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REPUBLIQUE ALGERIENNE DEMOCRATIQUE ET POPULAIRE

Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche Scientifique

Université d’Oran Es-Sénia

Ecole Doctorale de Français


Pôle Ouest
Antenne d’Oran

Thèse de Doctorat
Option : Sciences des Textes Littéraires

De la polyvalence des genres au récit imposteur


Le parcours littéraire de Yasmina Khadra :
« L’écrivain », « l’imposture des mots »,
« Cousine K », « La rose de Blida »,
« La part du mort »

Sous la direction de: Présentée par :


MEDJAD FATMA OULD ALI BELARBI Habiba

Membres du Jury

Président : Mme SARI Fewzia Pr. Université d’Oran 2


Raporteur : Mme MEDJAD Fatima Pr. Université d’Oran 2
Examinateur : Mme Bendjelid Fouzia Pr. Université d’Oran 2
Examinateur : Mme Benchlaghem Samira Pr. Université de Mostaganem
Examinateur : Mme Sari Ali Mohamed Latefa Pr. Université de Tlemcen
Examinateur : Mme Lazreg Zahera MCA ENPO.

Année universitaire

2015/2016
1
À la mémoire de ma mère :

Docteur Belarbi Badra née Bey Ibrahim, partie trop tôt.

À la mémoire de madame Ouhibi Ghassoul Bahia

grâce à qui je suis arrivée là où elle a toujours voulu que je sois.

2
DEDICACES

A mon mari pour sa patience durant toutes ces années.

A mes enfants pour leur amour et leur confiance.

A mon père pour ses encouragements

A mes sœurs pour leur confiance

A toute ma famille et belle famille

Et à toutes mes amies, je dédie ce modeste travail.

3
REMERCIEMENTS

Je tiens à remercier spécialement, et du fond du cœur,


Madame la professeure Sari Fewzia, ma véritable mère spirituelle,
qui m’a soutenue dans toutes les étapes de ce travail par ses
encouragements, ses remarques perspicaces, mais aussi et surtout
sa confiance en moi.

Je tiens également à remercier ma directrice de recherche


Madame Medjad Fatima pour ses conseils, ses corrections et
surtout sa patience.

Je tiens à remercier tous les enseignants qui m’ont


accompagnée tout au long de mon parcours.

Enfin, mes vifs remerciements vont aux membres du jury :


Madame Benchlaghem Samira, Madame Bendjelid Fouzia,
Madame Sari Ali Mohamed Latefa, Madame Lazreg Zahera.

4
S O M MA I R E

Introduction

Première partie : La perversion du genre romanesque


- Chapitre 1 : Un genre autobiographique « L’écrivain »
- Chapitre 2 : La manipulation du genre autobiographique
- Chapitre 3 : Un genre à part : le polar

Deuxième partie : Le récit imposteur


- Chapitre 1 : La falsification
- Chapitre 2 : L’écriture cassée
- Chapitre 3 : Le dérèglement textuel

Troisième partie : Du récit indécidable à la quête ontologique


-chapitre 1 : Le déni
-chapitre 2 : Le retour du refoulé
-chapitre 3 : L’émergence du « je créateur »
Conclusion

Bibliographie

5
INTRODUCTION

6
La littérature magrébine d’expression française se caractérise dans sa
majorité par une forme narrative spécifique et renvoie à l’expression d’une identité
magrébine, et ce, sur le plan culturel, référentiel et poétique.

L’Algérie compte au sein de son paysage littéraire de grands noms ayant non
seulement marqué la littérature algérienne mais également le patrimoine littéraire
universel dans trois langues : l’arabe, le berbère et le français.

Dans un premier temps, la littérature algérienne est marquée par des œuvres
dont la préoccupation était l’affirmation de l’identité nationale, algérienne et
socioculturelle. On assiste alors à la publication de romans tels que la trilogie de
Mohamed Dib, les romans de Mouloud Mammeri, de Kateb Yacine ou ceux de
Mouloud Feraoun.

Au lendemain de l’indépendance de nouveaux auteurs se font connaitre sur la


scène littéraire, parmi eux Assia Djebar, Rachid Mimouni, Rachid Boudjedra,
Tahar Djaout… dont le souci était davantage un questionnement sur l’écriture et
sa confrontation avec la langue française.

Durant la décennie noire (1990-2000), les écrivains algériens reviennent vers


le témoignage et la dénonciation de la violence qui a envahi l’Algérie. En raison du
terrorisme qui a sévi, une tragédie voit le jour, une tragédie algéro-algérienne,
hallucinante et surréaliste dans les manifestations de l’horreur, et qui n’a pu laisser
insensible ces écrivains algériens. Tous se sont sentis impliqués :
«Rendre compte du sang, rendre compte de la violence »1
« Je ne suis pas pourtant mue que par cette exigence- là
d’une parole devant l’imminence du désastre l’écriture et
l’urgence»2.

1
Assia Djebar citée par Sari Fewzia, 2005, Lire un texte, Ed Dar El Gharb, p.79.
2- Ibid., p.79.
7
Les écrivains parlent sans aucune équivoque de leur devoir de « dire »
face à un quotidien qui les interpelle. Nous assistons suite à une situation
chaotique, à la publication de nombreux textes (romans, essais, nouvelles
pièces de théâtres, poésies), qui tous dénoncent à travers la thématique de la
violence, l’actualité algérienne.

Aussi la production littéraire se renouvelle : à côté d’écrivains déjà


connus tels que Mohamed Dib, Assia Djebar, Rachid Mimouni, Rachid
Boudjedra,… d’autres écrivains font entendre leur voix dans cette tragédie ;
tous commencent à être familiers au public tels : Abdelkader Djemai,
Boualem Sensal, Yasmina Khadra entre autres.

Concentrons notre attention sur Khadra : celui-ci édite et signe de son


vrai nom : Mohamed Moulessehoul « Le privilège du phénix », un roman
publié en 1989 qui passe presque inaperçu à la critique.

Rattrapé par la réalité sociopolitique du pays, Khadra, va à travers une


revendication constante de son statut d’écrivain, s’emparer des phénomènes
sociaux et dénoncer les injustices du régime et du pouvoir algérien en place.
Seulement il lui est difficile de parler à visage découvert vu sa situation
d’officier au sein de l’Armée Algérienne.

C’est pourquoi, il abandonne son vrai nom et signe ses livres d’un
pseudonyme féminin, Yasmina Khadra. Sa notoriété sera accolée à son
pseudonyme d’autant plus que la critique, essentiellement française, saluera
le courage d’une femme osant dénoncer la barbarie. Seulement, l’auteur est
en réalité un homme, il s’appelle Mohamed Moulessehoul, né le 10
janvier1955 à Kenadsa (Algérie). Il révèle sa véritable identité en janvier

8
2001, lors de la publication de quelques éléments biographiques, nous
indiquant qu’il a fréquenté l’école des cadets d’el Mechouar alors qu’il
n’avait que 9 ans, en 1964, puis celle d’el Kolea, pour enfin devenir officier
en 1978. Dans les années 90 il participé à la lutte contre le terrorisme. Il
quitte l’armée en 2000 avec le grade de commandant ; son œuvre est déjà
largement entamée.

Son premier recueil de nouvelles, intitulé Houria parait en 1984. Il est


l’auteur d’une vingtaine de livres publiés soit sous son vrai nom soit sous le
pseudonyme de « Khadra ». Ils sont traduits et publiés partout dans le monde.

Cet auteur, qui se veut témoin de son temps, bouleverse par ses écrits,
sans concession, qui vont à l’essentiel, l’ordre établi dans la sphère
sociopolitique et la sphère littéraire.

Khadra est un écrivain polyvalent. Ses récits sont puissants, nombreux,


variés, disparates, et même surprenants quelque fois. C’est pourquoi il est au
centre de nombreuses polémiques médiatisées. Khadra a suscité sur les
chaines de télévision française et dans les presses locales et étrangères de
nombreuses interrogations et essentiellement à propos de la signature de ses
romans.

Est-ce une femme qui écrit ? Pourquoi un prénom féminin ? Un officier


Algérien : Est-il fiable quant à sa dénonciation ? 3

Qui est Khadra en réalité ? L’imposture s’installe dans la mesure où la


volonté de brouiller les pistes est présente, d’ abord au niveau identitaire :
Yasmina khadra est un prénom féminin.

3
Dans les années 90, les médias, accusant l’armée Algérienne de violence, lancent le
fameux «qui tue qui ? ».

9
Mais coup de théâtre : la femme s’avère être un homme, Yasmina
Khadra n’est autre que Mohamed Moulessehoul « militaire » de carrière et
« écrivain » par vocation : l’imposture se confirme.

Son épouse qui porte trois prénoms lui en offre deux Yasmina et
Khadra. Elle commente aussi cette offre : « tu m’as donné ton nom pour la
vie, je te donne le mien pour la postérité » (Mme Moulessehoul).

L’auteur a voulu à travers cet emprunt témoigner à celle-ci et aux


femmes Algérienne toutes son admiration, et son amour. Est-ce le cas dans
ses romans ?

Peut- on les lire comme un hommage à la gente féminine ?


Ainsi, sous le pseudonyme de Yasmina Khadra, il se tourne vers de
nouveaux genres lisibles, et il devient l’auteur d’une quinzaine de romans
dont deux trilogies. L’une qui se veut appartenir au genre du roman policier
situe les faits en Algérie des années 90.
• Morituri 1997
• Double blanc 1997
• L’automne des chimères 1998.
L’autre fait référence à la situation géopolitique du moyen orient :
• L’attentat (2005 Ed Julliard)
• Les hirondelles de Kaboul (2002 Ed Julliard)
• Les sirènes de Bagdad (2006 Ed Julliard)

Vouées à la dénonciation de l’intégrisme et ses effets dévastateurs, ces


trilogies vont faire l’objet d’adaptation filmique et théâtrale.

10
Les romans de notre corpus d’étude sont au nombre de
cinq : L’Ecrivain, L’Imposture des mots, La Rose de Blida, Cousine k, La
Part du mort ; ces écrits présentent les multiples facettes de l’écriture
romanesque de Khadra.

Pourquoi les choix de ces cinq romans ?


A la lecture du corpus, nous avons été interpellés par la liberté créatrice
de Khadra dans l’écriture, une liberté qui bouleverse tout ce qui a été établi,
les genres, la lisibilité du texte, la fixité du sens, le renversement des rapports
entre la fiction et la réalité. Nous avons été intéressés par l’obsession de
« dire » de Yasmina Khadra.

Au-delà de l’histoire racontée, chaque livre de Yasmina Khadra accorde


une place prépondérante aux mots et à l’écriture. Souscrivant à des genres
autobiographiques, autofictionnel, roman policier bien établis et reconnus par
la critique, ils s’en démarquent néanmoins graduellement pour s’inscrire dans
un hors piste. C’est au-delà du récit que les romans nous ont intéressés. Nous
avons ainsi constaté en marge de l’histoire, le brouillage des pistes narratives,
le parasitage du romanesque, autant de déviations qui ôtent la crédibilité au
texte romanesque et que nous appellerons « imposture ».

Dans une première lecture, chaque œuvre du corpus présente une


lisibilité et peut être classée dans un genre.

L’Ecrivain, édité en 2001 aux éditions Julliard, présente le parcours du


narrateur depuis son enfance jusqu’à l’âge adulte, jusqu’au moment très
confus et très difficile où il embrasse la carrière d’écrivain. Ce roman se
laisse lire comme une autobiographie.

11
L’Imposture des mots, édité en 2002 aux éditons Julliard, surprend le
lecteur dans la mesure où ne racontant pas une histoire, le romancier mêle à
bâtons rompus conversation, dialogues, met en scène de fabuleux
personnages ou d’illustres écrivains. Serait- ce un essai qui éclairerait des
pans de l’autobiographie de khadra, bien qu’il s’inscrive en porte à faux de
« l’écrivain », le roman de la chronologie par excellence ?

Cousine k, édité en 2003 aux éditions Julliard, raconte l’histoire d’un


jeune homme jamais nommé, très peu décrit, un jeune homme rempli de
détresse, en mal d’amour qui souhaite seulement qu’on fasse attention à lui,
mêlant présent et passé. Sa cousine K fait tout ce qui est en son pouvoir pour
le martyriser mais à un certain moment il n’en peut plus et sombre dans la
folie et le crime. Ce texte s’apparenterait d’avantage au roman
psychologique

La Rose de Blida, édité en 2006 aux éditions « après la lune »,


s’inscrit en droite ligne dans la trajectoire de « l’Ecrivain ».Il présente une
partie ou un bout de jeunesse réelle du narrateur. C’est un roman court écrit à
la demande de la maison d’édition, donc, selon un modèle pré- établi. Ce
serait, peut-être, une auto- fiction.

La Part du mort, édité en 2004 aux éditions Folio, nous présente une
enquête menée par le commissaire LLob qui est déjà mort comme l’a décrété
le dernier roman de la trilogie, « L’Automne des Chimères » publié en
1998.On assiste pourtant à la résurrection du personnage. Un roman qui
s’apparente au récit policier.

Autobiographie, essai, roman psychologique, autofiction ou récit


policier, tous ces écrits semblent avoir le même but : une quête identitaire,
celle peut-être de khadra lui-même.
12
Le récit, en tant que trame romanesque telle que pratiquée par Khadra
est au demeurant simple : le narrateur construit son récit autour d’une réalité
événementielle, souvent banale. Tout l’intérêt du texte réside dans une
réflexion romanesque sur l’identité du personnage. Le récit initial est oubliée,
la préoccupation est autre : elle n’est plus fictionnelle, elle se veut
ontologique.

Par ailleurs dans toutes les œuvres de Khadra, il y a présence de la


violence, de la dénonciation, du mensonge, de la falsification. A travers ces
différentes manifestations, se découvre le projet littéraire de Khadra qui n’est
autre que celui d’une transmutation de sa propre vie en évènements racontés
dans ses livres…Cette transmutation permet de brouiller les frontières entre
la littérature et l’existence, la fiction et la réalité, l’imaginaire et la mémoire.
En effet, chaque roman publié par Khadra est construit autour de son
« je », « je » écrivant, « je » écrivain, je « engagé », je « amoureux» …Mais
cette pratique d’écriture de Khadra (se mettre en écriture) est vécue comme
un espace de connaissance, de recherche et d’interrogation sur soi.

Sans renier le jeu de l’écriture et le plaisir d’écrire, Khadra réinvente


l’expérience littéraire en réinventant sans cesse ses manières d’être. Tout en
ayant une conscience poussée des formes d’écritures traditionnelles, il joue
dans un compromis avec les illusions de l’écriture ; d’où l’imposture. « Les
postures autobiographiques » selon l’expression de Blanckeman4 , du récit se
mêlent « d’impostures romanesques ».

Comment Khadra transmet-t-il son expérience d’une quête de soi,


à travers un langage, des mots, des formes et des postures narratives tout
en renouvelant son rapport avec les mots et avec la fiction ?

4
Bruno Blanckeman est un critique et essayiste français né en 1960, il est professeur de littérature
française du XX e et du XXI e siècle. Parmi ces essais : Les récits indécidables(2000)

13
Nous voulons montrer dans notre recherche que Yasmina Khadra est
l’écrivain de la transgression ; une transgression qu’il inscrit dans ce qu’on
appelle actuellement la post- modernité où l’écriture comme porteuse de sens
est remise en question à travers un démontage du sujet écrivain. Il ne s’agit
plus de lire une écriture mais de retrouver la mise en scène du « je » écrivant.

Yasmina Khadra, à travers des créations, manipule le genre, prend une


liberté créatrice, et s’inscrit dans la mouvance du récit imposteur. Son
écriture est une mise en scène propre à la post modernité, celle de la remise
en question du sujet de l’écriture, du sujet écrivant .Pour analyser l’entreprise
de transmutation menée par Yasmina Khadra en vue d’une mise en scène de
son « soi littéraire » et « existentiel », nous allons structurer notre travail en
trois parties.

Dans une première partie, nous analyserons la perversion des genres,


dans la mesure où les romans du corpus souscrivent à un genre répertorié,
mais s’en écartent subversivement. Au fur et à mesure qu’avance le récit, les
caractéristiques du roman autobiographique, de l’essai, ou du roman policier
ne sont plus respectées. Comme si l’écriture tente de réinventer, par le choix
de nouveaux procédés scripturaux, une forme nouvelle du récit romanesque.

La deuxième partie s’intéressera au récit imposteur où nous allons


mettre en exergue les procédures utilisées : la falsification, la simulation du
récit, le dérèglement textuel…

Enfin, une troisième partie nous fera découvrir derrière cette écriture
indécise, indécidable, le « je » écrivant de Yasmina Khadra, projetant le texte
dans la modernité. Cette modernité se manifeste par un choix diversifié de
techniques d’écriture voulant, sans cesse pousser les limites du récit.

14
Par le biais des approches narratologique et sémiotique, par les
pratiques d’une lecture herméneutique, nous nous proposons d’étudier les
romans retenus. L’approche narratologique nous aidera à étudier les
structures du récit. La sémiotique nous permettra de catégoriser les éléments
du récit constitués en tant que signes signifiants. Enfin la lecture
herméneutique nous aidera à accéder au sens. Nous tâcherons de croiser les
approches afin de répondre à notre interrogation principale à savoir :
comment Yasmina khadra arrive t-il à faire du récit un moment qui pervertit
le genre romanesque et bouscule ses usages classiques ? Comment le récit de
Yasmina khadra devient « imposteur » au sens sémiotique du terme, c'est-à-
dire d’une césure ? Comment, enfin, Yasmina Khadra dépasse-t-il cette
césure pour installer son identité créatrice ?

15
PREMIERE PARTIE
La perversion du genre romanesque

16
« La littérature et, dans la littérature la
fiction très particulièrement, est par
essence proposition d’un possible qui ne
demande qu’à se changer
éventuellement en désir ou en
volonté ».

Julien Gracq

« En lisant, en écrivant »

17
Il est convenu de dire qu’en littérature, il n’existe ni frontière ni limite.
C’est le lieu de tous les possibles et l’espace de l’exercice de la liberté
créatrice.
C’est pourquoi tout auteur a la liberté d’exercer des « droits » de
transgression et d’abord la transgression des lois du genre.

Transgresser les lois du genre ne signifie pas pour autant remettre en


question les principes de la cohérence tels que Michel Charolles les
commente :
« Comme tout tas de mots ne donne pas une phrase,
tout tas de phrases ne forme pas un texte. A l’échelle
du texte ainsi qu’au plan de la phrase, il existe donc
des critères efficients de bonne formation instituant
une norme minimale de composition textuelle. » 5
Le texte qui surgit à travers cette transgression demeure lisible et présente un
parcours de sens.

L’écrivain peut passer outre les limites s’il choisit de le faire : Il est
créateur, « artiste », auteur d’une œuvre artistique.
Jean-Paul Sartre le voit comme « le producteur » à l’origine du produit :
« l’œuvre ». Celle-ci appartient totalement à cet auteur.

Khadra se situe en droite ligne dans ce sillage. L’auteur revendique son


autonomie créatrice, il rappelle au lecteur, tout simplement, qu’il est « le
démiurge », notamment dans l’incipit de « Cousine k »6.
« Je suis libre de raconter comme bon me semble » p11
« cousine k ».

5
Charolles Michel, « Introduction aux problèmes de la cohérence de texte. » In langue française
n38 ; Paris ; Larousse, mai 1978, p. 8.
6
- Yasmina Khadra, 2003, Cousine k, Edition Julliard, Paris, P. 11.

18
Il est l’auteur d’une construction romanesque à travers laquelle le
narrateur/écrivain s’octroie toutes les libertés d’inventer des styles différents
concernant l’onomastique, l’intrigue ou la trame romanesque.
Il le souligne dans son incipit :
« L’histoire…, elle vaut ce qu’elle vaut, (…) le reste, ce
que l’on va en penser ou en faire est bien le cadet de mes
soucis » P. 11 ibid.
Il continue :
«C’est à moi de voir, à moi de décider, de la même façon,
que je suis libre d’oublier cette histoire » P. 11 ibid.

Par cet incipit Khadra s’attribue tous les droits de se libérer des carcans
génériques préétablis, courcircuitant les genres romanesques afin de les
recréer tout en respectant les principes de la cohérence textuelle. Ce qui
remet donc en question des définitions des genres mises au point par les
critiques.

D’autant plus que la notion de genre est problématique : malgré la mise


en place de traits distinctifs définitoires d’une typologie, la notion de genre
n’en demeure pas moins fluctuante. J. M Caluwe qualifie le genre littéraire de
« nébuleuse » qui ne cesse de se transformer :
« Le genre est une nébuleuse, on est continuellement
amené à redéfinir ses frontières »7.

Et bien que l’écriture littéraire soit une expression vécue de différentes


façons par la création voyageant et s’exportant au-delà des frontières, la
critique tente de l’appréhender à travers des catégories qui semblent définir le
roman.

7
- J M Caluwe, 1987, « Les genres littéraires » dans Delacroix M. Et Hallyn F. (sous la direction
méthodes Introduction aux études littéraire, méthodes du texte paris Louvain- la Neuve. Duculot P.
151.

19
« La vérité n’implique pas le genre précisément
invariable »8.
« Cependant, comme l’écrit Philipe Gilles ce même
genre réceptionné par un écrivain peut même à la
limite entrainer non seulement ses modifications,
mais, même son éviction d’un système culturel»9.

Rappelons qu’en littérature, la notion de genre est fondamentale même


si aujourd’hui la critique dénonce la classification des genres établie à partir
de typologies.

Il s’agira donc pour nous de voir comment khadra, en termes de traces


scripturales et de techniques romanesques, arrive à construire un modèle
d’écriture moderne du genre romanesque. Autrement dit, il s’agira de repérer
les traces de l’écriture moderne chez Yasmina khadra. Mais avant, faisons le
point sur la notion de genre.

Les critiques regroupent dans cette appellation les différents types


d’écritures qui en découlent, tels que : le roman, la poésie, le théâtre, la
nouvelle, qualifiés de genre suprême par G Genette 10 et qui vont engendrer
d’autres genres ou d’autres classes ; ce qui ne facilite guère leur classement.
Selon Todorov : « la classification des genres est complexe. Les œuvres se
disent vastes classes qui à leur tour, se différencient en types et espèces »11.

A ces catégories d’écrits a été donc attribué le concept classique de


« genre » que G Genette nomme « mode » (ou) « régime énonciatif »12. Les
critiques ont opté pour un classement générique des œuvres. D.
8
- Robert Marthes 1993. Roman des origines, origines du roman, Ed Gallimard, paris coll. tell, P. 16.
9
- Philippe Gilles 1996. Le roman des théories aux analyses, Paris, Ed seuil, P. 55.
10
- Genette Gérard, 1979. Introduction à l’architexte, édition du seuil, coll. poétique
11
- Todorov 1994. Théorie de la littérature, Ed du seuil coll. Tel que P.30
12
- G. Genette, ibid., P.75.

20
Maingueneau affirme : « depuis la poétique aristotélicienne, la réflexion sur
la littérature tourne autour de la problématique des genres »13.

Par ailleurs Wellek et Warren écrivent « (…) l’un des intérêts les plus
manifestes de l’étude des genres réside précisément dans le fait qu’elle oblige
à examiner le développement interne de la littérature »14.
Ils continuent dans la même perspective et s’interrogent : « Une théorie
des genres littéraires suppose- t’elle que l’on admette que toute œuvre
appartient à un genre donné (…) les genres sont ils immuables ? Sans doute
pas »15.

Certains théoriciens discutent l’ensemble générologique car sujet à


modification, et renoncent à élaborer une classification particulière des
genres, parce qu’elle serait caduque.

Rappelons toutefois que le genre littéraire est une notion de type


catégoriel qui permet de classer des productions littéraires en prenant en
compte des aspects de forme (poésie, théâtre), de contenu (aventure, journal
intime) de registre de style (fantastique, tragique, comique).
Todorov avoue que : « les classifications reposent rarement sur une
idée claire et cohérente du statut du genre lui-même » (16).
Divers critères pouvant se combiner et se chevaucher pour déterminer
des catégories secondaires, la liste des genres n’est pas close. Le débat existe
depuis Platon, et nous le retrouvons dans la poétique d’Aristote.

13
- D. Maingueneau 1993, Le contexte de l’œuvre littéraire, énonciation, écrivain, société, Ed
Dunod, p. 60.
14
- Wellek et Warren 1971, Les genres littéraires, in théorie littéraire Ed du seuil P. 330.
15
- Ibid. 319.
16
- Todorov 1994, Théorie de la littérature, Ed seuil coll. tel quel P197.

21
Le fait d’inscrire une œuvre dans un genre aide à susciter des attentes
plus ou moins précises chez le lecteur qui se fera une vision plus ou moins
stéréotypée selon la façon dont cette œuvre est classée mais qui pourra être
remise en question lors de la lecture, surtout dans le cas d’œuvre forte.
Le genre, est donc, toute une convention qui donne un cadre, une forme
plus ou moins précise.

La littérature algérienne d’expression française suscite un débat


constant par rapport à cette notion parce que les textes parus sur la scène
littéraire eux aussi tentent d’inscrire leur génome textuel tout en réinventant
les styles, la langue française et les genres littéraires connus.

Qu’en est-il des romans de Yasmina Khadra ? Comment la liberté de


création revendiquée par khadra explore cette notion de genre ?

Le roman de Khadra est autobiographique,


autofictionnel, psychologique et policier. Seulement à chaque fois l’auteur
déconstruit les signifiants du genre, les transforme, en quelque chose de
moderne.
On peut le rattacher à cette génération d’auteurs « modernes » tels que
Robbe Grillet, Sarraute, Butor…

Comme précédemment expliqué, notre intérêt est de voir comment


khadra sème les transgressions et en fait des techniques d’écriture qui
permettent de reconsidérer le genre romanesque à travers ses écrits.

Les textes de Yasmina Khadra, (l’Ecrivain), (La Rose de Blida),


(Cousine K) portent en eux les marques du romanesque moderne à travers
les marques du roman autobiographique. Quoique ces trois œuvres aient été

22
classées dans l’écriture autobiographique, nous y retrouvons les traces d’une
remise en question du genre autobiographique.

En effet dans « l’Ecrivain », la double identité de l’auteur, narrateur,


personnage principal (Moulessehoul/Khadra) crée une déstabilisation quant
au processus autobiographique.
La prolongation de « l’Ecrivain » dans « la Rose de Blida » et dans
« Cousine k » détruit les limites imparties au roman autobiographique en
détruisant le pacte de véracité lui-même.

Le pacte autobiographique est brisé : La Rose de Blida par son contrat


avec la maison d’édition (œuvre sur commande) devient une autofiction
dominée par une grande imagination créatrice.

Dans Cousine k, l’auteur- narrateur brouille les identités : le


personnage prend une distance par rapport à cet auteur narrateur.
Nous allons donc analyser les procédés d’écriture qui installent la
transgression générique, et ce à partir d’un roman cible « l’Ecrivain »qui se
donne pour autobiographique.

De même que nous montrerons qu’il y a perversion/ altération du récit


autobiographique, nous tenterons de retrouver la même altération / perversion
de l’essai et du polar.
Khadra joue avec les genres et fait preuve d’une liberté créatrice. En fait
pour lui les mots sont imposteurs.

La langue française utilisée par Yasmina khadra se présente comme


une variété particulièrement signifiante. Il existe, en fait, à travers les textes
de khadra un imaginaire linguistique/littéraire/culturel qui est profondément
ancré dans la représentation culturelle arabo-musulmane de la quête de soi. Et

23
comme le souligne Assia Djebar dans un entretien publié dans la revue Jeune
Afrique, il est indécent dans la société maghrébine, arabo-musulmane, de
parler de soi : « j’ai toujours évité de donner à mes romans un caractère
autobiographique par peur de l’incidence et par horreur d’un certain
striptease intellectuel »17

Cet imaginaire linguistique transcrit par khadra est d’emblée une


marque de spécificité à la fois moderne puisqu’elle déroge aux règles
linguistiques de références, et identitaire puisque l’auteur est en quête de lui-
même.

17
Entretien avec REGAIEG Nadjiba et Assia Djebbar, IN jeune Afrique, 4juin 1962, n 87, p 21.

24
CHAPITRE 1

Un genre autobiographique
« L’écrivain »

25
« L’Ecrivain », publiée en 2001, marque un tournant décisif dans la
production littéraire de Yasmina Khadra. Il est le début d’un combat éditorial
que va mener l’auteur pendant plusieurs années, notamment en France où
depuis une décennie il publie ses textes.

De 1984 jusqu’en 1989, un auteur algérien, Mohamed Moulessehoul,


publie, sans grand tapage, plusieurs romans et nouvelles : Houria(1984),
Amen !(1984), La fille du pont(1985), El khahira(1986), Le privilège du
phénix(1989), aux éditions ENAL D‘Alger puis chez l’Harmattan en 1988,
De l’autre coté de la ville.

Une année plus tard, apparait un événement éditorial, qui suscite


beaucoup d’interrogations sur l’identité de l’auteur : Yasmina Khadra publie
de 1990 à 1999 des romans policiers, des romans d’analyse et de
dénonciation de ce qui se passe en Algérie durant cette décennie. Enorme
succès d’autant plus que la critique salue le courage d’une femme qui ose, à
une période où tout lui est interdit, prendre la parole et dénoncer la barbarie
intégriste.

En 2001, Yasmina khadra, au faîte de sa gloire publie « l’Ecrivain ».


Pour ceux qui suivent les écrits d’une femme, il s’agit d’une véritable «
bombe ». Khadra raconte dans « l’Ecrivain » l’enfance et l’adolescence,
dans un milieu militaire, de Mohamed Moulessehoul, en utilisant le « je »
qui structure tout récit de vie. Et à travers le récit, des éléments surgissent qui
font que le narrateur nous indique que Moulessehoul et khadra ne sont qu’une
seule et même personne.

Ainsi, parlant de son oncle paternel, le narrateur, en l’occurrence


Moulessehoul glisse une remarque qui aurait pu passé inaperçue devant le

26
flot d’événements racontés. Cette remarque est claire qu’en à l’identité entre
Moulessehoul et khadra.

« Dans Double blanc, j’ai écrit : « j’ai adoré un homme, il y’a très
longtemps, c’était quelqu’un de bien… »Cet homme là, c’était lui, mon oncle
Tayeb.
Le narrateur prend soin de donner en bas de page les références du
roman : « édition la Baleine, 1997 ».
L’auteur de Double blanc n’est autre que Yasmina Khadra. Le voile se
déchire et c’est intentionnel. Khadra se démasque. Il est Moulessehoul
Mohamed. C’est lui le narrateur, le militaire, l’enfant soldat qui très tôt à été
confié à une institution qui lui a volé son enfance : les militaires. Il s’agissait
donc dans « l’Ecrivain »d’un récit autobiographique.

Khadra, lors de plusieurs interviews, après la publication de


« l’Ecrivain », confirme le caractère biographique voire autobiographique
de son texte. Dans une interview accordée à D. Ait Mansour, du journal
« liberté », Yasmina khadra, questionné sur sa vie, répondra « lisez
l’Ecrivain, c’est une biographie » cependant il ajoutera, lors d’un autre
entretien à propos toujours de la même œuvre : « j’ai réinventé le monde qui
m’a été confisqué ».

L’ambigüité s’installe. Le récit autobiographique répond à des règles


auxquelles son écriture ne peut déroger : l’objectivité et la vérité du pacte
autobiographique où l’auteur s’engage à ne dire que la vérité et le lecteur
s’engage de son côté à le croire.
Seulement Yasmina Khadra dévoile son intention de « réinventer » sa
vie. C’est peut être pourquoi, la page de couverture annonce « roman »,
c’est è dire création d’un monde fictif visant le vraisemblable et non pas le
réel, un monde où les personnages n’existent que par l’écriture.

27
Le lecteur est donc confronté à une double caractérisation générique qui
le ballotte entre le vécu et l’imaginaire, le réel et le fictionne : c’est l’ère du
soupçon. Pourquoi khadra, dans ses entretiens tente-il à semer le doute en
remarquant que grâce à l’écriture il a pu transformer son vécu en fiction et
à se réapproprier sa vie ?

En 2001, après avoir démissionné de l’armée(2000), khadra décide de


dévoiler son identité et d’accomplir un devoir de vérité envers son lecteur.
Comment va-t-il procéder pour « se raconter » ?

Aussi nous allons, dans un premier temps analyser les critères qui font
de « l’Ecrivain » une autobiographie, telle que définie par Philippe Lejeune
et ce à travers une analyse identitaire des personnages, une analyse
fonctionnelle et actantielle et une analyse des voix narratives.
Nous verrons alors la manière dont l’auteur/narrateur a établi avec le lecteur
le pacte autobiographique.

Seulement, dans un deuxième temps, nous ne passerons pas sous


silence l’ambigüité générique de « l’Ecrivain ».
Même s’il semble présenter les caractéristiques d’un récit de vie,
l’œuvre laisse la place à l’imaginaire. En fait, en se mettant en scène, et en
voulant raconter sa vie, khadra prend appui sur un siècle qu’il se dépêchera
de quitter en allant davantage vers une justification et une présentation d’un
conflit qui le déchire : sa vocation d’écrivain et son engagement militaire
comme il le dit dans son livre :
« Je m’imaginais avec une plume dans une main et dans
l’autre un fusil ; je ne voyais pas comment amortir une
quelconque chute avec les deux mains prises dans deux
vocations ennemis. J’essayais de libérer un bras ;
c’était comme si je le coupais »p.279.

28
I.1.1. Un genre autobiographique :
Présentation de l’Ecrivain

L’autobiographique se présente comme un genre littéraire qui a


longtemps inspiré méfiance ou mépris.

Après saint Augustin, Pascal ou Montaigne, qui ont parlé de leur moi
sans pour autant livrer de véritables autobiographies, il a fallu attendre
Rousseau et ses « confessions » pour qu’un écrivain se révèle tout entier dans
son intimité et ses secrets. D’autres modèles d’écriture de soi se sont
parallèlement développés : mémoires, chroniques, carnets, journaux intimes,
jusqu’à ce mélange de fiction et de vérité de l’auteur qui remanie les données
de sa propre vie, et qui débouche sur ce qu’on nomme l’autofiction : « la
mise en fiction de la vie personnelle » telle que l’a théorisée Serge
Dobrovsky à la fin des années 1970. Qu’elle soit avouée ou refoulée, la
pulsion autobiographique irrigue une vaste littérature de Stendhal à julien
Green en passant part Musset, Tolstoï, Fitzgerald ou Virginia Woolf.

Lejeune est devenu le théoricien spécialiste incontesté de


l’autobiographie et de toutes les formes d’écritures intimes. Dans un premier
temps il donne la définition que nous reprenons :
« Nous appelons autobiographie le récit rétrospectif
en prose que quelqu’un fait de sa propre existence,
quand il met l’accent principal sur sa vie
individuelle, en particulier sur l’histoire de sa
personnalité :
Cette définition met en jeu des éléments qui
appartiennent à trois catégories différentes :

29
1. La forme du langage
a- Récit
b- En prose
2. Le sujet traité :
a- Vie individuelle : histoire d’une personnalité
3. La situation de l’auteur
a- Identité de l’auteur, du narrateur, du personnage
b- Perspective du récit
Est une autobiographie toute œuvre, qui remplit à la
fois les conditions indiquées par chacune des
catégories » (18)
affirme Philippe Lejeune qui se rend compte lui-même que cette
définition n’est pas exhaustive parce qu’il va par la suite insérer des
exceptions où il élargit ce dernier critère à trois personnes, au lieu
d’une seule.
« Il y a possibilité d’un récit autobiographique à la
deuxième personne tu (et) la troisième personne »19.

Qu’en est il de cette manifestation du moi, de cette écriture, dont le moi


est à la fois sujet et objet dans le roman de Khadra ?

Rappelons qu’en littérature, la notion de genre est fondamentale; même


si aujourd’hui la critique dénonce la classification des genres établis à partir
de typologies.

La littérature algérienne d’expression française suscite un débat


constant par rapport à cette notion, parce que les textes parus sur la scène
littéraire défient cette notion et convoquent plusieurs genres.

18
- Lejeune Philippe 2010, L’autobiographie, en France 2ème édition Armand colin, Paris ; P. 12.
19
- Lejeune, Op.cit., P. 17.

30
De ce fait nous nous interrogerons sur le positionnement de
« l’Ecrivain » par rapport à cette notion d’autobiographie.
« L’Ecrivain » relève-t-il de l’autobiographie ?

Rappelons que « l’autobiographie est la biographie d‘une personne


faite par elle-même, c’est le récit de sa vie »20.
Des essayistes qui se sont penchés sur la question affirment aussi « (…)
c’est la biographie de soi, pour soi-même »21.
« L’autobiographie intègre dans la même personne le biographe et son
sujet »22.

Une autobiographie, c’est la vie d’un personnage écrite par lui-même.


C’est sa biographie que l’auteur écrit. En plus d’être l’auteur, il est aussi
narrateur et personnage à la fois, ce à quoi répond exactement
« L’Ecrivain » de Yasmina Khadra : l’auteur est le personnage qui est aussi
le narrateur. En reprenant les termes de Philippe Lejeune, « L’Ecrivain »
est le récit rétrospectif en prose que khadra fait de sa propre existence,
mettant l’accent principal sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire
de sa personnalité.
Il est auteur principal puisqu’il raconte l’histoire et relate les faits de sa vie. Il
est aussi personnage principal car il s’agit de l’histoire de sa vie.

Une œuvre est effectivement une autobiographie quand il y a


identification, ensemble ou séparément des trois instances. L’auteur est le

20
- Dictionnaire : http://www.espacefrancais.com/l-autobiographie/consulté le 20/03/2009à 15h
21
- Zanone. D 1998, L’autobiographie, Ed Ellipses coll. thèmes et études, P.6
22
- TENGOUR. H. « Biographie, autobiographie, hagiographie et histoire de vie » PP. 61-73,
octobre 1991 in Biographie et histoire social Algérie XIX et XXe de AINAD TABET(R),
BENKAD S, CARLEIR O… cahier, laboratoire d’Histoire et d’anthropologies sociales et culturelle
UR ASC

31
personnage, le fait que l’auteur ait inséré des informations biographiques
véridiques ne suffit pas. Il faut qu’un accord soit passé entre l’auteur et son
lecteur. Le premier s’engage à ne dire que la vérité, à être honnête, en ce qui
concerne sa vie, en contrepartie, le second peut décider de lui accorder sa
confiance.

Cet engagement dans lequel l’auteur affirme l’identité entre le narrateur,


le personnage et lui-même constitue ce que Philippe Lejeune a appelé le
pacte autobiographique c’est-à-dire « L’affirmation dans le texte de cette
identité renvoyant en dernier ressort au nom de l’auteur sur la couverture »23

Cette identité des trois instances peut s’établir de deux façons : par
l’emploi du titre sans ambigüité comme « autobiographie » ou « histoire de
ma vie », ou par un engagement de l’auteur auprès du lecteur, au début du
texte.
« L’Ecrivain » s’ouvre sur une double entrée : une dédicace et une
citation.
La dédicace est adressée aux cadets c'est-à-dire aux camarades d’école
de celui qui a signé l’œuvre : Yasmina khadra. Le lecteur ne sait pas encore
qu’il s’agit de Moulessehoul dont le nom n’apparaitra qu’à la page 42 «
Cadet Moulessehoul Mohamed, matricule 129 » puis aux pages 102et 150.
Cette dédicace installe le lecteur dans la réalité puis vient la citation : «
De mes torts je n’ai pas de regrets, de mes joies aucun mérite, l’histoire
n’aura que l’âge de mes souvenirs, et l’éternité, la fausseté de mon sommeil
« Sid Ali » « A quoi rêvent les loups ». p1 c'est-à-dire qu’il s’auto- cite pour
parler de son travail de mémoire et de souvenirs. Il s’agit d’une difficulté que
rencontrent tous ceux qui s’essaient à l’écriture autobiographique. Dans un
souci de vérité et voulant prouver sa sincérité, khadra soulève le problème
que pose la mémoire sélective et quelque fois défaillante. Il instaure donc,
23
- Lejeune Philippe ; 1975, Le pacte autobiographique, Ed. Seuil, Paris, P.26.

32
après avoir installé le lecteur dans le monde réel, le pacte d’authenticité. Ce
pacte, il le renouvelle durant tout son récit qui l’émaille de mots comme :

« J’ignore si j’ai souffert »p.31


« Je présume. Je le revois »p.32
« Il n’est pas resté longtemps parmi nous ou alors j’ai
oublié. Je me souviens qu’il était fauché »p.35
« Elle ne serait pas gravée dans ma mémoire »p.49

La question du genre d’une œuvre peut se poser quand il n’y a pas de


pacte explicite et qu’il y a une indétermination du nom du personnage.
Celui-ci n’est pas donné, on ne sait donc pas s’il est différent de celui de
l’auteur. Ce n’est pas le cas de l’Ecrivain.

L’autobiographie comme la biographie, est un texte référentiel. Son but


n’est pas de viser «le réel » comme dans le roman mais «le vrai ». Ce texte
donne des informations qui peuvent se soumettre à l’épreuve d ‘une
vérification.24

Ce « pacte référentiel », pour reprendre les termes de Lejeune, est en


général inclus dans le pacte autobiographique.

Il est rare que l’auteur jure solennellement de ne dire que la vérité telle
qu’elle. Néanmoins, il s’engage souvent à donner la vérité telle qu’elle
apparait, telle qu’il la connait. Il peut également mentionner les problèmes de
mémoire auxquels il a été confronté : cette restriction de la vérité en quelque
sorte, la mise en avant et la fiabilité de l’auteur peuvent jouer comme une

24
Nous avons entrepris une petite enquête au niveau de l’école des cadets de Tlemcen et nous avons
pu constater que beaucoup d’informations données par le narrateur sont justes. Par exemple, c’est
bien l’officier Abbes Ghzail qui dirigeait l’école et que l’élève Moulessehoul Mohamed a bien fait
ses classes dans cette école.

33
preuve d’honnêteté et contribuent à l’établissement de la confiance du
lecteur.
Pourtant la notion de vérité, en littérature dans un texte qui se dit ou
s’autoproclame autobiographique n’est pas pertinente, tout comme la notion
de vérifiable dans le roman.

Rappelons que l’autobiographie existe depuis des siècles. En tant


qu’écrit. Derrière cet aspect simplicité offert par la définition se cache
plusieurs contraintes qui expliquent l’ambigüité du genre. D’où la remise en
question par Lejeune du pacte autobiographique que nous allons présenter.

Le récit de vie à la première personne a toujours été contesté d’abord


par ses auteurs eux même tels que : Rousseau, Montagne et Hugo, ensuite
contesté aussi par les critiques, ceux qui décident de l’appartenance des
écrits et donc de leur classification. Ils contestent ce genre sous prétexte que
« seules mériteraient l’appellation d’autobiographie, les biographies
directes » c’est-à-dire celles qui sont élaborées sans intermédiaire par le sujet
lui-même : qu’il se raconte librement comme un « exercice témoignage » (25)
ou « texte testimonial ». Longtemps considérés comme de la littérature
mineure, les récits de vie y compris la littérature personnelle, étaient
dévalorisés par les critiques qui se questionnaient à propos de son devenir.

Ce qui instaure ce doute en l’autobiographie c’est que le sujet n’est


qu’une personne, celle de l’auteur, alors qu’il existe d’autres sujets auxquels
une œuvre devrait s’intéresser davantage.

25
- Poirier J. 1983, CLAPIER VALLADONS S, RAYBUT P, Les récits de vie théorie et
pratique, Ed PUF coll. le sociologue. P. 34.

34
Il ne faut sans doute pas mettre de côté, un aspect très important. :
L’autobiographie est un écrit littéraire et l’œuvre reçue comme telle
comporte donc en partie des faits et des évènements réels vécus par l’auteur,
en plus d’une part de créativité.

Examinons le fonctionnement de ce genre dans « L’Ecrivain ».

L’Ecrivain26 s’inscrit en droite ligne dans la définition du récit


autobiographique.
Il présente l’histoire de Mohamed Moulessehoul racontée par Yasmina
Khadra. Nous sont présentées les différentes étapes de la vie du personnage
principal, Mohamed Moulessehoul : enfance, adolescence, vie d’adulte :
de l’incorporation dans l’école militaire à la vocation d’écrivain étouffée, en
passant par une enfance tourmentée, la tragédie familiale est présentée dans
ses détails.

Selon les directives de lecture données par le titre, on peut deviner ou


imaginer le contenu du roman.
Ce roman étudié a pour titre « l’Ecrivain ». Ce titre pose problème et
nous interpelle parce qu’en narratologie le rapport de l’écrivain au texte, du
narrateur au texte constitue une difficulté quant au degré d’implication de
celui qui écrit.

Ce titre nous a conduits à la notion de genre et nous amène à la question


suivante :
Un roman qui s’appelle « l’Ecrivain » va-t-il raconter la biographie d’un
écrivain dont le nom dans le récit est Moulessehoul ?

26
L’écrivain, roman édité en 2001, aux éditions Julliard, récompensé par l’académie Française.

35
Donc dans ce cas qu’elle place occupe Khadra, le signataire du
roman ?
Va-t-il raconter la parcours d’un écrivain en général (la profession, la
vocation, les difficultés) ou de l’écrivain dont il est question ici ?
Pourquoi ce titre ?

La réflexion peut s’orienter déjà vers la notion de genre :


Quel genre de récit va présenter ce roman ?

Nous remarquons que deux citations ouvrent les deux parties du roman,
et toutes les deux portent sur le récit de la vie de l’écrivain.
La 1ère citation, puisée dans un roman écrit par Khadra, ouvre sur le
récit de Moulessehoul.
« De mes torts je n’ai pas de regrets, de mes joies aucun
mérite, l’histoire n’aura que l’âge de mes souvenirs, et
l’éternité, la fausseté de mon sommeil « Sid Ali » A quoi
rêvent les loups ». p. 1

Histoires et souvenirs sillonnent le récit autobiographie, ce qui nous


conduira dans le passé du personnage.

La 2ème citation de Jean Cocteau renvoie à une réflexion sur l’art et sur
l’usage qu’il en est fait, voire son utilité.
« Le péché original de l’art est d’avoir voulu convaincre
et plaire, pareil à des fleurs qui pousseraient avec l’espoir
de finir dans un vase » Jean Cocteau p.119.

Si la première citation porte sur une mise en écriture du « Je », la


deuxième nous en éloigne tout en évoquant le but morbide de l’art
convaincre et plaire. Où se situe « L’Ecrivain » ?

36
L’histoire commence un matin de 1964 : le père quitte Oran pour
emmener en voiture, son fils adoré âgé de six ans, à l’école des cadets d’El
Mechouar ; il veut qu’il devienne officier comme lui.
Le monde de l’enfance choyé est balayé à l’instant où l’auteur franchit
des portes de cette sinistre institution.

Il décrit la brutalité de la vie à l’école des cadets : le clairon au petit


matin, le matricule remplaçant le nom, la tonsure, les pieds gelés, la
discipline infernale des gradés, les nuits remplies par les cauchemars des
orphelins, compagnons d’infortune et les souvenirs qui jaillissent mettent un
baume de fraicheur dans le cœur de l’enfant.
L’enfant a non seulement perdu son paradis affectif mais son présent.
Il va se trouver brutalisé à l’extrême par la polygamie de son père et ses
conséquences, lorsque sa mère qui n’a encore que trente ans et sept enfants
sont mis au rebus. Ils sont contraints d’habiter un garage désaffecté, au cœur
du quartier le plus misérable et plus mal famé d’Oran : le jeune cadet
Mohamed est désormais « chef de famille ».

L’enfant va réagir et puiser sa force dans la lecture et l’écriture.


A l’âge de dix ans, il découvre qu’il est né pour écrire. C’est l’écriture qui le
sauvera du désespoir, du suicide, de la médiocrité, de la haine les autres, en
particulier de son père.

37
I.1.1.1. L’analyse fonctionnelle de l’Ecrivain

La fiction est l’élément fondamental dans lequel s’inscrit le roman. Par


fiction, on entend, au sens large de fiction par opposition à la réalité, quelque
chose d’artificiel, de construit, d’imaginé.

Or ce roman comme l’indique le titre « L’Ecrivain » va présenter la vie


de l’écrivain dont le nom est mentionné sur la couverture, khadra. Cependant
dés les premières pages on se rend compte qu’il ne s’agit plus de khadra, il
s’agit bien du parcours d’un écrivain mais qui s’appelle Moulessehoul
raconté par un autre appelé Khadra. Mais les choses se compliquent quand
nous apprenons que l’un et l’autre sont la même personne.

Quelle est donc cette nouvelle façon de faire ?


Pourquoi ce télescopage des identités ?

L’épisode n’est pas sans rappeler celui de Marcel Proust qui, après la
parution de « A la recherche du temps perdu », a fait dire à la critique qu’il
s’agissait d’autobiographie.
Proust se réécrit et se propose d’écrire une œuvre d’inspiration
autobiographique intitulée « Jean Santeuil » et signée Proust.

Qu’en est-il de ce phénomène chez Khadra ?


Comment les jeux de l’écriture servent ils ces desseins ? C’est ce que
nous allons voir dans un découpage séquentiel.

38
La présentation des schémas narratifs permet de suivre le déroulement
des évènements par rapport à une chronologie, de les inscrire dans une
temporalité, de les situer dans un cadre romanesque.

Le récit qui fait l’objet de notre recherche se divise en deux parties, qui
évolueront à travers plusieurs séquences narratives.

Le roman raconte une histoire, le parcours d’une vie. Il va donc faire


état de toutes les étapes de la vie, évoquant :

- La vie familiale
- La vie au sein de l’institution militaire
- La vocation d’écrivain

Les différentes séquences seront mieux perçues à travers l’étude de schéma


narratif des deux parties du roman.

39
Schéma du 1er volet « les Murailles d’el Mechouar »

Phase
Phase initiale Phase finale
événementielle

1. Le départ d’Oran 1. La discipline de l’école 1. L’obtention du certificat


2. La rentée a l ‘école d’el 2. La Brutalité d’étude
Mechouar L’anonymat les matricules qui remplacent 2. Le pari est gagné la
les noms
réussite sociale
3. La dureté des gradés
4. La vocation
5. Le divorce des parents
6. La dégradation de la vie sociale.

Plongé malgré lui dans l’enfer d’une vie qu’il n’a pas choisie, l’enfant va réagir et puiser sa force
dans la lecture et l’écriture. A dix ans, il découvre qu’il est né pour écrire. C’est l’écriture qui le sauvera
du désespoir, du suicide de la médiocrité de la haine et en particulier de son père. Chaque phase est
structurée de plusieurs micro-récits qui composent les différentes séquences.

40
Schéma du 2ème volet « l’ile kolea»

Phase initiale Phase Phase finale


événementielle

1. Départ de Tlemcen à l’ile 1. La vie à l’école 1. L’obtention du


Kolea 2. Naissance d’une vocation baccalauréat
2. La rentrée à l’école d’el 3. Les encouragements des 2. Un choix comme lien
professeurs
Nasr d’el Kolea résolu la carrière militaire
4. La découverte des hommes de
lettres immortels et la fin des rêves.
5. Les débuts de sa production
littéraire (théâtre, nouvelle…)

Le titre « l’ile kolea » est à l’opposé du premier « les murailles d’el Mechouar » : si le jeune garçon
se sentait emprisonné derrière les murailles, il ressent à présent un sentiment de liberté et une possibilité
d’évasion et de bonheur. Ce volet parle de l’adolescence du personnage et de la préparation à la vie
adulte.
41
Cependant les deux parties peuvent être appréhendées dans un macro-récit dont les
trois phases peuvent être décrites comme suit :

Phase initiale Phase Phase finale


événementielle
Départ d’Oran Discipline de fer Renoncement à sa
Entrée à l’école Anonymat vocation
Militaire (El Mechouar) Découverte de la Obtention du
vocation baccalauréat
Divorce parentale Embrassement de la
Obtention du certificat carrière militaire
d’étude
Départ à El Kolea

Le jeune enfant accepte son destin .Il est devenu officier mais il n’a jamais
renoncé à son rêve jusqu’au jour où il quitte l’armée pour devenir écrivain27.
Voyons maintenant comment les acteurs se distribuent les rôles, et ceci à travers le
schéma actantiel.

27
La réalité nous apprend qu’à travers des interviews, Yasmina Khadra a parlé de son roman, de sa carrière,
et de l’éventuelle réaction de son père à la lecture de son roman.
Yasmina Khadra a refusé que son père lise son roman selon une interview lue dans « le matin » du 05/02/01
Votre père a-t-il lu le livre ? (27)
Yasmina Khadra : il ne l’a pas encore lu mais ; je lui ai demandé de ne pas le faire j’ai beaucoup insisté sur
cela, c’est mon père, je l’aime toujours, c’est que ma vie n’a pas été agréable mais je ne voudrais pas le
faire souffrir inutilement, il est âgé il a 70 ans.

42
I.1.1.2. L’analyse actantielle de l’Ecrivain :

Le texte choisi est le récit de la vie de l’auteur, le personnage principal est


donc la personne qui l’a produit.

A.J GREIMAS a réduit les 31 fonctions mises au point par V. Propp et


propose un schéma en six actants. Ces six éléments représentent les six fonctions
qu’occupent les personnages du récit. Les actants sont définis ainsi.

1) « Le destinateur (la force) est celui qui met en branle le récit, il définit l’objet
de la quête et appelle un héros susceptible de ramener l’objet manquant.
2) Le héros : est celui qui à l’appel du destinateur, passe avec lui un contrat et se
met en devoir de ramener l’objet de la quête, d’accomplir la tâche.
3) L’objet : est ce qui est cherché ; c’est l’objet de la quête
4) L’opposant : est celui qui va entraver la quête du héros
5) L’adjuvant : est celui qui va faciliter la quête, qui aide le héros à accomplir sa
tâche
6) Le destinataire (bénéficiaire) est celui qui reçoit, au terme, l’objet de la
quête »28.

C’est l’outil qui nous permet de repérer les forces agissantes d’un récit et
pour Reuter « Si toutes les histoires- au-delà de leurs différences de surface –
possédant une structure communes, c’est peut-être parce que tous les personnages
peuvent être regroupés dans des catégories communes de forces agissantes (les
actants) nécessaires à une intrigue »29.

28
FOSSION A, J. P. Laurent : Pour comprendre les lectures nouvelles. Linguistiques et pratique
textuelles langages nouveaux pratique nouvelles pour classes de langue française, A de Book
Duculot (sans date » P. 44
29
29-Yves Reuter, 2000. Introduction à l’analyse du roman, Paris Ed Nathan Université, , p. 48.

43
Les personnages d’un récit nous renseignent sur l’organisation de l’histoire ;
ils peuvent être véhicules du sens à l’intérieur de celle-ci. Pour Yves
Reuter« Toute histoire est histoire les personnages» 30

Pour L’Ecrivain nous avons opté pour un schéma actantiel représentatif. Il


concerne le personnage principal Mohamed Moulessehoul qui occupera la fonction
de sujet.

Le Schéma actantiel de l’histoire se présente ainsi


Moulessehoul

Passion
Force pour la Bénéficiaire
Littérature

Sujet Objet
Devenir écrivain
Moulessehoul personnage principal

Adjuvants Opposants
- Père et son idéal
- Professeur
Militaire.
- Ses amis
- L’institution militaire
- Talent

30
Ibid., P. 51.

44
Dans le récit d’évènement, l’actant qui occupe la fonction du sujet, est le
personnage principal Moulessehoul.
Poussé par son père et son idéal militaire, et par la vie au sein de l’institution
militaire, le narrateur voit s’éveiller en lui une volonté qui l’incite à avoir de
grandes ambitions visant à devenir écrivain.

Nous remarquons que le parcours de l’écrivain, n’est pas celui du


personnage. En fait, il est celui de la volonté de son père.
Le personnage principal, Moulessehoul, est à la fois bénéficiaire et sujet d’une
quête : devenir écrivain- ce désir est entravé par un père autoritaire qui l’enferme
dans une institution hostile à une vocation littéraire.
Malgré cela, le sujet de la quête trouve en lui et en certaines personnes
comme son professeur, la volonté de faire aboutir sa quête.

Le personnage occupe une position stratégique : il est le carrefour


projectionnel des lecteurs, des auteurs et des critiques.
Le personnage est un élément constitutif du récit. Comme l’écrivent S.
Rezzoug et ch. Achour « on peut difficilement imaginer un récit sans
personnages»31.
Le personnage est un constituant fondamental et très important de l’œuvre :
c’est le noyau de toute création littéraire

Dans notre roman « l’Ecrivain » nous avons un récit avec un personnage


principal : Mohamed Moulessehoul, sujet et objet en même temps.
C’est Mohamed Moulessehoul et c’est l’histoire de ce personnage qui est
racontée tout au long de ce récit.

31-Ch. Achour, S. Rezzoug, 1990. Convergences critiques, introduction à la lecture du littéraire, OPU,
P.200
45
Le personnage est présenté, pris en charge, est désigné sur la scène du texte
par un signifiant discontinu, un ensemble dispersé de marques que l’on pourrait
appeler son « étiquette » : « les caractéristiques générales de cette étiquettes sont
en grande partie déterminées par les choix esthétiques de l’auteur »32.

« L’Ecrivain » est un récit personnel : il raconte la vie d’un individu ayant la


vocation d’écrivain, ce que nous avons découvert déjà dans le titre.
Le récit (l’œuvre) comporte un certain nombre de personnages importants pour et
dans l’histoire.

Nous commencerons par le personnage principal pour ensuite passer aux


autres actants de l’histoire.

Mohamed Moulessehoul dans « L’Ecrivain » est le personnage principal du


récit, on pourrait le surnommer le « héros », du fait qu’il soit en première ligne,
puisque toute l’histoire tourne autour de lui, de son vécu, de ce qu’il a enduré, de
sa vocation d’écrivain et de sa carrière d’officier.
C’est le récit d’une grande partie de sa vie.

Les autres personnages, même ceux qui ont beaucoup compté dans sa vie
sont secondaires par rapport à la place qui lui revient dans le récit c’est-à-dire le
récit de sa vie, d’autant plus que l’instance narrative est accaparée par lui.

32- Ph Hamon, 1977. Statut sémiotique du personnage, in poétique du récit, Ed seuil points, , P.142.
46
I.1.1.3. L’instance narrative

L’auteur est la personne réelle qui crée l’œuvre. Il est souverain mais il
préfère souvent s’en tenir à cette fonction. Il attribue la fonction de la narration à
un narrateur (instance narrative) celle-ci se charge de relater les évènements.
L’auteur transmet des informations aux lecteurs par le biais de cette« voie
narrative, la parole muette qui présente le monde du texte au lecteur(…)33.

Cette voix ou instance narrative, ce narrateur que G Genette nomme


« instance productrice de discours narratif »34, est tout simplement cette voix qui
prend en charge la relation des évènements, elle s’occupe de relater l’histoire au
lecteur.

Tout récit est raconté par un ou plusieurs narrateurs. « L’Ecrivain » est un


récit de vie. Dans ce récit, la narration n’est prise en charge que par un seul
narrateur ; cependant l’œuvre est structurée en deux parties, « Les murailles d’el
Mechouar », puis, « L’ile Kolea » ces deux volets comportent des préambules :
dans le 1er chapitre de la page 11 à la page 14 pour le second de la page 121 à la
page 123, qui ont pour rôle d’annoncer le chapitre.

La narration se fait donc en deux grandes étapes. Toutefois l’œuvre ne se


compose que d’un seul et même récit : le fait de présenter, diviser en deux parties
n’implique pas de changement de personnage ou d’histoire, mais il confirme qu’il
y’a une seule instance narrative.
Il évoque un personnage principal Mohamed Moulessehoul, celui dont la vie
est racontée.
Mohamed Moulessehoul est l’aîné d’une famille de sept enfants de trois
frères et de trois sœurs. C’était le préféré de ses parents. Il fut interne à l’école

33- Paul Ricœur, 1984, Temps et récit2, la configuration du temps dans le récit de fiction, Ed seuil coll.,
l’ordre philosophique, P. 131.
34- G. Genette, Figure III, éd seuil coll. point 1972, P. 226.
47
des cadets, un collège prestigieux où l’on dispensait la meilleure éducation et la
meilleure formation, où on allait faire de lui un officier.
« Je ne comprenais surtout pas pourquoi je devais vivre parmi
des orphelins, moi qui avais un père influent, une mère qui
m’adorait et une famille nombreuse… »P.33.

Toutefois, lorsque l’on évoque la focalisation dans un récit, on se pose la


question ; qui voit ? qui perçoit ?

C’est du regard du narrateur qu’il s’agit ; celui qui porte un regard sur les
personnages et les objets.
C’est le point de vue du narrateur sur l’univers qu’il présente dans le récit
qui est pris en considération

Paul Ricœur le définit ainsi : « le point se vue est point de vue sur la sphère
d’expérience à laquelle appartient le personnage »35.

Chaque écriture est différente, ce qui engendre des types différents de


focalisation, ils sont au nombre de trois tels que étudiés par Genette.
- La focalisation zéro : le narrateur en sait, plus que le
personnage
- La focalisation interne : le narrateur en sait autant que
le personnage
- La focalisation externe : le narrateur en sait moins que
le personnage.
- un fait n’existe qu’a travers le regard qu’on porte sur
lui et
- « Tout point de vue est l’invitation adressée à un
lecteur à diriger son regard dans le même sens que l’auteur
ou le personnage (…) 36.

35- Ricœur, P.1984, Temps et récit 2 la configuration du temps dans le récit de fiction, Ed, seuil. P. 131
48
Yasmina Khadra raconte une partie de sa vie, dans « L’Ecrivain» le
narrateur use du regard rétrospectif parce que c’est un vécu qui y est raconté d’où
la répétition de l’expression, « je me souviens », procédé de l’analepse.
« Il n’est pas resté longtemps parmi nous, ou alors j’ai oublié,
je me souviens qu’il était fâché…. »P. 35.
Le narrateur invite le lecteur à le suivre dans ses présentations et dans sa
narration, il le familiarise avec les lieux, les personnages, il le guide dans sa
lecture.

Pour arriver à préciser le types de focalisation, il est nécessaire de rappeler


d’abord que le personnage Mohamed Moulessehoul est le personnage principal et
l’histoire est construite autour de lui, sous forme d’autobiographie même si
l’auteur ne porte pas le même nom que le personnage.

Aussi Moulessehoul est auteur, narrateur et personnage. La focalisation est


donc interne. Le narrateur est égal au personnage, il ne peut dire que ce qu’il sait
parce que l’objet est saisi et vu uniquement à travers son regard.
« L’Ecrivain » est un récit qui se veut, qui se dit autobiographique, tous les
regards se tournent vers le personnage ; donc la présentation relève de la
focalisation interne ; il sait autant que le personnage.
« En 1966, j’ai onze ans quand mon père se maria, pour la
quatrième fois et divorça d’avec ma mère pour de bon, je
l’appris à mes dépends au cours d’une permission… » P.68.

« L’Ecrivain » est un récit autobiographique, le personnage est « le


focalisé »37, qu’on présente comme étant « le résultat (l’objet) de la
focalisation »38.

36- Ricœur Op cit. p.149.


37- ANGELET C. HRMAN J. 1987, Narratologie introduction aux études littéraire méthode du texte, de
M.D et F. H ; Duculot/, P. 187.
38- CARCAUD, Macaire et Y Mauvais1979, La fiction littéraire, Narratologie (tome 1et2), ILVE, P. 203.
49
Le récit est focalisé sur lui, et tous les regards se tournent vers lui.
La focalisation dominante est interne puisque :
« … les diverses actions, tous les éléments du récit sont
présentés selon l’angle de vue d’un personnage, tous les
éléments de la diégése ne prennent leur place que par
rapport à lui »39.

Tous ces éléments d’analyse confirment ainsi que l’écrivain est un récit
autobiographique.

Le cadre spatiotemporel est un élément très important tant dans la


construction du récit que dans l’agencement et la cohérence de l’histoire. Il s’agit
de mettre le lecteur en situation pour recevoir l’histoire et de le familiariser au
cadre dans lequel ont lieu les faits.
Préciser le temps au lecteur et lui faire connaitre le lieu du déroulement des
évènements qu’il va lire, est une manière de l’inviter et de l’introduire peu à peu
dans l’histoire.

Dans « l’Ecrivain » le cadre spatial, est l’institution militaire. Dans un


premier temps, le premier volet se passe à l’école d’el Mechouar de Tlemcen.
« Mon père nous accompagna à l’école d’el Mechouar. A
peine les premières ruelles de Tlemcen franchies… » P. 17.

Puis dans un second temps le cadre change : dans le 2ème volet l’histoire se
déroule à l’ile Kolea.
« …Puisque devant de la foule, le comité d’accueil de L’ENCR
Kolea… Kolea se trouvait à vingt kilomètres au nord de Blida ».
p.122

39-Ibid., P. 213
50
Le cadre spatial se traduit par le rapport qu’il entretient avec le temps et la
société. C’est lui qui l’a vu grandir et passer de l’enfance à l’adolescence jusqu’à
l’âge adulte.
Le temps de la narration évolue entre 1964 et 1975, date de son arrachement à
Oran et de l’obtention de son baccalauréat (date relevées dans l’œuvre).
« Nous avons quitté Oran… En ce main d’automne 1964 »
« … Je le devançais d’une classe. En 1975, après l’obtention de
mon baccalauréat je fus dirigé sur l’académie militaire de
Cherchell pour devenir officier… »p94

« L’Ecrivain » donne l’impression d’offrir au lecteur une narration linéaire


suivant le plan chronologique puisque le narrateur raconte dans le passé et offre
des repères temporels.

L’Ecrivain est bien l’histoire de la vie de Moulessehoul. Ce n’est que


quelques années plus tard que l’auteur khadra confirme qu’il s’agit de sa propre vie
et que son véritable nom n’est autre que Moulessehoul.

Dans un entretien paru sur internet avec Yasmina Khadra, Besma Lahouari,
en mars 2002, lui demande : « Comment doit-on vous appeler aujourd’hui :
Yasmina Khadra ou Mohamed Moulessehoul? »40
L’auteur répond :
« Yasmina Khadra est mon nom d’écrivain, je n’ai aucune raison d’en
changer. Pourquoi voulez-vous que je balaie ainsi les années d’écriture ?
Ce nom est en fait les deux prénoms de mon épouse qui m’a toujours porté
chance ».

Ainsi il s’agit bien d’une autobiographie : la voix narrative est la voix qui
raconte la vie du personnage et qui n’est autre que l’auteur. C’est pourquoi, dans
tout le roman, il y a la présence du « je » énonciateur.

40- http://wwwlirefr//entretienasp/idc=39938/idtc=4/idr=2001/idg
51
« Je me voyais déjà à Kolea, à voler de mes propres ailes
j’étais tellement content que j’aurais dégringolé dans un état
extatique…»P. 101.

Mais faut-il parler d’un genre autobiographique purement au sens où


l’entend PH. Lejeune ?

Ce livre offre au lecteur le récit d’une vie de son auteur, mais il ne permet pas
un classement génétique évident car il présente un amalgame de romans
(vraisemblance), de récit de vie (vrai), d’autobiographie et de biographie
« L’Ecrivain » est le roman classique traditionnel au sens où sa structure est
linéaire. L’auteur mentionne « roman » sur la couverture suggérant ainsi un récit
vraisemblable mais comportant une grande part de fictionnel et d’imaginaire.
Le lecteur dès la première page du roman, s’aperçoit qu’il s’agit plutôt d’une
autobiographie que d’un roman au sens propre.

Que dire ? Que l’Ecrivain est une autobiographie, une autofiction ?

Dans une première analyse nous avons conclu qu’il s’agit bel et bien du
récit de Mohamed Moulessehoul. C’est donc l’autobiographie de Mohamed
Moulessehoul. Mais cet écrit ne répond pas aux critères mis au point par ph
Lejeune : « pour qu’il y ait autobiographie, il faut qu’il y’ait identité nominale de
l’auteur, du personnage et du narrateur »41.

Ici l’auteur est Yasmina Khadra, alors que le narrateur et le personnage sont
Mohamed Moulessehoul. Cette double identité va brouiller les résultats de notre
première analyse qui nous aurait conduit à le classer l’œuvre dans le genre
autobiographique

41 - Lejeune, Op cit, p. 15.


52
Pourquoi ce brouillage des pistes ?

Un écrivain signe avec des prénoms féminins, pour raconter l’histoire d’un
autre qui n’est que lui-même.

On constate que la double identité crée une déstabilisation ressentie dans le


genre.
Cette fausse autobiographie constitue un aspect de l’imposture. Nous allons voir
comment Yasmina Khadra manipule le genre autobiographique.

53
I.1.2. L’Ecrivain ou le récit d’une blessure

L’analyse fonctionnelle a révélé le respect d’une chronologie qui fait passer


le lecteur de l’enfance à l’adolescence de Moulessehoul pour aboutir à sa vie
d’adulte.

L’analyse actantielle a montré que tous les rapports entre les personnages
sont réglés à partir d’un seul personnage : le narrateur/Moulessehoul.
Enfin les voix narratives, malgré leur pluralité, se rejoignent en une seule voix
celle-du narrateur/Khadra.

Avec comme pacte d’authenticité que l’auteur met en avant dés l’ouverture
de son livre, et avec l’analyse narratologique, tout semble conduire le lecteur à lire
« l’Ecrivain » comme une autobiographie classique.

Cependant certains éléments nous poussent à remettre en question cette


classification qui semble trop évidente.
En effet, si nous nous penchons sur la chronologie des événements racontés,
nous nous rendons compte que ce respect du temps vécu n’est qu’apparent.
Passé, présent, avenir s’entrechoquent et le récit d’une vie passe au second plan par
rapport au temps de l’écriture et surtout, par rapport au temps de la réflexion d’un
narrateur adulte.

Ainsi, le narrateur raconte sa naissance non pas comme début d’une vie mais
au moment où il est plongé dans une réflexion sue « la bonté » et « la générosité »
des gens du sud.
« Kenadsa… j’ai parlé d’elle à mes amis, je l’ai chantée dans
mes livres, pourtant je ne connais pas grand-chose sur elle. Je
sais seulement que s’est une bourgade quasi millénaire, que
son ksar croule sous huit siècles d’histoire et quarante années
d’oubli et que, à l’heure où le soleil se replie derrière la
54
barkhane, la nuit l’investit comme l’opium engourdit l’esprit.
Elle m’a vu naître un lundi 10 janvier 1955. Depuis, elle
demeure ce spectre qui se substitue à mon ombre, me retenant
par le bras à chaque fois que je tente de m’envoler ; cette
légende qui me conte fleurette lorsque toutes les autres voix
m’auront manqué »p. 165

Le narrateur dit qu’ « il» ne se souvient pas de Kenadsa « je ne me souviens


pas de Kenadsa »p. 166.

C’est pourquoi son évocation tend du phantasme et de l’imaginaire. Il y mêle


quelques remarques réelles :
« Ecartelée à une trentaine de kilomètres à l’ouest de Bechar,
elle refuse de n’être qu’une houillère reniée, elle qui fut le
premier village électrifié d’Algérie et qui, bien avant
l’avènement du roumi, se voulait le mirador imprenable des
ergs et des regs, le pont-levis du grand Sahara. »pp. 165-166.

Cependant, il la présente comme un lieu non de naissance physique mais de


naissance de sa vocation de poète et de guerrier :
« J’appartiens à la tribu des Doui Menia, une race de poètes
gnomiques, cavaliers émérites et amants fabuleux, qui maniaient
le verbe et le sabre comme on fait un enfant. Du haut de nos
montures aux crinières argentées, nous tenions tête aux
tempêtes et aux sultans. Nous empruntions aux varans leur
altesse, aux scorpions leur sang- froid, aux mouflons leur
adresse et aux gazelles leur grâce. Araignées aux souveraines
au large des canicules, nous piégions les caravanes aussi
aisément que de vulgaires moucherons… »p166.
« Je suis donc venu au monde un peu en retard, avec, certes,
ma muse de poète et ma musette de guerrier, mais je n’ai plus ni
royaume ni épopée à glaner sauf, peut- être, le refus viscéral de

55
me complaire dans l’insignifiance à laquelle le destin
s’appliquera à m’astreindre. »p166.

Par ailleurs, le lecteur dés le début de l’histoire sait que le


narrateur/Moulessehoul sera un « grand officier ». Avant même que le récit ne se
termine. Le narrateur nous indique qu’il va devenir un officier de l’armée
Algérienne et qu’il choisira, au moment de prendre une décision, la voie que son
père lui avait tracée : l’engagement militaire. Il n’y a donc aucun suspens, et cela
grâce à l’histoire de la femme de Meknès que raconte la mère du narrateur :
« C’était à Meknès, un jour de marché. Une femme me suivait
d’étal en étal, obstinément. Elle te dévorait des yeux. Un
moment, je l’avais prise pour une voleuse d’enfant. Ce n’était
pas une voyante non plus, ni une mendiante puisqu’elle avait
repoussé mes sous. Elle m’avait juste demandé la permission de
regarder de plus prés.
Son doigt t’a relevé le menton. Avec infiniment de précaution.
Elle m’a dit : « Ce garçon sera quelque chose d’exceptionnel. »
C’était peut être une folle, mais je l’ai crue. Je la crois
aujourd’hui encore.
C’est pour cela que je suis tranquille. Tu es béni, mon grand. Là
où tu iras, ce sera vert devant et derrière toi »pp. 58-59.

L’histoire est reprise au milieu du livre :


« La vaticination de la dame de Meknès germait. Ce n’était pas
Mohamed qui marchait dans la lumière ; c’était la lumière qui
jaillissait en lui » p. 104

Enfin, c’est elle qui clôture et scelle l’avenir du narrateur en tant qu’officier :
« Elle baisa tendrement mes poignets et ajouta :
-Il faut avoir la foi en la dame de Meknès, mon garçon. C’est
écrit que tu deviendras quelqu’un, un grand officier. »p234.

56
L’histoire de la dame de Meknès est de plus en plus explicite : elle structure
le récit de vie du narrateur bien que celui-ci semble ne pas lui accorder beaucoup
d’importance.
Pourquoi ce bouleversement dans la linéarité du temps si ce n’est pour nous
dire que l’importance du texte présenté est à chercher ailleurs que dans l’histoire
de vie ?
Il s’agirait, peut être de cette de « reconstruction » de sa vie avec une large
part d’imaginaire, une mise en scène.

Les réflexions de l’écrivain khadra, adulte, recouvrent totalement le récit


d’enfance et celui de l’adolescence.
Les moments de la vie qu’il mène derrière les remparts d’El Mechouar et
surtout ceux de la vie à el Kolea ne sont que prétexte d’autres fins.

Le lecteur est plongé dans un cheminement sémiotique complexe et ambigu


qui tantôt le plonge dans le réel étouffant et angoissant de ce qu’a été la vie
soldatesque d’un enfant et d’un adolescent, tantôt dans un monde qui porte en lui
les indices de l’imaginaires, poussant le lecteur à douter de la véracité et de
l’authenticité de ce qui lui est raconté.

Ainsi toute la première partie est une réflexion amère sur la vie militaire
imposée à un enfant à l’âge où il se réveille à la vraie vie, à celle du bonheur de la
sécurité familiale et des rêves.

Une analyse sémiotique de l’espace dans la première partie de « l’Ecrivain »


révèle un espace étouffant, morbide : « je ne pouvais me faire à l’idée de moisir au
milieu d’une forteresse vampirisant qui me paraissait aussi exiguë qu’une nasse,
moi qui aimais tant errer au gré de mes rêveries.. »p61

La deuxième parie « l’ile Kolea » marque une cassure dans le récit de vie.
En effet alors que l’écriture de la première partie est essentiellement narrative, la
57
deuxième est davantage discursive : il ya beaucoup plus de dialogue que de
narration.

Au début de « l’Ecrivain », le narrateur raconte plusieurs événements le


concernant et plusieurs récits concernant d’autres personnages. Ce sont des
forgements narratifs rapportés par un « je » qui quoiqu’étant au centre ne se réalise
que dans une dispersion marquée par la troisième personne (il ou ils). Il n’y a donc
pas de « je » qui assume totalement le récit autobiographique. Ce « je » se disperse
dans plusieurs autre voix qui elles-mêmes racontent leur propre histoire, détrônant
alors le principal narrateur/auteur/personnage.

Le « je » n’est plus stable et son discours n’est plus monologique comme le


voudrait un récit autobiographique. S’installe alors une polyphonie telle que l’a
définie Bakhtine en 1929 dans son analyse de l’œuvre de Dostoïevski :
« La polyphonie correspond à un phénomène langagier
d’essence esthétique, caractéristique de certains discours
romanesque dans lequel, le narrateur fait parler les points
de vue différents sans paraitre les subordonner au sien »42.

Cette polyphonie est plus évidente dans le deuxième partie où le récit des
événements ne sont prétexte qu’a des dialogues et des discussions polémiques
entre le « je » et d’autres personnes. Dans cette partie, la tonalité change : alors
que dans la première parie le registre est pathétique (le lecteur ressent de la pitié
pour cet enfant qui souffre d’une privation affective) dans la deuxième partie, le
registre devient polémique. En allant à kolea, le narrateur tente de conquérir la
liberté. Il n’est plus passif mais il agit en se révoltant. Tout son combat est
d’obtenir le droit de dire. L’écriture autobiographique dans l’ile de kolea va être
manipulée par khadra qui réduira le récit rétrospectif et référentiel de la première

42
RABATEL, Alain « La dialogisation au cœur du couple polyphonie/ dialogisme chez Bakhtine » dans
revue Romane 41-1-20-06 P55-80 (En ligne) URL http//icar.univ.tyon2.fr/membres, araba
tel////A37Rabatel-revue romane, PDF consulté 26-12-2012.

58
partie de son texte, au profit d’une libération d’un discours intérieur et manifeste
en une mise à jour de sa blessure causée par le déchirement entre sa vocation
d’écrivain et son engagement militaire.

L’ile de kolea est, en effet, structurée par une pluralité d voix discursives qui
ne sont en fait que celles de khadra. Le narrateur, en mettant en scène le conflit
entre deux grandes institutions (l’une militaire, l’autre littéraire) fait parler des
points de vue différents, tout en essayant de les subordonner au sien et cela dans le
but de montrer l’incompatibilité de ces deux institutions.

Aussi khadra crée (ou rapporte) des scènes qui se sont peut-être déroulées,
mais qui ne sont que des prétextes pour mettre en discours le conflit qui l’habite.
Ainsi plusieurs personnages évoqués rompent la linéarité du discours
autobiographique par leur évocation à des moments soit précoces soit tardifs.
Précoces quand ils nous projettent 20ans plus tard (ce sont des prolepses) ou
tardifs quand ils nous font revenir 20 ans plutôt (ce sont des analepses).

Ainsi, le narrateur évoque « le destin absurde » d’un cadet, Saïd Mekhloufi,


alors qu’il est en train de nous parler de la solidarité entre les cadets :
« Nous devînmes, cadets de Bechar et cadets de Tlemcen, les
meilleurs amis du monde. Nous le sommes toujours. Nous le
sommes pour la vie…sauf peut être, pour ce petit garçon aux
allures de fennec, que nous aimions et qui nous aimait et que
rien ne prédestinait à un destin absurde » p. 94

Le narrateur adulte s’impose pour nous parler de celui qui fut un dirigeant du
terrorisme, critiquant alors l’absurdité et la violence de ce qui s’est passé dans les
années 90 en Algérie.
« Il s’appelait Saïd Mekhloufi, celui qui rédigera, deux
décennies plus tard, le manifeste de la désobéissance civile
décrétée par le front islamique du salut, avant de devenir le

59
premier émir national de l’intégrisme armé. Plus jeune que
moi d’une année, je le devançais d’une classe. En 1975, après
l’obtention de mon baccalauréat, je fus dirigé sur l’académie
militaire de Cherchell pour devenir officier de l’infanterie
mécanisée. Saïd attendra une année pour gagner l’université
d’Alger. (…) nous nous perdîmes de vue jusqu’en 1986 où au
cours d’une mission de reconnaissance, je le découvrais à
Mekmen Ben Amar, un affreux patelin perdu dans la hamada.
Il était lieutenant et exerçait la fonction de commissaire
politique au sein d’une unité des gardes-frontières. Je
retrouvai un homme déçu mais secret. […] il fut radié des
rangs dans le courant de l’année […] Il eut octobre 1988, puis
le multipartisme. Je revis Saïd à la télévision, sur le plateau de
Mourad Chebine qui animait l’émission phare Face à la
presse. Saïd fut présenté comme rédacteur d’EL Mounkid,
l’organe d’information et de propagande du FIS. Il portait une
barbe agressive, avait les sourcils bas, et les questions
virulentes qu’il posa à l’invité principal de l’émission, le
docteur Saadi, du RCD, me donnèrent la chair de poule. […]
Suite à l’arrêt du processus électoral de janvier 1992, Saïd
Mekhloufi entra dans l’insurrection armée. Il commanda le
mouvement islamique armé, ensuite l’Armée du salut »pp. 94-
95

Le narrateur est loin d’une autobiographie mais présente, derrière cette


évocation, son témoignage et son analyse d’une histoire absurde et violente.

Cette insertion du récit de vie de Mekhloufi qui bouleverse l’ordre de la


narration se retrouve plusieurs fois dans le texte à propos d’autre personnages.
Seulement s’il n’y a aucun doute sur l’existence réelle de Saïd Mekhloufi, nous
pouvons nous poser la question sur d’autres personnages et en particulier sur
l’officier venu rendre visite à Moulessehoul en prison, sur Ghalmi, un camarade de

60
classe, sur Mme Jarosz, son professeur de français, et surtout sur deux
personnages évoqués très tardivement dans le récit, matricule 18 et bébé rose.

Si les trois premiers personnages appartiennent au questionnement de la


place de la littérature dans une institution militaire, les deux suivants font la
jonction entre le narrateur enfant et le narrateur adulte.
Matricule18 et bébé rose ne sont pas évoqués en même temps que les autres
cadets qui ont partagé la vie du narrateur à el Mechouar. Ils clôtureront
l’évocation de la vie du narrateur à Tlemcen.
« D’el Mechouar cependant, deux souvenirs
m’accompagneront durant l’ensemble de ma carrière d’officier.
L’un portait le matricule18, l’autre le surnom de bébé rose. Ces
deux gamins seront à mes cotés, partout, m’empêcheront de
fléchir me donneront ce courage sans lequel je ne serais pas
l’homme que je suis aujourd’hui »p. 108

Ont-ils réellement existé ces deux personnages ?


La question est dérisoire devant la charge symbolique dont les investit le narrateur.
Ils vont être les guides et les phares pour sa construction d’adulte. Matricule 18 lui
enseigne le non-renoncement :
« Ce garçon indomptable m’enseigna un principe fondamental
qui jalonnera ma vie : croire en quelque chose, c’est d’abord et
surtout ne jamais y renoncer »p. 109

Khadra ne renonce jamais à être « écrivain »et à chaque obstacle, le narrateur


répétera inlassablement sa vocation d’écrivain.
« Je me surprenais à courir dans le taillis, à me dresser au haut
des talus, les mains en entonnoir autour de la bouche pour
hurler à tue- tête : oui, je suis écrivain. C’est quoi votre
problème ? Savez- vous seulement ce qu’est un écrivain ? Je
suis le roi des mages ; l’exergue est ma couronne, la métaphore
mon panache ; je fais d’un laideron une beauté, d’une page
61
blanche une houri. Sous ma plume, les crapauds deviennent
princes et les gueux sultans. Je suis le seul à pouvoir inventer
l’amour à partir d’une virgule. Et vous n’y pouvais rien. C’est
quoi au juste votre problème ?
Qu’est-ce que vous me voulez ? Ecrivain je suis, écrivain je
reste, et à la mort la bêtise !... » pp. 189-199
« J’avais une revanche à prendre, sur moi-même d’abord,
ensuite sur ceux qui s’étaient dépêchés à me jeter au rebut. Et
cette revanche, c’était d’être, un jour, ce que j’idéalisais le
plus : un écrivain ! »p.205
« J’étais « l’écrivain ». Tout le monde m’appelait ainsi » p. 212

Bébé rose, le deuxième personnage symbolique enseignera à khadra un


deuxième principe : accepter son destin. Le narrateur a rencontré cet enfant
soldat à l’infirmerie. L’enfant meurt mais laissera chez le narrateur une force
intérieure qui le guidera toute sa vie. De ces deux personnages qui ne sont pas
nommés, le narrateur dira :
« Ils mont apporté l’essentiel : le courage d’accepter mon destin et de
ne jamais renoncer à ce que j’estime être plus fort qu’un destin, ma
vocation d’écrivain » p
Sortis de la chronologie qui structure tout récit autobiographique, Matricule
18 et bébé rose serviront, dans le projet de khadra, à expliquer au lecteur que
l’auteur ne renoncera jamais à la littérature, mais acceptera néanmoins cette vie
militaire que son père a choisie pour lui.

Les trois autres personnages, Ghalmi l’officier et Mme Lucette Jarosz n’ont
d’importance dans le récit du narrateur que par les discussions qu’ils ont avec le
narrateur (Moulessehoul). Ces discussions portent essentiellement sur la vocation
d’écrivain et le rôle de la littérature en milieu militaire.

Aux questions quel est le rôle d’un écrivain dans la société ?comment écrire ?

62
Khadra répond par une argumentation qui prend la forme d’un récit structuré où les
dialogues occupent une large place.

Son argumentaire commence d’abord par l’écriture d’une nouvelle « le


manuscrit » que Moulessehoul élève rend à la place d’une copie d’examen. Cette
nouvelle évoque le problème de la censure, une censure absurde donnée, au texte
présenté par un jeune auteur par un comité de lecture anonyme, qui de surcroit n’a
jamais lu le texte.
« Nous ne pouvons accepter votre texte, ajoute-il, « nous » se
veut l’expression de la majorité ; il s’autoproclame porte-parole
du pouvoir. »p. 180
« Vous ne l’avez pas lu.
-le rapport de lecture suffit. »p. 181.

Malgré ce refus, le personnage de la nouvelle revendique son droit d’écrire et


sa liberté de dire :
« Je suis visionnaire, je sais regarder. Mon peuple bafoué est
mon livre de chevet. Son mutisme de soumis fait de mon
murmure un cri.
Je suis poète, l’audace est mon alliée. Job serait jaloux de ma
longanimité. Un peu comme la vague s’acharnant sur le récif,
l’astuce de ma stratégie réside dans mon repli : je reviendrai
bientôt vous rappeler qui je suis. Un jour ma clairière se muera
en maquis ; mes morts fuseront de leurs tombes-chrysalides ; et
fort de mon armée de vers de proscrit, vous m’entendrez
conquérir les toits et chanter à tue-tête les splendeurs de mon
génie. » pp. 181-182.

Le camarde de classe Ghalmi, à la lecture de la nouvelle, émet les premières


critiques.
« Ton texte est beau, mais écrire, mais écrire, c’est aussi
savoir sur quel radeau s’embraquer. L’écrivain qui ne mesure
63
pas la portée de son texte ne peut pas prétendre à la maturité.
Or, tu sembles ignorer ce coté, Mohammed. Tu es en Algérie,
mon ami. Et la revue Promesse ne peut pas dévier de la ligne
éditoriale que le système lui a tracée. Malek Haddad ou pas, il
y a un comité de censure et il n’est pas prés d’encourager un
écrivain qui lui tape dessus. C’est la raison pour laquelle je ne
suis pas chaud. Ta nouvelle, littérairement parlant, se tient.
Mais le sujet qu’elle traite est condamné d’avance. »p. 183

L’ouverture de l’argumentation de khadra pose donc le problème de la


censure en milieu militaire :
« Tu es soldat. Tu ne peux pas te permettre d’écart de
conduite de cette nature »p. 183

Le deuxième palier de son argumentation est sa mise aux arrêts pour une
grève à laquelle il n’a jamais participé : le véritable motif de son arrestation est sa
vocation d’écrivain :
«- C’est toi qui as écrit ces foutaises ?
-Oui
-Pourquoi ?
-C’est juste un texte littéraire.
-C’est toi qui le dis. Tu te prends pour qui ?
-J’essaie d’apprendre le métier de romancier.
-où est le problème ? Quelqu’un t’a-t-il interdit d’écrire ?
-Non.
-Alors ?
Je restai sans voix
Il dodelina la tête, la bouche tordue. De nouveau, ses yeux
globuleux me dévisagèrent. Il dit :
-Tu es un bon sportif. Titulaire dans plusieurs disciplines.
-Oui.
-Tu es animateur du ciné-club.
-oui
64
-Tu es membre de rédaction au journal de l’école.
-Oui
-Tu diriges la troupe théâtrale de l’école.
-Oui
-Tu ne trouves pas que c’est un peu trop pour un seul homme ?
-Non.
-C’est la raison pour laquelle tu as déclenché la grève d’hier ?
-Quoi ?
-Apparemment, tes nombreuses performances t’ont monté à la
tête. Tu veux être partout, adulé, idolâtré, étonnant, n’est-ce
pas ?le journal, le théâtre, le ciné-club, les stades ne suffisent
plus à ta fringale. Tu cherches à péter plus haut que ton cul et
tu es fous la merde. »p. 191.

En cellule un officier, qui semble plus conciliant, veut le voir et parait se


mettre de son coté :
« J’espère que je ne te dérange pas. Comme tu es le seul
locataire, ici, j’ai pensé que ça te botterait d’avoir de la
compagnie. D’habitude, je m’en fiche.
Mais, j’avoue que tu n’es pas n’importe quel abruti. Les artistes,
c’est des gens intéressants. Pour être franc, j’en ai ma claque de
tous ces collègues qui te rabâchent les mêmes âneries tous les
jours. J’ai pas été jusqu’à l’université, mais j’aime bien
échanger des idées, parler des arts et de la littérature. »pp. 193-
194

Son discours recouvre les idées du jeune Moulessehoul.


« Je crois deviner pourquoi on t’a collé cette saloperie sur le
dos. Tu veux savoir pourquoi tu es aux arrêts ? C’est à cause de
ton talent. Nous sommes allergiques au talent, dans notre pays,
en particulier celui des écrivains, chez nous. Y a qu’à voir
comment sont traités les Mammeri, Yacine et consorts. Même
Moufdi Zakaria, le chantre de la révolution, auteur de notre
65
hymne national, est vilipendé, persécuté et contraint à l’exil. »p.
194.
« -Ce que nous infligeons à la crème de notre nation est
impensable. Comment Veux-tu que le bled avance si l’on jette en
prison ses penseurs et ses artistes ? »p. 194

Le narrateur n’est pas dupe de cette manœuvre :


« Ses yeux me déplurent subitement. Ils n’arrêtaient pas
d’esquiver les miens. Quelque chose me souffla que l’officier
n’était pas sincère. »p. 195

Il n’en demeure pas moins que l’officier exprime clairement la thèse de


l’incompatibilité de l’institution militaire avec une vocation littéraire, thèse
derrière laquelle il révèle khadra, narrateur adulte :
« Si, dans le civil, un écrivain est suspect, qu’en serait-il dans
l’armée ? Dans l’institution militaire, tu as le droit de garder
la tête droite à condition qu’elle ne dépasse pas celle des autres.
C’est comme au défilé : un faux pas fausse l’ensemble de la
parade, exactement comme une fausse note un orchestre
philharmonique…
Je ne dis pas ça pour te décourager ; j’essaie de t’aider à
assimiler le monde dans lequel tu t’exposes. L’armée est fondée
sur la discipline. On exécute les ordres, et rien d’autre. Et les
ordres, c’est comme les religions, il y a toujours un dieu
derrière. C’est lui qui fait la pluie et le beau temps ; il ne tolère
aucune rivalité. Et toi, en rutilant sous les feux de la rampe, tu
lui fais de l’ombre. »p. 195
« L’armée n’a pas besoin de ton imagination. Ta matière grise
ne l’intéresse pas. C’est à peine si nos chefs sollicitent leur
molle épinière pour réfléchir. Et encore, c’est trop leur
demander. Les surdoués sont persona non grata dans les
rangs. C’est même un sacré tas d’emmerdes ; ça chiffonne la
hiérarchie. Ce qu’elle exige, c’est de gros bisons qui font du
66
bruit en passant au loin et qui foncent comme un rouleau
compresseur, avec une roue en béton à la place de la gueule….
Si tu veux mon avis, on ne t’a pas mis aux arrêts pour avoir
fauté, mais pour avoir fait montre de présence d’esprit. C’est
une procédure didactique pour te remettre à ta place. L’esprit,
c’est ce que l’armée considère comme la plus grave atteinte à
son équilibre et à sa longévité »p. 196.

Le problème de la censure et celui de l’incompatibilité posés, khadra se


tourne vers le métier d’écrivain : comment écrire ? Deux autres personnages
interviennent dans se questionnement : Mme Lucette Jarosz et de nouveau Ghalmi.
Mme Lucette Jarosz a été le professeur de français du narrateur. Et c’est elle qui
lui prodiguera les premiers conseils dans sa manière d’écrire par des critiques que
Ghalmi reprendra après elle :
« Elle était navrée de m’apostropher de la sorte, mais elle ne
pouvait réagir autrement à mes excentricités. Quelques mois
plus tôt, mes dissertations l’éblouissaient. Elle croyait avoir
déniché l’oiseau rare et était fière de compter, parmi ses
élèves, une lumière. Elle n’arrêtait pas de me venter auprès
de ses collègues si bien que certains venaient vérifier, par
eux-mêmes, la teneur de mes prédispositions littéraires. »p.
201

Seulement, lasse de ne pouvoir corriger « la superfétation »du jeune écrivain,


elle est relayée par Ghalmi :
« Elle a raison, Mme Jarosz, m’affirma Ghalmi dans la cour
scolaire.
Il était au courant de ma déconvenue et tenait à me remettre sur
les rails. J’avoue que depuis que la revue de l’école avait publié
mon poème la vipère- un libelle à l’adresse des maitres qui
m’avait valu une certaine notoriété auprès des lycéens de la
région. Je me prenais pour le magicien du verbe.

67
-Ce n’est pas que tu divagues, s’empressa-t-il d’ajouter. Tu as
de l’imagination, c’est incontestable. Tu as du vocabulaire,
personne n’en trouverait à redire.
Mais tu as un défaut grave et tu dois t’en débarrasser : tu
cherches à intimider. Un écrivain n’intimide pas ; il séduit ou
convainc. Sa grandeur, c’est sa générosité et son humilité, pas
sa complexité. Or tu fais tout pour paraitre difficile. Tes mots
sont ampoulés, excessifs ; tu crois ton français châtié alors qu’il
est pindarique et creux. Tu deviens farfelu en voulant être
savant ; c’est une grosse maladresse. »pp. 202-203

Ghalmi tente, en citant Brassens et Giono et Steinbeck, de définir ce qu’est


un poète : quelqu’un qui « écrit » avec le cœur, pas avec des mots vaniteux »p203
« Un romancier n’a que faire du faste, et que faire des
mascarades. Il a un bouquin à soumettre au lecteur. Son souci
est de faire œuvre utile. Les feux d’artifice, ce n’est pas dans
ses cordes. Tu dois accepter les critiques et t’inspirer des
observations qui semblent désobligeantes et qui pourrait te
servir de repères probants. »p. 203
« Ce que tu fais est mal. Reviens à ton style d’avant, coloré,
imagé, superbe de retenue. C’est là ta force, c’est là ta vraie
nature. »p.203.

Ghalmi donne au jeune écrivain une leçon de poétique :


« Un poète, c’est magique. Mais ce n’est pas un illusionniste.
Ses tournures de phrases ne sont pas des tours de passe- passe ;
ce sont des étoiles filantes qui traversent la nuit des esprits pour
les interpeller. L’autre jour, j’ai relu des souris et des hommes
de John Steinbeck. Ce n’est pas un livre, Mohammed, c’est un
sablier enchanté. Il est fluide et beau, simple et instructif ; il est
une révolution. Moi, c’est comme ça que j’aimerais te voir : un
sablier transparent qui égrène sa muse, qui raconte le monde
comme le temps fait l’histoire. Combien faut-il te répéter que tu
68
es capable ? Maintenant à toi d’en être convaincu. Car, plus tu
braconnes dans les dictionnaires, et plus tu déprécies ta propre
richesse, celle qui pèse sur tes tripes et qui demande qu’à jaillir
de ton cerveau pour nous épater. »p. 203.

Cette discussion avec Ghalmi va conduire Moulessehoul à repenser à sa


vocation d’écrivain :
« Je voulais que ma métaphore soit aussi imparable que mon
refus de céder, ma tournure de phrase capable de supplanter les
mauvais tours que m’infligeait la fatalité…je voulais séduire et
plaire, intéresser autrement que par mes déboires, surmonter
mes peines à la manière des alchimistes certains d’extraire de
l’or de la gadoue dans laquelle ils pataugeaient. C’était mon
défi, ma raison d’être. »p. 204.

Enfin pour clôturer cette argumentation, le narrateur fait de nouveau appel à


Ghalmi qui pose clairement le conflit qui siège en Moulessehoul :
« Les perspectives sont claires pourtant : ou tu choisis d’être
écrivain, et là tu rends le treillis et le paquetage qui va avec ; ou
tu gardes l’uniforme, et là tu ranges irrémédiablement ta plume
et ton encrier. »p. 226.

Il conclut d’une façon explicite :


« L’institution militaire est absolument inconciliable avec la
vocation d’écrire. »p. 227
« L’armée, chez nous ou ailleurs, est le cimetière des arts et
des lettres. On ne peut pas écrire avec l’épée de Damoclès
suspendue sur la nuque »p. 229.

Qui parle ? Ghalmi ou khadra adulte ? Ne s’agirait-il pas de voix intérieures


que khadra met en scène à travers des récits et des dialogues ? La réponse semble

69
nous être donnée par la phrase de jean Cocteau que khadra cite au début de la
deuxième partie du texte :
« Le péché original de l’art est d’avoir voulu convaincre et
plaire, pareil à des fleurs qui pousseraient avec l’espoir de
finir dans un vase » Jean Cocteau. p. 119.
Sommes-nous toujours dans un récit autobiographique soutenu par le pacte
d’authenticité ?

Le respect de la vérité est ailleurs que dans la réalité des événements. C’est
une vérité intérieure que khadra recherche à travers des personnages dont
l’existence réelle n’a pas d’importance.

Matricule 18, et bébé rose, le jeune officier, Mme Jarosz et Ghalmi sont les
supports de la quête identitaire de khadra/Moulessehoul. Il s’agit donc d’une
introspection plutôt que d’une rétrospection.

Finalement plutôt que récit autobiographique, nous pensons à un plaidoyer de


la situation conflictuelle que khadra écrivain a vécue pendant qu’il était le
militaire Moulessehoul.

Ecrire sur soi, alors qu’il ne l’a jamais fait dans ses précédents écrits, est un
choix motivé par le désir de se dévoiler, de montrer sa blessure, sa cassure et
également de faire part de son apprentissage d’écrivain écartelé. L’écriture
autobiographique va être manipulée par khadra qui amenuisera le récit rétrospectif
au profit d’une libération d’un discours intérieur en vue de la mise à jour de sa
blessure. Ce récit pseudo-autobiographique servira de réceptacle à un plaidoyer
sur soi qui prendra forme de récit psychologique dans Cousine k, de récit
autofictionnel dans La Rose de Blida et d’un essai dans L’Imposture des mots.
À travers ces trois derniers écrits, la manipulation du genre autobiographique
devient manifeste jusqu’au déni.

70
CHAPITRE 2
La manipulation du genre
autobiographique

71
La notion de genre qui pendant très longtemps a servi de balise à tout écrit,
n’est plus crédible, parce que sujette à des contestations.

Certains écrivains revendiquent leurs libertés créatrices comme l’écrit


Blanckeman: « Le problème se pose avec acuité accrue pour les générations
d’écrivains qui détachées de tout manifeste, de tout objectif littéraire
conceptuellement validé, font du texte sa propre théorie en situation, et règlent leur
relation aux catégories littéraires selon une optique variable »43.

Khadra fait partie de ces générations d’écrivains en ce sens qu’au nom


d’une liberté créatrice, il décloisonne les genres. Il remet en cause les distinctions
entre roman, autobiographie et autofiction.

Bien qu’il s’inscrive dans une tradition générique établie, il subvertit


organiquement cette tradition.

Khadra revendique son autonomie créatrice, en rappelant au lecteur tout


simplement qu’il est un démiurge. C’est ce que nous lisons notamment dans
« Cousine K ».
« Je suis libre de raconter comme bon me semble » p. 11

Il est l’auteur d’une construction romanesque à travers laquelle le narrateur/


écrivain s’octroie toutes les libertés.
« L’histoire…, elle vaut ce qu’elle vaut (…) le reste ce que l’on va
en penser ou en faire est bien le cadet de mes soucis » P. 11
Il continue :
« C’est à moi de voir, à moi de décider de la même façon que je suis libre
d’oublier cette histoire » P.11

43
- BLANCKEMAN, Bruno, 2000, Les récits indécidables: jean Echenoz, Hervé Guibert, pascal guignard,
Ed perspectives septentrion, dresses Universitaires, P. 29.
72
A travers cet incipit, il s’attribue tous les droits de modifier les structures
génériques de ses écrits et provoque par là les interférences entre certains genres.
D’où la transgression des genres. Par sa pratique Khadra remet en question des
définitions mises au point par les critiques.
Une telle attitude a été relevée dans l’écriture de Blanchot où« la question
du genre »44 est posée.
Blanchot ne cesse d’interroger au cœur de ses textes non pas l’inscription dans un
genre mais le difficile cas de limite, non plus la limite entre ce que serait un récit
ou un roman, sur telles propositions, mais une limite indécidable encore qui
mettrait en doute jusqu’à leur statut.

Phénomène similaire constaté chez Khadra quant à l’inscription de ses


œuvres dans un genre.

Si dans le premier chapitre, notre analyse de « l’Ecrivain » nous a conduits à


la conclusion que tout en présentant les critères d’une autobiographie, le texte sape
les fondements de ce genre, en est-il toujours de même pour les autres écrits de
Khadra : « la Rose de Blida », « Cousine k » et « l’Imposture des mots » ?

Ces trois textes qui se présentent en échos par rapport à « l’Ecrivain », font
–ils preuve également de la liberté que l’auteur prend par rapport aux genres ?
Pour répondre à cette question nous analyserons les trois œuvres d’un point de vue
générique.

44
HURAULT Marie Laure, 1999, Maurice Blanchot le principe de fiction, Ed l’imaginaire du texte .presse
universitaire de Vincennes p. 8.
73
I.1.2. Un genre autofictionnel :
La Rose de Blida ou une autofiction minée

Le respect des règles du genre n’est qu’une façade. Le texte de Khadra « la


Rose de Blida » porte les marques du romanesque et notamment le roman
autobiographique.
Pourtant il y a une remise en question de cette écriture autobiographique du
moment que le pacte autobiographique est détruit. Ce serait plutôt une autofiction
basée sur une grande part d’imagination.

Plusieurs facteurs contribuent au renouvellement du genre autobiographique,


notamment à partir d’une mise en cause de l’autobiographie traditionnelle qui
peine à s’adapter aux nouvelles problématiques d’identités.

Selon André Gide, « sans doute un besoin de mon esprit m’amène, pour
tracer plus purement chaque trait, à simplifier tout à l’excès, on ne dessine pas sans
choisir, mais le plus gênant, c’est de devoir présenter comme successifs des états
de simultanéité confuse. Je suis un être de dialogue tout en moi combat et se
contre- dit. Les mémoires ne sont jamais qu’à demi sincères, si grand que soit le
souci de vérité tout est toujours compliqué qu’on ne le dit. Peut-être même
approche-t-on de plus près la vérité dans le roman»45.

Cette dernière interrogation de Gide pourrait trouver écho dans le terme


d’autofiction inventé par Dobrovsky vingt-cinq ans plus tard.

Récit de vie, récit de soi, nouvelles autobiographies, témoignages intimes,


autofictions… depuis quelques années les notions critiques tournent autour des
tentatives littéraires multiples qui se jouent sur la scène complexe du sujet.

45
-GIDE André; 1955, Si le grain ne meurt, Ed Gallimard, coll. Folio P. 280.
74
« L’histoire ou la querelle des genres, à peine abolie, l’autobiographie
s’affole »46.

Selon Vincent Colonna :


« Autobiographie ? Non, c’est un privilège réservé aux
importants de ce monde, au soir de leur vie, et dans un beau
style.
Fictions d’événements et de faits strictement réels, si l’on
veut autofiction d’avoir confié le langage d’une aventure à
l’aventure du langage. Hors sagesse et hors syntaxe du
roman traditionnel ou nouveau.
Rencontre fils des mots, allitérations, assonances,
dissonances, l’écriture d’avant ou d’après, littérature
concrète comme on dit, musique. Ou encore, autofiction,
patiemment onaniste, qui espère faire maintenant partager
son plaisir »47.

L’autofiction est un genre de l’entre deux ; entre le factuel et le fictionnel


entre l’autobiographie et le romanesque, entre le vécu et le fantasmé.

Qui en est-il pour Yasmina Khadra dans « la Rose de Blida » ?

« La Rose de Blida » édité en 2006, aux éditions « Après la lune », s’inscrit


en droite ligne dans la trajectoire de « l’Ecrivain ».

46
- LEJEUNE cite par Blanckeman, 2002, Les fictions singulières : étude sur le roman français
contemporain. Ed
47
- thèse en ligne : Vincent Colonna, L’autofiction (essai sur la fonctionnalisation de soi en littérature)
Doctorat de L’EHSS 1989, Tel. archives-ouvertes. Fr/docs/00/04 PDF/tel consulte 24/02/2013.
75
Il présente une partie ou un bout de jeunesse réelle du narrateur. C’est un
roman court écrit à la demande de la maison d’édition « Après la lune », donc
selon un modèle préétabli.

Moulessehoul raconte sa jeunesse douloureuse et triste passée à l’école des


cadets. Cette vie monotone est éclairée par une rencontre fulgurante qui le
marquera toute sa vie, une vision d’une femme d’une extrême beauté qu’il va à
peine entrevoir et qui va le hanter et qu’il tentera de retrouver tout au long de ses
romans.

Dans quel genre ou dans quelle catégorie littéraire allons-nous classer « la


Rose de Blida » ?

Il pourrait s’agir d’une autobiographie du moment où l’auteur raconte une


partie réelle de sa jeunesse, un souvenir que nous retrouvons dans « l’Ecrivain ».
Mais ce texte peut être considéré comme le récit d’une quête ; il s’agit en clair
d’un croisement entre un récit réel de la vie de l’auteur et d’un récit fictif explorant
une expérience vécue par celui-ci, ou simplement rêvée.

L’autofiction se confirme.

Une question importante en littérature porte sur le contrat de lecture puisque


ce roman a été écrit à la demande de la maison d’édition.

Le titre de la collection « La Maitresse en Maillot de Bain » est écrit en


gras sur la couverture de « la Rose de Blida ».

Confusion possible : serait-ce le titre du roman, surtout qu’il est suivi du nom
de l’auteur ? Non! Le titre est bien « La Rose de Blida ».

76
Le titre « la Rose de Blida » constitue une clé de lecture. Tout en informant,
il propose, suggère une façon de lire. Rappelons que le titre a une visée
informative, il nous informe sur le contenu du roman « la Rose de Blida ».

Blida s’appelle la ville des roses, Pourquoi ce titre ?


La rose signifie-t-elle une femme ?
Alors est-ce l’histoire d’une femme, de la ville ?

Le titre nous incite à lire le roman et suscite une curiosité. La maison


d’édition « Après la lune » explique le but de cette collection :
« La Maitresse en maillot de bain » ce sont des textes
courts, plus propices à l’envolée lyrique qu’a la plongée
introspective.
Des récits qui s’appuient sur l’instantané d’un souvenir
transfiguré, un rêve de gosse fantasmé, un secret (cassure
fondatrice ou simple coup de canif dans les sentiers de
l’enfance), ou même, la mémoire permet tous les excès, un
peu tout cela à la fois.
« La Maitresse en maillot de Bain » s’adresse à tous les
publics, parce que les histoires qui s’ouvrent grâce au
« sésame » « quand j’étais petit » intéressent toutes les
générations ».

Le roman se compose de 4 parties, il n’y a ni préface, ni citation, sauf une


dédicace.
L’histoire débute « la première fois que je l’ai vue, je sortais de
la prison de l’école, ma couverture enroulée sous
l’aisselle… »P.9
« La rose de Blida ».

77
En sortant de la prison de l’école militaire, le petit Mohamed Moulessehoul
croise la silhouette fugitive d’une belle inconnue dont il va tomber éperdument
amoureux.
Ses amis le taquinent : elle est bien trop âgée pour lui. Grâce à ses amis, il apprend
que cette femme a un fils, Fouad, qui vient d’intégrer l’école des cadets.
Mohamed voit là une excellente occasion de se rapprocher de son grand amour. Il
se rend en auto stop à Blida pour la revoir, mais la 403 du capitaine va mettre un
terme à ses illusions mais pas à sa quête amoureuse.

Quarante ans plus tard, devenu écrivain sous le nom de Yasmina Khadra,
Moulessehoul parle avec émotion de celle qui lui fit tourner la tête.
« Souvent, tandis que je parcours la France à la rencontre de
nouveaux visages dans les salles qui m’accueillent, je me
surprends à chercher celui de Hawa. Malgré les décennies qui
séparent notre première et unique rencontre-notre première et
unique éclipse… »p.53 ibid.

« La Rose de Blida » est le roman classique traditionnel dans le sens où sa


structure est linéaire. L’auteur ne mentionne rien sur la couverture : il laisse le
lecteur découvrir quel genre de récit va raconter « La Rose de Blida ».

Le lecteur s’étonne car dès la première page du roman, il s’aperçoit qu’il


s’agit plutôt d’une autobiographie que d’un roman au sens propre. Le contenu étant
deviné supprime ainsi l’effet de surprise.

78
« La Rose de Blida » est une œuvre autobiographique que nous considérons
comme un appendice de « l’Ecrivain » où on retrouve des éléments de
« l’Ecrivain ».
« L’école des cadets, une école militaire conçue pour recueillir
les orphelins de la guerre d’indépendance et à laquelle mon
père, officier, m’avait confié pour que j’apprenne le métier des
armes et embrasse une longue carrière de commandeur et de
héros de nation » p. 18. La rose de Blida.
« Jamais je n’avais réussi à me faire à l’idée que mon père, en
me ravissant à ma mère et à ma famille, pensât exclusivement à
mon bien » P. 18 Ibid.
« J’avais à peine treize ans, et je lui en voulais de me priver de
mes insouciances d’enfant en me soumettant à une discipline de
fer capable de briser un adulte » P.18 Ibid.

Ainsi « La Rose de Blida » offre au lecteur le récit d’une vie, un « je » et un


« moi » intiment liés
« Je ne savais plus quelle porte prendre pour aller à l’air libre, je
restai cloué au milieu du poste de police » P. 10 Ibid.
« Je ne me souviens plus d’avoir vu une créature plus fascinante
avant » P. 9 Ibid.

Le « je » est repérable. Nous constatons que le « je » renvoie au narrateur


personnage qui est Mohamed Moulessehoul
« Moi aussi, je suis mal » P. 22 Ibid.
« C’est plus fort que moi »P. 23

Nous constatons que le « moi » est aussi repérable dans la mesure où il


renvoie au sujet parlant qui n’est autre que Mohamed Moulessehoul puisqu’il
s’agit de l’histoire de sa vie.

79
Dans un premier temps il s’agit donc bel et bien d’une autobiographie car il
s’agit de la vie de Mohamed Moulessehoul, personnage principal. Mais cet écrit ne
répond pas totalement aux critères mis au point par Lejeune :
« Pour qu’il y ait autobiographie, il faut qu’il y’ait
identité nominale de l’auteur, du personnage et du
narrateur »48.

Ici comme dans « l’Ecrivain », l’auteur est Khadra alors que le narrateur et
le personnage principal sont Moulessehoul. Nous sommes confrontés donc à une
fausse autobiographie. Par ailleurs « La Rose de Blida », ne permet pas un
classement générique évident, car il présente un amalgame de récits de vie qui
forment la part de vrai et de récits imaginaires se donnant pour vrais ou
vraisemblables. Cela donne un nouveau genre : l’autofiction. Le narrateur,
Moulessehoul, va ajouter à son récit des éléments qu’il n’a pas vécus ou qu’il ne
peut pas prouver qu’il les a vécues.

Au delà du défi du pacte autobiographique par un dédoublement du narrateur


et de l’auteur, khadra défie le fondement même de l’écriture autobiographique dont
le principe est de ne rapporter que les souvenirs d’événements qui ont réellement
marqué sa vie. Or dans « La Rose de Blida », l’auteur répond à une commande
sur un thème bien précis : la rencontre d’une maîtresse, une femme qui hante son
esprit.

Autofiction, « La Rose de Blida » peut être classé dans cette étiquette, mais
une autofiction minée parce que c’est la maison d’édition qui en impose le thème.

48
- LEJEUNE Philippe 1975. Le pacte autobiographique. Paris : éditions du seuil, p. 15.
80
Dans « La Rose De Blida » Mohamed Moulessehoul raconte sa jeunesse
douloureuse et triste passée l’école des cadets.
Cette vie monotone est éclairée par une rencontre fulgurante qui marquera toute sa
vie, une vision d’une femme d’une extrême beauté qu’il va à peine entrevoir.
Le narrateur donne cette histoire tirée de ses souvenirs personnels, inspirée de faits
réel et répond à l’horizon d’attente du lecteur, un regard complaisant sur le duel
Khadra/ Moulessehoul, mais c’est pour mieux se mettre en porte à faux avec ce
que l’on connait de lui, par conséquent ce que l’on attend.

Khadra souhaite désormais franchir un pas dans la réception qui est faite de
sa production littéraire à savoir que l’on prenne conscience que son œuvre n’est
pas autobiographique mais autofictionnelle dans la mesure où la fiction est l’objet
de tous les soins de l’auteur, du moment que toute l’histoire tourne autour d’une
femme entrevue.

L’autofiction est un mélange de vérité et d’imaginaire. Même si serge


Dobrovsky s’attribue l’invention du mot « autofiction », il reconnait que ce procès
existait bien avant lui chez des auteurs du début du siècle dernier.
Il considère d’ailleurs Colette comme une pionnière illustrant sa conception avec
« la naissance du jour »49.

Depuis 2003, l’autofiction possède désormais deux entrées dans le


dictionnaire.
Dans le Larousse, l’autofiction est perçue comme « une autobiographie empruntant
les formes narratives de la fiction ».
Dans le Robert on trouve la définition suivante : « l’autofiction est un récit mêlant
la fiction et la réalité autobiographique ».

49
- Collette 1928, La naissance du jour, Ed Flammarion Paris.
81
Les deux définitions concomitantes du Larousse et du Robert ont l’avantage
de mettre en avant la double postulation. Khadra mêle habilement réel et
imaginaire, favorise une identification réelle. Certes le récit d’enfance représente la
chose la plus importante dans « l’Ecrivain » « La Rose de Blida ». Mais,
l’examen attentif de la Rose de Blida nous amène globalement à l’inscrire dans un
espace autofictionnel.

La fiction est l’élément fondamental dans lequel s’inscrit le roman. Par


fiction on entend (au sens large fiction par opposition à réalité) quelque chose
d’artificiel, de construit, d’imaginé. Elle se définit comme une image du réel, ou
bien une feinte« dont elle procède : elle met en péril la distinction entre la réalité et
son image »50.

Roland Barthes a montré dans S/Z51 qu’il est possible de définir la fiction
comme mimesis, c’est non seulement parce qu’elle (la fiction) cherche à inventer
la réalité et à faire passer pour vraie, mais aussi avant tout par ce qu’elle se plaît à
contrefaire la disposition d’autres genres artistiques, littéraires, à en renouveler
continuellement les codes.

L’autofiction est aisément datable. En effet c’est en 1977, que dans le


prétexte de son roman « fils » que Serge Dobrovsky avance ce terme même qu’il
présentera en 1980 comme un principe opératoire pour la compréhension de la
littérature contemporaine. L’autofiction apparait comme une solution pour sortir de
l’autobiographique, et sert de dessin à Khadra pour manipuler le genre : mêler la
fiction et la réalité.

50
- BLANCHOT Maurice, 1999, Le principe de fiction, Ed presse, universitaire de Vinciennes P. 221.
51
- BARTHES Roland, 1976, S/Z Paris. Ed du Seuil, points, Pp. 61-62.
82
Dans la Rose de Blida Khadra a essayé de faire revivre la mémoire à travers
la vision d’une femme, une femme qu’il a à peine entrevue.
Cette vision va donner lieu à une attente, l’attente d’une passion qui ne verra
jamais le jour.
« En réalité, je me sentais mal dans ma peau depuis que j’ai
entrevu cette dame au sortir de la prison scolaire ». Ibid. P16.
« La dame qui attendait dans la cour venait de me happer telle
une crue. Elle était belle comme un rêve impossible presque
irréelle dans son tailleur blanc le mains croisées sur la
poitrine et le regard insaisissable» P. 9 Ibid.

Ainsi va se constituer un univers fictionnel entièrement construit dans le


souvenir du personnage dont le principal protagoniste est cette femme, entrevue,
mystérieuse qui va donner tout le sens à cette passion.

Nous ne sommes plus dans l’écriture du souvenir ou de la mémoire, mais


dans celle du fantasme et du rêve.
« Elle était belle comme un rêve impossible »p. 9 ibid.
« Je ne me souviens d’avoir vu créature plus fascinante
avant »p. 9

Elle est décrite comme une féerie :


« Lorsqu’il revint me chercher, … emportant avec elle la
féerie de tout à l’heure » P.13 Ibid.

Comme une houri.


« Son visage de houri »P. 16.

83
Yasmina Khadra a monté un récit sur la simple image d’une femme, voire
une apparition .Cette femme entrevue s’appelle « Hawa », il le saura après avoir
côtoyé son fils
« Elle s’appelle Hawa… Hawa Sid Tami » P28 Ibid.

Cette Hawa que le narrateur tente de retrouver incarne la beauté parfaite et la


femme fatale. Hawa est la forme arabe d’Eve proche de L’hébreu biblique Hawa.
Comme les juifs et les chrétiens, les musulmans reconnaissent dans Eve de
l’ancien testament la mère de tous les vivants. Epouse d’Adam, tirée de sa côte,
elle sera responsable du pêché qu’il commettra en mangeant le fuit défendu. À
cause d’elle, l’homme et la femme seront chassés du paradis. La symbolique du
prénom est très forte.

Cette femme a l’âge de sa mère.


Peut-on aimer une femme qui a trois fois son âge ?
« Et alors, elle pourrait être ta mère sincèrement, t’as pensé à
elle, à ce qui elle pense de cette histoire à la con, un gamin de
treize ans!... »P. 24 Ibid.

On constate que nous sommes dans une fiction, un souvenir, une fabulation
d’un gosse qui souffre d’un manque d’amour.
Nous sommes en présence d’une autofiction puisqu’il y a une grande part
d’imagination et de création.
« Tu lis trop, et maintenant tu t’installes dans la fiction au lieu
de regarder la réalité en face » P 24 ibid.

Mais cette autofiction est minée parce que c’est la maison d’édition « après la
lune » qui impose le sujet.
« La Maitresse en maillot de bain, ce sont des textes courts…

84
Des récits qui s’appuient sur l’instantané d’un souvenir transfiguré, un rêve
de gosse fantasmé »… La mémoire permet tous les excès un peu tout cela à la
fois ». Dans « la Rose de Blida » Khadra reprend le but de l’édition.
«Aujourd’hui encore je me pose la question. Comment une femme à
peine entrevue était elle devenue, dans mon esprit, plus intense,
qu’une obsession, aussi vaste que l’horizon » P. 52 Ibid.

Donc dans la Rose de Blida nous sommes dans une autofiction minée.
L’expérience se poursuit, la présence de l’écrivain, auteur personnage témoin se
trouve dans d’autres romans qui ne relèvent en aucun cas ni de l’autobiographie ni
de l’autofiction et se situent dans une ambigüité générique et c’est le cas de
« Cousine K ».

85
I.2.2. Un genre psychologique : « Cousine K »

« Cousine K », édité en 2003 aux éditions Julliard, raconte l’histoire d’un


jeune homme, dont on n’apprend jamais le nom. Il n’est jamais nommé, très peu
décrit, un jeune homme rempli de détresse, en mal d’amour qui souhaite seulement
qu’on fasse attention à lui, mêlant présent et passé.

Sa Cousine K fait tout ce qui est en son pouvoir pour le martyriser mais à un
certain moment il n’en peut plus. Il attend un geste d’affection qui ne vient pas, et
sombre dans la folie et le crime. Ce récit nous est donné à la première personne et
parait comme un développement d’un épisode de l’autobiographie de
khadra « l’Ecrivain ».

En effet Cousine K, a été déjà citée et traitée dans « l’Ecrivain » le roman


cible. « Cousine k » pourrait être qualifié d’autofiction non seulement parce que
le récit recèle de nombreuse informations autobiographiques, mais aussi parce que
ces informations sont là pour dire les sentiments profonds du narrateur.
« Il avait cousine k, belle comme une éclaboussure
cristalline, qui m’aimait autant que je l’aimais.
Elle disait que le grain de beauté ornant ma joue, me seyait
admirablement, pour elle j’étais le prince des garçons
personne ne m’arrivait à la cheville… elle ne pouvait
concevoir l’avenir sans m’y accorder une place de choix » P.
105 l’écrivain.

Il continue :
« En réalité son avenir, son rêve, ses projets son veau la plus
cher, c’était moi.» P. 105
« Elle était aux petits soins de ma personne, me préparait mon
manger, mon lit, passait et repassait mes chemises… »p. 106
« Notre idylle ne résistera pas aux lois des traditions.

86
Promise très jeune à un autre cousin, elle lui sera accordée
quelques années plus tard, j’appris la nouvelle à Kolea. Ce fut
un sombre jour » P. 106
« A mon tour, époustouflé par l’engouement affectif…
Depuis cousine K je n’avais plus renoué avec le bonheur
d’aimer » P. 215

La question qui se pose, dans le prolongement de notre analyse générique


des œuvres de khadra, est de savoir si « Cousine k », est un enrichissement de
l’autobiographie « l’Ecrivain » ou est-ce tout simplement une fiction ?

« Cousine k » est le récit à la première personne d’un meurtre. Or


« l’Ecrivain », d’où toute violence de la part du narrateur/auteur est absente, ne
fait jamais mention de ce meurtre. Ce n’est donc qu’une fiction. Seulement
comment analyser le comportement meurtrier du narrateur ?

« Cousine k », par la mise en scène de différentes relations que le


personnage principal/narrateur entretient avec les membres de sa famille, nous
montre le mécanisme psychologique de ce comportement.

Il s’agit du récit de la douleur et de la folie. Aussi nous pouvons considérer


« Cousine k »comme un roman psychologique puisque nous y lisons une étude de
caractères.

Le roman, en tant que genre littéraire, présente des contours flous caractérisés
pour l’essentiel par une narration fictionnelle plus ou moins longue. Le roman est
devenu le genre littéraire dominant avec une multiplicité de sous genres qui
soulignent son caractère polymorphe. Parmi ces genres, nous allons aborder le
genre psychologique illustré par « Cousine K ».

87
Le roman psychologique a fait son apparition vers la fin du XIXème siècle.
De nombreux romancier cherchent à élaborer une analyse psychologique des
personnages : l’intrigue, les descriptions des lieux et dans une moindre mesure, les
milieux sociaux passent aux second plan. Le style devient le moyen privilégie de
refléter l’univers psychologique des personnages. Le désir d’approcher de plus
près leur vie intérieure amènera notamment au développement de la technique du
monologue intérieur comme c’est le cas dans « Cousine K ». Cette citation le
confirme :
« Aujourd’hui comme hier et demain assurément, je continue
de scruter la pénombre sans savoir pourquoi, de veiller le
Silence à l’affût de je ne sais quoi. …. » P. 26 .

Le lecteur soucieux cherche à en savoir plus sur ce personnage, son


comportement, son caractère déterminant pour la fiction.

Ce type de roman se construit essentiellement sur la figure du personnage, il


présente une certaine perception de la personne : une certaine idée de l’homme,
une certaine vision du monde parlant à travers son masque.

Ce masque est complexe, car une figure romanesque est à la fois le


personnage ayant un rôle et l’acteur chargé de le jouer. Il a un rôle à jouer et une
fonction à assumer en tant qu’acteur.

Le personnage de roman est le porte-parole d’un narrateur exprimant par une


écriture les multiples aspects de sa conscience mise à nue à travers le monologue.
« Je ne vivais pas, non je hantais notre maison tel un esprit
frappeur domestique, ne suscitant ni effroi ni intérêt » P. 15
cousine k

88
Il s’agit d’exploiter puis de mettre à jour les méandres d’une conscience.
Comme le rappellent Christiane Achour et S Rezzoug, « on peut difficilement
imaginer un récit sans personnages » 52.

Que serait la pension vauquer, sans le père Goriot. Dans l’univers balzacien
« le père Goriot » est appréhendé certes par la description de la pension vauquer
mais surtout par la description psychologique de ses occupants.

Dans l’univers Khadrien, le récit de « Cousine K » est construit d’abord


autour de la description du manoir et de ses occupants.
« Son manoir aux allures de forteresse, entre des stèles de son
glorieux… » P. 21 Ibid.

Et autour de la description normale du personnage principal dont on ignore


le nom, de la mère et de la cousine K.
Le personnage masculin principal est la donnée essentielle et le point central
de la narration.
Le personnage est un élément constitutif du récit, un constituant fondamental
très important de l’œuvre. C’est le noyau de toute création littéraire selon Hamon,
« le personnage est présenté pris en charge et désigné sur la scène du texte par un
signifiant discontinu, un ensemble dispersé de marques, que l’on pourrait appeler
son étiquette, le caractéristiques générales de cette étiquette sont en grande partie
déterminées par le choix esthétique de l’auteur »53.

Dans le roman psychologique classique, le romancier aspire à pénétrer le


monde intérieur du personnage, à analyser l’impact des événements sur sa
conscience, à décrire ses réflexions, ses émotions, ses désirs et ses craintes, ses
espoirs et ses déceptions. Dans « Cousine K », le narrateur souffre.

52
-. ACHOUR et REZZOUG, 1990, Convergence critique introduction a la lecture littéraire. OPU. P. 200
53
- HAMON PH, 1977, Statut sémiologique du personnage In poétique du récit, éd seuil points, P. 142.
89
« Ma mère est impénétrable, je ne l’ai jamais surprise en train
de pleurer, pas une seule fois… je ne me souviens pas l’avoir
vue me sourire, jamais ses lèvres ne se sont posées sur mes
joues, ni ses doigts m’ont lissé mes cheveux » pp. 21-22
« Cousine K ».

Il (le narrateur) souffre du manque d’amour et de l’ignorance de sa mère. Il


tue de sang froid.
« Ma main court d’elle-même s’emparer du couteau… la
chair cédé au premier coup… le sang éclaboussant le mur… »
p107 Ibid.

La fiction est basée sur le comportement des personnages. « Cousine K »


est un texte dans lequel le narrateur, un garçon timide, est mal aimé de sa mère,
laquelle n’a d’yeux que pour son frère aîné. Il se prend d’amour pour sa cousine
qui ne lui offre que mépris et sarcasmes, mais le sentiment de ne pas exister aux
yeux des autres surtouts aux yeux de K, finira par devenir insupportable et le héros
se transforme en bourreau.

Le personnage, présenté comme l’élément pivot dans le roman traditionnel,


n’est intéressant que grâce à l’épaisseur psychologique dont il est doté, décrite à
travers son portrait moral.

Le personnage de roman est appréhendé, dans la vie sociale par la


description de ses traits physiques et de ses trais moraux.
L’aspect physique, vestimentaire, constituent l’appartenance sociale ou
socioprofessionnelle du personnage (dans la fiction). Par contre son aspect moral,
conditionne son comportement, par rapport aux autres (personnages) et contribue à
lui accorder (ou non) le statut de héros

90
Or, quelles que soient les formes prises par le roman, le personnage en est le
ressort : il est le moteur de la fiction, et c’est avec lui que l’on mesure le degré de
vraisemblance et d’authenticité qu’il faut accorder à la fiction.

Dans le roman réaliste, par exemple, le personnage acquiert le statut de figure


emblématique. Comme le portrait physique, le portrait moral est également une
composante importante dans le décryptage d’un personnage et en vue des
significations que le texte peut à terme dévoiler.

Selon les canons en usage dans le genre romanesque, le portrait occupe une
place bien précise dans le récit. Dés qu’apparait un personnage important, le
romancier trace aussitôt son portrait, et ce dernier comprend trois volets
successifs : une description des traits physiques, une peinture du costume, une
analyse psychologique.

Qu’en est-il donc de la composition du portrait moral chez Khadra dans


« Cousine K » ? Comment les principaux protagonistes sont-ils perçus par le
lecteur ?

« Cousine K », dés l’ouverture, se veut roman psychologique : tout son


intérêt se concentre sur les personnages, les relations qu’ils entretiennent, leur
passé, leur relations… bref leur comportement voire leur psychologie. Le récit
met en scène quatre personnages : La mère : autoritaire et partiale, le fis ainé :
vénéré et admiré parce que brillant, il est militaire de carrière (clin d’œil à
« l’Ecrivain » commandant Moulessehoul).
« Du jour au lendemain, mon frère m’avait lâché. Il était parti
s’instruire à l’école des cadets » P. 38 Ibid.

Le narrateur personnage principal et enfin la cousine k qui donne le titre au


roman. Etudions ces personnages et leurs relations. Comment le narrateur perçoit-
il sa mère ?
91
« Ma mère est impénétrable. Elle donne l’impression de pouvoir
tenir tête aux drames… je ne l’ai jamais surprise entrain de
pleurer, pas une seule fois » P. 22 Ibid.
« Arrogante sous son chignon austère, le regard insoutenable et
le geste expéditif » P23 Ibid.

La mère se révèle possessive et destructrice.la relation de la mère avec son


fils qui n’est autre que le narrateur se révèle absente. Il est ignoré de sa mère.
« Jamais ses lèvres ne se sont posées sur mes joues, ni ses doigts
n’ont lissé mes cheveux. Elle ne me battait pas, non, ne me privait
de rien. Nous étions ensemble, sauf que nous nous ignorions » P.
23 Ibid.

Le rapport de la mère avec son fils ainé Amine est différent :


« Ma mère a horreur que l’on touche aux affaires de son fils
prodige : Même cousine K évitait de se hasarder » P. 37

La fascination de la mère vis-à-vis de son fils Amine est, aux yeux du


narrateur démesurée :
« Dès qu’elle reconnaissait l’écriture d’Amine, son visage
flambait avec une jubilation telle qu’elle me blessait. Elle
passait devant moi, littéralement absorbé par la lecture, je
pourrais hurler, renverser les meubles, claquer les portes… Elle
ne m’aura pas entendu. Ma mère, une fois plongée dans un
courrier signé Amine, devenait une terre inconnue »P. 42.

On remarque que la mère n’a d’yeux que pour le fils ainé qu’elle idolâtre plus
que tout au monde, contrairement au narrateur qui en souffre.

92
Cependant quels étaient les rapports de l’ainé Amine avec son frère ?
C’étaient des rapports d’admiration et d’estime :
« Nous, nous entendions bien, mon frère et moi. Il n’arrêtait pas
de passer son bras par-dessus mon épaule, et m’aimait tellement
que cela m’intriguait, je pensais qu’il allait finir par se lasser de
moi, lui aussi, je me trompais »P. 37

« Ses yeux était le seul rayon de jour capable de dégager le la


grisaille de mon enfance » P38.

Le rapport de la mère avec sa nièce, cousine K, était de l’ordre de la tendresse


et de la béatitude :
« Ma mère la prit par les épaules pour la contempler : pour moi,
tu nais chaque jour que je te vois » P. 45.
« Qu’est ce qui te ferait le plus plaisir ? demanda ma mère à
ma cousine »p. 45

« Ma mère lui avait rétorquée que sa nièce K était son ange a


elle, et qu’elle lui suffisait » P. 49.
Alors qu’aux yeux du narrateur « cousine k »était un monstre.

« On la disait ange. Elle n’en est pas un. »p. 87

Pourtant le narrateur était fasciné par la beauté de la cousine :


« Puis cousine k est arrivée… je n’avais rien vu de plus grand
que ses yeux, je n’ai rien connu de plus dur que son cœur, cette
fille était à elle seule le jour et la nuit »P. 31
« Cousine K est ma raison à moi, son rire est une symphonie
l’éclat de ses yeux une féerie… »P. 31.

La cousine est présentée comme un personnage méchant, sournois et


sordide, cachant son jeu sous un air angélique ; c’est un véritable démon.

93
« Cousine K, sournoise comme une grippe… »P. 45 Ibid.

« Toi, tante adorée, minauda K en couchant son regard vipérin


dans ma direction » P. 46 Ibid.

Le choix du verbe « minauder » sous-entend un comportement hypocrite.


L’expression « couler un regard »renseigne sur un regard faux, hypocrite,
annonçant une « vipère » eu égard au regard « vipérin » qui met en garde contre le
venin distillé par la cousine
« Cousine K ne guettait que cela pour me mitrailler de
grimaces assassines par-dessus l’épaule de ma mère »P. 4 ibid.

Le verbe guetter montre bien la sournoiserie et la méchanceté « grimaces »


« assassines » « mitrailles » des envies de meurtres défilent dans le regard de la
cousine.

Le comportement de la cousine est ignoré des autres. Seul le narrateur est


conscient de sa fausseté Comment réagit-il vis-à-vis d’elle ?
« K était méchante et égoïste, fielleuse, et rancunière une vraie
peste, ne craignant pas de décevoir, elle n’en faisait qu’a sa
tête, le pot de miel dérobé, c’était encore elle pourtant
invariablement machinalement, c’était vers moi que l’on se
retournait, je la déteste » P. 87 Ibid.

Toutes ces relations conflictuelles sous-tendues par la fascination vont faire


basculer le comportement du narrateur. Se jugeant victime, il devient bourreau.
La mère avec le manque d’amour pour le narrateur est d’abord à l’origine du
basculement du narrateur dans le délire, la folie et la violence.

Le narrateur comble ce manque d’intérêt et d’amour par le meurtre.

94
Puis l’écrasement du narrateur par cousine k va pousser le personnage
principal à une révolte le faisant basculer dans le crime.
« Je me sens offensé, minuscules » P. 90

« Mes doigts s’emparent de son cou,… Je la ressaisis par la


gorge, violement, Elle crie, s’affole, tente de se dégage » P. 91

« Je crois subir la décharge d’un électrochoc, ma main, court


d’elle-même s’emparer du couteau » P. 105.

« La chair cède du premier coup, avec une facilité révoltante


rien n’est plus fragile que la vie »p. 105ibid.

Le narrateur se présente sous un autre jour. Il sent qu’il s’est enfin libéré en
sombrant dans la folie meurtrière.
« Je me suis défait de mon enfance avec empressement. Elle
m’ennuyait… »P. 25.

« Les dépouilles seules me fascinaient. Qu’une tombe se


refermant et déjà je languissais du suivants »P. 30.

« Cousine K » est donc essentiellement un roman psychologique. Dés le


début nous avons été trompé. Par le phénomène d’intertextualité, nous avons cru
qu’il s’agissait d’un récit autobiographique devant enrichir le récit de vie que
khadra a donné dans l’Ecrivain.

Or, la supercherie est immédiatement dévoilée dés que nous avons appris que
ce n’est pas le narrateur qui renvoie à Moulessehoul donc à khadra mais le frère
du narrateur, l’identité structurante. L’autobiographie vole en éclat. Il ne reste
alors qu’un roman à la première personne dont l’objectif est d’analyser à travers
les rapports qu’entretiennent les personnages entre eux, le basculement du
narrateur dans la folie meurtrière.
95
Ainsi, de nouveau, comme pour « la Rose de Blida » ce qui se donnait
comme récit autobiographique vole en éclat et subvertit le genre premier.
Un tout autre texte est publié par Khadra. C’est « l’Imposture des mots » qui se
démarque complètement des précédents écrits. Est-ce un essai ?
Un roman dans le roman ?une tentation d’expliquer son écriture et sa liberté
créatrice ?

96
I.2.3. Un roman dans un roman : L’Imposture des mots

Iconoclaste et inclassable, par rapport à des genres romanesques reconnus et


établis (par la critique, par les typologies) le roman « l’Imposture des mots »de
Khadra pose le problème de l’appartenance générique, de la création romanesque,
remet en question la conception de cette même création et continue d’alimenter le
débat jamais épuisé, sur le fameux : « qu’est ce que la littérature » ?

« L’Imposture des mots » surprend le lecteur, dans la mesure où ne


racontant pas une histoire, il mêle à bâtons rompus, des conversations, des bouts
des récits empruntés à d’autres romans, fait dialoguer de fabuleux personnages, ou
d’illustres écrivains ; il semble s’inscrire tout à fait en porte à faux de
« l’Ecrivain » , comme une suite à celui-ci ou le verso d’un recto : ce serait la
scène où se joue l’écriture du roman cible, l’Ecrivain.

La construction de ces deux récits, le prolongement de l’un dans l’autre, pose


le problème de la création romanesque, notamment pour la critique.
« L’imposture des Mots » à la différence de « l’écrivain » n’évolue pas de
manière progressive, ne raconte pas une histoire au sens traditionnel du terme,
mais développe des dialogues, présente des monologues, des réflexions, des
commentaires, des critiques sur la vie, sur les écrivains, sur la littérature. D’où
l’installation d’une confusion entre la réalité et la fiction.

Le surgissement de la fiction dans la réalité, l’intrusion des personnages de


Khadra dans sa vie de tous les jours, confère un ton assez irréaliste au texte, qui
s’inscrit en faux, par rapport à l’Ecrivain. Un débat est ouvert dans
« L’Imposture des mots » où sont confrontés deux mondes : un monde réel et un
monde fictionnel et deux personnages : Moulessehoul et Khadra qui ne font qu’une
personne.

97
Selon les directives de lecture données par le titre, on peut deviner ou
imaginer le contenu du roman.

Or notre corpus à pour titre « L’Imposture des mots ». Ce titre nous a


interpellé sur la notion du genre et nous a amené à la question suivante : quel
genre de récit va présenter ce texte ?

Est-ce une histoire ? Un roman ? Est ce un essai ? Une critique ? Une


réflexion… ?
Pourquoi le choix de ce titre ?

On retrouve le terme « imposture » chez André Gide dans « les faux


Monnayeurs » où il dénonce l’imposture du roman, de la littérature : le roman est
faux, la littérature est fausseté, une erreur, qui se donne pour vrai, alors qu’elle est
un faux semblant. « L’Imposture des mots » vient remettre en cause tout le
problème de la littérature qui n’est que « simulation ».

En écriture tout est permis.

La lecture d’un roman s’accompagne souvent du résumé, qui en quelques


lignes, présente son intérêt littéraire : nous avons cru pouvoir adopter cette attitude.
Or nous nous sommes heurtés à une difficulté majeure : l’absence d’un récit
construit, cohérent, « progressif » au sens classique du terme.

Comment se présente donc ce roman ?

98
C’est un auteur insomniaque qui prend la parole dans « L’Imposture des
mots ». Le récit se fait intime car le narrateur ne raconte pas, il s’explique.
Le livre commence à l’aéroport de Mexico où le narrateur, écrivain attend avec sa
famille, l’avion qui va les emmener vivre en France. Il se contente de ruminer le
bien fondé de l’exil.

A plusieurs reprises, ses doutes de créateur, le discours de ses détracteurs lui


sont jetés à la figure par ses propres personnages, des fantômes de la littérature,
procédé inhabituel en littérature ; ce qui nous a fait dire que « l’Imposture des
mots » est le coté cour » voir noir de « l’Ecrivain » qui est lui le coté jardin du fait
romanesque. « L’Imposture des mots », édité en 2002, porte d’avantage un regard
critique et ironique sur le fait littéraire, entre autre, plutôt qui il ne raconte. A la
différence de « L’Ecrivain » ce neuvième roman n’évolue pas, ne progresse pas,
par rapport à une linéarité.

Le texte pose un problème au lecteur par la confrontation de deux mondes, un


monde réel et un monde fictionnel.

Si « l’Ecrivain » raconte la vie de Moulessehoul, officier supérieur dans


l’armée Algérienne, rappelle son parcours et sa carrière, « l’Imposture des mots »
ne raconte rien, il « dit » ; il se présente alors comme un discours, parfois
monologue, parfois dialogue, émaillé de doutes, de débats et de conseils.

« L’Imposture des mots » se veut une suite de « l’Ecrivain » et s’impose au


moment de sa parution, comme une contre vérité face à cette autobiographie
déclarée, car quand l’écrivain est soupçonné, c’est lui qui défend le militaire.

99
Pourtant cette suite n’en est pas une, au sens large du terme dans la mesure
où suite veut dire continuité, élargissement, comme c’est le cas par exemple pour
les trilogies littéraires ou les sagas. Ici il n’en est rien. « L’Imposture des mots »
sort des sentiers battus de la narration, reléguée au second plan. Raconter,
témoigner en suivant une chronologie, dans un souci de cohésion n’est plus sa
priorité. Par contre, il pose des problèmes dont le roman ne parle pas
habituellement, puisque ceux-ci relèvent « des coulisses » du coté cour, entre autre
la difficulté rencontrée dans le monde de l’édition, le surgissement de la censure
dans les écrits.

De ce fait « l’Imposture des mots » s’inscrit en faux par rapport à


l’Ecrivain » notamment par la confusion volontaire et l’interpellation de deux
« je » renvoyant pourtant à la même personne. Et là Khadra détruit le pacte
autobiographique en publiant « la face cachée » du récit cible. Dans
« l’Imposture des mots », il va dévoiler, d’une manière insidieuses tous les
procédés scripturaux qu’il a utilisés dans l’écriture de sa « pseudo-
autobiographie. »

D’abord on assiste à l’éclatement de la linéarité.

Ouverture :
Le roman s’ouvre sur une piste d’aéroport

Chapitre I :
Nous sommes dans l’aéroport
« Nous sommes à l’aéroport bientôt Juarez… »P. 11 L’imposture
des mots.
Cette ouverture laisse entendre qu’il y a le voyage, le déplacement donc un
départ une mouvance que nous retrouverons a la fin du roman en guise de
fermeture.

100
Chapitre (18 ) :
Nous sommes dans une gare, c’est la fin du roman
«Le TGV entre en gare Saint Charles à 15h35, la
correspondance pour Aix en Provence est dans une demi
heure… » P165.ibid.

Le roman commence à l’aéroport de Mexico où le narrateur attend avec sa


famille l’avion qui va les emmener vivre en France.

Il se fait apostropher par Zane, le personnage de son roman « Les Agneaux


du seigneur ».
« Partir où, l’écrivain ? Partons vraiment quelque part quand
on fuit sont pays »P15.

Le problème de l’exil est évoqué.

Malgré le ton désinvolte, des thèmes sérieux sont abordés dont l’identité et
l’exil.
A plusieurs reprises il doute de sa création, les dialogues de ses détracteurs
lui sont jetés à la figure par ses propres personnages : Zane, Haj Maurice, si
Achour, Brahim LLob. Des fantômes de la littérature, des grands l’interpellent,
Kateb Yacine, Nietzche, Nazim Hikmet….

Yasmina Khadra retourne le miroir, il y ‘observe l’écrivain observant les


journalistes, L’écrivain scrutant ses comparses. le discours se fait gentiment
satirique quand il s’agit du petit monde des média : Jean Luc Douin, Florance,
Aubenas, Thierry, Ardisson…. Impudique mais courageux quand il parle de lui.
« Florance Aubenas n’écoute pas, elle fixe intensément le
commandant, navré, de lui crisper un aussi beau visage »P.
69.ibid.

101
« A cet instant précis, j’ai regretté de n’être pas resté plus
longtemps avec jean Luc Douin »P. 70 .ibid.

Entre ses deux clausules du texte « ouverture », « fermeture » les événements


ne s’enchainement pas, ils sont hétéroclites, disparates comme va le révéler le
contenu des autres chapitres.

Le 1er volet : L’approche


Chapitre 2 : Il est question dans ce chapitre du décollage du Boeing.

Chapitre 3 : Il est question de l’arrivée à paris de l’écrivain et de sa famille puis du


resurgissement de Zane.

Chapitre4 : il est question du choix d’une carrière, celle d’écrivain au détriment


d’une autre, celle d’officier.

Chapitre5 : Il est question de l’accueil froid que lui réserve paris et du


surgissement ou de la rencontre irréelle avec Kateb Yacine.

Chapitre 6 : Il est question de sa rencontre avec ses éditeurs, les interviews sur les
palataux de télévision (Bernard pivot), et la rencontre avec les journalistes.

Chapitre 7 : Il est question du surgissement de Hadj Maurice

Chapitre 8 : Il est question des entretiens aves des journaux prestigieux :


« libération »
« Le nouvel observateurs » des rendez vous dans des radios : La radio RFI, Beur
FM, et des invitations sur des chaines de télévisions TV5, France 2… puis toujours
des rencontres irréelles puis le surgissement de Friedrich Nietzsche.

102
Le 2ème volet, le choc

Chapitre 9 : Il est question de l’état psychologique de l’auteur, il est insomniaque


et rencontre des personnalités très en vue des médias.
La rencontre avec Florence Aubenas de « Libération » ensuite de France inter et la
rencontré avec Ali Ghanem du quotidien d’Oran, et Dahbia Ait Mansour de
« Liberté » ; de Sid Ahmed Semaine du « Matin » lui permettant de mieux se
situer.

Chapitre 10 : Yasmina Khadra est face au commandant Moulessehoul le jeu est


cruel, il oppose le militaire et l’écrivain.

Chapitre 11 : Présentation de l’invitation de Thierry Ardisson. Le surgissement de


Nazim Hikmet

Chapitre 12 : Il est question du départ en TGV et sa rencontre avec Ses enfants, le


surgissement de Salah l’Indochine.

Le 3ème volet : le Doute

Chapitre 13 : Il est question de la nostalgie des uns et des autres : mal du pays
éprouvé par tous les personnages.

Chapitre 14 : Toujours insomniaque, de retour à paris, le narrateur médite sur le


bien fondé de l’exil.
Nous assistons au surgissement de Zarathoustra

103
Chapitre 15 : Affrontement entre Khadra est Moulessehoul : rencontre cruelle de
deux mondes incompatibles.
Chapitre 16 : Ici, il est question des échanges, des discussions, de confidences de
Khadra et de ceux qui constituent son environnement immédiat : famille, amis,
média, personnages.

Chapitre 17 : Un événement culturel important : l’ouverture du salon du livre nous


remarquons l’absence de fil conducteur, le récit saute du coq à l’âne et développe
le cocasse et la dérision des situations narratives. Eclatement de l’espace, du temps
circularité ?
Retour à la case départ ?
Le roman a t il progressé ?
Le narrateur a- t- il évolué ?
Entre un aéroport et un quai de gare, l’ombre du « va » et « vient » incessant plane.

Nous dirons que « l’Ecrivain », « la Rose de Blida », « Cousine k »et


« l’Imposture des mots » portent en eux les marques du romanesque, notamment
le roman autobiographique.

« L’Ecrivain » est le roman cible. Il est réécrit dans, « la Rose de


Blida », « Cousine k »et dans« l’Imposture des mots ». Nous dirons que ces
trois textes sont les faces prismatiques de « l’Ecrivain » qui vont détruire les
limites imparties au roman autobiographique : le pacte autobiographique est brisé.

Si khadra s’amuse à varier les genres de l’autobiographie dans « l’Ecrivain »


en allant vers l’autofiction dans « la Rose de Blida », puis vers le roman
psychologique dans « cousine k », et enfin vers l’essai dans « l’Imposture des
mots » qui se démarque complètement des précédents écrits, il poursuit son
entreprise de perversion dans le roman policier ou polar qui, au-delà de l’intrigue
se veut témoignage : il se veut un regard sans complaisance porté sur la société
algérienne, celle de la décennie des années 90.
104
105
CHAPITRE 3
Un genre à part :
Le polar

106
L’analyse que nous avons menée dans les deux premiers chapitres de cette
partie, »la perversion du genre romanesque », nous a conduit à voir en
« l’Ecrivain », notre roman cible, une autobiographie qui, tout en respectant les
règles du genre les subvertit. Le lecteur est déstabilisé déjà par la double identité
du « je » énonciateur (khadra/ Moulessehoul).
Cette déstabilisation du lecteur se poursuit par la lecture de « la Rose de
Blida » et « Cousine k ». Les deux textes se présentent, en première lecture,
comme un enrichissement de l’autobiographie « l’Ecrivain ». Seulement cet
enrichissement au lieu d’être, comme dans tout récit autobiographique, la narration
d’événements « vrais », sont des moments d’analyse psychologique ou tout
simplement des moments de phantasme. L’auteur semble poursuivre cette
manipulation du genre autobiographique, poussant le lecteur vers une
reconstruction du sens.
Mais cette attitude de déstabilisation de l’auteur envers son lecteur, khadra la
pousse à l’extrême par la publication de « l’imposture des mots », texte qui, tout
en paraissant prendre racine dans l’autobiographie, s’en démarque par de vrais et
de faux interviews, par des réflexions de l’auteur sur la vie en général, sur la
littérature, sur la politique, sur les critiques, les medias…, avec l’intervention de
personnes réelles et fictives, personnes devenant, dans la narration, personnages :
sortis de leur contextes spatio-temporel « Nietzche, Kateb, Zarathoustra, Moufdi
Zakaria », deviennent une création entre les mains de khadra. « L’imposture des
mots »se présente ainsi comme des bribes autobiographiques fragmentées et
dispersées dans le texte global, enserrés par les mots en délire, des mots en
mauvaise posture (d’où le titre du livre), dans une quête de la vérité chez l’auteur
(le coté autobiographique du texte).
Ainsi, en manipulant le genre (ici le roman autobiographique), l’auteur
manipule le pacte de lecture. Il pousse le lecteur à se questionner sur le vrai et le
faux, sur la part de fiction dans ce qui est donné comme réel.
Le lecteur deviendrait-il, dans la recherche du sens du texte, un Co-
énonciateur ou co-auteur avec l’auteur signataire du texte ?

107
Cette attitude de khadra à bousculer son lecteur se confirme dans un autre
genre : le roman policier ou le « polar ».

108
I.3.1. Le polar

Nous avons démontré dans les chapitres précédents que le respect des règles
du genre n’est qu’un leurre chez Yasmina Khadra. Les textes : l’Ecrivain, la Rose
de Blida, Cousine K portent en eux les marques du romanesque, et notamment le
roman autobiographique qui a subi une transformation.

Ces marques n’étaient en fait qu’une façade qui rapidement s’est écroulée.
Dans ce chapitre nous allons nous questionner sur un autre genre adopté par
Yasmina Khadra : Le Polar

L’auteur agit-il de la même façon que pour le roman autobiographique ?


Est-ce qu’il y a manipulation ou perversion du roman policier chez Khadra ?

Nous avons choisi de répondre à cette question en analysant « La Part du


mort » roman publié en 2004, après nos deux romans cibles « l’Ecrivain » et
« l’Imposture des mots ».

Khadra est actuellement considéré comme le père du roman policier algérien.


Il a fait son entrée en littérature par le genre policier.

Le premier roman qu’il publie en Algérie chez Laphomic Alger en 1990 est
« le Dingue au bistouri » qui comporte tous les éléments du roman policier.
Après le succès qu’il remporte plus tard dans la publication de sa trilogie
policière : Morituri 1997, Double Blanc 1997, L’Automne de chimères en 1998,
il réédite « le Dingue au bistouri » aux éditions Flammarion en 1999.

Nous pouvons donc classer tous ces romans dans le« Genre Policier » : une
intrigue, des crimes, un inspecteur, une enquête… tous les ingrédients du « polar »
sont là avec un élément supplémentaire : la dénonciation de la corruption et de
l’horreur quotidienne en Algérie.
109
Puis, toujours sur cette même lancée, il écrit « la Part du mort ». Dans tous
ces romans nous retrouvons les mêmes personnages que ceux mis en scène dans
« Le Dingue au bistouri » : Mina, Femme de LLob, son adjoint Lino, les
membres de son équipe Dine et Serdj et l’inspecteur Bliss.
La publication de Morituri en 1997 en France a attiré l’intérêt de la presse
française sur le roman algérien. De nombreux journaux et hebdomadaires ont
annoncé la naissance en Algérie de ce genre.

Le roman policier ,« Le Polar », est un genre sériel fondé sur le double


phénomène de répétition et de la variation, c’est-à-dire qu’il se développe en série
de romans mettant en scène le même univers ou le même personnage comme
Sherlock Holmes .C’est cet aspect sériel, supposant des codes repérables, des
personnages stéréotypés et une structure figée aboutissant parfois, dans le pire des
cas, à une « recette » facile qui vaut au roman policier d’être classé dans la
catégorie de la littérature populaire voire la paralittérature. La trilogie de Khadra
s’inscrit dans cette présentation.

Le roman policier, ou en argot « polar », est un genre de roman dont la trame


est constituée par une intrigue et une recherche méthodique de preuves, vouée à
une enquête menée par des policiers ou encore par un détective privé.

Le genre policier comporte six variantes : le crime ou le délit, le mobile, le


coupable, la victime, le mode opératoire et l’enquête, cela pour la plupart des cas.
« Le roman policier est le récit rationnel d’une enquête menée sur un problème
dont le ressort principal est un crime »54, écrit Franck Evard.

54
- EVARD Frank, 1996, Lire le roman policier, Paris Ed Dunod
Nb : Le roman d’espionnage algérien est né avec l’apparition des romans de Yousef Kader, de son vrai mon
rager Valentino (Catalan d’origine), des 1970 il ne s’agissait en fait que d’une commande éditoriale de la
SNED (société d’édition et de diffusion), organisme étatique.
110
Le roman policier a été implanté tardivement dans la sphère de la littérature
algérienne.
En 1990, période durant laquelle l’Algérie a vu de grands changements socio-
économique et politique, l’écrivain, dans son désir de s’attaquer aux divers
problèmes sociaux et politiques en Algérie, emprunte la structure du polar.

D’ailleurs Khadra a bouleversé le monde du polar francophone lorsqu’en


1977 paraissait son premier roman de la trilogie du commissaire LLob, Morituri,
roman qui avait comme toile de fond l’Algérie des années 90.

En effet, au-delà de l’enquête policière, Khadra développe une analyse


dénonciatrice de ce qui se passait en Algérie. D’ailleurs, à la même époque, le
roman policier en général connait un renouveau important : il passe du roman
traditionnel à énigme au roman moderne.

Todorov, en 2001, présente la transformation du polar en général.


«Il n’y a pas d’histoire à deviner : et il n’y a pas de
mystère, au sens où il était présent dans le roman à énigme.
Mais l’intérêt du lecteur ne diminue pas pour autant
on se rend compte ici qu’il existe deux formes d’intérêt tout
à fait différentes.

La première peut être appelée la curiosité, sa marche


va de l’effet à la cause : à partir d’un certain effet, (un
cadavre et certains indices) il faut trouver sa cause le
coupable et ce qui la poussé au crime). La deuxième forme
est le suspense et on va ici de la cause à l’effet : on nous
montre d’abord les causes, les données initiales (des
gangsters qui préparent des mauvais coups, et notre intérêt
est soutenu par l’attente de celui qui va arriver. C’est-à-dire
des effets (cadavre, crimes, accrochages).
111
Ce type d’intérêt était inconcevable dans le roman à
énigme car ses personnages principaux (le détective et son
ami le narrateur) était par définition immunisés : rien ne
pouvait leur arriver. La situation se renverse dans le roman
noir. Tout est possible, et le détective risque sa santé ; sinon
sa vie »55.

Il y a renversement dans la logique. Nous ne partons plus d’un cadavre et


nous remontons au coupable, mais nous allons vers la réalisation du crime.
Yasmina Khadra fait partie de ces transformateurs du roman policier : il procède
à une déconstruction/ reconstruction des éléments traditionnels du roman policier,
et cela parce que le genre choisi, en l’occurrence le « Polar », n’est que
« prétexte » à la dénonciation. Khadra politise le roman policier.

En effet, Yasmina Khadra a bien respecté cette recommandation. Il met en


exergue le récit du crime tout en se centrant sur le meurtrier et son histoire. LLob
dans son investigation cherche l’identité d’une page blanche, sans nom
patronymique et c’est la recherche de ce nom comme l’écriture de l’histoire de ce
nom qui est racontée. Même après l’attentat de Haj Thobane et comme il pensait
que SNP est la seule piste qui allait l’aider à disculper son lieutenant Lino, LLob
continue son enquête et ne lâche pas prise.

« La Part du port » édité en 2004 aux éditions « Folio policier » nous


présente une enquête menée par le commissaire LLob qui est pour le lecteur de
khadra déjà mort comme le décrète le dernier roman de la trilogie « L’Automne
des chimères »
« L’homme gisant par terre est le commissaire LLob […]

55
- TODOROV Tzvetan, 2001. Typologies du roman policier dans le roman policier d’Yves Reuter, Ed
Nathan Paris.
112
Ils ont carrément vidé leurs chargeurs sur lui, ils ne lui ont
laissé aucune chance » P.194. L’automne des chimères

On assiste à la résurrection du personnage : comment est-il revenu de


l’univers des morts ? Est-ce un être vivant ou un fantôme ?
L’imposture se confirme.

Notre roman a pour titre « La part du Mort », un titre assez singulier du


moment qu’on se demande si le mort a une part.

Nous remarquons une citation qui ouvre le roman policier.


« Onzième commandement :
Si les Dix commandements n’ont pas réussi à sauver ton âme, si
tu persistes à n’avoir d’égards pour rien dis-toi que tu ne vaux
pas grand-chose ».
Cette citation nous montre l’état d’âme des algériens.

L’histoire se déroule à Alger à la fin des années 80, et le commissaire


Brahim LLob est contacté par un psychiatre, le professeur Allouche, qui lui révèle
qu’un dangereux tueur en série nommé SNP va être relâché sous peu en raison
d’une grâce présidentielle.

Compte tenu de la dangerosité du personnage, LLob se laisse convaincre par


le professeur de mettre sous surveillance SNP.

Dans le même temps, il rencontre des difficultés avec le comportement


étrange du lieutenant Lino qui se distingue par son absentéisme, son irritabilité et
un besoin sans cesse croissant d’argent.

113
LLob comprend assez vite que Lino est amoureux de Nedjma, la maîtresse
de Haj Thobane, ancien Moudjahid, devenu aujourd’hui l’un des hommes
d’affaires les plus dangereux et influents de la ville.

Les évènements prennent alors une tournure complètement inattendue


puisque Thobane échappe miraculeusement à un attentat qui coûte la vie à son
chauffeur.

Le meurtrier est rattrapé et exécuté. LLob découvre que le tueur est SNP et
que l’arme du crime est le pistolet de service de Lino, ce qui fait de ce dernier le
principal suspect. Lino est arrêté et torturé, et LLob fait tout pour le disculper.

Le professeur Allouche présente au commissaire LLob Soria Karadach, une


belle journaliste et historienne qui pense qu’il existe un lien trouble entre SNP et
Thobane.
LLob s’allie avec Soria et tous deux vont enquêter et découvrir que Thobane en
1962 profite de son statut pour éliminer des notables accusés d’être des harkis et
ainsi récupérer leur bien.
La famille Talbi à laquelle appartenait SNP était celle du trésorier de
Thobane, elle a été entièrement massacrée. Seul rescapé : SNP avec l’obsession de
se venger.

Soria fait publier ses découvertes dans les journaux, Thobane se suicide, et
LLob fait libérer son lieutenant. Croyant trouver un dénouement à son enquête
LLob est de nouveau relancé dans une deuxième enquête par un inconnu qui lui
dévoile le rôle suspect de celle qui a conduit le commissaire à découvrir ce qui
s’était passé en Aout 1962 : Soria qui en réalité n’est autre que le survivant de la
famille Talbi. SNP, un homme amnésique, a été utilisé.

114
Qui tire les ficelles ? Soria en mal de vengeance ? Les hommes au pouvoir ?
Si c’étaient eux, voulaient ils se débarrasser d’un homme devenu géant, Haj
Thobane ?

Pourquoi utiliser les rouages d’une police représentée par un homme


intègre ?
Tout est donc manipulation, imposture : LLob a été manipulé, Soria manipulée et
le lecteur aussi manipulé. Où donc se trouve la vérité ?

L’enquête est-elle finie ? Et « la Part du mort » est –il vraiment un roman


policier obéissant aux règles du genre ?

Nous allons donc dans un premier temps, tenter de retrouver les critères
classiques du roman policier. Puis dans un deuxième temps, nous essaierons de
montrer que ces critères ne sont là que pour manipuler notre code de lecture et par
là –même nous manipuler en vue, peut être, de nous pousser à adhérer à l’analyse
menée par khadra sur la situation sociale, politique et économique de l’Algérie à
la veille de la décennie noire.

115
I.3.2. Les marqueurs du roman policier

La première page de la couverture de « la Part du mort » guide le lecteur


dans son entrée dans le roman. Elle lui indique qu’il s’agit d’un roman policier.
Les éditions Julliard le classe dans la série de poche « folio-policier ». Ainsi le
lecteur s’attend à y retrouver non seulement les indices qui font qu’un roman est
dit policier, mais aussi une atmosphère. R. Chandler note méthodiquement ce qu’il
appelle les bonnes manières du roman policier :
« a) La situation originale et le dénouement doivent avoir
des mobiles plausibles…
b) Il ne doit pas y avoir d’erreurs techniques ni les
méthodes du meurtre et d’enquête
c) Les personnages, le cadre et l’atmosphère doivent être
réalistes…
d) A part l’élément du mystère, l’intrigue doit avoir un
poids en tant qu’histoire
e) la simplicité fondamentale de la structure, doit être
suffisante pour être facilement expliquée quand le
moment est venu…
f) la solution du mystère doit échapper au lecteur
raisonnablement intelligent...
g) la solution quand elle est révélée doit semblé inévitable
h) le roman policier ne doit pas essayer de tout faire à la
fois éviter le mélange des
genres
i) il faut que d’ une façon ou d’une autre le criminel soit
puni, pas forcement par un tribunal
j) il faut une raisonnable honnêteté à l’égard du lecteur »56

56
Cite par DELLALOU Amel, Magistère sur roman policier à lecture Testimoniale, Quête et enquête dans
la part du Mort de Y Khadra soutenu en 2006-2007 à Oran

116
Nous pouvons relever de cet inventaire quelques mots clefs qui nous
donneront les marqueurs du roman policier : mobiles plausibles, enquête
méthodique, réalisme, intrigue, logique, solution inévitable, punition d’un
coupable.

Parmi ces critères classiques (crime, enquête, châtiment, atmosphère réaliste),


Chandler ajoute l’honnêteté que doit avoir l’auteur à l’égard du lecteur en ne le
déstabilisant pas. Tout peut s’expliquer.
Aussi allons-nous voir si ces critères fondamentaux se retrouvent dans « la Part
du mort »

Qu’en est-il des indices génériques du roman policier dans la Part du


mort ?

Tout roman policier plonge son lecteur dans une atmosphère réaliste. Ce qui
est le cas du roman étudié.

Dés la première page, le narrateur rattache « la Part du mort » au « Dingue


au bistouri » roman reconnu par l’ensemble de la critique comme appartenant au
genre policier
« Un calme désespérant pèse sur la ville. Tout baigne. Les
gens vaquent à leurs occupations, les mémés sont peinardes et
aucun drame ne court les rues.
Pour un flic dynamique, c’est la cale sèche.
Depuis la neutralisation du Dab57, Alger respire. » p. 11

57
Dingue au bistouri (Flammarion)
117
Nous sommes à Alger, en 1988, à la veille du cinq octobre, date du début de
la décennie noire.
Le narrateur fixe un cadre spatio-temporel réel, celui d’Alger et de cette date
fatidique.
Tout au long du roman, Alger est décrite à travers tous ses quartiers
résidentiels ou populeux. Le lecteur se retrouve dans les dédales de cette ville où
va se dérouler l’histoire. Il est confronté à la présentation d’une Algérie où la vie
au quotidien est difficile avec beaucoup de pénuries
« -Tu veux que je te fasse couler un bain ?
-Il y a de l’eau dans les robinets ?
-Non, mais j’ai mis deux jerricans de coté pour toi »p. 91

Les descriptions aussi bien des personnages que des lieux sont très
nombreuses et minutieuses. Le narrateur nous donne à voir et à sentir tout au long
de son récit.
« Un bonhomme qui m’attend, dans la rue, est une espèce de
crapaud-buffle très en vogue au pays, en ces années de vaches
maigres. Couronné d’une énorme tète de vœu, blanche et rasée
comme celle que les boucheries françaises exposent en vitrine,
il développe, un goitre plus bas, une panse capable de contenir
deux airbags, un médecine-ball et, avec un peu de bonne
volante, un bon paquet de serpillières. Malgré les lunettes
opaques qui lui voilent la face tel un pare-brise de voiture
officielle et son costume italien flambant neuf, malgré la
Mercedes étincelante qu’il conduit avec la grâce d’un
hippopotame coincé dans un aquarium et la belle demoiselle
souriante sur le siège d’à côté, il n’arrive pas à se défaire de
son air de plouc arriviste et malodorant. » p. 92

Tous les détails descriptifs que nous donnent le narrateur aussi bien sur
l’espace que sur les personnages concourent à installer une atmosphère prête à
recevoir un crime.

118
« On voit bien que quelque chose de terrible est en train
de sourdre. » p. 11
Le réalisme du décor et de la psychologie est renforcé par l’utilisation d’un
langage familier, de l’utilisation de mots qui trouvent leur place dans les romans
policiers. Le vocabulaire est riche : « faire du chichi, s’est foutu à part, il est sapé,
merdouiller, flic, flingue, la gueule, ben, hey, flic de merde, fais gaffe, mollo
fiston, trois balles dans la tronche… »

Ainsi le cadre spatio-temporel réaliste et le lexique argotique commun aux


romans policiers d’une manière générale nous installe dans une atmosphère de
« polar » qui laisse une large place à la violence. En effet « la part du mort »
contient des scènes de bagarres, et d’interrogatoires musclés, des passages à tabac,
de poursuite. Le risque et la mort y sont continuellement présents.
« De son autre bras, il me saisit par le col et s’apprête à me
catapulter à travers la salle. Là, je pivote sur les talons, le
déséquilibrant un tantinet, recule d’un pas et lui shoote de
toutes mes forces l’entrejambe » p. 191

Les résultats des sévices pendant les interrogatoires sont décrits avec
beaucoup de détails horribles.
« Quelque chose remue à l’intérieur d’un trou ; une forme
humaine recroquevillée à ras le sol. C’est mon lino. Ou bien ce
qu’il en reste. Il a la figure complètement esquintée, les yeux
bouffés par d’énormes boursouflures violacées et les lèvres
éclatées ; une horreur » p. 210

« Son corps famélique est bigarré de zébrures noirâtres dues à


des coups de gourdin ou de cravache-avec, par endroits, de
larges écorchures purulentes. On dirait qu’il a été avalé puis
recraché par un concasseur. » p. 211

119
Quand est-il des autres critères, à savoir le crime, l’enquête, le coupable et la
résolution de l’énigme ?
Tous ces critères sont présents dans « la Part du mort ».

Cependant, nous ne les retrouvons pas présentés comme dans les romans
policiers classiques.

D’abord le crime. Généralement, le crime signe l’ouverture du roman et


déclenche l’enquête menée par un commissaire. Dans « la part du mort », dés le
début nous sommes en attente d’un crime qui n’aura lieu que très tard dans le
roman à la page 166.
Et ce qui devait arriver arrive : « on vient de descendre le
chauffeur de Haj Thobane. Trois balles dans la tronche, et deux
autres dans la nuque et dans l’épaule. L’agresseur se trouvait
derrière l’arbuste. C’est probablement lui qui a bousillé les
deux lampadaires pour profiter de l’obscurité » p. 166

Or le crime est l’élément qui permet d’amorcer l’intrigue et la mise en œuvre


de l’enquête qui suit une ligne chronologique et progressive vers la révélation
finale.

Dans notre roman, l’enquête a déjà commencé, avant le crime.


Effectivement le psychiatre Allouche demande, dés le début du roman, au
commissaire LLob d’enquêter sur un tueur en série, SNP, déjà condamné pour les
crimes qu’il a commis et ayant déjà payé sa dette a la société.
SNP vient d’être gracié et doit sortir de prison incessamment. Cette enquête doit
non seulement retrouver la véritable identité de SNP mais aussi permettre
d’empêcher SNP de récidiver. Bien qu’assez étonné et parce qu’il s’ennuie, LLob
accepte la tâche.

120
Cette première partie du roman où aucun crime n’a lieu installe le mystère.
Pourquoi une telle enquête ? SNP n’est pas seul. Il est aidé et protégé et a même
une avocate.
« Je n’irai pas par tente-six chemins. Ceci est mon dernier
avertissement. Si vous ne levez pas, dans les trente minutes qui
suivent, l’imbécile de harcèlement que vous avez déployé
autour de mon client, je vous traînerai devant les tribunaux
jusqu’à ce que votre bedaine se plaque contre vos vertèbres. Je
vous rappelle que M. SNP a bénéficié de la grâce
présidentielle. » pp. 101-102

Par définition, l’enquêteur dans un roman policier ne lutte pas contre le


crime puisque c’est justement ce dernier qui détermine sa présence et son action,
mais il lutte contre le secret, le mystère de ce qui a eu lieu. Dans « la part du
mort », du moins au début, tout est à l’envers : on demande à LLob de lutter pour
que le crime ne soit pas commis. C’est ce qu’il essaie d’imposer à ses supérieurs.
« Je suis entrain d’empêcher un assassin de charcuter des
innocents.
- Attends d’abord qu’il passe à l’acte pour lui lire ses droits
constitutionnels. »p. 129

Et effectivement, le crime a lieu et aucun besoin d’enquête, puisque


l’assassin, SNP, est abattu prés du lieu du crime.

Malgré cela, Lino, le lieutenant du commissaire LLob est soupçonné d’être le


commanditaire de l’assassinat du chauffeur de Haj Thobane. Le mobile existe : il a
été humilié en public par Haj Thobane qui lui reprend sa maîtresse. Des preuves
matérielles existent aussi : c’est l’arme de service de Lino qui a été utilisée et « sur
les cinq douilles récupérées sur les lieux, trois étaient inexploitables pour

121
différentes raisons, mais deux étaient intactes. On a relevé les empreintes digitales
du lieutenant Lino dessus. »p. 182

Qui est donc le coupable ? SNP ? Lino ? Ou bien Haj Thobane lui-même ?
Cependant Haj Thobane devient également victime : à la fin du roman, on
met en scène son suicide mais qui très vite se révèle, grâce à des indices, être un
crime. Aussi qui est victime ? Qui est coupable ?

En fait, avant ce dernier crime, l’enquête est de nouveau relancée grâce à


Soria. De nouveau LLob devient le jouet de Soria qui le pousse, comme le
docteur Allouche l’avait fait au début du roman, à rechercher la vérité sur Haj
Thobane et à mettre à jour le véritable crime : le massacre par Haj Thobane des
gens du village de Sidi Ba en Août 1962.

Est- ce là le véritable crime vers lequel docteur Allouche puis Soria envoient
le commissaire LLob ? Tout donc a commencé ce mois d’août 1962 où Haj
Thobane, prétextant nettoyer le village des harkis, a entrepris un massacre non
seulement des harkis dont il s’accaparait les richesses mais aussi les témoins de
ses détournements comme la famille de son trésorier, Talbi.
Pourquoi un telle enquête sur un crime qui est prescrit ? Le véritable criminel
est-il Haj Thobane qui appartient au clan des gens du pouvoir ?
Haj Thobane dérangeait-il ? Pourquoi Soria qui s’est révélée être la seule
survivante de la famille du trésorier a-t-elle poussé le commissaire LLob à mettre
au grand jour le charnier de sidi Ba puis s’est elle rétractée ?

Alors que tout semble fini après la mort de Haj Thobane, deux inconnus, le
tueur occasionnel, d’abord, puis un mystérieux homme au téléphone préviennent
le commissaire LLob de toute la supercherie de l’enquête et de la manipulation
dont LLob a été victime : Haj Thobane est en fait innocent et on s’est servi de
LLob pour éliminer Haj Thobane car il devenait gênant pour les hommes au
pouvoir. L’enquête demeure ouverte car les véritables assassins courent toujours
122
et aucune explication n’est donnée pour cette série de meurtres : c’est l’échec pour
le commissaire LLob

« … je ne cherche pas à vous manipuler, Si Brahim. Vous


l’avez suffisamment été depuis le début de la supercherie et je
ne compte pas abuser de votre naïveté à mon tour. J’ai même
pitié de vous .C’est vrai que je vous en ai voulu à mort, sauf
que, dans les situations inextricables, le sage privilégie la voie
de la raison aux emportements du cœur. Nous savons que vous
n’êtes pas de mèche avec les chiens qui ont poussé au suicide
un vaillant fils de la révolution comme Hadj Thobane. Vous
avez pris part à ce complot à votre corps défendant. Il vous
fallait sauver votre lieutenant. D’ailleurs, votre coéquipier ne
s’est pas trouvé là par accident. Il a été piégé pour vous piéger
à votre tour. Les tireurs de ficelles savaient que le seul moyen
de vous entraîner dans cette histoire était de vous poser, en
guise de chèvre, l’un de vos hommes. Le sort de votre
lieutenant dépendant de votre engagement, vous étiez obligé
d’aller au fond des choses. La preuve, il est libéré sans procès
ni poursuite, comme si de rien n’était. Vous trouvez ça sensé,
vous. » P.391

Les événements, prennent soudain un autre sens : il s’agit d’un « complot »


dont l’intermédiaire était Soria mais les instigateurs, des hommes de l’ombre :
« Elle ne pouvait pas agir seule. Elle n’avait aucune chance
de soulever une trappe sans être gobée par le gouffre. Elle
était surprotégée. »p. 392

Soria, dans un moment qui semble être véridique et sincère lorsque tout est
mensonge et manipulation, confirme cette analyse de la situation : « ses (Haj
Thobane) ennemis avaient besoin de gants pour le dégommer. J’en étais un, sur
mesure. Vous étiez l’autre, commissaire »p. 402

123
L’enquêteur devient un des criminels. « La Part du mort » bouleverse les
lois du genre du roman policier et installe le cynisme, critère essentiel du roman
policier moderne noir.

124
I.3.3. Un roman noir

Tzvetan Todorov définit le roman noir par rapport au roman à énigme ainsi :
« Il n’y a pas d’histoire à deviner : et il n’y a pas de
mystère, au sens où il était présent dans le roman à énigme.
Mais l’intérêt du lecteur ne diminue pas pour autant on se
rend compte ici qu’il existe deux formes d’intérêt tout à fait
différentes.
La première peut être appelée la curiosité, sa marche va de
l’effet à la cause : à partir d’un certain effet, (un cadavre et
certains indices) il faut trouver sa cause le coupable et ce
qui la poussé au crime). La deuxième forme est le suspense
et on va ici de la cause à l’effet : on nous montre d’abord
les causes, les données initiales (des gangsters qui
préparent des mauvais coups, et notre intérêt est soutenu
par l’attente de celui qui va arriver. C’est-à-dire des effets
(cadavre, crimes, accrochages).
Ce type d’intérêt était inconcevable dans le roman à énigme
car ses personnages principaux (le détective et son ami le
narrateur) était par définition immunisés : rien ne pouvait
leur arriver. La situation se renverse dans le roman noir.
Tout est possible, et le détective risque sa santé ; sinon sa
vie »58.

D’enquêteur, le commissaire LLob passe du côté des criminels. Il cumule


alors les trois rôles qui sont bien délimités et séparés dans tout roman policier :
l’enquêteur, le criminel et la victime. Il est piégé et le lecteur avec lui.

58
- TODOROV Tzvetan, 2001. Typologies du roman policier dans le roman policier d’Yves Reuter, Ed
Nathan Paris.
125
Le commissaire, dés le début, est piégé par d’abord son ennui qui le conduit à
tomber ensuite dans le piège du psychiatre Allouche en acceptant d’enquêter sur
SNP. Enfin le piège qui le fait basculer dans le clan des criminels, c’est celui de
Soria, à cause non seulement de la fonction d’historienne de la femme mais aussi
de sa féminité qui trouble le commissaire LLob. En installant un ordre logique
dans son enquête, le commissaire LLob piège à son tour le lecteur. Mais dés qu’il
installe l’ordre chronologique, tout est bouleversé : LLob, entrainé par Soria dans
la découverte d’un crime collectif perpétré 20ans avant, croit pouvoir rattacher cet
ordre chronologique à l’ordre logique de son enquête. Seulement, rien n’est
simple : Soria, qui se dit victime (une survivante de ce crime collectif) remet en
doute les conclusions de l’enquête. Tout le monde est manipulé, piégé et bien
entendu le lecteur se retrouve face à une énigme non élucidée.

« La Part du mort », contrairement à ce qui se passe dans le roman policier


traditionnel, où l’accent est mis sur le récit de l’enquête, avec l’examen et l’analyse
rationnelle des indices, se focalise d’avantage sur le récit du crime et non sur celui
de l’enquête.

Aussi, d’un point de vue narratif, « la Part du mort » ne suit pas un schéma
linaire traditionnel avec quelques analepses qui permettent d’élucider certain
événements.
Le roman développe un schéma tronqué, défectueux et perturbé. Et comme
l’écrit Dellalou : « les malfaiteurs, les criminels, ne sont pas punis, il n’y a pas de
sanction. Le châtiment est inaccompli et l’issue de l’histoire reste sombre »59
Le véritable crime n’est pas énoncé clairement. Le véritable criminel reste toujours
dans l’ombre : « tu serais capable d’identifier tes employeurs ?

59
Cite par Dellalou , Magistère sur roman policier à l’écriture Testimoniale, Quête et enquête dans la part
du Mort de Y Khadra soutenu en 2006-2007 à Oran p. 26

126
« Pas à cent pour cent. Ce sont deux gars rusés qui sortent
seulement la nuit et qui restent dans la pénombre lorsqu’ils me
sollicitent. Depuis des années que je bosse pour eux, jamais je
ne les ai rencontrés dans la rue, sur une plage, dans un
aéroport ou dans un restaurant. Pourtant, je suis quelqu’un
qui est tout le temps à courir à droite et à gauche. Pas une fois
je ne me suis retrouvé nez à nez avec eux. C’est toujours eux
qui savent où me trouver quand ils ont besoin de moi. »pp.
374-375

La victime est non identifiée. Il n’y a donc pas de châtiment du coupable.


L’enquête est imposée, l’enquêteur est manipulé et la logique est bafouée.

Ce schéma narratif déficient crée la curiosité puis l’angoisse. Il installe un


univers noir, plein d’aventure et de désolation, un univers pessimiste où les
méchants sont des gagnants intouchables et les bons sont des perdants sans aucun
pouvoir.
« L’ambiance est bercée par un brouhaha feutré, ponctué de
rires de jeunes sirènes en quête d’Ulysses à dévoyer. Le beau
monde m’isolant dans mes frustrations » p. 389

Par ailleurs, dans « la Part du mort », contrairement à ce qui est admis dans
un roman policier, l’univers spatio-temporel est ouvert. En effet, les événements ne
se passent ni dans un seul lieu ni dans un temps limité. Ils commencent à Alger-
ville puis s’étend à la campagne, loin du premier crime, à Sidi BA. Pour ce qui est
du temps, il s’étale sur 20ans et inaugure une décennie qui va être violente en
Algérie :
« Quelques mois plus tard, le 5 octobre de la même année
(1988), suite à un étrange discours présidentiel incitant la
notion au soulèvement, de vastes mouvements de protestations
se déclareront ç travers les grandes villes au pays. Le bilan des
confrontations fera état de cinq cents civils tués. À la colère
127
populaire qui réclamait du travail et un minimum de décence, le
gouvernement offrira multipartisme et une démocratie
sulfureuse qui favoriseront l’avènement de l’intégrisme
islamiste, créant ainsi les conditions idéales pour le
déclenchement de l’une des plus effroyables guerres civiles que
le bassin méditerranéen ait connues… » p. 426

Yasmina khadra nous conduit dans l’univers de la dénonciation.

128
I.3.4. La dénonciation

Yasmina khadra confère à son roman policier un statut ambigu. Il a compris


que ce genre qui tient du ludique et qui est considéré généralement comme un
objet de divertissement, attire de nombreux lecteurs qui finalement sont pris au
piège des visées que l’auteur s’est imposées, la dénonciation. A la question en
1998 comment êtes vous venu au roman policier, Yasmina khadra répond :
« Par choix pédagogique. Nos grands auteurs plaçaient la
barre très haut. Les autres vacillaient entre l’exercice de
style et le chauvinisme. L’engouement pour la lecture en
prenait un coup. J’ai pensé joindre l’utile à l’agréable dans
l’espoir de réconcilier le lecteur algérien avec sa littérature.
Le roman noir m’a semblé le plus indiqué dans ce sens. »60

Deux ans plus tard, Yasmina khadra explicite son choix du roman noir :
« Le polar m’a permis de réussir là où j’avais échoué
auparavant […]. Il m’a permis de me découvrir et dire
pleinement ce que j’avais à dire. Le commissaire LLob a
été un personnage extrêmement attachant et … coopératif.
Et je suis très fier de constater que mes polars ont réveillé
un genre qui sommeillait en beaucoup d’Algériens, puisque
nous constatons avec plaisir que de nombreux talents,
jusque-là timides, se sont éclatés dans le genre policier.
Tout le monde écrit des polars. L’Algérien a découvert une
partie de son identité dans le polar. Qu’est-ce qu’un
Algérien sinon un homme aigri, cynique, controversé, mais
qui reste très vigilant quand il s’agit de vérité et
d’engagement. »61

60
S. CHAMPENOIS, « Yasmina khadra : reconduire le diable en enfer », in libération, 9juillet1998.
61
D. AÏT MANSOUR, « entretien » in liberté, 30janvier2001, p11
129
Ainsi Yasmina khadra reprend les motifs invariants du roman policier, les
manipule pour les subvertir et les imprègne de cynisme pour en faire des romans
noirs.

Il les intègre ensuite à son écriture de la dénonciation. Il a compris qu’il


pourrait utiliser, à sa guise, les lois du genre pour verser dans le politique. Ainsi,
dans « la Part du mort », la référence à la société et à l’histoire politique de
l’Algérie avant 1990 est importante. L’histoire des crimes et celle de l’Algérie
s’interpénètrent dans un jeu de relations implicites. Et la véritable enquête c’est en
fait ce qui a amené l’Algérie à la guerre civile, vingt ans après l’indépendance.
C’est ainsi que finit le roman.

Tout le texte n’est pas entièrement centré sur l’enquête policière : la narration
est entre- coupée par d’autres éléments qui se rapportent à une analyse sociale,
politique et économique de la situation de l’algérien, la veille des événements
de1988.

L’enquête policière est devenue, dans l’œuvre de Khadra, une enquête


politique, et son roman reste lié à la tragédie algérienne dont il révèle les aspects
les plus douloureux de la quotidienneté.
Le narrateur, à la fois témoin et acteur de son époque, prend l’Algérie comme toile
de fond.

En fait le récit quasi- policier est très vite recouvert par le récit de témoignage
de Khadra où le narrateur et personnage se confondent. Le récit à la première
personne fonctionne sur le monde de la confession et du témoignage.
LLob personnage fétiche et symbolique de Khadra va se voir confier une enquête
qui déroute et qui fait dévier le texte. Il va à travers son texte dénoncer la
corruption, la compromission publique, les abus du pouvoir. Pour Khadra,
l’Algérie a perdu son âme enfoncée dans les atrocités.

130
« De mémoire d’algérien, jamais nous avons réellement
envisage de nous réconcilier avec notre vérité. Et quel statut
peut on prescrire à une nation lorsque la crème de ses fils,
celle censée éveiller les consciences, commence d’abord par
travestir les sienne » P. 19

Il continue et dénonce :
« Le professeur Allouche est un éminent psychiatre. Il a été
ami avec Frantz Fanon. Mais que peut faire un érudit dans un
pays révolutionnaire où charisme s’applique à être l’ennemi
juré du talent, où le génie est traité en hors la loi ? » P. 19

Il dénonce le statut des intellectuels qui ne sont guère reconnus en Algérie.


«Pour comprendre ce qui se passe en Algérie, il faut se référer
au tableau qui suit : dans l’olympe désaffecté en hautes
sphères, et en l’absence du bon dieu quatre démons essaient
d’assurer l’intérim : Belzebuth, Lucifer, Méphisto et Satan. En
bas le peuple, réduit à un vulgaire trafic d’influence, est en
train de rendre l’âme, que chacune des entités démoniaques
suscitées veut damner » P.357.ibid.

Khadra dénonce et critique la société corrompue dans un style agressif qui refuse
toute forme d’hypocrisie.
«À force d’avoir été copieusement baisé par vos démagogies,
l’espoir n’a plus la force de se prêter à vos jeux. Et surtout, ne
me parlez pas de notion, vous ignorer ce que c’est. L’unique
chance qui reste au pays est que vous partiez. Le plus tôt sera le
mieux. Vous nous soulez avec vos discours à la con. »p. 417

«C’est notre Algérie, fulmine-t-il en se ruant sur moi. Laquelle ?


Hurlé-je pour le repousser. Celle qui inspirait les poètes ou bien
celle qui fait froid dans le dos ? Celle où les délégations
étrangères étaient reçues par des peintres et des écrivains ou
131
bien celle où les geôles cadenassent les chantres ? Celle où les
géants venaient Tito, Giap, Myriam Makeba et Che Guevara, le
vrai, ou bien celle qui hébergeait Carlos et les organisations
terroristes ? »p. 418

Cependant, l’enquête sur l’Algérie devient une enquête sur soi et l’écriture
dénonciatrice sur l’Algérie n’est finalement qu’une écriture sur soi, par
conséquent une quête personnelle. « La Part du mort » est un récit homo
diégétique où le « je », substitut du commissaire LLob, est à la fois le narrateur et
l’acteur, le sujet de l’énonciation et l’objet de cette énonciation. « La Part du
mort » serait-il un roman autobiographique ?

132
I.3.5. L’autobiographie transgressée

Le récit policier noir de khadra se présente donc comme un texte double qui,
par son infraction des lois du genre révélant une « imposture littéraire » et par son
ouverture finale (l’enquête n’est pas close), est non le récit d’une enquête mais
celle d’une quête de la vérité. Il y a bien eu de nombreux crimes et bien une
recherche des criminels, mais surtout une quête sur la situation sociale, politique et
économique de l’Algérie à la veille de la guerre civile. Seulement la pluralité
sémantique du roman et sa complexité ne s’arrêtent pas là.

Le récit « la Part du mort » est empreint d’une grande subjectivité qui peut
conduire le lecteur à confondre le commissaire LLob, khadra et Moulessehoul.
Nous retombons dans l’autobiographie où l’imposture côtoie la manipulation.
Quelques éléments du texte amènent à croire que LLob et khadra ne font qu’une
seule personne.

Dans un entretien accordé au journal « le monde » khadra confirme son


identification avec le commissaire LLob « c’est le commissaire LLob qui m’est le
plus proche, mais il est plus cynique que moi »62
Cette parenté entre l’auteur et le personnage narrateur est appuyé par une fonction
commune : les deux sont écrivains. LLob parle de ses performances littéraires,
mais en même temps, il a peur, en tant que membre de l’institution (il est policier,
représentant la loi) d’être décrié, si un jour il réussissait dans le monde éditorial en
France : « si un jour moi Brahim LLob, fonctionnaire incorruptible et génie
aseptisé, je brillais parmi les étoiles du firmament, sur qu’on me ferait passer pour
un scribouillard à la solde du régime. Simplement parce que je suis flic. Ou pour
un bougnoule de service si les médias d’outre-mer m’encensaient. »p19

62
DOUIN Jean Luc, 1999. Entretien avec Yasmina khadra in le Monde du jeudi 9 septembre.p. 11.
133
Serait-ce l’officier Moulessehoul qui parle et dont les livres ont été soit
encensés soit décriés, quand khadra a révélé sa véritable identité ?

Au-delà de cette identité, au niveau de l’écriture, nous retrouvons une image


rhétorique qui structure « la Part du mort » : celle de l’enfermement. Les
différents espaces où le commissaire tente de retrouver la vérité sont des espaces
clos : l’asile où il est invité par le psychiatre qui ouvre le roman mais aussi le
clôture, la prison de Serkadji, d’où il guette la sortie de SNP, son bureau où il
étouffe, la chambre d’hôtel où il s’enferme avec Soria, la forêt où il essaie de
trouver la vérité sur Haj Thobane, le cachot et le sous sol où son adjoint est torturé.

Or, ce sentiment d’enfermement de solitude, nous le retrouvons dans le


roman cible autobiographique, « l’Ecrivain », où l’auteur nous parle de son
enfermement derrière les murailles de la forteresse d’el Mechouar. Son père l’y
avait conduit, l’enfant s’y sentait captif
« J’ignore si j’ai souffert outre mesure de ma captivité »
« Quelque chose me dit que le monde extérieur qui
s’effaçait ainsi sous mes yeux m’effaçait moi aussi… »
(L’Ecrivain)

Ainsi, « la Part du mort » est bien un roman policier puisque nous y avons
retrouvé tous les marqueurs du genre. Seulement, comme pour le roman
autobiographique, Yasmina khadra pervertit le genre en prenant une liberté
créatrice par rapport à celui-ci. Il y mêle le roman noir, la dénonciation et
l’autobiographie. Nous sommes en plein éclatement des genres et imposture des
mots.

134
Nous aboutissons au constat suivant : Khadra, même écrivain d’un seul livre
comme c’est le cas inconsciemment de tous les écrivains, livre qui réfracte ou dont
il développe des aspects dans les différents romans, s’essaye à plusieurs genres ou
plutôt plusieurs écritures.

Il a commencé par le polar (que nous avons volontairement abordé en fin de


parties, puis il a développé le semi polar avec la trilogie consacrée au moyen
orient. Il se dirige vers l’autofiction s’arrête et présente un texte refuge, un texte
électrique « L’Imposture des mots » que l’on peut considérer comme la
théâtralité de ses écrits. Il écrit un roman psychologique et défie par la publication
de « L’Olympe des infortunes »le mythe littérature.

Après nous être intéressé à la perversion du genre romanesque de Khadra qui


joue avec les genres et fait preuve d’une liberté créatrice, nous analysons, au delà
de la fiction l’idée que notre auteur se fait de la littérature en général et de
l’écriture en particulier à travers « l’Imposture des mots ».

135
DEUXIEME PARTIE

Le récit imposteur

136
« La somme des effets de brouillage par où le texte de
fiction construit son monde comme s’il était réel ne se
confond pas avec une volonté de mystification : La
mise en évidence de l’habilité littéraire de l’auteur
réclame à un moment ou à un autre la révélation de sa
supercherie »

Christine Montalbetti,

La fiction corpus GF Flammarion, Paris 2001 p.15

137
Dans cette deuxième parie, nous allons montrer comment « L’Imposture
des mots », publié en 2002, s’inscrit dans l’imposture littéraire. Le mot
« Imposture » génère un contenu sémantique particulier. Par « Imposture », on
entend duperie, tricherie, tromperie, feinte et par extension déguisement,
mascarade, mise en scène trompeuse, emprunt dissimulé.
L’imposture renvoie certes à « l’apparence », au « paraitre » et non à
« l’être ».

C’est dans ce contexte flottant et « flou », cette volonté de faire passer une
chose pour ce qu’elle n’est pas, que les romans de Khadra nous ont interpellés.
« L’Imposture des mots », se présentant comme un « roman », n’en est pas
un, parce que tous les ingrédients constitutifs du genre ne sont pas réunis, ou, s’ils
sont présents, ils sont déviés de leur fonction habituelle. C’est ainsi que nous
parlerons d’imposture littéraire.

L’imposture en littérature est une forme d’écriture moderne, mais elle revêt
plusieurs aspects ou procédés, dont la falsification, la simulation, le dérèglement
textuel, le récit indécidable, la cassure…
L’imposture en littérature est donc une remise en cause des catégories et des
lignes de partage, ainsi que des relations qui rendent crédibles des énoncés qui ne
devraient pas l’être.

Subvertissant dans tous les cas la narrativité ordinaire, les récits de Khadra,
s’ils s’affilient principalement au genre romanesque établi par la critique, s’en
démarquent également, selon des effets de concordance/ discordance
particulièrement appuyés, qui mettent en jeu la crédibilité des récits et en troublent
leurs composantes narratologiques.

138
Toute cette deuxième partie va porter sur ce roman : « l’Imposture des
mots » .Pourquoi ce choix ?
Khadra greffe sur son titre un topo bien connu de la littérature : celui de
l’imposture.

L’imposture est par définition celui qui se fait passer pour ce qu’il n’est pas,
celui qui prend la place de l’autre, par qui l’autre, le vrai, a perdu sa posture, ici les
mots.
L’auteur par le choix du titre (un titre assez singulier), nous a conduits à nous
questionner sur les rapports que l’auteur entretient avec les mots et la langue, en
l’occurrence le français. Ces rapports seraient donc des impostures selon le titre.
Par rapport aux autre romans du corpus (l’Ecrivain, la Rose de Blida, Cousine k,
La Part du mort), L’Imposture des mots est davantage un essai qu’un roman.
Car il n’y a ni histoire, ni événements mais seulement des réflexions soutenues par
des micro-récits et beaucoup de dialogues entre l’auteur-narrateur et les autres
personnages.
Rappelons que l’essai est, comme le précise le dictionnaire Larousse, un
texte « libre » exprimant des points de vue et opinions sur de nombreuses
questions et cela de façon subjective et personnelle, argumentée et organisée selon
une stratégie. -C’est donc une prise de parole d’un locuteur à travers une voix qui
passe par la voix du texte. Montaigne, au 16eme siècle a donné ses lettres de
noblesse à l’essai en publiant ses Essais.

Structurellement, cinq critères sont présents dans l’essai, cinq critères que
nous retrouvons dans « l’Imposture des mots » : l’expression de la subjectivité, la
production d’un effet, la visée argumentative et enfin la stratégie délibérative à
partir d’un thème.

139
Le texte de Khadra « L’Imposture des mots », est un texte instable,
« indécidable », dans lequel les personnages viennent de livres antérieurs,
s’échappent de leur fiction et engagent une sarabande qui ne respecte ni la
chronologie, ni la raison, ni les présupposés. C’est le plus représentatif de la
supercherie littéraire. D’où notre choix d’analyser ce texte.

« L’Imposture des mots »est un récit qui se démarque des précédents par sa
forme scripturale. On n’a plus de linéarité : le récit pour raconter l’histoire épouse
des formes circulaires où la mise en abyme devient procédé d’écriture de vie.
« L’Imposture des mots » entretient une marge de duperie importante dans
le récit. Elle sème le doute, estompe les frontières entre la réalité et la fiction,
falsifie les faits, détourne les situations romanesques de leur pratique discursive et
invente une réalité parallèle.
L’écriture devient l’élément catalyseur de ces récits contestés, carnavalesque,
parodiques, ab(y)més.

On retrouve le terme « imposture » chez André Gide dans « Les Faux


Monnayeurs », où il dénonce l’imposture du roman en littérature : le roman est
faux, la littérature est fausseté, une erreur qui se donne pour vraie alors qu’elle est
un faux semblant. Phénomène similaire chez Khadra dans « l’Imposture des
mots », qui vient de nouveau poser le problème de la littérature comme
« simulation », « simulacre »

Les mots acquièrent un statut qui dépasse celui qui leur est assigné par la
narration, entrainant une mystification esthétique.
« L’Imposture des mots », porte d’avantage un regard critique et ironique
sur le fait littéraire, d’autant plus que la littérature est l’espace où se développe
l’imposture par excellence. Plutôt qu’il ne raconte, ce roman n’évolue pas, ne
progresse pas, par rapport à une linéarité, ne raconte pas une histoire, au sens
traditionnel du terme, mais développe des dialogues, des critiques, des réflexions
sur la vie, sur les écrivains, sur la littérature, sur la création romanesque.
140
Cependant, malgré ce « brouillage » et cet éclatement générique,
« l’Imposture des mots » recèle en filagramme un récit : celui de la quête
identitaire de khadra dont la vie jusqu’en 2000(année qui ouvre le texte) a été un
mensonge, une duperie.

Le narrateur est à la recherche de son double identitaire, Moulessehoul.


Arrivera-t-il ou non à reconquérir son identité première et à mettre fin à son
imposture patronymique ?

Le roman de khadra navigue entre réalité et fiction, par l’interpellation de


Moulessehoul, et par la justification de khadra à travers la mise en scène de ses
personnages.
L’imposture commence donc déjà au niveau du pseudonyme, car il est
devenu un dédoublement existentiel et sexuel, un terrain où ce sont les mots eux-
mêmes qui deviennent des imposteurs.
En fait, l’imposture littéraire est une chose courante dans les romans ou
essais publiés sous des pseudonymes.
« À défaut de jouir sous son propre nom, (le mystificateur)
aime à jouir, sous le nom d’un autre succès de son propre
talent » écrit Charles Nodier 63

Le pseudonyme choisi par Khadra ressort lui-même de l’intrigue.


Deux prénoms féminins ! Pourquoi ? Qui est Yasmina Khadra ? Puis coup de
théâtre, la femme écrivain s’avère être un homme et militaire de surcroit !
L’imposture se confirme.

63
NODIER Charles, Question de littérature légale, cité dans un article,
www.Lexpress.fr/culture/livre/lesgrandes impostures littéraires-773378.html . consulté le19/01/2012à13h15

141
Selon Jean Dillou : « entre gens de lettres on est convenu depuis ces derniers
temps de restreindre le terme générique de pseudonyme à une seule espèce, et ne
plus donner ce nom qu’à ceux qui n’imposent à personne, en quoi les
pseudonymes sont distingués des imposteurs » 64

Dans son texte, khadra joue à entremêler des noms réels à des pseudonymes
problématiques, des prénoms habituels à des initiales mystérieuses et cela pour se
cacher et tromper le lecteur
Moulessehoul, le militaire, préfère se cacher derrière khadra, l’écrivain.
Celui-ci trompe son lecteur tout en lui dévoilant son jeu : il est à la recherche de
Moulessehoul.

Nous allons voir dans cette deuxième partie, « le récit imposteur »comment
« l’Imposture des mots », à travers des procédés de falsification, de dérèglement
textuel, et des formes de cassure se présente comme un récit indécidable dont le
but n’est autre que la reconquête du sens à travers la quête ontologique de
Moulessehoul disparaissant tout en se révélant derrière khadra

« L’Imposture des mots » de Khadra, théâtre de l’autobiographie


détournée, offre un champ d’analyse privilégié des figures d’impostures dans un
roman. Il s’agit pour nous d’analyser les figures rhétoriques qui organisent cette
imposture. En décrivant les moyens mis en œuvre par l’écrivain, nous tenterons de
relever les structures narratives qui font que le récit est un récit imposteur.
Par quel élément de construction le texte de Khadra en particulier « L’Imposture
des mots », réussit-il son détournement en se faisant passer pour la mise en scène
de la vie de l’auteur ? Il s’agit en fait pour nous d’analyser la poétique de Khadra.

64
- JEAN DILLOU, Jean François, 1989, Esthétique de la mystification, Ed minuit, Pp. 62-63.
Nb : Ce fut le cas il y a quelques années, d’Emile Ajar qui n’est autre que Romain Gary : imposture, car les
deux ont obtenu le prix Goncourt, chose qui est contre les règles
Du concours. Un auteur ne peut obtenir qu’une seule fois dans sa carrière littéraire cette prestigieuse
consécration.

142
CHAPITRE 1
La falsification

143
Le texte littéraire, de par son essence fictif, a toujours entretenu avec le
faux, « le mensonge », des rapports si intimes qu’il est quasiment impossible de
penser l’un sans les autres.
Si le lien entre la littérature et la fiction est ontologique, la problématique de
l’existence ou non du faux en littérature perd alors toute pertinence.

« La littérature n’est pas une parole qui peut ou doit être


fausse, à l’opposé de la parole des sciences, c’est une
parole qui, précisément, ne se laisse pas soumettre à
l’épreuve de vérité, elle n’est ni vrai ni fausse, poser cette
question n’a pas de sens : c’est ce qui définit son statut
même de fiction »65

Rappelons que la fiction est un mensonge, un fait imaginé opposé à la


réalité66; une fiction est une histoire fondée sur des faits imaginaires plutôt que sur
les faits réels, elle repose sur un masque aux apparences trompeuses selon Marie
Laure Hurault :
« La fiction est une feinte, elle implique une équation
offrant à lire l’improbable comme probable. Elle ne
s’inscrit pas dans un rapport avec la vérité, la
vraisemblance ne la concerne pas. La fiction ne fait jamais
un pas sans indiquer qu’elle ne l’est pas. Donner pour réel
voila ce que réclame la fiction »67

Khadra opère sur les modes de la fonctionnalisation par le biais de la


falsification.

65
- TODOROV Tzvetan, 1968, Qu’est ce que le structuralisme, poétique T.2 Paris seuil, Pp. 35-36.
66
-http/www.devoir-deFrançais.com/disertationquelle.mesure-fiction-littéraire-capable152404-555 consulté
le1/09/2012à20h52
67
HURAULT Marie Laure.1999, Maurice Blanchot le principe de la fiction, Ed l’imaginaire du texte, p.
127.
144
Le concept de « falsification » se constitue entièrement sur la base de sa
caractérisation comme négation de la vérité, ou « non-vérité ».
Tout d’abord, la narration échappe au cadre temporel du récit, ensuite elle
abdique toute valeur référentielle, quoi qu’elle se présente sous la forme d’une
description authentique. Ainsi la falsification consiste à faire passer une fiction,
c'est-à-dire un récit d’imagination nourri par une documentation, pour une
autobiographie ou un livre de souvenirs personnels et abolit ainsi la barrière des
genres narratifs comme nous l’avons vu dans notre première partie.

Selon Blanckeman : « La falsification des faits permet d’édifier, sur la base


de phénomènes effectifs, une situation romanesque qui les détourne et invente une
réalité parallèle »68.

Le lecteur averti tente d’éviter de tomber dans le piège du mensonge. Il est


alors poussé à reconstituer spontanément à la narration une certaine cohérence
interne. Il cherche à retrouver derrière les mots de l’auteur le discours de l’auteur
lui même voire la narration cohérente, en établissant « une réinterprétation (du
discours) dans un nouveau contexte fourni par ce que l’on sait de l’auteur »69
Il contribue à conférer au discours sa signification et sa portée.

Le concept philosophique du mensonge nous parait instructif, en particulier si


nous nous referons à sa définition Kantienne.
« Un mensonge (…) est double :
1) L’on donne pour vrai ce qu’on sait consciemment ne pas
être vrai,

68
-BLANCKEMAN Bruno, 2000, « Le récit indécidable. » Jean Echenoz, Hervé Guibert, pascal guignard,
Ed perspectives septentrion presse universitaire. P. 104.
69
-C. PERLMAN et L. OLBRECHTS -TYTECA : Traité de l’argumentation (5éd) Bruxelles éditions de
l’université de Bruxelles 2000 .P. 427
145
2) L’on donne pour certain ce qu’on sait consciemment être
subjectivement incertain »70

Selon cette définition, l’inexactitude des déclarations de Khadra, ressortit au


premier type de mensonge : il donne pour vrai ce que nécessairement il sait être
inexact. Deux éléments nous autorisent à distinguer là un premier niveau de
falsification : la disparité entre la réalité et la relation qu’en donne Khadra d’une
part, et, d’autre part, la disparité entre fiction et réalité.

Le sujet même de « l’Imposture des mots » est celui de la falsification.


Khadra ne cherche pas à tromper le lecteur. Il installe dés l’ouverture de son roman
cette vue des choses. Le titre et l’incipit, à eux deux, construisent le discours qui
devient clair et manifeste.
Le para texte d’ouverture est composé du titre et de l’incipit.
Par définition, le titre et l’incipit donnent des directives de lecture. Ils guident
le lecteur dans son interprétation du texte.

Comme nous l’avons vu dans notre première partie71, le titre« l’Imposture


des mots » renvoie à la fausseté, des faits qui se donnent pour vrais grâce aux
mots. Les mots simulent et ne disent pas. Ils mentent.

Dés l’incipit de « l’Imposture des mots », khadra inscrit en clair son


discours : le combat chez le narrateur entre la vérité et le mensonge.
En effet, le rôle de l’incipit est prépondérant dans un livre, car il conditionne
la suite de la lecture puisqu’il en livre les clefs.

70
-KANT, Annonce de la prochaine conclusion d’un traité de paix perpétuelle en philosophie 1796 trad. j F
poirier et F Proust paris GF Flammarion 1991 p 146-147.
71
Note cf. infra. p
146
Le terme « incipit » désigne la première phrase d’un texte car à l’origine les
livres commençaient par la formule « Incipit liber »72 . Mais au cours de l’histoire
l’incipit s’est élargi au premier chapitre ou tout au moins aux premiers paragraphes
du roman.

Un incipit romanesque a deux fonctions :


-intéresser le lecteur : L’auteur se doit d’intéresser son lecteur dés le début de
l’œuvre afin que ce dernier en poursuive la lecture.
-Informer le lecteur : un incipit doit livrer au lecteur certaines informations
indispensables à la bonne compréhension de la suite de l’œuvre.

Nous allons analyser le premier paragraphe


« Mexico, 30 décembre 2000, un siècle prend la porte de
service, viré comme un malpropre. Encombré de drames et de
parjures. Il se débine en trainant la patte ; la tête dans les
épaules, conscient de sa damnation, ce qui ajoute à sa
banqueroute une misérable ignominie. »p. 11

On assiste à la fin d’un siècle encombré de drames et de parjures «


damnation, banqueroute, ignominie », une ouverture noire, mais accompagnée
d’un nouveau départ dans le deuxième paragraphe. Nous sommes dans un
aéroport : « Nous sommes à l’aéroport Benito-Juarez … Paris est à dix heures de
vol sans escale… »p11. Le narrateur nous installe dans un espace de l’envol ; il
s’en va avec sa famille pour un monde, un voyage prometteur allant vers un
ailleurs où tout sera le contraire de ce qu’il a enduré jusqu’à présent.

72
Cité par Khalid ZEKRI thèse de doctorat en ligne : « étude des incipits et des clausules dans l’œuvre
romanesque de Rachid Mimouni et celle de Jean Marie Gustave le Clezio soutenu en 1998 consulté le
24/01/2014
147
Mais le doute s’installe : son exil est fini : il rentre avec l’idée qu’il vole
comme Icare ou les phalènes : mais pour les deux, le destin fut tragique : Icare est
mort après avoir volé trop prés du soleil et les phalènes attirés par la lumière
finissent brûlés (une vie adulte très courte).
« Serait-ce, pour nous, une manière de voler de nos propre
ailes ? Si oui comment : comme Icare ou comme les
Phalènes ?ayant fleuri à vocation un Automne des chimères,
j’ignore de quoi seront faits mes été … »p. 11

Ensuite arrive le moment de l’interrogation dans l’incipit : le combat entre la


vérité et le mensonge.
« Le moment de vérité prépare ses verdicts, celui du mensonge
dispose ses nasses. J’ai conscience des arguments de l’une et
des arguties de l’autre. Je garde la tête froide. Si l’authenticité
repose du concret, la fausseté saura exactement quand lui
emprunter cette torche de vraisemblance qui conjuguée au
bénéfice du doute, la rendra plus crédible que le fait
accompli »p. 12

Le mal l’emporte jusqu'à présent.

Une nouvelle résolution apparait : le combat


« Les roses ne repousseraient plus. Renoncer est le moins
excusable des défections.
Quand on prend les armes, on ne les dépose pas. Question
d’honneur ? Question de vie ou de mort, simplement »p.13

Le narrateur veut rentrer de son exil pour mettre fin à son imposture. Et tout
cela va se développer dans le roman sous la forme d’un « soliloque ».
« Arrête de soliloquer, maugrée-t-elle à voix basse »p.
16

148
Ensuite commence la rencontre et les dialogues avec ses personnages qui
sont en lui : le premier est Zane qui lui dit « partir où, l’écrivain ?partons vraiment
quelque part quand on fuit son pays ?
« Personne ne fuit son pays. On ne fuit que soi même.-Sa vérité ou
son infortune comme si l’âme, trop à l’étroit dans sa peau, tentait de
s’en extirper »p.. 15.

Zane l’incite à revenir chez lui pour se retrouver.

Cette entrée en matière est explicite. Elle nous permet d’émettre des
hypothèses de lecture. L’auteur/narrateur tient à dénoncer tout ce qui jusqu’à la fin
du siècle a été son imposture. Il installe le double discours qui finalement se
retrouve en lui (puisque ce discours prend la forme d’un soliloque) : le discours
de la vérité et celui du mensonge. Qui l’emporte ?vérité ou mensonge ?l’auteur ou
le narrateur ?

Arrivera- t-il à concilier les deux ou bien l’un évincera t-il l’autre ? Dés
l’incipit, l’auteur /narrateur fait appel à ses créations littéraires : l’Automne des
chimères et les Agneaux du seigneur. Va-t-il convoquer à travers tout son roman
le monde imaginaire qu’il a mis en scène pour ensuite le récuser ? Cet acte de
dénonciation va t-il lui permettre de se retrouver et d’évincer la falsification qui a
fondé son acte créateur ?

« L’Imposture des Mots » n’est pas un récit au sens traditionnel du terme, il


s’inscrit dans ce que la critique nomme : « mensonge, mystification, mauvaise
foi », triptyque pour désigner cet écart intentionnel entre le réel et sa
représentation. C’est dans une inadéquation plus ou moins clairement voulue entre
un énoncé et son référent que se traduit l’imposture et nous allons le vérifier avec
la simulation du récit et sa disqualification, un autre aspect du récit imposteur.

149
II.1.1. La simulation du récit et sa disqualification

Selon le dictionnaire Larousse, la simulation c’est l’action de simuler, faire


paraitre comme réelle une chose qui ne l’est pas, feindre.73
L’imposture des mots fonctionne dans la simulation : nous sommes en
présence d’une reconquête identitaire où le narrateur qui est en même temps
l’auteur se dédouble en deux identités : khadra, l’écrivain et Moulessehoul, le
militaire.

Tout le texte est construit sur des glissements de la fiction à la réalité et de


la réalité à la fiction. Et cette superposition de deux mondes au fonctionnement
différent crée le simulacre, mêlant l’instance énonciative à l’instance constitutive,
l’instance énonciative à l’instance diégétique. La diégése, univers logique virtuel,
simule un univers réel ou imaginaire, sans que rien ne permette a priori de décider
de la nature, réelle ou imaginaire, de l’univers diégétique. Aussi pouvons nous
parler de disparition, un trompe-œil qui trouble la vision et fausse la logique de
perception.
« La fiction, écrit Marie Laure Hurault : est un mirage
séduisant et trompeur, une inépuisable source d’illusion qui
l’apparente à un air de songe »74.

Le lecteur est alors placé dans une médiation incessante entre réel et
imaginaire, face à une structure narrative au degré de réalité difficilement
identifiable.

73
- Dictionnaire Larousse 2010.
74
- HURAULT Marie Laure, 1999 : Maurice Blanchot : Le principe de fiction. Ed Imaginaire du texte
p128.
150
L’Imposture des mots entrerait dans la définition que Gérard Genette donne
du récit : « Le récit de fiction est une pure et simple feintiste ou simulation du récit
factuel, où le romancier par exemple, fait tout bonnement semblant (prétend) de
raconter une histoire vraie, sans chercher sérieusement la créance du lecteur, mais
sans laisser dans son texte, la moindre trace du caractère non sérieusement
simulé »75

Le texte de khadra a l’air d’un récit, mais ce n’en est pas un. Les situations de
simulation de récit se multiplient et créent l’inconfort chez le lecteur. Face à des
traces en lambeaux de la vie de khadra et de celle de Moulessehoul, le lecteur est
incapable de recomposer une histoire continue. Le narrateur brouille
incessamment les limites entre la réalité et la fiction, montrant peut- être qu’il lui
est impossible, dans cette reconquête de soi, de mener un récit. Il navigue alors
entre fiction et réalité, créant ainsi non seulement la simulation de l’instance
diégétique mais aussi la disqualification de son instance narrative.

Au début le narrateur poursuit un voyage dont le but est la quête de l’identité


bafouée.
Cette quête, loin de le conduire vers son but final (réintégrer sa première
identité), le propulse dans un monde fictionnel bâti préalablement par khadra, celui
de ses précédents romans. Et son questionnement identitaire n’est alors qu’une
feinte, un simulacre qui crée une « auto fabulation ». Ainsi ya- t-il, dans l’instance
diégétique, des ruptures qui propulsent le lecteur d’un monde réel à celui de la
fiction. Alors qu’il est en train d’attendre l’embarquement avec sa famille, le
narrateur est interpellé par Zane, un personnage fictionnel tiré des « Agneaux du
seigneur ».

75
GENETTE Gérard1999, Fiction et diction, Paris Ed seuil. p. 68
151
Le « où » que le narrateur se pose à lui même « je suis content de partir où »
est repris en écho par Zane :
Où ? Glapit de nouveau la voix, je me retourne Zane de
Ghachimat.
Zane est l’un des principaux antagonistes de mon roman »
Pp.14-15.

L’intrusion de Zane marque la simulation du récit autobiographique.


L’univers romanesque de « l’Imposture des mots », s’il en est un, pose, un
problème de décodage au lecteur par la confrontation de deux espaces fictionnel et
réel pervertis.

Les personnages qui se querellent et querellent le narrateur ne remplissent ni


rôle ni fonction dés l’instant où ils sont mis en scène dans des espaces référentiels :
un hall d’aéroport, une chambre d’hôtel, un plateau de télévision…
Tout se brouille : plus d’univers romanesque puisque le lecteur est happé dans une
réalité fortement marquée –que vient faire un Zane ou un Salah l’Indochine ou
encore Hadj Maurice, ou LLob personnages de papier, nés de l’imaginaire de
khadra, dans des endroits comme l’aéroport de Mexico, ou tout simplement dans
une chambre d’hôtel ? Des espaces que khadra / Moulessehoul a véritablement
habités.

Ainsi fonctionne la simulation qui entraine la disqualification du récit. Où


commence le romanesque et où se poursuit le réel ? Tout est mélangé.
De quelle nature sont ces personnages dont Khadra se joue et avec qui il
joue, qui surgissent hors de leur texte de référence pour agresser l’auteur ? La
rencontre improbable de l’écrivain avec un de ses personnages est décrite à travers
des mots où réel et imaginaire s’entrechoquent.
« Un bonhomme sanglé dans un costume de star arrête de
mordre dans sa ration et rejette exagérément la tête en arrière
pour me signifier à quel point il n’en revient pas de me trouver

152
nez à nez avec lui. Sa stupéfaction surfaite m’interpelle. J’essaie
de le localiser dans mes souvenirs ; son visage osseux,
foncièrement scélérat, ne me dit rien »p. 97
« Il s’essuie la bouche et les doigts dans un kleenex en remuant
la pointe de ses épaules dans un rire silencieux, ensuite, l’effet
de surprise surmonté, il libère un hennissement incongru :
- Tu ne vas pas me croire que tu ne m’as pas reconnu. A moins
que la notoriété te soit montée à la tête.
- Je ne vois pas qui vous êtes, monsieur.
- Monsieur ? Vous ? Quelle délicatesse !
Il tamponne les commissures de ses lèvres, un sourcil haut,
l’autre à ras la paupière.
Vraiment, tu ne vois pas ?
Je suis désolé, à qui ai-je l’honneur ?
Arrête ton char, voila que tu causes comme les gens bien élevés.
Il dévoile ses traits, les uns après les autres, me propose un
éventail de grimaces épouvantables afin de stimuler ma
mémoire.
-Je ne vois pas qui vous êtes, monsieur.
Il cogne sur le comptoir et tonitrue :
A quoi rêvent les loups, bon sang ! Les bidonvilles d’El-
Harrach…le personnage dégueulasse, au pantalon rafistolé, qui
raconte comment ce goinfre d’Omar Ziri, le caïd des caïds, a
chié dans son froc quand son heure a sonné.
Salah l’Indochine ?
Quais, Salah l’Indochine en chair et en os …Eh ben, dis donc, si
un écrivain ne reconnait plus ses personnages, je me demande
où va la littérature » Pp. 98-99

Khadra dans cette rencontre joue avec les registres de langue.

Si l’auteur narrateur parle posément, cherchant ses mots, tentant de


dissimuler son incompréhension, le personnage de Salah l’Indochine utilise un
153
vocabulaire plus cru qu’on a l’habitude de retrouver dans l’univers romanesque de
khadra.

Le premier interlocuteur appartient au monde réel tandis que le second


appartient à celui de l’imaginaire. La rencontre de ces deux mondes qui en fait
cohabitent dans le même individu (rappelons que l’Imposture des mots est un
immense soliloque) dévoile le combat qui siège dans l’écrivain à la recherche de
son identité cachée.

Cependant khadra, écrivain, nous indique dans une note en bas de page,
qu’en tant que narrateur il joue un jeu : il nous indique à nous lecteur d’où vient
Salah l’Indochine
« Dans A quoi rêvent les loups – roman à travers lequel
j’explique la descente aux enfers d’un jeune Algérois
frustré , récupéré par la mouvance intégriste- Salah
l’Indochine est un vétéran de L’Indochine et de la guerre
d’Algérie, Enrôlé par les G I A en qualité d’agent recruteur,
Salah fera montre d’une cruauté inouïe et assassinera des
innocents sans état d’âme aucune. Avec Zane, il est l’un
des plus abominables personnages qu’il m ait été donnée de
créer ». (76) (Déclare l’auteur)
(renvoyé en note de bas de page
par l’auteur).

Cette façon de faire surgir un personnage qui tient tête à son narrateur, qui le
nargue et le tourne en ridicule, participe à cette volonté de casser le mythe du
« roman », conforte l’entreprise de sape contre une conception linéaire de la
littérature, qui est bien un trompe- l’œil.

76
- Y ; KHADRA, L’imposture des Mots, éd Julliard 2002 Pp. 97-99

154
« Une imposture fondamentale (…) qui représente unifie et
logique ce qui en réalité ne l’est jamais, le réel et
l’imaginaire, conférant par la, là non crédibilité du
témoignage littéraire ».77

Ce jeu de simulation qui disqualifie le récit se retrouve tout au long du texte.


Khadra simule une autre rencontre avec un autre personnage :
« Je me retourne : Zane de Ghachimat….se tient derrière moi
fier de sa face de rat…Zane est l’un des principaux
protagonistes de mon roman » les agneaux de seigneur », main
retors »P. 15 Ibid.

Rien de ce qui précédait ne justifiait l’intrusion de Zane… s’agit-il d’un rêve,


de la réalité? Mais de quel ordre ? Plusieurs niveaux de réalité peuvent ils coexister
sans mettre en cause la réalité elle- même, prise dans le corps du récit ?
Zane va intervenir, souvent dans ce texte, pour attiser la mauvaise
conscience de Khadra, mais aussi, comme s’il existait vraiment pour le prévenir :
« Attention, à la crotte de chien, que signale Zane, assis sur un
muret » P. 47Ibid.

Hadj Maurice, un autre personnage haut en couleur dans « Les Agneaux des
seigneur78» prend la parole, après une présentation lapidaire :
Assis en Fakir, Hadj Maurice jonche le canapé… on dirait un
immense beignet…
Algérien de sang français… il avait opéré quelques apparitions
remarquées avant de ce faire sauvagement égorgés par un jeune
intégriste de son village, de surcroit protégé » P 48.

77
- CREMIEUX, Benjamin, Inquiétude et reconstruction, éd Corea, paris, 1931, in Thoorens, L.1970P244.
78
- Yasmina KHADRA Les agneaux du seigneur, éd Julliard 1998.
155
Le texte construit à l’emporte pièce continue ses chassées croisées avec
d’autres romans.
Brahim LLob, autre personnage important dans l’œuvre de Khadra, retient
l’attention.

L’écrivain, alors qu’il se trouvait dans l’espace intime et bien réel de chez lui,
avec sa femme et ses enfants, est surpris au milieu de la nuit de trouver, affalés
dans son salon, deux de ses nombreux personnages, le commissaire LLob et Da
Achour, surgissant d’une façon fantastique.
« En rouvrant les yeux, je vois de la lumière au salon. Ma
femme ronronne profondément. Je tends l’oreille, crois
percevoir un froufrou au fond du vestibule. Soudain, une toux
grasse : je m’extirpe de mon lit et, pieds nus, je vais voir de quoi
il retourne.
Je surprends deux hommes, dans le salon. L’un, obèse, se
balançant dans une chaise à bascule ; l’autre assis sur un
canapé, en train de farfouiller dans un tas de journaux et de
magazines.
-J’espère qu’on t’a pas réveillé, dit ce dernier.
- N’ n’est-ce pas ce que vous espériez ?
-On passait dans les parages, Da Achour et moi. Alors on s’est
dit que ça te ferait plaisir que l’on vienne te secouer les oreilles
qui ont tendance à n’écouter que les mauvaises rengaines.
-Tout à fait, renchérit Da Achour en oscillant paresseusement,
son chapeau de paille sur les paupières. ». pp.167- P168

Le narrateur montre qu’il est maitre du jeu en nous rappelant, dans le texte,
qui est Brahim LLob :
« Brahim LLob est le héros malheureux de mes polars. En
quelques épisodes, il acquit des inconditionnels aussi bien en
156
Europe qu’au Maghreb. Son assassinat, dans l’automne des
chimères, m’a valu des reproches inextinguibles ; certains
pensent que je l’ai fait tuer juste par jalousie. »P. 168 Ibid.

En effet, Brahim LLob est le célèbre commissaire de la trilogie policière


écrite par Khadra. Et il est mort tué par balle : « l’homme gisant parterre et le
commissaire LLob… ils ont carrément vidé leurs chargement sur lui ils ne lui ont
»79
laissé aucune chance

Par ailleurs khadra ne fait pas surgir uniquement ses personnages, mais ils
interpellent aussi des personnages qui ne sont ni de son âge ni de son époque. Il
installe alors une logique paradoxale.

C’est le cas de la rencontre ou l’affrontement entre Nietzche et Zarathoustra


(autre auteur, autre personnage, personnage autre) en présence de khadra.
« Soudain, un grand Fracas ébranle la chambre d’à coté
j’accours et découvre Friedrich Nietzche par terre, la
figure en marmelade, tandis qu’une espèce de
Raspoutine s’acharne sur lui à coup de pied et de jurons
obscènes. Le philosophe ne tente même pas de se relever
ou de s’enfuir. Son agresseur, la chevelure
tourbillonnante et les yeux exorbités, s’agite
hystériquement dans sa soutane crasseuse. Ses
blasphèmes mitraillent les alentours d’une rafale de bave
en ébullition» Pp. 58-59.

79
- KHADRA Yasmina, L’automne des chimères, éd Baleine 1998
NB : D’ailleurs deux ans après l’imposture des mots, dans la part du mort(2004), l’écrivain le
ressuscite. L’écrivain agit en toute liberté : il est le maitre de sa fiction et si un personnage meurt
puis renait ultérieurement dans un autre roman, le lecteur le conçoit aisément, il évolue dans « une
fiction ».

157
Cette espèce de Raspoutine n’est en fait que le personnage créé par
Nietzsche, Zarathoustra, qui agresse sous les yeux de khadra son créateur. Khadra
ne le découvre que lorsque Nietzsche interpelle son agresseur :
« Hé ! Zarathoustra ! Rappelle- toi tes propos : ici les
voûtes et les arceaux se brisent(…) dans la lutte : La
lumière et l’obscurité se battent en un divin effort.
Zarathoustra pivote, lui adresse un cinglant bras
d’honneur et disparait au bout de la rue » P. 56.
Et dans un jeu intertextuel, khadra remet dans la bouche même du philosophe
les paroles attribuées à Zarathoustra, désormais devenues célèbres : le combat
entre la lumière et l’obscurité.

Ainsi, comme pour ses précédents personnages dont il donne l’origine


romanesque, Khadra montre par cette citation transcrite en italique qu’il connait
l’œuvre de Nietzsche. Nous sommes en pleine simulation.
D’autres rencontres défient la logique temporelle et spatiale, comme celle avec
Kateb Yacine :
« Ma première nuit en France, Kateb Yacine et venu me voir
dans mon sommeil, il portait un bleu de Shanghai décolorée et
des sandales en caoutchouc, une barbiche effilochée- qu’on lui
connaissait pas-tempérait l’agressivité de son menton. Il
ressemblait à Hô chi Minh, sauf que cette fois-ci, il s’en
fichait. Ses soucis peuplaient son regard. L’air de l’Eden
semblait ne pas lui convenir. Peut être était –il peiné de ne
pouvoir aller tenir la main aux pauvres diables en train de
rôtir au fin fond de la Géhenne. Mais les instructions sont sans
appel : tous les écrivains vont au paradis puisque, vivants, ils
portent l’enfer des hommes » Pp. 38-39.

Ou avec Nazim Hikmet

158
« Soudain, un spectre s’écaille d’un mur ; d’abord par volutes
de fumée, il se ramasse petit à petit autour d’une silhouette et
finit par se reconstituer.
C’est un homme, plus exactement un forçat ancienne
génération, au visage exsangue et aux yeux chauffés à blanc. Il
a la stature démaillée de quelqu’un qui s’est tellement frotté
aux causes perdues qu’il n’arrive pas à s’en détacher sans
s’effriter par pans entiers. Ses traits ne sont pas précis, mais
ses cicatrices sont vives. »p. 89

« -Qu’est ce qui te rend si sûr de toi, Nuage de fumée ?


Je suis Nazim Hikmet, je connais les geôles et le cœur des
humaines mieux que mes poches » P. 91.
Simulant une autre réalité qui disqualifie le récit en le déconstruisant, Khadra
reconstruit une forme de fiction fondée sur une ambigüité, celle provoquée par la
confusion généralisée des frontières, des êtres et des textes. Et comme l’écrit
Blanckeman, « L’indistinction entre la réalité et sa représentation la déréalisation,
le décrochage des repères, la précipitation des événements, constituent les effets
principaux du jeu de simulation lancé par le romancier »80. C’est ce que l’on
retrouve dans l’Imposture des mots

Ce jeu de simulation donne un nouveau critère à l’œuvre, son ouverture.


L’œuvre ouverte est une œuvre qui empêche l’adhésion à la fiction, mais qui
repose sur une nouvelle mystification, par la reconstruction par le lecteur d’une
autre réalité.

Par exemple, le narrateur écrit une lettre de démission. Le lecteur s’attend à y


trouver une demande clairement rédigée par le commandant Moulessehoul qui
explique le pourquoi de son départ. Seulement le lecteur trouve un autre objet dans
cette lettre : un plaidoyer pour l’armée.

80
- BLANCKEMAN Bruno 2000. Le récit indécidable, perspectives septentrion universitaires. P. 73.
159
Le scripteur défend l’institution militaire contre la presse étrangère et les
radios ainsi que contre certain intellectuels. Les pistes sont brouillées. Pourquoi
une telle pratique ? L’imposture est manifeste et le sens n’est plus stable. Tout est
disloqué et mis à l’envers. C’est l’univers du carnaval.

160
II.1.2. L’écriture carnavalesque

L’Imposture des mots présente plusieurs caractéristiques qui rappellent la


tradition carnavalesque telle que l’a décrite Mikhaïl Bakhtine dans ses ouvrages
sur Rabelais et Dostoïevski.

Le carnaval a pour origine un sens de parodie, de subversion et le


carnavalesque en littérature implique un renversement ludique et délirant des
hiérarchies de valeur, grâce notamment à l’emploi d’un comique corrosif vulgaire
et grotesque.

L’écriture carnavalesque mise en avant par Bakhtine dans « Esthétique et


théorie du roman »est fondée sur une esthétique du renversement, du jeu sur le
haut et le bas, et sur une intrusion de la culture populaire dans la littérature »81
Le texte de khadra s’inscrit dans ce sillage, celui de la logique carnavalesque de
l’ambivalence et de l’inversion. Il détruit la linéarité temporelle, la logique
spatiale, et l’unité sémantique. L’analyse précédente sur la simulation et la
disqualification du récit en est la preuve.

Nous avons vu que l’Imposture des mots ne répond plus au besoin de narrer
une histoire, d’animer des personnages en peignant leurs caractères et en décrivant
leur milieu social. Il est en rupture avec les formes traditionnelles du roman.

La notion d’intrigue n’est plus au centre de l’étude ; elle a disparu du roman.


« L’Imposture des Mots », de Khadra, ne présente aucune intrigue, aucun point
narratif culminant. Nous notons l’absence d’événement au sens d’action vécue ou
subie dans la confrontation d’une temporalité inscrite dans une durée, à travers un
cadre romanesque.
81
Khalid Zekri thèse de doctorat en ligne : « étude des incipits et des clausules dans l’œuvre romanesque
de Rachid Mimouni et celle de Jean Marie Gustave le Clezio soutenu en 1998 consulté le 24/01/2014
.
.
161
Dans « L’Imposture des Mots » c’est un narrateur insomniaque qui prend
la parole.
Le récit se fait plus intime car le narrateur ne raconte pas, il s’explique.
A plusieurs reprises ses doutes de créateur, les discours de ses détracteurs lui sont
jetés à la figure par ses propres personnages, des fantômes de la littérature,
procédés inhabituels en littérature parce qu’il pose un problème au lecteur par la
confrontation de deux mondes, un monde réel et un monde fictionnel.

Rappelons que l’intrigue et l’énonciation de l’histoire qui va se dérouler c’est


la combinaison des circonstances et des incidents qui forment le nœud même de
l’action qui la suspendent et menacent de l’arrêter ou de détourner du but marqué,
jusqu'à ce que le dénouement l y ramène d’une façon inattendue et précipité.
Le récit de facture traditionnelle situe son action dans un contexte temporel précis,
souvent dans un contexte historique et privilégie, dans la représentation des
évènements un certains ordre, car le roman, comme l’indique à juste titre Alain
Robbe- Grillet « C’est avant tout une histoire »82. Ce qui suppose des nœuds, des
dénouements et par conséquent une intrigue.

La narrativité renvoie à l’acte de raconter. Elle se distingue du récit,


constituant la dimension narrative qui le caractérise dans son état le plus abstrait,
en se sens, elle exclut donc les dimensions suivantes, qui sont partie permanente du
récit : l’intrigue ; l’obligation d’inscrire les évènements dans une séquence
téléologique et marquée par une tension vers la fin

Le roman aujourd’hui ne veut plus répondre au besoin de narrer une histoire,


d’animer des personnages, de peindre des caractères, de décrire tel milieu social,
car il est une sorte de mutation qui a pour objectif une rupture de plus en plus
accusés avec les formes traditionnelles.

82
- ROBBE GRILLET Allain, 1963. Pour un nouveau roman, éd tel quel. P. 49.
162
« Un roman, pour la plupart des amateurs et des critiques
c’est avant tout une histoire ; un vrai romancier c’est celui
qui sait raconter une histoire.
Le bonheur de conter, qui le porte d’un bout a l’autre de
son ouvrage, s’identifie a sa vocation d’écrivain.
Inventer des péripéties palpitantes, émouvantes,
dramatiques, constitue à la fois son allégresse et sa
justification.
Aussi faire la critique d’un roman, cela se ramène souvent
à en rapporter l’anecdote plus ou moins brièvement (…) en
s’attend plus ou moins sur les passages essentiels : les
nœuds et dénouements de l’intrigue »83

La lecture d’un roman s’accompagne souvent du résumé qui en quelques


lignes, présente son intérêt littéraire .Nous avons cru pouvoir adopter cette attitude.
Or nous nous sommes heurtés à une difficulté majeure : l’absence d’un récit,
construit, cohérent, « progressif » au sens classique du terme. Il y a absence
d’intrigue d’histoire.

Le récit traditionnel fait intervenir au niveau de la narration un certain


nombre d’éléments, dont les marqueurs temporels permettent le repère dans le
temps.
Les évènements sont généralement narrés une seule fois et gardent tout leur intérêt
romanesque.
Comme c’est le cas dans « L’Ecrivain » de Yasmina Khadra qui est écrit
comme un récit linéaire, traditionnel lénifiant que le lecteur suit naturellement,
dont les événements s’enchainent dans une chronologie.

83
-Franck Wagner Fabula et intrigue dans l’œuvre romanesque d’Alain Robbe Gillet
http/www.Fabula.org/atelierphp?fabula et intrigue
163
« L’Ecrivain » présente le parcours chronologique du narrateur depuis son
enfance jusqu’à l’âge adulte, jusqu’au moment très confus et très difficile où il
embrasse la carrière d’écrivain. « L’Ecrivain », présente l’histoire de Mohamed
Moulessehoul personnage principal. Quant à « L’Imposture des Mots » il serait
le récit disqualifié. Le récit rebelle de la remise en question et du doute, récit
bousculant le lecteur, le dérangeant dans ses habitudes de lecture, perturbant son
confort romanesque.

« L’Imposture des Mots », à l’inverse de « L’Ecrivain », surprend ; il ne


raconte pas une histoire, mais présente pèle mêle conversation, réflexions récits
empruntés citations, interviews, incursion sur les plateaux de télévision

Dans cette avalanche de fragments, plus de place au récit traditionnel.


« L’Imposture des Mots » s’inscrit dans l’éclatement et le discontinu.
L’imposture du récit conduit à sa dislocation par la déconstruction du récit et cela
donne une écriture instable, à l’envers ; l’écriture carnavalesque.

L’écriture romanesque s’organise autour de deux pôles : la fiction et la


narration.
Or, dans un certain type de textes, ceux qui dérogent aux règles du
romanesque, la narration prend le dessus réduisant par là, la portée fictionnelle du
récit.

Rompant avec le vraisemblable, la fiction présente un univers problématique,


qui brouille les pistes du récit, court-circuite la narration, débouche sur une forme
romanesque donnant libre cours aux proférations lexicales et aux digressions
sémantiques.

Le lecteur assiste de plus en plus à la pratique d’une écriture en défaut, une


écriture de la disparition, une écriture carnavalesque proposant une narration en
élaboration, une narration en débat.
164
Cette écriture qui vise le démantèlement du récit défie les conventions et
contribue au détraquement du récit.
Nous entendons par écriture carnavalesque, une écriture qui privilège l’aspect
bouffon, le travestissement et les scènes souvent très dures à supporter.
L’écriture carnavalesque serait donc celle qui est proche des situations drôles,
du rabaissement des scènes violentes et souvent morbides. Elle « exprime la
bouffonnerie du langage, des personnages incapables de dire d’une autre façon le
réel, manifeste la contestation, parce qu’il défie les conventions romanesques et
valorise l’accessoire ; le dérisoire, le périphérique, ce qui ce passe « autour » et
non uniquement ce qui se passe « dans » l’histoire.

On a affaire à une véritable désarticulation du réel, un véritable chaos.


Désarticulation du réel avec une mise en avant de l’hétéroclite et du bouffon.
Le personnage du bouffon dans l’écriture carnavalesque est doté d’une parole dont
le but est de nier le pouvoir et surtout l’ordre établi.
Le bouffon précise Bakhtine « jouit d’une particularité et d’un droit insolite
étranger dans ce monde, il n’est solidaire d’aucune situation car aucune ne lui
convient (…) car il y entrevoit l’envers de la fausseté… »84.

Zane dans «L’imposture des mots » fait figure de bouffon. Déjà du point de
vue physique, il est présenté comme un nain, retors, une effroyable créature.
Et en tant que bouffon, Zane va intervenir souvent dans le texte pour attiser
la mauvaise conscience de Khadra, mais aussi, comme s’il existait vraiment pour
le prévenir : « Attention a la crotte de chien, me signale Zane assis sur un
muret »P. 47.

84
- BAKHTINE Michail 1978, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, , p. 306.
165
Un autre personnage apparait également en tant que bouffon : Hadj Maurice
horrible et difforme.
« Assis en Fakir, Hadj Maurice jonche le canapé. Ecarlate et
suant. On dirait un immense beignet qui, après avoir
longuement levé, commence à dégouliner sur plancher »p. 48

Ces personnages jouent en fait un rôle essentiel dans l’univers


carnavalesque : ils mettent en évidence les rouages de la vie sociale en montrant
ce qu’ils ont de factices, de mensonges et d’injuste. Leur fonction est celle de la
dénonciation à travers le discours du dérisoire. Aussi Hadj Maurice se moque de
la réception critique de l’œuvre de khadra et il lui dit sous un ton ironique :
« Les nouvelles sont excellentes, dit-il avec un sourire flapi.
Une page entière dans le Monde, Daniel Rondeau te
consacrera sa chronique dans L’Express, Ignacio Cembrero
t’offre la dernière page d’El Pais. Ça a l’air de bien démarrer
pour toi.
Son doigt tapote ma photo qui semble surgir d’une trappe.
-Impressionnante, la prise de vue. Je m’y suis repris à deux
fois pour te reconnaitre. Au début, j’ai cru qu’il s’agissait d’un
rescapé de la famine soudanaise ou d’un khmer rouge face au
peloton d’exécution. Tu as vu le regard que tu as, là-dessus ; il
ferait avorter une ânesse. »p. 49.

Puis, après s’être moqué de lui, Hadj Maurice lui assène sa vérité :
« Ton interview est honnête mais agaçante par endroits. Le
problème comment te l’expliquer sans que tu me pètes la
figure ?(…) p. 50
« Penses- tu sincèrement que tu as le droit de foutre en l’air
tant de sacrifices maintenant que tu es train de devenir
l’homme que tu voulais être ?
-Je ne comprends pas.

166
- Moi non plus. Qu’est- ce qui t’a pris de défendre une armée
décriée partout ? Ca ne vaut pas la chandelle. De plus, tu ne
lui dois rien. Je serais malheureux si, à cause d’elle, tu
fichais par terre la seule étoile qui ait vraiment brillé pour toi.
-La littérature m’appris que la vérité ne se négocie pas, si je
n’ai jamais mangé a ma faim, c’est parce que je ne mange pas
à tous les râteliers.
C’est une arme à double tranchant la vérité.»Pp. 50-51

On a affaire à une véritable désarticulation du réel, à un véritable chaos.


Désarticulation du réel, mise en avant de l’hétéroclite et du bouffon.

Le bruit et la cacophonie font partie des éléments perturbateurs de la


communication, ils entretiennent un bruitage qui vient parasiter l’information.
Or le récit renvoie aussi à une information : celle de lire un message inscrit dans un
contexte, ancré dans un référent.

Nous constatons à cet effet que « L’Imposture des mots » produit le même
effet perturbateur que le bruit dans la mesure où le récit ne se prend pas au sérieux,
le récit joue et se joue du lecteur.

L’espace romanesque est discontinu, disparate, où prolepses et circularité se


partagent la scène littéraire, remettant en cause le concept de linéarité et créant une
fragmentation textuelle. D’où le dérèglement textuel, appuyé et induit par une
écriture brisée, cassée, violente. Dans le chapitre suivant nous analyserons cette
écriture cassée qui provoque le dérèglement textuel.

167
CHAPITRE 2
L’écriture cassée

168
La simulation du récit et l’écriture carnavalesque, dans l’Imposture des
mots dévoilent une écriture qui n’est plus conventionnelle, où le texte se fait
pluriel, ouvert et va à l’encontre d’une lisibilité immédiate. Le texte de khadra
opère une rupture avec les formes d’écriture traditionnelle. Tout en évitant le piège
du texte abstrait où n’existe aucune référencialité, l’Imposture des mots entretient
avec le monde réel un rapport fait de lisibilité et d’équivoque. Souscrivant à
plusieurs genres85, le texte de Khadra mêle plusieurs écritures qui se coupent et se
recoupent, créant effets de cassures : réalisme, prose poétique, essai, monologue,
soliloque, proliférant et donnant naissance à un texte atypique, hybride. Rompant
avec le vraisemblable, cultivant la falsification. La fiction dans l’Imposture des
mots présente un univers problématique qui brouille les pistes du récit, court-
circuite la narration, débouche sur une forme romanesque donnant libre cours aux
proliférations lexicales et aux digressions sémantiques comme l’écrit Ouhibi
Nadia : « le lecteur assiste de plus en plus à la pratique d’une écriture buissonnière,
d’une écriture en défaut, une écriture de la disparité, proposant une narration en
élaboration, une narration en débat. »86

Cette écriture qui vise le démantèlement du récit, défie les conventions et


contribue au détraquement du texte. Au-delà de la lecture ne reste que les mots si
détachés de leur ancrage référentiel qu’ils en deviennent « imposteurs ». Leur seule
charge est celui d’égarer le lecteur qui, à la recherche d’un monde de signification,
se trouve plongé dans le monde de l’écriture.
II.2.1. L’écriture de la non- conformité
Dans l’Imposture des mots , les mots deviennent opaques. Ils se transforment en
des êtres vivants que l’auteur met en scène : le texte se fait divertissement (cf. la
bagarre entre Nietzche et Zarathoustra, entre l’auteur et ses personnages, entre

85
Rappelons que nous y avons trouvé les marques de l’essai, et celles du récit autobiographique.
86
Ouhibi Nadia, thèse de doctorat « perspectives critiques : le roman algérien de langue française dans la
décennie : 1985-1995 » soutenue à Oran en 2004.p. 95.
169
Kateb, Dib et le narrateur, entre Moulessehoul et Khadra) et suscitent leur
autoréflexion. Les mots sont présents, dynamiques mais refusent de signifier
« normalement », rejetant toute fixité. L’écriture devient délirante, faite de
violence et de rejet : son sens est éclaté
si bien que le lecteur croit lire un texte « en chantier », non fini, qui se cherche au-
delà des frontières préétablies. La réflexion de Djamel Eddine Ben cheikh à
propos de la nouvelle littérature algérienne, peut s’appliquer au texte de Khadra :
« Il est vrai que des forces se libèrent, bousculant les
genres, rejetant les conventions, s’appropriant la langue
pour lui faire subir les violences les plus fécondes. »87

Khadra refuse les mots conformistes, les accule jusqu’à leurs derniers
retranchement. Il provoque alors une dispersion du sens, une confusion des
instances discursives et narratives. L’écriture n’assume plus une fonction mais une
pratique qui puise ses éléments aussi bien dans l’imaginaire que dans le langage
parler, dans le délire et dans le rêve éveillé pour créer un effet de parasitage quant
à la lisibilité du texte.
Ainsi fonctionnent tous les passages dans « l’imposture des mots »censés
donner une description.

Habituellement, dans un texte romanesque, la description est subordonnée à


la narration. Rarement ornementale, elle participe au sens, en étant généralement
fidèle à un référent extratextuel. Ainsi la description que le narrateur nous donne
de Mexico :
« Mégapole un tantinet mégalomane, riche en histoires et
pauvre en initiatives, elle grouille d’une vingtaine de millions
d’individus et d’autant d’esprits et s’agrippe à son passé
avec obsession telle qu’elle se laisse volontiers défigurer par
un modernisme intempestif et anarchique. Mais elle ne parait
pas plus angoissée par son devenir que par la laideur de ses

87
Cité par Ouhibi Nadia, op cit, p. 89
170
tours et l’abâtardissement de ses boulevards tentaculaires.
Vétéran mythique recouvert de médailles et de cicatrices,
elle rumine ses gloires d’antan en se foutant souverainement
des mirages d’un lendemain qu’elle devine aussi dénué de
charisme qu’un hercule forain. En languissant après l’autel
des sacrifices, elle consent parfois, avec on ne sait quelle
alchimie, à donner des noms de poètes étrangers à ses rues et
un entrain lyrique à ses soupirs.
Mexico ne croit pas trop à l’enfant prodige ; ses fantômes lui
suffisent. Semblable à un mastodonte sacré, elle se
recroqueville autour des rhumatismes et des infections, tour à
tour attendrie et affligée par ses petits Indiens au cœur
immense, ses desperados « forfaits », son folklore millénaire,
son culte des mots et la ruine inexorable de ses fabuleuses
pyramides. Malgré l’enchainement des avatars et des
fiançailles avortées, elle n’en demeure pas moins une ville
presque sainte.
Le brassage harmonieux des races et des croyances, le
voisinage tranquille de l’indigence et du faste, la guerre
d’usure que se livrent sans conviction ni inimitié la presse et
l’entêtement, font d’elle, incontestablement, l’une des cités
les plus tolérantes de la planète.» pp. 19-20

Emporté dans sa frénésie de « dire » Mexico, le narrateur accumule les


syntagmes nominaux, prépositionnels, les reprises anaphoriques : on ne sait plus si
le narrateur parle d’une ville, d’une personne, d’un concept philosophique, en
l’occurrence la liberté et la tolérance, ou tout simplement de lui-même.
« Ma terre promise : le monde des écrivains »p. 21

Le texte reste ouvert grâce à une écriture épaisse, dense qui utilise les procédés
d’énumération, comme lorsqu’il parle du quartier où il a vécu à Mexico :

171
« Le hasard –ou la chance – a voulu que je réside à la
Condesa, un quartier bourgeois réputé pour ses bistrots à la
française, son ambiance bon enfant intellectuels.
C’est surtout le quartier des romanciers. Presque tous les soirs,
les conférences se donnaient la main au rez- de- chaussée de la
maison que je partageais avec Xhevdet Bajraj, un poète
albanais rescapé du Kosovo. Ainsi j’ai vu défiler, superbes
centaures, des auteurs de tous les continents. Je suis devenu ami
avec Enrique Serna-« l’un des rares à vivre de ses livres », m’a
soufflé Xhevdet- Monica Mansoor, une traductrice de grand
talent, Indra Amirthanayagan, un prosateur sri-lankais solide et
doux comme un pain de sucre, George M. Gugelberger,
directeur de l’université du Costa Rica, qui tentait de pénétrer
mon être comme un spéléologue les entrailles d’un volcan,
Alvaro Mutis, Edouard Glissant… »p. 21

Le narrateur bascule souvent dans l’écriture métaphorique qui le coupe avec


le référent censé être transmis par l’écriture descriptive. Ses descriptions débordent
du cadre référentiel et ne montrent plus. Elles suggèrent. L’auteur joue avec la
substance des mots et couvre ses descriptions d’une matérialité qui leur confie un
statut à part entière. Ainsi, par exemple, quand le narrateur se décrit :
« Un freluquet dans mon genre aux yeux enfoncés dans le crâne
telles des arrière-pensées. »p. 24

L’utilisation d’un double registre de langue, de mot comme « freluquet »


dont l’emploi est rare, donne aux mots un statut à part entière qui dans une
première lecture nous éloigne de la signification dont les mots sont porteurs.

La description ne montre plus, elle suggère. Le langage est alors acculé dans
ses ultimes retranchements et la description renvoie non à l’objet décrit mais à elle
même. Aussi perd- elle sa place et son autorité dans le récit. Elle devient alors
dérangeante et perturbe l’ordre de la narration.
172
Elle pervertit le récit pour se faire récit elle même et comme l’a constaté
Genette : « certaines formes du contemporain sont apparues d’abord comme des
tentatives pour libérer le mode descriptif de la tyrannie du récit. »88

La description dans « l’imposture des mots » ne montre plus, elle égare, elle
disperse. Et comme le souligne Ouhibi Nadia :
« Elle s’arrête à des détails, s’attarde sur les objets,
développe les aspects anodins du récit, les transformant
ainsi en « spectacle », se dégageant par-là de sa
subordination à la narration »89

Ainsi quand le narrateur-auteur parle d’Aix et tente de la décrire, la ville


disparait au profit de l’évocation des écrivains qui comme lui l’ont habitée et
derrière des mots qui interpellent la non-représentation :
« Il existe, à Aix, un bref cours d’histoire qu’on appelle
Mirabeau ; un boulevard manqué qui part pompeusement de la
Rotonde avant de se tordre le cou sur le perron de la vieille
ville. C’est là que je vais abîmer mes semelles à force de tourner
en rond dans ma tête. Emile Zola l’empruntait, lui, aussi, pour
rejoindre le café des deux-garçons, les mains derrière le dos,
content de prendre ses distances vis-vis de ses personnages. Le
peintre Cézanne, lui, venait pour ici dénicher la la touche qui
boudait son pinceau. De nos jours, lorsque le soleil se fout à
poil, tout Aix glisse sa pudibonderie sous le paillasson et
converge vers l’esplanade pour investir les terrasses. En ce qui
me concerne, c’est comme si j’évoluais dans un monde de
brume. Je crois que je ne suis pas loin de plonger »pp. 142-143

Le lecteur ne voit plus Aix mais tout le mal- être de l’écrivain. Et la


description du lieu, portée par une écriture hétéroclite, au rythme haché, se

88
GENETTE Gérard, 1969. Figures 3, Essai, Paris, Seuil, coll. Tel Quel, p. 79
89
Cité par Ouhibi Nadia, op cit, p. 226.
173
détourne de sa fonction de représentation spatiale. Ces passages descriptifs avec
une écriture en défaut sont donc en rupture de ban. Ils sont falsificateurs et
déstabilisateurs. Par son refus de représentation objective de la réalité, la
description introduit un écart entre les moyens utilisés et les fonctions qui lui sont
assignées.

Ainsi, l’intérêt des pages descriptives, comme le souligne Robbe Grillet dans
« Pour un Nouveau roman » « n’est plus dans la chose décrite mais dans le
mouvement même de la description »90, dans une écriture en mouvement, créant la
cassure et comprise comme imposture de la réalité.

Si l’écriture entre, généralement dans un processus de communication, les


mots chez Khadra sont imposteurs car il récuse cette fonction communicative et
l’écriture devient son propre sujet. Le texte se développe alors de façon
anarchique, pervertissant le projet narratif (il s’agit dans « l’Imposture des mots »
de réconciliation entre Moulessehoul et Yasmina Khadra), faisant éclater le texte,
déployant une écriture excessive, proliférante, fragmentée. Le sens est alors
dispersé ; en même temps que les mots proposent dans leur agencement une
histoire, par leur prolifération et leur omniprésence, ils sapent cette histoire.
« Le langage perd sa capacité à tenter une médiation qui
le nie en même temps qu’elle le constitue »91

C’est dans le rapport négation /constitution que l’écriture est appréhendée,


pour se positionner dans un « hors piste », en marge des déterminations littéraires
usuelles, prospectant les ambigüités, favorisant et encourageant les infractions
créatives, génératrices de recherche, de renouvellement, où l’écriture se fait jeu.
L’écriture en défaut ou une « forme de dénégation narrative », remet en question le
récit, en tant que catégorie narrative.

90
ROBBE GRILLET Alain, 1963. Pour un nouveau roman, Paris, Gallimard, Coll. idées, p. 47.
91
BLANCKEMAN Bruno, op cit, p.169.
174
Si pour l’avant-garde littéraire, éprise de renouveau et de dynamisme en
matière d’écriture, le roman n’a plus rien à signifier, dans un monde lui-même sans
signification, pour khadda l’avant-garde littéraire n’est pas seulement réductrice à
des techniques ou à des outils, ou opposée prosaïquement à la notion de « tradition
dite dépassée », « mais elle figure dans un rapport au monde, à un mode de culture,
à un mode de pensées, présente en Occident, à partir duquel se nourrit mais aussi
se constitue dans la dépendance/ indépendance, l’écriture moderne algérienne » 92.

Le roman est incertain, et l’écriture est en défaut et comme le souligne


Blanckeman
« A époque incertaine, romans incertains, romans
indécidables. » 93

D’où le récit de la désinvolture.

II.2.2. Le récit de la désinvolture

Le récit de la désinvolture est un autre aspect du récit imposteur, qui renvoie


à une stratégie du détachement, de la nonchalance du narrateur vis à vis de ses
personnages et surtout vis-à-vis du lecteur, telle que développée dans
« l’imposture des mots ».
Si la construction romanesque est respectée : un incident banal qui dégénère en
querelle comme celui de Zarathoustra et de Nietzsche et qui est interrompu par
l’arrivée du narrateur, la stratégie de l’écriture par contre relève de la désinvolture
par l’effet intertextuel, auquel se prête parfaitement le roman de khadra.
« Soudain, un grand fracas ébranle la chambre d’à côté.
J’accours et découvre Friedrich Nietzsche par terre, la figure

92
NAGET Khadda, écrivain maghrébin cité par Ouhibi op cit p. 232.
93
BLANCKEMAN Bruno, op, cit, p. 37.
175
en marmelade, tandis qu’une espèce de Raspoutine s’acharne
sur lui à coups de pied et de jurons obscènes…
Hé ! Zarathoustra ! Rappelle-toi tes propos …
Vous êtes là depuis quand ? »p. 58-60.

Ce Raspoutine n’est autre que Zarathoustra le personnage de Nietzsche.

L’insertion de cette inter culturalité crée un écart évident entre la fiction et le


récit et tient le lecteur à distance.
La réalité, khadra l’arrange à sa guise lui fait subir des déformations
nécessaires pour la transposer et l’adapter aux besoins de la fiction.

La fiction devient alors une illusion de la réalité, un mélange de réel et


d’irréel que l’auteur peut diriger et changer continuellement.
« Les impertinences de l’auteur envers son lecteur dit
Robert Mauzi, apparaissent comme la contre partie
symbolique de la désinvolture du destin envers les
hommes, et le destin même de la malice dont s’inspire le
conteur pour conduire ou plutôt pour brouiller les fils
multiples de son récit. »(L’idée du bonheur dans la
littérature et la pensée française au 17 eme siècle.) 94

Le texte continue sur ce ton et développe l’ironie, un autre procédé


parodique. L’ironie consiste à affirmer le contraire de ce que l’on veut entendre
dans le but de railler. Les principaux procédés de l’ironie sont l’antiphrase,
l’hyperbole, l’emphase, la litote et la prétérition. Pour qu’il y’ait ironie, il faut un

94
www.site-magister.com/jacques2htm consulté le 20fevrier 2012à 13h46.
Désinvolture, désinvolte : le terme renvoie au 18eme siècle à une allure dégagée libre et élégante. Au
20eme siècle le nom, prend un sens péjoratif désignant davantage une liberté insolente, une légèreté
excessive.
Pompadour http//musée. Louvre. FR /ool marquise le 16/11/2014
Selon le Larousse (dictionnaire)
Désinvolture : manière trop libre de se comporter, impertinence, laissé aller, sans gène.
176
énonciateur, sujet de l’ironie, une cible qui est visée par l’ironie, des témoins (un
auditoire, des lecteurs) qui comprennent ce que l’énonciateur dit.95
« Dans le couloir Y.B m’avoue tu m’as planté : aucune
inquiétude « j’ai la main verte »p. 68.

Nous soulignons et nous laissons au lecteur le soin d’apprécier ce genre


d’humour : planter/ main verte.
Un autre fait anecdotique : son personnage Zane va resurgir devant lui
déguisé en steward
« Il improvise une grimace simiesque, rappelant un macaque
dans un costume de groom.
De la tête, il ne signifie que je frise la paranoïa, s’attendrit sur
mon sort, hypocrite à fissurer les gencives…
Le menu à bord n’étant pas halal, j’ai eu la présence d’esprit de
te confectionner un sandwich consistant, parfaitement légal du
point de vue de la charia : saumon fumé enrobé d’une fine
pellicule de harissa, cornichons, piments verts, tomates naines,
rognures d’oignons marinées dans un cocktail de vinaigre et
d’huile d’olive. Au dessert, fromage français. Pourquoi
spécialement français ? Parce qu’il a autant de caractères
qu’une machine à écrire. »p. 27.

Le lecteur est déstabilisé : il ne sait plus s’il est dans la réalité ou la fiction.
Zane va intervenir, souvent dans ce texte, pour attiser la mauvaise conscience de
khadra, mais aussi, comme s’il existait vraiment, pour le prévenir : « attention à la
crotte de chien, me signale Zane assis sur un muret » p.47

L’humour et les références culturelles voire anecdotiques apportent un plus


au texte, qui sans sombrer dans le didactisme, avec désinvolture et humour,
adresse un Clin d’œil complice au lecteur qui se retrouvera peut être dans cet
algérien.
95
http//www.etudes-litteraires.com/figures de style/irc consulté le 25/11/2014.
177
« La Révélation, aujourd’hui, ce sont les relevés ; relevé des
ventes, relevé bancaire. Il n’y a plus qu’une seule et unique loi,
la loi du marché que nul n’est censé ignorer. Business is
business. Cela s’appelle se sucrer. Diabétiques, s’abstenir. »p.
104

Un autre exemple de désinvolture et d’humour


« Assis en fakir, Haj Maurice jonche le canapé ! »p. 48

Le fakir selon le dictionnaire Larousse est un membre d’une confrérie


mystique musulmane, ou personne faisant de la magie avec hypnose.
Et Haj est un titre donné aux notables, aux vieux et aux pèlerins. Ici le
narrateur l’attribue à Maurice, prénom occidental à consonance juive. Cet
accolement des deux mots crée le décalage propre à l’ironie. Le narrateur se
moquerait-il de l’un ou de l’autre ? Et tout cas il provoque l’effet comique.
« Il suce du sel un instant, puis d’un ton inamical… »p.73

S’agit-il d’une traduction d’une expression arabe revisitée (puisque la


véritable traduction est « sucer de l’aigre ») ? Ou bien vise-t-il autre chose ? Cette
expression est attribuée dans le texte à un journaliste qui trouvait khadra
prétentieux de se prendre pour un écrivain ? En fait khadra semble se moquer
d’une manière grinçante de ces journalistes qui n’ayant pas lu ses livres lui posent
des questions absurdes :
« Un journaliste me demande pourquoi avoir intitulé mon
livre l’écrivain. Je lui réponds que c’est ainsi que l’on me
surnommait, enfant et dans l’armée. Cela ne le satisfait pas.
Il suce du sel un instant puis, d’un ton inamical : « vous ne
trouvez pas prétentieux ; de votre part, de vous prendre pour
un écrivain ? »p. 73.

178
Par le biais de cette ironie, la littérature devient ce phénomène en mutation
qui entraine le lecteur dans une dialectique de construction : destruction/
reconstruction. Le narrateur n’est pas de reste.

On constate dans « l’Imposture des mots », l’attitude mouvante qu’adopte le


narrateur par rapport à son récit. Il participe de son côté à ce brouillage énonciatif.
La position centrale du narrateur n’existe plus. Elle est complètement déstabilisée.

Dans « l’Imposture des mots », la désinvolture à l’égard des lois du récit d


fiction, essentielle au projet littéraire, est totale. Le narrateur dénonce l’artifice de
l’invention littéraire et l’arbitraire de toute technique romanesque.

Dans « l’Imposture des mots », c’est un narrateur insomniaque qui prend la


parole, pour régler un compte avec ses fantômes, ses angoisses. Il présente pèle
mêle : conversation, réflexions, récits empruntés à d’autres romans, citations,
interviews, il se confond avec l’auteur qu’il fait intervenir inopinément aux côtés
de ses propres personnages, ceux d’autres romanciers, simplement pour les faire
converser, en marge d son propre monologue(soliloque).

Le récit de khadra est une quête identitaire, le récit se fait pluriel.


L’auteur narrateur joue de ces dédoublements du « je ». On assiste à une
polyphonie qui, comme son nom l’indique, suppose une rencontre de plusieurs
voix narratives ; c'est-à-dire plusieurs voix se font entendre dans le même texte :
ici khadra, Moulessehoul, les personnages de khadra, les écrivains, les journalistes,
l’éditeur…
Au fil du roman khadra narrateur ne cesse de révéler sa présence. Ses
interventions peuvent être directes.
« Je suis écrivain. Chez moi, rien n’est fortuit ou gratuit »p29
Aussi quant il rappelle à son personnage qu’il est le créateur «
c’est moi qui t’ai conçu »p. 29
« Tu es qu’un personnage, Zane »p. 29.
179
À plusieurs reprises khadra rompt volontairement l’illusion romanesque et
dénonce l’artifice de l’invention littéraire. Cette manière de procéder est une des
caractéristiques du nouveau roman algérien : la position du narrateur y est
constamment interrogée : l’intrigue et les personnages passent en second plan
pour laisser place à des expérimentations littéraires.

Dans le panorama algérien des deux dernières décennies, le roman tient


beaucoup plus de l’essai que du roman à proprement parler, où écritures, parodies
et préoccupations esthétiques retiennent l’intérêt.

Deux types de textes coexistent :


-ceux qui racontent.
-ceux qui racontent et se racontent.

Les enjeux de l’écriture ont changé. Les textes ne souscrivent plus à un


genre. Plusieurs écritures se mêlent, se coupent et se recoupent.
Des effets de style où réalisme, populisme, prose poétique, essai, pamphlet,
monologue prolifèrent et donnent naissance à des textes atypiques, des textes
hybrides.

Le terme roman n’a plus court au sens communément admis, à savoir :


« Récit dont l’intérêt est dans la narration d’aventures, l’études de mœurs ou de
caractères, l’analyse de sentiments ou de passions »96 depuis le raz-de marée
provoqué par le nouveau roman qui récuse ces traits constitutifs du roman.

Le texte de khadra ne raconte plus une histoire, il vient miner et se fondre en


exercice de style dont le soliloque, les divagations, les puérilités du langage, les
fabulations, les fantaisies verbales en sont l’expression.

96
Sens donné par le Larousse- Dictionnaire encyclopédique paris 1993.
180
L’écriture devient l’élément catalyseur de ces écrits contestés,
carnavalesques, parodiques, abymés, cassés…
Une écriture de la subversion, de l’éclatement, de la fragmentation, porteuse
d’une certaine modernité.

L’écriture est elle même une interrogation, au sens où l’entend Barthes :


« L’écriture n’est ni la langue commune à tous, ni le style
particulier à chacun, elle est la forme délibérément choisie
par l’écrivain, relevant du choix, elle en appelle au
questionnement »97

Tout cela nous conduit au dérèglement textuel.

97
BARTHES Roland, 1972. Le degré zéro de l’écriture, Ed seuil Paris., p. 12.
181
CHAPITRE 3
Le dérèglement textuel

182
Par le principe de falsification, le texte de khadra crée chez le lecteur un
malaise qui découle de certaines perceptions comme l’éclatement du texte, une
intrigue décousue, un traitement désinvolte de la trame narrative, un univers
fragmenté, des invraisemblances marquées par l’irréalité.

Le texte de Khadra a développé une écriture de la subversion, de


l’éclatement, de la fragmentation (porteuse d’une certaine modernité), ce qui cause
son dérèglement.
Le dérèglement textuel est un procédé majeur de l’imposture. Le
dérèglement du récit prend tout d’abord la forme d’un jeu sur ses propositions
romanesques, un basculement ménagé hors des seuils d’acceptation fictionnelle :
« La fiction se subvertit à la fois par défaut et par excès
l’histoire romanesque tourne à vide, dans la mesure où elle
mobilise une configuration de personnages et d’actes
complexes en refusant de s’expliciter »98.

Deux traits marquants : le jeu et la fiction qui tourne à vide.

Le roman choisi pour cette étude, « l’Imposture des mots », témoigne à des
degrés différents de cette volonté de modifier le parcours littéraire, attestant du
dérèglement textuel et du renouvellement des formes romanesques.
« L’Imposture des Mots » surprend le lecteur, dans la mesure où il ne raconte pas
une histoire au sens où l’entend la critique traditionnelle ; il se caractérisé par deux
principes :
1- L’alternance (ou superposition des espaces narratifs)
2- La non présentation d’un projet

Le but de chaque écrivain, c’est l’aboutissement du projet initial.

98
BLANCKEMAN Bruno, op cit., p.34.
183
Dans certain cas de figure le projet initial existe mais il n’aboutit pas, il est court-
circuité. C’est le cas du roman moderne comme par exemple « Topographie
Idéale pour une agression caractérisée » de Rachid Boudjedra99.

« L’Imposture des mots » de Khadra apparemment ne présente pas de projet


narratif dans la mesure où il ne raconte pas une histoire. Il mêle à bâtons rompus,
des conversation, des bout de récits empruntés à d’autres écrivains, à la différence
de l’écrivain qui s’inscrit dans une linéarité qui reproduit toutes les étapes de vie
de Moulessehoul, son parcours militaire ,de l’école des cadets jusqu’au premier
grade hiérarchique. Ce récit s’inscrit tout à fait dans une tradition littéraire
traditionnelle dont la chronologie et l’enchainement progressif des séquences
narratives est essentiel.

« L’Imposture des Mots » se présentant comme un « Roman », n’en est pas


un, parce que tous les ingrédients constitutifs du genre ne sont pas réunis ou s’ils
sont présents, ils sont déviés de leur fonction habituelle.

La lecture d’un roman s’accompagne souvent du résumé qui en quelques


lignes présente son intérêt littéraire : nous avions cru pouvoir adopter cette attitude,
Or nous nous sommes heurtés à une difficulté majeure, l’absence d’un récit,
construit, cohérent, progressif au sens classique du terme.

Il n’évolue pas, ne progresse pas par rapport à une linéarité, ne raconte pas
une histoire, au sens traditionnel du terme, mais développe des dialogues, des
critiques, des réflexions sur la vie, sur les écrivains, sur la littérature, sur la
création romanesque. Il se caractérise par la confusion entre la réalité et la fiction,
l’intrusion des personnages, de Khadra, dans sa vie de tous les jours.

99
BOUDJEDRA Rachid, Topographie idéale pour une agression caractérisée, 1986, édition folio, paris.
184
Ce texte pose un problème au lecteur par la confrontation de deux mondes,
un monde réel et un monde fictionnel, comme nous l’avons vu précédemment dans
le procédé de falsification et de simulation.

« L’imposture des mots », se lit dans le prolongement de « l’écrivain ». Il


s’impose au moment de sa parution, comme une contre- vérité face à cette
autobiographie déclarée, semant doute et soupçon.
La dimension lénifiante a disparu, pour laisser place à une mascarade
mystificatrice, et à une sorte de théâtralité des autres écrits de Khadra, dans la
mesure où la résurgence des personnages, des thèmes convoqués « ailleurs » sont
ici bien présents. Le roman commence à l’aéroport de Mexico où le narrateur
attend avec sa famille l’avion qui va les emmener vivre en France et se termine sur
un quai de gare à Aix en Provence où il retrouve celui qu’il cherche depuis le
début, son alter ego.

Le temps dans « l’imposture des mots » est figuré sous la forme d’une
boucle, en ce sens que le point de départ rejoint le point d’arrivée, des espaces de
voyage.
Le roman commence le 3 décembre 2000, à Mexico, dans un aéroport, il se
clôture un mois après en janvier 2001.
« Mexico, 30 décembre2000, un siècle prend la porte de service
viré comme un malpropre »p. 11.
« Nous sommes à l’aéroport Benito- Juarez… »p. 11
« Il est 13h45, le départ est prévu dans soixante minutes »p. 13.
« Le TGV entre en gare Saint Charles à 15h35 »p. 165.

Entres ces deux dates, très proches l’une de l’autre, se déroulent en spirale
des micro-récits que le narrateur nous raconte en évitant toute linéarité. Ainsi si
nous relevons ces micro-récits et leurs datations, nous nous rendons compte que
l’auteur dans un procédé d’éclatement joue avec les prolepses et les analepses.
D’où la fragmentation du récit.
185
II.3.1. La fragmentation du récit

« L’Imposture des mots »est une réécriture de l’autobiographie


« L’Ecrivain ». Cette réécriture développe un autre projet que celui de
« L’Ecrivain ». Il s’agit pour le narrateur/auteur de retrouver celui qu’il avait renié
quelque année avant, le commandant Moulessehoul. A la question de Kateb :
« Qu’es-tu venu chercher par ici, Yasmina Khadra ? »p. 39.

Khadra lui répond clairement.


« Tu es venu chercher quelque chose ; moi, je suis venu
chercher quelqu’un. »p. 41.

Cette quête se fait dans un laps de temps très court (décembre 2000, janvier
2001).

Cependant, nous y retrouvons, par des retours en arrière plusieurs dates


importantes dans la vie de l’auteur. Si nous relevons les dates données par le
narrateur nous retrouvons : 2000-1960-1992-2000-1989-1994-1998-1992-1994-
1989-2001-1994-1964-2001.

« J’ai connu Kateb Yacine à paris au début des années 60 »p.


22
« Quand nous avions su 1992 que le peuple avait voté Fis »p. 69
« En 1989 lorsque contre toute attente tu avais décidé de te
rattacher derrière un pseudonyme.. »p. 125
« en 1994, quand tu as écrit Morituri… »p. 125
« J’ai dédié l’automne des chimères au soldat et au flic de mon
pays, c’était en avril 1998 »p132
« Notamment entre 1992 et 1994, des erreurs graves … »p. 132
« Onze ans plus tard, en janvier 2001… »p. 165
« En 1994, et qu’elle était en contact permanent avec elle… »p..
160
186
« Je me penche sur son sac, le jette par-dessus mon épaule, et
pour la première fois depuis cet automne 1964 »p. 177
Le temps se présente donc en fragments. Entre les deux clausules du texte
« ouverture », « fermeture », qui se situent à peu prés à la même date, les
évènements ne s’enchainent pas, ils sont hétéroclites, disparates comme va le
révéler le contenu des différents chapitres.

Le 1er volet : L’Approche


Chapitre 2 :
Il est question dans ce chapitre du décollage du Boeing
Chapitre 3 :
IL est question de l’arrivée à Paris de l’avion et de sa Famille puis du
resurgissement de Zane.
Chapitre 4 :
Il est question du choix d’une carrière, celle d’écrivain au détriment d’une autre
celle d’officier.
Chapitre 5 :
Il est question de l’accueil froid que lui réserve paris et du surgissement ou de la
rencontre irréelle avec Kateb Yacine.
Chapitre 6 :
Il est question de sa rencontre avec ses éditeurs, les invitations sur les plateaux de
télévision/ (Bernard Pivots) et la rencontre avec les journalistes.
Chapitre 7 :
Il est question du surgissement de Hadj Maurice.
Chapitre 8 :
Il est question des entretiens avec les journaux : « libération »,
« Le nouvel observateur » des rendez vous dans des radios : la Radio RFI, Beur
FM, et des invitations sur des chaines de télévision TV5, France 2 ? Puis toujours
des rencontres irréelles puis le surgissement de Friedrich Nietzsche.

187
Le 2ème volet : le choc
Chapitre 9 :
Il est question de l’état psychologique de l’auteur, il est insomniaque et rencontre
des personnalités très en vue des médias.
Le rencontre avec Florence Aubenas de « Libération » ensuite de France inter, et la
rencontre avec Ali Ghanem du « Quotidien d’Oran » et Dahbia Ait Mansour de
Liberté, de Sid Ahmed semaine du «Matin », lui permettant de mieux se situer.
Chapitre 10 :
Yasmina Khadra est face au commandant Moulessehoul le jeu est cruel, il oppose
le militaire et l’écrivain.
Chapitre 11 :
Présentation de l’invitation de Thierry Ardisson
Le surgissement de Nazim Hikmet.
Chapitre 12 :
Il est question du départ en T.G.V et sa rencontre avec ses enfants.
Le surgissement de Salah L’Indochine.

Le 3ème volet : Le Doute


Chapitre 13 :
Il est question de la nostalgie des uns et des autres, mal du pays éprouvé par touts
les personnages.
Chapitre 14 :
Toujours insomniaque de retour à paris, le narrateur médite sur le bien fondé de
l’exil.
Nous assistons au surgissement de Zarathoustra.
Chapitre 5 :
Affrontement entre Khadra et Moulessehoul ; rencontre cruelle de deux mondes
incompatible.
188
Chapitre 16 :
Ici, il est question des échanges, des discussions, se confidences de Khadra et de
ceux qui constituent son environnement immédiat : famille, amis, média,
personnages.
Chapitre 17 :
Un évènement culturel important : l’ouverture du salon du livre à paris.
Nous remarquons l’absence de fil conducteur. C’est un récit déréglé et
fragmenté.

Dans « L’Imposture des Mots », l’écriture s’organise sous la forme de


plusieurs fragments de textes qui sont étroitement liés les uns aux autres.
L’auteur à commencé par fragmenter son récit en étapes mais nullement en
ordre chronologique.
L’aspect de la fragmentation dans le cas de la littérature magrébine semble
être un aspect esthétique de l’écriture de soi.
La fragmentation est un procédé d’écriture que l’auteur a choisi d’utiliser
pour structurer les souvenirs de sa vie. Aussi utilise-t-il un mode d’organisation
spécifique.

« L’Imposture des Mots » est en fait formé d’un « patchwork » de textes


relevant des différents registres narratifs, descriptifs, argumentatifs, discursifs …
Le narrateur insomniaque prend la parole pour régler ses comptes avec ses
fantômes, ses angoisses. Il présente, pêle-mêle, en fragments, récit, dialogue,
conversation, réflexions, récits, empruntés à d’autres romans, citation, interview,
lettre…
Par exemple, il introduit dans ses micro-récits des passages qu’il emprunte à
ses autres romans. Il cite à la page 68 un extrait de Morituri :
« Je ne pense pas regarder un jour mes compatriotes avec les
yeux d’antan. Je n’aurai pas de rancune pas assez de place
189
dans mon chagrin –mais toutes les minauderies des drôlesses
ne sauraient être mes fossoyeurs potentiels. Je n’aurais pour
mes amis qu’un sentiment mitigé et mes voisins de palier me
seront aussi peut familiers que les Indiens du Wyoming. »p. 68

Khadra, à la suite de cette citation, ajoute dans la bouche de Florence


Aubenas, venue l’interviewer et citant Morituri, une réflexion d’un militaire.
« En Algérie, ajoute-t-elle, rien ne relève davantage le flic ou
l’officier de ce sentiment –là. Plus crûment, un autre gradé
décrypte : « Quand nous avions su en 1992 que le peuple avait
voté FIS, nous avons pensé : les salauds. Ils veulent la guerre,
ils l’auront. Dés lors chaque algérien est devenu notre ennemi,
le peuple tout entier était à mater »pp. 68-69

Réflexion que khadra récuse. Qui parle ? Le lecteur est déstabilisé.

Tout au long du roman, Khadra bouleverse la linéarité de son texte fictionnel


par des renvois en fin de page.
« 1-dans A quoi rêvent les loups- roman à travers lequel
j’explique la descente aux enfers d’un jeune algérois frustré,
récupéré par mouvance intégriste- Salah l’Indochine et de la
guerre d’Algérie. Enrôlé par les GIA en qualité d’agent
recruteur, sans état d’âme aucun. Avec Zane, il est l’un des plus
abominables personnages qu’il m’ait été donné de créer. »p. 99
ibid.

Enfin, un autre exemple de cassure et de rupture de la trame narrative :


intrusion d’une lettre de démission de Moulessehoul Qui est un véritable
réquisitoire pour défendre l’armée Algérienne, institution qu’on lui reproche
d’avoir trahie.
« Je me rétracte ? … Aucunement. Je n’ai pas failli à mes
engagements, ni changé d’un iota dans mes déclarations. J’ai

190
régulièrement rendu hommage à l’armée à travers les
différentes interviews que j’ai accordées à la presse
occidentale, arabe et algérienne…la lâcheté de nos félons et
le lâchage de nos « amis ». »pp. 132- 138.
Raconter, témoigner en suivant une chronologie, dans un souci de cohésion,
n’est plus la priorité de l’auteur/narrateur. Par contre il pose des problèmes dont le
roman ne parle pas habituellement, puisque ceux-ci relèvent des coulisses, entre
autre la difficulté rencontrée dans le monde de l’édition, le surgissement de la
censure dans les écrits.

Dans « L’Imposture des mots », sommes-nous face à une autobiographie


particulière ? Par rapport à « L’Ecrivain », le lecteur est confronté à une nouvelle
structure qui rejette la linéarité et le pacte de vérité. Khadra en introduisant ses
personnages fictionnels comme Zane, Hadj Maurice, LLob…, dans son parcours
de vie, fait éclater le pacte de vérité. Le lecteur ne peut lui accorder son soutien.
Pourtant il s’agit bien d’une autobiographie dont on tentera un nouveau terme
« psychobiographie ».

En effet khadra veut se réconcilier avec lui même, Moulessehoul. Et tout ce


qui nous est narré, c’est cette tentative de réconciliation, comme si khadra se
retrouvait face à un psychanalyste.

D’ailleurs, les trois étapes par lesquelles, le narrateur passe pour se retrouver
empruntent leur titre à la psychanalyse : l’approche, le doute et le choc.
C’est pourquoi deux thématiques méritent d’être relevées : d’abord le
dédoublement du « je » et ensuite la polyphonie qui révèle toutes les voix qui
habitent khadra.

191
II.3.2. Dialogisme et polyphonie

« L’Imposture des mots » est une quête narrée par khadra pour récupérer sa
véritable identité : le commandant Moulessehoul.
En effet, khadra veut se réconcilier avec lui-même, Moulessehoul. Et tout ce
qui nous est narré, c’est cette tentative de réconciliation. Cette quête est intérieure
parce qu’il s’agit d’un soliloque : monologue intérieur qui fait entendre toutes les
voix qui habitent l’auteur/narrateur.

L’auteur et le narrateur jouent de ces dédoublements du « je », de ces


distributions qui cachent et masquent l’identité de chacun. Le « je » renvoie aussi
bien à khadra qu’à Moulessehoul. Interchangeable, le »je » peut être aussi bien
celui du personnage de fiction que le porte parole du narrateur.
Dans son combat pour récupérer sa véritable identité, khadra affronte
Moulessehoul.
« Le soldat Mohammed, depuis longtemps résigné, que l’on
croyait définitivement forgé dans un maillon de ses propres
chaines, soulevait la montagne comme soulève la poussière sous
ses sabots un étalon ébloui par l’horizon : ses bouquins se
donnent en spectacle sur les étales des libraires ! »pp. 34-35.

Jeu subtile, ce « je » est double, renvoie à deux noms propres distincts :


Moulessehoul, le principal protagoniste et Khadra, le scripteur et le signataire.
Dans son combat pour récupérer sa véritable identité, khadra affronte
Moulessehoul. Il y a lutte. Mais qui l’emporte face à l’autre ?qui parle ?
« J’ai interprété sa venue inattendue comme un signe : le
temps de renoncer à ma carrière militaire et de me consacrer
corps et âme à la seule vocation qui à compté pour moi, la
littérature » P. 17

192
Le locuteur parle à visage découvert. Il s’agit de Moulessehoul d’autant plus
que dans « L’Ecrivain », Moulessehoul parle de son désir d’écrire.
« Longtemps, j’ai jalousé les écrivains… j’étais seulement
jaloux de leur bain de foule au gré des signatures, profitaient
pleinement, me semblait-il, de leur bonheur et de leur succès
tandis que je n’étais même pas autorisé à aller recevoir les
prix littéraires que l’on me décernait »p. 92

Le locuteur se dédouble ; les deux personnalités sont présentes, l’une, khadra,


avec son succès et sa liberté et l’autre Moulessehoul avec son grade militaire et ses
interdits.
« J’ai pris la décision, la plus difficile. La moins évidente.
Lâcher ce que je tenais fermement entre les mains pour traquer
une volute de fumée : quitter tout l’uniforme, ma carrière
d’officier, ma famille, mon pays pour un vieux rêve d’enfant »P.
34 Ibid.

Là khadra triomphe. Moulessehoul disparait.


Seulement, « l’Imposture des mots » ne sépare pas les deux individualités
mais les fait s’affronter :
« Le commandant Moulessehoul s’appuie contre le lit
maussade… »p. 75
-la spécificité suscite plus de curiosité que le doigté. C’est juste,
d’accord, et puis après ?il des embarras qui dépassent
l’entendement. On essaie d’y remédier ; ils ne se laissent pas
amadouer. C’est dommage, et c’est comme ça.
-Ouais…
-Il avance d’un pas, se ravise en voyant mes épaules durcir,…
-Jai hante de me substituer à toi le jour de ta consécration
-Ce n’est pas la fin du monde.

193
-Je t’assure que je m’en veux ferme de compromettre tes
chances d’écrivain
-J’ai bien, gâché ta carrière d’officier, non ? »p. 76
Le face à face continue : le tète à tète reprend plus violant, plus
incisif sur le ton de l’affrontement, du réquisitoire : »il se racle
la gorge et hasarde :
-Yasmina …
Je le freine d’une main péremptoire
Il hoche la tète. Ses yeux préfèrent tourner autour des miens
sans les affronter.
Qu’est ce que tu veux hadarath ?
-J’aimerai bien le savoir.
-Tu me files depuis tout à l’heur juste parce que tu ignores ce
qu’il te reste à faire ?
-C’est à peu prés ça. »p. 122
« Tu veux être bon à quelque chose, à l’instar du malheur,
commandant Moulessehoul ?
Ramasse tés saloperies, va voir ailleurs si j’y suis, mais va. Au
nom des ancêtres, va t’en, sors de mon esprit, de mon ombre.
Ouste !... »p.123

A la fin du livre on assiste à la réconciliation sur un quai entre khadra et


Moulessehoul.
« Je me penche sur son sac, le jette par-dessus mon épaule,
pour la première fois depuis cet automne 1964 où le portail de
l’école des cadets me confisquait au reste de la planète, je lui
tends la main.
-Viens, lui dis je, rentrons à la maison.
Il tergiverse, cherche dans mes yeux un point d’appui.
- Viens dons, insisté-je, les enfants nous attendent.
-Il avale convulsivement sa salive
-Tu es sûr que toi et moi ne faisons qu’un. »p. 177

194
Ceux qui jouent sur ce dédoublement ce sont d’abord les journalistes qui
préfèrent s’adresser au commandant Moulessehoul qu’a l’écrivain khadra.

La rencontre avec la journaliste Florence Aubenas :


« Florence Aubenas est au salon. Elle n’est pas seule
puisqu’elle accule le commandant Moulessehoul dans un coin et
refuse de se laisser conter fleurette...
L’écrivain ne l’intéresse pas, elle s’est déplacée exclusivement
pour l’officier.
Armée de sa plume de tous les combats, elle se jette dans la
bataille. De toute évidence, elle n’aime pas le médaillon khadra
à cause de ses deux faces…
Imperturbable, le commandant ne cède pas un centimètre de son
territoire »p. 67

Cependant voulant briser ce face à face dialogique, khadra laisse remonter


les voix qui l’assiègent et qui installent la polyphonie.

Rappelons que La polyphonie comme son nom l’indique suppose une


rencontre de plusieurs voix narratives, c'est-à-dire plusieurs voix se font entendre
dans le même texte.

Le terme polyphonie se présente en effet pour la première fois dans les


travaux de Bakhtine en effet dans son livre célèbre sur Dostoïevski datant de 1929.
« La polyphonie correspond à un phénomène langagier
d’essence esthétique, caractéristique de certains discours
romanesque dans lequel, le narrateur fait parler les points
de vue différents sans paraitre les subordonner au
sien »100.

100 *
- RABATEL, Alain « La dialogisation au cœur du couple polyphonie/ dialogisme chez Bakhtine » dans
revue Romane 41-1-20-06 P55-80 (En ligne) URL http//icar.univ.tyon2.fr/membres, araba
tel////A37Rabatel-revue romane, PDF consulté 26-12-2012.
195
Très souvent un terme est associé à la polyphonie ; il s’agit du dialogisme.
Selon Rabatel« le dialogisme est un phénomène linguistique fondamental de
tout énoncé traversé par le dialogue interne ou externe que l’énonciateur entretient
avec d’autres énonciateurs passés ou à venir. Et dialogisme et polyphonie seraient
donc deux facettes complémentaires pour aborder les phénomènes d’hétérogénéité
énonciative d’un point de vue translinguistique (dialogue) ou esthético-
anthropologique (polyphonie) »101

Rabatel précise dans son étude, que Bakhtine, dans Esthétique et théorie du
roman n’emploie plus le terme polyphonie mais dialogisation, (dialogisme).
« Parlant de polyphonie, Bakhtine fait référence à des notions qui relèvent de la
dialogisation, ce qui doit conduire à la plus élémentaire méfiance envers les
représentations qui distinguent fortement dialogisme et polyphonie, la
dialogisation parait le concept qui permet de passer de la polyphonie au
dialogisme, de renvoyer à un phénomène commun (le dialogue du locuteur avec d’
autres) qui s’exprime à travers des procédés différents par lesquels le locuteur,
selon les genres et les contextes, fait place à la parole et aux points de vue des
autres ».102

Ses personnages, Zane, Hadj Maurice, LLob, Da Achour, Salah L’Indochine


tous des personnages masculins, sont convoqués par khadra. Ils occupent l’espace
du dire.
Khadra brise l’idée de porte parole privilégié et de projection qu’on peut
faire sur lui à partir des personnages.
« Ils s’attendait à n’importe qui, sauf à un gringalet
déshydraté qui n’a aucune commune mesure avec Brahim

101
- RABATEL Alain : la dialogisation au cœur couple polyphonie/ dialogisme chez Bakhtine dans revue
Romanie 41-1-2006 Pp. 55-80 en ligne
URL http// :car.univ-Lyon2.fr/membres/Rabatel///a37-Rabatel revue Romanie PDF consulte
Cité par I Ibid.
102
Ibid.
196
LLob et qu’on a du mal à croire capable de virulence qui
caractérise ses textes »p. 45

Cette rencontre est toujours donnée à travers des dialogues : les personnages
l’interpellent.
« Je n’ai rien demandé
-Tu n’as pas besoin de te déranger. Je suis ton bon génie,
maitre
Qu’est-ce que tu veux ?
-Ton bonheur, sire. Rien que ton bonheur… »p. 28
-Qu’est ce que tu veux Zane ?
Une suite pour les agneaux….
Pas question ? P. 128

On constate que khadra est soumis de répondre. Quand il n’y arrive pas,
parce que ses personnages le poussent jusqu’au bout, il répond que c’est lui qui les
a crées
« C’est moi qui t’ai conçu.
Tu n’es qu’un personnage, Zane »p. 29

D’autre voix, à travers ses soliloques, vont surgir. Ce sont celles des auteurs
qui l’ont inspiré.

Il s’agit d’abord des auteurs reconnus de la littérature algérienne, une


littérature qu’il nous présente par le biais de la voix d’Edouard Glissant.
Cette littérature est essentiellement celle du combat.
Il le fait dire par Edouard Glissant qui est un écrivain antillais, poète et
essayiste et fondateur des concepts de « créolisation » et « d’antillanité ». Il fut le
contemporain de Kateb et de Dib.
« Edouard Glissant prit le temps de découper sa saucisse…et
raconta :

197
-J’ai connu Kateb Yacine à pais, au début des années 60. Un
sacré bonhomme.
(Ses yeux se remplirent de douloureuses évocations). Je me
rappelle, c’est moi qui étais chargé de présenter sa pièce de
théâtre. Nous étions au sortir de la guerre coloniale. »p. 22

Khadra ne s’arrête pas à cette confession. Il va à la rencontre de Kateb


Yacine.
Rappelons que Kateb Yacine est l’un des principaux fondateurs de la littérature
maghrébine et algérienne moderne de la langue française, il est notamment l’auteur
de « Nedjma » et de « l’homme aux sandales de caoutchouc ».
« Ma première nuit en France, Kateb Yacine est venu me voir
dans mon sommeil. Il portait un bleu de Shanghai décoloré et
des sandales en caoutchouc. Une barbiche effilochée. Qu’on ne
lui connaissait pas. Tempérait l’agressivité de son menton. Il
ressemblait à un Hô chi Minh… »p. 39

Khadra quand il décrit Kateb l’associe à son personnage vietnamien de son


livre« l’homme aux sandales de caoutchouc ». Khadra, à travers toujours la voix
de Kateb, évoque Mouloud Mammeri, Mohammed Dib, Moufdi Zakaria et Malek
Hadad.
Mohammed Dib est un romancier et poète qui appartient à la génération qui
fonde la littérature algérienne d’expression française notamment avec sa trilogie
(La grande maison, l’incendie, le métier à tisser).
Moufdi Zakaria est un poète de la révolution algérienne, auteur de l’hymne
nationale Kassamen, composé en prison n 1952.
Malek Hadad est un écrivain, poète algérien d’expression française.
Mouloud Mammeri est écrivain anthropologue et linguiste algérien.

Tous ces auteurs ont en commun la lutte contre la pensée unique (celle du
FLN en place)

198
« Un rapide coup d’œil sur la condition des intellectuels du
pays m’apprit qu’entre l’hérésie et le sacrilège, la littérature
s’érigeait en bûcher. L’anathème frappant Mouloud Mammeri,
la marginalisation de Kateb Yacine, l’indifférence assassine à
l’encontre de Mohammed Dib et le bannissement du chantre
de la nation Moufdi Zakaria étaient des mises en demeure
strictes à l’adresse des jeunes plumes »p. 36
Seulement tous ces écrivains vont surgir dans l’exil de khadra en France,
pour l’interpeller comme l’ont interpellé ses personnages imaginaires.
« Qu’es tu venu chercher par ici, Yasmina Khadra ? Ce que ni
moi ni Dib n’avons trouvé ? (la colère le laminait ; sa figure
tressautait de dépit) penses-tu que nous ayons manqué de foi ou
de pot ? Que dalle, mon grand. Nous avons seulement manqué
de discernement… »p. 39

« …ils amusent un instant et intriguent le plus souvent… Tu n’es


pas chez toi, ici, encore moins dans ton élément. Mais ce n’est
pas à la France que tu dois ton prendre.
Ton malheur vient de ton pays qui n’a pas su te mériter » p. 40

« Non, cheikh, lui dis je en desserrant ses doigts. Ce ne sont pas


les même vents qui nous ont poussés jusqu’ici, ni les mêmes
sirènes qui nous ont détournés. Je n’ai ni revanche à prendre, ni
défis à relever. Et les revendications m’effraient autant que les
incantations. Je ne suis qu’un pèlerin qui va là où portent ses
prières. Je ne vis pas d’aumône, ne lis pas dans les mains. Mon
bonheur est en moi, ma gloire et de ne rien exiger de personne.
Toute la différence est là, Cheikh. Tu es venu chercher quelque
chose, moi je suis venu chercher quelqu’un »p. 41

199
Khadra continue ses rencontres dialoguées cette fois avec des auteurs non
algériens comme le cas des écrivains exilés (ceux de Mexico) :
« Le hasard –ou la chance – a voulu que je réside à la
Condesa, un quartier bourgeois réputé pour ses bistrots à la
française, son ambiance bon enfant intellectuels.
C’est surtout le quartier des romanciers. Presque tous les soirs,
les conférences se donnaient la main au rez de chaussée de la
maison que je partageais avec Xhevdet Bajraj, un poète
albanais rescapé du Kosovo. Ainsi j’ai vu défiler, superbes
centaures, des auteurs de tous les continents. Je suis devenu ami
avec Enrique Serna-« l’un des rares à vivre de ses livres », m’a
soufflé Xhevdet- Monica Mansoor, une traductrice de grand
talent, Indra Amirthanayagan, un prosateur sri-lankais solide et
doux comme un pain de sucre, George M. Gugelberger,
directeur de l’université du Costa Rica, qui tentait de pénétrer
mon être comme un spéléologue les entrailles d’un volcan,
Alvaro Mutis, Edouard Glissant… »p. 21

Cependant, ce qui est le plus parlant c’est le dialogue qu’il a avec Nietzsche
et Zarathoustra.
Nietzsche Friedrich est un grand philologue et philosophe et poète allemand.
Sa propre philosophie est celle qui appelle ses vœux le »surhomme »103. Victorieux
du temps il inscrit son action dans un « éternel retour ».

Zarathoustra est le personnage de Nietzche « Ainsi parlait Zarathoustra »


« Soudain, un grand fracas ébranle la chambre d’à coté.
J’accours et découvre Friedrich Nietzsche par terre … »
« Ordure ! Pédale !
Il est parti l’informé-je »p. 59
« Hé ! Zarathoustra ! Rappelle-toi tes propos…
Scandalisé, je lui dis

103
www.larousse.fr/encyclopedie /personage/ Friedrich- Nietzsche/135272
200
Je ne permettrais jamais à un de mes personnages de lever la
main sur moi »p. 60
« Vous vous disputiez à propos de quoi ?
De postérité
C'est-à-dire
Zarathoustra trouve que je lui fais de l’ombre »p. 61
« Ce n’est pas Nietzsche qui te fait de l’ombre, Zarathoustra
c’est toi qui es devenu l’ombre de toi-même » p. 119

Un autre rencontre dialoguée cette fois avec Nazim Hikmet :


C’est un poète turc puis citoyen polonais longtemps exilé à l’étranger pour
avoir été membre du parti communiste turc.

Il vient voir Khadra sous la forme d’un nuage de fumée et nuage de fumée est
un personnage de Kateb.
«Soudain, un spectre s’écaille d’un mur, d’abord par volutes
de fumée… »p. 89

Ainsi du fond de khadra, à travers une immense soliloque, vont ressortir


différentes voix celle des créations de l’auteur, celle des écrivains algériens et
étrangers qui l’ont inspiré et celle, d’autres personnages pour dialoguer avec lui
sur des thèmes et des sujets différents.

Le texte de khadra « l’Imposture des mots » ne respecte pas les codes mais
dans le même temps montre comment ces codes sont des imposteurs acceptés et
pratiqués par tous.

Déconstruisant le roman, Khadra reconstruit une autre forme de fiction


fondée sur une ambigüité, celle provoquée par la confusion généralisé des
frontières des êtres et des textes. Ce qui provoque son aventure.

201
L’œuvre ouverte est une œuvre qui empêche l’adhésion à la fiction, mais qui
repose sur une nouvelle mystification. C’est en ce sens, que nous considérons
« L’Imposture des Mots » comme la théâtralité des autres romans de Khadra,
dont la mise en scène est orchestrée par le fait littéraire, par l’intrusion de ses
propres personnages, par ceux d’autres romans, par sa texture, par son traitement
des faits narratifs. Le texte de Khadra est devenu, inclassable. Il fait partie de ce
Blanckeman appelle : « Le récit indécidable ».

Le récit raconte une histoire constituée en intrigue, elle-même délivrée en


séquences dans la mesure où le récit consiste à mettre en mots, les faits d’une
réalité tangible (utilisation du référent extratextuel).

Même si le récit fut longtemps contesté, dans ses formes classiques, nous
assistons à un retour dans les années 80 (Cf. Blanckeman) de l’histoire au sens
traditionnel, avec toutefois un changement dans la façon de mener l’intrigue. Nous
constatons une certains distance ou une contestation voilée, à travers les quelles se
glisse l’imposture du récit. Nous sommes confrontés à des formes romanesques
mutantes.

Nous constatons que le romanesque se désolidarise de la fiction, que le texte


s’habille de négligence et de désinvolture.
Il convient par ailleurs d’accorder à la notion de récit sa plénitude, ontologique,
littéraire, sémiologique.

Tout récit consiste à mettre en mots les expériences d’une vie éprouvée ou
imaginaire. Bien plus, selon Maurice Blanchot :
« Le caractère du récit n’est nullement pressenti quand on
voit en lui la relation vraie d’un évènement exceptionnel,
qui à eu lieu et qu’on essaierait de rapporter :

202
Le récit n’est pas la relation d’événement même
l’approche de cet événement, mais cet événement, le lien
où celui -ci est appelé à se produire, évènement, encore à
venir et par la puissance attirante du quel le récit peut
espérer aussi se réaliser »104

Cette réflexion aide à comprendre la réhabilitation d’une pratique


ontologique du récit.
Les notions d’indécidabilité ou d’hésitation narrative relèvent des récits à
l’état latent, qui rejettent toute thématique ou sémantique dominantes pour s’arrêter
à une posture mouvante.
Les récits de Khadra s’ils s’affilient principalement au genre romanesque
établi par la critique, s’en démarquent également selon des effets de concordance,
discordance particulièrement appuyés, qui mettent en jeu la crédibilité des récits et
en troublent leurs composantes narratologiques :
« La notion de récit indécidable, désigne alors un texte
aux degrés de fonctionnalité différenciés, qui subvertit les
catégories littéraires établies en supprimant leur
protocole »105

Le texte de Khadra « L’Imposture des Mots » est un texte instable


« indécidable » dans lequel les personnages viennent de livres antérieurs,
s’échappent par leur fiction et engagent une sarabande, qui ne respecte ni la
chronologie ni la raison, ni les présupposés.

Dans la déconstruction- reconstruction du texte apparaissent des pistes de lecture,


des nouveaux sens surgissent émanant d’un centre qui serait le foyer sémantique :
le combat de « l’écrivain » avec son écriture. S’installe une vérité, celle de
l’existence. Yasmina Khadra fait voler en éclat tout ce qui l’habite et le hante.

104
- BLANCHOT Maurice, 1959. Le livre à venir, édition Gallimard,.P. 13
105
- BLANCKEMAN Bruno, Les récits indécidables, perspectifs septentrions, P. 13
203
C’est pourquoi nous parlons d’une quête ontologique qui est l’objet d’étude de
notre troisième partie.

« L’Imposture des mots » qui fait suite à « L’Ecrivain » écrit en même


temps, est un questionnement existentiel sur lui-même et sur son rapport avec le
monde. L’Ecrivain se veut une autobiographie, « L’Imposture des Mots » se
veut une introspection, le deuxième dynamite le premier, d’où le récit imposteur
dans les écrits de Khadra.

En plus de l’imposture littéraire dont Khadra fait usage, après lecture, le


lecteur se rend compte d’un processus : celui de la théâtralité, de la mise en écho
d’éléments de romans, dans d’autres romans, écrit par Khadra et par d’autres
écrivains.

204
TROISIEME PARTIE

Du récit indécidable à la quête


ontologique

205
A travers nos deux premières parties, nous avons tenté de démontrer que
khadra joue avec les genres établis : l’analyse de notre corpus nous a montré la
manipulation des genres réclamée par Yasmina khadra au nom de la liberté
créatrice.

Les romans du corpus souscrivent à un genre répertorié mais s’en écartent


subversivement. Au fur et à mesure qu’avance le récit, les caractéristiques du
roman autobiographique (l’Ecrivain, Cousine k, et La Rose de Blida), de
l’essai (L’Imposture des mots) ou du roman policier (La Part du mort) ne sont
plus respectées. L’écriture en tentant de se réinventer, par le choix de nouveaux
procédés scripturaux, plonge dans l’espace de la falsification, de la dissimulation,
de l’éclatement, et du dérèglement. A travers l’ironie, khadra mène un jeu qui
déstabilise son lecteur, confronté à deux personnages à la fois frère et ennemi :
Moulessehoul et khadra.

Le rapport de ces deux personnages fonctionne de telle sorte que tout est
dans « l’indécidable » : Appel et rejet ; conflit et entente ; guerre et paix ; unité et
discorde. Cependant, malgré sa perversion et sa dissimulation, l’autobiographie
n’en demeure pas moins le genre privilégié et dominant dans notre corpus.
Récit policier, La Part du mort glisse vers l’autobiographie puisque le
commissaire LLob ressemble étrangement à khadra et Moulessehoul réunis.
L’autobiographie si elle semble évidente dans L’Ecrivain, apparait en germes
dans les quatre autres romans du corpus. Elle prend alors la forme d’un récit
imposteur.
Voire même un récit « indécidable » selon la terminologie de Blanckeman.

Khadra joue avec l’autobiographie qui a connu durant le 20eme siècle


plusieurs crises à cause, comme le souligne Blanckeman, de la théorie de
l’inconscient de Freud, de la théorie de l’aliénation dans le matérialisme didactique
et enfin de la théorie de la structure, mettant à mal « les stances du sujets » :

206
« L’idée de sujet (est) menée à un point de défection
extrême par les différentes disciplines de pensée qui
longtemps la contestèrent. Avec la théorie de
l’inconscient, la psychanalyse freudienne déposséda,
d’entrée de siècle, un sujet mû par des forces infra
logiques que sa conscience ne maitrise que partiellement.
Avec la théorie de l’aliénation, le matérialisme dialectique
lui ôta son privilège de souveraineté, montrant comment
le conditionne à son insu la position arbitraire qu’il
occupe dans un espace social lui même configuré, en
dernier ressort, par la pression des forces économiques.
Avec la théorie de la structure, la critique littéraire,
identifiant le texte à sa seule dynamique formelle, évinça
le sujet de la création et, faute de la butter sauvagement,
culbuta joyeusement la figure de l’Auteur »106

Néanmoins khadra, au-delà de cette crise, tente l’aventure du


surgissement du « je », un « je » qui se situe à la croisée de plusieurs « je ».
Il fait alors de la scène romanesque le lieu privilégié où il représente sa vie et
exhibe sa personnalité « indécidable ». Par l’écriture, il essaie de capter le
miroitement de son être. Il est à la recherche d’une parole spécifique qui joue
entre un « moi existentiel », (celui de Moulessehoul) conforté par des événements
vécus et un « je écrivain » (khadra) qui fonctionne essentiellement dans la
rhétorique littéraire. Il tente de se créer une identité subjective où deux logos se
confrontent. Au sein de ce conflit et dans le creux entre ces deux logos, l’écriture
prend tout son sens et la narration s’installe. Elle crée la scène du « sujet » à qui
elle propose des moyens de reconstruction. L’énonciation des faits vécus dans un
ordre chronologique dans « l’Ecrivain » est remplacée par « la
fable », « L’Imposture des mots » qui par une approche « biaisée » tente de

106
BLANCKEMAN Bruno, 2002. Les fictions singulières, édition prétexte éditeur critique, p. 112
207
piéger le sujet en le diversifiant avec d’autres mois et en créant la zone du « non-
moi ».

Ainsi, l’œuvre de khadra fonctionne comme une pièce de théâtre à deux


personnages, khadra et Moulessehoul en quête d’un troisième personnage, le « je »
écrivant. Elle met en scène khadra lui-même, khadra cachant Moulessehoul,
l’écrivain camouflant le soldat. Cependant tout se joue sur la scène du langage : le
logos de l’écrivain revendiquant la liberté d’écrire, libre de toute entrave,
combattant le logos du militaire, sujet assujetti à un ordre. Tout se joue sur cette
scène complexe du sujet et cela en trois temps : le déni, le retour du refoulé et
l’émergence du « je » de l’écriture.

Ces trois temps représenteraient ce que Blanckeman appelle dans « les


fictions singulières » « l’auto- diction » ou « s’inventer sa parole », « l’auto-
scription » ou « s’enraciner dans des signes écrits » et « l’auto fabulation » ou
« synopsis romanesque de soi ». Le premier acte est une urgence à tenir une parole
personnelle en réinterprétant son propre passé. Et ce sera Moulessehoul dit par
khadra. Puis dans le second acte, khadra est renversé par Moulessehoul qui le
destitue et en fait une énigme vivante. Enfin, le troisième acte, c’est l’émergence
d’un « sujet indécidable », qui n’est ni khadra ni Moulessehoul et qui peut
permettre au « je écrivain » de continuer son aventure créatrice, une présence à soi
d’ordre poétique.

Ainsi chacun des trois chapitres de cette partie de notre travail étudiera les
deux états du « moi » qui donnent naissance dans le troisième acte au « sujet de
l’écriture ».

Derrière l’écriture fragmentée, cassée, derrière le récit imposteur, se profile la


quête ontologique de khadra. La quête se déroule donc en trois temps.

208
D’abord c’est la phase du déni autobiographique qui permet de montrer que
seul khadra l’écrivain existe.
Puis c’est le retour du refoulé où Moulessehoul dans la violence revient.
Et enfin la quête ontologique aboutit à une réconciliation des contraires où
est mis en scène un autre moi-même n’étant ni l’un ni l’autre, ni l’écrivain ni le
militaire mais le « je écrivant ».

Déni, retour du refoulé et mise en scène d’un autre prennent différentes


formes thématiques et poétiques que nous analyserons dans cette troisième partie
que nous avons intitulée « du récit indécidable à la quête ontologique ».

209
CHAPITRE 1
Le déni

210
« L’Ecrivain », première phase dans l’écriture autobiographique de Yasmina
Khadra, s’ouvre et se ferme sur une cassure exprimée par le narrateur à deux
moments cruciaux de sa vie, le passage de l’enfance à l’adolescence et de
l’adolescence à la vie adulte.
Dans l’incipit du roman, il s’agit d’un enfant arraché à son bonheur, fait
d’insouciance, de liberté et de plaisir,
« Nous habitions au 6, rue Aristide-Briand, à Choupot, un
quartier tranquille d’Oran. Notre villa était spacieuse, inondée
de lumière. Mes frères et moi jouions aux Indiens. Une plume
dans les cheveux, la figure balafrée à coups de bâton de rouge à
lèvres, je me prenais pour le roi des Sioux. Nous avions un
garage qui nous servait de banque à l’occasion d’un casse
inspiré d’un film de série B ; une basse-cour où l’on élevait des
poules, des oies, des canards et des dindes car ma mère,
Bédouine romantique, déployait sa compagne partout où elle
s’installait, au grand dam de mon père qui tentait vainement de
la convertir aux mœurs citadines. Par-dessus la courette, que
gardaient deux citronniers enchevêtrés, la treille se ramifiait
jusque dans la rue. En été, d’imposantes grappes de muscat
transformaient l’endroit en mât de cocagne. Les galopins et les
passants n’avaient qu’à se hisser sur la pointe des pieds pour se
servir. Il y’en avait à profusion. On en donnait aux voisins, aux
visiteurs, aux mendiants ; avec ce qu’il en restait, ma mère
réussissait des confitures à nous fondre le palais… »pp. 32-33

Ce bonheur était assimilé à l’image d’un père qui l’aime et qu’il aime :
« J’étais sa fierté.
Il m’aimait à perdre la raison.
Je crois bien qu’il m’a aimé par-dessus tout.
Nous étions très proches l’un de l’autre. Quand il allait
travailler, il me manquait ; lorsqu’il rentrait, il se dépêchait de
me sauter dessus et me rouait de coups affectueux avec un

211
bonheur tel que je mesurais pleinement à quel point il devait
languir de moi sitôt que j’avais le dos tourné…
Je l’aimais autant qu’il m’aimait. Lever mes yeux sur lui étais
une sublimation. Appuyé sur sa canne, il boitait à cause d’une
balle dans le genou. Pour moi, il paradait. Il était le plus
beaux des hommes et me paraissait tellement grand que
souvent je le prenais pour Dieu…
Pourquoi m’emmenait- il si loin de son bonheur ? »p. 12

Emmené loin de tout cet amour, l’enfant ne comprend pas ce qu’il lui arrive,
mais sait qu’il ne sera plus heureux :
« J’avais juste neuf ans, et suffisamment d’intuition pour
pressentir que les lendemains ne ressembleraient jamais plus
aux jours d’avant »p.13.

Dans l’excipit du roman, il s’agit d’un adolescent face à une décision qu’il
doit prendre seul et qui le conduira à sa vie d’adulte : son baccalauréat en poche,
doit-il continuer sa carrière dans l’armée ou prendre sa liberté en assumant son rôle
d’écrivain, loin de toute contrainte ?
« J’étais seul face à mes responsabilités »

Seulement, le mal est déjà fait : le renoncement avait déjà germé en lui :
« Je savais ce que je ne voulais pas, sauf que j’ignorais ce que
je voulais. Enfance évincée, adolescence confisquée, jeunesse
compromise, ainsi se mettait en place le jalonnement idéal pour
un renoncement annoncé. En perdant foi en la vie, je sacrifiais
celle que j’étais censé avoir en moi »p.237.

212
L’adolescent n’avait pas d’autres choix que la carrière militaire. Et khadra/
l’écrivain, est né d’une blessure.
« J’étais le fruit vénéneux d’un dilemme, d’un croisement contre
nature, l’éclosion embarrassée d’une inconcevable alchimie »p.
237.
« Je suis issu d’une blessure, d’un chagrin, peut-être d’un
simple malentendu, et j’ai grandi au milieu d’une plaie ouverte
comme pousse le nénuphar sur les eaux moisissantes de la
mare. »p. 238.

Cette blessure vient d’une absence, un manque affectif que le narrateur


intériorisera par le refoulement, le déni de celui qu’il n’a pas choisi d’être : le
militaire.

Et par le biais de ce déni, il va tenter de fuir les lieux de l’enfermement et de


créer les lieux qu’il investira, les lieux de la liberté.

213
III.1.1. La blessure initiatique

La séparation qui est le déclenchement de la narration dans « L’Ecrivain »


est vécue comme un rite initiatique, sensé faire passer l’enfant au stade
d’adolescent et ensuite à celui d’adulte, en le séparant de l’univers maternel :
« Il m’emmenait à l’école des cadets, un collège prestigieux où l’on
dispensait la meilleure éducation et la meilleure formation, où l’on
allait faire de moi un futur officier, un grand meneur de troupes et,
pourquoi pas, un seigneur de guerre et un héros… »pp. 12-13.

Ici, l’enfant est soumis à un « rite de passage »dont la description devenue


classique apparait en 1909 dans l’ouvrage de Van Gennep, « les Rites de
passages ». Pour Van Gennep, les rites de passages sont invariablement structurés
en trois temps ou trois phases : Séparation, Réclusion ou Isolation puis Retour.
La séparation est toujours brutale. Tout le monde croit que l’enfant ne reviendra
plus, qu’il est promis à une mort certaine. Ce qui dans « L’Ecrivain » est le cas.
L’enfant se sent mourir :
« La panique s’empara de moi ; je me sentais sombrer, je me
sentais mourir… »p. 25

La mort symbolique est la première étape dans le rite initiatique. L’enfant est
censé mourir à son enfance pour renaitre à son adolescence et cela dans
l’incompréhension totale du néophyte :
« Tout me manquait, m’échappait, me conjurait.
Je ne comprenais surtout pas pourquoi je devais vivre parmi
les orphelins, moi qui avais un père influent, une mère qui
m’adorait et une famille nombreuse… »p. 33.

Le rite de passage est mal vécu par l’enfant qui, ne comprenant pas ce qu’il
lui arrive, panique. Il est effrayé, répétant sans cesse la même phrase :

214
« Je voulais retourner auprès de ma mère, retrouver mes petites
habitudes »p.19.
« Je voulais renter chez moi »p. 22.

« Rupture », « écartèlement », « arrachement » sont les termes choisis par le


narrateur pour parler de cette douloureuse expérience :
« Une séparation qui tenait aussi bien de la rupture que de
l’écartèlement »p18.
« Ce fut comme s’il m’arrachait à un rêve merveilleux » p19.

L’incompréhension, la peur, l’angoisse envahissent l’enfant. L’espace où il


est jeté le traumatisme :
« Nous remontâmes une piste bordée de part et d’autre de
bâtisses vieillottes et rabougries. Leurs tuiles fanées, leur toit
défoncé par endroits, leurs fenêtres hagardes ainsi que leur
façade d’une blancheur traumatisante me dépaysaient déjà. »
pp. 19-20.

Les personnages qui le reçoivent lui font peur. Elles ne ressemblent pas aux
gens de son quartier :
« Avant de retourner traquer ses pelotons, (il) l’adjudant chef
retira son dentier et le remit dans sa poche. Sa bouche
s’affaissa avec une désolation telle que j’en ai frémi. »p. 21.

La deuxième phase du rite de passage est celle de la réclusion, de


l’enfermement de la solitude. Comme l’écrit Joseph Balland dans son article « les
rites de passages dans les sociétés traditionnelles », les néophytes, le plus
souvent complètement nus, sont enfermés dans un lieu clos où ils sont tenus de
rester cois et immobiles ».

215
El Mechouar représente ce lieu clos où les cadets n’ont pas droit à la parole.
L’épreuve de la tondeuse suivie de l’abandon des vêtements personnels pour une
tenue symbolise cette mise à nu.
« Après le petit déjeuner, le sergent Kerzaz nous conduisit,
mon cousin et moi, dans un trou à rat aménagé en salon de
coiffure. Un homme enserré dans un tablier godaillé m’installa
dans un fauteuil, face à une glace poussiéreuse, et se mit à me
tondre à partir de la nuque jusque sur le front en fredonnant
un air andalou. Son accent sifflant et son teint marmoréen
trahissaient en lui le Tlemcénien de souche…Au bout d’un va-
et –vient expéditif, mon crane présenta rapidement l’aspect
d’un galet. Je ne me reconnaissais plus. J’avais complètement
changé de tête. Le coiffeur m’ôta la serviette, sans se donner la
peine de brosser les boulettes de cheveux sur mes épaules,
m’extirpa de la chaise es fit signe à Kader de prendre ma
place. Mon cousin resta cloué sur le banc, affligé par ma boule
à zéro… au sortir du salon, Kader et moi nous dévisageâmes
avec chagrin, ensuite nous éclatâmes lui en sanglots et moi de
rire. Nous avions l’air de deux petits bouts de forçats qui
s’apprêtaient à rejoindre leur bagne. Le sergent Kerzaz ne
jugea pas nécessaire de nous consoler… « Tu ressembles à un
djinn », me dit-il « Toi aussi », lui signalai-je. Ensuite, la main
dans la main, nous avons suivi le sergent aux douches,
probablement pour nous débarrasser de ce qui faisait de nous,
deux jours auparavant, des enfants comme les autres. »pp. 28-
29

Apres l’épreuve du coiffeur, le narrateur passe à celle du déguisement :


« Deux jours après, on nous distribuera une tunique vert
bouteille, un béret, des gilets de corps des brodequins pour
les grands pieds et des sandales en caoutchouc pour les petits
pointures.
Nous avions cessé d’exister pour nous-mêmes »p. 29.
216
Toutes ces épreuves sont subies par l’enfant à l’intérieur d’un espace clos
d’où il est impossible de s’échapper. Non seulement les murs sont hauts, mais
ceux-ci sont fermés par un portail en fer.
« D’une secousse, (le sergent) m’ébranla de la tête aux pieds et
me traina jusque devant le portail fer d’une gigantesque
forteresse aux murailles surélevées tapissées de lierre. « »p. 19
« Je vis le portail se refermer inexorablement sur les immeubles,
les voitures, les gens et les bruits ; quelque chose me dit que le
monde extérieur qui s’effaçait ainsi sous mes yeux m’effaçait,
moi aussi. »p.19.
L’enfant a compris très vite qu’il venait de perdre sa liberté
dans « cette forteresse vampirisante qui (lui) paraissait aussi
exigüe qu’une nasse »p. 61.
« J’avais cessé d’attendre que les hautes murailles de la
forteresse s’effondrent pour me restituer ma liberté »p. 31.

Deux passages dans le roman montrent symboliquement cette réclusion.


D’abord, le narrateur nous raconte un épisode où l’enfant a failli se noyer. Alors
qu’il ne savait pas nager, un inconnu le pousse à plonger dans l’oued, lui
promettant de veiller sur lui. Mais l’homme abandonne l’enfant à son sort :
« J’avais compris qu’il ne se porterait pas à mon secours.
L’eau se referait autour de moi, m’aspirait dans un tourbillon
vertigineux. »p.24.

L’enfant fut secouru par son cousin qui passait par là. Ce même sentiment
d’abandon, de noyade et de mort envahit le narrateur alors qu’il est enfermé dans
la forteresse du Mechouar,
« Ce jour, à l’école des cadets, la nuit étendant sa chape par-
dessus ma tête me rappelait l’oued en train de m’aspirer,
ravivait l’ampleur de ma solitude. De nouveau la panique

217
s’empara de moi ; je me sentais sombrer, je me sentais
mourir… »p.25.

Le deuxième passage est une évocation des sentiments qui assiègent le


narrateur alors qu’il est en classe. Comme un prisonnier dans sa cellule, il regarde
par la fenêtre, contemplant « le même arbre, le même pan du ciel, la même parie de
la cour déserte et grise » :
« Un oiseau encagé, voilà ce que j’étais. Un oiseau interdit,
aux ailes rognées, quasiment empaillé, figé sur son perchoir,
avec le sentiment d’être aussi minuscule qu’un grain de millet,
aussi vulnérable qu’une cible en carton. »p. 63

Joseph Balland dans son article sur « les rites de passages dans les sociétés
traditionnelles » cité plus haut relève la violence des épreuves initiatiques. « Ce
qui est le plus impressionnant à nos yeux, écrit-il, c’est l’extrême violence autant
physique que psychique imposée au jeune adolescent…Le postulant est
généralement menacé de mort et des pires sévices sur un mode qui n’a rien de
ludique ; on le roue de coups, on le mutile…, on se moque de son ignorance, on
s’acharne à le mener aux abords de la folie en le soumettant à des injonctions plus
paradoxales les unes que les autres. »107

Nous retrouvons ce même schéma de violence dans « L’Ecrivain ». Les


cadets sont tous soumis à cet état par leur supérieur. Des leur arrivée, le narrateur
et son cousin sont face au sergent qui leur montre comment faire le lit :
« Il faut que votre lit ressemble à une caisse de munitions,
insista-t-il, avec des coins bien droits et une surface aussi plate
qu’une planche, le drap supérieur tourné vers l’extérieur
exactement de cette manière. Je vous préviens que si le moindre
faux pli est relevé, le moniteur flanquera tout par terre et vous
bottera le derrière. » p. 22.

107
BALLAND Joseph, « Les rites de passages dans les sociétés traditionnelles », le 11 aout
2012,www.lagouvernance.fr/les-jeunes-et-les-rites-de-passage consulté le 20 juillet 2015à15h.
218
Les enfants sont terrorisés :
« Tous avaient dans le regard une perplexité douloureuse,
comme s’ils s’attendaient à recevoir le ciel sur la tête » p. 23.

Le narrateur, dés sa première nuit à la caserne, fait l’amère expérience du


châtiment corporel :
« D’un coup, il y eut un séisme. Je réalisai vaguement qu’un
souffle fulgurant ma catapultait quelque part. le plafond
tournoya et je me retrouvai la figure contre le carrelage, à
moitié assommé, enseveli sous mon matelas. Une paire de
brodequins grotesque s’immobilisa contre mon nez. Un soldat
s’accroupit pour me monter son faciès grimaçant de colère :
Tu te crois toujours chez ta bonne petite maman chérie,
morveux ? Sors de là fissa si tu ne tiens pas à ce que je te fiche
ma godasse au cul. »pp. 25-26.

Ils apprennent à se préservez des coups :


« Le directeur du groupement élèves s’appelait Midas, un
sous lieutenant tassé, ardent et rouquin comme une torche. Sa
voix rauque, qui semblait surgir d’un canon, nous tétanisait à
des lieues à la ronde. Si, par malheur, notre nez échouait dans
la tenaille de ses doigts, on ne le récupérerait qu’à moitié. Il
avait la gifle foudroyante, le coup de pied au cul ajusté, mais
sa prédilection, c’était l’exercice de la falqua. Il en raffolait.
Assisté par Rabah, un grand gaillard de cadet dont la tâche
consistait à immobiliser les pieds du supplicié entre ses
cuisses, Midas vérifiait d’abord la propreté des orteils du
« chenapan » avant d’abattre dessus son martinet. Le
châtiment devait se dérouler sur la cour scolaire, à l’heure du
rassemblement. Pour que tout le monde y assistât. » p. 37

219
La punition est physique, mais surtout morale. Les élèves sont rabaissés,
amoindris devant leurs camarades. Et ils doivent « consumer » leur peine en secret
et en silence. La description de la punition infligée au Matricule 53 en dit long sur
la violence subie par des enfants enfermés dans « une forteresse médiévale »p. 99.
« Matricule 53 eut droit à quarante coups de cravache, dont
chacun l’ébranlait telle une décharge d’électrode. Au bout
d’une vingtaine de contorsions, le malheureux n’en pouvait
plus. Ses sursauts s’espacèrent, ses cris s’essoufflèrent ; à un
moment, ses larmes ne répondaient plus à ses gémissements.
Matricule 53 rejoignit ses camarades à quatre pattes et se passa
de l’usage de ses pieds pendant plusieurs jours. »p. 37.

Malgré toute cette violence dans l’enfermement, le narrateur tente de s’en


sortir et d’être l’agent de la troisième phase du rite de passage, le retour. On voulait
faire de lui un « héros ». Le sergent Kerzaz le répète souvent :
« Ici, nous formons des hommes, des vrais hommes, braves et
digne de la nation algérienne. »p. 29.

Et pour cela, dans un but de perte d’identité (comme le ressent le narrateur),


on troque leur nom par un numéro. « À partir d’aujourd’hui, leur intime
l’instructeur. Vous déclinerez votre matricule à la place de votre identité. »p28.
Cependant Yasmina Khadra quoiqu’ obligé d’obtempérer, garde le refus en lui :
« Je refusais de n’être que le matricule qui m’identifiait à
l’école des cadets, que le gradé figé sur un organigramme,
conçu pour ne se de sa tête que pour porter un casque et de ses
neurones pour assimiler les ordres et trouver la manière la plus
appropriée de les exécuter. »P17108

108
Yasmina KHADRA, entretien avec Youcef Merahi, « qui êtes-vous monsieur Khadra ? » édition Sedia
,2007.
220
Dans une « dérobade rédemptrice », le narrateur entre dans une phase de
refoulement et de déni et cela en se réfugiant dans les livres, l’écriture et surtout
en se choisissant un pseudonyme, Yasmina Khadra, un nom par lequel il signera la
majorité de ses livres, pour échapper au diktat de l’institution militaire.
« L’institution militaire (qui est absolument incompatible avec
la vocation d’écrire »p. 227.

Le cadet Moulessehoul, lors de la troisième phase du retour, décide d’être un


écrivain. Il le dit dans son roman et aussi quand Youcef Merahi l’interviewe.
« J’ai voulu devenir écrivain, je le suis aujourd’hui, contre vent
et marées. C’est peut être ma façon de tenir tête à mon propre
destin »p.21109

Il se crée alors une identité qui refoulera et niera l’existence de Mohamed


Moulessehoul, tout en sachant que le militaire est toujours là, présent. Grâce à
cette nouvelle nomination et à ce choix d’un destin, le narrateur se forgera un ethos
discursif qui le caractérisera.

109
Ibid. p. 21.
221
III.1.2. Déni et ethos discursif

Si « Yasmina Khadra » est le pseudonyme que Moulessehoul choisit pour


écrire, il est caractérisé par un terme qui non seulement est le titre du roman, mais
qui se retrouve à plusieurs endroits du texte : « L’Ecrivain ».
En fait ce mot fonctionne comme un pseudonyme puisqu’il opère ce que
Georgeta Cislaru écrit « une aspectualisation identifiante du sujet. » Le terme
« écrivain » construit l’espace discursif du sujet d’où émane le sens recherché par
l’enfant soldat : la quête de la liberté et le refus de l’ordre militaire, comme l’écrit
Georgeta Cislaru :
« On ne choisit pas son nom, on le porte. La plupart des
noms de personnes- anthroponymes, patronymes, surnom,
sont donnés par les autres…
Le pseudonyme est une sorte de revanche à cet ordre
contraignant de la dénomination propre. En
s’autonomisant, on tente d’émanciper son identité du
regard des autres tout en se positionnant au sein de la
société »110

Aussi le narrateur va-t-il se créer d’abord une généalogie. Il est le descendant


d’une tribu d’écrivains
« J’appartiens à la tribu des Doui Menia, une race de poètes
gnomiques, cavaliers émérites et amants fabuleux, qui maniaient
le verbe et le sabre comme on fait un enfant. Du haut de nos
montures aux crinières argentées, nous tenions tête aux
tempêtes et aux sultans. Nous empruntions aux varans leurs
altesse, aux scorpions leur sang froid, aux mouflons leur
adresse et aux gazelles leur grâce. Araignées souveraines au

110
CISLARU Georgeta, « Le pseudonyme, nom ou discours ? » http://cediscor.revues.org/746#tocto1n2,
consulté le 20juin 2015à 14h30
222
large des canicules, nous piégions les caravanes aussi aisément
que de vulgaires moucherons… » p. 166
« Je suis donc venu au monde un peu en retard, avec, certes ma muse
de poète et ma musette de guerrier, mais je n’ai plus ni royaume ni
épopée à glaner sauf, peut- être, le refus viscéral de me complaire
dans l’insignifiance à laquelle le destin s’appliquera à
m’astreindre. »p. 166

Plus tard, dans l’interview qu’il a accordée à Yousef Merahi, l’écrivain


reparle de son ascendance qui a déposé en lui les germes du futur écrivain.
« Je suis né dans le Sahara, dans la tribu des Doui Menia. Les Doui
Menia ont toujours été des poètes à travers les âges. Au XVIIe siècle,
il y a eu Sidi Abderrahmane Moulessehoul, un des mes ancêtres qui
étais d’une sagesse exceptionnelle. Au XIXe siècle, il y’a eu Sid
Ahmed Moulessehoul qui étais aussi un grand sage. Il avait même
enseigné à Tombouctou et son mausolée se trouve à Djebel Essayad,
entre Tlemcen et Sebdou. Sans parler du tout premier Moulessehoul
qui, en 1942, unifia les tribus des Sehoul- pleines, en arabe ; il s’agit
des Sehoul d’Ibadallah (les pleines d’Adablah, prés de Bechar)- et
bâti la première école pluridisciplinaire du Sahara quatre ans après
son intronisation. Ma vocation a de qui tenir »p. 20111

Etre « écrivain » est donc marqué dans ses gênes. Yasmina Khadra utilise
deux fois le mot « vocation ». Mais en utilisant le nom propre « Moulessehoul »et
en marquant historiquement par des dates son existence, il authentifie cette
dernière.
Donc par l’usage d’un pseudonyme (Yasmina Khadra), pseudonyme
déterminé par le nom« écrivain », l’auteur prend une distance par rapport à ce
qu’on a voulu faire de lui, c'est-à-dire un militaire :
« J’étais un adolescent qui refusais d’abord le destin qu’on lui
imposait…je me devais de dire que j’étais un écrivain, parce

111
Yasmina Khadra, entretien avec Youcef Merahi, « qui êtes-vous monsieur Khadra ? » édition Sedia
,2007. P. 20

223
que j’étais dans un monde de négation ou d’uniformisation,
voire de « cheptelisation ». J’étais seul, perdu dans une
confrérie d’ombres et de soumission. Il me fallait être
quelqu’un d’autre à qui adjoindre un allié. J’étais donc
MOI »p. 23112 (Merahi)

Dans « L’ Ecrivain », l’écriture « autobiographique » reprend le schéma


classique de l’égalité équationnelle entre auteur, narrateur et personnage avec un
effacement des deux premiers éléments de cette équation au profit du troisième :
le personnage auquel l’auteur et le narrateur s’identifient mais qu’ils privilégient :
écrivain. C’est pourquoi le narrateur avance plusieurs fois ce « nom » pour
finalement en faire « un nom propre », au sein de la société :
« A Kolea, nous avions créé notre monde et le consolidions en
fonction de nos besoins et de nos aspirations. Nous avions nos
« doctours », nos « cheikhs », nos « Che », nos « inventeurs » ;
une communauté seine et équilibrée. J’étais « l’écrivain ».
Tout le monde m’appelait ainsi. »p. 212

Le pseudonyme « écrivain », dans une perspective fonctionnelle (producteur


de discours propre) devient « nom propre » dans la mesure où il a un rôle
identifiant.

Cependant, il porte une marque de subjectivité (c’est le narrateur qui se


donne ce nom en rappelant dans plusieurs passages du roman que sa vocation est
celle d’être écrivain(117)).
« Oui, je suis écrivain. C’est quoi votre problème ? Savez-vous
seulement ce qu’est un écrivain ? Je suis le roi des mages ;
l’exergue est ma couronne, la métaphore mon panache, je fais
d’un laideron une beauté, d’une page blanche une houri. Sous
ma plume, les crapauds deviennent princes et les gueux sultans.
Je suis le seul à pouvoir inventer l’amour à partir d’une virgule.
112
Ibid. p23
224
Et vous n’y pouvez rien. C’est quoi au juste votre problème ?
Qu’est que vous me voulez ? Ecrivain je suis, écrivain je
reste. »p198-199
Cette nomination seconde est présentée comme une soustraction à
l’institution militaire. A l’injonction de l’officier supérieur qui lui dit que l’armée
n’a pas besoin de prosateur, le narrateur répond :
« Je n’ai pas besoin de chars, ni d’avions, ni de bataillons
chevronnés, monsieur le directeur. Donnez –moi une machine à
écrire, une rame de papier et je conquerrai le monde »p. 206

En masquant par un pseudonyme qu’il s’est lui même attribué, son véritable
nom « Moulessehoul », il enlève à celui-ci sa valeur communicative et tente
d’effacer l’identité que ce nom recouvre. Arrivé au Mechouar, il est le fils du
« lieutenant hadj Moulessehoul » p. 20

Mais très vite, en passant par l’utilisation d’un matricule qu’on lui attribue et
qui efface son identité de « fils de », il arrive à refouler, voire renier son identité
filiale. Venu le voir à la caserne, le père face à son fils qui se présente comme
« Cadet Moulessehoul Mohamed, matricule 129 », n’a aucun geste d’affection.
D’où la réaction négatrice de l’enfant :
« A partir de ce jour- là, jamais-au grand jamais- je n’ai réussi
à dire « papa », à mon père. Non pas que je l’en aie jugé
indigne, mais quelque chose, que je ne m’explique pas
aujourd’hui encore, s’était définitivement contracté dans ma
gorge et empêchait le vocable le plus chéri des enfants de
sucrer mon palais. Il me restera tel un caillot en travers de la
gorge, ensuite il retournera dans les oubliettes de mon être.
Nulle part, ni dans mes chairs ni dans mes esprits, je ne lui
retrouverai de trace ou de place. »p. 43.

225
Par le recours au pseudonyme, le narrateur se soustrait à ce que représente le
père, l’ordre militaire. Il y a rupture avec le code militaire, le code social de
nomination qu’on lui a imposé, sans pour autant en nier la légitimité :
« Je me chercherai ni à forcer la main au hasard ni à dévier de
la voie que mes semblables m’auront tracée. Ne sachant à quoi
m’attendre, je choisis de prendre les choses telles qu’elles se
présentaient ; de cette façon au moins-raisonnais-je- j’aurais la
consolation de ne pas tenir pour responsable de mes propres
déconvenues. Je ne me rebellerai ni contre les abus d’autorité-
qui, d’ailleurs, à aucun moment, ne feront plier l’officier que je
suis devenu-, ni contre l’ironie du sort qui malmènera
copieusement le romancier que j’essaierai d’être. »p. 117.

C’est pourquoi, le nom propre « Moulessehoul » revient quelquefois dans la


narration. Seulement il est mis à distance, car le sujet « Moulessehoul » ne
fonctionne qu’à la troisième personne du discours. Il ne s’approprie jamais le « je »
discursif. Le narrateur Yasmina Khadra raconte l’histoire du « cadet
Moulessehoul ». Khadra prend la place de l’individu- sujet et par le biais du
pseudonyme caractérisant (l’écrivain) construit son « ethos discursif ». Comme
l’écrit Amossy113 « par ethos discursif, nous entendons l’image de soi que le
locuteur construit dans son discours »

Le pseudonyme « l’écrivain »jette les bases de l’ethos discursif et identifie le


discours de l’individu. Choisi par son porteur, il est la représentation de soi. Le
narrateur l’a choisi pour représenter un « aspect » qu’il estime primordial dans
l’image qu’il veut donner à lui et aux autres.

113
Ruth AMOSSY, « La présentation de soi. Ethos et identité verbale », http://semen.revues.org/9159,
consulté le 20juin 2015à 14h30
226
Il devient comme le souligne Cislaru, « cette ressource linguistique qui
permet de sélectionner et de sémiotiser des aspects d’un individu »114
En prenant le pseudonyme de « l’écrivain », le narrateur érige un aspect important
de lui même en représentation identitaire dominante. C’est pourquoi il peut écrire.
« Je suis né écrivain ».
Des lors s’installe une convergence entre le pseudonyme et
la production discursive. « L’écrivain » fonctionne comme
un « masque »qui comme dans le carnaval, révèle les
aspects identitaires de celui qui le porte. Khadra le
configure donc dans un but précis : produire du discours
dans un espace donné, marqué par l’enfermement, celui de
l’institution militaire. Le pseudonyme est ainsi
intrinsèquement lié à la production discursive. Le discours
s’identifie à l’identité de l’individu que le pseudonyme met
en scène. Comme le souligne Laperre cité par G.
Cislaru115

« … l’auteur démiurge entend devenir à la fois père et fils


de son œuvre, le succès éventuel de cette dernière assumant
le rayonnement de l’identité pseudonyme au point
d’éclipser celle du patronyme »
Le pseudonyme, comme l’écrit Paveau en 2006, fonctionne comme un outil
discursif, c'est-à-dire comme un objet permettant de produire des discours dans un
cadre donné. Ainsi l’autonomination que recouvre le vocable « l’écrivain » va
bien au delà de l’identification énonciatrice entre un sujet locuteur (Yasmina
Khadra/narrateur) et une forme linguistique qui sert à l’identifier ou même à le
caractériser : « l’écrivain » identifie le sujet- locuteur à son propre discours.
Pseudonyme et discours fonctionnent comme des outils d’identification

114
CISLARU Georgeta, « Le pseudonyme, nom ou discours ? » http://cediscor.revues.org/746#tocto1n2,
consulté le 20juin 2015à 14h30
115
CISLARU Georgeta, Ibid.
227
signifiants : un pseudonyme est un « avant discours »- au sens étymologique du
terme-car il précède et prépare la production discursive. Il peut être donc assimilé à
un « outil de production discursive» qui fait converger sujet : nom et discours.
Ainsi dans cette troisième phase du rite de passage, le retour, Khadra sort de
l’espace de l’enfermement, celui de la caserne et de l’espace militaire, espace où la
parole est muette, et confisquée pour se construire son propre espace, celui de
l’écrivain, il y installe, par le biais du pseudonyme « l’écrivain », l’espace de la
liberté. Le néophyte construit donc le lieu de la parole libre.

228
III.1.3. Les lieux de la liberté

Enfermé dans un lieu qui le nie, le narrateur Yasmina Khadra fait surgir des
espaces métaphoriques où il éprouve la sensation d’être libre. D’abord, il
découvre, enfant, à El Mechouar, l’univers de la lecture.
« C’est à partir de cette année que j’ai commencé à me refugier
dans les livres. Chaque titre m’offrait une lézarde à travers
laquelle je me faufilais hors d’El Mechouar »p. 85 «
L’Ecrivain »

La lecture des contes, des bandes dessinées l’aident à se refugier dans un


monde imaginaire qui est à l’opposé du monde réel où il est retenu prisonnier : la
caserne :
« Les contes me propulsaient au cœur d’un monde captivant,
me gardaient, le temps d’une lecture, des influences néantisant
es de la forteresse. Je prenais une page comme on prend un
sentier, et je me laissais aller au gré des récits. Je choisissais
mes amis parmi les personnages, creusais mes maisons au
milieu des repaires de brigands et des antres de sorcières, et
les ogres ventripotents m’adoptaient, chose que les
instructeurs, à cause de leur impérities, ne réussissaient pas à
concrétiser. Grand amateur de bandes dessinées avant ma
déportation, je me mis à collectionner les petits livres aux
couvertures cartonnées dont les illustrations s’étendaient
jusque dans mes songes, bruissant de clapotis, de fourrés et de
pépiements, je languissais certes de mes Tintin, pieds-Nickelés,
Pim Pam Poum- ouvrages prohibés au royaume de Midas-
mais mes nouvelles découvertes se débrouillaient
admirablement : elle m’aidaient à déserter. »p. 85 IBID

229
Il construit un monde qui lui appartient, où il est inatteignable :
« Je m’y sentais chez moi, libre et inaccessible. Je pouvais me
faire pousser des ailes, soliloquer à voix haute, il m’importait
peu que l’on se gaussât de moi. Je me complaisais dans ma
chrysalide imprenable, tantôt papillon fabuleux, et je savais,
mieux que personne, me soustraire aux bruits et au chaos sans
crier gare, »p. 86Ibid
Le transfert du jeune cadet d’El Mechouar à Kolea va permettre à
l’adolescent d’élargir son espace vital. « Débarrassé des murailles et de leur
miradors »p131, il lui semble qu’il « renait au monde ». Ce qu’il lui permet de
garder l’espoir d’être un jour libre :
« Un jour, je m’envolerai. A l’instar de ces oisillons frileux et
écorchés misérablement au creux de leur nid. La nature
m’instruisait : les graines germent sous terre et, un matin,
hop ! Elles jaillissent au soleil tel un geyser. »p. 131 ibid.

Et cet envol, Khadra le réalisera à travers la lecture/écriture. Sa passion pour


la lecture s’accentuera quand il sera à Kolea. Dans son récit, le narrateur cite des
dizaines de livres qui l’ont accompagné dans sa solitude :
« La lecture était notre principale forme d’évasion…
Lire représentait, pour nous, la négation du fait accompli ;
c’était défoncer les barrières qui nous séparaient des autres,
qui nous enclavaient ; réduire en pièces la camisole de force
qui nous immobilisait en nous retenant loin des choses simples
et ordinaires de la vie.
Par-delà le besoin impérieux de communiquer avec l’extérieur,
d’essayer de ressembler à tous les enfants de la planète, nos
lectures se voulaient aussi une manière claire de prouver que,
malgré notre exil, nous étions capables de comprendre et de
rêver le terre des hommes. »pp. 152-153Ibid.

230
La lecture éclaire sa solitude :
« Lorsque la nuit de la médiocrité et de l’insignifiance
enténébrait mes solitudes, j’ouvrais un livre et mon monde
s’éclairait »116

Au-delà du plaisir que lui procure la lecture de livres, le narrateur découvre le


plaisir d’écrire.
La lecture pousse l’adolescent à écrire ses propres romans :
« A l’époque, mes livres préférés étaient la série des Six Compagnons
que nous proposait Paul-Jacques Bonzon à la Bibliothèque verte.
J’en raffolais au point où, à mon tour, je me mis à écrire les aventures
des Sept Inséparables où l’on retrouvait, quasiment calqué, les
personnages de mon auteur fétiche, ainsi que leur chien. Sur la
couverture de mes cahiers, je dessinais mes héros aux prises avec des
ombres menaçantes, inscrivais par-dessus, en gros caractères, mes
nom et prénom et le titre du texte que je soulignais en rouge, puis, en
bas, avec un crayon de couleur gras, je mentionnais Bibliothèque
bleue en guise de collection. J’étais très fier de mes ouvrages. Au bout
de quelques épisodes, je conquis un certain lectorat. »p. 153.
« L’Ecrivain »

Son désir d’écrire, toujours suscité par la lecture de la littérature universelle,


lui fait prendre conscience de son désir de se libérer « Ecrire, c’est être libre »p. 27
confie-il à Youcef-Merahi.
« J’écris, ajoute-t-il, pour sauver mon âme des démons qui
cherchent à l’assujettir »p. 26117

Ses origines d’homme du désert l’ont, dit-il ; aidé à construire son


imaginaire.

116
Yasmina KHADRA, entretien avec Youcef Merahi, « qui êtes-vous monsieur Khadra ? » édition Sedia
,2007.p. 25
117
Yasmina KHADRA, entretien avec Youcef Merahi, « qui êtes-vous monsieur Khadra ? » édition Sedia
,2007.p. 26

231
« J’ai hérité de ma tribu ce regard-là qui m’a appris à inventer
mon royaume, là où j’étais moins qu’un sujet, à me restituer les
horizons et les lumières qu’on m’interdisait. Ainsi est né mon
imaginaire, tel un troisième œil pour aller au-delà les murailles
qui me retenait captif des forteresses et casernes qui furent mes
geôles et mes asiles de proscrit. »p. 37.118

Dans son récit, le narrateur présente sa conception de l’écriture : le produit


d’une lecture solitaire, d’un rêve de liberté et surtout d’une jouissance, lui
permettant d’exprimer sa sensibilité et ses émotions.

Son premier écrit est une calligraphie d’un verset coranique. Il n’était encore
qu’un enfant insouciant :
« À l’école coranique, je communiais presque avec mon qalam. Ma
calligraphie ravissait le Taleb. De toutes les ouailles, j’étais celle
qu’il flagellait le moins. Quand il tenait ma planchette entre ses bras,
il donnait l’impression d’exhiber un trophée. Il était fier de mon
écriture qu’il me pardonnait volontiers mes récitations boiteuses, me
trouvant une « main d’orfèvre », un talent qui méritait autant
d’égards que d’indulgences »p. 87 « L’Ecrivain »

La calligraphie est l’art de bien écrire. La calligraphie arabe a été appliquée


d’abord à l’écriture du coran. Elle était considérée comme un acte pieux avant
lequel il faut se purifier. Au-delà de ce caractère sacré que revêt la calligraphie
celle-ci est considérée comme danse dont les mouvements gracieux sont reproduits
sur le papier. Elle exprime l’âme de l’artiste en libérant toute sa sensibilité, son
aspiration à beauté absolue. Cependant, le jeune calligraphe ne reste pas à cette
esthétique de l’écrit. Il abandonne les mots sacrés pour aller vers l’inscription
d’autres mots qui lui étaient inspirés. Ce fut le début de son écriture poétique qui
lui valut la flagellation de la part du Taleb :

118
Ibid. P37.
232
« Un jour que(le Taleb) nous faisait réciter en chœur les saintes
lectures, il m’avait surpris en train de griffonner au bas de ma
planche. Ce n’étais ni un verset ni une phrase ordinaire ; juste
une douzaine de mots écorchés dont les finales avaient en
commun un même son. Sa baguette m’avait foudroyé l’épaule.
Le lendemain, sans m’en apercevoir, d’autre mots, aussi
étrangers les uns aux autres, continuaient de rimer en secret,
dans un coin caché de ma planche…Ce furent les premiers mots
de traqués de mon être, les premiers vers vaillants, puisque
défendus, de mon exil. »p. 87. « L’Ecrivain »

La deuxième patrie de L’Ecrivain nous raconte toute l’expérience du


narrateur dans le domaine de l’écriture : sa rencontre avec les mots, la mise en
scène de ces mots-là, ses difficultés, ses émerveillements, son angoisse, sa patience
et sa persévérance, surtout face à l’agressivité et à la moquerie de ses camarades,
de ses enseignants et de son institution. Le jeune écrivain vit cette expérience dans
l’entêtement et la revanche.
« J’avais une revanche à prendre, sur moi- même d’abord,
ensuite sur ceux qui s’étaient dépêchés à me jeter au rebut. Et
cette revanche, c’était d’être, un jour, ce que j’idéalisais le
plus : un écrivain ! C’est-à-dire quelqu’un qui, comme
Baudelaire, aura plané par-dessus la bassesse et les
abjections auxquelles ses semblables l’avaient voué et
triomphé de sa petitesse de mortel en méritant sa part de
postérité.
Je n’étais pas un phraseur imbu mais une âme qui se cherchait
quitte à remuer le fond des abysses. Les ténèbres ne me
terrifiaient plus. Je marchais à tâtons en plein jour exprès.
J’avais foi en moi en dépit de mon infortune. Ainsi avancent
les hommes sûrs de leur lucidité. Je n’avais pas peur de me
perdre. Mon idée fixe était mon étoile polaire ; ma vocation
viscérale me servait de boussole. J’étais né poète comme

233
l’oiseau nait musicien, et ni les cages ni les rets des oiseleurs
ne sauraient falsifier mes solfèges. »p. 205. « L’Ecrivain »

En fait, le narrateur vit sa passion de l’écriture comme une jouissance :


« Après chaque lecture, je traversais un moment extatique,
comme si je ruminais une nourriture céleste. J’étais dans les
nuages. A mon tour, je préparais à accoucher d’un texte. La
plume érigée, l’éjaculation précoce, le besoin d’écrire levait en
moi tel un orgasme incoercible. Qu’une feuille vierge se
déshabillât sous mes yeux, et plus rien ne me dissuadait de la
posséder. D’un coup, la majuscule se soulevait dans un ressac
fougueux, le virgule s’improvisait en caresse, le point en
baiser ; mes phrases s’enlaçaient dans des ébats houleux tandis
que l’encre transpirait sur les volutes de ma muse. Haletant,
tremblant, ne sachant de qui tenir, de l’ange ou du démon, à
chaque page que je tournais, je faisais un enfant. »p.
158« L’Ecrivain »

L’analyse lexicale de ce passage montre la parenté entre l’acte d’écrire et


l’acte sexuel, parenté qui nie le principe de castration. L’écrivain est un
procréateur qui métaphoriquement donne naissance à un enfant.
On a voulu faire du cadet un objet, l’enfermant dans un espace où chaque
jour on fêtait la « mort du désir ». Le narrateur parvient par l’écriture à sortir de cet
espace de la négation et créer ses lieux de la liberté.

Ecrire, être écrivain et nier le militaire qu’on a voulu faire lui, est la façon
donc pour Khadra de vivre sa liberté en être vivant.
Cependant le militaire, bien que refoulé, revient sur le devant de la scène : c’est le
retour du refoulé.

234
CHAPITRE 3
Le retour du refoulé

235
Si le déni du militaire, le refoulement de celui qu’on aurait préféré ne jamais
être s’inscrit dans « L’Ecrivain », « L’Imposture des mots », que certains
critiques considèrent comme une réécriture autobiographique de « L’Ecrivain »
marque, dans la quête ontologique de Yasmina khadra, le retour du refoulé.

Rappelons que le retour du refoulé selon le dictionnaire est un processus par


lequel des éléments refoulés, n’étant jamais anéantis par le refoulement, tendent à
réapparaitre et y parviennent de manière déformée sous forme de compromis.119

Le retour du refoulé est un terme psychanalytique inventé par Sigmund


Freud. Le retour du refoulé est le surgissement hors de l’inconscient de contenus
psychiques déniés, repoussés, refoulés car inavouables ou inconciliables avec le
désir conscient.

Il s’observe, selon Freud, aussi bien à travers les rêves, les actes manqués, les
lapsus qu’à travers les symptômes psychanalytiques.
Lorsqu’en janvier 2001, Yasmina Khadra publie « l’Ecrivain », il révèle sa
véritable identité : il est commandant dans l’armée algérienne et s’appelle
Mohamed Moulessehoul.
Sa révélation aux medias a été le début du retour du refoulé. Cependant il ne
s’attendait pas aux diverses réactions d’une telle révélation : non seulement on lui
demandait de rendre compte de son passé d’officier supérieur mais aussi et
surtout de renier une institution qui pour lui est une réalité. Bien qu’amère, elle
faisait partie de sa vie.

« On voulait que je renie une partie de moi-même pour être


réhabilité. J’ai écrit l’Imposture des mots pour dire que je

119
http://psycha.ru/fr/dictionnaire/laplanche consulté le 26/04/2015 à 10h30
236
ne mangeais pas de ce pain, qu’il n’était pas question de me
mutiler ou de renoncer à un pan de mon intégrité »120

Face à tout cela, Yasmina khadra dés 2002 réagit en écrivain et publie
« l’Imposture des mots ». Mais ce retour se fera dans la violence et le conflit.
« Je suis de retour, avec mes bagages et mes convictions, mes valeurs et mes
principes »121

Cette violence qui refuse le retour du refoulé est symbolisée par l’émergence
des personnages de khadra. Cependant, les auteurs qui ont marqué le parcours
littéraire de khadra détruisent l’image de l’écrivain face à ses personnages et ces
auteurs eux-mêmes. Il y’a également le face à face de l’officier Moulessehoul avec
les Medias qui réclament le retour de celui qui a été renié, dénié, refoulé par
l’auteur dans « l’Ecrivain ». Le parcours est donc complet : les personnages
refoulent l’officier, les auteurs ne reconnaissent pas l’écrivain, les médias donnent
d’avantage d’importance à l’officier et l’officier revient triomphant face à
l’écrivain.
Ce retour de l’officier marque l’ouverture dans « L’Imposture des mots ».
L’incipit que nous avons analysé plus haut, narre le retour au pays et la fin de l’exil
de l’écrivain dont les seules aspirations est de retrouver son nom, celui qu’il a
longtemps caché et mettre fin à « l’imposture ».
« …comme les arbres, les totems tombent les masques, et
chacun est rattrapé par sa vérité »122
« Mexico, 30 décembre 2000, un siècle prend la porte de
service, viré comme un malpropre. Encombré de drames et de
parjures. Il se débine en trainant la patte ; la tête dans les
épaules, conscient de sa damnation, ce qui ajoute à sa

120
Yasmina khadra entretien avec Youcef Merahi « qui êtes vous Monsieur Khadra ? Édition sedia ?2007,
p. 36.
121
Ibid. p. 136
122
Ibid. P. 136
237
banqueroute une misérable ignominie. »p. 11 « L’Imposture des
mots »

On assiste à la fin d’un siècle encombré de drames et de parjures «


damnation, banqueroute, ignominie », une ouverture noire, mais accompagnée
d’un nouveau départ dans le deuxième paragraphe. Nous sommes dans un
aéroport : « Nous sommes à l’aéroport Benito-Juarez … Paris est à dix heures de
vol sans escale… »p. 11. Le narrateur nous installe dans un espace de l’envol ; il
s’en va avec sa famille pour un monde, un voyage prometteur allant vers un
ailleurs où tout sera le contraire de ce qu’il a enduré jusqu’à présent.

Mais le doute s’installe : son exil est fini : il rentre avec l’idée qu’il vole
comme Icare ou les phalènes : mais pour les deux, le destin fut tragique : Icare est
mort après avoir volé trop prés du soleil et les phalènes attirés par la lumière
finissent brûlés (une vie adulte très courte).
« Serait-ce, pour nous, une manière de voler de nos propre
ailes ? Si oui comment : comme Icare ou comme les
Phalènes ?ayant fleuri à vocation un Automne des chimères,
j’ignore de quoi seront faits mes été … »p. 11

Ensuite arrive le moment de l’interrogation dans l’incipit : le combat entre la


vérité et le mensonge.
« Le moment de vérité prépare ses verdicts, celui du
mensonge dispose ses nasses. J’ai conscience des arguments
de l’une et des arguties de l’autre. Je garde la tête froide. Si
l’authenticité repose du concret, la fausseté saura exactement
quand lui emprunter cette torche de vraisemblance qui
conjuguée au bénéfice du doute, la rendra plus crédible que
le fait accompli »p. 12

238
Le mal l’emporte jusqu'à présent.
Une nouvelle résolution apparait : le combat
« Les roses ne repousseraient plus. Renoncer est le moins
excusable des défections.
Quand on prend les armes, on ne les dépose pas. Question
d’honneur ? Question de vie ou de mort, simplement »p. 13

Le narrateur veut rentrer de son exil pour mettre fin à son imposture. Et tout
cela va se développer dans le roman sous la forme d’un « soliloque ».
« Arrête de soliloquer, maugrée-t-elle à voix basse »p. 16

Ensuite commence la rencontre et les dialogues avec ses personnages qui


sont en lui : le premier est Zane qui lui dit « partir où, l’écrivain ?partons vraiment
quelque part quand on fuit son pays ?
Personne ne fuit son pays. On ne fuit que soi même.-Sa vérité
ou son infortune comme si l’âme, trop à l’étroit dans sa peau,
tentait de s’en extirper »p. 15.

Zane l’incite à revenir chez lui pour se retrouver.

Cette entrée en matière est explicite. Elle nous permet d’émettre des
hypothèses de lecture. L’auteur/narrateur tient à dénoncer tout ce qui jusqu’à la fin
du siècle a été son imposture. Il installe le double discours qui finalement se
retrouve en lui (puisque ce discours prend la forme d’un soliloque) : le discours
de la vérité et celui du mensonge. Qui l’emporte ?vérité ou mensonge ?l’auteur ou
le narrateur ?
Arrivera- t-il à concilier les deux ou bien l’un évincera t-il l’autre ? Dés
l’incipit, l’auteur /narrateur fait appel à ses créations littéraires : L’Automne des
chimères et Les Agneaux du seigneur. Va-t-il convoquer à travers tout son roman
le monde imaginaire qu’il a mis en scène pour ensuite le récuser ? Cet acte de

239
dénonciation va t-il lui permettre de se retrouver et d’évincer la falsification qui a
fondé son acte créateur ?

Le roman commence à l’aéroport de Mexico où le narrateur Yasmina Khadra


attend avec sa famille l’avion qui va les emmener vivre en France :
« Nous sommes à l’aéroport Benito-Juarez : mes enfants
s’amusent, mon bébé s’ennuie, mon épouse s’inquiète.
Paris est à dix heures de vol sans escale. »p.11
« Paris !...
Nous atterrirons à Charles de Gaulle au lever du jour. »p. 25
Et se termine sur un quai de gare à Aix en Provence où il
retrouve celui qu’il cherche depuis le début, son alter égo.
« Le TGV entre en gare Saint Charles à 15h35.
La correspondance pour Aix en Provence est dans une demi-
heure. »p. 165

« L’Imposture des mots » recèle en filagramme un récit : celui de la quête


identitaire de Khadra dont la vie jusqu’en 2000(année qui ouvre le texte) a été un
mensonge.

Le narrateur est à la recherche de son double identitaire. Le narrateur nous


installe dans un espace de l’envol ; il va avec sa famille pour un monde, un voyage
prometteur allant vers un ailleurs où tout sera le contraire de ce qu’il a enduré
jusqu’à présent. Nous sommes en présence d’une reconquête identitaire où le
narrateur qui est en même temps l’auteur se dédouble en deux identités khadra
l’écrivain et Moulessehoul le militaire.

Le voyage dont le but est la quête de l’identité bafouée passe d’abord par
une confrontation avec les propres personnages de khadra.

240
III.3.1. L’écrivain et ses créations

« L’écrivain » est un personnage qui s’adonne à une écriture esthétique, il


exprime ses craintes, ses angoisse, ses fantasmes.
« Je suis écrivain, chez moi rien n’est fortuit ou gratuit » P. 29 L’Imposture des
mots.

« L’écrivain » peut passer outre ses limites s’il choisit de le faire : il est le
créateur, il est à l’origine du produit, « l’œuvre », et celui-ci appartient totalement
à cet auteur. Khadra se situe en droite ligne dans ce sillage. La rencontre
improbable de l’écrivain avec ses personnages, Zane, Hadj Maurice, Da Achour,
Brahim LLob, nous le confirme.

Rappelons que l’une des caractéristiques de l’écriture de Khadra se traduit


par la mise en scène des personnages dans son récit, des personnages fictifs qu’il a
créés dans ses romans. Ces personnage reviennent, traversent les frontières
éditoriales comme ceux de Kateb Yacine. Amrani Mehana a écrit à ce sujet dans
une lettre très originale, qu’il a adressé virtuellement à Kateb et dans laquelle il
évoque le retour des personnages « Tes personnages- étincelles te poursuivirent,
te collent aux trousses de livre en livre, et peut au delà du livre car tu disais « tes
personnages ont la peau dure. C’est dur de les faire vivre et surtout les faire
mourir. »123

Le retour du personnage chez Khadra dans L’Imposture des mots est


assez singulier. Cette façon de faire surgir un personnage qui tient tête a son
narrateur, qui le nargue et le tourne en ridicule, participe à cette volonté de casser
le mythe du « Roman ». Elle conforte l’entreprise de sape contre une conception

123
Cité par BOULAHABAL Fizia dans son mémoire de magistère : autobiographie autofiction : la
singularité de l’écriture de Yasmina khadra l’écrivain et l’imposture des mots, juillet 2008, université de
Bejaia.
241
de la littérature qui est bien un trompe l’œil. Dans le deuxième chapitre, nous
avons étudié, à travers la polyphonie, le surgissement dans le soliloque des voix
des personnages crées par khadra. Nous avons étudié du point de vue de la
narration ce phénomène. Qu’en est-il du point de vue sémantique ?

Les personnages sont au nombre de cinq dont voici leurs noms et les romans
dans lesquels, ils ont fait leur apparition : Zane dans les Agneaux du seigneur,
Hadj Maurice dans les Agneaux du seigneur, Brahim LLob dans Morituri, Salah
L’Indochine dans A quoi revient les loups, Da Achour dans Morituri.

Pourquoi ses cinq personnages et pas d’autres ? Peut être sont ils ses
personnages préférés ?
Ou sont- ils étroitement liés par la narration aux évènements qui touchent le
narrateur ?

La rencontre avec Zane :


« Je me retourne : Zane de Ghachimat qui n’a pas plus de
noblesse qu’un chien de race… Zane est l’un des principaux
antagonistes de mon roman les Agneaux du seigneur, Nain
retors et orphelin, il vécut de brimades et de railleries, jusqu’au
jour où l’intégrisme islamique posséda son âme… »P. 15

Zane est placé dans le contexte du livre initial.

Mais dans l’imposture des mots, il est devant son créateur réclamant une
suite pour les Agneaux du seigneur.
« Désespérément incorrigible, soupire Zane en resurgissant
devant moi, déguisé cette fois en steward.
-Qu’est-ce que tu veux, Zane ?

242
Embrassé par l’inefficacité de ses flagorneries, il repose le
plateau sur un siège, s’agenouille et, les mains jointes sons le
menton, il m’implore :
- Une suite pour les Agneaux du seigneur…
-Pas question
-C’est un beau roman…
N’y compte pas. Je ne te laisserai plus violer d’autres
mortes » Pp. 27-28 Ibid.
Khadra rappelle à son personnage Zane qu’il est le créateur.
«- C’est moi qui t’ai conçu » P. 29.
Il continue
« - Je suis écrivain, chez moi, rien n’est fortuit ou gratuit » P.
29.
-Tu n’es qu’un personnage Zane »P. 29.

Khadra a affiché son point de vue et rappelle le problème de l’édition.


« Lorsque un livre atteint le libraire, il échappe à son auteur »
p30.
« -Est-ce que je peux, au moins, prétendre à ton paradis
puisque tu es le dieu qui m’a créé ? »p. 30
« Les écrivains ne disposent ni d’enfer ni de paradis.
Zane n’en peut plut… »P. 31.

En tant qu’écrivain, il a le pouvoir sur eux.


Zane va intervenir souvent dans ce texte pour attiser la mauvaise conscience de
Khadra, mais aussi comme s’il existait vraiment pour le prévenir.
« Attention à la crotte de chien, me signale Zane » P. 47.

Hadj Maurice un autre personnage haut en couleur dans Les Agneaux de


saigneur prend la parole après une présentation Lapidaire :
« Hôtel de Beaune, 22h30
Assis en Fakir, Hadj Maurice jonche le canapé, Ecarlate comme
une pivoine. Essoufflé en sortant. On dirait un immense beignet
243
qui, après avoir longuement levé. Commence à dégouliner sur
le plancher.
Algérien de sang français, hadj Maurice un octogénaire
débonnaire et somnolent sur le pas de son patio à longueur de
journée »P. 48.

Il continue
«En me voyant arriver, il repose son éventail et ouvre un
journal sur son ventre de bouddha. »P. 49.
« Le nouvelles sont excellentes, dit il avec un sourire flapi. Une
page entière dans le Monde, Daniel Rondeau te consacre sa
chronique dans l’Expresse, Ignacio Cembrero t’offre la dernière
page d’El Pais. Ça a l’aire de bien démarré pour toi » P. 49
«- Ton interview est honnête, mais agaçante par endroits. Le
problème, comment te l’expliquer sans que tu me pètes à la
figure ?
-Essaie toujours » P. 50
-T’as bataillé combien d’années pour en arriver là, Khadra ?
-Une vie entière.
-Qu’est ce qui t’a pris de défendre une armée décriée
partout ?
«- La littérature m’a appris que la vérité ne se négocie pas. Si
je n’ai jamais mangé à ma faim, c’est parce que je ne mange
pas à tous les râteliers » P. 51 Ibid.

Ces intrusions nocturnes ne sont pas à notre avis, sans conséquences sur les
mobiles réels du romancier.
Ce texte construit à l’emporte pièce, continue ses chassés croisés avec
d’autres romans.

Brahim LLob autre personnage important dans l’œuvre de Khadra, retient


l’attention. Brahim LLob n’est autre que le célèbre commissaire de la trilogie

244
policière qui meurt tué par balle : « L’homme gisant parterre est le commissaire
LLob… Ils ont carrément vidé leurs changeurs sur lui ils ne lui ont laissé aucune
chance » pour mieux ressusciter dans La Part du mort en 2004.

C’est que l’écrivain agit en toute liberté : il est le maître de sa fiction et si un


personnage meurt puis renait ultérieurement dans autre roman, le lecteur le conçoit
aisément. Il évolue dans « Une fiction » et cette liberté de création est
revendiquée par Khadra tout au long de son récit.

Il vient le voir avec un autre personnage Da Achour « Je surprends deux


hommes, dans le salon.

L’un, obèse, se balançant dans une chaise à bascule, l’autre assis sur un
canapé en train de farfouiller dans un tas de journaux et de magazines.
Le commissaire LLob s’arrache à contre cœur a ses lectures et lève sur moi
un regard insondable.
-On passait dans les parages, Da Achour et moi. Alors on s’est
dit que ça te ferait plaisir que l’on vienne te secouer les oreilles
qui ont tendance à n’écouter que les mauvaises rengaines »Pp.
167-168 Ibid.
« Brahim LLob est le héros malheureux de mes polars. En
quelques épisodes, il a acquis des inconditionnels aussi bien en
Europe qu’au Maghreb. Son assassinat dans L’automne des
chimères, m’a valu des reproches inextinguibles ; certains
pensent que je l’ai fait tuer juste par jalousie »P. 168.

Leur rencontre avec un autre de ces personnages que Khadra ne va pas


reconnaitre Salah l’Indochine.
« Un bonhomme sanglé dans un costume de star arrête de
mordre dans sa ration et rejette exagérément la tête en arrière
pour ma signifier à quel point il n’en revient pas de me trouver
nez à nez avec lui. Sa stupéfaction surfaite m’interpelle. J’essaie
245
de le localiser dans mes souvenirs ; son visage osseux,
foncièrement scélérat, ne me dit rien.
Il s’essuie la bouche et les doigts dans un kleenex…
- tu ne vas pas me faire croire que tu ne m’as pas reconnu. A
moins que la notoriété te soit montée à la tête.
-Je ne vois pas qui vous êtes, monsieur.
-Monsieur ?vous ? Quelle délicatesse !
-je ne vois pas qui vous êtes, monsieur.
Il cogne sur le comptoir et tonitrue :
-A quoi rêvent les loups, bon sang ! Les bidonvilles d’El
Harrach… le personnage dégelasse, au pantalon rafistolé. Qui
raconte comment ce goinfre d’Omar Ziri, le caïd des caïds, a chié
dans son froc quand son heure a sonné.
- Salah L’Indochine ?
-Quais Salah L’Indochine en clair et en os
Eh ben, dis donc, si un écrivain ne reconnait plus ses
personnages, je me demande ou va la littérature » Pp. 97-99.

Pourquoi khadra a –t-il choisi ces personnages dans sa quête de la vérité ?


Tout semble s’éclairer quand, dans l’excipit, La Part du mort, khadra révèle son
véritable but dans son écriture : la dénonciation, à travers l’analyse de la situation
en Algérie, la veille de la décennie noire ainsi que le témoignage de la violence
dans cette décennie.

Zane est l’image de ceux qui ont triomphé pendant dix ans en Algérie : des
nains, retors dont la lutte n’était pas idéologique mais un prétexte au viol des
jeunes filles

Hadj Maurice est l’image idéologique des années 90 : un fakir, un


octogénaire, débonnaire et somnolant. Serait-ce la caricature d’Abbassi Madani, le
fondateur et président du Front islamique du Salut en Algérie ?

246
Brahim LLob, quand à lui est l’image de l’homme intègre et honnête,
cherchant la vérité et n’ayant pas peur de lutter contre les hommes au pouvoir. Et
tout cela en mettant sa vie en jeu : d’où son assassinat dans « L’Automne des
chimères »et sa résurrection dans « La Part du mort ».

A travers notamment ces trois personnages. Khadra nous donne une image
grossissante et caricaturale de ce qui s’est passé en Algérie dans les années 90.

Si nous regardons de plus prés la description que le narrateur fait de ces


différents personnages, nous nous rendons compte qu’il s’agit de caricatures. Les
traits sont grossis, enlaidis jusqu’à être repoussants. Le narrateur/écrivain qui les
crée arrive même à ne plus vouloir les reconnaitre comme pour Salah L’Indochine.

Le narrateur /créateur tente de les renier à leur tour en les disqualifiant. Ils
ne peuvent être des êtres dont il pourrait être fier. Ils sont « refoulés » et avec eux
khadra qui refuse de continuer à les faires vivre à travers son écriture. Confronté à
ses créatures, le créateur se renie lui-même.

Dans sa démarche de la quête de la vérité, khadra se retrouve face à d’autres


écrivains qui vont peut- être lui révéler ses motivations réelles.

247
III.2.2. L’écrivain et la littérature

Khadra reçoit les visites nocturnes dans « L’Imposture des Mots » de la part
des personnages référentiels, à savoir des écrivains lus et appréciés par Khadra
depuis son enfance. Des fantômes de la littérature, des grands l’interpellent.
Les écrivains sont : Kateb Yacine, Nietzsche et son personnage Zarathoustra,
Nazim Hikmet, Dib, Malek Haddad…

La résurrection des personnages dans « L’imposture des Mots » sans


justification, constitue un casse tête qui mine la logique paradoxale de la fiction,
La rencontre ou l’affrontement entre Nietzsche et Zarathoustra mérite d’être
relevé.
Nietzsche dans son œuvre donne la parole à Zarathoustra (Ainsi parlait
Zarathoustra).
Khadra a essayé de faire taire ses personnages. Nietzsche aussi.
« Soudain un grand fracas ébranle la chambre d’à côté.
J’accours et découvre Friedrich Nietzsche par terre, la figure
en marmelade tandis qu’une espèce de Raspoutine s’acharne
sur lui à coup de pied et de jurons obscènes. Le philosophe ne
tente même pas de se relever ou de s’enfuir. .
Nietzsche gémit … Hé Zarathoustra! Rappelle toi tes propos :
ici les voutes et les arceaux se brisent (…) dans la lutte : la
lumière et l’obscurité se battent en un divin effort.
Zarathoustra pivote, lui adresse un cinglant bras d’honneur et
disparait, au bout de la rue » Pp. 58-59.

Les rencontres qui défient la logique et déstabilisent les rôles, s’accélèrent.


Nietzsche et Zarathoustra, à nouveau :
« Nietzsche referme la fenêtre est se laisse choir sur le
sommier.
Scandalisé je lui dis :

248
-Je ne permettrais jamais à un de mes personnage de lever la
main sur moi » P. 60.
-Vous vous disputiez à propos de quoi ?
De postérité
C'est-à-dire
Zarathoustra trouve que je lui fais de l’ombre
Ce n’est pas Nietzsche qui te fais de l’ombre, Zarathoustra c’est toi
qui es devenu l’ombre de toi-même »p. 119

On assiste à un débat entre un personnage et son créateur sur la notoriété et


la reconnaissance (le personnage trouve que son créateur lui fait de l’ombre).
Par ailleurs, La rencontre avec Edouard Glissant écrivain antillais est réelle,
khadra va parler avec lui de la littérature algérienne et surtout de son ami Kateb :
« Aimez-vous la littérature algérienne monsieur Glissant ?
Edouard Glissant arrivait de Californie pour animer une série
de conférences et ne tenait pas à se dépenser inutilement.
Edouard Glissant prit le temps de découper sa saucisse la
trempa dans son jus et mordilla dedans avec délicatesse. Il
reposa sur moi, regard de divinité d’ébène et raconta :
-J’ai connu Kateb Yacine. A Paris, au début des années 60, un
sacré bonhomme… »P. 22.
« Je reviens importuner M. Glissant, aussi fébrile qu’un scout
lâché dans la nature.
Avez-vous entendu parler de Yasmina Khadra ?
J’ai lu. »P. 24
« J’étais désolé pour Yasmina khadra. Si une référence comme
Edouard Glissant se gardait de se prononcer, c’est que khadra
n’avait pas convaincu. »p. 24

Le débat tourne toujours autour du même thème : la reconnaissance de


l’écrivain. Khadra malgré ses efforts n’est reconnu ni par ses personnages comme
Nietzsche face à Zarathoustra ni par les grandes figures de la littérature algérienne.

249
Les fantômes de la littérature, les grands écrivains de cette littérature
l’interpellent. Ils surgissent du passé et hantent le romancier. Ils s’entretiennent
très familièrement avec Khadra. Le choix des personnes rencontrées n’est pas le
fait du hasard : Kateb est le symbole de la littérature algérienne avant et post
indépendance : il est à lui seul la littérature.
« Ma première nuit en France, Kateb Yacine est venu me voir
dans mon sommeil. Il portait un bleu de Shanghai décoloré et des
sandales en caoutchouc. Une barbiche effilochée – qu’on lui
reconnaissait pas- tempérait l’agressivité de son menton. Il
ressemblait à Ho chi Minh, sauf que cette fois ci il
s’enfichait ».pp. 38-39

Kateb est à l’image de son personnage Vietnamien.


«- Qu’est- tu venu chercher par ici, Yasmina Khadra ? Ce que ni
moi ni Mohamed Dib n’avons point trouvé. ? (La colère le
laminait ; sa figure tressautait de dépit). Penses-tu que nous
ayons manqué de foi ou de pot ?
Que dalle, mon grand. Nous avons seulement manqué de
discernement. Il n’ya rien pour toi ici, hormis le fiel qui m’a
achevé et l’amertume qui grignote méthodiquement Dib par la
plante des pieds » P. 39.
« Tu ne seras que ce qu’ils veulent que tu sois » P. 39.
« Pour eux tu n’es pas un talent, tu es une curiosité qui
s’estompera d’elle même dés qu’on l’aura assez vue.
Tu n’es pas chez toi, ici encore moins dans ton élément.
Mai ce n’est pas à la France que tu dois t’en prendre. Ton
malheur vient de ton pays qui n’a pas su te mériter » Pp. 33-40

250
Kateb et Dib évoquent avec Khadra le problème de l’exil et le problème de la
reconnaissance.
Nazim Hikmet aussi, est censé avoir rendu visite à Khadra, il aura avec lui
une longue discussion.
Qu’est ce qui te rend si sûr de toi, Nuage de fumée ?
-Je suis Nazim Hikmet, je connais les geôles et le cœur des
humains mieux que mes poches.
Ce qui importe est de donner un sens à son martyre. N’oublie
pas que tu es un écrivain
Et c’est quoi, au juste, un écrivain ?
Il hoche tristement le menton.
-je sais qu’aujourd’hui mes poèmes ne pèsent pas lourd devant
une histoire de cul… »p. 91

…Mais ce sont les épreuves qui forgent les dieux.


Je ne suis pas un dieu
Tu es celui de tés personnages…
Ton problème : tu t’es trompé d’époque. Giono t’aurait
soutenu et Camus peut être aussi. L’autre problème : ils ne
sont pas joignables et tu dois te démerder seul comme un
grand.»Pp. 91-92 Ibid.

Khadra, est un écrivain, il agit en toute liberté, il est le maitre de sa fiction.


Cette liberté de création aurait été défendue par Giono et Camus qui poursuivent le
même combat dans la création littéraire.

Malek Haddad lui aussi apparait pour avertir Khadra.


« Ta brutalité risque de choquer un grand nombre de tes
lecteurs, m’avertit le regretté, Malek Haddad en lisant par-
dessus mon épaule » P. 164 Ibid.

251
Pourquoi khadra a-t-il choisi ces écrivains dans sa quête de vérité et pas
d’autres ?

Tous ces écrivains, vont surgir à travers son soliloque sauf Edouard Glissant
qui est lui bien réel. Ils ont le même mobile : la lutte pour la liberté,
l’indépendance à partir de l’exil et surtout la reconnaissance.

Khadra, narrateur, convoque ces écrivains : d’abord Nietzche, peut être pour
montrer que les personnages créés par les auteurs prennent leur indépendance et
vivent en dehors de celui qui les créés. Ils deviennent des symboles. Ensuite les
grands noms de la littérature algérienne le poussent à aller retrouver sa véritable
identité.

Enfin Giono qui l’incite à travers l’évocation de sa terre à retrouver son


enracinement et faire émerger celui que Khadra a tenté d’enterrer : Moulessehoul.
Les medias de leurs côtés, ont participé à ce retour du refoulée.

252
III.2.3. L’écrivain et les medias

Les médias participent à ce retour du refoulé, détruisant l’écrivain mais en


même temps en diabolisant le militaire.
Le texte de Khadra s’inscrit dans le sillage du roman contesté, parce qu’il
défie les conventions romanesques et valorise l’accessoire, le dérisoire, le
périphérique, ce qui se passe autour et non uniquement ce qui se passe dans
l’histoire.
Les événements périphériques au roman, vente dédicaces, accueille sur les
plateaux de télévision, interview occupent le devant de la scène et font si on peut
dire « l’actualité narrative ».

Dans un premier temps quand khadra arrive en France on l’accueille


chaleureusement les éditeurs, les journalistes l’accueillent sur les plateaux de
télévisions : khadra séduit et attire les medias.
La rencontre avec son éditeur :
« Mes éditeurs m’attendent au train bleu, gare de Lyon » P. 42.

« Betty Mialet m’intercepte à l’entrée du restaurant.


Ravissante comme une métaphore.
Vous vous êtes laisse pousser la moustache.
C’est pour assagir les boutons de fièvre et préserver le soupçon
de look qui ne reste.
Elle me conduit dans angle mort, à l’abri des indiscrétions.
Bernard Barrault y occupe un canapé. C’est le patron. Son
sérieux se veut l’octave haute de la pondération.
Betty ouvre son sac et me tend mon livre, droit sorti de
l’imprimerie.
Il est magnifique, dis-je ému en parlant de l’objet.
J’ai adore m’avoue t elle
Bernard passe aux choses urgentes. Il me propose le contrat.

253
Betty attend que je range mon stylo pour m’annoncer que
Bernard pivot m’invite sur son plateau. P. 44 Ibid.
Rappelons qu’en 1995 la direction de Julliard est confiée à
Bernard Barrault et à
Betty Mialet qui croient eux farouchement à la création
littéraire et sont spécialiste dans la jeune littérature française
contemporaine et offrent une opportunité à khadra.
Mais avant « Bouillon de culture », vous avez rendez- vous avec
jean Luc Douin pour le Monde. La rencontre aura lieu ici même
demain à 15h30 » P. 44 Ibid.
J’avais un léger avantage sur Jean –Luc Douin. Je savais à quoi
il ressemblait depuis son apparition sur le plateau de « Bouillon
de culture »qu’avait rediffusé TV5.
Votre livre est jouissif, me confie t’il en récupérant l’ensemble
de son sourie.
Jean Luc n’attend rien d’autre que mon récit. Immédiatement, il
actionne le magnéto.
L’entretien démarre sur les chapeaux des roues.
En désamorçant ses bobines, jean Luc Semble soulagé :
l’écrivain qui la défendu sans le connaitre parait fiable » P. 45
Ibid.

Jean Luc Douin journaliste au Monde, chroniqueur et critique de cinéma, il


est également l’auteur de plusieurs ouvrages sur des cinéastes.
La presse et l’accueil fait a ses écrits préoccupent davantage le narrateur, que
la fonction diégétique qu’il devait assumer.

La révélation de sa véritable identité Mohammed Moulessehoul, officier


supérieur de l’armée algérienne entraine Yasmina Khadra dans une valse
médiatique enfermée. Les interviews s’enchainent, on reconnait la valeur de
l’écrivain mais on est déçu de le savoir militaire, et on se met à avoir des soupçons

254
et des doutes sur sa participation aux massacres dont on accuse l’armée. On veut
diaboliser le militaire.

La rencontre et l’entretien avec la célèbre journaliste française Florance Aubenas


est à ce titre évocatrice:
« Le téléphone sonne… c’est la réception : Florance Aubenas,
de libération et arrivée »P. 66

Elle assiste au dédoublement de la personnalité de l’écrivain, est confrontée


à Khadra, mais en faite c’est Moulessehoul qui l’attire : « l’écrivain ne l’intéresse
pas, elle s’est déplacée exclusivement pour l’officier » P. 67 Ibid.
« Armée de sa plume de tous les combats, elle se jette dans la
bataille. De toute évidence, elle n’aime pas le médaillon
Khadra à cause de ses deux faces. Ne le déteste pas, non plus.
Elle est surtout déçue. Elle s’attendait à des révélations
fracassantes ; elle n’a droit qu’à une inébranlable sincérité… »
«Elle cherche la faille dans le dispositif du militaire…
imperturbable, le commandant ne cède pas un centimètre de son
territoire »P67 Ibid.
« La journaliste est en boule. Elle non plus, ne lâche pas prise
les résistances l’excitent… « p. 76
« Le commandant est déçu, lui aussi. Il croyait la guerre
classée est triste de se livrer à un duel sourds où les armes
pipées tirent misérablement à côté.
Finalement, Florance Aubenas, décroche » P. 68 Ibid.

Il continue
« Un journaliste me demande pourquoi avoir intitule mon livre
« L’écrivain » je lui réponds que c’est ainsi que l’on me
surnommait, enfant et dans l’armée. Cela ne le satisfait pas. Il
suce du sel un instant puis, d’un ton inamical : »vous ne trouvez

255
pas prétentieux, de votre part, de vous prendre pour un
écrivain ? » P. 73.

Cette réponse ne relève-t-elle pas de l’imposture ?

Les animateurs célèbres de télévision sont aussi convoqués, dans un renversement


qui en fait les vedettes de « L’Imposture des Mots » :
«C’est Notre tour de passer sur le plateau. Yeux rieurs et
sourire diamantin, Thierry Ardisson est épuisé sans
l’admettre…
Il a préparé un court reportage sur moi. Patrice Carmouze, lui à
lu mon récit. Sa satisfaction illumine son visage. Il me reçoit
avec beaucoup d’égards. Quant à Y.B., il est pressé de passer
aux choses sérieuses. D’emblée, il déclare être venu
« accrocher » (son) Wagon à (ma) locomotive médiatique » je n
y vois pas d’inconvénient. Il ne parlera pas de son livre au
grand dam de son éditeur ; il se contentera d’épouiller mes
interviews » Pp. 86-87.

Tout est prétexte à digression. Les talentueux articles parus dans la presse
algérienne el Watan :
« Je suis content de sérer contre moi un journaliste
exceptionnel dont j’ai adoré les chroniques dans El Watan » P.
88.

Le texte de Khadra est écrit sur un mode décalé : celui de l’anodin, du « rien
de bien sérieux », de la mise en texte de propos de journalistes, d’échanges de
politesse, de banalités d’une certain vacuité qui interdit un récit serré, mené de part
en part. Mais qui dans le même temps bouleverse les définitions et les attributions,
interrogeant la place et la valeur sociologique de l’auteur.

256
Le Nouvel observateur s’interroge « Khadra un écrivain
majeur ? (P. 87) ?
Pourquoi se remet-il en question maintenant qu’il découvre un
soldat derrière le flic ? Toutes les armées de la terre ont offert,
à leur nation, des aigles et des vautours, des Himmler et des
Rommel. Pourquoi faut-il croire que celle de l’Algérie ne peut
avorter que d’ogres et de faux jetons ? » P. 88.
« Thierry Ardisson tape dans ses mains, le spectacle est terminé.
On range ses affaires et on rentre à la maison » P. 88.
Le narrateur à de l’humour et de la répartie, mais s’entête à ne
raconter une « véritable » histoire Dans le couloir : Y. B
m’avoue tu m’as planté : Aucune inquiétude « j’ai la main
verte » (p. 88)
C’est nous qui soulignons et nous laissons au lecteur le soin d’apprécier ce
genre d’humour : planter- main verte.
Khadra en veut à ses propres compatriotes, il est invité et les convives sont :
« Boualem Sensal, Salim Bachi ; Maissa Bey qui débarque de sidi Bel Abbes,
Lakhdar Belaid, journaliste et auteur d’un premier polar remarquable, Catherine
Simon du Monde, Patricia Allémonière de TF1 et une écrivaine algérienne que
mon éducation ne me permet pas de nommer ici et que j’appellerai, pour les
besoins de la cause Mme Hélas.
M. Le ministre parle de la Francophonie, de la coopération, de la relation algéro-
française… »P. 157.
« Mrs Hélas rejette mes propos… Pour elle, je suis qu’une
militaire maculée de sang qui ferait mieux, d’aller vérifier les
changeurs de sa mitraillette au lieu de rester là à rajuster
nerveusement sa cravate de péquenot. Je n’ai point rencontré
cette dame. J’ai seulement entendu dire qu’elle a très mal pris
la venue intempestive d’une certaine Yasmina Khadra… »p.
158

257
Pourquoi ne parlez-vous jamais de torture dans vos livres ?
Mais il en parle ; madame, lui signale le ministre.
Pourquoi un pseudonyme, alors ?
Je l’ai déjà expliqué.
Pourquoi un pseudonyme féminin ?
Je trouve que c’est d’une malveillance inqualifiable.
Chacun est libre de prendre le pseudonyme qu’il veut, intervient
Pierre Cardinal qui commence à voir où l’écrivaine veut en
venir. »p. 160

« Et là, j’ai compris, les étrangers ne nous détestent pas. Le mal


est en nous les quelques journalistes français qui ont été
désagréables avec moi n’avaient de moi que l’image que leur
offraient mes faux frères. Ils m’ont regardé à travers les yeux de
certains de mes compatriotes. »P.161.

« Abdelkader D et Mrs Hélas sont de ceux- là. Ils incarnent leur


purulence, les désinfecter serait les dénaturer »p1. 64 Ibid.

Déçu par la malveillance de ceux qui voulant faire revenir le militaire sur
scène n’ont tenté que de détruire khadra, l’écrivain adulé avant sa révélation,
khadra, l’écrivain, décide dans « l’imposture des mots », d’affronter dans un face
à face direct et sans équivoque Moulessehoul le militaire.

258
III.2.3. L’écrivain et le militaire

Nous sommes en présence d’une reconquête identitaire où le narrateur qui


est en même temps l’auteur se dédouble en deux identités : khadra, l’écrivain et
Moulessehoul, le militaire.
Il s’agit dans « l’Imposture des mots »de réconciliation entre Moulessehoul
et Yasmina Khadra. Pour le narrateur/auteur, il s’agit de retrouver celui qu’il avait
renié quelque année avant, le commandant Moulessehoul. A la question de Kateb :
« Qu’es-tu venu chercher par ici, Yasmina
Khadra ? »p.39.

Khadra lui répond clairement.


« Tu es venu chercher quelque chose ; moi, je suis venu
chercher quelqu’un. »p. 41.

« L’Imposture des mots » est une quête narrée par khadra pour récupérer sa
véritable identité : le commandant Moulessehoul.
En effet, khadra veut se réconcilier avec lui-même, Moulessehoul. Et tout ce qui
nous est narré, c’est cette tentative de réconciliation. Cette quête est intérieure
parce qu’il s’agit d’un soliloque : monologue intérieur qui fait entendre toutes les
voix qui habitent l’auteur/narrateur.

L’auteur et le narrateur jouent de ces dédoublements du « je », de ces


distributions qui cachent et masquent l’identité de chacun. Le « je » renvoie aussi
bien à khadra qu’à Moulessehoul. Interchangeable, le »je » peut être aussi bien
celui du personnage de fiction que le porte parole du narrateur.

259
Dans son combat pour récupérer sa véritable identité, khadra affronte
Moulessehoul.
« Le soldat Mohammed, depuis longtemps résigné, que l’on
croyait définitivement forgé dans un maillon de ses propres
chaines, soulevait la montagne comme soulève la poussière
sous ses sabots un étalon ébloui par l’horizon : ses bouquins
se donnent en spectacle sur les étales des libraires ! »pp. 34-
35.

Jeu subtile, ce « je » est double, renvoie à deux noms propres distincts :


Moulessehoul, le principal protagoniste et Khadra, le scripteur et le signataire.

Dans son combat pour récupérer sa véritable identité, khadra affronte


Moulessehoul. Il y a lutte. Mais qui l’emporte face à l’autre ?qui parle ?
« J’ai interprété sa venue inattendue comme un signe : le temps
de renoncer à ma carrière militaire et de me consacrer corps et
âme à la seule vocation qui à compté pour moi, la littérature »
P. 17

Le locuteur parle à visage découvert. Il s’agit de Moulessehoul d’autant plus


que dans « L’Ecrivain », Moulessehoul parle de son désir d’écrire.
« Longtemps, j’ai jalousé les écrivains… j’étais seulement
jaloux de leur bain de foule au gré des signatures, profitaient
pleinement, me semblait-il, de leur bonheur et de leur succès
tandis que je n’étais même pas autorisé à aller recevoir les prix
littéraires que l’on me décernait »p. 92

Le locuteur se dédouble ; les deux personnalités sont présentes, l’une, khadra,


avec son succès et sa liberté et l’autre Moulessehoul avec son grade militaire et ses
interdits.
« J’ai pris la décision, la plus difficile. La moins évidente.
Lâcher ce que je tenais fermement entre les mains pour traquer

260
une volute de fumée : quitter tout l’uniforme, ma carrière
d’officier, ma famille, mon pays pour un vieux rêve d’enfant »P.
34 Ibid.

Là khadra triomphe. Moulessehoul disparait.


Seulement, « L’Imposture des mots » ne sépare pas les deux individualités
mais les fait s’affronter :
« Le commandant Moulessehoul s’appuie contre le lit
maussade… »p. 75
-la spécificité suscite plus de curiosité que le doigté. C’est juste,
d’accord, et puis après ?il des embarras qui dépassent
l’entendement. On essaie d’y remédier ; ils ne se laissent pas
amadouer. C’est dommage, et c’est comme ça.
-Ouais…
-Il avance d’un pas, se ravise en voyant mes épaules durcir,…
-Jai hante de me substituer à toi le jour de ta consécration
-Ce n’est pas la fin du monde.
-Je t’assure que je m’en veux ferme de compromettre tes
chances d’écrivain
-J’ai bien, gâché ta carrière d’officier, non ? »p. 76
Le face à face continue : le tète à tète reprend plus violant, plus
incisif sur le ton de l’affrontement, du réquisitoire : »il se racle
la gorge et hasarde :
-Yasmina …
Je le freine d’une main péremptoire
Il hoche la tète. Ses yeux préfèrent tourner autour des miens
sans les affronter.
Qu’est ce que tu veux hadarath ?
-J’aimerai bien le savoir.
-Tu me files depuis tout à l’heur juste parce que tu ignores ce
qu’il te reste à faire ?
-C’est à peu prés ça. »p. 122

261
« Tu veux être bon à quelque chose, à l’instar du malheur,
commandant Moulessehoul ?
Ramasse tés saloperies, va voir ailleurs si j’y suis, mais va. Au
nom des ancêtres, va t’en, sors de mon esprit, de mon ombre.
Ouste !... »p.123

Entre l’écrivain et l’officier apparait une cassure que le narrateur cherche à


combler c’est pourquoi tout le combat contre l’imposture se traduit par le combat
et la réconciliation de deux « logos » ou discours, celui de l’écrivain et celui de
l’officier.
Le « je » écrivain est le lieu de la liberté, de l’exil, de l’errance, de la
transgression.
Le « je » militaire est quant a lui le lieu de la contrainte, lieu de l’enferment, lieu
du langage idéologique, celui de la réalité.

Le narrateur tente une réconciliation entre deux logos qui s’opposent. Cela
conduit à une recomposition du « je » fragmenté : le sujet et sa différence.
Le narrateur lutte contre l’effacement du « je » militaire par le « je » écrivain
c’est une lutte contre la mutilation. Dans « L’Imposture des mots », il revient
chez lui pour redonner vie au « je » militaire tout en essayant de ne pas effacer le
« je » écrivain.
Seulement la transgression peut-elle côtoyer le respect de la réalité. Echec ou
réussite ?

Le livre se clôt sur un quai de gare : arrivée ou départ ?le train serait-il déjà
parti ?
« Je me penche sur son sac, le jette par-dessus mon épaule,
pour la première fois depuis cet automne 1964 où le portail de
l’école des cadets me confisquait au reste de la planète, je lui
tends la main.
-Viens, lui dis je, rentrons à la maison.

262
Il tergiverse, cherche dans mes yeux un point d’appui.
- Viens dons, insisté-je, les enfants nous attendent.
-Il avale convulsivement sa salive
-Tu es sûr que toi et moi ne faisons qu’un. »p. 177

Ce retour du refoulé se développe à travers deux images, celle du voyage et


du quai.
Le voyage est un déplacement qui permet à celui qui l’entreprend de se
retrouver, et c’est le cas dans « L’Imposture des mots ».

Quant à la deuxième image, celle du quai, il y’a ambigüité. S’agit-il d’un


départ ou d’une arrivée. L’Imposture des mots se termine sur un quai
« Je m’engouffre dans une avalanche qui me transporte jusqu'à
la gare.
Le coup de sifflet du chef de gare retentit….je réussis à me
faufiler sur les quais juste au moment où le train démarre. »pp.
173-174

La rencontre se fait sur le quai : khadra, l’écrivain va rencontrer


Moulessehoul, le militaire. On assiste au retour du refoulé.
« Je m’arrête au milieu des rails et regarde les derniers wagons
disparaitre dans un virage. J’ignore combien de temps je suis
resté terrassé sur le ballast. En reprenant mes sens et un peu de
mon souffle, je m’aperçois que les clameurs de la ville se sont
tues. Les quais sont soudain déserts et le chef de gare s’est
tiré…seul un soldat effondré sur un banc, son sac marin à ses
pieds….Ce n’est pas un soldat français ; ses galons d’officier
sont ceux d’un commandant d’Algérie.
Il a beaucoup maigri, le commandant. »p. 175

Sur ce quai où tout semble finir, qui l’emporte ? L’écrivain :


« Vraiment, tu ne m’en veux pas ?implore-t-il.

263
-comment t’en voudrais-je ? Tu as dit que la vérité…Tu as
reçu, toute ta vie, des coups qui m’étaient destinés sans
protester.
Quant mon tour de te renvoyer l’ascenseur est venu, je l’ai
gardé pour moi. Je me suis conduit de façon abominable vis-à-
vis de toi.
Tu es trop sévère avec toi.
Tu parles ! Mon heure arrivée, j’ai levé la tête plus haut que
mes bras et j’ai chanté mes propres louanges. Je raflais les
micros que l’on me tendait comme s’il s’agissait d’offrandes et
j’ai été stupide de croire que je pouvais faire la fête en
solo…. »pp. 175-176

Ou le militaire
« Tu as raison de procéder ainsi, Yasmina. Mon rôle était
terminé. Ta famille littéraire te réclamait ; il me fallait céder la
place. »p. 176

Chacun des deux veut assumer sa part de responsabilité :


« Ma vraie famille, c’est toi, commandant Moulessehoul. Tu ne
m’as jamais laissé tomber. Même lorsque je m’arranger pour
me mettre le Diable sur le dos, tu te dépêchais de le porter pour
moi. Qu’ai- je fais pour te rendre la pareille ? À peine atterri
au pays de cocagne, j’ai fait celui qui ne te connait pas et je me
suis rangé du coté de ceux qui te montraient du doigt pour me
préserver des mauvaises fréquentations. J’ai été pire que tous.
Si les autres avaient des motivations, moi, je n’avais aucune
excuse… »p. 176

On assiste à la récupération de la véritable identité. Moulessehoul est –il


entrain de triompher ?
« Je ne suis pas là pour demander l’absolution. Je suis venu
reconnaitre que, de nous deux, le brave, c’est toi. Tu n’as jamais
264
renoncé à tes convictions, commandant, ni monnayé une miette
de ton intégrité. Tu es resté égal à ta fidélité. Ça n’a pas été
mon cas. J’ai cru saisir ma chance, et ce n’était qu’un leurre.
Le destin m’appâtait pour me tester ; je lui ai prouvé que je ne
mérite pas son indulgence. Ma vie a été jalonnée de travers à
cause de mon esprit tordu. J’ai mordu à l’hameçon comme on
croque la lune ; ça m’a pété à la gueule, et c’est bien fait pour
moi. »p. 177

Aucun sentiment de culpabilité ni de remords. Le narrateur accepte l’arrivée/


le départ des deux identités. D’où l’espace du « quai » où tout se joue dans la
bipolarité : la réconciliation émerge au-delà des mots :
« Toi et moi ne faisons qu’un »p. 177
Seulement des deux, qui est le sujet ?
Nous revenons à l’espace de l’indécidable, caractéristique majeure de
l’écriture postmoderne.

265
CHAPITRE 3
Émergence du « je » créateur

266
Déni et retour du refoulé marquent, ainsi, les deux premiers temps de la
quête ontologique de Yasmina Khadra. Le troisième temps est celui de
l’émergence d’un « je », celui de l’écriture, qui n’est ni khadra ni Moulessehoul,
mais une troisième instance dont la seule réalité est de l’ordre du poétique.

Derrière l’écriture faussement linéaire de « L’Ecrivain » et derrière celle


fragmentée et cassée de « L’Imposture des mots », derrière ces deux « récits
imposteurs », se profile la quête ontologique de Khadra. Apres le déni
autobiographique qui a tenté de ne faire vivre que Khadra/écrivain et cela par la
figure du masque représentée par l’utilisation du « pseudonyme »et après le retour
du refoulé où Moulessehoul revient dans la violence, Khadra, par la figure du
déplacement, parvient à créer un troisième espace, celui de la paratopie où il fait
surgir une identité discursive.

Ainsi le narrateur qui est khadra et Moulessehoul à la fois, s’invente sur


parole. C’est pourquoi ses récits ne visent pas une biographie ni même l’histoire
d’une vie. En écrivant, le sujet se met à jour et se déplace vers un espace autre où,
comme l’écrit Blanckeman, « Il simule une parole authentique qui coule et
s’enfuit, déborde et se surprend, se reprend et se surveille, une parole qui saisit le
sujet à même ses mots ».124

124
BLANCKEMAN Bruno, 2002. Les fictions singulières, édition prétexte, p. 119.
267
III.3.1. Le déplacement

Dans l’ensemble des textes du corpus, la figure du déplacement est


omniprésente. Elle est même structurante. Ce déplacement est lisible d’abord dans
le genre. Se présentant comme récits autobiographiques, L’Ecrivain,
L’Imposture des mots, La Rose de Blida et Cousine k, tous ces écrits troublent
les limites du genre. Nous avons montré dans la première partie de notre travail
que malgré les éléments fondamentaux d’un récit autobiographique, ces textes font
éclater le genre et sèment le trouble dans leur appartenance générique. Dans La
Part du mort, le déplacement formel se fait à l’inverse : du roman policier, le
lecteur est renvoyé à une autofiction : le personnage-narrateur, le commissaire
LLob, renvoie, comme un reflet, les caractéristiques de l’auteur. Ainsi, par ces
déplacements formels qui installent la remise en cause de l’écriture de soi, c’est
tout le statut de l’écriture littéraire qui est posé : l’incapacité du roman à
appréhender un ordre de réalité authentique.

Ainsi cette première manifestation du déplacement se présente comme une


réflexion sur les pouvoirs de l’écriture à cerner et à rendre compte des mouvances
de la vie.

La deuxième manifestation du déplacement est celle du déplacement


géographique. Elle est en fait la plus manifeste puisque le narrateur-personnage
est toujours en mouvement. Le déplacement évoque le mouvement. Il est vecteur
d’activité. Le sujet est en perpétuel quête de quelque chose qui lui manque.
L’espace glisse, les lieux s’entrechoquent dans des micro-récits où le personnage-
narrateur se débat à la recherche d’une vérité minée par l’incertitude.

268
Dans « l’écrivain », même dans un lieu d’enfermement, le personnage
bouge. Il n’est jamais immobile. Il se déplace réellement ou mentalement (il veut
retourner chez lui). Il parvient à briser les frontières de l’enfermement en se
créant, par la lecture ou par l’écriture, des lieux de la liberté. Il sort d’el Mechouar
pour aller à l’ile d’el kolea. Là aussi, même enfermé en prison, il parvient à sortir
en se révoltant et en imposant son désir d’écriture.
« Au quatrième jour, je me retranche au fond de la forêt, du
matin à la nuit tombée. Je me surprenais à courir dans le taillis,
à me dresser au haut des talus, les mains en entonnoir autour de
la bouche pour hurler à tue- tête : oui, je suis écrivain. C’est
quoi votre problème ? Savez-vous seulement ce qu’est un
écrivain ? Je suis le roi des mages ; l’exergue est ma couronne,
la métaphore mon panache ; je fais d’un laideron une beauté,
d’une page blanche une houri. Sous ma plume, les crapauds
deviennent princes et les gueux sultans. Je suis le seul à pouvoir
inventer l’amour à partir d’une virgule. Et vous n’y pouvez
rien. »p. 198 « l’écrivain ».

L’écriture comme motif de déplacement est vécue en tant que désir. Elle est
négation d’une dure réalité.
« L’Imposture des mots » s’ouvre sur un « retour d’exil » : la scène se passe
dans un aéroport. Il se ferme sur un quai de gare. La personne est toujours en
mouvement, de pays en pays, et de ville en ville.
« Nous sommes à l’aéroport Benito-Juarez : mes enfants
s’amusent, mon bébé s’ennuie, mon épouse s’inquiète.
Paris est à dix heures de vol sans escale. »p. 11 « l’imposture
des mots »
« Bientôt nous allons survoler la cote est des Etats- Unis »p.
11ibid
« Paris !…
Nous atterrirons à Charles de Gaulle au lever du jour »p. 25
ibid.

269
« Je débarque donc en France, ma muse en bandoulière, les
yeux plus grands que le sourire »p. 37
« Le TGV fait de son mieux pour me ramener au plus vite auprès de
mes enfants. Il file à toute allure à travers la compagne de
France »p94
« Retour à paris. C’est la nuit »p. 112
« Je marche le long de la seine. Quelques bateaux ruminent leur
disgrâce, attachés aux quais comme des bêtes obscures…. »p. 112
« Nous irons à Marseille dés demain »p. 140
« Le salon du livre de paris me donne l’occasion de retourner à
paris »p. 145

« L’Imposture des mots »présente donc la dynamique du retour d’exil.

L’exil est par définition l’expérience de l’écart et de l’identité fracturée liée à


la conscience du lieu perdu. Le retour d’exil est une tentative de récupérer cette
identité perdue et recréer un espace où resurgit la parole confisquée par la
séparation. Comme l’écrit Michelle Nota,
« L’exil engendre une parole de la mouvance, disant une
crise identitaire dont le risque encouru est celui d’une
perte de soi, pouvant aller jusqu’à la mort. Parole de la
mouvance, mais également, parole duelle de l’exilé qui
cherche sa propre définition, dans le jeu perpétuel de
l’altérité et de l’identité, par rapport à un ici maintenant.
Le lieu d’exil vécu comme un ailleurs face à un ailleurs
rêvé, mythique, le lieu de vacance, vécu au contraire
comme un ici-la terre d’origine, devenue terre promise où
habite l’identité perdue. Cette quête implique à terme, un
renversement de l’ici et de l’ailleurs qui s’opère dans et
par l’écriture. Par conséquent, elle comporte une
interrogation plus fondamentale, dont l’enjeu est le

270
langage comme facteur de l’intégration sociale et
individuelle »125
La facture identitaire engendré par l’exil, khadra la vit au quotidien. Aussi
s’inscrit-il dans le mouvement du déplacement, visant à reconstruire ou créer une
autre identité.

Dans « l’interprétation des rêves » Freud décrit le déplacement comme


un « type original de formation inconsciente aboutissant au décentrement du
contenu manifeste par rapport au contenu latent. »126
On peut dégager deux étapes du processus de déplacement : la première marque
une rupture, la seconde une création.

Ainsi, et essentiellement dans « L’Imposture des mots », le déplacement


géographique est renforcé par un déplacement temporel qui exprime le phénomène
de rupture. Les époques dans le roman se superposent, la temporalité se défait.
Yasmina Khadra, Nietzsche, Kateb se rencontrent et vivent à la même période. Les
époques se superposent, créant des anachronismes, des équivoques et des faux-
semblants qui font que le lecteur après le narrateur s’interroge sur son rapport au
sens.

Rompant avec la linéarité de « L’Ecrivain », « L’Imposture des mots »


présente une période difficilement identifiable. Pourtant cette période est encadrée
par deux dates : 2000-2001
« Mexico, 30 décembre 2000 : un siècle prend la porte de
service… »p. 11
« Onze ans plus tard, en janvier 2001, sa voix gutturale résonne
sur mon mobile… »p. 156.

125
Http : //www.limag.refer.org/textes/cillimmigrations2/Michelle%20NOTA.htm, consulté le 26/06/2012.
126
Freud Sigmund, 1906. L’interprétation du rêve, édition Points,.
271
Seulement ce qui se passe entre ces deux dates, défie la réalité temporelle. Il
semble que nous passons de la linéarité d’un temps chronologique et irréversible à
la verticalité d’un temps psychique où surgit un autre sujet que celui du temps
historique. C’est la deuxième étape du processus de déplacement : la création
psychique. Tous les déplacements géographiques (et ils sont nombreux dans
L’Imposture des mots) du personnage-narrateur signifient une errance identitaire
d’un sujet qui se fuit lui-même, mais qui est à la recherche de celui qui rêve
d’être : le sujet de l’écriture. Ce sujet devient alors l’objet de sa quête identitaire, à
travers un espace autre, celui de la paratopie.

272
III.3.2. La paratopie

Le concept de « paratopie créatrice » a été élaboré et développé par le


linguiste français Dominique Maingueneau en 1993. Dépassant les contradictions
entre approche sociologique et approche immanente des œuvres littéraires,
Maingueneau trace, à partir de la pragmatique du discours, une voie qui aborde un
au-delà du texte sans rejeter le texte lui même, ni prendre parti ou position sur le
contexte.

En créant ce concept de paratopie, Maingueneau veut sortir l’opposition


instituée par le structuralisme qui défend l’autonomie du « moi écrivain » opposé à
« l’homme du monde », vision énoncée déjà, comme l’explique Maingueneau, au
début du XXème siècle par Proust et que cite le linguiste
« Et pour ne pas avoir vu l’abime qui sépare l’écrivain de
l’homme du monde, pour n’avoir pas compris le moi de
l’écrivain ne se montre que dans ses livres, et qu’il ne
montre aux hommes du monde (…) qu’un homme du
monde comme eux, il inaugurera cette fameuse méthode,
qui, selon Taine, Bourget, tant d’autres, et sa gloire et qui
consiste à interroger avidement pour comprendre un poète,
un écrivain, ceux qui l’ont connu, qui le fréquentaient, qui
pourront nous dire comment il se comportait sur l’article
des femmes, etc., c’est à dire précisément sur tous les
points où le moi véritable du poète n’est pas en jeu »127

La paratopie fait sauter la barrière entre d’une part le narrateur, figure


textuelle et l’autre l’écrivain, cet être au monde : dans notre cas Yasmina Khadra et
Moulessehoul.

127
MAINGUENEAU, Dominique, « Quelques implications d’une démarche d’analyse du discours
littéraire. http://contextes.revues.org/93 » consulté le 27/05/2015 à 10h20.
273
Par l’introduction de cette notion de paratopie, Maingueneau cherche à
s’écarter « des sentiers de l’histoire littéraire qui nous montre un écrivain «
influencé » par « des circonstances » que son œuvre « exprimerait ».

La paratopie bouscule la conception héritée de Proust et reprise par les


structuralistes où « il y aurait d’un côté les expériences de la vie, de l’autre les
œuvres qui sont censées les représenter de manière plus ou moins déguisée »128
La paratopie brouille les frontières qui séparent le « moi créateur profond » et
le « moi social superficiel » et fait exploser des identités qui ont tendance à se
refermer sur elles-mêmes. Ce brouillage, cette explosion mettent en place une
scène énonciatrice autre que celles occupées par la double identité :
« Condition de l’énonciation, la paratopie de l’écrivain en
est aussi le produit ; c’est à travers elle que l’œuvre peut
advenir, mais c’est aussi elle que cette œuvre doit
construire à travers l’énonciation. La littérature ne peut
dissocier ses contenus de la légitimation du geste qui les
pose, l’œuvre ne peut configurer un monde que si ce
dernier renvoie à l’espace qui rend possible sa propre
énonciation. »129

La paratopie est un processus créateur. Elle n’est pas une situation initiale
« Il n’est de paratopie qu’élaborée à travers une activité de
création et d’énonciation »130

Stéphanie Décante Araya, dans son analyse sémantique du concept de


« paratopie créatrice » dégage trois axes déterminants. D’abord inspiré d’une
métaphore spatiale, le concept de paratopie créatrice pose à la fois la
problématique bakhtienne du « lieu » de la littérature dans le champ socio-discursif

128
MAINGUENEAU, Dominique, ibid.
129
Ibid.
130
Ibid.
274
et-celle des rapports de l’auteur avec l’institution littéraire. Puis cette paratopie est
« créatrice » car elle est « le non lieu » et « le lieu » où s’actualise le sens
contribuant à la réalisation du texte comme œuvre littéraire. Et enfin, le troisième
axe développé par Stéphanie Décante Araya est que « le préfixe « para » suggère
qu’il faudrait « penser l’activité littéraire en terme de dissidences ». Cette
dissidence, Maingueneau en parle en termes d’écarts par rapport à un « lieu
commun » identitaire. Il écrit :
« Celui qui énonce à l’intérieur d’un discours constituant ne
peut se placer ni à l’extérieur ni à l’intérieur de la société :
il est voué à nourrir son œuvre du caractère radicalement
problématique de sa propre appartenance à cette société.
Son énonciation se constitue à travers cette impossibilité de
s’assigner une véritable « place ». Localité
paradoxale….véritable » Maingueneau131

Yasmina Khadra vit cette expérience de l’écart et de l’impossibilité de


trouver sa véritable place dans un monde réel, celui où il a grandi et qui est son
lieu « social »et dans un monde que l’on pourrait caractériser comme un « non
lieu », puisque basé sur une imposture, le monde de l’écrivain.

Le terme « imposture » renvoie à une gêne, une impossibilité qu’a l’écrivain


de se stabiliser face à un monde institutionnel qui refuse de légitimer sa
production.

La paratopie, en se matérialisant à travers « une activité de création et


d’énonciation », permet à « l’écrivain »de se situer et de s’instituer en écrivain. La
forme que ce processus prend est alors celle de l’exil, du classé, du dissident.

131
Stéphanie Décante Araya, « La paratopie créatrice : une relecture depuis les Études de
genre »http://www.lecturesdugenre.fr/Lectures_du_genre_3/Introduction_files/INTRODUCTION.pdf
consulte le 27/05/2015 à 11h10.

275
Khadra sort du discours politique et idéologique pour entrer dans le discours
littéraire. Ces textes ouvrent sur le social, sur un au-delà du texte, sur un contexte,
sans prendre parti ou positon sur ce contexte.

C’est pourquoi, en choisissant un pseudonyme fortement caractérisé par


l’emploi itératif du terme « écrivain », il sort de la « communauté discursive » des
militaires, sans jamais les renier. D’où ce « retour du refoulé » analysé dans le
second chapitre de cette partie. En fait il intègre les deux pratiques linguistiques,
l’une fondée sur un espace de la liberté (la pratique discursive de l’écrivain) et
l’autre construite sur un espace de la soumission (la pratique discursive du
militaire).

Cependant, Yasmina Khadra vit cette articulation dans « l’exclusion » :


« Lorsque la nuit de la médiocrité et de l’insignifiance
enténébrait mes solitudes, j’ouvrais un livre et mon monde
s’éclairait. J’ai vécu trop longtemps à l’ombre des autres. Je
sais ce que cela signifie. Il m’arrivait de toucher du doigt le
creux de la vague, et me dissoudre dans l’exclusion. Je l’ai
connu soldat à cause de ma vocation d’écrivain. Je la
connais encore romancier à cause de mon passé de
militaire. Si je devais résumer ma vie en un mot, ce serait
exclusion »Y. Merahi132 p. 25

Et c’est pourquoi il va créer un troisième espace, celui du sujet écrivant, qui


n’est ni l’auteur, ni le militaire. Il se met alors en scène intégrant les deux pratiques
et créant son discours littéraire propre.

132
Yasmina KHADRA entretien avec Merahi Youcef « qui êtes-vous Monsieur Khadra ? », Edition Sedia,
2007.
276
Khadra vit donc une situation paradoxale d’inclusion/exclusion, situation
qu’il dépasse par l’utilisation d’un terme, celui de la « résiliation » qui n’est pas
résignation dans la solitude, comme khadra l’explique lui-même, ni une
acceptation de cette situation, mais au contraire une ferme volonté de créer à
travers son discours littéraire un univers d’amis et de reconnaissance qui
peupleront « ses solitudes » :
« On ne me fera pas souffrir à mes dépens. J’ai dépassé l’âge
de grimacer quand on me singe. Que l’on me rejette, ce n’est
pas grave. Je sais que ce n’est pas moi qui en perds le plus.
Un petit milieu me claque sa porte au nez ; tout un monde
m’ouvre ses bras. J’ai des amis partout, des lecteurs sur tous
les continents. C’est vrai que je ne les vois pas, mais je sens
leur présence et elle me réconforte. J’ai la prétention de croire
que j’ai les meilleurs amis du monde et que j’aime comme
aucun prince ne sait mieux le faire que moi. »Ibid. P. 86

Cependant Khadra demeure la manifestation de la dissidence au regard du


lieu commun orthonormé, celui des militaires. Il s’en réclame haut et fort, refusant
ce « monde de négation ou d’uniformisation, voire de cheptelisation ».
« Après tout, qu’étais-je pour oser braver toute une institution,
avec ses dogmes et ses rituels, ses sanctions et sa sévérité, ses
abus et son impunité ? Rien, je n’étais rien, hormis un
entêtement, un refus torsadé, un rêve à l’époque insensé. »Ibid.
P. 24

Pourtant, Yasmina Khadra ne reste pas dans la dissidence et le rejet. Il se crée


lui-même un autre destin, celui d’écrivain :
« J’ai voulu devenir écrivain. Je le suis aujourd’hui, contre
vents et marées. C’est peut-être ma façon de tenir tête à mon
propre destin. Comme je ne fais pas le poids, il m’arrive de
battre en retraite, non pour décrocher, mais reprendre un
nouvel élan et charger de plus belle. » Ibid. P. 21

277
Face à l’adversité qui veut le contourner soit dans son rôle d’écrivain
trahissant le militaire, soit dans sa fonction de militaire bafouant l’écrivain,
Yasmina Khadra n’avait qu’un rêve, sortir de cette opposition :
« C’est vrai que je suis mal barré, avec cet uniforme qui se veut
ma tunique de Nessus. Certaines chapelles bien pensantes
préfèrent me tenir à distance, me disqualifiant d’office. Ceux qui
me contestent n’ont pas besoin de ruer dans les brancards pour
chahuter mon travail, il leur suffit de dire « c’est un militaire »
et l’estocade fait mouche. » Ibid. p. 21

Et pour échapper à cet écartèlement, il invente ses propres repères : l’écriture.


« Ecrire n’a jamais été tricher, pour moi, mais survivre. Il me
fallait absolument un repère et je n’ai pas pu m’empêcher de
l’inventer là où j’avais besoin de le déceler : la fiction. » Ibid.
P. 18

Cette mise en place d’un espace discursif autre subvertit l’opposition entre
texte/contexte. Khadra récuse, par sa mise en scène d’un troisième autre, l’idée
même « d’articulation » de deux espaces discursifs « hétéronomes ».
Il aura alors devant lui un espace immense et incertain où il pourra ainsi
installer un discours littéraire sans pour autant être accusé de souscrire à un
discours monologique.
C’est pourquoi, d’ailleurs, après la publication de « L’Ecrivain » et
« L’Imposture des mots », Khadra, ayant réglé dans un grand tapage médiatique
son appartenance à deux sphères incompatibles, ne revient plus sur ce problème
identitaire et publie beaucoup d’ouvrages. Khadra est parvenu à se « créer un
monde parallèle », « un jardin secret », « un univers littéraire », « une petite
forteresse inaccessible ». Il a appris à « inventer (son) royaume, là où (il) était
moins qu’un sujet, à (se) restituer les horizons et les lumières qu’on (lui)
interdisait.»
« Ainsi est né mon imaginaire, tel un troisième œil pour aller au-
delà des murailles qui me retenaient captif des forteresses et
278
casernes qui furent mes geôles et mes asiles de proscrit. »Ibid.
P. 38
« Ce sont (les) absences, (les) souffrances, (les) besoins
lancinants et tellement vagues qui ont échafaudé mon
imaginaire et qui, aujourd’hui, m’assistent en chaque phrase
que je formule, en chaque expression que je propose. »Ibid. p.
38

Ainsi chez Yasmina Khadra, la paratopie est pensée comme lieu de


l’expérience d’une dissidence complexe. Il appartient au groupe des militaires mais
ce n’est pas son groupe. Il appartient au groupe des écrivains mais ce n’est pas son
lieu. Il dépasse alors par le biais de la « paratopie créatrice » les oppositions entre
ces deux groupes et les repense en termes d’interactions et de négociations. L’un
ne peut exclure l’autre mais l’un peut permettre à l’autre de s’exprimer. Yasmina
Khadra appartient à la société militaire sans lui appartenir. Son insertion dans ce
monde ne peut se faire que sur le mode paratopique tel que défini par
Maingueneau, parlant de l’artiste et de la femme.
« Comme l’artiste, la femme appartient à la société sans lui
appartenir véritablement : pour l’un et pour l’autre,
l’insertion ne peut se faire sur le mode paratopique. Ils
occupent des lieux, mais qu’ils excèdent toujours, sans
pour autant être citoyens de quelque ailleurs. L’artiste, à
l’instar de la femme, mais sur un registre différent, évolue
dans un demi-monde. Comme elle, il ne circonscrit pas un
monde, mais opère la transition entre les espaces : il ne se
laisse définir ni en termes de statuts ni en termes contraires
(ils) menacent la stabilité d’un mode topique »133

133
MAINGUENEAU cité par Stéphanie Décante Araya, LA PARATOPIE CRÉATRICE : UNE
RELECTURE DEPUIS LES ÉTUDES DE GENRE,
http://www.lecturesdugenre.fr/Lectures_du_genre_3/Introduction_files/INTRODUCTION.pdf consulte le
27/05/2015 à 11h10.

279
Ainsi par la paratopie qui met en interaction l’espace littéraire et la société,
Khadra élabore une stratégie d’inclusion et d’exclusion qui lui permet d’asseoir
une identité discursive à partir d’une identité narrative. Conscient des difficiles
conditions d’exercice de sa fonction d’écrivain au sein de l’armée, dans un même
mouvement il résout et préserve une « impossible appartenance ». Khadra instaure
alors à travers son mouvement créateur un discours qui lui permettra de poursuivre
son ouverture littéraire qui se veut engagée.

280
III.3.3. L’identité discursive

L’Ecrivain et L’Imposture des mots sont deux récits de vie d’une seule et
même personne, Moulessehoul/Yasmina Khadra. Cependant chacun fonctionne
différemment. Et cela se manifeste par une manipulation du temps qui fonde la
dialectique de ce que Paul Ricœur appelle « mêmeté »et « ipséité » dans « Temps
et Récit »134. Dans la « mêmeté », sans nier tous les changements qui affectent une
identité au cours de sa vie, le philosophe français recherche des structures de
continuité de soi-même. A travers ces changements Ricœur tente de dégager « la
permanence de soi même ». La « mêmeté » (ou l’identité-idem) renvoie à
l’ensemble des dispositions acquises par lesquelles on reconnait une personne.
Dans L’Ecrivain, cette « mêmeté » s’exprime à travers les caractères innés puis
développés par le jeune cadet jusqu’à son bac : ceux d’un écrivain. Nous avons
étudié la récurrence de ce terme dans le roman, une récurrence qui nous a conduits
à substituer le pseudonyme « Yasmina Khadra » par « L’Ecrivain ».

La « mêmeté » implique donc une continuité temporelle à travers laquelle


quelqu’un reste toujours le même. Chez khadra, dans L’Ecrivain cette identité est
qualitative parce qu’elle se rapporte à un seul caractère, celui d’être né pour
devenir un grand écrivain. La forme de permanence dans le temps de « la
mêmeté » est donc le caractère, tel que défini par Ricœur :
« J’entends ici par caractère l’ensemble des marques
distinctives qui permettent de ré identifier un individu
humain comme étant le même. Par les traits distinctifs que
l’on va dire, il cumule l’identité numérique et qualitative la
continuité interrompue et la permanence dans le temps.

134
RICŒUR Paul, 1985. Temps et récit III, édition Seuil,.
281
C’est par là qu’il désigne de façon emblématique la
mêmeté de la personne »135
C’est pourquoi, dans L’Ecrivain, le narrateur s’inscrit dans une continuité
généalogique, celle de sa tribu dont l’identité permanente est d’être une génération
de poète et d’écrivain. Aussi parle-t-il de son parcours de vie comme
l’accomplissement d’un destin.
La deuxième modalité de l’expression de soi est « l’ipséité ». Le premier jet de
l’autobiographie basé sur « la mêmeté » ne parait pas suffisant à Yasmina
Khadra dont l’intention initiale était de se focaliser sur le « quoi » de son « qui »,
de retrouver ses habitudes, ses intérêts et ses goûts pour se définir. Aussi nous
parle-t-il de ses premiers écrits poétiques et romanesques, de ses articles, de son
goût pour la lecture dans L’Ecrivain. Il procède à une identification à partir de
caractéristiques que le narrateur a mises en avant. Seulement, cette autobiographie
recèle une grande révélation pour le public ; le dévoilement de l’identité civile de
l’auteur : Yasmina Khadra est un militaire. Et face à une incompréhension de son
lecteur, khadra tente un deuxième récit de soi, L’Imposture des mots qui,
contrairement à la première autobiographie qui se déroule sous le mode du narratif,
se présente comme la mise en scène d’une parole, un soliloque. L’image de
l’ipséité, comme le souligne Ricœur, est donnée par la parole tenue, celle de
retrouver, derrière le mensonge des mots, la vérité.
« La tenue de la promesse(…) parait bien constituer un
défi au temps, un déni au changement : quand même mon
désir changerait, quand même je changerais d’opinion,
d’inclination, »je maintiendrai » »136.

Aussi, avons-nous vu dans L’Imposture des mots, le retour du refoulé, celui


du militaire qui va dialoguer, « polémiquer », se battre verbalement avec

135
RICŒUR Paul, 1996. Soi même comme un autre, édition Seuil/points essais, p. 114.
136
RICŒUR, Paul, ibid., p149

282
l’écrivain. L’auteur- narrateur dénie le changement en faisant resurgir le militaire.
C’est une autre facette du « quoi » qui renvoie, comme les autres au « qui ».
Seulement ces deux récits de soi fonctionnent différemment, le premier dans
la concordance et le deuxième dans la discordance.

Dans L’Ecrivain, la narration, par l’organisation linéaire des différentes


actions de l’individu, produit du en sens donnant au texte sa cohérence interne et
son intelligibilité. Le texte répond à un « principe d’ordre » qui préside à ce
qu’Aristote appelle « agencements des faits », permettant de rendre lisible et
compréhensible l’histoire racontée, celle d’une rupture, d’une blessure. Par contre,
dans L’Imposture des mots, c’est le désordre, la discordance qui préside à la
narration. Il est vrai que le récit de soi dans ce texte est encadré par une situation
initiale, qui est celle de la volonté du narrateur de sortir du mensonge et faire surgir
la vérité et une situation finale qui est la rencontre du mensonge et de la vérité, ne
faisant finalement qu’un. Entre ces deux balises, le récit se présente déconstruit,
fragmenté, interrompu, cassé.137 Nous sommes loin du récit traditionnel, linéaire ;
la déviance et l’écart deviennent les règles de ce récit de soi. Les brèches dans la
temporalité, les bouleversements des espaces, le mélange de fiction et de réalité,
donnent au récit son caractère discontinu, disjoint, mais en même temps conjoint
puisqu’il s’agit pour le narrateur de « se dire ».

Prise entre la concordance et la discordance d’un récit de soi, la quête


ontologique du narrateur fera surgir une identité que Ricœur nomme « identité
narrative », « sorte d’identité à laquelle un être humain accède grâce à la
médiation de la fonction narrative »138.Elle est le lieu de fusion entre histoire et
fiction :
« Les vies humaines ne deviennent- elles pas plus lisibles
lorsqu’elles sont interprétées en fonction des histoires que
les gens racontent à leur sujet ? Et ces « histoire de vie » ne

137
Note : comme nous l’avons analysé dans la deuxième partie de notre travail)
138
RICŒUR, l’identité narrative, p. 295
283
sont-elles pas rendues plus intelligibles lorsque leur sont
appliqués des modes narratifs, les intrigues empruntées à
l’histoire ou à la fiction ? »139

La constitution de l’identité narrative est un procès d’identification jamais


achevé qui, dans notre corpus, se développe en deux temps, celui de la
concordance et celui de la discordance, celui de l’Histoire et celui de la fiction.
Dans les récits de vie, se dire soi-même permet « un recul réflexif », écart dans
lequel vient se loger la conscience de soi : Kristine Hannah Arendt écrit dans son
article sur « identité et inscription temporelle : le récit de soi chez Ricœur » :
« Dire « je » permet de rendre compte de soi, des actions,
des pensées, mettant du sens dans l’après-coup sur une
suite d’événements contingents et permettant ainsi de
maintenir un sentiment de continuité d’existence. Le « je »
représenterait donc le point de convergence entre identité-
idem et identité-ipse, au creux d’une identité narrative où
le sujet s’invente et se construit »140

Deux récits de soi : le premier « L’Ecrivain » s’inscrivant dans le temps


chronologique, celui de l’Histoire, et le second « L’Imposture des mots » se
libère et s’émancipe de ce temps linéaire et daté, celui propre à la fiction.

Le narrateur-auteur-personnage, qui est au centre de l’écriture de soi, et qui


est dit différemment dans les deux romans, développe un sujet qui vient se loger
dans l’entrecroisement entre récit historique et récit de fiction, pour aboutir à la
notion « d’identité narrative ». Le rôle de la narration dans ces deux oeuvres de

139
RICŒUR Paul, L’identité narrative, p. 295,
140
HANNAH ARENDT Kristine cité dans l’article d’Attilio Bragantini, Identité personnelle et narration
chez Paul Ricœur et Hannah Arendt
http://www.losguardo.net/public/archivio/num12/articoli/2013_12_Attilio_Bragantini_Identite_personnelle
_et_narration_chez_Paul_Ricoeur_et_Hannah_Arendt.pdf consulté le 12/08/2015 à 14h
284
khadra serait donc de permettre à khadra d’accéder à son histoire et de fait à lui-
même.
Ricœur insiste sur le fait que pour se constituer soi-même, le sujet doit passer
par le langage. C’est ce qu’il appelle « l’auto désignation ». Pour Ricœur, les récits
autobiographiques peuvent être compris comme autant de tentatives et d’efforts
pour s’inscrire dans le temps. Ils sont indispensables pour atteindre le sujet aux
prises avec les problèmes de son existence. Khadra par l’intermédiaire du récit
pense l’inscription temporelle du sujet qui n’est autre que lui même.
« Pour avoir un présent (…) il faut que quelqu’un parle ; le
présent est alors signalé par la coïncidence entre un
événement et le discours qui l’énonce ; pour rejoindre le
temps, vécu à partir du temps chronique, il faut, donc
passer par le temps linguistique, référé au discours »141

Ainsi au cœur du temps historique (celui de L’Ecrivain) et du temps


fictionnel (celui de L’Imposture des mots), et dans leur jonction, khadra se révèle
à lui même et aux autres, son « identité narrative » de l’être en soi.
L’identité serait assurée par le fait de pouvoir « se dire soi-même » et se
reconnaitre dans une histoire dont on compose, et on invente l’unité. Dans Temps
et Récit(III), Ricœur fait de « la théorie narrative », une théorie de la
« constitution de soi ». Il nous invite à penser la notion d’identité narrative au
croissement entre histoire et fiction :
« La compréhension de soi est une interprétation ;
l’interprétation de soi, à son tour, trouve dans le récit,
parmi d’autres signes et symboles, une médiation
privilégiée ; cette dernière emprunte à l’histoire autant
qu’à la fiction, faisant de l’histoire d’une vie une histoire
fictive, ou, si l’on préfère, une fiction historiographique,

141
RICŒUR Paul, 1985, op. cit., p. 197.
285
entrecroisant le style historique des biographes au style
romanesque des autobiographies imaginaires »142
C’est pourquoi Yasmina Khadra se tournant vers les générations passées
(celles de sa tribu saharienne) et également vers les générations à venir (celles qui
témoignent de l’histoire présente et véridique de l’Algérie), se considère comme
« un singulier collectif » et parle de sa vie comme destin. Cette notion de « suite
des générations » est le garant d’une continuité qui fait émerger « la permanence
de soi ». Il inscrit alors sa quête ontologique dans le temps cosmologique, dans le
temps du monde. Il inscrit sa vie et sa destinée sur la grande ligne du temps de
l’univers. Yasmina Khadra pense dans un premier temps sa vie comme une trace
dans un mouvement de continuité. Puis, à partir de cette trace qui marque la
cohérence et la concordance surgit, dans un second temps, un imaginaire pour
explorer un temps et un espace qui est lui singulièrement propre : le temps
psychique, le temps intérieur, le temps de la verticalité. Ce dernier bouleverse le
temps chronologique et historique en lui donnant de la profondeur et ainsi du sens.
Le narrateur rend compte, par le langage, d’une expérience temporelle fictive et
singulière. Ce qui apparaissait au départ comme subi dans L’Ecrivain et absurde
dans L’Imposture des mots devient nécessité dans la compréhension de
l’histoire de vie de khadra.

En se racontant selon deux modes, le narratif et le dialogique, Khadra trace


ses choix, ses initiatives et ses intentions. Il est écrivain et il est militaire.. Il fait
joindre un destin et une destinée, à partir d’un « je », celui de l’autobiographie.

Le « je » du récit de soi, pris entre le récit historique et le récit de fiction, fait


émerger une nouvelle identité, une identité narrative, où le sujet s’invente et se
construit. Ecrivain et militaire se rejoignent, dans la violence, pour donner
naissance à un troisième « analogue » qui n’a de sens que da ns la narration. Il
n’existe pas en dehors de cette narration et installe sa propre énonciation.

142
RICŒUR Paul, 1990. Soi même comme un autre, édition du Seuil, Paris, p.138.
286
L’identité narrative se conforte d’une identité discursive. Khadra ou plutôt
son identité narrative acquiert un « droit à la parole », fondant ainsi une légitimité
que les autres, apprenant la supercherie de son autonomination et son appartenance
à l’institution militaire, lui refusent. Comme la définit Patrick Charaudeau, « la
légitimité est une notion qui n’est pas exclusive du domaine politique.
D’une façon générale, elle désigne l’état ou la qualité de qui est fondé à agir
comme il agit… »143

Khadra, écrivain- militaire, se reconnait le droit à prendre la parole et à


défendre un ordre dont il est inclus et exclus en même temps. « L’identité
discursive, écrit également Charaudeau, a la particularité d’être construite par le
sujet parlant en répondant à la question : »Je suis là pour comment parler ? »

De là qu’elle corresponde à un double enjeu de « crédibilité » et de


« captation ». Un enjeu de crédibilité qui repose sur un besoin pour le sujet parlant
d’être cru, soit par rapport à la vérité de son propos, soit par rapport à ce qu’il
pense réellement, c'est-à-dire sa sincérité. Le sujet parlant doit donc défendre une
image de lui même (un « ethos ») qui l’entraine stratégiquement à répondre à la
question « Comment puis-je être pris au sérieux ?(…)

« L’enjeu de captation repose sur la nécessité pour le sujet de s’assurer que le


partenaire de l’échange communicatif entre bien dans son projet d’intentionnalité,
c'est-à-dire partage ses idées, ses opinions et/ou est « impressionné » (touché par
son affect). Il lui faut donc répondre à la question : »comment faire pour que
l’autre puisse « être pris » pour que je dis. Dés lors, la visée du sujet parlant

143
CHARAUDEAU Patrick, 2004. Tiers où es-tu ? La voix cachée du Tiers. Des non-dits du discours ;
l’Harmattan, Paris ; (le site de Charaudeau)
287
devient une visée de « faire croire » parce que l’interlocuteur se trouve dans une
position de « devoir croire » »144
Dans L’Imposture des mots, un passage est mis en relief dans l’ensemble du
texte. Il s’agit de la lettre de démission du commandant Moulessehoul. Ce passage
est écrit en lettres italiques. Il se détache de l’ensemble par sa typographie. Il fait
figure de texte enchâssé, puisque sa suppression ne nuirait pas à la cohérence du
reste du texte. Cependant il semble que, dans un processus de « mise en abyme »
telle que définie par André Gide, il donne tout son sens à L’Imposture des mots.
Le livre est construit autour de cette lettre dont le scripteur est clairement nommé
« le commandant Moulessehoul ». Contrairement aux autres passages du roman, le
narrateur scripteur refuse tout dédoublement, recourant à son véritable patronyme.
Cette lettre est un veritable réquisitoire pour défendre l’armée, qui est accusée par
les medias étrangères et certains intellectuels algériens d’être à l’origine des
massacres en Algérie : « qui tue qui ? ».

Le commandant Moulessehoul répond à cette question dans cette lettre en


recourant à « l’ethos » et le « pathos », à ce que Charaudeau appelle « la
crédibilité » et « la captation ». Cette lettre enchâssée devient donc le discours « à-
propos ». Elle éclaire l’intention scripturale de tout le texte et occupe une place
prépondérante dans l’ensemble du texte. Elle devient un point nodal autour du
quel tout se construit. Aussi est-il important, pour découvrir l’identité discursive du
narrateur, d’analyser ce réquisitoire.

D’abord Khadra a recours pour sa crédibilité et sa légitimité à l’installation


d’une instance énonciative. Il est sincère et il le dit face à une journaliste du
Nouvel observateur :
« Lors de notre entretien, elle retournait chacun de nos propos
pour voir ce qu’il y avait derrière. Cela me gênait. A fin de

144
CHARAUDEAU Patrick, ibid.

288
rassurer, je lui confiai que j’étais un primitif, que j’ignorais où
s’arrêtait la sincérité et commençait la correction. »p. 130145

Son combat face aux medias et la scène d’ouverture de la lette de démission :


« que pensent-ils de l’homme, de surcroit soldat, en ces temps
d’époustouflantes polémiques ?(…)
Pour ceux-là, à une heure impossible, je me mets à rédiger la
lettre de démission du commandant Moulessehoul »pp. 131-132
ibid.

Il ouvre sa lettre par une implication forte et directe qui va à l’opposé de ce terme
de « démission » :
« Je me rétracte ?... aucunement. Je n’ai pas failli à mes
déclarations, ni changé d’un iota dans mes déclarations. J’ai
régulièrement rendu hommage à l’armée à travers les
différentes interviews que j’ai accordées à la presse occidentale,
arabe et algérienne. À l’heure où la question « qui tue qui ? »
battait son plein, et au risque de compromettre ma carrière
littéraire, j’ai dédié L’Automne des chimères au soldat et au flic
de mon pays ; c’étais en avril 1998. »p.132

Il intervient à visage découvert et utilise d’une façon itérative la première


personne du singulier « je ». Il prend position et se construit l’image d’un sujet qui
est un « être de conviction » selon la terminologie de Charaudeau. Il fait preuve
par l’usage de ce pronom personnel, qui est conforté par l’utilisation de la forme
emphatique « c’est moi qui », d’une grande forme de conviction. Cette attitude est
renforcée par l’usage de verbes du discours sensés montrer une attitude
démonstrative où le doute n’existe plus :
« J’avoue…je choisis…je déclare solennellement…je
déclare…je rappellerai… »

145
Yasmina khadra, 2002. L’imposture des mots, édition Julliard, p. 130.
289
Ces verbes sont doublés par des expressions « perlocutoires ». (Il est
nécessaire de signaler « il est certain », « je reste persuadé »)
Le scripteur se pose comme témoin véridique. Il a participé en tant que
militaire à cette guerre contre le terrorisme :
« Je reviens des maquis, des villages blessés, des villes
traumatisées ; je reviens d’un cauchemar qui m’aura
définitivement atteint dans ma chair et dans mon esprit ; je
reviens de ces nuits où des familles entières sont exterminées
en tournemain, où l’enfer du ciel tremble devant celui des
hommes, où des repères s’effacent comme des étincelles dans
l’obscurité, tant l’horreur est total et la douleur absolue…Et
que suis-je en train d’entendre ? Que le soldat miraculé que
je suis est un tueur d’enfants ! »p. 136

Il n’est donc pas seulement un être de parole mais également un être


d’action :
« J’ai été soldat, et je n’ai pas quitté les arènes algériennes des
yeux une seconde »p. 135

Et son instance énonciative a davantage de valeur par rapport à tous les autres
qui critiquent l’armée :
« Que savez- vous de la guerre, vous qui êtes si bien dans vos
tours d’ivoire, et qu’avez-vous fait pour nous qui tous les jours
enterrions nos morts et veillions au grain toutes les nuits,
convaincus que personne ne viendrait compatir à notre
douleur ? Rien… Vous n’avez absolument rien fait. »p. 136

Le scripteur, par ailleurs, apporte à son discours une modalisation évaluative


qui donne davantage de crédibilité à son dire :
« J’avoue que la guerre crapulo-intégriste qui sévit encore en
Algérie n’a pas livré tous ses secrets. Beaucoup d’assassinats,
de tueries, d’événements ne sont pas prés d’être élucidés. Il

290
s’agit d’une guerre plurielle, foncièrement politico-financière,
dont les enjeux inavoués vont continuer d’enchevêtrer toutes les
pistes susceptibles de dévoiler les tenants de l’une des plus
effroyables supercheries que le bassin méditerranéen ait
connues. La confusion qu’entretiennent des manœuvres
subversives à travers les medias et les témoignages livresques
ne fait, en réalité, que réconforter les véritables coupables
jusque-là au –dessus des soupçons. »pp. 123-133

Enfin, toujours dans un devoir de vérité, il invoque sa conscience d’homme


libre pour répondre à ceux qui « imputent à l’armée les massacres collectifs
revendiqués pourtant à cor et à cri par les GIA » :
« Aussi, je déclare solennellement que, durant huit années de
guerre, je n’ai jamais été témoin, ni de prés ni de loin, ou
soupçonné le moindre massacre de civils susceptible d’être
perpétré par l’armée. Par contre, je déclare l’ensemble des
massacres, dont j’ai été témoin et sur lesquels j’ai enquêté,
portant une seule et même signature : les groupes intégristes
armés. » pp. 133-134

Par ailleurs tout en installant son « être de conviction » (par son statut de
témoin et d’acteur, il est convaincant), le scripteur s’appuie sur « la captation » ou
« persuasion ». Il va faire jouer le « pathos » de celui à qui il s’adresse et remuer sa
charge émotionnelle pour ensuite le faire adhérer à son discours. Pour cela, il
utilise un lexique fort suggestif pour installer dans l’imaginaire de l’interlocuteur
des images marquantes et fortes. Il tente de susciter un séisme par l’émotion :
« Je rappellerai cependant que les victimes sont des vieillards,
des femmes, des enfants et des nourrissons, surpris dans leurs
misère la plus accablante et assassinés avec férocité absolue-
des bébés ont été embrochés, frits et brulés vifs »p. 134

291
Ses descriptions installent une vision de l’horreur qui empruntent à des
procédés métaphoriques et anaphoriques :
« Je reviens des maquis, des villages blessés, des villes
traumatisées ; je reviens d’un cauchemar qui m’aura
définitivement atteint dans ma chair et dans mon esprit ; je
reviens de ces nuits où des familles entières sont exterminées
en tournemain, où l’enfer du ciel tremble devant celui des
hommes, où des repères s’effacent comme des étincelles dans
l’obscurité, tant l’horreur est total et la douleur absolue »p.
136

Le scripteur choisit une attitude discursive de « dramatisation » : il décrit des


faits qui concernent le drame du terrorisme avec beaucoup d’analogies,
comparaisons, métaphores. Sa façon de raconter s’appuie sur des valeurs d’affect
et cela pour faire ressentir à son interlocuteur des émotions vives.

Le scripteur installe alors deux champs lexicaux et sémantiques qui


s’opposent. D’un côté les terroristes : horreurs, mystiques, forcenés, monstres,
barbarie ; (ils ont) divorcé avec dieu et les hommes : barbares, assassins,
bouchers.
De l’autre côté les soldats :
« Les soldats que j’ai connu dans les maquis gardent encore la
foi.
Que savez-vous de ces cadets tués au combat, de ces milliers de
soldats fauchés à la fleur de l’âge dont la majorité n’a jamais
embrassé une lèvre aimée ou connu les palpitations d’un amour
naissant ? Quels souvenirs gardez-vous de ces visages éteints,
de ces corps qui ne bougent plus au d’arbres brulés, de ces
bouillies de chair qui indiquent qu’une bombe a explosé à tel ou
tel endroit ? »p. 137

292
Puis, dans la construction de son discours et le maniement des imaginaires, le
scripteur glisse vers une implication de son interlocuteur. Il passe donc du « je » au
« nous », une identité du singulier-collectif. Il possède la vérité. Aussi parle-il pour
tous : il est la voix de tous à travers sa propre voix qui dit « son chagrin » et « sa
déception ». Du coup, il établit un « pacte d’alliance »
« Nous sommes les enfants de notre pays, des guerriers malgré
eux, qui se battent à leur corps défendant. Nous ne tuons pas
nos pères, ni nos mères, ni nos propres enfants : mais nous
offrons à tout moment un morceau de notre vie pour préservez
un empan de notre terre et de notre dignité »p. 137

Ainsi, l’identité discursive que développe khadra dans ses livres est basée sur
un triple enjeu : celui de la légitimation où l’identité narrative se construit un
« droit à la parole » ; celui de la crédibilité où par sa position de témoin, elle
montre qu’elle est digne de foi ; et enfin celui de la captation où cette identité
narrative pousse l’interlocuteur à adhérer de façon absolue à ce qu’elle dit.

Cependant une question demeure : pourquoi khadra parle-t-il d’une lettre de


démission alors que tout nous pousse à croire qu’il s’agit d’une lettre de défense de
l’institution militaire ?

« Démission » serait peut-être le vocable qu’a choisi le narrateur pour mettre


fin à ce dilemme entre écrivain et militaire. Mais ce qui est intéressant de relever,
c’est que Yasmina khadra, au nom d’une liberté créatrice, manipule l’écriture et se
met en scène pour se dire et dire son monde. Il donne sens par un glissement
littéraire à une écriture à la recherche de ses potentialités pour faire surgir l’intime
de l’être, refoulé dans l’acte d’écriture.

293
CONCLUSION GENERALE

294
Tout est permis en littérature, le lecteur évolue dans un univers de mots, un
univers de papier où les propos n’engagent que le narrateur.

Ainsi le lecteur assiste aux insultes échangées entre le romancier- l’écrivain


et ses personnages, au surgissement de ces « je », qui ne sont qu’une seule et
même personne, aux confessions volontairement autorisées, d’un roman à un autre.

Jeux et enjeux de l’écriture, brouillage de pistes, chuchotement, identité


empruntée, le lecteur est vaincu avant qu’il ne commence à lire, « le terrain est
miné ».

A travers nos deux premières parties, nous avons tenté de démonter que
khadra joue avec les genres établis : l’analyse de notre corpus nous a montré la
manipulation des genres réclamée par Yasmina khadra au nom de la liberté
créatrice.

Les romans du corpus souscrivent à un genre répertorié mais s’en écartent


subversivement. Au fur et à mesure qu’avance le récit, les caractéristiques du
roman autobiographique ne sont plus respectées.

« L’Ecrivain », notre roman cible, une autobiographie qui, tout en respectant


les règles du genre les subvertit. Le lecteur est déstabilisé déjà par la double
identité du « je » énonciateur (khadra/ Moulessehoul).

Cette déstabilisation du lecteur se poursuit par la lecture de « La Rose de


Blida » et « Cousine k ». Les deux textes se présentent, en première lecture,
comme un enrichissement de l’autobiographique « L’Ecrivain ». Seulement cet
enrichissement au lieu d’être, comme dans tout récit autobiographique, la narration
d’événements « vrais », sont des moments d’analyse psychologique ou tout
simplement des moments de phantasme. L’auteur semble poursuivre cette
manipulation du genre autobiographique, poussant le lecteur vers une
295
reconstruction du sens. Mais cette attitude de déstabilisation de l’auteur envers son
lecteur, khadra la pousse à l’extrême par la publication de « L’Imposture des
mots », texte qui, tout en paraissant prendre racine dans l’autobiographie, s’en
démarque par de vrais et de faux interviews, par des réflexions de l’auteur sur la
vie en général, sur la littérature, sur la politique, sur les critiques, les medias…,
avec l’intervention de personnes réelles et fictives, personnes devenant, dans la
narration, personnages : sortis de leur contextes spatio-temporel « Nietzche, Kateb,
Zarathoustra, Moufdi Zakaria », deviennent une création entre les mains de khadra.

« L’Imposture des mots »se présente ainsi comme des bribes


autobiographiques fragmentées et dispersées dans le texte global, enserrés par les
mots en délire, des mots en mauvaise posture (d’où le titre du livre), dans une
quête de la vérité chez l’auteur (le coté autobiographique du texte).

Ainsi, en manipulant le genre (ici le roman autobiographique), l’auteur


manipule le pacte de lecture. Il pousse le lecteur à se questionner sur le vrai et le
faux, sur la part de fiction dans ce qui est donné comme réel.
Le lecteur deviendrait-il, dans la recherche du sens du texte, un Co-
énonciateur ou co-auteur avec l’auteur signataire du texte ?

Cette attitude de khadra à bousculer son lecteur se confirme dans un autre


genre : le roman policier ou le « polar », « La Part du mort » glisse vers
l’autobiographie puisque le commissaire LLob ressemble étrangement à khadra et
Moulessehoul réunis.

L’autobiographie si elle semble évidente dans « L’Ecrivain », apparait en


germes dans les quatre autres romans du corpus à savoir : « La Rose de Blida »,
« Cousine k », « La Part du mort », « L’Imposture des mots ». Elle prend
alors la forme d’un récit imposteur. Voire même un récit indécidable selon la
terminologie de Blanckeman.

296
« La notion de récit indécidable, désigne alors un texte aux
degré de fonctionnalité différenciés, qui subvertit les
catégories littéraires établies en supprimant leur
protocole »146

Cependant, l’écriture en tentant de se réinventer, par le choix de nouveaux


procèdes scripturaux, plonge dans l’espace de la falsification, de la dissimulation,
de l’éclatement, du dérèglement. A travers l’ironie, khadra mène un jeu qui
déstabilise son lecteur, confronté à deux personnages à la foi frère et ennemi :
Moulessehoul et khadra.

Le rapport de ces deux personnages fonctionne de telle sorte que tout est dans
« l’indécidable » : appel et rejet ; conflit et entente ; guerre et paix, unité et
discorde.
En effet, Khadra joue avec l’autobiographie qui a connu durant le 20eme
siècle plusieurs crises à cause, comme le souligne Blanckeman, de la théorie de
l’inconscient de Freud, de la théorie de l’aliénation dans le matérialisme didactique
et enfin de la théorie de la structure.
Néanmoins khadra, au-delà de cette crise, tente l’aventure du surgissement du
« je », un « je » qui se situe à la croisée de plusieurs « je ».
Il fait alors de la scène romanesque le lieu privilégié où il représente sa vie et
exhibe sa personnalité « indécidable ». Par l’écriture, il essaie de capter le
miroitement de son être. Il est à la recherche d’une parole spécifique qui joue
entre un « moi existentiel », (celui de Moulessehoul) conforté par des événements
vécus et un « je écrivain » (khadra) qui fonctionne essentiellement dans la
rhétorique littéraire. Il tente de se créer une identité subjective où deux logos se
confrontent. Au sein de ce conflit et dans le creux entre ces deux logos, l’écriture
prend tout son sens et la narration s’installe. Elle crée la scène du « sujet » à qui
elle propose des moyens de reconstruction. L’énonciation des faits vécus dans un

146
BLANCKEMAN Bruno, 2000, Les récits indécidables, édition Perspectifs Septentrions.
297
ordre chronologique dans « L’Ecrivain » est remplacée par « la
fable », « L’Imposture des mots » qui par une approche « biaisée » tente de
piéger le sujet en le diversifiant avec d’autres mois et en créant la zone du « non-
moi ».

Ainsi, l’œuvre de khadra fonctionne comme une pièce de théâtre à deux


personnages, khadra et Moulessehoul en quête d’un troisième personnage, le « je »
écrivant. Elle met en scène khadra lui-même, khadra cachant Moulessehoul,
l’écrivain camouflant le soldat. Cependant tout se joue sur la scène du langage : le
logos de l’écrivain revendiquant la liberté d’écrire, libre de toute entrave,
combattant le logos du militaire sujet assujetti à un ordre. Tout se joue sur cette
scène complexe du sujet et cela en trois temps : le déni, le retour du refoulé et
l’émergence du « je » de l’écriture.

Ces trois temps représenteraient ce que Blanckeman appelle dans « Les


fictions singulières » « l’auto- diction » ou « s’inventer sa parole », « l’auto-
scription » ou « s’enraciner dans des signes écrits » et « l’auto fabulation » ou
« synopsis romanesque de soi ». Le premier acte est une urgence à tenir une parole
personnelle en réinterprétant son propre passé. Et ce sera Moulessehoul dit par
khadra.

Puis dans le second acte, khadra est renversé par Moulessehoul qui le
destitue et en fait une énigme vivante.

Enfin, le troisième acte, c’est l’émergence d’un « sujet indécidable », qui


n’est ni khadra ni Moulessehoul et qui peut permettre au « je écrivain » de
continuer son aventure créatrice, une présence à soi d’ordre poétique.

Déni et retour du refoulé marquent, ainsi, les deux premiers temps de la


quête ontologique de Yasmina Khadra. Le troisième temps est celui de

298
l’émergence d’un « je », celui de l’écriture, qui n’est ni khadra ni Moulessehoul,
mais une troisième instance dont la seule réalité est de l’ordre du poétique.
Derrière l’écriture faussement linéaire de « L’Ecrivain » et derrière celle
fragmentée et cassée de « L’Imposture des mots », derrière ces deux « récits
imposteurs », se profile la quête ontologique de Khadra. Apres le déni
autobiographique qui a tenté de ne faire vivre que Khadra/écrivain et cela par la
figure du masque représentée par l’utilisation du « pseudonyme »et après le retour
du refoulé où Moulessehoul revient dans la violence, Khadra, par la figure du
déplacement, parvient à créer un troisième espace, celui de la paratopie où il fait
surgir une identité discursive.

Ainsi le narrateur qui est khadra et Moulessehoul à la fois, s’invente sur


parole. C’est pourquoi ses récits ne visent pas une biographie ni même l’histoire
d’une vie.

Ainsi, Yasmina Khadra est l’écrivain de la transgression ; une transgression


qu’il inscrit dans ce qu’on appelle actuellement la post- modernité où l’écriture
comme porteuse de sens est remise en question à travers un démontage du sujet
écrivain. Il ne s’agit plus de lire une écriture mais de retrouver la mise en scène du
« je » écrivant.

Yasmina Khadra, à travers des créations, manipule le genre, prend une


liberté créatrice, et s’inscrit dans la mouvance du récit imposteur. Son écriture est
une mise en scène propre à la post modernité, celle de la remise en question du
sujet de l’écriture, du sujet écrivant.

De manière générale, khadra se situe parfaitement dans le courant post


moderne car on retrouve chez lui les principaux traits : comme son nom l’indique
la post modernité fait suite à la modernité, une période marquée par le désir de
transformer la littérature.

299
« Principales caractéristiques de l’écriture postmoderne : plusieurs thèmes
importants caractérisent les œuvres postmodernes : l’errance, la quête identitaire,
la recherche de l’équilibre intérieur et interpersonnel, la confusion entre le réel et
le virtuel, le temps… » 147

Les enjeux de l’écriture ont changé, les textes ne souscrivent plus à un genre.
Plusieurs écritures se mêlent, se coupent et se recoupent.
Des effets de style réalisme, prose poétique, essai, monologue prolifèrent et
donnent naissance à des textes atypiques des textes indécidables.
Le cas Yasmina khadra au parcours singulier par la prolifération de sa
production romanesque, par sa variété, tant sur le plan thématique que sur le plan
de l’écriture, par la disparité de ses écrits pose le problème du genre et de la
création romanesque, comme ses prédécesseurs et non des moindres : Gide, Proust,
Kafka…., il met en avant la difficulté d’écrire, et celle de réfléchir à ce qu’on écrit.

Le romancier ne peut échapper à ces interrogations, son moi créateur recoupe


son moi social qui lui recoupe son moi individuel :
Il n’est pas aisé d’être juge et partie.
Quelle leçon doit-on tirer ?
Que faut-il conclure de ces romans ?

Que le romancier écrit toujours dans le souci de se dépasser, de se renouveler


tout en ayant conscience du jeu fortuit (même si rien n’est gratuit) de l’écriture.
A d’autres de mener davantage l’opération d’assainissement de l’écriture, et
d’interroger le devenir des écrits futurs de khadra : seront-ils le théâtre de leur
propre mise en scène, comme c’est le cas ici ?

147
http//e-toile.org/théorie-aide-création-introduction consulté le 20 juin 2015à13h30.
300
BIBLIOGRAPHIE

301
Œuvres de l’auteur (y compris le corpus) :
Sous son vrai nom Mohamed Moulessehoul :
− Amen, 1984, à compte d’auteur, paris
− Houria, 1984, éditions ENAL
− La fille du pont, 1985, éditions ENAL
− El khahira cellule de la mort, 1986, éditions ENAL
− De l’autre coté de la ville, 1989, édition l’Harmattan.
− Le privilège du phénix, 1989, éditions ENAL
Sous son nom de plume (pseudonyme) Yasmina khadra :
− Le dingue au bistouri, 1990, édition Laphomic Alger, et 1999 Flammarion paris.
− La foire des enfoirés, 1993, édition Laphomic.
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− L’automne des chimères, 1998, édition Baleine paris.
− Double blanc, 1998, édition Baleine paris.
− A quoi rêvent les loups, 1999, édition Julliard.
− Les agneaux du seigneur, 1998, édition Julliard.
− L’écrivain, 2001, édition Julliard.
− L’imposture des mots, 2002, édition Julliard.
− Les hirondelles de Kaboul, 2002, édition Julliard.
− Cousine k, 2003, édition Julliard.
− La part du mort, 2004, édition Julliard.
− La rose de Blida, 2005, édition Après la lune.
− L’attentat, 2005, édition Julliard.
− Les sirènes de Bagdad, 2006, édition Julliard.
− Ce que le jour doit à la nuit, 2008, édition Julliard.
− L’olympe des infortunes, 2010, édition Julliard.
− L’équation africaine, 2011, édition Julliard.
− Le chant des cannibales, 2012, édition Casbah Alger.
302
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lecture du littéraire, édition O.P.U.
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Encyclopédie & dictionnaire :


Dictionnaire Larousse, édition 2010
Le Larousse- Dictionnaire encyclopédique paris 1993

307
TABLE DES MATIERES

Introduction 6

Première partie : La perversion du genre romanesque 16

Chapitre 1 : Un genre autobiographique « L’écrivain » 25


I.1.1. Un genre autobiographique : présentation de « L’écrivain » 29
I.1.1.1. L’analyse fonctionnelle de « L’écrivain » 38
I.1.1.2. L’analyse actantielle de « L’écrivain » 43
I.1.1.3. L’instance narrative 47
I.1.2. L’écrivain ou le récit d’une blessure. 54

Chapitre 2 : La manipulation du genre autobiographique 70


I.2.1. Un genre autofictionnel :La rose de Blida ou une autofiction 73
minée
I.2.2. Un genre psychologique ; « Cousine k » 85
I.2.3. Un roman dans un roman : « L’imposture des mots » 95

Chapitre 3 : Un genre à part : Le polar 104


I.3.1. Le polar 106
I.3.2. Les marqueurs du roman policier 113
I.3.3. Un roman noir 121
I.3.4. La dénonciation 125
I.3.5. L’autobiographie transgressée 129

Conclusion 131

308
Deuxième partie : Le récit imposteur 132

Chapitre1 : La falsification 139


II.1.1. La simulation du récit et sa disqualification 146
II.1.2. L’écriture carnavalesque 156
Chapitre 2 : L’écriture cassée 163
II.2.1. L’écriture de la non-conformité 165
II.2.2. Le récit de la désinvolture. 172

Chapitre 3 : Le dérèglement textuel 178


II.3.1. La fragmentation textuelle 182
II.3.2. Dialogisme et polyphonie 188
Conclusion 200

309
Troisième partie : Du récit indécidable à la quête ontologique 201

Chapitre 1 : Le déni 206


III.1.1. La blessure initiatique 210
III.1.2.Déni et ethos discursif 217
III.1.3. Les lieux de la liberté 224

Chapitre 2 : Le retour du refoulé 230


III.2.1. L’écrivain et ses créations 236
III.2.2. L’écrivain et la littérature 243
III.2.3. L’écrivain et les medias 248
III.2.4. L’écrivain et le militaire 254

Chapitre 3: L’émergence du « je créateur » 260


III.3.1. Le déplacement 262
III.3.2. La paratopie 267
III.3.3. L’identité discursive 275

Conclusion générale 288

Bibliographie 295

310
311

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