L - Heritage Anne Gotman

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QUE SAIS-JE ?

L'héritage

ANNE GOTMAN
Directrice de recherche au CNRS-Cerlis
Introduction

L’héritage est un objet paradoxal. En tant que droit attaché à la naissance, il


introduit dans le jeu social un biais qui contredit les valeurs égalitaires et
fausse la règle méritocratique des sociétés démocratiques où il est
synonyme d’injustice et de conflits. Mais, simultanément, en tant que bien
commun, il constitue la part inaliénable d’un patrimoine confié à la
vigilance et à la protection d’instances supérieures réclamées par ces
mêmes sociétés. L’héritage renvoie à un fait domestique trivial et à un fait
social total, à des querelles de famille “ héritées d’un autre siècle ” mal
acceptées par une modernité en marche, et à un code planétaire que
l’humanité, par la voie de son premier organe international, cherche à
s’imposer – nous voulons parler de la charte de l’onu “ Common heritage of
mankind ” ou “ Patrimoine mondial de l’humanité ”.

Quelle place l’héritage occupe-t-il dans le paysage contemporain et quels


sont les enjeux de cette question ? Au plus près de la vie quotidienne,
l’héritage est en premier lieu une affaire de notaires, de famille et de
fortune, périodiquement de réforme : une affaire privée qui, comme la
plupart des affaires privées, est dûment informée par l’action de l’État et
encadrée par des dispositions législatives, qui entraîne des conflits non
seulement familiaux, mais de territoires, entre la sphère privée et la sphère
publique. En tant qu’institution civile, l’héritage est donc un sujet politique
qui travaille tout particulièrement les sociétés démocratiques fondées sur
l’égalité des citoyens et sur les modes électifs d’accès au pouvoir. L’enjeu
de la question de l’héritage est ici affaire de justice sociale vis-à-vis de
laquelle semble toutefois prévaloir un consensus partiel et le plus souvent
tacite.

L’héritage travaille cependant les fondements de toute société,


démocratique ou non, dans la mesure où il engage plus largement le rapport
aux prédécesseurs, parents, ancêtres ou dieux, dont les membres d’une
société se disent les descendants, dont ils tirent leur identité et leur
appartenance, par le culte desquels ils assurent leur légitimité, et dont la
vénération, l’entretien ou le maintien sont la condition de leur propre
pérennité. L’héritage, opérateur de continuité entre le passé et le présent,
sert à fabriquer un corps qui ne meurt jamais, une collectivité des morts et
des vivants, famille, royaume, nation et aujourd’hui, humanité... Ancêtre de
l’histoire qui, elle, introduit un rapport d’explication entre passé et présent,
l’héritage, ici synonyme de “ tradition ”, est ainsi devenu un enjeu majeur
des politiques de préservation qui, à toutes échelles, visent à transmettre aux
générations futures un patrimoine collectif menacé par les forces sociales
elles-mêmes.

Il faudrait également mentionner les formes inédites d’auto-héritage


rendues envisageables par les manipulations génétiques qui, permettant à
l’individu de contrôler ses dispositions héritées, donnent à l’humain une
prise inédite sur son destin, et relancent la question de son statut même : “
Généré ou autocréé, qui voulons-nous être ? ”

Toutefois, en dépit de l’ampleur et de la complexité d’un objet dont les


implications sont économiques, sociales et anthropologiques, l’héritage
reste, curieusement, un domaine des sciences sociales peu documenté, voire
lacunaire, tout au moins dans les sociétés urbaines où l’échange marchand
et l’État dominent. Ce silence est en effet celui qui entoure tout ce qui se
rapporte à la sphère du don et à la circulation gratuite de biens étroitement
liées à la personne. En tant que “ mutations à titre gratuit ”, héritage et
donations échappent pour partie à l’économie marchande dont ils
demeurent ainsi la part d’ombre. Or si l’héritage est un facteur de richesse
et analysable comme tel, il est simultanément un rapport social fondateur
d’identité. Une dualité dont la prégnance transparaît dans le vocabulaire lui-
même.

“ Transmission ”, “ succession ”, “ héritage ” et “ patrimoine ” : bien que


souvent employées l’une pour l’autre, ces notions voisines sont en fait
distinctes. La transmission indique, à proprement parler, le transfert d’un
point à un autre. La succession précise l’ordre selon lequel s’effectue ce
transfert, à la fois contigu et créateur de continuité entre des classes de
parenté ou de proximité individuelles ou collectives (on parle de
successions de générations, de nations, voire de civilisations). Le
patrimoine est l’objet concret (matériel ou immatériel) de ce transfert.
L’héritage, quant à lui, désigne le rapport social organisateur de la
transmission d’un objet concret par voie de succession. Dans le vocabulaire
courant, “ héritage ” désigne néanmoins aussi bien l’objet de la
transmission (comme dans l’expression “ recevoir un héritage ”), que la
propriété de cet objet, le fait qu’il ait été transmis par voie de succession
(comme dans l’expression “ avoir un objet en héritage ”). Double sens que
traduit la langue anglaise qui distingue heritage – qualité de ce qui a été
hérité, par opposition à la propriété personnelle – et inheritance, la chose
héritée elle-même, même si aujourd’hui chacun de ces deux termes peut
être utilisé l’un pour l’autre. Dans ce dernier sens, “ héritage ” est employé
pour “ patrimoine ” ou “ legs ”.

Enfin, par opposition à la transmission, l’héritage se situe du côté de la


réception et de l’héritier, pôle le plus souvent négligé par les sciences
sociales, focalisées sur l’acteur doué de stratégie et de rationalité, le
transmetteur qui a organisé sa succession de son vivant et, secondairement,
l’héritier qui anticipe les legs à venir et règle sa conduite sur cet horizon –
l’héritier instruit de sa position. Or, de nos jours, la transmission du
patrimoine familial est une pratique faible, stratégiquement parlant. Le
patrimoine est laissé plus que transmis, et les héritiers n’attendent plus leur
héritage. Ce sont eux, en revanche, qui dans la phase de réception et
d’appropriation, cherchent et inventent le sens de la transmission et lui
donnent réalité, qu’il s’agisse de l’héritage familial ou de patrimoines
collectifs auxquels les générations aînées sont “ intéressées ” par leurs
cadettes. Indissociable de la transmission, la réception de l’héritage n’est
donc pas seulement sa conséquence mécanique, mais une pratique sociale à
part entière, analysable en tant que telle.
Chapitre I
Points de vue et controverses

En tant que mode d’accès à la propriété, l’héritage soulève maintes


questions et interroge différentes sphères qui s’interpénètrent. Au niveau
politique le plus général, son mode de transmission, plus ou moins libre ou
encadré par la loi, fortement ou faiblement taxé, donne plus ou moins de
pouvoir aux générations ascendantes et de stabilité au pouvoir installé. Sur
le plan social, il engendre des inégalités de statut que les lois successorales
et fiscales peuvent renforcer ou réduire. Sur le plan économique, ses
modalités de circulation sont plus ou moins favorables à l’accumulation et à
la concentration des fortunes. Enfin, sur le plan individuel et familial, il
attribue des parts en fonction de places légalement ou librement instituées,
et met les membres du collectif en concurrence les uns avec les autres.
Autant de points sensibles âprement disputés et débattus, dans les enceintes
de la représentation nationale (quoique plus fortement hier qu’aujourd’hui),
dans les cercles académiques et le secret familial, sans parler des
convoitises médiatiques suscitées par un sujet si propice au « scandale ».

De fait, la plupart des États démocratiques ont des lois successorales


forgées dans leurs grandes lignes au xixe siècle. Qu’elles soient régies par le
droit civil ou la common law, les unes et les autres sont issues plus ou moins
directement du renforcement des idées républicaines d’égalité, de
l’accélération du développement économique et de l’importance croissante
du capital au détriment des biens fonciers, et de l’émergence d’une
conception individualisée, et non plus communautaire, des droits de
propriété. Tous éléments qui ont convergé vers la réévaluation des
fondements de l’héritage et nourri de vives controverses, tant sur la
dévolution successorale proprement dite (liberté de tester, primogéniture,
substitutions, droits du conjoint survivant, des enfants adoptifs et
naturels...), que sur leur imposition, même si, en dépit des réformes, les lois
successorales inscrites dans la longue durée demeurent d’une étonnante
stabilité. Ces tensions politiques ne restent pas aux portes de l’enceinte
familiale, traversée, elle aussi, par de profondes transformations.
Commençons donc par cette dernière scène qui est aussi la plus familière.

I. « L’héritage c’est des disputes... »


1. Conflits de légitimité et crise d’identité
Prenons tout d’abord un cas de figure critique, quoique de plus en plus
commun, qui met en présence les enfants d’un premier lit et leurs marâtre
ou parâtre. Le schéma est à peu près constant : la belle-mère, le plus
souvent, cherche à « s’accaparer » des biens acquis antérieurement au
mariage, sur lesquels les enfants du premier lit estiment avoir droit. « Tout
ce que mon père avait, explique ce fils, il l’avait acquis durant ses deux
premiers mariages pendant lesquels sont nés mes frères et mes sœurs et
évidemment, ma belle-mère a essayé de monopoliser l’affaire. » « La
femme avec laquelle mon père s’est marié, explique un autre, possédait un
terrain. Sur ce terrain, mon père et ma belle-mère ont fait construire un
pavillon qui vient de deux choses : des apports en salaires et ce qui restait
de l’héritage de ma mère... » [1] En cherchant à récupérer le bien de leur
défunt mari, ces belles-mères ne prennent-elles pas le sang et la sueur de
pères défunts et de mères sans défense ? Faute de connaître le régime
matrimonial des époux et les dispositions testamentaires du défunt, il ne
peut être répondu à cette question, même si la loi protège les enfants de
premiers lits [2]. Ce que laissent transparaître en revanche de telles plaintes,
c’est le conflit de légitimité érigé entre deux groupes de successibles : les
contributeurs et les non- contributeurs au patrimoine, ici les enfants des
contributeurs et l’époux non contributeur. Sans entrer dans des
considérations strictement juridiques, il n’est pas difficile de comprendre
que la partie qui se joue ici est non seulement un partage de droits mais
également un partage d’affection, de fidélité et de loyauté.

Parce qu’il est presque structurellement conflictuel, ce cas de figure éclaire


mieux qu’un cas simple (sans remariage, par exemple) la double nature de
l’héritage, à la fois part matérielle de l’actif successoral et place affective
dans le cœur du défunt et, à travers lui, place supposée dans le collectif
familial. Tout héritage, aussi simple et égalitaire soit-il, désigne à l’héritier
sa place dans la famille, même une place égale pouvant être jugée «
seulement égale ». De fait, la famille moderne est plus et moins fragilisée
par l’héritage que par le passé. Elle est moins fragile dans la mesure où,
économiquement, les générations sont désolidarisées par le salariat et la
socialisation des retraites, et où l’héritage véritablement significatif est celui
du capital culturel pour la transmission duquel la bataille se livre désormais
sur la scène scolaire et non plus chez le notaire. Passé à un rang secondaire
dans les mécanismes de reproduction sociale, l’héritage du patrimoine ne
joue plus un rôle décisif dans la position sociale des individus et ne
constitue plus une « espérance », de laquelle pouvait dépendre la fortune
d’un « parti » et se conclure une alliance favorable. Les rapports de
transmission se sont donc détendus et sont devenus, comme le mariage,
librement consentis au lieu d’être « arrangés ». Mais tandis que l’enjeu
socio-économique de l’héritage s’est amenuisé, l’enjeu affectif, lui, s’est
affirmé et constitue une ligne de faiblesse accrue dans une structure
familiale fragilisée, ne serait-ce que sur le plan du mariage. Construite sur
un socle relationnel, la famille contemporaine dépend, en effet, davantage
des aléas relationnels que d’obligations statutaires ; à tout le moins, les deux
sont-ils en tension. Tout partage successoral sera dès lors interprétable en
termes de droit et d’élection affective, et toute part rapportée à un lien
particulier. Que le partage soit égal en valeur, il pourra être inégal en nature,
et l’enfant à qui sera attribuée la maison, jugé privilégié par rapport à ceux
qui reçoivent des actifs financiers. Qu’il soit égal en valeur et en nature, et
cette neutralité pourra être considérée comme la négation de rapports
individualisés, voire préférentiels. L’indexation, même relative, de
l’héritage sur les rapports affectifs contribue ainsi à structurer les conflits
entre héritiers sur la double valeur économique et identitaire de la part
reçue. La crise quasi structurelle qu’il vient à provoquer, plus souvent
murmurée et contenue qu’ouverte et déclarée, ne se joue pas seulement sur
le terrain de la petite cuiller en argent mais également sur celui de la
reconnaissance. C’est aussi de ce manque que souffre le fils apparemment «
ignoré » par le père remarié.
2. Conflit entre propriété familiale et propriété
individuelle
À travers des conflits apparemment individuels, les conflits d’héritage
mettent aux prises non seulement les individus entre eux, mais chacun
d’eux avec la « famille ». Cette entité collective a certes changé de nature et
de poids avec l’histoire, dont les archives regorgent d’ « affaires » plus
fréquemment qu’aujourd’hui portées devant le juge. S’y réglaient les
entorses à la discipline familiale, l’opposition à l’autorité du chef de
famille, les atteintes au nom et à la réputation de la lignée, mais aussi des
conflits domestiques très concrets qui tournaient en particulier autour de la
prise en charge des parents âgés et contre lesquels les familles rurales
essayaient de se prémunir par des contrats en bonne et due forme. Tandis
que dans les familles aristocratiques, la pression du lignage s’exerçait à
plein contre les prétentions de l’individu, les familles rurales devaient
trouver des compromis entre les intérêts des jeunes seuls en mesure de
travailler une terre dont ils pouvaient s’estimer alors propriétaires, et ceux
de parents âgés qui n’avaient d’autres moyens que de continuer à en vivre.
Si, dans ces deux cas, l’héritier en titre était, juridiquement parlant, un
individu, du point de vue sociologique, le sujet de l’héritage était une entité
collective, ici le lignage, là, la famille conjugale.

Les droits de propriété sont individuels, mais c’est au sein de groupes de


parenté que les lois successorales taillent les droits de l’individu. Or selon
les législations et l’histoire nationale dont ils sont issus, les groupes de
parenté appelés à succession sont différemment hiérarchisés. Ainsi le Code
civil français a privilégié la fratrie, tandis que la loi successorale allemande
privilégie le groupe conjugal. Cette loi qui assure automatiquement une
moitié de la succession au conjoint survivant est elle-même indissociable
d’une conception de la propriété elle aussi familiale, maintenue aux
lendemains de la Révolution et de l’occupation napoléonienne contre les
partisans d’une liberté testamentaire d’inspiration romaine qui aurait donné
au propriétaire (individuel) le pouvoir de disposer de ses biens selon ses
dernières volontés. Partisan de la loi germanique qui réglait au contraire la
dévolution suivant un ordre établi de successibles, Hegel affirmait que le
fondement de l’héritage n’est pas l’intention du défunt mais la famille, seul
sujet moral de la propriété. Ce serait donc au sein de la famille que, toujours
selon Hegel, l’égalité pourrait prévaloir sur des désirs d’appropriation et
d’aliénation strictement individuels.

En France, les révolutionnaires ont fait un choix différent. La famille de


l’Ancien Régime qui s’est moulée sur le rapport du roi à ses sujets est leur
cible principale ; il s’agit de mettre fin au pouvoir et au lien de dépendance
dans lequel le père, « premier magistrat de la famille », tient ses enfants.
Après avoir affranchi la propriété de toutes ses charges et redevances
seigneuriales, aboli les substitutions [3] et les règles de primogéniture qui
constituaient le privilège de l’aristocratie, la Révolution allait livrer bataille
contre le dernier bastion du despotisme paternel, la liberté testamentaire, et
réserver aux enfants de la Révolution des parts irréductibles et égales dans
l’héritage de leurs pères. Les partisans de la liberté testamentaire lutteront
jusque vers 1870 pour rétablir une mesure réclamée aussi bien par les
libéraux favorables à la libre entreprise que par les adeptes de la famille
patriarcale, en vain. L’inaliénabilité de la réserve successorale des enfants
(et des ascendants), donc du lignage, et l’égalité quasi absolue de leur
traitement quoique accommodée pour les besoins de transmission des
exploitations rurales, ne furent quasiment pas ébranlées jusqu’à il y a peu.
Ce faisant, le Code civil ignore le conjoint qui conservera un statut
purement résiduel jusqu’à la toute récente loi de 2001, directement inspirée
des usages en vigueur et du recours quasi systématique à la donation au
conjoint survivant. La progression du salariat avait fait son œuvre, et la
priorité du conjoint survivant sur les enfants était, de fait, acquise et
intériorisée. Ce n’est donc pas entre parents et enfants que se nouent la
plupart des conflits d’héritage en France, mais entre frères et sœurs, à
l’intérieur de la lignée, ou entre beaux-parents et enfants de lignées
différentes. L’un et l’autre type de conflits tournent de fait, souvent, autour
de cette dernière ; les frères et sœurs car il ne peut y avoir qu’un seul «
successeur », et ceux-ci contre le beau-parent qui lui est extérieur. Un
exemple montrera la force de cette dernière : deux sœurs héritent de leurs
parents d’une petite maison rurale. Toutes deux déjà propriétaires, elles
gardent la maison trop durement acquise pour être vendue qui donnera une
sécurité à leurs filles. L’une d’elles s’avise cependant qu’elle pourrait
disparaître avant son mari et que sa part de maison « partirait de son côté ».
Elle ira chez le notaire trouver une solution pour empêcher une telle
éventualité.

Liens affectifs et rapports de parenté : ces deux types d’enjeux traduisent


deux conceptions de l’héritage : l’une qui conçoit le bénéfice de l’héritage
comme un secours individuel attribuable aux plus proches, en prolongement
de l’affection naturelle que la famille immédiate voue à ses membres ; la
seconde qui voit dans l’héritage le mode de perpétuation d’un être abstrait
voué à survivre à la disparition de générations qui, en se succédant,
s’inscrivent dans un collectif qui leur est supérieur. Nous verrons (au chap.
IV) que ces ingrédients, liens individuels d’affection et maintien des
sources familiales, gouvernent encore aujourd’hui l’appropriation des biens
hérités et qu’ils sont à l’origine des dilemmes individuels et familiaux
suscités par la réception d’un héritage.

II. Une question économique et


sociale
En affranchissant les enfants de l’inféodation au chef de famille et en leur
donnant un égal accès à l’héritage du patrimoine familial, la Révolution
avait fait œuvre de justice sociale et aboli plusieurs privilèges : celui du
père qui pouvait tester comme bon lui semblait, et celui de l’héritier choisi
pour lui succéder. Imposée au sein de la famille, la justice y demeura
cependant circonscrite, car le principe de l’héritage était, par ces réformes
mêmes et l’école d’égalité qu’il devenait à lui seul, reconduit, consolidé,
voire consacré. Or l’héritage constitue un facteur structurel d’inégalité
sociale dont le silence familial qui l’entoure est le symptôme même. Si,
dans une société méritocratique où la position sociale dépend
principalement des diplômes, les « héritiers » sont, il est vrai, davantage
porteurs de capital culturel que de patrimoine, ce dernier n’en constitue pas
moins un avantage significatif pour ceux qui en bénéficient,a fortiori
lorsqu’ils bénéficient de l’un et de l’autre, ce qui est le plus souvent le cas.
1. La part héritée de la fortune
L’évaluation économique de la part héritée de la fortune est un défi que les
économistes ne sont pas véritablement parvenus à relever. Si l’on a pu
observer que, pour les Américains les plus fortunés, 67 % de la variance
dans le patrimoine des fils était « expliquée » par la variance du patrimoine
des pères, l’isolement de la variable « héritage » par rapport à d’autres
avantages potentiellement transmis ou donnés n’a pas été prouvée
empiriquement. Il est différentes raisons à ces incertitudes, au premier rang
desquelles des obstacles méthodologiques, dont l’absence de données
fiables disponibles sur les fortunes, et l’unité de mesure dominante des
études économiques – l’individu –, là où des enquêtes longitudinales
centrées sur la famille seraient nécessaires. Mais les obstacles
méthodologiques sont aussi le reflet de blocages sociétaux plus profonds, à
commencer par l’inconfort (ou la dissonance cognitive) dans lequel se
trouve le théoricien de la société qui voudrait intégrer le « facteur »
héritage. Durkheim, par exemple, qui reconnaissait en l’héritage un élément
d’invalidation de sa théorie de la solidarité organique, anticipait sa
progressive disparition dans des sociétés hautement contractuelles soumises
à la pression de l’efficacité. Talcott Parsons admettait lui aussi une
contradiction dans les termes entre l’éthique égalitaire et le maintien de
l’héritage, mais estimait que la stratification sociale, fondée en dernier
ressort sur l’appréciation collective des contributions professionnelles de
chacun, formerait un continuum de statut. Les effets de l’héritage n’entrent
pas non plus dans les théories de la stratification sociale de Max Weber ni
de ses successeurs qui voient dans la méritocratie et les mécanismes du
marché des forces supérieures supposées réduire les motifs et la propension
à transmettre. Selon McNamee et Miller (1989) cette « lacune sociologique
» pourrait être imputable à plusieurs facteurs : embarras devant la
contradiction théorique ou, à l’opposé, évidence d’un principe axiomatique,
ou encore embarras de savoir que l’élimination de l’héritage ne suffirait pas,
à elle seule, à éliminer la stratification sociale.

Ces embarras théoriques sont en réalité eux-mêmes le reflet de la vision que


les sociétés se donnent de leurs propres inégalités, plus volontiers attribuées
depuis la Seconde Guerre mondiale aux inégalités de revenus qu’à celles
des patrimoines. Perçue à travers le prisme des catégories
socioprofessionnelles, l’inégalité des fortunes n’est plus guère représentée,
à commencer par la statistique publique qui, en France par exemple, a
définitivement interrompu les dépouillements annuels et systématiques des
déclarations de successions en 1964 (Piketty, 2001). Or si les très grosses
successions de la fin du xxe siècle sont effectivement plus faibles qu’en son
début, ces lacunes statistiques les rendent également moins connues. À
défaut de pouvoir évaluer la part héritée de la fortune, il est cependant
possible d’apprécier sur le long terme l’évolution du volume du patrimoine
transmis par héritage sur le long terme. Le dépouillement des déclarations
de successions montre ainsi une très forte croissance du volume des biens
transmis par héritage durant tout le xixe siècle et la part prépondérante qu’y
prend la fortune mobilière au début du xxe siècle, puis l’effondrement des
grosses successions sous les chocs subis par les très hauts revenus du
capital de 1914 à 1945, qui à ce jour, en France, en Grande-Bretagne ou aux
États-Unis, n’ont pas retrouvé le niveau qui était le leur à la veille de la
Première Guerre mondiale (Piketty, ibid.).

2. La diffusion de l’héritage
Mais, tandis que la valeur moyenne des 50 plus grosses successions
annuelles est quatre fois moins élevée à la fin du xxe siècle qu’au début,
celle des successions moyennes est aujourd’hui trois fois supérieure à ce
qu’elle était à la veille de la Première Guerre mondiale. Loin de constituer
un fait minoritaire, l’héritage concerne désormais la majorité de la
population des pays riches. Dans ces pays, la probabilité de recevoir un
héritage est en augmentation régulière. Ainsi, en France, le nombre de
décès donnant lieu à succession est passé de 50 % à 65 % en quinze ans (de
1984 à 2000), accroissement qui est surtout dû aux petites successions, et en
Grande-Bretagne l’augmentation est du même ordre. Aux États-Unis, la
valeur totale des héritages aurait plus que doublé de 1990 à 1995 et le
nombre d’héritiers augmenté de 40 % dans l’intervalle. Si l’on ajoute aux
successions proprement dites les donations entre vifs, le pourcentage atteint
63 % de ménages en Grande-Bretagne, en 2004 ; en France, en 1994, on
comptait sept donations pour dix successions. Les montants moyens
transmis qui approchaient 100 000 € en 2002 (et moins de la moitié pour les
montants médians) sont également amenés à s’élever compte tenu de la
diminution du nombre d’héritiers par succession pour les générations
postérieures à celles du baby-boom. Les disparités de montants sont
toutefois très élevées. Ainsi, en France, pour un montant moyen de 570 000
F (environ 86 900 €) transmis en 1994 [4] (99 700 € en 2000), 50 % des
héritiers avaient reçu moins de 90 000 F (environ 13 750 €), tandis que les
10 % les mieux lotis avaient reçu un montant supérieur à 455 000 F (69 400
€), et les 10 % les moins bien lotis, un montant inférieur à 13 000 F soit
moins de 2 000 € (Accardo, 1997). De fait, les montants transmis et reçus
varient directement avec la catégorie sociale des ménages concernés. En
France, les cadres supérieurs transmettent davantage que les employés et
ceux-ci davantage que les ouvriers ; de même, les héritiers reçoivent un
héritage dont la valeur décroît avec leur catégorie sociale d’appartenance.
De façon attendue, les professions indépendantes transmettent davantage,
proportionnellement, que les salariés de même niveau. Il est aussi à noter
que les ouvriers d’origine agricole reçoivent un héritage
proportionnellement supérieur à celui que reçoivent les ouvriers d’origine
ouvrière. Les terrains et maisons dont ils héritent peuvent de surcroît
s’intégrer à des zones urbanisées, prendre de la valeur et contribuer à terme
à la formation d’un patrimoine immobilier significatif.

En Allemagne, plus de la moitié des diplômés de l’université héritent de


plus de 12 800 €, contre seulement un quart des personnes ayant seulement
suivi un enseignement secondaire ; écart qui se creuse lorsque l’on prend en
compte les héritages de plus de 51 000 € que les diplômés de l’université
sont 30 % à avoir reçu, contre seulement 12 % des héritiers ayant
uniquement suivi un enseignement secondaire (Szydlik, 2004). En Grande-
Bretagne, on constate la même corrélation entre la catégorie sociale et le
montant de l’héritage : les ménages les plus qualifiés ont quatre fois plus de
chances d’hériter que les ménages économiquement inactifs et, d’une classe
à l’autre, le montant moyen hérité varie de 100 600 £ à 12 400 £. Quant à
l’intention de transmettre, qui varie également suivant les catégories
sociales, il est à noter qu’elle est proportionnellement plus élevée chez les
Noirs et les Asiatiques que chez les Blancs et les autres minorités [5]
(Rowlingson et McKay, 2005). Dans ses grandes lignes, la probabilité de
l’héritage épouse donc les degrés de l’échelle sociale. L’accumulation du
capital culturel ne se substitue pas à celle du patrimoine, mais
l’accompagne.
3. Héritage, dynamique et rationalité économiques
Facteur d’inégalités sociales, l’héritage fausserait également le
développement de la libre concurrence et de la compétitivité attendues dans
une économie de marché (sur lesquelles les théoriciens de la société
contemporaine misaient, on l’a vu, pour minimiser l’importance de
l’héritage). C’est dans cet esprit de méfiance envers la perpétuation
dynastique des grandes fortunes et au vu de l’attachement à une conception
libérale égalitaire de la société que doit se comprendre la progressivité du
taux de l’estate tax appliquée aux États-Unis, qui est supérieure à celle
appliquée en France ou en Allemagne, par exemple. L’héritage est
également jugé contre-productif dans la mesure où il est supposé
décourager l’ambition individuelle et, par voie de conséquence, le
dynamisme économique – un héritier en puissance n’aurait plus rien à
prouver ni à entreprendre. Toutefois, à l’inverse, un libéralisme se
réclamant d’une liberté absolue du droit de propriété affirme que la libre
transmission du patrimoine, en tant que droit attaché à la propriété, serait de
nature à aiguillonner et stimuler l’esprit d’entreprise. Mais aucune de ces
hypothèses théoriques n’a pu être empiriquement validée.

Pour les théoriciens de la microéconomie néo-classique, les transferts


intergénérationnels représentent encore un autre défi. Ceux-ci viendraient
en effet contredire le modèle de consommation et d’épargne dit du « cycle
de vie » visant à modéliser le comportement des classes moyennes ayant
accumulé un patrimoine de « jouissance » et de « sécurité » lié à la
diffusion de l’accession à la propriété depuis 1920 et surtout 1950, et qui
suppose l’absence de transmission patrimoniale (Masson, 2001). Cette
théorie, dominante dans les années 1970, établit un profil d’accumulation
du patrimoine désiré qui atteint son maximum à la veille de la retraite et
décroît jusqu’au décès (soit une courbe en dos d’âne). Selon cette
hypothèse, l’épargne est uniquement un report de consommation qui
dépend, d’une part, de la courbe des revenus et, d’autre part, du niveau
anticipé des ressources. L’agent économique théorisé par Franco
Modigliani, auteur de ce modèle, est égoïste mais prévoyant, le patrimoine
accumulé étant destiné à pallier les écarts de revenus liés à l’âge (selon les
périodes du « cycle de vie »), en particulier la baisse des revenus
intervenant à la retraite. Le patrimoine est en fait une réserve de
consommation différée et si transmission il y a, il s’agit de legs «
accidentels » ou de « précaution ». Les transferts intergénérationnels ne
seraient que le solde d’une épargne non consommée résultant de
l’impossibilité de connaître (exactement) la date de sa mort. Jugé trop
radical, ce modèle fut alors amendé par différents auteurs (dont Gary
Becker, théoricien du « capital humain »), de telle sorte à pouvoir intégrer
l’existence de legs non plus accidentels mais rationnels. Impliquant non
plus un agent unique exclusivement soucieux de lui-même, mais également
ses bénéficiaires, ces legs dits « altruistes » sont néanmoins supposés avoir
une utilité marginale pour l’agent qui les consent. Celui-ci doit y avoir
intérêt, comme il est de son intérêt de doter les membres de sa famille de
capital humain, que ce soit sous forme de retombées matérielles, morales ou
symboliques. En tout état de cause, ces legs doivent répondre à des besoins
rationnellement identifiés, et se justifient en ces termes. Ce qui expliquerait
en particulier la progression des transferts intergénérationnels qui, donnés
du vivant et répartis sur le cycle de vie, répondent plus adéquatement aux
besoins des générations respectives. En France, par exemple, où l’âge
moyen des héritiers, tous liens de parenté confondus, est de 53 ans et de 47
ans pour les héritiers en ligne directe, les donations entre vifs ont augmenté
de 25 % en dix ans (de 1984 à 1994) [6]. Mais simultanément,
l’augmentation de l’espérance de vie peut entraîner encore de nouveaux
arbitrages entre la transmission intergénérationnelle du patrimoine et les
besoins du quatrième âge (voir chap. IV).

4. L’impact de l’héritage dans les sociétés


urbanisées
Sous l’apparence d’un phénomène unifié, l’héritage masque en fait des
réalités hétérogènes, à commencer par l’âge auquel on hérite qui augmente
régulièrement – de 1984 à 2004, par exemple, l’âge moyen à l’héritage est
passé de 48 à 53 ans –, mais qui, concernant les héritiers directs, soit la
majorité des cas, n’intervient pas, comme on a tendance à le penser à la
retraite ou en fin de vie, mais au cœur de la vie active et familiale. D’autre
part, comme la fortune, l’héritage recouvre, une extrême concentration au
sommet de l’échelle sociale et, simultanément un mouvement progressif de
popularisation. La concentration des transferts qui est à peu près constante,
est exprimée par le fait que 5 % des défunts les plus riches laissent plus de
30 % de la masse totale de l’actif net de succession, et par le fait que parmi
ces 5 % les 1 % les plus riches laissent 14 % de l’actif net de succession [7].
Mais alors que l’héritage contribue à renforcer la concentration des fortunes
les plus élevées, à l’autre extrémité de l’échelle sociale, les petits héritages
peuvent suffire à sortir les ménages modestes de la précarité. L’impact de
l’héritage, en effet, n’est pas mesurable in abstracto, mais dépend
étroitement du contexte économique dans lequel les générations cadettes
succèdent à leurs aînées. Ainsi, en milieu urbain, la diffusion sociale de
l’héritage, dans les trente dernières années, est due en grande partie à
l’expansion de l’accession à la propriété du logement. La plupart des pays
riches comptent plus de 50 %, voire 60 ou 70 % de propriétaires. En France,
en 2001, huit ménages sur dix âgés de 60 à 69 ans possèdent des logements.
L’immobilier (résidence principale, secondaire, immobilier de rapport et
professionnel) a, logiquement, un poids prédominant dans les successions –
dont il représente 45 % de l’actif net. Mais la part du logement dans les
biens transmis entre générations est supérieure dans les petites successions
où, à l’exception des successions les plus modestes, faites de liquidités, elle
représente la majeure partie de l’actif successoral. En outre, le logement se
transmet de plus en plus par donation, cas notamment des veufs et veuves
qui font une donation de leur logement aux enfants avec réserve d’usufruit.
Ces biens qui sont en France encore souvent d’origine rurale mais, de plus
en plus fréquemment urbains et périurbains, facilitent à leur tour l’accession
à la propriété des plus jeunes. Dans cette perspective, l’héritage et les
donations, dont plus des trois quarts vont aux enfants, peuvent être associés
aux aides entre ménages adultes et entrer dans la catégorie globale des
solidarités familiales. De celles-ci, les générations à venir pourraient
d’ailleurs avoir davantage besoin, car si jusqu’ici, chaque génération a été
davantage propriétaire que la précédente, cette progression est brisée pour
la première fois pour les générations les plus récentes. Toutefois, à
l’inverse, il est à prévoir que le renchérissement de l’immobilier dotera ces
mêmes générations, lorsqu’elles hériteront de logements urbains centraux,
de substantiels avantages par rapport à leurs congénères.

Héritière de son passé, en particulier de la concentration des fortunes qui,


jusqu’à la guerre de 1914-1918, lui valait signification de privilège, la
représentation sociale de l’héritage est en décalage avec sa réalité
économique. Toutefois, quand bien même l’État social est aujourd’hui
autrement plus gourmand qu’il ne l’était à l’aube du siècle dernier, on a
préféré au renforcement de l’impôt successoral sur la fortune familiale,
l’instauration d’un impôt de solidarité sur la fortune individuelle. De même,
l’encouragement des donations du vivant par les déductions fiscales
donnent-elles à l’héritage une protection dont la fortune jouit avec moins de
constance.

III. Une question politique :


l’héritage de quel droit ?
Les périodes révolutionnaires, en Amérique et en France, ont déclenché un
mouvement de contestation et de refondation de l’institution successorale.
Les débats s’engagent cependant ici et là dans des contextes politiques
singuliers qui donneront, chacun, leur rationalité spécifique à l’institution.

1. Les droits de la propriété et l’égalité


démocratique : l’exemple américain
Aux États-Unis, où l’entail [8] et la primogéniture [9] inspirés parfois de
versions médiévales de la common law anglaise sont utilisés par
l’aristocratie naissante, la Révolution entraîne la plupart des États du nord
et plusieurs États du sud à promulguer leur interdiction [10]. Deux positions
s’affrontent alors. L’une est fondée sur la défense de droits de propriété qui
préexisteraient à la société et à l’État, et qui, en tant que préconditions du
développement de la prospérité du marché, doivent être protégés par lui ; or
le droit de tester (et d’aliéner librement) fait partie intégrante de ces droits.
Face aux défenseurs de la liberté propriétaire, les défenseurs de «
l’aristocratie du talent » distinguent la richesse acquise par le mérite
individuel et la richesse héritée responsable des structures anti-
démocratiques de l’Europe de l’Ancien Régime et cause de pauvreté. La
régulation des legs est pour ces derniers un instrument majeur de la réforme
sociale et il faut, selon Jefferson, auteur de la législation virginienne, les
subdiviser et « suivre les lignes de l’affection ». La richesse des producteurs
agraires indépendants ainsi dispersée garantirait l’ordre républicain et la
préséance de l’intérêt général sur les intérêts particuliers. De la distribution
de la propriété, de la création d’une ouverture à « l’aristocratie de la vertu et
du talent » répartie de manière égale dépendent en effet la direction des
intérêts de la société et la démocratie elle-même (Jefferson). L’égalité
invoquée est ici une égalité d’opportunité, selon la conception de John
Locke, non l’égalité en soi réclamée en France pour tous les citoyens, au
premier rang desquels viennent les enfants. De fait, les lois successorales
adoptées pendant la période coloniale sont extrêmement variables d’un État
à l’autre, mais convergent au fur et à mesure de leurs réformes vers un
système de liberté testamentaire [11] qui, comme tous les systèmes
européens de l’époque, traite plus ou moins également les enfants, mais
réserve à l’époux le contrôle absolu du patrimoine (l’épouse pouvant
n’avoir que des droits viagers). En France, le combat contre le pouvoir des
grandes fortunes est davantage imprégné par les débats sur le luxe, jugé par
d’aucuns favorable au commerce mais dénoncé par d’autres comme un
pouvoir corrupteur auquel la redistribution des richesses mettrait un terme.
Qui plus est, l’égalité prônée par les Conventionnels, quoique farouchement
combattue par les députés du Midi de la France en particulier, ne constituait
pas une rupture radicale avec l’Ancien Régime dont plusieurs coutumes
étaient déjà fortement égalitaires.

L’impôt successoral n’échappe pas non plus aux objectifs politiques du


moment, et aux rapports que l’on souhaite établir entre l’individu, la famille
et l’État. Lorsque, au tournant du xixe siècle, les impôts indirects, jugés
inéquitables, ne suffisent plus à couvrir l’expansion des dépenses étatiques,
et que sont instaurés d’abord les impôts sur le revenu puis l’instauration
d’un impôt successoral progressif, la raison en est bien sûr clairement
économique. Les législations adoptées seront néanmoins toujours le fruit de
compromis entre des considérations économiques et politiques. En France,
où l’impôt progressif sur l’héritage est introduit en 1901, il est très
faiblement soutenu, et le scepticisme qui l’entoure largement répandu. La
classe des propriétaires vivant des revenus de leur capital est alors très
influente et, outre son peu d’empressement à mordre sur sa propre fortune,
peut compter sur une résistance française au principe de progressivité jugé
contraire à l’égalité. L’égalité passera néanmoins au second plan lorsque,
pour favoriser la natalité, le gouvernement abaissera le taux de l’impôt
successoral pour les fratries nombreuses (système abandonné en 1950). À
l’inverse, aux États-Unis, où la taxe fédérale sur l’héritage entre en vigueur
en 1916, c’est le pouvoir des grandes fortunes et leur perpétuation qui sont
visés. Mais son poids varie selon les présidences. Portée à des niveaux sans
précédent durant la présidence de F. D. Roosevelt, l’estate tax tranche dans
les richesses accumulées que des considérations de sécurité personnelle et
familiale ne sauraient justifier. Et, lorsque dans les années 1990, il est
question de supprimer l’estate tax au nom de la libre propriété, ce sont
toujours la démocratie de l’argent et le pouvoir héréditaire qui lui sont
opposés.

En matière successorale, les arguments politiques – démocratie, république


vs droits de propriété, égalité vs liberté – ont donc raison des arguments
économiques. Ni le morcellement de la propriété décrié par les nostalgiques
de l’autorité paternelle, ni les besoins financiers de l’État ne réussissent à
ébranler le credo égalitaire français. Et ce sont les différentes conceptions
de la démocratie qui, aux États-Unis, orientent la réforme de l’impôt
successoral, tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre. La question est
clairement politique et les changements adoptés liés à des changements eux
aussi politiques, en particulier à l’émergence de l’ordre républicain
(Beckert, 2004).

2. Le pouvoir des morts, des vivants, et l’intérêt


public
De fait, les législations successorales, fiscales et surtout civiles, sont
légitimées au nom du bien commun, ce dont la période révolutionnaire
fournit une fois de plus un exemple éloquent. Nous sommes en 1791, les
députés du Midi de la France plaident pour la liberté testamentaire et
fustigent l’entreprise de démolition de l’autorité paternelle qui se déroule
sous leurs yeux. Mais le partage égal, selon eux, va plus loin, non seulement
il tue le père vivant, mais il le cadavérise une fois mort. « Un homme mort
n’est plus rien aux yeux de sa famille, déclare le député du Var ; il ne doit
être aux yeux de ses enfants qu’un cadavre incapable de rien opposer au
droit qu’ils ont à prendre possession de ses biens. » Les députés abordent,
ce faisant, la vieille question du pouvoir des morts que les substitutions
faisaient courir au-delà des générations. La volonté du défunt n’aurait-elle
donc plus cours et la propriété deviendrait-elle caduque avec la mort ? Les
morts ne sont plus rien pour leurs enfants et leur propriété n’est plus, leurs
droits tombent avec elle, répond clairement M. Tronchet qui conteste le
droit de tester (non celui d’hériter) au motif que la faculté de s’approprier
les biens terrestres ne peut s’exercer « que par le fait de l’occupation et de
la possession », et que « son effet cesse quand le moyen qui produit la
propriété cesse ». Mirabeau enfonce le clou : l’abîme (de la mort) qui
s’ouvre sous les pas de l’homme engloutit également ses droits avec lui, de
sorte qu’à cet égard « être mort ou n’avoir jamais vécu c’est la même chose
». La propriété se borne à la durée de l’existence et l’héritage, qui vient en
un second temps, après la fixation du droit de propriété, a été fixé par
nécessité d’ordre public, afin d’éviter qu’après la mort de chaque
propriétaire, ses biens devenus entre-temps « chose commune à tous » ne
restent vacants, ne deviennent la proie du premier occupant, ou ne soient à
partager entre tous les membres de la société. L’héritage, en tant que mesure
conservatoire, sauve ainsi la société de la confusion et du désordre que la
mort eût autrement semés après elle. Comme la propriété, l’héritage n’est
pas un fait de nature, mais un fait social commandé par des considérations
d’ordre public plus que de propriété privée, pour satisfaire un impératif de
continuité et de stabilité sociales. Le mot de la fin revient à Robespierre : ce
n’est pas la volonté individuelle qui établit le principe et règle la succession,
mais l’intérêt public, lequel commande : a) la succession, b) l’égalité dans
la succession. « La propriété de l’homme peut-elle s’étendre au-delà de la
vie ? [...] Peut-il disposer de cette terre qu’il a cultivée lorsqu’il est lui-
même réduit en poussière ? Non, la propriété de l’homme après sa mort doit
retourner au domaine public de la société. Ce n’est que par l’intérêt public
qu’elle transmet ses biens [12] à la postérité du premier propriétaire ; or
l’intérêt public est celui de l’égalité » (Gotman, 1988). L’héritage est bien
une distribution publique de richesse, une institution politique de remise en
circulation de la propriété qui, ainsi dépouillée de ses chaînes, s’accordera
pour le coup avec les exigences du capitalisme montant.

Notes
[1] Témoignages recueillis au cours de notre enquête sur l’héritage
(Gotman, 1988).
[2] D’après la loi du 3 décembre 2001, lorsque le défunt laisse un enfant
sans lien de filiation avec le conjoint survivant, ce dernier peut recevoir le
quart de la succession en propriété mais ne peut opter pour la totalité en
usufruit comme en a la faculté le conjoint en concours avec les enfants qu’il
a eus avec le défunt.
[3] Libéralités chargeant le gratifié de transmettre à son tour, lors de son
décès, les biens donnés ou légués à des tiers désignés par le disposant.
[4] Le montant médian moyen total (héritage + donations) de 598 000 F
(valeur 1994).
[5] Une donnée que les statistiques françaises ne permet pas de produire.
[6] Contrairement aux successions, leurs fluctuations sont cependant très
fortement liées aux incitations fiscales en vigueur.
[7] En 2000, la Direction générale des impôts estimait que 14 % des
successions supérieures à 150 000 E représentaient à elles seules plus de 55
% du patrimoine total transmis.
[8] Équivalent de la substitution fidéicommissaire par laquelle un disposant
peut régler le sort de ses biens pendant plusieurs générations, et qui
contribue à rendre ces biens inaliénables.
[9] Mode de dévolution d’un fief, entité domestique et politique, attribué à
un seul chef, l’aîné ou le plus habilité à occuper cette position.
[10] L’interdiction légale venant dans maints cas entériner leur abandon de
fait (Orth, 1992).
[11] À l’exception de la Louisiane qui, jusqu’en 1990, protégeait les enfants
de toute possibilité de déshéritage. Aujourd’hui, cette législation inspirée du
Code civil ne protège plus que les mineurs et les enfants handicapés.
[12] Nous soulignons.
Chapitre II
Fictions anthropologiques de
l’héritage : ancestralité, continuité
et universalité

La propriété de l’homme après sa mort doit retourner au domaine public de


la société... quel est ce domaine et en quoi l’héritage en fait-il partie ?
L’héritage fait partie du domaine public en ce qu’il contribue à instituer le
collectif des vivants et des morts en universalité et en principe de
transcendance dont l’une des formes sera précisément le domaine public.
De cette fiction juridique de l’universalité incorporée dans la transmission,
la patrimonialisation des biens de l’humanité est le vivant exemple en
même temps que l’avatar éloquent du productivisme moderne. En tant que
fiction juridique, l’héritage n’échappe pas en effet aux interprétations
culturelles et idéologiques. Il peut encore être compris comme une forme de
don ou comme un transfert de marchandise.

I. Les enjeux symboliques de


l’héritage : transmission, origine et
temps
L’institution de l’héritage, inscrite au cœur des rapports entre les vivants et
les morts, repose sur une fiction. « Le vase, c’est ma tante ! », s’écriait une
héritière. L’éloquence du raccourci tient à ce qu’il dit vrai et,
simultanément, nous trompe. La tante « est » le vase parce que le vase n’est
pas la tante, mais une entité séparée qui la représente. L’héritage est d’abord
une représentation dont nous effaçons l’opérativité pour les besoins de la
croyance en la transmission – transmission de l’être dans l’objet qui en
devient le symbole. Cette opération, d’apparence toute spontanée au point
de sembler naturelle, est en réalité le fruit d’une élaboration sociale et
historique dont, à défaut de retrouver l’origine, nous pouvons retracer les
processus. Sur le plan juridique, on a ainsi disputé de l’origine de l’héritage
: droit naturel ou conventions sociales, pour admettre qu’il est une
combinaison des deux. De fait, comme il en va de l’ensemble du droit,
l’héritage fut d’abord pensé en termes religieux.

L’héritage sert, avons-nous dit, à fabriquer un corps qui ne meurt jamais,


une collectivité des morts et des vivants (famille, royaume, nation et,
aujourd’hui, humanité...) ; à créer une valeur commune qui se construit,
selon les sociétés et les périodes, en fonction des systèmes de pouvoir et de
parenté. La transmission des biens mortis causa ne découle pas
naturellement de la mort, mais de la conception des pouvoirs attribués aux
morts, à leurs effigies et à leurs représentants, sur les vivants.

1. L’ancestralité, condition de la transmission


L’expérience du deuil, aussi peu formalisée soit-elle aujourd’hui dans les
pays industrialisés, indique a minima la nécessité sociale (ou religieuse) de
marquer une séquence entre la vie et la mort ; celles-ci ne peuvent
s’enchaîner directement sans dangerosité, pensait-on hier lorsque les
endeuillés contaminés par la mort étaient tenus à l’écart, sans malaise dirait-
on aujourd’hui. Le non-respect de cette pause, même minimale, et le fait de
« s’occuper » de l’héritage aussitôt après la mort entraînent culpabilité
sinon réprobation. À cette confuse nécessité de laisser refroidir les morts et
au travail à accomplir pour revenir à la vie normale, les rites funéraires
observés par les ethnologues donnent un utile éclairage. Ces cérémonies,
parfois longues et compliquées, sont en particulier destinées à séparer les
morts des vivants et à les transformer en ancêtres, condition nécessaire à la
distribution des biens du défunt. Ainsi parmi la population des Lo Dagaa du
Ghana, étudiés par Jack Goody, celle-ci intervient après la cérémonie dite
du cool funeral beer qui marque la fin de la période de transition entre la
vie et la mort : le défunt n’a désormais plus de pouvoir sur ses épouses et
ses biens, on procède à la création de la châsse définitive – et à la création
de l’ancêtre –, et la sécurité de l’héritier est assurée. Celui-ci n’entrera
toutefois en possession de ses biens qu’après avoir subi l’interrogatoire sur
les causes de la mort. S’il sort lavé de toute culpabilité, le fils aîné reçoit
alors la houe du père, tandis que les outils et les emblèmes d’orphelins sont
distribués aux autres enfants. Une dernière séance d’estimation des biens
préalablement « refroidis » intervient enfin, et une partie d’entre eux est
sacrifiée pour assurer la sécurité de la part restante (Goody, 1962).
L’explicitation rituelle de pensées désormais refoulées chez nous dans la
sphère intime (et dans la superstition) indique clairement l’opération par
laquelle s’effectue ici l’héritage, à savoir la transformation du défunt en
ancêtre, entité fictive dont les biens sont dès lors transmissibles.

2. La conception romaine de l’immortalité sacrée


de la famille
Autre exemple de fiction à laquelle cette fois le droit occidental est
directement relié : la conception romaine du patrimoine selon laquelle le
patrimonium incorpore l’ensemble des générations du paterfamilias. En
droit romain, le père qui est le seul individu institué en droit (sui juris), a la
responsabilité exclusive du patrimoine. Il peut en disposer par testament,
mais peut subir l’interdiction s’il le dissipe (le prodigue ici n’est pas le fils
qui dissipe la fortune héritée, mais le père qui dissipe celle de ses
descendants). Il peut agrandir son lignage en y intégrant des personnes
adoptées ou des esclaves affranchis. Le lignage, dit « agnatique », est formé
par les descendants d’une même souche masculine. La famille romaine est
une « corporation », et le paterfamilias un représentant (ou « officier public
»), seigneur de possessions dont il n’est que le dépositaire. Mais le
paterfamilias a en réalité une double qualité : il détient la responsabilité
juridique du patrimoine et celle du culte domestique, l’une et l’autre
indissociables. Aussi, la transmission du patrimoine selon ce schéma de
dévolution repose-t-il sur la création d’une entité juridique formée par les
générations passées, présentes et futures des agnats liées par les sacra, rites
et sacrifices accomplis à l’occasion des adoptions et des héritages, tous
deux destinés à empêcher la famille de mourir (Maine, 1861). Sacra, dont
Cicéron jugeait qu’elles constituaient un fardeau intolérable pour les
héritages, lorsque droit et religion n’étaient pas encore séparés.

L’héritage, en droit romain, est la succession à l’entière position légale d’un


homme décédé, soit à son patrimoine, son statut et à ses obligations. Cette
définition signifie qu’en dépit de la mort physique du défunt, sa
personnalité légale survit et tombe intacte sur les épaules de son héritier ou
des cohéritiers en lesquels son identité est continuée. Aussi, aux yeux de la
loi et du magistrat civil, la mort se réduit à peu de chose ; tout au plus le
représentant du corps familial change-t-il de nom. Le transfert de l’autorité
domestique est un événement parfaitement immatériel. Les droits et les
obligations du défunt sont rattachés au successeur sans solution de
continuité, car la caractéristique de la famille romaine est de ne jamais
devoir mourir (Maine, ibid.). Le caractère religieux de l’immuabilité du
patrimoine révèle ici aussi l’enjeu premier de l’héritage qui est la
préservation d’un ordre, indissociablement social, politique et religieux, au
nom duquel une répartition des biens serait « établie au commencement par
les dieux ou par les hommes (ou par cette synthèse des uns et des autres que
sont les «ancêtres») » (Sériaux, 1986). Avec l’individualisation progressive
de la propriété, les modalités changeront mais le schéma juridique
demeurera le même. Tout se passe comme si la prolongation de l’existence
légale d’un individu en l’héritier ou le groupe d’héritiers n’était rien de plus
qu’une caractéristique familiale fictivement transférée sur l’individu
(Maine, ibid.). Celui-ci prend alors les qualités d’une « corporation » (ou
corps) dont la capacité est considérée séparément de la personne qui la
remplit.

C’est par le truchement du dédoublement de l’individu en corps physique et


en représentant d’un collectif que la transmission opère.

3. L’universitas, principe de la transmission du


pouvoir royal
La fiction de la continuité dans le temps est également à l’œuvre dans la
sphère de la royauté, comme le montre la conception de la dualité du corps
du roi imaginée par les juristes anglais de la période Tudor (Kantorowicz,
1957). Cette fiction inspirée du droit romain et de la pensée juridique du
Moyen Âge, qui a permis l’émergence de la souveraineté de l’État séculier,
repose sur la transposition de la théorie chrétienne du corps mystique à la
sphère de la royauté. Selon cette théorie, l’Église et la société forment un
corps mystique (dont la tête est le Christ) ; de même, le roi est une personne
géminée ou mixta, en laquelle se mêlent des capacités séculières et
spirituelles. On l’imaginera dès lors doué de deux corps ( « les deux corps
du Roi » ), un corps physique (ou matériel) et un corps mystique (et
politique) qui est plus ample. En tant qu’être à la fois humain et divin, sa
mort naturelle, appelée « démise » du roi, n’est en fait que la séparation de
ses deux corps et le transfert du corps mystique d’un corps physique à
l’autre. En vertu de quoi, « le roi ne meurt jamais ». Témoin, le contraste
entre les rites entourant le corps physique du roi, qui repose dans une petite
chambre, tandis que le palais royal richement décoré ne comporte aucun
signe de deuil. Cette fiction évite les écueils de l’interrègne dans la mesure
où une incapacité naturelle du roi (comme son trop jeune âge) ne peut
suffire à invalider son corps politique. Surtout, elle propose de la royauté un
mythe d’origine biface, divin et humain, dont l’élément divin finira par
tomber.

Origine et éternité ont partie liée entre elles ainsi qu’avec l’héritage. En
vertu de cette perpétuité supra-personnelle, il était donc dit que « le temps
ne joue pas contre le roi ». Cette maxime Nullum tempusplaçait le roi et ses
droits au-dessus de la loi qui liait les autres hommes, soumis en particulier à
la perte de propriété par la prescription. Il était à la fois « dans le temps », et
« non affecté par le temps ». De même, son domaine, droits et terres réunis
devenait inaliénable, car possédé par l’essence de la Couronne et non du
simple fait de l’occupation de longue date. Il est « intouchable », perpétuel,
au-delà du temps, comme le furent les choses appartenant aux dieux
(concept païen), et comme auparavant l’avaient été les rei divinae et les rei
publicae de la Rome chrétienne. En tant que signe distinctif de la
souveraineté, ce domaine a contribué à « structurer de façon cohérente le
concept d’une sphère publique éternelle dans le royaume » (Kantorowicz,
ibid.). Le roi pourra donc léguer ses biens, mais non plus son royaume.
Celui-ci passe sans intervalle au nouveau roi. De fait, les rois ne sont pas
héritiers des rois, mais du royaume. L’inaliénabilité est ici la forme limite
de la transmission, la valeur du bien commun étant placée hors de toute
commensurabilité.

Continuité, inaliénabilité : à ces deux fictions, s’ajoute l’universalité. Le


domaine attaché à la notion abstraite de Couronne dont la continuité au-delà
de la vie d’un roi individuel était devenue un sujet d’intérêt public et
général, va en effet contribuer à l’émergence d’une universitas, conjonction
en un seul corps d’une pluralité de personnes, qui elle non plus ne meurt
jamais – personne sans corps, personne représentée, ou personne fictive, ce
concept clé permettra de penser la collectivité sous toutes ses formes, mais
toujours sous forme de succession. Sous l’influence de la philosophie
aristotélicienne, en particulier des idées de non-création et d’infinie
permanence du monde, les concepts augustiniens du temps, vecteur de
l’éphémère, de fragilité et de dégradation par opposition à l’éternité divine,
vont en effet céder le pas. L’éternité n’est plus du ressort unique du divin, et
l’humain n’est plus chose périssable, ni réduit au monde des contemporains.
L’universitas sera dès lors « définie par le caractère successif de ses
membres », et non plus formée de contemporains. Les rois héritent ainsi de
royaumes, corps constitués des membres successifs d’un peuple qui ne
meurt jamais.

Dans ces fictions de nature sacrée, religieuse et juridique, les héritiers


n’héritent pas en tant que tels, mais en tant qu’effigies ou représentants
d’une entité fictive – ancêtres, lignée agnatique, couronne, royaume puis
État, et maintenant humanité. Tout se passe comme si le véritable sujet de
droit n’était pas l’héritier mais le collectif précisément défini.

II. Héritage familial,


individualisation de la propriété et
monétarisation
Ces conceptions sont, au moins depuis Rome, pensées comme l’esprit
même du principe successoral, hormis leur dimension philosophique ou
directement sociologique et pratique. Ainsi l’héritage qui est au départ un
bien commun, familial ou public, est-il avant tout l’affaire des héritiers à
qui il appartient de consolider la mort du défunt en le faisant admettre dans
une catégorie générique pour y entrer lui-même, être « appelé » à une
succession dont il n’est que le maillon, et accéder à un héritage dont il n’est
que le dépositaire. La dimension collective de l’héritage est, au demeurant,
cohérente avec la conception initiale de la propriété communautaire, même
si en un second temps, elle a contribué à sa suppression. Héritage et
propriété : ces deux notions s’entre-définissent continuellement.

Ce schéma a cependant connu un destin divergent dans le domaine privé où


il a pratiquement disparu, et dans le domaine public où il s’est au contraire
développé (et transformé). D’autre part, dans chacune de ces sphères, le
rapport entre les biens matériels et immatériels transmis par héritage s’est
également modifié. Alors que l’héritage familial n’engage plus charges ni
fonctions mais presque exclusivement des biens matériels, le patrimoine
mondial englobe désormais le domaine de la connaissance. Ce que l’histoire
révèle néanmoins de constant est la tension entre le caractère commun,
collectif de l’héritage, d’une part, et l’individualisation et la monétarisation
de la propriété d’autre part.

Historiquement, c’est dans le domaine des biens familiaux que


l’institutionalisation de l’héritage a émergé, et des règles coutumières de la
transmission du patrimoine familial que se sont inspirées les différentes
conceptions de la transmission des biens publics. La dimension familiale de
l’héritage apparaît avec une particulière netteté dans l’histoire rurale, de
loin la plus longue. Toutefois la tension entre les stratégies familiales de
transmission, l’individualisation des existences et les impératifs liés à la
monétarisation des échanges est visible, y compris dans ses institutions les
plus protectrices, substitutions et retrait lignager notamment.

1. Substitutions c/ commerce
Les substitutions, par lesquelles un chef de famille pouvait régler le sort de
ses biens pendant plusieurs générations, permettaient aux familles nobles
puis bourgeoises de conserver leur puissance foncière et politique. L’héritier
dit « grevé de substitution » (l’aîné le plus souvent, qui recueillait la totalité
de la succession), était tenu de conserver le patrimoine reçu et de le
transmettre à un tiers désigné d’avance ; il lui était alors interdit d’en
disposer librement. Cette règle fut abolie en 1792, puis, après un bref retour
en 1806 (avec l’institution des majorats) et en 1826, le fut définitivement en
1848. Les substitutions étaient non seulement contraires à l’égalité
successorale et l’émancipation individuelle du pouvoir patrimonial du chef
de famille consacrée par la Révolution, mais également à la libre circulation
des biens et à leur commercialisation, dans la mesure où le patrimoine grevé
de substitution n’était pas non plus saisissable par les créanciers. Cette
technique de mise en indisponibilité de biens censés survivre à leurs
propriétaires sera abondamment utilisée par la noblesse germanique, durant
tout le xix e siècle, au nom de la stabilité de la monarchie, de la propriété et
de la continuité familiales (et à ses yeux au nom du bien commun). En
défendant les substitutions garanties et accordées par le roi pour s’assurer la
loyauté de la noblesse, les conservateurs germaniques espèrent également
échapper au libre marché (Beckert, 2004). En Amérique, l’entail fut aboli
dans la plupart des États dès les années 1780, avec l’émergence de l’ordre
républicain et l’affirmation des conceptions libérales de la propriété et du
marché.

Parallèlement, la notion de patrimoine subit un quasi-renversement de sens


et prend au xix e siècle une signification comptable et indivividualiste de
corrélation fictive entre un actif et un passif. Susceptible d’évaluation
pécuniaire, le patrimoine est ce qui associe directement les biens et les
dettes, les propriétaires et les créanciers pour lesquels il constitue dès lors
un gage. Cette conception qui introduit la notion de passif là où le Code
civil fait seulement mention de l’obligation personnelle de remplir ses
engagements sur l’ensemble de ses biens immobiliers présents et à venir, va
à l’encontre de la notion commune selon laquelle le patrimoine, enveloppe
de la personne (physique ou morale), est son avoir légitime ; avoir dont le
degré de patrimonialisation est d’autant plus accusé que sa transitivité est
faible, qu’il a vocation à rester dans la famille et à se transmettre et qu’il
constitue finalement plus une charge collective qu’un avoir individuel
(Sériaux, 1994). De fait, cette acception classique du patrimoine inspirée du
droit romain refleurira à la fin du siècle dans une pluralité de domaines
extra-juridique, moral, culturel, génétique, pour désigner ce qui est à la fois
hérité et transmis (cf. infra).
2. L’ambiguïté du retrait lignager
Le retrait lignager qui avait cours dans la plupart des régions françaises
jusqu’à son abolition par la Révolution donnait à une personne le droit
d’intervenir dans la vente d’un bien immobilier, en se substituant à
l’acheteur au nom du lien ancestral qui l’unissait au vendeur. Le bien qui
devait provenir d’un ancêtre commun revenait ainsi dans le lignage. Le
retrait lignager (exercé par un cohéritier, pour son propre compte) exprime
de façon éloquente la prégnance du lignage et un sens aigu de la
transmission des droits de tous les germains et de leur vocation à hériter. La
notion clé ici est l’indisponibilité du patrimoine sur lequel chacun des
lignagers n’a qu’un droit de détention précaire. Issu de la vente romaine «
sous charte de grâce », le retrait lignager traduit le primat des intérêts de la
famille sur tout autre intérêt. Grâce à cette technique, des biens qui ont dû
être cédés en dehors de la famille par une génération, peuvent y revenir une
ou deux générations après, voire davantage. Plus fréquent dans les systèmes
égalitaires, le retrait lignager n’était toutefois que rarement exercé, la
majorité des transferts s’effectuant de facto entre parents. La préférence
parentale jouait spontanément, amenant le vendeur à proposer sa terre
d’abord à l’un de ses parents.

Comme toute institution, l’usage du retrait lignager a cependant pu se


retourner contre son propre fondement, et épauler la logique marchande
qu’il était censé contrecarrer. La famille en effet n’est pas un isolat, et les
transactions conclues entre ses membres sont directement en prise avec le
marché. La mise en vente peut dès lors constituer pour un vendeur
insatisfait du prix proposé par un parent un moyen de pression efficace pour
obtenir le prix du marché. Dans le rapport de force qui traverse le lignage,
le retrait lignager peut ainsi servir les intérêts individuels aussi bien que
familiaux, en forçant ces derniers à s’aligner sur les premiers. De plus, la
famille n’est pas non plus une entité désincarnée. Cette catégorie est
réalisée non seulement à partir des liens de sang définis par le droit, mais
également à partir de liens concrets de proximité géographique. Famille et
résidence se conjuguent pour encourager les transactions entre parents mais
aussi entre voisins. Or la transaction n’aura pas le même sens selon que le
vendeur est décidé à rester sur place et susceptible de succéder à
l’exploitation des parents, auquel cas le prix sera plus élevé, ou selon qu’il
veuille liquider son bien pour tenter sa chance ailleurs, et que « désintéressé
» de son héritage, il en obtienne un prix moindre (Ourliac, 1980). Le sens
de la règle est indissociable du contexte économique dans lequel elle est
utilisée. Conçue pour permettre à l’héritier de « retraire » une terre qui lui a
momentanément échappé, elle pourra le cas échéant servir des stratégies
individuelles, traduire l’avancée de l’individu et l’affaiblissement du
contrôle familial. De fait, le retrait lignager a libéré l’individu du
consentement familial nécessaire à la vente d’un bien propre. Il signifie que
« celui qui veut vendre un propre ne doit plus se préoccuper de ses proches
[...] ; il vend son bien en respectant les exigences de publicité prévues par la
coutume » (Bonfield, 1992).

3. Sélections d’héritiers et arrangements


d’alliances
Plusieurs coutumes successorales cohabitaient en France avant l’unification
du Code civil, les unes préciputaires comme celle du Midi dont l’idéologie
patriarcale voulait que « le père ne meurt jamais », et où la « maison »
représentait la chaîne consanguine des ancêtres ; d’autres lignagères comme
dans l’Ouest, où les biens circulent séparément à l’intérieur des branches
paternelles et maternelles et sont partagés également entre les enfants ;
d’autres enfin conjugales, observées dans le Centre, où les transferts
s’effectuent entre couples, les parents dotant les jeunes couples (Burguière,
2001). Tous ces systèmes sont cependant maniés de telle sorte qu’en dépit
des changements de mains, les biens demeurent autant que possible
consolidés. Car la règle ne vaut pas sans l’usage qui en est fait. Les études
rurales, offertes par les historiens et les ethnologues, ne sont à cet égard,
qu’un dialogue ininterrompu sur la comparabilité de stratégies
successorales dont les règles formelles et les usages réels sont sans cesse à
démêler, rééquilibrer et réévaluer, étant entendu que dans ce tortueux jeu de
pistes, les stratégies matrimoniales sont inséparables des stratégies
successorales. On a ainsi d’abondance décrit comment, de multiples façons,
les populations rurales, pour maintenir et augmenter le patrimoine familial,
s’employaient à conclure des alliances calculées et à les combiner entre
elles, afin de réagréger des éléments de patrimoine distribués à titre de dot
ou d’héritage.
Parmi les nombreux types de systèmes successoraux répertoriés, celui de la
famille-souche pyrénéenne, offre un exemple parlant de l’idéologisation de
l’ancestralité et de la perpétuation de l’héritage familial. Promu au rang de
modèle par Le Play dans son combat pour le rétablissement de la liberté
testamentaire et « officiellement endossé par Napoléon III », ce système fut
en fait reconstruit à des fins politiques, alors que la question de l’iniquité
devant le partage foncier faisait rage. Ce modèle repose sur la notion de «
maison » qui désigne à la fois l’habitation, le patrimoine foncier et les
individus qui y vivent et y travaillent (Assier-Andrieu, 1983). Le système
de dévolution préciputaire donne au chef de maison tout pouvoir pour
désigner un héritier unique, généralement l’aîné masculin, et dédommager
les frères et sœurs exclus de l’héritage proprement dit. Marié si possible à la
cadette d’une autre maison dans laquelle un cadet ou une cadette entrera
aussi comme gendre ou belle-fille pour qu’il y ait compensations de dots,
l’héritier désigné le sera d’un patrimoine indivis qu’il n’aura pas le loisir de
dilapider ; en revanche, lui seul peut exercer le retrait lignager. Aux yeux
des réformateurs conservateurs engagés dans la croisade leplaysienne, ce
système domestique concentrait une pluralité de bienfaits : l’autorité
paternelle y régnait sans partage, l’héritier marié vivant en communauté
avec ses parents, tandis que les cadets partaient grossir les rangs de
l’industrie, de la flotte ou des colonies, quand ils ne préféraient pas les joies
du célibat et la quiétude du foyer paternel. Harmonie familiale rimait ici
avec paix sociale, celle-ci revigorée par le rétablissement de l’autorité et la
stabilité des maisons, cependant que l’exhérédation stimulait l’esprit
d’entreprise des cadets.

Maintenu y compris après la promulgation du Code civil dont l’esprit était


tourné par des moyens légaux, ce modèle « parfait » reposait en fait sur
l’exclusion systématique de cadets qui, de plus en plus souvent, se mirent à
attaquer les partages iniques. Il était également bâti sur une concurrence
féroce entre maisons et sur l’accaparement de terres arables gagnées le cas
échéant sur les « communaux ». De fait, la communauté familiale tant
célébrée par Le Play ne venait pas, comme il l’affirmait, du système
successoral à héritier unique, mais d’une structure sociale antérieurement
bâtie par des pasteurs dont la vie entière tournait autour de la propriété
commune de pâturages ; structure communautaire qui, en un second temps,
pénétra le mode d’organisation familiale des cultivateurs sédentaires.
Contrairement à ce qu’affirmait Le Play, le système successoral était donc
la conséquence (et non la cause) de la communauté familiale. La
perpétuation de la chaîne ancestrale au nom de laquelle étaient postulées
l’unicité du patrimoine et sa transmission à l’héritier unique, paraît ainsi
relever davantage d’une idéologie – une représentation « ayant pour effet de
légitimer un certain ordre social » (Assier-Andrieu, 1983) – que d’une
vérité historique.

4. L’héritage comme don


De fait, la croyance en un collectif de morts et de vivants entre lesquels
devait circuler l’héritage avait depuis longtemps subi l’érosion de la
croyance religieuse en l’immortalité. Montaigne confessait déjà que, si
chacun s’occupait à « allonger son être », il était bien difficile de se
consoler de la condition de mortel sans foi en la libéralité de Dieu ; qu’à
s’en tenir à la nature et à la raison, ce « privilège divin » apparaissait bien
peu secourable ; et que l’homme qui ne veut point se flatter « n’y verra
efficace, ni faculté qui sente autre chose que la mort et de terre » (Apologie
de Raymond Sebon). Rousseau, lui, ne croît pas même à la pérennité du lien
entre parents et enfants dès lors que les uns sont morts ou les autres
majeurs. Les liens étant dissous, l’héritage n’a donc à ses yeux aucune
légitimité au regard du droit naturel. Dépouillé de fondement religieux,
démis de son socle juridique naturel, l’héritage conférerait ainsi un droit de
propriété individuel qui ne se distinguerait que par son mode d’acquisition
gratuit. On est alors en droit de se demander si, dans une société désertée
par la croyance religieuse, dominée par la sphère marchande et encadrée par
un État redistributeur, la transmission de l’héritage familial ne relève pas de
cette sphère du don caractéristique de la circulation des biens (matériels et
immatériels) au sein de la famille et, dans une moindre mesure, dans
l’univers des proches.

Sur le plan sociologique, on l’a dit, l’héritage (au sens figuré) est
aujourd’hui essentiellement de nature immatérielle, ou encore « culturel » :
dispositions durablement transmises aux jeunes générations, volontairement
ou non, par les générations parentes, éducation, valeurs, habitudes, voire
traits de personnalité avec lesquels l’individu qui en « hérite » sait devoir
vivre, pour son bonheur ou son malheur. C’est, plus généralement encore, la
« condition » des parents qui « passe » à des degrés divers dans le destin de
l’enfant qu’ils ont élevé. De cet héritage transmis par différents canaux
entremêlés (psychiques, psychologiques, matériels et financiers), on a pu
mesurer la trace sinon l’ampleur exacte, à travers les taux de reproduction
ou de mobilité intergénérationelle scolaire ou professionnelle par exemple.
Or aujourd’hui, ce travail de transmission, appelé aussi « socialisation »
parce qu’il s’effectue du vivant des parents, non après leur mort, ne passe
plus par l’autorité conférée au détenteur du patrimoine, mais par de bonnes
relations entre parents et enfants. La famille contemporaine n’est plus
patrimoniale mais relationnelle. Sa valeur se mesure à la qualité des
relations, non à la transmission d’un patrimoine ou d’un savoir-faire.
Comme dans le couple, la relation de qualité est désormais l’obligation
cardinale de la famille, et sa gratification.

L’héritage, au sens propre, serait ainsi ce qui sert à fabriquer un collectif de


vivants et de morts unis par des relations durables. Il contribuerait à faire
vivre fictivement un collectif relationnel animé par l’esprit du don, cette «
obligation librement consentie » telle que la définissait Marcel Mauss dans
son fameux Essai sur le don, qui a pour principal mobile de nourrir et de
célébrer les relations. Telle serait la fonction symbolique de l’héritage
aujourd’hui, qui donne à la volonté de gratifier, protéger et assurer ses
proches, la « naturalité » qu’on lui connaît.

III. Le Patrimoine de l’humanité,


don du passé
« Les choses qui sont destinées à l’usage commun de tous les hommes ne
sont pas susceptibles de possession exclusive, ne peuvent par cela même,
former l’objet du droit de propriété. Ces choses que les Romains appelaient
res omnium communes, sont l’air, la lumière, la haute mer, et l’eau courante
comme telle, c’est-à-dire en tant qu’on l’envisage dans son état de mobilité
et de renouvellement incessant. » [1] L’air, la lumière et l’eau : ainsi voyait-
on les biens communs non susceptibles de propriété (mais non pas d’usage)
dans la seconde moitié du xix e siècle. Ces biens sans propriétaire auxquels
les hommes succèdent et qu’ils ont pour vocation de transmettre aux
générations futures ont été déclarés pour la première fois common heritage
of mankind (patrimoine commun de l’humanité) en 1967. Il s’agissait alors
des fonds marins et de leur sous-sol, convoités pour leurs ressources
pétrolières, situés au-delà des eaux territoriales légalement attribuées aux
États côtiers, dont le statut hésitait entre celui de res omnium communes
(bien commun à tous) et celui de res nullius (bien de personne). Pour
couper court aux prétentions autorisées par cette dernière interprétation,
l’ambassadeur de Malte proposa au Comité de la loi sur la mer des Nations
Unies que les fonds marins (sea-bed) et leur tréfonds (ocean floor) aient un
statut spécial et qu’en tant que patrimoine de l’humanité, ils soient «
exclusivement réservés à des buts pacifiques et administrés par une autorité
internationale au bénéfice de tous les peuples et des générations présentes et
futures » [2] (Pardo, 1968). Vinrent ensuite la Lune, déclarée elle aussi
patrimoine commun de l’humanité en 1979, l’Antarctique qui, quoique non
labellisé comme tel, fut soumis à un régime comparable, puis les orbites
spatiales utilisées par les satellites géostationnaires. Les pays signataires de
ces divers traités (plus souvent pauvres et potentiellement « désintéressés »
de l’héritage que les pays riches) s’engagent à renoncer à toute souveraineté
sur les zones concernées, à ce que leur gestion soit confiée à une instance
internationale et à ce que les bénéfices exploitables de ces zones profitent
équitablement à l’ensemble de l’humanité (Joyner, 1986). L’idée sous-
jacente à la création de ce patrimoine commun consiste, comme pour le
domaine de la Couronne, à opposer à la propriété par occupation un
principe qui lui est supérieur : l’humanité, qui est plus que la somme de tous
les peuples. La notion de patrimoine commun de l’humanité, qui recouvre
des réalités juridiques différentes, s’étend désormais non seulement à des
secteurs géographiques mais à la culture et à la nature tout entière, comme
en témoignent la Convention sur la protection du patrimoine culturel et
naturel mondial de l’Unesco signée en 1972 et les conventions régionales
de même type signées par l’Europe, les pays africains, sud-américains et
asiatiques.

Ces politiques internationales ainsi que les politiques nationales qui les ont
précédées sont toutes issues d’événements politiques meurtriers
(Révolutions, guerres) ou considérés comme menaçants pour la
perpétuation de la collectivité [3]. Qu’il s’agisse de la planète, de la nature,
des œuvres de civilisation, ou du génome humain, cette politique
patrimoniale intervient sur des artefacts, des espèces vivantes détruites,
atteints de mort sociale ou menacés de disparition et dont l’aliénation
affecterait l’origine et le devenir de l’entité collective concernée. Ce sera le
pays français dont les nouvelles racines sont à exhumer sous les ruines de la
Révolution ; l’Europe qui tentera de sauver de la mondialisation un
patrimoine commun de valeurs capable de former une identité
supranationale ; ou bien encore l’humanité en tant qu’espèce vivante,
l’écosystème planétaire, l’universalité de la science et de l’art, tous vecteurs
de sens et d’identification, que les items, conservés « au nom de... », auront
pour fonction de représenter. L’attribution de la valeur patrimoniale de ces
objets est dès lors confiée à des experts chargés d’identifier des items
exemplaires d’une essence collective dont ils sont les gardiens, tandis que
l’entretien et la valorisation de la richesse créée (les connaissances
scientifiques, en particulier) forment à leur tour le support d’un travail
d’éducation et de transmission aux générations présentes et futures.

1. « Heritage. A Gift from the Past to the Future


» [4]
C’est en ces termes qu’est présentée au grand public la Convention sur la
protection du patrimoine culturel et naturel mondial de l’Unesco. Quoique
non explicité, le mot « don » souligne le caractère exceptionnel du
patrimoine qui, parce qu’il fait le lien entre le passé et le futur, est soustrait
à l’échange marchand. Le « don du passé au futur » exprime aussi l’idée
d’une origine et d’un destin de l’humanité concrétisés par l’héritage. Cette
convention vise à encourager l’identification, la protection et la
préservation de l’héritage culturel et naturel mondial considérés comme
étant « d’une valeur exceptionnelle pour l’humanité » en ce qu’ils
constituent des « sources irremplaçables de vie et d’inspiration », « nos
pierres angulaires, nos points de référence et notre identité ». Soustrait à la
sphère marchande, le patrimoine mondial est également soustrait à sa
temporalité ; il ne doit pas être affecté par « ce » temps pour atteindre une
continuité essentielle. Le concept de « Patrimoine mondial » fait par ailleurs
exception au concept de patrimoine national en raison de son « application
universelle » ; il « appartient à tous les peuples du monde, compte non tenu
du territoire sur lequel il est localisé » [5]. Le patrimoine mondial accède
ainsi à cette abstraction de l’universalité selon laquelle ses propriétés (sinon
sa propriété légale), soustraites à leurs habitats singuliers, sont considérées
comme indivisibles.

Quant à la « Liste du patrimoine mondial », collection des « meilleurs


exemples » de l’héritage culturel et naturel du monde, elle constitue une
totalité – la culture mondiale, la nature mondiale – et une référence
désormais unique, à laquelle sont indexables à égalité toutes les cultures du
monde (à supposer toutefois qu’elles aient des moyens équivalents). Cette
référence doit donc pouvoir fusionner la diversité du monde dans un
principe supérieur – génie, créativité – auquel tous doivent pouvoir
s’identifier. Les critères mis en œuvre pour constituer la référence culturelle
du patrimoine à protéger sont multiples : historiques, esthétiques,
archéologiques, scientifiques, ethnologiques et anthropologiques ; ils
s’appliquent aussi bien au patrimoine matériel qu’oral et immatériel. Ceux
qui distinguent le patrimoine naturel sont du même ordre et concernent
aussi bien le domaine géologique, végétal, animal que les habitats humains.

Une fois labellisés, les éléments du patrimoine sont soumis à plusieurs


exigences. Ils doivent non seulement ne pas être endommagés, mais doivent
être conservés, protégés et développés, avoir une fonction dans la vie de la
communauté et devenir des supports d’activités : développement des
services, études scientifiques et techniques, et des recherches nécessaires à
la protection et à la conservation elles-mêmes ; actions de formation et
programmes d’éducation. Il s’agit en somme de cultiver et célébrer une
référence commune tout en veillant à son intégrité, et y faire adhérer un
nombre toujours plus grand de participants. Certes, là comme au Temple, il
faut gérer les tensions entre culte et commerce qui menacent de s’entre-
détruire, car comme tout héritage, ce domaine public n’est pas à l’abri des
tentations dilapidatrices. Conçu pour être préservé de la sphère marchande
et transmissible aux générations futures, ce patrimoine est en effet rattrapé
par elle. États et responsables régionaux en quête de développement se
disputent souvent le label dans un but exclusivement économique et
touristique, pour libérer des ressources immédiates. La logique sous-jacente
à la création du patrimoine n’est plus alors la transmission, mais la création
d’une offre marchande à laquelle aura été attribuée une référence collective
supposée « inspirer » le public, lui donner un « sentiment d’identité et de
continuité », lui insuffler le « génie » commun de l’humanité.

2. La patrimonialisation, mode de production


d’héritages
L’exploitation, voire le détournement marchand de l’entreprise patrimoniale
– qu’elle soit mondiale, régionale ou micro-locale – offrent un miroir
grossissant des ressorts cachés de la transmission de l’héritage dans la
sphère publique contemporaine. Sous l’apparence d’un parallélisme avec le
schéma ancien résumé par le double corps du roi, le schéma actuel de mise
en patrimoine introduit en fait des novations significatives. S’il y a bel et
bien dans les deux cas mise sous scellés d’un héritage par un pouvoir en
place unis dans une universalité construite (hier, la Couronne, aujourd’hui
la Paix), l’inaliénabilité et la continuité des domaines patrimonialisés
empruntent dans l’un et l’autre cas des voies différentes. Tandis que le
domaine de la Couronne pouvait s’agrandir par la guerre et la conquête,
celui du patrimoine s’étend pacifiquement par la négociation (entre les
pouvoirs en place et les tutelles ad hoc) [6]. Quant à la continuité, on a vu
qu’elle inaugurait un temps historique (elle « faisait » l’histoire), alors que
le patrimoine contemporain épouse la temporalité de la production et se
construit sur un arrêt de l’histoire.

Prenons l’exemple d’un parc naturel. Il s’installe le plus souvent sur des
terrains communaux ou privés, taille dans son périmètre des aires interdites
à tout équipement, et des aires dévolues à la promenade ou au sport. Ce
faisant, il met fin aux pratiques sinon « ancestrales », du moins des «
anciens », voire des « derniers » habitants, comme par exemple la chasse et
la cueillette. Il ne les maintient pas, et ne les transmet pas non plus. Les
experts vont en revanche bâtir un autre concept de nature fondé sur des
connaissances scientifiques proposé à la connaissance et à la contemplation
d’un « public ». « La chasse et la cueillette ont été interdites, se souvient un
habitant, on s’est retrouvés comme dans une réserve d’Indiens ! » Les
visiteurs, quant à eux, disposent d’un héritage entièrement nouveau.
Prenons l’exemple maintenant des villes anciennes. Une petite ville ayant
vécu de l’industrie mécanique perd ses emplois. Pour enrayer la mort de la
commune qui est encore fortement rurale, le maire s’avise d’en faire une
banlieue résidentielle pour les cadres de la grande ville voisine. Il
reconvertit les solides bâtiments industriels de pierre en appartements
attractifs et, grâce aux subventions obtenues pour créer un musée de
l’horlogerie, remet les anciens ouvriers au travail : qui, mieux qu’eux
pourrait œuvrer à ce musée, ainsi consolider la mort sociale de leur propre
passé ? Un « passé utile », pour reprendre l’expression de l’historien Éric
Hobsbawm, à la fois au développement économique de la commune qui,
pour avoir définitivement fermé la porte de son passé, sera bientôt inscrite
sur les circuits touristiques régionaux. Là encore, le principe supérieur de la
culture s’impose aux habitants du cru.

La mise en patrimoine sert ainsi moins la marche de l’histoire que la


marche de la production – d’offres et de produits – n’ayant plus grand-
chose à voir avec le passé dont elle se réclame. Un passé utile à la
promotion du nouveau (et pas à la transmission) fabriqué par les
générations « héritières » (y compris d’elles-mêmes), non à partir de ce qui
est transmissible mais de ce qui ne l’est plus. Une célébration de l’histoire
qui n’est plus alors que « réponse à l’arrêt de l’histoire » (Assier-Andrieu,
1987).

Notes

[1] Aubry et Rau, Cours de droit civil français (1869-1879), cité par
Xifaras, 2004.
[2] Les fonds marins et leur tréfonds ne furent cependant officiellement
assimilés au patrimoine commun de l’humanité qu’en 1982.
[3] Les principes concernant la protection de l’héritage culturel en cas de
conflit armé ont été établis par les conventions de La Haye de 1899 et 1907
qui engagent les signataires à « lutter contre toutes les destructions
intentionnelles quelle que soit leur forme de sorte que le patrimoine culturel
puisse être transmis aux générations suivantes ». Ces principes seront
réaffirmés en 1946 et en 1954 en ces termes : « Toute atteinte à la propriété
culturelle de quelque peuple que ce soit signifie une atteinte à l’héritage
culturel de toute l’humanité, dans la mesure où chaque peuple contribue à la
culture du monde. »
[4] « Le Patrimoine. Un don du Passé au Futur ».
[5] Pour trancher cette difficulté, les pays reconnaissent que les sites
localisés sur leur territoire national et inscrits sur la Liste du patrimoine
mondial constituent, sans préjudice pour leur souveraineté et propriété
nationale, un patrimoine mondial « à la protection duquel il est du devoir de
la communauté internationale dans son entier de coopérer ».
[6] Sur le plan juridique, la valeur normative du concept de « Patrimoine
commun de l’humanité » est d’ailleurs encore loin d’être établie.
Chapitre III
La construction institutionnelle de
l’héritage

Quelles qu’aient pu être l’ancienneté, l’extension, la généralité, voire


l’universalité de l’idée de transmission, son institutionnalisation a relevé de
présupposés théoriques différents. Ces systèmes d’explication et de
justification où le droit reprend et reformule souvent les précédents
religieux, sont par ailleurs jamais disjoints de problèmes économiques dont
la solution contribue à remanier les modèles existants.

L’empreinte religieuse de l’héritage nous rappelle en effet combien le droit


de propriété qui lui est aujourd’hui intrinsèquement associé résulte d’une
élaboration juridique séculaire, initialement étrangère à la notion de
propriété individuelle. L’héritage tel que nous le connaissons aujourd’hui
n’est qu’une solution parmi le spectre des possibles, au sein desquels se
rangent la destruction, l’enfouissement ou encore la dispersion des biens du
défunt. Les richesses royales des pharaons étaient enfouies avec leurs corps
pour assurer aux défunts leur passage vers l’au-delà et l’existence parmi les
bienheureux (Grimal, 1988). Les Lo Dagaa du Ghana, déjà évoqués,
détruisent les biens personnels du défunt, seuls ses emblèmes prestigieux,
dont le carquois, sont conservés et transmis (Goody, 1962). Chez les
Cheyennes, les richesses du défunt sont recueillies par la communauté des
morts, seuls ses biens utiles sont dispersés dans la communauté des vivants
(Llewellyn et Hoebel, 1941).

L’inscription dans le droit des systèmes de transmission opérée à partir du


principe d’universalité a contribué à faire en sorte que tous les biens du
défunt viennent obligatoirement à la succession et, devenant propriété des
héritiers, ne puissent pas non plus échapper à la saisie d’éventuels
créanciers. Dans ce chapitre, on assimilera donc l’ « héritage » à ce qu’en
droit on entend sous le terme de « succession » (voir Introduction).

I. Lois successorales : principes et


usages
Les lois successorales établissent en premier lieu les modes de succession
de la transmission (testament ou dévolution légale) ; elles désignent
simultanément les successibles et leurs droits respectifs, définissent les
effets de la succession et ses modalités de règlement (partages). Toutefois,
l’ensemble de ces dispositions ne peut se comprendre que situé dans le
contexte plus large du droit des biens et du droit des personnes, et de leur
autonomisation respective. Les coutumes et les lois successorales résultent
en effet de compromis entre plusieurs exigences interdépendantes : la
conception de la parenté et de la famille dans ses rapports avec la société
élargie, et le statut de la propriété dans ses rapports avec la libéralisation de
la circulation des biens. L’héritage est ainsi à la croisée du droit de la
famille, du droit de l’individu et du droit des biens.

En tant que règles de transfert des biens, les règles successorales sont à
considérer relativement à l’ensemble des règles d’aliénabilité et de
circulation des biens. L’Ancien droit distinguait ainsi, par ordre de dignité
décroissante, les biens quasiment inaliénables (parmi lesquels le patrimoine
familial), les biens transférables moyennant une cérémonie précise, et les
biens dont le transfert n’exigeait que de simples formalités. Cette hiérarchie
de dignité des biens fondée sur l’origine correspondait à leur degré
d’importance économique et politique respectif, l’essentiel des biens étant
d’origine familiale et circulant par voie d’héritage. Le droit des biens se
déclinait alors en deux chapitres : les « héritages » et les « acquisitions ».
Sous l’effet de l’expansion de ces dernières, la hiérarchie s’inversa,
l’aliénation devint la règle et l’héritage l’exception. Le droit des biens ne
devait plus distinguer les biens que par leurs propriétés physiques, les
répartissant en deux classes, les biens meubles et immeubles, sans que l’on
puisse établir de hiérarchie entre ces deux catégories. Sous l’emprise
croissante des échanges et du commerce, droit des biens et droit des
personnes gagnèrent leur autonomie, tandis que la propriété libérée de ses
servitudes gagnait en homogénéité et en aliénabilité.

1. De l’héritage intégré des biens, des rôles et des


pouvoirs à l’héritage de biens
Néanmoins, durant de nombreux siècles et dans la plupart des sociétés
rurales non étatisées, le volume du commerce et des acquisitions est resté
faible relativement à la richesse familiale (et, en Europe, à celle des églises)
qui englobe terres et serfs. C’est par la famille que circule l’essentiel des
biens et des pouvoirs confondus – et, en Europe, entre les familles et
l’Église que se livrent les luttes d’influence dont les lois successorales
seront l’instrument. En France, jusqu’à la Révolution, mais plus
généralement dans toutes les sociétés rurales segmentaires, la charte
généalogique est tout à la fois pourvoyeuse de biens, de rôles et de
pouvoirs.

Ainsi distingue-t-on, à l’échelle du monde le système de succession vertical


dit « eurasien », lié à la prédominance patrilinéaire et au mode de culture
intensif, ce dernier assuré par la restriction du nombre des ayants droit ;
tandis que le continent africain, plus matrilinéaire, se caractérise au
contraire par un système de dévolution latérale permettant d’associer fratrie
et collatéraux à une exploitation plus extensive des ressources. Dans
l’Europe de l’Ancien Régime, on a également coutume d’opposer les
systèmes préciputaires qui désignent un héritier majoritaire, voire unique,
prédominants dans le sud de l’Europe, et les systèmes égalitaires ou mixtes
plus répandus dans le nord et l’ouest de l’Europe. Tous, du Moyen Âge à la
fin du xviiie siècle, visent moins à régler la transmission des biens qu’à
protéger le patrimoine familial. Nombre de coutumes empruntent en effet
au droit romain l’institution de « la légitime » qui limite la liberté du
testateur, et font appel aux substitutions fidéicommissaires pour conserver
l’intégrité du patrimoine de génération en génération. Ces principes valaient
cependant essentiellement pour la noblesse qui bénéficiait sous l’Ancien
Régime du privilège de l’inégalité.
Les règles roturières, qui diffèrent en effet des règles successorales dont
jouit l’aristocratie, portent également l’empreinte des impératifs de survie.
En milieu rural, ceux-ci contribuent à l’élaboration de solutions «
communautaires » qui empêchent le morcellement des terres, telle la
désignation de plusieurs frères comme héritiers pratiquée dans le Gévaudan,
par exemple (Claverie, 1982). La transmission à l’héritier cohabitant avec
les parents, en usage en Gascogne depuis le xve siècle, qui visait à
empêcher la création de nouvelles maisons, constituait de même un modèle
de crise conçu pour assurer la survie d’une économie de subsistance, face à
la pression démographique (Assier-Andrieu, 1984). Et c’est à l’enlisement
de régions isolées dans le sous-développement économique que devait
répondre tout au long du xviiie siècle la consolidation de cette « famille-
souche », communauté taisible de copropriétaires (Burguière, 2001) [1].

Les populations urbaines quant à elles privilégient les intérêts du ménage et


méconnaissent ceux des familles respectives des époux. Les citadins
ignorent le retrait lignager, élargissent la communauté en assimilant les
immeubles urbains aux meubles, adoptent la communauté universelle, et
introduisent l’égalité de partage entre les enfants. Certaines coutumes
comme celle de Liège qui, en l’absence de descendance, autorise la
transmission de la totalité du patrimoine du conjoint prédécédé au conjoint
survivant, sont particulièrement peu soucieuses de la protection du
patrimoine familial. Toutefois, tandis que l’accumulation prend le pas sur
l’économie de survie, les familles attachent progressivement de plus en plus
d’importance au maintien des biens propres dans leur patrimoine (Bonfield,
1992).

L’évolution n’est donc pas linéaire, et tandis que l’accumulation, la


circulation marchande et la libéralisation de la propriété prennent de
l’expansion, le patrimoine familial, objet hybride associant droit des biens
et droit des personnes, se protège lui aussi. La séparation des biens propres
et de leurs transferts par « lignes » permet en particulier, au moment de la
succession, d’opposer aux créanciers l’indisponibilité du patrimoine de
l’époux survivant qui en est détenteur. L’établissement des règles
successorales (indissociablement lié à la fixation des régimes
matrimoniaux) constitue, on le voit, un élément majeur de la régulation
globale de la circulation des biens.
2. Qui transmet : volonté ou loi ? Liberté
testamentaire et réserve
La première composante de ces règles successorales est le mode de
succession de la transmission, plus précisément le principe juridique de
légitimité de la succession des biens aux personnes. En Europe, deux
sources d’inspiration, romaine et germanique, ont contribué à modeler la
carte des modes de succession.

En France, le droit romain qui fondait la succession sur la volonté du


testateur, inspira les pays de droit écrit, le Midi en particulier, tandis que les
traditions germaniques adoptées par les pays de coutume suivirent l’adage «
en France [coutumière] institution d’héritier n’a lieu » en vertu duquel
certains héritiers désignés par la loi bénéficient d’une réserve, portion de
succession dont le de cujus [2] ne peut les priver : dans l’Ouest, le partage
est égal entre tous les enfants ; au Centre, les coutumes de Paris et de
l’Orléanais permettent aux parents de doter les enfants au mariage qui
devront « rapporter » leur avance d’hoirie s’ils veulent hériter. La
succession ab intestat (sans testament) y est première, organisée selon des
modalités variables qui néanmoins distinguent toutes les biens propres,
réservés à la famille, et les acquêts, dont le de cujus peut disposer. En
Europe, les systèmes égalitaires prévalent dans la quasi-totalité des
péninsules ibérique et italienne ainsi que dans la majeure partie des pays
germaniques, tandis que les systèmes à héritier unique englobent la
Scandinavie, l’Europe orientale, les bordures atlantiques britanniques,
françaises et ibériques ; l’Angleterre, les Pays-Bas, le Danemark et la
Bretagne intérieure ont adopté des systèmes intermédiaires de transmission
plus souple.

L’opposition entre pays de liberté testamentaire et pays de loi civile, censée


être engendrée par des sociétés différentes et contribuer à les reproduire,
n’opère cependant pas le clivage attendu, chaque société ayant
simultanément ménagé les moyens de protéger la famille proche (conjoint
survivant, enfants) et adopté les principes de retournement capables de
répondre aux tensions introduites par les mécanismes du marché entre les
intérêts individuels et communautaires. Et tandis que les droits individuels
s’affirment, le droit d’assurer la sécurité de ses proches et le droit pour
ceux-ci d’hériter grignotent les frontières entre les régimes successoraux
fondés sur la volonté et les régimes successoraux organisés par la loi qui
tous admettent pour les enfants et le conjoint survivant des provisions
spéciales.

3. Qui hérite ? Contraintes et usages du partage


En droit français, comme dans tous les régimes successoraux inspirés du
Code civil de 1804 qui se répandit dans le monde entier pour sa logique et
sa commodité, les héritiers sont fixés d’avance selon un ordre que, jusqu’à
certains degrés de parenté, le testament ne saurait modifier. Dans les pays
comme la Grande-Bretagne ou les États-Unis, où prévaut la liberté
testamentaire, en revanche, le disposant est libre de désigner les légataires
et les héritiers de son choix, à l’exception des provisions obligatoires
prévues pour les personnes qui en sont économiquement dépendantes. En
dépit de ces différences, les premiers candidats à l’héritage sont dans la
majorité des cas le conjoint survivant et les enfants – dans le Code civil, les
enfants (à égalité entre eux) et le conjoint survivant, et dans les pays de
common law, le conjoint survivant et les enfants. L’un et l’autre système
tendent néanmoins à se rejoindre, dans la mesure où les droits du conjoint
survivant connaissent partout un renforcement significatif. Mais, comme
nous le verrons, ceux de l’« enfant » aussi.

A) Les enfants et le conjoint survivant

Dans le Code civil, le classement des ayants droit légaux mêle deux critères
: l’ordre de parenté (alliance, descendance, ascendance et collatéralité
privilégiées, ascendance ordinaire ou collatéralité ordinaire) et, dans chaque
ordre, le degré de parenté avec le défunt (génération). La réforme du 3
décembre 2001 a modifié la hiérarchie des héritiers désormais ordonnés
selon la présence ou l’absence de conjoint survivant : a) si l’un des
conjoints survit, les enfants héritent en concours avec lui ; à défaut, ce sont
les ascendants privilégiés (père et mère du défunt) et, à défaut d’enfants et
d’ascendants privilégiés, le conjoint exclut les autres ordres d’héritiers ; b)
s’il n’y a pas de conjoint, ce sont les descendants qui héritent (enfants,
petits-enfants ou arrière-petits-enfants) et s’il n’y a ni descendants ni frères
et sœurs, ce sont les parents du défunt ; quand le défunt laisse des parents et
des frères et sœurs, les premiers héritent pour moitié, et les frères et sœurs
se partagent l’autre moitié à part égale ; s’il n’y a plus que des frères et
sœurs, ceux-ci héritent de la totalité ; et à défaut d’héritiers dans les ordres
précédents, ce sont les ascendants les plus proches qui héritent, sinon les
oncles, tantes, cousins et cousines ; et à défaut, l’État. Jusqu’en 2001, le
conjoint survivant était placé après les ascendants et les collatéraux
privilégiés.

Le Code fixe, en outre, la part réservée à certains héritiers dans tous les cas
(qu’il y ait ou non testament), que les legs ne peuvent donc diminuer.
Depuis la loi du 13 juin 2006 qui a supprimé la réserve des ascendants [3],
les seuls héritiers réservataires sont les enfants qui, selon leur nombre, ont
droit à la moitié, aux deux tiers ou aux trois quarts de la succession – le
conjoint n’est toujours pas un héritier réservataire, mais la loi lui attribue,
en option, soit l’usufruit sur la totalité des biens, soit la pleine propriété du
quart. La somme restante, dite « quotité disponible », peut être distribuée à
quiconque, au sein de la famille ou en dehors d’elle, y compris à un héritier
réservataire qui peut être ainsi « avantagé » par rapport à ses cohéritiers. Un
enfant ne peut donc pas être déshérité par ses parents, mais peut être
avantagé dans une proportion limitée par la loi.

Il n’est donc pas surprenant qu’en France, l’écrasante majorité des héritiers,
et plus encore des donataires, soit constituée d’héritiers en ligne directe (ils
représentent en 2000 68 % des héritiers et 98 % des donataires), et que le
patrimoine transmis par ces mêmes voies ait une valeur en proportion (soit
70 % du patrimoine transmis par succession et 96 % du patrimoine transmis
par donation). L’héritage moyen n’est que de 26 000 € pour les conjoints,
contre 33 700 € pour les enfants et 41 500 € pour les petits-enfants. Ces
chiffres témoignent de la portion congrue réservée au conjoint survivant qui
jouit principalement sur la part de son époux de droits d’usufruit [4]. Ils
témoignent de la primauté successorale des intérêts du lignage sur ceux de
l’alliance qui bénéficient, malgré les réformes récentes, d’une
reconnaissance moindre. En pratique cependant, les enfants, bien
qu’héritiers de plein droit, peuvent ne s’estimer tels qu’une fois leurs deux
parents disparus. La logique conjugale l’emporte sur logique successorale,
les biens sont alors « laissés en l’état », le partage des biens n’intervenant
qu’après le décès du dernier parent.

La loi civile allemande est moins stricte que le Code civil français quant à
la réserve des enfants. Les droits du conjoint survivant ont été renforcés par
la réforme du régime matrimonial de 1957 qui, sous le régime de la
communauté réduite aux acquêts, permet au conjoint de disposer de la
moitié des biens de la communauté avant de réclamer sa part d’héritage. Sa
part peut être également accrue par testament ou par dispositions ante
mortem. Surtout, le conjoint survivant peut être en Allemagne, institué
héritier réservataire sur la totalité des biens, avec obligation de léguer la
propriété aux enfants après sa mort (Willenbacher, 2003).

B) L’égalité entre enfants, règle de l’affection bien partagée

Dans les chiffres, l’égalité entre enfants des deux sexes est, en France,
objectivement constatable et pleinement réalisée du moins dans les grandes
masses. 7 % des successions et des donations comportent néanmoins des
dispositions favorisant un enfant. Plus fréquentes dans le sud-ouest de la
France, région traditionnellement inégalitaire, elles sont le fait de disposants
âgés, artisans ou agriculteurs peu fortunés, mais aussi de veufs (et surtout
de veuves) riches. Ces partages inégalitaires sont par ailleurs longuement
préparés et plus destinés à éviter la fragmentation du patrimoine qu’à
pénaliser ou avantager un enfant déméritant (Laferrère, 1992). Toutefois, si
le partage égalitaire qui ignore les préférences est réputé préserver la paix
des familles, les statistiques peuvent lisser des dispositions de détail plus
contrastées. La part attribuée, nous l’avons dit (voir chap. I), symbolise la
place au sein de la famille. Mais cette place est elle-même un feuilleté de
positions déterminées à la fois statutairement et personnellement.
L’individu n’est pas seulement membre de la famille, il contribue à la
constituer. Sa place ne lui est pas donnée, mais à construire, seul ou avec
d’autres, par des liens privilégiés avec les uns et des alliances avec d’autres,
compte tenu des changements de composition de la famille, des aléas de
l’existence, des affinités personnelles. Concurrences et rivalités,
engouements et désaffections travaillent en permanence les liens familiaux
au sein desquels se forgent les identités en mouvement et se cherchent les
supports de reconnaissance. L’histoire familiale vient ainsi dessiner des
lignes d’élection qui n’épousent pas nécessairement les règles égalitaires de
la dévolution successorale mais que celle-ci va nécessairement mettre en
crise, sinon dramatiser.

Or ce que le respect de l’égalité en valeur ne peut permettre, le mode


d’attribution en nature l’autorise : à condition qu’ils soient de valeur égale,
les biens peuvent être expressément destinés à tel ou tel enfant ; la maison
familiale à une fille assidue dont l’époux est apprécié, au fils dont la
situation paraît la plus stable, ou à celui des enfants qui est le plus
vulnérable ; l’appartement à ceux qui ne sont pas propriétaires, qui
pourraient y loger leurs enfants et faciliter leurs études, qui n’habitent plus
le pays et pourront aussi bien le vendre [5]. Tout choix implique une
préférence sinon pour un enfant, pour l’utilité à le doter, singularise les
héritiers et leur assigne une place dans laquelle ils se reconnaîtront plus ou
moins. Que le choix soit laissé à la discrétion des héritiers eux-mêmes, et
c’est à eux que reviendra de faire valoir la place qui fut la leur au sein du
collectif familial, et la part qu’ils entendent y prendre à l’avenir. Même
égal, aucun partage ne peut donc être neutre, et ce à quelque niveau de
fortune que ce soit, qu’il s’agisse de biens immobiliers de forte valeur ou de
menus objets familiers. Même dans le cadre le plus contraignant de l’égalité
successorale entre enfants, le partage de l’héritage, qui vient solder l’actif et
le passif familial, constitue donc un « moment de vérité » familiale. A
fortiori les partages qui ne sont pas aussi légalement encadrés.

C) Le conjoint survivant et les enfants

Les régimes de liberté testamentaire où les héritiers sont librement désignés


par le testateur, au sein de la famille ou en dehors d’elle, prévoient tous, en
l’absence de testament et pour la protection du conjoint survivant et des
enfants mineurs, une part minimum qui leur est allouée. En Angleterre, une
première série de lois [6] a permis l’annulation de testaments déshéritant
l’épouse et étendu la protection des personnes dépendantes du défunt.
Celles-ci peuvent faire appel contre les dispositions testamentaires qui
n’assurent pas correctement leur entretien. Et si le défunt ne laisse pas de
testament, la loi de 1995 fixe la part du conjoint à un montant défini : 125
000 £ de l’héritage et les intérêts à vie sur la moitié des biens restants, s’il
est en concours avec des descendants ; 200 000 £ et les intérêts absolus sur
la moitié des biens restants en l’absence de descendants ; en l’absence de
toute parenté, il hérite de la totalité ; par ailleurs, il jouit de la maison
conjugale jusqu’à concurrence de 130 000 £. Les enfants héritent donc de la
moitié des biens hors héritage s’ils sont en concours avec le conjoint
survivant, de la totalité du patrimoine s’ils sont les seuls survivants
(Willenbacher, 2003).

Aux États-Unis, les États de common law ont également adopté différentes
dispositions pour limiter la liberté testamentaire : dower and curtesy (dot et
augment de dot ou trousseau) qui protégeait le conjoint survivant,
ultérieurement remplacée par la indefeasible share (part indéfectible), la
community property (biens de communauté), le homestead ou la family
allowance (allocation familiale) qui lui garantissent soit une somme fixe
soit une fraction définie du patrimoine. Toutefois, jusque dans les années
1980, nombre d’États de common law accordent plus de droits aux enfants
qu’aux époux et, en l’absence de descendance directe, une part égale à la
parentèle restante et au conjoint survivant. Des lois comme celle votée par
la Pennsylvanie en 1978, accordent néanmoins au conjoint la totalité de la
succession en l’absence d’enfants et de parents, et lui assurent en tout état
de cause la moitié de la succession. Quant à la législation des États dits de
community property, elle joue sur la moitié des biens conjugaux dans la
mesure où l’autre moitié appartient déjà au conjoint survivant (Shammas et
al., 1987). Ainsi, dans la majorité des États de common law, le conjoint
survivant reçoit, en l’absence de testament, la moitié de la succession en
présence d’enfants de premiers lits, la totalité de la succession (ou une
somme forfaitaire plus la moitié de la succession) en présence d’enfants des
conjoints, et soit la totalité, soit la moitié, soit une somme forfaitaire plus la
moitié de la succession en présence de parents. Dans les États de community
property, le conjoint survivant reçoit en présence d’enfants de premiers lits :
tantôt la moitié des biens propres, tantôt la moitié ou la totalité des biens de
la communauté ; en présence d’enfants des conjoints, tantôt la moitié ou le
tiers des biens propres, et la totalité ou la moitié de la communauté ; et en
présence de parents, soit la moitié de biens propres et la totalité des biens en
communauté, soit la totalité de la succession (Shammas et al., ibid. ).
Toutefois, dans les États ayant adopté le Uniform Probate Code (upc)
promulgué en 1990 pour adapter la législation à l’augmentation des taux de
divorces et de remariages et à la croissance des familles recomposées, les
droits du conjoint survivant ont encore été renforcés puisqu’il reçoit la
totalité de la succession, sauf en présence d’enfants de premiers lits. Les
enfants des conjoints ne reçoivent pas de protection et si le testament
s’écarte des règles de la succession non testamentaire, le conjoint survivant
peut obtenir un certain pourcentage de la succession calculé en fonction des
années de mariage (Willenbacher, 2003).

Sur le plan des principes juridiques, toutes ces dispositions répondent,


chacune à leur manière, à la question de la répartition entre les droits du
conjoint et ceux des enfants. Certaines ignorent les enfants, toutes
reconnaissent le conjoint survivant. Néanmoins, sur le plan des pratiques,
quels que soient le mode de succession et la législation en vigueur,
l’essentiel des successions est transmis aux États-Unis par testament, et la
majorité des testateurs laisse la totalité des biens au conjoint survivant. Au
Royaume-Uni où l’essentiel de la succession revient là aussi au conjoint
survivant et aux enfants, mais où le conjoint peut encore être exhérédé, une
enquête a montré qu’une majorité de répondants (58 %) se prononçait en
faveur d’une automaticité des droits (plutôt qu’en faveur du système
discrétionnaire en vigueur), par souci d’éviter le recours aux tribunaux
(Finch et al., 1996).

II. Ordre de succession, famille


légitime et famille immédiate :
différences et décalages
Tous les systèmes successoraux, qu’ils soient de droit civil ou de liberté
testamentaire, comportent un schéma de dévolution ab intestat qui prévoit
la hiérarchie des héritiers venant à succession en l’absence de testament.
Mais les méthodes de calcul des degrés de parenté ne sont pas identiques
d’un système à l’autre. Cet ordre juridique qui est social, voire mental, est
inscrit dans les habitudes de penser la proximité « naturelle » de la famille.
Les ordres de parenté correspondent jusqu’à un certain point aux ordres de
la familiarité vécue, tandis que les réformes « rattrapent » le plus souvent
les décalages sentis par le corps social. Parents, enfants, grands-parents et
petits-enfants sont effectivement aujourd’hui les principaux habitués de la
vie de famille, alors que la présence des frères et sœurs par exemple y est
moins régulière [7]. Mais, pour naturelles que ces proximités paraissent,
elles n’en sont pas moins historiquement consolidées. Ainsi, les modes de
calcul des ordres d’héritiers tels qu’ils sont établis par les différentes lois
successorales traduisent des conceptions familiales privilégiant les
générations ascendantes, ou les traitant au contraire à égalité avec la
génération des frères et sœurs. Dans la loi civile germanique, les héritiers de
chaque ordre ne le sont que s’il n’y a pas d’héritier dans l’ordre précédent –
les oncles et tantes, par exemple, n’héritent qu’à défaut de grands-parents,
et les neveux et nièces qu’à défaut d’oncles et tantes ; par ailleurs leurs
droits sont fonction du degré de consanguinité avec le défunt. Dans les
systèmes fondés sur le droit romain en revanche, l’héritage est partagé entre
les héritiers vivants des différents ordres et, à l’intérieur de chaque ordre,
les héritiers reçoivent tous une part égale (Willenbacher, 2003).

Par ailleurs, l’institution même de la réserve héréditaire indique la priorité


donnée à la lignée par ce type de système non seulement sur les alliés mais
sur les « étrangers » à la famille auxquels, jusqu’à il y a peu, restaient par
exemple assimilées les personnes ayant conclu en France un Pacte civil de
solidarité. Car, si la hiérarchie des héritiers est le reflet de la famille «
légitime » dans une société à un moment donné, les contours de cette
dernière qui sont soumis aux évolutions sociologiques admettent selon les
domaines concernés (droit de la famille, droit social, droit successoral, etc.)
des infléchissements divers et parfois contradictoires.

1. L’avancée du conjoint survivant...


Que ce soit aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en France, en Allemagne,
aux Pays-Bas ou en Suède, les réformes successorales récentes sont, on l’a
dit, toutes orientées vers la protection accrue du conjoint survivant. Aux
Pays-Bas et en Suède, les prétentions des enfants du couple sont limitées
par l’obligation de maintien du niveau de vie du conjoint survivant (un
raisonnement qui prévaut également dans le règlement des divorces). Leur
âge moyen, cinquantaine et soixantaine, correspond en effet à une phase du
cycle de vie a priori favorable, réputée ne pas nécessiter d’investissement
particulier et ne pas légitimer de droit à héritage si ce dernier venait à
compromettre les moyens d’existence du parent survivant. Ces options qui
reposent sur l’évaluation individuelle des besoins et l’autonomie de la
personne, opèrent néanmoins au détriment de solidarités
intergénérationnelles dont les générations « pivots » peuvent précisément, à
l’aube de la retraite, supporter la charge, que ce soit envers leurs jeunes
adultes ou leurs parents âgés. À noter toutefois que ces dispositions légales
n’empêchent pas l’aménagement individuel de redistributions souhaitées
dans ce sens.

Au Japon, où la norme de la transmission à l’aîné a été remplacée après la


Seconde Guerre mondiale par l’adoption du Code civil, la situation du
conjoint survivant et des enfants est similaire à celle qui prévaut dans les
pays européens de loi civile. Là, enfants et conjoint survivant, ont droit à
une portion légale (appelée iryburn) qui est supérieure à celle des parents et
des frères et sœurs. Et depuis 1980, l’époux a droit à la moitié (contre un
tiers avant 1988) de la succession en présence d’enfants et ceux-ci à l’autre
moitié ; aux deux tiers, en présence des parents et ceux-ci au tiers restant ;
aux trois quarts en présence de frères et sœurs et ces derniers au quart
restant. Mais il revient aux héritiers de faire valoir leurs droits dans un délai
d’un an, sans quoi les dispositions testamentaires, même contraires,
l’emportent sur cette répartition. De plus, celui parmi les héritiers qui a
spécialement contribué au maintien ou à l’accroissement des biens du
défunt peut recevoir une part supérieure à celle prévue par le partage
statutaire. Il est à noter également que, la majorité des couples étant mariés
sous le régime de la séparation des biens, les droits du conjoint survivant
peuvent être substantiellement réduits ou augmentés par la répartition des
biens au sein du couple. Or, dans la plupart des cas, les biens du ménage
sont la seule propriété du mari (Izuhara, 2002).

L’avancée du conjoint, plus ou moins accusée selon les législations, peut


également laisser de côté les formes nouvelles de liens qui, quoique
reconnus par ailleurs, ne le sont que partiellement en matière successorale.
Ainsi les droits successoraux des couples liés par un Pacte civil de
solidarité, quoique améliorés par la loi du 13 juin 2006 demeurent encore
très défavorables à ces unions, comparativement aux droits dont jouissent
les couples mariés. Les partenaires qui disposent désormais d’un régime
patrimonial (séparation de biens ou indivision, au choix) pourront
bénéficier de la jouissance gratuite du domicile commun pendant un an
après le décès de leur partenaire et, par testament, de l’attribution
préférentielle [8] de ce domicile.

2. Et la protection accrue de l’ « enfant »


Selon la réforme française du 3 décembre 2001, le conjoint, quoique mieux
protégé qu’avant, n’est pas à proprement parler, on l’a vu, un héritier
réservataire. De surcroît, l’égalité à laquelle fut admis par cette même loi
l’enfant adultérin avec les enfants légitimes et naturels indique le
renversement de l’institution familiale où l’intérêt des enfants l’emporte
désormais sur l’institution conjugale. Cette loi comporte en effet deux
volets qui traduisent la prise en compte accrue de la conjugalité, mais
simultanément du recul de l’institution. L’égalité successorale à laquelle
était admis jusqu’ici l’enfant naturel constituait une première
reconnaissance des enfants nés hors mariage. Celle de l’enfant adultérin
marque la pleine reconnaissance (successorale) de l’enfant issu de l’union
d’un parent marié et d’une personne autre que son conjoint, durant son
mariage. C’est ici au nom de la protection de l’ « enfant » considéré comme
catégorie générique, et non plus des enfants de la famille, que cette égalité a
fini par être admise ; en vertu de droits propres proclamés par les
conventions internationales, indépendamment de l’origine et de la nature
juridique des liens de filiation. Jugé non responsable de ces liens, l’enfant
ne peut en subir l’effet, en particulier la diminution de sa part successorale.
Le découplage entre le droit de la famille et le droit successoral se trouve
ainsi réalisé, comme dans d’autres domaines, par l’entremise des droits de
l’enfant [9].

Cette ultime mise à égalité des enfants, quel que soit le contexte juridique
de leur conception, s’inscrit dans un contexte sociologique où le taux de
divorcialité et le nombre de naissances hors mariage portent à considérer le
droit des enfants indépendamment des unions conjugales dont ils ont été
issus ou membres, et à rehausser les droits successoraux de la filiation. En
vertu de ce principe, tous les enfants ont donc un droit égal à la succession,
si ce n’est que les enfants de premiers lits ont, face au conjoint survivant,
des droits supérieurs à ceux de leurs demi-frères ou demi-sœurs, dans la
mesure où en leur présence, le conjoint survivant de leur auteur est privé de
l’option pour l’usufruit de la totalité des biens. C’est ici le droit de la
famille qui l’emporte sur l’égalité des droits de l’enfant, en établissant à son
profit une disposition qui le protège contre le droit d’usufruit d’un beau-
parent et, plus généralement, des conflits successoraux entre enfants et
beaux-parents.

3. Beaux-enfants et petits-enfants, nouveaux venus


dans la « descente » des héritages
De fait, la dévolution successorale se complique à la mesure de la
complexification des itinéraires conjugaux contemporains. On observe ainsi
que le recours au testament est motivé soit par l’absence d’enfants (45 %
des testateurs), soit par une histoire conjugale complexe (famille
recomposée, enfants de différents lits, divorce – soit 35 % des testateurs).
On constate également chez les couples remariés une propension
légèrement supérieure à préparer leur succession, par rapport aux couples
mariés – quoique la complexité de situations générées par la superposition
de liens de consanguinité et de liens électifs qui pousse les uns à anticiper
les conflits et à préparer leur succession, est en toute hypothèse plus
souvent dissuasive que l’inverse. Jusqu’à il y a peu, l’anticipation de la
succession était de fait particulièrement lourde de conséquences dans la
mesure où, en droit français, les familles recomposées ne pouvaient doter
les enfants nés d’unions antérieures qu’en procédant à leur adoption. La loi
du 13 juin 2006 leur donne désormais la faculté de recourir à la donation-
partage.

En réalité, les logiques de transmission dépendent de l’histoire de la famille


recomposée, de son ancienneté et de l’âge des enfants au moment de sa
formation. Lorsque le ou les divorces sont anciens et quand la coprésidence
commence avec de tout jeunes enfants, la succession peut vouloir suivre les
voies de l’affection, concrétiser patrimonialement les liens personnels créés
entre beaux-parents et beaux-enfants et doter ces derniers à l’égal des
enfants, selon un schéma de type « à affection égale, droits égaux » – ce qui
nécessitait, on l’a dit, l’adoption, et aujourd’hui le recours à une donation-
partage. Dans le cas où le groupe familial se recompose plus tardivement et
où les enfants ont grandi dans leur famille d’origine, la succession
empruntera en revanche plus volontiers les voies classiques de la
transmission, celles de l’appartenance au groupe d’origine, selon l’adage «
à chacun sa famille, à chacun ses biens » (Martial, 1999). La question ici
n’est plus alors de doter l’enfant du conjoint, mais d’hériter d’un parent
remarié. Contre le beau-parent gratifié par des libéralités « excessives »,
l’enfant pourra certes exercer une action en retranchement [10] et ainsi
maintenir sa réserve. Encore faut-il que ces libéralités soient manifestes et
effectivement jugées excessives. À défaut, il pourra rester convaincu que les
droits du conjoint de son auteur acquis par mariage et éventuellement grâce
à une convention matrimoniale avantageuse, sont non seulement « excessifs
» mais « hérités » du mariage de ses auteurs ; que l’apport respectif des
conjoints successifs n’aura pas été respecté dans une succession dont le
premier, divorcé, est par nature absent et dont seul le dernier sera
bénéficiaire ; que le travail de l’accumulation initiale a « indûment » profité
in fine au beau-parent. Ainsi se trouve réintroduit dans la succession des
familles divorcées le problème de la temporalité de l’estimation des
patrimoines et des fameux « rapports » dont les successions rurales étaient
constamment émaillées. Comme le soulignent Finch et Mason (2000), le
remariage en effet n’est pas l’égal du mariage : si le premier mariage est
généralement considéré comme une entreprise commune (joint entreprise),
les mariages suivants apparaissent davantage comme la conjugaison de
biens propres, donc destinés à être transmis comme tels [11]. L’étanchéité
des patrimoines, toutefois, n’est pas plus aisée à établir que l’origine des
biens, et l’héritage d’un père ou d’une mère remariée est souvent gros
d’estimations divergentes sur la part « légitime » d’un beau-parent ou sur sa
faculté à « faire sortir l’argent de la famille ».

Les petits-enfants ont également fait leur apparition dans la réforme des
successions de 2006. Après avoir été avantagés sur le plan fiscal, ils sont
désormais légalement admis à bénéficier eux aussi d’une donation-
partage [12]. Jusqu’ici exclusivement réservée aux enfants, cet outil est en
effet désormais ouvert à tous les héritiers présomptifs, frères et sœurs,
neveux et nièces, etc. et petits-enfants. Grâce à ce type de donation-partage
consentie par les grands-parents avec l’accord des parents, ceux-ci
acceptent que leurs enfants soient gratifiés à leur place. Cette extension qui
introduit un degré accru de liberté testamentaire doit par ailleurs « stimuler
l’économie en accélérant la “descente” des biens vers les jeunes générations
» et désamorcer « l’affaiblissement de l’utilité économique des successions
» ; elle est un « moyen de faire circuler la richesse » [13]. L’objectif de cette
réforme se comprend ainsi en liaison avec la suppression de la réserve des
ascendants évoquée plus haut. Celle-ci, en effet, n’est pas considérée « en
phase avec les exigences du développement économique ». Et elle ne le
serait pas davantage avec une « évolution sociale » – le nombre croissant
d’enfants n’ayant plus de liens avec leurs parents – que la loi successorale
vient donc ici entériner [14]. Droit successoral et droit social ne vont ainsi
pas nécessairement de pair. Liquidé par le droit successoral pour mettre fin
à la circulation remontante des patrimoines, le lien patrimonial ascendant
est inversement réactivé au nom d’une solidarité familiale qui peut réclamer
des enfants, en vertu de l’obligation alimentaire due aux parents, qu’ils
couvrent tout ou partie des frais d’hébergement d’une personne âgée
impécunieuse en établissement.

Enfin, derniers venus dans le cercle des successibles, deux personnages que
tout oppose, l’enfant handicapé et le repreneur d’entreprise, cependant
réunis par une qualification libérale commune en vertu de laquelle la loi
leur octroie les bénéfices de libéralités particulières. Significativement,
l’intitulé du titre II du livre III du Code civil « Donations entre vifs et
testaments » a été remplacé par celui de « Libéralités », ce dernier marquant
l’unité conceptuelle de ces deux types d’actes. Outre l’élargissement du
domaine d’application de la donation-partage, la novation majeure du volet
« Libéralités » de la loi de 2006 réside dans l’introduction d’un « pacte
successoral » grâce auquel l’héritier réservataire peut renoncer par
anticipation et de son plein gré à contester les libéralités qui porteraient
atteinte à sa réserve au profit de l’un de ses cohéritiers [15]. Ce dispositif,
tout particulièrement destiné à faciliter la dotation d’un enfant handicapé et
la désignation d’un successeur à l’entreprise familiale (voir infra, p. 94),
marque une inflexion du Code vers l’accroissement d’une liberté
testamentaire cependant entourée de précautions et de garanties
explicites [16]. Introduit en tant que « dérogation limitée et encadrée aux
règles du Code civil protégeant la réserve héréditaire qui est d’ordre public
», ce pacte successoral d’un genre nouveau qui encourage disposants et
héritiers présomptifs à choisir de concert un successeur privilégié (et réduit
la portée du « partage forcé »), travaille donc conjointement au
renforcement du caractère électif de la famille et à l’individualisation du
patrimoine.

4. L’héritage et les réécritures biologiques de la


parenté
Avec les techniques de procréation assistée, c’est le champ des liens parenté
lui-même qui représente le domaine juridique le plus incertain en matière de
droits successoraux. La loi successorale issue d’une grammaire familiale
postulant que l’enfant est issu de deux parents de sexe différent et que ceux-
ci sont inscrits dans la succession des générations rencontre en effet une
grammaire biologique qui tend à en redéfinir les règles, le cas échéant à s’y
substituer. L’adage « Est mon père qui me nourrit » dont la dévolution
successorale est la traduction et l’adoption la prolongation (à l’exception de
l’adoption simple qui en entame le principe) s’en trouve alors questionné.
Peut-on, hors de ce cadre instituant de l’humain, penser la faculté de
transmettre et d’hériter des mères et pères célibataires, des couples
cohabitants, hétérosexuels ou homosexuels, des beaux-parents, des parents
subrogés [17] et des enfants nés au moyen de techniques de procréation
assistée ?

Les règles de la dévolution successorale ab intestat supposent que les


relations de parenté soient définies. Or aussi bien l’alliance que la filiation
admettent des formes nouvelles qui, pour élargir la faculté de transmettre et
d’hériter, remettent sur le métier certains de ses principes. Le droit n’a cessé
de modifier la famille légale et, conséquemment, les règles de succession.
On a vu qu’elles ont admis puis élargi la place des enfants naturel, adultérin
et adoptif. Mais les techniques de procréation assistée et les moyens
d’identification génétiques ouvrent encore de nouvelles questions. La
simple question de savoir « qui est enfant ? » revêt dans ce contexte
différentes réponses possibles. Le découplage de la filiation génétique et de
la filiation légale introduit des lignes de transmission inédites qui remettent
en cause le principe même de la filiation selon lequel un enfant a deux
parents. La fécondation in vitro, par exemple, peut donner à un enfant plus
de deux parents biologiques (mais non génétiques) : une mère génétique,
une mère gestative (ou subrogée) et un père génétique ; et si la mère
gestative a un lien de consanguinité avec le donneur de gamètes, l’enfant est
génétiquement lié à plus de deux « parents ». De même, peut-on
s’interroger sur le fait de savoir si l’être humain conçu à partir du matériel
génétique d’individus décédés est leur « enfant » et donc leur héritier
présomptif. Enfin, la question se pose de savoir si le matériel génétique non
fertilisé – et la faculté même de procréation – est un patrimoine et peut être
transmis par héritage.

Ces questions de filiation (qui est enfant ?), d’héritabilité (qui est héritier ?)
et de perpétuité (jusqu’à quand ?) ne sont cependant pas nouvelles. L’enfant
naturel, jadis illégitime, est entré dans la famille légale et a acquis un statut
d’héritier par étape : d’abord héritier de son géniteur seul, il est devenu en
un second temps héritier de parents plus éloigné à travers lui. De même,
l’enfant adopté par adoption simple peut-il être l’héritier de plus de deux
parents (puisqu’il hérite de ses parents adoptifs et de ses géniteurs). Enfin,
les substitutions et fideicommis permettaient à un individu de faire héritiers
des individus non encore nés et le « trust » américain fait de même. Les
principes juridiques sur lesquels reposent ces antécédents peuvent donc
servir de référence pour répondre aux situations engendrées par des
techniques de procréation et d’identification inédites, et définir les
alternatives entre lesquelles le droit successoral peut se déterminer.

En ce qui concerne, par exemple, l’enfant dont le père biologique s’avère


être un autre homme que celui qui l’a élevé, son statut peut être assimilé à
celui de l’enfant adopté par adoption simple, auquel cas il héritera de ses
deux pères. À noter qu’ici l’adoption utilisée pour établir un lien
successoral entre l’enfant et son père biologique viendrait contrecarrer la
logique biologiste à laquelle les technologies aujourd’hui disponibles
peuvent paraître inéluctablement conduire.

En ce qui concerne le destin des enfants portés par une femme fertilisant les
gamètes du couple ou les gamètes de tiers, c’est la définition de la maternité
qui est en cause ainsi que les droits respectifs des deux ou des trois mères
putatives : la « mère » subrogée, l’épouse et (ou) la femme donneuse
d’ovocytes ; celles des pères également : l’époux et (ou) le père donneur de
spermatozoïdes, quoique le mari de la mère (mais laquelle ?) soit
généralement considéré comme le père. Cette technique, qui est interdite en
Europe mais autorisée dans certains États des États-Unis ou d’Australie, par
exemple, donne lieu à des solutions jurisprudentielles extrêmement
variables d’un État à l’autre. Selon que la maternité est imputée à l’une ou
l’autre « mère » ou à toutes, la succession peut en effet théoriquement
suivre l’une ou l’autre ligne ou les trois. Quant au cas, admis en Espagne
dès 1988 [18], des femmes non mariées désireuses d’assumer seules leur
maternité, ce sont les droits du donneur qui sont en question. Sauf en cas de
don anonyme – qui exclut toute revendication de filiation à l’égard du
donneur –, ce dernier peut en effet aussi bien revendiquer un lien paternité
que se voir imputer une paternité non désirée. La faculté de transmettre du
donneur et celle d’hériter de l’enfant ainsi conçu sont dès lors sujets à
caution. Lorsque l’accord entre les parties est déclaré nul, la jurisprudence
américaine, par exemple, tranche en effet en faveur de la mère subrogée et
de son mari, considérés comme les parents de l’enfant.

Les conséquences successorales de ces maternités et paternités putatives


multiples ne font que rendre plus critique et plus explicite la question même
de la filiation soulevée par l’usage des techniques de procréation assistée.
L’adoption peut théoriquement offrir une solution dans tous les cas où deux
hommes ou deux femmes sont candidats à la paternité et à la maternité de
l’enfant (mais non plus lorsqu’ils sont trois). Toutefois, employée pour
conserver la dualité des liens biologiques et familiaux, cette forme
d’adoption « simple » révèle ici toute son ambiguïté. Ainsi, certains auteurs
militent pour que l’adoption coupe dans tous les cas les liens familiaux
antérieurs et emporte les mêmes effets qu’une adoption plénière (Brashier,
2004). Quant à la transmissibilité post mortem du patrimoine génétique
humain qui suppose la reconnaissance préalable d’un statut de propriété
divisible théoriquement incompatible avec l’indisponibilité du corps
humain, elle impliquerait, premièrement, que l’être humain conçu à titre
posthume soit considéré comme l’ « enfant » des donneurs et,
deuxièmement, leur héritier. La cryopréservation des gamètes, qui peut
s’appliquer à des ovocytes fertilisés ou non fertilisés, soit la possibilité dans
ce dernier cas de léguer à un héritier la création potentielle d’un être
humain, rétablit la transmission perpétuelle selon le même schéma que les
substitutions et fideicommis, mais appliqué cette fois au patrimoine
génétique. Sauf à considérer que seule la mère qui met l’individu au monde
et son conjoint sont les parents de l’enfant ainsi conçu, ce scénario
signifierait qu’il n’est plus le descendant de la génération précédente, mais
son « enfant », et que la génération intermédiaire n’est pas parente mais «
héritière » de l’enfant. Le schéma fondateur de la succession des
générations est ici bouleversé par la génération de successions remontantes
et non plus descendantes. Dans un autre domaine, c’est un schéma analogue
qui prévaut dans la loi promulguée en Louisiane sur les droits de l’embryon,
qui institue le couple manifestant la volonté d’entamer une fivete
(Fécondation in vitro et transfert d’embryon), gardien des intérêts (trustee)
de l’enfant à naître pendant le processus de procréation. Un lien contractuel
remontant est instauré entre l’embryon à qui est attribué une « volonté » et
que les demandeurs de fivete « représentent » (Assier-Andrieu, 1994).

5. Successions avec tiers : le trust américain


La « représentation » est au cœur du fideicommis et du trust qui signifient
tous deux « confiance » et « foi » en Dieu ou en les humains qui contractent
sous l’effet de la transcendance. Or, contrairement au droit français qui agit
selon le principe de la saisine directe du de cujus et de l’héritier, selon
l’adage « le mort saisit le vif », c’est sur la foi en l’engagement d’un tiers
qu’opère la succession organisée par le truchement d’un trust. À la
différence du testament ou des donations conçues par le disposant, le trust
implique une tierce personne qui le représente et agit en faveur des
bénéficiaires qu’il a désignés. Dans le trust américain, par exemple, le
fondateur (ou settlor) charge une personne de confiance (le trustee) de gérer
les biens dont il s’est dessaisi au profit de bénéficiaires déterminés qui en
recueilleront la propriété soit au décès du constituant, soit à la dissolution
du trust. Cette technique, qui constitue un instrument extensif de la liberté
testamentaire, s’applique ainsi aux dons entre vifs et aux dispositions post
mortem et peut s’adresser à des bénéficiaires de plusieurs générations,
encadrant ainsi leur faculté de disposer.

Il existe en fait plusieurs types de trust de fonctions différentes, constitués


soit pour assurer une transmission de type dynastique (comparable en cela à
l’usage ancien des fideicommis), pour sauter une génération, empêcher la
dilapidation de l’héritage, garantir les revenus d’un conjoint et, à son décès,
faire en sorte que l’héritage revienne aux gratifiés, soit encore pour gratifier
une personne morale (institution charitable ou autre). Le trust établi en
faveur d’un individu ou d’un collectif peut ainsi éviter le morcellement du
patrimoine. Ouvrant droit dans tous les cas à réduction d’impôts, le trust
américain est utilisé aussi pour cette raison ; et, dans les cas où il parvient à
échapper à l’homologation du tribunal des successions (probate court), il
permet de se soustraire aux lois successorales en vigueur.

La souplesse du trust le désigne à l’évidence pour toutes les situations


individuelles et familiales complexes, mais également pour la transmission
de patrimoines dont le disposant souhaite maîtriser le destin, par-delà la
volonté des héritiers. Le trust ignore de ce fait le principe de la donation qui
interdit toute condition ou réserve d’usage (selon l’adage : « donner et
retenir ne vaut »). Il perpétue le mode de gestion du patrimoine transmis
selon les règles fixées par le constituant et allonge la vie de son « entreprise
» au-delà de son décès, en la préservant de choix divergents, du
démembrement, voire de la dilapidation. Conçu à l’origine pour perpétuer
la corporéité de la famille, le trust peut ainsi servir la perpétuation de
fortunes que l’État aura intérêt à favoriser pour des raisons de stabilité
économique et politique. Les avantages fiscaux dont bénéficie la
transmission des entreprises dans maints pays ressortissent à la même
logique capitaliste.

6. Logiques successorales et logiques


contractuelles : l’assurance vie
Tous les biens transmis à cause de mort ne le sont pas par voie de
succession. L’assurance vie vient en effet ajouter aux dispositions
successorales proprement dites la faculté de disposer en faveur de
bénéficiaires librement désignés par le souscripteur. On estime que les
contrats d’assurance vie représentent environ 20 % des très gros
patrimoines (Piketty, 2001). Or le capital ou la rente versés au titre de
l’assurance vie peut l’emporter sur les règles du Code civil dans la mesure
où ceux-ci ne peuvent être rapportés à la succession de l’assuré ni soumis à
réduction pour atteinte à la réserve des héritiers. Le capital et la rente versés
par contrat n’entrent pas dans le patrimoine et n’obéissent pas, en
conséquence, aux règles de la succession. La seule limite imposée à la
liquidation des contrats d’assurance vie vient de ce que les cotisations
versées ne doivent pas être « manifestement exagérées », caractère qui
s’apprécie au moment du versement au vu de l’âge, de la situation familiale
et patrimoniale du souscripteur. Ces contrats sont en toute hypothèse gros
de débats et de divisions entre les bénéficiaires de l’assurance vie et les
héritiers qui s’estimeront lésés. Largement exonérés d’impôt mais vivement
encouragés par les pouvoirs publics, ils traduisent une avancée de la
contractualisation des liens patrimoniaux individuels qui, en permettant à
quiconque de gratifier tout élu de son choix, contribue simultanément à
soustraire l’individu du collectif qui l’institue.
III. La part de l’État
L’héritage est en effet un jeu à trois, qui implique le transmetteur, les
héritiers et l’État. À défaut d’héritiers, ce dernier recueille les successions
en déshérence mais, surtout, il opère un prélèvement destiné à la collectivité
qui vient limiter les droits successoraux privés. La question de l’imposition
de l’héritage émerge sur la scène politique dans les années 1890-1935,
période qui correspond à une expansion sans précédent des fonctions et des
dépenses étatiques militaires, d’infrastructure et sociales, auxquelles, on l’a
dit, les États hésitent à faire face en augmentant les impôts indirects, jugés
inéquitables. La comparaison des débats suscités par cet impôt dans
différents pays révèle le degré de légitimité dans lequel sont tenus la
propriété acquise par héritage ainsi que les différents types d’héritiers,
ceux-ci hiérarchisés non seulement par le régime successoral mais
également par le régime fiscal qui peut favoriser ou défavoriser la
transmission, avantager ou désavantager tel ou tel type d’héritier.

1. L’État et le partage familial


Avant d’être un impôt redistributif, l’impôt sur les successions a d’abord été
un moyen pour l’État de se procurer des revenus (on estime aujourd’hui
qu’il représente en France 3 % des recettes fiscales du budget de l’État).
L’impôt successoral tel que nous le connaissons aujourd’hui en France, issu
de la loi du 22 frimaire an VII et toujours officiellement classé dans les «
droits d’enregistrement », est un prélèvement opéré sur la part successorale
reçue et dont le taux varie avec le degré de parenté de l’héritier. Ainsi les
héritiers en ligne directe sont-ils moins imposés que les collatéraux et les
non-parents. Il sera par ailleurs utilisé au milieu du xxe siècle pour soutenir
la politique nataliste, un large abattement ayant été ouvert sur l’assiette
imposable des familles nombreuses. Enfin, le droit fiscal a précédé le droit
familial en réduisant, dès 1990, l’assiette taxable du conjoint survivant qui
n’est pas, on l’a vu, un conjoint réservataire. Cependant, l’impôt en France
touche plus fortement le conjoint survivant qu’en Allemagne par exemple
(mais moins qu’en Espagne, en Italie ou en Suède), tandis qu’en Grande-
Bretagne ou en Norvège, ce dernier en est totalement exempté. L’adoption
de la communauté universelle avec clause d’attribution intégrale au dernier
survivant qui autorise une franchise des droits de successions entre
conjoints serait de plus en plus souvent choisie en France pour cette raison.

De manière générale, l’impôt sur les successions qui peut jouer


différemment sur les degrés de parenté, favorise des configurations
familiales contrastées. La différence d’imposition entre parents proches
(ligne directe) et parents éloignés (collatéraux) est ainsi plus accusée en
France qu’en Allemagne, ce qui reflète une conception plus nucléaire de la
famille en droit français, et plus étendue dans le droit allemand, mais traduit
également la primauté française de la solidarité étatique opérée par l’impôt
sur la solidarité familiale exercée en Allemagne par voie de transmission
patrimoniale. Par ailleurs, la fiscalité de plus en plus attractive des
donations et la dégressivité de la taxation selon l’âge du donateur répondent
à une logique économique qui vise, en accélérant le rythme des transferts
familiaux, à assurer la fluidité des patrimoines des anciennes vers les
nouvelles générations et à préserver la vitalité de l’économie. De même en
est-il de l’abattement spécifique aux transferts entre vifs, entre grands-
parents et petits-enfants introduit en 1990, renforcé depuis. Les barèmes des
droits de mutation à titre gratuit calculés sur les liens de parenté et sur le
montant des patrimoines transférés reposent en effet à la fois sur une
certaine conception de la famille et sur la dynamique du partage des
richesses. En Allemagne, l’impôt successoral introduit en 1906 ne
s’appliquait pas, à l’origine, à la propriété léguée aux enfants et au conjoint
survivant. Même depuis l’imposition de ces legs (introduite en 1919), la
progressivité demeure faible et laisse environ 80 % de toute la propriété
léguée non imposée. Les réformes visant à introduire une progressivité de
l’impôt selon le degré de proximité avec le défunt se heurtent encore
aujourd’hui à la conception familialiste de la société allemande.

2. Le partage des richesses


À la modulation de l’impôt en fonction du degré de parenté avec le défunt,
s’ajoute la progressivité de l’impôt établie sur les montants transmis. Ce
dernier mode d’imposition peut cependant intervenir seul, comme aux
États-Unis où l’impôt successoral est prélevé sur la masse successorale
avant partage, et non sur la part reçue par chaque héritier. L’impôt appelé
estate tax s’apparente ici davantage à un impôt sur la fortune, prélevé au
moment du décès par l’État fédéral [19] dans le souci de limiter une
concentration de fortunes jugée préjudiciable à la démocratie – que le trust,
on l’a vu, autorise néanmoins. Cet impôt fortement progressif n’est
toutefois acquitté que par 10 % des disposants les plus fortunés (99 % de
son montant étant acquitté par 5 % d’entre eux), la faiblesse de cette
proportion étant également imputable aux déductions incitatives consenties
pour les œuvres philanthropiques et les donations. Ainsi 90 % des
personnes décédées aux États-Unis échappent à une taxe que les uns veulent
abolir, et que d’autres souhaiteraient voir remplacée par une taxe sur
l’héritage, après partage, propre à encourager la division des fortunes
(Burman et al., 2005).

En France, c’est l’impôt sur les successions qui, par la loi du 25 février
1901, introduit le premier (avant l’impôt sur le revenu) le principe de
progressivité, inaugurant la portée résolument « moderne » d’un impôt
correcteur des inégalités. Il se substitue alors à un mode d’imposition
proportionnel en vertu duquel chaque succession était taxée au même taux
(variable, on l’a vu, en fonction du degré de parenté). Son impact resta
néanmoins marginal, les taux « raisonnables » appliqués par crainte de
frapper trop lourdement les petits épargnants l’ayant également été aux gros
patrimoines. Or les tranches supérieures appliquées à l’époque concernaient
des parts successorales supérieures à 1 milliard de francs 1998 (environ
152,5 millions d’euros) ; par comparaison, la tranche la plus élevée du
barème actuel concerne les parts successorales supérieures à 1 700 000 €
(soit une division par 100). Si la progressivité des taux a été relevée à
plusieurs reprises dans l’intervalle, et si les grosses successions se sont
effectivement amenuisées dans le même temps, le choix même de ces seuils
trahit le peu de visibilité conférée aux grandes fortunes qui entrent dans la
composition de cette tranche supérieure (Piketty, 2001).

Quels que soient leurs mécanismes, impôts obligatoires destinés à alimenter


le budget de l’État ou déductions fiscales incitant au financement
d’institutions caritatives, les visées directement redistributives de la
progressivité par tranches d’imposition sont cependant indissociables des
visées familiales de l’impôt successoral. Aux États-Unis, la faible
proportion des patrimoines imposés tient ainsi non seulement à la forte
progressivité de la taxe mais au taux extrêmement élevé des déductions
pour les transferts entre époux. Et en Grande-Bretagne, où ceux-ci sont
totalement exemptés, et où les seuils imposables ont été récemment relevés
eu égard à la valorisation des actifs immobiliers, le gouvernement estime
encore à 94 % le pourcentage des patrimoines qui en seront exemptés.

Comme pour tous les impôts, la progressivité de l’impôt successoral est


sensible aux orientations politiques. Elle fut, on l’a dit, significativement
renforcée par Franklin D. Roosevelt qui jugeait l’héritage du pouvoir
économique aussi incompatible avec les idéaux de sa génération qu’avait pu
l’être l’héritage du pouvoir politique avec les idéaux de la génération
fondatrice des institutions américaines, tandis qu’à d’autres périodes,
l’estate tax, appelée aussi death tax par ses détracteurs, peut demander à
être temporairement suspendue, voire abolie. À ce jour, l’Australie qui
prélevait elle aussi l’impôt successoral sur le patrimoine avant partage, a
supprimé l’impôt sur les successions, d’abord entre conjoints puis pour tous
les héritiers (une mesure initialement prise par le Queensland en 1977, suivi
quelques années après par les autres États). Et en Italie, toutes les
successions et donations entre parents ont été totalement exonérées en 2001.
En France, on l’a dit, le barème de l’impôt successoral est relativement peu
progressif et donc supporté par un plus grand nombre de ménages. On
estime qu’à actif moyen égal (540 000 €), la transmission par un couple
marié sous le régime de la communauté légale à deux enfants majeurs est
imposé à raison de 12 % en France, 4,5 % en Belgique et 8,2 % en Grande-
Bretagne (mais 29 % en Suède). Toutefois, même dans ce cadre, 70 % de
l’ensemble des héritiers et 80 % des héritiers directs ne paient pas en France
d’impôt sur la succession.

Partout où une réforme successorale est en débat, les arguments s’inscrivent


dans la logique des positions générales, « pour ou contre l’impôt », à tout le
moins « pour davantage ou moins d’impôts ». Ce que ces arguments
omettent cependant souvent est le fait que, dans l’absolu, l’héritage s’ajoute
à l’inégalité des fortunes. Il ne se contente pas de la « refléter » mais y
ajoute sa part ; au minimum, il la perpétue, au maximum, il la renforce. Et
s’il peut favoriser l’accumulation des classes peu fortunées dont les
opposants à l’impôt successoral se disent les défenseurs, cet effet
égalisateur est, comme l’effet inégalitaire de l’héritage des grandes
fortunes, un effet historique de moyenne, voire de longue durée.
Idéalement, ce n’est pas l’héritage qui devrait être taxé, mais l’héritage de
l’héritage, voire au-delà. Étant donné le caractère intergénérationnel de la
transmission patrimoniale, la justice des prélèvements sociaux serait ici,
comme pour les retraites, à évaluer et calculer en permanence, de manière
dynamique et non pas instantanée.

3. La mobilisation économique des successions


Tandis que l’État redistributeur s’emploie à prélever l’impôt successoral,
l’État libéral s’attache au contraire à favoriser la circulation des richesses.
La conciliation de ces deux fonctions explique la dualité de la politique
fiscale qui impose et exonère tout à la fois. La transmission de l’outil de
travail (exploitations rurales, artisanales et aujourd’hui entreprises)
représente un enjeu économique plus sensible que la transmission de «
biens de jouissance ». Aux problèmes posés jadis par la transmission du
patrimoine rural en partie résolus par des modalités spécifiques de partage,
répondent aujourd’hui des régimes fiscaux spécialement conçus pour la
transmission des entreprises, sur lesquels les institutions européennes ont
plus de marge de manœuvre que sur le droit successoral proprement dit. En
position relativement défavorable, comparativement à l’Italie et à la
Grande-Bretagne où la transmission de l’entreprise se fait en franchise de
droits et comparativement à la plupart des autres membres de la
Communauté européenne, la France s’est récemment dotée d’un régime
fiscal spécifique aux entreprises individuelles dans la ligne des
recommandations de la Commission européenne. Ce régime exonère de
droits les deux tiers de la valeur de l’entreprise transmise par donation, sous
conditions de durée de conservation et de pourcentage de détention par les
donataires après le décès du donateur. Et, venant amplifier l’effet de ces
mesures fiscales, la réforme du règlement successoral adoptée le 13 juin
2006 donne à la transmission des entreprises des instruments nouveaux tels
le « pacte successoral » (renonciation anticipée à l’action en réduction des
libéralités évoqué plus haut), ou le « mandat à effet posthume », outil
proche de la fiducie successorale qui permet au disposant de mandater une
personne de son choix pour la gestion ou l’administration de biens que les
héritiers n’auraient pas la capacité d’assumer. En outre, la loi, on l’a dit,
élargit le domaine d’application de la donation-partage et de l’attribution
préférentielle [20] à la transmission de l’entreprise.

L’esprit de cette loi s’inscrit dans une politique générale de rénovation,


d’assouplissement et de flexibilisation des procédures de partage et de
dévolution destinée à lever les obstacles réglementaires à la liquidation des
successions et, partant, à la disposition du patrimoine. Parmi les multiples
mesures conçues pour accélérer les procédures, la loi met fin par exemple à
la règle de l’unanimité dans l’indivision, et déclare l’héritier « taisant » ou
immobile acceptant. Elle « sécurise » les libéralités et, pour éviter que les
donations et les testaments puissent être remis en cause, les rend moins
longtemps susceptibles de « reprises » : les délais dans lesquels sont
exercées les actions en réduction [21] sont raccourcis et les réductions sont
exercées en valeur et non plus en nature (le bénéficiaire d’une libéralité
autorisé à s’acquitter de sa dette en argent peut alors conserver le bien reçu)
; il est mis fin également à l’automaticité des révocations de donations pour
cause de survenance d’enfant [22]. La réforme favorise également les
partages amiables et déjudiciarise diverses procédures tels l’acceptation
sous bénéfice d’inventaire ou le changement de régime matrimonial.
Associés au renforcement de la liberté testamentaire introduit dans la loi,
ces assouplissements procéduraux visent ainsi à mettre le droit successoral
en phase avec une évolution économique à laquelle l’ancienneté du Code
était restée peu accueillante, et à faire en sorte que les biens familiaux
puissent être injectés plus aisément dans le mouvement général de
valorisation économique.

Aussi bien dans le domaine de la dévolution que dans celui de la fiscalité,


deux logiques apparaissent ainsi à l’œuvre, l’une qui tente de conserver à la
famille et au principe vertical de descendance qu’elle assure sa fonction de
transmission, l’autre qui vise au contraire à ouvrir les transferts
patrimoniaux à la circulation généralisée des biens réclamée par l’économie
de marché concurrentielle globalisée.

Notes
[1] L’économie rurale repose alors non seulement sur deux systèmes, la
propriété privée et le servage ou le fermage, mais sur la propriété collective
villageoise des communaux, son troisième pilier.
[2] De cujus sont les premiers mots de la locution juridique latine de cujus
bonis agitur (celui ou celle des biens de qui il s’agit) que l’usage emploie
par abréviation.
[3] Les ascendants bénéficient simplement d’un droit de retour d’une part
des biens donnés par les parents à l’enfant défunt.
[4] S’il est marié sous le régime de communauté réduite aux acquêts, cas le
plus fréquent, les biens venant à succession ne concernent en effet que la
moitié des biens du couple, l’autre moitié restant la propriété du conjoint
survivant.
[5] Le remplacement de la réserve en nature par la réserve en valeur
instauré par la loi de 2006 qui permet aux donataires et légataires de
conserver les biens reçus moyennant l’indemnisation des cohéritiers
réservataires n’ayant pas été remplis de leurs droits facilite d’un côté les
partages, mais peut d’un autre en accuser le caractère différenciateur.
[6] Ce sont les « Provision for Family » Acts de 1938 et de 1966, puis le «
Provision for Family and Dependants » Act de 1975.
[7] Il y a presque autant de personnes non parentes que de frères et sœurs
qui héritent.
[8] L’attribution préférentielle permet que certains biens (exploitation
agricole, industrielle ou logement) soient attribués à un seul héritier.
[9] Au Japon, l’enfant illégitime n’a droit qu’à la moitié de la part de
l’enfant légitime. La jurisprudence fait néanmoins état de préoccupations
égalitaires en vertu de la Constitution japonaise et des conventions
internationales.
[10] L’action en retranchement permet à l’enfant d’un premier lit de faire
valoir ses droits réservataires sur la succession d’un parent ayant consenti
des avantages matrimoniaux à son nouveau conjoint dépassant la quotité
disponible spéciale entre époux.
[11] Une observation d’autant plus intéressante qu’elle émane d’une
enquête britannique, dans un contexte où la lignée n’a pas de droits
prédéterminés (Finch et Mason, 2000).
[12] La donation-partage par laquelle le ou les disposants se dépouillent
actuellement et irrévocablement de leurs biens (tout en pouvant conserver
un droit d’usufruit) gratifie plusieurs héritiers entre lesquels les biens sont
partagés, et leur allotit leur part respective. Elle ne deviendra néanmoins
définitive qu’à l’ouverture de la succession, lorsque le nombre d’héritiers et
le quantumde leurs droits respectifs sera déterminé ; elle pourra alors être
éventuellement corrigée si la réserve des héritiers présents n’est pas
complète.
[13] Rapport no 2850 déposé le 8 février 2006 par M. Sébastien Huygue
rapporteur, Successions et libéralités. Travaux préparatoires : Travaux des
commissions.
[14] Rapport no 3122 déposé à la réunion du 6 juin 2006 par M. Sébastien
Huygue rapporteur, Successions et libéralités. Travaux préparatoires :
Travaux des commissions.
[15] Ce dispositif est dit de « renonciation anticipée à action en réduction »
(ou raar).
[16] Sont requis en particulier l’accord des participants et la mention
obligatoire du bénéficiaire au profit duquel est consentie la renonciation.
[17] Terme désignant une personne faisant fonction à la place d’une autre,
employé aujourd’hui pour les donneurs de gamètes et les mères dites «
porteuses ».
[18] La loi française de 1994 est toujours en révision (Assier-Andrieu,
1994).
[19] Certains États prélèvent également une taxe sur le patrimoine ou sur
l’héritage en plus de l’impôt fédéral.
[20] La libéralisation de l’attribution préférentielle permet alors de placer
dans le lot d’un copartageant une entreprise qu’il est le mieux à même de
gérer.
[21] Faculté attribuée aux héritiers réservataires de reconstituer leur réserve
lorsque celle-ci aura été diminuée par des libéralités excédant la quotité
disponible.
[22] Cette exception à l’irrévocabilité des donations concerne la donation
consentie par une personne alors dépourvue de descendance vivante avant
que ne survienne la naissance d’un enfant du donateur (qui peut être décédé
entre-temps).
Chapitre IV
Destin de l’héritage

Après des décennies de croissance et une large diffusion de la propriété


d’occupation, l’héritage se trouve de fait doublement convoité : par les
familles qui disposent désormais d’un patrimoine immobilier qu’elles n’ont
jamais été si nombreuses à détenir et à pouvoir transmettre, et par les
pouvoirs publics qui voient dans ce gisement le moyen de soulager une
dépense publique grevée par le vieillissement de la population mais qu’ils
se sont donné pour objectif de réduire. Comment ces deux logiques
peuvent-elles cohabiter, à quels arbitrages peuvent-elles donner lieu et
quelles tensions impriment-elles sur le destin des héritages ? Cette question
se décompose de fait en trois sous-questions : a) quel est le destin de la
transmission et dans quelle mesure les biens, en particulier le logement,
sont destinés à être transmis et à survivre à leur propriétaire ? ; b) qu’en est-
il de la réception et de l’appropriation de l’héritage, et les biens hérités sont-
ils des biens comme les autres ? ; c) comment ces logiques de transmission
et de réception interagissent avec les pressions exercées sur les générations
à s’entraider et à s’autosuffire ?

I. Pensées d’héritage
1. Laisser un héritage
Laisser un héritage plutôt que transmettre : c’est sous cette forme que se
pense aujourd’hui un acte peu anticipé, si l’on en juge par la faible
propension testamentaire constatée dans maints pays, y compris dans les
régimes de liberté testamentaire. En France, à peine 5 % des successions
comportent un testament, et en Grande-Bretagne, moins du tiers. La seule
disposition massivement présente dans les successions françaises d’avant la
réforme de 2002 (qui garantit plus généreusement le conjoint survivant)
était la donation au dernier vivant, disposition de précaution plus que de
transmission. La perspective de la mort, repoussée autant que faire se peut,
joue à l’évidence dans la faiblesse de la pratique testamentaire qui ne
devient significative qu’aux âges avancés [1]. L’adéquation du système
légal aux attentes des disposants explique également le faible recours à des
actes volontaires, quoique la plupart des études réalisées sur le sujet
montrent une forte méconnaissance des règles de dévolution (et de l’impôt
successoral). Or cette méconnaissance traduit en fait la volonté de laisser la
transmission aux bons soins du droit et des héritiers. Ainsi s’expliquent des
pratiques plus silencieuses que prescrites par des propriétaires aussi peu
enclins à écorner l’indéfinition de leur vie qu’à peser sur leurs ayants droit,
conformément aux besoins d’indépendance des générations.

Est-ce à dire qu’il n’y a pas (ou plus) de désir de transmission ? Ne faut-il
pas plutôt voir dans cette forme muette de transmission la forme
contemporaine d’une transmission qui n’est plus contrainte mais librement
consentie ? « Je ne me sens pas obligée de leur laisser quelque chose,
explique une mère à propos de ses enfants, mais j’aimerais bien que la
maison leur revienne. Après ils en feront ce qu’ils voudront » (Gotman,
1988). S’il n’est plus question de se sacrifier pour transmettre un héritage,
encore moins de vivre pauvre pour mourir riche, s’il n’est plus besoin de
léguer de son vivant un outil de travail sur lequel jeunes et vieux devront
vivre, la transmission reste cependant à l’horizon de l’accumulation
patrimoniale des salariés, a fortiori lorsque les générations aînées ont
bénéficié d’une conjoncture économique plus favorable que les plus jeunes,
comme c’est le cas des transmissions à l’heure actuelle.

Aussi bien, l’hypothèse consumériste d’un hédonisme économique


conduisant à dépenser l’héritage de ses enfants ne s’observe ni dans les faits
(le volume des transferts intergénérationnels augmente avec celui des
richesses, d’une catégorie sociale à l’autre et d’une période à l’autre), ni
dans les enquêtes d’opinion. Interrogées en Grande-Bretagne sur le fait de
savoir si elles aimeraient ou non transmettre un héritage, presque toutes les
personnes (85 %) répondent par l’affirmative (Rowlingson et McKay,
2005). On souscrit d’autant plus à l’idée de la transmission que l’on a des
chances de transmettre un patrimoine, ce que trois quarts des répondants
estiment effectivement avoir, a fortiori s’ils sont propriétaires de leur
logement – les enquêtes françaises plus anciennes révélaient des chiffres
comparables, quoique réalisées dans un contexte de moindre diffusion de la
propriété résidentielle. Et si l’on interroge les seuls transmetteurs potentiels,
c’est-à-dire les 67 % qui ont un patrimoine ou des économies au moment de
l’enquête, l’attachement à l’idée de la transmission se confirme, quoique
avec des nuances, puisque 15 % seulement estiment très important de
laisser un héritage, 50 % que c’est assez important et 28 % pas très
important. (Rowlingson et McKay, ibid.). Qui plus est, seuls 28 % parmi
ces transmetteurs potentiels se disent décidés à faire attention à leurs
dépenses pour laisser un héritage, tandis que 67 % déclarent vouloir profiter
de la vie et ne pas se soucier de transmettre. Avec l’âge toutefois, l’épargne
reprend le dessus puisque la majorité des répondants les plus âgés sont à la
fois ceux qui jugent nécessaire d’économiser pour leurs vieux jours et ceux
qui soutiennent le plus fortement l’idée de la transmission. Si donc, dans la
majorité des cas, il y a in fine transmission, comme en attestent les chiffres,
il est difficile de démêler ce que l’héritage effectif doit au désir de sécurité
des transmetteurs et au désir de transmettre proprement dit. Ainsi s’explique
aussi qu’une situation sociale relativement modeste et le besoin dans lequel
on se sent d’épargner aillent de pair avec la disposition à transmettre, alors
que les ménages plus aisés se montrent plus distants et de l’un et de l’autre.

Si le grand âge renforce à la fois le désir d’épargner et celui de transmettre,


il est intéressant de voir qu’il partage ce dernier avec les jeunes âgés de 18 à
30 ans. Ce sont en revanche les classes d’âges proches de la retraite
parvenues au terme de leur parcours d’accumulation (à la fois désireuses «
d’en profiter » et de penser à leurs vieux jours) qui se montrent les plus
distantes vis-à-vis du besoin de transmettre [2]. Les effets de génération et
les effets d’âge semblent ici se combiner pour expliquer le soutien des plus
jeunes et des plus âgés à l’idée de la transmission. La situation familiale
intervient également dans la plus ou moins forte adhésion à l’idée de
transmission. Les personnes interrogées de 45 ans et plus sans enfant se
montrent en effet moins précautionneuses vis-à-vis de leur avoir en fin de
vie que celles qui ont des enfants. Et si elles sont aussi plus nombreuses
proportionnellement à rédiger un testament que les personnes ayant des
enfants, c’est pour désigner des ayants droit que la loi ne désigne pas
automatiquement.

Tous ces éléments montrent que, si l’explicitation du désir de transmission


constitue un indice de propension à transmettre, l’absence d’explicitation en
est un indicateur encore plus sûr.

2. Ne pas attendre d’héritage


De même que la désolidarisation économique des générations permet aux
générations aînées de laisser un héritage sans avoir à le transmettre, elle
dispense les plus jeunes de compter sur lui. « Ne pas attendre un héritage »
est donc la forme sous laquelle il se pense aujourd’hui. L’héritage, vu cette
fois du côté de ses bénéficiaires, compromet tout à la fois les normes
d’autoproduction de l’individu moderne et l’idéal méritocratique soutenus
par le caractère incorporé du capital scolaire. La réussite sociale est d’autant
plus valorisée qu’on ne la doit qu’à soi-même et à ses qualités propres,
l’héritage ne pouvant venir que de surcroît. La donation quant à elle
entraîne des obligations morales, voire une dépendance, à laquelle les
donataires comme les pouvoirs publics préfèrent le terme utilitaire d’ « aide
», plus neutre et plus conforme à la problématique des besoins. Même
consentie sur fonds de liens interpersonnels, l’aide est en effet censée
renforcer l’autonomie du bénéficiaire, et non l’enserrer dans ces liens. La
revendication d’autonomie explique également que les jeunes générations
préfèrent voir leurs parents vivre bien plutôt que de les savoir économiser
pour eux, et qu’elles les encouragent à s’autosuffire plutôt que de recevoir
des dons susceptibles de les obliger.

Les effets de générations interviennent cependant là aussi pour expliquer


que les héritiers (potentiels) hésitent à se penser tels et à intégrer l’héritage
dans leur horizon de vie. Les générations nées avant la Seconde Guerre
mondiale ou ayant grandi durant les décennies de croissance qui l’ont suivie
ont en effet été très peu nombreuses à hériter. Acquises à une économie
domestique tournée vers la sécurité et peu enclines au crédit, elles ont forgé
un idéal d’autonomie familiale que leurs cadettes ne partagent déjà plus.
Les héritages qui leur sont échus, soldes d’une vie d’épargne dont
l’atmosphère familiale a pu se ressentir, ont ainsi représenté pour certaines
un surplus aussi inattendu que déconcertant. Devenues entre-temps elles-
mêmes propriétaires dans des conditions moins contraignantes que leurs
parents, elles ont reçu leur héritage comme le fruit de privations et d’efforts
qui, pour leur avoir été destinés, ne pouvaient plus véritablement leur
profiter (mais devaient être honorés, comme on le verra au paragraphe
suivant) (Gotman, 1988).

Leurs cadettes sont, elles, dans une situation différente. Acquises aux
bienfaits d’une aisance plus grande, de la consommation et du crédit, mais
simultanément confrontées à des lendemains moins assurés, elles
envisagent la perspective d’un héritage avec le réalisme qui convient à la
situation effective de parents à la fois propriétaires et assurés de leur
retraite, dont elles sont par ailleurs relationnellement plus proches que ne
l’ont été leurs parents avec leurs propres parents. La cohabitation prolongée
des générations plus négociable et moins subie qu’elle avait pu l’être dans
le contexte économique de l’après-guerre et le différentiel de la situation
vis-à-vis du marché de l’emploi ont contribué à multiplier les échanges
matériels et personnels au sein des familles. Venant à la suite d’aides de
toutes natures, éventuellement de donations, l’héritage peut ainsi acquérir
dans cette configuration une légitimité économique et une normalité
familiale nouvelles.

Toutefois, qu’elle soit prohibée ou normalisée, l’attente de l’héritage ne se


réduit pas à des seules considérations d’opportunité économique ni de
solidarité intergénérationnelle. L’usage qui en est fait après sa réception
témoigne de ce qu’il remplit une fonction de témoin de la continuité
familiale.

II. Réception et pratiques


d’appropriation de l’héritage
1. « Le vase c’est ma tante » : le sens de l’héritage
L’héritage, avons-nous dit, est une mutation à titre gratuit, assimilable en ce
sens à un don ; il constitue comme tel un bien à recevoir. Hériter signifie
aussi « recueillir une succession », ce qui implique la capacité juridique de
le faire (notamment la majorité) et une acceptation en bonne et due forme
(son refus étant principalement motivé par la présence d’un passif
successoral). Si l’on souligne plus que nécessaire l’aptitude à prendre
l’héritage, voire à se l’accaparer, on passe davantage sous silence le «
travail » de réception de l’héritage qui suppose l’acceptation de la mort du
défunt et celle de sa succession, soit la jouissance matérielle qui en résulte
mais aussi l’emprise muette, sournoise parfois, véhiculée par ce don.

L’héritage survient par nature après le décès d’un proche (le plus souvent
d’un parent), et le côtoiement, voire le télescopage des deux événements
projette les héritiers dans une situation critique face à laquelle s’improvisent
des rites de transition plus ou moins élaborés de nature à séparer le décès du
partage, voire à lui conserver une certaine solennité : laisser passer « un »
temps, réunir la famille, etc. L’héritage est en effet d’autant plus difficile à «
prendre » qu’il a été laissé plus que transmis, sans message, indications ni
directions. Il en résulte que les biens laissés après et à cause de mort qui
échoient aux héritiers, agissent sur eux en leur imposant un véritable acte
d’appropriation. Cette appropriation est d’autant plus problématique que ces
biens qui continuent à porter la trace de leurs transmetteurs, ne peuvent pas
non plus en être dépouillés. En devenant détenteur des biens du défunt,
l’héritier est celui qui peut lui donner une existence sociale, faire parler le
vase en disant : « c’est ma tante » et ainsi, comme le disait Montaigne, «
allonger [son] être » (Gotman, 1989). En tant que signifiant de la
transmission, l’héritage n’est ni un bien mort, ni le bien d’un mort, mais une
grammaire de la parenté et le témoin de l’histoire familiale continuée. Il est
un langage de la génération, génération d’histoires familiales ou collectives,
qu’il soumet à élaboration singulière. Le sens de l’héritage se présente donc
toujours comme une interprétation, et non comme un donné immédiat.
Interprétation du rapport à la personne du défunt, et interprétation du
rapport aux cohéritiers.

Les héritiers forment en effet tout à la fois un ensemble d’individus et un


collectif continuateur du défunt. La question du partage implique ainsi non
seulement la résolution des tiraillements identitaires nourris par le passé
familial (cf. chap. III), mais de surmonter le démembrement de l’héritage et,
partant, du collectif qu’il symbolise. Elle engage non seulement une
distribution équitable, mais une répartition qui autorise à quelque degré que
ce soit la prolongation du collectif. Elle appelle dès lors non seulement des
héritiers mais des successeurs, gardiens de l’histoire et garants de son
devenir. Cette opération dépend bien entendu de la nature des biens
transmis et de la composition des héritiers (nombre, liens de parenté...).
Mais tout héritage, aussi modeste soit-il, comporte des biens « familiaux »,
archives, médailles, distinctions, albums, linge, armes, bijoux, ou autres
objets précieux chargés d’histoire, censés échoir à celle ou et à ceux qui se
sentent le plus concernés : histoire de femmes et d’hommes dont les
souvenirs iront aux filles et aux fils, marqueurs généalogiques que les
parents se sentiront plus légitimés à prendre que les héritiers sans
descendance, objets précieux plus sûrement remis aux plus assis d’entre
eux, pièces esthétiques confiés à ceux qui ont hérité du sens artistique de la
famille, bibliothèque confiée à celui qui a le plus poussé ses études, etc. Ce
sont aussi les positions de successeurs qui, dans tout partage, se décident, se
négocient, se convoitent ou se disputent. Enviées, ces positions peuvent
cependant être jugées pesantes lorsque l’héritage est plus encombrant sur le
plan symbolique et matériel, en particulier lorsqu’il s’agit d’une maison.
L’indivision, solution conservatoire par excellence peut être plus ou moins
contrainte, mais également servir des fratries que la succession n’attire pas
et qui préfèrent « laisser les choses en l’état ».

2. Constitution de l’héritier face à l’héritage et


stratégies familiales d’appropriation
L’héritage, pour bienvenu qu’il puisse être, est loin d’être un bien «
providentiel », venu de nulle part (sauf quand il vient d’un parent très
éloigné). À travers lui, l’héritier devra reprendre le fil de liens que ses
alliances nouvelles ont pu recouvrir et faire taire, pour l’intégrer à sa propre
trajectoire. Pour se constituer face à l’héritage, les héritiers disposent
cependant d’un vocabulaire d’autant plus étendu qu’ils sont non seulement
fils et filles, par exemple, mais également, maris et femmes, frères et sœurs,
pères et mères. Ils disposent ainsi d’une pluralité de registres mobilisables
dans leur positionnement par rapport au transmetteur. De ces diverses
possibilités de négocier les liens de parenté découlent différentes logiques
d’appropriation : logiques lignagères avec investissement du statut de
transmetteur moins au profit d’enfants que d’une lignée dont on se veut le
continuateur ou le fondateur ; logiques filiales dictées par la dévotion
envers les père et mère dont les désirs seront « gardés » et respectés tels
qu’émis par eux ou pensés par leurs héritiers ; logiques fraternelles trouvant
leur voie dans l’indivision ou dans le choix d’un membre de la fratrie
comme dépositaire des biens hérités ; logiques parentales enfin dédiées à la
consolidation de la famille de procréation plus qu’à la famille d’origine,
incluant la retransmission aux enfants (Gotman, 2001).

De fait, la réception d’un héritage déclenche presque inévitablement des


pratiques de retransmission aux enfants. Distraire une partie de l’héritage
pour faciliter la vie des plus jeunes, soit en leur donnant une somme
d’argent, soit en les aidant à constituer un apport pour accéder à la
propriété, soit encore pour les loger dans une chambre en ville, voire dans la
maison héritée, sera éventuellement le préalable à l’appropriation
individuelle de l’héritage. Ce premier geste de retransmission qui autorise
les héritiers à tirer eux-mêmes profit de l’héritage reçu agit comme un
prélèvement libératoire, dans la mesure où il permet de redonner après avoir
reçu, et de répondre ainsi à la fameuse obligation de « rendre » que Marcel
Mauss avait mise en évidence dans L’Essai sur le don ; rendre ici à un tiers
tout ou partie d’un présent remis en circulation au sein d’une chaîne
intergénérationnelle de réciprocités différées (Gotman, 1988). En répondant
aux besoins des uns et des autres, cette solution a l’avantage non seulement
d’opérer une redistribution des biens au sein du collectif familial, mais d’y
garder les biens tout en libérant les héritiers d’une dette qui, on l’a vu, peut
résulter d’une vie d’efforts et de sueur. Le « placement » familial de
l’héritage répond enfin à la sollicitation accrue de la solidarité intrafamiliale
dans un contexte peu favorable aux plus jeunes. Surtout ces pratiques de
retransmission mettent en évidence que la transmission résulte de l’héritage
autant que l’inverse. C’est en effet la réception d’un héritage qui enclenche
les projets de transmission, immédiats ou à plus long terme, et c’est à la
suite de cette expérience que nombre d’héritiers, se positionnant en
transmetteurs, organisent éventuellement leur succession. En ce sens, on
peut dire que la transmission est toujours retransmission.
3. L’économie symbolique des biens de famille : «
garder ou vendre ? »
Plus que tout autre la maison est un bien « habité » et engendre pour cette
raison des positions conflictuelles. On en mesure la charge dans
l’exclamation de ce fils d’agriculteur transi par l’héritage de sa mère : « Si
ma mère savait que ça se vend, quand j’arrive là-haut elle me tue ! », et
dans le fardeau que représente pour ceux qui s’y sont résolus le fait d’avoir
à « vider la maison ». Néanmoins, si se défaire de la maison familiale peut «
faire mourir les parents une seconde fois », nombre d’héritiers ne peuvent
ou ne souhaitent pas revenir y habiter, parce qu’ils sont déjà logés,
éventuellement propriétaires, ou parce qu’ils vivent désormais ailleurs.
L’économie des biens hérités répond ainsi à des exigences contradictoires
qui mettent en tension la valeur d’usage et la valeur symbolique des biens
reçus. Suivant cette ligne de tension, l’usage qui sera fait du bien hérité sera
le plus souvent un compromis entre les contraintes pratiques, économiques
d’une part et affectives, symboliques d’autre part, dont la traduction est tout
entière cristallisée dans le dilemme : « garder ou vendre ? » Il s’agit de
mettre en équation l’usage individuel qui peut être fait du logement hérité
(et son coût), et sa valeur affective et symbolique (qui peut être, elle aussi,
négative) ; soit, au pire, trancher, entre le caractère inutilisable d’un
logement et l’attachement qu’on lui voue, ou entre son utilité pratique et le
rejet que son souvenir véhicule ; au mieux, retrouver une maison dont la
présence familiale, l’utilité et la valeur sont également précieuses, et, entre
ces extrêmes, un nuancier gradué de situations (Masson et Gotman, 1991).

En dépit de cela, environ 70 % des personnes qui héritent d’un logement le


conservent. La mobilité familiale conjuguée à la valeur marchande des
résidences principales en milieu urbain expliquent que celles-ci soient
moins souvent gardées (deux tiers des cas) que les résidences secondaires
qui sont conservées dans 75 % des cas, soit pour le rester (45 % des cas),
soit pour être converties en résidences principales (24 %). L’immobilier de
rapport est fréquemment gardé (56 %) pour devenir une résidence
principale dans 9 % des cas, ou secondaire (4 %). In fine, dans plus de huit
cas sur dix, le logement reste du logement (Accardo et al., 1997). En
Grande-Bretagne, en revanche, on estime à deux tiers les personnes qui,
ayant hérité d’un logement, l’ont vendu, contre un cinquième ayant décidé
d’y vivre (Rowlingson et McKay, 2005). On constate cependant que peu de
ménages utilisent leur héritage pour se repositionner sur le marché
immobilier (à la hausse, voire à la baisse) (Hamnett et al., 1991). Quant aux
biens mobiliers et aux liquidités, on observe qu’ils rejoignent rarement le
pot des revenus courants, et sont soustraits le plus souvent de la
consommation ordinaire. Même un voyage « offert par l’héritage » sera un
moment « mémorable » ; tout achat, montre, tapis ou machine à coudre sera
conçu de telle sorte à « concrétiser » l’héritage (Gotman, 1988).

Plus fondamentalement, on observe que les biens hérités servent


essentiellement à renforcer la sécurité de la famille et à consolider ses
assises, version moderne des stratégies de perpétuation familiale. Dans cette
optique, les biens immobiliers, qui représentent une part importante des
patrimoines venant à succession, seront, sous une forme ou une autre,
réinvestis dans le logement. Lorsqu’il le permet, l’héritage sera versé au
patrimoine immobilier de la famille, qu’il s’agisse du logement principal,
d’une maison secondaire, de chambres d’étudiants, ou encore d’aider les
enfants à devenir accédants à la propriété.

L’héritage joue ainsi un rôle majeur dans l’accès au marché immobilier.


Certes, les propriétaires « par héritage » sont peu nombreux : en France, 13
% (18 % dans les communes rurales, 7 % dans l’agglomération parisienne),
et leur nombre diminue. Mais un quart des résidences secondaires est le
fruit de l’héritage et un tiers des logements locatifs de particuliers. D’autre
part, l’héritage aide de diverses manières à l’acquisition d’une résidence, si
l’on sait que 9 % des acquéreurs récents d’un logement neuf ont fait
construire sur un terrain hérité, et que 16 % des accédants ont bénéficié
d’un don familial – 37 % s’ils ont moins de 30 ans et 33 % s’ils sont cadres.
Enfin, lorsque le logement hérité n’est pas conservé, le produit de la vente
peut également être utilisé pour la résidence principale (travaux,
remboursements d’emprunt...) de même que les héritages financiers. On
estime ainsi qu’en France, 45 % des propriétaires occupants ont été aidés
par héritage ou donation (Laferrère, 2004), et plus de 50 % en Grande-
Bretagne, contre un tiers seulement de locataires (Rowlingson et McKay,
2005).
4. Dilapidations
L’héritage, avons-nous dit, est un bien chargé de sens, dont l’appropriation
est un véritable travail et appelle, ainsi que nous venons de le souligner, une
économie fortement raisonnée. Mais pour les mêmes raisons il peut être
l’objet de tentations fugaces, et parfois tenaces, de rompre l’emprise qu’il
représente et de s’en libérer. Témoin les « petites dilapidations », passage
quasi obligé et inaugural de l’appropriation de l’héritage, « folies »
auxquelles songent les héritiers aussitôt la nouvelle annoncée, auxquelles ils
cèdent parfois, « écarts », dépenses « pour le plaisir » rendues accessibles
par une opportunité matérielle qui ne doit rien à l’effort ni au travail, sorties
intempestives de la phase lugubre du deuil, retour à un soi étouffé par
l’encerclement familial. Ces dépenses déraisonnables, rapides et sûres,
parfois seulement caressées en pensée mais toujours libératrices,
introduisent une pause dans la succession et viennent interrompre la chaîne
de la transmission que la mort a tout à la fois dénouée et renouée. C’est
parce qu’elles opposent une fin de non-recevoir à l’héritage que ces
dépenses constituent des « dilapidations ». Et c’est à la lumière de la
dilapidation, potentialité toujours ouverte par l’héritage, que se mesure le
travail de réenchaînement accompli par son appropriation. L’investissement
raisonnable auquel la plupart des héritiers finissent par se ranger se justifie
en effet, selon leurs propres termes, par « l’impossibilité de dilapider »
(Gotman, 1995).

La dilapidation est à la fois une forme excessive de dépense (une


prodigalité) et un défaut de la réception – elle s’oppose en cela terme à
terme à l’avarice qui manifeste un défaut dans la dépense et un excès dans
la réception. Le dilapidateur est celui qui, en dépensant son héritage en le
donnant ou en le laissant dépérir, délaisse, ignore ou se défait d’un héritage
négatif, soit parce que celui-ci véhicule une autorité ou une dépendance
mortifère et menaçante pour l’individu, soit parce que l’individu enchâssé
dans ses liens de parenté se constitue en individu unique et dernier. Outre
les petites dilapidations par lesquelles passent les héritiers pour entrer dans
l’appropriation de l’héritage, les dilapidations peuvent alors affecter la
totalité de l’héritage. Ces cas plus rares soulignent de manière spectaculaire
le caractère problématique de la réception de l’héritage, refusée ou, au
contraire, hypostasiée. La dilapidation peut en effet revêtir deux formes
contrastées : le refus de l’héritage motivé par le désir de préservation de
l’autonomie individuelle contre l’emprise des transmetteurs ; ou la
dépendance à l’héritage comme source unique de revenus. La première
conduit à abandonner ou à distribuer l’héritage à des tiers ; la seconde à
vivre de l’héritage jusqu’à épuisement, à le consommer. Que ce soit un
homme encore jeune, décidé à se faire tout seul et à négocier sans privilège
familial son diplôme sur le marché de l’emploi qui distribue son héritage
aux boat people, ou une riche héritière toujours traitée en petite dernière qui
confie son héritage à un « artiste » totalement dénué d’expérience, l’un et
l’autre s’affranchissent et de l’héritage et d’une histoire qui vient faire
retour. Aspiré par une identité à conquérir, écrasé par la fortune et les
drames familiaux, Ludwig Wittgenstein qui distribua la totalité de son
héritage à des tiers « sans retour possible », hésitait à se dire « un »
Wittgenstein. Pour s’être à l’inverse continûment positionnée en « mineure
» entourée de bienfaits, l’héritière évoquée plus haut pourra continuer à
n’être que cela jusqu’à épuisement des fonds, et même au-delà (Gotman,
1995).

À travers sa double figure, la dilapidation de l’héritage révèle un trouble de


la transmission qui autorise à nuancer la fonction de reproduction sociale
jouée par l’héritage. Ces héritiers « déviants » qui ne tirent pas profit de leur
situation familiale ou en tirent tellement profit qu’ils travaillent à leur ruine
montrent en effet que, s’il participe à des degrés divers à la reproduction des
fortunes et infortunes, l’héritage ne « produit » pas des héritiers sans leur
concours ni celui de leurs capitaux propres. Pour anecdotique que puisse
être le nombre des dilapidateurs – encore que le silence dont ils sont
entourés et la discrétion dont ils sont l’objet contribuent très certainement à
minimiser le phénomène –, il dévoile par une sorte de miroir grossissant
l’ambivalence que suscite la réception d’un héritage et, partant, les marges
de manœuvre dont tout héritier peut disposer pour se remettre dans les pas
de ses ancêtres ou au contraire s’en écarter, à tout le moins pour faire sien
un destin dont il n’est que partiellement l’auteur.

III. L’héritage : un nouveau «


trésor public » ?
Consommer l’héritage n’est donc pas, en règle générale, le mode
d’appropriation choisi par les héritiers. La conjoncture économique, et plus
encore la souscription des États aux règles internationales de l’économie
concurrentielle de marché pourraient en décider autrement, à tout le moins
inciter les ménages à réviser leurs façons de faire. Le vieillissement de la
population n’appelle-t-il pas en effet celle-ci à consentir à une
désaccumulation que l’hypothèse du cycle de vie (voir chap. I) a depuis
longtemps mise en équation ? Les « seniors », considérés comme nantis, ne
devraient-ils pas se comporter en consommateurs citoyens plutôt que de
continuer à épargner pour leurs vieux jours, et contribuer eux-mêmes au
coût d’une vieillesse que les systèmes de protection sociale soumis aux
rigueurs budgétaires ne peuvent plus assurer, plutôt que de laisser dormir
leur patrimoine ? Partout où les systèmes collectifs de protection sociale
sont réduits par les accords de libre concurrence, se dessinent ainsi de
nouveaux scénarios visant à convertir les transmetteurs potentiels en
générations autosuffisantes ou, à l’inverse, à réactiver les solidarités
contraintes selon la formule éprouvée « héritage contre soins aux plus âgés
». L’héritage se verrait alors destiné à la consommation et non plus à la
transmission.

1. Héritage et vieillesse : quels arbitrages ?


Largement ignoré dans le contexte contemporain du salariat et des modes
de vie urbains, l’héritage est en passe de devenir un objet fortement
convoité par les pouvoirs publics qui voient en lui un gisement inespéré
d’autofinancement individuel et de solidarité économique. Après avoir
contribué à diffuser l’accumulation de patrimoines privés conséquents,
notamment immobiliers, l’horizon de décennies de croissance vient à être
obscurci par la structure démographique vieillissante des pays riches qui
promet d’alourdir la dette publique. Les gouvernements considèrent alors
avec intérêt un « trésor » qui pourrait venir à la rescousse de systèmes de
retraites et de protection sociale inexorablement soumis aux rigueurs
budgétaires en vertu d’une succession de traités européens et de l’adhésion
de ceux-ci à la « globalisation de la concurrence » comme principe
directeur des politiques publiques de l’Union.
Nous sommes de fait dans une conjonction particulière des rapports entre
générations qui met en présence, d’une part, des générations âgées plus
pourvues en patrimoine et en longévité qu’elles ne l’ont jamais été et,
d’autre part, des jeunes générations dont les charges présentes et à venir ne
cessent de s’alourdir en raison de la longévité de leurs aînés et de la leur
propre, au moment même où la solidarité nationale se déleste dans un
transfert pernicieux de son poids sur les « jeunes actifs ». D’où une
première question empirique : de nouveaux arbitrages intergénérationnels
ne pourraient-ils pas contribuer à rééquilibrer le partage et selon quelles
modalités ? Et une seconde, incidente : le patrimoine familial ne pourrait-il
pas être mis à contribution dans ce but ? En France, les régimes fiscaux
favorables aux donations entre vifs, qui visent à fluidifier la circulation des
patrimoines des anciennes générations vers les nouvelles, n’ont pas d’autre
objectif ; il en va de même des exonérations fiscales consenties pour la
transmission des entreprises, et de la réforme des successions et libéralités
de 2006.

Un premier levier d’action qui s’offre aux gouvernements en matière de


transmission patrimoniale est bien évidemment la fiscalité, outil qui évite
les réformes civiles, plus lourdes à manier dans l’ordre de la décision
démocratique. Après avoir contourné l’obstacle juridique de la transmission
entre grands-parents et petits-enfants par le biais d’abattements fiscaux
incitatifs pour éviter la brutalité d’une réforme directe des dispositifs de
dévolution, la France vient cependant d’en modifier les termes. Ailleurs, on
supprime les droits successoraux.

Mais le droit et le fisc ne sont pas seuls en jeu. Les instruments bancaires et
assurantiels acquièrent désormais un espace grandissant dans un contexte
où les réglementations contraignantes de retraite et de protection sociale
n’offrent plus les garanties attendues. Témoins les Equity Release Schemes
et, parmi eux, les Equity Release Home Reversion Schemes offerts au
Royaume-Uni par exemple dans un contexte de liberté testamentaire de
principe où la transmission patrimoniale repose a priori sur la libre
disposition du testateur, à la différence de « l’héritage forcé » français. Il
apparaît néanmoins qu’en dépit de l’idée séduisante qui les inspire, les
dispositifs d’orchestration hypothécaire conçus pour accroître les liquidités
des propriétaires résidents et libérer un surcroît de pouvoir d’achat n’ont pas
rencontré le succès espéré, notamment pour deux raisons : le manque de
confiance dans des systèmes perçus comme complexes, risqués et difficiles
à comprendre, et le statut patrimonial conféré au logement. Lorsqu’ils sont
utilisés, les crédits des Equity Release Schemes ne le sont jamais pour
augmenter la consommation, mais pour des dépenses d’entretien. Plus
significatif est le fait que les seules hypothèques acceptées sur la propriété
du logement visent les dépenses à consentir pour les aides à domicile et
donc pour pouvoir y demeurer (Rowlingson et McKay, 2005). Cette
enquête réalisée au titre de « social policy » confirme ainsi la résistance des
propriétaires à utiliser leur logement en lieu et place d’une assurance sociale
collective qu’ils estiment due à eux par l’État dans la simple mesure qu’ils
ont contribué à la financer.

S’inspirant des exemples britannique, étatsunien et canadien, la France se


prépare, quant à elle, à légiférer sur l’introduction d’un « prêt viager
hypothécaire », chaînon manquant de la législation existante qui serait
susceptible de pallier les insuffisances de la vente en viager dont l’insuccès
grandissant tient notamment au face-à-face entre deux personnes physiques
dont l’une est intéressée au décès de l’autre. Ce prêt remboursable in fine au
décès (généralement), dont la dette serait plafonnée à la valeur du logement,
offrirait aux personnes âgées un degré supplémentaire de liberté dans la
gestion de leur patrimoine grâce au recyclage anticipé de sa valeur
immobilière. La philosophie de ce prêt, identique à celle de ses précurseurs
anglo-saxons, tirerait cependant quelques leçons de leur faible succès.
Parmi elles, il apparaît notamment que l’attachement au logement et à sa
valeur patrimoniale est un frein au développement de tels prêts, en France,
mais également au Royaume-Uni et aux États-Unis, et que partout,
l’association des héritiers à la décision de souscription du prêt soit vivement
recommandée. Surtout, le groupe de réflexion missionné par les ministres
des Finances et du Logement sur l’intérêt que pourrait revêtir ce produit
financier en France conclut à sa nécessaire neutralité vis-à-vis des
prestations sociales, le tirage sur un prêt viager hypothécaire ne constituant
pas un revenu. Il ne saurait non plus, selon les auteurs du rapport, constituer
une « réponse significative d’un point de vue macroéconomique à la
question des retraites futures ». Ainsi que l’observation des pratiques
existantes le suggère, il pourrait en revanche permettre aux ménages
souscripteurs d’en tirer un revenu, de faire face à des dépenses
exceptionnelles (entretien et rénovation du logement notamment), ou encore
d’aider financièrement la famille (Jachiet et al., 2004). La voie française du
prêt viager hypothécaire limiterait donc le périmètre de cet instrument
financier à une possibilité accrue de gestion du patrimoine résidentiel et à
l’accroissement de la consommation des intéressés et de leurs descendants.

Dans un contexte culturel tout différent, le Japon explore, à l’inverse des


pays anglo-saxons, la possible réactivation du contrat intergénérationnel
liant les obligations familiales à l’héritage, en s’inspirant du système légal
de transmission de la maison au fils aîné coprésident prenant soin des
parents âgés en vigueur jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Bien qu’aboli,
ce système s’inscrit dans le contexte asiatique où les obligations familiales
enracinées dans l’éducation morale peuvent avoir force de loi, et où les
États interviennent plus faiblement dans la solidarité sociale que les pays
occidentaux. Ainsi la famille immédiate et étendue demeure, dans les
mœurs sinon dans la loi, une agence de solidarité de première importance
dont la cohabitation avec un parent âgé est un indice significatif : au Japon,
la moitié des personnes âgées vivent avec un enfant adulte, et 85 % de
ménages propriétaires comprennent un parent de 65 ans. Les mesures
incitatives telles que la construction de logements pour ménages
trigénérationnels à cinq personnes, et le crédit d’impôts pour les personnes
vivant avec leur(s) parent(s) sont cohérentes avec le « contrat » patrimoine
contre prise en charge familiale des parents âgés. Elles ont également la
faveur de ces dernières dont 75 % se déclarent prêtes à favoriser l’enfant
qui s’occuperait d’elles, et 55 % à leur laisser leurs biens. De fait, les
testaments « stratégiques » liant explicitement les legs aux soins
commencent à (ré)apparaître au Japon (Izahura, 2002). Néanmoins, des
tendances contraires se révèlent non moins fortes, puisque le pourcentage
des parents âgés vivant avec un de leurs enfants a diminué de presque 20 %
en vingt ans. L’éloignement géographique des ménages et la progression de
l’emploi féminin exigent une logique plus accueillante à l’indépendance des
générations, celle-ci également réclamée par les personnes âgées elles-
mêmes (Izuhara, 2004). Qui plus est, ces contrats intergénérationnels
laissent une série de questions non résolues, dont la part des enfants n’ayant
pas pris soin de leurs parents et la non-rémunération du travail domestique
qui incombe exclusivement aux femmes, toutes deux en contradiction avec
l’aspiration croissante à l’égalité (Izuhara, 2002). D’autre part, l’offre de
solutions viagères et de dispositifs hypothécaires, qui se heurte là aussi à
l’attachement prononcé à la maison familiale et à la transmission
patrimoniale, rencontre peu de demande.

Au-delà de ces exemples contrastés, on voit que le facteur décisif dans


l’équation héritage – soins aux parents âgés réside dans l’articulation des
solidarités familiale et collective et leurs interactions. Toutefois, un
deuxième facteur intervient, que les politiques publiques tendent
paradoxalement à omettre dans la recherche de solutions à cette équation, à
savoir la transmission.

2. Héritage, solidarité et transmission


Lorsqu’on interroge des propriétaires sur le fait de savoir s’ils maintiennent
leurs avoirs pour rester habilités à tester et améliorer le niveau de vie de
leurs héritiers ou pour en faire leur propre usage et accroître leur propre
standing de fin de vie, la question est posée en termes de « niveau de vie »
et d’utilité marginale. Les réponses sont énoncées dans le même esprit :
tirer sur ses avoirs fait partie du cours normal de la gestion des ressources
durant la vie, affirment les répondants qui se déclarent prêts à user de leur
patrimoine pour faire face à leurs besoins courants. Ainsi la majorité des
répondants peuvent-ils être situés dans une catégorie intermédiaire (ni
dilapidateurs de l’héritage de leurs enfants, ni désireux de vivre pauvre pour
mourir riche) surnommée owls (« chouettes ») pour : Older people
Withdrawing Loot Sensibility (personnes âgées insensibles à leur propre
dépouillement). Favorables au principe du legs, celles-ci se disent en
pratique préparées, si nécessaire, à utiliser leurs avoirs pour maintenir
ultérieurement un niveau de vie « raisonnable » (Rowlingson et McKay,
2005).

Interrogées sur le désir de transmettre, ces mêmes personnes déclarent


cependant à une écrasante majorité (85 %) qu’elles voudraient transmettre
quelque chose et, parmi elles, trois quarts des propriétaires résidents
voudraient pouvoir léguer leur propriété. S’il est plus aisément admis de
tirer sur les liquidités, les répondants estiment en effet que le logement
acquis par le travail a vocation à leur survivre, quel que soit l’usage qui
pourra en être fait ultérieurement par les destinataires (Rowlingson et
MacKay, ibid.).

Transmettre ou manger la maison ? Nos travaux ont montré combien les


héritiers eux-mêmes répugnent à envisager la vente du logement hérité et ne
peuvent s’y résoudre que pour investir dans un autre logement (Masson et
Gotman, 1991). S’il est vrai que le logement ne constitue plus à proprement
parler une propriété familiale ni un patrimoine lignager, il n’est pas pour
autant convertible en moyen de consommation. Il demeure puissamment
inaliénable dans la perspective d’une transmission aux proches, au nom de
relations de proximité, de solidarité et de parenté.

Dans leur enquête sur l’héritage et la parenté, Janet Finch et Jennifer Mason
(1996) soulignaient la persistance entêtée (stubborn) de l’attachement à la
parenté. Devrions-nous en être surpris ? Quelle institution est plus
instituante que la descendance, l’origine, et donc la famille ? La famille
romaine dont nous avons hérité les conceptions fondamentales par la
continuité du droit est, avons-nous dit, une « corporation qui ne meurt
jamais », et le patrimonium l’incorporation de l’ensemble des générations
reliées par un culte commun. Mais, dira-t-on, sommes-nous toujours des
Romains pour croire encore à la sacralité des biens de famille, et laisser
croire que le patrimoine doit se transmettre pour que la famille ne meure
jamais ? L’héritage, nous l’avons vu, n’est pas une institution naturelle mais
une fiction juridique indéfiniment reconduite et renouvelée dans l’intérêt
public de la transmission (voir chap. II), y compris par la Révolution qui,
pourtant, abolit non seulement les privilèges mais également toutes les
corporations intermédiaires entre l’État et l’individu. Il reste que, à travers
la question de l’héritage et de la prise en charge des membres vieillissants
de la société, deux fonctions de la famille sont mobilisées – la solidarité
horizontale et le principe de descendance –, dont l’État voudrait se
décharger sur un individu dont il conviendra, alors, de se demander par qui
et comment il sera institué.

Notes
[1] Toutefois, les pourcentages de propension testamentaire ne prennent en
compte que les derniers testaments, et non les éventuels testaments
antérieurs.
[2] Rappelons que cette distance est exprimée dans le cadre d’une enquête
sur l’attitude envers la transmission, et ne correspond pas aux pratiques
effectivement observées qui sont, elles, étroitement corrélées avec le niveau
du patrimoine.
Conclusion

L’héritage, par sa pluridimensionalité, sociologique, économique et


anthropologique, implique une vision de la reproduction et de la continuité
sociales. Son institution, sa législation et sa régulation sont, à ce titre, une
question de civilisation dont les sociétés peuvent écrire la grammaire mais
dont elles ne détiennent pas la langue dans la mesure où elles ne peuvent se
penser en dehors d’elle. Si en effet une société peut penser sa mort, et donc
son origine, elle ne peut les poser comme des objets extérieurs à elle-même.
L’héritage, comme le temps, est ainsi à la fois objet et sujet de la société. Or
le temps moderne instaure précisément une coupure entre un passé révolu
mais désormais ouvert à la réécriture et un horizon d’attente toujours plus
éloigné et gros d’anticipations. L’héritage opérerait dès lors moins comme
antériorité légitimatrice que comme interprétation rétroactive du futur.

Comme la société tout entière dont elle est un noyau, la famille est une
agence de distribution et de redistribution des richesses, de production et de
reproduction sociale et de placement généalogique des individus. La
transmission de l’héritage, comme celle du nom, opère simultanément dans
ces trois registres. Elle sélectionne les membres reconnus, répartit les
bénéfices et, ce faisant, se survit à elle-même. À différentes échelles,
planétaire, biologique, étatique ou familiale, c’est la même question qui est
posée : celle de la fin – du système solaire, de l’espèce biologique, du genre
humain institutionnalisé comme tel –, et partant, de son commencement ;
une question que l’homme veut pouvoir résoudre par la connaissance,
l’action ou les deux. Une question dont il cherche à s’emparer toujours
davantage. Qu’il soit possible désormais de produire des humains au moyen
de produits génétiques fabriqués, et leur succession sera régulée selon les
mêmes moyens, industriels, et selon la même logique, l’économie de
marché. Ce scénario du futur jette une lumière crue sur les enjeux que les
États, en légiférant sur les successions, ont à manier, et que les familles à
l’échelle de leur patrimoine ont à considérer. La fièvre patrimonialisante et
la quête généalogique si puissamment revigorées ne sont-elles pas l’autre
face d’une inquiétude vis-à-vis de la transmission, dont l’héritage, sa figure
la plus concrète et la plus parlante, est à la fois la plus banale et la plus riche
d’enseignements ?
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