L - Heritage Anne Gotman
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L - Heritage Anne Gotman
L'héritage
ANNE GOTMAN
Directrice de recherche au CNRS-Cerlis
Introduction
2. La diffusion de l’héritage
Mais, tandis que la valeur moyenne des 50 plus grosses successions
annuelles est quatre fois moins élevée à la fin du xxe siècle qu’au début,
celle des successions moyennes est aujourd’hui trois fois supérieure à ce
qu’elle était à la veille de la Première Guerre mondiale. Loin de constituer
un fait minoritaire, l’héritage concerne désormais la majorité de la
population des pays riches. Dans ces pays, la probabilité de recevoir un
héritage est en augmentation régulière. Ainsi, en France, le nombre de
décès donnant lieu à succession est passé de 50 % à 65 % en quinze ans (de
1984 à 2000), accroissement qui est surtout dû aux petites successions, et en
Grande-Bretagne l’augmentation est du même ordre. Aux États-Unis, la
valeur totale des héritages aurait plus que doublé de 1990 à 1995 et le
nombre d’héritiers augmenté de 40 % dans l’intervalle. Si l’on ajoute aux
successions proprement dites les donations entre vifs, le pourcentage atteint
63 % de ménages en Grande-Bretagne, en 2004 ; en France, en 1994, on
comptait sept donations pour dix successions. Les montants moyens
transmis qui approchaient 100 000 € en 2002 (et moins de la moitié pour les
montants médians) sont également amenés à s’élever compte tenu de la
diminution du nombre d’héritiers par succession pour les générations
postérieures à celles du baby-boom. Les disparités de montants sont
toutefois très élevées. Ainsi, en France, pour un montant moyen de 570 000
F (environ 86 900 €) transmis en 1994 [4] (99 700 € en 2000), 50 % des
héritiers avaient reçu moins de 90 000 F (environ 13 750 €), tandis que les
10 % les mieux lotis avaient reçu un montant supérieur à 455 000 F (69 400
€), et les 10 % les moins bien lotis, un montant inférieur à 13 000 F soit
moins de 2 000 € (Accardo, 1997). De fait, les montants transmis et reçus
varient directement avec la catégorie sociale des ménages concernés. En
France, les cadres supérieurs transmettent davantage que les employés et
ceux-ci davantage que les ouvriers ; de même, les héritiers reçoivent un
héritage dont la valeur décroît avec leur catégorie sociale d’appartenance.
De façon attendue, les professions indépendantes transmettent davantage,
proportionnellement, que les salariés de même niveau. Il est aussi à noter
que les ouvriers d’origine agricole reçoivent un héritage
proportionnellement supérieur à celui que reçoivent les ouvriers d’origine
ouvrière. Les terrains et maisons dont ils héritent peuvent de surcroît
s’intégrer à des zones urbanisées, prendre de la valeur et contribuer à terme
à la formation d’un patrimoine immobilier significatif.
Notes
[1] Témoignages recueillis au cours de notre enquête sur l’héritage
(Gotman, 1988).
[2] D’après la loi du 3 décembre 2001, lorsque le défunt laisse un enfant
sans lien de filiation avec le conjoint survivant, ce dernier peut recevoir le
quart de la succession en propriété mais ne peut opter pour la totalité en
usufruit comme en a la faculté le conjoint en concours avec les enfants qu’il
a eus avec le défunt.
[3] Libéralités chargeant le gratifié de transmettre à son tour, lors de son
décès, les biens donnés ou légués à des tiers désignés par le disposant.
[4] Le montant médian moyen total (héritage + donations) de 598 000 F
(valeur 1994).
[5] Une donnée que les statistiques françaises ne permet pas de produire.
[6] Contrairement aux successions, leurs fluctuations sont cependant très
fortement liées aux incitations fiscales en vigueur.
[7] En 2000, la Direction générale des impôts estimait que 14 % des
successions supérieures à 150 000 E représentaient à elles seules plus de 55
% du patrimoine total transmis.
[8] Équivalent de la substitution fidéicommissaire par laquelle un disposant
peut régler le sort de ses biens pendant plusieurs générations, et qui
contribue à rendre ces biens inaliénables.
[9] Mode de dévolution d’un fief, entité domestique et politique, attribué à
un seul chef, l’aîné ou le plus habilité à occuper cette position.
[10] L’interdiction légale venant dans maints cas entériner leur abandon de
fait (Orth, 1992).
[11] À l’exception de la Louisiane qui, jusqu’en 1990, protégeait les enfants
de toute possibilité de déshéritage. Aujourd’hui, cette législation inspirée du
Code civil ne protège plus que les mineurs et les enfants handicapés.
[12] Nous soulignons.
Chapitre II
Fictions anthropologiques de
l’héritage : ancestralité, continuité
et universalité
Origine et éternité ont partie liée entre elles ainsi qu’avec l’héritage. En
vertu de cette perpétuité supra-personnelle, il était donc dit que « le temps
ne joue pas contre le roi ». Cette maxime Nullum tempusplaçait le roi et ses
droits au-dessus de la loi qui liait les autres hommes, soumis en particulier à
la perte de propriété par la prescription. Il était à la fois « dans le temps », et
« non affecté par le temps ». De même, son domaine, droits et terres réunis
devenait inaliénable, car possédé par l’essence de la Couronne et non du
simple fait de l’occupation de longue date. Il est « intouchable », perpétuel,
au-delà du temps, comme le furent les choses appartenant aux dieux
(concept païen), et comme auparavant l’avaient été les rei divinae et les rei
publicae de la Rome chrétienne. En tant que signe distinctif de la
souveraineté, ce domaine a contribué à « structurer de façon cohérente le
concept d’une sphère publique éternelle dans le royaume » (Kantorowicz,
ibid.). Le roi pourra donc léguer ses biens, mais non plus son royaume.
Celui-ci passe sans intervalle au nouveau roi. De fait, les rois ne sont pas
héritiers des rois, mais du royaume. L’inaliénabilité est ici la forme limite
de la transmission, la valeur du bien commun étant placée hors de toute
commensurabilité.
1. Substitutions c/ commerce
Les substitutions, par lesquelles un chef de famille pouvait régler le sort de
ses biens pendant plusieurs générations, permettaient aux familles nobles
puis bourgeoises de conserver leur puissance foncière et politique. L’héritier
dit « grevé de substitution » (l’aîné le plus souvent, qui recueillait la totalité
de la succession), était tenu de conserver le patrimoine reçu et de le
transmettre à un tiers désigné d’avance ; il lui était alors interdit d’en
disposer librement. Cette règle fut abolie en 1792, puis, après un bref retour
en 1806 (avec l’institution des majorats) et en 1826, le fut définitivement en
1848. Les substitutions étaient non seulement contraires à l’égalité
successorale et l’émancipation individuelle du pouvoir patrimonial du chef
de famille consacrée par la Révolution, mais également à la libre circulation
des biens et à leur commercialisation, dans la mesure où le patrimoine grevé
de substitution n’était pas non plus saisissable par les créanciers. Cette
technique de mise en indisponibilité de biens censés survivre à leurs
propriétaires sera abondamment utilisée par la noblesse germanique, durant
tout le xix e siècle, au nom de la stabilité de la monarchie, de la propriété et
de la continuité familiales (et à ses yeux au nom du bien commun). En
défendant les substitutions garanties et accordées par le roi pour s’assurer la
loyauté de la noblesse, les conservateurs germaniques espèrent également
échapper au libre marché (Beckert, 2004). En Amérique, l’entail fut aboli
dans la plupart des États dès les années 1780, avec l’émergence de l’ordre
républicain et l’affirmation des conceptions libérales de la propriété et du
marché.
Sur le plan sociologique, on l’a dit, l’héritage (au sens figuré) est
aujourd’hui essentiellement de nature immatérielle, ou encore « culturel » :
dispositions durablement transmises aux jeunes générations, volontairement
ou non, par les générations parentes, éducation, valeurs, habitudes, voire
traits de personnalité avec lesquels l’individu qui en « hérite » sait devoir
vivre, pour son bonheur ou son malheur. C’est, plus généralement encore, la
« condition » des parents qui « passe » à des degrés divers dans le destin de
l’enfant qu’ils ont élevé. De cet héritage transmis par différents canaux
entremêlés (psychiques, psychologiques, matériels et financiers), on a pu
mesurer la trace sinon l’ampleur exacte, à travers les taux de reproduction
ou de mobilité intergénérationelle scolaire ou professionnelle par exemple.
Or aujourd’hui, ce travail de transmission, appelé aussi « socialisation »
parce qu’il s’effectue du vivant des parents, non après leur mort, ne passe
plus par l’autorité conférée au détenteur du patrimoine, mais par de bonnes
relations entre parents et enfants. La famille contemporaine n’est plus
patrimoniale mais relationnelle. Sa valeur se mesure à la qualité des
relations, non à la transmission d’un patrimoine ou d’un savoir-faire.
Comme dans le couple, la relation de qualité est désormais l’obligation
cardinale de la famille, et sa gratification.
Ces politiques internationales ainsi que les politiques nationales qui les ont
précédées sont toutes issues d’événements politiques meurtriers
(Révolutions, guerres) ou considérés comme menaçants pour la
perpétuation de la collectivité [3]. Qu’il s’agisse de la planète, de la nature,
des œuvres de civilisation, ou du génome humain, cette politique
patrimoniale intervient sur des artefacts, des espèces vivantes détruites,
atteints de mort sociale ou menacés de disparition et dont l’aliénation
affecterait l’origine et le devenir de l’entité collective concernée. Ce sera le
pays français dont les nouvelles racines sont à exhumer sous les ruines de la
Révolution ; l’Europe qui tentera de sauver de la mondialisation un
patrimoine commun de valeurs capable de former une identité
supranationale ; ou bien encore l’humanité en tant qu’espèce vivante,
l’écosystème planétaire, l’universalité de la science et de l’art, tous vecteurs
de sens et d’identification, que les items, conservés « au nom de... », auront
pour fonction de représenter. L’attribution de la valeur patrimoniale de ces
objets est dès lors confiée à des experts chargés d’identifier des items
exemplaires d’une essence collective dont ils sont les gardiens, tandis que
l’entretien et la valorisation de la richesse créée (les connaissances
scientifiques, en particulier) forment à leur tour le support d’un travail
d’éducation et de transmission aux générations présentes et futures.
Prenons l’exemple d’un parc naturel. Il s’installe le plus souvent sur des
terrains communaux ou privés, taille dans son périmètre des aires interdites
à tout équipement, et des aires dévolues à la promenade ou au sport. Ce
faisant, il met fin aux pratiques sinon « ancestrales », du moins des «
anciens », voire des « derniers » habitants, comme par exemple la chasse et
la cueillette. Il ne les maintient pas, et ne les transmet pas non plus. Les
experts vont en revanche bâtir un autre concept de nature fondé sur des
connaissances scientifiques proposé à la connaissance et à la contemplation
d’un « public ». « La chasse et la cueillette ont été interdites, se souvient un
habitant, on s’est retrouvés comme dans une réserve d’Indiens ! » Les
visiteurs, quant à eux, disposent d’un héritage entièrement nouveau.
Prenons l’exemple maintenant des villes anciennes. Une petite ville ayant
vécu de l’industrie mécanique perd ses emplois. Pour enrayer la mort de la
commune qui est encore fortement rurale, le maire s’avise d’en faire une
banlieue résidentielle pour les cadres de la grande ville voisine. Il
reconvertit les solides bâtiments industriels de pierre en appartements
attractifs et, grâce aux subventions obtenues pour créer un musée de
l’horlogerie, remet les anciens ouvriers au travail : qui, mieux qu’eux
pourrait œuvrer à ce musée, ainsi consolider la mort sociale de leur propre
passé ? Un « passé utile », pour reprendre l’expression de l’historien Éric
Hobsbawm, à la fois au développement économique de la commune qui,
pour avoir définitivement fermé la porte de son passé, sera bientôt inscrite
sur les circuits touristiques régionaux. Là encore, le principe supérieur de la
culture s’impose aux habitants du cru.
Notes
[1] Aubry et Rau, Cours de droit civil français (1869-1879), cité par
Xifaras, 2004.
[2] Les fonds marins et leur tréfonds ne furent cependant officiellement
assimilés au patrimoine commun de l’humanité qu’en 1982.
[3] Les principes concernant la protection de l’héritage culturel en cas de
conflit armé ont été établis par les conventions de La Haye de 1899 et 1907
qui engagent les signataires à « lutter contre toutes les destructions
intentionnelles quelle que soit leur forme de sorte que le patrimoine culturel
puisse être transmis aux générations suivantes ». Ces principes seront
réaffirmés en 1946 et en 1954 en ces termes : « Toute atteinte à la propriété
culturelle de quelque peuple que ce soit signifie une atteinte à l’héritage
culturel de toute l’humanité, dans la mesure où chaque peuple contribue à la
culture du monde. »
[4] « Le Patrimoine. Un don du Passé au Futur ».
[5] Pour trancher cette difficulté, les pays reconnaissent que les sites
localisés sur leur territoire national et inscrits sur la Liste du patrimoine
mondial constituent, sans préjudice pour leur souveraineté et propriété
nationale, un patrimoine mondial « à la protection duquel il est du devoir de
la communauté internationale dans son entier de coopérer ».
[6] Sur le plan juridique, la valeur normative du concept de « Patrimoine
commun de l’humanité » est d’ailleurs encore loin d’être établie.
Chapitre III
La construction institutionnelle de
l’héritage
En tant que règles de transfert des biens, les règles successorales sont à
considérer relativement à l’ensemble des règles d’aliénabilité et de
circulation des biens. L’Ancien droit distinguait ainsi, par ordre de dignité
décroissante, les biens quasiment inaliénables (parmi lesquels le patrimoine
familial), les biens transférables moyennant une cérémonie précise, et les
biens dont le transfert n’exigeait que de simples formalités. Cette hiérarchie
de dignité des biens fondée sur l’origine correspondait à leur degré
d’importance économique et politique respectif, l’essentiel des biens étant
d’origine familiale et circulant par voie d’héritage. Le droit des biens se
déclinait alors en deux chapitres : les « héritages » et les « acquisitions ».
Sous l’effet de l’expansion de ces dernières, la hiérarchie s’inversa,
l’aliénation devint la règle et l’héritage l’exception. Le droit des biens ne
devait plus distinguer les biens que par leurs propriétés physiques, les
répartissant en deux classes, les biens meubles et immeubles, sans que l’on
puisse établir de hiérarchie entre ces deux catégories. Sous l’emprise
croissante des échanges et du commerce, droit des biens et droit des
personnes gagnèrent leur autonomie, tandis que la propriété libérée de ses
servitudes gagnait en homogénéité et en aliénabilité.
Dans le Code civil, le classement des ayants droit légaux mêle deux critères
: l’ordre de parenté (alliance, descendance, ascendance et collatéralité
privilégiées, ascendance ordinaire ou collatéralité ordinaire) et, dans chaque
ordre, le degré de parenté avec le défunt (génération). La réforme du 3
décembre 2001 a modifié la hiérarchie des héritiers désormais ordonnés
selon la présence ou l’absence de conjoint survivant : a) si l’un des
conjoints survit, les enfants héritent en concours avec lui ; à défaut, ce sont
les ascendants privilégiés (père et mère du défunt) et, à défaut d’enfants et
d’ascendants privilégiés, le conjoint exclut les autres ordres d’héritiers ; b)
s’il n’y a pas de conjoint, ce sont les descendants qui héritent (enfants,
petits-enfants ou arrière-petits-enfants) et s’il n’y a ni descendants ni frères
et sœurs, ce sont les parents du défunt ; quand le défunt laisse des parents et
des frères et sœurs, les premiers héritent pour moitié, et les frères et sœurs
se partagent l’autre moitié à part égale ; s’il n’y a plus que des frères et
sœurs, ceux-ci héritent de la totalité ; et à défaut d’héritiers dans les ordres
précédents, ce sont les ascendants les plus proches qui héritent, sinon les
oncles, tantes, cousins et cousines ; et à défaut, l’État. Jusqu’en 2001, le
conjoint survivant était placé après les ascendants et les collatéraux
privilégiés.
Le Code fixe, en outre, la part réservée à certains héritiers dans tous les cas
(qu’il y ait ou non testament), que les legs ne peuvent donc diminuer.
Depuis la loi du 13 juin 2006 qui a supprimé la réserve des ascendants [3],
les seuls héritiers réservataires sont les enfants qui, selon leur nombre, ont
droit à la moitié, aux deux tiers ou aux trois quarts de la succession – le
conjoint n’est toujours pas un héritier réservataire, mais la loi lui attribue,
en option, soit l’usufruit sur la totalité des biens, soit la pleine propriété du
quart. La somme restante, dite « quotité disponible », peut être distribuée à
quiconque, au sein de la famille ou en dehors d’elle, y compris à un héritier
réservataire qui peut être ainsi « avantagé » par rapport à ses cohéritiers. Un
enfant ne peut donc pas être déshérité par ses parents, mais peut être
avantagé dans une proportion limitée par la loi.
Il n’est donc pas surprenant qu’en France, l’écrasante majorité des héritiers,
et plus encore des donataires, soit constituée d’héritiers en ligne directe (ils
représentent en 2000 68 % des héritiers et 98 % des donataires), et que le
patrimoine transmis par ces mêmes voies ait une valeur en proportion (soit
70 % du patrimoine transmis par succession et 96 % du patrimoine transmis
par donation). L’héritage moyen n’est que de 26 000 € pour les conjoints,
contre 33 700 € pour les enfants et 41 500 € pour les petits-enfants. Ces
chiffres témoignent de la portion congrue réservée au conjoint survivant qui
jouit principalement sur la part de son époux de droits d’usufruit [4]. Ils
témoignent de la primauté successorale des intérêts du lignage sur ceux de
l’alliance qui bénéficient, malgré les réformes récentes, d’une
reconnaissance moindre. En pratique cependant, les enfants, bien
qu’héritiers de plein droit, peuvent ne s’estimer tels qu’une fois leurs deux
parents disparus. La logique conjugale l’emporte sur logique successorale,
les biens sont alors « laissés en l’état », le partage des biens n’intervenant
qu’après le décès du dernier parent.
La loi civile allemande est moins stricte que le Code civil français quant à
la réserve des enfants. Les droits du conjoint survivant ont été renforcés par
la réforme du régime matrimonial de 1957 qui, sous le régime de la
communauté réduite aux acquêts, permet au conjoint de disposer de la
moitié des biens de la communauté avant de réclamer sa part d’héritage. Sa
part peut être également accrue par testament ou par dispositions ante
mortem. Surtout, le conjoint survivant peut être en Allemagne, institué
héritier réservataire sur la totalité des biens, avec obligation de léguer la
propriété aux enfants après sa mort (Willenbacher, 2003).
Dans les chiffres, l’égalité entre enfants des deux sexes est, en France,
objectivement constatable et pleinement réalisée du moins dans les grandes
masses. 7 % des successions et des donations comportent néanmoins des
dispositions favorisant un enfant. Plus fréquentes dans le sud-ouest de la
France, région traditionnellement inégalitaire, elles sont le fait de disposants
âgés, artisans ou agriculteurs peu fortunés, mais aussi de veufs (et surtout
de veuves) riches. Ces partages inégalitaires sont par ailleurs longuement
préparés et plus destinés à éviter la fragmentation du patrimoine qu’à
pénaliser ou avantager un enfant déméritant (Laferrère, 1992). Toutefois, si
le partage égalitaire qui ignore les préférences est réputé préserver la paix
des familles, les statistiques peuvent lisser des dispositions de détail plus
contrastées. La part attribuée, nous l’avons dit (voir chap. I), symbolise la
place au sein de la famille. Mais cette place est elle-même un feuilleté de
positions déterminées à la fois statutairement et personnellement.
L’individu n’est pas seulement membre de la famille, il contribue à la
constituer. Sa place ne lui est pas donnée, mais à construire, seul ou avec
d’autres, par des liens privilégiés avec les uns et des alliances avec d’autres,
compte tenu des changements de composition de la famille, des aléas de
l’existence, des affinités personnelles. Concurrences et rivalités,
engouements et désaffections travaillent en permanence les liens familiaux
au sein desquels se forgent les identités en mouvement et se cherchent les
supports de reconnaissance. L’histoire familiale vient ainsi dessiner des
lignes d’élection qui n’épousent pas nécessairement les règles égalitaires de
la dévolution successorale mais que celle-ci va nécessairement mettre en
crise, sinon dramatiser.
Aux États-Unis, les États de common law ont également adopté différentes
dispositions pour limiter la liberté testamentaire : dower and curtesy (dot et
augment de dot ou trousseau) qui protégeait le conjoint survivant,
ultérieurement remplacée par la indefeasible share (part indéfectible), la
community property (biens de communauté), le homestead ou la family
allowance (allocation familiale) qui lui garantissent soit une somme fixe
soit une fraction définie du patrimoine. Toutefois, jusque dans les années
1980, nombre d’États de common law accordent plus de droits aux enfants
qu’aux époux et, en l’absence de descendance directe, une part égale à la
parentèle restante et au conjoint survivant. Des lois comme celle votée par
la Pennsylvanie en 1978, accordent néanmoins au conjoint la totalité de la
succession en l’absence d’enfants et de parents, et lui assurent en tout état
de cause la moitié de la succession. Quant à la législation des États dits de
community property, elle joue sur la moitié des biens conjugaux dans la
mesure où l’autre moitié appartient déjà au conjoint survivant (Shammas et
al., 1987). Ainsi, dans la majorité des États de common law, le conjoint
survivant reçoit, en l’absence de testament, la moitié de la succession en
présence d’enfants de premiers lits, la totalité de la succession (ou une
somme forfaitaire plus la moitié de la succession) en présence d’enfants des
conjoints, et soit la totalité, soit la moitié, soit une somme forfaitaire plus la
moitié de la succession en présence de parents. Dans les États de community
property, le conjoint survivant reçoit en présence d’enfants de premiers lits :
tantôt la moitié des biens propres, tantôt la moitié ou la totalité des biens de
la communauté ; en présence d’enfants des conjoints, tantôt la moitié ou le
tiers des biens propres, et la totalité ou la moitié de la communauté ; et en
présence de parents, soit la moitié de biens propres et la totalité des biens en
communauté, soit la totalité de la succession (Shammas et al., ibid. ).
Toutefois, dans les États ayant adopté le Uniform Probate Code (upc)
promulgué en 1990 pour adapter la législation à l’augmentation des taux de
divorces et de remariages et à la croissance des familles recomposées, les
droits du conjoint survivant ont encore été renforcés puisqu’il reçoit la
totalité de la succession, sauf en présence d’enfants de premiers lits. Les
enfants des conjoints ne reçoivent pas de protection et si le testament
s’écarte des règles de la succession non testamentaire, le conjoint survivant
peut obtenir un certain pourcentage de la succession calculé en fonction des
années de mariage (Willenbacher, 2003).
Cette ultime mise à égalité des enfants, quel que soit le contexte juridique
de leur conception, s’inscrit dans un contexte sociologique où le taux de
divorcialité et le nombre de naissances hors mariage portent à considérer le
droit des enfants indépendamment des unions conjugales dont ils ont été
issus ou membres, et à rehausser les droits successoraux de la filiation. En
vertu de ce principe, tous les enfants ont donc un droit égal à la succession,
si ce n’est que les enfants de premiers lits ont, face au conjoint survivant,
des droits supérieurs à ceux de leurs demi-frères ou demi-sœurs, dans la
mesure où en leur présence, le conjoint survivant de leur auteur est privé de
l’option pour l’usufruit de la totalité des biens. C’est ici le droit de la
famille qui l’emporte sur l’égalité des droits de l’enfant, en établissant à son
profit une disposition qui le protège contre le droit d’usufruit d’un beau-
parent et, plus généralement, des conflits successoraux entre enfants et
beaux-parents.
Les petits-enfants ont également fait leur apparition dans la réforme des
successions de 2006. Après avoir été avantagés sur le plan fiscal, ils sont
désormais légalement admis à bénéficier eux aussi d’une donation-
partage [12]. Jusqu’ici exclusivement réservée aux enfants, cet outil est en
effet désormais ouvert à tous les héritiers présomptifs, frères et sœurs,
neveux et nièces, etc. et petits-enfants. Grâce à ce type de donation-partage
consentie par les grands-parents avec l’accord des parents, ceux-ci
acceptent que leurs enfants soient gratifiés à leur place. Cette extension qui
introduit un degré accru de liberté testamentaire doit par ailleurs « stimuler
l’économie en accélérant la “descente” des biens vers les jeunes générations
» et désamorcer « l’affaiblissement de l’utilité économique des successions
» ; elle est un « moyen de faire circuler la richesse » [13]. L’objectif de cette
réforme se comprend ainsi en liaison avec la suppression de la réserve des
ascendants évoquée plus haut. Celle-ci, en effet, n’est pas considérée « en
phase avec les exigences du développement économique ». Et elle ne le
serait pas davantage avec une « évolution sociale » – le nombre croissant
d’enfants n’ayant plus de liens avec leurs parents – que la loi successorale
vient donc ici entériner [14]. Droit successoral et droit social ne vont ainsi
pas nécessairement de pair. Liquidé par le droit successoral pour mettre fin
à la circulation remontante des patrimoines, le lien patrimonial ascendant
est inversement réactivé au nom d’une solidarité familiale qui peut réclamer
des enfants, en vertu de l’obligation alimentaire due aux parents, qu’ils
couvrent tout ou partie des frais d’hébergement d’une personne âgée
impécunieuse en établissement.
Enfin, derniers venus dans le cercle des successibles, deux personnages que
tout oppose, l’enfant handicapé et le repreneur d’entreprise, cependant
réunis par une qualification libérale commune en vertu de laquelle la loi
leur octroie les bénéfices de libéralités particulières. Significativement,
l’intitulé du titre II du livre III du Code civil « Donations entre vifs et
testaments » a été remplacé par celui de « Libéralités », ce dernier marquant
l’unité conceptuelle de ces deux types d’actes. Outre l’élargissement du
domaine d’application de la donation-partage, la novation majeure du volet
« Libéralités » de la loi de 2006 réside dans l’introduction d’un « pacte
successoral » grâce auquel l’héritier réservataire peut renoncer par
anticipation et de son plein gré à contester les libéralités qui porteraient
atteinte à sa réserve au profit de l’un de ses cohéritiers [15]. Ce dispositif,
tout particulièrement destiné à faciliter la dotation d’un enfant handicapé et
la désignation d’un successeur à l’entreprise familiale (voir infra, p. 94),
marque une inflexion du Code vers l’accroissement d’une liberté
testamentaire cependant entourée de précautions et de garanties
explicites [16]. Introduit en tant que « dérogation limitée et encadrée aux
règles du Code civil protégeant la réserve héréditaire qui est d’ordre public
», ce pacte successoral d’un genre nouveau qui encourage disposants et
héritiers présomptifs à choisir de concert un successeur privilégié (et réduit
la portée du « partage forcé »), travaille donc conjointement au
renforcement du caractère électif de la famille et à l’individualisation du
patrimoine.
Ces questions de filiation (qui est enfant ?), d’héritabilité (qui est héritier ?)
et de perpétuité (jusqu’à quand ?) ne sont cependant pas nouvelles. L’enfant
naturel, jadis illégitime, est entré dans la famille légale et a acquis un statut
d’héritier par étape : d’abord héritier de son géniteur seul, il est devenu en
un second temps héritier de parents plus éloigné à travers lui. De même,
l’enfant adopté par adoption simple peut-il être l’héritier de plus de deux
parents (puisqu’il hérite de ses parents adoptifs et de ses géniteurs). Enfin,
les substitutions et fideicommis permettaient à un individu de faire héritiers
des individus non encore nés et le « trust » américain fait de même. Les
principes juridiques sur lesquels reposent ces antécédents peuvent donc
servir de référence pour répondre aux situations engendrées par des
techniques de procréation et d’identification inédites, et définir les
alternatives entre lesquelles le droit successoral peut se déterminer.
En ce qui concerne le destin des enfants portés par une femme fertilisant les
gamètes du couple ou les gamètes de tiers, c’est la définition de la maternité
qui est en cause ainsi que les droits respectifs des deux ou des trois mères
putatives : la « mère » subrogée, l’épouse et (ou) la femme donneuse
d’ovocytes ; celles des pères également : l’époux et (ou) le père donneur de
spermatozoïdes, quoique le mari de la mère (mais laquelle ?) soit
généralement considéré comme le père. Cette technique, qui est interdite en
Europe mais autorisée dans certains États des États-Unis ou d’Australie, par
exemple, donne lieu à des solutions jurisprudentielles extrêmement
variables d’un État à l’autre. Selon que la maternité est imputée à l’une ou
l’autre « mère » ou à toutes, la succession peut en effet théoriquement
suivre l’une ou l’autre ligne ou les trois. Quant au cas, admis en Espagne
dès 1988 [18], des femmes non mariées désireuses d’assumer seules leur
maternité, ce sont les droits du donneur qui sont en question. Sauf en cas de
don anonyme – qui exclut toute revendication de filiation à l’égard du
donneur –, ce dernier peut en effet aussi bien revendiquer un lien paternité
que se voir imputer une paternité non désirée. La faculté de transmettre du
donneur et celle d’hériter de l’enfant ainsi conçu sont dès lors sujets à
caution. Lorsque l’accord entre les parties est déclaré nul, la jurisprudence
américaine, par exemple, tranche en effet en faveur de la mère subrogée et
de son mari, considérés comme les parents de l’enfant.
En France, c’est l’impôt sur les successions qui, par la loi du 25 février
1901, introduit le premier (avant l’impôt sur le revenu) le principe de
progressivité, inaugurant la portée résolument « moderne » d’un impôt
correcteur des inégalités. Il se substitue alors à un mode d’imposition
proportionnel en vertu duquel chaque succession était taxée au même taux
(variable, on l’a vu, en fonction du degré de parenté). Son impact resta
néanmoins marginal, les taux « raisonnables » appliqués par crainte de
frapper trop lourdement les petits épargnants l’ayant également été aux gros
patrimoines. Or les tranches supérieures appliquées à l’époque concernaient
des parts successorales supérieures à 1 milliard de francs 1998 (environ
152,5 millions d’euros) ; par comparaison, la tranche la plus élevée du
barème actuel concerne les parts successorales supérieures à 1 700 000 €
(soit une division par 100). Si la progressivité des taux a été relevée à
plusieurs reprises dans l’intervalle, et si les grosses successions se sont
effectivement amenuisées dans le même temps, le choix même de ces seuils
trahit le peu de visibilité conférée aux grandes fortunes qui entrent dans la
composition de cette tranche supérieure (Piketty, 2001).
Notes
[1] L’économie rurale repose alors non seulement sur deux systèmes, la
propriété privée et le servage ou le fermage, mais sur la propriété collective
villageoise des communaux, son troisième pilier.
[2] De cujus sont les premiers mots de la locution juridique latine de cujus
bonis agitur (celui ou celle des biens de qui il s’agit) que l’usage emploie
par abréviation.
[3] Les ascendants bénéficient simplement d’un droit de retour d’une part
des biens donnés par les parents à l’enfant défunt.
[4] S’il est marié sous le régime de communauté réduite aux acquêts, cas le
plus fréquent, les biens venant à succession ne concernent en effet que la
moitié des biens du couple, l’autre moitié restant la propriété du conjoint
survivant.
[5] Le remplacement de la réserve en nature par la réserve en valeur
instauré par la loi de 2006 qui permet aux donataires et légataires de
conserver les biens reçus moyennant l’indemnisation des cohéritiers
réservataires n’ayant pas été remplis de leurs droits facilite d’un côté les
partages, mais peut d’un autre en accuser le caractère différenciateur.
[6] Ce sont les « Provision for Family » Acts de 1938 et de 1966, puis le «
Provision for Family and Dependants » Act de 1975.
[7] Il y a presque autant de personnes non parentes que de frères et sœurs
qui héritent.
[8] L’attribution préférentielle permet que certains biens (exploitation
agricole, industrielle ou logement) soient attribués à un seul héritier.
[9] Au Japon, l’enfant illégitime n’a droit qu’à la moitié de la part de
l’enfant légitime. La jurisprudence fait néanmoins état de préoccupations
égalitaires en vertu de la Constitution japonaise et des conventions
internationales.
[10] L’action en retranchement permet à l’enfant d’un premier lit de faire
valoir ses droits réservataires sur la succession d’un parent ayant consenti
des avantages matrimoniaux à son nouveau conjoint dépassant la quotité
disponible spéciale entre époux.
[11] Une observation d’autant plus intéressante qu’elle émane d’une
enquête britannique, dans un contexte où la lignée n’a pas de droits
prédéterminés (Finch et Mason, 2000).
[12] La donation-partage par laquelle le ou les disposants se dépouillent
actuellement et irrévocablement de leurs biens (tout en pouvant conserver
un droit d’usufruit) gratifie plusieurs héritiers entre lesquels les biens sont
partagés, et leur allotit leur part respective. Elle ne deviendra néanmoins
définitive qu’à l’ouverture de la succession, lorsque le nombre d’héritiers et
le quantumde leurs droits respectifs sera déterminé ; elle pourra alors être
éventuellement corrigée si la réserve des héritiers présents n’est pas
complète.
[13] Rapport no 2850 déposé le 8 février 2006 par M. Sébastien Huygue
rapporteur, Successions et libéralités. Travaux préparatoires : Travaux des
commissions.
[14] Rapport no 3122 déposé à la réunion du 6 juin 2006 par M. Sébastien
Huygue rapporteur, Successions et libéralités. Travaux préparatoires :
Travaux des commissions.
[15] Ce dispositif est dit de « renonciation anticipée à action en réduction »
(ou raar).
[16] Sont requis en particulier l’accord des participants et la mention
obligatoire du bénéficiaire au profit duquel est consentie la renonciation.
[17] Terme désignant une personne faisant fonction à la place d’une autre,
employé aujourd’hui pour les donneurs de gamètes et les mères dites «
porteuses ».
[18] La loi française de 1994 est toujours en révision (Assier-Andrieu,
1994).
[19] Certains États prélèvent également une taxe sur le patrimoine ou sur
l’héritage en plus de l’impôt fédéral.
[20] La libéralisation de l’attribution préférentielle permet alors de placer
dans le lot d’un copartageant une entreprise qu’il est le mieux à même de
gérer.
[21] Faculté attribuée aux héritiers réservataires de reconstituer leur réserve
lorsque celle-ci aura été diminuée par des libéralités excédant la quotité
disponible.
[22] Cette exception à l’irrévocabilité des donations concerne la donation
consentie par une personne alors dépourvue de descendance vivante avant
que ne survienne la naissance d’un enfant du donateur (qui peut être décédé
entre-temps).
Chapitre IV
Destin de l’héritage
I. Pensées d’héritage
1. Laisser un héritage
Laisser un héritage plutôt que transmettre : c’est sous cette forme que se
pense aujourd’hui un acte peu anticipé, si l’on en juge par la faible
propension testamentaire constatée dans maints pays, y compris dans les
régimes de liberté testamentaire. En France, à peine 5 % des successions
comportent un testament, et en Grande-Bretagne, moins du tiers. La seule
disposition massivement présente dans les successions françaises d’avant la
réforme de 2002 (qui garantit plus généreusement le conjoint survivant)
était la donation au dernier vivant, disposition de précaution plus que de
transmission. La perspective de la mort, repoussée autant que faire se peut,
joue à l’évidence dans la faiblesse de la pratique testamentaire qui ne
devient significative qu’aux âges avancés [1]. L’adéquation du système
légal aux attentes des disposants explique également le faible recours à des
actes volontaires, quoique la plupart des études réalisées sur le sujet
montrent une forte méconnaissance des règles de dévolution (et de l’impôt
successoral). Or cette méconnaissance traduit en fait la volonté de laisser la
transmission aux bons soins du droit et des héritiers. Ainsi s’expliquent des
pratiques plus silencieuses que prescrites par des propriétaires aussi peu
enclins à écorner l’indéfinition de leur vie qu’à peser sur leurs ayants droit,
conformément aux besoins d’indépendance des générations.
Est-ce à dire qu’il n’y a pas (ou plus) de désir de transmission ? Ne faut-il
pas plutôt voir dans cette forme muette de transmission la forme
contemporaine d’une transmission qui n’est plus contrainte mais librement
consentie ? « Je ne me sens pas obligée de leur laisser quelque chose,
explique une mère à propos de ses enfants, mais j’aimerais bien que la
maison leur revienne. Après ils en feront ce qu’ils voudront » (Gotman,
1988). S’il n’est plus question de se sacrifier pour transmettre un héritage,
encore moins de vivre pauvre pour mourir riche, s’il n’est plus besoin de
léguer de son vivant un outil de travail sur lequel jeunes et vieux devront
vivre, la transmission reste cependant à l’horizon de l’accumulation
patrimoniale des salariés, a fortiori lorsque les générations aînées ont
bénéficié d’une conjoncture économique plus favorable que les plus jeunes,
comme c’est le cas des transmissions à l’heure actuelle.
Leurs cadettes sont, elles, dans une situation différente. Acquises aux
bienfaits d’une aisance plus grande, de la consommation et du crédit, mais
simultanément confrontées à des lendemains moins assurés, elles
envisagent la perspective d’un héritage avec le réalisme qui convient à la
situation effective de parents à la fois propriétaires et assurés de leur
retraite, dont elles sont par ailleurs relationnellement plus proches que ne
l’ont été leurs parents avec leurs propres parents. La cohabitation prolongée
des générations plus négociable et moins subie qu’elle avait pu l’être dans
le contexte économique de l’après-guerre et le différentiel de la situation
vis-à-vis du marché de l’emploi ont contribué à multiplier les échanges
matériels et personnels au sein des familles. Venant à la suite d’aides de
toutes natures, éventuellement de donations, l’héritage peut ainsi acquérir
dans cette configuration une légitimité économique et une normalité
familiale nouvelles.
L’héritage survient par nature après le décès d’un proche (le plus souvent
d’un parent), et le côtoiement, voire le télescopage des deux événements
projette les héritiers dans une situation critique face à laquelle s’improvisent
des rites de transition plus ou moins élaborés de nature à séparer le décès du
partage, voire à lui conserver une certaine solennité : laisser passer « un »
temps, réunir la famille, etc. L’héritage est en effet d’autant plus difficile à «
prendre » qu’il a été laissé plus que transmis, sans message, indications ni
directions. Il en résulte que les biens laissés après et à cause de mort qui
échoient aux héritiers, agissent sur eux en leur imposant un véritable acte
d’appropriation. Cette appropriation est d’autant plus problématique que ces
biens qui continuent à porter la trace de leurs transmetteurs, ne peuvent pas
non plus en être dépouillés. En devenant détenteur des biens du défunt,
l’héritier est celui qui peut lui donner une existence sociale, faire parler le
vase en disant : « c’est ma tante » et ainsi, comme le disait Montaigne, «
allonger [son] être » (Gotman, 1989). En tant que signifiant de la
transmission, l’héritage n’est ni un bien mort, ni le bien d’un mort, mais une
grammaire de la parenté et le témoin de l’histoire familiale continuée. Il est
un langage de la génération, génération d’histoires familiales ou collectives,
qu’il soumet à élaboration singulière. Le sens de l’héritage se présente donc
toujours comme une interprétation, et non comme un donné immédiat.
Interprétation du rapport à la personne du défunt, et interprétation du
rapport aux cohéritiers.
Mais le droit et le fisc ne sont pas seuls en jeu. Les instruments bancaires et
assurantiels acquièrent désormais un espace grandissant dans un contexte
où les réglementations contraignantes de retraite et de protection sociale
n’offrent plus les garanties attendues. Témoins les Equity Release Schemes
et, parmi eux, les Equity Release Home Reversion Schemes offerts au
Royaume-Uni par exemple dans un contexte de liberté testamentaire de
principe où la transmission patrimoniale repose a priori sur la libre
disposition du testateur, à la différence de « l’héritage forcé » français. Il
apparaît néanmoins qu’en dépit de l’idée séduisante qui les inspire, les
dispositifs d’orchestration hypothécaire conçus pour accroître les liquidités
des propriétaires résidents et libérer un surcroît de pouvoir d’achat n’ont pas
rencontré le succès espéré, notamment pour deux raisons : le manque de
confiance dans des systèmes perçus comme complexes, risqués et difficiles
à comprendre, et le statut patrimonial conféré au logement. Lorsqu’ils sont
utilisés, les crédits des Equity Release Schemes ne le sont jamais pour
augmenter la consommation, mais pour des dépenses d’entretien. Plus
significatif est le fait que les seules hypothèques acceptées sur la propriété
du logement visent les dépenses à consentir pour les aides à domicile et
donc pour pouvoir y demeurer (Rowlingson et McKay, 2005). Cette
enquête réalisée au titre de « social policy » confirme ainsi la résistance des
propriétaires à utiliser leur logement en lieu et place d’une assurance sociale
collective qu’ils estiment due à eux par l’État dans la simple mesure qu’ils
ont contribué à la financer.
Dans leur enquête sur l’héritage et la parenté, Janet Finch et Jennifer Mason
(1996) soulignaient la persistance entêtée (stubborn) de l’attachement à la
parenté. Devrions-nous en être surpris ? Quelle institution est plus
instituante que la descendance, l’origine, et donc la famille ? La famille
romaine dont nous avons hérité les conceptions fondamentales par la
continuité du droit est, avons-nous dit, une « corporation qui ne meurt
jamais », et le patrimonium l’incorporation de l’ensemble des générations
reliées par un culte commun. Mais, dira-t-on, sommes-nous toujours des
Romains pour croire encore à la sacralité des biens de famille, et laisser
croire que le patrimoine doit se transmettre pour que la famille ne meure
jamais ? L’héritage, nous l’avons vu, n’est pas une institution naturelle mais
une fiction juridique indéfiniment reconduite et renouvelée dans l’intérêt
public de la transmission (voir chap. II), y compris par la Révolution qui,
pourtant, abolit non seulement les privilèges mais également toutes les
corporations intermédiaires entre l’État et l’individu. Il reste que, à travers
la question de l’héritage et de la prise en charge des membres vieillissants
de la société, deux fonctions de la famille sont mobilisées – la solidarité
horizontale et le principe de descendance –, dont l’État voudrait se
décharger sur un individu dont il conviendra, alors, de se demander par qui
et comment il sera institué.
Notes
[1] Toutefois, les pourcentages de propension testamentaire ne prennent en
compte que les derniers testaments, et non les éventuels testaments
antérieurs.
[2] Rappelons que cette distance est exprimée dans le cadre d’une enquête
sur l’attitude envers la transmission, et ne correspond pas aux pratiques
effectivement observées qui sont, elles, étroitement corrélées avec le niveau
du patrimoine.
Conclusion
Comme la société tout entière dont elle est un noyau, la famille est une
agence de distribution et de redistribution des richesses, de production et de
reproduction sociale et de placement généalogique des individus. La
transmission de l’héritage, comme celle du nom, opère simultanément dans
ces trois registres. Elle sélectionne les membres reconnus, répartit les
bénéfices et, ce faisant, se survit à elle-même. À différentes échelles,
planétaire, biologique, étatique ou familiale, c’est la même question qui est
posée : celle de la fin – du système solaire, de l’espèce biologique, du genre
humain institutionnalisé comme tel –, et partant, de son commencement ;
une question que l’homme veut pouvoir résoudre par la connaissance,
l’action ou les deux. Une question dont il cherche à s’emparer toujours
davantage. Qu’il soit possible désormais de produire des humains au moyen
de produits génétiques fabriqués, et leur succession sera régulée selon les
mêmes moyens, industriels, et selon la même logique, l’économie de
marché. Ce scénario du futur jette une lumière crue sur les enjeux que les
États, en légiférant sur les successions, ont à manier, et que les familles à
l’échelle de leur patrimoine ont à considérer. La fièvre patrimonialisante et
la quête généalogique si puissamment revigorées ne sont-elles pas l’autre
face d’une inquiétude vis-à-vis de la transmission, dont l’héritage, sa figure
la plus concrète et la plus parlante, est à la fois la plus banale et la plus riche
d’enseignements ?
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