Le Vieil Homme Et La Mer - Ernest Hemingway

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Du monde entier

ERNEST HEMINGWAY

LE VIEIL HOMME
ET LA MER
roman
Traduit de l’anglais (États-Unis)
et préfacé par Philippe Jaworski

GALLIMARD
PRÉFACE DU TRADUCTEUR

Un vieux pêcheur cubain réputé malchanceux attrape un jour un


marlin d’une taille extraordinaire, que les requins dévorent à belles
dents pendant son retour au port. De cette histoire de pêche issue d’une
anecdote vraie qu’il avait évoquée dès 1936, Hemingway fait, dans le
dernier roman publié de son vivant en 1952, une allégorie de la
bravoure et de la volonté humaines vaincues mais non détruites par les
forces meurtrières de la nature. La morale se veut sans ambiguïté : la
sagesse réside dans l’humilité. « La vie est simple quand on a perdu »,
conclut le vieil homme. Cette fable s’inscrit dans une longue tradition
du récit de chasse héroïque, qui fait suivre le temps de l’exploit, comme
par son ombre maléfique, de l’épreuve du désastre. Seule la carcasse du
monstre témoignera un instant, avant d’être emportée au large, de la
réalité du combat solitaire livré à mains nues, loin des regards. Le récit,
construit avec une minutie extrême (préparation de la pêche, départ,
attente, apparition et capture du poisson prodigieux, retour
calamiteux), avance sans hâte en s’augmentant, par touches plus ou
moins discrètes, d’éléments empruntés à l’épopée et à la tragédie
classiques, mosaïque d’allusions à laquelle Hemingway amalgame des
échos de la Passion du Christ. Ce feuilletage narratif donne à l’histoire
qu’il raconte le caractère syncrétique d’un rite immémorial marqué du
sceau de la transgression. J’ai perdu, pense le pêcheur lorsqu’il tente de
donner un sens à son échec, parce que je suis allé trop loin — trop loin en
haute mer, trop loin dans l’orgueil, au-delà des « limites des aspirations
légitimes », comme le dit Marlow de Kurtz dans Au cœur des ténèbres de
Joseph Conrad. Les ambiguïtés de l’aventure de Santiago, cependant,
nombreuses sous l’apparence étale du récit, ne sont pas notre propos ;
c’est la nature du texte qui importe d’abord au traducteur, et la matière
verbale qui lui donne forme et consistance.
L’histoire du vieil homme qui pêchait dans le Gulf Stream, haussée de
la sorte au niveau d’une cérémonie sacrée, exclut la psychologie. Les
personnages y sont des officiants, chacun interprétant un rôle
symbolique : Manolin est le novice (the boy), Santiago le maître. « Il y a
beaucoup de bons pêcheurs et quelques grands. Mais toi tu es unique »,
lui dit le garçon. Gardien des secrets d’une chasse à laquelle lui seul peut
prétendre, Santiago a le goût du combat et de l’exploit. L’évocation de
son bras de fer avec le nègre de Cienfuegos et sa passion des matchs de
base-ball lui tiennent lieu de biographie. À l’instar des héros des fables,
il paraît sur scène avec ses armes — sa barque et ses ustensiles, ses lignes
et ses appâts, longuement décrits — et sa maîtrise de la technique de la
traque, faite d’ingéniosité, de science, d’intuition et d’expérience.
L’eau et le ciel, que le regard du chasseur scrute inlassablement en quête
des signes annonciateurs de son sort, dessinent l’arène où Hemingway a
choisi (souvenir de Moby-Dick ?) de mettre en scène un combat au corps
à corps. Pour le vieil homme, l’épreuve est d’abord physique.
Hemingway ne le lâche pas un instant dans sa recherche de la position la
moins inconfortable pour agir sur la ligne sans trop souffrir. Son corps
robuste, mais soumis à de terribles efforts, ne sortira pas entièrement
indemne de l’affrontement. Le monde matériel est présent à chaque
page : oiseaux et poissons, crampes et blessures, alimentation, tension
de la ligne, état des armes — tout compte. La vie et la mort sont dans
chaque détail, l’issue de la chasse se joue dans l’acuité de la perception
et la précision du geste.
À une épopée, si solitaire qu’elle soit, il faut nécessairement une
langue noble. Hemingway, artisan du style s’il en fut, a élaboré, pour
faire parler ses personnages, et surtout son protagoniste, un registre
d’expression d’une surprenante tenue, qui diffère à peine de celui de la
narration. La langue des dialogues entre Santiago et le garçon, entre le
garçon et le patron du café, ainsi que celle des monologues du vieil
homme, ne comporte aucune des tournures familières, ni aucune des
marques convenues de l’oralité auxquelles nous ont habitués les œuvres
de fiction. Elle est, à de rares exceptions près, grammaticalement
irréprochable, et paraît même ici et là quelque peu affectée, compte
tenu de l’origine des locuteurs :

‘Can I go out and get sardines for you for tomorrow?’


‘No. Go and play baseball. I can still row and Rogelio will
throw the net.’
‘I would like to go. If I cannot fish with you, I would like to
serve in some way.’
‘You bought me a beer,’ the old man said. ‘You are already a
man.’
‘How old was I when you first took me in a boat?’
‘Five and you nearly were killed when I brought the fish in too
green and he nearly tore the boat to pieces. Can you remember?’
‘I can remember the tail slapping and banging and the thwart
breaking and the noise of the clubbing.’

C’est en vain que l’on chercherait dans ces pages ce que Roland
Barthes appelait le « grain » des voix. Dans celles que l’on entend, il est
impossible de reconnaître un âge, un milieu social, les accents d’un
parler régional. Quelques mots d’espagnol suffisent à rappeler au
lecteur que l’on a affaire à un pêcheur de Cuba. La dimension
allégorique du récit se reconnaît d’abord à la qualité de cette diction,
qui, détachée de toutes les particularités qui dénotent un idiome ou un
argot, offre à l’oreille une musique sans tonalité.
Pas de réalisme linguistique, donc, et, concurremment, peu de
profondeur dans la représentation du personnage. Santiago rejoue — et
parle — un drame universel qui fait peu de place aux émotions. L’univers
intime du héros est suggéré par des désirs simples : prendre le poisson,
le tuer et le ramener au port. On n’est guère surpris de constater que
Hemingway évite les adjectifs subjectifs dans ses descriptions, qui sont
le plus souvent menées selon une technique objectiviste. « Comme il
baissait les yeux dans ses profondeurs il vit la fine couche de plancton
pareille à un tamis rouge dans l’eau sombre et l’étrange lumière qu’y
faisait alors jouer le soleil. » La prose descriptive est débarrassée de tout
ce qui pourrait trahir la présence d’un observateur : le monde ne se
laisse pas dire au moyen des sentiments, c’est un objet indépendant de
qui le regarde, et seules ses surfaces peuvent être nommées. Hemingway
le tient à distance. La mer, le ciel, le bateau, le corps de Santiago, celui
du marlin font un tableau sommairement composé de quelques signes
de vie essentiels, à l’image de l’intérieur ascétique de la cabane du
pêcheur. À l’image, également, de l’intérieur de sa tête et de son âme.
Car ce personnage fruste s’exprime, et même profusément, dans sa
solitude océanique. Une immensité ? L’art de Hemingway fait sentir un
vaste huis clos dans lequel le pêcheur s’adresse à lui-même (he thought)
et à l’univers (he said) en un double récitatif, pensé et parlé, auquel est
habilement entremêlée la voix off du narrateur qui accompagne le
bateau vers son destin. Santiago parle au poisson, à l’oiseau, aux
requins, à ses mains, il se parle à lui-même, s’adresse à Dieu dans cette
même langue d’une simplicité solennelle dont la syntaxe soignée paraît
souvent sortir d’un manuel : ‘How old are you?’ the old man asked the
bird. ‘Is this your first trip?’ Pareille élocution, où la naïveté voisine avec
la grandiloquence (‘But man is not made for defeat,’ he said. ‘A man can
be destroyed but not defeated.’), pourra paraître artificielle dans un récit
de cette nature. Mais, on l’a dit, Hemingway n’a pas écrit un roman
réaliste, et l’effet de vraisemblance, qui s’avère immanquablement dans
la manière dont un écrivain fait parler ses personnages, n’est pas ce qu’il
vise. Sa langue orale est de l’écrit lu — artifice qui contribue pour une
large part au hiératisme du récit. Si l’épopée est action (c’est ainsi que la
définit Virgile : Arma virumque cano), la fureur du combat — et il y en a
plus d’un dans le roman — ne s’exalte jamais aussi efficacement que dans
un registre de l’expression réglé avec la précision d’un mécanisme.
On comprendra qu’il est essentiel que cette matière stylistique
homogène soit préservée en français autant qu’il est possible. La chose
n’est pas toujours aisée si l’on songe que s’ajoutent à la « pâte » du
romancier américain quelques traits syntaxiques et lexicaux pour
lesquels notre langue manifeste une méfiance marquée. On en
mentionnera deux. Un usage inhabituel de la conjonction de
coordination and pour faire s’enchaîner souplement plusieurs actions
successives comme dans un long travelling : « Le sang perlait sous les
ongles de sa main et ceux de la main du nègre et ils se regardaient l’un
l’autre droit dans les yeux et ils regardaient aussi leurs mains et leurs
avant-bras et les parieurs entraient et sortaient et s’asseyaient sur de
hauts tabourets le long des murs et contemplaient le match. » La
coordination de Hemingway, à vrai dire, répond à des usages multiples.
Elle lui sert de ponctuation — et l’on peut être souvent tenté d’y
substituer une virgule : « Les dorades paraissent plus vertes de là-haut et
on voit leurs rayures et leurs taches pourpres et on voit le banc tout
entier qui nage. » Elle lui permet surtout de saisir en une phrase — une
image complexe — un moment d’expérience dans sa vérité chaotique :
« [La dorade] sauta encore et encore avec des bonds d’acrobate
terrorisée et il se traîna jusqu’à l’arrière […]. » Ce dernier exemple est
particulièrement caractéristique de la réticence de l’écrivain à
expliciter les liens logiques ou chronologiques (les marqueurs temporels
sont souvent vagues : as, then), auxquels il préférera une simple
juxtaposition des événements et des gestes, marqueterie d’instants où
chacun vaut les autres : « La tête du requin sortait de l’eau et son dos
affleurait et le vieil homme entendit le bruit de la peau et de la chair du
gros poisson qui se déchiraient quand il enfonça son harpon dans sa tête
[…]. » Hemingway se veut le chroniqueur exact d’une réalité concrète
continue, énumérant les manifestations du monde visible accolées aux
sensations qu’elles suscitent et à l’activité de l’esprit qui les enregistre.
On sentira peut-être mieux la singularité de sa démarche en comparant
ces quelques bribes de citation avec une phrase d’Albert Camus tirée de
la première page de L’Étranger : « Cette hâte, cette course, c’est à cause
de tout cela sans doute, ajouté aux cahots, à l’odeur d’essence, à la
réverbération de la route et du ciel, que je me suis assoupi. » On
rencontre rarement dans le roman de Hemingway pareille manière
d’évoquer tout en expliquant, au moyen d’une rhétorique aussi savante
— le rythme ternaire expansif, l’effet d’attente. Chez Camus, l’idée
commande, et la structure de l’énoncé a pour fonction de rendre
l’événement intelligible. La phrase de Hemingway, par contraste, se
contente d’observer, de laisser le monde matériel venir au regard et à la
sensation.
Cette même volonté de bannir du texte tout ce qui pourrait renvoyer
à une intelligence organisatrice, de maintenir la narration au ras de la
perception et de la conscience de son personnage, amène Hemingway à
user des répétitions avec une insolente prodigalité :

Il s’agenouilla, parvint à crocher le thon sous l’avant avec la


gaffe et le tira vers lui en évitant les rouleaux de ligne. Faisant
repasser la ligne sur son épaule gauche et prenant appui sur sa
main et son bras gauches, il ôta le thon du croc et remit la gaffe à
sa place. Il posa un genou sur le poisson et découpa des bandes de
chair rouge sombre dans la longueur, de l’arrière de la tête à la
queue. C’étaient des bandes triangulaires qu’il découpait depuis
l’arête dorsale jusqu’au bord du ventre. Lorsqu’il en eut découpé
six, il les étala sur le bois de l’avant, essuya son couteau sur son
pantalon et souleva la carcasse de la bonite par la queue et la
lança par-dessus bord.

Une bande est une bande, une ligne est une ligne, et découper, c’est
découper. À chaque chose un nom : le sien. Le vieil homme (old man) et
le garçon (the boy) sont désignés immuablement par ces deux
appellations. Introduire des variations en français au moyen de
synonymes pour éviter la répétition serait prêter au personnage ou au
narrateur une habileté, voire une virtuosité linguistiques qui
n’appartiennent pas au roman. Loin de puiser dans les ressources de la
langue, le texte a fait vœu de pauvreté, laissant plutôt s’exprimer
partout, par la sécheresse et la monotonie du lexique, le caractère fruste
de la sensibilité et de la vie du héros. Si Hemingway a soin de
mentionner, au moment où il mord à l’appât, quelle sorte de gibier le
pêcheur a ferré (« un marlin mangeait les sardines qui recouvraient la
pointe et la tige de l’hameçon »), il n’utilise plus ensuite que le mot
« poisson ». Pour Santiago, ce n’est pas autre chose : il sait que c’est un
marlin (non pas un espadon), pourquoi le répéter ? Et après avoir
introduit le terme semi-technique « plat-bord » (« il […] coupa la ligne
sur le bois du plat-bord »), il s’en débarrasse : c’est contre le bois (the
wood), simplement, que le pêcheur se cale, s’appuie, s’arc-boute, la
ligne tendue à craquer passée autour des épaules. Hemingway n’écrit
pas à l’intention du lecteur ; il s’efforce de ne dire que ce que le pêcheur
voit et ressent, avec ses mots. Et ses mots sont toujours les mêmes.
D’où l’effet de ressassement du récit, accentué par les ritournelles
dont Santiago peuple sa solitude : « J’aimerais que le garçon soit là et
aussi avoir du sel », « Je me demande ce qu’aurait pensé le grand
DiMaggio. » Cependant, si soucieux Hemingway soit-il de ne pas trahir
l’héroïque simplicité du pêcheur en rendant son narrateur trop
visiblement complice du lecteur, il ne se prive pas — cette histoire est
morale, on l’a dit — de glisser dans le tissu du récit de subtils échos de ses
lectures de la Bible. Le poisson est dit à la fois gros (big) et grand (great).
Les deux adjectifs ne sont pas des synonymes commodes. La grosseur du
marlin en fait une prise qui se vendra cher sur le marché ; sa grandeur
exprime le caractère de prodige divin qui appartient, par exemple, au
« grand poisson » que Dieu envoya pour engloutir Jonas. Santiago,
d’ailleurs, sait mettre les mots exacts sur sa double nature : « Cela ne
m’empêchera pas de le tuer, dit-il. Dans toute sa grandeur et sa gloire. »
Le lecteur anglophone, plus familier, sans doute, que le lecteur français
e
de la musique des versets bibliques dans la langue du XVII siècle,
admirera au passage le merveilleux larcin de l’écrivain, qui retrouve
dans l’extrait suivant les résonances profondes du verbe « savoir » (he
knew), capital dans la Genèse : « Parcourant la mer du regard, il sut à
quel point il était seul à présent. Mais il vit les prismes dans l’eau
sombre et profonde et la ligne qui s’étirait à l’avant et l’étrange
ondulation du calme […] et il regarda devant lui et vit un vol de canards
sauvages qui se découpait sur le ciel au-dessus de l’eau, puis s’estompa,
puis se détacha à nouveau et il sut qu’aucun homme n’est jamais seul sur
la mer. »
On a tenté dans la présente traduction d’accompagner presque mot à
mot, dans sa respiration propre, la prose lente, solennelle, subtilement
ouvragée, dans laquelle l’écrivain narre et chante l’aventure du vieil
homme. Aventure banale et téméraire qui le mène dans des parages où il
se souviendra après coup s’être dit — au moment où il avait vu le poisson
surgir de l’eau — qu’« il y avait là une grande étrangeté ». « Je suis un
vieil homme étrange », explique-t-il ailleurs, qui aura capturé un grand
poisson « merveilleux et étrange ». La langue de Hemingway,
farouchement attentive à enregistrer le flux monotone des perceptions
et des sensations dans leur immédiateté, vise aussi à accueillir sans effet
spectaculaire une manifestation de la présence du sacré, simplement
désigné par ces adjectifs : « merveilleux » et « étrange ». Aux dernières
mesures de cette liturgie profane qu’est Le vieil homme et la mer, la
musique de l’étrangeté prend une couleur particulière. Le garçon veille
sur le sommeil du vieil homme, l’élève est devenu le protecteur de son
maître. Il y a dans cette inversion des rôles quelque chose de
mystérieusement indéfini, suggéré par l’utilisation du passé, temps de
base du récit, sous une forme qui fige l’action dans une durée à laquelle
rien ne vient mettre un terme : the old man was sleeping, the boy was
sitting, the old man was dreaming. C’est une modalité que Hemingway
n’emploie nulle part ailleurs avec cette valeur d’éternité. Notre présent
a paru s’imposer ici pour laisser le moment se perdre peu à peu dans un
paisible suspens : « Dans sa cabane, en haut sur la route, le vieil homme
s’est rendormi. Il dort encore sur le ventre et le garçon est assis à son
côté et le regarde dormir. Le vieil homme rêve de lions. »
LE VIEIL HOMME ET LA MER
À Charlie Scribner
et
à Max Perkins
C’était un vieil homme qui pêchait seul sur une barque dans le Gulf
Stream et en quatre-vingt-quatre jours il n’avait pas attrapé un seul
poisson. Les quarante premiers jours, un garçon l’accompagnait. Mais
après quarante jours sans la moindre prise, les parents du garçon lui
avaient dit que le vieil homme était décidément et irrémédiablement
salao, c’est-à-dire guignard au dernier degré, et le garçon obéit à leurs
ordres et monta sur un autre bateau qui prit trois gros poissons la
première semaine. Le garçon était triste de voir le vieil homme rentrer
chaque soir la barque vide et il descendait toujours à la plage pour
l’aider à porter soit les rouleaux de ligne soit la gaffe et le harpon et la
voile ferlée autour du mât. La voile était rapiécée avec des sacs de farine
et, ferlée, on aurait dit le pavillon de la défaite perpétuelle.
Le vieil homme était mince et sec, avec des rides profondes sur la
nuque. Les taches brunes du cancer bénin de la peau que provoque la
réflexion du soleil sur la mer tropicale marquaient ses joues. Les taches
descendaient bas de chaque côté de son visage et ses mains portaient les
cicatrices des entailles que font les cordes quand on hale de lourds
poissons. Mais aucune de ces cicatrices n’était récente. Elles étaient
aussi vieilles que des érosions dans un désert sans poisson.
Tout en lui était vieux à l’exception de ses yeux qui avaient la couleur
de la mer et qui étaient joyeux et invaincus.
« Santiago, lui dit le garçon tandis qu’ils montaient le talus là où la
barque avait été traînée à sec. Je pourrais repartir avec toi. On a gagné
de l’argent. »
Le vieil homme avait appris au garçon à pêcher et le garçon l’aimait.
« Non, dit le vieil homme. Tu es avec un bateau chanceux. Restes-y.
— Mais rappelle-toi quand tu as passé quatre-vingt-sept jours sans
prendre un poisson et qu’ensuite on en a attrapé des gros tous les jours
pendant trois semaines.
— Je me rappelle, dit le vieil homme. Je sais que tu ne m’as pas quitté
parce que tu avais perdu confiance.
— C’est papa qui m’a fait partir. Je suis un jeune garçon, je dois lui
obéir.
— Je sais, dit le vieil homme. C’est bien normal.
— Lui n’a pas tellement confiance.
— Non, dit le vieil homme. Mais nous si, pas vrai ?
— Oui, dit le garçon. Est-ce que je peux te payer une bière à la
Terrasse et après on rapportera l’attirail chez toi.
— Pourquoi pas ? dit le vieil homme. Entre pêcheurs. »
Ils s’installèrent à la Terrasse où beaucoup de pêcheurs se moquèrent
du vieil homme et lui ne s’en irrita pas. D’autres, parmi les vieux
pêcheurs, le regardaient avec tristesse. Mais ils ne le montraient pas et
parlaient courtoisement des courants et des profondeurs dans lesquelles
ils avaient laissé aller leurs lignes et du beau temps qui persistait et de ce
qu’ils avaient vu. Ceux qui avaient fait une bonne pêche ce jour-là
étaient déjà rentrés et avaient vidé leurs marlins et les avaient étalés de
tout leur long sur deux planches et transportés, avec deux hommes
titubant à l’extrémité de chaque planche, jusqu’à la pêcherie où ils
allaient attendre le camion frigorifique qui les emporterait au marché
de La Havane. Ceux qui avaient attrapé des requins les avaient portés à
l’usine à requins de l’autre côté de la baie où un palan les hissait en l’air,
et là on leur enlevait le foie, on leur coupait les nageoires et on les
dépiautait et on découpait leur chair en filets avant la salaison.
Quand le vent était à l’est, une odeur venait de l’usine à requins
jusque de ce côté du port ; mais aujourd’hui il n’en flottait qu’un très
léger effluve parce que le vent avait tourné au nord avant de tomber et il
faisait bon sur la Terrasse au soleil.
« Santiago, dit le garçon.
— Oui », dit le vieil homme. Il tenait son verre à la main et pensait aux
jours anciens.
« Est-ce que je peux aller te pêcher des sardines pour demain ?
— Non. Va jouer au base-ball. Je peux encore ramer et Rogelio lancera
le filet.
— J’aimerais bien y aller. Si je ne peux pas aller pêcher avec toi,
j’aimerais être utile à quelque chose.
— Tu m’as payé une bière, dit le vieil homme. Tu es déjà un homme.
— Quel âge est-ce que j’avais la première fois que tu m’a pris dans un
bateau ?
— Cinq ans et tu as bien failli mourir quand j’ai remonté ce poisson
qui était trop jeune et qui a manqué de mettre le bateau en pièces. Tu te
souviens ?
— Je me souviens de la queue qui tapait et cognait et du banc de nage
qui s’est cassé et des coups de gourdin que tu lui donnais. Je me souviens
que tu m’as poussé à l’avant dans le tas de rouleaux de lignes mouillées
et que je sentais le bateau trembler et du bruit de ton gourdin comme si
tu abattais un arbre et de l’odeur suave du sang partout sur moi.
— Tu te souviens vraiment de tout ça ou c’est moi qui te l’ai raconté ?
— Je me souviens de tout depuis le premier jour où on est sortis en
mer ensemble. »
Le vieil homme le regarda de ses yeux brûlés par le soleil, confiants,
affectueux.
« Si tu étais mon garçon je t’emmènerais avec moi et je risquerais le
coup, dit-il. Mais tu es le fils de ton père et de ta mère et tu es dans un
bateau chanceux.
— Est-ce que je peux t’apporter les sardines ? Je sais aussi où trouver
quatre appâts.
— J’ai gardé les miennes d’aujourd’hui. Je les ai mises au sel dans la
caisse.
— Laisse-moi t’en apporter quatre fraîches.
— Une seule », dit le vieil homme. L’espoir et la confiance ne l’avaient
jamais quitté. Mais à présent ils se ravivaient comme lorsque le vent
fraîchit.
« Deux, dit le garçon.
— Deux, consentit le vieil homme. Tu ne les as pas volées, au moins ?
— J’aurais pu, dit le garçon. Mais celles-là je les ai achetées.
— Merci », dit le vieil homme. Il était trop simple pour se demander à
quel moment il avait atteint à l’humilité. Mais il savait qu’il y avait
atteint et il savait que cela n’était pas honteux et ne le condamnait pas à
perdre sa vraie fierté.
« Demain sera une bonne journée avec ce courant, dit-il.
— Où est-ce que tu vas aller ? demanda le garçon.
— Loin au large pour rentrer quand le vent tournera. Je veux être au
large avant le jour.
— Je tâcherai de l’amener à faire sa pêche loin au large, dit le garçon.
Et si tu attrapes quelque chose de vraiment gros on pourra venir te
donner un coup de main.
— Il n’aime pas faire sa pêche trop loin au large.
— Non, dit le garçon. Mais je verrai quelque chose que lui ne peut pas
voir, comme un oiseau en chasse, et on se lancera à la poursuite des
dorades.
— Ses yeux sont vraiment si mauvais ?
— Il est presque aveugle.
— C’est étrange, dit le vieil homme. Il n’est jamais allé chasser la
tortue. C’est ça qui démolit les yeux.
— Mais toi tu as chassé la tortue pendant des années au large de la
côte des Mosquitos et tes yeux sont bons.
— Je suis un vieil homme étrange.
— Mais est-ce que tu es assez fort pour attraper un gros, un très gros
poisson ?
— Je crois que oui. Et puis il y a quantité d’astuces.
— Rapportons l’attirail chez toi, dit le garçon. Comme ça je pourrai
récupérer l’épervier et aller aux sardines. »
Ils prirent toutes les affaires du bateau. Le vieil homme portait le mât
sur l’épaule et le garçon portait la caisse en bois avec les rouleaux de
lignes brunes au tressage serré, la gaffe et le harpon avec sa hampe. La
boîte aux appâts était à l’arrière avec le gourdin qui servait à étourdir les
gros poissons quand on les amenait contre le flanc du bateau. Personne
n’aurait rien volé au vieil homme mais il valait mieux emporter la voile
et les lourdes lignes à la maison parce que la rosée du matin ne les
arrangeait pas, et bien qu’il fût certain que personne dans le village ne le
volerait, le vieil homme pensait qu’une gaffe et un harpon abandonnés
dans un bateau constituaient des tentations inutiles.
Ils montèrent ensemble par la route jusqu’à la cabane du vieil homme
et entrèrent par la porte ouverte. Le vieil homme appuya le mât
enveloppé de sa voile contre le mur et le garçon posa la boîte aux appâts
et le reste du matériel à côté. Le mât était presque aussi long que
l’unique pièce de la cabane. Celle-ci était faite des grosses feuilles en
éventail du palmier royal appelé guano et contenait un lit, une table,
une chaise et un endroit sur le sol en terre battue pour faire la cuisine au
charbon de bois. Sur les cloisons brunes, assemblage de feuilles aplaties
du guano aux fibres robustes, il y avait une image en couleur du Sacré-
Cœur de Jésus et une autre de la Vierge de Cobre. C’étaient des reliques
de sa femme. Il y avait eu autrefois une photographie colorée de sa
femme sur le mur mais il l’avait enlevée parce qu’il se Sentait encore
plus seul de la voir et l’avait rangée sur l’étagère du coin sous sa chemise
de rechange.
« Qu’est-ce que tu as à manger ? demanda le garçon.
— Une casserole de riz jaune avec du poisson. Tu en veux ?
— Non. Je mangerai à la maison. Tu veux que je fasse du feu ?
— Non, je le ferai plus tard. Ou peut-être bien que je mangerai le riz
froid.
— Est-ce que je peux prendre l’épervier ?
— Bien sûr. »
Il n’y avait pas d’épervier et le garçon se souvenait du jour où ils
l’avaient vendu. Mais ils se jouaient cette comédie tous les jours. Il n’y
avait pas de casserole de riz jaune ni de poisson et le garçon le savait
aussi.
« Quatre-vingt-cinq est un nombre qui porte chance, dit le vieil
homme. Qu’est-ce que tu dirais si tu me voyais en ramener un qui
pèserait plus de cinq cents kilos ?
— Je vais chercher l’épervier et je file aux sardines. Tu veux t’asseoir
au soleil devant la porte ?
— Oui. J’ai le journal d’hier et je vais lire le base-ball. »
Le garçon ne savait pas si le journal d’hier faisait aussi partie de la
comédie. Mais le vieil homme le tira de dessous le lit.
« Pedrico me l’a donné à la bodega, expliqua-t-il.
— Je reviens quand j’aurai les sardines. Je garderai les tiennes et les
miennes ensemble dans la glace et on les partagera demain matin. À
mon retour tu me raconteras le base-ball.
— Les Yankees ne peuvent pas perdre.
— Moi j’ai peur des Indians de Cleveland.
— Aie confiance en les Yankees, fils. Pense au grand DiMaggio.
— J’ai peur à la fois des Tigers de Detroit et des Indians de Cleveland.
— Méfie-toi, tu vas bientôt avoir peur aussi des Reds de Cincinnati et
des White Sox de Chicago.
— Regarde ça attentivement et tu me raconteras quand je reviendrai.
— Crois-tu qu’on devrait acheter un billet de loterie avec un numéro
qui finit par quatre-vingt-cinq ? Demain, c’est le quatre-vingt-cinquième
jour.
— On peut faire ça, dit le garçon. Mais pourquoi pas le quatre-vingt-
sept de ton fameux record ?
— Ça n’arrivera pas deux fois. Crois-tu que tu pourras trouver un
quatre-vingt-cinq ?
— Je peux en commander un.
— Rien qu’un billet. C’est deux dollars et demi. À qui pourrait-on les
emprunter ?
— C’est facile. Je pourrai toujours emprunter deux dollars et demi.
— Moi aussi je crois que je pourrai. Mais j’essaie de ne pas emprunter.
On commence par emprunter. Ensuite on mendie.
— Ne prends pas froid, vieil homme, dit le garçon. Souviens-toi qu’on
est en septembre.
— Le mois des grands poissons, dit le vieil homme. N’importe qui
peut se faire pêcheur en mai.
— Bon, je vais aux sardines », dit le garçon.
Quand le garçon revint, le vieil homme dormait sur sa chaise et le
soleil était couché. Le garçon prit sur le lit la vieille couverture de
l’armée et la disposa sur le dossier de la chaise et sur les épaules du vieil
homme. C’étaient des épaules étranges, encore puissantes malgré leur
grand âge, et le cou était lui aussi encore vigoureux et les rides ne se
voyaient plus tellement quand le vieil homme dormait et que sa tête
tombait en avant. Sa chemise avait été si souvent rapiécée qu’elle
ressemblait à la voile et les pièces fanées au soleil avaient pris un grand
nombre de teintes différentes. La tête du vieil homme, cependant, était
très vieille et quand il avait les yeux fermés son visage était sans vie. Le
journal était étalé sur ses genoux et le poids de son bras le maintenait en
place dans la brise du soir. Il était pieds nus.
Le garçon le laissa et quand il revint le vieil homme dormait toujours.
« Réveille-toi, vieil homme », dit le garçon et il posa la main sur l’un
des genoux du vieil homme.
Le vieil homme ouvrit les yeux et pendant un instant revint d’un pays
lointain. Puis il sourit.
« Qu’est-ce que tu as là ? demanda-t-il.
— Le dîner, dit le garçon. On va dîner.
— Je n’ai pas très faim.
— Allons, tu vas manger. Tu ne peux pas pêcher et ne rien manger.
— Ça m’est arrivé », dit le vieil homme en se levant et en prenant le
journal qu’il plia. Puis il se mit à plier la couverture.
« Garde la couverture sur toi, dit le garçon. Tant que je vivrai tu n’iras
pas à la pêche le ventre vide.
— Alors vis longtemps et prends soin de toi, dit le vieil homme.
Qu’est-ce qu’on mange ?
— Des haricots noirs avec du riz, des bananes frites et du ragoût. »
Le garçon avait rapporté le dîner de la Terrasse dans une gamelle à
deux compartiments. Les couteaux, fourchettes et cuillers étaient dans
sa poche, chaque jeu de couverts enveloppé dans une serviette en
papier.
« Qui t’a donné ça ?
— Martin. Le patron.
— Il faudra que je le remercie.
— Je l’ai déjà remercié, dit le garçon. Tu n’as pas besoin de le faire.
— Je lui donnerai de la ventrèche d’un gros poisson, dit le vieil
homme. Est-ce qu’il a déjà fait ça pour nous ?
— Je crois.
— Alors il faut que je lui donne plus que la ventrèche. Il est très
attentionné avec nous.
— Il a mis deux bières.
— J’aime mieux la bière en canette.
— Je sais. Mais celle-ci est en bouteille, c’est de la Hatuey, et je lui
rapporte les bouteilles.
— C’est très gentil à toi, dit le vieil homme. On mange ?
— Je viens de te le proposer, lui dit le garçon avec douceur. Je ne
voulais pas ouvrir la gamelle avant que tu sois prêt.
— Maintenant je suis prêt, dit le vieil homme. J’avais juste besoin de
temps pour me laver. »
Où t’es-tu lavé ? pensa le garçon. La source d’eau du village était
deux rues plus bas sur la route. Il faut que je lui apporte de l’eau ici,
pensa le garçon, et du savon et une bonne serviette. Décidément, je ne
pense jamais à rien. Il faut que je lui trouve une autre chemise et un
paletot pour l’hiver et des chaussures convenables et une autre
couverture.
« Il est très bon, ton ragoût, dit le vieil homme.
— Parle-moi du base-ball, dit le garçon.
— Dans la Ligue américaine, c’est les Yankees comme je l’avais prévu,
dit le vieil homme joyeusement.
— Ils ont perdu aujourd’hui, répliqua le garçon.
— Ça ne veut rien dire. Le grand DiMaggio a retrouvé sa forme.
— Il n’y a pas que lui dans l’équipe.
— Bien sûr. Mais c’est lui qui fait la différence. Dans l’autre Ligue,
entre Brooklyn et Philadelphie je choisis Brooklyn. Sauf qu’alors je
pense à Dick Sisler et à ces fameuses frappes dans le vieux parc.
— On n’a jamais fait mieux. Je n’ai jamais vu personne frapper des
coups aussi longs que lui.
— Tu te souviens quand il venait à la Terrasse ? Je voulais l’emmener
pêcher mais je n’osais pas lui demander. Alors je t’ai demandé de lui
demander et tu n’as pas osé.
— Je sais. Quelle énorme bêtise. Il serait peut-être venu avec nous. Ça
nous aurait fait un souvenir pour la vie.
— J’aimerais bien emmener le grand DiMaggio pêcher, dit le vieil
homme. On dit que son père était pêcheur. Il était peut-être aussi
pauvre que nous et il comprendrait.
— Le père du grand Sisler n’était pas pauvre et lui, le père, il jouait
dans la Ligue majeure quand il avait mon âge.
— Quand j’avais ton âge, j’étais sur le gaillard d’avant d’un voilier
gréé carré qui allait en Afrique et j’ai vu des lions le soir sur les plages.
— Je sais. Tu m’as raconté.
— Veux-tu qu’on parle de l’Afrique ou du base-ball ?
— Du base-ball plutôt, dit le garçon. Parle-moi du grand John
J. McGraw. » Il disait jota pour J.
« Lui aussi venait parfois à la Terrasse à cette époque. Mais il était
brutal, grossier et intenable quand il se mettait à boire. Il s’intéressait
autant aux chevaux qu’au base-ball. En tout cas il avait tout le temps
dans sa poche des listes de chevaux et il disait souvent des noms de
chevaux au téléphone.
— C’était un grand entraîneur, dit le garçon. Mon père pense que
c’était le plus grand.
— Parce qu’il venait ici plus souvent que les autres, dit le vieil homme.
Si Durocher avait continué à venir ici tous les ans, ton père penserait
que c’était lui le plus grand entraîneur.
— Qui est vraiment le plus grand entraîneur, Luque ou Mike
Gonzalez ?
— Je crois qu’ils se valent.
— Et le meilleur pêcheur c’est toi.
— Non. J’en connais de meilleurs.
— Qué va, dit le garçon. Il y a beaucoup de bons pêcheurs et quelques
grands. Mais toi tu es unique.
— Merci. Tu me remplis de joie. J’espère ne jamais avoir affaire à un
poisson si grand qu’il nous fera mentir.
— Si tu es aussi fort que tu le dis, ce poisson n’existe pas.
— Je ne suis peut-être pas aussi fort que je le crois, dit le vieil homme.
Mais je connais des astuces et je suis déterminé.
— Tu devrais aller te coucher maintenant pour être en forme demain
matin. Je vais rapporter tout ça à la Terrasse.
— Eh bien, bonne nuit. Je te réveillerai demain matin.
— Tu es mon réveille-matin, dit le garçon.
— Moi c’est la vieillesse qui est mon réveille-matin, dit le vieil
homme. Pourquoi est-ce que les vieux se réveillent si tôt ? Est-ce que
c’est pour avoir des journées plus longues ?
— Je ne sais pas, dit le garçon. Tout ce que je sais, c’est que les garçons
de mon âge dorment tard et profondément.
— Oui, je me rappelle, dit le vieil homme. Je te réveillerai à temps.
— Je n’aime pas quand c’est lui qui me réveille. J’ai l’impression
d’être son inférieur.
— Je sais.
— Dors bien, vieil homme. »
Le garçon s’en alla. Ils avaient dîné sans lumière sur la table et le vieil
homme ôta son pantalon et se coucha dans le noir. Il roula son pantalon
pour s’en faire un oreiller, fourrant le journal à l’intérieur. Il s’enroula
dans la couverture et dormit sur les autres vieux journaux qui
recouvraient les ressorts du lit.
Il s’endormit rapidement et rêva de l’Afrique du temps où il était un
jeune garçon et des longues plages dorées et des plages blanches, si
blanches qu’elles faisaient mal aux yeux, et des hauts caps et des grandes
montagnes brunes. Il vivait maintenant toutes les nuits sur cette côte et
dans ses rêves il entendait le grondement des vagues et voyait les
pirogues des indigènes fendre leurs crêtes. Il sentait dans son sommeil
le goudron et l’étoupe du pont et il sentait l’odeur de l’Afrique apportée
au petit matin par la brise de terre.
D’ordinaire, quand il sentait la brise de terre, il se levait et s’habillait
et allait réveiller le garçon. Mais ce soir-là l’odeur de la brise de terre
vint très tôt et il sut dans son rêve qu’il était trop tôt et il continua à rêver
pour voir les sommets blancs des Canaries surgir de la mer et il rêva
ensuite des différents ports et des rades de ces îles.
Il ne rêvait plus de tempêtes, ni de femmes, ni de grands événements,
ni de gros poissons, ni de bagarres, ni de concours de force, ni de son
épouse. Il ne rêvait plus que de lieux à présent et des lions sur la plage.
Ils jouaient comme des chatons au crépuscule et il les aimait comme il
aimait le garçon. Il ne rêvait jamais du garçon. Il s’éveilla simplement,
regarda la lune par la porte ouverte et déroula son pantalon et l’enfila. Il
urina à l’extérieur de la cabane et monta la route pour aller réveiller le
garçon. Il frissonnait dans le froid du petit matin. Mais il savait que ses
frissons allaient le réchauffer peu à peu et qu’il serait bientôt aux
avirons.
La porte de la maison où habitait le garçon n’était pas fermée à clé et
il l’ouvrit et entra doucement, pieds nus. Le garçon dormait sur un lit de
camp dans la première pièce et le vieil homme le voyait distinctement à
la clarté mourante de la lune. Il saisit un pied doucement et le tint dans
sa main jusqu’à ce que le garçon s’éveille et se retourne et le regarde. Le
vieil homme fit un signe de tête et le garçon attrapa son pantalon sur la
chaise près du lit et l’enfila, assis sur le lit.
Le vieil homme sortit de la maison et le garçon le suivit. Il n’était pas
complètement réveillé et le vieil homme passa son bras autour de ses
épaules et dit : « Il ne faut pas m’en vouloir.
— Qué va, dit le garçon. Un homme sait faire son devoir. »
Ils descendirent la route jusqu’à la cabane du vieil homme et tout le
long de la route, dans l’obscurité, des hommes allaient pieds nus
portant le mât de leur bateau.
Lorsqu’ils furent arrivés à la cabane du vieil homme, le garçon prit
les rouleaux de ligne dans le panier, le harpon et la gaffe et le vieil
homme chargea le mât et la voile ferlée sur son épaule.
« Tu veux du café ? demanda le garçon.
— On va déposer le matériel dans le bateau, on prendra le café après. »
Ils burent leur café dans des boîtes de lait concentré à une buvette
pour pêcheurs qui ouvrait tôt.
« Comment as-tu dormi, vieil homme ? » demanda le garçon. Il se
réveillait à présent mais il avait encore du mal à s’arracher au sommeil.
« Très bien, Manolin, dit le vieil homme. J’ai confiance aujourd’hui.
— Moi aussi, dit le garçon. Je dois maintenant aller chercher tes
sardines et les miennes et tes appâts frais. Il apporte notre attirail lui-
même. Il veut que personne ne touche à rien.
— On est différents, dit le vieil homme. Moi je te laissais porter le
matériel quand tu avais cinq ans.
— Je sais, dit le garçon. Je reviens tout de suite. Prends un autre café.
On nous fait crédit ici. »
Il partit pieds nus sur les rochers de corail, se dirigeant vers la
glacière du village où l’on gardait les appâts.
Le vieil homme sirota son café lentement. Il n’absorberait rien
d’autre jusqu’au soir et il savait qu’il en avait besoin. Depuis longtemps
maintenant il ne prenait plus aucun plaisir à manger et n’emportait pas
de casse-croûte avec lui. Il avait une bouteille d’eau à l’avant de sa
barque et cela lui suffisait pour la journée.
Le garçon revint bientôt avec les sardines et les deux appâts
enveloppés dans un journal et ils suivirent le sentier jusqu’à la barque,
éprouvant dans le sable la dureté des galets sous leurs pieds, et ils
soulevèrent la barque et la firent glisser dans l’eau.
« Bonne chance, vieil homme.
— Bonne chance », dit le vieil homme. Il assujettit aux tolets les
attaches de corde des avirons et, penché en avant pour peser sur les
pales plongées dans l’eau, gagna dans l’obscurité la sortie du port.
D’autres bateaux venus des autres plages se dirigeaient vers la haute
mer et le vieil homme entendait le bruit de leurs avirons qui frappaient
l’eau et poussaient, bien qu’il ne pût les voir maintenant que la lune
était basse derrière les collines.
Parfois quelqu’un parlait dans un bateau. Mais la plupart des bateaux
étaient silencieux hormis le choc régulier des avirons sur l’eau. Une fois
passé l’entrée du port ils se dispersèrent et chacun se dirigea vers les
parages où il espérait trouver du poisson. Le vieil homme savait qu’il
allait loin au large et il laissa derrière lui l’odeur de la terre pour se
perdre dans l’odeur pure de l’océan au petit matin. Il voyait dans l’eau la
phosphorescence des algues du Gulf Stream tandis qu’il glissait sur la
partie de l’océan que les pêcheurs appelaient le grand puits parce qu’il y
avait tout à coup une fosse de douze cents mètres où se rassemblaient
toutes sortes de poissons attirés par les tourbillons causés par le heurt
du courant contre les murailles verticales du fond de la mer. Il y avait là
des colonies de crevettes et de poissons-appâts et parfois des bancs de
calmars dans les trous les plus profonds et cette population remontait la
nuit près de la surface où elle servait de nourriture à tous les poissons de
passage.
Dans l’obscurité le vieil homme sentait venir l’aube et, tirant sur ses
avirons, il entendait le frémissement des poissons volants à l’instant où
ils jaillissaient de l’eau et leurs ailes roides siffler quand ils s’élevaient
dans l’ombre. Il aimait beaucoup les poissons volants, qui étaient ses
principaux amis sur l’océan. Les oiseaux l’apitoyaient, en particulier les
petites sternes délicates au plumage sombre qui ne cessent de voler et de
chercher sans presque jamais trouver. Les oiseaux ont une vie plus dure
que la nôtre à l’exception des pillards et des plus robustes. Pourquoi
avait-on créé des oiseaux délicats et menus comme ces hirondelles de
mer quand l’océan peut être si cruel ? Il est amical et très beau. Mais il
peut être si cruel et cela arrive si soudainement et ces oiseaux qui
volent, plongent et chassent, avec leurs petites voix tristes, sont de
constitution bien trop délicate pour la mer.
Quand il pensait à la mer c’était toujours la mar, qui est le nom que
lui donnent en espagnol ceux qui l’aiment vraiment. Ceux qui l’aiment
disent parfois du mal d’elle mais c’est toujours comme s’ils parlaient
d’une femme. Certains des plus jeunes pêcheurs, ceux qui utilisaient
des bouées comme flotteurs pour leurs lignes et possédaient des bateaux
à moteur achetés à l’époque où les foies de requin rapportaient
beaucoup d’argent, ceux-là disaient el mar, qui est masculin. Ils en
parlaient comme d’un adversaire ou d’un endroit ou même d’un
ennemi. Mais le vieil homme y pensait toujours au féminin et comme à
quelque chose qui dispensait ou refusait de grandes faveurs, et si elle
commettait des folies ou des horreurs, c’était parce qu’elle ne pouvait
pas s’en empêcher. La lune la bouleverse comme elle fait à une femme,
pensait-il.
Il tirait sur ses avirons d’un mouvement régulier et sans effort
particulier parce qu’il ne forçait pas son allure et que la surface de
l’océan était étale hormis quelques remous ici ou là. Il laissait le courant
faire un tiers de la besogne et quand l’aube poignit, il vit qu’il était bien
plus loin qu’il n’avait espéré l’être à cette heure.
J’ai travaillé les fosses profondes pendant une semaine sans rien
attraper, pensa-t-il. Aujourd’hui je vais travailler les parages des bancs
de bonites et d’albacores et il y en aura peut-être un gros dans ce coin.
Avant qu’il fît tout à fait jour il avait disposé ses appâts et se laissait
porter par le courant. Un appât était mouillé à soixante-dix mètres. Le
deuxième était à cent trente mètres et les troisième et quatrième étaient
à cent quatre-vingts mètres et deux cent vingt-cinq mètres au fond de
l’eau bleue. Chaque appât pendait la tête en bas avec la tige de
l’hameçon à l’intérieur du poisson-appât, solidement attachée et
cousue, et toutes les parties saillantes de l’hameçon, la courbe et la
pointe, étaient recouvertes de sardines fraîches. Chaque sardine était
hameçonnée à travers les deux yeux de sorte qu’elles formaient une
demi-guirlande sur la tige d’acier. Il n’y avait pas une parcelle de
l’hameçon qui ne présentât pour un grand poisson une odeur alléchante
et un goût plaisant.
Le garçon lui avait donné deux petits thons frais, ou albacores, qui
pendaient aux deux lignes les plus profondes comme des plombs, et aux
autres il avait attaché une carangue ailes bleues de belle taille et une
carangue dorée qui avaient déjà servi, mais elles étaient encore en bon
état et les excellentes sardines pouvaient leur procurer du bouquet et de
l’attrait. Chaque ligne, épaisse comme un gros crayon, était enroulée
autour d’une baguette de bois vert de sorte qu’à la moindre traction ou
au plus infime contact avec l’appât la baguette plongeait et chaque ligne
avait une réserve de deux rouleaux de soixante-dix mètres chacun qui
pouvaient s’attacher aux autres rouleaux de secours en cas de besoin, si
bien qu’un poisson pouvait emporter avec lui cinq cent cinquante
mètres de ligne.
L’homme surveillait maintenant la position des trois baguettes sur le
flanc de la barque et ramait doucement afin de maintenir les lignes
parfaitement verticales et à leur profondeur exacte. Il faisait tout à fait
jour et le soleil allait se lever d’un instant à l’autre.
Un maigre soleil se leva sur la mer et le vieil homme aperçut les
autres barques, bas sur l’eau et à peu de distance de la côte, dispersées
çà et là dans le courant. Puis le soleil brilla plus vivement et son éclat se
répandit sur les flots et quand il s’éleva plus haut la surface étale de l’eau
lui en renvoya les rayons dans les yeux, le blessant cruellement, et il
rama alors sans le regarder en face. Il regardait dans les profondeurs de
l’eau et observait les lignes qui s’enfonçaient dans les ténèbres liquides.
Il les maintenait plus droites que quiconque, de sorte qu’à chaque
niveau dans l’ombre du courant il y avait un appât qui attendait à
l’endroit précis prévu par lui pour le poisson qui s’aventurerait par là.
D’autres les laissaient dériver et parfois elles étaient à cent mètres
quand les pêcheurs les croyaient à cent quatre-vingts.
Mais, pensa-t-il, je les maintiens avec la précision voulue. Seulement
je n’ai plus de chance. Mais qui sait ? Peut-être aujourd’hui. Chaque jour
est un jour nouveau. Il vaut mieux avoir de la chance. Mais je préfère
être exact. Et alors quand vient la chance, on est fin prêt.
Deux heures après, le soleil monté plus haut ne blessait plus autant
ses yeux quand il regardait vers l’est. Il n’y avait plus à présent que trois
barques en vue qui semblaient très basses sur l’eau et proches de la côte.
Toute ma vie le soleil du matin m’a blessé les yeux, pensa-t-il.
Pourtant ils sont encore bons. Le soir je peux le regarder en face sans
voir de taches noires. Il est aussi plus fort le soir. Mais le matin il fait très
mal.
À cet instant il vit une frégate de mer avec ses longues ailes noires qui
décrivait des cercles dans le ciel devant lui. Elle fit un rapide plongeon,
s’inclinant sur ses ailes en flèche, puis recommença à faire des cercles.
« Elle a repéré quelque chose, dit le vieil homme à haute voix. Elle ne
se contente pas de regarder. »
Il avança lentement à coups d’aviron réguliers vers l’endroit où
l’oiseau tournoyait. Il ne se hâtait pas et gardait ses lignes parfaitement
verticales. Mais il forçait un peu l’allure, de sorte qu’il pêchait encore
selon les règles bien que plus rapidement qu’il ne l’eût fait s’il n’avait
pas essayé de se servir de l’oiseau.
L’oiseau s’éleva plus haut dans les airs et se remit à tourner, les ailes
immobiles. Puis il plongea soudain et le vieil homme vit des poissons
volants bondir hors de l’eau et s’enfuir d’un vol éperdu à la surface.
« Des dorades, dit le vieil homme à haute voix. Des grosses. »
Il rentra ses avirons et saisit une petite ligne à l’avant. Elle avait un
bas de ligne en métal et un hameçon de grosseur moyenne qu’il amorça
avec une des sardines. Il la laissa filer par-dessus bord et l’assujettit à un
anneau d’amarrage à l’arrière. Puis il amorça une autre ligne et la laissa
lovée dans l’ombre à l’avant. Il se remit aux avirons en observant
l’oiseau noir aux longues ailes qui était maintenant à l’ouvrage au ras de
l’eau.
Sous son regard l’oiseau plongea de nouveau en inclinant ses ailes,
puis les agita furieusement, sans résultat, à la poursuite des poissons
volants. Le vieil homme distinguait le léger renflement que faisaient à la
surface les grosses dorades qui les poursuivaient. Les dorades fendaient
l’eau avec les poissons volants au-dessus de leur tête et, filant à bonne
vitesse, elles seraient à l’endroit qu’il faut dans l’eau quand les poissons
retomberaient. C’est un gros banc de dorades, pensa-t-il. Elles se sont
déployées et les poissons volants ont peu de chances de s’en tirer.
L’oiseau n’en a aucune d’en prendre. Les poissons volants sont trop gros
pour lui et ils vont trop vite.
Il suivait les évolutions des poissons volants qui ne cessaient de
bondir hors de l’eau et les mouvements futiles de l’oiseau. Ce banc de
dorades est en train de me fausser compagnie, pensa-t-il. Elles vont trop
vite et trop loin. Mais j’en attraperai peut-être une qui traîne et il se
pourrait que mon gros poisson soit dans les parages. Il doit bien être
quelque part, mon gros poisson.
Les nuages au-dessus de la terre s’élevaient comme des montagnes et
la côte n’était plus qu’une longue ligne verte avec les collines gris-bleu à
l’arrière. L’eau était à présent bleu foncé, d’un bleu si sombre qu’elle
semblait presque pourpre. Comme il baissait les yeux dans ses
profondeurs il vit la fine couche de plancton pareille à un tamis rouge
dans l’eau sombre et l’étrange lumière qu’y faisait alors jouer le soleil. Il
vérifia que les lignes s’enfonçaient à la verticale et se perdaient au fond
et fut heureux de voir autant de plancton parce que le plancton était
signe de poisson. L’étrange clarté que le soleil produisait dans l’eau,
maintenant que le soleil était plus haut, était signe de beau temps, de
même que la forme des nuages au-dessus de la terre. Mais l’oiseau était
presque hors de vue à présent et rien ne se montrait à la surface de l’eau
à l’exception de quelques amas d’algues des Sargasses, d’un jaune
décoloré, et le flotteur violacé, iridescent, gélatineux, parfaitement
dessiné d’une physalie qui ondoyait tout près du bateau. Elle se mit sur
le flanc, puis se redressa. Elle flottait aussi gaiement qu’une bulle et ses
longs et funestes filaments pourpres lui faisaient dans l’eau une traîne
d’un mètre de long.
« Agua mala, dit l’homme. Sale pute. »
Appuyé sur ses avirons et oscillant doucement à leur rythme, il
plongea son regard dans l’eau et vit les minuscules poissons colorés du
même ton que les filaments qui allaient et venaient entre eux et sous la
petite ombre que projetait la bulle en mouvement. Ils étaient immunisés
contre son poison. Mais pas les hommes, et quand des filaments se
prenaient sur une ligne et y demeuraient collés, gluants et pourpres,
tandis que le vieil homme s’occupait d’un poisson, ils lui faisaient des
marques et des plaies sur les bras et les mains de la sorte que font le
sumac vénéneux ou l’herbe à puce. Mais le poison de l’agua mala avait
un effet foudroyant et frappait comme un coup de fouet.
Les bulles iridescentes étaient magnifiques. Mais c’étaient les
créatures les plus traîtresses de l’océan et le vieil homme aimait voir les
grosses tortues les dévorer. Les tortues les repéraient, s’en
approchaient de face, puis fermaient les yeux de manière à n’être plus
qu’une carapace et elles les mangeaient, filaments et tout. Le vieil
homme aimait voir les tortues les manger et il aimait marcher dessus sur
la plage après une tempête et les entendre éclater quand il les écrasait
sous la corne de ses pieds.
Il aimait les tortues vertes et les tortues à bec de faucon si élégantes
et rapides et d’un tel prix mais il avait un cordial mépris pour les
énormes et stupides caouannes cuirassées de jaune, qui s’accouplent
bizarrement et avalent joyeusement les physalies en fermant les yeux.
Il ne nourrissait aucune croyance particulière au sujet des tortues
bien qu’il eût travaillé pendant des années sur des bateaux qui les
chassaient. Il les plaignait toutes, même les grandes tortues luths qui
étaient aussi longues que sa barque et pesaient une tonne. La plupart
des gens sont sans pitié pour les tortues parce que le cœur de la tortue
continue à battre pendant des heures après qu’on l’a découpée et vidée.
Mais le vieil homme pensait : J’ai un cœur tout pareil et mes pieds et mes
mains sont comme les leurs. Il mangeait leurs œufs blancs pour se
donner de la force. Il en mangeait tout le mois de mai afin d’être fort en
septembre et en octobre pour le très gros poisson.
Il buvait aussi une tasse d’huile de foie de requin chaque jour au gros
bidon entreposé dans la cabane où beaucoup de pêcheurs rangeaient
leur matériel. Elle était à la disposition de tous les pêcheurs. La plupart
d’entre eux détestaient son goût. Mais ce n’était pas pire que de se lever
aux heures où ils se levaient, et c’était très bon contre le rhume et la
grippe et pour les yeux.
Le vieil homme à ce moment leva les yeux vers le ciel et vit que
l’oiseau recommençait à décrire des cercles.
« Il a trouvé du poisson », dit-il à haute voix. Nul poisson volant ne
brisait la surface et nul poisson d’appât n’était visible alentour. Mais
comme le vieil homme observait, un thon de petite taille s’éleva dans
l’air, se retourna et plongea la tête la première. Le thon avait au soleil
l’éclat de l’argent et après qu’il eut disparu dans l’eau un autre sauta et
un autre et ils bondissaient en tous sens dans des bouillonnements et
faisaient des sauts immenses à la poursuite des appâts. Ils les
entouraient et les bousculaient.
S’ils ne vont pas trop vite je vais leur rentrer dedans, pensa le vieil
homme, observant le banc de thons qui transformait l’eau en écume
blanche et l’oiseau qui maintenant piquait et tombait parmi les poissons
d’appât contraints de revenir, terrifiés, à la surface.
« Cet oiseau m’est bien utile », dit le vieil homme. À cet instant précis
la ligne de l’arrière se raidit sous son pied, là où il avait gardé une boucle
de ligne, et il lâcha ses avirons et sentit le poids des secousses que
donnait le petit thon à la ligne qu’il tenait d’une main ferme et qu’il
commença à tirer. Les secousses augmentaient à mesure qu’il tirait et il
aperçut dans l’eau le dos bleu du poisson et ses flancs dorés juste avant
de le faire passer par-dessus bord et retomber dans le bateau. Il gisait à
l’arrière au soleil, compact et pareil à un obus, ouvrant de gros yeux
stupides et s’épuisant à marteler le fond de la barque de brefs et
frénétiques coups de sa queue agile et bien découpée. Le vieil homme
l’assomma miséricordieusement et l’envoya du pied, frémissant encore,
dans l’ombre de l’arrière.
« Un albacore, dit-il tout haut. Il fera un bel appât. Il pèse bien dix
livres. »
Il ne se rappelait pas à quelle époque il avait commencé à parler à
haute voix quand il était seul. Il chantait quand il était seul autrefois et il
chantait la nuit parfois quand il était de quart à la barre sur les sémaques
ou les bateaux de chasse à la tortue. Il avait sans doute commencé à
parler à haute voix tout seul quand le garçon l’avait quitté. Mais il ne se
rappelait pas. Quand le garçon et lui pêchaient ensemble ils ne parlaient
en général que lorsque c’était nécessaire. Ils parlaient la nuit ou quand
ils étaient pris dans un coup de chien. En mer, ne pas parler inutilement
était tenu pour une vertu ; le vieil homme le pensait et s’en faisait un
principe. Mais à présent il exprimait souvent ses pensées tout haut
puisqu’il n’y avait personne que cela pût gêner.
« Si les gens m’entendaient parler à haute voix, ils penseraient que je
suis fou, dit-il tout haut. Mais comme je ne suis pas fou, je m’en fiche. Et
les riches ont une radio qui leur fait la conversation dans leur bateau et
leur diffuse le base-ball. »
Ce n’est pas le moment de penser au base-ball, pensa-t-il. C’est le
moment de penser à une chose et une seule. Celle pour laquelle je suis
né. Il pourrait bien y en avoir un gros qui tourne autour de ce banc,
pensa-t-il. Je n’ai attrapé qu’un traînard parmi ces albacores qui
cherchaient de quoi manger. Mais ils vont loin et vite. Tout ce qui se
montre à la surface aujourd’hui file à toute vitesse vers le nord-est.
Serait-ce à cause de l’heure ? Ou est-ce un signe que le temps va
changer, un signe que je ne connais pas ?
Il ne distinguait plus la ligne verte du rivage mais seulement les
sommets des collines bleues qui apparaissaient blancs comme s’ils
étaient enneigés et les nuages au-dessus qui ressemblaient à de hautes
montagnes neigeuses. La mer était très sombre et la lumière faisait des
prismes dans l’eau. Les myriades de taches de plancton s’étaient
effacées sous l’éclat du soleil au zénith et le vieil homme ne voyait plus
maintenant dans l’eau bleue que les grands prismes profonds et ses
lignes qui s’enfonçaient tout droit dans une eau de plus de mille mètres
de profondeur.
Les thons — les pêcheurs appelaient ainsi tous les poissons de cette
espèce et ne les distinguaient par leur véritable nom qu’au moment où
ils les vendaient ou bien quand ils les échangeaient contre des appâts —
avaient de nouveau disparu au fond. Le soleil était maintenant brûlant
et le vieil homme le sentait sur sa nuque et sentait la sueur ruisseler
dans son dos tandis qu’il ramait.
Je pourrais me laisser dériver, pensa-t-il, et faire un somme en
m’enroulant un bout de ligne autour de l’orteil pour me réveiller. Mais
c’est aujourd’hui le quatre-vingt-cinquième jour et il devrait être faste
pour ma pêche.
À ce moment, comme il surveillait ses lignes, il vit l’une des
baguettes vertes s’enfoncer vivement.
« Oui, dit-il, oui », et il rentra ses avirons sans heurter le bateau. Il
tendit le bras vers la ligne et la saisit avec douceur entre le pouce et
l’index de sa main droite. Il ne sentit aucune tension ni aucun poids et
tint la ligne souplement. Puis cela recommença. Cette fois quelque
chose tirait avec prudence et hésitation, sans peser, et il sut exactement
ce que c’était. Deux cents mètres en dessous, un marlin mangeait les
sardines qui recouvraient la pointe et la tige de l’hameçon à l’endroit où
le crochet façonné à la main transperçait la tête du petit thon.
Le vieil homme tenait la ligne délicatement, et de sa main gauche la
détacha de la baguette avec douceur. Il pouvait maintenant la laisser
filer entre ses doigts sans que le poisson sentît la moindre résistance.
Si loin au large et à cette époque de l’année, il doit être énorme,
pensa-t-il. Mange-les, poisson. Mange-les. S’il te plaît, mange-les.
Comme elles sont fraîches, et toi tu es à deux cents mètres de fond dans
cette eau froide dans le noir. Fais encore un petit tour dans le noir et
reviens les manger.
Il sentit la légère et délicate secousse, puis une autre plus rude quand
une tête de sardine dut être plus difficile à arracher de l’hameçon. Puis il
n’y eut plus rien.
« Allez, dit le vieil homme à haute voix. Encore un petit tour. Sens-
moi ça. Elles sont belles, non ? Mange-les pour de bon, ensuite il y aura
le thon. Bien ferme et froid, et si beau. Ne fais pas le timide, poisson.
Mange-les. »
Il attendait, la ligne entre le pouce et l’index, la surveillait et
surveillait les autres lignes en même temps car le poisson pouvait fort
bien être descendu ou remonté. Puis ce fut à nouveau la même secousse
délicate.
« Il va mordre, dit le vieil homme tout haut. Dieu fasse qu’il morde. »
Mais il ne mordit pas. Il était parti et le vieil homme ne sentait plus
rien.
« Il ne peut pas être parti, dit-il. Seigneur, ce n’est pas possible. Il est
en train de tourner. Peut-être qu’il a déjà tâté de l’hameçon et qu’il s’en
souvient. »
Puis il sentit la secousse légère de la ligne et il fut heureux.
« Il faisait seulement son tour, dit-il. Il va mordre. »
Il fut heureux de sentir le tiraillement léger, puis il sentit quelque
chose de dur et d’incroyablement lourd. C’était le poids du poisson et il
laissa la ligne filer, encore et encore, déroulant le premier des deux
rouleaux de réserve. À mesure qu’elle descendait, glissant souplement
entre les doigts du vieil homme, il sentait toujours ce poids formidable,
bien que la pression de son pouce et de son index fût à peine perceptible.
« Quel poisson, dit-il. Il l’a en travers de la gueule maintenant et il
décampe avec. »
Après il se retournera et l’avalera, pensa-t-il. Ce qu’il se garda de dire
parce qu’il savait qu’il ne faut jamais crier victoire trop vite. Il savait que
ce poisson était énorme et il l’imaginait filant dans l’obscurité avec le
thon entre ses deux mâchoires. À ce moment il le sentit s’arrêter mais le
poids était toujours là. Puis le poids augmenta et il donna un peu plus de
ligne. Il accrut un instant la pression de ses deux doigts et le poids
augmenta et s’enfonça tout droit.
« Il l’a pris, dit-il. Maintenant je vais le laisser bien manger. »
Il laissa la ligne filer entre ses doigts tout en tendant le bras gauche
pour nouer les deux extrémités libres des rouleaux de secours à la boucle
des deux rouleaux de la ligne d’à côté. À présent il était prêt. Il avait en
réserve trois rouleaux de fil de soixante-dix mètres, en plus du rouleau
dont il se servait.
« Manges-en encore un peu, dit-il. Mange bien. »
Mange jusqu’à ce que la pointe de l’hameçon te rentre dans le cœur et
te tue, pensa-t-il. Puis remonte tranquillement pour que je te lance mon
harpon. Bon. Es-tu prêt ? Es-tu resté assez longtemps à table ?
« Maintenant ! » dit-il à haute voix, et il tira vigoureusement des deux
mains, gagna un mètre de ligne et tira encore et encore, avec un
balancement alterné des bras qui s’appliquaient de toute leur force sur
la corde et en faisant chaque fois pivoter la masse de son corps.
Rien ne se passa. Le poisson se contenta de s’éloigner lentement et le
vieil homme ne put le soulever d’un centimètre. Sa ligne était solide et
faite pour le gros gibier et il la tenait si tendue autour de ses reins qu’il
en jaillissait des gouttes d’eau. Puis elle commença à produire un
sifflement ténu dans l’eau et il la tenait toujours, ramassé sur lui-même
contre le banc de nage et penché en arrière pour résister à la traction. Le
bateau commença à glisser lentement vers le nord-ouest.
Le poisson allait à une allure régulière et ils avançaient lentement sur
l’eau calme. Les autres appâts étaient toujours dans l’eau mais il n’y
avait rien à faire.
« J’aimerais que le garçon soit là, dit le vieil homme à haute voix. Je
suis remorqué par un poisson et je suis la bitte de remorque. Je pourrais
l’amarrer mais alors il pourrait bien casser la ligne. Il faut que je
m’accroche autant que je peux et que je lui donne la ligne qu’il veut.
Dieu merci, il va son chemin sans songer à descendre. »
Qu’est-ce que je ferai s’il se met en tête de descendre, je n’en sais
rien. Qu’est-ce que je ferai s’il sonde et meurt, je n’en sais rien. Mais je
ferai quelque chose. Je peux faire des quantités de choses.
La ligne toujours passée autour des reins, il en surveillait
l’inclinaison dans l’eau et regardait le bateau filer à la même allure
régulière vers le nord-ouest.
Il va se tuer, pensa le vieil homme. Il ne peut pas continuer comme ça
éternellement. Mais quatre heures plus tard le poisson nageait toujours
à la même allure vers la haute mer, remorquant la barque, et le vieil
homme était toujours fermement arc-bouté, la ligne autour des reins.
« Je l’ai ferré à midi, dit-il. Et je ne sais toujours pas à quoi il
ressemble. »
Peu avant de ferrer le poisson il avait enfoncé son chapeau de paille
sur sa tête et il lui sciait le front. Et puis il avait soif, et il s’agenouilla et,
veillant à ne pas donner de secousse à la ligne, se traîna aussi loin qu’il
put vers l’avant et attrapa d’une main la bouteille d’eau. Il l’ouvrit et but
un peu. Puis il se reposa contre l’avant. Assis sur le mât posé là avec sa
voile, il essayait de ne pas penser mais seulement d’attendre avec
patience.
Puis il se retourna et vit que la côte avait disparu. Ça ne change pas
grand-chose, pensa-t-il. J’aurai toujours les lumières de La Havane pour
me guider au retour. Il reste encore deux heures avant que le soleil se
couche et il remontera peut-être avant. Sinon il remontera peut-être
avec la lune. Sinon il remontera peut-être au lever du soleil. Je n’ai pas
de crampes, je me sens robuste. C’est lui qui a l’hameçon dans la gueule.
Mais quel poisson pour tirer comme ça. Il doit avoir les mâchoires bien
serrées sur le fil. J’aimerais le voir. J’aimerais le voir rien qu’une fois
pour savoir contre quoi je me bats.
Autant que l’homme pouvait en juger par l’observation des étoiles, le
poisson ne modifia ni son allure ni sa direction de toute la nuit. Avec la
fin du jour vint la fraîcheur et la sueur était maintenant glacée sur le dos
du vieil homme et ses bras et ses vieilles jambes. Pendant la journée il
avait ôté le sac qui couvrait la boîte d’appâts et l’avait mis à sécher au
soleil. Après que le soleil se fut couché il se l’attacha autour du cou de
sorte qu’il pendait dans son dos et avec mille précautions il le fit glisser
sous la ligne qui lui sciait maintenant les épaules. Le sac faisait un
coussinet à la ligne et il trouva un moyen de se pencher en avant contre
la proue dans une position presque confortable. Elle était en réalité un
peu moins insupportable, mais il la jugeait presque confortable.
Je ne peux rien faire avec lui et il ne peut rien faire avec moi, pensa-t-
il. Pas tant qu’il continuera comme ça.
Une fois il se leva et urina par-dessus bord et il regarda les étoiles et
fit le point. La ligne qui, de ses épaules, plongeait dans l’eau avait l’air
d’une strie phosphorescente à la surface. Ils allaient maintenant d’une
allure moins vive et les lumières de La Havane commençaient à pâlir, ce
qui lui apprit que le courant devait les pousser vers l’est. Si je perds les
lumières de La Havane, c’est qu’on doit être entraîné un peu plus vers
l’est, pensa-t-il. Parce que si le poisson continuait comme ça, je devrais
les voir encore pendant des heures. Je me demande ce qu’ont donné
aujourd’hui les matchs de Ligue majeure, pensa-t-il. Ça serait
merveilleux de faire tout ça avec une radio. Concentre-toi, pensa-t-il.
Réfléchis à ce que tu fais. Tu n’as pas intérêt à faire des bêtises.
Puis il dit à haute voix : « J’aimerais que le garçon soit là. Pour
m’aider et pour voir ça. »
On ne devrait pas être seul quand on est vieux, pensa-t-il. Mais c’est
inévitable. Il faut que je me souvienne de manger le thon avant qu’il se
gâte, pour garder mes forces. Rappelle-toi, même si tu n’en as pas
vraiment envie, tu dois le manger demain matin. Rappelle-toi, se dit-il à
lui-même.
Pendant la nuit deux marsouins lui rendirent visite et il les entendit
s’ébattre et souffler. Il savait distinguer les souffles du mâle des soupirs
de la femelle.
« Ils sont gentils, dit-il. Ils jouent, ils font des farces, ils s’aiment. Ce
sont nos frères, comme les poissons volants. »
Il se mit alors à plaindre le grand poisson qu’il avait ferré. Il est
merveilleux et étrange et Dieu sait quel âge il a, pensa-t-il. Je n’ai jamais
attrapé un poisson aussi fort ou qui se comporte de façon aussi étrange.
Peut-être qu’il est trop malin pour sauter. S’il saute ou s’il s’enfuit
brusquement, il pourra bien causer ma perte. Mais il a peut-être déjà été
ferré plus d’une fois et il sait que c’est comme ça qu’il doit se battre. Il ne
peut pas savoir qu’il n’a qu’un homme contre lui, ni que c’est un vieil
homme. Mais quel grand poisson, et on pourra en tirer profit si la chair
est bonne. Il a attrapé l’appât comme un mâle, tire comme un mâle et se
bat sans s’affoler. Je me demande s’il a un plan de bataille ou si
seulement il ne sait plus quoi faire, comme moi ?
Il se souvint de la fois où il avait ferré la femelle d’un couple de
marlins. Les mâles laissent toujours la femelle manger en premier et la
femelle ferrée, se débattant avec l’énergie et l’affolement du désespoir,
s’était vite épuisée et le mâle était resté tout ce temps à ses côtés,
croisant et recroisant la ligne et décrivant des cercles avec elle à la
surface. Il était resté si près que le vieil homme craignait qu’il ne
tranchât la ligne avec sa queue acérée comme une faux, dont elle avait
presque la taille et la forme. Quand le vieil homme l’avait amenée à la
gaffe et assommée de son gourdin en agrippant son rostre râpeux
comme du papier de verre, lui avait assené sur le haut de la tête des
coups qui lui avaient donné une couleur proche du tain des miroirs, puis
l’avait hissée à bord avec l’aide du garçon, le mâle était resté à côté du
bateau. Ensuite, alors que le vieil homme démêlait les lignes et
préparait le harpon, le mâle avait fait un bond très haut dans les airs tout
près du bateau pour voir où était la femelle et il avait piqué au fond de
l’eau, ses ailes bleu lavande, autrement dit ses nageoires pectorales,
largement déployées offrant à la vue ses larges rayures lavande. Il était
magnifique, se souvenait le vieil homme, et il ne l’avait pas abandonnée.
Je n’ai jamais rien vu de si triste avec ces poissons, pensa le vieil
homme. Le garçon était triste lui aussi et on lui a demandé pardon et on
l’a vidée sans traîner.
« J’aimerais que le garçon soit là », dit-il tout haut, et il se cala contre
les planches arrondies de l’avant, éprouvant dans la ligne tendue autour
de ses épaules la force du grand poisson qui allait d’une allure régulière
vers le destin qu’il avait choisi.
Quand une fois, à cause de ma fourberie, il a été obligé de faire un
choix, pensa le vieil homme.
Il avait choisi de rester dans l’obscurité des eaux profondes, loin des
pièges, des traquenards et des fourberies. Moi j’ai choisi d’aller le
chercher là où il n’y a plus âme qui vive. Plus un seul être au monde.
Maintenant nous sommes liés l’un à l’autre, nous le sommes depuis
midi. Et personne ne viendra nous aider, ni lui ni moi.
Je n’aurais peut-être pas dû devenir pêcheur, pensa-t-il. Mais j’étais
né pour ça. Il faut absolument que je me souvienne de manger le thon
quand il fera jour.
Un peu avant l’aube quelque chose mordit à l’un des appâts qui se
trouvaient derrière lui. Il entendit la baguette se rompre et la ligne
commencer à se dérouler à toute vitesse par-dessus le plat-bord de la
barque. Dans le noir il tira son couteau de l’étui et, prenant toute la
pesée du poisson sur son épaule gauche, il se pencha en arrière et coupa
la ligne sur le bois du plat-bord. Puis il coupa l’autre ligne, la plus
proche de lui, et dans l’ombre y attacha les extrémités libres des
rouleaux de réserve. Il travaillait adroitement de cette seule main et
maintenait du pied les rouleaux en place pendant qu’il faisait des nœuds
solides. Il avait désormais une réserve de six rouleaux de ligne. Il y en
avait quatre provenant des deux appâts qu’il avait tranchés et deux
provenant de l’appât que le poisson avait attrapé et tous étaient reliés.
Quand il fera jour, pensa-t-il, je retournerai à l’appât à soixante-dix
mètres et je couperai cette ligne aussi et je l’attacherai aux rouleaux de
réserve. J’aurai perdu deux cent soixante mètres de bon cordel catalan et
les hameçons et les bas de ligne. Tout ça peut se remplacer. Mais qui
remplacera ce poisson si je ferre un poisson et que ma ligne se rompt et
lui rend sa liberté ? Je ne sais pas ce qu’était le poisson qui a mordu tout
à l’heure. Peut-être un marlin ou un espadon ou un requin ? Je n’ai pas
eu le temps de le sentir. J’ai dû m’en débarrasser trop vite.
Il dit à haute voix : « J’aimerais que le garçon soit avec moi. »
Mais voilà, il n’est pas là, le gamin, pensa-t-il. Tu es seul avec toi-
même et tu ferais mieux de t’occuper de ta dernière ligne maintenant,
qu’il fasse noir ou pas, la couper et l’attacher aux lignes de secours.
Ce qu’il fit. Ce fut difficile dans le noir et le poisson à un certain
moment fit un brusque écart qui le jeta face contre terre et lui fit une
entaille sous l’œil. Le sang coula un peu sur sa joue, se coagula et sécha
avant d’avoir atteint son menton, et il reprit le chemin de l’avant où il
s’installa contre le bois. Il arrangea le sac et déplaça soigneusement la
ligne de façon à ce qu’elle vienne sur une autre partie de ses épaules et,
l’y maintenant ancrée, éprouva soigneusement la force de traction du
poisson, puis la vitesse de la barque en plongeant la main dans l’eau.
Je me demande pourquoi il a viré brusquement, pensa-t-il. Le fil de
métal a dû glisser sur cette montagne qu’est son dos. Assurément son
dos ne peut pas le faire souffrir comme le mien. Mais il ne peut pas tirer
cette barque éternellement, si grand soit-il. À présent j’ai dégagé tout ce
qui pouvait me gêner et j’ai une bonne réserve de ligne ; on ne peut rien
demander de plus.
« Poisson, dit-il doucement, à haute voix, je reste avec toi jusqu’à ma
mort. »
Lui aussi restera avec moi, je suppose, pensa le vieil homme, et il
attendit que le jour parût. Il faisait froid maintenant avant le point du
jour et il se rencogna contre le bois pour avoir chaud. Je peux tenir
comme ça aussi longtemps que lui, pensa-t-il. Et à la première lueur la
ligne tendue s’enfonça dans les profondeurs de l’eau. Le bateau allait
d’une allure régulière et quand le soleil se montra au bord de l’horizon,
le premier rayon accrocha l’épaule gauche du vieil homme.
« Il a mis le cap au nord », dit le vieil homme. Le courant nous aura
entraînés loin à l’est, pensa-t-il. J’aimerais qu’il se laisse porter par le
courant. Cela montrerait qu’il commence à se fatiguer.
Quand le soleil eut monté plus haut dans le ciel le vieil homme
comprit que le poisson ne se fatiguait pas. Un seul signe était favorable.
L’inclinaison de la ligne montrait qu’il nageait à une moindre
profondeur. Cela ne signifiait pas nécessairement qu’il sauterait. Mais
c’était possible.
« Dieu fasse qu’il saute, dit le vieil homme. J’ai assez de ligne pour
m’en arranger. »
Peut-être que si j’augmente la tension rien qu’un petit peu, ça le
blessera et il sautera, pensa-t-il. Qu’il saute, maintenant qu’il fait jour,
et remplisse d’air les poches qu’il a le long de son arête dorsale, et il ne
pourra plus descendre au fond pour mourir.
Il essaya d’augmenter la tension, mais depuis qu’il avait ferré le
poisson la ligne était tendue à se rompre et il en sentit la rigidité quand
il se pencha en arrière pour tirer et conclut qu’il ne pouvait plus rien lui
demander. Je ne dois surtout pas donner de secousse, pensa-t-il. Chaque
secousse élargit la blessure que fait l’hameçon et alors, quand il sautera
pour de bon, il pourrait bien le recracher. De toute façon avec le soleil je
me sens mieux et pour une fois je n’ai pas à le regarder en face.
Il y avait des algues jaunes sur la ligne mais le vieil homme savait que
cela constituait un frein supplémentaire et il en était ravi. C’étaient ces
algues jaunes du Gulf Stream qui avaient produit tant de
phosphorescence dans la nuit.
« Poisson, dit-il, je t’aime et je te respecte beaucoup. Mais j’aurai ta
peau avant la fin du jour. »
Du moins je l’espère, pensa-t-il.
Un oiseau de petite taille venu du nord s’approcha de la barque.
C’était une fauvette qui volait très bas sur l’eau. Le vieil homme vit
qu’elle était très fatiguée.
L’oiseau parvint à l’arrière du bateau et s’y reposa. Puis il voleta
autour de la tête du vieil homme et se posa sur la ligne, où il était plus à
son aise.
« Quel âge as-tu ? demanda le vieil homme à l’oiseau. C’est ton
premier voyage ? »
L’oiseau le regardait tandis qu’il parlait. Il était trop fatigué même
pour s’intéresser à la ligne et il tituba dessus quand il l’agrippa
fermement de ses pattes délicates.
« C’est bien stable, lui dit le vieil homme. Trop stable. Tu ne devrais
pas être aussi fatigué après une nuit sans vent. Que sont devenus les
oiseaux ? »
Les faucons, pensa-t-il, qui s’aventurent au large pour les attraper.
Mais il n’en dit rien à l’oiseau qui de toute façon ne pouvait pas le
comprendre et apprendrait bien assez tôt ce qu’il faut savoir des
faucons.
« Repose-toi bien, petit oiseau, dit-il. Puis rentre et tente ta chance
comme n’importe qui, homme, oiseau ou poisson. »
Il se sentait encouragé à parler parce que son dos était devenu raide
pendant la nuit et le faisait vraiment souffrir à présent.
« Reste chez moi si tu veux, l’oiseau, dit-il. Je regrette de ne pas
pouvoir hisser la voile et te ramener à terre avec cette petite brise qui se
lève. Mais je suis avec un ami. »
À cet instant le poisson fit un écart qui projeta le vieil homme contre
l’avant et l’eût fait passer par-dessus bord s’il ne s’était arc-bouté et
n’avait pas lâché un peu de ligne.
L’oiseau s’envola au moment de la secousse et le vieil homme ne le vit
même pas partir. Il palpa soigneusement la ligne de la main droite et
remarqua que sa main saignait.
« Quelque chose a dû le blesser », dit-il à haute voix, et il tira sur la
ligne pour voir s’il pouvait faire virer le poisson. Mais parvenu tout près
du point de rupture, il se retint d’aller plus loin et se ramassa à nouveau
sur lui-même pour résister à la tension.
« Ah ! tu commences à ressentir la peine de l’effort, poisson, dit-il.
Eh bien, moi aussi, Dieu m’est témoin. »
Son regard chercha l’oiseau autour de lui parce qu’il aurait aimé avoir
sa compagnie. L’oiseau était parti.
Tu n’es pas resté longtemps, pensa l’homme. Mais tu vas en voir de
plus dures avant d’atteindre la côte. Comment ai-je fait pour laisser ce
poisson m’entailler la main quand il a tiré d’un coup brusque ? Je dois
être en train de devenir tout à fait idiot. Ou alors c’est peut-être que je
regardais le petit oiseau et que je pensais à lui. Désormais je vais me
concentrer sur mon travail, puis il faudra que je mange le thon afin que
la force ne me manque pas.
« J’aimerais que le garçon soit là et aussi avoir du sel », dit-il à haute
voix.
Il déplaça le poids de la ligne sur son épaule gauche et, s’agenouillant
avec mille précautions, lava sa main dans l’océan et la tint immergée
une bonne minute en regardant le filet de sang disparaître peu à peu et
en éprouvant le mouvement régulier de l’eau contre sa paume tandis
que le bateau glissait.
« Il a beaucoup ralenti », dit-il.
Le vieil homme aurait aimé laisser sa main dans l’eau salée plus
longtemps mais il craignait un autre écart soudain du poisson et il se
redressa et, bien d’aplomb, leva la main vers le soleil. La ligne brûlante
n’avait fait qu’entamer sa peau mais dans la partie de la main qui
travaillait. Il savait qu’il aurait besoin de ses mains avant que tout fût
fini et il n’aimait pas être blessé alors que rien n’avait commencé.
« Bon, dit-il quand sa main fut sèche, je dois manger le petit thon. Je
peux l’attraper avec la gaffe et le manger ici à l’aise. »
Il s’agenouilla, parvint à crocher le thon sous l’avant avec la gaffe et
le tira vers lui en évitant les rouleaux de ligne. Faisant repasser la ligne
sur son épaule gauche et prenant appui sur sa main et son bras gauches,
il ôta le thon du croc et remit la gaffe à sa place. Il posa un genou sur le
poisson et découpa des bandes de chair rouge sombre dans la longueur,
de l’arrière de la tête à la queue. C’étaient des bandes triangulaires qu’il
découpait depuis l’arête dorsale jusqu’au bord du ventre. Lorsqu’il en
eut découpé six, il les étala sur le bois de l’avant, essuya son couteau sur
son pantalon et souleva la carcasse de la bonite par la queue et la lança
par-dessus bord.
« Je ne crois pas que je pourrai en manger une entière », dit-il, et il
trancha au couteau un morceau dans l’une des bandes. Il sentait la
traction puissante et continue sur la ligne et sa main gauche s’était
raidie. Elle serrait avec force la lourde corde et il la regarda avec dégoût.
« Quelle sorte de main est-ce là ? dit-il. Prends-toi une crampe si tu
veux. Fais-toi pince de crabe. Cela ne te servira à rien. »
Allez, pensa-t-il, et il baissa le regard dans l’eau sombre là où la ligne
oblique s’enfonçait. Mange ce morceau maintenant, cela redonnera de
la force à ta main. Ce n’est pas la faute de la main et tu es depuis de
longues heures derrière le poisson. Mais tu peux rester avec lui à tout
jamais. Mange la bonite maintenant.
Il attrapa un morceau, le porta à sa bouche et le mâcha lentement. Ce
n’était pas désagréable.
Mâche bien, pensa-t-il, tires-en tout le suc. Ce ne serait pas mauvais
avec un peu de limette ou du citron ou du sel.
« Comment te sens-tu, main ? demanda-t-il à la main tordue par la
crampe, aussi raide que rigor mortis. Je vais en manger un peu plus pour
toi. »
Il mangea l’autre moitié du morceau qu’il avait coupé en deux. Il le
mâcha avec soin et recracha la peau.
« Comment cela va-t-il, main ? Ou bien est-il trop tôt pour le
savoir ? »
Il prit un autre morceau dans son entier et le mâcha.
C’est un poisson robuste et puissant, pensa-t-il. J’ai eu de la chance
de l’attraper plutôt qu’une dorade. La dorade est douceâtre. Celui-ci ne
l’est vraiment pas et toute sa force est encore à l’intérieur.
Quelle bêtise de vouloir s’occuper d’autre chose que du concret,
pensa-t-il. J’aimerais avoir du sel. Et comme je ne sais pas si le soleil va
pourrir ou sécher ce qui reste, je ferais mieux de tout manger même si je
n’ai pas faim. Le poisson est tranquille et nage toujours à la même
allure. Je vais tout manger, ainsi je serai prêt.
« Sois patiente, main, dit-il. C’est pour toi que je fais cela. »
J’aimerais bien donner à manger au poisson, pensa-t-il. C’est mon
frère. Mais je dois le tuer et garder des forces à cette fin. Lentement et
consciencieusement il mangea toutes les bandes de poisson
triangulaires.
Il se redressa, essuya ses mains sur son pantalon.
« Bon, dit-il. Tu peux lâcher la corde, main, et je m’occuperai de lui
avec mon seul bras droit jusqu’à ce que tu aies fini de faire l’idiote. » Il
posa son pied sur la lourde ligne qu’avait tenue la main gauche et
s’inclina en arrière pour soulager la traction qui lui meurtrissait le dos.
« Dieu fasse que cette crampe s’en aille, dit-il. Parce que je ne sais pas
ce que le poisson va faire. »
Il a pourtant l’air tranquille, pensa-t-il, comme s’il suivait son idée.
Mais quelle est son idée ? pensa-t-il. Et quelle est la mienne ? La mienne
je l’inventerai en fonction de la sienne à cause de sa grande taille. S’il
veut bien sauter, je peux le tuer. Mais il s’obstine à rester au fond. Je
resterai donc au fond avec lui à tout jamais.
Il frotta la main tordue contre son pantalon et tenta d’assouplir les
doigts. Mais elle ne voulait pas s’ouvrir. Elle s’ouvrira peut-être avec le
soleil, pensa-t-il. Elle s’ouvrira peut-être quand j’aurai digéré ce robuste
thon cru. Si je dois en avoir besoin, je l’ouvrirai coûte que coûte. Mais je
ne veux pas l’ouvrir de force maintenant. Qu’elle s’ouvre d’elle-même et
revienne de son propre gré. Après tout je l’ai bien maltraitée cette nuit
quand il a fallu démêler toutes ces lignes et les attacher ensemble.
Parcourant la mer du regard, il sut à quel point il était seul à présent.
Mais il vit les prismes dans l’eau sombre et profonde et la ligne qui
s’étirait à l’avant et l’étrange ondulation du calme. Les nuages
s’amassaient désormais pour rencontrer l’alizé et il regarda devant lui et
vit un vol de canards sauvages qui se découpait sur le ciel au-dessus de
l’eau, puis s’estompa, puis se détacha à nouveau, et il sut qu’aucun
homme n’est jamais seul sur la mer.
Il pensa à ces hommes qui redoutent de perdre la côte de vue dans
une petite barque, il savait qu’ils ont raison pendant les mois où le
mauvais temps arrive sans crier gare. Mais on était maintenant à la
saison des ouragans et quand il n’y a pas d’ouragans la saison des
ouragans est la meilleure de l’année.
S’il doit y avoir un ouragan on en voit toujours les signes
annonciateurs dans le ciel des jours à l’avance quand on est en mer. À
terre on ne voit rien parce qu’on ne sait pas ce qu’il faut chercher des
yeux, songea-t-il. De la terre les nuages doivent avoir une autre forme
aussi. Mais il n’y a pas d’ouragan qui approche en ce moment.
Il regarda le ciel et vit les cumulus blancs pareils à de sympathiques
empilements de crèmes glacées et, très au-dessus, les minces plumes des
cirrus dans le haut ciel de septembre.
« Légère brisa, dit-il. Un meilleur temps pour moi que pour toi,
poisson. »
Sa main gauche était encore déformée par la crampe mais il en
redressait les doigts lentement.
Je déteste les crampes, pensa-t-il. C’est une fourberie du corps. Il est
humiliant d’avoir une diarrhée ou de vomir devant autrui à cause d’une
intoxication alimentaire. Mais une crampe — calambre était le mot qui
lui venait — vous humilie bien plus, en particulier quand vous êtes seul.
Si le garçon était là, il pourrait me frictionner depuis l’avant-bras et
assouplir les muscles, pensa-t-il. Mais ils s’assoupliront dans l’autre
sens.
Il sentit alors de la main droite que la tension de la ligne n’était plus
la même avant de constater que son inclinaison avait changé. Puis,
comme il se penchait contre la ligne en se donnant de la main gauche
des coups violents et rapides sur la cuisse, il vit la ligne oblique s’élever
lentement.
« Il remonte, dit-il. Allons, main. Réagis, je t’en prie. »
La ligne s’éleva lentement et régulièrement, puis la surface de
l’océan se renfla à l’avant de la barque et le poisson parut. Il n’en
finissait pas de paraître et l’eau ruisselait sur ses flancs. Il brillait au
soleil et sa tête et son dos étaient pourpre foncé et les larges rayures de
ses flancs au soleil d’un ton bleu lavande clair. Son rostre était long
comme une batte de base-ball et effilé comme une épée et il jaillit hors
de l’eau de toute sa longueur, puis replongea souplement comme un
plongeur et le vieil homme vit sa queue pareille à la lame d’une grande
faux disparaître dans les profondeurs et la ligne commença à se dévider à
toute vitesse.
« Il est plus long que la barque d’un demi-mètre », dit le vieil homme.
La ligne filait vite mais régulièrement et le poisson ne s’affolait pas. Le
vieil homme essayait de ses deux mains de maintenir la ligne en deçà du
point de rupture. Il savait que s’il ne parvenait pas à ralentir le poisson
par une pression régulière, le poisson pourrait emporter toute la ligne
et la casser.
C’est un grand poisson et je dois le convaincre, pensa-t-il. Je dois
absolument l’empêcher de prendre conscience de sa force et de ce qu’il
pourrait faire s’il prenait la fuite. Si j’étais lui, je donnerais tout ce que
j’ai maintenant et je foncerais jusqu’à ce que quelque chose casse. Mais
Dieu merci, ils ne sont pas aussi intelligents que nous qui les tuons,
même s’ils sont plus nobles et plus capables.
Le vieil homme avait vu beaucoup de grands poissons. Il en avait vu
beaucoup qui pesaient plus de mille livres et il en avait attrapé deux de
cette taille, mais jamais seul. À présent, seul et hors de vue de la terre, il
était amarré au plus gros poisson qu’il eût jamais vu, plus gros que tous
ceux dont il avait entendu parler, et sa main gauche était toujours aussi
raide et déformée que des serres d’aigle.
Elle va pourtant bien finir par se détendre, pensa-t-il. Elle va
sûrement se détendre pour aider ma main droite. Il y a trois choses qui
sont comme trois frères : le poisson et mes deux mains. Il faut qu’elle se
détende. Ce n’est pas digne d’elle, cette crampe. Le poisson avait encore
une fois ralenti et repris son allure habituelle.
Je me demande pourquoi il a sauté, pensa le vieil homme. On dirait
presque qu’il a sauté pour me montrer combien il est gros. Bien,
maintenant je le sais, pensa-t-il. J’aimerais pouvoir lui montrer quelle
sorte d’homme je suis. Mais alors il verrait la main tordue par la crampe.
Laissons-le croire que je suis plus robuste que je ne le suis et il en sera
ainsi. J’aimerais être le poisson, pensa-t-il, avec tout ce qu’il possède
comparé au peu que j’ai, ma volonté et mon intelligence.
Il se cala confortablement contre le bois et prit son mal en patience,
le poisson allait d’une allure régulière et le bateau avançait lentement
sur l’eau sombre. Une petite houle se formait sous le vent venu de l’est
et à midi la main gauche du vieil homme avait retrouvé sa souplesse.
« Mauvaise nouvelle pour toi, poisson », dit-il, et il déplaça la ligne
sur le sac qui lui couvrait les épaules.
Il était confortablement installé mais souffrait, ce qu’il refusait
absolument d’admettre.
« Je ne suis pas pieux, dit-il. Mais je dirai dix Notre Père et dix Je vous
salue, Marie pour attraper ce poisson, et je jure de faire un pèlerinage à
la Vierge de Cobre si je l’attrape. Je le jure. »
Il commença à réciter ses prières de façon mécanique. Parfois il était
si fatigué qu’il ne se souvenait plus de la prière et il les disait alors très
vite pour qu’elles lui reviennent automatiquement. Les Je vous salue,
Marie sont plus faciles à réciter que les Notre Père, pensa-t-il.
« Je vous salue, Marie pleine de grâce, le Seigneur est avec vous. Vous
êtes bénie entre toutes les femmes et Jésus, le fruit de vos entrailles, est
béni. Sainte Marie, Mère de Dieu, priez pour nous, pauvres pécheurs,
maintenant et à l’heure de notre mort. Amen. » Puis il ajouta : « Vierge
bénie, priez pour la mort de ce poisson. Si extraordinaire qu’il soit. »
Ses prières dites, et se sentant mieux, mais souffrant toujours autant
ou peut-être plus, il se cala contre le bois de l’avant et entreprit de
mouvoir mécaniquement les doigts de sa main gauche.
Le soleil était brûlant maintenant, pourtant la brise fraîchissait peu à
peu.
« Je ferais bien de réamorcer cette petite ligne à l’arrière, dit-il. Si le
poisson décide de continuer ainsi une autre nuit, il faudra que je mange
à nouveau et il n’y a plus beaucoup d’eau dans ma bouteille. Je ne crois
pas que je pourrai attraper autre chose qu’une dorade par ici. Mais si je
la mange bien fraîche, ce ne sera pas mauvais. J’aimerais qu’un poisson
volant tombe dans ma barque ce soir. Mais je n’ai pas de lumière pour les
attirer. Le poisson volant est très bon à manger cru et je n’aurais pas
besoin de le couper. Je dois être économe de mes forces maintenant.
Seigneur, je n’aurais pas cru qu’il était si gros. »
« Cela ne m’empêchera pas de le tuer, dit-il. Dans toute sa grandeur
et sa gloire. »
Même si ce n’est pas juste, pensa-t-il. Mais je vais lui montrer ce
qu’un homme peut faire et ce qu’un homme supporte.
« J’ai dit au garçon que j’étais un vieil homme étrange, dit-il. C’est le
moment de le prouver. »
Il l’avait prouvé mille fois mais cela ne signifiait rien. Il le prouvait à
nouveau maintenant. Chaque fois était une première fois et il ne pensait
jamais au passé lorsqu’il était engagé dans l’action.
J’aimerais qu’il dorme, alors je pourrais dormir et rêver des lions,
pensa-t-il. Pourquoi ne me reste-t-il presque rien d’autre que les lions ?
Ne pense pas, vieil homme, se dit-il à lui-même. Repose-toi sagement
contre le bois sans penser à rien. Il travaille. Toi, travaille le moins
possible.
L’après-midi était bien entamé et le bateau avançait toujours
lentement d’une allure régulière. Mais une brise d’est augmentait
maintenant la poussée et le vieil homme menait sa barque sagement sur
cette houle légère, et la douleur de la corde qui sciait son dos était moins
vive et plus supportable.
Une fois dans l’après-midi la ligne recommença à monter. Mais le
poisson continuait simplement à nager un peu moins loin de la surface.
Le soleil était à présent sur le bras et l’épaule gauches du vieil homme et
sur son dos. Il en conclut que le poisson avait viré au nord-est.
Maintenant qu’il l’avait vu une fois, il pouvait se représenter le
poisson glissant dans l’eau, ses nageoires pectorales pourpres déployées
comme des ailes, sa grande queue verticale fendant les ténèbres. Je me
demande ce qu’il peut encore voir à cette profondeur, pensa le vieil
homme. Il a un œil énorme et un cheval, avec un œil bien moins grand,
est capable de voir dans le noir. Je voyais très bien dans le noir autrefois.
Pas dans le noir absolu. Mais presque aussi bien qu’un chat.
Le soleil et l’exercice régulier de ses doigts avaient maintenant
complètement assoupli sa main gauche et il commença à lui demander
un plus grand effort et fit jouer les muscles de son dos pour déplacer un
peu la pression douloureuse de la corde.
« Si tu n’es pas fatigué, poisson, dit-il tout haut, c’est que tu dois être
très étrange. »
Il se sentait très fatigué à présent et savait que la nuit allait venir vite
et il essaya de penser à d’autres choses. Il pensa à la Ligue majeure, qu’il
appelait Gran Ligas, et il savait que les Yankees de New York jouaient
contre les Tigers de Detroit.
J’ignore maintenant depuis deux jours le résultat des juegos, pensa-t-
il. Mais je dois avoir confiance et être digne du grand DiMaggio qui fait
tout à la perfection même avec la douleur de cet ergot osseux qu’il a au
talon. Qu’est-ce qu’un ergot osseux ? se demanda-t-il. Un espuela de
hueso. Nous n’avons pas cela, nous. Est-ce que cela fait aussi mal que
l’ergot d’un coq de combat qui vous entre dans le talon ? Je ne pense pas
que je pourrais supporter cela ou la perte d’un œil ou des deux yeux et
continuer à me battre comme les coqs de combat. L’homme n’est pas
grand-chose à côté des grands oiseaux et des bêtes. Pourtant j’aimerais
mieux être cette bête qui nage au fond de l’eau dans le noir.
« Sauf si les requins se montrent, dit-il à haute voix. Si les requins se
montrent, que Dieu ait pitié de lui et de moi. »
Tu crois que le grand DiMaggio resterait amarré à un poisson aussi
longtemps que moi au mien ? pensa-t-il. Je suis sûr que oui et plus
longtemps même parce qu’il est jeune et fort. D’ailleurs son père était
pêcheur. Mais cet ergot osseux ne le ferait-il pas trop souffrir ?
« Je n’en sais rien, dit-il tout haut. Je n’ai jamais eu d’ergot osseux. »
Comme le soleil se couchait il se rappela, pour se donner un peu plus
de confiance en lui-même, le jour où il avait disputé dans un bistrot de
Casablanca ce bras de fer avec le grand nègre de Cienfuegos qui était
l’homme le plus fort du port. Ils étaient restés un jour et une nuit les
coudes vissés sur une ligne de craie dessinée sur la table, les avant-bras
dressés et les mains soudées dans l’étreinte. Chacun d’eux essayait de
renverser la main de l’autre sur la table. Les paris allaient bon train, les
gens entraient et sortaient de la salle éclairée par des lampes à pétrole et
il regardait le bras et la main du nègre, puis le visage du nègre. On
relevait les arbitres toutes les quatre heures une fois passées les huit
premières afin qu’ils puissent dormir. Le sang perlait sous les ongles de
sa main et ceux de la main du nègre et ils se regardaient l’un l’autre droit
dans les yeux et ils regardaient aussi leurs mains et leurs avant-bras et les
parieurs entraient et sortaient et s’asseyaient sur de hauts tabourets le
long des murs et contemplaient le match. Les cloisons en bois étaient
d’un bleu vif et les lampes y projetaient leurs ombres. L’ombre du nègre
était immense et elle bougeait sur la cloison quand la brise secouait les
lampes.
La cote ne cessa de monter et de descendre toute la nuit, on donnait
du rhum au nègre et on lui allumait des cigarettes. Après son verre de
rhum, le nègre faisait un effort prodigieux et il réussit une fois à faire
plier de près de dix centimètres le bras du vieil homme, qui n’était pas
un vieil homme à cette époque mais Santiago El Campeón. Mais le vieil
homme avait ramené sa main au point d’équilibre. Il fut sûr alors de
battre le nègre, qui était un bel homme et un grand sportif. Et au petit
jour quand les parieurs demandèrent que l’on déclarât le match nul et
que l’arbitre secoua la tête, il rassembla toute son énergie et força la
main du nègre à descendre peu à peu vers la table, dont elle finit par
toucher le bois. Le match avait commencé un dimanche matin et il se
termina un lundi matin. Beaucoup de parieurs avaient demandé qu’on
déclarât le match nul parce qu’ils devaient aller travailler sur les quais à
charger des sacs de sucre ou à la Compagnie charbonnière de
La Havane. Sans cela tous auraient voulu que le match aille à son terme.
Mais il l’avait amené à terme et avant que quiconque dût partir au
travail.
Pendant longtemps après cette partie tout le monde l’appela Le
Champion et une revanche eut lieu au printemps. Mais il y eut peu de
paris et il gagna très facilement parce qu’il avait brisé le moral du nègre
de Cienfuegos au premier match. Après cela il disputa encore quelques
matchs, puis cessa. Il décida qu’il pouvait battre n’importe qui s’il le
voulait vraiment et il décida que c’était mauvais pour la main droite du
pêcheur qu’il était. Il s’était entraîné à des matchs avec sa main gauche.
Mais sa main gauche l’avait toujours trahi, refusant de faire ce qu’il lui
demandait de faire, et il ne lui accordait plus sa confiance.
Le soleil va la cuire un bon coup maintenant, pensa-t-il. Elle ne
devrait pas refaire de crampes à moins qu’il fasse trop froid cette nuit. Je
me demande ce que la nuit me réserve.
Un avion passa au-dessus de sa tête en route pour Miami et il observa
son ombre qui répandait la terreur parmi les bancs de poissons volants.
« Avec tous ces poissons volants, il devrait y avoir de la dorade », dit-
il, et il se cala contre sa ligne pour voir s’il pouvait gagner un peu de
longueur sur son poisson. Mais il n’y parvint pas et la ligne conserva sa
rigidité et ce frissonnement de goutte d’eau qui précède la rupture. La
barque avançait lentement et il observa l’avion jusqu’à ce que celui-ci
disparaisse de sa vue.
Ce doit être très étrange dans un avion, pensa-t-il. Je me demande à
quoi ressemble la mer de là-haut. On devrait bien voir le poisson si on ne
vole pas trop haut. J’aimerais voler très lentement à quatre cents mètres
de hauteur et voir le poisson du ciel. Dans les bateaux de pêche à la
tortue j’étais perché sur les barres de hune à la tête de mât et même à
cette hauteur je voyais beaucoup de choses. Les dorades paraissent plus
vertes de là-haut et on voit leurs rayures et leurs taches pourpres et on
voit le banc tout entier qui nage. Comment se fait-il que tous les
poissons rapides qui nagent dans les eaux sombres ont le dos pourpre et
des rayures ou des taches ordinairement pourpres ? La dorade paraît
verte, bien sûr, parce que en réalité elle est dorée. Mais quand elle
cherche sa nourriture et qu’elle a vraiment faim, des rayures pourpres se
forment sur ses côtés comme sur un marlin. Est-ce que c’est la colère ou
sa plus grande vitesse qui les fait apparaître ?
Peu avant la tombée de la nuit, alors qu’ils dépassaient une grande île
de sargasses qui se soulevait et se balançait dans la houle légère comme
si l’océan faisait l’amour avec quelque chose sous une couverture jaune,
sa petite ligne attrapa une dorade. Il la vit d’abord quand elle sauta en
l’air, or pur dans les derniers rayons du soleil, agitant furieusement son
corps arqué. Elle sauta encore et encore avec des bonds d’acrobate
terrorisée et il se traîna jusqu’à l’arrière et, accroupi, tenant la grande
ligne de la main et du bras droits, il ramena la dorade de la main gauche
en écrasant la ligne de son pied gauche nu chaque fois qu’il en gagnait
un bout. Quand le poisson fut à l’arrière, plongeant et se débattant avec
l’énergie du désespoir, le vieil homme se pencha par-dessus bord et
remonta dans la barque le poisson d’or bruni tacheté de pourpre. Ses
mâchoires s’ouvraient et se fermaient convulsivement sur l’hameçon et
elle martelait le plancher de la barque de son long corps plat, de sa
queue et de sa tête jusqu’au moment où le vieil homme frappa de son
gourdin la tête brillante et dorée, et le poisson eut alors un tremblement
et ne bougea plus.
Le vieil homme détacha le poisson, réamorça la ligne avec une autre
sardine et la lança. Puis il revint lentement vers l’avant. Il lava sa main
gauche et l’essuya sur son pantalon. Puis il fit passer la lourde ligne de
sa main droite à sa gauche et lava sa main droite dans la mer tout en
regardant le soleil s’enfoncer dans l’océan et l’inclinaison de la grosse
corde.
« Il n’a absolument pas changé », dit-il. Mais en observant le
mouvement de l’eau contre sa main, il nota que sa vitesse avait
sensiblement diminué.
« Je vais attacher les deux avirons ensemble en travers de l’avant, cela
va le ralentir pendant la nuit, dit-il. Il est prêt pour la nuit et moi aussi. »
J’aurais intérêt à vider la dorade un peu plus tard pour conserver le
sang dans la chair, pensa-t-il. Je peux faire cela un peu plus tard quand
j’attacherai les avirons pour faire une ancre flottante. Il vaut mieux que
je laisse le poisson tranquille à cette heure et ne pas trop le déranger au
coucher du soleil. Le couchant est un moment difficile pour tous les
poissons.
Il sécha sa main à l’air, puis saisit la ligne et se cala du mieux qu’il put
et se laissa entraîner en avant contre le bois de sorte que le bateau
prenait à présent une part de l’effort au moins égale à la sienne.
J’apprends à faire le travail, pensa-t-il. Du moins cette partie du
travail. Mais n’oublie pas non plus qu’il n’a rien mangé depuis qu’il a
attrapé l’hameçon et il est très gros et a besoin de beaucoup de
nourriture. Moi j’ai mangé la bonite tout entière. Demain je mangerai la
dorade. Il l’appelait dorado. Je devrais peut-être en manger un morceau
quand je la nettoierai. Ce sera plus difficile à manger que la bonite. De
toute façon, rien n’est facile.
« Comment te sens-tu, poisson ? demanda-t-il à haute voix. Moi je me
porte bien, ma main gauche va mieux et j’ai de la nourriture pour une
nuit et un jour. Tire la barque, poisson. »
Il ne se portait pas vraiment bien parce que la douleur de la corde qui
lui sciait le dos n’en était presque plus une, mais un engourdissement
qui l’inquiétait. Mais j’ai connu pire, pensa-t-il. Ma main n’a qu’une
petite coupure et je n’ai plus de crampe à l’autre. Mes jambes sont en
bon état. Et puis je suis mieux loti que lui pour ce qui est de la
nourriture.
La nuit était maintenant tombée comme elle le fait en septembre,
très vite après le coucher du soleil. Il demeura appuyé contre le bois usé
de l’avant et se reposa du mieux qu’il put. Les premières étoiles
paraissaient. Il ne connaissait pas le nom de Rigel mais il la voyait et
savait que toutes paraîtraient bientôt et qu’il aurait toutes ses amies des
lointains.
« Le poisson aussi est mon ami, dit-il tout haut. Je n’ai jamais vu un
poisson pareil ni entendu dire qu’il pût en exister. Mais je dois le tuer.
Quel bonheur qu’on ne soit pas obligé d’essayer de tuer les étoiles ! »
Imagine qu’on doive chaque jour essayer de tuer la Lune, pensa-t-il.
La Lune file sans demander son reste. Mais imagine qu’on doive chaque
jour essayer de tuer le Soleil ? Nous avons de la chance d’être comme
nous sommes, pensa-t-il.
Puis il se sentit malheureux en songeant que le poisson n’avait rien à
manger et sa détermination à le tuer ne s’en trouva pas diminuée
d’autant. Combien de personnes nourrira-t-il ? pensa-t-il. Mais ces gens
méritent-ils de le manger ? Non, bien sûr. Il n’existe pas une personne
qui mérite de le manger si l’on considère sa conduite et sa grande
dignité.
Je ne comprends pas ces choses, pensa-t-il. Mais il est heureux que
nous ne soyons pas obligés d’essayer de tuer le Soleil ou la Lune ou les
étoiles. Il est déjà suffisamment difficile de vivre des ressources de la
mer et de tuer nos frères.
Bon, je dois songer à cette ancre flottante, pensa-t-il. Elle a ses
dangers et ses avantages. Il se peut que je perde tellement de ligne que je
perdrai aussi le poisson s’il joue son va-tout et que l’ancre soit en place
et que le bateau perde toute sa légèreté. Sa légèreté rallonge notre
souffrance à tous les deux mais elle m’assure la sécurité parce que le
poisson n’a pas encore donné toute la vitesse qu’il possède. Quoi qu’il
advienne, je dois vider la dorade avant qu’elle se gâte et en manger un
peu pour rester fort.
Bien, je vais me reposer encore une heure et vérifier qu’il avance
toujours à la même allure tranquille avant de revenir à l’arrière pour
faire le travail et prendre ma décision. D’ici là je verrai comment il se
comporte et s’il change ou pas sa manière de faire. Les avirons sont une
bonne astuce, mais ce n’est plus le moment de prendre des risques. Il est
plus poisson que jamais et j’ai vu qu’il avait l’hameçon dans le coin de la
bouche et qu’il garde la bouche bien fermée. La torture de l’hameçon
n’est rien. La torture de la faim et la lutte contre quelque chose qu’il ne
comprend pas, voilà ce qui compte. Repose-toi à présent, vieil homme,
et laisse-le travailler jusqu’à l’heure de ta prochaine tâche.
Il se reposa pendant deux heures à ce qu’il lui sembla. Comme à ce
moment de l’année la lune se levait tard, il n’avait aucun moyen
d’évaluer le temps. Il ne se reposa d’ailleurs que de manière toute
relative. Il portait toujours en travers des épaules la puissance de
traction du poisson mais il posa sa main gauche sur le plat-bord de
l’avant et confia de plus en plus à la barque l’effort de résistance au
poisson.
Comme tout serait simple si je pouvais amarrer la ligne, pensa-t-il.
Mais il pourrait la casser d’une seule brusque secousse. Il faut que je
fasse de mon corps un amortisseur et que je sois prêt à lâcher de la corde
des deux mains à n’importe quel moment.
« Mais tu n’as pas dormi du tout, vieil homme, dit-il tout haut. Une
demi-journée et une nuit et un autre jour se sont écoulés et tu n’as pas
dormi. Il te faut trouver un moyen de dormir un peu s’il continue ainsi à
son allure tranquille. Si tu ne dors pas, tu risques de ne plus avoir
l’esprit clair. »
J’ai l’esprit très clair, pensa-t-il. Trop clair. Aussi clair que les étoiles,
mes frères. Il faut pourtant que je dorme. Elles dorment et la Lune et le
Soleil dorment et l’océan lui-même dort quelquefois les jours où il n’y a
pas de courant et par calme plat.
Mais rappelle-toi qu’il faut dormir, pensa-t-il. Force-toi à dormir et
trouve une solution sûre et simple pour les lignes. Maintenant va à
l’arrière préparer la dorade. Il est trop dangereux de fixer les avirons de
ton ancre flottante si tu dois dormir.
Je pourrais me passer de dormir, se dit-il. Mais ce serait trop
dangereux.
Il prit à quatre pattes le chemin de l’arrière en veillant à ne pas
donner de secousse à la ligne. Il est possible qu’il soit lui aussi à moitié
endormi, pensa-t-il. Mais je ne veux pas qu’il se repose. Il faut qu’il tire
jusqu’à ce qu’il meure.
De retour à l’arrière, il pivota de manière à ce que sa main gauche
porte le poids de la ligne à travers ses épaules, et de la main droite il tira
le couteau de sa gaine. Les étoiles brillaient à présent et il voyait
clairement la dorade et enfonça la lame de son couteau dans la tête et
tira la dorade de l’arrière. Maintenant le poisson sous son pied, il le
fendit d’un coup, de l’anus à la pointe de la mâchoire inférieure. Puis il
posa son couteau et le vida de la main droite, le nettoyant proprement et
arrachant les ouïes. L’estomac était lourd et glissant sous ses doigts, il
l’ouvrit. Il y avait deux poissons volants à l’intérieur. Ils étaient frais et
fermes, il les posa l’un à côté de l’autre et jeta les viscères et les ouïes
par-dessus bord. Elles s’enfoncèrent en laissant une traînée
phosphorescente sur l’eau. La dorade était froide et d’un gris-blanc
lépreux à la lumière des étoiles et le vieil homme en dépiauta un côté
tout en maintenant son pied droit sur la tête du poisson. Puis il le
retourna et dépiauta l’autre côté et détacha la chair, de la tête à la queue.
Il jeta la carcasse par-dessus bord et regarda pour voir s’il y avait des
remous dans l’eau. Mais il n’y eut qu’une trace lumineuse quand elle
coula lentement. Il se retourna et enveloppa les deux poissons volants
dans les deux filets de la dorade et remit le couteau dans sa gaine et
regagna lentement l’avant. Le poids de la ligne tendue sur ses épaules
courbait son dos, il portait les poissons dans la main droite.
Une fois à l’avant il posa les deux filets de poisson sur le bois et les
poissons volants à côté. Après quoi il changea la position de la ligne dans
son dos, qu’il retenait maintenant de la main gauche appuyée sur le plat-
bord. Puis il se pencha sur l’eau et lava les poissons volants, prenant
bonne note de la vitesse de l’eau contre sa main. Le dépiautage du
poisson avait rendu sa main phosphorescente et il observait le jeu de
l’eau ruisselant sur sa peau. Le courant était moins vif et quand il frotta
le dos de sa main contre le bordage de la barque, des particules de
phosphore s’en détachèrent pour aller flotter vers l’arrière.
« Il se fatigue ou il se repose, dit le vieil homme. Bon, je vais
maintenant m’attaquer à cette dorade et me reposer et dormir un peu. »
Sous les étoiles, dans la nuit qui ne cessait de fraîchir, il mangea la
moitié d’un filet de dorade et l’un des poissons volants, après l’avoir
vidé et lui avoir coupé la tête.
« La dorade est un excellent poisson quand il est cuit, dit-il. Mais cru
il est infect. Je ne partirai plus jamais en bateau sans emporter du sel ou
des limettes. »
Si j’avais un peu de jugeote j’aurais jeté de l’eau de mer sur l’avant
toute la journée et en séchant cela aurait fait du sel, pensa-t-il. Il est vrai
que je n’ai attrapé la dorade qu’au coucher du soleil ou presque.
N’empêche, je n’ai fait qu’improviser. Enfin, j’ai tout bien mâché et je
n’ai pas mal au cœur.
Le ciel se couvrait de nuages à l’est et les unes après les autres les
étoiles qu’il connaissait disparaissaient. On eût dit qu’il s’enfonçait dans
un grand canyon de nuages et le vent était tombé.
« Il fera mauvais temps dans trois ou quatre jours, dit-il. Mais pas
cette nuit ni demain. Prépare-toi à faire un somme, vieil homme,
pendant que le poisson reste tranquille. »
Tenant la ligne fermement dans la main droite, il poussa sa cuisse
contre sa main droite, le corps penché de tout son poids contre le bois de
l’avant. Puis il fit descendre un peu la corde sur ses épaules et pesa
dessus de toute la force de sa main gauche.
Ma main droite peut la tenir tant qu’elle est bien calée, pensa-t-il. Si
elle se relâche pendant que je dors, ma main gauche me réveillera quand
la ligne filera. C’est éprouvant pour la main droite. Mais elle a
l’habitude du châtiment. Même si je dors vingt minutes ou une demi-
heure, ce sera bien. Plié en deux et faisant masse de tout son corps pour
résister au poids de la ligne, toute sa force concentrée dans sa main
droite, il s’endormit.
Il ne rêva pas des lions mais d’un immense banc de marsouins qui
s’étirait sur huit ou dix milles, c’était la saison des amours et ils
sautaient haut dans les airs et retombaient dans le trou qu’ils avaient
creusé en jaillissant de l’eau.
Puis il rêva qu’il était au village étendu sur son lit et le vent du nord
soufflait, il avait très froid et son bras droit était engourdi parce que sa
tête avait reposé longtemps dessus comme sur un oreiller.
Ensuite il se mit à rêver de la longue plage de sable jaune et il vit le
premier lion y descendre dans l’obscurité naissante, puis les autres lions
arrivèrent, il avait le menton posé sur le plat-bord de l’avant là où le
bateau était au mouillage avec cette brise du large qui vient le soir et il
attendait, espérant voir d’autres lions, et il était heureux.
La lune était levée depuis longtemps mais il dormait toujours et le
poisson continuait de tirer à la même allure et le bateau entra dans le
tunnel des nuages.
Une secousse projeta son poing droit contre son visage et il s’éveilla,
la ligne brûlante filait entre les doigts de sa main droite. Il ne sentait pas
sa main gauche mais bloqua autant qu’il le put de la droite la ligne qui
fuyait toujours. Sa main gauche finit par trouver la ligne et il la freina en
s’inclinant en arrière et c’étaient maintenant son dos et sa main gauche
que la corde brûlait, la main gauche assurait seule la totalité de l’effort
et elle était douloureusement entaillée. Il lança un regard derrière lui,
les rouleaux de ligne se dévidaient sans à-coups. À ce moment précis,
dans une énorme explosion de l’océan, le poisson sauta puis retomba
pesamment. Puis il sauta encore et encore, le bateau allait à vive allure
bien que le vieil homme ne cessât de donner de la ligne et de retendre la
corde encore et encore jusqu’à frôler le point de rupture. Il avait été
projeté à plat ventre contre le bois de l’avant et il avait le visage écrasé
contre les filets de dorade et ne pouvait plus bouger.
C’est bien ce que nous attendions, pensa-t-il. Eh bien, nous y voilà.
Fais-lui payer le prix de cette ligne, pensa-t-il. Fais-le payer.
Il ne voyait pas les bonds du poisson, il entendait seulement le fracas
de l’océan quand le poisson sautait et retombait lourdement. La vitesse
de la ligne lui blessait affreusement les mains, mais il avait toujours su
que cela se produirait et il essayait de limiter les entailles aux parties
calleuses de ses mains et d’empêcher la ligne de glisser au creux de sa
paume ou de lui couper les doigts.
Si le garçon était là, il mouillerait les rouleaux de ligne, pensa-t-il.
Oui. Si le garçon était là. Si le garçon était là.
La ligne filait, filait, filait toujours, mais moins vite à présent et il
vendait cher au poisson chaque centimètre de corde concédé. Il put
enfin relever la tête et la dégager du morceau de poisson que sa joue
écrasait. Puis il fut à genoux et se mit ensuite lentement sur ses jambes.
Il cédait de la ligne mais toujours plus lentement. Il recula jusqu’à
l’endroit où il pouvait tâter du pied les rouleaux de ligne qu’il ne pouvait
voir. Il lui en restait encore une bonne longueur et le poisson devait
maintenant prendre en charge la friction de cette ligne nouvelle dévidée
dans l’eau.
Oui, pensa-t-il. Et maintenant il a bien sauté une dizaine de fois et
rempli d’air les poches qu’il a le long du dos et il ne pourra plus aller
mourir à une profondeur d’où je serais incapable de le tirer. Il va bientôt
commencer à décrire des cercles et je vais devoir me mettre à l’ouvrage.
Je me demande ce qui l’a fait réagir tout soudain ? Est-ce que c’est la
faim qui l’a rendu furieux, ou quelque chose qui lui a fait peur dans le
noir ? Il a peut-être été effrayé tout à coup. Il était pourtant si calme et si
vigoureux, ce poisson, il paraissait si intrépide et confiant. C’est
étrange.
« C’est toi qui ferais mieux d’être intrépide et confiant, vieil homme,
dit-il. Tu le tiens toujours mais tu ne peux plus regagner une longueur
de ligne. Il va falloir pourtant qu’il commence à tourner. »
À présent, le vieil homme le tenait ferme de la main gauche et des
épaules, il se pencha et puisa de l’eau dans sa main droite afin de
débarrasser son visage des morceaux de chair de la dorade. Il craignait
que cela ne lui donnât la nausée et ne le fît vomir, le privant de ses
forces. Quand il eut nettoyé son visage, il lava sa main dans l’eau salée et
la laissa tremper sur le côté tout en guettant la première lueur qui
précède le lever du soleil. Il va vers l’est, plus ou moins, pensa-t-il. Cela
veut dire qu’il est fatigué et qu’il se laisse mener par le courant. Il va
bien falloir qu’il se mette à tourner. À moi de jouer, alors.
Quand il eut jugé que sa main droite était restée suffisamment dans
l’eau, il l’en sortit et la regarda.
« Ce n’est pas si terrible, dit-il. Un homme sait ignorer la
souffrance. »
Il saisit la ligne avec précaution afin qu’elle ne frotte pas sur les
entailles récentes et pivota sur lui-même pour pouvoir tremper sa main
gauche dans l’eau de l’autre côté de la barque.
« Tu ne t’es pas trop mal débrouillée pour une bonne à rien, dit-il à sa
main gauche. Mais pendant un moment je t’avais perdue. »
Pourquoi ne suis-je pas né avec deux bonnes mains ? pensa-t-il. J’ai
peut-être eu tort de ne pas l’éduquer comme il faut. Mais Dieu sait
qu’elle a eu assez d’occasions d’apprendre. Pourtant elle ne s’en est pas
si mal tirée cette nuit, et elle n’a eu qu’une crampe. Si la crampe revient,
laisse la ligne la trancher.
En pensant cela il savait que ses idées s’embrouillaient et il pensa
qu’il devrait mâcher encore un morceau de dorade. Mais je ne peux pas,
se dit-il à lui-même. Il vaut mieux avoir la tête vide que de perdre ses
forces en vomissant. Et je sais que je ne pourrai pas le garder dans
l’estomac après avoir eu la figure dedans. Je le garde en cas de besoin
jusqu’à ce que la chair se gâte. Mais il n’est plus temps d’essayer de me
refaire des forces en mangeant. Quel idiot tu fais, se dit-il à lui-même.
Mange donc l’autre poisson volant.
Il était là bien nettoyé et prêt à être consommé, et il le saisit de la
main gauche et le mangea, mâchant les arêtes avec soin, et il le mangea
entièrement jusqu’à la queue.
Il est plus nourrissant que presque n’importe quel autre poisson,
pensa-t-il. En tout cas, c’est le genre de force dont j’ai besoin.
Maintenant j’ai fait tout ce que je pouvais, pensa-t-il. Qu’il se mette à
tourner enfin et que le combat commence !
Le soleil se levait pour la troisième fois depuis qu’il avait pris la mer
quand le poisson décrivit son premier cercle.
Ce n’est pas à l’inclinaison de la ligne qu’il put voir que le poisson
tournait. Il était trop tôt pour cela. Il sentit seulement un léger
relâchement de la tension de la ligne et il entreprit de tirer doucement
de la main droite. La ligne se raidit, comme d’habitude, mais au moment
précis où il parvenait au point de rupture, elle se mit à céder. Il fit
glisser la ligne par-dessus sa tête et ses épaules et commença à la tirer
d’un geste souple et régulier. Il se servait de ses deux mains avec un
mouvement de balancier et s’efforçait de tirer autant qu’il le pouvait
avec son corps et ses jambes. Ses vieilles jambes et ses vieilles épaules
pivotaient au rythme du balancement.
« C’est un cercle immense, dit-il. Mais c’est bien un cercle qu’il
décrit. »
Puis la ligne cessa de céder et il la tint si fortement tendue qu’il vit
des gouttelettes en jaillir au soleil. Elle se remit alors à filer et le vieil
homme s’agenouilla et la laissa à contrecœur s’enfoncer dans l’eau
sombre.
« Il est au point le plus éloigné de son cercle maintenant », dit-il. Je
dois le retenir de toutes mes forces, pensa-t-il. La tension raccourcira le
cercle chaque fois un peu plus. Peut-être que d’ici une heure je le verrai.
Je dois d’abord le convaincre, ensuite je dois le tuer.
Mais le poisson continuait à tourner lentement et deux heures plus
tard le vieil homme était trempé de sueur et fatigué jusqu’à la moelle des
os. Les cercles, cependant, diminuaient beaucoup à présent et à
l’inclinaison de la ligne il savait que le poisson remontait régulièrement
près de la surface.
Pendant une heure le vieil homme vit des taches noires danser devant
ses yeux et la sueur coulait dans ses yeux et irritait la coupure qu’il avait
sous l’œil et au front. Les taches noires ne l’inquiétaient pas. Elles
étaient normales, étant donné l’effort qu’exigeait de lui cette ligne.
Deux fois pourtant il eut des vertiges et crut perdre connaissance et cela
l’inquiéta.
« Je ne peux quand même pas échouer par ma faute et mourir avec un
poisson pareil à l’hameçon, dit-il. Maintenant que je l’ai si
magnifiquement amené, Dieu fasse que je tienne bon. Je dirai cent
Notre Père et cent Je vous salue Marie. Mais je ne peux pas les dire tout
de suite. »
Considérez qu’ils sont dits, pensa-t-il. Je les dirai plus tard.
À cet instant il sentit un claquement et une secousse brusques sur la
ligne qu’il tenait des deux mains. C’était aigu, dur, pesant.
Il frappe le bas de ligne avec son éperon, pensa-t-il. Cela devait
arriver. Il fallait bien qu’il le fasse. Mais cela risque de le faire sauter et je
préférerais qu’il continue à tourner. Il avait besoin de sauter pour
prendre de l’air. Mais maintenant chaque saut peut élargir le trou fait
par l’hameçon et il pourrait bien rejeter l’hameçon.
« Ne saute pas, poisson, dit-il. Ne saute pas. »
Le poisson cogna encore plusieurs fois le bas de ligne et à chaque
coup de tête le vieil homme lâchait un peu de ligne.
Je dois contenir sa douleur là où elle se trouve, pensa-t-il. La mienne
ne compte pas. Je peux la contrôler. Mais sa douleur à lui pourrait le
rendre enragé.
Au bout d’un moment le poisson cessa de frapper le bas de ligne et se
remit à tournoyer lentement. Le vieil homme à présent regagnait de la
corde régulièrement. Mais il se sentit à nouveau près de perdre
connaissance. Il puisa dans sa main gauche un peu d’eau de mer et se la
versa sur la tête. Il en reprit et se frotta la nuque.
« Je n’ai pas de crampe, dit-il. Il va bientôt se montrer et je peux tenir.
Tu dois tenir. Inutile de discuter. »
Il s’agenouilla à nouveau contre le bois de l’avant et repassa un
moment la ligne sur son dos. Je vais me reposer pendant qu’il file vers le
bord extérieur, puis je me relèverai et me mettrai au travail quand il
reviendra vers moi, décida-t-il.
Grande était la tentation de se reposer à l’avant et de laisser le
poisson décrire un cercle tout seul sans reprendre un centimètre de
ligne. Mais quand la tension indiqua que le poisson avait tourné et
revenait vers le bateau, le vieil homme se mit sur ses pieds et reprit ses
oscillations du buste et de la ligne grâce auxquelles il conservait tout le
fil gagné.
Je suis plus fourbu que je l’ai jamais été, pensa-t-il, et voilà que l’alizé
se lève. Mais ça sera bon pour le ramener au port. J’en ai vraiment
besoin.
« Je me reposerai au prochain tour quand il repartira, dit-il. Je me
sens bien mieux. Ensuite encore un ou deux tours et je l’aurai. »
Son chapeau de paille repoussé bas sur la nuque, il s’affala à l’avant
quand la ligne se tendit et qu’il sentit le poisson effectuer son tour.
Pour l’instant c’est toi qui travailles, poisson, pensa-t-il. Je
t’attraperai quand tu tourneras.
La mer avait sensiblement grossi. Mais c’était une brise de beau
temps qui soufflait et il la lui fallait pour rentrer.
« Je me contenterai de mettre le cap au sud-ouest, dit-il. Un homme
ne se perd jamais en mer et l’île est longue. »
C’est au troisième tour qu’il aperçut le poisson.
Il aperçut d’abord une ombre noire qui mit si longtemps à passer sous
le bateau qu’il ne put croire qu’elle fût si longue.
« Impossible, dit-il. Il ne peut pas être aussi gros que ça. »
Si pourtant, il était aussi gros que ça, et quand il eut effectué son
cercle il émergea à trente mètres seulement du bateau et le vieil homme
vit sa queue jaillir hors de l’eau. Elle était plus haute que la lame d’une
grande faux et d’un bleu lavande très clair au-dessus du bleu sombre de
la mer. Elle retomba et comme le poisson nageait juste au-dessous de la
surface, le vieil homme vit sa masse énorme et les rayures pourpres qui
cerclaient son corps. Sa nageoire dorsale était repliée et ses énormes
nageoires pectorales largement déployées.
Lors de ce tour le vieil homme put distinguer l’œil du poisson et les
deux rémoras gris qui nageaient à ses côtés. De temps en temps ils
s’attachaient à lui. D’autres fois ils s’en détachaient brusquement. Ou
bien encore ils nageaient en toute quiétude dans son ombre. Ils avaient
chacun un bon mètre de long et quand ils nageaient, leur corps ondoyait
comme celui des anguilles.
Le vieil homme était en sueur à présent mais le soleil n’était pas seul
en cause. À chaque tour calme et placide que faisait le poisson, il gagnait
de la ligne et il était sûr que deux tours plus tard s’offrirait sa chance de
le harponner.
Mais je dois l’amener plus près, plus près, plus près encore, pensa-t-
il. Ce n’est pas la tête que je dois viser. Je dois viser le cœur.
« Sois calme et fort, vieil homme », dit-il.
Au tour suivant le dos du poisson était hors de l’eau, mais il était un
peu trop loin du bateau. Au tour suivant il était encore trop loin mais il
sortait davantage de l’eau et le vieil homme était sûr qu’en gagnant
encore un peu de ligne il parviendrait à l’amener le long de son bord.
Il avait depuis longtemps apprêté son harpon dont le rouleau de
corde mince attendait dans un panier rond, l’extrémité amarrée au
bitton de l’avant.
Le poisson traçant toujours son cercle se rapprochait, calme et
magnifique, et seule sa grande queue remuait. Le vieil homme tira sur la
ligne autant qu’il le pouvait pour le faire venir plus près. Pendant un
bref instant le poisson se tourna légèrement de côté. Puis il se redressa
et entama un nouveau cercle.
« Je l’ai fait bouger, dit le vieil homme. J’ai réussi à le faire bouger. »
Il se sentit de nouveau pris de faiblesse mais, toutes ses forces
bandées, il ne lâchait pas le grand poisson. Je l’ai fait bouger, pensa-t-il.
Je vais peut-être pouvoir l’amener cette fois. Tirez, mains, pensa-t-il.
Tenez bon, jambes. Reste-moi fidèle, tête. Reste-moi fidèle. Tu ne m’as
jamais abandonné. Cette fois, je vais l’amener.
Mais quand, ayant rassemblé son énergie, il commença à tirer de
toutes ses forces bien avant que le poisson ne fût venu contre le bord de
la barque, le poisson tira un bon coup en arrière, se redressa et
s’éloigna.
« Poisson, dit le vieil homme. Poisson, il va bien falloir que tu
meures. Faut-il que je sois tué moi aussi ? »
Ce n’est pas ainsi que la chose doit s’accomplir, pensa-t-il. Il avait la
bouche trop sèche pour parler mais il ne pouvait atteindre son eau.
Cette fois il faut que je l’amène contre mon bord. S’il tourne encore
longtemps comme cela, je ne tiendrai pas. Si, tu tiendras, se dit-il à lui-
même. Tu tiendras jusqu’au bout.
Au tour suivant, il faillit l’avoir. Mais le poisson se redressa une fois
encore et s’éloigna lentement.
Tu vas me tuer, poisson, pensa le vieil homme. Mais c’est ton droit. Je
n’ai jamais rien vu de plus grand, de plus beau, de plus calme et de plus
noble que toi, mon frère. Approche donc et tue-moi. Peu m’importe qui
tue qui.
Cette fois tout s’embrouille dans ta tête, pensa-t-il. Tu dois garder
l’esprit clair. Garde l’esprit clair et apprends à souffrir comme un
homme. Ou comme un poisson, pensa-t-il.
« Éclaircis-toi les idées, ma tête, dit-il d’une voix qu’il entendait à
peine. Éclaircis-toi les idées. »
Aux deux tours suivants, la même chose se reproduisit.
Je ne sais pas, pensa le vieil homme. Il s’était senti chaque fois sur le
point de perdre connaissance. Je ne sais pas. Mais je vais essayer encore
une fois.
Il essaya encore une fois et se sentit défaillir lorsque le poisson
acheva sa boucle. Le poisson se redressa et repartit lentement en agitant
sa grande queue dans l’air.
Je vais essayer encore, se promit le vieil homme, bien que ses mains
fussent molles et qu’il ne fût plus capable de voir clairement que par
instants.
Il essaya encore, avec le même résultat. C’est donc ainsi, pensa-t-il, et
il se sentit perdre connaissance avant même d’avoir fait le premier
geste ; je vais essayer encore une fois.
Il rassembla toute sa douleur et ce qui lui restait de force et de fierté —
sa fierté envolée depuis longtemps — et jeta ce poids contre les affres du
poisson et le poisson vint près de son bord et nagea paisiblement à côté
de lui, son rostre touchant presque le bois de la coque, et il s’apprêta à
dépasser le bateau — longue, large, vaste créature argentée aux rayures
pourpres, interminable dans l’eau.
Le vieil homme lâcha la ligne et posa son pied dessus et leva le
harpon aussi haut qu’il put et, de toutes ses forces augmentées de celles
qu’il venait de rallier, l’envoya se planter dans le flanc du poisson juste
derrière la grande nageoire pectorale dressée en l’air à la hauteur de la
poitrine de l’homme. Il sentit le fer entrer dans les chairs et, appuyé
dessus, l’enfonça plus profondément en pesant de tout son poids.
Soudain animé d’une vie nouvelle, avec la mort fichée en lui, le
poisson bondit très haut hors de l’eau, offrant au regard son immense
longueur, sa masse, sa puissance et sa beauté. Il demeura comme
suspendu en l’air au-dessus du vieil homme et de la barque. Puis il
retomba dans l’eau avec fracas, dans une gerbe d’écume qui inonda le
vieil homme et le bateau.
Le vieil homme fut pris de nausée et se sentit sur le point de défaillir
et il ne voyait plus grand-chose. Mais il remit de l’ordre dans la corde du
harpon et la laissa filer lentement dans ses mains écorchées et lorsqu’il
recouvra la vue, il vit que le poisson était sur le dos, son ventre argenté
tourné vers le ciel. La hampe du harpon saillait obliquement près de
l’épaule du poisson et la mer se teintait en rouge du sang qui coulait de
son cœur. Ce fut d’abord sombre comme un haut-fond dans cette mer
bleue qui avait près de deux mille mètres de profondeur. Puis le rouge
s’étala comme un nuage. Le poisson argenté flottait sans bouger au gré
des vagues.
Quand la vision lui revint un instant, le vieil homme regarda
attentivement. Il assujettit de deux tours la corde du harpon au bitton de
l’avant et laissa tomber sa tête dans ses mains.
« Garde-moi l’esprit clair, dit-il contre le bois de l’avant. Je suis un
vieil homme fatigué. Mais j’ai tué ce poisson qui est mon frère et
maintenant c’est un travail de forçat qui m’attend. »
Maintenant il faut que je prépare les nœuds coulants et la corde pour
l’amarrer au bateau, pensa-t-il. Même si on était deux et qu’on noyât la
barque pour le charger et qu’on écopât ensuite, il ne tiendrait jamais
dedans. Il faut que je prépare tout, puis que je l’amène contre mon flanc
et que je l’attache bien, puis je plante le mât et je rentre à la voile.
Il entreprit d’amener le poisson contre son bord afin de faire passer
une corde à travers ses ouïes et de la faire ressortir par la bouche et
d’amarrer la tête à l’avant. Je veux le voir, pensa-t-il, le toucher, le
sentir. Il est ma fortune, pensa-t-il. Mais ce n’est pas pour cela que j’ai
envie de le sentir. Je crois bien que j’ai senti son cœur, pensa-t-il. Quand
j’ai enfoncé la hampe du harpon la seconde fois. Amène-le maintenant
et amarre-le et passe le nœud coulant autour de la queue et un autre au
milieu du corps pour qu’il soit bien attaché à la barque.
« Au travail, vieil homme », dit-il. Il but une toute petite gorgée
d’eau. « C’est qu’il y en a, du travail de forçat, maintenant que la bataille
est finie. »
Il leva les yeux vers le ciel, puis les baissa sur son poisson. Il observa
longuement le soleil. Il n’est pas plus de midi, pensa-t-il. Et l’alizé se
lève. Les lignes n’ont plus d’importance à présent. Nous ferons les
épissures au retour, le garçon et moi.
« Viens donc, poisson », dit-il. Mais le poisson ne venait pas. Il
préférait rester là, vautré sur les flots, et le vieil homme tira la barque
jusqu’à lui.
Quand il fut à sa hauteur et que la tête du poisson cogna contre
l’avant, il ne put croire qu’il fût si grand. Mais il détacha du bitton la
corde du harpon, la passa par les ouïes du poisson et la fit ressortir par la
mâchoire, l’enroula autour du rostre, puis passa la corde à travers
l’autre ouïe, une seconde fois autour du bec, et noua les deux extrémités
de la corde et l’amarra au bitton de l’avant. Il coupa alors la corde et
gagna l’arrière pour ficeler la queue. Le poisson, pourpre et argent à
l’origine, avait viré à l’argent pur et les rayures avaient la même teinte
violet pâle que sa queue. Elles étaient plus larges qu’une main d’homme
aux doigts écartés et l’œil du poisson semblait aussi indifférent à tout
que les miroirs d’un périscope ou un saint dans une procession.
« C’était la seule façon de le tuer », dit le vieil homme. Il se sentait
mieux depuis cette gorgée d’eau et il savait qu’il ne perdrait plus
connaissance et qu’il avait l’esprit clair. Il fait pas loin d’une tonne tel
qu’il est, pensa-t-il. Peut-être beaucoup plus. Et s’il lui reste deux tiers
de viande à trente cents la livre ?
« Il me faudrait un crayon pour calculer, dit-il. Je n’ai pas encore
toute ma tête. Mais je crois bien que le grand DiMaggio serait fier de
moi aujourd’hui. Je n’avais pas d’ergot osseux. Mais j’ai terriblement
mal aux mains et au dos. » Je me demande ce qu’est un ergot osseux,
pensa-t-il. On en a peut-être sans le savoir.
Il amarra le poisson à l’avant, à l’arrière et au banc de nage du milieu.
Il était si gros qu’il lui semblait attacher un plus grand bateau au sien. Il
coupa un morceau de corde et lia la mâchoire inférieure du poisson à
son bec afin que sa bouche restât fermée et que la navigation pût se faire
sans difficulté. Puis il planta le mât et, avec l’aide du bâton qui lui
servait de gaffe et une fois son gui gréé, la voile rapiécée gonfla, le
bateau s’ébranla et, à demi allongé à l’arrière, il mit le cap au sud-ouest.
Il n’avait pas besoin de boussole pour lui dire où était le sud-ouest. Le
souffle de l’alizé et le gonflement de la toile lui suffisaient. Je ferais bien
de poser une petite ligne avec une cuiller et d’essayer d’attraper quelque
chose qui me nourrisse et m’hydrate. Mais il ne put trouver une cuiller
et ses sardines étaient gâtées. Aussi crocheta-t-il avec la gaffe un amas
de sargasses jaunes qui passait par là et il le secoua pour faire tomber sur
le plancher de la barque les petites crevettes qui s’y trouvaient. Il y en
avait plus d’une dizaine qui sautaient et gigotaient comme des puces de
mer. Le vieil homme détacha les têtes en les pinçant du pouce et de
l’index et il les mangea, mâchant les carapaces et la queue. Elles étaient
minuscules mais il les savait nourrissantes et elles avaient bon goût.
Il restait dans sa bouteille d’eau la valeur de deux verres et il en but la
moitié d’un après avoir mangé les crevettes. La barque avançait bien
compte tenu de sa charge et le vieil homme tenait la barre sous son bras.
Il avait le poisson sous les yeux et il lui suffisait de regarder ses mains et
de sentir son dos contre le bois de l’arrière pour savoir que tout cela
était bel et bien arrivé et que ce n’était pas un rêve. À un moment, quand
il s’était senti si mal vers la fin, il avait pensé que c’était peut-être un
rêve. Puis quand il avait vu le poisson surgir de l’eau et rester suspendu
sans bouger dans le ciel avant de retomber, il s’était dit qu’il y avait là
une grande étrangeté et il ne pouvait croire à sa réalité. Il n’y voyait pas
très clair alors, mais maintenant il voyait aussi bien que d’habitude.
Maintenant il savait qu’il y avait le poisson et que ses mains et son dos
n’étaient pas un rêve. Les mains guérissent vite, pensa-t-il. Je les ai bien
fait saigner et l’eau de mer les réparera. L’eau sombre du bon Gulf
Stream est le meilleur guérisseur qui soit. Tout ce que je dois faire, c’est
garder l’esprit clair. Les mains ont fait leur travail et le bateau avance
bien. Avec son bec cousu et sa queue bien droite, nous naviguons lui et
moi comme des frères. Puis ses idées recommencèrent à s’embrouiller
un peu et il pensa : Est-ce lui qui me ramène ou moi qui le ramène ? Si je
l’avais en remorque derrière moi la question ne se poserait pas. Et si le
poisson était dans la barque, privé de toute dignité, la question ne se
poserait pas davantage. Mais ils naviguaient de conserve bord à bord,
attachés l’un à l’autre, et le vieil homme pensa : Il peut bien me ramener
si ça lui fait plaisir. J’ai eu le dessus grâce à des ruses et lui ne me voulait
pas de mal.
Ils avançaient bien et le vieil homme tenait ses mains plongées dans
l’eau salée et s’efforçait de garder l’esprit clair. Il y avait au-dessus d’eux
de hauts cumulus et assez de cirrus pour faire conclure au vieil homme
que le vent soufflerait toute la nuit. Le vieil homme ne quittait pas le
poisson des yeux pour s’assurer qu’il était bien réel. C’était une heure
avant que le premier requin l’attaque.
Le requin n’était pas là par hasard. Il était remonté des grandes
profondeurs de la mer quand le sombre nuage de sang s’était formé et
répandu par deux mille mètres de fond. Il était remonté si vite, sans
prendre la moindre précaution, qu’il brisa la surface de l’eau bleue et
émergea en plein soleil. Puis, retombé dans la mer, il parvint à retrouver
la trace du sang et se mit en route dans la direction de la barque et du
poisson.
De temps à autre il perdait la piste. Mais il la récupérait, ou trouvait
une trace qui l’y menait, et il poursuivait sa course rapidement et avec
vigueur. C’était un très gros requin mako bâti pour nager aussi vite que
le poisson le plus rapide de la mer et tout en lui était beau, excepté les
mâchoires. Il avait le dos aussi bleu que celui d’un espadon, un ventre
d’argent et un magnifique cuir lisse. Il était bâti comme un espadon
hormis ses énormes mâchoires qui demeurèrent hermétiquement
fermées pendant cette nage rapide juste sous la surface, son haut aileron
dorsal fendant l’eau comme une lame sans trembler. Dans sa gueule,
sous la double lèvre serrée, ses huit rangées de dents s’inclinaient vers le
dedans. Ce n’étaient pas les dents de forme pyramidale qu’on voit chez
la plupart des requins. Elles avaient la forme de doigts d’homme quand
ils se crispent comme des serres. Elles étaient presque aussi longues que
les doigts du vieil homme et elles avaient sur les deux côtés des bords
aussi coupants que des rasoirs. C’était un poisson bâti pour se nourrir
de tous les poissons de la mer, qui étaient si rapides, robustes et bien
armés qu’ils n’avaient pas d’autre ennemi que lui. À présent il
augmentait sa vitesse parce qu’il flairait la piste fraîche et son aileron
dorsal bleu fendait l’eau.
Lorsque le vieil homme le vit venir, il sut que c’était un requin qui
n’avait peur de rien et ferait exactement ce qui lui plaisait. Il prépara le
harpon et y attacha la corde tout en observant le requin qui approchait.
La corde était courte car il lui manquait ce qu’il en avait coupé pour
amarrer le poisson.
Le vieil homme avait retrouvé toute sa tête à présent et il était
pleinement résolu, mais il n’avait guère d’espoir. C’était trop beau pour
durer, pensa-t-il. Il jeta un regard sur le grand poisson tout en observant
le requin qui approchait. Cela aurait aussi bien pu être un rêve, pensa-t-
il. Je ne peux pas l’empêcher de m’attaquer mais je peux l’avoir peut-
être. Dentuso, pensa-t-il. Bien du malheur à ta mère.
Le requin serrait de près la barque à l’arrière et quand il attaqua le
poisson le vieil homme vit sa gueule s’ouvrir et ses yeux étranges et les
dents claquer au moment où il fonçait dans la viande juste au-dessus de
la queue. La tête du requin sortait de l’eau et son dos affleurait et le vieil
homme entendit le bruit de la peau et de la chair du gros poisson qui se
déchiraient quand il enfonça son harpon dans la tête à l’endroit où la
ligne qui relie les deux yeux croise celle qui remonte du nez. Ces lignes
n’existaient pas. Il n’y avait rien d’autre que la lourde et anguleuse tête
bleue, les gros yeux et les mâchoires claquantes, avides, dévoratrices.
Mais c’était là que se trouvait le cerveau et c’est là que le vieil homme
frappa. Il le frappa de ses mains barbouillées de sang, projetant son
brave harpon de toutes ses forces. Il frappa sans aucun espoir mais avec
résolution et une absolue malignité.
Le requin se renversa et le vieil homme vit que son œil était sans vie,
puis il se renversa de l’autre côté, s’enroulant dans deux boucles de la
corde. Le vieil homme savait qu’il était mort mais le requin refusait de
l’admettre. Alors, couché sur le dos, sa queue fouettant l’air et ses
mâchoires claquant, le requin laboura la mer comme un canot de
course. L’eau était blanche là où sa queue battait la surface et les trois
quarts de son corps étaient hors de l’eau quand la corde se raidit, frémit
et cassa. Le requin demeura immobile un moment sur l’eau, sous le
regard du vieil homme. Puis il coula très lentement.
« Il m’en a bien pris quarante livres », dit le vieil homme tout haut. Il
m’a aussi pris un harpon et toute la corde, pensa-t-il, et maintenant mon
poisson saigne à nouveau et d’autres vont venir.
Il n’avait plus envie de regarder le poisson depuis qu’il avait été
mutilé. Quand le poisson avait été attaqué, il lui avait semblé que c’était
lui qui était attaqué.
Mais j’ai tué le requin qui attaquait mon poisson, pensa-t-il. Et c’était
le plus gros dentuso que j’aie jamais vu. Et Dieu sait si j’en ai vu des
gros !
C’était trop beau pour durer, pensa-t-il. Je voudrais maintenant que
tout cela n’ait été qu’un rêve et n’avoir jamais ferré ce poisson, et être
seul dans mon lit sur mon matelas de journaux.
« Mais l’homme n’est pas fait pour être vaincu, dit-il. L’homme peut
être détruit mais pas vaincu. » Je regrette pourtant d’avoir tué le
poisson, pensa-t-il. C’est maintenant que les ennuis commencent et je
n’ai même plus de harpon. Le dentuso est cruel, habile, fort et malin.
Mais j’ai été plus malin que lui. Peut-être pas, pensa-t-il. Peut-être étais-
je seulement mieux armé que lui.
« Ne réfléchis pas, vieil homme, dit-il tout haut. Suis ton cap et
prends les choses comme elles viennent. »
Il faut pourtant que je réfléchisse, pensa-t-il. Parce que c’est tout ce
qu’il me reste. Ça et le base-ball. Je me demande ce qu’aurait pensé le
grand DiMaggio du coup que je lui ai donné dans le cerveau. Ça n’avait
rien d’un exploit, pensa-t-il. N’importe qui pourrait en faire autant.
Mais crois-tu que mes mains étaient un handicap aussi considérable que
les ergots osseux ? Je n’en sais rien. Je n’ai jamais eu d’ennuis avec mon
talon excepté la fois où la raie pastenague m’a piqué quand j’ai marché
dessus dans l’eau et m’a paralysé tout le bas de la jambe et causé une
douleur insupportable.
« Pense à quelque chose de gai, vieil homme, dit-il. Chaque minute
qui passe te rapproche de chez toi. Ces quarante livres perdues allègent
ta navigation. »
Il savait fort bien ce qu’il pourrait advenir quand il parviendrait à
l’intérieur du courant. Mais il n’y avait rien à faire pour l’instant.
« Mais si ! dit-il tout haut. Je peux attacher mon couteau à l’extrémité
d’un de mes avirons. »
Ce qu’il fit, tout en maintenant la barre sous son bras et l’écoute de la
voile sous son pied.
« Voilà, dit-il. Je suis toujours un vieil homme. Mais je ne suis plus
désarmé. »
La brise fraîchissait et il filait à bonne allure. Il ne regardait que la
partie antérieure du poisson et un peu d’espoir revint.
Il est idiot de perdre espoir, pensa-t-il. D’ailleurs je crois que c’est un
péché. Ne songe pas au péché, pensa-t-il. Tu as bien assez de soucis en ce
moment sans y ajouter le péché. De toute façon je n’y comprends rien.
Je n’y comprends rien et je ne suis pas sûr d’y croire. Tuer ce poisson
a peut-être été un péché. J’imagine que ça l’a été même si je l’ai fait pour
rester en vie et nourrir beaucoup de gens. Mais alors tout est péché. Ne
pense pas au péché. Il est beaucoup trop tard pour ça et il y a des gens
qui sont payés pour le faire. Laisse-les donc faire leur travail. Tu es né
pour être pêcheur comme le poisson est né pour être poisson. San Pedro
était pêcheur, comme le fut le père du grand DiMaggio.
Mais il aimait réfléchir à toutes les choses auxquelles il était mêlé et
comme il n’y avait rien à lire et qu’il n’avait pas de radio, il réfléchissait
beaucoup et reprit sa songerie sur le péché. Ce n’est pas seulement pour
rester en vie et vendre sa chair que tu as tué le poisson, pensa-t-il. Tu l’as
tué par orgueil et parce que tu es un pêcheur. Tu l’aimais quand il était
en vie et tu l’as aimé après. Si tu l’aimes, ce n’est pas un péché de le tuer.
Ou bien est-ce pire ?
« Tu réfléchis trop, vieil homme », dit-il tout haut.
Tu as quand même pris plaisir à tuer le dentuso, pensa-t-il. Il se
nourrit de poissons vivants comme toi. Ce n’est pas un charognard ni un
simple estomac ambulant comme le sont certains requins. Il est beau et
noble et ne connaît pas la peur.
« Je l’ai tué en état de légitime défense, dit le vieil homme tout haut.
Et je l’ai tué comme il fallait. »
D’ailleurs, pensa-t-il, tout le monde tue tout le monde d’une façon ou
d’une autre. La pêche me tue autant qu’elle me garde en vie. Le garçon
me garde en vie, pensa-t-il. Je ne dois pas me faire trop d’illusions.
Il se pencha par-dessus bord et détacha un morceau de la chair du
poisson à l’endroit où le requin avait mordu. Il la mâcha et apprécia sa
qualité et son bon goût. Elle était ferme et juteuse, comme de la viande,
mais elle n’était pas rouge. Elle n’était pas fibreuse et il fut certain qu’il
en tirerait le meilleur prix au marché. Mais il n’y avait aucun moyen
d’empêcher sa trace de se répandre dans la mer et le vieil homme savait
que de très gros ennuis l’attendaient.
La brise était toujours régulière. Elle avait tourné un peu plus
franchement au nord-est et il savait que cela signifiait qu’elle ne
tomberait pas. Le vieil homme regarda l’horizon devant lui mais ne vit
aucune voile, il n’aperçut pas la moindre coque ni de panache de fumée
d’aucun navire. Il n’y avait que des poissons volants qui jaillissaient de
l’avant de sa barque et retombaient de part et d’autre, et les amas de
sargasses jaunes. Il ne vit pas même un oiseau.
Il faisait route depuis deux heures, se reposant à l’arrière, mâchant
de temps à autre un peu de chair du marlin, tâchant de se reposer et de
conserver ses forces, quand il aperçut le premier des deux requins.
« Ay », dit-il à haute voix. Il n’existe pas de traduction pour ce mot et
peut-être n’est-ce pas autre chose que l’exclamation involontaire qui
échappe à un homme quand il sent le clou lui transpercer les mains et
s’enfoncer dans le bois.
« Galanos », dit-il à haute voix. Il venait d’apercevoir le second
aileron qui glissait derrière le premier et de reconnaître deux requins
plat-nez à leur aileron brun et triangulaire et à l’ample mouvement de
leur queue. Ils avaient flairé la trace du poisson et étaient excités et,
rendus stupides par la faim, perdaient et retrouvaient la trace. Mais ils
ne cessaient de se rapprocher.
Le vieil homme attacha l’écoute et bloqua la barre. Puis il saisit
l’aviron auquel il avait fixé le couteau. Il le souleva aussi doucement
qu’il put parce que ses mains protestaient contre la douleur. Alors il les
ouvrit et les referma doucement afin de les assouplir. Il les ferma
vigoureusement pour qu’elles finissent par accepter la douleur sans
broncher et il regarda les requins venir à lui. Il vit leur large tête plate et
leur museau en forme de pelle et la pointe blanche de leurs nageoires
pectorales. C’étaient des requins immondes, puants, charognards
autant que tueurs, qui, lorsqu’ils avaient faim, vous mordaient un aviron
ou un gouvernail. C’étaient ces requins qui dévoraient les pattes et les
nageoires des tortues endormies à la surface de l’eau, et ils attaquaient
l’homme dans l’eau quand ils avaient faim, même si celui-ci n’avait sur
lui aucune odeur de poisson ou de sang de poisson.
« Ay, dit le vieil homme. Galanos. Venez donc, galanos. »
Ils vinrent. Mais ils ne vinrent pas comme le mako l’avait fait. Le
premier vira et disparut sous la barque et le vieil homme sentit le bateau
osciller sous les secousses que donnait le requin en tirant sur le poisson.
L’autre regarda le vieil homme de ses yeux jaunes bridés, puis il s’élança
et enfonça le demi-cercle béant de ses mâchoires dans la partie du
poisson déjà entamée. La ligne était bien visible qui reliait le sommet de
la tête brune au point où le cerveau rejoint l’épine dorsale et c’est à ce
point de jonction que le vieil homme frappa avec l’aviron au couteau,
puis le retira et l’enfonça cette fois dans l’œil jaune du requin — un œil
de chat. Le requin lâcha le poisson et s’affaissa, il mourut en avalant le
morceau qu’il avait arraché.
La barque oscillait toujours sous les charges destructrices que l’autre
requin menait contre le poisson et le vieil homme laissa aller l’écoute
afin que la barque vire par le travers et lui découvre le requin en dessous.
Quand il vit le requin, il se pencha par-dessus bord et lui porta un coup.
Il ne toucha que la chair, le cuir était si épais que le couteau s’enfonça à
peine. Il en ressentit une terrible douleur non seulement dans les mains
mais aussi dans l’épaule. Mais le requin, la tête hors de l’eau, chargea
rapidement et le vieil homme le frappa en plein milieu de sa tête plate
au moment où son museau émergeait, prêt à mordre le poisson. Le vieil
homme retira la lame et frappa à nouveau le requin exactement au
même endroit. Il restait accroché au poisson, les dents enfoncées dans la
chair, et le vieil homme plongea le couteau dans son œil gauche. Le
requin restait accroché à sa proie.
« Ce n’est pas assez ? » dit le vieil homme, et il enfonça la lame entre
les vertèbres et le cerveau. Ce coup-là était facile et il sentit le cartilage
se rompre. Le vieil homme changea de cible et introduisit la lame entre
les mâchoires du requin pour les ouvrir. Il tourna et retourna la lame
plusieurs fois et quand le requin lâcha prise, il dit : « Fiche le camp,
galano. Coule à deux mille mètres. Va rejoindre ton copain, ou peut-être
bien ta mère. »
Le vieil homme essuya la lame de son couteau et reposa l’aviron. Puis
il rattrapa l’écoute et la voile se gonfla, et il ramena le bateau sur son
cap.
« Ils ont dû en prendre un bon quart, et la meilleure partie, dit-il tout
haut. Si seulement c’était un rêve, si seulement je ne l’avais jamais ferré.
Comme je regrette tout ça, poisson. Plus rien n’a de sens maintenant. »
Il se tut, il ne voulait plus regarder le poisson à présent. Vidé de son sang
et inondé d’eau de mer, il avait la teinte argentée du tain d’une glace et
ses rayures étaient encore visibles.
« Je n’aurais pas dû aller si loin, poisson, dit-il. Ni pour toi ni pour
moi. Je te demande pardon, poisson. »
Bon, se dit-il à lui-même. Jette un coup d’œil à l’attache du couteau,
vois si elle n’a pas été coupée. Et puis remets tes mains en état parce que
ce n’est pas fini.
« Si seulement j’avais une pierre à aiguiser pour le couteau, dit le
vieil homme après avoir vérifié la ligature sur le manche de l’aviron.
J’aurais dû emporter une pierre à aiguiser. » Tu aurais dû emporter bien
des choses, pensa-t-il. Mais tu ne les as pas emportées, vieil homme. Il
n’est plus temps de penser à ce qui te manque. Pense à ce que tu peux
faire avec ce que tu as.
« Fameux conseils que tu me donnes là, dit-il tout haut. J’en ai plus
qu’assez. »
Il bloqua la barre sous son bras et plongea les deux mains dans l’eau
tandis que la barque taillait sa route.
« Dieu sait combien celui-là en a pris, dit-il. Mais le bateau est bien
plus léger à présent. » Il ne voulait pas penser au ventre mutilé du
poisson. Il savait que chacun des chocs violents produits par le requin
représentait un morceau de viande arraché et que le poisson laissait
maintenant derrière lui dans l’océan une trace large comme un
boulevard.
Ce poisson aurait nourri un homme pendant tout l’hiver, pensa-t-il.
Ne pense pas à ça. Contente-toi de te reposer et tâche de garder tes
mains en bon état pour défendre ce qui te reste. L’odeur du sang sur mes
mains ne compte pas pour grand-chose comparée à toute celle qui s’est
répandue dans la mer. D’ailleurs elles ne saignent pas tant que ça. Elles
n’ont aucune blessure d’importance. Et le saignement protégera peut-
être la gauche d’une crampe.
À quoi penser maintenant ? pensa-t-il. À rien. Je ne dois penser à rien
et attendre les prochains. Si seulement tout cela n’avait été qu’un rêve,
pensa-t-il. Mais comment savoir ? Cela aurait pu bien tourner.
Le requin qui vint ensuite était un plat-nez solitaire. Il s’avança
comme un cochon va à l’auge, si un cochon pouvait avoir une gueule
assez large pour qu’un homme y mette sa tête. Le vieux le laissa mordre
le poisson, puis lui enfonça le couteau fixé à l’aviron dans le cerveau.
Mais en se renversant le requin fit un bond en arrière et la lame du
couteau se brisa.
Le vieil homme se réinstalla à la barre. Il ne jeta pas un seul regard
sur le gros requin qui coulait lentement et qui apparut d’abord grandeur
nature, puis plus petit, puis minuscule. Cela avait toujours fasciné le
vieil homme. Mais cette fois il ne jeta même pas un regard.
« Il me reste la gaffe, dit-il. Mais elle ne servira à rien. J’ai les deux
avirons, la barre de gouvernail et le gourdin. »
Ils m’ont eu, pensa-t-il. Je suis trop vieux pour tuer des requins à
coups de gourdin. Mais j’essaierai tant que j’aurai les avirons, le gourdin
et la barre.
Il trempa une fois de plus ses mains dans l’eau. L’après-midi
s’achevait et il ne voyait rien que la mer et le ciel. Le vent avait forci dans
le ciel et il espérait apercevoir bientôt la côte.
« Tu es fatigué, vieil homme, dit-il. Fatigué à l’intérieur. »
Les requins ne l’attaquèrent à nouveau qu’un peu avant la tombée du
jour.
Le vieil homme vit les ailerons bruns dans le sillage de la large trace
que le poisson devait laisser dans l’eau. Ils ne cherchaient même plus à
retrouver l’odeur. Ils fonçaient tout droit sur la barque, nageant côte à
côte.
Il bloqua la barre, assujettit l’écoute et attrapa le gourdin rangé à
l’avant. C’était un manche d’aviron cassé qu’on avait scié, long de
quatre-vingts centimètres environ. Il ne pouvait l’utiliser efficacement
que d’une main à cause de la prise qu’il exigeait et il l’empoigna de la
main droite, serrant fermement ses doigts dessus, et regarda les requins
approcher. C’étaient deux galanos.
Il faut que je laisse le premier en prendre une bonne bouchée et que
je le frappe au bout du museau ou bien sur le sommet de la tête, pensa-t-
il.
Les deux requins s’avancèrent ensemble et quand il vit le plus proche
ouvrir les mâchoires et les plonger dans le flanc argenté du poisson, il
leva le gourdin bien haut et l’abattit lourdement avec fracas sur le
sommet de sa large tête. Il sentit, au choc du gourdin, une dureté
élastique. Mais il sentit également la rigidité de l’os et frappa une
seconde fois le requin sur l’extrémité du museau au moment où il se
détachait du poisson.
L’autre requin avait fait précédemment quelques apparitions et
approchait maintenant, la gueule béante. Le vieil homme vit des
morceaux blanchâtres de la chair du poisson qui pendaient aux coins de
sa gueule tandis qu’il se jetait sur sa proie et refermait ses mâchoires. Il
brandit son gourdin mais ne toucha que la tête et le requin le regarda et
arracha son morceau de chair. Le vieil homme lui assena un nouveau
coup alors qu’il s’écartait pour avaler sa prise et il ne frappa que
l’épaisse peau élastique.
« Reviens, galano, dit le vieil homme. Reviens donc voir. »
Le requin revint, rapide comme l’éclair, et le vieil homme le frappa
au moment où il refermait les mâchoires. Il le frappa violemment du
plus haut qu’il pouvait lever le gourdin. Cette fois il sentit l’os à la base
du cerveau et il le frappa encore au même endroit tandis que le requin
déchirait nonchalamment un dernier morceau avant de se détacher du
poisson.
Le vieil homme guetta son retour mais aucun des deux ne se montra.
Puis il en vit un qui dessinait des cercles à la surface. Il ne vit pas
l’aileron de l’autre.
Je ne pouvais pas espérer les tuer, pensa-t-il. Dans mon jeune temps
j’aurais pu. Mais je les ai sérieusement estropiés et ils ne doivent pas se
sentir très bien. Si j’avais été capable de tenir une batte des deux mains,
j’aurais pu tuer le premier à coup sûr. Même maintenant, pensa-t-il.
Il ne voulait pas regarder le poisson. Il savait qu’une moitié en avait
été détruite. Le soleil s’était couché pendant qu’il se battait avec les
requins.
« Il va bientôt faire nuit, dit-il. Je devrais apercevoir les lueurs de
La Havane. Si je suis trop à l’est je verrai les lumières de l’une des
nouvelles plages. »
Je ne devrais plus être très loin, pensa-t-il. J’espère qu’on ne s’est pas
trop inquiété. Il n’y a que le garçon pour s’inquiéter, évidemment. Mais
je suis sûr qu’il aura gardé confiance. Beaucoup de vieux pêcheurs se
seront inquiétés. Pas mal d’autres aussi. Tous sont de braves gens dans
mon village.
Il ne pouvait plus parler au poisson parce que le poisson avait été trop
affreusement abîmé. Une idée soudain lui traversa l’esprit.
« Moitié de poisson, dit-il. Poisson que tu étais. Je regrette d’être allé
si loin au large. Je nous ai abîmés tous les deux. Mais nous avons tué pas
mal de requins, toi et moi, et nous en avons abîmé pas mal d’autres.
Combien en as-tu tués, compère ? Tu n’as pas cet éperon sur le front
pour rien. »
Il se plaisait à penser au poisson et à ce qu’il pourrait faire aux
requins s’il nageait librement. J’aurais dû lui couper son éperon pour
me battre contre les requins, pensa-t-il. Mais il n’y avait pas de hache, et
puis il n’y avait plus de couteau.
Mais si je l’avais eu et si j’avais pu le fixer à l’extrémité d’un manche
d’aviron, quelle arme. On aurait pu alors se battre ensemble contre eux.
Que vas-tu faire à présent s’ils viennent cette nuit ? Que peux-tu faire ?
« Les combattre, dit-il. Je les combattrai jusqu’à la mort. »
Mais dans l’obscurité maintenant, sans aucune lueur en vue, sans
lumières, sans rien d’autre que le vent et la poussée régulière de la voile,
il eut l’impression d’être peut-être déjà mort. Il pressa ses deux mains
l’une contre l’autre et éprouva la sensation des paumes. Elles n’étaient
pas mortes et il pouvait retrouver la douleur de la vie rien qu’en les
ouvrant et en les refermant. Il appuya son dos contre l’arrière et sut
alors qu’il n’était pas mort. Ses épaules le lui disaient.
Il y a toutes ces prières que j’ai promises si j’attrapais le poisson,
pensa-t-il. Mais je suis trop fatigué pour les dire maintenant. Je ferais
mieux de trouver le sac et de me couvrir les épaules.
Il resta à l’arrière et tenait la barre et guettait la lueur qui allait
apparaître dans le ciel. J’en ai la moitié, pensa-t-il. J’aurai peut-être la
chance de rapporter la moitié du haut. Je devrais quand même avoir un
peu de chance. Non, dit-il. Tu as perdu tout droit à la chance quand tu es
allé trop loin au large.
« Ne sois pas idiot, dit-il à haute voix. Reste éveillé et tiens ton cap.
Tu en auras peut-être encore, de la chance. »
« J’aimerais en acheter un morceau si on le vend quelque part », dit-
il.
Et avec quoi pourrais-je bien l’acheter ? se demanda-t-il à lui-même.
Est-ce que je pourrais l’acheter avec un harpon perdu, un couteau cassé
et deux mains abîmées ?
« Pourquoi pas, dit-il. Tu as essayé de l’acheter avec quatre-vingts
jours de mer. Et on te l’a presque vendu. »
Quelles idées absurdes, pensa-t-il. La chance prend toutes sortes de
formes et qui peut la reconnaître ? Pourtant j’en achèterais bien sous
n’importe quelle forme et je paierais ce qu’on m’en demande. J’aimerais
bien voir les lumières de la côte, pensa-t-il. Je veux trop de choses. Mais
c’est vraiment cela que je veux en ce moment. Il tâcha de trouver une
position plus confortable à la barre et la douleur lui fit savoir qu’il
n’était pas mort.
Il aperçut les reflets des lumières de la ville vers dix heures du soir à
ce qu’il lui sembla. Ce ne fut d’abord qu’une lueur semblable à celle qui,
dans le ciel, précède le lever de la lune. Puis, devenues immobiles, elles
éclairèrent l’étendue de l’océan qu’agitait à présent la brise
fraîchissante. Il veillait à rester dans le halo des lumières et il pensa que
très vite, bientôt, il allait toucher le bord du Gulf Stream.
C’est la fin, maintenant, pensa-t-il. Ils vont sans doute lancer une
nouvelle attaque. Mais que peut faire contre eux dans le noir un homme
sans arme ?
Il était raide et perclus de douleurs, ses blessures et son corps en
capilotade le torturaient dans le froid de la nuit. J’espère que je ne vais
pas avoir à me battre encore, pensa-t-il. J’espère si fort que je ne vais pas
devoir me battre encore.
Mais à minuit il se battit et cette fois il savait que le combat était
inutile. Ce fut une meute qui vint et il ne voyait rien d’autre que le
dessin de leurs ailerons dans l’eau et la phosphorescence des corps
lorsqu’ils se jetaient sur le poisson. Il assenait des coups de gourdin sur
les têtes, entendait les mâchoires claquer et sentait les secousses de la
barque quand ils s’affairaient par-dessous. Il cognait avec l’énergie du
désespoir sur tout ce qu’il ne pouvait que sentir et entendre, et il sentit
quelque chose saisir le gourdin et le gourdin disparut.
Il arracha la barre du gouvernail et tapa et frappa, tenant la barre des
deux mains et distribuant les coups encore et encore. Mais ils
s’occupaient de l’arrière à présent et s’élançaient sur le poisson l’un
après l’autre puis ensemble, arrachant des morceaux de chair qui
brillaient sous la surface quand ils viraient pour revenir à la charge.
Un dernier parut, qui s’attaqua à la tête, et il sut que c’était la fin. Il
brandit la barre et l’abattit sur la tête du requin dont les mâchoires
étaient enfoncées dans l’épaisseur de la tête du poisson qui ne se
détachait pas. Il frappa une fois, deux fois, il frappa sans discontinuer. Il
entendit la barre se rompre et il continua à cogner avec le moignon de
bois. Il le sentit s’enfoncer et, sachant qu’il était pointu, il l’enfonça de
nouveau. Le requin lâcha prise et s’éloigna. C’était le dernier requin de
la meute. Il ne leur restait plus rien à manger.
Le vieil homme ne respirait plus qu’à grand-peine maintenant et il
avait un goût étrange dans la bouche, un goût de métal, douceâtre, qui
lui fit peur un instant. Mais ce n’était pas grand-chose.
Il cracha dans l’océan et dit : « Avalez ça, galanos. Et rêvez que vous
avez tué un homme. »
Il savait maintenant qu’il avait perdu définitivement et
irrémédiablement, et il revint à l’arrière et s’aperçut que l’extrémité
cassée de la barre pouvait être assez facilement insérée dans la fente du
gouvernail pour lui permettre de manœuvrer le bateau. Il se couvrit les
épaules du sac et reprit son cap. La barque était légère à présent et il
n’avait plus ni pensées ni sentiments d’aucune sorte. Il était au-delà de
tout et manœuvrait sa barque pour la ramener au port aussi bien et
intelligemment que possible. Dans la nuit des requins vinrent mordre la
carcasse comme on pourrait ramasser des miettes tombées de la table.
Le vieil homme ne leur prêta pas attention, d’ailleurs il ne prêtait
attention à rien d’autre qu’à sa navigation. Il se contenta de remarquer
que la barque glissait avec légèreté maintenant qu’elle n’avait plus ce
grand poids contre son bord.
C’est un bon bateau, pensa-t-il. Il est solide et parfaitement intact à
l’exception de la barre. Mais une barre se remplace facilement.
Il sentait qu’il était entré dans le courant maintenant et il aperçut les
lumières des plages cossues le long de la côte. Il savait où il était et
rentrer au port était désormais un jeu d’enfant.
Le vent est notre ami, de toute façon, pensa-t-il. Enfin quelquefois,
ajouta-t-il. Et la grande mer avec nos amis et nos ennemis. Et le lit,
pensa-t-il. Le lit est mon ami. Rien que le lit, pensa-t-il. Le lit, quelle
merveille ce sera. La vie est simple quand on a perdu, pensa-t-il. Je
n’aurais jamais cru qu’elle était si simple. Et qu’est-ce qui t’a fait
perdre ? pensa-t-il.
« Rien, dit-il à haute voix. Je suis allé trop loin. »
Quand il entra dans le petit port, les lumières de la Terrasse étaient
éteintes et il comprit que tout le monde était au lit. La brise qui n’avait
pas cessé de fraîchir soufflait maintenant avec force. Tout pourtant était
tranquille dans le port et il gagna le petit coin de galets au-dessous des
rochers. Comme il n’y avait personne pour l’aider, il amena le bateau
aussi loin qu’il put. Puis il descendit de la barque et l’amarra à un
rocher.
Il démâta, ferla la voile et l’attacha. Puis il mit le mât sur son épaule
et commença à monter la côte. C’est alors qu’il éprouva l’immensité de
sa fatigue. Il s’arrêta un instant et se retourna et vit dans le reflet d’un
réverbère la grande queue du poisson dressée très haut loin de l’arrière
de la barque. Il vit la ligne blanche et nue de l’arête dorsale et la masse
sombre de la tête avec son éperon et tout le vide entre les deux.
Il reprit son ascension et au sommet il tomba et resta quelque temps
allongé à terre, le mât en travers des épaules. Il essaya de se relever.
Mais c’était trop difficile et il demeura là avec le mât sur l’épaule à
regarder la route. Un chat passa de l’autre côté, vaquant à ses
occupations, et le vieil homme le regarda. Puis il ne regarda plus que la
route.
Il finit par poser le mât par terre et se releva. Il ramassa le mât et le
mit sur son épaule et reprit son ascension. Il dut s’asseoir cinq fois avant
d’arriver à sa cabane.
Dans la cabane il appuya le mât contre le mur. Dans le noir il trouva
une bouteille d’eau et but une gorgée. Puis il s’allongea sur le lit. Il tira
la couverture sur ses épaules, puis sur son dos et ses jambes, et il
s’endormit le visage collé au matelas de journaux, les bras écartés, les
paumes de ses mains tournées vers le plafond.
Il dormait quand, au matin, le garçon regarda par la porte. Le vent
soufflait si fort que les bateaux faisant la pêche en dérive resteraient au
mouillage et le garçon avait dormi tard, puis il était venu à la cabane du
vieil homme comme chaque matin. Le garçon vit que le vieil homme
respirait, puis il vit les mains du vieil homme et il se mit à pleurer. Il
sortit très doucement pour aller chercher du café et pleura tout le long
du chemin.
Des pêcheurs rassemblés en grand nombre autour de la barque
regardaient ce qui était amarré à son flanc et l’un d’eux était dans l’eau,
le bas du pantalon retroussé, et mesurait le squelette avec un morceau
de corde.
Le garçon ne descendit pas les rejoindre. Il était déjà venu et l’un des
pêcheurs surveillait la barque pour lui.
« Comment va-t-il ? cria l’un des hommes.
— Il dort », lança le garçon. Il ne se souciait pas qu’on le vît pleurer.
« Que personne ne le dérange.
— Il faisait six mètres du nez à la queue, cria le pêcheur qui l’avait
mesuré.
— Je veux bien le croire », dit le garçon.
Il entra à la Terrasse et demanda du café dans une canette.
« Bien chaud avec plein de lait et de sucre dedans.
— Et avec ça ?
— C’est tout. Je verrai plus tard ce qu’il peut manger.
— Quel poisson, dit le patron. On n’a jamais vu un poisson pareil.
Mais les tiens aussi, ceux d’hier, ils étaient bien beaux.
— Je me fous de mes poissons, dit le garçon, et il éclata à nouveau en
sanglots.
— Tu veux boire quelque chose ? demanda le patron.
— Non, dit le garçon. Dis-leur de ne pas embêter Santiago. Je
reviendrai tout à l’heure.
— Dis-lui que ça me rend triste.
— Merci », dit le garçon.
Le garçon apporta la canette de café brûlant à la cabane du vieil
homme et resta assis près de lui jusqu’à ce qu’il se réveillât. Une fois, on
aurait dit qu’il se réveillait. Mais il replongea dans un lourd sommeil et
le garçon traversa la route et alla emprunter du bois pour réchauffer le
café.
Le vieil homme finit par s’éveiller.
« Reste allongé, dit le garçon. Bois ça. » Il versa un peu de café dans
un verre.
Le vieil homme prit le verre et but.
« Ils m’ont eu, Manolin, dit-il. Ils m’ont eu pour de bon.
— Mais lui, il ne t’a pas eu. Non, pas le poisson.
— Non. Tu as raison. C’est après.
— Pedrico surveille la barque et ton attirail. Qu’est-ce que tu veux
qu’on fasse de la tête ?
— Dis à Pedrico de la couper en petits morceaux, ça servira dans les
nasses.
— Et l’éperon ?
— Garde-le si tu le veux.
— Je le veux, dit le garçon. Et maintenant il faut qu’on s’organise pour
tout le reste.
— On m’a recherché ?
— Bien sûr. Avec les garde-côtes et avec des avions.
— L’océan est vaste et une barque est minuscule et difficile à
repérer », dit le vieil homme. Il se fit la réflexion qu’il était bien
agréable d’avoir quelqu’un à qui parler au lieu de n’avoir que soi-même
et la mer. « Tu m’as manqué, dit-il. Qu’est-ce que vous avez attrapé ?
— Un le premier jour. Un le deuxième et deux le troisième.
— Très bien.
— On va se remettre à pêcher ensemble.
— Non. Je n’ai pas de chance. Je n’ai plus de chance.
— Je lui dis merde à la chance, dit le garçon. La chance, je
l’apporterai, moi.
— Que va dire ta famille ?
— Je m’en fiche. J’en ai attrapé deux hier. Mais on va pêcher ensemble
maintenant parce que j’ai encore beaucoup à apprendre.
— Il faut qu’on trouve une bonne lance de combat et qu’on l’ait
toujours à bord. Pour la lame, on peut la fabriquer avec une lame de
ressort d’une vieille Ford. On pourra la faire affûter à Guanabacoa. Il
faut qu’elle soit très acérée et pas trempée pour ne pas se briser. Mon
couteau s’est brisé.
— Je trouverai un autre couteau et je ferai aiguiser le ressort.
Combien de jours cette robuste brisa va-t-elle durer ?
— Trois, peut-être. Peut-être plus.
— Je vais tout arranger, dit le garçon. Toi, tu soignes tes mains, vieil
homme.
— Je sais comment m’en occuper. Cette nuit j’ai craché quelque chose
de bizarre et j’ai senti quelque chose craquer dans ma poitrine.
— Occupe-toi de ça aussi, dit le garçon. Allonge-toi, vieil homme, et je
vais t’apporter ta chemise propre et quelque chose à manger.
— Apporte-moi un des journaux des jours où je n’étais pas là, dit le
vieil homme.
— Tu dois te retaper vite parce que j’ai beaucoup de choses à
apprendre et tu peux m’enseigner tout ce qu’il faut savoir. Tu as
beaucoup souffert, n’est-ce pas ?
— Beaucoup, dit le vieil homme.
— Je vais t’apporter à manger et les journaux, dit le garçon. Repose-
toi bien, vieil homme. Je vais aller au drugstore te chercher de quoi
soigner tes mains.
— N’oublie pas de dire à Pedrico que la tête est à lui.
— Non. J’y penserai. »
Dès qu’il eut franchi la porte et tout le long de la route en roche de
corail, le garçon pleura de nouveau.
Cet après-midi-là il y avait un groupe de touristes à la Terrasse et,
promenant son regard vers l’eau parmi un désordre de canettes de bière
vides et de cadavres de barracudas, une femme vit une grande et longue
épine dorsale blanche terminée par une énorme queue qui se soulevait
et se balançait avec la marée tandis que le vent d’est poussait une mer
houleuse hors de l’entrée du port.
« Qu’est-ce que c’est que ça ? » demanda-t-elle au serveur en
montrant la longue colonne vertébrale du grand poisson qui n’était plus
qu’un déchet prêt à être emporté par le courant.
« Tiburón, dit le serveur. Réquine. » Il pensait expliquer ainsi ce qui
s’était passé.
« Je ne savais pas que les requins avaient de si belles queues, si
joliment formées.
— Moi non plus », dit son compagnon.
Dans sa cabane, en haut sur la route, le vieil homme s’est rendormi. Il
dort encore sur le ventre et le garçon est assis à son côté et le regarde
dormir. Le vieil homme rêve de lions.
Titre original :
THE OLD MAN AND THE SEA

© The Hemingway Foreign Rights Trust /


The Hemingway Copyright Owners.
© Éditions Gallimard, 2017, pour la traduction française.
ERNEST HEMINGWAY

Le vieil homme et la mer


À Cuba, voilà quatre-vingt-quatre jours que le vieux Santiago rentre
bredouille de la pêche, ses filets désespérément vides. La chance l’a
déserté depuis longtemps. À l’aube du quatre-vingt-cinquième jour, son
jeune ami Manolin lui fournit deux belles sardines fraîches pour
appâter le poisson, et lui souhaite bonne chance en le regardant
s’éloigner à bord de son petit bateau. Aujourd’hui, Santiago sent que la
fortune lui revient. Et en effet, un poisson vient mordre à l’hameçon.
C’est un marlin magnifique et gigantesque. Débute alors le plus âpre
des duels.
Combat de l’homme et de la nature, roman du courage et de l’espoir,
Le vieil homme et la mer est un des plus grands livres de la littérature
américaine.
Cette nouvelle traduction s’attache à restituer la prose lente,
solennelle, presque dépouillée et subtilement ouvragée dans laquelle
Hemingway chante l’aventure du vieil homme, lui redonnant ainsi toute
sa dimension héroïque et tragique.

Né en 1899, Ernest Hemingway devient reporter à l’âge de dix-huit


ans. Il vit un temps en France et s’engage en 1936 comme
correspondant de guerre auprès de l’armée républicaine en Espagne. Il
participe à la guerre de 1939 à 1945 et entre à Paris comme
correspondant de guerre avec la division Leclerc. Son deuxième
roman, Le soleil se lève aussi, le classe d’emblée parmi les grands
écrivains de sa génération. Il écrira ensuite notamment L’adieu aux
armes et Pour qui sonne le glas. Malade, il se suicide en 1961.
DU MÊME AUTEUR

Aux Éditions Gallimard


CINQ MILLE DOLLARS
ÎLES À LA DÉRIVE
MORT DANS L’APRÈS-MIDI
PARADIS PERDU
LE SOLEIL SE LÈVE AUSSI
POUR QUI SONNE LE GLAS
EN AVOIR OU PAS
LES VERTES COLLINES D’AFRIQUE
LES AVENTURES DE NICK ADAMS
LES NEIGES DU KILIMANDJARO
L’ADIEU AUX ARMES
QUATRE-VINGT POÈMES
LETTRES CHOISIES : 1917-1961
L’ÉTÉ DANGEREUX
AU-DELÀ DU FLEUVE ET SOUS LES ARBRES
LE CHAUD ET LE FROID
EN LIGNE. CHOIX D’ARTICLES ET DE DÉPÊCHES DE QUARANTE ANNÉES
LA VÉRITÉ À LA LUMIÈRE DE L’AUBE
LE JARDIN D’ÉDEN
PARIS EST UNE FÊTE

Collection Quarto
NOUVELLES COMPLÈTES

Collection de la Pléiade
ŒUVRES ROMANESQUES (2 volumes)
Cette édition électronique du livre Le vieil homme et la mer
d’Ernest Hemingway a été réalisée le 12 avril 2017 par les
Éditions Gallimard.
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage (ISBN :
9782072700392 - Numéro d’édition : 309284)
Code Sodis : N85852 - ISBN : 9782072700408. Numéro
d’édition : 309285
Le format ePub a été préparé par PCA, Rezé.

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