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Céline Bessière
Dans Archives de Philosophie 2022/4 (Tome 85), pages 29 à 49
Éditions Centre Sèvres
ISSN 0003-9632
DOI 10.3917/aphi.854.0029
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1. Je remercie Thomas Angeletti, Alice Feyeux, Julie Pagis et Gabrielle Radica pour leurs com
mentaires généreux et relectures précises.
2. Pour une présentation de l’équipe de recherche actuelle, voir : https://justines.cnrs.fr 29
Céline Bessière
3. Tous les prénoms et noms mentionnés ont été modifiés pour respecter la confidentialité promise
30 aux personnes enquêtées.
Les arrangements de famille
question existentielle qui remue toute leur histoire familiale, avec leurs trois
enfants. Leur seul fils, le benjamin, a été atteint par une septicémie à la nais-
sance qui l’a laissé handicapé : même s’il travaille avec eux quotidiennement
dans les vignes, il ne peut pas devenir chef d’exploitation. Leur fille cadette
vit loin, car elle suit son mari militaire au gré de ses missions et, de toute
façon, n’a jamais « été intéressée ». Leur fille aînée, Marie-Hélène, qui avait
épousé un fils de viticulteurs du coin susceptible de reprendre leur exploita-
tion, est en train de divorcer, ce qu’Edmond et Monique vivent comme une
trahison (« ce qu’elle nous a fait »). C’est par l’intermédiaire de Marie-Hélène,
à qui ils n’adressent pourtant plus la parole depuis quelques mois, que je les
ai rencontrés. L’entretien est l’occasion pour eux de faire un bilan de leur
vie professionnelle et familiale à un moment particulièrement douloureux,
puisque leur fille leur a annoncé qu’elle souhaitait quitter la société et qu’ils
n’ont donc plus aucune perspective de reprise familiale de leur exploitation,
ce qui leur laisse le sentiment « d’avoir travaillé toute leur vie pour rien »
(Bessière, 2010, p. 33-49).
Dans l’extrait d’entretien ci-dessous, Edmond et Monique reviennent
sur les « arrangements » qui ont permis à Edmond de devenir propriétaire de
cette exploitation et qui, vingt-cinq ans plus tard, semblent avoir perdu tout
leur sens. Pour résumer : Edmond Roullin a reçu un avantage patrimonial en
1979 par rapport à ses deux sœurs cadettes, avec pour contrepartie la prise en
charge de leur mère, veuve depuis les années 1950. Au moment de l’entretien,
la vieille dame est âgée de 90 ans, immobilisée dans un fauteuil roulant, et vit
à domicile grâce aux soins quotidiens de Monique. Elle est dans la pièce juste
à côté de la salle à manger où se déroule l’entretien enregistré :
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[…] Alors que moi elles me diraient ça, au contraire, moi, je serais contente,
mais elles ne le font pas. Et je n’irais jamais leur dire, vous auriez dû, si elles ne
le font pas, c’est qu’elles ne le veulent pas. Voilà, c’est comme ça, vous savez
dans les familles…
- Edmond : Quand les choses sont réglées, il faut se tenir au règlement, si tu
débordes, tu débordes, mais tu sais à quoi tu t’exposes. Ce n’est pas la peine!
nial. Par exemple, du point de vue des parents exploitants : comment faire
en sorte que l’un de ses enfants reprenne l’entreprise familiale « avec cœur »,
sous la forme d’une vocation et non d’une contrainte familiale? Et quels sont
les coûts collectifs de la formation de cette vocation individuelle? (Schotté,
2014) Comment faire en sorte que le fils repreneur pressenti fasse tout à la
fois des études de plus en plus poussées qui lui apporteront des compétences
agronomiques, juridiques ou linguistiques très utiles à la bonne conduite de
l’entreprise, mais que ces études ne le détournent pas de la reprise de l’ex-
ploitation familiale? Comment éviter que les autres enfants ne se sentent
lésé·es au cours de leur trajectoire scolaire, professionnelle, résidentielle (et
pas strictement d’un seul point de vue patrimonial)? (Bessière, 2010).
Le concept d’arrangements suggère la résolution de ces tensions par la
production d’un consensus, ce qui s’oppose à la fois à l’imposition unilatérale
d’un point de vue (la loi du plus fort), mais aussi à une vision des rapports
familiaux pacifiée où tout le monde serait d’emblée d’accord (un seul point
de vue). Pour qu’il y ait des arrangements, il faut plusieurs personnes (on ne
peut s’arranger tout seul) et plusieurs points de vue à concilier. D’un point
de vue temporel, les arrangements ne sont jamais totalement achevés : c’est
un processus continu qui se poursuit au-delà de sa formalisation juridique
et morale et dont le résultat n’est que provisoire. Reste toutefois entière la
question de savoir comment le consensus est trouvé ; comment prendre en
compte les rapports de pouvoir entre les personnes apparentées, qui sont
elles-mêmes inscrites dans des rapports de domination plus larges (notam-
ment fondés sur le genre, la classe, l’âge, la génération, la sexualité, la race,
la religion…) ; reste aussi entière la question de la formalisation (juridique,
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Le mot est aussi employé pour décrire les décisions prises par des hommes
et des femmes en couple en matière d’articulation entre vie familiale et
professionnelle. Dans la sociologie de la famille internationale, qui échange
en langue anglaise, tout un champ de recherche se déploie sous l’étiquette
work-family arrangement (WFA) pour aborder les questions suivantes : quel
mode de garde pour les enfants, quelle adaptation des horaires de travail,
des carrières professionnelles, de la pénibilité du métier, quel partage sexué
du travail domestique? (Charvet, Laurioux, Lazuech, 2016). L’expression
« arrangement travail-famille » est même devenue une catégorie de la statis-
tique européenne (Pailhé, Solaz, 2009 ; Sanchez-Mira, 2019).
Le terme est employé encore pour désigner les arrangements financiers
dans les couples (financial/fiscal/banking arrangements) (Addo, Sassler, 2010) :
concrètement, dans quelle mesure les hommes et femmes en couple mettent-
ils en commun (ou non) leurs revenus et payent-ils ensemble (ou non) leurs
impôts.
Ce rapide tour permet d’établir plusieurs constats : la notion d’arran-
gement·s (plus souvent au pluriel en français, au singulier en anglais) est
omniprésente dans la sociologie de la famille, pour désigner des phéno-
mènes sociaux variés. La plupart du temps, le terme n’est pas rigoureusement
défini, et pourrait souvent être remplacé par un autre : organisation familiale,
négociation conjugale, management des relations familiales, allocations de
ressources, configuration familiale… Ce qui est commun à l’ensemble de ces
usages, c’est d’abord de s’intéresser à des pratiques familiales et à des décisions
effectivement prises, et pas seulement à des représentations ou des normes.
Ensuite, la notion d’arrangement·s nous place à l’un des points de tension
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4. Selon l’enquête Revenus fiscaux et sociaux de l’INSEE, en 2011, les femmes en couple ont des reve-
nus en moyenne 42 % inférieurs à ceux des hommes en couple et cet écart se creuse à proportion du
40 nombre d’enfants. L’écart n’est que de 9 % entre les hommes et les femmes sans conjoint (Morin, 2014).
Les arrangements de famille
5. Selon le recensement mené en 2016, 1,3 million d’adultes, soit 2 % de la population française,
vivent « hors ménage » dans ce que l’INSEE appelle des « communautés » : résidences universitaires,
foyers, prisons, communautés religieuses, casernes, maisons de retraite, etc. 43
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Céline : Et là, vous en avez parlé un peu de la suite, une fois que ton père sera
à la retraite?
Marie-Hélène : Alors ça, c’est une chose que j’aimerais bien qu’on aborde.
Mais mon père, c’est « on verra » tout le temps, c’est « on verra au moment
venu ». Et ça, ce n’est pas faute de lui avoir lancé la pierre. Papa, il faut quand
44 même en parler!
Les arrangements de famille
dans le droit et dans les pratiques judiciaires (Théry, 1993 ; Bastard, 2002).
Le divorce par consentement mutuel – où les couples mariés s’entendent sur
toutes les conséquences de leur rupture – est devenu la forme de divorce majo-
ritaire, représentant aujourd’hui 55 % des procédures. Depuis janvier 2017,
ils sont prononcés sans juge, pour peu que chaque partie soit représentée par
un·e avocat·e et que le dossier ait été déposé dans une étude notariale. Ces
réformes visant à désengorger les tribunaux s’accompagnent de la percée des
modes alternatifs de règlement des conflits, promouvant l’accord entre les
parties (médiation, procédures participatives, droit collaboratif) en amont
ou en dehors du tribunal. Le divorce pour faute qui constituait encore 46 %
des divorces en 2004 est devenu marginal, représentant moins de 10 % des
procédures aujourd’hui. Bien sûr, les violences et les conflits familiaux qui
accompagnent les séparations conjugales n’ont pas baissé dans la même pro-
portion.
Pour la recherche en sciences sociales, le terme d’arrangements permet de
dépasser l’opposition, structurante pour les juristes, entre règlement conten-
tieux et amiable des litiges. Dans la mesure où la justice civile familiale prend
de moins en moins en charge les conflits, il est nécessaire d’étudier de près
la production sociale de ces « accords à l’amiable » qui se jouent en dehors
du tribunal. Nos recherches attestent que cette production d’un consensus
varie selon les classes sociales, du fait de la possibilité de se payer (ou non)
les services de professions libérales du droit qui proposent un accompagne-
ment plus ou moins sophistiqué, selon leur type de clientèle. Finalement, au
travers de l’étude du degré de formalisation des arrangements de famille, la
question qui se pose est : qu’est-ce qu’il en est donné à voir, mais aussi ce qui
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Les arrangements de famille
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Les arrangements de famille
Résumé
Ancré en sociologie, ce texte vise à clari-
fier l’emploi du concept d’arrangements
de famille dans les sciences sociales de
langue française et anglaise et précise
son intérêt par rapport au terme concur- Abstract
rent de négociation pour décrire la prise Rooted in sociology, this text aims to
collective de décisions par des personnes clarify the use of the concept of “family
apparentées. Cette conceptualisation arrangements” in the French-speaking
permet de penser la production plus and English-speaking social sciences. It
ou moins formalisée d’un consensus clarifies its relevance to the competing
entre des personnes apparentées qui term “negotiation” to describe collective
ont éventuellement des intérêts contra- decision-making by family members.
dictoires et sont prises localement dans Family arrangements designate the of-
des rapports de pouvoir, et plus générale tentimes laborious and/or conflictual
ment dans des rapports de domination consensus-building process among rela-
qui les dépassent. L’article insiste sur la tives who may have contradictory inter-
dimension temporelle de ces arrange- ests, as well as the outcome of this pro-
ments qui sont tout à la fois un processus cess. The concept tackles situations with
et un résultat. tensions that are not resolved by a unilat-
Mots-clés : sociologie de la famille, négocia- eral imposition of one point of view (the
tion, consensus, conflit, décision collective. law of the strongest) nor by a harmoni-
ous accord arising from family relations
where everyone seems to agree (one
common point of view). Arrangements
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