets
tels qu’ils sont, quelquefois tels qu’ils doivent lui paraître, lui
montrer le bon chemin qu’elle cherche, la garantir des séduc-
tions des volontés particulières, rapprocher à ses yeux les lieux
et les temps, balancer l’attrait des avantages présents et sen-
sibles, par le danger des maux éloignés et cachés. Les particu-
liers voient le bien qu’ils rejettent ; le public veut le bien qu’il ne
voit pas. Tous ont également besoin de guides. Il faut obliger les
uns à conformer leurs volontés à leur raison ; il faut apprendre à
l’autre à connaître ce qu’il veut. Alors des lumières publiques ré-
sulte l’union de l’entendement et de la volonté dans le corps so-
cial, de là l’exact concours des parties, et enfin la plus grande
force du tout. Voilà d’où naît la nécessité d’un législateur.
– 48 –
CHAPITRE VII
Du Législateur.
– 49 –
de transformer chaque individu, qui par lui-même est un tout
parfait et solitaire, en partie d’un plus grand tout dont cet indi-
vidu reçoive en quelque sorte sa vie et son être ; d’altérer la
constitution de l’homme pour la renforcer ; de substituer une
existence partielle et morale à l’existence physique et indépen-
dante que nous avons tous reçue de la nature. Il faut, en un mot,
qu’il ôte à l’homme ses forces propres pour lui en donner qui lui
soient étrangères et dont il ne puisse faire usage sans le secours
d’autrui. Plus ces forces naturelles sont mortes et anéanties,
plus les acquises sont grandes et durables, plus aussi
l’institution est solide et parfaite : en sorte que si chaque citoyen
n’est rien, ne peut rien que par tous les autres, et que la force
acquise par le tout soit égale ou supérieure à la somme des
forces naturelles de tous les individus, on peut dire que la légi-
slation est au plus haut point de perfection qu’elle puisse at-
teindre.
Le législateur est à tous égards un homme extraordinaire
dans l’État. S’il doit l’être par son génie, il ne l’est pas moins par
son emploi. Ce n’est point magistrature, ce n’est point souverai-
neté. Cet emploi, qui constitue la république, n’entre point dans
sa constitution : c’est une fonction particulière et supérieure qui
n’a rien de commun avec l’empire humain ; car si celui qui
commande aux hommes ne doit pas commander aux lois, celui
qui commande aux lois ne doit pas non plus commander aux
hommes ; autrement ses lois, ministres de ses passions, ne fe-
raient souvent que perpétuer ses injustices, jamais il ne pourrait
éviter que des vues particulières n’altérassent la sainteté de son
ouvrage.
Quand Lycurgue donna des lois à sa patrie, il commença
par abdiquer la royauté. C’était la coutume de la plupart des
villes grecques de confier à des étrangers l’établissement des
leurs. Les républiques modernes de l’Italie imitèrent souvent cet
– 50 –
usage, celle de Genève en fit autant et s’en trouva bien 12. Rome,
dans son plus bel âge vit renaître en son sein tous les crimes de
la tyrannie, et se vit prête à périr, pour avoir réuni sur les
mêmes têtes l’autorité législative et le pouvoir souverain.
Cependant, les décemvirs eux-mêmes ne s’arrogèrent ja-
mais le droit de faire passer aucune loi de leur seule autorité.
Rien de ce que nous vous proposons, disaient-ils au peuple, ne
peut passer en loi sans votre consentement. Romains, soyez
vous-mêmes les auteurs des lois qui doivent faire votre bon-
heur.
Celui qui rédige les lois n’a donc, ou ne doit avoir aucun
droit législatif, et le peuple même ne peut, quand il le voudrait,
se dépouiller de ce droit incommunicable ; parce que selon le
pacte fondamental, il n’y a que la volonté générale qui oblige les
particuliers, et qu’on ne peut jamais s’assurer qu’une volonté
particulière est conforme à la volonté générale, qu’après l’avoir
soumis aux suffrages libres du peuple : j’ai déjà dit cela, mais il
n’est pas inutile de le répéter.
Ainsi l’on trouve à la fois dans l’ouvrage de la législation
deux choses qui semblent incompatibles : une entreprise au-
dessus de la force humaine, et pour l’exécuter, une autorité qui
n’est rien.
Autre difficulté, qui mérite attention. Les sages qui veulent
parler au vulgaire leur langage au lieu du sien, n’en sauraient
être entendus. Or il y a mille sortes d’idées qu’il est impossible
– 51 –
de traduire dans la langue du peuple. Les vues trop générales et
les objets trop éloignés sont également hors de sa portée ;
chaque individu ne goûtant d’autre plan de gouvernement que
celui qui se rapporte à son intérêt particulier, aperçoit difficile-
ment les avantages qu’il doit retirer des privations continuelles
qu’imposent les bonnes lois. Pour qu’un peuple naissant pût
goûter les saines maximes de la politique et suivre les règles
fondamentales de la raison d’État, il faudrait que l’effet pût de-
venir la cause, que l’esprit social qui doit être l’ouvrage de
l’institution présidât à l’institution même, et que les hommes
fussent avant les lois ce qu’ils doivent devenir par elles. Ainsi
donc le législateur ne pouvant employer ni la force ni le raison-
nement, c’est une nécessité qu’il recoure à une autorité d’un
autre ordre, qui puisse entraîner sans violence et persuader sans
convaincre.
Voilà ce qui força de tout temps les pères des nations de re-
courir à l’intervention du ciel et d’honorer les dieux de leur
propre sagesse, afin que les peuples, soumis aux lois de l’État
comme à celles de la nature, et reconnaissant le même pouvoir
dans la formation de l’homme et dans celle de la Cité, obéissent
avec liberté, et portassent docilement le joug de la félicité pu-
blique.
Cette raison sublime qui s’élève au-dessus de la portée des
hommes vulgaires, est celle dont le législateur met les décisions
dans la bouche des immortels, pour entraîner par l’autorité di-
vine ceux que ne pourrait ébranler la prudence humaine 13. Mais
il n’appartient pas à tout homme de faire parler les dieux, ni
d’en être cru quand il s’annonce pour être leur interprète. La
– 52 –
grande âme du législateur est le vrai miracle qui doit prouver sa
mission. Tout homme peut graver des tables de pierre, ou ache-
ter un oracle, ou feindre un secret commerce avec quelque divi-
nité, ou dresser un oiseau pour lui parler à l’oreille, ou trouver
d’autres moyens grossiers d’en imposer au peuple. Celui qui ne
saura que cela pourra même assembler par hasard une troupe
d’insensés, mais il ne fondera jamais un empire, et son extrava-
gant ouvrage périra bientôt avec lui. De vains prestiges forment
un lien passager, il n’y a que la sagesse qui le rende durable. La
loi judaïque toujours subsistante, celle de l’enfant d’Ismaël qui
depuis dix siècles régit la moitié du monde, annoncent encore
aujourd’hui les grands hommes qui les ont dictées ; et tandis
que l’orgueilleuse philosophie ou l’aveugle esprit de parti, ne
voit en eux que d’heureux imposteurs, le vrai politique admire
dans leurs institutions ce grand et puissant génie qui préside
aux établissements durables.
Il ne faut pas, de tout ceci conclure avec Warburton que la
politique et la religion aient parmi nous un objet commun, mais
que dans l’origine des nations l’une sert d’instrument à l’autre.
– 53 –
CHAPITRE VIII
Du Peuple.
– 54 –
sortant des bras de la mort. Telle fut Sparte au temps de Ly-
curgue, telle fut Rome après les Tarquins ; et telles ont été par-
mi nous la Hollande et la Suisse après l’expulsion des tyrans.
Mais ces événements sont rares ; ce sont des exceptions
dont la raison se trouve toujours dans la constitution particu-
lière de l’État excepté. Elles ne sauraient même avoir lieu deux
fois pour le même peuple, car il peut se rendre libre tant qu’il
n’est que barbare, mais il ne le peut plus quand le ressort civil
est usé. Alors les troubles peuvent le détruire sans que les révo-
lutions puissent le rétablir, et sitôt que ses fers sont brisés, il
tombe épars et n’existe plus : il lui faut désormais un maître et
non pas un libérateur. Peuples libres, souvenez-vous de cette
maxime : on peut acquérir la liberté ; mais on ne la recouvre
jamais.
La jeunesse n’est pas l’enfance. Il est pour les nations
comme pour les hommes un temps de jeunesse, ou si l’on veut
de maturité qu’il faut attendre avant de les soumettre à des lois ;
mais la maturité d’un peuple n’est pas toujours facile à con-
naître, et si on la prévient l’ouvrage est manqué. Tel peuple est
disciplinable en naissant, tel autre ne l’est pas au bout de dix
siècles. Les Russes ne seront jamais vraiment policés, parce
qu’ils l’ont été trop tôt. Pierre avait le génie imitatif ; il n’avait
pas le vrai génie, celui qui crée et fait tout de rien. Quelques-
unes des choses qu’il fit étaient bien, la plupart étaient dépla-
cées. Il a vu que son peuple était barbare, il n’a point vu qu’il
n’était pas mûr pour la police ; il l’a voulu civiliser quand il ne
fallait que l’aguerrir. Il a d’abord voulu faire des Allemands, des
Anglais, quand il fallait commencer par faire des Russes ; il a
empêché ses sujets de devenir jamais ce qu’ils pourraient être,
en leur persuadant qu’ils étaient ce qu’ils ne sont pas. C’est ainsi
qu’un précepteur français forme son élève pour briller au mo-
ment de son enfance, et puis n’être jamais rien. L’empire de
Russie voudra subjuguer l’Europe et sera subjugué lui-même :
les Tartares ses sujets ou ses voisins deviendront ses maîtres et
– 55 –
les nôtres. Cette révolution me paraît infaillible. Tous les rois de
l’Europe travaillent de concert à l’accélérer.
– 56 –
CHAPITRE IX
Suite.
– 57 –
Ce n’est pas tout ; non seulement le gouvernement a moins
de vigueur et de célérité pour faire observer les lois, empêcher
les vexations, corriger les abus, prévenir les entreprises sédi-
tieuses qui peuvent se faire dans des lieux éloignés ; mais le
peuple a moins d’affection pour ses chefs qu’il ne voit jamais,
pour la patrie qui est à ses yeux comme le monde, et pour ses
concitoyens dont la plupart lui sont étrangers. Les mêmes lois
ne peuvent convenir à tant de provinces diverses qui ont des
mœurs différentes, qui vivent sous des climats opposés et qui ne
peuvent souffrir la même forme de gouvernement. Des lois dif-
férentes n’engendrent que trouble et confusion parmi des
peuples qui, vivant sous les mêmes chefs et dans une communi-
cation continuelle, passent ou se marient les uns chez les autres,
et soumis à d’autres coutumes, ne savent jamais si leur patri-
moine est bien à eux. Les talents sont enfouis, les vertus igno-
rées, les vices impunis, dans cette multitude d’hommes incon-
nus les uns aux autres, que le siège de l’administration suprême
rassemble dans un même lieu. Les chefs accablés d’affaires ne
voient rien par eux-mêmes, des commis gouvernent l’État. En-
fin les mesures qu’il faut prendre pour maintenir l’autorité gé-
nérale, à laquelle tant d’officiers éloignés veulent se soustraire
ou en imposer, absorbe tous les soins publics, il n’en reste plus
pour le bonheur du peuple, à peine en reste-t-il pour sa défense
au besoin, et c’est ainsi qu’un corps trop grand pour sa constitu-
tion, s’affaisse et périt écrasé sous son propre poids.
D’un autre côté, l’État doit se donner une certaine base
pour avoir de la solidité, pour résister aux secousses qu’il ne
manquera pas d’éprouver et aux efforts qu’il sera contraint de
faire pour se soutenir : car tous les peuples ont une espèce de
force centrifuge, par laquelle ils agissent continuellement les
uns contre les autres et tendent à s’agrandir aux dépens de leurs
voisins, comme les tourbillons de Descartes. Ainsi les faibles
risquent d’être bientôt engloutis, et nul ne peut guères se con-
server qu’en se mettant avec tous dans une espèce d’équilibre,
qui rende la compression partout à peu près égale.
– 58 –
On voit par là qu’il y a des raisons de s’étendre et des rai-
sons de se resserrer, et ce n’est pas le moindre talent du poli-
tique de trouver, entre les unes et les autres, la proportion la
plus avantageuse à la conservation de l’État. On peut dire en gé-
néral que les premières, n’étant qu’extérieures et relatives, doi-
vent être subordonnées aux autres, qui sont internes et abso-
lues ; une saine et forte constitution est la première chose qu’il
faut rechercher, et l’on doit plus compter sur la vigueur qui naît
d’un bon gouvernement, que sur les ressources que fournit un
grand territoire.
Au reste, on a vu des États tellement constitués, que la né-
cessité des conquêtes entrait dans leur constitution même, et
que pour se maintenir, ils étaient forcés de s’agrandir sans
cesse. Peut-être se félicitaient-ils beaucoup de cette heureuse
nécessité, qui leur montrait pourtant, avec le terme de leur
grandeur, l’inévitable moment de leur chute.
– 59 –
CHAPITRE X
Suite.
– 60 –
avoir de plus ou moins favorable à la population, à la quantité
dont le législateur peut espérer d’y concourir par ses établisse-
ments ; de sorte qu’il ne doit pas fonder son jugement sur ce
qu’il voit mais sur ce qu’il prévoit, ni s’arrêter autant à l’état ac-
tuel de la population qu’à celui où elle doit naturellement par-
venir. Enfin il y a mille occasions où les accidents particuliers
du lieu exigent ou permettent qu’on embrasse plus de terrain
qu’il ne paraît nécessaire. Ainsi l’on s’étendra beaucoup dans un
pays de montagnes, où les productions naturelles, savoir les
bois, les pâturages, demandent moins de travail, où l’expérience
apprend que les femmes sont plus fécondes que dans les
plaines, et où un grand sol incliné ne donne qu’une petite base
horizontale, la seule qu’il faut compter pour la végétation. Au
contraire, on peut se resserrer au bord de la mer, même dans
des rochers et des sables presque stériles ; parce que la pêche y
peut suppléer en grande partie aux productions de la terre, que
les hommes doivent être plus rassemblés pour repousser les pi-
rates, et qu’on a d’ailleurs plus de facilité pour délivrer le pays
par les colonies, des habitants dont il est surchargé.
À ces conditions pour instituer un peuple, il en faut ajouter
une qui ne peut suppléer à nulle autre, mais sans laquelle elles
sont toutes inutiles ; c’est qu’on jouisse de l’abondance et de la
paix ; car le temps où s’ordonne un État est, comme celui où se
forme un bataillon, l’instant où le corps est le moins capable de
résistance et le plus facile à détruire. On résisterait mieux dans
un désordre absolu que dans un moment de fermentation, où
chacun s’occupe de son rang et non du péril. Qu’une guerre, une
famine, une sédition survienne en ce temps de crise, l’État est
infailliblement renversé.
Ce n’est pas qu’il n’y ait beaucoup de gouvernements éta-
blis durant ces orages ; mais alors ce sont ces gouvernements
mêmes qui détruisent l’État. Les usurpateurs amènent ou choi-
sissent toujours ces temps de troubles pour faire passer, à la fa-
veur de l’effroi public, des lois destructives que le peuple
n’adopterait jamais de sang-froid. Le choix du moment de
– 61 –
l’institution est un des caractères les plus sûrs par lesquels on
peut distinguer l’œuvre du législateur d’avec celle du tyran.
Quel peuple est donc propre à la législation ? Celui qui, se
trouvant déjà lié par quelque union d’origine, d’intérêt ou de
convention, n’a point encore porté le vrai joug des lois ; celui qui
n’a ni coutumes ni superstitions bien enracinées ; celui qui ne
craint pas d’être accablé par une invasion subite, qui, sans en-
trer dans les querelles de ses voisins, peut résister seul à chacun
d’eux, ou s’aider de l’un pour repousser l’autre ; celui dont
chaque membre peut être connu de tous, et où l’on n’est point
forcé de charger un homme d’un plus grand fardeau qu’un
homme ne peut porter ; celui qui peut se passer des autres
peuples et dont tout autre peuple peut se passer 14 ; celui qui
n’est ni riche ni pauvre et peut se suffire à lui-même ; enfin celui
qui réunit la consistance d’un ancien peuple avec la docilité d’un
peuple nouveau. Ce qui rend pénible l’ouvrage de la législation,
est moins ce qu’il faut établir que ce qu’il faut détruire ; et ce qui
rend le succès si rare, c’est l’impossibilité de trouver la simplici-
té de la nature jointe aux besoins de la société. Toutes ces condi-
tions, il est vrai, se trouvent difficilement rassemblées. Aussi
voit-on peu d’États bien constitués.
Il est encore en Europe un pays capable de législation ;
c’est l’île de Corse. La valeur et la constance avec laquelle ce
brave peuple a su recouvrer et défendre sa liberté, mériterait
– 62 –
bien que quelque homme sage lui apprît à la conserver. J’ai
quelque pressentiment qu’un jour cette petite île étonnera
l’Europe.
– 63 –
CHAPITRE XI
– 64 –
ment parce que la force des choses tend toujours à détruire
l’égalité, que la force de la législation doit toujours tendre à la
maintenir.
Mais ces objets généraux de toute bonne institution doi-
vent être modifiés en chaque pays par les rapports qui naissent
tant de la situation locale, que du caractère des habitants ; et
c’est sur ces rapports qu’il faut assigner à chaque peuple un sys-
tème particulier d’institution, qui soit le meilleur, non peut-être
en lui-même, mais pour l’État auquel il est destiné. Par
exemple, le sol est-il ingrat et stérile, ou le pays trop serré pour
les habitants ? tournez-vous du côté de l’industrie et des arts,
dont vous échangerez les productions contre les denrées qui
vous manquent. Au contraire, occupez-vous de riches plaines et
des coteaux fertiles ? dans un bon terrain manquez-vous
d’habitants ? donnez tous vos soins à l’agriculture qui multiplie
les hommes, et chassez les arts qui ne feraient qu’achever de
dépeupler le pays, en attroupant sur quelques points du terri-
toire le peu d’habitants qu’il a 16. Occupez-vous des rivages éten-
dus et commodes ? couvrez la mer de vaisseaux, cultivez le
commerce et la navigation ; vous aurez une existence brillante
et courte. La mer ne baigne-t-elle sur vos côtes que des rochers
presque inaccessibles ? restez barbares et ichthyophages ; vous
en vivrez plus tranquilles, meilleurs peut-être, et sûrement plus
heureux. En un mot, outre les maximes communes à tous,
chaque peuple renferme en lui quelque cause qui les ordonne
d’une manière particulière et rend sa législation propre à lui
seul. C’est ainsi qu’autre fois les Hébreux et récemment les
Arabes ont eu pour principal objet la religion ; les Athéniens les
lettres ; Carthage et Tyr le commerce ; Rhodes la marine ;
– 65 –
Sparte la guerre ; et Rome la vertu. L’auteur de l’Esprit des Lois
a montré dans des foules d’exemples, par quel art le législateur
dirige l’institution vers chacun de ces objets.
Ce qui rend la constitution d’un État véritablement solide
et durable, c’est quand les convenances sont tellement obser-
vées, que les rapports naturels et les lois tombent toujours de
concert sur les mêmes points, et que celles-ci ne font, pour ainsi
dire, qu’assurer accompagner, rectifier les autres. Mais si le lé-
gislateur se trompant dans son objet, prend un principe diffé-
rent de celui qui naît de la nature des choses ; que l’un tende à la
servitude, et l’autre à la liberté ; l’un aux richesses, l’autre à la
population ; l’un à la paix, l’autre aux conquêtes ; on verra les
lois s’affaiblir insensiblement, la constitution s’altérer, et l’État
ne cessera d’être agité jusqu’à ce qu’il soit détruit ou changé, et
que l’invincible nature ait repris son empire.
– 66 –
CHAPITRE XII
– 67 –
dans le fond sont moins une espèce particulière de lois, que la
sanction de toutes les autres.
À ces trois sortes de lois, il s’en joint une quatrième, la plus
importante de toutes, qui ne se grave ni sur le marbre, ni sur
l’airain, mais dans les cœurs des citoyens ; qui fait la véritable
constitution de l’État ; qui prend tous les jours de nouvelles
forces ; qui, lorsque les autres lois vieillissent ou s’éteignent, les
ranime ou les supplée, conserve un peuple dans l’esprit de son
institution, et substitue insensiblement la force de l’habitude à
celle de l’autorité. Je parle des mœurs, des coutumes, et surtout
de l’opinion ; partie inconnue à nos politiques, mais de laquelle
dépend le succès de toutes les autres ; partie dont le grand légi-
slateur s’occupe en secret, tandis qu’il paraît se borner à des rè-
glements particuliers qui ne sont que le cintre de la voûte, dont
les mœurs plus lentes à naître, forment enfin l’inébranlable clef.
Entre ces diverses classes, les lois politiques, qui consti-
tuent la forme du gouvernement, sont la seule relative à mon
sujet.
– 68 –
LIVRE III
– 69 –
CHAPITRE PREMIER
Du Gouvernement en général.
– 70 –
l’État la raison du gouvernement, confondu mal-à-propos avec
le souverain, dont il n’est que le ministre.
Qu’est-ce donc que le gouvernement ? Un corps intermé-
diaire établi entre les sujets et le souverain pour leur mutuelle
correspondance, chargé de l’exécution des lois et du maintien de
la liberté, tant civile que politique.
Les membres de ce corps s’appellent magistrats ou rois,
c’est-à-dire, gouverneurs ; et le corps entier porte le nom de
prince 17. Ainsi ceux qui prétendent que l’acte par lequel un
peuple se soumet à des chefs n’est point un contrat, ont grande
raison : ce n’est absolument qu’une commission, un emploi
dans lequel, simples officiers du souverain, ils exercent en son
nom le pouvoir dont il les a faits dépositaires, et qu’il peut limi-
ter, modifier et reprendre quand il lui plaît ; l’aliénation d’un tel
droit étant incompatible avec la nature du corps social et con-
traire au but de l’association.
J’appelle donc gouvernement ou suprême administration
l’exercice légitime de la puissance exécutive, et prince ou magis-
trat, l’homme ou le corps chargé de cette administration.
C’est dans le gouvernement que se trouvent les forces in-
termédiaires, dont les rapports composent celui du tout au tout,
ou du souverain à l’État. On peut représenter ce dernier rapport
par celui des extrêmes d’une proportion continue, dont la
moyenne proportionnelle est le gouvernement. Le gouverne-
ment reçoit du souverain les ordres qu’il donne au peuple, et
pour que l’État soit dans un bon équilibre il faut, tout compen-
sé, qu’il y ait égalité entre le produit ou la puissance du gouver-
nement pris en lui-même, et le produit ou la puissance des ci-
toyens, qui sont souverains d’un côté et sujets de l’autre.
– 71 –
De plus, on ne saurait altérer aucun des trois termes sans
rompre à l’instant la proportion. Si le souverain veut gouverner,
ou si le magistrat veut donner des lois, ou si les sujets refusent
d’obéir, le désordre succède à la règle, la force et la volonté
n’agissent plus de concert, et l’État dissous tombe ainsi dans le
despotisme ou dans l’anarchie. Enfin, comme il n’y a qu’une
moyenne proportionnelle entre chaque rapport, il n’y a non plus
qu’un bon gouvernement possible dans un État : mais comme
mille événements peuvent changer les rapports d’un peuple,
non seulement différents gouvernements peuvent être bons à
divers peuples, mais au même peuple en différents temps.
Pour tâcher de donner une idée des divers rapports qui
peuvent régner entre ces deux extrêmes, je prendrai pour
exemple le nombre du peuple, comme un rapport plus facile à
exprimer.
Supposons que l’État soit composé de dix mille citoyens. Le
souverain ne peut être considéré que collectivement et en corps.
Mais chaque particulier en qualité de sujet est considéré comme
individu : ainsi le souverain est au sujet comme dix mille est à
un : c’est-à-dire que chaque membre de l’État n’a pour sa part
que la dix-millième partie de l’autorité souveraine, quoiqu’il lui
soit soumis tout entier. Que le peuple soit composé de cent mille
hommes, l’état des sujets ne change pas, et chacun porte égale-
ment tout l’empire des lois, tandis que son suffrage, réduit à un
cent-millième, a dix fois moins d’influence dans leur rédaction.
Alors, le sujet restant toujours un, le rapport du souverain aug-
mente en raison du nombre des citoyens. D’où il suit que plus
l’État s’agrandit, plus la liberté diminue.
Quand je dis que le rapport augmente, j’entends qu’il
s’éloigne de l’égalité. Ainsi, plus le rapport est grand dans l’ac-
ception des géomètres, moins il y a de rapport dans l’acception
commune ; dans la première, le rapport considéré selon la
quantité se mesure par l’exposant, et dans l’autre, considéré se-
lon l’identité, il s’estime par la similitude.
– 72 –
Or moins les volontés particulières se rapportent à la vo-
lonté générale, c’est-à-dire les mœurs aux lois, plus la force ré-
primante doit augmenter. Donc le gouvernement, pour être
bon, doit être relativement plus fort, à mesure que le peuple est
plus nombreux.
D’un autre côté, l’agrandissement de l’État donnant aux
dépositaires de l’autorité publique plus de tentations et de
moyens d’abuser de leur pouvoir, plus le gouvernement doit
avoir de force pour contenir le peuple, plus le souverain doit en
avoir à son tour pour contenir le gouvernement. Je ne parle pas
ici d’une force absolue, mais de la force relative des diverses
parties de l’État.
Il suit de ce double rapport que la proportion continue
entre le souverain, le prince et le peuple n’est point une idée ar-
bitraire, mais une conséquence nécessaire de la nature du corps
politique. Il suit encore que l’un des extrêmes, savoir le peuple
comme sujet, étant fixe et représenté par l’unité, toutes les fois
que la raison doublée augmente ou diminue, la raison simple
augmente ou diminue semblablement, et que par conséquent le
moyen terme est changé. Ce qui fait voir qu’il n’y a pas une
constitution de gouvernement unique et absolue, mais qu’il peut
y avoir autant de gouvernements différents en nature que
d’États différents en grandeur.
Si, tournant ce système en ridicule, on disait que pour
trouver cette moyenne proportionnelle et former le corps du
gouvernement il ne faut, selon moi, que tirer la racine carrée du
nombre du peuple, je répondrais que je ne prends ici ce nombre
que pour un exemple, que les rapports dont je parle ne se mesu-
rent pas seulement par le nombre des hommes, mais en général
par la quantité d’action, laquelle se combine par des multitudes
de causes ; qu’au reste si, pour m’exprimer en moins de paroles,
j’emprunte un moment des termes de géométrie, je n’ignore
pas, cependant, que la précision géométrique n’a point lieu dans
les quantités morales.
– 73 –
Le gouvernement est en petit ce que le corps politique qui
le renferme est en grand. C’est une personne morale douée de
certaines facultés, active comme le souverain, passive comme
l’État, et qu’on peut décomposer en d’autres rapports sem-
blables, d’où naît par conséquent une nouvelle proportion, une
autre encore dans celle-ci selon l’ordre des tribunaux, jusqu’à ce
qu’on arrive à un moyen terme indivisible, c’est-à-dire, à un seul
chef ou magistrat suprême, qu’on peut se représenter au milieu
de cette progression, comme l’unité entre la série des fractions
et celle des nombres.
Sans nous embarrasser dans cette multiplication de
termes, contentons-nous de considérer le gouvernement comme
un nouveau corps dans l’État, distinct du peuple et du souve-
rain, et intermédiaire entre l’un et l’autre.
Il y a cette différence essentielle entre ces deux corps, que
l’État existe par lui-même, et que le gouvernement n’existe que
par le souverain. Ainsi la volonté dominante du prince n’est ou
ne doit être que la volonté générale ou la loi, sa force n’est que la
force publique concentrée en lui ; sitôt qu’il veut tirer de lui-
même quelque acte absolu et indépendant, la liaison du tout
commence à se relâcher. S’il arrivait enfin que le prince eût une
volonté particulière plus active que celle du souverain, et qu’il
usât, pour obéir à cette volonté particulière de la force publique
qui est dans ses mains, en sorte qu’on eût, pour ainsi dire, deux
souverains, l’un de droit et l’autre de fait ; à l’instant l’union so-
ciale s’évanouirait et le corps politique serait dissout.
Cependant pour que le corps du gouvernement ait une
existence, une vie réelle qui le distingue du corps de l’État, pour
que tous ses membres puissent agir de concert et répondre à la
fin pour laquelle il est institué, il lui faut un moi particulier, une
sensibilité commune à ses membres, une force, une volonté
propre qui tende à sa conservation. Cette existence particulière
suppose des assemblées, des conseils, un pouvoir de délibérer,
de résoudre, des droits, des titres, des privilèges qui appartien-
– 74 –
nent au prince exclusivement, et qui rendent la condition du
magistrat plus honorable, à proportion qu’elle est plus pénible.
Les difficultés sont dans la manière d’ordonner dans le tout ce
tout subalterne, de sorte qu’il n’altère point la constitution gé-
nérale en affermissant la sienne ; qu’il distingue toujours sa
force particulière destinée à sa propre conservation, de la force
publique destinée à la conservation de l’État ; et qu’en un mot il
soit toujours prêt à sacrifier le gouvernement au peuple et non
le peuple au gouvernement.
D’ailleurs, bien que le corps artificiel du gouvernement soit
l’ouvrage d’un autre corps artificiel, et qu’il n’ait en quelque
sorte qu’une vie empruntée et subordonnée, cela n’empêche pas
qu’il ne puisse agir avec plus ou moins de vigueur ou de célérité,
jouir, pour ainsi dire, d’une santé plus ou moins robuste. Enfin,
sans s’éloigner directement du but de son institution, il peut
s’en écarter plus ou moins, selon la manière dont il est consti-
tué.
C’est de toutes ces différences que naissent les rapports di-
vers que le gouvernement doit avoir avec le corps de l’État, se-
lon les rapports accidentels et particuliers par lesquels ce même
État est modifié. Car souvent le gouvernement le meilleur en soi
deviendra le plus vicieux, si ses rapports ne sont altérés selon
les défauts du corps politique auquel il appartient.
– 75 –
CHAPITRE II
– 76 –
l’État considéré comme le tout, que par rapport au gouverne-
ment considéré comme partie du tout.
Dans une législation parfaite, la volonté particulière ou in-
dividuelle doit être nulle, la volonté de corps propre au gouver-
nement très subordonnée, et par conséquent la volonté générale
ou souveraine, toujours dominante et la règle unique de toutes
les autres.
Selon l’ordre naturel, au contraire, ces différentes volontés
deviennent plus actives à mesure qu’elles se concentrent : ainsi
la volonté générale est toujours la plus faible, la volonté de
corps a le second rang, et la volonté particulière le premier de
tous. De sorte que dans le gouvernement chaque membre est
premièrement soi-même, et puis magistrat, et puis citoyen :
gradation directement opposée à celle qu’exige l’ordre social.
Cela posé, que tout le gouvernement soit entre les mains
d’un seul homme, voilà la volonté particulière et la volonté de
corps parfaitement réunies, et par conséquent celle-ci au plus
haut degré d’intensité qu’elle puisse avoir. Or comme c’est du
degré de la volonté que dépend l’usage de la force, et que la
force absolue du gouvernement ne varie point, il s’ensuit que le
plus actif des gouvernements est celui d’un seul.
Au contraire, unissons le gouvernement à l’autorité législa-
tive ; faisons le prince du souverain, et de tous les citoyens au-
tant de magistrats : alors la volonté de corps, confondue avec la
volonté générale, n’aura pas plus d’activité qu’elle, et laissera la
volonté particulière dans toute sa force : ainsi le gouvernement,
toujours avec la même force absolue, sera dans son minimum
de force relative ou d’activité.
Ces rapports sont incontestables, et d’autres considérations
servent encore à les confirmer. On voit, par exemple, que
chaque magistrat est plus actif dans son corps que chaque ci-
toyen dans le sien, et que par conséquent la volonté particulière
a beaucoup plus d’influence dans les actes du gouvernement
– 77 –
que dans ceux du souverain ; car chaque magistrat est presque
toujours chargé de quelque fonction du gouvernement, au lieu
que chaque citoyen pris à part n’a aucune fonction de la souve-
raineté. D’ailleurs, plus l’État s’étend, plus sa force réelle aug-
mente, quoiqu’elle n’augmente pas en raison de son étendue ;
mais l’État restant le même, les magistrats ont beau se multi-
plier, le gouvernement n’en acquiert pas une plus grande force
réelle, parce que cette force est celle de l’État, dont la mesure est
toujours égale : ainsi la force relative ou l’activité du gouverne-
ment diminue, sans que sa force absolue ou réelle puisse aug-
menter.
Il est sûr encore que l’expédition des affaires devient plus
lente à mesure que plus de gens en sont chargés, qu’en donnant
trop à la prudence on ne donne pas assez à la fortune, qu’on
laisse échapper l’occasion, et qu’à force de délibérer on perd
souvent le fruit de la délibération.
Je viens de prouver que le gouvernement se relâche à me-
sure que les magistrats se multiplient, et j’ai prouvé ci-devant
que plus le peuple est nombreux, plus la force réprimande doit
augmenter : d’où il suit que le rapport des magistrats au gou-
vernement doit être inverse du rapport des sujets au souverain,
c’est-à-dire, que, plus l’État s’agrandit, plus le gouvernement
doit se resserrer, tellement que le nombre des chefs diminue en
raison de l’augmentation du peuple.
Au reste je ne parle ici que de la force relative du gouver-
nement, et non de sa rectitude : car, au contraire, plus le magis-
trat est nombreux, plus la volonté de corps se rapproche de la
volonté générale ; au lieu que sous un magistrat unique cette
même volonté de corps n’est, comme je le dis, qu’une volonté
particulière. Ainsi l’on perd d’un côté ce qu’on peut gagner de
l’autre, et l’art du Législateur est de savoir fixer le point où la
force et la volonté du gouvernement, toujours en proportion ré-
ciproque, se combinent dans le rapport le plus avantageux à
l’État.
– 78 –
CHAPITRE III
– 79 –
vernement se confond avec la suivante ; et l’on voit, que, sous
trois seules dénominations, le gouvernement est réellement
susceptible d’autant de formes diverses que l’État a de citoyens.
Il y a plus : ce même gouvernement pouvant à certains
égards, se subdiviser en d’autres parties, l’une administrée
d’une manière et l’autre d’une autre, il peut résulter de ces trois
formes combinées une multitude de formes mixtes, dont cha-
cune est multipliable par toutes les formes simples.
On a de tout temps beaucoup disputé sur la meilleure
forme de gouvernement, sans considérer que chacune d’elles est
la meilleure en certains cas, et la pire en d’autres.
Si dans les différents États le nombre des magistrats su-
prêmes doit être en raison inverse de celui des citoyens, il
s’ensuit qu’en général le gouvernement démocratique convient
aux petits États, l’aristocratique aux médiocres, et le monar-
chique aux grands. Cette règle se tire immédiatement du prin-
cipe ; mais comment compter la multitude de circonstances qui
peuvent fournir des exceptions ?
– 80 –
CHAPITRE IV
De la Démocratie.
Celui qui fait la loi sait mieux que personne comment elle
doit être exécutée et interprétée. Il semble donc qu’on ne saurait
avoir une meilleure constitution que celle où le pouvoir exécutif
est joint au législatif : mais c’est cela même qui rend ce gouver-
nement insuffisant à certains égards, parce que les choses qui
doivent être distinguées ne le sont pas, et que le prince et le
souverain n’étant que la même personne, ne forment, pour ainsi
dire, qu’un gouvernement sans gouvernement.
Il n’est pas bon que celui qui fait les lois les exécute, ni que
le corps du peuple détourne son attention des vues générales,
pour les donner aux objets particuliers. Rien n’est plus dange-
reux que l’influence des intérêts privés dans les affaires pu-
bliques, et l’abus des lois par le gouvernement est un mal
moindre que la corruption du Législateur, suite infaillible des
vues particulières. Alors l’État étant altéré dans sa substance,
toute réforme devient impossible. Un peuple qui n’abuserait
jamais du gouvernement n’abuserait pas non plus de l’indépen-
dance ; un peuple qui gouvernerait toujours bien n’aurait pas
besoin d’être gouverné.
À prendre le terme dans la rigueur de l’acception, il n’a ja-
mais existé de véritable démocratie, et il n’en existera jamais. Il
est contre l’ordre naturel que le grand nombre gouverne et que
le petit soit gouverné. On ne peut imaginer que le peuple reste
incessamment assemblé pour vaquer aux affaires publiques, et
l’on voit aisément qu’il ne saurait établir pour cela des commis-
sions, sans que la forme de l’administration change.
– 81 –
En effet, je crois pouvoir poser en principe que quand les
fonctions du gouvernement sont partagées entre plusieurs tri-
bunaux, les moins nombreux acquièrent tôt ou tard la plus
grande autorité, ne fût-ce qu’à cause de la facilité d’expédier les
affaires, qui les y amène naturellement.
D’ailleurs, que de choses difficiles à réunir ne suppose pas
ce gouvernement ? Premièrement, un État très petit où le
peuple soit facile à rassembler, et où chaque citoyen puisse ai-
sément connaître tous les autres ; secondement une grande
simplicité de mœurs, qui prévienne la multitude d’affaires et les
discussions épineuses ; ensuite beaucoup d’égalité dans les
rangs et dans les fortunes, sans quoi l’égalité ne saurait subsis-
ter longtemps dans les droits et l’autorité ; enfin peu ou point de
luxe ; car, ou le luxe est l’effet des richesses, ou il les rend néces-
saires ; il corrompt à la fois le riche et le pauvre, l’un par la pos-
session, l’autre par la convoitise ; il vend la patrie à la mollesse,
à la vanité ; il ôte à l’État tous ses citoyens pour les asservir les
uns aux autres, et tous à l’opinion.
Voilà pourquoi un auteur célèbre a donné la vertu pour
principe à la république ; car toutes ces conditions ne sauraient
subsister sans la vertu : mais, faute d’avoir fait les distinctions
nécessaires, ce beau génie a manqué souvent de justesse, quel-
quefois de clarté, et n’a pas vu que l’autorité souveraine étant
partout la même, le même principe doit avoir lieu dans tout État
bien constitué, plus ou moins, il est vrai, selon la forme du gou-
vernement.
Ajoutons qu’il n’y a pas de gouvernement si sujet aux
guerres civiles et aux agitations intestines que le démocratique
ou populaire, parce qu’il n’y en a aucun qui tende si fortement et
si continuellement à changer de forme, ni qui demande plus de
vigilance et de courage pour être maintenu dans la sienne. C’est
surtout dans cette constitution que le citoyen doit s’armer de
force et de constance, et dire chaque jour de sa vie au fond de
– 82 –
son cœur ce que disait un vertueux Palatin 18 dans la diète de Po-
logne : Malo periculosam libertatem quam quietum servitium.
S’il y avait un peuple de Dieux, il se gouvernerait démocra-
tiquement. Un gouvernement si parfait ne convient pas à des
hommes.
– 83 –
CHAPITRE V
De l’Aristocratie.
19 Il est clair que le mot optimates chez les anciens ne veut pas dire
les meilleurs, mais les plus puissants.
– 84 –
la troisième est le pire de tous les gouvernements. La deuxième
est le meilleur ; c’est l’aristocratie proprement dite.
Outre l’avantage de la distinction des deux pouvoirs, elle a
celui du choix de ses membres : car, dans le gouvernement po-
pulaire tous les citoyens naissent magistrats ; mais celui-ci les
borne à un petit nombre, et ils ne le deviennent que par élec-
tion 20 : moyen par lequel la probité, les lumières, l’expérience,
et toutes les autres raisons de préférence et d’estime publique,
sont autant de nouveaux garants qu’on sera sagement gouverné.
De plus, les assemblées se font plus commodément ; les af-
faires se discutent mieux, s’expédient avec plus d’ordre et de di-
ligence ; le crédit de l’État est mieux soutenu chez l’étranger par
de vénérables sénateurs, que par une multitude inconnue ou
méprisée.
En un mot, c’est l’ordre le meilleur et le plus naturel que les
plus sages gouvernent la multitude, quand on est sûr qu’ils la
gouverneront pour son profit et non pour le leur : il ne faut
point multiplier en vain les ressorts, ni faire avec vingt mille
hommes ce que cent hommes choisis peuvent faire encore
mieux. Mais il faut remarquer que l’intérêt de corps commence
à moins diriger ici la force publique sur la règle de la volonté
générale, et qu’une autre pente inévitable enlève aux lois une
partie de la puissance exécutive.
À l’égard des convenances particulières, il ne faut ni un
État si petit ni un peuple si simple et si droit, que l’exécution des
– 85 –
lois suive immédiatement de la volonté publique, comme dans
une bonne démocratie. Il ne faut pas non plus une si grande na-
tion que les chefs épars pour la gouverner puissent trancher du
souverain chacun dans son département, et commencer par se
rendre indépendants pour devenir enfin les maîtres.
Mais si l’aristocratie exige quelques vertus de moins que le
gouvernement populaire, elle en exige aussi d’autres qui lui sont
propres, comme la modération dans les riches et le contente-
ment dans les pauvres : car il semble qu’une égalité rigoureuse y
serait déplacée ; elle ne fut pas même observée à Sparte.
Au reste, si cette forme comporte une certaine inégalité de
fortune, c’est bien pour qu’en général l’administration des af-
faires publiques soit confiée à ceux qui peuvent le mieux y don-
ner tout leur temps, mais non pas, comme prétend Aristote,
pour que les riches soient toujours préférés. Au contraire, il im-
porte qu’un choix opposé apprenne quelquefois au peuple qu’il
y a dans le mérite des hommes, des raisons de préférence plus
importantes que la richesse.
– 86 –
CHAPITRE VI
De la Monarchie.
– 87 –
but, il est vrai ; mais ce but n’est point celui de la félicité pu-
blique, et la force même de l’administration tourne sans cesse
au préjudice de l’État.
Les rois veulent être absolus, et de loin on leur crie que le
meilleur moyen de l’être est de se faire aimer de leurs peuples.
Cette maxime est très belle, et même très vraie à certains
égards : malheureusement on s’en moquera toujours dans les
cours. La puissance qui vient de l’amour des peuples est sans
doute la plus grande ; mais elle est précaire et conditionnelle :
jamais les princes s’en contenteront. Les meilleurs rois veulent
pouvoir être méchants s’il leur plaît, sans cesser d’être les
maîtres : un sermonneur politique aura beau leur dire que la
force du peuple étant la leur, leur plus grand intérêt est que le
peuple soit florissant, nombreux, redoutable ; ils savent très
bien que cela n’est pas vrai. Leur intérêt personnel est premiè-
rement que le peuple soit faible, misérable, et qu’il ne puisse
jamais leur résister. J’avoue que, supposant les sujets toujours
parfaitement soumis, l’intérêt du prince serait alors que le
peuple fût puissant, afin que cette puissance étant la sienne le
rendît redoutable à ses voisins ; mais comme cet intérêt n’est
que secondaire et subordonné, et que les deux suppositions sont
incompatibles, il est naturel que les princes donnent toujours la
préférence à la maxime qui leur est le plus immédiatement utile.
C’est ce que Samuel représentait fortement aux Hébreux ; c’est
ce que Machiavel a fait voir avec évidence. En feignant de don-
ner des leçons aux rois il en a donné de grandes aux peuples. Le
Prince de Machiavel est le livre des républicains 21.
– 88 –
Nous avons trouvé, par les rapports généraux, que la mo-
narchie n’est convenable qu’aux grands États, et nous le trouve-
rons encore en l’examinant en elle-même. Plus l’administration
publique est nombreuse, plus le rapport du prince aux sujets
diminue et s’approche de l’égalité, en sorte que ce rapport est
un, ou l’égalité même, dans la démocratie. Ce même rapport
augmente à mesure que le gouvernement se resserre, et il est
dans son maximum quand le gouvernement est dans les mains
d’un seul. Alors il se trouve une trop grande distance entre le
prince et le peuple, et l’État manque de liaison. Pour la former il
faut donc des ordres intermédiaires : il faut des princes, des
grands, de la noblesse pour les remplir. Or rien de tout cela ne
convient à un petit État que ruinent tous ces degrés.
Mais s’il est difficile qu’un grand État soit bien gouverné, il
l’est beaucoup plus qu’il soit bien gouverné par un seul homme,
et chacun sait ce qu’il arrive quand le roi se donne des substi-
tuts.
Un défaut essentiel et inévitable, qui mettra toujours le
gouvernement monarchique au-dessous du républicain, est que
dans celui-ci la voix publique n’élève presque jamais aux pre-
mières places que des hommes éclairés et capables, qui les rem-
plissent avec honneur ; au lieu que ceux qui parviennent dans
les monarchies ne sont le plus souvent que de petits brouillons,
de petits fripons, de petits intrigants, à qui les petits talents, qui
font dans les cours parvenir aux grandes places, ne servent qu’à
montrer au public leur ineptie aussitôt qu’ils y sont parvenus.
Le peuple se trompe bien moins sur ce choix que le prince ; et
un homme d’un vrai mérite est presque aussi rare dans le minis-
tère qu’un sot à la tête d’un gouvernement républicain. Aussi,
quand par quelque heureux hasard un de ces hommes nés pour
– 89 –
gouverner prend le timon des affaires dans une monarchie
presque abimée par ces tas de jolis régisseurs, on est tout sur-
pris des ressources qu’il trouve, et cela fait époque dans un pays.
Pour qu’un État monarchique pût être bien gouverné, il
faudrait que sa grandeur ou son étendue fût mesurée aux facul-
tés de celui qui gouverne. Il est plus aisé de conquérir que de ré-
gir. Avec un levier suffisant, d’un doigt on peut ébranler le
monde, mais pour le soutenir il faut les épaules d’Hercule. Pour
peu qu’un État soit grand, le prince est presque toujours trop
petit. Quand au contraire il arrive que l’État est trop petit pour
son chef, ce qui est très rare, il est encore mal gouverné, parce
que le chef, suivant toujours la grandeur de ses vues, oublie les
intérêts des peuples, et ne les rend pas moins malheureux par
l’abus des talents qu’il a de trop, qu’un chef borné, par le défaut
de ceux qui lui manquent. Il faudrait, pour ainsi dire, qu’un
royaume s’étendît ou se resserrât à chaque règne selon la portée
du prince, au lieu que les talents d’un sénat ayant des mesures
plus fixes, l’État peut avoir des bornes constantes, et l’adminis-
tration n’aller pas moins bien.
Le plus sensible inconvénient du gouvernement d’un seul,
est le défaut de cette succession continuelle qui forme dans les
deux autres une liaison non interrompue. Un roi mort, il en faut
un autre : les élections laissent des intervalles dangereux, elles
sont orageuses ; et à moins que les citoyens ne soient d’un dé-
sintéressement, d’une intégrité que ce gouvernement ne com-
porte guère, la brigue et la corruption s’en mêlent. Il est difficile
que celui à qui l’État s’est vendu ne le vende pas à son tour, et
ne se dédommage pas sur les faibles de l’argent que les puis-
sants lui ont extorqué. Tôt ou tard tout devient vénal sous une
pareille administration ; et la paix dont on jouit alors sous les
rois est pire que le désordre des interrègnes.
Qu’a-t-on fait pour prévenir ces maux ? On a rendu les cou-
ronnes héréditaires dans certaines familles, et l’on a établi un
ordre de succession qui prévient toute dispute à la mort des
– 90 –
rois, c’est-à-dire que, substituant l’inconvénient des régences à
celui des élections, on a préféré une apparente tranquillité à une
administration sage, et qu’on a mieux aimé risquer d’avoir pour
chefs des enfants, des monstres, des imbéciles, que d’avoir à
disputer sur le choix des bons rois. On n’a pas considéré qu’en
s’exposant ainsi aux risques de l’alternative, on met presque
toutes les chances contre soi. C’était un mot très sensé que celui
du jeune Denis, à qui son père en lui reprochant une action hon-
teuse disait : t’en ai-je donné l’exemple ? Ah, répondit le fils,
votre père n’était pas roi !
Tout concourt à priver de justice et de raison un homme
élevé pour commander aux autres. On prend beaucoup de
peine, à ce qu’on dit, pour enseigner aux jeunes princes l’art de
régner ; il ne paraît pas que cette éducation leur profite. On fe-
rait mieux de commencer par leur enseigner l’art d’obéir. Les
plus grands rois qu’ait célébrés l’histoire n’ont point été élevés
pour régner ; c’est une science qu’on ne possède jamais moins
qu’après l’avoir trop apprise, et qu’on acquiert mieux en obéis-
sant qu’en commandant. Nam utilissimus idem ac brevissimus
bonarum malarumque rerum delectus, cogitare quid aut
nolueris sub alio principe aut volueris 22.
Une suite de ce défaut de cohérence est l’inconstance du
gouvernement royal qui, se réglant tantôt sur un plan et tantôt
sur un autre selon le caractère du prince qui règne ou des gens
qui règnent pour lui, ne peut avoir longtemps un objet fixe ni
une conduite conséquente : variation qui rend toujours l’État
flottant de maxime en maxime, de projet en projet, et qui n’a
pas lieu dans les autres gouvernements où le prince est toujours
le même. Aussi voit-on qu’en général, s’il y a plus de ruse dans
une cour, il y a plus de sagesse dans un sénat, et que les répu-
bliques vont à leurs fins par des vues plus constantes et mieux
– 91 –
suivies, au lieu que chaque révolution dans le ministère en pro-
duit une dans l’État ; la maxime commune à tous les ministres,
et presque à tous les rois, étant de prendre en toute chose le
contrepied de leur prédécesseur.
De cette même incohérence se tire encore la solution d’un
sophisme très familier aux politiques royaux ; c’est, non seule-
ment de comparer le gouvernement civil au gouvernement do-
mestique, et le prince au père de famille, erreur déjà réfutée,
mais encore de donner libéralement à ce magistrat toutes les
vertus dont il aurait besoin, et de supposer toujours que le
prince est ce qu’il devrait être : supposition à l’aide de laquelle le
gouvernement royal est évidemment préférable à tout autre,
parce qu’il est incontestablement le plus fort, et que pour être
aussi le meilleur il ne lui manque qu’une volonté de corps plus
conforme à la volonté générale.
Mais si selon Platon 23, le roi par nature est un personnage
si rare, combien de fois la nature et la fortune concourront-elles
à le couronner ? et si l’éducation royale corrompt nécessaire-
ment ceux qui la reçoivent, que doit-on espérer d’une suite
d’hommes élevés pour régner ? C’est donc bien vouloir s’abuser
que de confondre le gouvernement royal avec celui d’un bon roi.
Pour voir ce qu’est ce gouvernement en lui-même, il faut le con-
sidérer sous des princes bornés ou méchants ; car ils arriveront
tels au trône, ou le trône les rendra tels.
Ces difficultés n’ont pas échappé à nos auteurs, mais ils
n’en sont point embarrassés. Le remède est, disent-ils, d’obéir
sans murmure. Dieu donne les mauvais rois dans sa colère, et il
faut les supporter comme des châtiments du ciel. Ce discours
est édifiant, sans doute ; mais je ne sais s’il ne conviendrait pas
mieux en chaire que dans un livre de politique. Que dire d’un
23 In Civili.
– 92 –
médecin qui promet des miracles, et dont tout l’art est
d’exhorter son malade à la patience ? On sait bien qu’il faut
souffrir un mauvais gouvernement quand on l’a : la question se-
rait d’en trouver un bon.
– 93 –
CHAPITRE VII
– 94 –
son entier, servent seulement à balancer les deux puissances et
à maintenir leurs droits respectifs. Alors le gouvernement n’est
pas mixte, il est tempéré.
On peut remédier par des moyens semblables à l’inconvé-
nient opposé, et, quand le gouvernement est trop lâche, ériger
des tribunaux pour le concentrer. Cela se pratique dans toutes
les démocraties. Dans le premier cas on divise le gouvernement
pour l’affaiblir, et dans le second pour le renforcer ; car les
maximum de force et de faiblesse se trouvent également dans
les gouvernements simples, au lieu que les formes mixtes don-
nent une force moyenne.
– 95 –
CHAPITRE VIII
– 96 –
n’importe ; le peuple est toujours riche et les finances vont tou-
jours bien. Au contraire, quelque peu que le peuple donne,
quand ce peu ne lui revient point, en donnant toujours, bientôt
il s’épuise ; l’État n’est jamais riche et le peuple est toujours
gueux.
Il suit de là que plus la distance du peuple au gouverne-
ment augmente, et plus les tributs deviennent onéreux : ainsi
dans la démocratie le peuple est le moins chargé, dans l’aristo-
cratie il l’est davantage, dans la monarchie il porte le plus grand
poids. La monarchie ne convient donc qu’aux nations opu-
lentes ; l’aristocratie aux États médiocres en richesse ainsi qu’en
grandeur ; la démocratie, aux États petits et pauvres.
En effet, plus on y réfléchit, plus on trouve en ceci de diffé-
rence entre les États libres et les monarchiques : dans les pre-
miers tout s’emploie à l’utilité commune ; dans les autres, les
forces publiques et particulières sont réciproques, et l’une
s’augmente par l’affaiblissement de l’autre. Enfin, au lieu de
gouverner les sujets pour les rendre heureux, le despotisme les
rend misérables pour les gouverner.
Voilà donc, dans chaque climat des causes naturelles sur
lesquelles on peut assigner la forme de gouvernement à laquelle
la force du climat l’entraîne, et dire même quelle espèce
d’habitants il doit avoir. Les lieux ingrats et stériles où le pro-
duit ne vaut pas le travail, doivent rester incultes et déserts, ou
seulement peuplés de sauvages ; les lieux où le travail des
hommes ne rend exactement que le nécessaire, doivent être ha-
bités par des peuples barbares, toute politie y serait impossible ;
les lieux où l’excès du produit sur le travail est médiocre con-
viennent aux peuples libres ; ceux où le terroir abondant et fer-
tile donne beaucoup de produit pour peu de travail, veulent être
gouvernés monarchiquement, pour consumer par le luxe du
prince l’excès du superflu des sujets ; car il vaut mieux que cet
excès soit absorbé par le gouvernement que dissipé par les par-
ticuliers. Il y a des exceptions, je le sais ; mais ces exceptions
– 97 –
même confirment la règle, en ce qu’elles produisent tôt ou tard
des révolutions qui ramènent les choses dans l’ordre de la na-
ture.
Distinguons toujours les lois générales des causes particu-
lières lui peuvent en modifier l’effet. Quand tout le midi serait
couvert de républiques et tout le nord d’États despotiques, il
n’en serait pas moins vrai que par l’effet du climat le despotisme
convient aux pays chauds, la barbarie aux pays froids, et la
bonne politie aux régions intermédiaires. Je vois encore qu’en
accordant le principe, on pourra disputer sur l’application : on
pourra dire qu’il y a des pays froids très fertiles, et des méridio-
naux très ingrats. Mais cette difficulté n’en est une que pour
ceux qui n’examinent pas la chose dans tous ses rapports. Il
faut, comme je l’ai déjà dit, compter ceux des travaux, des
forces, de la consommation, etc.
Supposons que de deux terrains égaux l’un rapporte cinq et
l’autre dix. Si les habitants du premier consomment quatre et
ceux du dernier neuf, l’excès du premier produit sera un cin-
quième, et celui du second un dixième. Le rapport de ces deux
excès étant donc inverse de celui des produits, le terrain qui ne
produira que cinq donnera un superflu double de celui du ter-
rain qui produira dix.
Mais il n’est pas question d’un produit double, et je ne crois
pas que personne ose mettre en général la fertilité des pays
froids en égalité même avec celle des pays chauds. Toutefois,
supposons cette égalité ; laissons, si l’on veut, en balance
l’Angleterre avec la Sicile, et la Pologne avec l’Égypte. Plus au
midi, nous aurons l’Afrique et les Indes ; plus au nord, nous
n’aurons plus rien. Pour cette égalité de produit, quelle diffé-
rence dans la culture ? En Sicile il ne faut que gratter la terre ;
en Angleterre que de soins pour la labourer ! Or, là où il faut
plus de bras pour donner le même produit, le superflu doit être
nécessairement moindre.
– 98 –
Considérez, outre cela, que la même quantité d’hommes
consomme beaucoup moins dans les pays chauds. Le climat
demande qu’on y soit sobre pour se porter bien : les Européens
qui veulent y vivre comme chez eux périssent tous de dysenterie
et d’indigestions. Nous sommes, dit Chardin, des bêtes carnas-
sières, des loups, en comparaison des Asiatiques. Quelques-uns
attribuent la sobriété des Persans à ce que leur pays est moins
cultivé, et moi je crois au contraire que leur pays abonde moins
en denrées parce qu’il en faut moins aux habitants. Si leur fru-
galité, continue-t-il, était un effet de la disette du pays, il n’y
aurait que les pauvres qui mangeraient peu, au lieu que c’est
généralement tout le monde, et on mangerait plus ou moins en
chaque province, selon la fertilité du pays, au lieu que la même
sobriété se trouve par tout le royaume. Ils se louent fort de leur
manière de vivre, disant qu’il ne faut que regarder leur teint
pour reconnaître combien elle est plus excellente que celle des
chrétiens. En effet le teint des Persans est uni ; ils ont la peau
belle, fine et polie, au lieu que le teint des Arméniens leurs su-
jets qui vivent à l’Européenne est rude, couperosé, et que leurs
corps sont gros et pesants.
Plus on approche de la ligne, plus les peuples vivent de peu.
Ils ne mangent presque pas de viande ; le riz, le maïs, le cous-
cous, le mil, la cassave, sont leurs aliments ordinaires. Il y a aux
Indes des millions d’hommes dont la nourriture ne coûte pas un
sou par jour. Nous voyons en Europe même des différences sen-
sibles pour l’appétit entre les peuples du nord et ceux du midi.
Un Espagnol vivra huit jours du dîner d’un Allemand. Dans les
pays où les hommes sont plus voraces le luxe se tourne aussi
vers les choses de consommation. En Angleterre, il se montre
sur une table chargée de viandes ; en Italie, on vous régale de
sucre et de fleurs.
Le luxe des vêtements offre encore de semblables diffé-
rences. Dans les climats où les changements des saisons sont
prompts et violents, on a des habits meilleurs et plus simples ;
dans ceux où l’on ne s’habille que pour la parure on y cherche
– 99 –
plus d’éclat que d’utilité : les habits eux-mêmes y sont un luxe.
À Naples, vous verrez tous les jours se promener au Pausylippe,
des hommes en veste dorée et point de bas. C’est la même chose
pour les bâtiments : on donne tout à la magnificence quand on
n’a rien à craindre des injures de l’air. À Paris, à Londres, on
veut être logé chaudement et commodément. À Madrid on a des
salons superbes, mais point de fenêtres qui ferment, et l’on
couche dans des nids à rats.
Les aliments sont beaucoup plus substantiels et succulents
dans les pays chauds ; c’est une troisième différence qui ne peut
manquer d’influer sur la seconde. Pourquoi mange-t-on tant de
légumes en Italie ? parce qu’ils y sont bons, nourrissants,
d’excellent goût : en France où ils ne sont nourris que d’eau ils
ne nourrissent point, et sont presque comptés pour rien sur les
tables. Ils n’occupent pourtant pas moins de terrain et coûtent
du moins autant de peine à cultiver. C’est une expérience faite
que les blés de Barbarie, d’ailleurs inférieurs à ceux de France,
rendent beaucoup plus en farine ; et que ceux de France à leur
tour rendent plus que les blés du nord : d’où l’on peut inférer
qu’une gradation semblable s’observe généralement dans la
même direction de la ligne au pôle. Or n’est-ce pas un désavan-
tage visible d’avoir dans un produit égal, une moindre quantité
d’aliments ?
À toutes ces différentes considérations j’en puis ajouter une
qui en découle et qui les fortifie ; c’est que les pays chauds ont
moins besoin d’habitants que les pays froids, et pourraient en
nourrir davantage ; ce qui produit un double superflu toujours à
l’avantage du despotisme. Plus le même nombre d’habitants oc-
cupe une grande surface, plus les révoltes deviennent difficiles,
parce qu’on ne peut se concerter ni promptement ni secrète-
ment, et qu’il est toujours facile au gouvernement d’éventer les
projets et de couper les communications ; mais plus un peuple
nombreux se rapproche, moins le gouvernement peut usurper
sur le souverain : les chefs délibèrent aussi sûrement dans leurs
chambres que le prince dans son conseil, et la foule s’assemble
– 100 –
aussitôt dans les places que les troupes dans leurs quartiers.
L’avantage d’un gouvernement tyrannique est donc en ceci
d’agir à grandes distances. À l’aide des points d’appui qu’il se
donne, sa force augment au loin comme celle des leviers 24. Celle
du peuple au contraire n’agit que concentrée, elle s’évapore et se
perd en s’étendant, comme l’effet de la poudre éparse à terre et
qui ne prend feu que grain à grain. Les pays les moins peuplés
sont ainsi les plus propres à la tyrannie : les bêtes féroces ne rè-
gnent que dans les déserts.
24 Ceci ne contredit pas ce que j’ai dit ci-devant L. II. Chap. IX. sur
les inconvénients des grands États ; car il s’agissait-là de l’autorité du
gouvernement sur ses membres, et il s’agit ici de sa force contre les su-
jets. Ses membres épars lui servent de points d’appui pour agir au loin
sur le peuple, mais il n’a nul point d’appui pour agir directement sur c’est
membres mêmes. Ainsi dans l’un des cas la longueur du levier en fait la
faiblesse, et la force dans l’autre cas.
– 101 –
CHAPITRE IX
– 102 –
disputé. Toute chose d’ailleurs égale, le gouvernement sous le-
quel, sans moyens étrangers, sans naturalisation, sans colonies,
les citoyens peuplent et multiplient davantage, est infaillible-
ment le meilleur ; celui sous lequel un peuple diminue et dépérit
est le pire. Calculateurs, c’est maintenant votre affaire ; comp-
tez, mesurez, comparez 25.
– 103 –
CHAPITRE X
– 104 –
S’il rétrogradait du petit nombre au grand, on pourrait dire qu’il
se relâche ; mais ce progrès inverse est impossible.
– 105 –
En effet, jamais le gouvernement ne change de forme que
quand son ressort usé le laisse trop affaibli pour pouvoir con-
server la sienne. Or, s’il se relâchait encore en s’étendant, sa
force deviendrait tout-à-fait nulle, et il subsisterait encore
moins. Il faut donc remonter et serrer le ressort à mesure qu’il
cède, autrement l’État qu’il soutient tomberait en ruine.
Le cas de la dissolution de l’État peut arriver de deux ma-
nières.
Premièrement, quand le prince n’administre plus l’État se-
lon les lois et qu’il usurpe le pouvoir souverain. Alors il se fait
un changement remarquable ; c’est que, non pas le gouverne-
ment, mais l’État se resserre ; je veux dire que le grand État se
dissout et qu’il s’en forme un autre dans celui-là, composé seu-
lement des membres du gouvernement, et qui n’est plus rien au
reste du peuple que son maître et son tyran. De sorte qu’à
l’instant que le gouvernement usurpe la souveraineté, le pacte
social est rompu, et tous les simples citoyens, rentrés de droit
dans leur liberté naturelle, sont forcés, mais non pas obligés
d’obéir.
Le même cas arrive aussi quand les membres du gouver-
nement usurpent séparément le pouvoir qu’ils ne doivent exer-
cer qu’en corps ; ce qui n’est pas une moindre infraction des
lois, et produit encore un plus grand désordre. Alors on a, pour
ainsi dire, autant de princes que de magistrats, et l’État, non
moins divisé que le gouvernement, périt ou change de forme.
Quand l’État se dissout, l’abus du gouvernement quel qu’il
soit, prend le nom commun d’anarchie. En distinguant, la dé-
mocratie dégénère en ochlocratie, l’aristocratie en oligarchie :
j’ajouterais que la royauté dégénère en tyrannie, mais ce der-
nier mot est équivoque et demande explication.
Dans le sens vulgaire, un tyran est un roi qui gouverne avec
violence, et sans égard à la justice et aux lois. Dans le sens pré-
cis, un tyran est un particulier qui s’arroge l’autorité royale sans
– 106 –
y avoir droit. C’est ainsi que les Grecs entendaient ce mot de ty-
ran : ils le donnaient indifféremment aux bons et aux mauvais
princes dont l’autorité n’était pas légitime 27. Ainsi tyran et
usurpateur sont deux mots parfaitement synonymes.
Pour donner différents noms à différentes choses, j’appelle
tyran l’usurpateur de l’autorité royale, et despote l’usurpateur
du pouvoir souverain. Le tyran est celui qui s’ingère, contre les
lois à gouverner selon les lois ; le despote est celui qui se met
au-dessus des lois mêmes. Ainsi le tyran peut n’être pas des-
pote, mais le despote est toujours tyran.
– 107 –
CHAPITRE XI
– 108 –
censé confirmer incessamment les lois qu’il n’abroge pas, pou-
vant le faire. Tout ce qu’il a déclaré vouloir une fois, il le veut
toujours, à moins qu’il ne le révoque.
Pourquoi donc porte-t-on tant de respect aux anciennes
lois ? C’est pour cela même. On doit croire qu’il n’y a que l’excel-
lence des volontés antiques qui les ait pu conserver si long-
temps ; si le souverain ne les eût reconnues constamment salu-
taires, il les eût mille fois révoquées. Voilà pourquoi, loin de
s’affaiblir, les lois acquièrent sans cesse une force nouvelle dans
tout État bien constitué ; le préjugé de l’antiquité les rend
chaque jour plus vénérables ; au lieu que partout où les lois
s’affaiblissent en vieillissant, cela prouve qu’il n’y a plus de pou-
voir législatif, et que l’État ne vit plus.
– 109 –
CHAPITRE XII
– 110 –
taines causes, et tout ce peuple était, sur la place publique
presque aussi souvent magistrat que citoyen.
En remontant aux premiers temps des nations, on trouve-
rait que la plupart des anciens gouvernements, même monar-
chiques tels que ceux des Macédoniens et des Francs, avaient de
semblables conseils. Quoi qu’il en soit, ce seul fait incontestable
répond à toutes les difficultés : de l’existant au possible la con-
séquence me paraît bonne.
– 111 –
CHAPITRE XIII
Suite.
– 112 –
qu’une nation ne peut être légitimement sujette d’une autre,
parce que l’essence du corps politique est dans l’accord de
l’obéissance et de la liberté, et que les mots de sujet et de souve-
rain sont des corrélations identiques dont l’idée se réunit sous
le seul mot de citoyen.
Je réponds encore que c’est toujours un mal d’unir plu-
sieurs villes en une seule cité, et que, voulant faire cette union,
l’on ne doit pas se flatter d’en éviter les inconvénients naturels.
Il ne faut point objecter l’abus des grands États à celui qui n’en
veut que de petits : mais comment donner aux petits États assez
de force pour résister aux grands ? Comme jadis les villes
grecques résistèrent au grand roi, et comme plus récemment la
Hollande et la Suisse ont résisté à la maison d’Autriche.
Toutefois si on ne peut réduire l’État à de justes bornes, il
reste encore une ressource ; c’est de n’y point souffrir de capi-
tale, de faire siéger le gouvernement alternativement dans
chaque ville, et d’y rassembler aussi tour à tour les États du
pays.
Peuplez également le territoire, étendez-y partout les
mêmes droits, portez-y partout l’abondance et la vie ; c’est ainsi
que l’État deviendra tout à la fois le plus fort et le mieux gou-
verné qu’il soit possible. Souvenez-vous que les murs des villes
ne se forment que du débris des maisons des champs : à chaque
palais que je vois élever dans la capitale, je crois voir mettre en
masures tout un pays.
– 113 –
CHAPITRE XIV
Suite.
– 114 –
Mais, entre l’autorité souveraine et le gouvernement arbi-
traire, il s’introduit quelquefois un pouvoir moyen dont il faut
parler.
– 115 –
CHAPITRE XV
– 116 –
pas, et qu’enfin les soins domestiques absorbent tout. Les
bonnes lois en font faire de meilleures, les mauvaises en amè-
nent de pires. Sitôt que quelqu’un dit des affaires de l’État, Que
m’importe ? on doit compter que l’État est perdu.
L’attiédissement de l’amour de la Patrie, l’activité de
l’intérêt privé, l’immensité des États, les conquêtes, l’abus du
gouvernement ont fait imaginer la voie des députés ou repré-
sentants du peuple dans les assemblées de la nation. C’est ce
qu’en certains pays on ose appeler le Tiers-État. Ainsi, l’intérêt
particulier de deux ordres est mis au premier et second rang,
l’intérêt public n’est qu’au troisième.
La souveraineté ne peut être représentée, par la même rai-
son qu’elle ne peut être aliénée ; elle consiste essentiellement
dans la volonté générale, et la volonté ne se représente point :
elle est la même, ou elle est autre ; il n’y a point de milieu. Les
députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représen-
tants, ils ne sont que ses commissaires ; ils ne peuvent rien con-
clure définitivement. Toute loi que le peuple en personne n’a
pas ratifiée est nulle ; ce n’est point une loi. Le peuple anglais
pense être libre ; il se trompe fort, il ne l’est que durant
l’élection des membres du parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il
est esclave, il n’est rien. Dans les courts moments de sa liberté,
l’usage qu’il en fait mérite bien qu’il la perde.
L’idée des représentants est moderne : elle nous vient du
gouvernement féodal, de cet inique et absurde gouvernement
dans lequel l’espèce humaine est dégradée, et où le nom
d’homme est en déshonneur. Dans les anciennes républiques et
même dans les monarchies, jamais le peuple n’eut des représen-
tants ; on ne connaissait pas ce mot-là. Il est très singulier qu’à
Rome, où les tribuns étaient si sacrés, on n’ait pas même imagi-
né qu’ils pussent usurper les fonctions du peuple, et qu’au mi-
lieu d’une si grande multitude, ils n’aient jamais tenté de passer
de leur chef un seul plébiscite. Qu’on juge cependant de
l’embarras que causait quelquefois la foule, par ce qui arriva du
– 117 –
temps des Gracques, où une partie des citoyens donnait son suf-
frage de dessus les toits.
Où le droit et la liberté sont toutes choses, les inconvé-
nients ne sont rien. Chez ce sage peuple tout était mis à sa juste
mesure : il laissait faire à ses licteurs ce que ses tribuns
n’eussent osé faire ; il ne craignait pas que ses licteurs voulus-
sent le représenter.
Pour expliquer cependant comment les tribuns le représen-
taient quelquefois, il suffit de concevoir comment le gouverne-
ment représente le souverain. La loi n’étant que la déclaration
de la volonté générale, il est clair que dans la puissance législa-
tive le peuple ne peut être représenté ; mais il peut et doit l’être
dans la puissance exécutive, qui n’est que la force appliquée à la
loi. Ceci fait voir qu’en examinant bien les choses on trouverait
que très peu de nations ont des lois. Quoi qu’il en soit, il est sûr
que les tribuns, n’ayant aucune partie du pouvoir exécutif, ne
purent jamais représenter le peuple romain par les droits de
leurs charges, mais seulement en usurpant sur ceux du sénat.
Chez les Grecs, tout ce que le peuple avait à faire, il le fai-
sait par lui-même. Il était sans cesse assemblé sur la place ; il
habitait un climat doux ; il n’était point avide ; des esclaves fai-
saient ses travaux ; sa grande affaire était sa liberté. N’ayant
plus les mêmes avantages, comment conserver les mêmes
droits ? Vos climats plus durs vous donnent plus de besoins 29 :
six mois de l’année la place publique n’est pas tenable ; vos
langues sourdes ne peuvent se faire entendre en plein air ; vous
donnez plus à votre gain qu’à votre liberté, et vous craignez bien
moins l’esclavage que la misère.
– 118 –
Quoi ! la liberté ne se maintient qu’à l’appui de la servi-
tude ? Peut-être. Les deux excès se touchent. Tout ce qui n’est
point dans la nature a ses inconvénients, et la société civile plus
que tout le reste. Il y a telles positions malheureuses où l’on ne
peut conserver sa liberté qu’aux dépens de celle d’autrui, et où le
citoyen ne peut être parfaitement libre que l’esclave ne soit ex-
trêmement esclave. Telle était la position de Sparte. Pour vous,
peuples modernes, vous n’avez point d’esclaves, mais vous
l’êtes ; vous payez leur liberté de la vôtre. Vous avez beau vanter
cette préférence ; j’y trouve plus de lâcheté que d’humanité.
Je n’entends point par tout cela qu’il faille avoir des es-
claves ni que le droit d’esclavage soit légitime, puisque j’ai prou-
vé le contraire. Je dis seulement les raisons pourquoi les
peuples modernes qui se croient libres ont des représentants, et
pourquoi les peuples anciens n’en avaient pas. Quoi qu’il en
soit, à l’instant qu’un peuple se donne des représentants, il n’est
plus libre ; il n’est plus.
Tout bien examiné, je ne vois pas qu’il soit désormais pos-
sible au souverain de conserver parmi nous l’exercice de ses
droits si la cité n’est très petite. Mais si elle est très petite elle se-
ra subjuguée ? Non. Je ferai voir ci-après 30 comment on peut
réunir la puissance extérieure d’un grand peuple avec la police
aisée et le bon ordre d’un petit État.
– 119 –
CHAPITRE XVI
– 120 –
De plus, il est évident que ce contrat du peuple avec telles
ou telles personnes serait un acte particulier. D’où il suit que ce
contrat ne saurait être une loi ni un acte de souveraineté, et que
par conséquent il serait illégitime.
On voit encore que les parties contractantes seraient entre
elles sous la seule loi de nature et sans aucun garant de leurs
engagements réciproques, ce qui répugne de toutes manières à
l’état civil : celui qui a la force en main étant toujours le maître
de l’exécution, autant vaudrait donner le nom de contrat à l’acte
d’un homme qui dirait à un autre, Je vous donne tout mon bien,
à condition que vous m’en rendrez ce qu’il vous plaira.
Il n’y a qu’un contrat dans l’État, c’est celui de association ;
et celui-là seul en exclut tout autre. On ne saurait imaginer au-
cun contrat public, qui ne fût une violation du premier.
– 121 –
CHAPITRE XVII
De l’institution du Gouvernement.
– 122 –
dans le parlement d’Angleterre, où la chambre basse en cer-
taines occasions se tourne en grand-comité, pour mieux discu-
ter les affaires, et devient ainsi simple commission, de cour sou-
veraine qu’elle était instant précédent ; en telle sorte qu’elle se
fait ensuite rapport à elle-même, comme chambre des com-
munes de ce qu’elle vient de régler en grand comité, et délibère
de nouveau sous un titre de ce qu’elle a déjà résolu, sous un
autre.
Tel est l’avantage propre au gouvernement démocratique,
de pouvoir être établi dans le fait par un simple acte de la volon-
té générale. Après quoi ce gouvernement provisionnel reste en
possession, si telle est la forme adoptée, ou établit au nom du
souverain le gouvernement prescrit par la loi, et tout se trouve
ainsi dans la règle. Il n’est pas possible d’instituer le gouverne-
ment d’aucune autre manière légitime, et sans renoncer aux
principes ci-devant établis.
– 123 –
CHAPITRE XVIII
– 124 –
ser dans toute la rigueur du droit ; et c’est aussi de cette obliga-
tion que le prince tire un grand avantage pour conserver sa
puissance malgré le peuple, sans qu’on puisse dire qu’il l’ait
usurpée : car en paraissant n’user que de ses droits, il lui est fort
aisé de les étendre, et d’empêcher, sous le prétexte du repos pu-
blic, les assemblées destinées à rétablir le bon ordre ; de sorte
qu’il se prévaut d’un silence qu’il empêche de rompre, ou des ir-
régularités qu’il fait commettre, pour supposer en sa faveur
l’aveu de ceux que la crainte fait taire, et pour punir ceux qui
osent parler. C’est ainsi que les décemvirs ayant d’abord été élus
pour un an, puis continués pour une autre année, tentèrent de
retenir à perpétuité leur pouvoir, en ne permettant plus aux
comices de s’assembler ; et c’est par ce facile moyen que tous les
gouvernements du monde, une fois revêtus de la force publique,
usurpent tôt ou tard l’autorité souveraine.
Les assemblées périodiques dont j’ai parlé ci-devant sont
propres à prévenir ou différer ce malheur, surtout quand elles
n’ont pas besoin de convocation formelle ; car alors le prince ne
saurait les empêcher sans se déclarer ouvertement infracteur
des lois et ennemi de l’État.
L’ouverture de ces assemblées, qui n’ont pour objet que le
maintien du traité social, doit toujours se faire par deux propo-
sitions qu’on ne puisse jamais supprimer, et qui passent sépa-
rément par les suffrages.
La première, S’il plaît au souverain de conserver la pré-
sente, forme de gouvernement ;
La seconde, S’il plaît au peuple d’en laisser l’adminis-
tration à ceux qui en sont actuellement chargés.
Je suppose ici ce que je crois avoir démontré, savoir : qu’il
n’y a dans l’État aucune loi fondamentale qui ne se puisse révo-
quer, non pas même le pacte social : car si tous les citoyens
s’assemblaient pour rompre ce pacte d’un commun accord, on
ne peut douter qu’il ne fût très légitimement rompu. Grotius
– 125 –
pense même que chacun peut renoncer à l’État dont il est
membre, et reprendre sa liberté naturelle et ses biens en sortant
du pays 31. Or, il serait absurde que tous les citoyens réunis ne
pussent pas ce que peut séparément chacun d’eux.
– 126 –
LIVRE IV
CHAPITRE PREMIER
– 127 –
pose ne fait que dire ce que tous ont déjà senti, et il n’est ques-
tion ni de brigues ni d’éloquence pour faire passer en loi ce que
chacun a déjà résolu de faire, sitôt qu’il sera sûr que les autres le
feront comme lui.
Ce qui trompe les raisonneurs, c’est que ne voyant que des
États mal constitués dès leur origine, ils sont frappés de l’im-
possibilité d’y maintenir une semblable police. Ils rient d’ima-
giner toutes les sottises qu’un fourbe adroit, un parleur insi-
nuant pourrait persuader au peuple de Paris ou de Londres. Ils
ne savent pas que Cromwell eût été mis aux sonnettes par le
peuple de Berne, et le duc de Beaufort à la discipline par les Ge-
nevois.
Mais quand le nœud social commence à se relâcher et l’État
à s’affaiblir ; quand les intérêts particuliers commencent à se
faire sentir et les petites sociétés à influer sur la grande, l’intérêt
commun s’altère et trouve des opposants ; l’unanimité ne règne
plus dans les voix, la volonté générale n’est plus la volonté de
tous ; il s’élève des contradictions, des débats, et le meilleur avis
ne passe point sans disputes.
Enfin quand l’État, près de sa ruine, ne subsiste plus que
par une forme illusoire et vaine, que le lien social est rompu
dans tous les cœurs, que le plus vil intérêt se pare effrontément
du nom sacré du bien public, alors la volonté générale devient
muette ; tous, guidés par des motifs secrets, n’opinent pas plus
comme citoyens que si l’État n’eût jamais existé, et l’on fait pas-
ser faussement sous le nom de lois, des décrets iniques qui n’ont
pour but que l’intérêt particulier.
S’ensuit-il de là que la volonté générale soit anéantie ou
corrompue ? Non, elle est toujours constante, inaltérable et
pure ; mais elle est subordonnée à d’autres qui l’emportent sur
elle. Chacun, détachant son intérêt de l’intérêt commun, voit
bien qu’il ne peut l’en séparer tout à fait ; mais sa part du mal
public ne lui paraît rien, auprès du bien exclusif qu’il prétend
s’approprier. Ce bien particulier excepté, il veut le bien général
– 128 –
pour son propre intérêt, tout aussi fortement qu’aucun autre.
Même en vendant son suffrage à prix d’argent il n’éteint pas en
lui la volonté générale ; il l’élude. La faute qu’il commet est de
changer l’état de la question, et de répondre autre chose que ce
qu’on lui demande : en sorte qu’au lieu de dire par son suffrage,
Il est avantageux à État, il dit, Il est avantageux à tel homme
ou à tel parti que tel ou tel avis passe. Ainsi la loi de l’ordre pu-
blic, dans les assemblées, n’est pas tant d’y maintenir la volonté
générale, que de faire qu’elle soit toujours interrogée et qu’elle
réponde toujours.
J’aurais ici bien des réflexions à faire sur le simple droit de
voter dans tout acte de souveraineté ; droit que rien ne peut ôter
aux citoyens ; et sur celui d’opiner, de proposer, de diviser, de
discuter, que le gouvernement a toujours grand soin de ne lais-
ser qu’à ses membres : mais cette importante matière demande-
rait un traité à part, et je ne puis tout dire dans celui-ci.
– 129 –
CHAPITRE II
Des Suffrages.
– 130 –
d’exécrations, affectaient de faire en même temps un bruit
épouvantable, afin que, si par hasard il devenait le maître, il ne
pût savoir ce que chacun d’eux avait dit.
De ces diverses considérations naissent les maximes sur
lesquelles on doit régler la manière de compter les voix et de
comparer les avis, selon que la volonté générale est plus ou
moins facile à connaître, et l’État plus ou moins déclinant.
Il n’y a qu’une seule loi qui par sa nature exige un consen-
tement unanime : c’est le pacte social. Car l’association civile est
l’acte du monde le plus volontaire ; tout homme étant né libre et
maître de lui-même, nul ne peut, sous quelque prétexte que ce
puisse être, l’assujettir sans son aveu. Décider que le fils d’une
esclave naît esclave, c’est décider qu’il ne naît pas homme.
Si donc lors du pacte social il s’y trouve des opposants, leur
opposition n’invalide pas le contrat, elle empêche seulement
qu’ils n’y soient compris ; ce sont des étrangers parmi les ci-
toyens. Quand l’État est institué, le consentement est dans la ré-
sidence ; habiter le territoire c’est se soumettre à la souveraine-
té 32.
Hors ce contrat primitif, la voix du plus grand nombre
oblige toujours tous les autres ; c’est une suite du contrat même.
Mais on demande comment un homme peut être libre et forcé
de se conformer à des volontés qui ne sont pas les siennes ?
Comment les opposants sont-ils libres et soumis à des lois aux-
quelles ils n’ont pas consenti ?
Je réponds que la question est mal posée. Le citoyen con-
sent à toutes les lois, même à celles qu’on passe malgré lui, et
– 131 –
même à celles qui le punissent quand il ose en violer
quelqu’une. La volonté constante de tous les membres de l’État
est la volonté générale ; c’est par elle qu’ils sont citoyens et
libres 33. Quand on propose une loi dans l’assemblée du peuple,
ce qu’on leur demande n’est pas précisément s’ils approuvent la
proposition ou s’ils la rejettent, mais si elle est conforme ou non
à la volonté générale qui est la leur ; chacun en donnant son suf-
frage dit son avis là-dessus, et du calcul des voix se tire la décla-
ration de la volonté générale. Quand donc l’avis contraire au
mien l’emporte, cela ne prouve autre chose sinon que je m’étais
trompé, et que ce que j’estimais être la volonté générale ne
l’était pas. Si mon avis particulier l’eût emporté, j’aurais fait
autre chose que ce que j’avais voulu ; c’est alors que je n’aurais
pas été libre.
Ceci suppose, il est vrai, que tous les caractères de la volon-
té générale sont encore dans la pluralité : quand ils cessent d’y
être, quelque parti qu’on prenne, il n’y a plus de liberté.
En montrant ci-devant comme on substituait des volontés
particulières à la volonté générale dans les délibérations pu-
bliques, j’ai suffisamment indiqué les moyens praticables de
prévenir cet abus ; j’en parlerai encore ci-après. À l’égard du
nombre proportionnel des suffrages pour déclarer cette volonté,
j’ai aussi donné les principes sur lesquels on peut le déterminer.
La différence d’une seule voix rompt l’égalité ; un seul opposant
rompt l’unanimité ; mais entre l’unanimité et l’égalité il y a plu-
sieurs partages inégaux, à chacun desquels on peut fixer ce
nombre selon l’état et les besoins du corps politique.
33 À Gênes on lit au-devant des prisons et sur les fers des galériens
ce mot libertas. Cette application de la devise est belle et juste. En effet il
n’y a que les malfaiteurs de tous états qui empêchent le citoyen d’être
libre. Dans un pays où tous ces gens-là seraient aux galères, on jouirait de
la plus parfaite liberté.
– 132 –
Deux maximes générales peuvent servir à régler ces rap-
ports : l’une, que plus les délibérations sont importantes et
graves, plus l’avis qui l’emporte doit approcher de l’unanimité ;
l’autre, que plus l’affaire agitée exige de célérité, plus on doit
resserrer la différence prescrite dans le partage des avis : dans
les délibérations qu’il faut terminer sur-le-champ, l’excédent
d’une seule voix doit suffire. La première de ces maximes paraît
plus convenable aux lois, et la seconde aux affaires. Quoi qu’il
en soit, c’est sur leur combinaison que s’établissent les meilleurs
rapports qu’on peut donner à la pluralité pour prononcer.
– 133 –
CHAPITRE III
Des Élections.
– 134 –
L’exemple de l’élection du Doge de Venise confirme cette
distinction loin de la détruire : cette forme mêlée convient dans
un gouvernement mixte. Car c’est une erreur de prendre le gou-
vernement de Venise pour une véritable aristocratie. Si le
peuple n’y a nulle part au gouvernement, la noblesse y est
peuple elle-même. Une multitude de pauvres barnabotes
n’approcha jamais d’aucune magistrature, et n’a de sa noblesse
que le vain titre d’excellence et le droit d’assister au grand-
conseil. Ce grand-conseil étant aussi nombreux que notre con-
seil général à Genève, ses illustres membres n’ont pas plus de
privilèges que nos simples citoyens. Il est certain qu’ôtant
l’extrême disparité des deux républiques, la bourgeoisie de Ge-
nève représente exactement le patriciat vénitien, nos natifs et
habitants représentent les citadins et le peuple de Venise, nos
paysans représentent les sujets de terre ferme : enfin de quelque
manière que l’on considère cette république, abstraction faite de
sa grandeur, son gouvernement n’est pas plus aristocratique
que le nôtre : toute la différence est que n’ayant aucun chef à
vie, nous n’avons pas le même besoin du sort.
Les élections par le sort auraient peu d’inconvénients dans
une véritable démocratie où tout étant égal, aussi bien par les
mœurs et par les talents que par les maximes et par la fortune,
le choix deviendrait presque indifférent. Mais j’ai déjà dit qu’il
n’y avait point de véritable démocratie.
Quand le choix et le sort se trouvent mêlés, le premier doit
remplir les places qui demandent des talents propres, telles que
les emplois militaires ; l’autre convient à celles où suffisent le
bon sens, la justice, l’intégrité, telles que les charges de judica-
ture ; parce que dans un État bien constitué ces qualités sont
communes à tous les citoyens.
Le sort ni les suffrages n’ont aucun lieu dans le gouverne-
ment monarchique. Le monarque étant de droit seul prince et
magistrat unique, le choix de ses lieutenants n’appartient qu’à
lui. Quand l’abbé de S. Pierre proposait de multiplier les con-
– 135 –
seils du roi de France et d’en élire les membres par scrutin, il ne
voyait pas qu’il proposait de changer la forme du gouvernement.
Il me resterait à parler de la manière de donner et de re-
cueillir les voix dans l’assemblée du peuple ; mais peut-être
l’historique de la police romaine à cet égard expliquera-t-il plus
sensiblement toutes les maximes que je pourrais établir. Il n’est
pas indigne d’un lecteur judicieux de voir un peu en détail
comment se traitaient les affaires publiques et particulières
dans un conseil de deux cent mille hommes.
– 136 –
CHAPITRE IV
– 137 –
dix curies, et chaque curie en décuries, à la tête desquelles on
mit des chefs appelés curions et décurions.
Outre cela, on tira de chaque tribu un corps de cent cava-
liers ou chevaliers, appelé centurie : par où l’on voit que ces di-
visions peu nécessaires dans un bourg, n’étaient d’abord que
militaires. Mais il semble qu’un instinct de grandeur portait la
petite ville de Rome à se donner d’avance une police convenable
à la capitale du monde.
De ce premier partage résulta bientôt un inconvénient.
C’est que, la tribu des Albains 35 et celle des Sabins 36 restant
toujours au même état, tandis que celle des étrangers 37 croissait
sans cesse par le concours perpétuel de ceux-ci, cette dernière
ne tarda pas à surpasser les deux autres. Le remède que Servius
trouva à ce dangereux abus fut de changer la division, et à celle
des races, qu’il abolit, d’en substituer une autre tirée des lieux
de la ville occupés par chaque tribu. Au lieu de trois tribus il en
fit quatre ; chacune desquelles occupait une des collines de
Rome et en portait le nom. Ainsi remédiant à l’inégalité pré-
sente il la prévint encore pour l’avenir ; et afin que cette division
ne fût pas seulement de lieux mais d’hommes, il défendit aux
habitants d’un quartier de passer dans un autre, ce qui empêcha
les races de se confondre.
Il doubla aussi les trois anciennes centuries de cavalerie et
y en ajouta douze autres, mais toujours sous les anciens noms ;
moyen simple et judicieux par lequel il acheva de distinguer le
corps des chevaliers de celui du peuple, sans faire murmurer ce
dernier.
35 Ramnenses.
36 Tatienses.
37 Luceres.
– 138 –
À ces quatre tribus urbaines, Servius en ajouta quinze
autres appelées tribus rustiques, parce qu’elles étaient formées
des habitants de la campagne, partagés en autant de cantons.
Dans la suite on en fit autant de nouvelles, et le peuple romain
se trouva enfin divisé en trente-cinq tribus ; nombre auquel
elles restèrent fixées jusqu’à la fin de la république.
De cette distinction des tribus de la ville et des tribus de la
campagne résulta un effet digne d’être observé, parce qu’il n’y
en a point d’autre exemple ; et que Rome lui dut à la fois la con-
servation de ses mœurs et l’accroissement de son empire. On
croirait que les tribus urbaines s’arrogèrent bientôt la puissance
et les honneurs, et ne tardèrent pas d’avilir les tribus rustiques ;
ce fut tout le contraire. On connaît le goût des premiers Ro-
mains pour la vie champêtre. Ce goût leur venait du sage insti-
tuteur qui unit à la liberté les travaux rustiques et militaires, et
relégua pour ainsi dire à la ville les arts, les métiers, l’intrigue, la
fortune et l’esclavage.
Ainsi tout ce que Rome avait d’illustre vivant aux champs
et cultivant les terres, on s’accoutuma à ne chercher que là les
soutiens de la république. Cet état étant celui des plus dignes
patriciens, fut honoré de tout le monde : la vie simple et labo-
rieuse des villageois fut préférée à la vie oisive et lâche des
bourgeois de Rome ; et tel n’eût été qu’un malheureux prolétaire
à la ville, qui, laboureur aux champs, devint un citoyen respecté.
Ce n’est pas sans raison, disait Varron, que nos magnanimes
ancêtres établirent au village la pépinière de ces robustes et vail-
lants hommes qui les défendaient en temps de guerre, et les
nourrissaient en temps de paix. Pline dit positivement que les
tribus des champs étaient honorées à cause des hommes qui les
composaient, au lieu qu’on transférait par ignominie dans celles
de la ville les lâches qu’on voulait avilir. Le Sabin Appius Clau-
dius étant venu s’établir à Rome y fut comblé d’honneurs et ins-
crit dans une tribu rustique qui prit dans la suite le nom de sa
famille. Enfin les affranchis entraient tous dans les tribus ur-
baines, jamais dans les rurales ; et il n’y a pas, durant toute la
– 139 –
république un seul exemple d’aucun de ces affranchis parvenu à
aucune magistrature, quoique devenu citoyen.
Cette maxime était excellente ; mais elle fut poussée si loin,
qu’il en résulta enfin un changement et certainement un abus
dans la police.
Premièrement, les censeurs, après s’être arrogé longtemps
le droit de transférer arbitrairement les citoyens d’une tribu à
l’autre, permirent à la plupart de se faire inscrire dans celle qu’il
leur plaisait ; permission qui sûrement n’était bonne à rien et
ôtait un des grands ressorts de la censure. De plus, les grands et
les puissants se faisant tous inscrire dans les tribus de la cam-
pagne, et les affranchis devenus citoyens restant avec la popu-
lace dans celles de la ville, les tribus en général n’eurent plus de
lieu ni de territoire ; mais toutes se trouvèrent tellement mêlées
qu’on ne pouvait plus discerner les membres de chacune que
par les registres, en sorte que l’idée du mot tribu passa ainsi du
réel au personnel, ou plutôt, devint presque une chimère.
Il arriva encore que les tribus de la ville, étant plus à por-
tée, se trouvèrent souvent les plus fortes dans les comices, et
vendirent l’État à ceux qui daignaient acheter les suffrages de la
canaille qui les composait.
À l’égard des curies, l’instituteur en ayant fait dix en
chaque tribu, tout le peuple romain alors renfermé dans les
murs de la ville, se trouva composé de trente curies, dont cha-
cune avait ses temples, ses dieux, ses officiers, ses prêtres et ses
fêtes appelées compitalia, semblables aux paganalia qu’eurent
dans la suite les tribus rustiques.
Au nouveau partage de Servius ce nombre de trente ne
pouvant se répartir également dans ses quatre tribus, il n’y vou-
lut point toucher, et les curies indépendantes des tribus devin-
rent une autre division des habitants de Rome : mais il ne fut
point question de curies ni dans les tribus rustiques, ni dans le
peuple qui les composait, parce que les tribus étant devenues un
– 140 –
établissement purement civil, et une autre police ayant été in-
troduite pour la levée des troupes, les divisions militaires de
Romulus se trouvèrent superflues. Ainsi, quoique tout citoyen
fût inscrit dans une tribu, il s’en fallait beaucoup que chacun ne
le fût dans une curie.
Servius fit encore une troisième division qui n’avait aucun
rapport aux deux précédentes, et devint par ses effets, la plus
importante de toutes. Il distribua tout le peuple romain en six
classes, qu’il ne distingua ni par le lieu ni par les hommes, mais
par les biens : en sorte que les premières classes étaient rem-
plies par les riches, les dernières par les pauvres, et les
moyennes par ceux qui jouissaient d’une fortune médiocre. Ces
six classes étaient subdivisées en cent quatre-vingt-treize autres
corps appelés centuries ; et ces corps étaient tellement distri-
bués que la première classe en comprenait seule plus de la moi-
tié, et la dernière n’en formait qu’un seul. Il se trouva ainsi que
la classe la moins nombreuse en hommes l’était le plus en cen-
turies, et que la dernière classe entière n’était comptée que pour
une subdivision, bien qu’elle contînt seule plus de la moitié des
habitants de Rome.
Afin que le peuple pénétrât moins les conséquences de
cette dernière forme, Servius affecta de lui donner un air mili-
taire : il inséra dans la seconde classe deux centuries d’ar-
muriers, et deux d’instruments de guerre dans la quatrième.
Dans chaque classe, excepté la dernière, il distingua les jeunes
et les vieux, c’est-à-dire ceux qui étaient obligés de porter les
armes, et ceux que leur âge en exemptait par les lois : distinc-
tion qui, plus que celle des biens, produisit la nécessité de re-
commencer souvent le cens ou dénombrement. Enfin il voulut
que l’assemblée se tînt au Champ-de-Mars, et que tous ceux qui
étaient en âge de servir y vinssent avec leurs armes.
La raison pour laquelle il ne suivit pas dans la dernière
classe cette même division des jeunes et des vieux, c’est qu’on
n’accordait point à la populace dont elle était composée, l’hon-
– 141 –
neur de porter les armes pour la patrie : il fallait avoir des foyers
pour obtenir le droit de les défendre : et de ces innombrables
troupes de gueux dont brillent aujourd’hui les armées des rois, il
n’y en a pas un peut-être, qui n’eût été chassé avec dédain d’une
cohorte romaine, quand les soldats étaient les défenseurs de la
liberté.
On distingua pourtant encore, dans la dernière classe, les
prolétaires de ceux qu’on appelait capite censi. Les premiers,
non tout à fait réduits à rien, donnaient au moins des citoyens à
l’État, quelquefois même des soldats dans les besoins pressants.
Pour ceux qui n’avaient rien du tout et qu’on ne pouvait dé-
nombrer que par leurs têtes, ils étaient tout à fait regardés
comme nuls, et Marius fut le premier qui daigna les enrôler.
Sans décider ici si ce troisième dénombrement était bon ou
mauvais en lui-même, je crois pouvoir affirmer qu’il n’y avait
que les mœurs simples des premiers Romains, leur désintéres-
sement, leur goût pour l’agriculture, leur mépris pour le com-
merce et pour l’ardeur du gain, qui pussent le rendre praticable.
Où est le peuple moderne chez lequel la dévorante avidité,
l’esprit inquiet, l’intrigue, les déplacements continuels, les per-
pétuelles révolutions des fortunes pussent laisser durer vingt
ans un pareil établissement sans bouleverser tout l’État ? Il faut
même bien remarquer que les mœurs et la censure plus fortes
que cette institution en corrigèrent le vice à Rome, et que tel
riche se vit relégué dans la classe des pauvres pour avoir trop
étalé sa richesse.
De tout ceci on peut comprendre aisément pourquoi il n’est
presque jamais fait mention que de cinq classes, quoiqu’il y en
eût réellement six. La sixième, ne fournissant ni soldats à
l’armée, ni votants au Champ-de-Mars 38, et n’étant presque
– 142 –
d’aucun usage dans la république, était rarement comptée pour
quelque chose.
Telles furent les différentes divisions du peuple romain.
Voyons à présent l’effet qu’elles produisaient dans les assem-
blées. Ces assemblées, légitimement convoquées, s’appelaient
comices ; elles se tenaient ordinairement dans la place de Rome
ou au Champ-de-Mars, et se distinguaient en comices par cu-
ries, comices par centuries, et comices par tribus, selon celle de
ces trois formes sur laquelle elles étaient ordonnées : les co-
mices par curies étaient de l’institution de Romulus ; ceux par
centuries de Servius ; ceux par tribus, des tribuns du peuple.
Aucune loi ne recevait la sanction, aucun magistrat n’était élu
que dans les comices ; et comme il n’y avait aucun citoyen qui
ne fût inscrit dans une curie, dans une centurie, ou dans une
tribu, il s’ensuit qu’aucun citoyen n’était exclu du droit de suf-
frage, et que le peuple romain était véritablement souverain de
droit et de fait.
Pour que les comices fussent légitimement assemblées, et
que ce qui s’y faisait eût force de loi, il fallait trois conditions : la
première, que le corps ou le magistrat qui les convoquait fût re-
vêtu pour cela de l’autorité nécessaire ; la seconde, que
l’assemblée se fît un des jours permis par la loi ; la troisième,
que les augures fussent favorables.
La raison du premier règlement n’a pas besoin d’être expli-
quée. Le second est une affaire de police : ainsi il n’était pas
permis de tenir les comices les jours de férie et de marché, où
les gens de la campagne venant à Rome pour leurs affaires,
n’avaient pas le temps de passer la journée dans la place pu-
blique. Par le troisième le sénat tenait en bride un peuple fier et
remuant, et tempérait à propos l’ardeur des tribuns séditieux ;
– 143 –
mais ceux-ci trouvèrent plus d’un moyen de se délivrer de cette
gêne.
Les lois et l’élection des chefs n’étaient pas les seuls points
soumis au jugement des comices : le peuple romain ayant usur-
pé les plus importantes fonctions du gouvernement, on peut
dire que le sort de l’Europe était réglé dans ses assemblées.
Cette variété d’objets donnait lieu aux diverses formes que pre-
naient ces assemblées, selon les matières sur lesquelles il avait à
prononcer.
Pour juger de ces diverses formes il suffit de les comparer.
Romulus en instituant les curies avait en vue de contenir le sé-
nat par le peuple et le peuple par le sénat, en dominant égale-
ment sur tous. Il donna donc au peuple par cette forme toute
l’autorité du nombre pour balancer celle de la puissance et des
richesses qu’il laissait aux patriciens. Mais selon l’esprit de la
monarchie, il laissa cependant plus d’avantage aux patriciens
par l’influence de leurs clients sur la pluralité des suffrages.
Cette admirable institution des patrons et des clients fut un
chef-d’œuvre de politique et d’humanité, sans lequel le patriciat,
si contraire à l’esprit de la république, n’eût pu subsister. Rome
seule a eu l’honneur de donner au monde ce bel exemple, du-
quel il ne résulta jamais d’abus et qui pourtant n’a jamais été
suivi.
Cette même forme des curies ayant subsisté sous les rois
jusqu’à Servius, et le règne du dernier Tarquin n’étant point
compté pour légitime, cela fit distinguer généralement les lois
royales par le nom de leges curiatae.
Sous la république les curies, toujours bornées aux quatre
tribus urbaines, et ne contenant plus que la populace de Rome,
ne pouvaient convenir ni au sénat qui était à la tête des patri-
ciens, ni aux tribuns qui, quoique plébéiens, étaient à la tête des
citoyens aisés. Elles tombèrent donc dans le discrédit, et leur
avilissement fut tel, que leurs trente licteurs assemblés faisaient
ce que les comices par curies auraient dû faire.
– 144 –
La division par centuries était si favorable à l’aristocratie,
qu’on ne voit pas d’abord comment le Sénat ne l’emportait pas
toujours dans les comices qui portaient ce nom, et par lesquels
étaient élus les consuls, les censeurs, et les autres magistrats cu-
rules. En effet, des cent quatre-vingt-treize centuries qui for-
maient les six classes de tout le peuple romain, la première
classe en comprenant quatre-vingt-dix-huit, et les voix ne se
comptant que par centuries, cette seule première classe l’em-
portait en nombre de voix sur toutes les autres. Quand toutes
ces centuries étaient d’accord, on ne continuait pas même à re-
cueillir les suffrages ; ce qu’avait décidé le plus petit nombre
passait pour une décision de la multitude ; et l’on peut dire que
dans les comices par centuries les affaires se réglaient à la plu-
ralité des écus bien plus qu’à celle des voix.
Mais cette extrême autorité se tempérait par deux moyens.
Premièrement les tribuns pour l’ordinaire, et toujours un grand
nombre de plébéiens, étant dans la classe des riches, balan-
çaient le crédit des patriciens dans cette première classe.
Le second moyen consistait en ceci, qu’au lieu de faire
d’abord voter les centuries selon leur ordre, ce qui aurait tou-
jours fait commencer par la première, on en tirait une au sort, et
celle-là 39 procédait seule à l’élection ; après quoi toutes les cen-
turies appelées un autre jour selon leur rang répétaient la même
élection et la confirmaient ordinairement. On ôtait ainsi l’auto-
rité de l’exemple au rang pour la donner au sort selon le prin-
cipe de la démocratie.
Il résultait de cet usage un autre avantage encore ; c’est que
les citoyens de la campagne avaient le temps entre les deux élec-
tions de s’informer du mérite du candidat provisionnellement
– 145 –
nommé, afin de ne donner leur voix qu’avec connaissance de
cause. Mais sous prétexte de célérité l’on vint à bout d’abolir cet
usage, et les deux élections se firent le même jour.
Les comices par tribus étaient proprement le conseil du
peuple romain. Ils ne se convoquaient que par les tribuns ; les
tribuns y étaient élus et y passaient leurs plébiscites. Non seu-
lement le sénat n’y avait point de rang, il n’avait pas même le
droit d’y assister, et forcés d’obéir à des lois sur lesquelles ils
n’avaient pu voter, les sénateurs à cet égard étaient moins libres
que les derniers citoyens. Cette injustice était tout à fait mal en-
tendue, et suffisait seule pour invalider les décrets d’un corps où
tous ses membres n’étaient pas admis. Quand tous les patriciens
eussent assisté à ces comices selon le droit qu’ils en avaient
comme citoyens, devenus alors simples particuliers ils n’eussent
guère influé sur une forme de suffrages qui se recueillaient par
tête, et où le moindre prolétaire pouvait autant que le prince du
sénat.
On voit donc qu’outre l’ordre qui résultait de ces diverses
distributions pour le recueillement des suffrages d’un si grand
peuple, ces distributions ne se réduisaient pas à des formes in-
différentes en elles-mêmes, mais que chacune avait des effets
relatifs aux vues qui la faisaient préférer.
Sans entrer là-dessus en de plus longs détails, il résulte des
éclaircissements précédents que les comices par tribus étaient
les plus favorables au gouvernement populaire, et les comices
par centuries à l’aristocratie. À l’égard des comices par curies où
la seule populace de Rome formait la pluralité, comme ils
n’étaient bons qu’à favoriser la tyrannie et les mauvais desseins,
ils durent tomber dans le décri, les séditieux eux-mêmes
s’abstenant d’un moyen qui mettait trop à découvert leurs pro-
jets. Il est certain que toute la majesté du peuple romain ne se
trouvait que dans les comices par centuries, qui seuls étaient
complets ; attendu que dans les comices par curies manquaient
– 146 –
les tribus rustiques, et dans les comices par tribus le sénat et les
patriciens.
Quant à la manière de recueillir les suffrages, elle était chez
les premiers Romains aussi simple que leurs mœurs, quoique
moins simple encore qu’à Sparte. Chacun donnait son suffrage à
haute voix, un greffier les écrivait à mesure. Pluralité de voix
dans chaque tribu déterminait le suffrage de la tribu, pluralité
de voix entre les tribus déterminait le suffrage du peuple, et ain-
si des curies et des centuries. Cet usage était bon tant que l’hon-
nêteté régnait entre les citoyens, et que chacun avait honte de
donner publiquement son suffrage à un avis injuste ou à un su-
jet indigne ; mais quand le peuple se corrompit, et qu’on acheta
les voix, il convint qu’elles se donnassent en secret pour conte-
nir les acheteurs par la défiance, et fournir aux fripons le moyen
de n’être pas des traîtres.
Je sais que Cicéron blâme ce changement et lui attribue en
partie la ruine de la république. Mais quoique je sente le poids
que doit avoir ici l’autorité de Cicéron, je ne puis être de son
avis. Je pense, au contraire, que pour n’avoir pas fait assez de
changements semblables l’on accéléra la perte de l’État. Comme
le régime des gens sains n’est pas propre aux malades, il ne faut
pas vouloir gouverner un peuple corrompu par les mêmes lois
qui conviennent à un bon peuple. Rien ne prouve mieux cette
maxime que la durée de la république de Venise, dont le simu-
lacre existe encore, uniquement parce que ses lois ne convien-
nent qu’à de méchants hommes.
On distribua donc aux citoyens des tablettes par lesquelles
chacun pouvait voter sans qu’on sût quel était son avis. On éta-
blit aussi de nouvelles formalités pour le recueillement des ta-
blettes, le compte des voix, la comparaison des nombres, etc. Ce
qui n’empêcha pas que la fidélité des officiers chargés de ces
– 147 –
fonctions 40 ne fût souvent suspectée. On fit enfin, pour empê-
cher la brigue et le trafic des suffrages, des édits dont la multi-
tude montre l’inutilité.
Vers les derniers temps, on était souvent contraint de re-
courir à des expédients extraordinaires pour suppléer à
l’insuffisance des lois. Tantôt on supposait des prodiges ; mais
ce moyen qui pouvait en imposer au peuple n’en imposait pas à
ceux qui le gouvernaient ; tantôt on convoquait brusquement
une assemblée avant que les candidats eussent eu le temps de
faire leurs brigues : tantôt on consumait toute une séance à par-
ler quand on voyait le peuple gagné prêt à prendre un mauvais
parti : mais enfin l’ambition éluda tout, et ce qu’il y a d’in-
croyable, c’est qu’au milieu de tant d’abus, ce peuple immense, à
la faveur de ses anciens règlements, ne laissait pas d’élire les
magistrats, de passer les lois, de juger les causes, d’expédier les
affaires particulières et publiques, presque avec autant de facili-
té qu’eût pu faire le sénat lui-même.
– 148 –
CHAPITRE V
Du Tribunat.
– 149 –
renverse tout. À l’égard de la faiblesse, elle n’est pas dans sa na-
ture, et pourvu qu’il soit quelque chose, il n’est jamais moins
qu’il ne faut.
Il dégénère en tyrannie quand il usurpe la puissance exécu-
tive dont il n’est que le modérateur, et qu’il veut dispenser les
lois qu’il ne doit que protéger. L’énorme pouvoir des éphores
qui fut sans danger tant que Sparte conserva ses mœurs, en ac-
céléra la corruption commencée. Le sang d’Agis égorgé par ces
tyrans fut vengé par son successeur : le crime et le châtiment
des éphores hâtèrent également la perte de la république, et
après Cléomène, Sparte ne fut plus rien. Rome périt encore par
la même voie, et le pouvoir excessif des tribuns, usurpé par de-
grés, servit enfin, à l’aide des lois faites pour la liberté, de sau-
vegarde aux empereurs qui la détruisirent. Quant au conseil des
Dix à Venise, c’est un tribunal de sang, horrible également aux
patriciens et au peuple, et qui, loin de protéger hautement les
lois, ne sert plus, après leur avilissement, qu’à porter dans les
ténèbres des coups qu’on n’ose apercevoir.
Le tribunat s’affaiblit comme le gouvernement par la mul-
tiplication de ses membres. Quand les tribuns du peuple ro-
main, d’abord au nombre de deux, puis de cinq, voulurent dou-
bler ce nombre, le sénat les laissa faire, bien sûr de contenir les
uns par les autres ; ce qui ne manqua pas d’arriver.
Le meilleur moyen de prévenir les usurpations d’un si re-
doutable corps, moyen dont nul gouvernement ne s’est avisé
jusqu’ici, serait de ne pas rendre ce corps permanent, mais de
régler les intervalles durant lesquels il resterait supprimé. Ces
intervalles qui ne doivent pas être assez grands pour laisser aux
abus le temps de s’affermir, peuvent être fixés par la loi, de ma-
nière qu’il soit aisé de les abréger au besoin par des commis-
sions extraordinaires.
Ce moyen me paraît sans inconvénient, parce que, comme
je l’ai dit, le tribunat ne faisant point partie de la constitution
peut être ôté sans qu’elle en souffre ; et il me paraît efficace,
– 150 –
parce qu’un magistrat nouvellement rétabli ne part point du
pouvoir qu’avait son prédécesseur, mais de celui que la loi lui
donne.
– 151 –
CHAPITRE VI
De la Dictature.
– 152 –
qui la fait taire ne peut la faire parler ; il la domine sans pouvoir
la représenter ; il peut tout faire, excepté des lois.
Le premier moyen s’employait par le sénat romain quand il
chargeait les consuls par une formule consacrée de pourvoir au
salut de la république ; le second avait lieu quand un des deux
consuls nommait un dictateur 41, usage dont Albe avait donné
l’exemple à Rome.
Dans les commencements de la république on eut très sou-
vent recours à la dictature, parce que l’État n’avait pas encore
une assiette assez fixe pour pouvoir se soutenir par la seule
force de sa constitution. Les mœurs rendant alors superflues
bien des précautions qui eussent été nécessaires dans un autre
temps, on ne craignait ni qu’un dictateur abusât de son autorité,
ni qu’il tentât de la garder au-delà du terme. Il semblait, au con-
traire, qu’un si grand pouvoir fût à charge à celui qui en était re-
vêtu, tant il se hâtait de s’en défaire ; comme si c’eût été un
poste trop pénible et trop périlleux de tenir la place des lois !
Aussi n’est-ce pas le danger de l’abus mais celui de l’avilis-
sement qui me fait blâmer l’usage indiscret de cette suprême
magistrature dans les premiers temps. Car tandis qu’on la pro-
diguait à des élections, à des dédicaces, à des choses de pure
formalité, il était à craindre qu’elle ne devînt moins redoutable
au besoin, et qu’on ne s’accoutumât à regarder comme un vain
titre celui qu’on n’employait qu’à de vaines cérémonies.
Vers la fin de la république, les Romains, devenus plus cir-
conspects, ménagèrent la dictature avec aussi peu de raison
qu’ils l’avaient prodiguée autrefois. Il était aisé de voir que leur
crainte était mal fondée, que la faiblesse de la capitale faisait
alors sa sûreté contre les magistrats qu’elle avait dans son sein,
– 153 –
qu’un dictateur pouvait en certains cas défendre la liberté pu-
blique sans jamais y pouvoir attenter, et que les fers de Rome ne
seraient point forgés dans Rome même, mais dans ses armées :
le peu de résistance que firent Marius à Sylla, et Pompée à Cé-
sar, montra bien ce qu’on pouvait attendre de l’autorité du de-
dans contre la force du dehors.
Cette erreur leur fit faire de grandes fautes. Telle, par
exemple, fut celle de n’avoir pas nommé un dictateur dans l’af-
faire de Catilina, car comme il n’était question que du dedans de
la ville, et tout au plus, de quelque province d’Italie, avec l’auto-
rité sans bornes que les lois donnaient au dictateur il eût facile-
ment dissipé la conjuration, qui ne fut étouffée que par un con-
cours d’heureux hasards que jamais la prudence humaine ne
devait attendre.
Au lieu de cela, le sénat se contenta de remettre tout son
pouvoir aux consuls ; d’où il arriva que Cicéron, pour agir effica-
cement, fut contraint de passer ce pouvoir dans un point capital,
et que, si les premiers transports de joie firent approuver sa
conduite, ce fut avec justice que dans la suite on lui demanda
compte du sang des citoyens versé contre les lois ; reproche
qu’on n’eût pu faire à un dictateur. Mais l’éloquence du consul
entraîna tout ; et lui-même quoique Romain, aimant mieux sa
gloire que sa patrie, ne cherchait pas tant le moyen le plus légi-
time et le plus sûr de sauver l’État, que celui d’avoir tout l’hon-
neur de cette affaire 42. Aussi fut-il honoré justement comme li-
bérateur de Rome, et justement puni comme infracteur des lois.
Quelque brillant qu’ait été son rappel, il est certain que ce fut
une grâce.
– 154 –
Au reste, de quelque manière que cette importante com-
mission soit conférée, il importe d’en fixer la durée à un terme
très court qui jamais ne puisse être prolongé : dans les crises qui
la font établir, l’État est bientôt détruit ou sauvé ; et, passé le
besoin pressant, la dictature devient tyrannique ou vaine. À
Rome les dictateurs ne l’étant que pour six mois, la plupart ab-
diquèrent avant ce terme. Si le terme eût été plus long, peut-être
eussent-ils été tentés de le prolonger encore, comme firent les
décemvirs celui d’une année. Le dictateur n’avait que le temps
de pourvoir au besoin qui l’avait fait élire, il n’avait pas celui de
songer à d’autres projets.
– 155 –
CHAPITRE VII
De la Censure.
– 156 –
ré ; rien de légitime n’a plus de force lorsque les lois n’en ont
plus.
La censure maintient les mœurs en empêchant les opinions
de se corrompre, en conservant leur droiture par de sages appli-
cations, quelquefois même en les fixant lorsqu’elles sont encore
incertaines. L’usage des seconds dans les duels, porté jusqu’à la
fureur dans le royaume de France, y fut aboli par ces seuls mots
d’un édit du roi : Quant à ceux qui ont la lâcheté d’appeler des
seconds. Ce jugement prévenant celui du public le détermina
tout d’un coup. Mais quand les mêmes édits voulurent pronon-
cer que c’était aussi une lâcheté de se battre en duel, ce qui est
très vrai, mais contraire à l’opinion commune, le public se mo-
qua de cette décision sur laquelle son jugement était déjà porté.
J’ai dit ailleurs 43 que l’opinion publique n’étant point sou-
mise à la contrainte, il n’en fallait aucun vestige dans le tribunal
établi pour la représenter. On ne peut trop admirer avec quel art
ce ressort, entièrement perdu chez les modernes, était mis en
œuvre chez les Romains et mieux chez les Lacédémoniens.
Un homme de mauvaises mœurs ayant ouvert un bon avis
dans le conseil de Sparte, les éphores sans en tenir compte fi-
rent proposer le même avis par un citoyen vertueux. Quel hon-
neur pour l’un, quelle note pour l’autre, sans avoir donné ni
louange ni blâme à aucun des deux ! Certains ivrognes de Sa-
mos 44 souillèrent le tribunal des éphores : le lendemain par édit
public il fut permis aux Samiens d’être des vilains. Un vrai châ-
timent eût été moins sévère qu’une pareille impunité. Quand
– 157 –
Sparte a prononcé sur ce qui est ou n’est pas honnête, la Grèce
n’appelle pas de ses jugements.
– 158 –
CHAPITRE VIII
De la Religion civile.
– 159 –
chaque État ayant son culte propre aussi bien que son gouver-
nement, ne distinguait point ses dieux de ses lois. La guerre po-
litique était aussi théologique : les départements des dieux
étaient, pour ainsi dire, fixés par les bornes des nations. Le dieu
d’un peuple n’avait aucun droit sur les autres peuples. Les dieux
des païens n’étaient point des dieux jaloux ; ils partageaient
entre eux l’empire du monde ; Moise même et le peuple Hébreu
se prêtaient quelquefois à cette idée en parlant du dieu d’Israël.
Ils regardaient, il est vrai, comme nuls les dieux des Cananéens,
peuples proscrits, voués à la destruction, et dont ils devaient oc-
cuper la place ; mais voyez comment ils parlaient des divinités
des peuples voisins qu’il leur était défendu d’attaquer ! La pos-
session de ce qui appartient à Chamos votre Dieu, disait Jephté
aux Ammonites, ne vous est-elle pas légitimement due ? Nous
possédons au même titre les terres que notre Dieu vainqueur
s’est acquises 45. C’était là, ce me semble, une parité bien recon-
nue entre les droits de Chamos et ceux du dieu d’Israël.
Mais quand les Juifs, soumis aux rois de Babylone et dans
la suite aux rois de Syrie, voulurent s’obstiner à ne reconnaître
aucun autre Dieu que le leur, ce refus, regardé comme une ré-
bellion contre le vainqueur, leur attira les persécutions qu’on lit
dans leur histoire, et dont on ne voit aucun autre exemple avant
le Christianisme 46.
– 160 –
Chaque religion étant donc uniquement attachée aux lois
de l’État qui la prescrivait, il n’y avait point d’autre manière de
convertir un peuple que de l’asservir, ni d’autres missionnaires
que les conquérants ; et l’obligation de changer de culte étant la
loi des vaincus, il fallait commencer par vaincre avant d’en par-
ler. Loin que les hommes combattissent pour les dieux,
c’étaient, comme dans Homère, les dieux qui combattaient pour
les hommes ; chacun demandait au sien la victoire, et la payait
par de nouveaux autels. Les Romains, avant de prendre une
place, sommaient ses dieux de l’abandonner, et quand ils lais-
saient aux Tarentins leurs dieux irrités, c’est qu’ils regardaient
alors ces dieux comme soumis aux leurs et forcés de leur faire
hommage. Ils laissaient aux vaincus leurs dieux comme ils leur
laissaient leurs lois. Une couronne au Jupiter du Capitole était
souvent le seul tribut qu’ils imposaient.
Enfin les Romains ayant étendu avec leur empire leur culte
et leurs dieux, et ayant souvent eux-mêmes adopté ceux des
vaincus en accordant aux uns et aux autres le droit de Cité, les
peuples de ce vaste empire se trouvèrent insensiblement avoir
des multitudes de Dieux et de cultes, à peu près les mêmes par-
tout : et voilà comment le paganisme ne fut enfin dans le monde
connu qu’une seule et même religion.
Ce fut dans ces circonstances que Jésus vint établir sur la
terre un royaume spirituel ; ce qui, séparant le système théolo-
gique du système politique, fit que l’État cessa d’être un, et cau-
sa les divisions intestines qui n’ont jamais cessé d’agiter les
peuples chrétiens. Or, cette idée nouvelle d’un royaume de
l’autre monde n’ayant pu jamais entrer dans la tête des païens,
ils regardèrent toujours les chrétiens comme de vrais rebelles
qui, sous une hypocrite soumission, ne cherchaient que le mo-
ment de se rendre indépendants et maîtres, et d’usurper adroi-
tement l’autorité qu’ils feignaient de respecter dans leur fai-
blesse. Telle fut la cause des persécutions.
– 161 –
Ce que les païens avaient craint est arrivé : alors tout a
changé de face, les humbles chrétiens ont changé de langage, et
bientôt on a vu ce prétendu royaume de l’autre monde devenir
sous un chef visible le plus violent despotisme dans celui-ci.
Cependant comme il y a toujours eu un prince et des lois
civiles, il a résulté de cette double puissance un perpétuel conflit
de juridiction, qui a rendu toute bonne politie impossible dans
les États chrétiens, et l’on n’a jamais pu venir à bout de savoir
auquel du maître ou du prêtre on était obligé d’obéir.
Plusieurs peuples cependant, même dans l’Europe ou à son
voisinage, ont voulu conserver ou rétablir l’ancien système,
mais sans succès ; l’esprit du christianisme a tout gagné. Le
culte sacré est toujours resté ou redevenu indépendant du sou-
verain, et sans liaison nécessaire avec le corps de l’État. Maho-
met eut des vues très saines, il lia bien son système politique, et
tant que la forme de son gouvernement subsista sous les califes
ses successeurs, ce gouvernement fut exactement un, et bon en
cela. Mais les Arabes, devenus florissants, lettrés, polis, mous et
lâches, furent subjugués par des barbares : alors la division
entre les deux puissances recommença ; quoiqu’elle soit moins
apparente chez les mahométans que chez les chrétiens, elle y est
pourtant, surtout dans la secte d’Ali, et il y a des États, tels que
la Perse, où elle ne cesse de se faire sentir.
Parmi nous, les rois d’Angleterre se sont établis chefs de
l’église, autant en ont fait les czars : mais par ce titre ils s’en
sont moins rendus les maîtres que les ministres ; ils ont moins
acquis le droit de la changer que le pouvoir de la maintenir ; ils
n’y sont pas législateurs, ils n’y sont que princes. Partout où le
clergé fait un corps, 47 il est maître et législateur dans sa partie.
– 162 –
Il y a donc deux Puissances, deux souverains, en Angleterre et
en Russie, tout comme ailleurs.
De tous les auteurs chrétiens le philosophe Hobbes est le
seul qui ait bien vu le mal et le remède, qui ait osé proposer de
réunir les deux têtes de l’aigle, et de tout ramener à l’unité poli-
tique, sans laquelle jamais l’État ni gouvernement ne sera bien
constitué. Mais il a dû voir que l’esprit dominateur du christia-
nisme était incompatible avec son système, et que l’intérêt du
prêtre serait toujours plus fort que celui de l’État. Ce n’est pas
tant ce qu’il y a d’horrible et de faux dans sa politique que ce
qu’il y a de juste et de vrai qui l’a rendue odieuse 48.
Je crois qu’en développant sous ce point de vue les faits
historiques on réfuterait aisément les sentiments opposés de
Bayle et de Warburton, dont l’un prétend que nulle religion
n’est utile au corps politique, et dont l’autre soutient au con-
traire que le christianisme en est le plus ferme appui. On prou-
verait au premier que jamais État ne fut fondé que la religion ne
lui servît de base, et au second que la loi chrétienne est au fond
plus nuisible qu’utile à la forte constitution de l’État. Pour ache-
ver de me faire entendre, il ne faut que donner un peu plus de
précision aux idées trop vagues de religion relatives à mon sujet.
La religion considérée par rapport à la société, qui est ou
générale ou particulière, peut aussi se diviser en deux espèces,
peuples et des rois. Tous les prêtres qui communiquent ensemble sont
concitoyens, fussent-ils des deux bouts du monde. Cette invention est un
chef-d’œuvre en politique. Il n’y avait rien de semblable parmi les prêtres
païens ; aussi n’ont-ils jamais fait un corps de clergé.
48 Voyez entre autres, dans une lettre de Grotius à son frère, du
11 avril 1643, ce que ce savant homme approuve et ce qu’il blâme dans le
livre de Cive. Il est vrai que, porté à l’indulgence, il paraît pardonner à
l’auteur le bien en faveur du mal ; mais tout le monde n’est pas si clé-
ment.
– 163 –
savoir : la religion de l’homme, et celle du citoyen. La première,
sans temples, sans autels, sans rites, bornée au culte purement
intérieur du Dieu suprême et aux devoirs éternels de la morale,
est la pure et simple religion de l’évangile, le vrai théisme, et ce
qu’on peut appeler le droit divin naturel. L’autre, inscrite dans
un seul pays, lui donne ses dieux, ses patrons propres et tuté-
laires ; elle a ses dogmes, ses rites, son culte extérieur prescrit
par des lois : hors la seule nation qui la suit, tout est pour elle
infidèle, étranger, barbare ; elle n’étend les devoirs et les droits
de l’homme qu’aussi loin que ses autels. Telles furent toutes les
religions des premiers peuples, auxquelles on peut donner le
nom de droit divin civil ou positif.
Il y a une troisième sorte de religion plus bizarre, qui don-
nant aux hommes deux législations, deux chefs, deux patries, les
soumet à des devoirs contradictoires et les empêche de pouvoir
être à la fois dévots et citoyens. Telle est la religion des Lamas,
telle est celle des Japonais, tel est le christianisme romain. On
peut appeler celle-ci la religion du Prêtre. Il en résulte une sorte
de droit mixte et insociable, qui n’a point de nom.
À considérer politiquement ces trois sortes de religions,
elles ont toutes leurs défauts. La troisième est si évidemment
mauvaise que c’est perdre le temps de s’amuser à le démontrer.
Tout ce qui rompt l’unité social ne vaut rien : toutes les institu-
tions qui mettent l’homme en contradiction avec lui-même ne
valent rien.
La seconde est bonne en ce qu’elle réunit le culte divin et
l’amour des lois, et que faisant de la patrie l’objet de l’adoration
des citoyens, elle leur apprend que servir l’État c’est en servir le
dieu tutélaire. C’est une espèce de théocratie, dans laquelle on
ne doit point avoir d’autre pontife que le prince, ni d’autres
prêtres que les magistrats. Alors mourir pour son pays c’est aller
au martyre ; violer les lois c’est être impie ; et soumettre un
coupable à l’exécration publique c’est le dévouer au courroux
des Dieux : sacer estod.
– 164 –
Mais elle est mauvaise en ce qu’étant fondée sur l’erreur et
sur le mensonge elle trompe les hommes, les rend crédules, su-
perstitieux, et noie le vrai culte de la divinité dans un vain céré-
monial. Elle est mauvaise encore quand, devenant exclusive et
tyrannique, elle rend un peuple sanguinaire et intolérant ; en
sorte qu’il ne respire que meurtre et massacre, et croit faire une
action sainte en tuant quiconque n’admet pas ses dieux. Cela
met un tel peuple dans un état naturel de guerre avec tous les
autres, très nuisible à sa propre sûreté.
Reste donc la religion de l’homme, ou le christianisme, non
pas celui d’aujourd’hui, mais celui de l’évangile, qui en est tout à
fait différent. Par cette religion sainte, sublime, véritable, les
hommes, enfants du même Dieu, se reconnaissent tous pour
frères, et la société qui les unit ne se dissout pas même à la
mort.
Mais cette religion n’ayant nulle relation particulière avec
le corps politique, laisse aux lois la seule force qu’elles tirent
d’elles-mêmes sans leur en ajouter aucune autre, et par-là un
des grands liens de la société particulière reste sans effet. Bien
plus, loin d’attacher les cœurs des citoyens à l’État, elle les en
détache, comme de toutes les choses de la terre : je ne connais
rien de plus contraire à l’esprit social.
On nous dit qu’un peuple de vrais chrétiens formerait la
plus parfaite société que l’on puisse imaginer. Je ne vois à cette
supposition qu’une grande difficulté ; c’est qu’une société de
vrais chrétiens ne serait plus une société d’hommes.
Je dis même que cette société supposée ne serait, avec
toute sa perfection, ni la plus forte ni la plus durable : à force
d’être parfaite, elle manquerait de liaison ; son vice destructeur
serait dans sa perfection même.
Chacun remplirait son devoir ; le peuple serait soumis aux
lois, les chefs seraient justes et modérés, les magistrats intègres,
– 165 –
incorruptibles, les soldats mépriseraient la mort, il n’y aurait ni
vanité ni luxe ; tout cela est fort bien, mais voyons plus loin.
Le christianisme est une religion toute spirituelle, occupée
uniquement des choses du ciel : la patrie du chrétien n’est pas
de ce monde. Il fait son devoir, il est vrai, mais il le fait avec une
profonde indifférence sur le bon ou mauvais succès de ses soins.
Pourvu qu’il n’ait rien à se reprocher, peu lui importe que tout
aille bien ou mal ici-bas. Si l’État est florissant, à peine ose-t-il
jouir de la félicité publique, il craint de s’enorgueillir de la gloire
de son pays : si l’État dépérit, il bénit la main de Dieu qui
s’appesantit sur son peuple.
Pour que la société fût paisible et que l’harmonie se main-
tînt, il faudrait que tous les citoyens sans exception, fussent éga-
lement bons chrétiens : mais si malheureusement il s’y trouve
un seul ambitieux, un seul hypocrite, un Catilina, par exemple,
un Cromwell, celui-là très certainement aura bon marché de ses
pieux compatriotes. La charité chrétienne ne permet pas aisé-
ment de penser mal de son prochain. Dès qu’il aura trouvé, par
quelque ruse, l’art de leur en imposer et de s’emparer d’une par-
tie de l’autorité publique, voilà un homme constitué en dignité ;
Dieu veut qu’on le respecte ; bientôt voilà une puissance ; Dieu
veut qu’on lui obéisse. Le dépositaire de cette puissance en
abuse-t-il ? C’est la verge dont Dieu punit ses enfants. On se fe-
rait conscience de chasser l’usurpateur ; il faudrait troubler le
repos public, user de violence, verser du sang : tout cela s’ac-
corde mal avec la douceur du chrétien. Et après tout, qu’importe
qu’on soit libre ou serf dans cette vallée de misères ? L’essentiel
est d’aller en paradis, et la résignation n’est qu’un moyen plus
pour cela.
Survient-il quelque guerre étrangère ? Les citoyens mar-
chent sans peine au combat, nul d’entre eux ne songe à fuir ; ils
font leur devoir, mais sans passion pour la victoire ; ils savent
plutôt mourir que vaincre. Qu’ils soient vainqueurs ou vaincus,
qu’importe ? La providence ne sait-elle pas mieux qu’eux ce
– 166 –
qu’il leur faut ? Qu’on imagine quel parti un ennemi fier, impé-
tueux, passionné peut tirer de leur stoïcisme ! Mettez vis-à-vis
d’eux ces peuples généreux que dévorait l’ardent amour de la
gloire et de la patrie, supposez votre république chrétienne vis-
à-vis de Sparte ou de Rome, les pieux chrétiens seront battus,
écrasés, détruits avant d’avoir eu le temps de se reconnaître, ou
ne devront leur salut qu’au mépris que leur ennemi concevra
pour eux. C’était un beau serment à mon gré, que celui des sol-
dats de Fabius ; ils ne jurèrent pas de mourir ou de vaincre, ils
jurèrent de revenir vainqueurs, et tinrent leur serment : jamais
des chrétiens n’en eussent fait un pareil ; ils auraient cru tenter
Dieu.
Mais je me trompe en disant une république chrétienne ;
chacun de ces deux mots exclut l’autre. Le christianisme ne
prêche que servitude et dépendance. Son esprit est trop favo-
rable à la tyrannie, pour qu’elle n’en profite pas toujours. Les
vrais chrétiens sont faits pour être esclaves ; ils le savent et ne
s’en émeuvent guère ; cette courte vie a trop peu de prix à leurs
yeux.
Les troupes chrétiennes sont excellentes, nous dit-on. Je le
nie. Qu’on m’en montre de telles ? Quant à moi, je ne connais
point de troupes chrétiennes. On me citera les croisades. Sans
disputer sur la valeur des croisés, je remarquerai que bien loin
d’être des chrétiens, c’étaient des soldats du prêtre, c’étaient des
citoyens de l’église ; ils se battaient pour son pays spirituel,
qu’elle avait rendu temporel on ne sait comment. À le bien
prendre, ceci rentre sous le paganisme ; comme l’Évangile
n’établit point une religion nationale, toute guerre sacrée est
impossible parmi les chrétiens.
Sous les empereurs païens, les soldats chrétiens étaient
braves ; tous les auteurs chrétiens l’assurent, et je le crois :
c’était une émulation d’honneur contre les troupes païennes.
Dès que les empereurs furent chrétiens, cette émulation ne sub-
– 167 –
sista plus, et quand la croix eut chassé l’aigle, toute la valeur
romaine disparut.
Mais, laissant à part les considérations politiques, revenons
au droit, et fixons les principes sur ce point important. Le droit
que le pacte social donne au souverain sur les sujets ne passe
point, comme je l’ai dit, les bornes de l’utilité publique 49. Les
sujets ne doivent donc compte au souverain de leurs opinions
qu’autant que ces opinions importent à la communauté. Or, il
importe bien à l’État que chaque citoyen ait une religion qui lui
fasse aimer ses devoirs ; mais les dogmes de cette religion
n’intéressent ni l’État ni ses membres qu’autant que ces dogmes
se rapportent à la morale et aux devoirs que celui qui la professe
est tenu de remplir envers autrui. Chacun peut avoir, au surplus
telles opinions qu’il lui plaît, sans qu’il appartienne au souve-
rain d’en connaître. Car comme il n’a point de compétence dans
l’autre monde, quel que soit le sort des sujets dans la vie à venir,
ce n’est pas son affaire, pourvu qu’ils soient bons citoyens dans
celle-ci.
Il y a donc une profession de foi purement civile dont il ap-
partient au souverain de fixer les articles, non pas précisément
comme dogmes de religion, mais comme sentiments de sociabi-
lité, sans lesquels il est impossible d’être bon citoyen ni sujet fi-
dèle 50. Sans pouvoir obliger personne à les croire, il peut bannir
– 168 –
de l’État quiconque ne les croit pas ; il peut le bannir, non
comme impie, mais comme insociable, comme incapable
d’aimer sincèrement les lois, la justice, et d’immoler au besoin
sa vie à son devoir. Que si quelqu’un, après avoir reconnu pu-
bliquement ces mêmes dogmes, se conduit comme ne les
croyant pas, qu’il soit puni de mort ; il a commis le plus grand
des crimes, il a menti devant les lois.
Les dogmes de la religion civile doivent être simples, en pe-
tit nombre, énoncés avec précision, sans explications ni com-
mentaires. L’existence de la divinité puissante, intelligente,
bienfaisante, prévoyante et pourvoyante, la vie à venir, le bon-
heur des justes, le châtiment des méchants, la sainteté du con-
trat social et des lois ; voilà les dogmes positifs. Quant aux
dogmes négatifs, je les borne à un seul ; c’est l’intolérance : elle
rentre dans les cultes que nous avons exclus.
Ceux qui distinguent l’intolérance civile et l’intolérance
théologique se trompent, à mon avis : ces deux intolérances sont
inséparables. Il est impossible de vivre en paix avec des gens
qu’on croit damnés ; les aimer, serait haïr Dieu qui les punit ; il
faut absolument qu’on les ramène ou qu’on les tourmente. Par-
tout où l’intolérance théologique est admise, il est impossible
qu’elle n’ait pas quelque effet civil 51 ; et sitôt qu’elle en a, le sou-
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verain n’est plus souverain, même au temporel, dès lors les
prêtres sont les vrais maîtres, les rois ne sont que leurs officiers.
Maintenant qu’il n’y a plus et qu’il ne peut plus y avoir de
religion nationale exclusive, on doit tolérer toutes celles qui to-
lèrent les autres, autant que leurs dogmes n’ont rien de con-
traire aux devoirs du citoyen. Mais quiconque ose dire, Hors de
l’église point de salut, doit être chassé de l’État ; à moins que
l’État ne soit l’église, et que le prince ne soit le Pontife. Un tel
dogme n’est bon que dans un gouvernement théocratique, dans
tout autre il est pernicieux. La raison sur laquelle on dit
qu’Henri IV embrassa la religion romaine, la devrait faire quit-
ter à tout honnête homme, et surtout à tout prince qui saurait
raisonner.
ferme, n’est-il pas clair qu’il disposera seul des héritages, des charges, des
citoyens, de l’État même, qui ne saurait subsister n’étant plus composé
que de bâtards ? Mais, dira-t-on, l’on appellera comme d’abus, on ajour-
nera, décrétera, saisira le temporel. Quelle pitié ! Le clergé, pour peu qu’il
ait, je ne dis pas de courage, mais de bon sens, laissera faire et ira son
train ; il laissera tranquillement appeler, ajourner, décréter, saisir, et fini-
ra par rester le maître. Ce n’est pas, ce me semble, un grand sacrifice
d’abandonner une partie, quand on est sûr de s’emparer du tout.
– 170 –
CHAPITRE IX
Conclusion.
FIN.
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Ce livre numérique
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en juin 2015.
— Élaboration :
Ont participé à l’édition, aux corrections, aux conversions
et à la publication de ce livre numérique : Denise, Françoise.
— Sources :
Ce livre numérique est réalisé principalement d’après :
Rousseau, Jean-Jacques, Du Contrat social ou principes de
droit politique, Paris, 1795 (sur e-rara.ch). D’autres éditions ont
été consultées en vue de l’établissement du présent texte. La
photo de première page, Île Rousseau à Genève a été prise par
Sylvie Savary.
— Dispositions :
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fier, mais vous ne pouvez en utiliser la partie d’édition spéci-
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