Doctorat Habiba VF
Doctorat Habiba VF
Doctorat Habiba VF
Thèse de Doctorat
Option : Sciences des Textes Littéraires
Membres du Jury
Année universitaire
2015/2016
1
À la mémoire de ma mère :
2
DEDICACES
3
REMERCIEMENTS
4
S O M MA I R E
Introduction
Bibliographie
5
INTRODUCTION
6
La littérature magrébine d’expression française se caractérise dans sa
majorité par une forme narrative spécifique et renvoie à l’expression d’une identité
magrébine, et ce, sur le plan culturel, référentiel et poétique.
L’Algérie compte au sein de son paysage littéraire de grands noms ayant non
seulement marqué la littérature algérienne mais également le patrimoine littéraire
universel dans trois langues : l’arabe, le berbère et le français.
Dans un premier temps, la littérature algérienne est marquée par des œuvres
dont la préoccupation était l’affirmation de l’identité nationale, algérienne et
socioculturelle. On assiste alors à la publication de romans tels que la trilogie de
Mohamed Dib, les romans de Mouloud Mammeri, de Kateb Yacine ou ceux de
Mouloud Feraoun.
1
Assia Djebar citée par Sari Fewzia, 2005, Lire un texte, Ed Dar El Gharb, p.79.
2- Ibid., p.79.
7
Les écrivains parlent sans aucune équivoque de leur devoir de « dire »
face à un quotidien qui les interpelle. Nous assistons suite à une situation
chaotique, à la publication de nombreux textes (romans, essais, nouvelles
pièces de théâtres, poésies), qui tous dénoncent à travers la thématique de la
violence, l’actualité algérienne.
C’est pourquoi, il abandonne son vrai nom et signe ses livres d’un
pseudonyme féminin, Yasmina Khadra. Sa notoriété sera accolée à son
pseudonyme d’autant plus que la critique, essentiellement française, saluera
le courage d’une femme osant dénoncer la barbarie. Seulement, l’auteur est
en réalité un homme, il s’appelle Mohamed Moulessehoul, né le 10
janvier1955 à Kenadsa (Algérie). Il révèle sa véritable identité en janvier
8
2001, lors de la publication de quelques éléments biographiques, nous
indiquant qu’il a fréquenté l’école des cadets d’el Mechouar alors qu’il
n’avait que 9 ans, en 1964, puis celle d’el Kolea, pour enfin devenir officier
en 1978. Dans les années 90 il participé à la lutte contre le terrorisme. Il
quitte l’armée en 2000 avec le grade de commandant ; son œuvre est déjà
largement entamée.
Cet auteur, qui se veut témoin de son temps, bouleverse par ses écrits,
sans concession, qui vont à l’essentiel, l’ordre établi dans la sphère
sociopolitique et la sphère littéraire.
3
Dans les années 90, les médias, accusant l’armée Algérienne de violence, lancent le
fameux «qui tue qui ? ».
9
Mais coup de théâtre : la femme s’avère être un homme, Yasmina
Khadra n’est autre que Mohamed Moulessehoul « militaire » de carrière et
« écrivain » par vocation : l’imposture se confirme.
Son épouse qui porte trois prénoms lui en offre deux Yasmina et
Khadra. Elle commente aussi cette offre : « tu m’as donné ton nom pour la
vie, je te donne le mien pour la postérité » (Mme Moulessehoul).
10
Les romans de notre corpus d’étude sont au nombre de
cinq : L’Ecrivain, L’Imposture des mots, La Rose de Blida, Cousine k, La
Part du mort ; ces écrits présentent les multiples facettes de l’écriture
romanesque de Khadra.
11
L’Imposture des mots, édité en 2002 aux éditons Julliard, surprend le
lecteur dans la mesure où ne racontant pas une histoire, le romancier mêle à
bâtons rompus conversation, dialogues, met en scène de fabuleux
personnages ou d’illustres écrivains. Serait- ce un essai qui éclairerait des
pans de l’autobiographie de khadra, bien qu’il s’inscrive en porte à faux de
« l’écrivain », le roman de la chronologie par excellence ?
La Part du mort, édité en 2004 aux éditions Folio, nous présente une
enquête menée par le commissaire LLob qui est déjà mort comme l’a décrété
le dernier roman de la trilogie, « L’Automne des Chimères » publié en
1998.On assiste pourtant à la résurrection du personnage. Un roman qui
s’apparente au récit policier.
4
Bruno Blanckeman est un critique et essayiste français né en 1960, il est professeur de littérature
française du XX e et du XXI e siècle. Parmi ces essais : Les récits indécidables(2000)
13
Nous voulons montrer dans notre recherche que Yasmina Khadra est
l’écrivain de la transgression ; une transgression qu’il inscrit dans ce qu’on
appelle actuellement la post- modernité où l’écriture comme porteuse de sens
est remise en question à travers un démontage du sujet écrivain. Il ne s’agit
plus de lire une écriture mais de retrouver la mise en scène du « je » écrivant.
Enfin, une troisième partie nous fera découvrir derrière cette écriture
indécise, indécidable, le « je » écrivant de Yasmina Khadra, projetant le texte
dans la modernité. Cette modernité se manifeste par un choix diversifié de
techniques d’écriture voulant, sans cesse pousser les limites du récit.
14
Par le biais des approches narratologique et sémiotique, par les
pratiques d’une lecture herméneutique, nous nous proposons d’étudier les
romans retenus. L’approche narratologique nous aidera à étudier les
structures du récit. La sémiotique nous permettra de catégoriser les éléments
du récit constitués en tant que signes signifiants. Enfin la lecture
herméneutique nous aidera à accéder au sens. Nous tâcherons de croiser les
approches afin de répondre à notre interrogation principale à savoir :
comment Yasmina khadra arrive t-il à faire du récit un moment qui pervertit
le genre romanesque et bouscule ses usages classiques ? Comment le récit de
Yasmina khadra devient « imposteur » au sens sémiotique du terme, c'est-à-
dire d’une césure ? Comment, enfin, Yasmina Khadra dépasse-t-il cette
césure pour installer son identité créatrice ?
15
PREMIERE PARTIE
La perversion du genre romanesque
16
« La littérature et, dans la littérature la
fiction très particulièrement, est par
essence proposition d’un possible qui ne
demande qu’à se changer
éventuellement en désir ou en
volonté ».
Julien Gracq
« En lisant, en écrivant »
17
Il est convenu de dire qu’en littérature, il n’existe ni frontière ni limite.
C’est le lieu de tous les possibles et l’espace de l’exercice de la liberté
créatrice.
C’est pourquoi tout auteur a la liberté d’exercer des « droits » de
transgression et d’abord la transgression des lois du genre.
L’écrivain peut passer outre les limites s’il choisit de le faire : Il est
créateur, « artiste », auteur d’une œuvre artistique.
Jean-Paul Sartre le voit comme « le producteur » à l’origine du produit :
« l’œuvre ». Celle-ci appartient totalement à cet auteur.
5
Charolles Michel, « Introduction aux problèmes de la cohérence de texte. » In langue française
n38 ; Paris ; Larousse, mai 1978, p. 8.
6
- Yasmina Khadra, 2003, Cousine k, Edition Julliard, Paris, P. 11.
18
Il est l’auteur d’une construction romanesque à travers laquelle le
narrateur/écrivain s’octroie toutes les libertés d’inventer des styles différents
concernant l’onomastique, l’intrigue ou la trame romanesque.
Il le souligne dans son incipit :
« L’histoire…, elle vaut ce qu’elle vaut, (…) le reste, ce
que l’on va en penser ou en faire est bien le cadet de mes
soucis » P. 11 ibid.
Il continue :
«C’est à moi de voir, à moi de décider, de la même façon,
que je suis libre d’oublier cette histoire » P. 11 ibid.
Par cet incipit Khadra s’attribue tous les droits de se libérer des carcans
génériques préétablis, courcircuitant les genres romanesques afin de les
recréer tout en respectant les principes de la cohérence textuelle. Ce qui
remet donc en question des définitions des genres mises au point par les
critiques.
7
- J M Caluwe, 1987, « Les genres littéraires » dans Delacroix M. Et Hallyn F. (sous la direction
méthodes Introduction aux études littéraire, méthodes du texte paris Louvain- la Neuve. Duculot P.
151.
19
« La vérité n’implique pas le genre précisément
invariable »8.
« Cependant, comme l’écrit Philipe Gilles ce même
genre réceptionné par un écrivain peut même à la
limite entrainer non seulement ses modifications,
mais, même son éviction d’un système culturel»9.
20
Maingueneau affirme : « depuis la poétique aristotélicienne, la réflexion sur
la littérature tourne autour de la problématique des genres »13.
Par ailleurs Wellek et Warren écrivent « (…) l’un des intérêts les plus
manifestes de l’étude des genres réside précisément dans le fait qu’elle oblige
à examiner le développement interne de la littérature »14.
Ils continuent dans la même perspective et s’interrogent : « Une théorie
des genres littéraires suppose- t’elle que l’on admette que toute œuvre
appartient à un genre donné (…) les genres sont ils immuables ? Sans doute
pas »15.
13
- D. Maingueneau 1993, Le contexte de l’œuvre littéraire, énonciation, écrivain, société, Ed
Dunod, p. 60.
14
- Wellek et Warren 1971, Les genres littéraires, in théorie littéraire Ed du seuil P. 330.
15
- Ibid. 319.
16
- Todorov 1994, Théorie de la littérature, Ed seuil coll. tel quel P197.
21
Le fait d’inscrire une œuvre dans un genre aide à susciter des attentes
plus ou moins précises chez le lecteur qui se fera une vision plus ou moins
stéréotypée selon la façon dont cette œuvre est classée mais qui pourra être
remise en question lors de la lecture, surtout dans le cas d’œuvre forte.
Le genre, est donc, toute une convention qui donne un cadre, une forme
plus ou moins précise.
22
classées dans l’écriture autobiographique, nous y retrouvons les traces d’une
remise en question du genre autobiographique.
23
comme le souligne Assia Djebar dans un entretien publié dans la revue Jeune
Afrique, il est indécent dans la société maghrébine, arabo-musulmane, de
parler de soi : « j’ai toujours évité de donner à mes romans un caractère
autobiographique par peur de l’incidence et par horreur d’un certain
striptease intellectuel »17
17
Entretien avec REGAIEG Nadjiba et Assia Djebbar, IN jeune Afrique, 4juin 1962, n 87, p 21.
24
CHAPITRE 1
Un genre autobiographique
« L’écrivain »
25
« L’Ecrivain », publiée en 2001, marque un tournant décisif dans la
production littéraire de Yasmina Khadra. Il est le début d’un combat éditorial
que va mener l’auteur pendant plusieurs années, notamment en France où
depuis une décennie il publie ses textes.
26
flot d’événements racontés. Cette remarque est claire qu’en à l’identité entre
Moulessehoul et khadra.
« Dans Double blanc, j’ai écrit : « j’ai adoré un homme, il y’a très
longtemps, c’était quelqu’un de bien… »Cet homme là, c’était lui, mon oncle
Tayeb.
Le narrateur prend soin de donner en bas de page les références du
roman : « édition la Baleine, 1997 ».
L’auteur de Double blanc n’est autre que Yasmina Khadra. Le voile se
déchire et c’est intentionnel. Khadra se démasque. Il est Moulessehoul
Mohamed. C’est lui le narrateur, le militaire, l’enfant soldat qui très tôt à été
confié à une institution qui lui a volé son enfance : les militaires. Il s’agissait
donc dans « l’Ecrivain »d’un récit autobiographique.
27
Le lecteur est donc confronté à une double caractérisation générique qui
le ballotte entre le vécu et l’imaginaire, le réel et le fictionne : c’est l’ère du
soupçon. Pourquoi khadra, dans ses entretiens tente-il à semer le doute en
remarquant que grâce à l’écriture il a pu transformer son vécu en fiction et
à se réapproprier sa vie ?
Aussi nous allons, dans un premier temps analyser les critères qui font
de « l’Ecrivain » une autobiographie, telle que définie par Philippe Lejeune
et ce à travers une analyse identitaire des personnages, une analyse
fonctionnelle et actantielle et une analyse des voix narratives.
Nous verrons alors la manière dont l’auteur/narrateur a établi avec le lecteur
le pacte autobiographique.
28
I.1.1. Un genre autobiographique :
Présentation de l’Ecrivain
Après saint Augustin, Pascal ou Montaigne, qui ont parlé de leur moi
sans pour autant livrer de véritables autobiographies, il a fallu attendre
Rousseau et ses « confessions » pour qu’un écrivain se révèle tout entier dans
son intimité et ses secrets. D’autres modèles d’écriture de soi se sont
parallèlement développés : mémoires, chroniques, carnets, journaux intimes,
jusqu’à ce mélange de fiction et de vérité de l’auteur qui remanie les données
de sa propre vie, et qui débouche sur ce qu’on nomme l’autofiction : « la
mise en fiction de la vie personnelle » telle que l’a théorisée Serge
Dobrovsky à la fin des années 1970. Qu’elle soit avouée ou refoulée, la
pulsion autobiographique irrigue une vaste littérature de Stendhal à julien
Green en passant part Musset, Tolstoï, Fitzgerald ou Virginia Woolf.
29
1. La forme du langage
a- Récit
b- En prose
2. Le sujet traité :
a- Vie individuelle : histoire d’une personnalité
3. La situation de l’auteur
a- Identité de l’auteur, du narrateur, du personnage
b- Perspective du récit
Est une autobiographie toute œuvre, qui remplit à la
fois les conditions indiquées par chacune des
catégories » (18)
affirme Philippe Lejeune qui se rend compte lui-même que cette
définition n’est pas exhaustive parce qu’il va par la suite insérer des
exceptions où il élargit ce dernier critère à trois personnes, au lieu
d’une seule.
« Il y a possibilité d’un récit autobiographique à la
deuxième personne tu (et) la troisième personne »19.
18
- Lejeune Philippe 2010, L’autobiographie, en France 2ème édition Armand colin, Paris ; P. 12.
19
- Lejeune, Op.cit., P. 17.
30
De ce fait nous nous interrogerons sur le positionnement de
« l’Ecrivain » par rapport à cette notion d’autobiographie.
« L’Ecrivain » relève-t-il de l’autobiographie ?
20
- Dictionnaire : http://www.espacefrancais.com/l-autobiographie/consulté le 20/03/2009à 15h
21
- Zanone. D 1998, L’autobiographie, Ed Ellipses coll. thèmes et études, P.6
22
- TENGOUR. H. « Biographie, autobiographie, hagiographie et histoire de vie » PP. 61-73,
octobre 1991 in Biographie et histoire social Algérie XIX et XXe de AINAD TABET(R),
BENKAD S, CARLEIR O… cahier, laboratoire d’Histoire et d’anthropologies sociales et culturelle
UR ASC
31
personnage, le fait que l’auteur ait inséré des informations biographiques
véridiques ne suffit pas. Il faut qu’un accord soit passé entre l’auteur et son
lecteur. Le premier s’engage à ne dire que la vérité, à être honnête, en ce qui
concerne sa vie, en contrepartie, le second peut décider de lui accorder sa
confiance.
Cette identité des trois instances peut s’établir de deux façons : par
l’emploi du titre sans ambigüité comme « autobiographie » ou « histoire de
ma vie », ou par un engagement de l’auteur auprès du lecteur, au début du
texte.
« L’Ecrivain » s’ouvre sur une double entrée : une dédicace et une
citation.
La dédicace est adressée aux cadets c'est-à-dire aux camarades d’école
de celui qui a signé l’œuvre : Yasmina khadra. Le lecteur ne sait pas encore
qu’il s’agit de Moulessehoul dont le nom n’apparaitra qu’à la page 42 «
Cadet Moulessehoul Mohamed, matricule 129 » puis aux pages 102et 150.
Cette dédicace installe le lecteur dans la réalité puis vient la citation : «
De mes torts je n’ai pas de regrets, de mes joies aucun mérite, l’histoire
n’aura que l’âge de mes souvenirs, et l’éternité, la fausseté de mon sommeil
« Sid Ali » « A quoi rêvent les loups ». p1 c'est-à-dire qu’il s’auto- cite pour
parler de son travail de mémoire et de souvenirs. Il s’agit d’une difficulté que
rencontrent tous ceux qui s’essaient à l’écriture autobiographique. Dans un
souci de vérité et voulant prouver sa sincérité, khadra soulève le problème
que pose la mémoire sélective et quelque fois défaillante. Il instaure donc,
23
- Lejeune Philippe ; 1975, Le pacte autobiographique, Ed. Seuil, Paris, P.26.
32
après avoir installé le lecteur dans le monde réel, le pacte d’authenticité. Ce
pacte, il le renouvelle durant tout son récit qui l’émaille de mots comme :
Il est rare que l’auteur jure solennellement de ne dire que la vérité telle
qu’elle. Néanmoins, il s’engage souvent à donner la vérité telle qu’elle
apparait, telle qu’il la connait. Il peut également mentionner les problèmes de
mémoire auxquels il a été confronté : cette restriction de la vérité en quelque
sorte, la mise en avant et la fiabilité de l’auteur peuvent jouer comme une
24
Nous avons entrepris une petite enquête au niveau de l’école des cadets de Tlemcen et nous avons
pu constater que beaucoup d’informations données par le narrateur sont justes. Par exemple, c’est
bien l’officier Abbes Ghzail qui dirigeait l’école et que l’élève Moulessehoul Mohamed a bien fait
ses classes dans cette école.
33
preuve d’honnêteté et contribuent à l’établissement de la confiance du
lecteur.
Pourtant la notion de vérité, en littérature dans un texte qui se dit ou
s’autoproclame autobiographique n’est pas pertinente, tout comme la notion
de vérifiable dans le roman.
25
- Poirier J. 1983, CLAPIER VALLADONS S, RAYBUT P, Les récits de vie théorie et
pratique, Ed PUF coll. le sociologue. P. 34.
34
Il ne faut sans doute pas mettre de côté, un aspect très important. :
L’autobiographie est un écrit littéraire et l’œuvre reçue comme telle
comporte donc en partie des faits et des évènements réels vécus par l’auteur,
en plus d’une part de créativité.
26
L’écrivain, roman édité en 2001, aux éditions Julliard, récompensé par l’académie Française.
35
Donc dans ce cas qu’elle place occupe Khadra, le signataire du
roman ?
Va-t-il raconter la parcours d’un écrivain en général (la profession, la
vocation, les difficultés) ou de l’écrivain dont il est question ici ?
Pourquoi ce titre ?
Nous remarquons que deux citations ouvrent les deux parties du roman,
et toutes les deux portent sur le récit de la vie de l’écrivain.
La 1ère citation, puisée dans un roman écrit par Khadra, ouvre sur le
récit de Moulessehoul.
« De mes torts je n’ai pas de regrets, de mes joies aucun
mérite, l’histoire n’aura que l’âge de mes souvenirs, et
l’éternité, la fausseté de mon sommeil « Sid Ali » A quoi
rêvent les loups ». p. 1
La 2ème citation de Jean Cocteau renvoie à une réflexion sur l’art et sur
l’usage qu’il en est fait, voire son utilité.
« Le péché original de l’art est d’avoir voulu convaincre
et plaire, pareil à des fleurs qui pousseraient avec l’espoir
de finir dans un vase » Jean Cocteau p.119.
36
L’histoire commence un matin de 1964 : le père quitte Oran pour
emmener en voiture, son fils adoré âgé de six ans, à l’école des cadets d’El
Mechouar ; il veut qu’il devienne officier comme lui.
Le monde de l’enfance choyé est balayé à l’instant où l’auteur franchit
des portes de cette sinistre institution.
37
I.1.1.1. L’analyse fonctionnelle de l’Ecrivain
L’épisode n’est pas sans rappeler celui de Marcel Proust qui, après la
parution de « A la recherche du temps perdu », a fait dire à la critique qu’il
s’agissait d’autobiographie.
Proust se réécrit et se propose d’écrire une œuvre d’inspiration
autobiographique intitulée « Jean Santeuil » et signée Proust.
38
La présentation des schémas narratifs permet de suivre le déroulement
des évènements par rapport à une chronologie, de les inscrire dans une
temporalité, de les situer dans un cadre romanesque.
Le récit qui fait l’objet de notre recherche se divise en deux parties, qui
évolueront à travers plusieurs séquences narratives.
- La vie familiale
- La vie au sein de l’institution militaire
- La vocation d’écrivain
39
Schéma du 1er volet « les Murailles d’el Mechouar »
Phase
Phase initiale Phase finale
événementielle
Plongé malgré lui dans l’enfer d’une vie qu’il n’a pas choisie, l’enfant va réagir et puiser sa force
dans la lecture et l’écriture. A dix ans, il découvre qu’il est né pour écrire. C’est l’écriture qui le sauvera
du désespoir, du suicide de la médiocrité de la haine et en particulier de son père. Chaque phase est
structurée de plusieurs micro-récits qui composent les différentes séquences.
40
Schéma du 2ème volet « l’ile kolea»
Le titre « l’ile kolea » est à l’opposé du premier « les murailles d’el Mechouar » : si le jeune garçon
se sentait emprisonné derrière les murailles, il ressent à présent un sentiment de liberté et une possibilité
d’évasion et de bonheur. Ce volet parle de l’adolescence du personnage et de la préparation à la vie
adulte.
41
Cependant les deux parties peuvent être appréhendées dans un macro-récit dont les
trois phases peuvent être décrites comme suit :
Le jeune enfant accepte son destin .Il est devenu officier mais il n’a jamais
renoncé à son rêve jusqu’au jour où il quitte l’armée pour devenir écrivain27.
Voyons maintenant comment les acteurs se distribuent les rôles, et ceci à travers le
schéma actantiel.
27
La réalité nous apprend qu’à travers des interviews, Yasmina Khadra a parlé de son roman, de sa carrière,
et de l’éventuelle réaction de son père à la lecture de son roman.
Yasmina Khadra a refusé que son père lise son roman selon une interview lue dans « le matin » du 05/02/01
Votre père a-t-il lu le livre ? (27)
Yasmina Khadra : il ne l’a pas encore lu mais ; je lui ai demandé de ne pas le faire j’ai beaucoup insisté sur
cela, c’est mon père, je l’aime toujours, c’est que ma vie n’a pas été agréable mais je ne voudrais pas le
faire souffrir inutilement, il est âgé il a 70 ans.
42
I.1.1.2. L’analyse actantielle de l’Ecrivain :
1) « Le destinateur (la force) est celui qui met en branle le récit, il définit l’objet
de la quête et appelle un héros susceptible de ramener l’objet manquant.
2) Le héros : est celui qui à l’appel du destinateur, passe avec lui un contrat et se
met en devoir de ramener l’objet de la quête, d’accomplir la tâche.
3) L’objet : est ce qui est cherché ; c’est l’objet de la quête
4) L’opposant : est celui qui va entraver la quête du héros
5) L’adjuvant : est celui qui va faciliter la quête, qui aide le héros à accomplir sa
tâche
6) Le destinataire (bénéficiaire) est celui qui reçoit, au terme, l’objet de la
quête »28.
C’est l’outil qui nous permet de repérer les forces agissantes d’un récit et
pour Reuter « Si toutes les histoires- au-delà de leurs différences de surface –
possédant une structure communes, c’est peut-être parce que tous les personnages
peuvent être regroupés dans des catégories communes de forces agissantes (les
actants) nécessaires à une intrigue »29.
28
FOSSION A, J. P. Laurent : Pour comprendre les lectures nouvelles. Linguistiques et pratique
textuelles langages nouveaux pratique nouvelles pour classes de langue française, A de Book
Duculot (sans date » P. 44
29
29-Yves Reuter, 2000. Introduction à l’analyse du roman, Paris Ed Nathan Université, , p. 48.
43
Les personnages d’un récit nous renseignent sur l’organisation de l’histoire ;
ils peuvent être véhicules du sens à l’intérieur de celle-ci. Pour Yves
Reuter« Toute histoire est histoire les personnages» 30
Passion
Force pour la Bénéficiaire
Littérature
Sujet Objet
Devenir écrivain
Moulessehoul personnage principal
Adjuvants Opposants
- Père et son idéal
- Professeur
Militaire.
- Ses amis
- L’institution militaire
- Talent
30
Ibid., P. 51.
44
Dans le récit d’évènement, l’actant qui occupe la fonction du sujet, est le
personnage principal Moulessehoul.
Poussé par son père et son idéal militaire, et par la vie au sein de l’institution
militaire, le narrateur voit s’éveiller en lui une volonté qui l’incite à avoir de
grandes ambitions visant à devenir écrivain.
31-Ch. Achour, S. Rezzoug, 1990. Convergences critiques, introduction à la lecture du littéraire, OPU,
P.200
45
Le personnage est présenté, pris en charge, est désigné sur la scène du texte
par un signifiant discontinu, un ensemble dispersé de marques que l’on pourrait
appeler son « étiquette » : « les caractéristiques générales de cette étiquettes sont
en grande partie déterminées par les choix esthétiques de l’auteur »32.
Les autres personnages, même ceux qui ont beaucoup compté dans sa vie
sont secondaires par rapport à la place qui lui revient dans le récit c’est-à-dire le
récit de sa vie, d’autant plus que l’instance narrative est accaparée par lui.
32- Ph Hamon, 1977. Statut sémiotique du personnage, in poétique du récit, Ed seuil points, , P.142.
46
I.1.1.3. L’instance narrative
L’auteur est la personne réelle qui crée l’œuvre. Il est souverain mais il
préfère souvent s’en tenir à cette fonction. Il attribue la fonction de la narration à
un narrateur (instance narrative) celle-ci se charge de relater les évènements.
L’auteur transmet des informations aux lecteurs par le biais de cette« voie
narrative, la parole muette qui présente le monde du texte au lecteur(…)33.
33- Paul Ricœur, 1984, Temps et récit2, la configuration du temps dans le récit de fiction, Ed seuil coll.,
l’ordre philosophique, P. 131.
34- G. Genette, Figure III, éd seuil coll. point 1972, P. 226.
47
des cadets, un collège prestigieux où l’on dispensait la meilleure éducation et la
meilleure formation, où on allait faire de lui un officier.
« Je ne comprenais surtout pas pourquoi je devais vivre parmi
des orphelins, moi qui avais un père influent, une mère qui
m’adorait et une famille nombreuse… »P.33.
C’est du regard du narrateur qu’il s’agit ; celui qui porte un regard sur les
personnages et les objets.
C’est le point de vue du narrateur sur l’univers qu’il présente dans le récit
qui est pris en considération
Paul Ricœur le définit ainsi : « le point se vue est point de vue sur la sphère
d’expérience à laquelle appartient le personnage »35.
35- Ricœur, P.1984, Temps et récit 2 la configuration du temps dans le récit de fiction, Ed, seuil. P. 131
48
Yasmina Khadra raconte une partie de sa vie, dans « L’Ecrivain» le
narrateur use du regard rétrospectif parce que c’est un vécu qui y est raconté d’où
la répétition de l’expression, « je me souviens », procédé de l’analepse.
« Il n’est pas resté longtemps parmi nous, ou alors j’ai oublié,
je me souviens qu’il était fâché…. »P. 35.
Le narrateur invite le lecteur à le suivre dans ses présentations et dans sa
narration, il le familiarise avec les lieux, les personnages, il le guide dans sa
lecture.
Tous ces éléments d’analyse confirment ainsi que l’écrivain est un récit
autobiographique.
Puis dans un second temps le cadre change : dans le 2ème volet l’histoire se
déroule à l’ile Kolea.
« …Puisque devant de la foule, le comité d’accueil de L’ENCR
Kolea… Kolea se trouvait à vingt kilomètres au nord de Blida ».
p.122
39-Ibid., P. 213
50
Le cadre spatial se traduit par le rapport qu’il entretient avec le temps et la
société. C’est lui qui l’a vu grandir et passer de l’enfance à l’adolescence jusqu’à
l’âge adulte.
Le temps de la narration évolue entre 1964 et 1975, date de son arrachement à
Oran et de l’obtention de son baccalauréat (date relevées dans l’œuvre).
« Nous avons quitté Oran… En ce main d’automne 1964 »
« … Je le devançais d’une classe. En 1975, après l’obtention de
mon baccalauréat je fus dirigé sur l’académie militaire de
Cherchell pour devenir officier… »p94
Dans un entretien paru sur internet avec Yasmina Khadra, Besma Lahouari,
en mars 2002, lui demande : « Comment doit-on vous appeler aujourd’hui :
Yasmina Khadra ou Mohamed Moulessehoul? »40
L’auteur répond :
« Yasmina Khadra est mon nom d’écrivain, je n’ai aucune raison d’en
changer. Pourquoi voulez-vous que je balaie ainsi les années d’écriture ?
Ce nom est en fait les deux prénoms de mon épouse qui m’a toujours porté
chance ».
Ainsi il s’agit bien d’une autobiographie : la voix narrative est la voix qui
raconte la vie du personnage et qui n’est autre que l’auteur. C’est pourquoi, dans
tout le roman, il y a la présence du « je » énonciateur.
40- http://wwwlirefr//entretienasp/idc=39938/idtc=4/idr=2001/idg
51
« Je me voyais déjà à Kolea, à voler de mes propres ailes
j’étais tellement content que j’aurais dégringolé dans un état
extatique…»P. 101.
Ce livre offre au lecteur le récit d’une vie de son auteur, mais il ne permet pas
un classement génétique évident car il présente un amalgame de romans
(vraisemblance), de récit de vie (vrai), d’autobiographie et de biographie
« L’Ecrivain » est le roman classique traditionnel au sens où sa structure est
linéaire. L’auteur mentionne « roman » sur la couverture suggérant ainsi un récit
vraisemblable mais comportant une grande part de fictionnel et d’imaginaire.
Le lecteur dès la première page du roman, s’aperçoit qu’il s’agit plutôt d’une
autobiographie que d’un roman au sens propre.
Dans une première analyse nous avons conclu qu’il s’agit bel et bien du
récit de Mohamed Moulessehoul. C’est donc l’autobiographie de Mohamed
Moulessehoul. Mais cet écrit ne répond pas aux critères mis au point par ph
Lejeune : « pour qu’il y ait autobiographie, il faut qu’il y’ait identité nominale de
l’auteur, du personnage et du narrateur »41.
Ici l’auteur est Yasmina Khadra, alors que le narrateur et le personnage sont
Mohamed Moulessehoul. Cette double identité va brouiller les résultats de notre
première analyse qui nous aurait conduit à le classer l’œuvre dans le genre
autobiographique
Un écrivain signe avec des prénoms féminins, pour raconter l’histoire d’un
autre qui n’est que lui-même.
53
I.1.2. L’Ecrivain ou le récit d’une blessure
L’analyse actantielle a montré que tous les rapports entre les personnages
sont réglés à partir d’un seul personnage : le narrateur/Moulessehoul.
Enfin les voix narratives, malgré leur pluralité, se rejoignent en une seule voix
celle-du narrateur/Khadra.
Avec comme pacte d’authenticité que l’auteur met en avant dés l’ouverture
de son livre, et avec l’analyse narratologique, tout semble conduire le lecteur à lire
« l’Ecrivain » comme une autobiographie classique.
Ainsi, le narrateur raconte sa naissance non pas comme début d’une vie mais
au moment où il est plongé dans une réflexion sue « la bonté » et « la générosité »
des gens du sud.
« Kenadsa… j’ai parlé d’elle à mes amis, je l’ai chantée dans
mes livres, pourtant je ne connais pas grand-chose sur elle. Je
sais seulement que s’est une bourgade quasi millénaire, que
son ksar croule sous huit siècles d’histoire et quarante années
d’oubli et que, à l’heure où le soleil se replie derrière la
54
barkhane, la nuit l’investit comme l’opium engourdit l’esprit.
Elle m’a vu naître un lundi 10 janvier 1955. Depuis, elle
demeure ce spectre qui se substitue à mon ombre, me retenant
par le bras à chaque fois que je tente de m’envoler ; cette
légende qui me conte fleurette lorsque toutes les autres voix
m’auront manqué »p. 165
55
me complaire dans l’insignifiance à laquelle le destin
s’appliquera à m’astreindre. »p166.
Enfin, c’est elle qui clôture et scelle l’avenir du narrateur en tant qu’officier :
« Elle baisa tendrement mes poignets et ajouta :
-Il faut avoir la foi en la dame de Meknès, mon garçon. C’est
écrit que tu deviendras quelqu’un, un grand officier. »p234.
56
L’histoire de la dame de Meknès est de plus en plus explicite : elle structure
le récit de vie du narrateur bien que celui-ci semble ne pas lui accorder beaucoup
d’importance.
Pourquoi ce bouleversement dans la linéarité du temps si ce n’est pour nous
dire que l’importance du texte présenté est à chercher ailleurs que dans l’histoire
de vie ?
Il s’agirait, peut être de cette de « reconstruction » de sa vie avec une large
part d’imaginaire, une mise en scène.
Ainsi toute la première partie est une réflexion amère sur la vie militaire
imposée à un enfant à l’âge où il se réveille à la vraie vie, à celle du bonheur de la
sécurité familiale et des rêves.
La deuxième parie « l’ile Kolea » marque une cassure dans le récit de vie.
En effet alors que l’écriture de la première partie est essentiellement narrative, la
57
deuxième est davantage discursive : il ya beaucoup plus de dialogue que de
narration.
Cette polyphonie est plus évidente dans le deuxième partie où le récit des
événements ne sont prétexte qu’a des dialogues et des discussions polémiques
entre le « je » et d’autres personnes. Dans cette partie, la tonalité change : alors
que dans la première parie le registre est pathétique (le lecteur ressent de la pitié
pour cet enfant qui souffre d’une privation affective) dans la deuxième partie, le
registre devient polémique. En allant à kolea, le narrateur tente de conquérir la
liberté. Il n’est plus passif mais il agit en se révoltant. Tout son combat est
d’obtenir le droit de dire. L’écriture autobiographique dans l’ile de kolea va être
manipulée par khadra qui réduira le récit rétrospectif et référentiel de la première
42
RABATEL, Alain « La dialogisation au cœur du couple polyphonie/ dialogisme chez Bakhtine » dans
revue Romane 41-1-20-06 P55-80 (En ligne) URL http//icar.univ.tyon2.fr/membres, araba
tel////A37Rabatel-revue romane, PDF consulté 26-12-2012.
58
partie de son texte, au profit d’une libération d’un discours intérieur et manifeste
en une mise à jour de sa blessure causée par le déchirement entre sa vocation
d’écrivain et son engagement militaire.
L’ile de kolea est, en effet, structurée par une pluralité d voix discursives qui
ne sont en fait que celles de khadra. Le narrateur, en mettant en scène le conflit
entre deux grandes institutions (l’une militaire, l’autre littéraire) fait parler des
points de vue différents, tout en essayant de les subordonner au sien et cela dans le
but de montrer l’incompatibilité de ces deux institutions.
Aussi khadra crée (ou rapporte) des scènes qui se sont peut-être déroulées,
mais qui ne sont que des prétextes pour mettre en discours le conflit qui l’habite.
Ainsi plusieurs personnages évoqués rompent la linéarité du discours
autobiographique par leur évocation à des moments soit précoces soit tardifs.
Précoces quand ils nous projettent 20ans plus tard (ce sont des prolepses) ou
tardifs quand ils nous font revenir 20 ans plutôt (ce sont des analepses).
Le narrateur adulte s’impose pour nous parler de celui qui fut un dirigeant du
terrorisme, critiquant alors l’absurdité et la violence de ce qui s’est passé dans les
années 90 en Algérie.
« Il s’appelait Saïd Mekhloufi, celui qui rédigera, deux
décennies plus tard, le manifeste de la désobéissance civile
décrétée par le front islamique du salut, avant de devenir le
59
premier émir national de l’intégrisme armé. Plus jeune que
moi d’une année, je le devançais d’une classe. En 1975, après
l’obtention de mon baccalauréat, je fus dirigé sur l’académie
militaire de Cherchell pour devenir officier de l’infanterie
mécanisée. Saïd attendra une année pour gagner l’université
d’Alger. (…) nous nous perdîmes de vue jusqu’en 1986 où au
cours d’une mission de reconnaissance, je le découvrais à
Mekmen Ben Amar, un affreux patelin perdu dans la hamada.
Il était lieutenant et exerçait la fonction de commissaire
politique au sein d’une unité des gardes-frontières. Je
retrouvai un homme déçu mais secret. […] il fut radié des
rangs dans le courant de l’année […] Il eut octobre 1988, puis
le multipartisme. Je revis Saïd à la télévision, sur le plateau de
Mourad Chebine qui animait l’émission phare Face à la
presse. Saïd fut présenté comme rédacteur d’EL Mounkid,
l’organe d’information et de propagande du FIS. Il portait une
barbe agressive, avait les sourcils bas, et les questions
virulentes qu’il posa à l’invité principal de l’émission, le
docteur Saadi, du RCD, me donnèrent la chair de poule. […]
Suite à l’arrêt du processus électoral de janvier 1992, Saïd
Mekhloufi entra dans l’insurrection armée. Il commanda le
mouvement islamique armé, ensuite l’Armée du salut »pp. 94-
95
60
classe, sur Mme Jarosz, son professeur de français, et surtout sur deux
personnages évoqués très tardivement dans le récit, matricule 18 et bébé rose.
Les trois autres personnages, Ghalmi l’officier et Mme Lucette Jarosz n’ont
d’importance dans le récit du narrateur que par les discussions qu’ils ont avec le
narrateur (Moulessehoul). Ces discussions portent essentiellement sur la vocation
d’écrivain et le rôle de la littérature en milieu militaire.
Aux questions quel est le rôle d’un écrivain dans la société ?comment écrire ?
62
Khadra répond par une argumentation qui prend la forme d’un récit structuré où les
dialogues occupent une large place.
Le deuxième palier de son argumentation est sa mise aux arrêts pour une
grève à laquelle il n’a jamais participé : le véritable motif de son arrestation est sa
vocation d’écrivain :
«- C’est toi qui as écrit ces foutaises ?
-Oui
-Pourquoi ?
-C’est juste un texte littéraire.
-C’est toi qui le dis. Tu te prends pour qui ?
-J’essaie d’apprendre le métier de romancier.
-où est le problème ? Quelqu’un t’a-t-il interdit d’écrire ?
-Non.
-Alors ?
Je restai sans voix
Il dodelina la tête, la bouche tordue. De nouveau, ses yeux
globuleux me dévisagèrent. Il dit :
-Tu es un bon sportif. Titulaire dans plusieurs disciplines.
-Oui.
-Tu es animateur du ciné-club.
-oui
64
-Tu es membre de rédaction au journal de l’école.
-Oui
-Tu diriges la troupe théâtrale de l’école.
-Oui
-Tu ne trouves pas que c’est un peu trop pour un seul homme ?
-Non.
-C’est la raison pour laquelle tu as déclenché la grève d’hier ?
-Quoi ?
-Apparemment, tes nombreuses performances t’ont monté à la
tête. Tu veux être partout, adulé, idolâtré, étonnant, n’est-ce
pas ?le journal, le théâtre, le ciné-club, les stades ne suffisent
plus à ta fringale. Tu cherches à péter plus haut que ton cul et
tu es fous la merde. »p. 191.
67
-Ce n’est pas que tu divagues, s’empressa-t-il d’ajouter. Tu as
de l’imagination, c’est incontestable. Tu as du vocabulaire,
personne n’en trouverait à redire.
Mais tu as un défaut grave et tu dois t’en débarrasser : tu
cherches à intimider. Un écrivain n’intimide pas ; il séduit ou
convainc. Sa grandeur, c’est sa générosité et son humilité, pas
sa complexité. Or tu fais tout pour paraitre difficile. Tes mots
sont ampoulés, excessifs ; tu crois ton français châtié alors qu’il
est pindarique et creux. Tu deviens farfelu en voulant être
savant ; c’est une grosse maladresse. »pp. 202-203
69
nous être donnée par la phrase de jean Cocteau que khadra cite au début de la
deuxième partie du texte :
« Le péché original de l’art est d’avoir voulu convaincre et
plaire, pareil à des fleurs qui pousseraient avec l’espoir de
finir dans un vase » Jean Cocteau. p. 119.
Sommes-nous toujours dans un récit autobiographique soutenu par le pacte
d’authenticité ?
Le respect de la vérité est ailleurs que dans la réalité des événements. C’est
une vérité intérieure que khadra recherche à travers des personnages dont
l’existence réelle n’a pas d’importance.
Matricule 18, et bébé rose, le jeune officier, Mme Jarosz et Ghalmi sont les
supports de la quête identitaire de khadra/Moulessehoul. Il s’agit donc d’une
introspection plutôt que d’une rétrospection.
Ecrire sur soi, alors qu’il ne l’a jamais fait dans ses précédents écrits, est un
choix motivé par le désir de se dévoiler, de montrer sa blessure, sa cassure et
également de faire part de son apprentissage d’écrivain écartelé. L’écriture
autobiographique va être manipulée par khadra qui amenuisera le récit rétrospectif
au profit d’une libération d’un discours intérieur en vue de la mise à jour de sa
blessure. Ce récit pseudo-autobiographique servira de réceptacle à un plaidoyer
sur soi qui prendra forme de récit psychologique dans Cousine k, de récit
autofictionnel dans La Rose de Blida et d’un essai dans L’Imposture des mots.
À travers ces trois derniers écrits, la manipulation du genre autobiographique
devient manifeste jusqu’au déni.
70
CHAPITRE 2
La manipulation du genre
autobiographique
71
La notion de genre qui pendant très longtemps a servi de balise à tout écrit,
n’est plus crédible, parce que sujette à des contestations.
43
- BLANCKEMAN, Bruno, 2000, Les récits indécidables: jean Echenoz, Hervé Guibert, pascal guignard,
Ed perspectives septentrion, dresses Universitaires, P. 29.
72
A travers cet incipit, il s’attribue tous les droits de modifier les structures
génériques de ses écrits et provoque par là les interférences entre certains genres.
D’où la transgression des genres. Par sa pratique Khadra remet en question des
définitions mises au point par les critiques.
Une telle attitude a été relevée dans l’écriture de Blanchot où« la question
du genre »44 est posée.
Blanchot ne cesse d’interroger au cœur de ses textes non pas l’inscription dans un
genre mais le difficile cas de limite, non plus la limite entre ce que serait un récit
ou un roman, sur telles propositions, mais une limite indécidable encore qui
mettrait en doute jusqu’à leur statut.
Ces trois textes qui se présentent en échos par rapport à « l’Ecrivain », font
–ils preuve également de la liberté que l’auteur prend par rapport aux genres ?
Pour répondre à cette question nous analyserons les trois œuvres d’un point de vue
générique.
44
HURAULT Marie Laure, 1999, Maurice Blanchot le principe de fiction, Ed l’imaginaire du texte .presse
universitaire de Vincennes p. 8.
73
I.1.2. Un genre autofictionnel :
La Rose de Blida ou une autofiction minée
Selon André Gide, « sans doute un besoin de mon esprit m’amène, pour
tracer plus purement chaque trait, à simplifier tout à l’excès, on ne dessine pas sans
choisir, mais le plus gênant, c’est de devoir présenter comme successifs des états
de simultanéité confuse. Je suis un être de dialogue tout en moi combat et se
contre- dit. Les mémoires ne sont jamais qu’à demi sincères, si grand que soit le
souci de vérité tout est toujours compliqué qu’on ne le dit. Peut-être même
approche-t-on de plus près la vérité dans le roman»45.
45
-GIDE André; 1955, Si le grain ne meurt, Ed Gallimard, coll. Folio P. 280.
74
« L’histoire ou la querelle des genres, à peine abolie, l’autobiographie
s’affole »46.
46
- LEJEUNE cite par Blanckeman, 2002, Les fictions singulières : étude sur le roman français
contemporain. Ed
47
- thèse en ligne : Vincent Colonna, L’autofiction (essai sur la fonctionnalisation de soi en littérature)
Doctorat de L’EHSS 1989, Tel. archives-ouvertes. Fr/docs/00/04 PDF/tel consulte 24/02/2013.
75
Il présente une partie ou un bout de jeunesse réelle du narrateur. C’est un
roman court écrit à la demande de la maison d’édition « Après la lune », donc
selon un modèle préétabli.
L’autofiction se confirme.
Confusion possible : serait-ce le titre du roman, surtout qu’il est suivi du nom
de l’auteur ? Non! Le titre est bien « La Rose de Blida ».
76
Le titre « la Rose de Blida » constitue une clé de lecture. Tout en informant,
il propose, suggère une façon de lire. Rappelons que le titre a une visée
informative, il nous informe sur le contenu du roman « la Rose de Blida ».
77
En sortant de la prison de l’école militaire, le petit Mohamed Moulessehoul
croise la silhouette fugitive d’une belle inconnue dont il va tomber éperdument
amoureux.
Ses amis le taquinent : elle est bien trop âgée pour lui. Grâce à ses amis, il apprend
que cette femme a un fils, Fouad, qui vient d’intégrer l’école des cadets.
Mohamed voit là une excellente occasion de se rapprocher de son grand amour. Il
se rend en auto stop à Blida pour la revoir, mais la 403 du capitaine va mettre un
terme à ses illusions mais pas à sa quête amoureuse.
Quarante ans plus tard, devenu écrivain sous le nom de Yasmina Khadra,
Moulessehoul parle avec émotion de celle qui lui fit tourner la tête.
« Souvent, tandis que je parcours la France à la rencontre de
nouveaux visages dans les salles qui m’accueillent, je me
surprends à chercher celui de Hawa. Malgré les décennies qui
séparent notre première et unique rencontre-notre première et
unique éclipse… »p.53 ibid.
78
« La Rose de Blida » est une œuvre autobiographique que nous considérons
comme un appendice de « l’Ecrivain » où on retrouve des éléments de
« l’Ecrivain ».
« L’école des cadets, une école militaire conçue pour recueillir
les orphelins de la guerre d’indépendance et à laquelle mon
père, officier, m’avait confié pour que j’apprenne le métier des
armes et embrasse une longue carrière de commandeur et de
héros de nation » p. 18. La rose de Blida.
« Jamais je n’avais réussi à me faire à l’idée que mon père, en
me ravissant à ma mère et à ma famille, pensât exclusivement à
mon bien » P. 18 Ibid.
« J’avais à peine treize ans, et je lui en voulais de me priver de
mes insouciances d’enfant en me soumettant à une discipline de
fer capable de briser un adulte » P.18 Ibid.
79
Dans un premier temps il s’agit donc bel et bien d’une autobiographie car il
s’agit de la vie de Mohamed Moulessehoul, personnage principal. Mais cet écrit ne
répond pas totalement aux critères mis au point par Lejeune :
« Pour qu’il y ait autobiographie, il faut qu’il y’ait
identité nominale de l’auteur, du personnage et du
narrateur »48.
Ici comme dans « l’Ecrivain », l’auteur est Khadra alors que le narrateur et
le personnage principal sont Moulessehoul. Nous sommes confrontés donc à une
fausse autobiographie. Par ailleurs « La Rose de Blida », ne permet pas un
classement générique évident, car il présente un amalgame de récits de vie qui
forment la part de vrai et de récits imaginaires se donnant pour vrais ou
vraisemblables. Cela donne un nouveau genre : l’autofiction. Le narrateur,
Moulessehoul, va ajouter à son récit des éléments qu’il n’a pas vécus ou qu’il ne
peut pas prouver qu’il les a vécues.
Autofiction, « La Rose de Blida » peut être classé dans cette étiquette, mais
une autofiction minée parce que c’est la maison d’édition qui en impose le thème.
48
- LEJEUNE Philippe 1975. Le pacte autobiographique. Paris : éditions du seuil, p. 15.
80
Dans « La Rose De Blida » Mohamed Moulessehoul raconte sa jeunesse
douloureuse et triste passée l’école des cadets.
Cette vie monotone est éclairée par une rencontre fulgurante qui marquera toute sa
vie, une vision d’une femme d’une extrême beauté qu’il va à peine entrevoir.
Le narrateur donne cette histoire tirée de ses souvenirs personnels, inspirée de faits
réel et répond à l’horizon d’attente du lecteur, un regard complaisant sur le duel
Khadra/ Moulessehoul, mais c’est pour mieux se mettre en porte à faux avec ce
que l’on connait de lui, par conséquent ce que l’on attend.
Khadra souhaite désormais franchir un pas dans la réception qui est faite de
sa production littéraire à savoir que l’on prenne conscience que son œuvre n’est
pas autobiographique mais autofictionnelle dans la mesure où la fiction est l’objet
de tous les soins de l’auteur, du moment que toute l’histoire tourne autour d’une
femme entrevue.
49
- Collette 1928, La naissance du jour, Ed Flammarion Paris.
81
Les deux définitions concomitantes du Larousse et du Robert ont l’avantage
de mettre en avant la double postulation. Khadra mêle habilement réel et
imaginaire, favorise une identification réelle. Certes le récit d’enfance représente la
chose la plus importante dans « l’Ecrivain » « La Rose de Blida ». Mais,
l’examen attentif de la Rose de Blida nous amène globalement à l’inscrire dans un
espace autofictionnel.
Roland Barthes a montré dans S/Z51 qu’il est possible de définir la fiction
comme mimesis, c’est non seulement parce qu’elle (la fiction) cherche à inventer
la réalité et à faire passer pour vraie, mais aussi avant tout par ce qu’elle se plaît à
contrefaire la disposition d’autres genres artistiques, littéraires, à en renouveler
continuellement les codes.
50
- BLANCHOT Maurice, 1999, Le principe de fiction, Ed presse, universitaire de Vinciennes P. 221.
51
- BARTHES Roland, 1976, S/Z Paris. Ed du Seuil, points, Pp. 61-62.
82
Dans la Rose de Blida Khadra a essayé de faire revivre la mémoire à travers
la vision d’une femme, une femme qu’il a à peine entrevue.
Cette vision va donner lieu à une attente, l’attente d’une passion qui ne verra
jamais le jour.
« En réalité, je me sentais mal dans ma peau depuis que j’ai
entrevu cette dame au sortir de la prison scolaire ». Ibid. P16.
« La dame qui attendait dans la cour venait de me happer telle
une crue. Elle était belle comme un rêve impossible presque
irréelle dans son tailleur blanc le mains croisées sur la
poitrine et le regard insaisissable» P. 9 Ibid.
83
Yasmina Khadra a monté un récit sur la simple image d’une femme, voire
une apparition .Cette femme entrevue s’appelle « Hawa », il le saura après avoir
côtoyé son fils
« Elle s’appelle Hawa… Hawa Sid Tami » P28 Ibid.
On constate que nous sommes dans une fiction, un souvenir, une fabulation
d’un gosse qui souffre d’un manque d’amour.
Nous sommes en présence d’une autofiction puisqu’il y a une grande part
d’imagination et de création.
« Tu lis trop, et maintenant tu t’installes dans la fiction au lieu
de regarder la réalité en face » P 24 ibid.
Mais cette autofiction est minée parce que c’est la maison d’édition « après la
lune » qui impose le sujet.
« La Maitresse en maillot de bain, ce sont des textes courts…
84
Des récits qui s’appuient sur l’instantané d’un souvenir transfiguré, un rêve
de gosse fantasmé »… La mémoire permet tous les excès un peu tout cela à la
fois ». Dans « la Rose de Blida » Khadra reprend le but de l’édition.
«Aujourd’hui encore je me pose la question. Comment une femme à
peine entrevue était elle devenue, dans mon esprit, plus intense,
qu’une obsession, aussi vaste que l’horizon » P. 52 Ibid.
Donc dans la Rose de Blida nous sommes dans une autofiction minée.
L’expérience se poursuit, la présence de l’écrivain, auteur personnage témoin se
trouve dans d’autres romans qui ne relèvent en aucun cas ni de l’autobiographie ni
de l’autofiction et se situent dans une ambigüité générique et c’est le cas de
« Cousine K ».
85
I.2.2. Un genre psychologique : « Cousine K »
Sa Cousine K fait tout ce qui est en son pouvoir pour le martyriser mais à un
certain moment il n’en peut plus. Il attend un geste d’affection qui ne vient pas, et
sombre dans la folie et le crime. Ce récit nous est donné à la première personne et
parait comme un développement d’un épisode de l’autobiographie de
khadra « l’Ecrivain ».
Il continue :
« En réalité son avenir, son rêve, ses projets son veau la plus
cher, c’était moi.» P. 105
« Elle était aux petits soins de ma personne, me préparait mon
manger, mon lit, passait et repassait mes chemises… »p. 106
« Notre idylle ne résistera pas aux lois des traditions.
86
Promise très jeune à un autre cousin, elle lui sera accordée
quelques années plus tard, j’appris la nouvelle à Kolea. Ce fut
un sombre jour » P. 106
« A mon tour, époustouflé par l’engouement affectif…
Depuis cousine K je n’avais plus renoué avec le bonheur
d’aimer » P. 215
Le roman, en tant que genre littéraire, présente des contours flous caractérisés
pour l’essentiel par une narration fictionnelle plus ou moins longue. Le roman est
devenu le genre littéraire dominant avec une multiplicité de sous genres qui
soulignent son caractère polymorphe. Parmi ces genres, nous allons aborder le
genre psychologique illustré par « Cousine K ».
87
Le roman psychologique a fait son apparition vers la fin du XIXème siècle.
De nombreux romancier cherchent à élaborer une analyse psychologique des
personnages : l’intrigue, les descriptions des lieux et dans une moindre mesure, les
milieux sociaux passent aux second plan. Le style devient le moyen privilégie de
refléter l’univers psychologique des personnages. Le désir d’approcher de plus
près leur vie intérieure amènera notamment au développement de la technique du
monologue intérieur comme c’est le cas dans « Cousine K ». Cette citation le
confirme :
« Aujourd’hui comme hier et demain assurément, je continue
de scruter la pénombre sans savoir pourquoi, de veiller le
Silence à l’affût de je ne sais quoi. …. » P. 26 .
88
Il s’agit d’exploiter puis de mettre à jour les méandres d’une conscience.
Comme le rappellent Christiane Achour et S Rezzoug, « on peut difficilement
imaginer un récit sans personnages » 52.
Que serait la pension vauquer, sans le père Goriot. Dans l’univers balzacien
« le père Goriot » est appréhendé certes par la description de la pension vauquer
mais surtout par la description psychologique de ses occupants.
52
-. ACHOUR et REZZOUG, 1990, Convergence critique introduction a la lecture littéraire. OPU. P. 200
53
- HAMON PH, 1977, Statut sémiologique du personnage In poétique du récit, éd seuil points, P. 142.
89
« Ma mère est impénétrable, je ne l’ai jamais surprise en train
de pleurer, pas une seule fois… je ne me souviens pas l’avoir
vue me sourire, jamais ses lèvres ne se sont posées sur mes
joues, ni ses doigts m’ont lissé mes cheveux » pp. 21-22
« Cousine K ».
90
Or, quelles que soient les formes prises par le roman, le personnage en est le
ressort : il est le moteur de la fiction, et c’est avec lui que l’on mesure le degré de
vraisemblance et d’authenticité qu’il faut accorder à la fiction.
Selon les canons en usage dans le genre romanesque, le portrait occupe une
place bien précise dans le récit. Dés qu’apparait un personnage important, le
romancier trace aussitôt son portrait, et ce dernier comprend trois volets
successifs : une description des traits physiques, une peinture du costume, une
analyse psychologique.
On remarque que la mère n’a d’yeux que pour le fils ainé qu’elle idolâtre plus
que tout au monde, contrairement au narrateur qui en souffre.
92
Cependant quels étaient les rapports de l’ainé Amine avec son frère ?
C’étaient des rapports d’admiration et d’estime :
« Nous, nous entendions bien, mon frère et moi. Il n’arrêtait pas
de passer son bras par-dessus mon épaule, et m’aimait tellement
que cela m’intriguait, je pensais qu’il allait finir par se lasser de
moi, lui aussi, je me trompais »P. 37
93
« Cousine K, sournoise comme une grippe… »P. 45 Ibid.
94
Puis l’écrasement du narrateur par cousine k va pousser le personnage
principal à une révolte le faisant basculer dans le crime.
« Je me sens offensé, minuscules » P. 90
Le narrateur se présente sous un autre jour. Il sent qu’il s’est enfin libéré en
sombrant dans la folie meurtrière.
« Je me suis défait de mon enfance avec empressement. Elle
m’ennuyait… »P. 25.
Or, la supercherie est immédiatement dévoilée dés que nous avons appris que
ce n’est pas le narrateur qui renvoie à Moulessehoul donc à khadra mais le frère
du narrateur, l’identité structurante. L’autobiographie vole en éclat. Il ne reste
alors qu’un roman à la première personne dont l’objectif est d’analyser à travers
les rapports qu’entretiennent les personnages entre eux, le basculement du
narrateur dans la folie meurtrière.
95
Ainsi, de nouveau, comme pour « la Rose de Blida » ce qui se donnait
comme récit autobiographique vole en éclat et subvertit le genre premier.
Un tout autre texte est publié par Khadra. C’est « l’Imposture des mots » qui se
démarque complètement des précédents écrits. Est-ce un essai ?
Un roman dans le roman ?une tentation d’expliquer son écriture et sa liberté
créatrice ?
96
I.2.3. Un roman dans un roman : L’Imposture des mots
97
Selon les directives de lecture données par le titre, on peut deviner ou
imaginer le contenu du roman.
98
C’est un auteur insomniaque qui prend la parole dans « L’Imposture des
mots ». Le récit se fait intime car le narrateur ne raconte pas, il s’explique.
Le livre commence à l’aéroport de Mexico où le narrateur, écrivain attend avec sa
famille, l’avion qui va les emmener vivre en France. Il se contente de ruminer le
bien fondé de l’exil.
99
Pourtant cette suite n’en est pas une, au sens large du terme dans la mesure
où suite veut dire continuité, élargissement, comme c’est le cas par exemple pour
les trilogies littéraires ou les sagas. Ici il n’en est rien. « L’Imposture des mots »
sort des sentiers battus de la narration, reléguée au second plan. Raconter,
témoigner en suivant une chronologie, dans un souci de cohésion n’est plus sa
priorité. Par contre, il pose des problèmes dont le roman ne parle pas
habituellement, puisque ceux-ci relèvent « des coulisses » du coté cour, entre autre
la difficulté rencontrée dans le monde de l’édition, le surgissement de la censure
dans les écrits.
Ouverture :
Le roman s’ouvre sur une piste d’aéroport
Chapitre I :
Nous sommes dans l’aéroport
« Nous sommes à l’aéroport bientôt Juarez… »P. 11 L’imposture
des mots.
Cette ouverture laisse entendre qu’il y a le voyage, le déplacement donc un
départ une mouvance que nous retrouverons a la fin du roman en guise de
fermeture.
100
Chapitre (18 ) :
Nous sommes dans une gare, c’est la fin du roman
«Le TGV entre en gare Saint Charles à 15h35, la
correspondance pour Aix en Provence est dans une demi
heure… » P165.ibid.
Malgré le ton désinvolte, des thèmes sérieux sont abordés dont l’identité et
l’exil.
A plusieurs reprises il doute de sa création, les dialogues de ses détracteurs
lui sont jetés à la figure par ses propres personnages : Zane, Haj Maurice, si
Achour, Brahim LLob. Des fantômes de la littérature, des grands l’interpellent,
Kateb Yacine, Nietzche, Nazim Hikmet….
101
« A cet instant précis, j’ai regretté de n’être pas resté plus
longtemps avec jean Luc Douin »P. 70 .ibid.
Chapitre 6 : Il est question de sa rencontre avec ses éditeurs, les interviews sur les
palataux de télévision (Bernard pivot), et la rencontre avec les journalistes.
102
Le 2ème volet, le choc
Chapitre 13 : Il est question de la nostalgie des uns et des autres : mal du pays
éprouvé par tous les personnages.
103
Chapitre 15 : Affrontement entre Khadra est Moulessehoul : rencontre cruelle de
deux mondes incompatibles.
Chapitre 16 : Ici, il est question des échanges, des discussions, de confidences de
Khadra et de ceux qui constituent son environnement immédiat : famille, amis,
média, personnages.
106
L’analyse que nous avons menée dans les deux premiers chapitres de cette
partie, »la perversion du genre romanesque », nous a conduit à voir en
« l’Ecrivain », notre roman cible, une autobiographie qui, tout en respectant les
règles du genre les subvertit. Le lecteur est déstabilisé déjà par la double identité
du « je » énonciateur (khadra/ Moulessehoul).
Cette déstabilisation du lecteur se poursuit par la lecture de « la Rose de
Blida » et « Cousine k ». Les deux textes se présentent, en première lecture,
comme un enrichissement de l’autobiographie « l’Ecrivain ». Seulement cet
enrichissement au lieu d’être, comme dans tout récit autobiographique, la narration
d’événements « vrais », sont des moments d’analyse psychologique ou tout
simplement des moments de phantasme. L’auteur semble poursuivre cette
manipulation du genre autobiographique, poussant le lecteur vers une
reconstruction du sens.
Mais cette attitude de déstabilisation de l’auteur envers son lecteur, khadra la
pousse à l’extrême par la publication de « l’imposture des mots », texte qui, tout
en paraissant prendre racine dans l’autobiographie, s’en démarque par de vrais et
de faux interviews, par des réflexions de l’auteur sur la vie en général, sur la
littérature, sur la politique, sur les critiques, les medias…, avec l’intervention de
personnes réelles et fictives, personnes devenant, dans la narration, personnages :
sortis de leur contextes spatio-temporel « Nietzche, Kateb, Zarathoustra, Moufdi
Zakaria », deviennent une création entre les mains de khadra. « L’imposture des
mots »se présente ainsi comme des bribes autobiographiques fragmentées et
dispersées dans le texte global, enserrés par les mots en délire, des mots en
mauvaise posture (d’où le titre du livre), dans une quête de la vérité chez l’auteur
(le coté autobiographique du texte).
Ainsi, en manipulant le genre (ici le roman autobiographique), l’auteur
manipule le pacte de lecture. Il pousse le lecteur à se questionner sur le vrai et le
faux, sur la part de fiction dans ce qui est donné comme réel.
Le lecteur deviendrait-il, dans la recherche du sens du texte, un Co-
énonciateur ou co-auteur avec l’auteur signataire du texte ?
107
Cette attitude de khadra à bousculer son lecteur se confirme dans un autre
genre : le roman policier ou le « polar ».
108
I.3.1. Le polar
Nous avons démontré dans les chapitres précédents que le respect des règles
du genre n’est qu’un leurre chez Yasmina Khadra. Les textes : l’Ecrivain, la Rose
de Blida, Cousine K portent en eux les marques du romanesque, et notamment le
roman autobiographique qui a subi une transformation.
Ces marques n’étaient en fait qu’une façade qui rapidement s’est écroulée.
Dans ce chapitre nous allons nous questionner sur un autre genre adopté par
Yasmina Khadra : Le Polar
Le premier roman qu’il publie en Algérie chez Laphomic Alger en 1990 est
« le Dingue au bistouri » qui comporte tous les éléments du roman policier.
Après le succès qu’il remporte plus tard dans la publication de sa trilogie
policière : Morituri 1997, Double Blanc 1997, L’Automne de chimères en 1998,
il réédite « le Dingue au bistouri » aux éditions Flammarion en 1999.
Nous pouvons donc classer tous ces romans dans le« Genre Policier » : une
intrigue, des crimes, un inspecteur, une enquête… tous les ingrédients du « polar »
sont là avec un élément supplémentaire : la dénonciation de la corruption et de
l’horreur quotidienne en Algérie.
109
Puis, toujours sur cette même lancée, il écrit « la Part du mort ». Dans tous
ces romans nous retrouvons les mêmes personnages que ceux mis en scène dans
« Le Dingue au bistouri » : Mina, Femme de LLob, son adjoint Lino, les
membres de son équipe Dine et Serdj et l’inspecteur Bliss.
La publication de Morituri en 1997 en France a attiré l’intérêt de la presse
française sur le roman algérien. De nombreux journaux et hebdomadaires ont
annoncé la naissance en Algérie de ce genre.
54
- EVARD Frank, 1996, Lire le roman policier, Paris Ed Dunod
Nb : Le roman d’espionnage algérien est né avec l’apparition des romans de Yousef Kader, de son vrai mon
rager Valentino (Catalan d’origine), des 1970 il ne s’agissait en fait que d’une commande éditoriale de la
SNED (société d’édition et de diffusion), organisme étatique.
110
Le roman policier a été implanté tardivement dans la sphère de la littérature
algérienne.
En 1990, période durant laquelle l’Algérie a vu de grands changements socio-
économique et politique, l’écrivain, dans son désir de s’attaquer aux divers
problèmes sociaux et politiques en Algérie, emprunte la structure du polar.
55
- TODOROV Tzvetan, 2001. Typologies du roman policier dans le roman policier d’Yves Reuter, Ed
Nathan Paris.
112
Ils ont carrément vidé leurs chargeurs sur lui, ils ne lui ont
laissé aucune chance » P.194. L’automne des chimères
113
LLob comprend assez vite que Lino est amoureux de Nedjma, la maîtresse
de Haj Thobane, ancien Moudjahid, devenu aujourd’hui l’un des hommes
d’affaires les plus dangereux et influents de la ville.
Le meurtrier est rattrapé et exécuté. LLob découvre que le tueur est SNP et
que l’arme du crime est le pistolet de service de Lino, ce qui fait de ce dernier le
principal suspect. Lino est arrêté et torturé, et LLob fait tout pour le disculper.
Soria fait publier ses découvertes dans les journaux, Thobane se suicide, et
LLob fait libérer son lieutenant. Croyant trouver un dénouement à son enquête
LLob est de nouveau relancé dans une deuxième enquête par un inconnu qui lui
dévoile le rôle suspect de celle qui a conduit le commissaire à découvrir ce qui
s’était passé en Aout 1962 : Soria qui en réalité n’est autre que le survivant de la
famille Talbi. SNP, un homme amnésique, a été utilisé.
114
Qui tire les ficelles ? Soria en mal de vengeance ? Les hommes au pouvoir ?
Si c’étaient eux, voulaient ils se débarrasser d’un homme devenu géant, Haj
Thobane ?
Nous allons donc dans un premier temps, tenter de retrouver les critères
classiques du roman policier. Puis dans un deuxième temps, nous essaierons de
montrer que ces critères ne sont là que pour manipuler notre code de lecture et par
là –même nous manipuler en vue, peut être, de nous pousser à adhérer à l’analyse
menée par khadra sur la situation sociale, politique et économique de l’Algérie à
la veille de la décennie noire.
115
I.3.2. Les marqueurs du roman policier
56
Cite par DELLALOU Amel, Magistère sur roman policier à lecture Testimoniale, Quête et enquête dans
la part du Mort de Y Khadra soutenu en 2006-2007 à Oran
116
Nous pouvons relever de cet inventaire quelques mots clefs qui nous
donneront les marqueurs du roman policier : mobiles plausibles, enquête
méthodique, réalisme, intrigue, logique, solution inévitable, punition d’un
coupable.
Tout roman policier plonge son lecteur dans une atmosphère réaliste. Ce qui
est le cas du roman étudié.
57
Dingue au bistouri (Flammarion)
117
Nous sommes à Alger, en 1988, à la veille du cinq octobre, date du début de
la décennie noire.
Le narrateur fixe un cadre spatio-temporel réel, celui d’Alger et de cette date
fatidique.
Tout au long du roman, Alger est décrite à travers tous ses quartiers
résidentiels ou populeux. Le lecteur se retrouve dans les dédales de cette ville où
va se dérouler l’histoire. Il est confronté à la présentation d’une Algérie où la vie
au quotidien est difficile avec beaucoup de pénuries
« -Tu veux que je te fasse couler un bain ?
-Il y a de l’eau dans les robinets ?
-Non, mais j’ai mis deux jerricans de coté pour toi »p. 91
Les descriptions aussi bien des personnages que des lieux sont très
nombreuses et minutieuses. Le narrateur nous donne à voir et à sentir tout au long
de son récit.
« Un bonhomme qui m’attend, dans la rue, est une espèce de
crapaud-buffle très en vogue au pays, en ces années de vaches
maigres. Couronné d’une énorme tète de vœu, blanche et rasée
comme celle que les boucheries françaises exposent en vitrine,
il développe, un goitre plus bas, une panse capable de contenir
deux airbags, un médecine-ball et, avec un peu de bonne
volante, un bon paquet de serpillières. Malgré les lunettes
opaques qui lui voilent la face tel un pare-brise de voiture
officielle et son costume italien flambant neuf, malgré la
Mercedes étincelante qu’il conduit avec la grâce d’un
hippopotame coincé dans un aquarium et la belle demoiselle
souriante sur le siège d’à côté, il n’arrive pas à se défaire de
son air de plouc arriviste et malodorant. » p. 92
Tous les détails descriptifs que nous donnent le narrateur aussi bien sur
l’espace que sur les personnages concourent à installer une atmosphère prête à
recevoir un crime.
118
« On voit bien que quelque chose de terrible est en train
de sourdre. » p. 11
Le réalisme du décor et de la psychologie est renforcé par l’utilisation d’un
langage familier, de l’utilisation de mots qui trouvent leur place dans les romans
policiers. Le vocabulaire est riche : « faire du chichi, s’est foutu à part, il est sapé,
merdouiller, flic, flingue, la gueule, ben, hey, flic de merde, fais gaffe, mollo
fiston, trois balles dans la tronche… »
Les résultats des sévices pendant les interrogatoires sont décrits avec
beaucoup de détails horribles.
« Quelque chose remue à l’intérieur d’un trou ; une forme
humaine recroquevillée à ras le sol. C’est mon lino. Ou bien ce
qu’il en reste. Il a la figure complètement esquintée, les yeux
bouffés par d’énormes boursouflures violacées et les lèvres
éclatées ; une horreur » p. 210
119
Quand est-il des autres critères, à savoir le crime, l’enquête, le coupable et la
résolution de l’énigme ?
Tous ces critères sont présents dans « la Part du mort ».
Cependant, nous ne les retrouvons pas présentés comme dans les romans
policiers classiques.
120
Cette première partie du roman où aucun crime n’a lieu installe le mystère.
Pourquoi une telle enquête ? SNP n’est pas seul. Il est aidé et protégé et a même
une avocate.
« Je n’irai pas par tente-six chemins. Ceci est mon dernier
avertissement. Si vous ne levez pas, dans les trente minutes qui
suivent, l’imbécile de harcèlement que vous avez déployé
autour de mon client, je vous traînerai devant les tribunaux
jusqu’à ce que votre bedaine se plaque contre vos vertèbres. Je
vous rappelle que M. SNP a bénéficié de la grâce
présidentielle. » pp. 101-102
121
différentes raisons, mais deux étaient intactes. On a relevé les empreintes digitales
du lieutenant Lino dessus. »p. 182
Qui est donc le coupable ? SNP ? Lino ? Ou bien Haj Thobane lui-même ?
Cependant Haj Thobane devient également victime : à la fin du roman, on
met en scène son suicide mais qui très vite se révèle, grâce à des indices, être un
crime. Aussi qui est victime ? Qui est coupable ?
Est- ce là le véritable crime vers lequel docteur Allouche puis Soria envoient
le commissaire LLob ? Tout donc a commencé ce mois d’août 1962 où Haj
Thobane, prétextant nettoyer le village des harkis, a entrepris un massacre non
seulement des harkis dont il s’accaparait les richesses mais aussi les témoins de
ses détournements comme la famille de son trésorier, Talbi.
Pourquoi un telle enquête sur un crime qui est prescrit ? Le véritable criminel
est-il Haj Thobane qui appartient au clan des gens du pouvoir ?
Haj Thobane dérangeait-il ? Pourquoi Soria qui s’est révélée être la seule
survivante de la famille du trésorier a-t-elle poussé le commissaire LLob à mettre
au grand jour le charnier de sidi Ba puis s’est elle rétractée ?
Alors que tout semble fini après la mort de Haj Thobane, deux inconnus, le
tueur occasionnel, d’abord, puis un mystérieux homme au téléphone préviennent
le commissaire LLob de toute la supercherie de l’enquête et de la manipulation
dont LLob a été victime : Haj Thobane est en fait innocent et on s’est servi de
LLob pour éliminer Haj Thobane car il devenait gênant pour les hommes au
pouvoir. L’enquête demeure ouverte car les véritables assassins courent toujours
122
et aucune explication n’est donnée pour cette série de meurtres : c’est l’échec pour
le commissaire LLob
Soria, dans un moment qui semble être véridique et sincère lorsque tout est
mensonge et manipulation, confirme cette analyse de la situation : « ses (Haj
Thobane) ennemis avaient besoin de gants pour le dégommer. J’en étais un, sur
mesure. Vous étiez l’autre, commissaire »p. 402
123
L’enquêteur devient un des criminels. « La Part du mort » bouleverse les
lois du genre du roman policier et installe le cynisme, critère essentiel du roman
policier moderne noir.
124
I.3.3. Un roman noir
Tzvetan Todorov définit le roman noir par rapport au roman à énigme ainsi :
« Il n’y a pas d’histoire à deviner : et il n’y a pas de
mystère, au sens où il était présent dans le roman à énigme.
Mais l’intérêt du lecteur ne diminue pas pour autant on se
rend compte ici qu’il existe deux formes d’intérêt tout à fait
différentes.
La première peut être appelée la curiosité, sa marche va de
l’effet à la cause : à partir d’un certain effet, (un cadavre et
certains indices) il faut trouver sa cause le coupable et ce
qui la poussé au crime). La deuxième forme est le suspense
et on va ici de la cause à l’effet : on nous montre d’abord
les causes, les données initiales (des gangsters qui
préparent des mauvais coups, et notre intérêt est soutenu
par l’attente de celui qui va arriver. C’est-à-dire des effets
(cadavre, crimes, accrochages).
Ce type d’intérêt était inconcevable dans le roman à énigme
car ses personnages principaux (le détective et son ami le
narrateur) était par définition immunisés : rien ne pouvait
leur arriver. La situation se renverse dans le roman noir.
Tout est possible, et le détective risque sa santé ; sinon sa
vie »58.
58
- TODOROV Tzvetan, 2001. Typologies du roman policier dans le roman policier d’Yves Reuter, Ed
Nathan Paris.
125
Le commissaire, dés le début, est piégé par d’abord son ennui qui le conduit à
tomber ensuite dans le piège du psychiatre Allouche en acceptant d’enquêter sur
SNP. Enfin le piège qui le fait basculer dans le clan des criminels, c’est celui de
Soria, à cause non seulement de la fonction d’historienne de la femme mais aussi
de sa féminité qui trouble le commissaire LLob. En installant un ordre logique
dans son enquête, le commissaire LLob piège à son tour le lecteur. Mais dés qu’il
installe l’ordre chronologique, tout est bouleversé : LLob, entrainé par Soria dans
la découverte d’un crime collectif perpétré 20ans avant, croit pouvoir rattacher cet
ordre chronologique à l’ordre logique de son enquête. Seulement, rien n’est
simple : Soria, qui se dit victime (une survivante de ce crime collectif) remet en
doute les conclusions de l’enquête. Tout le monde est manipulé, piégé et bien
entendu le lecteur se retrouve face à une énigme non élucidée.
Aussi, d’un point de vue narratif, « la Part du mort » ne suit pas un schéma
linaire traditionnel avec quelques analepses qui permettent d’élucider certain
événements.
Le roman développe un schéma tronqué, défectueux et perturbé. Et comme
l’écrit Dellalou : « les malfaiteurs, les criminels, ne sont pas punis, il n’y a pas de
sanction. Le châtiment est inaccompli et l’issue de l’histoire reste sombre »59
Le véritable crime n’est pas énoncé clairement. Le véritable criminel reste toujours
dans l’ombre : « tu serais capable d’identifier tes employeurs ?
59
Cite par Dellalou , Magistère sur roman policier à l’écriture Testimoniale, Quête et enquête dans la part
du Mort de Y Khadra soutenu en 2006-2007 à Oran p. 26
126
« Pas à cent pour cent. Ce sont deux gars rusés qui sortent
seulement la nuit et qui restent dans la pénombre lorsqu’ils me
sollicitent. Depuis des années que je bosse pour eux, jamais je
ne les ai rencontrés dans la rue, sur une plage, dans un
aéroport ou dans un restaurant. Pourtant, je suis quelqu’un
qui est tout le temps à courir à droite et à gauche. Pas une fois
je ne me suis retrouvé nez à nez avec eux. C’est toujours eux
qui savent où me trouver quand ils ont besoin de moi. »pp.
374-375
Par ailleurs, dans « la Part du mort », contrairement à ce qui est admis dans
un roman policier, l’univers spatio-temporel est ouvert. En effet, les événements ne
se passent ni dans un seul lieu ni dans un temps limité. Ils commencent à Alger-
ville puis s’étend à la campagne, loin du premier crime, à Sidi BA. Pour ce qui est
du temps, il s’étale sur 20ans et inaugure une décennie qui va être violente en
Algérie :
« Quelques mois plus tard, le 5 octobre de la même année
(1988), suite à un étrange discours présidentiel incitant la
notion au soulèvement, de vastes mouvements de protestations
se déclareront ç travers les grandes villes au pays. Le bilan des
confrontations fera état de cinq cents civils tués. À la colère
127
populaire qui réclamait du travail et un minimum de décence, le
gouvernement offrira multipartisme et une démocratie
sulfureuse qui favoriseront l’avènement de l’intégrisme
islamiste, créant ainsi les conditions idéales pour le
déclenchement de l’une des plus effroyables guerres civiles que
le bassin méditerranéen ait connues… » p. 426
128
I.3.4. La dénonciation
Deux ans plus tard, Yasmina khadra explicite son choix du roman noir :
« Le polar m’a permis de réussir là où j’avais échoué
auparavant […]. Il m’a permis de me découvrir et dire
pleinement ce que j’avais à dire. Le commissaire LLob a
été un personnage extrêmement attachant et … coopératif.
Et je suis très fier de constater que mes polars ont réveillé
un genre qui sommeillait en beaucoup d’Algériens, puisque
nous constatons avec plaisir que de nombreux talents,
jusque-là timides, se sont éclatés dans le genre policier.
Tout le monde écrit des polars. L’Algérien a découvert une
partie de son identité dans le polar. Qu’est-ce qu’un
Algérien sinon un homme aigri, cynique, controversé, mais
qui reste très vigilant quand il s’agit de vérité et
d’engagement. »61
60
S. CHAMPENOIS, « Yasmina khadra : reconduire le diable en enfer », in libération, 9juillet1998.
61
D. AÏT MANSOUR, « entretien » in liberté, 30janvier2001, p11
129
Ainsi Yasmina khadra reprend les motifs invariants du roman policier, les
manipule pour les subvertir et les imprègne de cynisme pour en faire des romans
noirs.
Tout le texte n’est pas entièrement centré sur l’enquête policière : la narration
est entre- coupée par d’autres éléments qui se rapportent à une analyse sociale,
politique et économique de la situation de l’algérien, la veille des événements
de1988.
En fait le récit quasi- policier est très vite recouvert par le récit de témoignage
de Khadra où le narrateur et personnage se confondent. Le récit à la première
personne fonctionne sur le monde de la confession et du témoignage.
LLob personnage fétiche et symbolique de Khadra va se voir confier une enquête
qui déroute et qui fait dévier le texte. Il va à travers son texte dénoncer la
corruption, la compromission publique, les abus du pouvoir. Pour Khadra,
l’Algérie a perdu son âme enfoncée dans les atrocités.
130
« De mémoire d’algérien, jamais nous avons réellement
envisage de nous réconcilier avec notre vérité. Et quel statut
peut on prescrire à une nation lorsque la crème de ses fils,
celle censée éveiller les consciences, commence d’abord par
travestir les sienne » P. 19
Il continue et dénonce :
« Le professeur Allouche est un éminent psychiatre. Il a été
ami avec Frantz Fanon. Mais que peut faire un érudit dans un
pays révolutionnaire où charisme s’applique à être l’ennemi
juré du talent, où le génie est traité en hors la loi ? » P. 19
Khadra dénonce et critique la société corrompue dans un style agressif qui refuse
toute forme d’hypocrisie.
«À force d’avoir été copieusement baisé par vos démagogies,
l’espoir n’a plus la force de se prêter à vos jeux. Et surtout, ne
me parlez pas de notion, vous ignorer ce que c’est. L’unique
chance qui reste au pays est que vous partiez. Le plus tôt sera le
mieux. Vous nous soulez avec vos discours à la con. »p. 417
Cependant, l’enquête sur l’Algérie devient une enquête sur soi et l’écriture
dénonciatrice sur l’Algérie n’est finalement qu’une écriture sur soi, par
conséquent une quête personnelle. « La Part du mort » est un récit homo
diégétique où le « je », substitut du commissaire LLob, est à la fois le narrateur et
l’acteur, le sujet de l’énonciation et l’objet de cette énonciation. « La Part du
mort » serait-il un roman autobiographique ?
132
I.3.5. L’autobiographie transgressée
Le récit policier noir de khadra se présente donc comme un texte double qui,
par son infraction des lois du genre révélant une « imposture littéraire » et par son
ouverture finale (l’enquête n’est pas close), est non le récit d’une enquête mais
celle d’une quête de la vérité. Il y a bien eu de nombreux crimes et bien une
recherche des criminels, mais surtout une quête sur la situation sociale, politique et
économique de l’Algérie à la veille de la guerre civile. Seulement la pluralité
sémantique du roman et sa complexité ne s’arrêtent pas là.
Le récit « la Part du mort » est empreint d’une grande subjectivité qui peut
conduire le lecteur à confondre le commissaire LLob, khadra et Moulessehoul.
Nous retombons dans l’autobiographie où l’imposture côtoie la manipulation.
Quelques éléments du texte amènent à croire que LLob et khadra ne font qu’une
seule personne.
62
DOUIN Jean Luc, 1999. Entretien avec Yasmina khadra in le Monde du jeudi 9 septembre.p. 11.
133
Serait-ce l’officier Moulessehoul qui parle et dont les livres ont été soit
encensés soit décriés, quand khadra a révélé sa véritable identité ?
Ainsi, « la Part du mort » est bien un roman policier puisque nous y avons
retrouvé tous les marqueurs du genre. Seulement, comme pour le roman
autobiographique, Yasmina khadra pervertit le genre en prenant une liberté
créatrice par rapport à celui-ci. Il y mêle le roman noir, la dénonciation et
l’autobiographie. Nous sommes en plein éclatement des genres et imposture des
mots.
134
Nous aboutissons au constat suivant : Khadra, même écrivain d’un seul livre
comme c’est le cas inconsciemment de tous les écrivains, livre qui réfracte ou dont
il développe des aspects dans les différents romans, s’essaye à plusieurs genres ou
plutôt plusieurs écritures.
135
DEUXIEME PARTIE
Le récit imposteur
136
« La somme des effets de brouillage par où le texte de
fiction construit son monde comme s’il était réel ne se
confond pas avec une volonté de mystification : La
mise en évidence de l’habilité littéraire de l’auteur
réclame à un moment ou à un autre la révélation de sa
supercherie »
Christine Montalbetti,
137
Dans cette deuxième parie, nous allons montrer comment « L’Imposture
des mots », publié en 2002, s’inscrit dans l’imposture littéraire. Le mot
« Imposture » génère un contenu sémantique particulier. Par « Imposture », on
entend duperie, tricherie, tromperie, feinte et par extension déguisement,
mascarade, mise en scène trompeuse, emprunt dissimulé.
L’imposture renvoie certes à « l’apparence », au « paraitre » et non à
« l’être ».
C’est dans ce contexte flottant et « flou », cette volonté de faire passer une
chose pour ce qu’elle n’est pas, que les romans de Khadra nous ont interpellés.
« L’Imposture des mots », se présentant comme un « roman », n’en est pas
un, parce que tous les ingrédients constitutifs du genre ne sont pas réunis, ou, s’ils
sont présents, ils sont déviés de leur fonction habituelle. C’est ainsi que nous
parlerons d’imposture littéraire.
L’imposture en littérature est une forme d’écriture moderne, mais elle revêt
plusieurs aspects ou procédés, dont la falsification, la simulation, le dérèglement
textuel, le récit indécidable, la cassure…
L’imposture en littérature est donc une remise en cause des catégories et des
lignes de partage, ainsi que des relations qui rendent crédibles des énoncés qui ne
devraient pas l’être.
Subvertissant dans tous les cas la narrativité ordinaire, les récits de Khadra,
s’ils s’affilient principalement au genre romanesque établi par la critique, s’en
démarquent également, selon des effets de concordance/ discordance
particulièrement appuyés, qui mettent en jeu la crédibilité des récits et en troublent
leurs composantes narratologiques.
138
Toute cette deuxième partie va porter sur ce roman : « l’Imposture des
mots » .Pourquoi ce choix ?
Khadra greffe sur son titre un topo bien connu de la littérature : celui de
l’imposture.
L’imposture est par définition celui qui se fait passer pour ce qu’il n’est pas,
celui qui prend la place de l’autre, par qui l’autre, le vrai, a perdu sa posture, ici les
mots.
L’auteur par le choix du titre (un titre assez singulier), nous a conduits à nous
questionner sur les rapports que l’auteur entretient avec les mots et la langue, en
l’occurrence le français. Ces rapports seraient donc des impostures selon le titre.
Par rapport aux autre romans du corpus (l’Ecrivain, la Rose de Blida, Cousine k,
La Part du mort), L’Imposture des mots est davantage un essai qu’un roman.
Car il n’y a ni histoire, ni événements mais seulement des réflexions soutenues par
des micro-récits et beaucoup de dialogues entre l’auteur-narrateur et les autres
personnages.
Rappelons que l’essai est, comme le précise le dictionnaire Larousse, un
texte « libre » exprimant des points de vue et opinions sur de nombreuses
questions et cela de façon subjective et personnelle, argumentée et organisée selon
une stratégie. -C’est donc une prise de parole d’un locuteur à travers une voix qui
passe par la voix du texte. Montaigne, au 16eme siècle a donné ses lettres de
noblesse à l’essai en publiant ses Essais.
Structurellement, cinq critères sont présents dans l’essai, cinq critères que
nous retrouvons dans « l’Imposture des mots » : l’expression de la subjectivité, la
production d’un effet, la visée argumentative et enfin la stratégie délibérative à
partir d’un thème.
139
Le texte de Khadra « L’Imposture des mots », est un texte instable,
« indécidable », dans lequel les personnages viennent de livres antérieurs,
s’échappent de leur fiction et engagent une sarabande qui ne respecte ni la
chronologie, ni la raison, ni les présupposés. C’est le plus représentatif de la
supercherie littéraire. D’où notre choix d’analyser ce texte.
« L’Imposture des mots »est un récit qui se démarque des précédents par sa
forme scripturale. On n’a plus de linéarité : le récit pour raconter l’histoire épouse
des formes circulaires où la mise en abyme devient procédé d’écriture de vie.
« L’Imposture des mots » entretient une marge de duperie importante dans
le récit. Elle sème le doute, estompe les frontières entre la réalité et la fiction,
falsifie les faits, détourne les situations romanesques de leur pratique discursive et
invente une réalité parallèle.
L’écriture devient l’élément catalyseur de ces récits contestés, carnavalesque,
parodiques, ab(y)més.
Les mots acquièrent un statut qui dépasse celui qui leur est assigné par la
narration, entrainant une mystification esthétique.
« L’Imposture des mots », porte d’avantage un regard critique et ironique
sur le fait littéraire, d’autant plus que la littérature est l’espace où se développe
l’imposture par excellence. Plutôt qu’il ne raconte, ce roman n’évolue pas, ne
progresse pas, par rapport à une linéarité, ne raconte pas une histoire, au sens
traditionnel du terme, mais développe des dialogues, des critiques, des réflexions
sur la vie, sur les écrivains, sur la littérature, sur la création romanesque.
140
Cependant, malgré ce « brouillage » et cet éclatement générique,
« l’Imposture des mots » recèle en filagramme un récit : celui de la quête
identitaire de khadra dont la vie jusqu’en 2000(année qui ouvre le texte) a été un
mensonge, une duperie.
63
NODIER Charles, Question de littérature légale, cité dans un article,
www.Lexpress.fr/culture/livre/lesgrandes impostures littéraires-773378.html . consulté le19/01/2012à13h15
141
Selon Jean Dillou : « entre gens de lettres on est convenu depuis ces derniers
temps de restreindre le terme générique de pseudonyme à une seule espèce, et ne
plus donner ce nom qu’à ceux qui n’imposent à personne, en quoi les
pseudonymes sont distingués des imposteurs » 64
Dans son texte, khadra joue à entremêler des noms réels à des pseudonymes
problématiques, des prénoms habituels à des initiales mystérieuses et cela pour se
cacher et tromper le lecteur
Moulessehoul, le militaire, préfère se cacher derrière khadra, l’écrivain.
Celui-ci trompe son lecteur tout en lui dévoilant son jeu : il est à la recherche de
Moulessehoul.
Nous allons voir dans cette deuxième partie, « le récit imposteur »comment
« l’Imposture des mots », à travers des procédés de falsification, de dérèglement
textuel, et des formes de cassure se présente comme un récit indécidable dont le
but n’est autre que la reconquête du sens à travers la quête ontologique de
Moulessehoul disparaissant tout en se révélant derrière khadra
64
- JEAN DILLOU, Jean François, 1989, Esthétique de la mystification, Ed minuit, Pp. 62-63.
Nb : Ce fut le cas il y a quelques années, d’Emile Ajar qui n’est autre que Romain Gary : imposture, car les
deux ont obtenu le prix Goncourt, chose qui est contre les règles
Du concours. Un auteur ne peut obtenir qu’une seule fois dans sa carrière littéraire cette prestigieuse
consécration.
142
CHAPITRE 1
La falsification
143
Le texte littéraire, de par son essence fictif, a toujours entretenu avec le
faux, « le mensonge », des rapports si intimes qu’il est quasiment impossible de
penser l’un sans les autres.
Si le lien entre la littérature et la fiction est ontologique, la problématique de
l’existence ou non du faux en littérature perd alors toute pertinence.
65
- TODOROV Tzvetan, 1968, Qu’est ce que le structuralisme, poétique T.2 Paris seuil, Pp. 35-36.
66
-http/www.devoir-deFrançais.com/disertationquelle.mesure-fiction-littéraire-capable152404-555 consulté
le1/09/2012à20h52
67
HURAULT Marie Laure.1999, Maurice Blanchot le principe de la fiction, Ed l’imaginaire du texte, p.
127.
144
Le concept de « falsification » se constitue entièrement sur la base de sa
caractérisation comme négation de la vérité, ou « non-vérité ».
Tout d’abord, la narration échappe au cadre temporel du récit, ensuite elle
abdique toute valeur référentielle, quoi qu’elle se présente sous la forme d’une
description authentique. Ainsi la falsification consiste à faire passer une fiction,
c'est-à-dire un récit d’imagination nourri par une documentation, pour une
autobiographie ou un livre de souvenirs personnels et abolit ainsi la barrière des
genres narratifs comme nous l’avons vu dans notre première partie.
68
-BLANCKEMAN Bruno, 2000, « Le récit indécidable. » Jean Echenoz, Hervé Guibert, pascal guignard,
Ed perspectives septentrion presse universitaire. P. 104.
69
-C. PERLMAN et L. OLBRECHTS -TYTECA : Traité de l’argumentation (5éd) Bruxelles éditions de
l’université de Bruxelles 2000 .P. 427
145
2) L’on donne pour certain ce qu’on sait consciemment être
subjectivement incertain »70
70
-KANT, Annonce de la prochaine conclusion d’un traité de paix perpétuelle en philosophie 1796 trad. j F
poirier et F Proust paris GF Flammarion 1991 p 146-147.
71
Note cf. infra. p
146
Le terme « incipit » désigne la première phrase d’un texte car à l’origine les
livres commençaient par la formule « Incipit liber »72 . Mais au cours de l’histoire
l’incipit s’est élargi au premier chapitre ou tout au moins aux premiers paragraphes
du roman.
72
Cité par Khalid ZEKRI thèse de doctorat en ligne : « étude des incipits et des clausules dans l’œuvre
romanesque de Rachid Mimouni et celle de Jean Marie Gustave le Clezio soutenu en 1998 consulté le
24/01/2014
147
Mais le doute s’installe : son exil est fini : il rentre avec l’idée qu’il vole
comme Icare ou les phalènes : mais pour les deux, le destin fut tragique : Icare est
mort après avoir volé trop prés du soleil et les phalènes attirés par la lumière
finissent brûlés (une vie adulte très courte).
« Serait-ce, pour nous, une manière de voler de nos propre
ailes ? Si oui comment : comme Icare ou comme les
Phalènes ?ayant fleuri à vocation un Automne des chimères,
j’ignore de quoi seront faits mes été … »p. 11
Le narrateur veut rentrer de son exil pour mettre fin à son imposture. Et tout
cela va se développer dans le roman sous la forme d’un « soliloque ».
« Arrête de soliloquer, maugrée-t-elle à voix basse »p.
16
148
Ensuite commence la rencontre et les dialogues avec ses personnages qui
sont en lui : le premier est Zane qui lui dit « partir où, l’écrivain ?partons vraiment
quelque part quand on fuit son pays ?
« Personne ne fuit son pays. On ne fuit que soi même.-Sa vérité ou
son infortune comme si l’âme, trop à l’étroit dans sa peau, tentait de
s’en extirper »p.. 15.
Cette entrée en matière est explicite. Elle nous permet d’émettre des
hypothèses de lecture. L’auteur/narrateur tient à dénoncer tout ce qui jusqu’à la fin
du siècle a été son imposture. Il installe le double discours qui finalement se
retrouve en lui (puisque ce discours prend la forme d’un soliloque) : le discours
de la vérité et celui du mensonge. Qui l’emporte ?vérité ou mensonge ?l’auteur ou
le narrateur ?
Arrivera- t-il à concilier les deux ou bien l’un évincera t-il l’autre ? Dés
l’incipit, l’auteur /narrateur fait appel à ses créations littéraires : l’Automne des
chimères et les Agneaux du seigneur. Va-t-il convoquer à travers tout son roman
le monde imaginaire qu’il a mis en scène pour ensuite le récuser ? Cet acte de
dénonciation va t-il lui permettre de se retrouver et d’évincer la falsification qui a
fondé son acte créateur ?
149
II.1.1. La simulation du récit et sa disqualification
Le lecteur est alors placé dans une médiation incessante entre réel et
imaginaire, face à une structure narrative au degré de réalité difficilement
identifiable.
73
- Dictionnaire Larousse 2010.
74
- HURAULT Marie Laure, 1999 : Maurice Blanchot : Le principe de fiction. Ed Imaginaire du texte
p128.
150
L’Imposture des mots entrerait dans la définition que Gérard Genette donne
du récit : « Le récit de fiction est une pure et simple feintiste ou simulation du récit
factuel, où le romancier par exemple, fait tout bonnement semblant (prétend) de
raconter une histoire vraie, sans chercher sérieusement la créance du lecteur, mais
sans laisser dans son texte, la moindre trace du caractère non sérieusement
simulé »75
Le texte de khadra a l’air d’un récit, mais ce n’en est pas un. Les situations de
simulation de récit se multiplient et créent l’inconfort chez le lecteur. Face à des
traces en lambeaux de la vie de khadra et de celle de Moulessehoul, le lecteur est
incapable de recomposer une histoire continue. Le narrateur brouille
incessamment les limites entre la réalité et la fiction, montrant peut- être qu’il lui
est impossible, dans cette reconquête de soi, de mener un récit. Il navigue alors
entre fiction et réalité, créant ainsi non seulement la simulation de l’instance
diégétique mais aussi la disqualification de son instance narrative.
75
GENETTE Gérard1999, Fiction et diction, Paris Ed seuil. p. 68
151
Le « où » que le narrateur se pose à lui même « je suis content de partir où »
est repris en écho par Zane :
Où ? Glapit de nouveau la voix, je me retourne Zane de
Ghachimat.
Zane est l’un des principaux antagonistes de mon roman »
Pp.14-15.
152
nez à nez avec lui. Sa stupéfaction surfaite m’interpelle. J’essaie
de le localiser dans mes souvenirs ; son visage osseux,
foncièrement scélérat, ne me dit rien »p. 97
« Il s’essuie la bouche et les doigts dans un kleenex en remuant
la pointe de ses épaules dans un rire silencieux, ensuite, l’effet
de surprise surmonté, il libère un hennissement incongru :
- Tu ne vas pas me croire que tu ne m’as pas reconnu. A moins
que la notoriété te soit montée à la tête.
- Je ne vois pas qui vous êtes, monsieur.
- Monsieur ? Vous ? Quelle délicatesse !
Il tamponne les commissures de ses lèvres, un sourcil haut,
l’autre à ras la paupière.
Vraiment, tu ne vois pas ?
Je suis désolé, à qui ai-je l’honneur ?
Arrête ton char, voila que tu causes comme les gens bien élevés.
Il dévoile ses traits, les uns après les autres, me propose un
éventail de grimaces épouvantables afin de stimuler ma
mémoire.
-Je ne vois pas qui vous êtes, monsieur.
Il cogne sur le comptoir et tonitrue :
A quoi rêvent les loups, bon sang ! Les bidonvilles d’El-
Harrach…le personnage dégueulasse, au pantalon rafistolé, qui
raconte comment ce goinfre d’Omar Ziri, le caïd des caïds, a
chié dans son froc quand son heure a sonné.
Salah l’Indochine ?
Quais, Salah l’Indochine en chair et en os …Eh ben, dis donc, si
un écrivain ne reconnait plus ses personnages, je me demande
où va la littérature » Pp. 98-99
Cependant khadra, écrivain, nous indique dans une note en bas de page,
qu’en tant que narrateur il joue un jeu : il nous indique à nous lecteur d’où vient
Salah l’Indochine
« Dans A quoi rêvent les loups – roman à travers lequel
j’explique la descente aux enfers d’un jeune Algérois
frustré , récupéré par la mouvance intégriste- Salah
l’Indochine est un vétéran de L’Indochine et de la guerre
d’Algérie, Enrôlé par les G I A en qualité d’agent recruteur,
Salah fera montre d’une cruauté inouïe et assassinera des
innocents sans état d’âme aucune. Avec Zane, il est l’un
des plus abominables personnages qu’il m ait été donnée de
créer ». (76) (Déclare l’auteur)
(renvoyé en note de bas de page
par l’auteur).
Cette façon de faire surgir un personnage qui tient tête à son narrateur, qui le
nargue et le tourne en ridicule, participe à cette volonté de casser le mythe du
« roman », conforte l’entreprise de sape contre une conception linéaire de la
littérature, qui est bien un trompe- l’œil.
76
- Y ; KHADRA, L’imposture des Mots, éd Julliard 2002 Pp. 97-99
154
« Une imposture fondamentale (…) qui représente unifie et
logique ce qui en réalité ne l’est jamais, le réel et
l’imaginaire, conférant par la, là non crédibilité du
témoignage littéraire ».77
Hadj Maurice, un autre personnage haut en couleur dans « Les Agneaux des
seigneur78» prend la parole, après une présentation lapidaire :
Assis en Fakir, Hadj Maurice jonche le canapé… on dirait un
immense beignet…
Algérien de sang français… il avait opéré quelques apparitions
remarquées avant de ce faire sauvagement égorgés par un jeune
intégriste de son village, de surcroit protégé » P 48.
77
- CREMIEUX, Benjamin, Inquiétude et reconstruction, éd Corea, paris, 1931, in Thoorens, L.1970P244.
78
- Yasmina KHADRA Les agneaux du seigneur, éd Julliard 1998.
155
Le texte construit à l’emporte pièce continue ses chassées croisées avec
d’autres romans.
Brahim LLob, autre personnage important dans l’œuvre de Khadra, retient
l’attention.
L’écrivain, alors qu’il se trouvait dans l’espace intime et bien réel de chez lui,
avec sa femme et ses enfants, est surpris au milieu de la nuit de trouver, affalés
dans son salon, deux de ses nombreux personnages, le commissaire LLob et Da
Achour, surgissant d’une façon fantastique.
« En rouvrant les yeux, je vois de la lumière au salon. Ma
femme ronronne profondément. Je tends l’oreille, crois
percevoir un froufrou au fond du vestibule. Soudain, une toux
grasse : je m’extirpe de mon lit et, pieds nus, je vais voir de quoi
il retourne.
Je surprends deux hommes, dans le salon. L’un, obèse, se
balançant dans une chaise à bascule ; l’autre assis sur un
canapé, en train de farfouiller dans un tas de journaux et de
magazines.
-J’espère qu’on t’a pas réveillé, dit ce dernier.
- N’ n’est-ce pas ce que vous espériez ?
-On passait dans les parages, Da Achour et moi. Alors on s’est
dit que ça te ferait plaisir que l’on vienne te secouer les oreilles
qui ont tendance à n’écouter que les mauvaises rengaines.
-Tout à fait, renchérit Da Achour en oscillant paresseusement,
son chapeau de paille sur les paupières. ». pp.167- P168
Le narrateur montre qu’il est maitre du jeu en nous rappelant, dans le texte,
qui est Brahim LLob :
« Brahim LLob est le héros malheureux de mes polars. En
quelques épisodes, il acquit des inconditionnels aussi bien en
156
Europe qu’au Maghreb. Son assassinat, dans l’automne des
chimères, m’a valu des reproches inextinguibles ; certains
pensent que je l’ai fait tuer juste par jalousie. »P. 168 Ibid.
Par ailleurs khadra ne fait pas surgir uniquement ses personnages, mais ils
interpellent aussi des personnages qui ne sont ni de son âge ni de son époque. Il
installe alors une logique paradoxale.
79
- KHADRA Yasmina, L’automne des chimères, éd Baleine 1998
NB : D’ailleurs deux ans après l’imposture des mots, dans la part du mort(2004), l’écrivain le
ressuscite. L’écrivain agit en toute liberté : il est le maitre de sa fiction et si un personnage meurt
puis renait ultérieurement dans un autre roman, le lecteur le conçoit aisément, il évolue dans « une
fiction ».
157
Cette espèce de Raspoutine n’est en fait que le personnage créé par
Nietzsche, Zarathoustra, qui agresse sous les yeux de khadra son créateur. Khadra
ne le découvre que lorsque Nietzsche interpelle son agresseur :
« Hé ! Zarathoustra ! Rappelle- toi tes propos : ici les
voûtes et les arceaux se brisent(…) dans la lutte : La
lumière et l’obscurité se battent en un divin effort.
Zarathoustra pivote, lui adresse un cinglant bras
d’honneur et disparait au bout de la rue » P. 56.
Et dans un jeu intertextuel, khadra remet dans la bouche même du philosophe
les paroles attribuées à Zarathoustra, désormais devenues célèbres : le combat
entre la lumière et l’obscurité.
158
« Soudain, un spectre s’écaille d’un mur ; d’abord par volutes
de fumée, il se ramasse petit à petit autour d’une silhouette et
finit par se reconstituer.
C’est un homme, plus exactement un forçat ancienne
génération, au visage exsangue et aux yeux chauffés à blanc. Il
a la stature démaillée de quelqu’un qui s’est tellement frotté
aux causes perdues qu’il n’arrive pas à s’en détacher sans
s’effriter par pans entiers. Ses traits ne sont pas précis, mais
ses cicatrices sont vives. »p. 89
80
- BLANCKEMAN Bruno 2000. Le récit indécidable, perspectives septentrion universitaires. P. 73.
159
Le scripteur défend l’institution militaire contre la presse étrangère et les
radios ainsi que contre certain intellectuels. Les pistes sont brouillées. Pourquoi
une telle pratique ? L’imposture est manifeste et le sens n’est plus stable. Tout est
disloqué et mis à l’envers. C’est l’univers du carnaval.
160
II.1.2. L’écriture carnavalesque
Nous avons vu que l’Imposture des mots ne répond plus au besoin de narrer
une histoire, d’animer des personnages en peignant leurs caractères et en décrivant
leur milieu social. Il est en rupture avec les formes traditionnelles du roman.
82
- ROBBE GRILLET Allain, 1963. Pour un nouveau roman, éd tel quel. P. 49.
162
« Un roman, pour la plupart des amateurs et des critiques
c’est avant tout une histoire ; un vrai romancier c’est celui
qui sait raconter une histoire.
Le bonheur de conter, qui le porte d’un bout a l’autre de
son ouvrage, s’identifie a sa vocation d’écrivain.
Inventer des péripéties palpitantes, émouvantes,
dramatiques, constitue à la fois son allégresse et sa
justification.
Aussi faire la critique d’un roman, cela se ramène souvent
à en rapporter l’anecdote plus ou moins brièvement (…) en
s’attend plus ou moins sur les passages essentiels : les
nœuds et dénouements de l’intrigue »83
83
-Franck Wagner Fabula et intrigue dans l’œuvre romanesque d’Alain Robbe Gillet
http/www.Fabula.org/atelierphp?fabula et intrigue
163
« L’Ecrivain » présente le parcours chronologique du narrateur depuis son
enfance jusqu’à l’âge adulte, jusqu’au moment très confus et très difficile où il
embrasse la carrière d’écrivain. « L’Ecrivain », présente l’histoire de Mohamed
Moulessehoul personnage principal. Quant à « L’Imposture des Mots » il serait
le récit disqualifié. Le récit rebelle de la remise en question et du doute, récit
bousculant le lecteur, le dérangeant dans ses habitudes de lecture, perturbant son
confort romanesque.
Zane dans «L’imposture des mots » fait figure de bouffon. Déjà du point de
vue physique, il est présenté comme un nain, retors, une effroyable créature.
Et en tant que bouffon, Zane va intervenir souvent dans le texte pour attiser
la mauvaise conscience de Khadra, mais aussi, comme s’il existait vraiment pour
le prévenir : « Attention a la crotte de chien, me signale Zane assis sur un
muret »P. 47.
84
- BAKHTINE Michail 1978, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, , p. 306.
165
Un autre personnage apparait également en tant que bouffon : Hadj Maurice
horrible et difforme.
« Assis en Fakir, Hadj Maurice jonche le canapé. Ecarlate et
suant. On dirait un immense beignet qui, après avoir
longuement levé, commence à dégouliner sur plancher »p. 48
Puis, après s’être moqué de lui, Hadj Maurice lui assène sa vérité :
« Ton interview est honnête mais agaçante par endroits. Le
problème comment te l’expliquer sans que tu me pètes la
figure ?(…) p. 50
« Penses- tu sincèrement que tu as le droit de foutre en l’air
tant de sacrifices maintenant que tu es train de devenir
l’homme que tu voulais être ?
-Je ne comprends pas.
166
- Moi non plus. Qu’est- ce qui t’a pris de défendre une armée
décriée partout ? Ca ne vaut pas la chandelle. De plus, tu ne
lui dois rien. Je serais malheureux si, à cause d’elle, tu
fichais par terre la seule étoile qui ait vraiment brillé pour toi.
-La littérature m’appris que la vérité ne se négocie pas, si je
n’ai jamais mangé a ma faim, c’est parce que je ne mange pas
à tous les râteliers.
C’est une arme à double tranchant la vérité.»Pp. 50-51
Nous constatons à cet effet que « L’Imposture des mots » produit le même
effet perturbateur que le bruit dans la mesure où le récit ne se prend pas au sérieux,
le récit joue et se joue du lecteur.
167
CHAPITRE 2
L’écriture cassée
168
La simulation du récit et l’écriture carnavalesque, dans l’Imposture des
mots dévoilent une écriture qui n’est plus conventionnelle, où le texte se fait
pluriel, ouvert et va à l’encontre d’une lisibilité immédiate. Le texte de khadra
opère une rupture avec les formes d’écriture traditionnelle. Tout en évitant le piège
du texte abstrait où n’existe aucune référencialité, l’Imposture des mots entretient
avec le monde réel un rapport fait de lisibilité et d’équivoque. Souscrivant à
plusieurs genres85, le texte de Khadra mêle plusieurs écritures qui se coupent et se
recoupent, créant effets de cassures : réalisme, prose poétique, essai, monologue,
soliloque, proliférant et donnant naissance à un texte atypique, hybride. Rompant
avec le vraisemblable, cultivant la falsification. La fiction dans l’Imposture des
mots présente un univers problématique qui brouille les pistes du récit, court-
circuite la narration, débouche sur une forme romanesque donnant libre cours aux
proliférations lexicales et aux digressions sémantiques comme l’écrit Ouhibi
Nadia : « le lecteur assiste de plus en plus à la pratique d’une écriture buissonnière,
d’une écriture en défaut, une écriture de la disparité, proposant une narration en
élaboration, une narration en débat. »86
85
Rappelons que nous y avons trouvé les marques de l’essai, et celles du récit autobiographique.
86
Ouhibi Nadia, thèse de doctorat « perspectives critiques : le roman algérien de langue française dans la
décennie : 1985-1995 » soutenue à Oran en 2004.p. 95.
169
Kateb, Dib et le narrateur, entre Moulessehoul et Khadra) et suscitent leur
autoréflexion. Les mots sont présents, dynamiques mais refusent de signifier
« normalement », rejetant toute fixité. L’écriture devient délirante, faite de
violence et de rejet : son sens est éclaté
si bien que le lecteur croit lire un texte « en chantier », non fini, qui se cherche au-
delà des frontières préétablies. La réflexion de Djamel Eddine Ben cheikh à
propos de la nouvelle littérature algérienne, peut s’appliquer au texte de Khadra :
« Il est vrai que des forces se libèrent, bousculant les
genres, rejetant les conventions, s’appropriant la langue
pour lui faire subir les violences les plus fécondes. »87
Khadra refuse les mots conformistes, les accule jusqu’à leurs derniers
retranchement. Il provoque alors une dispersion du sens, une confusion des
instances discursives et narratives. L’écriture n’assume plus une fonction mais une
pratique qui puise ses éléments aussi bien dans l’imaginaire que dans le langage
parler, dans le délire et dans le rêve éveillé pour créer un effet de parasitage quant
à la lisibilité du texte.
Ainsi fonctionnent tous les passages dans « l’imposture des mots »censés
donner une description.
87
Cité par Ouhibi Nadia, op cit, p. 89
170
tours et l’abâtardissement de ses boulevards tentaculaires.
Vétéran mythique recouvert de médailles et de cicatrices,
elle rumine ses gloires d’antan en se foutant souverainement
des mirages d’un lendemain qu’elle devine aussi dénué de
charisme qu’un hercule forain. En languissant après l’autel
des sacrifices, elle consent parfois, avec on ne sait quelle
alchimie, à donner des noms de poètes étrangers à ses rues et
un entrain lyrique à ses soupirs.
Mexico ne croit pas trop à l’enfant prodige ; ses fantômes lui
suffisent. Semblable à un mastodonte sacré, elle se
recroqueville autour des rhumatismes et des infections, tour à
tour attendrie et affligée par ses petits Indiens au cœur
immense, ses desperados « forfaits », son folklore millénaire,
son culte des mots et la ruine inexorable de ses fabuleuses
pyramides. Malgré l’enchainement des avatars et des
fiançailles avortées, elle n’en demeure pas moins une ville
presque sainte.
Le brassage harmonieux des races et des croyances, le
voisinage tranquille de l’indigence et du faste, la guerre
d’usure que se livrent sans conviction ni inimitié la presse et
l’entêtement, font d’elle, incontestablement, l’une des cités
les plus tolérantes de la planète.» pp. 19-20
Le texte reste ouvert grâce à une écriture épaisse, dense qui utilise les procédés
d’énumération, comme lorsqu’il parle du quartier où il a vécu à Mexico :
171
« Le hasard –ou la chance – a voulu que je réside à la
Condesa, un quartier bourgeois réputé pour ses bistrots à la
française, son ambiance bon enfant intellectuels.
C’est surtout le quartier des romanciers. Presque tous les soirs,
les conférences se donnaient la main au rez- de- chaussée de la
maison que je partageais avec Xhevdet Bajraj, un poète
albanais rescapé du Kosovo. Ainsi j’ai vu défiler, superbes
centaures, des auteurs de tous les continents. Je suis devenu ami
avec Enrique Serna-« l’un des rares à vivre de ses livres », m’a
soufflé Xhevdet- Monica Mansoor, une traductrice de grand
talent, Indra Amirthanayagan, un prosateur sri-lankais solide et
doux comme un pain de sucre, George M. Gugelberger,
directeur de l’université du Costa Rica, qui tentait de pénétrer
mon être comme un spéléologue les entrailles d’un volcan,
Alvaro Mutis, Edouard Glissant… »p. 21
La description ne montre plus, elle suggère. Le langage est alors acculé dans
ses ultimes retranchements et la description renvoie non à l’objet décrit mais à elle
même. Aussi perd- elle sa place et son autorité dans le récit. Elle devient alors
dérangeante et perturbe l’ordre de la narration.
172
Elle pervertit le récit pour se faire récit elle même et comme l’a constaté
Genette : « certaines formes du contemporain sont apparues d’abord comme des
tentatives pour libérer le mode descriptif de la tyrannie du récit. »88
La description dans « l’imposture des mots » ne montre plus, elle égare, elle
disperse. Et comme le souligne Ouhibi Nadia :
« Elle s’arrête à des détails, s’attarde sur les objets,
développe les aspects anodins du récit, les transformant
ainsi en « spectacle », se dégageant par-là de sa
subordination à la narration »89
88
GENETTE Gérard, 1969. Figures 3, Essai, Paris, Seuil, coll. Tel Quel, p. 79
89
Cité par Ouhibi Nadia, op cit, p. 226.
173
détourne de sa fonction de représentation spatiale. Ces passages descriptifs avec
une écriture en défaut sont donc en rupture de ban. Ils sont falsificateurs et
déstabilisateurs. Par son refus de représentation objective de la réalité, la
description introduit un écart entre les moyens utilisés et les fonctions qui lui sont
assignées.
Ainsi, l’intérêt des pages descriptives, comme le souligne Robbe Grillet dans
« Pour un Nouveau roman » « n’est plus dans la chose décrite mais dans le
mouvement même de la description »90, dans une écriture en mouvement, créant la
cassure et comprise comme imposture de la réalité.
90
ROBBE GRILLET Alain, 1963. Pour un nouveau roman, Paris, Gallimard, Coll. idées, p. 47.
91
BLANCKEMAN Bruno, op cit, p.169.
174
Si pour l’avant-garde littéraire, éprise de renouveau et de dynamisme en
matière d’écriture, le roman n’a plus rien à signifier, dans un monde lui-même sans
signification, pour khadda l’avant-garde littéraire n’est pas seulement réductrice à
des techniques ou à des outils, ou opposée prosaïquement à la notion de « tradition
dite dépassée », « mais elle figure dans un rapport au monde, à un mode de culture,
à un mode de pensées, présente en Occident, à partir duquel se nourrit mais aussi
se constitue dans la dépendance/ indépendance, l’écriture moderne algérienne » 92.
92
NAGET Khadda, écrivain maghrébin cité par Ouhibi op cit p. 232.
93
BLANCKEMAN Bruno, op, cit, p. 37.
175
en marmelade, tandis qu’une espèce de Raspoutine s’acharne
sur lui à coups de pied et de jurons obscènes…
Hé ! Zarathoustra ! Rappelle-toi tes propos …
Vous êtes là depuis quand ? »p. 58-60.
94
www.site-magister.com/jacques2htm consulté le 20fevrier 2012à 13h46.
Désinvolture, désinvolte : le terme renvoie au 18eme siècle à une allure dégagée libre et élégante. Au
20eme siècle le nom, prend un sens péjoratif désignant davantage une liberté insolente, une légèreté
excessive.
Pompadour http//musée. Louvre. FR /ool marquise le 16/11/2014
Selon le Larousse (dictionnaire)
Désinvolture : manière trop libre de se comporter, impertinence, laissé aller, sans gène.
176
énonciateur, sujet de l’ironie, une cible qui est visée par l’ironie, des témoins (un
auditoire, des lecteurs) qui comprennent ce que l’énonciateur dit.95
« Dans le couloir Y.B m’avoue tu m’as planté : aucune
inquiétude « j’ai la main verte »p. 68.
Le lecteur est déstabilisé : il ne sait plus s’il est dans la réalité ou la fiction.
Zane va intervenir, souvent dans ce texte, pour attiser la mauvaise conscience de
khadra, mais aussi, comme s’il existait vraiment, pour le prévenir : « attention à la
crotte de chien, me signale Zane assis sur un muret » p.47
178
Par le biais de cette ironie, la littérature devient ce phénomène en mutation
qui entraine le lecteur dans une dialectique de construction : destruction/
reconstruction. Le narrateur n’est pas de reste.
96
Sens donné par le Larousse- Dictionnaire encyclopédique paris 1993.
180
L’écriture devient l’élément catalyseur de ces écrits contestés,
carnavalesques, parodiques, abymés, cassés…
Une écriture de la subversion, de l’éclatement, de la fragmentation, porteuse
d’une certaine modernité.
97
BARTHES Roland, 1972. Le degré zéro de l’écriture, Ed seuil Paris., p. 12.
181
CHAPITRE 3
Le dérèglement textuel
182
Par le principe de falsification, le texte de khadra crée chez le lecteur un
malaise qui découle de certaines perceptions comme l’éclatement du texte, une
intrigue décousue, un traitement désinvolte de la trame narrative, un univers
fragmenté, des invraisemblances marquées par l’irréalité.
Le roman choisi pour cette étude, « l’Imposture des mots », témoigne à des
degrés différents de cette volonté de modifier le parcours littéraire, attestant du
dérèglement textuel et du renouvellement des formes romanesques.
« L’Imposture des Mots » surprend le lecteur, dans la mesure où il ne raconte pas
une histoire au sens où l’entend la critique traditionnelle ; il se caractérisé par deux
principes :
1- L’alternance (ou superposition des espaces narratifs)
2- La non présentation d’un projet
98
BLANCKEMAN Bruno, op cit., p.34.
183
Dans certain cas de figure le projet initial existe mais il n’aboutit pas, il est court-
circuité. C’est le cas du roman moderne comme par exemple « Topographie
Idéale pour une agression caractérisée » de Rachid Boudjedra99.
Il n’évolue pas, ne progresse pas par rapport à une linéarité, ne raconte pas
une histoire, au sens traditionnel du terme, mais développe des dialogues, des
critiques, des réflexions sur la vie, sur les écrivains, sur la littérature, sur la
création romanesque. Il se caractérise par la confusion entre la réalité et la fiction,
l’intrusion des personnages, de Khadra, dans sa vie de tous les jours.
99
BOUDJEDRA Rachid, Topographie idéale pour une agression caractérisée, 1986, édition folio, paris.
184
Ce texte pose un problème au lecteur par la confrontation de deux mondes,
un monde réel et un monde fictionnel, comme nous l’avons vu précédemment dans
le procédé de falsification et de simulation.
Le temps dans « l’imposture des mots » est figuré sous la forme d’une
boucle, en ce sens que le point de départ rejoint le point d’arrivée, des espaces de
voyage.
Le roman commence le 3 décembre 2000, à Mexico, dans un aéroport, il se
clôture un mois après en janvier 2001.
« Mexico, 30 décembre2000, un siècle prend la porte de service
viré comme un malpropre »p. 11.
« Nous sommes à l’aéroport Benito- Juarez… »p. 11
« Il est 13h45, le départ est prévu dans soixante minutes »p. 13.
« Le TGV entre en gare Saint Charles à 15h35 »p. 165.
Entres ces deux dates, très proches l’une de l’autre, se déroulent en spirale
des micro-récits que le narrateur nous raconte en évitant toute linéarité. Ainsi si
nous relevons ces micro-récits et leurs datations, nous nous rendons compte que
l’auteur dans un procédé d’éclatement joue avec les prolepses et les analepses.
D’où la fragmentation du récit.
185
II.3.1. La fragmentation du récit
Cette quête se fait dans un laps de temps très court (décembre 2000, janvier
2001).
187
Le 2ème volet : le choc
Chapitre 9 :
Il est question de l’état psychologique de l’auteur, il est insomniaque et rencontre
des personnalités très en vue des médias.
Le rencontre avec Florence Aubenas de « Libération » ensuite de France inter, et la
rencontre avec Ali Ghanem du « Quotidien d’Oran » et Dahbia Ait Mansour de
Liberté, de Sid Ahmed semaine du «Matin », lui permettant de mieux se situer.
Chapitre 10 :
Yasmina Khadra est face au commandant Moulessehoul le jeu est cruel, il oppose
le militaire et l’écrivain.
Chapitre 11 :
Présentation de l’invitation de Thierry Ardisson
Le surgissement de Nazim Hikmet.
Chapitre 12 :
Il est question du départ en T.G.V et sa rencontre avec ses enfants.
Le surgissement de Salah L’Indochine.
190
régulièrement rendu hommage à l’armée à travers les
différentes interviews que j’ai accordées à la presse
occidentale, arabe et algérienne…la lâcheté de nos félons et
le lâchage de nos « amis ». »pp. 132- 138.
Raconter, témoigner en suivant une chronologie, dans un souci de cohésion,
n’est plus la priorité de l’auteur/narrateur. Par contre il pose des problèmes dont le
roman ne parle pas habituellement, puisque ceux-ci relèvent des coulisses, entre
autre la difficulté rencontrée dans le monde de l’édition, le surgissement de la
censure dans les écrits.
D’ailleurs, les trois étapes par lesquelles, le narrateur passe pour se retrouver
empruntent leur titre à la psychanalyse : l’approche, le doute et le choc.
C’est pourquoi deux thématiques méritent d’être relevées : d’abord le
dédoublement du « je » et ensuite la polyphonie qui révèle toutes les voix qui
habitent khadra.
191
II.3.2. Dialogisme et polyphonie
« L’Imposture des mots » est une quête narrée par khadra pour récupérer sa
véritable identité : le commandant Moulessehoul.
En effet, khadra veut se réconcilier avec lui-même, Moulessehoul. Et tout ce
qui nous est narré, c’est cette tentative de réconciliation. Cette quête est intérieure
parce qu’il s’agit d’un soliloque : monologue intérieur qui fait entendre toutes les
voix qui habitent l’auteur/narrateur.
192
Le locuteur parle à visage découvert. Il s’agit de Moulessehoul d’autant plus
que dans « L’Ecrivain », Moulessehoul parle de son désir d’écrire.
« Longtemps, j’ai jalousé les écrivains… j’étais seulement
jaloux de leur bain de foule au gré des signatures, profitaient
pleinement, me semblait-il, de leur bonheur et de leur succès
tandis que je n’étais même pas autorisé à aller recevoir les
prix littéraires que l’on me décernait »p. 92
193
-Je t’assure que je m’en veux ferme de compromettre tes
chances d’écrivain
-J’ai bien, gâché ta carrière d’officier, non ? »p. 76
Le face à face continue : le tète à tète reprend plus violant, plus
incisif sur le ton de l’affrontement, du réquisitoire : »il se racle
la gorge et hasarde :
-Yasmina …
Je le freine d’une main péremptoire
Il hoche la tète. Ses yeux préfèrent tourner autour des miens
sans les affronter.
Qu’est ce que tu veux hadarath ?
-J’aimerai bien le savoir.
-Tu me files depuis tout à l’heur juste parce que tu ignores ce
qu’il te reste à faire ?
-C’est à peu prés ça. »p. 122
« Tu veux être bon à quelque chose, à l’instar du malheur,
commandant Moulessehoul ?
Ramasse tés saloperies, va voir ailleurs si j’y suis, mais va. Au
nom des ancêtres, va t’en, sors de mon esprit, de mon ombre.
Ouste !... »p.123
194
Ceux qui jouent sur ce dédoublement ce sont d’abord les journalistes qui
préfèrent s’adresser au commandant Moulessehoul qu’a l’écrivain khadra.
100 *
- RABATEL, Alain « La dialogisation au cœur du couple polyphonie/ dialogisme chez Bakhtine » dans
revue Romane 41-1-20-06 P55-80 (En ligne) URL http//icar.univ.tyon2.fr/membres, araba
tel////A37Rabatel-revue romane, PDF consulté 26-12-2012.
195
Très souvent un terme est associé à la polyphonie ; il s’agit du dialogisme.
Selon Rabatel« le dialogisme est un phénomène linguistique fondamental de
tout énoncé traversé par le dialogue interne ou externe que l’énonciateur entretient
avec d’autres énonciateurs passés ou à venir. Et dialogisme et polyphonie seraient
donc deux facettes complémentaires pour aborder les phénomènes d’hétérogénéité
énonciative d’un point de vue translinguistique (dialogue) ou esthético-
anthropologique (polyphonie) »101
Rabatel précise dans son étude, que Bakhtine, dans Esthétique et théorie du
roman n’emploie plus le terme polyphonie mais dialogisation, (dialogisme).
« Parlant de polyphonie, Bakhtine fait référence à des notions qui relèvent de la
dialogisation, ce qui doit conduire à la plus élémentaire méfiance envers les
représentations qui distinguent fortement dialogisme et polyphonie, la
dialogisation parait le concept qui permet de passer de la polyphonie au
dialogisme, de renvoyer à un phénomène commun (le dialogue du locuteur avec d’
autres) qui s’exprime à travers des procédés différents par lesquels le locuteur,
selon les genres et les contextes, fait place à la parole et aux points de vue des
autres ».102
101
- RABATEL Alain : la dialogisation au cœur couple polyphonie/ dialogisme chez Bakhtine dans revue
Romanie 41-1-2006 Pp. 55-80 en ligne
URL http// :car.univ-Lyon2.fr/membres/Rabatel///a37-Rabatel revue Romanie PDF consulte
Cité par I Ibid.
102
Ibid.
196
LLob et qu’on a du mal à croire capable de virulence qui
caractérise ses textes »p. 45
Cette rencontre est toujours donnée à travers des dialogues : les personnages
l’interpellent.
« Je n’ai rien demandé
-Tu n’as pas besoin de te déranger. Je suis ton bon génie,
maitre
Qu’est-ce que tu veux ?
-Ton bonheur, sire. Rien que ton bonheur… »p. 28
-Qu’est ce que tu veux Zane ?
Une suite pour les agneaux….
Pas question ? P. 128
On constate que khadra est soumis de répondre. Quand il n’y arrive pas,
parce que ses personnages le poussent jusqu’au bout, il répond que c’est lui qui les
a crées
« C’est moi qui t’ai conçu.
Tu n’es qu’un personnage, Zane »p. 29
D’autre voix, à travers ses soliloques, vont surgir. Ce sont celles des auteurs
qui l’ont inspiré.
197
-J’ai connu Kateb Yacine à pais, au début des années 60. Un
sacré bonhomme.
(Ses yeux se remplirent de douloureuses évocations). Je me
rappelle, c’est moi qui étais chargé de présenter sa pièce de
théâtre. Nous étions au sortir de la guerre coloniale. »p. 22
Tous ces auteurs ont en commun la lutte contre la pensée unique (celle du
FLN en place)
198
« Un rapide coup d’œil sur la condition des intellectuels du
pays m’apprit qu’entre l’hérésie et le sacrilège, la littérature
s’érigeait en bûcher. L’anathème frappant Mouloud Mammeri,
la marginalisation de Kateb Yacine, l’indifférence assassine à
l’encontre de Mohammed Dib et le bannissement du chantre
de la nation Moufdi Zakaria étaient des mises en demeure
strictes à l’adresse des jeunes plumes »p. 36
Seulement tous ces écrivains vont surgir dans l’exil de khadra en France,
pour l’interpeller comme l’ont interpellé ses personnages imaginaires.
« Qu’es tu venu chercher par ici, Yasmina Khadra ? Ce que ni
moi ni Dib n’avons trouvé ? (la colère le laminait ; sa figure
tressautait de dépit) penses-tu que nous ayons manqué de foi ou
de pot ? Que dalle, mon grand. Nous avons seulement manqué
de discernement… »p. 39
199
Khadra continue ses rencontres dialoguées cette fois avec des auteurs non
algériens comme le cas des écrivains exilés (ceux de Mexico) :
« Le hasard –ou la chance – a voulu que je réside à la
Condesa, un quartier bourgeois réputé pour ses bistrots à la
française, son ambiance bon enfant intellectuels.
C’est surtout le quartier des romanciers. Presque tous les soirs,
les conférences se donnaient la main au rez de chaussée de la
maison que je partageais avec Xhevdet Bajraj, un poète
albanais rescapé du Kosovo. Ainsi j’ai vu défiler, superbes
centaures, des auteurs de tous les continents. Je suis devenu ami
avec Enrique Serna-« l’un des rares à vivre de ses livres », m’a
soufflé Xhevdet- Monica Mansoor, une traductrice de grand
talent, Indra Amirthanayagan, un prosateur sri-lankais solide et
doux comme un pain de sucre, George M. Gugelberger,
directeur de l’université du Costa Rica, qui tentait de pénétrer
mon être comme un spéléologue les entrailles d’un volcan,
Alvaro Mutis, Edouard Glissant… »p. 21
Cependant, ce qui est le plus parlant c’est le dialogue qu’il a avec Nietzsche
et Zarathoustra.
Nietzsche Friedrich est un grand philologue et philosophe et poète allemand.
Sa propre philosophie est celle qui appelle ses vœux le »surhomme »103. Victorieux
du temps il inscrit son action dans un « éternel retour ».
103
www.larousse.fr/encyclopedie /personage/ Friedrich- Nietzsche/135272
200
Je ne permettrais jamais à un de mes personnages de lever la
main sur moi »p. 60
« Vous vous disputiez à propos de quoi ?
De postérité
C'est-à-dire
Zarathoustra trouve que je lui fais de l’ombre »p. 61
« Ce n’est pas Nietzsche qui te fait de l’ombre, Zarathoustra
c’est toi qui es devenu l’ombre de toi-même » p. 119
Il vient voir Khadra sous la forme d’un nuage de fumée et nuage de fumée est
un personnage de Kateb.
«Soudain, un spectre s’écaille d’un mur, d’abord par volutes
de fumée… »p. 89
Le texte de khadra « l’Imposture des mots » ne respecte pas les codes mais
dans le même temps montre comment ces codes sont des imposteurs acceptés et
pratiqués par tous.
201
L’œuvre ouverte est une œuvre qui empêche l’adhésion à la fiction, mais qui
repose sur une nouvelle mystification. C’est en ce sens, que nous considérons
« L’Imposture des Mots » comme la théâtralité des autres romans de Khadra,
dont la mise en scène est orchestrée par le fait littéraire, par l’intrusion de ses
propres personnages, par ceux d’autres romans, par sa texture, par son traitement
des faits narratifs. Le texte de Khadra est devenu, inclassable. Il fait partie de ce
Blanckeman appelle : « Le récit indécidable ».
Même si le récit fut longtemps contesté, dans ses formes classiques, nous
assistons à un retour dans les années 80 (Cf. Blanckeman) de l’histoire au sens
traditionnel, avec toutefois un changement dans la façon de mener l’intrigue. Nous
constatons une certains distance ou une contestation voilée, à travers les quelles se
glisse l’imposture du récit. Nous sommes confrontés à des formes romanesques
mutantes.
Tout récit consiste à mettre en mots les expériences d’une vie éprouvée ou
imaginaire. Bien plus, selon Maurice Blanchot :
« Le caractère du récit n’est nullement pressenti quand on
voit en lui la relation vraie d’un évènement exceptionnel,
qui à eu lieu et qu’on essaierait de rapporter :
202
Le récit n’est pas la relation d’événement même
l’approche de cet événement, mais cet événement, le lien
où celui -ci est appelé à se produire, évènement, encore à
venir et par la puissance attirante du quel le récit peut
espérer aussi se réaliser »104
104
- BLANCHOT Maurice, 1959. Le livre à venir, édition Gallimard,.P. 13
105
- BLANCKEMAN Bruno, Les récits indécidables, perspectifs septentrions, P. 13
203
C’est pourquoi nous parlons d’une quête ontologique qui est l’objet d’étude de
notre troisième partie.
204
TROISIEME PARTIE
205
A travers nos deux premières parties, nous avons tenté de démontrer que
khadra joue avec les genres établis : l’analyse de notre corpus nous a montré la
manipulation des genres réclamée par Yasmina khadra au nom de la liberté
créatrice.
Le rapport de ces deux personnages fonctionne de telle sorte que tout est
dans « l’indécidable » : Appel et rejet ; conflit et entente ; guerre et paix ; unité et
discorde. Cependant, malgré sa perversion et sa dissimulation, l’autobiographie
n’en demeure pas moins le genre privilégié et dominant dans notre corpus.
Récit policier, La Part du mort glisse vers l’autobiographie puisque le
commissaire LLob ressemble étrangement à khadra et Moulessehoul réunis.
L’autobiographie si elle semble évidente dans L’Ecrivain, apparait en germes
dans les quatre autres romans du corpus. Elle prend alors la forme d’un récit
imposteur.
Voire même un récit « indécidable » selon la terminologie de Blanckeman.
206
« L’idée de sujet (est) menée à un point de défection
extrême par les différentes disciplines de pensée qui
longtemps la contestèrent. Avec la théorie de
l’inconscient, la psychanalyse freudienne déposséda,
d’entrée de siècle, un sujet mû par des forces infra
logiques que sa conscience ne maitrise que partiellement.
Avec la théorie de l’aliénation, le matérialisme dialectique
lui ôta son privilège de souveraineté, montrant comment
le conditionne à son insu la position arbitraire qu’il
occupe dans un espace social lui même configuré, en
dernier ressort, par la pression des forces économiques.
Avec la théorie de la structure, la critique littéraire,
identifiant le texte à sa seule dynamique formelle, évinça
le sujet de la création et, faute de la butter sauvagement,
culbuta joyeusement la figure de l’Auteur »106
106
BLANCKEMAN Bruno, 2002. Les fictions singulières, édition prétexte éditeur critique, p. 112
207
piéger le sujet en le diversifiant avec d’autres mois et en créant la zone du « non-
moi ».
Ainsi chacun des trois chapitres de cette partie de notre travail étudiera les
deux états du « moi » qui donnent naissance dans le troisième acte au « sujet de
l’écriture ».
208
D’abord c’est la phase du déni autobiographique qui permet de montrer que
seul khadra l’écrivain existe.
Puis c’est le retour du refoulé où Moulessehoul dans la violence revient.
Et enfin la quête ontologique aboutit à une réconciliation des contraires où
est mis en scène un autre moi-même n’étant ni l’un ni l’autre, ni l’écrivain ni le
militaire mais le « je écrivant ».
209
CHAPITRE 1
Le déni
210
« L’Ecrivain », première phase dans l’écriture autobiographique de Yasmina
Khadra, s’ouvre et se ferme sur une cassure exprimée par le narrateur à deux
moments cruciaux de sa vie, le passage de l’enfance à l’adolescence et de
l’adolescence à la vie adulte.
Dans l’incipit du roman, il s’agit d’un enfant arraché à son bonheur, fait
d’insouciance, de liberté et de plaisir,
« Nous habitions au 6, rue Aristide-Briand, à Choupot, un
quartier tranquille d’Oran. Notre villa était spacieuse, inondée
de lumière. Mes frères et moi jouions aux Indiens. Une plume
dans les cheveux, la figure balafrée à coups de bâton de rouge à
lèvres, je me prenais pour le roi des Sioux. Nous avions un
garage qui nous servait de banque à l’occasion d’un casse
inspiré d’un film de série B ; une basse-cour où l’on élevait des
poules, des oies, des canards et des dindes car ma mère,
Bédouine romantique, déployait sa compagne partout où elle
s’installait, au grand dam de mon père qui tentait vainement de
la convertir aux mœurs citadines. Par-dessus la courette, que
gardaient deux citronniers enchevêtrés, la treille se ramifiait
jusque dans la rue. En été, d’imposantes grappes de muscat
transformaient l’endroit en mât de cocagne. Les galopins et les
passants n’avaient qu’à se hisser sur la pointe des pieds pour se
servir. Il y’en avait à profusion. On en donnait aux voisins, aux
visiteurs, aux mendiants ; avec ce qu’il en restait, ma mère
réussissait des confitures à nous fondre le palais… »pp. 32-33
Ce bonheur était assimilé à l’image d’un père qui l’aime et qu’il aime :
« J’étais sa fierté.
Il m’aimait à perdre la raison.
Je crois bien qu’il m’a aimé par-dessus tout.
Nous étions très proches l’un de l’autre. Quand il allait
travailler, il me manquait ; lorsqu’il rentrait, il se dépêchait de
me sauter dessus et me rouait de coups affectueux avec un
211
bonheur tel que je mesurais pleinement à quel point il devait
languir de moi sitôt que j’avais le dos tourné…
Je l’aimais autant qu’il m’aimait. Lever mes yeux sur lui étais
une sublimation. Appuyé sur sa canne, il boitait à cause d’une
balle dans le genou. Pour moi, il paradait. Il était le plus
beaux des hommes et me paraissait tellement grand que
souvent je le prenais pour Dieu…
Pourquoi m’emmenait- il si loin de son bonheur ? »p. 12
Emmené loin de tout cet amour, l’enfant ne comprend pas ce qu’il lui arrive,
mais sait qu’il ne sera plus heureux :
« J’avais juste neuf ans, et suffisamment d’intuition pour
pressentir que les lendemains ne ressembleraient jamais plus
aux jours d’avant »p.13.
Dans l’excipit du roman, il s’agit d’un adolescent face à une décision qu’il
doit prendre seul et qui le conduira à sa vie d’adulte : son baccalauréat en poche,
doit-il continuer sa carrière dans l’armée ou prendre sa liberté en assumant son rôle
d’écrivain, loin de toute contrainte ?
« J’étais seul face à mes responsabilités »
Seulement, le mal est déjà fait : le renoncement avait déjà germé en lui :
« Je savais ce que je ne voulais pas, sauf que j’ignorais ce que
je voulais. Enfance évincée, adolescence confisquée, jeunesse
compromise, ainsi se mettait en place le jalonnement idéal pour
un renoncement annoncé. En perdant foi en la vie, je sacrifiais
celle que j’étais censé avoir en moi »p.237.
212
L’adolescent n’avait pas d’autres choix que la carrière militaire. Et khadra/
l’écrivain, est né d’une blessure.
« J’étais le fruit vénéneux d’un dilemme, d’un croisement contre
nature, l’éclosion embarrassée d’une inconcevable alchimie »p.
237.
« Je suis issu d’une blessure, d’un chagrin, peut-être d’un
simple malentendu, et j’ai grandi au milieu d’une plaie ouverte
comme pousse le nénuphar sur les eaux moisissantes de la
mare. »p. 238.
213
III.1.1. La blessure initiatique
La mort symbolique est la première étape dans le rite initiatique. L’enfant est
censé mourir à son enfance pour renaitre à son adolescence et cela dans
l’incompréhension totale du néophyte :
« Tout me manquait, m’échappait, me conjurait.
Je ne comprenais surtout pas pourquoi je devais vivre parmi
les orphelins, moi qui avais un père influent, une mère qui
m’adorait et une famille nombreuse… »p. 33.
Le rite de passage est mal vécu par l’enfant qui, ne comprenant pas ce qu’il
lui arrive, panique. Il est effrayé, répétant sans cesse la même phrase :
214
« Je voulais retourner auprès de ma mère, retrouver mes petites
habitudes »p.19.
« Je voulais renter chez moi »p. 22.
Les personnages qui le reçoivent lui font peur. Elles ne ressemblent pas aux
gens de son quartier :
« Avant de retourner traquer ses pelotons, (il) l’adjudant chef
retira son dentier et le remit dans sa poche. Sa bouche
s’affaissa avec une désolation telle que j’en ai frémi. »p. 21.
215
El Mechouar représente ce lieu clos où les cadets n’ont pas droit à la parole.
L’épreuve de la tondeuse suivie de l’abandon des vêtements personnels pour une
tenue symbolise cette mise à nu.
« Après le petit déjeuner, le sergent Kerzaz nous conduisit,
mon cousin et moi, dans un trou à rat aménagé en salon de
coiffure. Un homme enserré dans un tablier godaillé m’installa
dans un fauteuil, face à une glace poussiéreuse, et se mit à me
tondre à partir de la nuque jusque sur le front en fredonnant
un air andalou. Son accent sifflant et son teint marmoréen
trahissaient en lui le Tlemcénien de souche…Au bout d’un va-
et –vient expéditif, mon crane présenta rapidement l’aspect
d’un galet. Je ne me reconnaissais plus. J’avais complètement
changé de tête. Le coiffeur m’ôta la serviette, sans se donner la
peine de brosser les boulettes de cheveux sur mes épaules,
m’extirpa de la chaise es fit signe à Kader de prendre ma
place. Mon cousin resta cloué sur le banc, affligé par ma boule
à zéro… au sortir du salon, Kader et moi nous dévisageâmes
avec chagrin, ensuite nous éclatâmes lui en sanglots et moi de
rire. Nous avions l’air de deux petits bouts de forçats qui
s’apprêtaient à rejoindre leur bagne. Le sergent Kerzaz ne
jugea pas nécessaire de nous consoler… « Tu ressembles à un
djinn », me dit-il « Toi aussi », lui signalai-je. Ensuite, la main
dans la main, nous avons suivi le sergent aux douches,
probablement pour nous débarrasser de ce qui faisait de nous,
deux jours auparavant, des enfants comme les autres. »pp. 28-
29
L’enfant fut secouru par son cousin qui passait par là. Ce même sentiment
d’abandon, de noyade et de mort envahit le narrateur alors qu’il est enfermé dans
la forteresse du Mechouar,
« Ce jour, à l’école des cadets, la nuit étendant sa chape par-
dessus ma tête me rappelait l’oued en train de m’aspirer,
ravivait l’ampleur de ma solitude. De nouveau la panique
217
s’empara de moi ; je me sentais sombrer, je me sentais
mourir… »p.25.
Joseph Balland dans son article sur « les rites de passages dans les sociétés
traditionnelles » cité plus haut relève la violence des épreuves initiatiques. « Ce
qui est le plus impressionnant à nos yeux, écrit-il, c’est l’extrême violence autant
physique que psychique imposée au jeune adolescent…Le postulant est
généralement menacé de mort et des pires sévices sur un mode qui n’a rien de
ludique ; on le roue de coups, on le mutile…, on se moque de son ignorance, on
s’acharne à le mener aux abords de la folie en le soumettant à des injonctions plus
paradoxales les unes que les autres. »107
107
BALLAND Joseph, « Les rites de passages dans les sociétés traditionnelles », le 11 aout
2012,www.lagouvernance.fr/les-jeunes-et-les-rites-de-passage consulté le 20 juillet 2015à15h.
218
Les enfants sont terrorisés :
« Tous avaient dans le regard une perplexité douloureuse,
comme s’ils s’attendaient à recevoir le ciel sur la tête » p. 23.
219
La punition est physique, mais surtout morale. Les élèves sont rabaissés,
amoindris devant leurs camarades. Et ils doivent « consumer » leur peine en secret
et en silence. La description de la punition infligée au Matricule 53 en dit long sur
la violence subie par des enfants enfermés dans « une forteresse médiévale »p. 99.
« Matricule 53 eut droit à quarante coups de cravache, dont
chacun l’ébranlait telle une décharge d’électrode. Au bout
d’une vingtaine de contorsions, le malheureux n’en pouvait
plus. Ses sursauts s’espacèrent, ses cris s’essoufflèrent ; à un
moment, ses larmes ne répondaient plus à ses gémissements.
Matricule 53 rejoignit ses camarades à quatre pattes et se passa
de l’usage de ses pieds pendant plusieurs jours. »p. 37.
108
Yasmina KHADRA, entretien avec Youcef Merahi, « qui êtes-vous monsieur Khadra ? » édition Sedia
,2007.
220
Dans une « dérobade rédemptrice », le narrateur entre dans une phase de
refoulement et de déni et cela en se réfugiant dans les livres, l’écriture et surtout
en se choisissant un pseudonyme, Yasmina Khadra, un nom par lequel il signera la
majorité de ses livres, pour échapper au diktat de l’institution militaire.
« L’institution militaire (qui est absolument incompatible avec
la vocation d’écrire »p. 227.
109
Ibid. p. 21.
221
III.1.2. Déni et ethos discursif
110
CISLARU Georgeta, « Le pseudonyme, nom ou discours ? » http://cediscor.revues.org/746#tocto1n2,
consulté le 20juin 2015à 14h30
222
large des canicules, nous piégions les caravanes aussi aisément
que de vulgaires moucherons… » p. 166
« Je suis donc venu au monde un peu en retard, avec, certes ma muse
de poète et ma musette de guerrier, mais je n’ai plus ni royaume ni
épopée à glaner sauf, peut- être, le refus viscéral de me complaire
dans l’insignifiance à laquelle le destin s’appliquera à
m’astreindre. »p. 166
Etre « écrivain » est donc marqué dans ses gênes. Yasmina Khadra utilise
deux fois le mot « vocation ». Mais en utilisant le nom propre « Moulessehoul »et
en marquant historiquement par des dates son existence, il authentifie cette
dernière.
Donc par l’usage d’un pseudonyme (Yasmina Khadra), pseudonyme
déterminé par le nom« écrivain », l’auteur prend une distance par rapport à ce
qu’on a voulu faire de lui, c'est-à-dire un militaire :
« J’étais un adolescent qui refusais d’abord le destin qu’on lui
imposait…je me devais de dire que j’étais un écrivain, parce
111
Yasmina Khadra, entretien avec Youcef Merahi, « qui êtes-vous monsieur Khadra ? » édition Sedia
,2007. P. 20
223
que j’étais dans un monde de négation ou d’uniformisation,
voire de « cheptelisation ». J’étais seul, perdu dans une
confrérie d’ombres et de soumission. Il me fallait être
quelqu’un d’autre à qui adjoindre un allié. J’étais donc
MOI »p. 23112 (Merahi)
En masquant par un pseudonyme qu’il s’est lui même attribué, son véritable
nom « Moulessehoul », il enlève à celui-ci sa valeur communicative et tente
d’effacer l’identité que ce nom recouvre. Arrivé au Mechouar, il est le fils du
« lieutenant hadj Moulessehoul » p. 20
Mais très vite, en passant par l’utilisation d’un matricule qu’on lui attribue et
qui efface son identité de « fils de », il arrive à refouler, voire renier son identité
filiale. Venu le voir à la caserne, le père face à son fils qui se présente comme
« Cadet Moulessehoul Mohamed, matricule 129 », n’a aucun geste d’affection.
D’où la réaction négatrice de l’enfant :
« A partir de ce jour- là, jamais-au grand jamais- je n’ai réussi
à dire « papa », à mon père. Non pas que je l’en aie jugé
indigne, mais quelque chose, que je ne m’explique pas
aujourd’hui encore, s’était définitivement contracté dans ma
gorge et empêchait le vocable le plus chéri des enfants de
sucrer mon palais. Il me restera tel un caillot en travers de la
gorge, ensuite il retournera dans les oubliettes de mon être.
Nulle part, ni dans mes chairs ni dans mes esprits, je ne lui
retrouverai de trace ou de place. »p. 43.
225
Par le recours au pseudonyme, le narrateur se soustrait à ce que représente le
père, l’ordre militaire. Il y a rupture avec le code militaire, le code social de
nomination qu’on lui a imposé, sans pour autant en nier la légitimité :
« Je me chercherai ni à forcer la main au hasard ni à dévier de
la voie que mes semblables m’auront tracée. Ne sachant à quoi
m’attendre, je choisis de prendre les choses telles qu’elles se
présentaient ; de cette façon au moins-raisonnais-je- j’aurais la
consolation de ne pas tenir pour responsable de mes propres
déconvenues. Je ne me rebellerai ni contre les abus d’autorité-
qui, d’ailleurs, à aucun moment, ne feront plier l’officier que je
suis devenu-, ni contre l’ironie du sort qui malmènera
copieusement le romancier que j’essaierai d’être. »p. 117.
113
Ruth AMOSSY, « La présentation de soi. Ethos et identité verbale », http://semen.revues.org/9159,
consulté le 20juin 2015à 14h30
226
Il devient comme le souligne Cislaru, « cette ressource linguistique qui
permet de sélectionner et de sémiotiser des aspects d’un individu »114
En prenant le pseudonyme de « l’écrivain », le narrateur érige un aspect important
de lui même en représentation identitaire dominante. C’est pourquoi il peut écrire.
« Je suis né écrivain ».
Des lors s’installe une convergence entre le pseudonyme et
la production discursive. « L’écrivain » fonctionne comme
un « masque »qui comme dans le carnaval, révèle les
aspects identitaires de celui qui le porte. Khadra le
configure donc dans un but précis : produire du discours
dans un espace donné, marqué par l’enfermement, celui de
l’institution militaire. Le pseudonyme est ainsi
intrinsèquement lié à la production discursive. Le discours
s’identifie à l’identité de l’individu que le pseudonyme met
en scène. Comme le souligne Laperre cité par G.
Cislaru115
114
CISLARU Georgeta, « Le pseudonyme, nom ou discours ? » http://cediscor.revues.org/746#tocto1n2,
consulté le 20juin 2015à 14h30
115
CISLARU Georgeta, Ibid.
227
signifiants : un pseudonyme est un « avant discours »- au sens étymologique du
terme-car il précède et prépare la production discursive. Il peut être donc assimilé à
un « outil de production discursive» qui fait converger sujet : nom et discours.
Ainsi dans cette troisième phase du rite de passage, le retour, Khadra sort de
l’espace de l’enfermement, celui de la caserne et de l’espace militaire, espace où la
parole est muette, et confisquée pour se construire son propre espace, celui de
l’écrivain, il y installe, par le biais du pseudonyme « l’écrivain », l’espace de la
liberté. Le néophyte construit donc le lieu de la parole libre.
228
III.1.3. Les lieux de la liberté
Enfermé dans un lieu qui le nie, le narrateur Yasmina Khadra fait surgir des
espaces métaphoriques où il éprouve la sensation d’être libre. D’abord, il
découvre, enfant, à El Mechouar, l’univers de la lecture.
« C’est à partir de cette année que j’ai commencé à me refugier
dans les livres. Chaque titre m’offrait une lézarde à travers
laquelle je me faufilais hors d’El Mechouar »p. 85 «
L’Ecrivain »
229
Il construit un monde qui lui appartient, où il est inatteignable :
« Je m’y sentais chez moi, libre et inaccessible. Je pouvais me
faire pousser des ailes, soliloquer à voix haute, il m’importait
peu que l’on se gaussât de moi. Je me complaisais dans ma
chrysalide imprenable, tantôt papillon fabuleux, et je savais,
mieux que personne, me soustraire aux bruits et au chaos sans
crier gare, »p. 86Ibid
Le transfert du jeune cadet d’El Mechouar à Kolea va permettre à
l’adolescent d’élargir son espace vital. « Débarrassé des murailles et de leur
miradors »p131, il lui semble qu’il « renait au monde ». Ce qu’il lui permet de
garder l’espoir d’être un jour libre :
« Un jour, je m’envolerai. A l’instar de ces oisillons frileux et
écorchés misérablement au creux de leur nid. La nature
m’instruisait : les graines germent sous terre et, un matin,
hop ! Elles jaillissent au soleil tel un geyser. »p. 131 ibid.
230
La lecture éclaire sa solitude :
« Lorsque la nuit de la médiocrité et de l’insignifiance
enténébrait mes solitudes, j’ouvrais un livre et mon monde
s’éclairait »116
116
Yasmina KHADRA, entretien avec Youcef Merahi, « qui êtes-vous monsieur Khadra ? » édition Sedia
,2007.p. 25
117
Yasmina KHADRA, entretien avec Youcef Merahi, « qui êtes-vous monsieur Khadra ? » édition Sedia
,2007.p. 26
231
« J’ai hérité de ma tribu ce regard-là qui m’a appris à inventer
mon royaume, là où j’étais moins qu’un sujet, à me restituer les
horizons et les lumières qu’on m’interdisait. Ainsi est né mon
imaginaire, tel un troisième œil pour aller au-delà les murailles
qui me retenait captif des forteresses et casernes qui furent mes
geôles et mes asiles de proscrit. »p. 37.118
Son premier écrit est une calligraphie d’un verset coranique. Il n’était encore
qu’un enfant insouciant :
« À l’école coranique, je communiais presque avec mon qalam. Ma
calligraphie ravissait le Taleb. De toutes les ouailles, j’étais celle
qu’il flagellait le moins. Quand il tenait ma planchette entre ses bras,
il donnait l’impression d’exhiber un trophée. Il était fier de mon
écriture qu’il me pardonnait volontiers mes récitations boiteuses, me
trouvant une « main d’orfèvre », un talent qui méritait autant
d’égards que d’indulgences »p. 87 « L’Ecrivain »
118
Ibid. P37.
232
« Un jour que(le Taleb) nous faisait réciter en chœur les saintes
lectures, il m’avait surpris en train de griffonner au bas de ma
planche. Ce n’étais ni un verset ni une phrase ordinaire ; juste
une douzaine de mots écorchés dont les finales avaient en
commun un même son. Sa baguette m’avait foudroyé l’épaule.
Le lendemain, sans m’en apercevoir, d’autre mots, aussi
étrangers les uns aux autres, continuaient de rimer en secret,
dans un coin caché de ma planche…Ce furent les premiers mots
de traqués de mon être, les premiers vers vaillants, puisque
défendus, de mon exil. »p. 87. « L’Ecrivain »
233
l’oiseau nait musicien, et ni les cages ni les rets des oiseleurs
ne sauraient falsifier mes solfèges. »p. 205. « L’Ecrivain »
Ecrire, être écrivain et nier le militaire qu’on a voulu faire lui, est la façon
donc pour Khadra de vivre sa liberté en être vivant.
Cependant le militaire, bien que refoulé, revient sur le devant de la scène : c’est le
retour du refoulé.
234
CHAPITRE 3
Le retour du refoulé
235
Si le déni du militaire, le refoulement de celui qu’on aurait préféré ne jamais
être s’inscrit dans « L’Ecrivain », « L’Imposture des mots », que certains
critiques considèrent comme une réécriture autobiographique de « L’Ecrivain »
marque, dans la quête ontologique de Yasmina khadra, le retour du refoulé.
Il s’observe, selon Freud, aussi bien à travers les rêves, les actes manqués, les
lapsus qu’à travers les symptômes psychanalytiques.
Lorsqu’en janvier 2001, Yasmina Khadra publie « l’Ecrivain », il révèle sa
véritable identité : il est commandant dans l’armée algérienne et s’appelle
Mohamed Moulessehoul.
Sa révélation aux medias a été le début du retour du refoulé. Cependant il ne
s’attendait pas aux diverses réactions d’une telle révélation : non seulement on lui
demandait de rendre compte de son passé d’officier supérieur mais aussi et
surtout de renier une institution qui pour lui est une réalité. Bien qu’amère, elle
faisait partie de sa vie.
119
http://psycha.ru/fr/dictionnaire/laplanche consulté le 26/04/2015 à 10h30
236
ne mangeais pas de ce pain, qu’il n’était pas question de me
mutiler ou de renoncer à un pan de mon intégrité »120
Face à tout cela, Yasmina khadra dés 2002 réagit en écrivain et publie
« l’Imposture des mots ». Mais ce retour se fera dans la violence et le conflit.
« Je suis de retour, avec mes bagages et mes convictions, mes valeurs et mes
principes »121
Cette violence qui refuse le retour du refoulé est symbolisée par l’émergence
des personnages de khadra. Cependant, les auteurs qui ont marqué le parcours
littéraire de khadra détruisent l’image de l’écrivain face à ses personnages et ces
auteurs eux-mêmes. Il y’a également le face à face de l’officier Moulessehoul avec
les Medias qui réclament le retour de celui qui a été renié, dénié, refoulé par
l’auteur dans « l’Ecrivain ». Le parcours est donc complet : les personnages
refoulent l’officier, les auteurs ne reconnaissent pas l’écrivain, les médias donnent
d’avantage d’importance à l’officier et l’officier revient triomphant face à
l’écrivain.
Ce retour de l’officier marque l’ouverture dans « L’Imposture des mots ».
L’incipit que nous avons analysé plus haut, narre le retour au pays et la fin de l’exil
de l’écrivain dont les seules aspirations est de retrouver son nom, celui qu’il a
longtemps caché et mettre fin à « l’imposture ».
« …comme les arbres, les totems tombent les masques, et
chacun est rattrapé par sa vérité »122
« Mexico, 30 décembre 2000, un siècle prend la porte de
service, viré comme un malpropre. Encombré de drames et de
parjures. Il se débine en trainant la patte ; la tête dans les
épaules, conscient de sa damnation, ce qui ajoute à sa
120
Yasmina khadra entretien avec Youcef Merahi « qui êtes vous Monsieur Khadra ? Édition sedia ?2007,
p. 36.
121
Ibid. p. 136
122
Ibid. P. 136
237
banqueroute une misérable ignominie. »p. 11 « L’Imposture des
mots »
Mais le doute s’installe : son exil est fini : il rentre avec l’idée qu’il vole
comme Icare ou les phalènes : mais pour les deux, le destin fut tragique : Icare est
mort après avoir volé trop prés du soleil et les phalènes attirés par la lumière
finissent brûlés (une vie adulte très courte).
« Serait-ce, pour nous, une manière de voler de nos propre
ailes ? Si oui comment : comme Icare ou comme les
Phalènes ?ayant fleuri à vocation un Automne des chimères,
j’ignore de quoi seront faits mes été … »p. 11
238
Le mal l’emporte jusqu'à présent.
Une nouvelle résolution apparait : le combat
« Les roses ne repousseraient plus. Renoncer est le moins
excusable des défections.
Quand on prend les armes, on ne les dépose pas. Question
d’honneur ? Question de vie ou de mort, simplement »p. 13
Le narrateur veut rentrer de son exil pour mettre fin à son imposture. Et tout
cela va se développer dans le roman sous la forme d’un « soliloque ».
« Arrête de soliloquer, maugrée-t-elle à voix basse »p. 16
Cette entrée en matière est explicite. Elle nous permet d’émettre des
hypothèses de lecture. L’auteur/narrateur tient à dénoncer tout ce qui jusqu’à la fin
du siècle a été son imposture. Il installe le double discours qui finalement se
retrouve en lui (puisque ce discours prend la forme d’un soliloque) : le discours
de la vérité et celui du mensonge. Qui l’emporte ?vérité ou mensonge ?l’auteur ou
le narrateur ?
Arrivera- t-il à concilier les deux ou bien l’un évincera t-il l’autre ? Dés
l’incipit, l’auteur /narrateur fait appel à ses créations littéraires : L’Automne des
chimères et Les Agneaux du seigneur. Va-t-il convoquer à travers tout son roman
le monde imaginaire qu’il a mis en scène pour ensuite le récuser ? Cet acte de
239
dénonciation va t-il lui permettre de se retrouver et d’évincer la falsification qui a
fondé son acte créateur ?
Le voyage dont le but est la quête de l’identité bafouée passe d’abord par
une confrontation avec les propres personnages de khadra.
240
III.3.1. L’écrivain et ses créations
« L’écrivain » peut passer outre ses limites s’il choisit de le faire : il est le
créateur, il est à l’origine du produit, « l’œuvre », et celui-ci appartient totalement
à cet auteur. Khadra se situe en droite ligne dans ce sillage. La rencontre
improbable de l’écrivain avec ses personnages, Zane, Hadj Maurice, Da Achour,
Brahim LLob, nous le confirme.
123
Cité par BOULAHABAL Fizia dans son mémoire de magistère : autobiographie autofiction : la
singularité de l’écriture de Yasmina khadra l’écrivain et l’imposture des mots, juillet 2008, université de
Bejaia.
241
de la littérature qui est bien un trompe l’œil. Dans le deuxième chapitre, nous
avons étudié, à travers la polyphonie, le surgissement dans le soliloque des voix
des personnages crées par khadra. Nous avons étudié du point de vue de la
narration ce phénomène. Qu’en est-il du point de vue sémantique ?
Les personnages sont au nombre de cinq dont voici leurs noms et les romans
dans lesquels, ils ont fait leur apparition : Zane dans les Agneaux du seigneur,
Hadj Maurice dans les Agneaux du seigneur, Brahim LLob dans Morituri, Salah
L’Indochine dans A quoi revient les loups, Da Achour dans Morituri.
Pourquoi ses cinq personnages et pas d’autres ? Peut être sont ils ses
personnages préférés ?
Ou sont- ils étroitement liés par la narration aux évènements qui touchent le
narrateur ?
Mais dans l’imposture des mots, il est devant son créateur réclamant une
suite pour les Agneaux du seigneur.
« Désespérément incorrigible, soupire Zane en resurgissant
devant moi, déguisé cette fois en steward.
-Qu’est-ce que tu veux, Zane ?
242
Embrassé par l’inefficacité de ses flagorneries, il repose le
plateau sur un siège, s’agenouille et, les mains jointes sons le
menton, il m’implore :
- Une suite pour les Agneaux du seigneur…
-Pas question
-C’est un beau roman…
N’y compte pas. Je ne te laisserai plus violer d’autres
mortes » Pp. 27-28 Ibid.
Khadra rappelle à son personnage Zane qu’il est le créateur.
«- C’est moi qui t’ai conçu » P. 29.
Il continue
« - Je suis écrivain, chez moi, rien n’est fortuit ou gratuit » P.
29.
-Tu n’es qu’un personnage Zane »P. 29.
Il continue
«En me voyant arriver, il repose son éventail et ouvre un
journal sur son ventre de bouddha. »P. 49.
« Le nouvelles sont excellentes, dit il avec un sourire flapi. Une
page entière dans le Monde, Daniel Rondeau te consacre sa
chronique dans l’Expresse, Ignacio Cembrero t’offre la dernière
page d’El Pais. Ça a l’aire de bien démarré pour toi » P. 49
«- Ton interview est honnête, mais agaçante par endroits. Le
problème, comment te l’expliquer sans que tu me pètes à la
figure ?
-Essaie toujours » P. 50
-T’as bataillé combien d’années pour en arriver là, Khadra ?
-Une vie entière.
-Qu’est ce qui t’a pris de défendre une armée décriée
partout ?
«- La littérature m’a appris que la vérité ne se négocie pas. Si
je n’ai jamais mangé à ma faim, c’est parce que je ne mange
pas à tous les râteliers » P. 51 Ibid.
Ces intrusions nocturnes ne sont pas à notre avis, sans conséquences sur les
mobiles réels du romancier.
Ce texte construit à l’emporte pièce, continue ses chassés croisés avec
d’autres romans.
244
policière qui meurt tué par balle : « L’homme gisant parterre est le commissaire
LLob… Ils ont carrément vidé leurs changeurs sur lui ils ne lui ont laissé aucune
chance » pour mieux ressusciter dans La Part du mort en 2004.
L’un, obèse, se balançant dans une chaise à bascule, l’autre assis sur un
canapé en train de farfouiller dans un tas de journaux et de magazines.
Le commissaire LLob s’arrache à contre cœur a ses lectures et lève sur moi
un regard insondable.
-On passait dans les parages, Da Achour et moi. Alors on s’est
dit que ça te ferait plaisir que l’on vienne te secouer les oreilles
qui ont tendance à n’écouter que les mauvaises rengaines »Pp.
167-168 Ibid.
« Brahim LLob est le héros malheureux de mes polars. En
quelques épisodes, il a acquis des inconditionnels aussi bien en
Europe qu’au Maghreb. Son assassinat dans L’automne des
chimères, m’a valu des reproches inextinguibles ; certains
pensent que je l’ai fait tuer juste par jalousie »P. 168.
Zane est l’image de ceux qui ont triomphé pendant dix ans en Algérie : des
nains, retors dont la lutte n’était pas idéologique mais un prétexte au viol des
jeunes filles
246
Brahim LLob, quand à lui est l’image de l’homme intègre et honnête,
cherchant la vérité et n’ayant pas peur de lutter contre les hommes au pouvoir. Et
tout cela en mettant sa vie en jeu : d’où son assassinat dans « L’Automne des
chimères »et sa résurrection dans « La Part du mort ».
A travers notamment ces trois personnages. Khadra nous donne une image
grossissante et caricaturale de ce qui s’est passé en Algérie dans les années 90.
Le narrateur /créateur tente de les renier à leur tour en les disqualifiant. Ils
ne peuvent être des êtres dont il pourrait être fier. Ils sont « refoulés » et avec eux
khadra qui refuse de continuer à les faires vivre à travers son écriture. Confronté à
ses créatures, le créateur se renie lui-même.
247
III.2.2. L’écrivain et la littérature
Khadra reçoit les visites nocturnes dans « L’Imposture des Mots » de la part
des personnages référentiels, à savoir des écrivains lus et appréciés par Khadra
depuis son enfance. Des fantômes de la littérature, des grands l’interpellent.
Les écrivains sont : Kateb Yacine, Nietzsche et son personnage Zarathoustra,
Nazim Hikmet, Dib, Malek Haddad…
248
-Je ne permettrais jamais à un de mes personnage de lever la
main sur moi » P. 60.
-Vous vous disputiez à propos de quoi ?
De postérité
C'est-à-dire
Zarathoustra trouve que je lui fais de l’ombre
Ce n’est pas Nietzsche qui te fais de l’ombre, Zarathoustra c’est toi
qui es devenu l’ombre de toi-même »p. 119
249
Les fantômes de la littérature, les grands écrivains de cette littérature
l’interpellent. Ils surgissent du passé et hantent le romancier. Ils s’entretiennent
très familièrement avec Khadra. Le choix des personnes rencontrées n’est pas le
fait du hasard : Kateb est le symbole de la littérature algérienne avant et post
indépendance : il est à lui seul la littérature.
« Ma première nuit en France, Kateb Yacine est venu me voir
dans mon sommeil. Il portait un bleu de Shanghai décoloré et des
sandales en caoutchouc. Une barbiche effilochée – qu’on lui
reconnaissait pas- tempérait l’agressivité de son menton. Il
ressemblait à Ho chi Minh, sauf que cette fois ci il
s’enfichait ».pp. 38-39
250
Kateb et Dib évoquent avec Khadra le problème de l’exil et le problème de la
reconnaissance.
Nazim Hikmet aussi, est censé avoir rendu visite à Khadra, il aura avec lui
une longue discussion.
Qu’est ce qui te rend si sûr de toi, Nuage de fumée ?
-Je suis Nazim Hikmet, je connais les geôles et le cœur des
humains mieux que mes poches.
Ce qui importe est de donner un sens à son martyre. N’oublie
pas que tu es un écrivain
Et c’est quoi, au juste, un écrivain ?
Il hoche tristement le menton.
-je sais qu’aujourd’hui mes poèmes ne pèsent pas lourd devant
une histoire de cul… »p. 91
251
Pourquoi khadra a-t-il choisi ces écrivains dans sa quête de vérité et pas
d’autres ?
Tous ces écrivains, vont surgir à travers son soliloque sauf Edouard Glissant
qui est lui bien réel. Ils ont le même mobile : la lutte pour la liberté,
l’indépendance à partir de l’exil et surtout la reconnaissance.
Khadra, narrateur, convoque ces écrivains : d’abord Nietzche, peut être pour
montrer que les personnages créés par les auteurs prennent leur indépendance et
vivent en dehors de celui qui les créés. Ils deviennent des symboles. Ensuite les
grands noms de la littérature algérienne le poussent à aller retrouver sa véritable
identité.
252
III.2.3. L’écrivain et les medias
253
Betty attend que je range mon stylo pour m’annoncer que
Bernard pivot m’invite sur son plateau. P. 44 Ibid.
Rappelons qu’en 1995 la direction de Julliard est confiée à
Bernard Barrault et à
Betty Mialet qui croient eux farouchement à la création
littéraire et sont spécialiste dans la jeune littérature française
contemporaine et offrent une opportunité à khadra.
Mais avant « Bouillon de culture », vous avez rendez- vous avec
jean Luc Douin pour le Monde. La rencontre aura lieu ici même
demain à 15h30 » P. 44 Ibid.
J’avais un léger avantage sur Jean –Luc Douin. Je savais à quoi
il ressemblait depuis son apparition sur le plateau de « Bouillon
de culture »qu’avait rediffusé TV5.
Votre livre est jouissif, me confie t’il en récupérant l’ensemble
de son sourie.
Jean Luc n’attend rien d’autre que mon récit. Immédiatement, il
actionne le magnéto.
L’entretien démarre sur les chapeaux des roues.
En désamorçant ses bobines, jean Luc Semble soulagé :
l’écrivain qui la défendu sans le connaitre parait fiable » P. 45
Ibid.
254
et des doutes sur sa participation aux massacres dont on accuse l’armée. On veut
diaboliser le militaire.
Il continue
« Un journaliste me demande pourquoi avoir intitule mon livre
« L’écrivain » je lui réponds que c’est ainsi que l’on me
surnommait, enfant et dans l’armée. Cela ne le satisfait pas. Il
suce du sel un instant puis, d’un ton inamical : »vous ne trouvez
255
pas prétentieux, de votre part, de vous prendre pour un
écrivain ? » P. 73.
Tout est prétexte à digression. Les talentueux articles parus dans la presse
algérienne el Watan :
« Je suis content de sérer contre moi un journaliste
exceptionnel dont j’ai adoré les chroniques dans El Watan » P.
88.
Le texte de Khadra est écrit sur un mode décalé : celui de l’anodin, du « rien
de bien sérieux », de la mise en texte de propos de journalistes, d’échanges de
politesse, de banalités d’une certain vacuité qui interdit un récit serré, mené de part
en part. Mais qui dans le même temps bouleverse les définitions et les attributions,
interrogeant la place et la valeur sociologique de l’auteur.
256
Le Nouvel observateur s’interroge « Khadra un écrivain
majeur ? (P. 87) ?
Pourquoi se remet-il en question maintenant qu’il découvre un
soldat derrière le flic ? Toutes les armées de la terre ont offert,
à leur nation, des aigles et des vautours, des Himmler et des
Rommel. Pourquoi faut-il croire que celle de l’Algérie ne peut
avorter que d’ogres et de faux jetons ? » P. 88.
« Thierry Ardisson tape dans ses mains, le spectacle est terminé.
On range ses affaires et on rentre à la maison » P. 88.
Le narrateur à de l’humour et de la répartie, mais s’entête à ne
raconter une « véritable » histoire Dans le couloir : Y. B
m’avoue tu m’as planté : Aucune inquiétude « j’ai la main
verte » (p. 88)
C’est nous qui soulignons et nous laissons au lecteur le soin d’apprécier ce
genre d’humour : planter- main verte.
Khadra en veut à ses propres compatriotes, il est invité et les convives sont :
« Boualem Sensal, Salim Bachi ; Maissa Bey qui débarque de sidi Bel Abbes,
Lakhdar Belaid, journaliste et auteur d’un premier polar remarquable, Catherine
Simon du Monde, Patricia Allémonière de TF1 et une écrivaine algérienne que
mon éducation ne me permet pas de nommer ici et que j’appellerai, pour les
besoins de la cause Mme Hélas.
M. Le ministre parle de la Francophonie, de la coopération, de la relation algéro-
française… »P. 157.
« Mrs Hélas rejette mes propos… Pour elle, je suis qu’une
militaire maculée de sang qui ferait mieux, d’aller vérifier les
changeurs de sa mitraillette au lieu de rester là à rajuster
nerveusement sa cravate de péquenot. Je n’ai point rencontré
cette dame. J’ai seulement entendu dire qu’elle a très mal pris
la venue intempestive d’une certaine Yasmina Khadra… »p.
158
257
Pourquoi ne parlez-vous jamais de torture dans vos livres ?
Mais il en parle ; madame, lui signale le ministre.
Pourquoi un pseudonyme, alors ?
Je l’ai déjà expliqué.
Pourquoi un pseudonyme féminin ?
Je trouve que c’est d’une malveillance inqualifiable.
Chacun est libre de prendre le pseudonyme qu’il veut, intervient
Pierre Cardinal qui commence à voir où l’écrivaine veut en
venir. »p. 160
Déçu par la malveillance de ceux qui voulant faire revenir le militaire sur
scène n’ont tenté que de détruire khadra, l’écrivain adulé avant sa révélation,
khadra, l’écrivain, décide dans « l’imposture des mots », d’affronter dans un face
à face direct et sans équivoque Moulessehoul le militaire.
258
III.2.3. L’écrivain et le militaire
« L’Imposture des mots » est une quête narrée par khadra pour récupérer sa
véritable identité : le commandant Moulessehoul.
En effet, khadra veut se réconcilier avec lui-même, Moulessehoul. Et tout ce qui
nous est narré, c’est cette tentative de réconciliation. Cette quête est intérieure
parce qu’il s’agit d’un soliloque : monologue intérieur qui fait entendre toutes les
voix qui habitent l’auteur/narrateur.
259
Dans son combat pour récupérer sa véritable identité, khadra affronte
Moulessehoul.
« Le soldat Mohammed, depuis longtemps résigné, que l’on
croyait définitivement forgé dans un maillon de ses propres
chaines, soulevait la montagne comme soulève la poussière
sous ses sabots un étalon ébloui par l’horizon : ses bouquins
se donnent en spectacle sur les étales des libraires ! »pp. 34-
35.
260
une volute de fumée : quitter tout l’uniforme, ma carrière
d’officier, ma famille, mon pays pour un vieux rêve d’enfant »P.
34 Ibid.
261
« Tu veux être bon à quelque chose, à l’instar du malheur,
commandant Moulessehoul ?
Ramasse tés saloperies, va voir ailleurs si j’y suis, mais va. Au
nom des ancêtres, va t’en, sors de mon esprit, de mon ombre.
Ouste !... »p.123
Le narrateur tente une réconciliation entre deux logos qui s’opposent. Cela
conduit à une recomposition du « je » fragmenté : le sujet et sa différence.
Le narrateur lutte contre l’effacement du « je » militaire par le « je » écrivain
c’est une lutte contre la mutilation. Dans « L’Imposture des mots », il revient
chez lui pour redonner vie au « je » militaire tout en essayant de ne pas effacer le
« je » écrivain.
Seulement la transgression peut-elle côtoyer le respect de la réalité. Echec ou
réussite ?
Le livre se clôt sur un quai de gare : arrivée ou départ ?le train serait-il déjà
parti ?
« Je me penche sur son sac, le jette par-dessus mon épaule,
pour la première fois depuis cet automne 1964 où le portail de
l’école des cadets me confisquait au reste de la planète, je lui
tends la main.
-Viens, lui dis je, rentrons à la maison.
262
Il tergiverse, cherche dans mes yeux un point d’appui.
- Viens dons, insisté-je, les enfants nous attendent.
-Il avale convulsivement sa salive
-Tu es sûr que toi et moi ne faisons qu’un. »p. 177
263
-comment t’en voudrais-je ? Tu as dit que la vérité…Tu as
reçu, toute ta vie, des coups qui m’étaient destinés sans
protester.
Quant mon tour de te renvoyer l’ascenseur est venu, je l’ai
gardé pour moi. Je me suis conduit de façon abominable vis-à-
vis de toi.
Tu es trop sévère avec toi.
Tu parles ! Mon heure arrivée, j’ai levé la tête plus haut que
mes bras et j’ai chanté mes propres louanges. Je raflais les
micros que l’on me tendait comme s’il s’agissait d’offrandes et
j’ai été stupide de croire que je pouvais faire la fête en
solo…. »pp. 175-176
Ou le militaire
« Tu as raison de procéder ainsi, Yasmina. Mon rôle était
terminé. Ta famille littéraire te réclamait ; il me fallait céder la
place. »p. 176
265
CHAPITRE 3
Émergence du « je » créateur
266
Déni et retour du refoulé marquent, ainsi, les deux premiers temps de la
quête ontologique de Yasmina Khadra. Le troisième temps est celui de
l’émergence d’un « je », celui de l’écriture, qui n’est ni khadra ni Moulessehoul,
mais une troisième instance dont la seule réalité est de l’ordre du poétique.
124
BLANCKEMAN Bruno, 2002. Les fictions singulières, édition prétexte, p. 119.
267
III.3.1. Le déplacement
268
Dans « l’écrivain », même dans un lieu d’enfermement, le personnage
bouge. Il n’est jamais immobile. Il se déplace réellement ou mentalement (il veut
retourner chez lui). Il parvient à briser les frontières de l’enfermement en se
créant, par la lecture ou par l’écriture, des lieux de la liberté. Il sort d’el Mechouar
pour aller à l’ile d’el kolea. Là aussi, même enfermé en prison, il parvient à sortir
en se révoltant et en imposant son désir d’écriture.
« Au quatrième jour, je me retranche au fond de la forêt, du
matin à la nuit tombée. Je me surprenais à courir dans le taillis,
à me dresser au haut des talus, les mains en entonnoir autour de
la bouche pour hurler à tue- tête : oui, je suis écrivain. C’est
quoi votre problème ? Savez-vous seulement ce qu’est un
écrivain ? Je suis le roi des mages ; l’exergue est ma couronne,
la métaphore mon panache ; je fais d’un laideron une beauté,
d’une page blanche une houri. Sous ma plume, les crapauds
deviennent princes et les gueux sultans. Je suis le seul à pouvoir
inventer l’amour à partir d’une virgule. Et vous n’y pouvez
rien. »p. 198 « l’écrivain ».
L’écriture comme motif de déplacement est vécue en tant que désir. Elle est
négation d’une dure réalité.
« L’Imposture des mots » s’ouvre sur un « retour d’exil » : la scène se passe
dans un aéroport. Il se ferme sur un quai de gare. La personne est toujours en
mouvement, de pays en pays, et de ville en ville.
« Nous sommes à l’aéroport Benito-Juarez : mes enfants
s’amusent, mon bébé s’ennuie, mon épouse s’inquiète.
Paris est à dix heures de vol sans escale. »p. 11 « l’imposture
des mots »
« Bientôt nous allons survoler la cote est des Etats- Unis »p.
11ibid
« Paris !…
Nous atterrirons à Charles de Gaulle au lever du jour »p. 25
ibid.
269
« Je débarque donc en France, ma muse en bandoulière, les
yeux plus grands que le sourire »p. 37
« Le TGV fait de son mieux pour me ramener au plus vite auprès de
mes enfants. Il file à toute allure à travers la compagne de
France »p94
« Retour à paris. C’est la nuit »p. 112
« Je marche le long de la seine. Quelques bateaux ruminent leur
disgrâce, attachés aux quais comme des bêtes obscures…. »p. 112
« Nous irons à Marseille dés demain »p. 140
« Le salon du livre de paris me donne l’occasion de retourner à
paris »p. 145
270
langage comme facteur de l’intégration sociale et
individuelle »125
La facture identitaire engendré par l’exil, khadra la vit au quotidien. Aussi
s’inscrit-il dans le mouvement du déplacement, visant à reconstruire ou créer une
autre identité.
125
Http : //www.limag.refer.org/textes/cillimmigrations2/Michelle%20NOTA.htm, consulté le 26/06/2012.
126
Freud Sigmund, 1906. L’interprétation du rêve, édition Points,.
271
Seulement ce qui se passe entre ces deux dates, défie la réalité temporelle. Il
semble que nous passons de la linéarité d’un temps chronologique et irréversible à
la verticalité d’un temps psychique où surgit un autre sujet que celui du temps
historique. C’est la deuxième étape du processus de déplacement : la création
psychique. Tous les déplacements géographiques (et ils sont nombreux dans
L’Imposture des mots) du personnage-narrateur signifient une errance identitaire
d’un sujet qui se fuit lui-même, mais qui est à la recherche de celui qui rêve
d’être : le sujet de l’écriture. Ce sujet devient alors l’objet de sa quête identitaire, à
travers un espace autre, celui de la paratopie.
272
III.3.2. La paratopie
127
MAINGUENEAU, Dominique, « Quelques implications d’une démarche d’analyse du discours
littéraire. http://contextes.revues.org/93 » consulté le 27/05/2015 à 10h20.
273
Par l’introduction de cette notion de paratopie, Maingueneau cherche à
s’écarter « des sentiers de l’histoire littéraire qui nous montre un écrivain «
influencé » par « des circonstances » que son œuvre « exprimerait ».
La paratopie est un processus créateur. Elle n’est pas une situation initiale
« Il n’est de paratopie qu’élaborée à travers une activité de
création et d’énonciation »130
128
MAINGUENEAU, Dominique, ibid.
129
Ibid.
130
Ibid.
274
et-celle des rapports de l’auteur avec l’institution littéraire. Puis cette paratopie est
« créatrice » car elle est « le non lieu » et « le lieu » où s’actualise le sens
contribuant à la réalisation du texte comme œuvre littéraire. Et enfin, le troisième
axe développé par Stéphanie Décante Araya est que « le préfixe « para » suggère
qu’il faudrait « penser l’activité littéraire en terme de dissidences ». Cette
dissidence, Maingueneau en parle en termes d’écarts par rapport à un « lieu
commun » identitaire. Il écrit :
« Celui qui énonce à l’intérieur d’un discours constituant ne
peut se placer ni à l’extérieur ni à l’intérieur de la société :
il est voué à nourrir son œuvre du caractère radicalement
problématique de sa propre appartenance à cette société.
Son énonciation se constitue à travers cette impossibilité de
s’assigner une véritable « place ». Localité
paradoxale….véritable » Maingueneau131
131
Stéphanie Décante Araya, « La paratopie créatrice : une relecture depuis les Études de
genre »http://www.lecturesdugenre.fr/Lectures_du_genre_3/Introduction_files/INTRODUCTION.pdf
consulte le 27/05/2015 à 11h10.
275
Khadra sort du discours politique et idéologique pour entrer dans le discours
littéraire. Ces textes ouvrent sur le social, sur un au-delà du texte, sur un contexte,
sans prendre parti ou positon sur ce contexte.
132
Yasmina KHADRA entretien avec Merahi Youcef « qui êtes-vous Monsieur Khadra ? », Edition Sedia,
2007.
276
Khadra vit donc une situation paradoxale d’inclusion/exclusion, situation
qu’il dépasse par l’utilisation d’un terme, celui de la « résiliation » qui n’est pas
résignation dans la solitude, comme khadra l’explique lui-même, ni une
acceptation de cette situation, mais au contraire une ferme volonté de créer à
travers son discours littéraire un univers d’amis et de reconnaissance qui
peupleront « ses solitudes » :
« On ne me fera pas souffrir à mes dépens. J’ai dépassé l’âge
de grimacer quand on me singe. Que l’on me rejette, ce n’est
pas grave. Je sais que ce n’est pas moi qui en perds le plus.
Un petit milieu me claque sa porte au nez ; tout un monde
m’ouvre ses bras. J’ai des amis partout, des lecteurs sur tous
les continents. C’est vrai que je ne les vois pas, mais je sens
leur présence et elle me réconforte. J’ai la prétention de croire
que j’ai les meilleurs amis du monde et que j’aime comme
aucun prince ne sait mieux le faire que moi. »Ibid. P. 86
277
Face à l’adversité qui veut le contourner soit dans son rôle d’écrivain
trahissant le militaire, soit dans sa fonction de militaire bafouant l’écrivain,
Yasmina Khadra n’avait qu’un rêve, sortir de cette opposition :
« C’est vrai que je suis mal barré, avec cet uniforme qui se veut
ma tunique de Nessus. Certaines chapelles bien pensantes
préfèrent me tenir à distance, me disqualifiant d’office. Ceux qui
me contestent n’ont pas besoin de ruer dans les brancards pour
chahuter mon travail, il leur suffit de dire « c’est un militaire »
et l’estocade fait mouche. » Ibid. p. 21
Cette mise en place d’un espace discursif autre subvertit l’opposition entre
texte/contexte. Khadra récuse, par sa mise en scène d’un troisième autre, l’idée
même « d’articulation » de deux espaces discursifs « hétéronomes ».
Il aura alors devant lui un espace immense et incertain où il pourra ainsi
installer un discours littéraire sans pour autant être accusé de souscrire à un
discours monologique.
C’est pourquoi, d’ailleurs, après la publication de « L’Ecrivain » et
« L’Imposture des mots », Khadra, ayant réglé dans un grand tapage médiatique
son appartenance à deux sphères incompatibles, ne revient plus sur ce problème
identitaire et publie beaucoup d’ouvrages. Khadra est parvenu à se « créer un
monde parallèle », « un jardin secret », « un univers littéraire », « une petite
forteresse inaccessible ». Il a appris à « inventer (son) royaume, là où (il) était
moins qu’un sujet, à (se) restituer les horizons et les lumières qu’on (lui)
interdisait.»
« Ainsi est né mon imaginaire, tel un troisième œil pour aller au-
delà des murailles qui me retenaient captif des forteresses et
278
casernes qui furent mes geôles et mes asiles de proscrit. »Ibid.
P. 38
« Ce sont (les) absences, (les) souffrances, (les) besoins
lancinants et tellement vagues qui ont échafaudé mon
imaginaire et qui, aujourd’hui, m’assistent en chaque phrase
que je formule, en chaque expression que je propose. »Ibid. p.
38
133
MAINGUENEAU cité par Stéphanie Décante Araya, LA PARATOPIE CRÉATRICE : UNE
RELECTURE DEPUIS LES ÉTUDES DE GENRE,
http://www.lecturesdugenre.fr/Lectures_du_genre_3/Introduction_files/INTRODUCTION.pdf consulte le
27/05/2015 à 11h10.
279
Ainsi par la paratopie qui met en interaction l’espace littéraire et la société,
Khadra élabore une stratégie d’inclusion et d’exclusion qui lui permet d’asseoir
une identité discursive à partir d’une identité narrative. Conscient des difficiles
conditions d’exercice de sa fonction d’écrivain au sein de l’armée, dans un même
mouvement il résout et préserve une « impossible appartenance ». Khadra instaure
alors à travers son mouvement créateur un discours qui lui permettra de poursuivre
son ouverture littéraire qui se veut engagée.
280
III.3.3. L’identité discursive
L’Ecrivain et L’Imposture des mots sont deux récits de vie d’une seule et
même personne, Moulessehoul/Yasmina Khadra. Cependant chacun fonctionne
différemment. Et cela se manifeste par une manipulation du temps qui fonde la
dialectique de ce que Paul Ricœur appelle « mêmeté »et « ipséité » dans « Temps
et Récit »134. Dans la « mêmeté », sans nier tous les changements qui affectent une
identité au cours de sa vie, le philosophe français recherche des structures de
continuité de soi-même. A travers ces changements Ricœur tente de dégager « la
permanence de soi même ». La « mêmeté » (ou l’identité-idem) renvoie à
l’ensemble des dispositions acquises par lesquelles on reconnait une personne.
Dans L’Ecrivain, cette « mêmeté » s’exprime à travers les caractères innés puis
développés par le jeune cadet jusqu’à son bac : ceux d’un écrivain. Nous avons
étudié la récurrence de ce terme dans le roman, une récurrence qui nous a conduits
à substituer le pseudonyme « Yasmina Khadra » par « L’Ecrivain ».
134
RICŒUR Paul, 1985. Temps et récit III, édition Seuil,.
281
C’est par là qu’il désigne de façon emblématique la
mêmeté de la personne »135
C’est pourquoi, dans L’Ecrivain, le narrateur s’inscrit dans une continuité
généalogique, celle de sa tribu dont l’identité permanente est d’être une génération
de poète et d’écrivain. Aussi parle-t-il de son parcours de vie comme
l’accomplissement d’un destin.
La deuxième modalité de l’expression de soi est « l’ipséité ». Le premier jet de
l’autobiographie basé sur « la mêmeté » ne parait pas suffisant à Yasmina
Khadra dont l’intention initiale était de se focaliser sur le « quoi » de son « qui »,
de retrouver ses habitudes, ses intérêts et ses goûts pour se définir. Aussi nous
parle-t-il de ses premiers écrits poétiques et romanesques, de ses articles, de son
goût pour la lecture dans L’Ecrivain. Il procède à une identification à partir de
caractéristiques que le narrateur a mises en avant. Seulement, cette autobiographie
recèle une grande révélation pour le public ; le dévoilement de l’identité civile de
l’auteur : Yasmina Khadra est un militaire. Et face à une incompréhension de son
lecteur, khadra tente un deuxième récit de soi, L’Imposture des mots qui,
contrairement à la première autobiographie qui se déroule sous le mode du narratif,
se présente comme la mise en scène d’une parole, un soliloque. L’image de
l’ipséité, comme le souligne Ricœur, est donnée par la parole tenue, celle de
retrouver, derrière le mensonge des mots, la vérité.
« La tenue de la promesse(…) parait bien constituer un
défi au temps, un déni au changement : quand même mon
désir changerait, quand même je changerais d’opinion,
d’inclination, »je maintiendrai » »136.
135
RICŒUR Paul, 1996. Soi même comme un autre, édition Seuil/points essais, p. 114.
136
RICŒUR, Paul, ibid., p149
282
l’écrivain. L’auteur- narrateur dénie le changement en faisant resurgir le militaire.
C’est une autre facette du « quoi » qui renvoie, comme les autres au « qui ».
Seulement ces deux récits de soi fonctionnent différemment, le premier dans
la concordance et le deuxième dans la discordance.
137
Note : comme nous l’avons analysé dans la deuxième partie de notre travail)
138
RICŒUR, l’identité narrative, p. 295
283
sont-elles pas rendues plus intelligibles lorsque leur sont
appliqués des modes narratifs, les intrigues empruntées à
l’histoire ou à la fiction ? »139
139
RICŒUR Paul, L’identité narrative, p. 295,
140
HANNAH ARENDT Kristine cité dans l’article d’Attilio Bragantini, Identité personnelle et narration
chez Paul Ricœur et Hannah Arendt
http://www.losguardo.net/public/archivio/num12/articoli/2013_12_Attilio_Bragantini_Identite_personnelle
_et_narration_chez_Paul_Ricoeur_et_Hannah_Arendt.pdf consulté le 12/08/2015 à 14h
284
khadra serait donc de permettre à khadra d’accéder à son histoire et de fait à lui-
même.
Ricœur insiste sur le fait que pour se constituer soi-même, le sujet doit passer
par le langage. C’est ce qu’il appelle « l’auto désignation ». Pour Ricœur, les récits
autobiographiques peuvent être compris comme autant de tentatives et d’efforts
pour s’inscrire dans le temps. Ils sont indispensables pour atteindre le sujet aux
prises avec les problèmes de son existence. Khadra par l’intermédiaire du récit
pense l’inscription temporelle du sujet qui n’est autre que lui même.
« Pour avoir un présent (…) il faut que quelqu’un parle ; le
présent est alors signalé par la coïncidence entre un
événement et le discours qui l’énonce ; pour rejoindre le
temps, vécu à partir du temps chronique, il faut, donc
passer par le temps linguistique, référé au discours »141
141
RICŒUR Paul, 1985, op. cit., p. 197.
285
entrecroisant le style historique des biographes au style
romanesque des autobiographies imaginaires »142
C’est pourquoi Yasmina Khadra se tournant vers les générations passées
(celles de sa tribu saharienne) et également vers les générations à venir (celles qui
témoignent de l’histoire présente et véridique de l’Algérie), se considère comme
« un singulier collectif » et parle de sa vie comme destin. Cette notion de « suite
des générations » est le garant d’une continuité qui fait émerger « la permanence
de soi ». Il inscrit alors sa quête ontologique dans le temps cosmologique, dans le
temps du monde. Il inscrit sa vie et sa destinée sur la grande ligne du temps de
l’univers. Yasmina Khadra pense dans un premier temps sa vie comme une trace
dans un mouvement de continuité. Puis, à partir de cette trace qui marque la
cohérence et la concordance surgit, dans un second temps, un imaginaire pour
explorer un temps et un espace qui est lui singulièrement propre : le temps
psychique, le temps intérieur, le temps de la verticalité. Ce dernier bouleverse le
temps chronologique et historique en lui donnant de la profondeur et ainsi du sens.
Le narrateur rend compte, par le langage, d’une expérience temporelle fictive et
singulière. Ce qui apparaissait au départ comme subi dans L’Ecrivain et absurde
dans L’Imposture des mots devient nécessité dans la compréhension de
l’histoire de vie de khadra.
142
RICŒUR Paul, 1990. Soi même comme un autre, édition du Seuil, Paris, p.138.
286
L’identité narrative se conforte d’une identité discursive. Khadra ou plutôt
son identité narrative acquiert un « droit à la parole », fondant ainsi une légitimité
que les autres, apprenant la supercherie de son autonomination et son appartenance
à l’institution militaire, lui refusent. Comme la définit Patrick Charaudeau, « la
légitimité est une notion qui n’est pas exclusive du domaine politique.
D’une façon générale, elle désigne l’état ou la qualité de qui est fondé à agir
comme il agit… »143
143
CHARAUDEAU Patrick, 2004. Tiers où es-tu ? La voix cachée du Tiers. Des non-dits du discours ;
l’Harmattan, Paris ; (le site de Charaudeau)
287
devient une visée de « faire croire » parce que l’interlocuteur se trouve dans une
position de « devoir croire » »144
Dans L’Imposture des mots, un passage est mis en relief dans l’ensemble du
texte. Il s’agit de la lettre de démission du commandant Moulessehoul. Ce passage
est écrit en lettres italiques. Il se détache de l’ensemble par sa typographie. Il fait
figure de texte enchâssé, puisque sa suppression ne nuirait pas à la cohérence du
reste du texte. Cependant il semble que, dans un processus de « mise en abyme »
telle que définie par André Gide, il donne tout son sens à L’Imposture des mots.
Le livre est construit autour de cette lettre dont le scripteur est clairement nommé
« le commandant Moulessehoul ». Contrairement aux autres passages du roman, le
narrateur scripteur refuse tout dédoublement, recourant à son véritable patronyme.
Cette lettre est un veritable réquisitoire pour défendre l’armée, qui est accusée par
les medias étrangères et certains intellectuels algériens d’être à l’origine des
massacres en Algérie : « qui tue qui ? ».
144
CHARAUDEAU Patrick, ibid.
288
rassurer, je lui confiai que j’étais un primitif, que j’ignorais où
s’arrêtait la sincérité et commençait la correction. »p. 130145
Il ouvre sa lettre par une implication forte et directe qui va à l’opposé de ce terme
de « démission » :
« Je me rétracte ?... aucunement. Je n’ai pas failli à mes
déclarations, ni changé d’un iota dans mes déclarations. J’ai
régulièrement rendu hommage à l’armée à travers les
différentes interviews que j’ai accordées à la presse occidentale,
arabe et algérienne. À l’heure où la question « qui tue qui ? »
battait son plein, et au risque de compromettre ma carrière
littéraire, j’ai dédié L’Automne des chimères au soldat et au flic
de mon pays ; c’étais en avril 1998. »p.132
145
Yasmina khadra, 2002. L’imposture des mots, édition Julliard, p. 130.
289
Ces verbes sont doublés par des expressions « perlocutoires ». (Il est
nécessaire de signaler « il est certain », « je reste persuadé »)
Le scripteur se pose comme témoin véridique. Il a participé en tant que
militaire à cette guerre contre le terrorisme :
« Je reviens des maquis, des villages blessés, des villes
traumatisées ; je reviens d’un cauchemar qui m’aura
définitivement atteint dans ma chair et dans mon esprit ; je
reviens de ces nuits où des familles entières sont exterminées
en tournemain, où l’enfer du ciel tremble devant celui des
hommes, où des repères s’effacent comme des étincelles dans
l’obscurité, tant l’horreur est total et la douleur absolue…Et
que suis-je en train d’entendre ? Que le soldat miraculé que
je suis est un tueur d’enfants ! »p. 136
Et son instance énonciative a davantage de valeur par rapport à tous les autres
qui critiquent l’armée :
« Que savez- vous de la guerre, vous qui êtes si bien dans vos
tours d’ivoire, et qu’avez-vous fait pour nous qui tous les jours
enterrions nos morts et veillions au grain toutes les nuits,
convaincus que personne ne viendrait compatir à notre
douleur ? Rien… Vous n’avez absolument rien fait. »p. 136
290
s’agit d’une guerre plurielle, foncièrement politico-financière,
dont les enjeux inavoués vont continuer d’enchevêtrer toutes les
pistes susceptibles de dévoiler les tenants de l’une des plus
effroyables supercheries que le bassin méditerranéen ait
connues. La confusion qu’entretiennent des manœuvres
subversives à travers les medias et les témoignages livresques
ne fait, en réalité, que réconforter les véritables coupables
jusque-là au –dessus des soupçons. »pp. 123-133
Par ailleurs tout en installant son « être de conviction » (par son statut de
témoin et d’acteur, il est convaincant), le scripteur s’appuie sur « la captation » ou
« persuasion ». Il va faire jouer le « pathos » de celui à qui il s’adresse et remuer sa
charge émotionnelle pour ensuite le faire adhérer à son discours. Pour cela, il
utilise un lexique fort suggestif pour installer dans l’imaginaire de l’interlocuteur
des images marquantes et fortes. Il tente de susciter un séisme par l’émotion :
« Je rappellerai cependant que les victimes sont des vieillards,
des femmes, des enfants et des nourrissons, surpris dans leurs
misère la plus accablante et assassinés avec férocité absolue-
des bébés ont été embrochés, frits et brulés vifs »p. 134
291
Ses descriptions installent une vision de l’horreur qui empruntent à des
procédés métaphoriques et anaphoriques :
« Je reviens des maquis, des villages blessés, des villes
traumatisées ; je reviens d’un cauchemar qui m’aura
définitivement atteint dans ma chair et dans mon esprit ; je
reviens de ces nuits où des familles entières sont exterminées
en tournemain, où l’enfer du ciel tremble devant celui des
hommes, où des repères s’effacent comme des étincelles dans
l’obscurité, tant l’horreur est total et la douleur absolue »p.
136
292
Puis, dans la construction de son discours et le maniement des imaginaires, le
scripteur glisse vers une implication de son interlocuteur. Il passe donc du « je » au
« nous », une identité du singulier-collectif. Il possède la vérité. Aussi parle-il pour
tous : il est la voix de tous à travers sa propre voix qui dit « son chagrin » et « sa
déception ». Du coup, il établit un « pacte d’alliance »
« Nous sommes les enfants de notre pays, des guerriers malgré
eux, qui se battent à leur corps défendant. Nous ne tuons pas
nos pères, ni nos mères, ni nos propres enfants : mais nous
offrons à tout moment un morceau de notre vie pour préservez
un empan de notre terre et de notre dignité »p. 137
Ainsi, l’identité discursive que développe khadra dans ses livres est basée sur
un triple enjeu : celui de la légitimation où l’identité narrative se construit un
« droit à la parole » ; celui de la crédibilité où par sa position de témoin, elle
montre qu’elle est digne de foi ; et enfin celui de la captation où cette identité
narrative pousse l’interlocuteur à adhérer de façon absolue à ce qu’elle dit.
293
CONCLUSION GENERALE
294
Tout est permis en littérature, le lecteur évolue dans un univers de mots, un
univers de papier où les propos n’engagent que le narrateur.
A travers nos deux premières parties, nous avons tenté de démonter que
khadra joue avec les genres établis : l’analyse de notre corpus nous a montré la
manipulation des genres réclamée par Yasmina khadra au nom de la liberté
créatrice.
296
« La notion de récit indécidable, désigne alors un texte aux
degré de fonctionnalité différenciés, qui subvertit les
catégories littéraires établies en supprimant leur
protocole »146
Le rapport de ces deux personnages fonctionne de telle sorte que tout est dans
« l’indécidable » : appel et rejet ; conflit et entente ; guerre et paix, unité et
discorde.
En effet, Khadra joue avec l’autobiographie qui a connu durant le 20eme
siècle plusieurs crises à cause, comme le souligne Blanckeman, de la théorie de
l’inconscient de Freud, de la théorie de l’aliénation dans le matérialisme didactique
et enfin de la théorie de la structure.
Néanmoins khadra, au-delà de cette crise, tente l’aventure du surgissement du
« je », un « je » qui se situe à la croisée de plusieurs « je ».
Il fait alors de la scène romanesque le lieu privilégié où il représente sa vie et
exhibe sa personnalité « indécidable ». Par l’écriture, il essaie de capter le
miroitement de son être. Il est à la recherche d’une parole spécifique qui joue
entre un « moi existentiel », (celui de Moulessehoul) conforté par des événements
vécus et un « je écrivain » (khadra) qui fonctionne essentiellement dans la
rhétorique littéraire. Il tente de se créer une identité subjective où deux logos se
confrontent. Au sein de ce conflit et dans le creux entre ces deux logos, l’écriture
prend tout son sens et la narration s’installe. Elle crée la scène du « sujet » à qui
elle propose des moyens de reconstruction. L’énonciation des faits vécus dans un
146
BLANCKEMAN Bruno, 2000, Les récits indécidables, édition Perspectifs Septentrions.
297
ordre chronologique dans « L’Ecrivain » est remplacée par « la
fable », « L’Imposture des mots » qui par une approche « biaisée » tente de
piéger le sujet en le diversifiant avec d’autres mois et en créant la zone du « non-
moi ».
Puis dans le second acte, khadra est renversé par Moulessehoul qui le
destitue et en fait une énigme vivante.
298
l’émergence d’un « je », celui de l’écriture, qui n’est ni khadra ni Moulessehoul,
mais une troisième instance dont la seule réalité est de l’ordre du poétique.
Derrière l’écriture faussement linéaire de « L’Ecrivain » et derrière celle
fragmentée et cassée de « L’Imposture des mots », derrière ces deux « récits
imposteurs », se profile la quête ontologique de Khadra. Apres le déni
autobiographique qui a tenté de ne faire vivre que Khadra/écrivain et cela par la
figure du masque représentée par l’utilisation du « pseudonyme »et après le retour
du refoulé où Moulessehoul revient dans la violence, Khadra, par la figure du
déplacement, parvient à créer un troisième espace, celui de la paratopie où il fait
surgir une identité discursive.
299
« Principales caractéristiques de l’écriture postmoderne : plusieurs thèmes
importants caractérisent les œuvres postmodernes : l’errance, la quête identitaire,
la recherche de l’équilibre intérieur et interpersonnel, la confusion entre le réel et
le virtuel, le temps… » 147
Les enjeux de l’écriture ont changé, les textes ne souscrivent plus à un genre.
Plusieurs écritures se mêlent, se coupent et se recoupent.
Des effets de style réalisme, prose poétique, essai, monologue prolifèrent et
donnent naissance à des textes atypiques des textes indécidables.
Le cas Yasmina khadra au parcours singulier par la prolifération de sa
production romanesque, par sa variété, tant sur le plan thématique que sur le plan
de l’écriture, par la disparité de ses écrits pose le problème du genre et de la
création romanesque, comme ses prédécesseurs et non des moindres : Gide, Proust,
Kafka…., il met en avant la difficulté d’écrire, et celle de réfléchir à ce qu’on écrit.
147
http//e-toile.org/théorie-aide-création-introduction consulté le 20 juin 2015à13h30.
300
BIBLIOGRAPHIE
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− Le privilège du phénix, 1989, éditions ENAL
Sous son nom de plume (pseudonyme) Yasmina khadra :
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− L’attentat, 2005, édition Julliard.
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307
TABLE DES MATIERES
Introduction 6
Conclusion 131
308
Deuxième partie : Le récit imposteur 132
309
Troisième partie : Du récit indécidable à la quête ontologique 201
Bibliographie 295
310
311