Revue internationale de droit
comparé
Le droit comparé. Méthode ou science
Borislav T. Blagojevic
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Blagojevic Borislav T. Le droit comparé. Méthode ou science. In: Revue internationale de droit comparé. Vol. 5 N°4, Octobre-
décembre 1953. pp. 649-657;
doi : https://doi.org/10.3406/ridc.1953.6638
https://www.persee.fr/doc/ridc_0035-3337_1953_num_5_4_6638
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LE DROIT COMPARÉ - METHODE OU SCIENCE
PAR
Borislav T. BLAGOJBVIC
Professeur à la Faculté ds droit de Belgrade
La collaboration internationale dans tous les domaines de
Faction et de la pensée humaines est aujourd'hui un fait connu, un
besoin reconnu de tous. Elle provient de l'universalité des problèmes
mêmes qui se posent. Quel que soit le lieu où se produit un
phénomène, où des résultats sont obtenus, on tend à les utiliser au
maximum partout ailleurs, de telle sorte qu'une nouvelle plateforme
pour le développement de l'action et de l'esprit humains soit plus
facilement atteinte. Il est bien certain que les moyens et la manière
par lesquels on y arrive peuvent être bien différents par suite de la
nature même des phénomènes étudiés et de l'intensité de la
collaboration organisée, sur le plan international, entre les personnes et les
institutions intéressées.
De nombreux phénomènes, quoique généraux d'après leur nature
et même d'après leurs manifestations, c'est-à-dire quoique traités
comme des matières à étudier dans tous les pays du monde, dans tous
les états et chez tous les peuples, ont néanmoins leurs traits
caractéristiques, selon lesquels, et d'après des bases et critères différents,
on les rattache « territorialement » à des groupements territoriaux
déterminés (par exemple un état, une tribu, une province, une famille,
un peuple, une nation, etc.). De tels phénomènes sont étudiés à fond
dans les limites des frontières de ces groupements et se voient ainsi
attribuer un caractère « national » (1) puisque l'on constate, dans
ces phénomènes, l'existence de certaines qualités provenant de
conditions spécifiques de temps et de lieu. Ceci se rencontre dans presque
(1) I/expression « caractère national » ne convient pas très bien pour
exprimer toutes les espèces de bases fondamentales servant à la division territoriale des
organisations Humaines, c'est pourquoi nous la mettons entre guillemets.
Néanmoins, à Fépoque actuelle, d'une part la recrudescence de la conscience nationale
parmi les masses immenses de gens qui ont été ou qui sont encore sous un régime
colonial ou semi-colonial et, d'autre part, le nombre grandissant des états ainsi
dit nationaux ont amené l'étude de ces particularités à l'intérieur des frontières
des peuples et des états : ceci nous permet d'employer une telle expression comme
la plus adéquate pour déterminer ces phénomènes.
650 LE DROIT COMPARÉ — MÉTHODE OU SCIENCE
toutes les sciences dites sociales ou humaines (2), comme la suite
inévitable du caractère des matières étudiées, à condition évidemment
que la constatation des phénomènes, de leurs causes et de leurs
fonctions sociales soit faite selon des méthodes scientifiques.
Ceci est également caractéristique du Droit, forme de l'action
humaine et expression de l'esprit humain. Attaché en principe — par
son origine et par l'étendue de son domaine — à un lieu déterminé,
chaque droit caractérise les qualités spécifiques (3) des relations
sociales existant ou ayant existé dans ce lieu, qu'il soit opposé ou
semblable (avec des variantes possibles) à tous les autres droits ou
à certains seulement. Aussi, depuis longtemps déjà, s'est posée la
question suivante : peut-on, en étudiant une matière juridique
quelconque (4), se limiter à un pays ou est-il utile et même nécessaire de
recourir à la collaboration « internationale » ? Faut-il, en élaborant
un droit, en l'appliquant, en en faisant une étude théorique, utiliser
ou tout au moins connaître et prendre en considération les autres
droits ? Et, si l'on répond affirmativement à cette question, quel est
le meilleur moyen ?
On sait que même les juristes des époques les plus anciennes ont
bénéficié de l'expérience des autres peuples. Quoique rudimen taire
et non suivie, cette manifestation de la collaboration «
internationale » montre, avec le temps, une tendance à l'extension. Surtout,
étant donné le caractère même du droit comme phénomène social,
l'étude comparative des droits s'est montrée jusqu'à présent comme
la meilleure forme de cette collaboration « internationale ». Tous les
droits ont, outre des qualités plus ou moins spécifiques, un certain
nombre de caractères communs qui peuvent s'expliquer par le lieu
de leur application, leurs sujets ou seulement par leurs applications.
Il est apparu utile, parallèlement à la constatation de ces traits
communs (5) ou spécifiques, de déterminer les causes et les conditions
des situations examinées. Ainsi, on arrive aux deux résultats
suivants : d'une part, l'expérience du développement général du droit
(2) II ne faut cependanc pas croire que cette manifestation soit limitée aux
dites sciences sociales et humaines et qu'elle soit absolument exclue dans les sciences
naturelles. Mais, dans ce dernier cas, elle a beaucoup moins d'Importance. Ainsi,
par exemple, on a remarqué que certaines qualités du cerf dans les réserves
diffèrent de ces mêmes qualités chez un cerf sur des terrains de chasse libres. Il
s'ensuit aussi que les sciences naturelles, surtout les sciences biologiques, peuvent
avoir un caractère plus ou moins « national », c'est-à-dire que la matière qu'elles
étudient est limitée territorialement et que, de ce fait, les résultats de ces études
le sont aussi.
(3) Cela a trait non seulement à l'espèce même de la nature de ces relations
mais aussi et surtout aux sujets et aux conséquences de ces rapports, parce que
justement ces qualités spécifiques du droit se dévoilent bien plus souvent à
l'occasion de ces derniers que dans des questions relatives à l'espèce elle-même.
(4) Qu'il s'agisse de l'élaboration de quelque code ou texte ou de l'étude
théorique du droit.
(5) II ne s'agit pas nécessairement d'identité car même dans le cas d'identité
des manifestations sociales, à notre avis, il y •» lieu de distinguer des degrés dans
l'intensité de cette identité.
LE DROIT COMPARÉ — MÉTHODE OU SCIENCE 651
et la constatation du stade (6) auquel le droit est parvenu dans toutes
les parties du monde nous font voir ce qui est général, ce qui est
commun ; d'autre part, bien qu'ayant appris ou plutôt parce qu'ayant
appris qu'il existe quelque chose de général et de commun (7) dont
on va se servir, on parvient à garder les détails et les particularités
de chaque droit, une telle méthode pour étudier les domaines de
l'esprit humain, et notamment les problèmes sociaux, est bonne (8).
Le droit comparé est aujourd'hui un fait général. Le droit
comparé — qu'on le dise ou non ; que ce soit sous ce nom ou non ; que
ce soit comme matière spéciale ou comme partie d'une méthode plus
générale (9) — intervient aujourd'hui presque dans chaque travail
juridique, qu'il s'agisse de l'élaboration des lois dans un état ou de
l'étude théorique d'un système juridique ou même seulement, très
souvent, de l'application concrète (par les tribunaux ou autres
organes compétents)^ d'un ordre juridique. L'étude comparative des droits
présente des avantages nombreux. En la poursuivant, on arrive,
naturellement, à mieux connaître son propre droit, puisque souvent on
s'explique comment le droit qui lui a servi d'exemple s'est lui-même
développé, quelle est l'influence de ce, système et quelle est sa valeur
sociale (10). Par l'étude comparative des droits, le législateur, non
seulement connaît les règles des conflits de lois de chaque état, mais
aussi trouve le matériel nécessaire pour déterminer les normes du
droit international privé et, ce qui est très important, les exceptions
à ces normes (ordre public, abus du droit, théorie du renvoi). Elle
permet la constitution d'un fonds utile tant pour de nouvelles
réglementations que pour des modifications législatives (11). Dans ces
cas, il faut se garder à la fois de ne pas imiter le droit étranger — il
(6) Ayant toujours présent à l'esprit le moment où se fait l'étude, si bien que
le droit est toujours contemporain et que les sciences juridiques sont tenues à
jour. Il faudrait surtout tenir compte, en faisant l'étude comparée du droit, de
ces deux qualités du droit et des sciences juridiques.
(7) Ces deux qualités qu'il ne faut pas confondre quoique elles aient bien des
similitudes et que, le plus souvent, elles coïncident.
(8) On peut le constater dans Fétude d'une série d'autres domaines de l'esprit
humain. Ainsi, par exemple, les disciplines de la littérature comparée, de la
grammaire comparée, spécialement de la grammaire comparée des langues
indoeuropéennes, etc., sont à présent reconnues de tous. On est même allé plus loin.
Dans un sens un peu différent, on parle aussi de l'anatomie comparée, de
l'histologie comparée, de la physiologie comparée et même de la biologie comparée en
général.
(9) Nous ne pouvons consacrer ici plus de temps au problème très important
des rapports des méthodes du matérialisme dialectique comme méthode générale,
la plus générale même, ni à celui de l'emploi possible du matérialisme dialectique
ni à celui de l'application de cette méthode aux phénomènes sociaux, de cette
méthode qui, en gardant au fond son caractère de méthode générale, a aussi un
caractère spécifique et concret.
(10) Cette pensée est celle du professeur Niboyet qui l'a exprimée comme suit :
« Le droit comparé tend à projeter sur le droit de chaque pays comme par un
éclairage indirect, venant de l'extérieur, les lumières permettant de mieux le
connaître ».
(11) II n'est pas nécessaire de démontrer ici combien ces fonctions du droit
comparé sont anciennes.
652 LE DROIT COMPARÉ — METHODE OU SCIENCE
faut surtout éviter de le transplanter — et de ne pas mettre son
propre droit au-dessus de tous les autres (ce qui conduirait au
chauvinisme) . Le droit comparé réunit le matériel nécessaire — non
seulement examiné mais classé et même, pour ainsi dire, préparé — sur
les ordres et systèmes juridiques et, dans une certaine mesure, sur
le droit tout entier, de telle sorte qu'il est indispensable à la
généralisation théorique du droit, à l'expression des conceptions de la
théorie générale du droit et, au delà, de la philosophie du droit (12).
Il prépare ce qui est utile et même nécessaire à l'unification
internationale — universelle ou régionale — des règles juridiques. A
l'aide du droit comparé, on peut établir « les principes généraux du
droit reconnus par les nations civilisées », en tant qu'ils sont, d'après
l'article 38 des Statuts de la Cour internationale de justice, traités
comme source du droit international. Le droit comparé a» enfin (13)
un grand rôle éducatif : il permet aux peuples d'apprendre à se
connaître, d'avoir un critère de la valeur des institutions juridiques, de
la dépendance réciproque du développement des sciences juridiques
et surtout de la vie juridique actuelle ; il contribue ainsi à
l'extension de la tolérance internationale indispensable (et même
suffisante, du moins en ce qui concerne la phase présente du
développement de la communauté internationale et le règlement des relations
internationales) à la conservation de la paix dans le monde.
Le droit comparé est aujourd'hui un moyen de premier ordre
pour exprimer la collaboration internationale dans le domaine des
sciences juridiques. On y recourt surtout dans l'étude du droit
interne de chaque pays, puisqu'aujourd'hui, en élaborant, en exposait
et même en appliquant le droit interne on fait de plus en plus de
comparaisons avec les institutions analogues des autres états, en
indiquant, évidemment, ce qui est similaire et ce qui est différent
dans les divers cas. De plus, l'emploi du droit comparé est si
développé actuellement que non seulement on s'en sert comme une
méthode supplémentaire, mais encore certains problèmes sont traités
sur un plan « international », c'est-à-dire qu'on étudie leur
apparition et leur réglementation dans le droit positif de différents
systèmes juridiques : aucun d'eux n'est considéré en lui-même mais
chacun permet, lorsqu'on a constaté ce qui est général et commun et ce
qui est particulier à chacun ou à chaque groupe, de tirer des
conclusions générales susceptibles d'établir la généralisation de certaines
institutions à l'échelle « mondiale », « internationale » (universelle
ou régionale) et même d'amener une systématisation éventuelle soit
(12) Sinon, la théorie générale de l'état et du droit devient, à notre avis, un
dogmatisme juridique, un apriorisme juridique, e^ la théorie du droit « naturel »
devient une espèce d'idéalisme juridique non scientifique. V. sur ce point notre
ouvrage, Principes de procédure civile (en serbo-croate), Belgrade, 1936, p. 10 à 74,
et notamment p. 63 à 68.
(13) Nous citons ici seulement quelques-uns des avantages les plus importants
du droit comparé, résultats qu'on ne peut obtenir que par Fétude comparée du
droit. On p«ut en citer d'autres mais de moindre imporHnc«.
LE DROIT COMPARÉ — MÉTHODE OU SCIENCE 653
dans les limites des systèmes juridiques de certains pays, soit même
par l'élaboration de nouveaux systèmes (14). Enfin, le développement
du droit comparé est tel qu'on parle de droit civil comparé, de droit
pénal comparé, etc. de sorte que nous avons, pour certaines branches
du droit, des exposés systématiques à- l'échelle mondiale et traités,
avec plus ou moins de succès, comme un tout qui s'oppose à l'étude
de ces mêmes matières du droit interne de chaque état. On comprend
dès lors qu'on en soit arrivé à publier des œuvres importantes et
volumineuses pour justifier le droit comparé, pour donner un tableau de
son utilisation et de ses résultats (15). Enfin, on ne saurait
s'étonner que devant l'extension du droit comparé se soit posée la
question de savoir quels sont la nature et le caractère de ce moyen d'étude
du droit, la nature et le caractère du droit comparé, comme tel : on
s'est demandé si le droit comparé est une science ou s'il n'est qu'une
méthode dont on peut se servir pour étudier le droit et obtenir des
résultats meilleurs et plus larges (16).
Il existe, on le sait, sur ce sujet, deux opinions principales,
lesquelles, d'après leurs partisans, doivent s'exclure réciproquement.
D'après les uns (17), le droit comparé est une science indépendante
— égale aux autres sciences juridiques — parce qu'il donne, dans
l'étude du droit, des résultats nouveaux qu'on ne peut obtenir sans
y recourir. L'opinion qui traite le droit comparé comme une science
est donc basée sur un point de vue général (18), sur le caractère des
résultats auxquels on parvient par le droit comparé, dont les
qualités spécifiques ne peuvent être trouvées dans les branches du droit
(14) Par exemple, en matière d'assurances, de transfert, de mariage, etc..
(15) Parmi les œuvres les plus importantes et dans leur ordre chronologique,
nous trouvons : Azcarate, Ensayo de una introduction al estudio del derecho cnm-
parado, Madrid, 1894 ; Sauser-Hall, Fonction et méthode du droit comparé, Genève,
1913 ; Tnesco, Introducere la dreptel civil comparât, Bucarest. 1925 ; Martinez
Paz, Introduction al estudio del derecho comparado, Cordoba, 1934 ; Mario Sar-
fatti, Introduzione allô studio del diritto comparato, Turin, 1933 ; Alexandre Ot'e-
telisano, Esquisse d'une théorie générale de la science du droit comparé, Paris,
1940 ; Adolf Schnitzer, Vergleichende Rechtslehre, Bale, 1945 ; H. C. Gutteridge,
Comparative Law, Cambridge, 1945 (2e éd. 1949 ; traduction française, Le droit
comparé, Paris, 1953) ; P. Arminjon, B. Nolde et M. Wolff, Traité de droit
comparé, Paris, 1950-1952 ; Eené Pavid, Traité élémentaire de droit civil comparé,
Paris, 1950.
(16) Une question de terminologie se pose en même temps. Faut-il dire « le
droit comparé » ou « Fétude comparée du droit », pour que le nom corresponde
à la nature de Finstitution qu'il désigne ? Ce problème n'est pas essentiel car il
est bien des cas où le nom d'une discipline juridique ne correspond pas à la nature
même de ladite discipline, à quelques-unes de ses qualités ; tel est, par exemple, le
cas du droit international privé qui n'est, d'après une opinion presque unanime,
ni international ni privé. L'appellation « droit comparé s peut être conservée,
quelle que soit la solution donnée à la question de la nature du phénomène dont il
s'agit.
(17) Les principaux partisans de ce point de vue sont Edouard Lambert et
Raymond Saleilles. Il a été récemment défendu dans l'œuvre d' Arminjon, Nolde
et Wolff.
(18) Outre les autres raisons de détail que donnent les auteurs défendant ce
yoint de vue.
654 LE DROIT COMPARÉ — MÉTHODE OU SCIENCE
interne, même lorsqu'il traite des rapports et des manifestations
juridiques de même espèce (par exemple le droit civil, le droit pénal) .
Un tel point de vue a, apparemment, la priorité. Il exprime la réalité
et toute l'importance des résultats auxquels on parvient à l'aide du
droit comparé. Mais comme c'est le cas pour chaque nouveauté, on
a exagéré en déterminant l'importance du droit comparé. Sans doute,
si l'on prend en considération l'époque à laquelle cette opinion fut
exprimée pour la première fois et le but qu'on assignait au droit
comparé, son apparition est-elle bien justifiée. La fin du xixe siècle
fut une période de paix relative dans le monde, au moins en Europe.
Une ambiance favorable à la collaboration internationale s'est
développée de sorte que les idées sur « l'internationalisme » étaient fort
nombreuses. C'était le temps des conférences sur le droit
international, public ou privé, à La Haye ; alors se créait le droit
international en matière de transport par voie ferrée ou par poste, en matière
de droit d'auteur, de droit de la propriété industrielle ; c'était aussi
le temps où l'on établit de nombreux plans pour des organisations
internationales. Il est donc bien compréhensible que l'on ait alors
parlé de plus en plus de l'unification internationale du droit.
Cependant, ce but ne pouvait et ne devait être atteint — ou tout au moins
préparé — en grande partie que par le droit comparé. Le droit
comparé prend une certaine importance mondiale, dont le caractère
correspond à l'importance du droit international public et privé, et on
arrive ainsi à la conclusion que le droit comparé est aussi une science
indépendante et qu'il faut lui donner, comme tel, une place dans
chaque système juridique.
A l'opposé de cette thèse, s'est formée une opinion qui est plus
jeune (19) et pour laquelle le droit comparé n'est ni une branche à
part des sciences juridiques ni même une partie du système
juridique: en effet, quoique utile et permettant (20) même d'arriver à de
nouveaux résultats dans certains domaines des sciences juridiques,
le droit comparé n'a pas un objet séparé, différent des objets des
autres disciplines juridiques. En partant du juste point de vue que,
pour déterminer un système juridique, l'élément décisif est l'espèce
des relations sociales réglées par ce droit et qu'on peut considérer
comme disciplines juridiques séparées seulement celles qui ont des
objets distincts, les tenants de cette thèse sont d'avis que tel n'est
pas le cas du droit comparé, puisqu'il ne fait que traiter des relations
sociales objets des autres branches du droit. Par suite, d'après cette
opinion, le droit comparé n'est pas du tout une science indépendante
mais seulement une méthode employée pour traiter certaines
branches du droit et des sciences juridiques en ajoutant à ces branches
le terme de « comparées » sang néanmoins en changer le caractère.
(19) Les principaux partisans de cette opinion sont H. C. Gutteridge et René
David.
(20) Ou plus exactement, suivant la terminologie des partisans de ce point de
vue : à l'aide de l'étude comparée.
LE DROIT COMPARÉ — MÉTHODE OU SCIENCE 635
Pour elle, le droit comparé est une méthode nouvelle pour étudier
les problèmes juridiques, de sorte qu'il serait plus juste de parler
de l'étude comparée du droit et non du droit comparé comme tel.
Le fondement de chacune de ces deux opinions opposées
(nouveauté des résultats ou indépendance des objets) est-il tout à fait
juste ?
Il va de soi que la spécialité de l'objet est le critère principal
pour la systématisation des sciences et dans les sciences. A chaque
objet dont l'indépendance est définie d'après un critère général (21)
doit correspondre une science spéciale, c'est-à-dire dans ce cas
concret (22) une branche spéciale du droit ou des sciences juridiques.
Bien que cette conception soit juste, elle ne l'est que dans l'ensemble
et en principe. L'apparition de certains caractères spécifiques pro
voque la séparation de certaines parties du système de droit et des
sciences juridiques et ces parties ont la même signification et' la
même position que le tout dont elles sont pourtant vraiment
détachés (par exemple le droit commercial par rapport au droit civil).
C'est une exception dont tiennent compte les partisans de ladite
opinion lorsqu'ils définissent les différentes parties du droit et des
sciences juridiques. Mais, d'autre part, la manière même dont on
considère le droit ou certains problèmes peut amener à des résultats
tels qu'ils forment un ensemble indépendant en recevant une place à
part et tout à fait distincte dans le système des sciences juridiques
(et non pas dans le droit positif de chaque état). Tel est, par
exemple, le cas de la théorie générale du droit, et à notre avis, de la
philosophie du droit. Ces deux disciplines, qui sont incontestablement
juridiques et ont le caractère de sciences juridiques indépendantes,
n'ont finalement à étudier aucun objet propre et qui, nouveau et
indépendant, ne soit déjà l'objet de quelque autre branche du droit
ou des sciences juridiques. Mais la manière dont la théorie générale
du droit et de la philosophie du droit traitent ces problèmes est
spécifique et cela suffit pour en faire des disciplines juridiques
indépendantes, pour leur donner une place à part et parallèle aux autres
branches des sciences juridiques. Voilà pourquoi la méthode elle-
même, la manière dont on étudie les problèmes — surtout lorsque
le moyen est utilisé pour des problèmes communs à plusieurs
branches ou pour des problèmes faisant partie de la même branche mais
généraux aux droits d'états différents— donne lieu, dans un domaine
de l'activité juridique, à une spécificité telle que cette activité devient
tout à fait indépendante, bien que l'objet de l'étude se retrouve dans
une autre discipline juridique. En se fondant sur des résultats et
des conclusions différents et indépendants auxquels on arrive par
(21) Ce critère n'est pas toujours le même par son étendue, de sorte que
sur cette étendue est construit rédifice d'un système scientifique dans son ensemble
et de chaque science comme partie indépendante dans le cadre de cet ensemble.
(22) Bu égard, bien sûr, à l'ensemble du système scientifique, et, en somme, eu
égard au droit comme partie indépendante de ce système.
656 LE DROIT COMPARÉ — MÉTHODE OU SCIENCE
une telle méthode d'observation, on établit des disciplines
indépendantes dans le système des sciences juridiques. Ceci constitue une
autre exception au critère considéré pour la systématisation
scientifique. Et cela, est, à notre avis, très important (23).
La question de savoir si cette deuxième exception ne s'applique
pas au droit comparé ou ne s'applique qu'en certaines occasions se
pose lorsqu'il s'agit de déterminer la nature et les caractères du
droit comparé. A notre avis, une réponse positive s'impose si l'on
considère certains aspects du droit comparé. En effet, le droit com-'
paré, c'est-à-dire l'étude comparée du droit, n'est pas toujours — et
ne peut pas toujours être — une partie nouvelle et indépendante du
système des sciences juridiques ; d'ordinaire, il ne l'est pas, mais la
possibilité qu'il le soit dans certaines occasions n'est pas exclue.
Autrement dit, le droit comparé est, en principe seulement, une
méthode d'étude des institutions juridiques qui sont déjà l'objet
d'autres disciplines juridiques, méthode dont l'emploi permet de mieux
connaître les matières étudiées, leurs spécificités, de dégager les
critères d'après lesquels on peut apprécier la valeur de ces institutions.
Pratiquement, le plus souvent, cela est justement le cas. Les
résultats nouveaux, surtout dans les domaines restreints de l'utilisation
du droit comparé, ne suffisent pas pour donner à une matière déjà
étudiée par une branche du droit cet aspect nouveau, pour la faire
voir sous un jour nouveau et dans la perspective d'autres points de
vue ignorés en droit interne, de telle sorte que cette matière puisse
ainsi être mise à part, comme c'est le cas de la théorie générale du
droit et de la philosophie du droit, et traitée comme une discipline
indépendante. Cependant, à notre avis, cela est possible lorsque
l'étude comparée du droit est systématique. Mais cela est seulement
possible, et encore, d'après nous, cela ne sera que lorsque la
nouveauté des résultats, la lumière que, par le droit comparé, on jette
sur une matière juridique déjà étudiée sont telles qu'elles modifient
la nature et la qualité du droit examiné au point d'amener à en faire
une discipline indépendante dans l'ensemble des sciences juridiques.
Mais, soulignons-le une fois encore, cela non seulement n'est pas
toujours le cas, mais est, au contraire, très rare. Et à cause de cela
justement, nous pensons que le droit comparé, pour être traité comme
une discipline indépendante, diffère de la théorie générale du droit
et de la philosophie du droit. Tandis que ces deux dernières
disciplines sont toujours traitées en parties indépendantes du système
des sciences juridiques (24), le droit comparé, pour être considéré
comme tel, dépend des qualités de chaque cas concret (25), qualités
(23) Sur cette question, V. Jovan Djordjevitch, Le système du droit, dans
Archives des sciences juridiques et sociales (en serbo-croate), 1950, I, p. 7 à 64.
(24) Ce qui, évidemment, dans la pratique, ne peut être fait que d'après le
nom ; mais cela dépend de chaque œmre concrète.
(25) On pourrait dire, en quelque sorte, que la porte pour rentrée du droit
comparé dans le système des sciences juridiques n'est qu'entr'ouverte et que le
critère pour cette entrée est bien relatif.
LE DROIT COMPARÉ — MÉTHODE OU SCIENCE 657
qui devraient vraiment démontrer l'existence du a nouveau » — du
novum (26).
Ainsi, à notre avis, le droit comparé est, habituellement et le
plus souvent, seulement une méthode dont on se sert dans l'étude de
certaines branches des sciences juridiques et à laquelle on doit
recourir de plus en plus, étant donné les résultats auxquels son aide
permet d'arriver. Néanmoins, le droit comparé ne doit pas être
considéré comme étant seulement cela, et dans certains cas (27) il ne
Pest pas ; il tient une place à part dans le cadre des sciences
juridiques, il a la place d'une science parmi les autres sciences
juridiques. Cela tout en supposant que toutes les conditions dont il a été
parlé sont satisfaites, tandis que les opinions sur la valeur de ces
conditions peuvent être contradictoires (28).
Nous estimons donc que les deux opinions exprimées jusqu'à
présent sur la nature et le caractère du droit comparé ne doivent
ni s'exclure réciproquement ni se contredire. Elles doivent être
considérées comme deux possibilités ; on pourrait dire que la première
opinion (le droit comparé — méthode) est pratiquement une règle
tandis que l'autre (le droit comparé — science) est une exception,
mais une exception qui peut avoir lieu et qui existe.
(26) Le droit comparé est une science moins indépendante que la théorie
générale du droit et la philosophie du droit ; ces dernières se trouvent au sommet
de la hiérarchie des disciplines jtiridiques tandis que le droit comparé, si Fon en
faisait une discipline juridique indépendante, prendrait la première place
au-dessous d'eux, puisqu'il servirait à l'édification — pour laquelle il est, à notre avis,
de plus en plus nécessaire — de la théorie générale du droit et de la philosophie
du droit.
(27) Ils sont aujourd'hui assez rares et sans doute subsisteront-ils toujours. —
Sur les conditions objectives et subjectives de l'étude du droit comparé (la question
de la qualité des résultats y étant traitée d'une façon plus générale), v. René
David, Traité élémentaire de droit civil comparé, Paris, 1950, p. 7 à 34.
(28) N'y a-t-il pas de points de vue divergents sur l'appréciation du caractère
scientifique de l'étude en droit interne, alors que cette étude n'a souvent d'autre
caractère que celui d'une simple « clinique juridique » et non celui d'une science ?