Éloges de La Fluidité: Hegel, Bergson Et La Parole
Éloges de La Fluidité: Hegel, Bergson Et La Parole
Éloges de La Fluidité: Hegel, Bergson Et La Parole
Bernard Mabille
Dans Les Études philosophiques 2001/4 (n° 59), pages 499 à 516
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0014-2166
ISBN 9782130517252
DOI 10.3917/leph.014.0499
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tion, en passant, à un moment où Bergson accuse les « systèmes » de n’offrir
qu’une synthèse « purement verbale ». En cherchant à ramener la richesse du
réel « à une idée » et les idées à une « idée d’idées », le philosophe immobilise
la fluidité de la vie. En l’épinglant sous un mot-principe, il la tue. « Là est le
vice initial des systèmes philosophiques. Ils croient nous renseigner sur
l’absolu en lui donnant un nom » (1291)1. Bergson cite cinq exemples : la
Substance chez Spinoza, le Moi chez Fichte, l’Absolu chez Schelling, l’Idée
chez Hegel, et la Volonté chez Schopenhauer (1290). Le choix de ces exem-
ples étonne d’abord le lecteur puisque, dans chaque cas, chez chaque philo-
sophe, le mot-principe désigne quelque chose de vivant. Selon Spinoza la
puissance (que les Pensées métaphysiques identifient à la vie)2 est l’essence même
de Dieu (substance unique) présente, à différents degrés, en toutes choses.
Chez Fichte, le moi n’est pas res cogitans, substance inerte ; il est vie. La Wis-
senschaftslehre n’est pas une synthèse verbale ou conceptuelle qui vient recou-
vrir la vie mais la démarche qui doit nous y reconduire3. Même à l’époque de
1. Nous indiquons entre parenthèses la pagination des Œuvres de Bergson dans l’ « Édi-
tion du centenaire », Paris, PUF, 1959.
2. Pensées métaphysiques, II, 6 : « Nous entendons donc par “vie” la force par laquelle les
choses persévèrent dans leur être et, comme cette force est distincte des choses elles-mêmes,
nous dirons à juste titre que les choses elles-mêmes ont la vie. Mais la force par laquelle Dieu
persévère dans son être n’est rien d’autre que son essence ; ceux-là parlent donc très bien, qui
appellent Dieu “la vie”. »
3. « Ganz anders verhält es sich mit der Wissenschaftslehre. Dasjenige, was sie zum
Gegenstande ihres Denkens macht, ist nicht ein todter Begriff, der sich gegen ihre Untersu-
chung nur leidend verhalte, und aus welchem sie erst durch ihr Denken etwas mache, son-
dern es ist ein Lebendiges und Thätiges, das aus sich selbst und durch sich selbst Erkennt-
nisse erzeugt, und welchem der Philosoph bloss zusieht. Sein Geschäft in der Sache ist nichts
weiter, als dass er jenes Lebendige in zweckmässige Thätigkeit versetze, dies Thätigkeit des-
selben zusehe, sie auffasse, und als Eins begreife » (Fichtes Werke, herausgegeben von Imma-
nuel Hermann Fichte, Berlin, Walter de Gruyter & Co., 1971, Bd. I, 454). Voir J.-C. God-
dard, La philoophie fichtéenne de la vie, Paris, Vrin, 1999.
Les Études philosophiques, no 4/2001
500 Bernard Mabille
1. F. W. J. Schelling, Sämtliche Werke, hrsg. von Karl Friedrich August Schelling, Stutt-
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gart/Augsburg, J. G. Cotta, 1856-1861. Voir Bd IV, 258-259 : le dialogue Bruno montre com-
ment chaque chose peut prendre une vie particulière (ein eigenes Leben nehmen) dans l’unité ori-
ginairement indifférenciée de l’Absolu et parle des « Idées » comme de l’instance où le fini
s’anime (belebt). Voir aussi Bd VI, 187 : les Leçons de Würzburg (1804) distinguent la vie du par-
ticulier « dans l’Absolu » (Leben im Absoluten) et sa vie « en lui-même » (Leben in sich selbst) mais
précisent que « séparée de la vie en Dieu (getrennt von dem Leben in Gott) », cette vie n’est qu’une
apparence de vie ou une vie illusoire (ein bloßes Scheinleben ist).
2. « Et comme ce que la volonté veut, c’est toujours la vie, c’est-à-dire la pure manifesta-
tion de cette volonté, dans les conditions convenables pour être représentée, ainsi c’est faire
un pléonasme que de dire “la volonté de vivre” et non pas simplement “la volonté”, car c’est
tout un (und da was der Wille will immer das Leben ist, eben weil dasselbe nichts weiter, als
die Darstellung jenes Wollens für die Vorstellung ist ; so ist es einerlei und nur ein Pleonas-
mus, wenn wir statt schlechthin zu sagen, “der Wille”, sagen “der Wille zum Leben”) » (Le
monde comme volonté et comme représentation, trad. Burdeau revue et corrigée par Richard Roos,
Paris, PUF, 11e éd., février 1984, p. 350).
3. Cours III. Cours d’histoire de la philosophie moderne. Théories de l’âme, éd. Hude, Paris, PUF,
coll. « Épiméthée », 1995, p. 51.
4. Le concept bergsonien de panthéisme est très large. Les premières pages de la
seconde partie de l’Introduction de La pensée et le mouvant en donnent une approche précieuse
dans la mesure où elle définit le panthéisme à partir du même processus langagier et des
mêmes exemples que ceux de la page 1290 dont nous sommes partis. Lisons le cœur de ce
texte : « Nombreux sont les philosophes qui ont senti l’impuissance de la pensée conceptuelle
à atteindre le fond de l’esprit. Nombreux, par conséquent, ceux qui ont parlé d’une faculté
supra-intellectuelle d’intuition. Mais, comme ils ont cru que l’intelligence opérait dans le
temps, ils en ont conclu que dépasser l’intelligence consistait à sortir du temps. Ils n’ont pas
vu que le temps intellectualisé est espace, que l’intelligence travaille sur le fantôme de la
durée, mais non pas sur la durée même, que l’élimination du temps est l’acte habituel, normal,
banal, de notre entendement, que la relativité de notre connaissance de l’esprit vient précisé-
ment de là, et que dès lors, pour passer de l’intellection à la vision (nous en sommes déjà sor-
tis) ; il faut, au contraire, se replacer dans la durée et ressaisir la réalité dans la mobilité qui en
est l’essence. Une intuition qui prétend se transporter d’un bond dans l’éternel s’en tient à
l’intellectuel. Aux concepts que fournit l’intelligence elle substitue simplement un concept
unique qui les résume tous et qui est par conséquent toujours le même, de quelque nom
qu’on l’appelle : la Substance, le Moi, l’Idée, la Volonté. La philosophie ainsi entendue, néces-
sairement panthéistique, n’aura pas de peine à expliquer déductivement toutes choses, puis-
qu’elle se sera donné par avance, dans un principe qui est le concept des concepts, tout le réel
et tout le possible. Mais cette explication sera vague et hypothétique, cette unité sera artifi-
cielle, et cette philosophie s’appliquerait aussi bien à un monde tout différent du nôtre. Com-
bien plus instructive serait une métaphysique vraiment intuitive, qui suivrait les ondulations
du réel » (1271-1272).
Éloges de la fluidité : Hegel, Bergson et la parole 501
tème, Dieu n’est pas, il devient, il est comme l’univers avec lequel il se
confond, en voie de formation. C’est ainsi que Hegel fait jaillir tout ce qui
est ou paraît être de la contradiction primordiale et purement abstraite entre
l’être et le non-être. » Hegel philosophe du devenir ! Soit, mais sur une accu-
mulation de malentendus : un devenir, mais seulement en idée (rien à voir
avec la durée concrète), une expression du devenir, mais sous la forme d’une
théogonie verbale suspendue à une opposition primordiale abstraite entre
un mot trop large (l’être) et un pseudo-concept (le non-être). Mais qu’est-ce
qui, au plus profond, condamne Hegel ? Ici comme dans le passage de La
pensée et le mouvant que nous lisions à l’instant, c’est l’idolâtrie du langage, c’est
le mot qui n’est pas l’icône qui ouvre vers le réel, mais l’obstacle qui
empêche la pensée de devenir intuition et l’enferme dans un réseau
d’abstractions1.
Tout semble en place pour montrer en Hegel et Bergson les deux
membres d’une antinomie parfaite : concept contre intuition, réalité réduite
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à la pensée contre durée concrète, raideur de la construction systématique
contre souplesse de l’expérience vivante, domination du concept contre
respect de l’ineffable. Revenons pourtant à notre extrait de La pensée et le
mouvant. Y a-t-il condamnation du langage ? Lorsqu’il considère ces mots
de Substance, de Moi, d’Absolu, d’Idée ou de Volonté, Bergson ne les
rejette pas comme tels, il ne condamne pas non plus le langage ou le
discours de façon globale2. Il dénonce un processus de dégénérescence
qu’il explique ainsi : « Le mot [les cinq mots-principes qu’il vient de citer]
aura beau se présenter avec sa signification bien définie : il la perdra, il se
videra de toute signification dès qu’on l’appliquera à la totalité des
choses » (1290-1291). S’agit-il de se préserver des mots ou de les préserver
d’un usage qui leur fait perdre sens et valeur ? Quel crédit peut-on donner à
la thèse scolaire d’une antinomie Hegel/Bergson sur la question du
langage ?
Ma perspective ne sera pas historique. Je ne tenterai pas de redresser
l’image inexacte que nous avons vu Bergson donner de Hegel3. Je voudrais
repartir de la thèse de l’antinomie pour la relativiser peu à peu au contact des
textes et pour essayer de redécouvrir, sous l’opposition réputée, quelques
« lignes fondamentales » ou quelques traits essentiels concernant les rap-
ports entre pensée, langage et philosophie.
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fonction la plus commune, que son aspect banal, [et qui] s’insinue entre elle
et nous » (460). Le langage naît donc porté par les exigences de l’action.
Agir, c’est simplifier. Le nom nous permet non point d’appréhender les cho-
ses dans leur singularité mais de les rendre communes, manipulables comme
des genres.
Mais en offrant un espace à la médiation et à l’action, le mot se fait aussi
obstacle. Manipuler le réel par les noms c’est rompre le contact avec les cho-
ses mêmes. En disculpant les noms propres1 de cette faute, Bergson semble
retrouver la traditionnelle opposition entre la particularité concrète des cho-
ses et l’universalité abstraite des noms. De la prise de conscience de cette
opposition peut naître une tentation du silence ou, pour le moins, un res-
pect de l’ineffable. Le langage nous dépossède de cela même qu’il devrait
exprimer : non seulement des choses mais de nous-mêmes. À cause de ces
mots-étiquettes, « ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont
aussi nos propres états d’âme qui se dérobent à nous dans ce qu’ils ont
d’intime, de personnel, d’originalement vécu » (460). À peine exprimé, le
sentiment le plus intense se généralise et ne laisse dans le mot qu’une trace
inerte et abstraite. Pas plus que l’expression, l’introspection ne résiste à
l’épreuve du langage : « Ainsi, continue Bergson, jusque dans notre propre
individu, notre individualité nous échappe » (460).
Le rappel de cette célèbre page de Bergson suffit à nous donner le pre-
mier membre de l’antinomie qu’il est supposé constituer avec Hegel. Pour
Bergson : 1 / il y a de l’ineffable ; 2 / cet ineffable n’est pas seulement ce
que le langage ne parvient pas à dire mais ce qu’il empêche 2 de dire ; 3 / le lan-
1. « Car les mots (à l’exception des noms propres) désignent des genres » (460).
2. « Bref, le mot aux contours bien arrêtés, le mot brutal, qui emmagasine ce qu’il y a de
stable, de commun et par conséquent d’impersonnel dans les impressions de l’humanité,
écrase ou tout au moins recouvre les impressions délicates et fugitives de notre conscience
individuelle » (87).
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plique lorsqu’une conscience plus cultivée2 cherche à ériger cette figure en
modèle ou à revenir à un rapport aux choses qu’elle représente comme une
vérité perdue, un âge d’or de notre relation au monde. Désir d’une cons-
cience philosophante qui a longtemps séjourné dans l’universalité du dis-
cours et qui cherche à retrouver la fraîcheur de la particularité. Désir d’un
contact qui précède toute généralisation discursive. Hegel décrit ainsi cette
aspiration : « Le contenu concret de la certitude sensible la fait apparaître
immédiatement comme la connaissance la plus riche voire comme une
connaissance d’une richesse infinie. »3 Et il conclut : « Elle apparaît en outre
comme la plus vraie ; car elle n’a encore rien écarté de l’objet mais l’[a]
devant soi dans toute sa plénitude. »4
1. « Ainsi, qu’il soit peinture, sculpture, poésie ou musique, l’art n’a d’autre objet que
d’écarter les symboles pratiquement utiles [souligné par nous], les généralités conventionnellement
et socialement acceptées, enfin tout ce qui nous masque la réalité, pour nous mettre face à
face avec la réalité même » (462).
Ponge, « Des raisons d’écrire », in Proêmes, Paris, Gallimard, 1948 : « N’en déplaise aux
paroles elles-mêmes, étant donné les habitudes que dans tant de bouches infectes elles ont
contractées, il faut un certain courage pour se décider non seulement à écrire mais même à
parler. [...] Une seule issue : parler contre les paroles » (« Poésie », Gallimard, 1975, p. 163).
2. Rappelons que le processus phénoménologique admet au moins trois niveaux : 1 /
celui de la « conscience naturelle » (celle qui coïncide avec les figures du parcours phénomé-
nologique ; ici, la Certitude sensible) ; 2 / celui de la « conscience réfléchissante » qui se diffé-
rencie ou se distancie des figures pour les ériger en positions philosophiques ; ici, une philo-
sophie de l’union ineffable aux choses particulières ; 3 / celui du philosophe (le für uns qui
revient souvent sous la plume de Hegel) qui sait voir en chaque figure un moment de la tota-
lité du processus phénoménologique et sait dénoncer la conscience philosophante du
deuxième niveau qui prend un moment pour le tout.
3. Der konkrete Inhalt der sinnlichen Gewißheit läßt sie unmittelbar als die reichste
Erkenntnis, ja als eine Erkenntnis von unendlichem Reichtum ercheinen (Phänomenologie des
Geistes, Neu herausgegeben von Wessels und Clairmont, Hamburg, Felix Meiner Verlag,
1988 ; abréviation PHG, 69).
4. Sie [diese Erkenntnis] erscheint außerdem als die wahrhafteste ; denn sie hat von dem
Gegenstande noch nichts weggelassen, sondern ihn in seiner ganzen Vollständigkeit vor sich
[hat] (PHG, 69).
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gente, celle dont il faut se détourner. Dès lors, au lieu d’une opposition entre
une expérience du réel riche mais silencieuse et une activité discursive effi-
cace mais incapable d’exprimer son objet, Hegel semble passer à une autre
opposition. Opposition entre une misologie qui déguise sa paresse à travail-
ler le concept en éloge de l’ineffable et une pensée qui sait que le sens du
sensible ne peut être atteint que par la médiation du langage. Plus profondé-
ment, c’est l’idée même d’un choix entre philosophie de l’ineffable et philo-
sophie conceptuelle que Hegel détruit puisqu’il montre que, dans sa plus
pauvre manifestation, c’est-à-dire lorsqu’elle dit « c’est », « ici », « mainte-
nant », etc., la Certitude sensible est déjà dans l’universalité du langage.
L’objet de la Certitude sensible ne livre pas la particularité et la particularité
la plus riche mais livre l’universalité et l’universalité la plus pauvre.
Si nous sommes toujours déjà dans l’universalité conceptuelle, alors le
choix n’est plus entre parler ou se taire, mais entre, d’une part, se limiter au
bredouillement des « ici » et des « il y a » ou aux éloges bavards du silence et,
d’autre part, s’imposer la rude et fructueuse discipline du discours. De là les
passages célèbres de l’addition du § 462 de l’Encyclopédie qui nous prévien-
nent que l’ineffable n’est qu’une pensée à l’état de fermentation et que pen-
ser ce qui est, c’est penser dans des mots. La pensée n’a de consistance que
dans les mots. La réalité n’a de sens que portée dans le langage. La pensée ne
préexiste pas aux mots mais trouve son existence (son être-là) en eux.
Lorsque les mots manquent, ce n’est pas l’impuissance du langage mais celle
de nos pensées qui est dévoilée : « Il est cependant ridicule de considérer le
fait, pour la pensée, d’être liée au mot, comme un défaut de la première et
comme une malchance ; car, bien que l’on soit d’avis ordinairement que
l’ineffable est précisément ce qui est le plus excellent, cette opinion nourrie
par la vanité n’a pourtant pas le moindre fondement, puisque l’ineffable est,
1. Diese Gewißheit aber gibt in der Tat sich selbst für die abstrakteste und ärmste
Wahrheit aus (PHG, 69).
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peut vouloir les accentuer, ne peut-on pas nuancer les contours de
l’opposition pour découvrir ce que Bergson appellerait des « lignes de fait »2
et Hegel des « lignes fondamentales »3, c’est-à-dire des déterminations pro-
fondes qui, sous le foisonnement des différences particulières, guident la
réflexion philosophique ?
Par souci de concision, je ne tenterai de dégager que trois invariants plus
profonds que l’alternative superficielle que je viens de reconstituer : 1 /
l’alliance entre langage et médiation ; 2 / la défiance envers un langage abs-
trait (d’intelligence ou d’entendement – que je propose d’appeler « diano-
étique ») et 3 / la recherche de l’authentique discours philosophique comme
déploiement vivant du sens.
1. « Es ist aber lächerlich, das Gebundensein des Gedankens an das Wort für einen
Mangel des ersteren und für ein Unglück anzusehen ; denn obgleich man gewöhnlich meint,
das Unaussprechliche sei gerade das Vortrefflichste, so hat diese von der Eitelkeit gehegte
Meinung doch gar keinen Grund, da das Unaussprechliche in Wahrheit nur etwas Trübes,
Gärendes ist, das erst, wenn es zu Worte zu kommen vermag, Klarheit gewinnt. Das Wort
gibt demnach den Gedanken ihr würdigstes und wahrhaftes Dasein. Allerdings kann man
sich auch, ohne die Sache zu erfassen, mit Worten herumschlagen. Dies ist aber nicht die
Schuld des Wortes, sondern die eines mangelhaften, unbestimmten, gehaltlosen Denkens »
(Werke in zwanzig Bänden, Theorie Werkausgabe, Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 1971-
1979, Band 10, p. 280, abréviation W1O, 280).
2. Voir la conférence du 29 mai 1911, « La conscience et la vie », reprise au début de
L’énergie spirituelle (817).
3. Voir l’explication du titre Grundlinien der Philosophie des Rechts que donne J.-L. Vieillard-
Baron dans la présentation de sa traduction des Principes de la philosophie du droit, GF , 1999, p. 14.
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dans le sujet qui ne s’est pas encore séparé de l’objet »1. À cette pensée immé-
diate qui est coïncidence, non-différenciation du sujet et de l’objet, s’oppose
une pensée médiate ou si l’on peut dire distante de son objet. Chez Bergson, il
s’agit bien sûr de l’intelligence. Chez Hegel, c’est l’entendement (Verstand). Le
terme Intelligenz est, dans la philosophie spéculative, réservé à ce qui dépasse le
simple entendement. L’Intelligenz est un moment de l’esprit, l’entendement
relève plutôt de la conscience. L’homologue de l’intelligence bergsonienne est
donc l’entendement hégélien : celui qui sépare, qui tranche, qui découpe son
objet, qui le met à plat dans l’espace. C’est ce que j’appellerai, en me référant au
texte fondateur non seulement de toute philosophie de l’esprit mais de toute la
rationalité occidentale, la dimension dianoétique de la pensée2.
Hegel et Bergson vont donc (au moins dans un premier temps) relier
langage et pensée médiate et dianoétique. Nous l’avons vu à la page 460 de
Le rire, nous l’avons constaté dans l’addition du § 462 de l’Encyclopédie. Si,
comme nous venons de le lire dans la définition bergsonienne de l’intuition
de La pensée et le mouvant, celle-ci est sympathie et coïncidence avec
l’inexprimable, alors l’exprimable nécessite une différenciation. Il y a donc,
en apparence, incompatibilité essentielle entre intuition et expression. Un
autre passage du même ouvrage le confirme à partir de l’opposition relatif/
absolu : « Description, histoire et analyse me laissent ici [lorsque je cherche à
1. Das Gefühl ist die einfache, jedoch bestimmte Affektion des einzelnen Subjekts, in
welchem noch kein Unterschied desselben und des Inhalts gesetzt ist, oder eine als im Sub-
jekt, das sich noch nicht abgeschieden [hat] vom Objekt, gesetzte Bestimmung (W4, 43).
2. Il s’agit évidemment du célèbre texte de la République VI dit de « la ligne » (509 d
et sq.). On sait que la division supérieure de la ligne désigne l’CpistPmh et que cette section se
divise encore en di0noia et en nphsiV. Nous ne suivons pas les interprètes qui relient langage
et di0noia et qui font de la nphsiV une contemplation silencieuse. En fait les deux domaines
ont part au discours. La nphsiV s’élève à l’anhypothétique dans la dialectique. Au lieu de
dépasser le lpgoV, elle devient pleinement lpgoV (511 b-c). Nous verrons comment Hegel et
Bergson (quoique de façons différentes) commencent par relier le langage à la pensée diano-
étique, puis la relativisent pour enfin rechercher un langage adéquat à la forme la plus
accomplie de la pensée qui est intuitive chez Bergson et intellective chez Hegel.
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médiation et se développe dans une pensée dianoétique. C’est sa faiblesse
(par rapport à la coïncidence intuitive) dit Bergson. C’est sa force (par rap-
port à la confusion qu’entraîne la pensée immédiate) dit Hegel.
Mais faut-il s’en tenir là ? N’est-ce pas troquer une opposition simpliste
pour une autre ? Il est injuste de prétendre que Bergson s’établit dans
l’immédiateté alors que Hegel choisit la médiation. Pourquoi ? Deux remar-
ques. Notons d’abord que Bergon ne condamne pas toute médiation. Com-
ment pourrait-on le prétendre d’un philosophe de la durée ? Le vrai clivage,
chez Bergson, ne nous semble pas résider entre l’immédiat et le médiat mais
entre le continu et le discontinu. Plus précisément, il y a chez Bergson une
bonne et une mauvaise médiation. La médiation artificielle et spatialisante
de la juxtaposition (l’atomisme mental de ceux qui en restent au moi superfi-
ciel) et la médiation profonde et continue de la durée (celle du moi pro-
fond). La pensée immédiate est justement celle qui coïncide avec cette
médiation continue. Notons ensuite que, de son côté, Hegel ne porte pas
une confiance aveugle dans le mot. Il met souvent en garde contre ceux qui
s’imaginent connaître quelque chose en se contentant de le nommer2. De
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vant affirme : « Notre intelligence, quand elle suit sa pente naturelle, procède
par perceptions solides, d’un côté, et par conceptions stables, de l’autre. Elle
part de l’immobile et ne conçoit et n’exprime le mouvement qu’en fonction
de l’immobile. Elle s’installe dans des concepts tout faits, et s’efforce d’y
prendre, comme dans un filet, quelque chose de la réalité qui passe » (1420).
Dans les deux cas, le ton est péjoratif et le thème de la fixité caractérise la
pensée dianoétique.
Mais l’homologie est plus forte encore lorsqu’on perçoit, dans une
œuvre comme dans l’autre, la reconnaissance d’une vertu déterminante de
l’intelligence ou de l’entendement – vertu qui est comme l’envers de la fixité.
La fixité permet la fermeté. Cela est largement reconnu par les lecteurs de
Hegel et peut-être plus négligé chez Bergson par ceux qui se contentent de
faire de l’intelligence le repoussoir de l’intuition. L’addition du § 80 de
l’Encyclopédie le précise : « Comme dans le domaine théorique, dans le
domaine pratique, on ne peut se priver de l’entendement » (Wie im Theore-
tischen, so ist auch im Praktischen der Verstand nicht zu entbehren). Quel-
ques lignes plus haut, Hegel résumait cette vertu : « On ne parvient sans
entendement à aucune fermeté et déterminité » (es kommt ohne Verstand
zu keiner Festigkeit und Bestimmtheit, W8, 169). Pas d’activité théorique
sans définition, sans délimitation – vertu du p@raV contre l’5peiron. Pas
d’efficacité pratique sans capacité à se fixer des buts et à choisir des moyens.
Pas d’homme de caractère qui ne sache se borner (sich beschränken)2.
Chez Bergson, la reconnaissance des vertus de l’intelligence se fait par
degrés. 1 / Au plus bas degré, le langage de l’intelligence est reconnu
1. Das Denken als Verstand bleibt bei der festen Bestimmtheit und der Unterschieden-
heit derselben gegen andere stehen ; ein solches beschränktes Abstraktes gilt ihm als für sich
bestehend und seiend.
2. Sur la force déterminante de l’entendement voir W3, 36 : « Die Tätigkeit des Schei-
dens ist die Kraft und Arbeit des Verstandes, der verwundersamsten und größten oder viel-
mehr absoluten Macht. » Sur la vertu pratique de l’autolimitation voir W4, 263.
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l’intelligence aurait été rivée aux objets matériels qu’elle avait intérêt à
considérer [...] Le langage a beaucoup fait pour la libérer. Le mot fait pour
aller d’une chose à une autre est, en effet, essentiellement déplaçable et
libre » (630).
Mais à quel langage cette libération mène-t-elle ? S’agit-il toujours d’un
langage dianoétique ? Il y a chez Hegel comme chez Bergson une claire
conscience du fait que pensée et langage ont un sort commun, que ce sort
peut être néfaste ou bénéfique et que la tâche du philosophe consiste préci-
sément à dépasser le discours d’entendement pour inventer une parole par
laquelle le philosophe puisse « penser la vie » où « sentir en palpiter l’âme »2.
Voyons comment.
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comme un instrument. Mais en même temps, et parce qu’il a comme nous
venons de le voir une vertu libératrice pour l’intelligence, on peut dire que
l’intelligence trouve en lui sinon son existence du moins son existence
accomplie (sans le langage elle aurait été rivée aux objets matériels). Je pro-
pose donc, là encore, de distinguer chez Bergson plusieurs phases. D’abord
celle où le langage n’est qu’un élément dans la palette des outils de l’homo
faber. Ensuite, celle où l’intelligence se sert du mot-instrument pour se libé-
rer au sein même du monde de l’action. Enfin, celle où elle a tellement assi-
milé son instrument qu’il est devenu un organe c’est-à-dire une part vivante
et non séparable d’elle-même. Mais, parvenue à ce point l’intelligence, est-
elle encore simplement intelligence ? Elle devient intuition. Cette hypothèse
d’une évolution de la relation intelligence/langage s’appuie sur un texte de
L’évolution créatrice dont nous avons déjà lu la thèse finale c’est-à-dire la valeur
libératrice du langage pour l’intelligence. Bergson y explique comment
s’effectue une telle libération et ce qu’elle suppose concernant la relation
entre pensée et langage. Il ne propose certes pas une sorte de phénoméno-
logie de l’esprit mais reconnaît bien une évolution de l’intelligence. Évolu-
tion qui doit nous obliger à corriger les présentations scolaires de Bergson
qui opposent brutalement les deux registres de l’intelligence et de
l’intuition1. Le texte emprunte le langage aristotélicien de la puissance et de
l’acte : « Une intelligence qui réfléchit est une intelligence qui avait, en
dehors de l’effort pratiquement utile, un surplus de force à dépenser. C’est
une conscience qui s’est déjà, virtuellement 2, reconquise elle-même » (629).
Bergson décrit ici un processus d’actualisation qui va d’une intelligence qui
adhère à l’action à une intelligence réflexive et donc capable de distanciation
par rapport au monde de l’action. Cette réflexion est une libération. Cette
1. Nous avons vu (note précédente) comment Bergson peut parler d’une « intelligence
vraie ».
2. Souligné par nous.
Éloges de la fluidité : Hegel, Bergson et la parole 511
libération est une reconquête. Cette reconquête est ouverture sur l’inté-
riorité, orientation vers le moi profond. Certes l’intelligence qui réfléchit
n’est pas encore intuition-en-acte mais elle l’est en puissance. Or quel est
l’acte de cette puissance ? C’est le langage : celui qui nous détache des objets
matériels où nous étions rivés. En devenant mobile, en se fluidifiant, le lan-
gage n’est plus écran, il n’est plus simple instrument. Il devient vivant. C’est
ce que Bergson appelle le passage du « signe instinctif [qui] est un signe
adhérent » au « signe intelligent [qui] est un signe mobile » (629).
2 / Cela nous conduit naturellement au second objectif commun à
Hegel et Bergson : la recherche d’une bonne médiation – éloge de la fluidité.
Nous avons déjà vu comment La pensée et le mouvant cherchait « une conti-
nuité d’écoulement » sous « les cristaux bien découpés » de l’atomisme men-
tal (1397). Nous avons vu comment l’intuition doit épouser cette fluidité et
surtout comment l’intelligence elle-même gagne en liberté et en souplesse
en passant de l’usage du « signe adhérent » à celui du « signe mobile ». Point
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n’est besoin de rappeler longuement que tout l’itinéraire que nous propose
Bergson est ouverture à la fluidité, découverte de la durée du moi profond
et, au-delà, participation à l’élan vital – loi de fluidification qui fait passer de
l’intelligence à l’intuition, de la mémoire habitude à la mémoire souvenir,
des simples prescriptions de la morale close aux intuitions inventives de la
morale ouverte, des « réactions défensives » (1086) de la religion statique à la
communion mystique de la religion dynamique.
Mais qu’en est-il chez un Hegel qui fait sans cesse l’éloge de l’wroV
(W3, 17)1, du p@raV, et prône le patient travail du concept ? Au-delà des ima-
ges qui accompagnent les appels hégéliens au sérieux de la conception, il
faut déterminer ce que signifie « concevoir ». Il ne s’agit pas de subsumer
une intuition sous une catégorie formelle mais, dit Hegel, de « rendre fluides
des pensées solidifiées ». C’est le 33e alinéa de la Préface de la Phénoménologie
de l’esprit qui le déclare avec le plus de force : « Mais il est beaucoup plus dif-
ficile de rendre fluides des pensées fixes que l’être-là sensible. »2 L’être-là
sensible n’est que ce qu’il est. Sa positivité, c’est aussi son inertie. Il
n’impose donc pas de résistance au travail du négatif c’est-à-dire à la négati-
vité spirituelle qui l’investit. Les pensées fixes, elles, ont part à cette force
déterminante de l’entendement que l’alinéa précédent appelait la « puissance
absolue » (absolute Macht). La positivité des déterminations d’entendement
résiste à la négation. Pire encore, elle communique à cette négation sa fixité
et l’on s’installe dans cette pensée du ou bien... ou bien dont la dialectique
transcendantale de Kant (en particulier dans les antinomies) offre à la fois
l’explication maîtrisée et la confirmation involontaire.
Comment fluidifier ces pensées fixes ? Hegel nous donne au moins deux
1. Il s’agit bien de l’wroV (la détermination, la borne) et non de l’uroV (une hauteur, une
montagne).
2. Es ist aber weit schwerer, die festen Gedanken in Flüssigkeit zu bringen, als das sinn-
liche Dasein (W3, 37).
512 Bernard Mabille
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minées, le moi doit non point se fuir mais se déprendre de lui-même, desser-
rer les liens qui l’attachent à une relation représentative – celle du face-à-face
d’un sujet et d’un objet (ou d’un sujet appréhendé comme objet). Il parvient
ainsi à ce que Hegel nomme « l’élément de la pure pensée » qui n’est bien sûr
pas un sentiment océanique de participation mais l’accession à cette simpli-
cité de l’esprit à partir de laquelle toutes choses apparaissent non point sépa-
rées mais en relation. Le « savoir absolu » est cette libération de la pensée à
l’égard de l’opposition sujet/objet qui permet à l’esprit non plus de rencon-
trer, de cerner et de maîtriser par concepts abstraits (par « étiquettes ») des
choses, mais d’évoluer au sein de relations dont le système n’est rien d’autre
que la présentation (Darstellung).
Mais comment distinguer un tel programme d’une expérience intérieure
où la rationalité philosophique cède la place à l’expérience mystique ? Ici
réside pour Hegel l’importance du langage, la confiance dans le lpgoV que
les Grecs nous ont légué et sans lequel il n’y a plus de philosophie. Reve-
nons à l’addition du § 462 de l’Encyclopédie. Nous y découvrons que la fluidi-
fication des pensées est liée à la fluidification du langage. Nous avons vu que
le mot apporte non seulement clarté et détermination mais même existence
(ou être-là) à la pensée. Est-ce à dire que le mot suffise à la vie du sens, à la
fluidité de la pensée ? Hegel ne pense pas. Il ne pense pas non plus, comme
le feront les héritiers de Ferdinand de Saussure, que le sens est valeur, c’est-
à-dire qu’il réside tout entier dans les relations différentielles qui constituent
le système (ou la structure) de la langue. Pour Hegel les mots et la langue ne
1. Die Gedanken werden flüssig, indem das reine Denken diese innere Unmittelbarkeit,
sich als Moment erkennt, oder indem die reine Gewissheit seiner selbst von sich abstrahiert ;
– nicht sich weglässt, auf die Seite setzt, sondern das Fixe ihres Sichselbstsetzens aufgibt,
sowohl das Fixe des reinen Konkreten, welches Ich selbst im Gegensatze gegen unterschie-
denen Inhalt ist, als das Fixe von Unterschiedenen, die im Elemente des reinen Denkens
gesetzt, an jener Unbedingtheit des Ich Anteil nehmen (W3, 37).
2. Durch diese Bewegung werden die reinen Gedanken Begriffe (W3, 37).
Éloges de la fluidité : Hegel, Bergson et la parole 513
suffisent pas à la vie du sens. Le sens n’est vivant que dans la parole c’est-à-
dire, pour rester dans un vocabulaire strictement hégélien, que lorsque « les
mots [sont] vivifiés par la pensée ». Qu’est-ce à dire ? Par lui-même le mot
peut avoir la signification que l’on trouve consignée dans le dictionnaire.
Mais cette signification est, selon Hegel, toujours menacée de mort. Une
langue morte c’est précisément celle qui ne fait que gésir dans les dictionnai-
res. La signification du langage tient, au contraire, à sa fluidité c’est-à-dire à
la double relation par laquelle la pensée se fixe dans les mots mais aussi par
laquelle les mots s’animent au souffle d’une pensée. Double mouvement,
car le triomphe d’un seul côté marque la mort du sens. En effet, vouloir se
tenir dans la pure fluidité de pensées qu’aucun mot ne fixe ( « vouloir penser
sans les mots » ) c’est le seuil de la folie. Au contraire, s’installer dans les
mots, être à ce point familier avec un discours qu’il devient une habitude1
c’est offrir une suite de propositions à travers lesquelles plus personne ne
parle et plus rien ne se dit.
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3 / Nous pouvons désormais comprendre le troisième et dernier point
d’accord vraiment fondamental entre Hegel et Bergson : la définition de la
parole philosophique comme vivante médiation qui ne construit pas artifi-
ciellement le sens mais en épouse le mouvement. Lisons La pensée et le mou-
vant : « Le philosophe ne prend pas des idées préexistantes pour les fondre
dans une synthèse supérieure ou pour les combiner avec une idée nouvelle.
Autant vaudrait croire que, pour parler, nous allons chercher des mots que
nous cousons ensuite ensemble au moyen d’une pensée. La vérité est qu’au-
dessus du mot et au-dessus de la phrase il y a quelque chose de beaucoup
plus simple qu’une phrase et même qu’un mot : le sens, qui est moins une
chose pensée qu’un mouvement de pensée, moins un mouvement qu’une
direction » (1358). Trois dimensions du langage vivant peuvent donc être
distinguées : un aspect dynamique (lorsque la fluidité se fige, le sens tend à
disparaître), un aspect structurel (le sens tient moins aux termes qu’aux rela-
tions), un aspect intentionnel (le sens dépend de la direction que l’esprit
donne au déploiement de la parole). Développons rapidement ces trois
points. 1 / Le langage n’est pas un instrument, il n’est pas non plus une
matière première inerte ou une série d’éléments combinés par l’artifice
d’une pensée. Il est le déploiement du sens. Ce déploiement du sens est
décrit par Bergson comme un processus vivant et même comparé à la crois-
sance embryonnaire. C’est ce qui fait qu’une phrase n’est pas simplement
l’addition de ses composants. 2 / Cette croissance est organique ou orga-
nisée. C’est en ce sens que la suite du texte affirme que « la même pensée se
traduit aussi bien en phrases diverses composées de mots touts différents
pourvu que ces mots aient entre eux le même rapport ». Le mouvement lui-
1. Je vertrauter ich mit der Bedeutung des Wortes werde, je mehr dieses sich also mit
meiner Innerlichkeit vereint, desto mehr kann die Gegenständlichkeit und somit die
Bestimmtheit der Bedeutung desselben verschwinden, desto mehr folglich das Gedächtnis
selber, mit dem Worte zugleich, zu etwas Geistverlassenem werden (W10, 280).
514 Bernard Mabille
même ne suffit pas à animer des mots en une parole. Le mouvement ne fait
sens qu’en dessinant une relation. Je peux, par comparaison1, chanter une
même mélodie en la transposant d’une seconde majeure c’est-à-dire d’un
ton. Il s’agira bien de la même mélodie. Malgré la modification de toutes les
notes, l’ordre de succession des tons et des demi-tons sera conservé à
l’identique. 3 / Mais si cette relation ou ce rapport est condition nécessaire
du sens, elle n’en est pas condition suffisante. Il faut, précise Bergson, que
relation (structure) et mouvement soient orientés. Cette intention, constitu-
tive et expressive du sens vivant, fait la différence entre la langue et la
parole. Bergson le dit clairement : « Tel est le processus de la parole. » Et il
ajoute immédiatement : « Et telle est aussi l’opération par laquelle se cons-
titue une philosophie. Le philosophe ne part pas d’idées préexistantes ; tout
au plus peut-on dire qu’il y arrive. Et quand il y vient, l’idée ainsi entraînée
dans le mouvement de son esprit, s’animant d’une vie nouvelle comme le
mot qui reçoit son sens de la phrase, n’est plus ce qu’elle était en dehors du
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tourbillon. » Tel est le langage de l’intuition – langage, dont la médiation
n’est pas juxtaposition d’unités partes extra partes, et intuition qui n’est pas
pensée immédiate exclusive de la médiation mais capacité de coïncider immé-
diatement avec la médiation de la durée2. Tel est le langage de l’intuition qui
modèle et rythme l’écriture si souple et si précise de Bergson. Qu’en est-il
chez Hegel ?
1 / Rien de plus facile que de constater le lien entre dynamisme et signifi-
cation. Les formules qui font du sens moins une chose pensée qu’un mouve-
ment de pensée abondent et sont souvent citées. « Le vrai [...] est le devenir
de soi-même »3, déclare le 18e alinéa de la Préface de la Phénoménologie de l’esprit.
Et, deux alinéas plus loin, Hegel précise : « Le vrai est le tout. Mais le tout est
seulement l’essence s’accomplissant à travers son développement. Il faut dire
de l’Absolu qu’il est essentiellement résultat, qu’il n’est qu’à la fin ce qu’il est
en sa vérité, et c’est précisément en cela que consiste sa nature qui est d’être
[quelque chose d’]effectif, un sujet, ou un advenir à soi-même. »4 Mais à insis-
ter trop exclusivement sur la « mobilité » du discours hégélien, on risque de le
faire sombrer dans l’indétermination et de renforcer le soupçon d’arbitraire
sous les affirmations sur « la nécessité du contenu ».
1. Cet exemple a plus une valeur « pédagogique » que démonstrative car il présuppose
une homogénéité entre notes et signes qui ne va absolument pas de soi.
2. Frédéric Worms, au début du commentaire de la conférence de Bergon d’avril 1912
(L’âme et le corps), décrit assez heureusement ce processus : « L’intuition ne désigne donc pas
seulement, chez Bergson (comme chez la plupart des philosophes) le contact direct et immé-
diat avec un objet, qu’il soit sensible ou intellectuel, qu’il s’agisse de mon corps ou de la
durée. Elle désigne surtout le développement réglé d’un tel contact, son approfondissement
progressif » (Paris, Hatier, 1992, p. 17).
3. Das Wahre [...] ist das Werden seiner selbst (W3, 23).
4. Das Wahre ist das Ganze. Das Ganze aber ist nur das durch seine Entwicklung sich
vollendende Wesen. Es ist von dem Absolut zu sagen, dass es wesentlich Resultat, dass er
erst am Ende das ist, was es in Wahrheit ist ; und hierin eben besteht seine Natur, Wirkliches,
Subjekt, oder Sichselbstwerden zu sein (W3, 24).
Éloges de la fluidité : Hegel, Bergson et la parole 515
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étique ? Dans la proposition spéculative, le sujet n’est plus le fixe support
des prédicats. Au lieu de poser le prédicat sur le sujet, le sujet perd sa fixité,
se fluidifie en passant tout entier dans le prédicat jusqu’à disparaître en lui.
Dire « Dieu est l’être » ce n’est plus attribuer un prédicat fixe à un sujet fixe,
c’est faire glisser le simple mot « Dieu » (qui sans cette fluidification resterait
un « son vide de sens ») dans le prédicat qui dit pleinement l’essence du
sujet. Dans la proposition spéculative, le sujet n’est plus l’en-deçà ou le
substrat fixe du discours. Il est ce qui se dit dans les prédicats et ne se dit
qu’en eux. L’autologie du sens n’est pas domination du sujet mais fluidifica-
tion du sujet dans laquelle il ne se présente qu’en se confiant sans réserves à
l’altérité des prédicats qui eux-mêmes subissent la même fluidification en
devenant sujets du discours3. Mais cette fluidification n’est-elle pas elle-
même menacée d’indétermination ? Le discours spéculatif n’est-il pas
condamné à une navigation sur une mer sans rivages ? La fluidification des
déterminations, dit Hegel, ne doit pas être seulement dissolution mais totali-
sation. Cette totalisation n’est rien d’autre que le système4. Loin d’être
1. W1, 373. Voir les remarques de Franck Fischbach jointes à sa traduction de L’esprit du
christianisme et son destin, Paris, Presses Pocket, 1992, n. 152, p. 189.
2. Es wird in einem Satze der Art mit dem Worte « Gott » angefangen. Dies für sich ist
ein sinnloser Laut, ein blosser Name ; erst das Prädikat sagt, was er ist, ist seine Erfüllung
und Bedeutung ; der leere Anfang wird nur in diesem Ende ein wirliches Wissen. [...] Das
Subjekt ist als fester Punkt angenommen, an den als ihren Halt die Prädikate geheftet sind,
durch eine Bewegung, die dem von ihm Wissenden angehört und die auch nicht dafür ange-
sehen wird (W3, 26-27).
3. Anders verhält es sich im begreifenden Denken. Indem der Begriff das eigene Selbst
des Gegenstande ist, das sich als sein Werden darstellt, ist es nicht ein ruhendes Subjekt, das
unbewegt die Akzidenzen trägt, sondern der sich bewegende und seine Bestimmungen in
sich zurücknehmende Begriff (W3, 57).
4. Il est intéressant de constater que, dans la Préface de la Phénoménologie de l’esprit, la réfé-
rence au système comme cela seul qui garantit « l’effectivité » du discours intervient immédia-
tement après la première esquisse de théorisation de la proposition spéculative (al. 23, puis
al. 24, W3, 26-27).
516 Bernard Mabille
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vage le plus profond entre parole hégélienne et parole bergsonienne me
semble plutôt résider dans la détermination du sujet du discours. Alors que
Bergson insiste sur l’intention subjective du locuteur (ce qui fait que le sens
est intention et direction), Hegel veille à ne pas limiter l’acte philosophique
aux seuls efforts et aux seuls objectifs du sujet fini. Même si en disant la
durée le philosophe dit, selon Bergson, plus que lui-même, il ne le fait que
par lui-même et à partir de lui-même3. Parole de finitude en quête d’infinité.
La parole du philosophe hégélien reconnaît sa finité mais elle ne peut dire
un sens qui la dépasse qu’en devenant co-diction ou co-invention de ce
sens4. Parole finie qui collabore à l’autodiction de l’Infini.
Bernard MABILLE.
1. Chez Plotin le logos intelligible est la vie la plus haute dont toutes les autres formes
de vie ne sont que les images affaiblies. Le trentième traité (En. III, 8, 8) identifie ainsi
l’intelligence première et la vie première (kaa pr°th zwQ kaa pr²toV no¢V ejV). Le dixième
traité (En. V, 1, 3) relie vie et logos et fait du logos de l’intelligence ce qui émet la vie et fait
subsister les êtres : « Car bien qu’elle [l’Âme] soit telle que l’a montrée notre discours, elle est
une image de l’intelligence ; comme la parole exprimée est l’image du logos intérieur à l’âme,
ainsi elle est le logos de l’Intelligence et l’activité selon laquelle l’Intelligence émet la vie pour
faire subsister les autres êtres » (kaBper g1r yusa crRma ojon Gdeixen t lpgoV, eck°n tBV Csti
no¢ ò ojon lpgoV t Cn proforß lpgou to¢ Cn yucÌ, o§tw toi kaa a£tQ lpgoV no¢ kaB T p2sa
Cn@rgeia kaqB Xn proletai zwQn ecV 5llou ¤ppstasin).
2. Du logos, le Prologue de saint Jean dit qu’il est la vie, le vivant de tout vivant. BEn
3rcÌ Yn t lpgoV... p0nta diBa£to¢ Cg@neto, kaa cwraV a£to¢ Cg@neto o£de Gn. x gAgonen Cn a£tÈ
zwQ Yn, kaa T zwQ Yn tp f²V t²n 3nqr²pwn.
3. Bergson, aux yeux d’un hégélien, conserve la particularité de la proposition classique :
voir dans les seuls efforts du sujet fini le moteur du discours.
4. Pour quelques précisions sur ce thème, voir mon Hegel. L’épreuve de la contingence, Paris,
Aubier, 1999, section 10, § 2, p. 339 et sq.