Anthropo de La Ville Dans La Ville
Anthropo de La Ville Dans La Ville
Anthropo de La Ville Dans La Ville
internationales
vol. 18 - n°3 | 2002
L'étranger dans la ville
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/remi/2646
DOI : 10.4000/remi.2646
ISSN : 1777-5418
Éditeur
Université de Poitiers
Édition imprimée
Date de publication : 12 décembre 2002
Pagination : 93-105
ISBN : 2-911627-32-6
ISSN : 0765-0752
Référence électronique
Alain Hayot, « Pour une anthropologie de la ville et dans la ville : questions de méthodes », Revue
européenne des migrations internationales [En ligne], vol. 18 - n°3 | 2002, mis en ligne le 09 juin 2006,
consulté le 20 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/remi/2646 ; DOI : 10.4000/remi.2646
© Université de Poitiers
Pour une anthropologie de la ville et dans la ville : questions de méthodes 1
on sait que tout établissement humain est à la fois organisation sociale et unité
territoriale. Avec Claude Lévi-Strauss, l’espace, l’organisation territoriale du village tribal,
apparaît comme une référence essentielle dans les processus de reproduction sociale
(1958). André Leroi-Gourhan nous montre à quel point la pratique et l’adhésion à un
territoire dépendent à la fois de la connaissance que le groupe en a, et du temps qu’il
passe à l’acquérir et à construire un rapport techno-économique et symbolique avec lui
(1964).
16 Contrairement à la sociologie qui a souvent traité des relations ou des rapports sociaux
comme s’ils se déroulaient sur un coussin d’air, ou bien considérait qu’un espace n’était
qualifié que par ce que les hommes y effectuaient1, la tradition ethnologique ne sépare
jamais l’étude des rapports entre les hommes de celle des rapports des hommes à leur
milieu.
17 La ville moderne échapperait-elle à une telle démarche ? Sa dimension, la désorganisation
sociale qu’elle connaît, l’individualisation des comportements que chacun croit déceler,
provoqueraient-ils une crise irréversible de la territorialité ? l’École de Chicago,
paradoxalement, propose à cette question des réponses non univoques.
L’école de Chicago
18 Il convient de constater que, malgré l’effort effectué par Halbwachs dans les années
trente, et quelques références éparses (par exemple C. Lévi-Strauss dans Anthropologie
structurale), L’École de Chicago est globalement restée méconnue en France, y compris au
sens strict du terme, puisque ses principaux travaux vont attendre longtemps avant
d’être traduits. Si René Duchac (1969) lui consacre une thèse à la fin des années soixante,
il faut attendre la fin de la décennie suivante pour qu’un courant se crée en France en
faveur de cette école, que les textes essentiels soient publiés, que des enquêtes soient
menées sur la base des problématiques initiées par ses principaux théoriciens. Entre
temps, il y avait eu la critique de M. Castells (1970). Mais tout semble se dérouler
aujourd’hui comme si nous étions passés d’une critique réductrice des problématiques de
Chicago à une adoption enthousiaste et sans débat critique réel de ses résultats, et peut-
être surtout de ses présupposés théoriques et méthodologiques.
19 Critique réductrice : cette école a été taxée d’écologisme (survalorisation du rôle du cadre
écologique dans la structuration des comportements sociaux) et de culturalisme
(définition d’une culture urbaine issue de ce cadre, possédant sa propre logique, une
logique quelque peu ahistorique et autonome au sein de la formation sociale). Ces deux
critiques occultent néanmoins l’immense matériau empirique et méthodologique recueilli
sur la ville et la société américaines de l’entre-deux-guerres. Elle nie l’existence d’une
démarche, à l’opposé certes d’une analyse de la production globale de la ville, mais qui
introduit une ethnologie des citadins riche en observations et qui rend compte de
l’épaisseur des rapports sociaux. Elle passe à côté d’un certain nombre d’apports à la
connaissance de la réalité urbaine contemporaine que l’on peut difficilement ne pas
reconnaître aux théoriciens américains de l’entre-deux-guerres :
20 – celui d’avoir mis l’accent sur la territorialisation des processus sociaux,
territorialisation que la recherche urbaine a longtemps occultée, sauf dans ses
dimensions de sociologie politique ;
21 – l’accent mis également sur le fait ethnique dans l’analyse des relations sociales, en
particulier à travers la question du migrant, aspect également occulté par la sociologie
urbaine, parce que posé comme alternatif à une analyse en termes de rapports sociaux de
classe ;
22 – l’accent mis enfin sur une méthodologie de type qualitatif aujourd’hui largement
utilisée pour analyser les processus sociaux, les pratiques et représentations des
individus : biographies, récits de vie, monographies de quartiers, d’institutions, de
groupes sociaux et/ou ethniques, observation d’espaces urbains supports intenses de
pratiques de sociabilité, analyse de réseaux, formes contemporaines d’urbanité.
23 On ne peut cependant réduire la (re)découverte de l’École de Chicago à une faiblesse
théorique et méthodologique de la recherche française dans ces domaines. L’appel à cette
école ne remplit pas seulement un vide, il participe certes de manière contradictoire, à
une évolution qui travaille la société française et les sciences sociales elles-mêmes. Il faut
en effet remarquer que cette (re)découverte est corrélative de l’émergence de deux faits :
à l’échelle de la société française, la reterritorialisation des politiques sociales et
institutionnelles et l’apparition du local comme enjeu fondamental de régulation et de
contrôle social ; sur le plan des sciences sociales, l’épanouissement d’une sociologie
interactionniste où les rapports sociaux cèdent la place aux relations interindividuelles
saisies dans une quotidienneté immédiate, possédant sa propre logique.
24 Le retour de l’acteur, le local comme enjeu décisif, voilà un cadre idéal pour que Park,
Wirth et Burgess fassent école. Ils ont en effet réussi ce paradoxe étonnant de concilier
d’une part, une conception biologique du territoire, conçu comme un agrégat de
communautés aux strictes règles internes se disputant leur « aire naturelle »
d’implantation et, d’autre part une référence majeure à une théorie du sujet libre que
Gérard Althabe critique de la manière suivante : « La sociabilité urbaine s’impose aux
individus, mais contient en elle du fait de la pluralité des situations, la liberté de
l’individu qui se met à distance et négocie ses choix. Les individus évoluent dans un cadre
préétabli » (1984). La définition de ce cadre comme donnée naturelle fait l’économie de
l’analyse de sa construction socio-historique.
25 Affirmer un désaccord avec les présupposés théoriques de l’École de Chicago, n’interdit
pas l’intégration d’un certain nombre d’acquis méthodologiques et de résultats
empiriques dans une perspective cumulative.
26 En revanche, fonder et développer une ethnologie urbaine non comme outil de régulation
sociale, mais comme instrument de connaissance des formes contemporaines de la
territorialisation des rapports sociaux, exige un point de vue critique à l’égard de l’École
de Chicago et de ses successeurs, sur des questions aussi cardinales que sa référence
constante à la biologie, son rejet de l’histoire, ses tendances à la modélisation et à
l’universalisation de « situations » observées dans une société et un espace-temps précis.
La seule condition exigible étant que les deux démarches, intégration et confrontation
critiques ne paraissent possibles que dans le cadre de recherches concrètes, sur des
terrains et des objets urbains d’aujourd’hui, autorisant la comparaison des méthodes et
des résultats. Il s’agit là d’une démarche modeste, ponctuelle, mais somme toute plus
efficace sur le long terme. C’est la tâche que doit s’assigner l’anthropologie urbaine
contemporaine.
Une ethnologie dans la ville
27 L’ethnologie urbaine française (Gutwirth, 1987, 1988 ; Althabe, 1992), de par ses méthodes
et ses objets de recherche, a souvent privilégié l’échelle locale et les unités territoriales
restreintes. De même sa filiation avec l’ethnologie classique qui a porté sur des terrains
que nouent un individu ou un groupe avec chacune de ces échelles territoriales et à partir
du sens qu’ils donnent à ces relations et aux pratiques qui les actualisent, qu’il faudrait
rechercher les valeurs qui leur sont attribuées.
44 L’exemple de la mobilité des jeunes résidant dans les périphéries urbaines illustre bien la
nécessité de relativiser les valeurs associées à l’espace proche ou lointain. Car tout en
s’identifiant à leur lieu de résidence, les jeunes — notamment issus de l’immigration —
inscrivent leurs pratiques de mobilité dans des réseaux qui « transversalisent » les
appartenances territoriales.
45 La notion d’échelle a été inscrite, dès le début de nos recherches et de façon explicite,
dans notre approche de la question des frontières dans l’espace urbain marseillais. Nous
avons refusé de porter notre regard uniquement sur la macro-frontière entre les
Quartiers-Nord et les Quartiers-Sud de Marseille, et nous avons affiné ce découpage afin
d’intégrer, dans une perspective comparative, les micro-frontières à l’échelle de chaque
quartier, faisant partie de nos terrains d’enquête, pour ensuite les articuler aux autres
paliers — inter-quartiers et ville dans son ensemble. Cette variation et ce croisement
d’échelles nous a permis de répondre à notre question initiale : comment est habitée la
ville ? de quelle manière les différenciations culturelles, les formes de sociabilité, les
appartenances, les pratiques se territorialisent de façon singulière dans un espace urbain
souvent décrit comme le lieu de l’indifférenciation, de l’homogénéisation et de la perte
des identités (Arrif et Hayot, 2001).
46 La notion de frontière appliquée au territoire urbain, telle que nous la concevons, ne
s’apparente pas à une frontière géographique ou à une barrière infranchissable
délimitant des territoires autonomes, totalement discontinus sans aucune
communication (sociale, urbaine, équipement, voirie, etc.). De même, la frontière n’a pas
un contenu ni une forme figés telles que les limites administratives ou les limites d’un
État-Nation qui requièrent une réglementation, une régulation et un contrôle
institutionnel des passages d’un territoire à un autre.
47 La frontière ne correspond pas à une rupture radicale de communication et de relations,
mais témoigne de la tension et du conflit qui les animent. Elle est, fondamentalement, une
construction passée et à l’œuvre, sociale et symbolique qui peut, par ailleurs, s’appuyer
sur des éléments territoriaux, architecturaux et topographiques ; donc sur une
matérialité qui donne une certaine consistance à son existence et l’inscrit dans l’ordre de
l’évidence. Comme une seconde nature qui provoque une sorte d’amnésie des conditions
mêmes de sa genèse et des logiques de son instrumentation dans le champ des relations
sociales.
48 Insister sur la dimension « constructive » de la notion de frontière, c’est lui donner une
acception problématique, ouverte ; c’est, aussi, l’inscrire au centre des luttes et des
conflits de catégorisation, de désignation et de qualification des groupes résidentiels
concernés et de leur territoire d’habiter. Elle relève de plusieurs ordres servant de
référents au discours dont elle est l’objet. Ces ordres peuvent être constitués de différents
éléments hétérogènes, auxquels le discours sur les frontières donnent une certaine
cohérence pratique, relevant soit de l’identité, soit du partage des traits communs liés à
l’histoire, à l’origine sociale, ethnique, culturelle, soit à une relative homogénéité
morphologique du territoire définissant sinon des typologies architecturales (cabanons,
village-rue, pavillons, cités H.L.M. — barre, tours —, etc.) communes, du moins des limites
nettes reconnues telles (exemple des limites paroissiales) ; à partir desquels un ordre de
proximité et de distance, de ressemblance et de différence sera établi. Le territoire
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NOTES
1. ‑À quelques remarquables exceptions près dont les plus notables sont M. Halbwachs
(1972) et l’œuvre de H. Lefebvre qui considère qu’étudier les rapports sociaux en dehors
de leur espace est « pur idéalisme ».
INDEX
Mots-clés : anthropologie, concept, épistémologie, frontière, méthodologie, sociologie urbaine,
territoire, ville
AUTEUR
ALAIN HAYOT
Professeur d’ethnologie, École d’Architecture de Marseille, 184 Avenue de Luminy, 13009
Marseille.