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façons de faire
Josiane Boutet, Dominique Maingueneau
Dans Langage et société 2005/4 (n° 114), pages 15 à 47
Éditions Éditions de la Maison des sciences de l'homme
ISSN 0181-4095
ISBN 2735110958
DOI 10.3917/ls.114.0015
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Josiane Boutet
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IUFM de Paris et Université Paris 7
[email protected]
Dominique Maingueneau
Université Paris 12
[email protected]
C’est bien avant la seconde moitié du XXe siècle qu’on s’est préoccu-
pé de questions relatives à la variation linguistique – ne serait-ce que
par le biais de la norme – et aux méthodologies d’étude des textes.
Ces questions ont même été étroitement associées, comme on le voit
en particulier chez les Alexandrins pour qui l’entreprise grammati-
cale ne séparait pas l’établissement d’une norme et l’étude des textes.
Beaucoup plus tard, au XIXe siècle, on s’est efforcé de distinguer les
deux aspects, en développant une dialectologie et une philologie à
visée scientifique, associées à des techniques d’investigation et d’ana-
lyse spécifiques. Deux massifs dont devront se détacher la sociolin-
guistique et l’analyse du discours pour émerger dans les années 1960.
La confrontation entre ces deux disciplines ne peut se faire valable-
ment qu’en s’interrogeant sur l’espace commun dont elles participent,
celui de l’étude des pratiques discursives et langagières. La réflexion
sur ce sujet n’a même de sens que dans la mesure où il existe de fortes
zones de recouvrement entre analyse du discours et sociolinguistique,
au point que certains doutent de l’utilité de les distinguer. Nous
aurions pu, comme on le fait le plus souvent, nous focaliser sur les
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Confronter, mettre en perspective historique ces deux disciplines de
l’analyse du discours et de la sociolinguistique, prendre en compte
dans toute la mesure du possible leur inscription internationale et non
strictement française, essayer de comprendre les problématiques
émergentes, ce n'est en aucune façon dresser en quelques lignes un
panorama de tous les courants et de tous les auteurs qui ont contri-
bué et qui contribuent aujourd'hui à la constitution de ce champ de
recherche, et dont l’absence ne pourra qu’être remarquée et critiquée.
Il nous a fallu faire des choix, nécessairement imparfaits ; ils pourront
bien sûr être mis en question et permettre d’ouvrir un débat collectif.
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de l’énonciation linguistique. Il faut aussi faire leur place à des pen-
seurs comme G. Bateson, M. Foucault, M. Bakhtine, dont l’influence
a été diffuse mais considérable. Ces courants sont progressivement
entrés en relation, rendant possibles de nouvelles manières de tra-
vailler et de nouveaux découpages disciplinaires.
Cette mise en relation généralisée n’implique cependant pas une
convergence doctrinale. Elle signifie seulement qu’un certain nombre
de concepts circulent, que les chercheurs se lisent les uns les autres,
qu’ils participent souvent aux mêmes activités : revues, colloques,
livres, etc. Cela va de pair avec le développement de réseaux trans-
nationaux qui partagent un certain nombre de présupposés théo-
riques : il devient impossible de raisonner en termes de frontières
nationales.
En considérant la question du point de vue de l’Europe, on peut
distinguer sommairement trois phases dans le développement d’une
analyse du discours, avec toutes les simplifications qu’un tel décou-
page implique :
Dans les années 1960 un certain nombre de problématiques nou-
velles se mettent en place, portées par le structuralisme, où la lin-
guistique joue un rôle moteur. En France en particulier, le structura-
lisme littéraire, la sémiotique inspirée de M. Greimas, l’analyse du
discours lacano-althussérienne (Pêcheux), la pensée de J. Derrida ou
de M. Foucault contestent sur des modes très différents les présup-
posés traditionnels sur les textes et la manière de les appréhender.
Dans la seconde moitié des années 1970 une première convergen-
ce s’opère, essentiellement en Europe, pour constituer un champ
d’analyse du discours. Les sciences du langage y jouent un rôle
essentiel : grammaire de texte, théories de l’énonciation, pragmatique
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tiques américaines. Il se développe un véritable champ mondial
d’études sur le discours, dans lequel il est beaucoup plus difficile de se
repérer. Témoin de cette évolution, la parution en 1985 d’un Handbook
of discourse analysis en plusieurs volumes publié par T. Van Dijk, qui
regroupe sous un même label des contributions extrêmement diverses
provenant de multiples pays. Cela va de pair avec une accentuation du
caractère interdisciplinaire de la recherche et un élargissement consi-
dérable des types de corpus pris en compte. À la fois dans le sens
d’une prise en compte des interactions orales et, sur le pôle opposé, de
genres de discours qui étaient traditionnellement réservés aux facultés
de lettres : textes littéraires ou philosophiques, en particulier.
pas de façon identique dans les différents pays. Aux USA, l'absence
d'une tradition philologique comme d'un attachement culturel aux
écrits, l'ancrage historique de la sociolinguistique dans la grande tra-
dition anthropologique ouverte par Mead et Malinowski, confèrent
à ces deux courants des modes de complémentarité immédiats qu'on
ne retrouvera que plus tardivement en France. En particulier, la rela-
tion forte qui s'est instaurée dès les débuts de l'analyse de discours
française avec les textes institutionnels, quoique interrogée et retra-
vaillée aujourd'hui, demeure un point de différence avec la sociolin-
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guistique, dont l'objet est a priori le recueil et l'observation de l'acti-
vité de langage effective, dans toute la complexité de sa réalisation
sociale.
Donner un nom à un domaine en construction représente assuré-
ment un acte fort dans la constitution et la fédération de recherches ou
de problématiques intellectuelles dont l’apparentement, avant cet acte,
n’était pas nécessairement évident ou perçu comme tel 3. Dès les
années cinquante aux USA, plusieurs événements marquent l’émer-
gence de problématiques et de désignations nouvelles, comme sociolo-
gie du langage, sociolinguistique, ethnographie de la communication, psycho-
linguistique. Plusieurs dates sont souvent citées comme des jalons dans
la constitution de la sociolinguistique anglo-américaine : 1953, publi-
cation par U. Weinreich de Languages in contact (issu de sa thèse soute-
nue en 1951), ouvrage préfacé par son directeur de thèse, A. Martinet ;
1959, C. A. Ferguson publie « Diglossia » dans Word ; 1964, Conférence
de sociolinguistique à l’UCLA, organisée par W. Bright 4 ; 1966,
séminaire en Virginie à l'initiative de J.A. Fishman, C.A. Ferguson
et J. D. Grupta et du Committee on Sociolinguistics. Quelques
années plus tard, D. Hymes pense que le terme unique sociolinguis-
tics s'est imposé dans les années soixante, quoiqu’il relève des
3. C’est dans une telle perspective que L.-J. Calvet et L. Varela, après avoir constaté
qu’aujourd’hui en France deux syntagmes « sociologie du langage » et « sociolin-
guistique » co-existent sans que les frontières soient immédiatement reconnais-
sables, se demandent si nous sommes véritablement en présence de deux domaines
ou de territoires distincts ou si, à l’inverse, ce ne serait pas la dualité même des
expressions linguistiques qui « aurait crée cette dualité de territoires ou de sciences
de rattachement » (1999 : 127).
4. Cet événement scientifique est étudié en détail par L.-J. Calvet 1999.
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le titre de l'ouvrage de M. Cohen, Pour une sociologie du langage 6. Bien
que M. Cohen, disciple de A. Meillet, comme le fut A. Martinet, ait été
avant tout un comparatiste spécialiste du domaine sémitique, il s'inté-
ressa de façon parallèle à la dynamique sociale des langues 7. Souvent
considéré comme un précurseur de la sociolinguistique en France, il
ne proposa pourtant pas ce terme. Celui-ci s’imposera près de vingt
ans plus tard dans le titre même d'un ouvrage qui contribuera de façon
décisive à construire la sociolinguistique comme discipline en France,
Introduction à la sociolinguistique, de J.-B. Marcellesi et B. Gardin (1974).
Quoique sous-titré « La linguistique sociale », et quoique les auteurs
discutent longuement les dénominations proches d'ethnolinguistique ou
de sociologie du langage, c'est sociolinguistique qui deviendra par la suite
le terme le plus fédérateur.
Cependant, le débat n'est pas clos quant à la délimitation des
domaines respectifs 8 et les appellations d'ethnolinguistique, de sociolin-
guistique et de sociologie du langage demeurent en discussion. La proxi-
mité, dès leurs origines, entre sociolinguistique et ethnolinguistique,
tant au plan des méthodes, des objets de recherche que des préoccu-
pations sociales, conduit un auteur comme A. Tabouret-Keller à plai-
der pour la construction d'une discipline intégrative qu'elle nomme
anthropologie du langage (1997). Quant à la distinction entre sociologie
du langage et sociolinguistique, elle fait l'objet d'un débat récurrent,
ouvert en 1976 par J. Boutet, P. Fiala et J. Simonin-Grumbach et réac-
tualisé récemment dans les colonnes de Langage et Société 9.
2. LES SPÉCIFICITÉS
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Sociolinguistique et analyse du discours se développent dans un espa-
ce des pratiques discursives et langagières investi par les sciences du
langage, à travers une interaction constitutive avec d’autres champs
des sciences sociales et humaines. Comme nous le montrerons plus
loin, spécialistes d’analyse du discours, de sociolinguistique, d’analy-
se de la conversation, etc. partagent un certain nombre de postulats et
de ressources conceptuelles et méthodologiques ; il reste néanmoins
entendu que ce partage est plutôt à penser sur le mode de l’air de
famille wittgensteinien que sur celui des conditions nécessaires et
suffisantes pour appartenir à une classe. La question des frontières
n’est pas aisée à régler et l’existence de ces deux domaines spécifiques
(à côté d’autres : analyse conversationnelle, rhétorique, analyse cri-
tique du discours…) peut être interrogée (voir Vincent 1986). Certains
considèrent en effet que ce sont seulement les problématiques de
chaque recherche qui découpent des domaines pertinents, indépen-
damment de tout référentiel disciplinaire, étant entendu qu’il s’agit ici
de disciplines de recherche, qui ne coïncident pas nécessairement avec
les partages institutionnels du monde universitaire. Ils se contentent
alors de diviser le champ des études sur le discours en de multiples
approches (Schiffrin 1994 ; Titscher, Meyer, Wodak & Vetter 2000) 10.
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une amplitude bien plus grande que dans les autres courants (Détrie,
Siblot, & Vérine 2001).
Admettre la pertinence d’une logique disciplinaire ne signifie pas
que sociolinguistique et analyse du discours fonctionnent de manière
insulaire : les chercheurs qui s’en réclament mobilisent constamment
les ressources de l’une pour les mettre au service de l’autre. S’il n’exis-
te pas de données qui soient la propriété exclusive d’une discipline, il
est néanmoins indéniable que chacune a des objets préférentiels. Un ana-
lyste du discours est a priori moins intéressé que d’autres par des
conversations familières ou par les mélanges de langues ; il s’agit en
effet de pratiques verbales qu’on peut difficilement rapporter à un lieu
institutionnel ou à un positionnement idéologique. Un sociolinguiste
est a priori peu enclin à analyser la presse écrite ou les discours poli-
tiques institutionnels.
d’appréhender le discours comme intrication d’un texte et d’un lieu social, c’est-à-
dire que son objet n’est ni l’organisation textuelle ni la situation de communication,
mais ce qui les noue à travers un dispositif d’énonciation spécifique, à la fois verbal
et institutionnel (Maingueneau 1995).
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contexte social relève de la sociolinguistique, au sens large » (2003 : 5).
Pour notre part, un certain nombre de positions théoriques quant
aux langues et à l'activité de langage, une posture méthodologique com-
mune nous semblent continuer de caractériser, au-delà des diffé-
rences entre écoles et courants, la sociolinguistique 11. Parmi les pos-
tulats théoriques communs, nous retiendrons celui qui nous semble
fondateur, à savoir celui de l'hétérogénéité : hétérogénéité des systèmes
linguistiques, qui est au fondement de la dialectologie puis de la lin-
guistique variationniste 12 ; hétérogénéité linguistique des commu-
nautés ou groupes sociaux, qui fonde le domaine des langues en
contact 13. Quant aux méthodes, au carrefour entre l’héritage de
l’enquête dialectologique et les enseignements de la sociologie et de
l’ethnologie, elles reposent sur la construction des terrains d’enquê-
te, l’observation des situations sociales et le recueil des données lan-
gagières. Divers terrains de la sociolinguistique peuvent être ainsi
évoqués : les familles plurilingues, les places marchandes des
grandes villes plurilingues, les groupes de jeunes urbains et leurs
11. Le lecteur pourra se reporter pour une approche plus précise du domaine français
à la livraison 160 de International Journal of the sociology of language, coordonné par
A. Tabouret-Keller et F. Gadet (2003) ; ou à J. Boutet 2000.
12. L'appartenance de la linguistique variationniste à la sociolinguistique est cependant
discutée. En effet, pour W. Labov elle constitue, non pas la sociolinguistique, mais
la linguistique tout court : une linguistique qui assume et traite théoriquement la
réalité des faits linguistiques empiriques et qui réconcilie analyses linguistiques et
données de terrain. C'est là la position défendue aussi par P. Encrevé (voir
l’Introduction à la traduction de l'ouvrage de W. Labov, Sociolinguistique, 1972, et
« Présentation : linguistique et sociolinguistique », Langue française, 1977).
13. C’est là le domaine à la fois le plus ancien et le mieux documenté aujourd’hui dans
les études internationales. Pour une approche française, voir, entre autres, Billiez 2003.
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gement linguistique et des processus de métissage14, et d’autre part des
travaux descriptifs et théoriques sur le plurilinguisme urbain 15. En
revanche, on notera la faible influence de la problématique du gender
et des gender studies dans la sociolinguistique française. Ce domaine
théorique n’a pas connu l’impact et le retentissement qu’ils ont eus
dans le monde anglo-saxon où, par exemple, il n’y a pratiquement pas
de livraison de la revue Language and Society qui ne comporte un article
sur le gender 16. En France, la dimension sexuelle et sexuée a plutôt été
analysée comme l’un des facteurs de la variation, avec l’âge, la posi-
tion sociale ou l’origine géographique (comme dans Armstrong et
autres, 2001) mais plus rarement dans le cadre théorique du genre.
Font figure d’exception les travaux conduits par C. Michard, à l’inter-
face entre analyse de discours, linguistique, et genre ou rapports de
sexage (et al 1982, 2002, 2003).
14. Entre autres en France : Bachmann et al.1984 ; Billiez 1992 ; Boyer 1994 ; Bulot et alii
1999 ; Conein et al. 1998 ; Dannequin 1997 ; Lafage 1998 ; Mela 1991 ; Melliani 2000 ;
Moïse 2002 ; Ville École Intégration 2002.
15. Par exemple, Calvet 1994 ; Drivaud et al. 1984 ; Gouaini et al. 1992 ; Juillard 1995 ;
Manessy 1992 ; Rodriguez-Alcala 2002.
16. Pourtant, la première livraison de Langage et société présentait un article sur le lan-
gage et les femmes de M. Souchier-Bert (1977) ; article qui fut suivi d’un long débat
dans la revue et de la création d’un groupe de travail « Femmes et Langage » qui
fonctionna pendant près de dix ans. De même, A.M. Houdebine y faisait paraître
en 1979 un article sur la différence sexuelle et la langue (issu de sa thèse d’État sous
la direction d’A. Martinet), puis en 2003 un article de synthèse sur ces questions.
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présuppositionnels, etc. (Adam, 1999).
De fait, en second lieu, il faut souligner le caractère crucial de la
catégorie du genre de discours, car elle opère l’articulation entre texte et
situation de communication. Ce type de recherche a été ouvert dès les
années 1960, en particulier par le modèle SPEAKING de D. Hymes
(1972) et il bénéficie ces dernières années d’un regain d’intérêt consi-
dérable, dans le sillage de la re-découverte de M. Bakhtine 17. À partir
des années 1980, on a systématiquement élargi le domaine de validi-
té de la notion de genre à la totalité des productions verbales. Ce fai-
sant, on a rencontré un problème : les interactions conversationnelles
ordinaires se laissent difficilement analyser en termes de genre de dis-
cours (Kerbrat-Orecchioni et Traverso dir. 2003). En tout cas, leurs
régularités ne sont pas du même type que celles des genres institués.
Même parmi ces derniers, il faut prendre acte de l’extrême diversité
des genres de discours, comme en témoigne le fait que depuis Aristote
il y a coexistence de deux traditions de réflexion générique : l’une
issue de la rhétorique, l’autre de la poétique.
En troisième lieu, on mentionnera les questions relatives aux posi-
tions d’énonciation. Tout genre en effet se caractérise non seulement
par ses dispositifs de communication mais aussi par les positions de
subjectivité énonciative qu’il implique. Cela explique le lien étroit qui
s’est noué, au moins dans la tradition française, avec les concepts des
théories de l’énonciation linguistique. La problématique de la poly-
phonie intervient ici de manière privilégiée.
17. Dans le domaine francophone, voir Bronckart 1997, Maingueneau 1998 et 2004,
Adam 1999, Branca-Rosoff 1999, Rastier 2001, Moirand 2003, Bouquet dir. 2004,
Boutet 2005.
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conséquence de décentrer l’instance auctoriale, en lui enlevant tout
caractère de point d’origine, et de souligner le fait que tout discours
suppose un travail permanent sur ses frontières.
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sur l’écriture d’A.M.Christin (2001) ou celles d’orientation plus
anthropologique de B. Fraenkel (2001). Sous la double pression des
médias audiovisuels – qui obligent à sortir de la dichotomie tradi-
tionnelle entre oralité, d’une part, et écrit-imprimé, d’autre part – et
des technologies informatiques, les travaux sur les médias audiovi-
suels, qu’exemplifie la célèbre formule de Mac Luhan the medium is
the message, se sont multipliés. En France, ils ont récemment été pro-
longés par le courant de la médiologie (Debray 1991) qui étudie les
effets des nouvelles technologies audiovisuelles et informatiques
(Levy 1990) sur la culture contemporaine. Dans cette perspective, la
transmission du texte ne vient pas après sa production, la manière
dont il s'institue matériellement fait partie intégrante de son sens.
Si, en analyse du discours, la question du support est devenue une
composante essentielle du genre de discours, qui en informe en pro-
fondeur les contenus, elle est quasi consubstantielle de la formation de
la sociolinguistique. En effet, étudier l’exercice du langage en situation
sociale pose d’emblée la question de la mise par écrit de ces verbalisa-
tions, c’est-à-dire la question de leur transcription. Depuis plusieurs
décennies, les linguistes des langues parlées comme les sociolinguistes
élaborent des dispositifs de plus en plus sophistiqués pour tenter d’être
au plus près de la complexité de la parole en acte 19. Cette tension
jamais résolue entre les moyens qu’offrent les dispositifs graphiques et
le réel de l’activité de langage tend aujourd’hui à acquérir une profon-
deur nouvelle. Du fait des technologies de l’enregistrement vidéo
18. Ces problématiques convergent avec celle des historiens sur le livre ; en France on
citera en particulier les travaux de H.-J. Martin (1996, 1999), H.-J. Martin et B. Vezin
(1990), ceux de R. Chartier (1987), R. Chartier et H.-J. Martin (1989-1991).
19. Entre autres, Dittmar 2002.
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discours et la sociolinguistique n’ont rien de récent. Pour cette der-
nière, on rappellera que la linguistique variationniste s’est d’emblée
constituée à partir de l’exploitation statistique de grands corpus de
français et d’anglais parlés au moyen, pour l’essentiel, d’un outil sta-
tistique d’analyse de régression par étapes de H. Cedergren et
D.Sankoff. Le premier grand corpus en langue française ainsi infor-
matisé et traité fut le corpus de français parlé de Montréal, dit corpus
Sankoff-Cedergren, en 1971, corpus qui fut réenregistré par deux fois
pour explorer le changement en temps réel (P. Thibault, 2002).
Cependant, si la France fut pionnière en matière de grands corpus de
langue écrite – qu’on pense aux années cinquante et à la mise en
route du corpus du Trésor de la langue française – en revanche, elle
ne le fut pas pour l’élaboration de corpus de langue parlée, qu’ils
soient à visée sociolinguistique ou strictement linguistique. Nous ne
disposons toujours pas aujourd’hui d’un grand corpus de français
parlé de France dont l’exploitation sociolinguistique pourrait être
entreprise 21.
En revanche, l’analyse du discours en France a entretenu dès ses
débuts une relation constitutive avec l’informatique. L’entreprise
d’Analyse Automatique du Discours (Pêcheux 1969) était sur ce
point beaucoup plus ambitieuse que les recherches en lexicométrie
20. Entre autres, Canti et alii 1998, Demers 2003, Auchlin et alii 2004.
21. Signalons que l’Observatoire des pratiques linguistiques, organe de la Délégation
Générale à la langue française et aux langues de France (DGLLF) vient d’entreprendre
un recensement des corpus de français parlé, et vient de publier le Guide des bonnes
pratiques pour la constitutiton, l’exploitation, la conservation et la diffusion des corpus
oraux (2005, version provisoire). Mentionnons aussi l’existence de la base CLAPI de
l’équipe ICAR de l’Université Lyon 2, base de corpus de langue parlée en interaction.
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de la recherche et de ses données.
Une bonne part des gestes inspirés par les pratiques herméneu-
tiques s’en trouve bouleversée, dont le commentaire traditionnel, qui
était fondamentalement un art de lire. Sans nul doute, une relation
personnelle à un corpus est-elle une condition nécessaire de toute
analyse qui ne soit pas aveugle, mais la recherche se réduit de moins
en moins à une amplification de la lecture empathique. De plus en
plus, l’analyste doit construire des séquences d’opérations explicites
pour des espaces textuels configurés en fonction d’hypothèses qu’il
reformule en permanence. Il dispose déjà de toute une batterie de
logiciels pour parcourir son corpus, valider des hypothèses ou per-
mettre d’en construire de nouvelles. Chaque corpus peut être élargi,
selon les besoins, à d’autres, complémentaires.
Nous insisterons sur deux points : les grands corpus et le dévelop-
pement de logiciels qui excèdent les techniques d’extraction, de clas-
sement et de quantification 22. L’accroissement incessant de la puis-
sance des ordinateurs et des capacités de stockage, l’existence
d’énormes bases de données de toutes sortes (données, bibliographies,
22. Nous ne pouvons pas, dans le cadre de cet article, entrer dans le détail des tech-
niques utilisées. On soulignera néanmoins le rôle qu’a joué l’école française d’ana-
lyse des données textuelles issue de J.-P. Benzecri qui a développé l’analyse des
correspondances, branche de l'analyse factorielle (Benzecri et al. 1981). On évoque-
ra le logiciel Alceste très utilisé en sciences sociales. On évoquera aussi les travaux
d’E.Brunet, qui a développé le logiciel Hyperbase (voir l’article de D. Mayaffre).
Indépendamment de ce type de logiciel, l’évolution vers des approches qui font
s’interpénétrer analyses syntaxique et lexicométrique est maintenant générale,
comme on peut le voir sur l’exemple du discours politique, dans le prolongement
des travaux pionniers de M. Tournier ; voir les travaux de la revue MOTS, en parti-
culier ceux de S. Bonnafous, et de P. Fiala ; et ici même D. Mayaffre.
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Salem 1997 : 7). Le problème, dès lors, devient : quels grands corpus
et pour quoi faire ? La possibilité de travailler sur des grands corpus
renouvelle les approches non-topiques (Maingueneau 2003), c’est-à-
dire celles qui ne s’enferment pas dans les limites d’une unité pré-
constituée : positionnement, genre ou type de discours.
L’autre aspect sur lequel nous voudrions attirer l’attention est le
développement de programmes d’aide à la recherche qui intègrent
une dimension lexicométrique mais vont bien au-delà, puisqu’ils
visent à aider à la construction de stratégies interprétatives 23. Loin de
condamner le chercheur à des approches en termes de catégories de
contenu, le perfectionnement des logiciels, en particulier du côté de
l’analyse syntaxique et énonciative, rend possible une prise en comp-
te plus forte des processus langagiers. Mais le développement multi-
forme inéluctable d’une « analyse du discours assistée par ordina-
teur » (Marchand 1998) ne doit pas faire illusion : l’instrument
informatique en tant que tel ne garantit nullement une approche en
termes d’analyse du discours. La sophistication des instruments peut
amener à faire perdre de vue les présupposés fondamentaux qui doi-
vent guider la recherche. Les outils informatiques peuvent favoriser
le développement de démarches d’analyse du discours comme de
variantes d’analyse de contenu qui traitent les textes comme de
simples supports d’indicateurs donnant accès direct à des situations
extralinguistiques.
3.3. L’interdisciplinarité
La nature même du langage et de la communication humaine – fait
social par excellence – conduit ou devrait conduire à une approche
intégrée des phénomènes linguistiques. Sociolinguistique comme
analyse de discours qui sont à l’origine des projets interdisciplinaires
ont connu une évolution semblable : on est passé d’une interdisci-
plinarité prônée et revendiquée à une interdisciplinarité en actes et
en pratiques.
Le projet intellectuel de la sociolinguistique est interdisciplinaire
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dans ses fondements mêmes puisqu’il pose la conjonction de deux
disciplines, la sociologie et la linguistique. Mais le fait d'avoir produit
ce nouveau terme qui renvoie à deux disciplines ne suffit certes pas
à fonder une pratique de l'interdisciplinarité ou de la pluridiscipli-
narité. Car celle-ci peut très bien rester à l'état de pétition de princi-
pe et ne pas entrer dans les pratiques des chercheurs. Aujourd'hui,
plutôt que de se demander quelles disciplines convoquer, quelles
frontières déplacer, on tend à accorder le primat à ce que l’on fait
ensemble, aux pratiques mêmes de la pluridisciplinarité. Car faire
travailler ensemble plusieurs disciplines au sein d'un collectif de
chercheurs ne se ramène pas à la conjonction de disciplines distinctes
mais suppose un processus de coproduction des connaissances. Il
passe par une interrogation sur les certitudes disciplinaires des uns
et des autres, par un co-apprentissage et par une co-construction des
problématiques.
Dans le domaine de l’analyse du discours le rapport à l’interdisci-
plinarité a aussi été constitutif 24, mais il a subi une évolution qui en a
modifié profondément la signification et les pratiques. Dans les débuts
de l’analyse du discours française, une manière classique de penser
l’interdisciplinarité est celle qu’on trouve dans le livre de R. Robin
Histoire et linguistique (1973). L’historienne cherche à justifier son entre-
prise de rapprochement avec la linguistique en parlant de « points de
rencontre entre possibles entre ‘Histoire’ et ‘Linguistique’» (p. 7), elle
24. On notera par exemple que M. Pêcheux est philosophe de formation, rattaché à un
laboratoire de psychologie sociale, D. Hymes est linguiste et anthropologue, les
ethnométhodologues sont des sociologues. Seule la grammaire de texte est l’affaire
de linguistes, mais qui débouchent rapidement sur une psycholinguistique, comme
le montre la collaboration entre Van Dijk et Kintsch.
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rique et foncièrement interactive. Le discours est d’emblée pensé
comme une interface entre différentes disciplines. Même des catégo-
ries comme le texte, par exemple, qu’on pourrait penser réservées
aux linguistes ne sont pas autonomisables ; une bonne théorie de la
textualité ne peut pas ignorer sa dimension cognitive ou son inscrip-
tion dans des activités sociales. Cela infléchit considérablement les
manières de faire des chercheurs, qui de plus en plus trouvent nor-
mal de travailler en équipes interdisciplinaires, plutôt que de rester
dans un premier temps à l’intérieur d’une discipline pour ensuite se
confronter à d’autres. Ce qui ne manque pas d’avoir des effets
durables sur l’ensemble des disciplines : l’historien ou le sociologue
qui contribuent à des recherches sur les discours ou les interactions
ne peuvent pas ne pas modifier leur rapport à leur propre discipline.
On sort d’une logique de prestataire de service univoque pour entrer
dans un processus de mise en cause réciproque.
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l’interaction et du dialogue, à leur co-action. Ce cadre notionnel pose
à la fois la coopération interactionnelle des sujets en co-construction
d’une action langagière, en co-construction du sens, et la non symé-
trie des positions dans la communication, pour quelque raison exter-
ne que ce soit (âge, position sociale, niveau de connaissances, etc.).
Cette asymétrie n’est pas strictement marquée et déterminée par des
facteurs externes, mais elle se construit aussi dans l’échange et peut,
de ce fait, évoluer dans le cours même d’une interaction. Les posi-
tions sociales sont certes des données externes, mais une construction
langagière de l’asymétrie ou de l’inégalité est observée et de nom-
breux phénomènes interactionnels sont repérés qui en portent la
trace : inversion des positions, tâtonnements pour construire les
places et les positions, micro négociations dans le cours des échanges,
changements de registres, changements de ton (cf. les indices de
contextualisation de Gumperz 1982), changements de genres, mal-
entendus, conditions de félicité, etc.
L’analyse du discours francophone est restée longtemps défiante
à l’égard des corpus d’interactions. Cela peut s’expliquer par le poids
de la dimension des corpus doctrinaires; l’analyse du discours a eu
beau se constituer pour une bonne part contre la tradition philolo-
gique, cette dernière a sans doute continué à l’informer en profon-
deur. Cela tient aussi à la relation conflictuelle plus ou moins expli-
cite qui s’est développée avec les courants anglo-saxons, dont les
présupposés jugés empiristes ou idéalistes étaient souvent considé-
rés comme incompatibles avec une véritable analyse du discours. De
cette façon il s’est produit une sorte de répartition tacite du travail :
aux Américains l’analyse des conversations, à l’analyse du discours
francophone les corpus plus institutionnels. Ce partage est progres-
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sciences (Doury 1997), les travaux du Centre d’Analyse du Discours
sur les talk-shows (Ghiglione et Charaudeau éds 1999), de F. Sitri sur
la construction des objets de discours dans les débats de coproprié-
taires (Sitri 2003). De manière générale, en fonction de leurs objectifs,
un certain nombre de travaux menés dans le cadre de l’analyse des
conversations sur des interactions en contexte institutionnel peuvent
être considérés tout autant comme relevant de l’analyse du discours.
On notera que dans le récent numéro spécial de Marges linguistiques
(mai 2005) sur l’analyse du discours, six des dix corpus présentés
sont des interactions orales. C’est là une évolution significative.
L’analyste du discours doit prendre acte de la diversité des pra-
tiques langagières. L’activité sociale repose sur l’intrication profonde
des genres très écrits et d’interactions orales, et le monde contempo-
rain fait proliférer les pratiques langagières qui ne se laissent pas ran-
ger dans la conception traditionnelle des relations entre oral et écrit.
On peut songer en particulier à toutes les formes d’écriture électro-
nique : textos, chats, mails… De manière plus large, l’interactivité
fondamentale du discours transcende la question de l’oralité conver-
sationnelle : chaque situation de discours la gère de manière spéci-
fique, aucune ne peut s’en excepter.
Là encore les frontières entre courants, écoles, domaines qui se
réclament de l’interaction sont souvent difficiles à établir sur un plan
conceptuel, sinon institutionnel. Ainsi, une partie de la sociolin-
guistique, de l’analyse de discours, et de l’analyse de conversation
converge aujourd’hui, non seulement sur les interactions, mais
autour de la problématique de l’action, au point que l’on parle
désormais d’un tournant praxéologique en sciences humaines et
sociales. Certes, cette question, issue de la tradition philosophique,
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4. DES MANIÈRES DE TRAVAILLER
Il existe une interaction constante entre le versant cognitif et le ver-
sant institutionnel de la recherche, en raison du caractère foncière-
ment coopératif de cette activité. Les disciplines sont indissociables
de communautés de chercheurs qui partagent des intérêts communs,
échangent des informations, participent de manière privilégiée aux
mêmes groupements (colloques, tables rondes, journées d’études,
jurys de thèse…) et figurent dans les mêmes réseaux de renvois biblio-
graphiques. Dans cet esprit, la distinction entre ces deux disciplines
que seraient la sociolinguistique et l’analyse du discours tiendrait à
des raisons liées à la fois à leur objet et au fonctionnement des com-
munautés scientifiques. L’observation des colloques, des supports de
publications, des références bibliographiques montre que les cher-
cheurs de ces deux disciplines n’occupent pas le même espace, même
si dans de nombreuses circonstances ils sont amenés à participer aux
mêmes activités. Par exemple, il nous semble que ce n’est pas rendre
justice aux travaux de W. Labov que d’y voir seulement une approche
du discours, comme le fait D. Schiffrin (1994) sans la référer d’abord
au champ de la sociolinguistique, dont ils prolongent et renouvellent
les questions les plus classiques, celles qui ont trait à la variation.
25. En France, les travaux pluridisciplinaires du Réseau Langage et Travail ont contri-
bué à faire émerger cette problématique (pour une synthèse, voir, Borzeix et
Fraenkel, 2001). Le tournant praxéologique est aussi porté en Europe par les travaux
de L. Filliettaz (2002), J.-P. Bronckart et al (2004), L. Filliettaz et al (2005) ; voir aussi
Cahiers de la section des sciences de l’éducation (2004), Cahiers de linguistique française
(2004). Enfin, le courant pluridisciplinaire nord-américain des studies of work, comme
le courant de l’analyse conversationnelle (entre autres, voir Mondada, 2002) sont
porteurs d’interrogations actuelles sur l’action, dont l’action langagière.
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sans se préoccuper au premier chef d’aborder les questionnements
classiques. C’est le cas par exemple de recherches comme celles de E.
Goffmann ou de J.-J. Gumperz, pour lesquelles il est vain de se
demander si elles relèvent de la sociolinguistique, de l’analyse des
conversations ou de l’analyse du discours. La relation entre ces deux
manières de faire n’a rien de figé : ce qui apparaissait au départ
comme une problématique relativement autonome peut devenir un
espace partagé, où se posent un certain nombre de questions qui
deviennent classiques ou qui est récupéré par diverses disciplines.
Mais on ne peut pas se contenter de cartographier les recherches
sur l’activité de langage en termes de disciplines, de présupposés
théoriques et de méthodologie. Il faut aussi faire toute sa place à un
autre mode de groupement des chercheurs, étroitement lié à des
façons de travailler et en particulier à la pratique de l’interdiscipli-
narité ou de la pluridisciplinarité : ce sont les territoires délimités par
le partage d’un même objet d’étude, comme par exemple le discours
télévisuel, le discours administratif, les parlers des jeunes, les dis-
cours en situation de travail, etc. Pluridisciplinaires par nature, ces
groupements liés de manière plus ou moins directe à une demande
sociale ou politique font collaborer de façons diverses les disciplines
qui les constituent. On peut citer par exemple le GRAM (Groupe de
Recherches sur l’Analyse du discours des Médias) qui réunit des
chercheurs en sciences du langage, sciences de la communication,
des historiens, des politologues qui s’intéressent aux médias « dans
une perspective sémiotique ou discursive»26 ; ou encore le réseau
26. « Un des groupes d’étude de la SFSIC (Société française des sciences de l'information
et de la communication). Le Gram fonctionne sous forme de journées d’étude au cours
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jeunes de banlieue ne constitue pas seulement un territoire sociale-
ment sensible et médiatiquement porteur, mais il permet aussi
d’infléchir significativement les concepts sociolinguistiques ; l’étude
du langage en situation de travail conduit, par exemple, non seule-
ment à questionner le rôle de la temporalité dans l’élaboration du
dire, mais à interroger la distinction entre sémiotique de l’oral et
sémiotique de l’écrit, voire à poser une intrication entre les univers
sémiotiques. Il en va de même pour le discours télévisuel, par
exemple, qui amène l’analyse du discours à retravailler certains de
ses concepts. Il suffit de songer par exemple à la complexification
considérable de la notion de destinataire qu’impliquent les émissions
de plateau, où le trilogue est de règle (Kerbrat-Orecchioni et Plantin
éds 1995) ou à tout ce qui tourne autour de la mise en spectacle de
l’information (Charaudeau 1997).
Car il existe une dynamique créatrice dans l’interdisciplinarité :
pour des chercheurs de disciplines différentes, le seul fait de travailler
ensemble pendant une longue période sur le même territoire ne peut
qu’avoir des effets profonds de re-élaboration conceptuelle et de
déplacements théoriques. Ainsi le réseau Langage et Travail, constitué
au départ (1986) sur une conjonction des sciences du travail et des
sciences du langage, a rapidement dégagé un objet commun : les acti-
vités de langage au travail. Or ce n’était l’objet d’aucune des disci-
plines initiales : le travail n’était pas l’objet des sociolinguistes ou des
spécialistes de sciences de la communication, pas plus que le langage
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d’action, d’activité de travail ou de coopération. Ils ont dû à la fois les
intégrer dans leur réflexion mais surtout faire interagir ces notions
avec les appareils conceptuels issus de la linguistique, comme avec
leurs propres analyses et descriptions. C’est ainsi, par exemple, que
la notion apparemment évidente de conversation, comme le modèle
communicationnel qu’elle suppose, ont été déplacés. En situation de
travail, il n’y a pas de langage qui se déploierait en lui-même et pour
lui-même et, comme l’écrivent J. Boutet et B. Gardin, « le langage y
est toujours tendu vers une finalité, vers une action à accomplir – une
solution à trouver, une panne à réparer, un diagramme à compren-
dre. Par ailleurs, le langage n’y est que rarement indépendant d’un
univers technique fait de machines, d’outillage, d’objets. Ces univers
techniques formatent voire contraignent les activités de langage des
opérateurs» (2001 : 97). Ces caractéristiques, déjà évoquées par
E. Goffman (1981, 133-166) conduisent plus largement à s’interroger
sur les modèles communicationnels et les genres de discours qui
structurent tout à la fois nos sociétés et nos disciplines scientifiques
(Boutet, 2005).
CONCLUSION
Pour finir, nous aimerions insister sur deux points. En premier lieu
sur le caractère séculier, pour reprendre une expression de Labov
(1988, 182), d’une bonne part des recherches en analyse du discours
et en sociolinguistique. De façon indépendante, L.-J. Calvet (1999) et
J. Boutet et B. Gardin (2001) ont repris cette expression labovienne
d’une linguistique séculière capable de « résoudre les questions
posées par le monde réel », impliquée dans le monde et responsable
de ses propos comme de ses axes d’investigation. Analystes de dis-
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est rarement indépendant de préoccupations sociales comme leur
insertion scolaire, leur rapport au français scolaire, leur perspectives
de formation, et, plus largement, leur devenir social. Conduire une
enquête de terrain dans des entreprises de service, enregistrer les dia-
logues professionnels, décrire précisément les savoir-faire en acte,
analyser les compétences langagières mises en œuvre est là encore
difficilement indépendant de visées de compréhension sociale par
une mise en visibilité des savoirs des agents, de visées d’évolution
des métiers ou des formations. Cette orientation dans l’analyse des
pratiques discursives est le plus souvent très présente dans l’analyse
du discours politique ou médiatique et elle est consubstantielle des
courants de la critical discourse analysis (voir, en particulier, Fairclough
1992, Van Dijk 1993, Wodak 1996).
Le second point que nous aimerions souligner est la reconfigura-
tion du savoir qui est en train de s’opérer et qui concerne de manière
toute particulière l’analyse du discours et la sociolinguistique. Le
caractère de plus en plus fortement interdisciplinaire et globalisé des
recherches dans les sciences humaines et sociales est fortement accen-
tué dans le cas de nos deux disciplines. Ce décloisonnement touche
également les types de discours, qui ne sont plus séparés par des fron-
tières aussi étanches que par le passé. L’analyse du discours, par
exemple, a pénétré le discours littéraire et le discours philosophique,
dont l’étude mobilise même des approches de type interactionniste.
On assiste ainsi à un triple décloisonnement : des disciplines, des
types de discours et des traditions intellectuelles nationales. A notre
sens, cela ne signifie pas que doivent se dissoudre les divergences
théoriques et les débats épistémologiques ; ils sont en effet une condi-
tion sine qua non de la recherche.
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