Rphi 212 0203
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l’histoire
Jean-Baptiste Vuillerod
Dans Revue philosophique de la France et de l'étranger 2021/2 (Tome 146), pages 203
à 222
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0035-3833
ISBN 9782130828488
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DOI 10.3917/rphi.212.0203
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Comme beaucoup d’autres philosophes au XXe siècle 1, Theodor W.
Adorno a élaboré sa critique des philosophies de l’histoire à partir d’un
dialogue polémique avec Hegel. Cependant, à la différence de ce qui
a pu avoir lieu en France par exemple, où cette critique mêlée de
l’hégélianisme et de la philosophie de l’histoire s’est opérée sans
nuance et sans réserve – chez Deleuze, Foucault, Althusser, Levinas,
Lyotard… –, Adorno a entretenu avec Hegel comme avec la philosophie
de l’histoire un rapport moins tranché et plus équivoque. Parce qu’il a
proposé une « critique immanente 2 » de Hegel, qui vise à le dépasser
de l’intérieur même de sa propre philosophie, et non à le critiquer à
partir d’un point de vue absolument extérieur à sa pensée, Adorno est
parvenu à construire une position profondément originale. Celle-ci
consiste à dénoncer de manière virulente la philosophie hégélienne de
l’histoire tout en conservant sa valeur heuristique et sa capacité à saisir
quelque chose du devenir historique. Nous voudrions ici approfondir et
éclairer ce paradoxe, par lequel le théoricien critique de l’École de
Francfort parvient en même temps à rejeter et à sauver la philosophie
de l’histoire de Hegel.
Notre objectif est d’étudier le rapport d’Adorno à la dialectique
hégélienne, non pas seulement dans une perspective épistémologique,
comme cela a déjà été fait 3, mais dans l’horizon d’une réflexion sur
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Adorno une « métaphysique » de l’histoire « dégagée en quelque sorte
de toute obligation de contrôle historique 5 ».
La raison de ce verdict sévère vient peut-être du fait que, chez
Adorno en particulier, la réflexion sur l’histoire se déploie à au moins
trois niveaux distincts, et que l’articulation de ces trois niveaux n’est
pas évidente à saisir : le niveau d’une histoire originaire, le niveau
d’une philosophie de l’histoire, et enfin celui d’une analyse historique
du capitalisme. Selon notre interprétation, la théorie adornienne de
l’histoire ne doit ni privilégier un de ces niveaux au détriment des
autres – comme le fait par exemple Amy Allen lorsqu’elle affirme qu’il
n’y a aucune philosophie de l’histoire chez Adorno 6 –, ni percevoir une
« tension » irrésoluble entre ces différents niveaux – par exemple entre
une compréhension « historico-critique » de l’Aufklärung, liée au déve-
loppement des sociétés modernes, et une analyse « généalogique »
transhistorique, comme le propose John Abromeit 7. Il faut bien plutôt
tenter de saisir ensemble ces différentes couches d’historicité, en com-
prenant comment elles fonctionnent de manière complémentaire. Dans
cette perspective, nous montrerons comment Adorno dialogue à chaque
fois de manière féconde avec Hegel pour thématiser une dialectique de
la raison qui se déploie dans une histoire originaire et qui trouve sens
au sein d’un renversement de la philosophie de l’histoire et d’une
analyse critique du capitalisme de son temps. Notre conclusion revien-
dra sur le contexte propre à cette réappropriation singulière de l’hégé-
lianisme et sur sa possible actualisation pour une théorie critique
aujourd’hui.
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semble parfaitement s’appliquer à l’ensemble du livre, qui s’ouvre pré-
cisément sur une définition très large de l’Aufklärung comme « pensée
en progrès 9 » et qui remonte, dès son premier chapitre, aux premières
collusions de la raison et du mythe depuis les balbutiements de la
civilisation.
L’enjeu est de pointer le renversement dialectique de la rationalité,
qui au départ vise à « libérer les hommes de la peur » face à la nature,
et à « libérer le monde de la magie », mais qui, faisant cela, produit une
domination qui reprend la forme de la naturalité hostile et du mythe.
La connaissance et la technique se rendent certes maîtresses de la
nature extérieure, mais cela se fait au prix d’une organisation ration-
nelle de la société qui reconduit cette maîtrise dans l’ordre social et
soumet les hommes à la domination. « La raison, écrivent Adorno et
Horkheimer, a toujours sympathisé avec la contrainte sociale 10 », du
fait même que, dans la vie en société, c’est la nature différenciée des
individus eux-mêmes qui se trouve soumise à un fonctionnement global
et indifférencié de l’organisation sociale, à « la domination de l’abstrac-
tion nivelante ». La domination de la nature extérieure se change alors
en domination de ces êtres naturels particuliers que sont les hommes.
Intériorisée, cette domination des hommes se change en domination de
la nature intérieure et développe un sujet unifié et cohérent, obéissant
et prévisible, marqué par « l’identité du moi 11 ». La domination des
règles sociales, rendues autonomes par rapport aux intérêts des indivi-
dus qu’elles devaient pourtant satisfaire, forme alors une « seconde
nature 12 », tout aussi hostile aux hommes et tout aussi cyclique,
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lité propres à toute histoire, un risque qu’encourt virtuellement la raison
à chaque période historique et qui, selon les époques, s’intensifie ou se
relâche. Pour décrire cette virtualité historique, Gilles Moutot a parlé
d’un « retour spectral de ce qui cependant n’eut aucune présence ini-
tiale, revenance de ce qui jamais n’eut lieu 14 ». C’est pourquoi, si Axel
Honneth a eu raison d’insister sur les stratégies rhétoriques déconcer-
tantes de la Dialectique de la raison comme autant d’outils pour mettre
au jour les pathologies sociales de nos sociétés 15, et si Gérard Raulet
a montré avec pertinence que la forme essayiste de l’ouvrage tendait à
annuler la valeur scientifique de son propos 16, il ne faut néanmoins pas
limiter l’histoire originaire qu’elle décrit à ces dimensions et souligner
également la valeur heuristique du schème dialectique du renversement
de la raison en domination pour comprendre certaines tendances his-
toriques.
Cela explique que l’idée d’une dialectique de la raison donne lieu
à un double projet chez Adorno : d’une part, celui d’une nouvelle philo-
sophie de l’histoire, qui reprendrait sur un mode inversé la philosophie
de l’histoire de Hegel ; d’autre part, celui d’une analyse du capitalisme
contemporain qui résulte de cette philosophie de l’histoire originale. Le
premier poursuit la philosophie hégélienne de l’histoire en l’inversant,
parce qu’Adorno montre que le sens de l’esprit du monde n’est pas tant
le progrès de la raison et de la liberté que celui de la domination, ou
plutôt que le progrès de la raison et le progrès de la domination ne
constituent qu’un unique mouvement qui donne sa signification à l’his-
toire du monde. Ce sont ici les leçons sur la Philosophie de l’histoire
de Hegel qui sont reprises de manière critique par Adorno dès sa colla-
boration avec Horkheimer pour la Dialectique de la raison. En effet, le
fragment intitulé « La critique de la philosophie de l’histoire » renverse
l’hégélianisme en affirmant qu’« une construction philosophique de
l’histoire universelle devrait montrer comment, en dépit de tous les
détours et de toutes les résistances, la domination cohérente de la
nature s’impose de plus en plus nettement et intègre toute intério-
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rité 17 ». La Dialectique de la raison n’approfondit cependant pas ce
thème, et nous verrons qu’Adorno lui donnera toute sa profondeur dans
la Dialectique négative en 1966, mais aussi dans son texte de 1962 sur
« Le progrès » 18 et dans son cours de 1964 sur l’histoire et la liberté 19.
Cette nouvelle philosophie de l’histoire donne cependant lieu à une
critique du capitalisme dès l’ouvrage co-écrit avec Horkheimer. Il a été
remarqué que la deuxième version de la Dialectique de la raison, celle
de 1947, avait été l’occasion de modifier certains passages de la version
de 1944 en enlevant une part du vocabulaire marxiste 20. Cette dispari-
tion du soubassement marxiste de l’ouvrage pourrait venir renforcer
l’idée que l’on n’y trouverait qu’une anthropologie universelle, ou ce
qu’Adorno et Horkheimer nomment eux-mêmes une « anthropologie
dialectique 21 ». Cependant, comme le souligne Katia Genel, cette
anthropologie est dite « dialectique » justement parce qu’elle est insé-
parable d’une société historique donnée et qu’elle ne présuppose par
conséquent aucune essence universelle de l’homme, indépendamment
des conditions sociales dans lesquelles il vit 22. Il reste ainsi question,
dans la dernière version du livre, du « destin du capitalisme 23 » et de
« l’absurdité du capitalisme autoritaire 24 ». La partie sur « Juliette ou
raison et morale » montre comment l’on voit à l’œuvre chez Kant, Sade
et Nietzsche la cruauté propre à la raison capitaliste bourgeoise, et
celle sur « La production industrielle de biens culturels » dévoile
17. Theodor W. Adorno, Max Horkheimer, Dialectique de la raison, op. cit.,
p. 239.
18. Theodor W. Adorno, « Le progrès » (1962), in Modèles critiques, tr. fr. M.
Jimenez et É. Kaufholz, Paris, Payot, 2003, p. 177-198.
19. Theodor W. Adorno, Zur Lehre von der Geschichte und von der Freiheit
(1964-65), Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2006.
20. Voir les notes de Willem van Reijen et Jan Bransen à Max Horkheimer,
Gesammelte Schriften. Band 5, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 1987, p. 456-457.
21. Theodor W. Adorno, Max Horkheimer, Dialectique de la raison, op. cit.,
p. 20.
22. Katia Genel, Autorité et émancipation. Horkheimer et la Théorie critique,
Paris, Payot, 2013, p. 156.
23. Theodor W. Adorno, Max Horkheimer, Dialectique de la raison, op. cit.,
p. 53.
24. Ibid., p. 68.
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d’une certaine organisation sociale particulière et que le capitalisme en
est sans aucun doute une forme paroxystique. Nous verrons ainsi que
le renversement de la philosophie de l’histoire de Hegel conduit Adorno
à une analyse précise du capitalisme de son temps
Il faut bien voir cependant que le rôle de Hegel dans l’ouvrage de
1944 est loin d’être limité à celui de l’auteur des leçons sur la Philoso-
phie de l’histoire. Il y est en effet crédité d’avoir, avec Nietzsche,
reconnu la « dialectique de la raison », c’est-à-dire d’avoir compris le
destin funeste de la rationalité et le renversement de celle-ci en son
contraire 25. Comment comprendre cette référence à Hegel dans
l’ouvrage de 1944 ?
En premier lieu, il n’est pas impossible qu’Adorno et Horkheimer
aient en vue le mouvement général de la dialectique, ou plutôt du
moment dialectique dans le procès logique, par lequel une détermina-
tion passe en son contraire de manière immanente 26. On trouve ainsi
nombre de renvois très généraux et vagues à la « dialectique » hégé-
lienne dans les notes et fragments de l’époque 27. Cette référence à la
dialectique reste très allusive et ne fait pas véritablement droit à la
manière très différenciée avec laquelle Hegel fait usage du terme dans
sa propre philosophie, mais elle semble opératoire pour penser le ren-
versement de la raison en déraison, le retournement de l’Auklärung en
mythologie.
Il est possible aussi qu’Adorno et Horkheimer visent certains textes
du jeune Hegel, en particulier dans sa période francfortoise, lorsqu’il
rédige L’Esprit du christianisme et son destin et qu’il dénonce la domina-
tion que le concept exerce à l’égard de la vie et de la nature, tout en
montrant comment cette domination se retrouve dans le rapport entre
25. Ibid., p. 59 : « Nietzsche fut l’un des rares philosophes après Hegel qui
reconnut la dialectique de la raison. »
26. Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques
en abrégé, tr. fr. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 2012, § 81, p. 168.
27. C’est par exemple le cas lorsqu’il est question de manière vague du « prin-
cipe de la dialectique », cf. Theodor W. Adorno, Max Horkheimer, Le Laboratoire
de la Dialectique de la raison, op. cit., p. 270.
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de l’esprit ont retenu leur attention au point d’être explicitement men-
tionnés dans la Dialectique de la raison. Le premier est le fameux cha-
pitre IV, A de la Phénoménologie consacré à la dialectique de la
domination et de la servitude. Le texte est en effet cité par Adorno et
Horkheimer lorsqu’il s’agit de discuter l’épisode d’Ulysse et des
Sirènes. Ulysse incarne la figure du maître qui ne travaille pas, il « se
fait remplacer dans le travail 29 » et, alors que ses matelots s’activent,
il reste attaché au mât du navire, comme paralysé et atrophié du fait
même de son statut supérieur. Cette fixation, les auteurs de la Dialec-
tique de la raison la pense comme une allégorie des multiples « régres-
sions » que connaissent les dominants du fait de leur position. Privée
du travail, « l’imagination s’atrophie » et l’on observe un « rétrécisse-
ment de l’intellect », un « appauvrissement du penser et de l’expé-
rience ». La division du travail, en particulier entre supérieurs et
subordonnés, a ainsi constitué un gage de progrès au prix d’une régres-
sion accrue, si bien que le maître apparaît comme tout autant piégé par
la machine sociale que l’esclave : « L’esclave reste asservi corps et
âme, le maître régresse. Aucune domination n’a encore su éviter de
payer ce prix, et la cyclicité de l’histoire s’explique en partie par cette
déréliction, qui est l’équivalent du pouvoir. » Hegel est crédité pour
avoir compris ce renversement inévitable.
L’autre texte de Hegel que citent Adorno et Horkheimer est celui
consacré aux Lumières et à leur prolongement dans la Terreur, au cha-
pitre VI, B de la Phénoménologie de l’esprit. Hegel y montrait en effet
comment le triomphe de l’Aufklärung sur la foi et la superstition abou-
tissait à la suprématie d’une raison universelle qui, dans son application
au monde, ne peut prendre la forme que d’une « furie du disparaître »
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litaire ». Seulement, là où Hegel semblait – dans ce texte du moins –
parler des Lumières françaises, la Dialectique de la raison propose
d’étendre le propos à un mouvement plus général de la rationalité :
« Ce n’est pas seulement l’Aufklärung du XVIIIe siècle qui est erreur,
ainsi que l’affirmait Hegel, mais – il le savait mieux que personne –,
le mouvement même de la pensée 32. »
La philosophie hégélienne apparaît ainsi comme une pièce centrale
pour saisir la dialectique de la raison. Que l’on privilégie une idée très
large de la dialectique ou bien une référence implicite aux textes de
jeunesse, ou bien que l’on s’intéresse aux analyses plus précises de la
Phénoménologie de l’esprit, il ne fait pas de doute que Hegel aurait
perçu le renversement de la rationalité en son contraire. L’« histoire
originaire » qu’Adorno et Horkheimer cherchent à expliciter en remon-
tant symboliquement aux premiers instants de la civilisation se reven-
dique ainsi très clairement d’une inspiration hégélienne forte.
30. Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Phénoménologie de l’esprit, tr. fr. B. Bour-
geois, Paris, Vrin, 2006, p. 502.
31. Theodor W. Adorno, Max Horkheimer, La Dialectique de la raison,
op. cit., p. 24.
32. Ibid., p. 37.
33. Georg Wilhelm Friedrich Hegel, La Philosophie de l’histoire, éd. M.
Bienenstock, Paris, Librairie générale française, 2009.
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voyait dans l’histoire le déploiement d’un progrès de la raison et de la
liberté, force est d’admettre que l’expérience nous a révélé, tout au
contraire, que le mal avait triomphé historiquement. La raison en est
que le développement de l’organisation sociale dans l’histoire a de plus
en plus fabriqué cette organisation et les règles qui la font fonctionner
comme des entités autonomes par rapport aux individus constituant la
société. Apparaît alors un antagonisme entre le tout et ses parties, entre
la société dans son ensemble et les individus qui la composent ; et
parce que cet antagonisme passe au cœur même des sujets et de la
société (les individus n’existant pas sans la société, et la société n’exis-
tant pas sans les individus), l’opposition antagonique doit être pensée
comme une contradiction profondément tragique, comme une schize qui
déchire le corps, aussi bien le corps individuel que le corps social :
L’esprit du monde existe, mais il n’est pas un, il n’est pas esprit, mais il
est précisément le négatif que Hegel rejeta loin [de] lui sur ceux qui doivent
lui obéir et dont la défaite redouble le verdict selon lequel leur différence par
rapport à l’objectivité serait le non-vrai et le mal. L’esprit du monde devient
une entité autonome par rapport aux actes individuels […]. Au-dessus des
têtes, il traverse les sujets et, en tant que tel, il est a priori marqué par un
antagonisme 35.
À mesure que l’organisation sociale se rationalise dans son fonction-
nement, elle devient de plus en plus irrationnelle eu égard aux besoins
des hommes qu’elle avait pourtant pour fin de satisfaire. « La raison de
l’Esprit du monde est – et cela ne date pas d’aujourd’hui – la déraison
face à la raison potentielle, face à ce dont il diffère : l’intérêt global
des sujets individuels en leur réunion 36. » Le renversement pointé dans
l’histoire originelle de la Dialectique de la raison semble ici investi
pour interpréter l’ensemble de l’histoire du monde. C’est la raison pour
laquelle Adorno continue de faire de l’histoire universelle un objet phi-
losophique légitime, sans quoi l’on risquerait de tomber dans un pur
positivisme, qui se contente d’étudier des faits isolés et des événements
34. Theodor W. Adorno, Dialectique négative (1966), tr. fr. Collège de Philoso-
phie, Paris, Payot, 2003, p. 367.
35. Ibid., p. 367-368.
36. Ibid., p. 383-384.
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et les phases de l’histoire dans leur discontinuité et leur éparpillement
chaotique ». Or une telle continuité n’est autre que le mouvement
pointé par la Dialectique de la raison : « unité qui, de domination sur
la nature, se métamorphose progressivement en domination sur l’homme
pour finir en domination sur la nature intérieure ».
Hegel avait donc raison sur le fait qu’il était possible d’unifier dans
un même horizon l’ensemble de l’histoire du monde. Mais il s’était
trompé sur le sens et l’orientation de cette histoire. En ce sens, « Hegel
est ainsi vérifié jusqu’à l’horreur et placé la tête en bas 38 », et si l’his-
toire universelle doit bel et bien être écrite, c’est comme histoire de la
catastrophe, et non comme histoire du progrès, de sorte que l’émancipa-
tion prenne pour objectif la négation de cette histoire, la rupture avec
ce qui a déjà eu lieu, et non son accomplissement. « L’histoire univer-
selle doit être construite et niée », en conclut Adorno.
C’est très exactement dans cette perspective qu’il faut comprendre
la reprise adornienne d’une métaphysique de l’histoire, alors qu’il ne
cesse de critiquer l’ontologie de Heidegger. Sa possibilité même se loge
dans l’invariance historique du malheur : « Le bonheur n’est pas un
invariant ; seul est un invariant le malheur, qui trouve son essence
dans la perpétuation du même 39. » Cette réévaluation inversée de la
métaphysique hégélienne de l’histoire chez Adorno prend la forme
d’une « ontologie négative » pour laquelle « les existentiaux de l’his-
toire sont la domination et la non-liberté 40 », mais elle ne retombe
cependant pas dans les travers classiques de l’ontologie. Il faut bien
comprendre que l’invariance historique du malheur, comprise depuis
l’histoire originelle de la Dialectique de la raison, est une invariance
empirique qui n’échappe pas à l’histoire. Ce n’est pas une vérité éter-
nelle de l’être, mais une orientation empirique de l’étant historique,
que l’on peut certes observer à chaque époque, mais que nulle loi
transcendante ne vient fonder. L’erreur de l’ontologie, et en premier
lieu de l’ontologie hégélienne, telle que la lit Adorno, est d’avoir fondé
le mouvement de l’histoire sur un mouvement anhistorique qui non
seulement le rend nécessaire, mais qui, du même coup, le légitime en
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affirmant qu’il est rationnel et ne pourrait être autrement. « Être
d’accord pour que rien ne change jamais, c’est discréditer, en la quali-
fiant d’éphémère, la pensée qui proteste contre l’état de fait. Un tel
revirement vers l’atemporalité n’est pas quelque chose d’extérieur à la
dialectique et à la philosophie de l’histoire hégéliennes 41. »
Chez Hegel, par conséquent, « l’histoire […] acquiert la qualité de
l’anhistorique 42 ». Or c’est précisément avec cette anhistoricité que
cherche à rompre la métaphysique « négative » de l’histoire d’Adorno.
Celle-ci se fonde sur un invariant empiriquement observable – le
triomphe du malheur et de la déraison dans l’histoire –, mais ne déduit
pas ce constat historique d’une loi immuable de l’être. Le fait et le droit
ne doivent pas être mélangés, c’est la seule condition pour que les
hommes puissent rompre avec leur histoire passée, dans laquelle a
régné la domination. Car pour penser cette brèche dans l’ordre des
choses, il faut penser les étants concrets et non l’être en général, il
faut appréhender l’histoire réelle et non le temps d’un point de vue
métaphysique, c’est-à-dire qu’il faut passer d’un fondement transcen-
dant à l’immanence des pratiques de domination et de liberté, sans
quoi les potentialités réelles du cours du monde resteraient étouffées
par quelque destin de l’être ou de l’esprit 43.
La possibilité de l’utopie se loge exactement dans cet écart entre
l’empirique et le transcendantal, entre le fait et le droit, qui sépare la
philosophie adornienne de l’histoire de la philosophie hégélienne. Marx
obtient le premier rôle ici, lui qui avait vu, contre Hegel, la « possibilité
d’abolir ces lois 44 » de l’histoire qui dominent les hommes. « Marx ne
dénonce pas seulement la transfiguration hégélienne, mais l’état de fait
auquel elle rend justice. » Les analyses du Capital, qui montre
comment les lois du capitalisme conduisent à son propre effondrement,
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listes, telle que Marx l’a entreprise, qui, seule, peut remettre en cause
le verdict apologétique de Hegel sur les sociétés modernes.
Dans son texte sur « Le progrès », Adorno attribue cependant à
Marx la même « téléologie immanente et la conception de l’humanité
comme sujet de tout progrès 46 » que l’on trouverait dans toute philoso-
phie de l’histoire, de saint Augustin à Hegel. Les philosophies de l’his-
toire de Hegel et de Marx ne seraient pas parvenues à penser le progrès
négativement comme discontinuité historique et comme « guerre contre
le triomphe du mal radical 47 ». Elles y auraient vu l’accomplissement
d’un esprit du monde ou d’une essence de l’homme anhistorique, là où
Adorno refuse ces hypostases métaphysiques et choisit de penser le
progrès sans le charger d’un contenu positif, à la manière dont le com-
munisme est décrit dans L’Idéologie allemande : le mouvement qui
abolit l’état de choses existant. C’est tout le sens de l’utopie négative
d’Adorno qui se joue ici, en tant qu’elle constitue une aspiration « inef-
fable 48 » et qu’elle exige une transformation profonde de l’ordre social
sans pour autant prétendre pouvoir à l’avance préfigurer, à partir de ce
qui existe déjà et des tendances en cours, les conditions d’une société
juste. « L’utopie », selon lui, est avant tout « la critique de l’exis-
tant 49 » et non la promesse que les lendemains qui chantent seraient
le résultat logique et nécessaire des malheurs d’aujourd’hui.
Par conséquent, si la force de Marx est d’avoir vu, à la différence
de Hegel, le malheur produit par le capitalisme et d’avoir analysé celui-
ci en décrivant ses tendances et ses contradictions, son erreur, dans
le Capital en tout cas, est néanmoins d’avoir vu cru que les tensions
contradictoires de la société capitaliste l’entraînaient nécessairement et
mécaniquement vers son dépassement dans la société communiste. Il
convient donc de lui opposer comme à Hegel l’idée d’une rupture radi-
cale et utopique avec le mouvement historique en cours – une rupture
qui, comme l’avait pensée Walter Benjamin dans ses Thèses sur le
concept d’histoire, ne serait en rien nécessité par le cours ordinaire de
l’histoire et irait « à contre-courant 50 » de ce qu’a signifié jusqu’à ici
le progrès comme accroissement de la domination sur la nature. Les
brèches utopiques qu’Adorno appelle de ses vœux ne peuvent par
conséquent être situées qu’en rupture avec les tendances dominantes à
l’œuvre dans nos sociétés, en rapport de discontinuité profonde avec ce
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que l’ordre social a été jusqu’à ce jour.
Les hommes sont toujours ce que, d’après l’analyse marxienne, ils étaient
vers le milieu du XIXe siècle : des appendices de la machinerie ; il faut com-
prendre par là non plus seulement, de manière littérale, les ouvriers qui
doivent se conformer à la constitution des machines qu’ils manient, mais bien
au-delà, dans un sens métaphorique : les hommes sont contraints, jusque dans
leurs mouvements les plus intimes, à s’insérer, comme porteurs d’un rôle, au
sein du mécanisme social, et à se modeler sur lui sans laisser subsister le
moindre espace où se réfugier 53.
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La situation, par rapport à Marx, a certes évolué. D’une part, confor-
mément au constat qu’avait dressé Horkheimer en 1937 dans « Théorie
traditionnelle et théorie critique », les besoins des individus étant de
plus en plus préformés par la société, les hommes sont « totalement
passés sous contrôle », si bien que la prise de conscience révolution-
naire du prolétariat que Marx espérait en son temps a été rendue impos-
sible 54. Cela ne signifie pas que l’antagonisme entre les classes
dominantes et les classes dominées n’existe plus, mais qu’il tend à être
de plus en plus ineffectif, virtuel et latent. D’autre part, la domination
sociale ne touche plus seulement les masses dominées, « mais aussi
ceux qui disposent des moyens de production et leurs associés ». La
domination, en effet, tend de plus en plus à devenir « anonyme » et
concerne tous les individus, sans exception, au sein de la société. Ce
qui veut dire que la domination de classe se double d’une domination
du tout social sur les individus – domination commune à toutes les
classes.
Ces évolutions expliquent que les analysent d’Adorno se
concentrent sur la question de l’industrie culturelle, et qu’elles
reprennent en partie les thèses de Friedrich Pollock sur le capitalisme
monopolistique d’État. La Dialectique de la raison expose en effet l’idée
selon laquelle la mystification des masses, dans le capitalisme tardif,
passerait par la réduction des biens culturels à la logique marchande.
« Pour le moment, la technologie de l’industrie culturelle n’a abouti
qu’à la standardisation et à la production en série, sacrifiant tout ce qui
faisait la différence entre la logique de l’œuvre et celle du système
social 55. » La production industrielle des biens culturels à travers les
films, la radio, la musique (en particulier le jazz) participe pleinement
à l’idéologie en nivelant les intelligences et en uniformisant les esprits.
Là où l’aliénation, au XIXe siècle, avait lieu essentiellement dans le
53. Id.
54. Ibid., p. 92.
55. Theodor W. Adorno, Max Horkheimer, La Dialectique de la raison,
op. cit., p. 130.
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hautement problématique issue d’un détournement du contenu initial
de la culture, au profit de l’industrie capitaliste 56 », une situation dans
laquelle l’individu et la singularité de ses expériences disparaissent
toujours davantage au profit d’un vécu stéréotypé et marchandisé.
La contrepartie politique de l’industrie culturelle avait été analysée
par F. Pollock, auquel la Dialectique de la raison est dédicacée, comme
y insiste avec raison Manfred Gangl 57. Pollock avait montré que le
propre du capitalisme tardif est d’avoir fait basculer le libéralisme dans
une économie de monopole dirigée par l’État : ce processus marquerait
le passage de l’ère libérale, où l’individu était au centre de l’activité
sociale, à une société capitaliste pilotée par une administration étatique
par rapport à laquelle l’individu n’a plus aucune marge de liberté. Dans
son livre co-écrit avec Horkheimer, et dans ses autres écrits, Adorno
fait sienne cette idée d’une disparition de l’individu dans la grande
machinerie sociale et bureaucratique. On notera toutefois, avec Katia
Genel 58, que la question de l’État est à relativiser dans la philosophie
adornienne, qui retient davantage de Pollock l’idée d’une annihilation
de l’individualité toujours plus poussée au sein de l’organisation sociale
du capitalisme tardif, en contraste avec l’époque libérale du premier
capitalisme. Adorno reconnaît comme Pollock que l’État a une fonction
importante dans le développement du capitalisme en général, et du
capitalisme tardif en particulier, mais il le considère comme étant lui-
même pris dans une logique sociale qui le dépasse et dont il constitue
une institution parmi d’autres – les institutions propres à l’industrie
culturelle n’étant pas moins essentielles dans cette logique. Il s’inté-
resse par ailleurs peu aux différences qui caractérisent les différents
types d’États, considérant qu’il y a une continuité entre les États démo-
cratiques et les États fascistes et totalitaires 59. C’est donc essentielle-
ment depuis l’idée d’une disparition tendancielle de l’individu libéral
qu’il aborde la question pollockienne de l’État.
On retrouve ici le rôle central qu’Adorno accorde à Hegel dans ses
analyses du capitalisme, puisque l’auteur des Principes de la philoso-
phie du droit aurait traduit théoriquement ce que les Minima moralia
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nomment « la dissolution du sujet 60 ». C’est en effet « surtout dans la
philosophie du droit que Hegel rendit un culte au cours des choses 61 »,
dont l’hostilité envers l’individualité est un caractère central. Dans la
dédicace des Minima moralia, c’est essentiellement la théorie hégé-
lienne de la société civile – le deuxième moment de la troisième partie
des Principes de la philosophie du droit, consacrée à « l’éthicité » (Sitt-
lichkeit) – qui concentre l’attention d’Adorno. Hegel y apparaît comme
un idéologue du libéralisme, en tant qu’il aurait « [hypostasié] la société
bourgeoise et sa catégorie fondamentale qui est l’individu 62 ». C’est la
reprise hégélienne de la théorie de la main invisible de Smith qui est
visée par Adorno, celle-ci postulant qu’une certaine harmonie se déga-
gera d’elle-même de la poursuite égoïste des intérêts individuels et de
leurs antagonismes. Le « paradoxe » que relève Adorno dans cette
théorie est que, paradoxalement, c’est le point de vue de la totalité
sociale, et non celui de l’individu, qui règne dans cette théorie libérale :
« L’idée d’une totalité, harmonieuse à travers même ses antagonismes,
oblige [Hegel] à ne concéder dans la construction du tout qu’une place
réduite à l’individuation, quand bien même il lui assigne un rôle moteur
au sein du processus 63. » En formulant philosophiquement l’idéologie
du libéralisme dans les Principes, Hegel aurait révélé malgré lui la
fausseté de l’individu bourgeois, sa fausse individualité et son dépasse-
ment dans une totalité sociale qui lui est hostile.
Selon la Dialectique négative, cette répression de l’individu au sein
même du capitalisme libéral qui le place pourtant au centre de son
organisation se donne à voir dans la défense que Hegel propose du
droit moderne. C’est cette fois la première partie des Principes de la
philosophie du droit sur le « droit abstrait », et son application au sein
59. La Dialectique de la raison affirmait ainsi que « des pays totalitaires aux
autres pays, les bâtiments administratifs et les centres d’expositions industrielles
se ressemblent presque tous par leur décoration » (op. cit., p. 129).
60. Theodor W. Adorno, Minima moralia. Réflexions sur la vie mutilée (1951),
tr. fr. J.-R. Ladmiral et É. Kaufholz, Paris, Payot, 2003, p. 10.
61. Theodor W. Adorno, Dialectique négative, op. cit., p. 374.
62. Theodor W. Adorno, Minima moralia, op. cit., p. 13.
63. Ibid., p. 12.
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l’individu à l’État : « Dans un des passages les plus célèbres de sa
Philosophie du droit, Hegel se réclame de la phrase attribuée à Pytha-
gore : la meilleure façon de faire l’éducation éthique de son fils serait
de l’instituer citoyen d’un État pourvu de bonnes lois 65. » La valorisa-
tion par Hegel de l’individu moderne masquerait mal, selon Adorno,
qu’à ses yeux « l’ordre est bon a priori 66 » et que l’ensemble des méca-
nismes de la culture, dans les Principes de la philosophie du droit,
apparaissent comme « quelque chose d’hostile au sujet 67 ».
Les Principes de la philosophie du droit sont ainsi dépeints par
Adorno comme un témoignage idéologique symptomatique du passage
du libéralisme au capitalisme tardif, marqué par la suprématie étatique
et la disparition de l’individu – ce qui rejoint en grande partie les
hypothèses de Franz Rosenzweig dans Hegel et l’État, auquel Adorno
ne se réfère cependant pas explicitement, mais qui défendait déjà l’idée
que la valorisation de l’individu chez le jeune Hegel aurait progressive-
ment laissé la place à l’apologie de sa répression par l’État prussien
dans sa pensée de la maturité 68. L’idée d’Adorno est que la libération
de l’individualité à l’époque bourgeoise s’est peu à peu renversée en
son contraire, et que l’autonomie individuelle est précisément ce qui a
entraîné un renforcement du primat de la totalité. La Dialectique néga-
tive explique ainsi que la naissance moderne de l’État-nation et de
« l’unité administrative 69 » a été la contrepartie nécessaire de la libéra-
tion anarchique des intérêts égoïstes dans la période libérale du capita-
lisme. Se trouve énoncée la thèse selon laquelle « sans des moyens
irrationnels efficaces, l’irrationalité des fins de la société bourgeoise
n’aurait guère pu être stabilisée ».
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Il y aurait une « propension quasi gravitationnelle de la civilisation
occidentale à évoluer vers des formes totales », synonymes de « ruine
de l’individu 71 ». Adorno reprend ici à son compte les thèses de
Pollock sur le capitalisme d’État et le passage de l’ère libérale à une
société capitaliste pilotée par une administration étatique par rapport à
laquelle l’individu n’a plus aucune marge de liberté 72. Or c’est précisé-
ment ce passage qu’expriment de manière exemplaire les Principes de
la philosophie du droit, qui promeuvent l’individu tout en sanctifiant sa
disparition au profit de la totalité sociale et de l’État. Le portrait de
Hegel est alors celui d’un fidèle témoin idéologique des tendances de
son époque.
*
* *
70. Ibid.
71. Theodor W. Adorno, « À propos de la logique des sciences sociales »
(1962), in Le Conflit des sociologies, tr. fr. P. Arnoux, J.-O. Bégot, J. Christ, G.
Felten, F. Nicodème, Paris, Payot, 2016, p. 191.
72. Theodor W. Adorno, « Capitalisme tardif ou société industrielle ? », art.
cit., p. 95 : les rapports de production « ne sont désormais plus des rapports de
production fondés uniquement sur la propriété, mais sur l’administration, y compris,
tout en haut de l’échelle, le rôle de l’État comme capitaliste global ».
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aujourd’hui ? Bien que ce soit dans le but de la critiquer, Axel Honneth
a insisté très justement sur le contexte de son élaboration, en notant
que s’y reflètent « l’expérience du fascisme en Allemagne et celle de
l’exil américain 73 ». Il ne fait en effet aucun doute que la philosophie
d’Adorno a été marquée par les horreurs fascistes du XXe siècle et par
le consumérisme marchand extrême auquel il a été confronté aux États-
Unis après qu’il a été contraint de quitter l’Allemagne durant les années
1930. Sa pensée sur l’histoire s’est assurément construite dans ce
contexte qui est lui-même historique et qui a donné lieu à des expé-
riences situées. Faut-il cependant, comme le prétend A. Honneth,
limiter la théorie de l’histoire d’Adorno à ce contexte et considérer
qu’elle ne correspond plus aux développements des sociétés modernes
au cours du second XXe siècle ?
Il nous semble qu’il faut répondre négativement à cette question.
D’une part, les analyses d’Adorno continuent de se développer dans les
années 1950 et 1960, et sa philosophie de l’histoire ainsi que ses ana-
lyses du capitalisme trouvent leur aboutissement et leur formulation
définitive dans la Dialectique négative, en 1966. À l’évidence, Adorno
n’a nullement considéré que les évolutions sociales après la seconde
guerre mondiale avaient restreint les considérations ébauchées dans la
Dialectique de la raison à une parenthèse historique dépassée et rendue
inactuelle. D’autre part, si l’on ne se situe plus du point de vue dont
Adorno se rapportait à ses propres thèses sur l’histoire, mais si l’on se
demande ce que sa théorie sur l’histoire nous permet de thématiser et
de comprendre sur les évolutions contemporaines de nos sociétés, alors
il est possible d’y reconnaître une certaine actualité et une actualisation
possible. Les revendications sociales actuelles (concernant l’écologie,
le féminisme, le racisme, le travail…) témoignent de la pertinence
d’une pensée qui a su reconnaître la persistance d’effets de domination
au sein de la rationalité moderne et des sociétés capitalistes. En renver-
sant la philosophie hégélienne de l’histoire à partir d’une histoire origi-
naire de la dialectique de la raison, Adorno n’est pas retombé dans une
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Université de Namur
Sophiapol (Université Paris Nanterre) et Triangle (ENS Lyon)
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