Anthropologie Des Savoirs-2011
Anthropologie Des Savoirs-2011
Anthropologie Des Savoirs-2011
Anthropologie
des savoirs
Collection U
Sciences sociales
Armand Colin
21 rue du Montparnasse
75006 Paris
www.armand-colin.fr
Le savoir et l’homme
L’ON SE PLAÎT EN OCCIDENT, depuis l’Antiquité, à repérer les spécificités
humaines, les caractéristiques essentielles (et l’on voudrait toujours parvenir
à cet ultime critère, le plus fin et le plus décisif ) qui distinguent l’homme du
reste du vivant, et du monde animal notamment. C’est donc vu comme un
animal superlatif, c’est-à-dire auquel il convient d’ajouter quelque épithète
déterminante, que l’homme rejoindrait sa plus élémentaire définition. Il est
ainsi, selon les temps et les perspectives, un animal politique au sens éty-
mologique du terme (polis = cité), c’est-à-dire un être urbain (Aristote), un
animal cérémoniel (L. Wittgenstein), culturel (C. Geertz) ou un être qui rit (F.
Rabelais). La liste est loin d’être close. On y a vu également un animal doué de
perfectibilité (J.-J. Rousseau), discipliné (E. Kant), symbolique, notamment
par le fait du langage (E. Benveniste), qui obéit à la prohibition de l’inceste (C.
Lévi-Strauss), enfin un être travailleur et érotique (dans le sens où la sexua-
lité sans honte est supplantée par une sexualité honteuse d’où peut naître la
notion même d’érotisme ; c’est la position de G. Bataille).
Chacune de ces propositions, suffisante en elle-même du point de vue
de leur auteur pour discriminer l’humanité, contient sa part de vérité. Mais,
finalement, cet ensemble ne trouve-t-il pas son unité dans le fait que l’homme
est un animal savant (au sens de l’étroite étymologie, c’est-à-dire « qui sait »),
c’est-à-dire un être qui au-delà de simplement respirer dans le monde y vit
avec des projets, y forme des intentions, y entretient des rapports ordonnés
(la famille, la cité, etc.). C’est ce qu’avait parfaitement compris Aristote
qui introduisait sa Métaphysique (I, 1) en déclarant que « tous les hommes
8 ! Anthropologie des savoirs
Ce savoir ingénieux, qui combine aussi bien une science des formes du
vivre ensemble (les « lois de sa ville ») que celle d’une amélioration des condi-
tions matérielles, n’est pas conçu, chez Sophocle, à l’écart, et encore moins
à l’encontre des règles qui président aux relations entre les hommes et les
dieux. Le respect de la justice divine constitue une « part » du savoir humain.
D’emblée, Sophocle nous invite à remettre en cause l’évidence actuelle du
partage entre la foi et la science, entre croire et savoir.
C’est dans le même esprit et, mutatis mutandis, dans des termes assez
proches que l’intellectuel arabe du XIVe siècle Ibn Khaldûn, sans doute l’un
Introduction " 9
1. Ce problème d’« identité » de l’anthropologie des savoirs a été formulé par Malcolm Crick dans
un texte tâchant de présenter le champ d’une « anthropology of knowledge » (1982, p. 287), et
repris récemment par Dominic Boyer de manière plus radicale (2007, p. 27).
2. D’où l’intérêt des travaux qui questionnent les marges de cette « évidence » de l’unisson entre
l’humanité et le savoir qu’il s’agisse de l’éthologie (sur les savoirs non humains) ou des problé-
matiques examinant l’acquisition des connaissances chez les très jeunes enfants – cf. les études
classiques de Jean Piaget – ou bien la folie des adultes (ces humains sans savoir). Sur ce dernier
point, on pourra lire l’analyse livrée par G. Charuty (1985).
Introduction " 11
1. P. Bourdieu 1972, p. 202. Une critique serrée de cette approche est fournie par M. de Certeau
1990 [1980], p. 82-96.
12 ! Anthropologie des savoirs
Pragmatique du savoir
Ce que l’anthropologie des savoirs cherche à désigner, ce sont les effets struc-
turés et structurants des savoirs. Dans quelle mesure les connaissances aux-
quelles nous sommes confrontés sur un terrain donné sont-elles le produit
de l’environnement naturel, social et symbolique qui les met en œuvre (c’est
l’aspect structuré) ? Et, de façon inverse, en quoi ces connaissances contri-
buent-elles à organiser (à hiérarchiser, à égaliser, à mettre en série, à opposer,
etc.) les individus et les institutions qui les portent ou les reflètent (c’est l’as-
pect structurant) ? Cette double dimension est le nœud central de l’anthro-
pologie des savoirs, tout à la fois méthode d’investigation et objet de la quête
1. Pour saisir les objets, méthodes et enjeux de l’attitude pragmatique concernant la question des
savoirs, on pourra se reporter utilement à C. Jacob 2007a. Cf. notamment p. 17-25 sur la prag-
matique des savoirs. Cet ouvrage-monument peut fournir à quiconque souhaite approfondir la
question des savoirs des positions théoriques et des exemples très concrets d’analyse.
2. B. Elman 2007.
Introduction " 15
la méritocratie, n’offre pas dans les faits le levier efficace d’une promotion
sociale. En effet, les paysans, artisans et commerçants, qui représentent 90 %
de la population de l’ancienne Chine, ne forment d’après les registres qu’une
part tout à fait négligeable des deux à trois millions de Chinois qui se présen-
taient tous les deux ans aux épreuves des examens.
Ensuite, la reproduction culturelle est assurée dans la mesure où le sys-
tème, c’est son support et sa base, invite au maintien et à l’exercice d’un
bagage culturel commun fondé sur la maîtrise des disciplines présentes lors
des sessions qui combinaient six aspects : poétique, politique, social, histo-
rique, naturel, métaphysique. Mais l’effet culturel structurant pouvait aller
plus loin encore, c’est-à-dire s’engager avec plus de force dans l’organisation
de la vie sociale. La préparation aux examens a conduit notamment à une
standardisation du système éducatif chinois. De plus, vu le nombre très élevé
d’échecs aux examens, des cohortes de candidats recalés pouvaient alimenter
certaines positions sociales qui, sans ce système, eussent été largement moins
fournies et, dans tous les cas, d’une qualité bien plus médiocre. Ainsi, la Chine
comportait-elle quantité de préparateurs privés aux examens, éducateurs
en tous genres, mais aussi nombre d’écrivains, poètes, romanciers souvent
marqués par plusieurs échecs. Cette répétition en venait même à structurer
jusqu’à l’imaginaire chinois. Le système des examens met de l’ordre dans la
société à un tel point que le fait même d’y échouer est soumis à la possibilité
d’un ordre. C’est ce que semble traduire, sous les traits de la fiction et de l’hu-
mour, ce lettré chinois après plusieurs malheureuses tentatives.
aux pieds leurs cendres ; toujours insatisfait, il jette les cendres dans quelque
fossé dégoûtant. Il est bien décidé à se retirer du monde pour vivre dans les
montagnes, il est résolu à éconduire quiconque aurait l’audace de lui parler de
dissertations d’examen. Avec le temps, sa colère reflue et ses aspirations remon-
tent. Semblable à une colombe à peine sortie de l’œuf, il reconstruit son nid et,
une fois encore, s’engage dans le processus.
Pu Songling (1640-1715), Qingbai leichao, cité dans B. Elman 2007, p. 100-101.
Enfin, et c’est sans doute l’ultime et décisive preuve apportée par Elman
quant aux effets structurants du système, celui-ci a un tel poids dans la repro-
duction de la structure sociale de la Chine que lorsque les examens publics
disparaissent en 1904, c’est d’une certaine manière l’amorce de l’effondre-
ment du système politique chinois dans sa totalité, la fin de la cohésion des
élites traditionnelles et du trône du dragon. La chute de la dynastie des Qing
en 1911 ne fait qu’entériner une déliquescence plus profonde.
Mais, deuxième volet de notre analyse qu’Elman ne propose pas d’une
manière aussi tranchée il faut le reconnaître, le système des examens est éga-
lement structuré par une pensée et une logique qui le précèdent et l’organi-
sent. Cet effet structuré est rendu visible dans trois « lieux » de l’examen : les
conditions de sa mise en place (il faut bien qu’une pensée précède l’examen
qui est censé en assurer la reproduction), le programme (qui est affaire,
comme toujours, de politique) et, enfin, la formulation des questions. Dans
cette « topologie » de l’examen chaque lieu renvoie à une approche particu-
lière de l’effet structuré obéissant à différentes focales d’observation : la plus
large d’abord, celle de l’origine, qui donne l’esprit général de l’examen et tra-
duit ce que pourrait être la pensée chinoise (si tant est que cette expression
ait un sens) ; la médiane ensuite, celle du programme, qui décline l’ensemble
des traits culturels caractéristiques d’une période vaste, d’une dynastie ; la
plus étroite enfin, celle de la formulation des questions, qui est la plus sen-
sible aux variations particulières, reflétant les effets de modes, les contextes
singuliers, les aspirations plus individuelles des examinateurs.
Prenons ces niveaux dans l’ordre. Le système des examens publics a une
grande part de son origine, ou plutôt de la possibilité même de sa conception,
dans l’idée radicalement neuve qui s’est développée dans la Chine du Premier
et du Moyen Empire (200 av. J.-C.-600 apr. J.-C.) que « le mérite et les capa-
cités devaient l’emporter sur l’appartenance ethnique ou la naissance dans
l’attribution des responsabilités publiques1 ». Cela a conduit, avant même la
mise en place du système des examens, à l’apparition d’une véritable politique
éducative sous les Tang (618-906) et les Song (960-1280) qui a rendu possible
l’idée qu’il était envisageable de mesurer les hommes à l’aune de leur savoir
1. Ibid., p. 102.
Introduction " 17
et que cette mesure était non seulement juste mais la meilleure qu’il soit. En
retour, les examens publics ont contribué à renforcer la politique éducative :
l’on n’a jamais construit autant d’écoles que sous la dynastie des Ming (1368-
1644). De ce cercle vertueux (le souci de l’éducation institue des examens qui
renforcent le souci de l’éducation, etc.) émerge l’idée qui en garantit la durée
et la valeur absolue : l’éducation est « l’un des fondements de l’ordre public et
de la civilisation1 ».
Au sein de cette pensée qui traverse les dynasties et se maintient de la
naissance du système à son effondrement œuvrent des logiques variables qui
sont le reflet d’époques différentes, de volontés politiques de se distinguer de
ses prédécesseurs, qui sont les expressions d’avancées et de renouvellements
culturels. Le programme des examens est le lieu de ces opérations, tradui-
sant les orientations éducatives, les politiques culturelles. Ainsi, en 1370-
1371, la toute jeune dynastie Ming introduit une profonde rupture dans le
programme des examens en supprimant l’épreuve de poésie. Le changement
n’est pas anodin : il exprime, dans la structure de l’examen, l’ère radicalement
nouvelle que les Ming veulent inaugurer en se démarquant des attitudes
anciennes, médiévales, dont l’épreuve de poésie était le dépôt à l’intérieur du
système des examens publics. De même, le retour des belles-lettres au pro-
gramme de l’examen au XVIIIe siècle sera une manière de critiquer les choix
précédents et une façon de renouer avec les traditions.
Enfin, ces examens sont également soumis à des variations qui opèrent à
un niveau inférieur, celui de l’individu et du contexte particulier. Il est sou-
vent difficile de le faire surgir et, en réalité, il se donne à voir dans le corps
même de l’examen, dans les questions singulières qui en organisent la trame.
Là, apparaissent les champs les plus sourds du savoir, non ceux visibles du
programme, mais ceux invisibles et ignorés souvent qui sont à l’œuvre dans
les catégories sémantiques et thématiques qui ordonnent le questionnaire.
L’examen de ces catégories, par le biais de la formulation des questions,
nous permet, quant aux examinateurs, de « faire apparaître […] leur monde
cognitif en fonction des attitudes morales, des situations sociales et des ten-
dances politiques du moment2 ».
Structurant et structuré, le savoir mis en œuvre dans le système des exa-
mens publics de la Chine impériale permet ainsi d’accéder aux modes de
pensée et aux formes de la vie sociale, bref aux expressions de la vie humaine.
1. Ibid., p. 103.
2. Ibid., p. 115.
18 ! Anthropologie des savoirs
rapport aux « arts » (tout ce qui est l’objet d’une fabrication est un « art »). Elle
se maintient aujourd’hui dans la conception intellectualiste des savoirs que
traduit bien, en France, la dévalorisation de l’enseignement technique1.
Cette hiérarchie du penser et du faire engage notamment deux présup-
posés qui sont en étroite corrélation. D’abord, la technique serait soumise, et
comme nécessairement adossée au savoir dans la mesure où elle ne saurait
exister sans lui. Il n’y aurait pas de technique sans projet technique, sans un
savoir même vague d’un objet à venir, de sa fonction, de sa forme et des étapes
de sa réalisation. C’est toute la distinction, qui prend appui sur cette concep-
tion hiérarchique des activités, que fait Marx quand il oppose, au profit du
premier, l’architecte et l’abeille dans la mesure où il n’y a pas chez cette der-
nière d’objet préconçu ni donc de savoir mis en œuvre. Inversement, et c’est
le second présupposé, il peut y avoir du savoir sans technique (les disciplines
abstraites), un savoir indépendant de toute technique et donc supérieur à elle
car disposant d’une plus grande autonomie.
Ce double postulat peut être remis en cause. D’abord, tout savoir s’ap-
puie nécessairement sur un bagage technique, ne serait-ce que pour son
énonciation. Il existe des techniques du discours. Il n’est qu’à élargir ou,
plutôt, qu’à donner à la technique son champ exact d’application. Ensuite,
l’idée que toute technique s’appuie sur un savoir, sur une conscience obéit
à ce partage entre le penser et le faire qui n’est pas toujours aussi tranché.
Dans l’Antiquité grecque, là où justement cette distinction a été inaugurée
et leur hiérarchie instaurée, d’autres concepts, mais dont le lieu d’expression
n’était pas essentiellement la philosophie mais les mythes, venaient brouiller
ce partage. Ainsi, dans un livre qui a fait date2, Jean-Pierre Vernant et Marcel
Detienne ont fait surgir de la littérature grecque la notion de « mètis », cette
ruse de l’intelligence, qui est une sorte de savoir pratique, ce savoir spéci-
fique du navigateur qui sait s’orienter, du médecin qui forme un diagnostic,
mais aussi de certaines divinités comme Athéna ou Héphaïstos. C’est un
savoir entièrement pris dans l’action (que l’on ne peut dissocier du faire), un
savoir qui se démontre (ne se formule pas), un savoir stochastique (orienté
vers la satisfaction d’un but précis). Et les auteurs sont conscients des enjeux
que représentait cette forme particulière de savoir au sein de la philosophie
grecque dont les efforts, ceux de Platon surtout, étaient clairement orientés
vers l’affirmation d’un « savoir » supérieur et distinct du « faire ». Comment
accepter un savoir dont le lieu serait justement l’agir ? La possibilité même de
cette forme de savoir, inimaginable pour Platon, n’a pu qu’être entrevue par
Aristote rendant justice à l’intuition, à la prudence, envisageant de brouiller
l’imbrouillable, la frontière entre l’homme et l’animal. Mais l’attitude plato-
nicienne est sans doute la plus commune. Ainsi, en Inde, les savoirs indisso-
ciables de l’action, les « savoirs techniques » comme les appelle M.-C. Mahias,
sont tout simplement « impensables1 ». Il faudra attendre les années 1990
pour que le discours scientifique indien accorde le statut de « savoirs » à ces
pensées en action : gestes techniques du charpentier, connaissances pratiques
du paysan, etc. On l’aura compris : si les techniques n’ont pas ici de chapitre
réservé, ce n’est pas pour mieux reconduire d’anciens partages. Au contraire,
cela permet de les ventiler dans le propos en tant que « savoirs d’action ».
d’une approche aussi riche de l’homme dans toutes ses dimensions. Mais il
faudra donc faire des choix. Outre celui de ne pas consacrer aux techniques
une place particulière, l’on ne trouvera ni développements consacrés à la
description et à l’analyse distinctes des savoir-faire, ni sections explicitant
spécifiquement la dimension cognitive des outils de la connaissance et de
l’expérience du monde. Ce sont pourtant deux domaines qui relèvent incon-
testablement d’une anthropologie des savoirs. Mieux, ils tendent à assurer
aujourd’hui à eux deux l’essentiel de la couverture éditoriale de cette anthro-
pologie. Et on notera avec intérêt que ces deux entrées, disjointes en appa-
rence, ont fait l’objet d’approches croisées récentes dans le cadre de projets
dirigés par S. d’Onofrio et F. Joulian (2006) d’une part, et par C. Jacob (2011)
d’autre part. Non centraux dans l’ouvrage présent, ces aspects n’en seront pas
moins transversaux et surgiront ici et là au gré de situations les convoquant
particulièrement.
Le lecteur ne trouvera pas ici non plus cette stimulante approche, héritée
de la psychologie des années 1930, qui se penche sur les problèmes de
l’« outillage mental » (l’expression est de L. Febvre), des rapports hommes/
machines et de gestion des connaissances. La jeune Revue d’anthropologie
des connaissances représente à l’heure actuelle en France cette ligne de
recherches1.
Qu’a-t-on donc retenu et dans quelles perspectives ? Dans un premier
temps, il s’agira de s’atteler à figurer les nervures qui donnent une allure aux
savoirs en déterminant, de façon forcément approximative et provisoire, des
contours et des partages (chapitre 1), et en retraçant brièvement un histo-
rique de la question (chapitre 2). Puis, l’on s’engagera dans une approche thé-
matique, non des domaines du savoir mais des relations humaines investies
par la question du savoir. Le chapitre 3 servira à poser les jalons de différentes
formes de présence du savoir : il y a des savoirs qui sont ignorés, qui sont
incorporés, n’existent que dans des performances ; et des savoirs qui sont
exposés, qui peuvent s’exporter dans d’autres langages que ceux du corps (les
manuels, les règles…), et sur lesquels on peut revenir. À partir de l’examen
de cette opposition, que rejoint l’opposition des modes de transmission de
chacun de ces types de savoirs, l’on poursuivra une double thématique qui
est examinée dans les chapitres 4 et 5 : celle des rapports entre savoir et iden-
tité étudiés à différents niveaux (individuel, collectif, territorial) ; celle des
rapports entre savoir, pouvoir et ordre pris dans une même perspective dif-
férentielle. Enfin, ces savoirs circulent. C’est une condition d’existence : pour
être, ils doivent à un moment se constituer et être transmis. Et cette nécessité
fait que l’on s’attachera, dans un ultime chapitre, d’une part à faire travailler
1. Pour en saisir l’esprit, on pourra se reporter au bel article-programme de J.-P. Poitou (2007).
26 ! Anthropologie des savoirs
les savoirs dans les différents rapports qu’ils entretiennent avec le langage et
la variété de ses manifestations (de la formule orale au récit écrit) ; et d’autre
part on s’efforcera de présenter les enjeux liés à la transmission des savoirs.
Pour chacune de ces entrées des textes seront exposés, soit courts au sein
même du développement (comme dans cette introduction), soit plus longs et
dans ce cas simplement mentionnés (cf. ci-dessous). Dans ce dernier cas, le
choix a été fait de n’élire que deux références, retenues, outre leur valeur et
leur clarté, pour leur complémentarité et leur faculté à offrir conjointement
un aperçu général des développements proposés dans le chapitre qu’ils clô-
turent. Ce sont des textes facilement accessibles, les plus « datés » étant dis-
ponibles en ligne (pour les articles de revue) ou régulièrement réédités (car
considérés comme des « classiques », pour les ouvrages). Pour plus de détails,
je renvoie le lecteur à la bibliographie générale récapitulant l’ensemble des
textes qui ont fourni l’essentiel de la matière nécessaire à l’élaboration de cet
ouvrage.
Limites non-frontières
des savoirs
Introduction
Savoir et non-savoir
IL EST SANS AUCUN DOUTE DIFFICILE d’aborder un objet anthropologique
sans, au préalable, en avoir défini, même de façon très approximative et dans
tous les cas très provisoire, les contours. Or, cette opération, toujours délicate
dans la mesure où l’analyse anthropologique contribue par nature à modi-
fier la définition de l’objet de départ, s’avère dans le cas des savoirs extrême-
ment complexe. E. Morin le mentionnait encore récemment dans la nouvelle
préface rédigée pour la réédition en un seul volume de La Méthode : « La
connaissance est l’objet le plus incertain de la connaissance philosophique et
l’objet le moins connu de la connaissance scientifique1 ». Il ne s’agira en aucun
cas ici de satisfaire avec précision cette exigence de délimitation, qui n’obéit
pas à la perspective de notre projet (cf. « Avant-propos »)2, mais simplement
de proposer quelques grandes articulations.
En première approximation, il peut sembler tout à la fois simple et évi-
dent de s’interroger sur la question du partage entre savoir et non-savoir. La
méthode paraît claire en apparence : il s’agit de considérer un certain nombre
de propositions (par exemple : « les arbres sont en bois », « saint Colomban
dialoguait avec les oiseaux », « la Terre est bleue comme une orange », etc.), et
de décider celles qui relèvent du savoir et celles qui n’en relèvent pas. Le par-
tage peut sembler aller de soi dans certains cas (les arbres sont bien en bois,
saint Colomban pouvait sans doute fréquenter des oiseaux mais quant à leur
Un énoncé tel que « le râle des genêts est le roi des cailles » serait déclaré
faux selon les critères de notre savoir parce que l’on comprend, par notre
approche taxinomique, que dans cette phrase il s’agit d’êtres relevant de la
même espèce biologique, alors que l’énoncé ne s’appuie en aucun cas sur la
biologie mais sur l’examen de comportements. Aussi, derrière cette « erreur »
(qui est la nôtre puisque l’on pose une grille de lecture « naturaliste » sur un
énoncé qui est « sociologique »), se cache une vérité d’observation, un savoir
empirique sur les proximités entretenues entre le râle et les cailles qu’un
concours de circonstances « vraies », repérées, a orienté vers la formulation
d’une conclusion biologiquement « erronée ». Et l’on devine bien ici tout le
travail du grand naturaliste des Lumières, Buffon, son effort pour séparer le
vrai du faux et dénicher les « erreurs » populaires. Ce sera finalement tout
l’esprit, on aura l’occasion d’y revenir, du XVIIIe et du XIXe siècle, attaché à la
constitution d’une science positive de la nature et de l’homme. À ce niveau, la
question du vrai et du faux rejoint en quelque sorte une politique du savoir :
l’idée de Buffon n’est pas tant de définir le savoir que de dire là où il n’est pas,
de tracer une frontière entre Eux (qui croient savoir et ne savent pas) et Nous
(qui savons).
C’est pourquoi, aussi importante qu’elle puisse être, la question du vrai
et du faux ne regarde pas au premier chef l’anthropologue. Non que cela ne
l’intéresse absolument pas, mais ce n’est pas, en ce qui concerne l’approche
anthropologique des savoirs, l’élément le plus pertinent. Tout au plus, l’an-
thropologue peut s’appuyer, éventuellement pour la discuter, sur l’approche
classique qui consiste à considérer différents degrés de savoir s’échelonnant
depuis le pôle de la Croyance jusqu’à celui de la Science, les controverses
survenant à propos des bornes de ce qu’on appelle Savoir. Ainsi, la croyance
est-elle un degré zéro du savoir (ou, inversement, le savoir est-il une forme
certaine de croyance ?) ou bien sont-ce des mondes différents ? La première
position est celle de Platon dans le Théétète : le savoir est une croyance qui
doit répondre à deux conditions : être vraie et être justifiée. Cette attitude
sera celle de tout l’idéalisme (cf. par exemple Leibniz dans les Nouveaux
Essais sur l’entendement humain, 1765). Le second point de vue est celui de
l’empirisme (Locke, par exemple) : il n’y a de connaissance qu’appuyée sur
la perception, le sensible, la réalité. La croyance est donc hors du champ du
30 ! Anthropologie des savoirs
Mais M. Weber relève aussi ce fait essentiel, sur lequel il faudra revenir,
d’une logique de la croyance au sein du monde scientifique : croire en la
« science » (en l’existence des microbes, des trous noirs, etc.) est une condi-
tion centrale quant à la réussite de la Science comme discours le plus légitime.
mence l’altérité, l’étrangeté de l’Autre qui croit savoir et en réalité, selon nos
critères, ne sait pas. Tout le travail de l’anthropologue est de se déprendre de
ses préjugés, d’avoir ce « regard éloigné » (Lévi-Strauss) qui lui permet de ne
pas considérer les limites du savoir comme des frontières mais comme des
espaces de discussions, de controverses, de débats entre des modes de pensée
différents. Ce « détour » permet également de repérer certaines proximités
insoupçonnées. Ainsi, Ibn Khaldûn évoque dans son texte la question du rêve
comme moyen d’accéder à une forme de connaissance supérieure car non
biaisée par la perception et donc en relation immédiate avec un monde spiri-
tuel. Or, cette approche du rêve comme lieu de savoir, qui paraît à la rationalité
occidentale sans doute comme incongrue, est partagée par de nombreuses
communautés humaines. Le rêve permet d’entrer en contact, de connaître pré-
cisément ces êtres et ces choses qui échappent aux sens et qui sont les esprits
qui peuvent délivrer un savoir secret, prédire une destinée, encourager à une
entreprise, menacer, etc. Mieux encore, le rêve peut être considéré comme un
lieu d’apprentissage ou de réactivation de savoirs qui ne sont pas seulement
spirituels ou ésotériques mais également pratiques. C’est notamment le cas
chez les Kasua de Nouvelle-Guinée pour lesquels, Florence Brunois en a fait
la démonstration brillante, la vie empirique et la vie onirique se soutiennent
l’une l’autre dans le domaine de l’acquisition des connaissances.
Un Grand Partage
La politique du savoir : les superstitions
Dans le monde occidental actuel, le partage de la science et de la foi paraît net
de prime abord, avec une prééminence importante accordée à la première. Il
1. B. Glowczewski 2004.
2. A. Lopez-Austin 1997, p. 161.
3. J. Galinier 1997, p. 112-118.
4. L’expression est détournée des « limites non frontières du Sauvage » de D. Fabre 2005.
34 ! Anthropologie des savoirs
s’agit là d’une attitude que l’on peut faire remonter, une fois de plus, à l’An-
tiquité grecque qui a développé une hiérarchie entre différents modes de
production du savoir. Celle-ci a conduit au dénigrement de certains types
de savoirs, issus de la pratique, du sens commun ou des mythes. Et, d’une
certaine manière, la quête du contour des savoirs s’est longtemps cantonnée
au fait de débusquer les non-savoirs dont, dans nos sociétés, la traque des
superstitions, à l’âge de la Raison dominante, est restée la forme la plus
aboutie. Celle-ci a pu avoir des aspects plus ou moins rigides, plus ou moins
cruels (pensons aux tortures et exécutions pour sorcellerie). Et il n’est pas
un hasard que, parmi ces condamnations pour sorcellerie, la plupart des
condamnés soient des sorcières. C’est en effet aux femmes que sont attri-
buées le plus souvent, du moins en Europe, la transmission des superstitions
(les histoires dites de « bonnes femmes ») et les pratiques magiques. Platon,
déjà, signalait ce phénomène et demandait à ce que l’on y prête la plus grande
attention. L’on met ici le doigt sur un phénomène important : la distribution
différentielle du savoir, l’inégalité de sa répartition. C’est une « croyance »
proprement occidentale que d’imaginer une égale distribution du savoir que
seules des volontés individuelles ou des contraintes collectives dérangent. La
plupart des sociétés, en effet, considèrent ce partage du savoir comme un élé-
ment caractéristique du savoir lui-même, créant et renforçant des divisions
sociales. Ainsi, les Warlpiri (Aborigènes australiens) distinguent clairement
entre savoir féminin et savoir masculin, et, dans chacun de ces groupes, entre
savoir d’initiés et savoir de non-initiés1. La dimension sociale du savoir et de
sa possession s’établit d’elle-même dans l’examen de ces partages. Le repérage
d’une collusion entre la sorcellerie et le féminin en a longtemps été le témoin
dans nos sociétés ; tout comme ce savoir des contes et des légendes dont la
perpétuation était assurée par une transmission essentiellement féminine.
1. Ibid., p. 1054.
Limites non-frontières des savoirs " 37
etc. Donc, « isoler une partie de ce réel au prétexte que nous savons, nous,
que cela n’existe pas et qu’il s’agit là de “croyances mystiques”, n’est-ce pas
analyser leur système cognitif en fonction de nos propres choix culturels,
et écarter, par un procès a priori, des éléments qui lui donnent aussi forme,
sens et raison ? ». Sous le regard bienveillant de l’anthropologue qui affirme
« ils se trompent mais il y a des raisons », se cache finalement un ethnocen-
trisme ordinaire, dont il est difficile de se déprendre, et qui part du principe
que le savoir naturaliste savant occidental est nécessairement le vrai et l’ul-
time. Or, le partage que nous avons réalisé, et qui présente pour nous tous les
critères de l’objectivité, entre le naturel et le surnaturel n’appartient pas à de
nombreuses cultures. Non seulement il y est dans la plupart inopérant, mais
encore il n’y a souvent aucun sens. Enfin, la logique taxinomique que l’on sup-
pose « naturelle » en ce qui concerne les savoirs naturalistes et que, de ce fait,
Bulmer reconduit en cernant chez les Karam le partage du comestible et du
non-comestible, n’est peut-être pas aussi universelle qu’on l’a longtemps cru1.
Une autre façon commune de décrire le Grand Partage entre nos savoirs
et leurs croyances réside dans l’opposition tenace entre nos sciences et leurs
mythes par laquelle on a longtemps pensé la distribution de nos modes de
savoir2. Et c’est l’un des mérites de l’anthropologie de la première moitié du
XXe siècle que d’avoir signalé « le danger d’un double partage dans lequel
[les primitifs] sont décrits exclusivement dans les termes de leurs croyances
mystiques, ignorant l’essentiel de leur comportement empirique dans la vie
quotidienne, et dans lequel les Européens sont décrits exclusivement dans
les termes d’une pensée scientifique logico-rationnelle alors même qu’ils ne
vivent pas en permanence dans cet univers »3. Les insuffisances de ce partage
sont aujourd’hui bien connues. D’une part, l’opposition est inadéquate car
elle met en regard des individus proprement incomparables. C.R. Hallpike
le notait déjà il y a une trentaine d’années : « Plutôt que d’opposer l’homme
primitif et l’Européen scientifique et logicien, il serait plus opportun d’op-
poser ce dernier avec le garagiste, le plombier ou la maîtresse de maison
dans sa cuisine4. » La transposition proposée est douteuse dans sa formu-
lation ; malgré tout, elle rejoint me semble-t-il les propositions de M. de
Certeau sur les spécificités des « savoirs quotidiens » par rapport aux savoirs
plus explicites. D’autre part, l’ethnographie a désormais en sa possession un
riche matériau permettant d’argumenter sur le fait que de nombreux savoirs
1. Cf. les travaux sur les plusieurs groupes d’Indiens d’Amérique du Nord, les Ojibwa et les Crée
notamment M. Black 1977. Lire les remarques de Tim Ingold sur ces « savoirs antitaxinomiques » ;
T. Ingold 2000, p. 97-99.
2. Un beau traitement de cette question est fait dans L. Nader 1996. Pour une approche générale,
lire les contributions de J. Lave et C. Scott.
3. S. Tambiah 1990, p. 92 (ma traduction).
4. C. Hallpike 1979, p. 33 (ma traduction).
40 ! Anthropologie des savoirs
1. M. de la Soudière 1999.
2. G. Simon 1979.
3. P. Boyer 1992.
Limites non-frontières des savoirs " 43
La tyrannie du savoir
Les opinions des hommes sont reçeues à la suitte des créances anciennes, par
authorité et à crédit, comme si c’estoit religion et loy. On reçoit comme un
jargon ce qui est communément tenu ; on reçoit cette vérité avec tout son bas-
timent et attelage d’argumens et de preuves, comme un corps ferme et solide
qu’on esbranle plus, qu’on ne juge plus. Au contraire, chacun, à qui mieux
mieux, va plastrant et confortant cette créance reçeue, de tout ce que peut sa
raison, qui est un outil souple, contournable et accommodable à toute figure.
Ainsi se remplit le monde et se confit en fadesse et en mensonge. Ce qui fait
qu’on ne doute de guere de choses c’est que les communes impressions, on ne
les essaye jamais ; on n’en sonde point le pied ou gist la faute et la faiblesse ; on
ne débat que sur les branches ; on ne demande pas si cela est vray mais s’il a
esté ainsin ou ainsin entendu. On ne demande pas si Galien a rien dit qui vaille,
mais s’il a dit ainsin ou autrement. Vrayment c’estoit bien raison que cette bride
et contrainte de la liberté de nos jugements, et cette tyrannie de nos créances,
s’estendit jusques aux escholes et aux arts.
Montaigne, Les Essais, II, 12.
1. E. Claverie 1990.
46 ! Anthropologie des savoirs
… et retour
Second exemple. Le décor change et s’inverse. Nous quittons un lieu de pèle-
rinage bosniaque pour entrer dans le laboratoire d’épidémiologie de l’Institut
Pasteur afin de montrer que dans ce lieu où se fait et se valide la science, là où
la foi n’a apparemment pas sa place (de la même manière que l’on ne pouvait
s’attendre à ce que la démarche scientifique vienne renforcer la foi dans le
cas des apparitions), les manifestations du sacré y tiennent néanmoins une
place importante. Deux questions : quelles sont-elles ? et qu’est-ce qui peut
les justifier ?
D’abord, il existe à l’Institut un véritable culte du héros fondateur, Pasteur.
Comme toutes les choses sacrées, les sacra, si l’on suit Mary Douglas2, la
figure de Pasteur fait l’objet d’interdits qui la protègent. On défend sa mémoire
héroïque et on permet à l’ethnologue venu enquêter dans le laboratoire de
tout faire excepté toucher à Pasteur3. Ce culte donne à se manifester tout par-
ticulièrement à l’occasion des grandes cérémonies, qu’il s’agisse de célébrer
une découverte scientifique ou de commémorer un événement. Ainsi, en
1. Pour une évaluation critique des rapports entre le régime de la preuve scientifique et celui du
miraculeux à laquelle sont empruntées les remarques présentées ci-dessus, cf. J.-P. Albert 1994.
2. M. Douglas 1989.
3. Ce résumé s’appuie sur C. Perrey 2005.
Limites non-frontières des savoirs " 47
1995 (déclarée année Pasteur par l’Unesco), après des attaques de détracteurs
ayant voulu ternir l’image de Pasteur, ce sont les « pasteuriens » (les fidèles…)
qui l’emportèrent : Pasteur est toujours, dans les manuels scolaires, présenté
comme une sorte de saint laïc. C’est d’ailleurs, parmi les écoliers, le person-
nage le plus réputé. Ce culte s’appuie aussi sur des symboles tangibles : buste
à l’entrée de l’Institut, tombeau dans la crypte, tableaux représentant l’épopée
de la découverte du vaccin. Tous les 28 septembre (jour du décès de Pasteur)
a lieu un rite de commémoration au sein même de la crypte de l’Institut.
Cette foi en Pasteur et ce sacré qui œuvre dans l’Institut ont une double
fonction, générale et pragmatique : promouvoir la Science d’un côté et, de
l’autre, donner une continuité à l’institution en conservant son statut juri-
dique premier et extraordinaire (qui lui permet d’être en même temps un
lieu d’enseignement, un centre de recherches et une institution de soins) en
dépit des transformations économiques, sociales, politiques et scientifiques
qui sont survenues depuis sa création. D’une certaine manière, en ce lieu, la
production du savoir s’est mise à l’abri du monde extérieur et des aléas du
temps par l’action de la foi en la figure sacrée du fondateur.
où, d’emblée, il la classe du côté des sciences, même si, pour lui, elle reste
entièrement explicable par ce que l’on appellerait aujourd’hui la psychologie.
C’est que la magie, comme la science, a ses instruments, ses méthodes et
ses projets. Son instrument principal est ce qu’Ibn Khaldûn nomme l’âme
du magicien : c’est d’elle que dépend non seulement l’efficacité de la magie
mais encore ses moyens d’application. Selon la « qualité » de son âme, il est
possible au magicien (et on remarque qu’il n’est jamais fait usage du lexique
de la croyance) d’influer sur les êtres de différentes manières. Excepté pour la
dernière catégorie (celle de la « fantasmagorie »), il n’est jamais discuté de la
réalité des pouvoirs magiques : ce sont des connaissances en tant que telles,
il s’agit donc de comprendre leur mécanisme et ce qu’elles reflètent d’une
intelligence du monde.
Mais Ibn Khaldûn, comme souvent, reste une exception même si d’autres
savants après lui ont pu proposer des approches tout aussi audacieuses que
la sienne. C’est par exemple le cas de Pic de la Mirandole qui voyait dans la
magie une « somme de la sagesse naturelle » ce que l’on retrouve d’une façon
plus générale dans l’hermétisme de la Renaissance qui contribuait à mêler
science, magie et religion dans des systèmes (tels les théâtres de mémoire,
ceux de Giulio Camillo ou Robert Fludd notamment) d’un très haut niveau de
complexité1. Mais là n’est pas l’attitude commune. On a eu l’occasion d’évo-
quer le traitement réservé aux superstitions plus haut. Même au XIXe siècle
où le champ du savoir se rend plus poreux aux formes de connaissances dites
« populaires », la magie reste confinée aux strates jugées les plus inférieures
de l’humanité. Ce n’est presque pas un mode de connaissance, c’est plutôt un
style de vie. Ce sera la ligne de conduite adoptée par le positivisme et l’évolu-
tionnisme à sa suite. Cette ligne peut se résumer dans l’enchaînement magie/
religion/science qui est la conception de James Frazer concernant l’évolution
de la pensée humaine. La distinction proposée entre ces niveaux est la sui-
vante :
– la magie consiste en « une quête individuelle que le groupe détourne à son
profit pour bénéficier de la captation des forces occultes » ;
– la religion, au contraire, est une création collective et a donc une fonction
d’intégration ;
– la science, à l’opposé de la magie et de la religion qui échappent à la véri-
fication par l’expérience, est constituée de savoirs empiriquement véri-
fiables.
Cette thèse, que l’on peut qualifier d’intellectualiste, réduit la magie à une
pseudoscience car elle met au point tout un enchaînement causal qui ne se
soucie absolument pas de vérifications expérimentales. La nouveauté, celle
[…] Si éloignés que nous pensons être de la magie, nous en sommes encore mal
dégagés. Par exemple, les idées de chance et de malchance, de quintessence,
qui nous sont encore familières, sont bien proches de l’idée de la magie elle-
même. Ni les techniques, ni les sciences, ni même les principes directeurs de
notre raison ne sont encore lavés de leur tache originelle. Il n’est pas téméraire
de penser que, pour une bonne part, tout ce que les notions de force, de cause,
de fin, de substance ont encore de non positif, de mystique et de poétique, tient
aux vieilles habitudes d’esprit dont est née la magie et dont l’esprit humain est
long à se défaire.
Marcel Mauss, 1950, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, p. 134-137.
1. L’on renvoie une fois de plus à P. Sanchez (2007) pour l’exposé détaillé de ces mutations.
2. B. Malinowski 1925 ; C. Kluckhohn 1996 [1944] ; R. Fortune 1972 [1932].
3. P. Sanchez 2007, p. 182.
52 ! Anthropologie des savoirs
pression peut avoir un effet sur le corps d’un individu. Toute la question n’est
pas de savoir si ça fonctionne, mais pourquoi ça fonctionne. Lévi-Strauss éli-
mine d’emblée le problème du charlatanisme, puisqu’il prend pour exemple
un Indien sceptique qui se fait initier à la magie pour en montrer la faus-
seté, et qui finit par pratiquer la magie qu’on lui a enseignée en étant certain
qu’elle est meilleure que d’autres types de magie. Il n’y a donc pas au départ
un charlatan qui tente de faire croire à la société l’efficacité de sa magie, mais
un ensemble de croyances diffuses sur la magie, partagées au même niveau
par le futur sorcier et par le reste de la société. Ce qu’il s’agit de comprendre,
c’est comment cette vague croyance à la magie, cet ensemble diffus de senti-
ments collectifs, peut devenir une véritable expérience. En fait, dans l’activité
magique sont mises ainsi en rapport, sous le regard de la société, une pure
activité, le sorcier, et une pure passivité, le malade, c’est-à-dire d’un côté un
trop-plein d’énergie et de l’autre un trop peu d’énergie. Cette opposition ren-
voie pour Lévi-Strauss à l’opposition originelle entre l’homme et sa pensée
qui sont actifs (c’est une sorte de volonté de savoir si l’on veut) et le monde
dans lequel il vit qu’il faut interpréter (que signifie cette pierre à cet endroit ?
et ce soleil qui apparaît et disparaît ?). Le magicien rejoue donc sous le regard
de la société la scène primitive de la rencontre de l’homme avec le monde,
dans laquelle l’homme éprouve un trop-plein de signifiants qu’il doit épuiser
en cherchant les signifiés qui leur correspondent dans le monde.
une efficacité sur l’organisme du malade ? C’est à cette question que répond
Lévi-Strauss par la notion d’efficacité symbolique1.
Résumons brièvement la démonstration qu’il en fait. Lévi-Strauss prend
appui sur le récit d’une cure chamanique chez les Cuna du Panama concer-
nant les accouchements difficiles. Comment cela se déroule-t-il ? Le chaman
se présente, à la demande de la malade et de la sage-femme, et se met à
réciter à une longue incantation (qui occupe 18 pages de retranscription) qui
raconte les péripéties du chaman qui entreprend un voyage pour aller récu-
pérer le purba (l’âme) de la malade dans le séjour de Muu, la puissance qui
préside à la formation des fœtus, parce qu’elle a abusé de son pouvoir et s’est
emparée de la purba de la malade. Le chaman raconte donc, dans les détails,
cette quête. Et Lévi-Strauss montre que le parcours raconté correspond à un
parcours dans le corps de la femme qui peut dès lors mettre des noms sur
des douleurs et les rendre dès lors compréhensibles. « La cure consisterait
donc à rendre pensable une situation donnée d’abord en termes affectifs […].
Le chaman fournit à sa malade un langage, dans lequel peuvent s’exprimer
immédiatement des états informulés, et autrement informulables. Et c’est le
passage à cette expression verbale […] qui provoque le déblocage du pro-
cessus physiologique2. » On notera avec intérêt que la magie de ces guérisons
par le biais de mises en récit de l’origine du mal, outre la proximité qu’elle
entretient avec la cure psychanalytique et que C. Lévi-Strauss soulignait déjà,
connaît actuellement un nouveau souffle dans nos pays de savoir, particu-
lièrement aux États-Unis. Dans plusieurs États, les hôpitaux ont adopté la
pratique de la narrative medicine qui consiste à faire entendre et/ou produire
par les patients des récits. En effet, il semble que ces performances narratives
contribuent de façon non négligeable au bien-être, voire à la guérison dans
certains cas, des personnes3.
Qu’il s’agisse de la cure chamanique ou de la narrative medicine, la logique
est la même. Dans un cas comme dans l’autre, le symbolique joue le rôle d’in-
termédiaire entre l’affectif et l’intellectuel, entre des affections sur le corps
inacceptables et un discours rendu cohérent par l’intermédiaire du roman,
du mythe, de symboles (esprits, monstres, personnages, etc.). Dire que la
magie est symbolique, ce n’est donc pas nier son efficacité, c’est au contraire
expliquer son efficacité sans recourir à l’hypothèse d’un psychisme agissant
directement sur l’organisme : c’est intercaler entre le psychisme du magicien
et le corps qu’il guérit l’ensemble des structures (sociales, linguistiques, cos-
mologiques, en un mot symboliques) que cette relation met en jeu.
On voit donc que chez Lévi-Strauss la magie est, une fois encore, plus
proche de la science que de la religion, car elle est une façon de structurer
le monde qui a la même dignité et la même nature que la science moderne.
C’est pourquoi, d’une certaine façon, on retrouve chez lui l’ancien triptyque
magie/religion/science. Mais en rapprochant la magie de la science, et non de
la religion, Lévi-Strauss fait plus qu’inverser les termes de la composition des
évolutionnistes. Il en fait, dans La Pensée sauvage, une critique extrêmement
sévère qui est comme l’acte fondateur de l’anthropologie moderne des savoirs.
1. Ces personnages ont connu un certain renouveau dans les années 1970-1980 à la faveur de la
mode de la parapsychologie. Un cas est développé dans G. Charuty 1990.
Limites non-frontières des savoirs " 57
Ce rôle dévolu à la magie par De Martino rejoint celui que, une vingtaine
d’années plus tard, Jeanne Favret-Saada fait jouer à la sorcellerie à partir de
l’enquête qu’elle a menée dans les années 1970 au sein du bocage normand1.
Mais il s’agit ici d’une sorcellerie paradoxale, car en l’absence du personnage
du sorcier. Plus précisément, Jeanne Favret-Saada dit ne prendre connais-
sance de cette sorcellerie que par l’existence d’individus ensorcelés et de per-
sonnages chargés de les désenvoûter, les « désorceleurs » : « Le discours des
ensorcelés est le seul qui ait cours sur la sorcellerie […] puisque les sorciers,
ne se reconnaissant jamais comme tels, n’occupent aucune place d’énoncia-
tion2. » Comment cela fonctionne-t-il ? Un paysan, sur lequel s’abat de façon
concomitante et avec un certain acharnement une série de malheurs (maladie,
mauvaise récolte, épidémie sur le troupeau, discorde familiale…) que la
science habituelle ne parvient pas expliquer (en tout cas, elle ne peut expli-
quer la proximité de leur surgissement), en vient à s’estimer ensorcelé (idée
qui reste d’une certaine façon dans l’expression ordinaire « être maudit »3). Il
fait alors appel au désorceleur chargé, par son discours, de nommer la cause
(l’individu désigné est souvent un voisin) afin de débloquer la situation4. La
sorcellerie consiste fondamentalement en une parole (dénoncer, nommer,
accuser, etc.), dans un jeu d’énonciation à l’intérieur duquel il faut être pour le
saisir véritablement. L’ethnologue le comprend : « Faut êt’ pris pour y croire »
lui dit-on5. Il lui faudra donc se laisser « prendre », abandonner une certaine
distance et se considérer elle-même comme « ensorcelée », avant de devenir
une « désorceleuse ».
Offrant, quand la science moderne n’y parvient pas, de quoi réguler la vie
sociale, la (dé)sorcellerie se présente ici comme un savoir dans sa fonction
essentielle : faire vivre en bonne intelligence l’homme dans son environne-
ment social et naturel. L’apport particulier de J. Favret-Saada consiste dans
le fait de ne pas considérer que la sorcellerie signifie en elle-même ou qu’elle
occupe un champ autonome de la vie, mais au contraire qu’elle n’a de légiti-
mité et de sens que si elle est resituée dans le champ des relations sociales qui
la font signifier.
1. J. Favret-Saada 1977.
2. Ibid., p. 214.
3. Cette réaction qu’est « l’interprétation mystique des malheurs » se retrouve dans de nom-
breuses sociétés et avait fait antérieurement l’objet d’une analyse par L. Lévy-Bruhl 2010 [1922],
p. 389-447.
4. J. Favret-Saada 1977, p. 190.
5. Ibid., p. 35.
58 ! Anthropologie des savoirs
D’où la nécessité de plus en plus impérieuse d’un examen de ce qui est long-
temps apparu comme l’autre de la raison, à savoir la folie. Deux auteurs me
paraissent ici mériter notre attention.
Jean-Pierre Vernant, anthropologue et helléniste, s’est intéressé notam-
ment aux systèmes de pensée de la Grèce antique. Dans un article analysant
une tragédie d’Euripide1, les Bacchantes, il se penche en détail sur deux des
principaux protagonistes de la pièce : Dionysos, le dieu de la sauvagerie et
de la déraison qui a dû fuir étant jeune la colère du roi Lycurgue et, après un
long périple, est revenu en Grèce ; et Penthée, son cousin humain qui est, au
moment du retour du dieu, roi de Thèbes. Dionysos revient pour se venger
de sa famille qui ne reconnaît pas sa divinité. Il arrive déguisé en prêtre asia-
tique, efféminé, accompagné de femmes qui manifestent tous les aspects de
la folie. Mieux, il rend, à son passage dans la ville, toutes les femmes de la cité
folles et les conduit dans la nature sauvage, y compris la mère de Penthée. Ce
dernier, modèle du Grec droit et civilisé, de l’homme « politique », élève sa
voix contre Dionysos mais ne peut qu’accepter la proposition qu’il lui fait :
l’accompagner observer ces femmes dans la nature car il lui faut savoir plutôt
qu’ignorer. Ce lui sera fatal : les femmes découvrent le voyeur et le démem-
brent. Sa propre mère s’empare de sa tête et la fiche au bout d’une pique.
Que révèle ce conflit entre Penthée et Dionysos ? Il est, à un premier degré,
la mise en scène dramatique, nous dit J.-P. Vernant, de l’opposition entre deux
attitudes contraires : d’une part, le rationalisme des sophistes, l’intelligence
technicienne, la maîtrise rhétorique (Penthée) ; d’autre part, les pulsions irra-
tionnelles, la folie sauvage. Mais en réalité les choses sont plus complexes
car, à y regarder de près, plutôt qu’une opposition simple, l’on se trouve en
face de deux mondes qui s’affrontent, celui de Penthée et celui de Dionysos,
et dans lesquels on trouve, à chaque fois, des formes particulières de raison
et de déraison. Les implications de cette observation sont très importantes.
Cela signifie qu’il existe une folie du savoir humain et que révèle le monde de
Penthée (son désir fou de savoir qui va le conduire à la mort) ; ainsi qu’une
sagesse de la folie divine que désigne le monde de Dionysos. C’est à l’apologie
de cette dernière caractéristique que se livre Érasme dans son Éloge de la folie
(1509)2 d’une manière radicale en établissant l’existence de « sages-fous3 », en
affirmant que la Folie c’est le bon sens et que la science, finalement, n’est que
la torture de la raison4.
Ce brouillage des frontières invite à reconsidérer la notion même de savoir
puisque dans les cultures et les sociétés qui en ont établi la supériorité, dans
sur les organes respectifs. Savoir, c’est donc repérer les connexions entre les
éléments et ces connexions, pense-t-on à la Renaissance, sont signalées par
des similitudes. Le monde est un texte à déchiffrer ; et ce déchiffrement est le
savoir. Cette attitude, qui consiste à repérer des analogies, est très largement
partagée au sein de la diversité des cultures humaines et correspond à ce que
Frazer appelait la « sympathie » et dont un texte de J.L. Borges nous livre ci-
dessous plusieurs exemples.
Où l’on retrouve, par des biais similaires, les conclusions de Mauss dont
il n’est pas improbable que Borges ait eu connaissance même s’il n’en fait pas
mention dans son texte.
concevoir deux types d’approche : d’une part, une approche descriptive, eth-
nographique, qui dit tout d’une forme de savoir (ex. : la cosmologie aztèque,
la bibliothèque d’Alexandrie, les rites d’initiation bwete du Gabon, etc.) ; de
l’autre, une approche plus globale qui se donne pour mission d’effectuer, dans
des cultures données, des typologies du savoir.
C’est avec cette dernière approche, qui permettra d’en finir avec la ques-
tion des limites du savoir, que s’achèvera ce premier chapitre.
Les typologies des savoirs, on s’en doute, sont nombreuses. Non nécessai-
rement concurrentes, elles offrent des points de vue distincts sur le monde
des savoirs. Il va de soi qu’aucune d’elles n’est absolue, ni ne renvoie à des
classes « naturelles » du savoir. Simplement, elles offrent à l’ethnologue la
possibilité d’organiser ces différentes logiques de mise en ordre.
Le premier partage interne que l’on peut opérer, depuis C. Lévi-Strauss,
sépare la pensée symbolique (ou « sauvage ») de la pensée scientifique.
Insistons encore sur ce point : séparation ne veut dire ni hiérarchie ni équi-
valence, mais simplement voisinage dans un même monde, celui des savoirs.
Qu’est-ce qui les différencie ? Le fait que la pensée symbolique ne se laisse
pas soumettre à des réfutations d’ordre empirique, alors que la pensée scien-
tifique, oui. Pour cette dernière, par exemple, si l’on venait à démontrer par
l’expérience l’erreur d’une connaissance (un ver ne coasse pas), alors celle-ci
s’abolirait et serait remplacée par une nouvelle proposition. Dans le cas de
la pensée symbolique, la démonstration empirique de « l’erreur » ne suffit
pas à supprimer le savoir en question. Ce dernier trouve toujours un moyen
de s’y soustraire et de se protéger dans l’invérifiable. Par exemple, Claudine
Vassas faisait observer qu’en Languedoc on distingue deux espèces d’escar-
gots : l’escargot et l’« escargote »1. Cette distinction, que la science ne recon-
naît pas puisqu’elle déclare l’animal hermaphrodite, s’appuie néanmoins sur
de l’observable puisque l’on peut effectivement voir deux escargots s’accou-
pler. Mais, surtout, elle traduit les différents rapports qu’ont les hommes et
les femmes avec ces animaux, depuis les manières de la collecte jusqu’aux
modes de consommation. Dans la pensée symbolique, l’escargot et l’« escar-
gote » sont la métaphore de la division sexuée des relations que les humains
entretiennent avec cette espèce animale.
Un autre découpage, plus étroit et qui n’est pas exclusif du premier, s’ap-
puie sur ce qui a priori se présente comme des distinctions naturelles. Il
y aurait ainsi un savoir des plantes, un savoir des animaux, un savoir des
choses inertes (les pierres, les astres, etc.). Ce découpage, adossé à notre
propre savoir (distinguant l’animé et l’inanimé, le végétal et l’animal), est celui
1. C. Vassas 1982.
64 ! Anthropologie des savoirs
sur lequel se sont fondées et développées à partir des années 1960 les eth-
nosciences. Cela aboutit, si on recoupe cette typologie avec la première, au
tableau synthétique suivant :
Pensée scientifique Pensée symbolique
Zoologie Ethnozoologie
Botanique Ethnobotanique
Astronomie Météorologie, astrologie
Minéralogie, etc. Ethnominéralogie, etc.
1. E. Bielawski 1996.
2. Ibid., p. 220-221.
Limites non-frontières des savoirs " 65
Deux textes pour « suivre » les limites non frontières des savoirs
DELBOS, Geneviève, 1993, « Eux ils croient… Nous on sait », Ethnologie française,
vol. XXIII, n° 3, p. 367-383.
LÉVI-STRAUSS, Claude, 1958a [1949], « Le sorcier et sa magie », dans Anthropologie
structurale, Paris, Plon/Pocket, p. 191-212.
1. C. Ginzburg 1980.
Chapitre 2
La constitution
de l’anthropologie
des savoirs
Introduction
Le chapitre précédent a servi à poser quelques jalons permettant de remettre
en question les frontières que l’on pose a priori autour de la notion de savoir.
En reprenant quelques éléments de ce dossier et en y plaçant les articula-
tions chronologiques qui lui manquent, l’on va s’attacher à présent à retracer
les étapes qui ont permis aux savoirs de devenir un objet anthropologique
à la fin du XIXe siècle. Puis, l’on établira la façon dont cet objet est profon-
dément repensé au milieu du XXe siècle par l’anthropologie américaine et
le structuralisme. Enfin, l’on présentera rapidement l’intérêt renouvelé en
France à partir de 1970 pour les savoirs, populaires d’abord, savants dans les
années 1990, pour achever ce parcours par l’état actuel de la recherche en ce
domaine.
Il est important d’avoir à l’esprit, tout au long des pages qui vont suivre,
que l’anthropologie des savoirs ne constitue pas et ne peut pas constituer
un champ bien distinct de la discipline comme peuvent l’être, par exemple,
l’anthropologie économique, l’anthropologie politique ou l’anthropologie
de la parenté (cf. Avant-propos). L’anthropologie des savoirs, en tant qu’elle
interroge les rapports intellectuels et cognitifs entre l’homme et son envi-
ronnement social, naturel et surnaturel, se trouve à la croisée des domaines
qui traditionnellement se partagent le territoire de l’anthropologie. Elle
rejoint ainsi l’anthropologie du religieux, l’anthropologie linguistique, l’an-
thropologie des techniques, l’anthropologie de la nature, etc. Cette absence,
qui contraste avec l’usage permanent qui est fait des savoirs, à quelque titre
que ce soit, s’explique par la largeur du spectre de cette anthropologie qui
68 ! Anthropologie des savoirs
Balbutiements de l’anthropologie
des savoirs I : les « sagesses » populaires
et exotiques (XVIe-XIXe siècle)
L’on a pris l’habitude, dans les sciences humaines, de décider d’un acte de
naissance (un auteur, un cercle d’auteurs, un livre, un texte, un geste, un
mot…) d’une discipline afin de constituer son histoire. De ce fait, toutes les
prémisses, tout ce qui a pu préparer, même de façon lointaine, cet accou-
La constitution de l’anthropologie des savoirs " 69
chement sont relégués dans les strates d’une préhistoire que l’on veut plus
ou moins ordonnée, plus ou moins orientée vers l’acte de naissance. Ici, si
l’on voulait absolument décider d’un acte fondateur, il faudrait le situer vers
le milieu du XXe siècle, au moment de l’élaboration de la Pensée sauvage. On
y reviendra. Néanmoins, les savoirs ont fait l’objet d’un questionnement de
la part des sciences humaines, et de la part de l’anthropologie notamment,
bien avant puisque, c’est désormais entendu, l’anthropologie des savoirs est
intimement liée au projet anthropologique général. De ce fait, son histoire
se lit dans celle de la discipline tout entière. Il ne s’agira bien évidemment
pas ici de retracer l’ensemble de la constitution de la pensée ethnologique,
ne serait-ce que parce que les différentes théories et les différents courants
ont un apport très inégal vis-à-vis de la mise au point des savoirs comme
objet anthropologique. Simplement, l’on voudrait établir, d’une façon rapide
et nécessairement lacunaire, les conditions d’émergence de cet objet ou, à
tout le moins, de cet intérêt.
1. Je m’appuie ici sur des travaux, en cours, de Daniel Fabre. Une version synthétique de ses
propositions est disponible en ligne, sur le site du CNRS, dans le recueil de synthèses de l’action
concertée « Histoire des savoirs » (2003-2007) sous le titre « Les savoirs des différences. Histoire
et sciences des mœurs en Europe (XVIIIe-XXe siècles) » (p. 65-68). http ://www.cnrs.fr/prg/PIR/pro-
grammes-termines/histsavoirs/synth2003-2007Histoiredessavoirs.pdf.
70 ! Anthropologie des savoirs
travail » dans la mesure où son efficacité est tout à fait comparable dans la
pensée symbolique à celle de l’activité de chasse ou de récolte ;
2. que le souci de la subsistance n’entraîne pas nécessairement une applica-
tion à constituer des réserves, à s’engager dans un processus de thésauri-
sation ou de constitution d’un capital. L’on peut aussi, et c’est le choix de
plusieurs sociétés, ne produire que ce qui est strictement nécessaire afin
de pouvoir livrer le reste de son temps à l’exercice d’autres activités tout
aussi nécessaires1.
Aussi, la première condition qui a donc pu permettre aux savoirs popu-
laires de devenir véritablement un objet d’étude réside alors dans une double
rupture qui surviendra au XVIIIe siècle et qui est en grande partie liée à la
naissance des sciences de l’homme en général. D’une part, il s’agit de ne plus
considérer le savoir des Autres (qu’il s’agisse de l’« exotique » ou du « popu-
laire ») dans une totale extériorité mais d’y accorder une certaine logique, d’y
trouver des raisons même si celles-ci échappent à la Raison (occidentale).
D’autre part, et c’est la conséquence de ce changement de perspective, cela
signifie de passer du singulier du savoir au pluriel des savoirs.
Ces bouleversements, qui sont longs à se mettre en place faut-il le préciser,
sont le fait, en grande partie, de l’évolution des rapports, entre le XVIIe et le
XIXe siècle, qui existent entre les élites intellectuelles et la culture populaire.
Ces rapports connaissent une rupture autour de 1750 d’après Jacques Revel2.
Jusque-là, les intellectuels qui parlent du « savoir » populaire sont des profes-
sionnels (théologiens, médecins, etc.) qui exercent un discours d’autorité sur
leur domaine et qui impriment donc les normes et les catégories du savoir
sur ce qu’ils observent, ou plutôt, sur ce qu’on leur rapporte. Lentement,
et plus on s’avance vers 1750, ces discours vont se déprofessionnaliser : ils
sont de moins en moins le fait d’« autorités », et de plus en plus celui du sens
commun, du « bon sens ». Tout homme « raisonnable » peut produire un dis-
cours sur le populaire car il estime avoir suffisamment de distance avec lui. Il
n’est pas nécessaire d’être médecin pour décrire, et dénoncer, la « médecine »
populaire, il suffit d’être un « honnête homme » comme on disait alors.
À partir de 1750, le mouvement s’inverse. Les discours sur les pratiques
populaires vont progressivement se reprofessionnaliser, mais ce n’est pas un
retour au point de départ. Entre-temps, l’objet d’étude s’est précisé, les pro-
cédures de travail et d’observation, avec leurs règles, se sont mises en place,
posant les jalons d’une discipline à naître dans ce XVIIIe siècle finissant : l’an-
thropologie, avec la création, en 1799 par J.M. de Gérando, ecclésiastique
de formation puis militaire, de « la première société anthropologique du
1. Sur l’enquête et son apport ethnologique, cf. D. Julia, M. de Certeau, J. Revel 1975.
74 ! Anthropologie des savoirs
la différence », y compris dans l’usage des temps (Lorraine, B.N. 25). Avec ses
termes ajustés à des choses et des actions distinctes, on a une « pensée sauvage »
conforme au canon de la linguistique éclairée, qui fait la chasse aux synonymes.
Le patois obéit ici au principe que Bernadau rappelle en citant Du Marsais : « Il
n’y a point deux mots synonymes, autrement il y aurait deux langues dans une »
(Bordeaux, G. 138). Signe test des endroits où se trouvent, au lieu de mixtes, des
fragments de langue naturelle.
Dominique Julia, Michel de Certeau, Jacques Revel, 1975, « L’ethnographie de la
langue : l’enquête de Grégoire sur les patois », Annales ESC, vol. 30, n° 1, p. 13-14.
Un savoir inconsistant
Enfin le savoir qui circule dans les campagnes se voit disqualifier de la même
manière implicite. Il n’est pas justiciable, en effet, de la distinction critique du vrai
et du faux. Acquis de nature (c’est, par exemple, le cas du « goût du merveilleux »
dont on fait un attribut spécifiquement populaire), appris par héritage ou par
mimétisme, forcé dans des esprits soumis par le dressage ou la terreur (ainsi de
l’enseignement de l’Église), entretenu par la routine, il se situe en deçà de tout
jugement, à plus forte raison de toute spéculation intellectuelle. C’est un donné
inconsistant. La plupart des correspondants dénoncent en lui le préjugé ou la sot-
tise. Dans son rapport à la Convention, Grégoire lui-même veut bien y voir percer
« à travers l’enveloppe de l’ignorance… le sentiment naïf » ; mais c’est le moyen
le plus sûr de lui dénier tout rapport à la connaissance. Pour ses informateurs,
il s’agit plutôt d’un système de l’erreur, qui non seulement véhicule d’archaïques
enfantillages, des contes et des rêves, mais rend encore impossible l’acquisition
d’aucune vérité : « les lumières que l’on acquiert sans principes portent souvent à
faux et deviennent une lueur funeste qui conduit toujours dans le précipice ».
Dominique Julia, Michel de Certeau, Jacques Revel, 1975, « L’ethnographie de la
langue : l’enquête de Grégoire sur les patois », Annales ESC, vol. 30, n° 1, p. 20-21.
On accède, par la langue, à un savoir qui n’en est pas un. Il est un « sys-
tème de l’erreur » que la naïveté et la pesanteur des archaïsmes entretiennent.
La constitution de l’anthropologie des savoirs " 75
Dans la mesure où l’enquête de Grégoire a une visée politique, l’on n’est guère
surpris d’y voir percer des jugements de valeur qui condamnent moralement
même s’ils ne pénalisent plus.
Un pas sera franchi, vers une approche tout aussi circonstanciée mais
davantage objective des sagesses populaires, avec le questionnaire de l’Aca-
démie celtique déjà brièvement évoqué. Les savoirs (et non plus la langue, et
non plus la volonté d’unification) sont ici la finalité de l’enquête. La rubrique
4 du questionnaire, la plus importante quant au nombre des questions, est
toute consacrée aux jeux, aux contes, aux saints, aux sorciers, à la méde-
cine populaire. Les trois autres invitent à réfléchir sur le temps et l’espace :
la rubrique 1 sur le calendrier de l’année et son découpage populaire ; la
rubrique 2 sur le calendrier biographique (les fameux « âges de la vie ») ; la
rubrique 3 sur les « monuments » (les tombes, les églises, les ponts, etc. et
toutes les pratiques qui s’y rapportent).
Annonçant l’ensemble des questionnaires ethnographiques qui seront
appliqués jusque dans les années 1930, celui de l’Académie celtique fait œuvre
d’anticipation sur un autre plan. Dans les commentaires des enquêteurs, on
voit percer une autre époque, un autre paradigme dans l’approche et l’in-
térêt pour les savoirs. Progressivement, et sous l’influence des théories trans-
formistes de Lamarck et des avancées de la préhistoire naissante, la volonté
de normalisation, la conception même d’un « système de l’erreur » s’effacent
pour laisser la place à un regard neuf qui voit dans ces sagesses les restes
d’une première humanité. Comme le rapporte Pierre-Martin de Caila, celui
qui s’est occupé de recueillir les réponses des habitants des Landes, en décri-
vant les veillées de maisonnées landaises : « J’ai assisté à une de ces soirées
qui rappellent le premier âge du monde1. » L’Autre cesse là d’être le marginal,
celui qui se soustrait à la loi (comme le faisaient les paysans de Grégoire en ne
comprenant pas les décrets nationaux), pour devenir l’ancêtre, le survivant.
Et c’est, chronologiquement mais surtout logiquement, qu’il faut insérer
ici toute l’œuvre des folkloristes dont les ambitions, variables de l’un à l’autre,
ancrent l’étude ethnologique des « survivances » qui prennent une place de
plus en plus importante, et se situent à l’articulation des deux « temps ».
Pour le domaine français, quatre noms peuvent être retenus : ceux de Paul
Sébillot, Eugène Rolland, Pierre Saintyves et Arnold Van Gennep.
• Paul Sébillot (1843-1918), fondateur de la Revue des traditions populaires
(1886), a contribué à l’établissement de plusieurs recueils de contes et
légendes populaires notamment sur la Bretagne, l’Auvergne, etc., ainsi
que sur les traditions liées aux métiers. Son travail de folkloriste aboutit,
mique alors disparue. Et dans la lettre qui l’évoque, il est fait le récit de sa vie,
qui est comme la description de l’ensemble d’une culture par le dernier de ses
représentants. Cette exacte correspondance entre une singularité (un indi-
vidu) et une généralité (une culture) produit un « individu-monde » dont D.
Fabre a récemment montré l’importance quant à l’archéologie de la discipline
anthropologique1.
Ce concept d’individu-monde est important car il permet de décrire
les modalités de l’intérêt nouveau pour les savoirs. Cet individu, ces petits
groupes qui détiennent ces savoirs précieux ne sont plus à dénicher dans le
sens où, marginaux conscients, ils cherchent à échapper à la culture domi-
nante. Tout au contraire, ils sont comme dans l’attente (inconsciente le plus
souvent) d’une situation de transmission que l’arrivée du savant permet enfin
de réaliser. De plus, le monde de ce « dernier » représentant est un monde
invisible. C’est un monde qui se soustrait à l’observation et qui n’est plus là :
il n’existe plus que par la parole de ceux qui s’en souviennent et, parfois, par
quelques pratiques, à tel point déconnectées de la réalité du monde environ-
nant qu’elles renvoient davantage à la disparition du monde qui les a vu naître
qu’à l’acharnement de sa présence.
Cette attitude nouvelle vis-à-vis du savoir sera celle des collecteurs de tra-
ditions populaires, celle des expéditions scientifiques du XIXe siècle. Parmi
les collecteurs en quête de cet homme premier (en quête de cet « esprit gau-
lois » comme on disait alors en France), on retiendra, précurseur paradoxal,
celui de James Macpherson. Poète écossais du XVIIIe siècle, il prétendait avoir
recueilli des chants populaires millénaires qu’il a alors publiés sous le pseudo-
nyme d’un barde du IIIe siècle : Ossian. La poésie « ossianique » connut alors
un succès dans l’ensemble de l’Europe, admirée tant par les Lumières que par
les Romantiques. Bien que des soupçons furent tôt formulés sur l’authenticité
de cette poésie, ce ne fut que bien plus tard que la supercherie fut véritable-
ment découverte : Macpherson était Ossian ; la poésie éditée était la sienne.
Il reste que le succès de son œuvre traduit bien l’engouement pour les
« antiquités » et les savoirs en voie de disparition. En Allemagne notamment,
les travaux de recueil de la pensée populaire avaient pris une ampleur long-
temps sans égale à partir des recherches de Herder et des frères Grimm. En
France, des personnages comme Théodore Hersart de La Villemarqué ou
François-Marie Luzel pour la Bretagne, Jérôme Bujeaud pour l’Angoumois
et la Saintonge, Dulaure et Bladé pour les Pyrénées attestent ce souci de
renouer avec des savoirs premiers. Au tournant des XIXe et XXe siècles, sur
le plan international, l’immense catalogue des contes établi par Antti Aarne
et Stith Thompson (The Types of the Folktale, 1927), classés selon leur type,
1. Je simplifie à l’extrême le propos développé dans D. Fabre 2008. Pour Aphéridon, cf. notam-
ment p. 275-280.
78 ! Anthropologie des savoirs
leur sujet et avec le maximum de leurs variantes, offre le plus bel exemple
de ce traitement nouveau des savoirs. Considérés comme des objets dont
le support essentiel est la parole, ils sont, comme la langue (la linguistique
connaît de façon significative un développement important à ce moment),
justiciables d’un lexique (c’est le recueil de toutes les variantes, de tous les
contes) et d’une grammaire (c’est le classement par type, par repérage de per-
sonnages, d’actions ou de motifs récurrents, etc.).
Balbutiements de l’anthropologie
des savoirs II : la fin de la vision positive
des savoirs (début du XXe siècle)
Les intentions, politiques ou intellectuelles, à l’égard des savoirs que l’on a
examinées jusqu’à présent relèvent toutes, nonobstant des différences parfois
importantes, d’un même esprit, l’esprit « positif ». L’esprit positif (c’est le sens
philosophique du terme qui est ici utilisé) est celui qui conduit à la descrip-
tion d’une réalité avec en arrière-plan, de façon plus ou moins consciente,
la comparaison avec son idéal. Exemple-type en anthropologie, l’évolution-
nisme : les sociétés primitives sont décrites selon les catégories de leur idéal
supposé, c’est-à-dire de leur horizon, à savoir la civilisation occidentale. Cet
esprit « positif » en sciences humaines mène logiquement à considérer que la
finalité de ce type de sciences (sociologie, ethnologie, histoire, etc.) consiste
en la description la plus détaillée des réalités humaines et sociales : les pra-
tiques, les actes, les langues, les monuments, etc. tout ce que l’on appelait
alors les « institutions ». D’où la mode des enquêtes, des recueils, des com-
pilations. Ce type d’approche est particulièrement bien adapté à l’esprit du
XIXe siècle, le siècle du Fait selon l’expression de Roland Barthes.
Pour les savoirs, cette vision positive se manifeste dans l’obstination à
penser :
1. que tous les savoirs humains partagent les mêmes catégories, parce que
partout et tout le temps la réalité et ses ruptures sont constantes. Mais,
80 ! Anthropologie des savoirs
par imposer la rationalité aux indigènes ce qui est à terme aussi délétère que
de les considérer entièrement soumis à l’ordre magique1.
1. Ibid., p. 52.
82 ! Anthropologie des savoirs
1. Pour un impact de ce constat dans les sciences humaines, cf. E. Castelli Gattinara 1998.
2. G. Bachelard 1938, chap. 1.
La constitution de l’anthropologie des savoirs " 83
poirs, d’affects. Wittgenstein l’avait souligné dans un mot resté célèbre : « Des
hommes ont jugé qu’un roi pouvait faire de la pluie ; nous disons que cela
contredit toute expérience. Aujourd’hui, on juge que l’avion, la radio, etc., sont
des moyens pour le rapprochement des peuples et la diffusion des cultures1. »
Cela rejoint une autre croyance scientifique, celle qui consiste à penser
que les énoncés de science sont des absolus qui s’élaborent en dehors du tout
contexte idéologique ou matériel. Or, cela est désormais bien documenté
et nous aurons l’occasion d’y revenir lorsque nous traiterons plus avant du
problème de la scientificité, les conditions matérielles, sociales et culturelles
de la production du savoir sont d’une importance considérable. Cependant,
quand on utilise, comme le fait le fonctionnalisme de Malinowski, le modèle
« objectif » des sciences naturelles pour établir une analyse anthropologique
sur des sociétés autres, l’on ne prend pas en compte cette donnée du contexte
idéologique qui reviendrait à saper les fondements de l’analyse et à « inquiéter
la raison » (E. Castelli Gattinara).
1. Cela se montre particulièrement dans le chapitre qu’E. Evans-Pritchard consacre aux concepts
de temps et d’espace chez les Nuer ; E. Evans-Pritchard 1994 [1940], p. 117-164.
2. Pour une réévaluation de la rupture lévy-bruhlienne, lire P. Jorion 2009, p. 28-58.
3. M. Griaule 1949.
4. P. Mercier 1968, p. 974.
La constitution de l’anthropologie des savoirs " 85
puler. L’individu vit ce réel dans lequel il est imbriqué et qui fait partie de son
identité. Leenhardt remet en question ce qui semblait un acquis nécessaire à
toute étude sur les savoirs : l’existence d’un sujet connaissant.
Ainsi, selon Philippe Descola, pour accéder à une intellection véritable des
cultures autres, et notamment à leurs savoirs et représentations du monde, il
s’agit de se débarrasser du « naturel », brutalement imposé par les « besoins »
du fonctionnalisme, ou plus discret, mais peut-être plus sournois aussi, au
sein du culturalisme qui, pour élaborer ses « variations » culturelles, suppose
un paramètre inamovible à partir duquel « ça varie » et qui est le naturel.
La constitution de l’anthropologie des savoirs " 87
1. On utilise ici l’édition du texte réalisée pour le volume de la collection « La Pléiade » (2008)
regroupant plusieurs œuvres de Claude Lévi-Strauss. Pour La Pensée sauvage, cf. p. 553-872.
2. Ibid., p. 561.
3. Ibid., p. 568.
4. Ibid., p. 555.
5. E. Durkheim, M. Mauss 1903.
88 ! Anthropologie des savoirs
classement est supérieur au chaos1 ». Ces relations sont déterminées par des
cadres de la pensée2 qui les contraignent et qui, selon Lévi-Strauss, consis-
tent en une série de différences (comme dans une langue) qu’il simplifie en
ne considérant fondamentalement que des grandes oppositions binaires sen-
sibles : le haut et le bas ; le sec et l’humide ; le féminin et le masculin ; la nuit et
le jour ; la lune et le soleil ; etc.
À partir de ces oppositions, qui sont issues de la réalité au moins tout
autant qu’elles contribuent à la façonner, l’esprit élabore un certain nombre
d’opérations intellectuelles consistant à travailler ces relations et permettant
d’exprimer des notions plus complexes (comme des valeurs morales, des
règles sociales, etc.). Et, d’après Lévi-Strauss, ce travail, apparenté à du « bri-
colage », est visible dans une forme aboutie et complexe au sein des classifi-
cations et des taxinomies. Il existe cependant un lieu où ce bricolage s’expose
dans un état moins avancé, davantage en chantier pourrait-on dire, expéri-
mentant tous les recoins qu’offre la pensée. Ce lieu, c’est le mythe dont Lévi-
Strauss livrera les clés d’analyse dans la somme magistrale que forment les
quatre volumes des Mythologiques (1964, 1967, 1968, 1973).
Cette logique différentielle, à l’œuvre dans les mythes, relève d’une pensée
classificatoire qui, au bout du compte, fait de la réalité un système de signes.
La réalité, en tant que support et objet de savoir, n’est pas la somme décousue
de l’ensemble des données empiriques. Ce que l’on appelle le « réel » n’est
qu’un « appauvrissement » de cette totalité, appauvrissement nécessaire afin
de pouvoir y poser des distinctions qui sont un préalable à toute mise en ordre
du monde. Ce principe distinctif, Lévi-Strauss l’emprunte à la linguistique, et
en particulier à la phonologie américaine. Toute langue n’existe que par juxta-
position de sons qui ne forment un sens que pour autant qu’ils sont distincts
les uns des autres. Il en est de même pour tout langage, tout système de signes,
tout code qu’il s’agisse des mythes, mais aussi des codes vestimentaires (lire
Roland Barthes et son Système de la mode), des codes alimentaires, etc.
L’important, et c’est là qu’il est capital de maîtriser les savoirs d’au moins
quelques-uns de ces codes, est que ces codes sont traduisibles les uns dans
les autres, que l’un peut signifier l’autre. Ainsi, disposer dans un domaine du
lexique le plus complet possible (par exemple, l’ensemble du savoir sur les
plantes dans une culture donnée) offre la possibilité d’accéder à l’intelligence
1. Ceci est une image du système aranda. D’autres principes de division ont pu être formulés.
Celui-ci n’est ni le meilleur ni le plus récent : au moins a-t-il, dans sa simplicité, une vertu péda-
gogique.
2. J. Goody 1979 [1977], p. 35-60.
3. Ibid., p. 46.
90 ! Anthropologie des savoirs
pas dans l’esprit mais à l’extérieur, notamment dans les moyens de communi-
cation. Le passage à l’écriture est pour lui, on y reviendra, essentiel.
Mais c’est sans doute de l’étude d’avant-garde sur la perception des sons,
puis celles postérieures sur les couleurs, menées par F. Boas, le maître de
l’anthropologie américaine de la première moitié du XXe siècle, que s’est
développé, aux États-Unis, l’intérêt pour les classifications indigènes et pour
les distinctions qu’elles entretiennent, à partir des mêmes objets, avec nos
propres conceptions. Cette problématique s’esquisse d’une manière générale
à la fin du XIXe siècle : le terme « ethnobotanique » (première ethnoscience)
apparaît en 1895 sous la plume du botaniste Harshberger, puis inspire « l’eth-
nozoologie » chez Henderson et Harrington dans leur Ethnozoology of the
Tewa Indians (1914).
En France, la terminologie nouvelle ne fera école que bien plus tard, dans
les années 1950-1960 avec A.-G. Haudricourt, L. Hédin, A. Chevalier et L.
Michel. Elle bénéficie d’ailleurs d’un autre type d’ascendance comme l’ont
noté N. Revel et G. Sanga1. Le développement de l’intérêt pour les savoirs
indigènes provient d’une part des travaux menés par les folkloristes sur
les savoirs populaires, en particulier ceux d’E. Rolland ; et d’autre part, des
recherches conduites sur les classifications à partir de l’article de 1903 d’E.
Durkheim et M. Mauss.
Et c’est cet intérêt pour les classifications indigènes, découpées en premier
lieu en fonction de nos propres catégories de savoir, qui a constitué ce qu’on
a appelé dès lors les « ethnosciences » et dont Ward Goodenough a fourni,
parmi les premiers en 1956, le support théorique à partir de la linguistique2.
Le postulat de base est que la nature est largement une production de l’esprit,
qu’elle est sue avant d’être donnée. Il en est évidemment de même, mais cela
se comprenait plus aisément, pour la culture. Nature et culture varient donc
selon les « propriétés de l’esprit » qui les saisit, propriétés largement déter-
minées par la langue selon W. Goodenough d’une façon générale mais qui
peuvent également être modifiées par le contexte, la situation particulière
dans laquelle une personne peut se trouver. Un rite initiatique, l’imminence
d’un danger, un sentiment euphorique, etc. mettent la personne dans des dis-
positions bien différentes les unes des autres qui peuvent l’amener à saisir le
monde, à produire sur un même objet un savoir multiple. D’où l’importance
de l’attention qu’il faut prêter à ce que les membres de l’école de Palo Alto
(G. Bateson, M. Mead entre autres) ont appelé le « contexte situationnel3 ».
D’ailleurs, cette extrême variabilité de la saisie par l’esprit du monde a fait
dire à G. Bateson que finalement la conception du savoir comme décodage et
interprétation par l’esprit des informations ou des signes du monde environ-
1. Ibid., p. 7-8.
2. W. Goodenough 1956. En France, pour une ethnolinguistique, on se reportera aux travaux
pionniers de Louis Michel et Jean Séguy.
3. G. Bateson 1941. Le lecteur francophone pourra consulter G. Bateson 1977/1980 qui rassem-
blent ses principaux textes.
92 ! Anthropologie des savoirs
nant (et qui est globalement la position de C. Lévi-Strauss) devait être remise
en cause. En effet, il lui est apparu que s’il y avait bien une frontière entre le
cerveau d’un individu et le monde extérieur (qui le nierait ?), elle ne s’appli-
quait pas à l’esprit qui, loin d’appartenir exclusivement au « monde » du cer-
veau, devait plutôt être situé dans la relation qui se noue entre le cerveau et
le monde1. G. Bateson prend l’exemple de l’aveugle et de sa canne ; il est clair
que si l’esprit de l’aveugle était tout entier contenu dans son cerveau, l’on ne
saurait décrire vraiment son rapport intellectuel au monde puisque celui-ci
s’établit prioritairement par la main, par la canne.
Pour T. Ingold, qui a plus récemment remis sur le métier ces questions,
ces deux approches (celle de Lévi-Strauss et celle de Bateson) résument par-
faitement la manière dont il convient de distinguer les modes de savoir des
Occidentaux par rapport à de nombreuses sociétés exotiques, comme les
Ojibwa (qui vivent en Amérique du Nord, dans la région des Grands Lacs)
sur lesquels il prend particulièrement appui. En effet, tandis que de notre
point de vue le savoir est possible parce qu’il y a un sujet connaissant séparé
du monde des objets à saisir (ce qui permet une « science de la nature »), de
leur point de vue il y a du savoir précisément parce que le « sujet » fait partie
du monde qu’il veut connaître. Au lieu d’une science de la nature, l’on a donc
davantage affaire à une « poétique de l’habiter » dans ces sociétés2.
qui est tracée sur une surface. Mais le même mot (du moins sa traduction)
dans la culture japonaise (c’est le terme « haku »), évoque à la majorité de la
population tout ce qui peut être tracé : une langue, mais aussi une représen-
tation picturale, une musique, etc.
Aujourd’hui, sous l’impulsion de la psychologie cognitive et de la philo-
sophie de l’esprit, se forme le projet de constituer une architecture de l’es-
prit humain dont l’élément de base serait, selon l’expression de J. Fodor, le
« module », sorte de « noyau cognitif » filtrant l’ensemble du perçu pour lui
apporter une réponse tout à la fois culturelle et individuelle. La culture (et
son savoir) vient ainsi « habiller », de façon différente selon les sociétés, une
humanité commune qui serait contenue dans le « module ». Certains anthro-
pologues pensent, a contrario, que la diversité des réponses et des savoirs
culturels sur la mise en ordre du monde ne sont pas des habillages d’un même
module mais constituent des modules différents1. C’est qu’il faut bien garder
à l’esprit que le monde de l’anthropologie cognitive est largement pluriel et
qu’il existe de nombreux moyens de parvenir, comme l’écrit D. Sperber, à une
« théorie naturaliste de la culture »2.
Cette critique est à la fois interne et externe. Interne en ce sens qu’elle sape
de l’intérieur la recherche ethnoscientiste, pointant l’illusion d’un monde
ordonné à laquelle elle contribue par l’exposé même des classifications. Mais
elle est aussi externe car, et c’est sans doute le principal reproche, au fonde-
ment même des ethnosciences il existe ce postulat que la connaissance de la
nature est un champ autonome, souvent calqué sur le modèle occidental. Dès
les années 1970, cette critique était virulente, sous la plume de Jacques Barrau
par exemple : « Trop de cas montrent que, par exemple, on veut fausser un
système classificatoire populaire en le forçant plus ou moins consciemment
à entrer dans le cadre de la taxinomie scientifique quand celle-ci est connue
de l’enquêteur1. »
Ces insuffisances ont été dépassées de plusieurs manières par le biais de
trois nouvelles interrogations et d’une nouvelle attitude :
1. on questionne la diversité des critères d’appropriation du monde : l’étude
des noms de lieux, par exemple, permet d’appréhender les différentes
manières de découper l’espace ainsi que les critères utilisés, dans chaque
société, pour nommer les lieux (religieux, politique, topographique) ;
2. on questionne la diffusion et la transmission de ces savoirs qui ne sont pas
figés et peuvent parfois entrer en conflit : sont ainsi mis en avant l’intrica-
tion de la culture populaire et de la culture savante, le caractère « inventé »
des traditions, etc. ;
3. on questionne le rapport entre les manières de connaître le monde et les
moyens d’agir sur lui (cette interrogation est, bien entendu, en relation
avec le développement de l’ethnologie des techniques) ;
4. enfin, et c’est la nouvelle attitude, l’on se met à adopter une posture « micro-
ethnoscientiste ». Ainsi, l’on étudie une plante, un animal, une maladie
« sous toutes ses coutures », c’est-à-dire en relevant toutes ses occurrences
dans tous les champs (sociaux, symboliques, écologiques, techniques, etc.)
d’une culture donnée. Cela permet, comme le dit Christian Bromberger,
de leur donner une nouvelle « épaisseur sémantique ».
L’œuvre d’un Peter Dwyer, portant sur les rapports à la nature et sur les
« ethno-écologies » de plusieurs groupes de Papouasie-Nouvelle-Guinée,
atteste le renouvellement des démarches2. On y reviendra. De manière plus
générale, les ethnosciences ont puisé dans ces critiques les ressources d’une
nouvelle vigueur, tant en Europe qu’outre-Atlantique. Là-bas, la constitu-
tion récente d’une anthropology of knowledge semble promise à un avenir
doré3. Ici, les critiques ont conduit à de nouvelles approches conjoignant les
domaines du savoir et de la technique avec les méthodes de l’anthropologie
cognitive. On trouvera un bel exemple de cet esprit neuf dans l’ouvrage d’Yves
Delaporte, Le Regard de l’éleveur de rennes (2002).
L’objet de ce livre est singulier : c’est le regard. Première question : com-
ment peut-il y avoir une anthropologie du regard ? Tout d’abord, parce que
les années de terrain effectuées par l’ethnologue dans la Laponie norvégienne
lui ont permis de relever que la faiblesse du niveau de domestication et des
techniques de contrôle des bêtes est compensée par une extraordinaire maî-
trise intellectuelle qui permet de reconnaître une bête parmi des milliers. Cet
outil qu’est le regard est donc le fruit d’un savoir et en tant que tel son anthro-
pologie est imaginable. De ce point de départ, Yves Delaporte présente l’en-
semble des lexiques se rapportant au renne et qui permettent de le décrire et
de l’identifier, recensant non seulement l’aspect extérieur mais aussi le com-
portement. Cinq groupes lexicaux (lexiques des bois ; de la robe ; du sexe et
de l’âge ; du comportement ; de la familiarité) offrent ainsi, par association de
termes engendrant des noms complexes, la possibilité d’identifier avec préci-
sion chaque renne. Où il nous est démontré comment l’enregistrement précis
et exhaustif d’un savoir extrêmement particulier (le savoir du renne) permet
d’accéder à un système cognitif (le bricolage sémantique des lexiques), puis
de restituer un aspect de la culture d’une société par la distance qu’elle mani-
feste vis-à-vis de la nôtre au niveau de cette « évidence » qu’est le regard.
1. Pour une présentation générale de ces enquêtes, cf. désormais B. Paillard, J.-F. Simon, L. Le
Gall 2010.
2. Devenue « Mission à l’ethnologie » en 2005, la Mission a disparu en 2010 lors de la restructura-
tion d’une partie du ministère de la Culture. L’équipe de l’ex-Mission a depuis intégré le « Départe-
ment du pilotage de la recherche » de la nouvelle Direction générale des patrimoines.
3. D’ailleurs, on pourra utilement se reporter à l’introduction de Jacques Barrau qui retrace l’his-
toire et les enjeux du concept d’ethnoscience, ainsi qu’à la partie, coordonnée par Daniel Fabre,
consacrée aux approches anthropologiques de la question.
100 ! Anthropologie des savoirs
Il reste que l’intérêt pour ces « savoirs traditionnels » est dès lors allé
croissant pour plusieurs raisons, et deux raisons contraires principalement.
D’abord, l’on a pris conscience, pour des fins désolément matérielles, de l’ef-
ficacité de certains de ces savoirs que des « scientifiques » ont pu chercher à
s’approprier en les faisant breveter. Marie-Claude Mahias, lors de ce même
séminaire, citait ainsi une affaire concernant l’épice curcuma particulière-
ment répandue en Inde. Deux chercheurs indiens installés aux États-Unis
voulurent s’approprier les découvertes des propriétés antiseptiques du cur-
cuma (que les Indiens connaissaient depuis bien longtemps !), en fabriquant
un onguent pour lequel ils obtinrent un brevet en 1995. Face aux plaintes en
justice, ils tentèrent d’argumenter que seule la poudre était connue et non
leur onguent… La connaissance commune (ce « savoir populaire ») n’étant
pas reconnue, juridiquement en tout cas, aux États-Unis, il a fallu produire
des textes. Ce que fit le gouvernement indien qui put apporter les preuves
écrites (des textes de l’ancienne médecine indienne) que le produit des deux
chercheurs n’était pas une invention, et le brevet fut perdu en 2004.
La seconde raison, opposée à la précédente, tient dans le fait que l’on s’est
rendu compte de la menace qui pesait, du fait de la mondialisation non seu-
lement économique mais aussi de la culture et de la pensée occidentales, sur
l’existence même de ce type de savoirs extra-occidentaux. Aussi, l’Unesco
mit successivement en place les notions de « patrimoine culturel », puis de
« patrimoine culturel immatériel » (2003) afin de protéger, et surtout d’enre-
gistrer notamment les productions symboliques de l’humanité qui ne sont
plus le fait que de quelques individus : les chants qui ne sont plus chantés que
par une poignée de personnes, les langues du dernier locuteur, les danses qui
ont leurs derniers danseurs, les récits qui n’ont plus que quelques narrateurs,
etc. L’on reviendra plus longuement par la suite sur cette relation renforcée
entre savoir et patrimoine. Retenons simplement ici que le souci patrimonial
constitue depuis les deux dernières décennies une composante nécessaire de
toute approche en anthropologie des savoirs.
Il est évident que cette réflexion anthropologique n’écarte pas de ses nou-
veaux objets l’anthropologie elle-même. Le savoir anthropologique est aussi
un savoir dont on peut faire l’ethnographie, qui a ses présupposés, ses condi-
tions sociales de production, ses ancêtres tutélaires, etc. Il n’est pas le lieu ici
de pénétrer plus avant cette réflexion1. Elle mérite cependant d’être signalée
comme relevant :
1. de ce vaste mouvement d’autocritique des sciences, « dures » et lettrées,
qui court depuis les années 1980 (et qui appartient grossièrement à ce
qu’on appelle le « postmodernisme » et dont l’un des premiers représen-
tants en anthropologie a été Clifford Geertz2). Concernant l’examen de
l’anthropologie comme science et sa critique, le texte pionnier est le col-
lectif dirigé par J. Clifford et G. Marcus, Writing Culture (1986) ;
2. de cet intérêt développé depuis les années 1960, et accru au début des
années 1980, pour l’histoire de l’anthropologie et dont le principal anima-
teur a longtemps été George Stocking3.
Cet intérêt général pour les savoirs savants a conduit également à déve-
lopper des recherches sur la figure du savant et du producteur de savoirs
en général soit dans le cadre d’une sociologie générale de la connaissance
scientifique, soit dans une perspective plus historique. La figure de l’intel-
lectuel a alors fait l’objet d’une réévaluation dès le début des années 1980
par les médiévistes4 avant de devenir une préoccupation plus générale des
historiens, suffisamment forte pour se distinguer dans le champ spécifique
d’une « histoire intellectuelle5 ». Ici, les questions de sociabilités dans le savoir
1. Pour une perspective récente (et plaisante) concernant l’anthropologie du savoir ethnogra-
phique, lire L. Piasere 2010.
2. C. Geertz 1986 [1983].
3. Parmi une riche production, on se reportera notamment à G. Stocking 1983.
4. J. Le Goff 1985.
5. J.-F. Sirinelli 1986.
104 ! Anthropologie des savoirs
1. F. Brunois 2005, p. 6.
La constitution de l’anthropologie des savoirs " 107
indigènes étudiés liée à une anthropologie des autres savants1. Le cas du cha-
manisme amérindien étudié par E. Viveiros de Castro offre justement un cas
exemplaire de mode de savoir insaisissable par une épistémologie occiden-
tale classique.
événement comme étant, en vérité, une action, une expression d’états ou de pré-
dicats intentionnels d’un agent quelconque.
Eduardo Viveiros de Castro, 2009, Métaphysiques cannibales, Paris, PUF, p. 25-26.
Savoirs ignorés,
savoirs exposés
Introduction
LA QUESTION DU PARTAGE ENTRE SAVOIR ET NON-SAVOIR, qui nous a
servi de point de départ et finalement jusqu’à présent de point d’ancrage de
manière à examiner les limites puis la constitution de l’anthropologie des
savoirs, peut désormais être affinée. En effet, selon les perspectives adoptées
et notamment celles issues de l’anthropologie symbolique, des ethnosciences
et des « savoirs naturalistes populaires », le partage entre savoir et non-savoir,
du point de vue de la démarche anthropologique, perd de sa pertinence. Par
contre, il existe, et c’est un des acquis des années 1970, des savoirs qui s’igno-
rent (« je ne sais pas que je sais ») à côté de savoirs dont on sait tellement qu’ils
sont des savoirs (parce qu’on a mis du temps à les acquérir, à les comprendre,
à les formuler) qu’ils se prêtent davantage à l’exposition, à l’identification
et qu’ils fonctionnent véritablement comme des ressources identitaires. Ce
contraste général est mieux exprimé dans des cultures différentes de la nôtre,
celles en particulier qui distinguent les savoirs selon leurs modes d’appropria-
tion et pour lesquels on a déjà fourni plusieurs exemples. Dans certains cas,
comme chez les Touaregs étudiés par C. Figueiredo-Biton, la « typologie »
peut se réduire à une simple confrontation entre les savoirs sus par sensation
(tufrayet) et ceux appris par raisonnement (tayaté)1.
Mais l’opposition entre savoirs ignorés et savoirs exposés, si elle affine
quelque peu la brutale mise en regard du savoir et du non-savoir, reste encore
insuffisante. Il est possible de la dégrossir davantage. Parmi les « savoirs
ignorés », l’on peut encore distinguer entre ceux qui relèvent de la perception
(c’est la « connaissance sensitive » chez Locke) et ceux qui relèvent de l’incor-
poration. L’on a en effet constaté que le perçu n’est pas du donné brut mais
que déjà, quand bien même il semble naturel, il est culturellement fabriqué et
fait partie d’un ensemble de « savoirs premiers » si l’on veut. L’on se rappellera
ici les travaux de F. Boas ou de H. Conklin sur les couleurs. Ces savoirs sont
ignorés parce qu’ils ont l’air d’être donnés par la nature. De même, il existe
des savoirs qui sont ignorés parce qu’ils sont tellement incorporés qu’il est
impossible à celui qui les possède de les formuler : il ne peut que les montrer
en action. C’est le geste de l’artisan, celui de la cuisinière.
À l’autre pôle, il existe aussi, au sein des savoirs exposés, une part de dis-
simulés, une part d’ignorés qui sont, généralement, les règles même de l’ex-
position sur lesquelles on réfléchit peu car elles semblent évidentes. Quoi de
plus normal que le discours pour exposer son savoir ? Et pourtant ce discours
a ses règles de construction, son déroulement qui impose un ordre et une
progression au savoir (c’est ce qu’on appelle la démonstration). Et cette mise
en ordre, c’est déjà du savoir.
Savoir et perception
Les liens qu’entretiennent savoir et percevoir constituent un thème ancien
de la philosophie qui a fait l’objet d’importants débats théoriques dont on ne
pourra ici qu’esquisser les contours, ne serait-ce que pour se donner les outils
nécessaires à l’élaboration anthropologique des rapports entre le perçu et le
su1.
un cube que je vois, à faces égales, et toutes également blanches. Et je vois cette
même chose que je touche. Platon, dans son Théétète, demandait par quel sens
je connais l’union des perceptions des différents sens en un objet.
Revenons à ce dé. Je reconnais six taches noires sur une des faces. On ne fera pas
difficulté d’admettre que c’est là une opération d’entendement, dont les sens
fournissent seulement la matière. Il est clair que, parcourant ces taches noires,
et retenant l’ordre et la place de chacune, je forme enfin, et non sans peine au
commencement, l’idée qu’elles sont six, c’est-à-dire deux fois trois, qui font cinq
et un. Apercevez-vous la ressemblance entre cette action de compter et cette
autre opération par laquelle je reconnais que des apparences successives, pour
la main et pour l’œil, me font connaître un cube ? Par où il apparaîtrait que la
perception est déjà une fonction d’entendement.
Alain, 1960, Les Passions et la Sagesse, Paris, Gallimard, p. 1076
À l’opposé de cette vision des choses, l’on trouve celle, plus récente
(années 1930), proposée par le groupe de la « psychologie de la forme »
(Gestalttheorie). Leurs tenants développent l’idée que percevoir, c’est perce-
voir un ensemble sans distinguer les parties ou la matière (ce que, précisé-
ment, on fait selon Alain). Cela implique, selon ce point de vue, que les objets
se découpent d’eux-mêmes dans une réalité indifférenciée (sans interven-
tion de l’intelligence), simplement par leur structure propre. Cette position,
quoique récente, renoue d’une certaine manière avec l’esprit « positif » évoqué
dans le chapitre précédent. Les ethnosciences, à leurs débuts en tout cas,
relèveraient davantage de ce type de réflexion en considérant que les objets
se découpent d’eux-mêmes dans la réalité. Ainsi, s’il existe une botanique
en Occident (car il existe une catégorie « plantes »), alors il existe nécessai-
rement une botanique dans les autres cultures (dite « ethnobotanique ») car
elles contiendraient toutes cet objet réel, « autodécoupé », qu’est la « plante ».
On a vu que les travaux d’un P. Dwyer avaient bien remis en cause ce type de
raisonnement.
Enfin, toujours en ce début de XXe siècle, une troisième analyse est venue
s’adjoindre aux deux autres. C’est celle qui semble entretenir les liens les plus
forts avec l’anthropologie d’alors, celle engagée dans une « perspective fonc-
tionnaliste ».
Savoirs ignorés, savoirs exposés " 113
Cette analyse, qui est celle de Bergson, rejoint l’idée qu’on ne perçoit que
ce qui est utile. De la même manière, Malinowski pensait que ce qui existe
doit répondre à une fonction. Bergson émet en effet l’hypothèse que l’on ne
perçoit que le nécessaire et que, par conséquent, l’on établit des découpages
dans le réel (les catégories comme « nature », « surnature », « plante », « ani-
maux », « comestible », etc.) uniquement là où ils sont utiles. Ce regard, alors
tout à fait neuf, est celui qui, le mieux, permet d’accéder, du point de vue de
Bergson, au relativisme culturel : il n’est absolument pas inconcevable d’ima-
giner que chaque culture, chaque société puisse avoir des besoins différents
et donc percevoir différemment le réel en fonction des objets et des êtres
qui lui sont utiles (ce sont les « besoins secondaires » de Malinowski). Et si
l’on veut atteindre la vérité du monde, produire un savoir désintéressé sur
le monde, il n’y a qu’un moyen : l’art. La démonstration qu’en fait Bergson,
longuement étayée, est suffisamment pénétrante et entretient des rapports
si étroits avec la démarche anthropologique que l’on n’a pu se résoudre, dans
l’encadré suivant, à l’amputer ne serait-ce que de quelques lignes.
L’art seul lève le voile qui s’est insinué entre nous et le monde
Quel est l’objet de l’art ? Si la réalité venait frapper directement nos sens et
notre conscience, si nous pouvions entrer en communication immédiate avec
les choses et avec nous-mêmes, je crois bien que l’art serait inutile, ou plutôt
que nous serions tous artistes, car notre âme vibrerait alors continuellement à
l’unisson de la nature. Nos yeux, aidés de notre mémoire, découperaient dans
l’espace et fixeraient dans le temps des tableaux inimitables. Notre regard sai-
sirait au passage, sculptés dans le marbre vivant du corps humain, des frag-
ments de statue aussi beaux que ceux de la statuaire antique. Nous entendrions
chanter au fond de nos âmes, comme une musique quelquefois gaie, plus sou-
vent plaintive, toujours originale, la mélodie ininterrompue de notre vie inté-
rieure. Tout cela est autour de nous, tout cela est en nous, et pourtant rien de
tout cela n’est perçu par nous distinctement. Entre la nature et nous, que dis-je ?
entre nous et notre propre conscience, un voile s’interpose, voile épais pour
le commun des hommes, voile léger, presque transparent, pour l’artiste et le
poète. Quelle fée a tissé ce voile ? Fut-ce par malice ou par amitié ? Il fallait vivre,
et la vie exige que nous appréhendions les choses dans le rapport qu’elles ont à
nos besoins. Vivre consiste à agir. Vivre, c’est n’accepter des objets que l’impres-
sion utile pour y répondre par des réactions appropriées les autres impressions
doivent s’obscurcir ou ne nous arriver que confusément. Je regarde et je crois
voir, j’écoute et je crois entendre, je m’étudie et je crois lire dans le fond de mon
cœur. Mais ce que je vois et ce que j’entends du monde extérieur, c’est simple-
ment ce que mes sens en extraient pour éclairer ma conduite ; ce que je connais
de moi-même, c’est ce qui affleure à la surface, ce qui prend part à l’action. Mes
sens et ma conscience ne me livrent donc de la réalité qu’une simplification pratique. Dans
114 ! Anthropologie des savoirs
qu’une vision plus directe de la réalité. Mais cette pureté de perception implique
une rupture avec la convention utile, un désintéressement inné et spécialement
localisé du sens ou de la conscience, enfin une certaine immatérialité de vie,
qui est ce qu’on a toujours appelé de l’idéalisme. De sorte qu’on pourrait dire,
sans jouer aucunement sur le sens des mots, que le réalisme est dans l’œuvre
quand l’idéalisme est dans l’âme, et que c’est à force d’idéalité seulement qu’on
reprend contact avec la réalité.
Henri Bergson, 1924, Le Rire. Essai sur la signification du comique, Paris,
Éditions Alcan, p. 66-68.
1. R. Cornu 1991.
2. Cité dans R. Cornu 1991, p. 83.
Savoirs ignorés, savoirs exposés " 119
Mais l’antiquité du rapport entre voir et savoir ne s’en tient pas à l’intelli-
gence pratique de l’artisan ou du médecin, ou à la fonction guerrière. Ce rap-
port prend une autre dimension, en relation avec ce que l’on a noté plus haut,
l’idée que le voir se fait savoir quand il manifeste une capacité à décrypter des
signes, à entrer dans l’invisible. Et relève éminemment de cet invisible tout ce
qui est en rapport avec l’avenir ou avec l’art, et notamment cet art de la mise
en ordre (dont on a vu que c’était la fonction essentielle du savoir) qu’est le
récit.
Il existe en effet dans la culture commune de l’Occident un motif mythique
qui fait aller ensemble les figures du conteur ou du devin avec celles de
l’aveugle.
Un vieux fonds indo-européen conserve, dans ses légendes, ses récits et
ses héros, l’image de l’aveugle-devin. Cette figure mythique récurrente obéit à
un principe, mis en valeur par Georges Dumézil, celui des « mutilations qua-
lifiantes ». Tel personnage, dieu ou héros, qui est affligé d’une tare, physique
le plus souvent, est en même temps doté d’une faculté spéciale qui compense
en quelque sorte, et dans le même champ, sa déficience. C’est le Borgne avec
une vision surdéveloppée, le Bègue qui a la juste parole (comme Lug dans
la mythologie celte), le Manchot ou le Boiteux qui est un polytechnicien
(comme Héphaïstos). Dans le cas présent, il s’agit de l’Aveugle qui est doué
d’une « sur-vue », et qui a notamment une certaine intelligence de l’avenir ou,
au moins, du Destin.
La plus connue de ces figures est celle du devin Tirésias dans la mytho-
logie grecque. Plusieurs versions existent qui rapportent la façon dont il
devint aveugle et devin. Le point de départ est le plus souvent la colère d’une
déesse mécontente, que Tirésias l’ait surprise pendant son bain (Athéna) ou
qu’il ne se soit pas rangé à son avis (Héra). De là réside la cause du châtiment
de cécité, « allégé » soit après supplications (Athéna) soit par une autre inter-
vention (Zeus) par l’attribution du pouvoir de divination. C’est parce que le
héros n’a plus le « voir ordinaire » qu’il dispose désormais du « prévoir » qui
est un savoir extraordinaire. La corrélation du voir et du savoir est ici d’une
netteté remarquable.
Cette corrélation, toujours à partir des motifs de l’aveugle et de la science
de l’avenir, est confirmée par sa récurrence, à l’intérieur d’un complexe culturel
différent, celui de l’Inde ancienne, étudié par Georges Dumézil. Cette com-
paraison est d’autant plus intéressante qu’il ne s’agit pas d’une simple trans-
position du personnage de Tirésias. C’est une autre relation entre le voir et
le savoir qui est ici mise en œuvre autour de la figure de Dhrtarastra, l’un
des protagonistes du plus long des récits poétiques de l’Inde ancienne : le
Mahabharata. L’objet de cette gigantesque fresque légendaire est la résolution
d’un problème démographique : le surpeuplement du monde est imminent. La
divinité souveraine, Brahma, ordonne ainsi l’incarnation de plusieurs dieux et
122 ! Anthropologie des savoirs
1. Cette analyse s’appuie sur le dossier élaboré par G. Dumézil et dont l’essentiel se trouve dans
G. Dumézil 1995 [1986], p. 185-198.
Savoirs ignorés, savoirs exposés " 123
Elle a également été reliée avec ce savoir supérieur de la mise en ordre qu’est
la narration. Les grands conteurs sont aveugles tel Homère le premier d’entre
eux. Les deux groupes de relations Aveugle/Conteur et Aveugle/Devin, par
leur dénominateur commun, laissent supposer un rapprochement entre l’art
du récit et la divination. Or, on sait qu’il existe des affinités et des interfé-
rences même entre la divination et la poésie orale dans la Grèce archaïque :
l’aède et le devin ont cette science de l’invisible, le premier en tant que dépo-
sitaire du savoir de ce qui a eu lieu, le second du savoir de ce qui va advenir.
Le devin a une vision de l’avenir ; le poète, comme Homère, a une vision de
l’événement passé1.
Le motif de l’aède aveugle tient davantage à un ressort cognitif qui, dans
la culture occidentale, fait aller ensemble, par paires contrastives, le savoir, le
conter et le voir, qu’au personnage emblématique d’Homère lui-même. C’est
évident, mais notons-le : ce n’est pas Homère qui crée cette association entre
voir et savoir dans le récit, mais cette même association qui fait le personnage
d’Homère. Cela est d’autant plus vrai qu’on la retrouve des siècles plus tard
et dans des contextes culturels bien différents quoique puisant à des sources
communes.
Nous sommes à la fin du XIXe siècle en Irlande, plus précisément dans les
îles d’Aran, ces îles de l’Ouest où l’isolement a laissé, on le soupçonne en tout
cas, quelque chose d’un archaïsme plus vivace, d’une antiquité qui affleure
dans le présent2. Le poète John Millington Synge y mène des enquêtes sur
les vieux récits, sur les langues anciennes, sur le gaélique mystérieux. Sur
place, il rencontre Mourteen et Pat Dirane, qui deviendront des informateurs
essentiels, parce qu’ils savent des contes et qu’ils savent les conter. Mieux, leur
savoir est extraordinaire, non parce qu’ils en savent beaucoup, parce que c’est
un savoir vécu : le réel et l’imaginaire s’emmêlent dans les histoires qu’ils rap-
portent. Quand Mourteen parle des fées, c’est qu’elles lui ont joué des tours.
Et ces conteurs renouent avec Homère privé de la vue pour accéder à
ce savoir supérieur. Mourteen est devenu aveugle suite à un accident ; Pat
Dirane est « tout courbé comme une araignée » écrit Synge dans ses Carnets.
Tous les deux n’ont plus accès à la vision de ce qui les entoure. Et Synge, et
le grand Yeats lui-même, s’interrogent sur ces figures aveugles et ces grands
personnages de l’art oral, se rappelant Milton dictant à sa fille Le Paradis
perdu, et tous les autres aèdes enténébrés de l’ancienne Irlande.
Mais il y a plus. Car ces figures paraissent même renouer avec ce savoir
superlatif de la divination qui, pourtant, semble d’un autre âge et d’une autre
1. Sur ces rapprochements du savoir et du voir, du poète et du devin, lire J.-P. Vernant 2007
[1965], chap. « Aspects mythiques de la mémoire », en particulier p. 339-341.
2. Ce qui suit emprunte à Daniel Fabre une partie de son analyse de J.M. Synge « ethnologue » ; D.
Fabre 2002. Pour notre approche, cf. p. 35-41.
124 ! Anthropologie des savoirs
réalité. En effet, Pat Dirane est, aux dires de Synge, mage et devin. Il prédira
sa propre mort avant le retour du poète.
Que dire de ces figures qui rejouent Homère, qui redonnent vie à cette
opposition « hydraulique » du voir et du savoir faisant que la disparition de l’un
conduit à l’augmentation de l’autre ? Car, dans le cas d’Homère, l’on a un « filet
rationnel » qui est posé : rien n’interdit de faire du poète un aveugle, un devin,
un mage, car il appartient à la légende ou, ce qui revient au même, à l’histoire
inaccessible. Mais, pour le cas d’un Mourteen ou d’un Pat Dirane (et il y en
a bien d’autres dans l’histoire européenne), comment résoudre cette tension
entre la réalité du personnage singulier et, néanmoins, sa correspondance avec
cette articulation ancienne, formulée bien avant lui, entre le voir et le savoir ?
L’on pourrait avancer que l’ethnologue, ici, étant aussi et d’abord poète,
aura pu, loin de toute rigueur scientifique, choisir ses informateurs selon les
canons de cette antique correspondance et de ce vieux principe : « Cherchez
l’aveugle et vous trouverez le savoir. » Mais même des ethnologues de métier
ont succombé, ou pour le dire de manière moins subjective, ont réactivé ce
vieux mythe de la connaissance. Ainsi Marcel Griaule fondant toute la cos-
mologie des Dogons sur les propos de son extraordinaire informateur, le vieil
aveugle Ogotemmêli1.
Mais, et c’est à ce niveau sans doute que l’on touche au nœud le plus serré
de l’imbrication du savoir et du voir, cette relation s’établit également hors de
l’Occident. Quand Griaule voit en Ogotemmêli l’informateur par excellence,
il projette, pourrait-on dire, son savoir occidental sur une figure qui n’a pas
conscience, à l’origine, de cette connexion du voir et du savoir.
Cette position, néanmoins, ne résiste pas à l’exposé d’autres faits « exo-
tiques » qui mettent en relation le voir et le savoir. Le cas le plus connu reste
celui des chamans, ces « savants » des cultures exotiques, qui sont réputés
avoir un don de « double vue ». Nous ne sommes pas ici dans le cas de la
« mutilation qualifiante », mais il reste ce lien du voir et du savoir où un savoir
supérieur se manifeste ici dans une vue supérieure. Ce que traduit bien l’ex-
plorateur Knud Rasmussen lors de ses comptes rendus de voyage chez les
Eskimos du cercle arctique.
La vue du chaman
Ce fut au milieu de ces accès de joie mystérieuse et puissante que je devins
chaman. Je ne saurais dire moi-même comment c’est arrivé : mais j’étais un
chaman. Je pouvais voir et sentir de façon complètement différente. J’avais gagné
mon qaumaneq, ma luminosité, la lumière propre au cerveau et au corps du
1. M. Griaule 1949.
Savoirs ignorés, savoirs exposés " 125
chaman, et cela en manière telle que j’étais capable non seulement de voir dans
les ténèbres de la vie, mais de faire rayonner de moi cette même lumière, une
lumière imperceptible aux êtres humains, mais visible pour tous les esprits de la
terre, du ciel et de la mer. Mon premier esprit auxiliaire fut mon homonyme, un
petit Aua. Quand il vint à moi, ce fut comme si le passage et le toit de la maison
s’étaient retirés ; je me sentais un tel pouvoir de vision que j’étais capable de voir
au-delà de la maison, à travers la mer et à travers la terre. C’était le petit Aua qui
m’apportait toute cette luminosité intérieure, en planant au-dessus de moi tout
le temps que je chantais. Puis il se plaçait dans un coin du passage, invisible aux
autres, mais toujours prêt à répondre à mon appel éventuel.
Knud Rasmussen (1929), cité dans Ernesto de Martino, 1999 [1948],
Le Monde magique, Paris, Synthélabo-Sanofi, p. 73.
1. Outre sa thèse de doctorat, je prends ici appui sur un article spécialement centré sur les ques-
tions de connaissance et de perception ; J. Bonhomme 2005.
126 ! Anthropologie des savoirs
à part, qui serait à côté du monde visible. Il s’agit plutôt de l’ensemble des
actions que mènent les personnages singuliers que sont les guérisseurs et
les sorciers : l’invisible, c’est l’attaque sorcellaire et la défense qui organise la
cure. Ici, voir et savoir se trouvent dans un rapport neuf : le « savant » est celui
qui échappe à la vue d’autrui, dont l’action se soustrait à l’observation ordi-
naire. Ce trait possède, dans la culture gabonaise, un élément qui le signale et
le renforce tout à la fois : le sorcier est toujours masqué. C’est pourquoi, aussi,
le sorcier est un homme de la nuit dans la tradition gabonaise, ou encore que
les « mauvais esprits » sont censés attaquer « par-derrière ».
Où l’on se rend compte que l’invisibilité s’appuie sur des expériences
concrètes et « s’enracine dans les limites ordinaires de la vision humaine » :
l’on ne peut voir ni la nuit ni dans son dos. Et c’est sur ce plan « réel » qu’est
positionnée l’asymétrie entre le sorcier et l’individu lambda : celui-ci ne voit
pas le sorcier qui le voit.
Pour se prémunir de tels personnages, il faut donc faire intervenir des
hommes dont le savoir se traduit par leur capacité à « voir l’invisible » : ce
sont les devins-guérisseurs nganga. Et c’est au cours de l’initiation qui les fait
accéder à ce statut (mais qui peut aussi être accordée de façon temporaire à
la victime ensorcelée) que les guérisseurs, après traitement spécial de leur
vision (il y a, dans le rituel, un rôle particulièrement important qui est dévolu
au miroir), acquièrent cette faculté de « voir les choses cachées ». L’initiation
propose au néophyte des expériences visionnaires qui, progressivement au
cours du rituel, s’affinent et se complètent jusqu’à voir le sorcier en flagrant
délit.
Les rapports du voir et du savoir sont ici d’une extrême intimité. C’est
l’expérience visionnaire, l’expérience initiatique de cette « vision par-der-
rière » qui épuise le savoir, et inversement on manifeste l’extraordinaire de
son savoir dans la capacité à voir l’invisible. Il y a conjonction exacte du voir
et du savoir, ce qui n’était ni le cas du chaman eskimo (la « super-vision » ne
traduit qu’une partie d’un savoir plus vaste) ni celui du devin ou du poète de
la culture indo-européenne (puisque savoir et voir s’opposent).
Entre connaissance et perception, entre savoir et voir en particulier, s’enga-
gent des rapports étroits, universels sans doute, ce qui ne permet pas cepen-
dant de préjuger de leur stabilité : ils peuvent être opposés (en Occident),
redondants (pour les Eskimos), ou encore intimes (au Gabon). Cas singu-
lier, cas limite aussi, l’examen des relations entre voir et savoir permet d’in-
troduire à des rapports plus ordinaires, peut-être moins évidents, entre la
connaissance et les sens pour éclairer la dimension sensible du savoir. Il s’agit
dès lors de déplacer notre attention de la perception à la pratique, c’est-à-dire
se tourner vers l’examen de situations où l’individu est en action et où, dans
cette action, il manifeste un savoir que, très souvent, il ignore.
Savoirs ignorés, savoirs exposés " 127
Savoirs ignorés
Des savoirs dans la pratique et la question
de l’ethnométhodologie
Ce changement de perspective, qui va du perçu au pratiqué, conduit à un
déplacement du rapport à l’environnement qui nécessairement modifie la
structure des savoirs qui sont la mise en ordre de cet environnement. Pour
trahir un mot de Roland Barthes, en passant de la perception à la pratique,
on peut dire que la nature cesse d’être un spectacle pour devenir un milieu.
degré d’automatisme, que les individus concernés sont la plupart du temps bien
en peine d’attribuer à des systèmes de règles institués ? Comment ignorer que,
dans les sociétés sans écriture du moins, seules quelques personnalités d’excep-
tion, si rares que tous les ethnologues sont familiers avec leurs noms, ont été
à même de proposer des synthèses partielles des fondements de leur culture,
synthèses souvent produites afin de répondre aux attentes d’un enquêteur et
que leur caractère généralement ésotérique interdit de prendre pour une charte
connue de tous ? Comment ces lignes de conduite, ces réactions et choix routi-
niers, ces attitudes partagées à l’égard du monde et d’autrui, si distinctifs qu’ils
servent d’indice intuitif pour mesurer les écarts différentiels entre des peuples
voisins, mais intériorisés de façon si profonde qu’ils n’affleurent presque jamais
dans une délibération réflexive, comment ces dispositions tacites pourraient-
elles faire l’objet d’un débat public, être soumises consciemment à des réformes,
se constituer au gré des circonstances par des ajustements recherchés ? Affirmer
qu’elles le peuvent, […] c’est opérer un amalgame entre les modèles d’action
objectivés sous forme de prohibitions ou de prescriptions révocables à merci et
les schèmes de la pratique qui, pour être efficaces, doivent demeurer tapis dans
l’obscurité des habitudes et des accoutumances.
Philippe Descola, 2005, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, p. 136.
« maison » un igloo, un habitat troglodyte, une ruine, une yourte quand bien
même ces éléments ne comportent pas précisément un toit et des murs au
sens étroit des termes. C’est qu’il existe, par notre expérience du monde et la
pratique que l’on en a, un ensemble imprécis de critères et de fonctions qui
nous permettent sans hésiter d’attribuer à ces divers établissements le titre
de « maison ».
Il s’agit là d’un exemple, linguistique en quelque sorte, de « savoir ignoré ».
Il en existe d’autres, ceux fondés notamment sur l’action et le geste. Ce sont,
par exemple, tous les savoirs mobilisés dans la conduite automobile dont
certains seulement peuvent être formulés. Ici, il ne s’agit pas simplement de
se souvenir de situations anciennes que l’on reproduirait au moment adé-
quat. Le « savoir ignoré » ne s’épuise pas totalement dans la mémoire, car les
situations à venir ne reproduisent jamais exactement les situations passées,
et souvent l’on est confronté à de l’inédit. Pourtant, il est avéré que l’ancien
conducteur adoptera plus souvent et plus rapidement que le jeune le com-
portement idoine imposé par la nouvelle situation. C’est donc qu’il dispose
d’un « savoir pratique » qui n’est pas composé d’un répertoire de situations
mais plutôt d’une grille ou d’un schéma suffisamment souple, et dont la mise
en œuvre est de plus en plus rapide avec le temps, pour pouvoir s’adapter à
des situations qui sont apparentées.
Évidemment, selon la quantité d’informations à traiter et le surgissement
d’événements imprévus, ces « savoirs pratiques » sont plus ou moins longs à
acquérir. Pour illustrer ce point, continuons de suivre Philippe Descola déter-
minant ce qui, chez les Achuar de Haute Amazonie, fait le bon chasseur.
– C’est vrai.
– Mais comment faites-vous alors pour savoir s’il y a du sel dans vos
marais ?
– Habituellement, je vais les voir… »
Et après un silence, le paludier qui voudrait obliger un interlocuteur sur-
pris ajouterait :
« Sur ceux-là, il faut savoir leur dire s’il vous plaît. »
Pointe ici un combat, une tension que nous aurons plus tard à expliciter
plus en détail entre ces savoirs pratiques, et plus généralement « tradition-
nels », et les savoirs scientifiques modernes. Parmi d’autres points d’achop-
pement, l’opposition se cristallise notamment sur l’interrelation entre le sujet
et l’objet, ici entre le paludier et son marais mettant en évidence le fait que
le savoir pratique, non content d’être incorporé, met du corps et du vivant
partout.
est très fort. Il suffit d’invoquer toutes les images du Christ en « bon pas-
teur », une métaphore déjà en usage dans l’Antiquité pour désigner le roi
(ainsi Agamemnon selon Homère).
Cela permet d’expliquer, selon Haudricourt, le développement de
sciences ou d’usages qui insistent sur la réciprocité, l’amitié respectueuse,
l’action à distance en Chine comme le magnétisme, l’acupuncture et que l’on
retrouve dans le traitement du jardin chinois (paradigme de ce type d’action).
Inversement, cela explique, en Méditerranée, l’émergence d’une société hié-
rarchisée où l’action directe l’emporte, comme dans la relation maître/esclave
ou timonier/rameur. D’ailleurs, la navigation, dont on sait l’importance dans
l’Antiquité, s’offre ici comme le paradigme inversé du jardin chinois. Dans
le même esprit, l’action directe de la chirurgie inverse l’action indirecte de
l’acupuncture.
L’on prêtera attention au fait que, dans les énoncés précédents si on les
considère un par un, l’on a du savoir conscient, réflexif c’est-à-dire du savoir
su comme savoir (c’est clair pour la chirurgie, le magnétisme, etc.). La part
« ignorée » de ces savoirs tient dans la relation, mise au jour par Haudricourt,
qu’il existe entre des savoirs opérant dans des domaines et sur des sujets dif-
férents, tout en y appliquant des règles analogues. En partie construits, en
partie innés (et les débats théoriques tournent autour des quantités respec-
tives d’inné et d’acquis), ces « savoirs ignorés » témoignent d’une tension qui
a trouvé dans un mot de P. Claudel un beau résumé : « Connaître, c’est naître
avec1. »
Savoirs exposés
À l’opposé des savoirs qui s’ignorent, l’on trouve ceux qui sont sus, dont on
reconnaît la qualité de savoirs et, souvent, dont on sait la valeur. Ceux-ci,
ces savoirs « qui pèsent », sont, la plupart du temps, des savoirs qui s’expo-
sent. Mais ce n’est pas une nécessité : on peut avoir conscience de son savoir,
pouvoir le formuler et en reconnaître la valeur tout en s’appliquant à le dissi-
muler. C’est même le propre des savoirs ésotériques, initiatiques que l’on sera
amené à travailler par la suite.
Il sera donc question ici uniquement des savoirs « exposés », et plus par-
ticulièrement des savoirs dits « scientifiques » puisque, pour eux, l’exposition
fait partie des conditions nécessaires pour les considérer comme savoirs. Une
science qui n’établit pas ses règles de scientificité, qui n’expose pas publique-
ment ses collectes de faits, ses démonstrations, ses résultats, perd automati-
quement son titre « scientifique ».
Et cette « exposition » a ses règles, ses normes, ses enjeux, mais aussi, ses
déviances, ses pratiques marginales, son officieux sous son officiel. C’est ce
qui fait, pour reprendre le mot de Bruno Latour, que la « science est sociale »
et que, finalement, elle est ancrée dans le « réel ». Cet aspect « social » peut
être mis en évidence par deux biais permettant de mettre à jour, d’une
part les règles d’organisation des communautés de savoir, et d’autre part
celles de la science elle-même (la scientificité). Les unes et les autres per-
mettent d’accéder aux conditions sociales et symboliques de la production
scientifique.
une double logique mise en avant par Christian Jacob : celle du cercle et celle
de la lignée1.
La lignée, d’abord. En effet, toute communauté de savoir, comme tout
groupe humain en général, a le souci d’assurer sa propre reproduction dans
le temps. Il y a donc une nécessaire transmission verticale du savoir : c’est elle
qui fonde la relation entre le maître et l’apprenti et sur laquelle on aura l’oc-
casion de revenir plus en détail dans le chapitre suivant. Mais quelques jalons
doivent d’ores et déjà être posés. Un double enjeu existe dans cette relation :
hériter et transmettre. Cette logique de la lignée trouve ainsi un appui solide
dans la filiation qui lui sert soit de base (le maître est aussi le père) soit de
modèle (dans le cas des « filiations électives » : considérer le maître comme
un « père spirituel »).
Le premier cas correspond à ces groupes familiaux qui se spécialisent
et se distinguent dans la possession de savoirs ou de savoir-faire particu-
liers et si « privatisés » que la transmission familiale et la transmission du
savoir constituent finalement un même enjeu. C’est notamment le cas des
lignages de scribes mésopotamiens étudiés par Jean-Jacques Glassner2. Dans
la culture mésopotamienne, ceux-ci sont les rares détenteurs humains de la
Connaissance : ils ont été désignés par les dieux pour servir d’intermédiaires
entre eux et les hommes. Ce savoir précieux ne peut ainsi être transmis qu’à
des héritiers dignes d’en assumer la charge, idéalement à un membre de la
même famille, au fils notamment. D’où l’émergence, en Mésopotamie, de
véritables lignages de lettrés qui assurent la transmission du savoir et des
fonctions afférentes (« devin de tous les dieux » par exemple) de génération
en génération. C’est d’ailleurs une manière de justifier son savoir, et en même
temps d’en faire apprécier l’importance, que d’évoquer la profondeur de son
ascendance pour un scribe mésopotamien. En témoignent les « signatures »
rituelles des scribes, comme celle-ci figurant au bas d’un colophon assyrien :
« Shumma-balat, le jeune apprenti scribe, le fils de Nabû-aha-iddina, le
scribe d’Assur, le fils de Nabû-shuma-ibni, le scribe d’Assur, le fils de Nabû-
rê’ushunu, le scribe d’Assur, le fils de Nabû-bani, le scribe d’Assur, le descen-
dant de Dadiyu, le scribe d’Assur3. »
Mais il ne s’agit pas seulement de rechercher la gloire par l’ascendance
(même si ce point est très important : certains scribes s’inventaient des liens
avec des scribes lointains et prestigieux) ; les individus eux-mêmes sont
convaincus de la nécessité de transmettre le savoir dans la famille. Ainsi ce
vieux lettré du tournant des VIIIe-VIIe siècles av. J.-C. qui, alors qu’il est qua-
siment aveugle, passe les derniers jours qu’il lui reste à vivre à copier une
1. C. Jacob 2007b.
2. J.-J. Glassner 2007.
3. Ibid., p. 137.
Savoirs ignorés, savoirs exposés " 139
1. F. Waquet 2008.
140 ! Anthropologie des savoirs
tout chercheur qui le souhaite à s’inscrire dans une branche1. Saurait-on mieux
« exposer » la dimension sociale du savoir ? Dans ces arbres généalogiques
œuvrent des enjeux de légitimation, d’autorité, d’identité également. Être d’une
branche, avoir des « enfants » sont des gestes qui disent et font le savant autant
que l’examen du contenu de son savoir. Plus exactement, il semble que dans
l’ordre de ces « savoirs sus » il est tout aussi essentiel, peut-être davantage, d’ex-
poser d’où l’on parle que de quoi l’on parle. On s’inscrit dans un réseau, une
filiation dont on est le membre et l’héritier d’autant mieux que le collectif est
soigneusement sélectionné comme l’a montré R. Handler à propos de l’an-
thropologie : il y a les ancêtres qu’il faut avoir (les « classiques », les must-read
authors) et ceux qu’il convient d’oublier (les excluded ancestors)2.
1. K. Eskildsen 2007.
142 ! Anthropologie des savoirs
La scientificité
En dehors des règles qui régissent la structuration des collectifs, il en existe
d’autres qui établissent, dans le savoir lui-même, les lois de sa constitution
et de son exposition. En ce qui concerne le savoir scientifique, cet ensemble
de règles porte le nom de scientificité. Cette scientificité est importante, du
point de vue de l’anthropologie des savoirs, car elle est le lieu intellectuel au
travers duquel une société, la nôtre, a longtemps décidé de la supériorité de
son savoir sur les autres, « populaires », « traditionnels » qui ne répondent
pas à l’ensemble des critères exigés par nous pour en faire des savoirs. Mais
comme le soulignait déjà G. Delbos (1993), établir sur les savoirs des Autres
une grille scientifique n’est pas s’engager dans une voie de l’intercompréhen-
sion : c’est au contraire s’interdire de les qualifier autrement que comme non-
savoirs et les renvoyer à l’étrangeté de leur altérité. C. Geertz l’a exprimé de
manière plus radicale encore : « Nous voir comme les autres nous voient peut
ouvrir les yeux […] mais c’est à partir de ce qui est beaucoup plus difficile :
nous voir parmi les autres comme un exemple local des formes que la vie
humaine a prises ici et là, un cas parmi les cas, un monde parmi les mondes,
que vient la largesse d’esprit sans laquelle l’objectivité est congratulation et la
tolérance imposture1. »
« Cas parmi les cas », notre « grille » elle-même nécessite d’être ques-
tionnée quant au choix des critères qui ont présidé à sa constitution. C’est
l’objet de l’épistémologie que l’on a déjà très brièvement évoquée et sur
laquelle on peut désormais s’arrêter un plus longuement. Qu’est-ce qui fait
qu’un savoir est scientifique ? comment se constitue-t-il ? Telles sont les ques-
tions centrales examinées par les épistémologues. Karl Popper a proposé,
dans les années 1930, une réponse générale à cet ensemble de questions en
examinant la manière dont les connaissances scientifiques progressent2. Le
postulat de base est que, si l’on sait comment le savoir scientifique progresse,
l’on pourra déterminer de quoi il est fait à l’origine. Or, la science progresse,
selon Popper, lorsqu’une théorie scientifique bute sur des données qui sont
incompatibles avec elle. Il faut alors mettre en place une nouvelle théorie qui,
tout à la fois, explique tout ce qu’expliquait l’ancienne ainsi que les nouvelles
données incompatibles qui, dès lors, deviennent compatibles.
Ce qui rend un savoir « scientifique » dès lors, c’est sa réfutabilité. Prenons
un exemple anthropologique simple3. Après avoir étudié plusieurs com-
munautés de chasseurs-collecteurs, l’on formule l’hypothèse que « tous les
chasseurs-collecteurs sont nomades ». Une fois que les termes « chasseurs-
1. Particulièrement illustratif est E. Gellner 1988. Pour une présentation rapide de sa pensée, on
peut se reporter à S. Lukes 1998.
2. T. Kuhn 1983 [1962].
144 ! Anthropologie des savoirs
société c’est parce qu’il ne traite pas, finalement, d’individus comme lui mais
de quelque chose qui est d’une « nature » différente ce qui est la condition
nécessaire à l’existence d’un objet face à un sujet.
Mais le problème inhérent au statut scientifique du savoir sociologique
et ethnologique restera posé dans la mesure où, chacun est capable d’en
faire l’expérience tous les jours, le social n’est jamais accessible que par les
individus qui l’incarnent et par les actions dans lesquels ceux-ci mettent en
œuvre des normes, des représentations, mais aussi des intérêts et des choix
plus personnels. Ce qui conduit, en quelque sorte, à une impasse du modèle
de « mise à distance » pour établir la scientificité des sciences sociales. « La
science est sociale » disait Durkheim, longtemps avant que cela ne devienne
un mot d’ordre latourien. Il faut en tirer toutes les conséquences, notamment
vis-à-vis du second critère de scientificité mentionné : la neutralité axiolo-
gique. Il est désormais bien acquis qu’il s’agit sans doute d’une « illusion »
(mais qui n’est pas capable aujourd’hui, pour peu que l’on ait quelques bases
en sciences sociales, de tout mettre sous le signe de l’illusion ?), peut-être
d’un obstacle1. Un engagement est probablement, selon les cas, nécessaire à
la production d’une anthropologie, comme en témoigne J. Favret-Saada : ce
n’est qu’une fois impliquée dans le tissu des relations sorcellaires du bocage
vendéen, « affectée », qu’elle a enfin accès à ces dits de la sorcellerie. Ce qu’on
attend du chercheur en sciences sociales, ce n’est pas tant qu’il soit « neutre »,
mais plutôt qu’il « neutralise » sa position2.
Répondant dès lors mal aux critères ordinaires de la scientificité, les
sciences sociales ont été confrontées à une « crise », qui émerge au début du
XIXe siècle et est devenue une sorte de mal endémique. Parmi ses divers symp-
tômes, l’on peut situer pour l’anthropologie, dans les années 1970, les travaux
qui, sous l’influence générale du postmodernisme et plus particulièrement de
Clifford Geertz, ont cherché à régler le problème de la scientificité en l’éva-
cuant comme on l’a déjà signalé. Rappelons-en l’argument : s’il n’est pas pos-
sible de faire entrer totalement l’anthropologie dans le savoir scientifique tel
qu’il est conçu en Occident, alors il ne reste qu’une alternative au problème
du statut de ce savoir : soit le faire sortir du monde la science (pour le faire
entrer dans celui de l’art par exemple, au même titre que la littérature) ; soit
repenser les critères de la scientificité en général. Le second choix s’inscrit
dans le renouveau des études sur les savoirs populaires, indigènes et savants
que l’on a exposés brièvement dans le chapitre précédent. Il est également
celui, plus récemment, d’une littérature portant sur les méthodologies de la
1. Ce point fait l’objet actuellement d’une importante réévaluation. Pour un aperçu rapide, on
pourra se reporter à E. Fassin 2009, p. 306-309 ; et pour un plus large développement, cf. J.-C.
Passeron 1991 et, surtout, J.-P. Olivier de Sardan 2008, p. 165-208.
2. E. Fassin 2009, p. 307.
148 ! Anthropologie des savoirs
discipline et dont l’un des meilleurs représentants en France est J.-P. Olivier
de Sardan. Quant à la première option, c’est celle qui retient l’attention de
Geertz, relisant et radicalisant une position ancienne d’Evans-Pritchard.
Il faut cesser absolument, dit-il, de faire abstraction des individus qui
portent et agissent la culture (c’est le reproche fait au structuralisme) sans
toutefois réduire l’anthropologie à une sorte de psychologie individuelle.
Autrement dit, il faut renoncer à vouloir « entrer dans la tête des indigènes »
pour s’appliquer plutôt à regarder « par-dessus leur épaule ». Car les indigènes
produisent un savoir, une réflexion sur leurs propres représentations et leur
expérience du monde, et c’est à l’exposé de ce savoir que doit s’adonner l’eth-
nologue en produisant une « description en profondeur » (thick description).
En ce sens, l’anthropologie rejoint la littérature malgré elle, malgré les efforts
faits depuis longtemps par les ethnologues eux-mêmes pour distinguer les
deux domaines ; un combat qui en révèle finalement toute la proximité1. Elle
doit cesser de rechercher l’explication, ce qui est l’objet du savoir scientifique
classique, pour privilégier l’interprétation. D’où l’épithète « interprétative »
accordée à l’anthropologie de Geertz.
Mais il est encore une autre voie qui conduit au rapprochement de la
littérature et de l’anthropologie. C’est que la discipline n’échappe à aucun
moment à la fiction puisqu’elle « fabrique » sans cesse ses données en trans-
posant l’observation d’une situation en un récit, ou en transcrivant une
narration orale en un texte écrit2. Et il est certain qu’à toutes les étapes de
la constitution de son propos (l’observation, la description, l’analyse), l’an-
thropologie met en œuvre ce que Daniel Dubuisson appelle une « fonction
textuelle » qui met en ordre les éléments disparates que propose la réalité
observée3. Mais, en rejoignant ainsi le concert général des mises en ordre
du monde, que perd l’anthropologie sinon l’accès à cette impasse d’une lec-
ture univoque des pratiques et des représentations ? Elle gagne en revanche
le souci des points de vue, le goût d’autres écritures (qui a permis dès les
années 1930 le développement de l’anthropologie visuelle par l’usage de la
photographie puis du cinéma4) et la conscience d’une relativité, sinon d’une
humilité, salutaire.
1. Une stratégie de distinction utilisée et mise en évidence par Vincent Debaene (2010) est la
production, à côté de l’œuvre scientifique (et répondant à ses critères), du « second livre de l’eth-
nographe », plus littéraire. Ce sont, exemple fameux, les Tristes Tropiques (1955) de C. Lévi-Strauss,
entre Les Structures élémentaires de la parenté (1949) et La Pensée sauvage (1962).
2. Sur la fictionnalité de l’anthropologie, le lecteur francophone pourra se reporter notamment
à F. Affergan 1999.
3. D. Dubuisson 1996.
4. L’œuvre cinématographique de Jean Rouch (1917-2004), en particulier concernant les Dogons,
est précisément l’occasion d’une réflexion sur les rapports entre ethnologie et écriture cinémato-
graphique, ainsi qu’entre réalité et fiction.
Savoirs ignorés, savoirs exposés " 149
L’Amazonien et le physicien
De la même façon que les Amazoniens habitent le monde qu’ils imaginent, les
savants de la physique énergétique imaginent le leur – ou de même, au moins,
un anthropologue l’imagine-t-il. C’est lorsque nous commençons à voir ceci, à
voir que s’absorber dans des trous noirs, ou mesurer l’effet de l’instruction sur la
réussite économique n’est pas seulement s’attaquer à une tâche technique mais
assumer un cadre culturel qui définit une grande partie de notre vie, qu’une
ethnographie de la pensée moderne commence à sembler un projet impératif.
Ces rôles que nous pensons occuper s’avèrent être des esprits que nous nous
trouvons avoir.
Clifford Geertz, 1986 [1983], Savoir local, savoir global. Les lieux du savoir,
Paris, PUF, p. 193.
Outre les « forces » qui les traversent (les désirs, les intérêts, etc.) et
qui rendent les sciences expérimentales sociales, il a paru aux sociologues
et aux anthropologues que dégager de ces sciences des « représentations
mythiques » finirait sans doute de les mettre à niveau. Cela fut fait sans mal.
On y a objecté cependant que ces représentations étaient indépendantes du
savoir lui-même, qu’elles étaient produites hors de lui et qu’elles n’invali-
daient en rien sa scientificité. Une fois de plus, ce serait faire abstraction de
l’élément proprement humain pour lequel cette mythologie peut ressortir de
l’histoire (l’on n’a alors pas conscience qu’il s’agit de mythes) ou de la morale
de la discipline. Dans un cas comme dans l’autre, ils appartiennent au monde
de la science dont ils forment des extensions. Examinons-en, pour finir, les
deux versants.
Appartient à la mythologie « morale » de la science le Frankenstein de
Mary Shelley (rappelons que le personnage est médecin) qui a frayé la voie à
toute une panoplie de scientifiques « reconstruits » par la pensée et dont les
1. Cf. le beau chapitre intitulé « Comment nous pensons maintenant : vers une ethnographie de
la pensée moderne » dans C. Geertz 1986 [1983].
150 ! Anthropologie des savoirs
Représentations d’Einstein
Il y a un secret unique du monde, et ce secret tient dans un mot, l’univers est
un coffre-fort dont l’humanité cherche le chiffre : Einstein l’a presque trouvé,
voilà le mythe d’Einstein ; on y retrouve tous les thèmes gnostiques : l’unité de la
nature, la possibilité idéale d’une réduction fondamentale du monde, la puis-
sance d’ouverture du mot, la lutte ancestrale d’un secret et d’une parole, l’idée
que le savoir total ne peut se découvrir que d’un seul coup, comme une serrure
qui cède brusquement après mille tâtonnements infructueux. L’équation histo-
rique E = mc2, par sa simplicité inattendue, accomplit presque la pure idée de
la clef, nue, linéaire, d’un seul métal, ouvrant avec une facilité toute magique
une porte sur laquelle on s’acharnait depuis des siècles. L’imagerie rend bien
compte de cela : Einstein, photographié, se tient à côté d’un tableau noir cou-
vert de signes mathématiques d’une complexité visible ; mais Einstein dessiné,
c’est-à-dire entré dans la légende, la craie encore en main, vient d’écrire sur
un tableau nu, comme sans préparation, la formule magique du monde. La
mythologie respecte ainsi la nature des tâches : la recherche proprement dite
mobilise des rouages mécaniques, a pour siège un organe tout matériel qui n’a
de monstrueux que sa complication cybernétique ; la découverte, au contraire,
est d’essence magique.
Roland Barthes, 2002 [1957], « Mythologiques », dans Œuvres complètes,
Paris, Le Seuil, 5 tomes, t. I, p. 741-742.
Ce qui est très intéressant dans cette véritable mythologie du savoir, c’est
qu’elle s’appuie sur du sensible, précisément sur l’organe où est censé résider le
Savoirs ignorés, savoirs exposés " 151
« secret du monde » (selon les thèmes gnostiques ici à l’œuvre selon Barthes),
à savoir le cerveau d’Einstein. À sa mort, en avril 1955, le scientifique se voit
dépouillé de son cerveau par son légiste, un certain Harvey, qui l’emporte
avec lui sans en souffler mot à quiconque. Ce n’est qu’à la fin des années 1970
que l’on repense au cerveau : on imagine qu’il contient des réponses. Harvey
envoie alors aux scientifiques qui en réclament, des « morceaux » d’Einstein
pour analyse. Des mesures, des tests comparatifs sont faits un peu partout
dans les années 1980 et 1990 de manière à établir une « physiologie de l’intel-
ligence » à grands renforts de sciences cognitives.
On décèle aisément ici cet ancien esprit, hérité de la première modernité
(la Renaissance), qui se représente un monde parsemé de signes tangibles
dont le décryptage permet d’atteindre un niveau supérieur de compréhen-
sion. Ainsi, l’armée américaine avait opéré l’analyse du cerveau de Mussolini
pour repérer les signes anatomiques de la tyrannie ; de même, chez Einstein
prétend-on déceler les signes de l’intelligence. Aujourd’hui, comme une
relique, le cerveau est conservé à l’hôpital de Princeton et continue d’ali-
menter certains débats « scientifiques ». Ce qu’on sait, ou ce que l’on veut
savoir du cerveau d’Einstein, au vu des pratiques et des croyances qui l’entou-
rent, se situe donc aux confins du savoir « scientifique », à l’orée d’un champ
plus vaste du savoir et qui renoue avec d’anciennes et durables conceptions,
celles également que l’on évoquait au début de ce chapitre entre le voir et
le savoir. Ainsi, tandis que l’on explorait, triturait, découpait (240 morceaux
estime-t-on), électrochoquait le cerveau d’Einstein, ses yeux, prélevés au
même moment, étaient pieusement conservés, et le seraient toujours, dans
un coffre d’une banque du New Jersey.
Des savoirs ignorés aux savoirs exposés… et retour par deux textes
CORNU, Roger, 1991, « Voir et savoir », dans Denis Chevallier (dir.), Savoir faire et
pouvoir transmettre, Paris, Édition de la MSH, p. 83-100.
GEERTZ, Clifford, 1986 [1983] « Comment nous pensons maintenant : vers une eth-
nographie de la pensée moderne », dans Savoir local, savoir global. Les lieux du
savoir, Paris, PUF, p. 183-204.
Chapitre 4
Savoir et identité
Introduction
PARMI LES GRANDS THÈMES de la vie sociale dans lesquels on décèle aisé-
ment l’influence décisive du savoir, il y a ceux du pouvoir et de la construc-
tion identitaire. C’est ce dernier aspect qui nous occupera ici, le premier
étant traité dans le chapitre suivant.
Lorsque l’on examine in vivo (« en action » dirait Bruno Latour ; du point
de vue « pragmatique » selon Christian Jacob) les savoirs, l’on est amené à
les analyser dans des situations au sein desquelles ils se montrent peut-être
mieux, ou plus, qu’en d’autres occasions, à savoir celles où il s’agit d’affirmer
son autorité (de la justifier, de la légitimer par des connaissances dont on
expose le contenu et la source) ou son identité (s’inscrire dans une lignée ou
une histoire collective faite de savoirs partagés, et à un niveau individuel par
un savoir singulier qui, au sein du collectif, signale un écart).
Savoir et identité, savoir et pouvoir représentent sans doute deux types
distincts de relations, deux approches pragmatiques des savoirs qui, néan-
moins, se rejoignent quant aux enjeux fondamentaux qu’ils impliquent. Que
ce soit dans son rapport au pouvoir ou dans sa relation avec l’identité, le
savoir manifeste dans les deux cas sa capacité à être un puissant levier de
différenciation. Le savoir, et l’on ne saurait décider ici si c’est sa fonction ou sa
nature, découpe dans la vie sociale des sphères d’action distinctes : il est des
lieux, des moments où tel savoir peut être mis en œuvre (voire doit l’être) par
certains individus qui trouvent (consciemment ou inconsciemment) dans cet
exercice des ressources importantes, suffisantes peut-être, pour se situer et
être situés au sein du groupe.
C’est donc en tant qu’opérateur de la différence que le savoir sera appré-
hendé tout à la fois en ce qui concerne l’identité et le pouvoir. Pour chacun
de ces domaines, seront distingués différents niveaux d’approches établissant
le rôle joué par les savoirs à toutes les échelles. L’on s’appliquera ainsi à pré-
senter, au sein de la construction identitaire, le rôle joué par les savoirs aussi
154 ! Anthropologie des savoirs
monter sur son dos, et de venir chez lui se repaître de viande grillée. Mais le
jeune homme ignore le sens du mot « grillé », car en ce temps-là, les Indiens ne
connaissaient pas le feu et se nourrissaient de viande crue.
Chez le jaguar, le héros voit un grand tronc de jatoba qui se consume ; à côté,
des tas de pierres comme les Indiens en utilisent aujourd’hui pour construire
leur four (ki). Il fait son premier repas de viande cuite.
Mais la femme du jaguar (qui était une Indienne) n’aime pas le jeune homme
qu’elle appelle me-on-kra-tum (« fils étranger, ou abandonné ») ; malgré cela, le
jaguar, qui est sans enfant, décide de l’adopter.
Chaque jour, le jaguar part à la chasse, laissant son fils adoptif avec sa femme
qui lui témoigne une croissante aversion ; elle ne lui donne à manger que de la
viande vieille et racornie, et des feuilles. Quand le garçon se plaint, elle le griffe
au visage, et le pauvret doit chercher refuge dans la forêt.
Le jaguar réprimande sa femme, mais en vain. Un jour, il donne à Botoque un
arc tout neuf et des flèches, lui apprend à s’en servir et lui conseille de l’utiliser
contre la marâtre, si besoin est. Botoque tue celle-ci d’une flèche en pleine poi-
trine. Terrifié, il s’enfuit, emportant ses armes et un morceau de viande grillée.
Il arrive à son village en pleine nuit, trouve à tâtons la couche de sa mère, se
fait reconnaître non sans peine (car on le croyait mort) ; il raconte son histoire,
distribue de la viande. Les Indiens décident de s’emparer du feu.
Quand ils arrivent chez le jaguar, il n’y a personne ; et comme la femme est
morte, le gibier tué de la veille est resté cru. Les Indiens le font rôtir, emportent
le feu. Pour la première fois, on peut s’éclairer de nuit au village, manger de la
viande cuite, et se réchauffer à la chaleur du foyer.
Mais le jaguar rendu furieux par l’ingratitude de son fils adoptif qui lui a volé
« le feu et le secret de l’arc et des flèches », restera plein de haine envers tous les
êtres, et surtout le genre humain. Seul le reflet du feu brille encore dans ses pru-
nelles. Il chasse avec ses crocs et mange sa viande crue, car il a solennellement
renoncé à la viande grillée.
Claude Lévi-Strauss, 1964, Mythologiques I. Le Cru et le Cuit, Paris, Plon, p. 74-75.
Le second mythe que je voudrais ici évoquer provient des Tukuna, une
ethnie amazonienne qui se trouve aux confins du Brésil, de la Colombie et du
Pérou. La version écourtée que nous livre C. Lévi-Strauss provient de la très
riche étude que leur a consacrée au début des années 1950 C. Nimuendaju
(1952).
Dans les deux cas, le secret du feu (ici, tout particulièrement du feu de
cuisine) est détenu par des individus qui n’appartiennent pas à la commu-
nauté des hommes : le jaguar chez les Kayapo, l’engoulevent chez les Tukuna.
Le feu (comme la cuisine, comme l’agriculture) est un savoir « étranger » ; il
ne s’agit donc pas de l’inventer de toutes pièces ou de le découvrir, mais d’en
faire l’acquisition. Que celle-ci consiste en une trahison, un vol (Kayapo) ou
en un questionnement puis une prise (Tukuna), il s’agit dans tous les cas de
fournir un effort d’obtention (physique, intellectuel ou les deux) qui permet
de faire entrer le savoir dans la communauté, une « entrée » qui se traduit
de manière tout à fait sensible : la sortie du bec de l’oiseau, la quête du feu
dans la maison du jaguar. On assiste, dans le récit mythique, à une lutte pour
l’appropriation de savoirs et de techniques. Mais, dans le présent du récit
et des indigènes, cet effort d’appropriation n’est plus nécessairement aussi
clairement exprimé ; il continue de se manifester cependant, dans une ver-
sion extrêmement ténue, par l’association proclamée entre un savoir et une
identité, entre un savoir et un propre. La propriété du savoir, qui est la forme
initiale du rapport entre un savoir et la communauté de ses détenteurs (et
qui se dégage encore aujourd’hui au travers des questions de propriété intel-
lectuelle), se dégrade progressivement pour finir par s’évanouir dans ce qui
devient alors le propre d’une personne, d’un collectif, d’une espèce.
Il est dès lors nécessaire de comprendre, pour véritablement saisir son
rapport au savoir, que l’identité, qu’elle concerne une personne ou un col-
lectif, se joue pour l’essentiel en dehors de la personne ou du collectif, ou
plus exactement sur leurs bords, leurs frontières. S’il y a une pertinence à
questionner la relation entre le savoir et l’identité, c’est bien parce qu’à cette
dernière ne correspond pas la fermeture ou l’immobilité. Au contraire, elle
est en permanence dessinée et redessinée par des actions et des situations au
sein desquels les savoirs (retenus, volés, donnés, trahis, conquis, etc.) ont un
rôle considérable.
Aussi retrouve-t-on ce motif du savoir « propre » qui vient de l’étranger
dans des cultures très différentes. Daniel Fabre le rappelle à propos de l’Eu-
rope occidentale à partir de travaux personnels menés dans les Pyrénées et
d’une étude collective concernant les représentations du sauvage dans les
Savoir et identité " 157
Alpes1. « Dans les Pyrénées, mais aussi ailleurs en Europe, Alpes comprises,
le Sauvage détient des savoirs très spécialisés que les hommes lui dérobent
par ruse. À les considérer de près, ces tours de mains, ces “secrets” comme
disent les légendes – souder les métaux, cailler le lait… – sont des opé-
rations sur la matière qui, à l’aide d’une adjonction menue mais décisive,
prélevée dans la nature, aboutissent à une transformation. » Le Sauvage
n’est-il pas l’incarnation de l’altérité, à l’image de l’espace qu’il habite, la
forêt, qui est le lieu de la différence où agissent d’autres règles, d’autres
êtres ? Et l’on est en droit de se demander si le savoir, comme l’identité, ne
doivent pas nécessairement être façonnés, ou jouer une part décisive de
leur élaboration, dans ces espaces et auprès de ces hommes autres, avant de
nécessairement leur être retirés pour leur permettre de s’accomplir et de se
manifester pleinement. Le passage par l’Autre appartient en quelque sorte
au socle commun des processus de formation et d’acquisition du savoir et
de l’identité.
Et l’on se rend bien compte qu’un savoir « propre », comme une identité
« propre », loin d’être parfaitement lisse et cohérent, comme s’il sortait tout
prêt d’une pensée ou d’une expérience le révélant directement et dans toutes
ses fonctions à ses propriétaires actuels, est en réalité un savoir composite.
Il est chargé des scories du lent processus qui l’a vu se constituer, des restes
de son origine et de la conquête dont il a fait l’objet. Très souvent, ces restes
sont enfouis, « nettoyés » par ce phénomène qui fait passer de la propriété au
propre ; néanmoins, il est parfois possible, quand les ressources s’y prêtent et
que les enquêtes sont minutieuses, de documenter cette complexité attestant
la part de l’étranger d’une part mais, surtout, le fait que « l’étranger » est en
réalité déjà une réduction intellectuelle d’une difficulté supérieure que nous
révèle l’observation : l’on a la plupart du temps affaire à des étrangers. C’est
ce qu’a parfaitement mis en évidence P. Lieutaghi dans le travail qu’il a mené
sur les pharmacopées traditionnelles du monde provençal. L’origine de ces
connaissances, saisies dans le présent de l’ethnographie comme des « spécia-
lités », des « particularités » du pays et des personnes qui les maîtrisent, est
largement plurielle, provenant d’horizons d’une très grande diversité dont le
schéma ci-dessous restitue quelque peu l’allure.
Non seulement un savoir populaire présente une grande variété d’ori-
gines, d’« autres » entre les mains desquels le savoir a passé (des savants du
présent ou du passé, d’ici ou de là-bas ; des étrangers moins clairement iden-
tifiés et dont l’influence est simplement dite « exogène »), mais encore il est
l’objet de nombreux ajustements dans le monde local. Ce savoir emprunté,
dérobé, transmis, passé par l’Autre, subit également des transformations
Le niveau de l’individu
Le cadre dans lequel s’inscrit mon propos ne permet pas de présenter de
manière exhaustive toute la diversité des rapports entretenus entre les savoirs
et la construction identitaire des individus. D’abord, parce que ces rapports
sont très nombreux (ce qui vient d’être lapidairement mentionné à propos
de l’origine du savoir le laisse entrevoir) et, ensuite, parce qu’il est néces-
1. On pourra en avoir un riche aperçu ethnographique récent (à partir de cas tirés de l’Asie du
Sud) dans l’ouvrage dirigé par I. Zupanov et C. Guenzi (2009) autour de la question des méde-
cines traditionnelles.
Savoir et identité " 159
saire d’approcher chacun d’entre eux d’au moins trois manières différentes.
En effet, il existe, sur le plan de l’élaboration identitaire, trois perspectives qui
ne se rejoignent pas nécessairement : l’identité pour soi, l’identité pour les
autres, l’identité donnée par les autres.
Ces trois plans peuvent entretenir des logiques différentes. Prenons le cas
d’un élève de l’enseignement secondaire, disons du collège. Il est à un âge où,
sans se tromper beaucoup, on peut supposer que l’affirmation de son identité
est un enjeu important, donc peut-être plus visible qu’ailleurs. Ensuite, au
collège, étant donné le rôle d’enseignement qui est dévolu à ce type d’ins-
titution, il ne sera pas inimaginable non plus de croire qu’une partie de sa
construction identitaire pourra se jouer dans un certain rapport au savoir
pris ici dans un sens large, c’est-à-dire un rapport à ceux qui savent (les ensei-
gnants), à ce qui doit être su (les leçons), aux règles du savoir (la tenue en
classe) et à ses exercices (les devoirs).
Dans ce contexte de savoirs et en relation avec eux, l’élève en question
peut avoir, pour soi, des stratégies identitaires distinctes de celles qu’il sou-
haite exposer aux autres. C’est le cas du bon élève « dans le coup » : il a,
pour lui-même, le sentiment d’une importance de la réussite scolaire (qui
lui permettra de parvenir à réaliser un projet ou de se donner les chances
d’en former un) mais, en même temps, il peut manifester une certaine forme
d’irrévérence par rapport aux savoirs (à l’enseignant, aux exercices en classe,
etc.) qui se veut démonstrative et s’adresse davantage aux autres (à ses cama-
rades) qu’à lui-même. Il y a ici disjonction entre l’identité pour soi et l’identité
pour les autres. En retour, et selon le rapport entretenu entre le niveau de son
irrévérence et celui de son sérieux, l’étiquette que lui conféreront les autres
pourra évoluer entre la figure de « l’intello » qui fait semblant de ne pas l’être
et celle du mauvais garçon futé.
Et il s’agirait ainsi, au cœur de l’institution et pour chacun des acteurs
(enseignants, élèves, personnels administratifs, parents d’élèves), de définir
ces trois plans à partir de situations précises, de constater la variété des agen-
cements possibles et, partant, l’extrême diversité des rapports au savoir dans
le processus de construction identitaire.
L’on voudrait donc ici simplement poser quelques jalons à partir d’une
configuration singulière des rapports entre savoir et identité, celle de l’ini-
tiation. En effet, dans l’initiation sont en quelque sorte sublimées, pour le
niveau individuel, les relations plus ordinaires qu’habituellement savoir et
identité entretiennent. D’un point de vue méthodologique, une question doit
immédiatement être posée : la situation initiatique, de par son aspect extra-
ordinaire, est-elle justement adaptée pour exprimer les liens, plus généraux,
qui unissent savoir et identité ? En répondant par l’affirmative, l’on part du
principe (qui prête sans aucun doute à discussion) que l’extraordinaire ne
160 ! Anthropologie des savoirs
horizon du savoir sur le monde : elles lèvent des mystères mais en font surgir
d’autres, plus profonds et plus pénétrants qui remettent en cause les acquis
de l’existence actuelle. Dans ce cas, l’augmentation du savoir n’augmente ni
ne diminue l’être : elle le dissout purement et simplement car il est sans avenir
certain.
Un savoir symbolique
Au Gabon, on entend souvent dire que le savoir initiatique équivaudrait à une
sorte de « science africaine » délivrée par une « école de brousse » comparable,
voire supérieure, à « l’école des Blancs ». De telles comparaisons, aussi par-
lantes soient-elles, sont néanmoins mystifiantes. En effet, le savoir initiatique
n’est ni inférieur ni supérieur au savoir scientifique, dans la mesure où il lui est
des places dans la parenté : il existe des « pères » et des « enfants » initiatiques.
D’ailleurs, le terme bokudu a pour sens premier « généalogie ». Assigner une
identité est bien la fonction sociale de ce savoir initiatique. Cette identité
correspond ici à un statut social à un moment donné, ainsi qu’à une position
dans l’histoire de la société. Le savoir initiatique est, au Gabon, un savoir de
sa généalogie. Si chacun est apte à retracer l’histoire de son lignage (il suffit
de remonter de trois générations pour « dire » le lignage), seuls les initiés, au
travers du récit des péripéties de la transmission du savoir, sont capables de
restituer l’histoire, largement mythique, du clan en général. Ils peuvent donc
dérouler une identité plus profonde.
Évidemment, l’histoire mythique et l’histoire vécue tendent à se confondre
dans les propos des récitants. Par exemple, les locuteurs auront tendance à
qualifier un ancêtre fondateur de « grand-père », évoquant dans les termes
de la filiation une proximité qu’ils n’ont pas réellement avec le personnage
en question. Il reste que sur le plan de la « mise en scène de soi », c’est-à-dire
au niveau de cette identité « pour les autres », le savoir initiatique permet
d’entretenir cette confusion et de considérer, au moins le temps du récit, le
personnage en question comme proche de l’ancêtre.
L’importance de la profondeur historique du savoir est en étroite rela-
tion avec l’identité et avec le statut social des individus. En effet, les aînés
sont censés être ceux qui connaissent le début des histoires, les cadets, ceux
qui n’en maîtrisent que la fin. Ainsi, si le savoir initiatique et l’identité ont
à voir l’un avec l’autre dans la société gabonaise bwete, c’est qu’ils parta-
gent ensemble un rapport étroit et fondateur avec la figure de l’ancêtre : la
connaître est l’enjeu du savoir, mais c’est aussi la condition essentielle pour
avoir vraiment sa place.
1. Je me permets de renvoyer ici à plusieurs de mes travaux, notamment N. Adell 2004 et 2008.
164 ! Anthropologie des savoirs
années nécessaires de voyage. Celles-ci sont encadrées par des rites d’initia-
tion : l’adoption qui fait que l’on devient un « aspirant » et la réception qui fait
accéder au titre de « compagnon ». Après plusieurs années effectuées en tant
que compagnon, l’on peut, mais ce n’est pas un rituel obligatoire, franchir
l’étape de la finition qui permet de devenir « compagnon fini ». Ce schéma,
qui s’est progressivement mis en place au cours du XIXe siècle, obéit à une
logique d’implication plus ou moins forte dans la communauté. Cette inté-
gration est matérialisée tout à la fois par l’accession à une identité et à un
savoir de plus en plus complet.
À ce niveau se pose d’emblée un premier problème qui est finalement
très commun à toutes les sociétés initiatiques. Le rite d’initiation fabrique de
nouveaux individus : on les reconnaît en tant que tels et on les établit dans
leur nouveau statut au cours du rite. Mais dans le même temps, on les dit
inachevés, et il est vrai qu’ils le sont : il ne suffit pas de dire « tu es initié »
pour que l’individu en question possède en ce même instant le savoir qui
fait qu’il est initié. Il faut un temps d’apprentissage de ce savoir qui, selon les
communautés, peut se faire en amont ou en aval de la déclaration d’identité.
Chez les compagnons, cet apprentissage se fait de part et d’autre du rituel, ce
qui a pour conséquence l’instauration de deux périodes paradoxales : l’une où
un profane, candidat à l’initiation, possède une parcelle d’un savoir d’initié ;
l’autre où l’initié ne maîtrise pas tout le savoir qui est censé faire de lui un
initié.
Commençons par examiner cette dernière situation. D’une certaine façon,
la progression dans l’identité se disjoint de la progression dans le savoir. Et
les compagnons se sont appliqués à signaler cette disjonction, en donnant
un statut particulier à ces nouveaux initiés (ce qui est fréquent dans nombre
de sociétés initiatiques au sein de cultures très différentes), rappelant ainsi
que le savoir et l’identité vont, ordinairement, de pair. Les compagnons char-
pentiers laissaient ainsi leurs nouveaux initiés en dehors de la communauté,
en leur attribuant temporairement des tâches traditionnellement dévolues
à des profanes. Ainsi du service des repas qui est une mission qui incombe
habituellement à un personnel spécifique ou à l’hôtesse des compagnons,
que l’on appelle parfois la mère, personnages qui ne peuvent pas accéder au
statut de compagnon. Dans l’initiation, l’intégration au groupe emprunte un
chemin qui conduit le récipiendaire à s’éloigner dans un premier temps du
statut envisagé.
Quant à l’autre période paradoxale, en amont du rituel, il faut bien
admettre que l’aspirant a intégré, dans le cadre d’une fréquentation plus ou
moins longue des maisons compagnonniques, quelques règles relevant d’un
savoir et d’un savoir-être qui ne sont pas nécessairement ceux de son statut.
Il possède donc sans doute quelque compétence d’« initié », mais sa position
au sein de la société ne lui permet pas de la mettre en action. De ce point de
Savoir et identité " 165
vue, l’initiation apparaît moins, finalement, comme l’acte par lequel se fait le
passage objectif d’une quantité de compétences à une autre que comme une
parole qui dit la transition entre des compétences sans performance et des
compétences avec1. Vladimir Propp, qui appartenait au courant du forma-
lisme russe qui a contribué à l’émergence de l’analyse structurale dès la fin
des années 1930, avait d’ailleurs parfaitement résumé cette dichotomie de la
compétence et de la performance. En effet, d’après lui, il s’agit, dans le cadre
initiatique, « moins de connaître le monde […] que de posséder un pouvoir
sur lui2 ». Et ce pouvoir passe par une mise en ordre (c’est le savoir), ordre au
sein duquel l’individu a sa place (c’est l’identité).
1. F. Barth 1975.
2. Sur cet aspect, cf. M. Houseman 2005 et 2008.
3. Exemplaires de ce point de vue sont J. Bonhomme 2005a et P. Déléage 2009b.
Savoir et identité " 167
1. Ibid., p. 73-78.
2. Ibid., p. 78.
168 ! Anthropologie des savoirs
Il est clair, dans ces conditions, que l’inégalité du savoir renforce considéra-
blement une disjonction de type identitaire entre ceux qui vivent l’expérience
chamanique (qui peuvent être pour un temps des ifo dans le cas présent) et
les autres, ainsi qu’au sein de l’initiation, entre les différents acteurs. Sans aller
toujours jusqu’à une disjonction quasi ontologique comme le cas du chama-
nisme sharanahua, ce principe se retrouve d’une manière plus générale dans
le phénomène, largement répandu quoiqu’à des degrés divers d’élaboration,
des langues d’initiés, ce qu’A . Van Gennep appelait les « langues spéciales1 ».
Il s’agit de l’un des outils les plus courants de la discrimination initiatique, et
même culturelle en général : certains membres d’une communauté parlent
un idiome que les autres ne connaissent pas et auquel ils ont été initiés. Cet
idiome peut être plus ou moins évolué. Il peut ne s’agir que de quelques mots
inintelligibles pour les non-spécialistes employés au sein d’une langue com-
mune. C’est là ce qu’on appelle l’idiome professionnel : la langue des méde-
cins, des astrophysiciens, des maçons, des parfumeurs, des ethnologues, etc.
Parfois, et c’est souvent plus troublant encore, la langue d’initiés a absolu-
ment le même vocabulaire que la langue commune, simplement une partie de
ce vocabulaire n’a pas le sens que le commun lui prête habituellement. C’est
notamment le cas des compagnons du Tour de France. Ainsi, la description
d’un incident de chantier par un compagnon charpentier : « Le renard était
sur le faîte ; il a demandé au lapin de lui passer sa belle-mère. Le maladroit
est tombé et, manquant de se tordre le cou, a cassé la patte du chien juste en
dessous. Sur ce, le singe est arrivé ; alors tous, pays et coteries, on a donné
notre version. » La situation ainsi décrite reste absolument incompréhensible
à qui n’en possède pas les codes métaphoriques permettant de comprendre
que « l’aspirant (initié du premier niveau) était sur le toit ; il a demandé à l’ap-
prenti de lui passer la scie. Le maladroit est tombé et, manquant de se tordre
le cou, a cassé la jambe du compagnon juste en dessous. Sur ce, le patron est
arrivé ; alors tous, camarades du compagnonnage travaillant soit au sol (pays)
soit sur les échafaudages (coteries), on a donné notre version ».
Le procédé employé ici, le langage métaphorique, est finalement le plus
couramment utilisé dans le cadre des sociétés initiatiques. Les initiés bwete
du Gabon font un usage similaire de leur « langue » secrète procédant par
métaphores et emprunts aux langues des ethnies proches. Cette approche
du savoir par la langue dans le cadre initiatique présente un double avantage :
celui de ne pas se laisser aveugler par le contenu du savoir pour privilégier sa
forme, et celui de se pencher « de force » sur la fonction sociale de l’initiation
qui tisse des rapports et dit quelque chose des positions sociales relatives des
individus. Afin d’appréhender avec plus de précision ce double phénomène,
1. P. Boyer 1980. Depuis Michel Leiris (1948), les africanistes ont accordé une attention spéciale
à ce type de phénomène. C’est dans leurs travaux que l’on trouvera donc souvent les analyses les
plus approfondies.
2. La transcription des termes est ici simplifiée. On trouvera dans l’article de P. Boyer d’autres
« orthographes » correspondant à des règles plus strictes.
170 ! Anthropologie des savoirs
la langue ordinaire pour pratiquer la langue secrète, mais encore qu’il faut en
avoir une certaine maîtrise pour se permettre de la dévoyer et la « tordre » à
sa guise. Cet aspect peut aisément être généralisé. L’on sait, en Europe, que la
maîtrise de la langue fait partie du bagage nécessaire à la croissance sociale
des individus. Aussi, l’un des signes du franchissement d’un âge, le passage de
l’enfance à l’adolescence notamment, consiste, au niveau de la langue, en une
maîtrise de plus en plus complète des jeux de mots, des doubles sens. C’est
un lieu commun : le niais, l’idiot, l’ingénu, le novice n’ont pas ce savoir aigu de
langue ; ils prennent les discours au pied de la lettre. Ce sont des personnes
du premier degré. Où l’on constate encore, au travers du filtre aiguisé de la
langue, l’imbrication étroite du savoir et de l’identité personnelle.
Quoi qu’il en soit de son niveau de dérivation par rapport à la langue
usuelle, le làbi, puisqu’il en est issu et qu’il s’y réfère de façon sous-entendue
en permanence, ne propose pas de nouvelles mises en ordre du monde. Le
savoir fondamental reste le même. Mais, par les jeux sur la langue qu’il met
en œuvre, il offre la possibilité de réfléchir sur cette mise en ordre du monde
(cette « encyclopédie » pourrait-on dire), de la questionner par ce processus
de distanciation qu’est la dérivation. Aussi, comme le dit Pascal Boyer, « ce
que l’on acquiert en parlant la langue initiatique n’est nullement un savoir
nouveau sur le monde, mais l’évocation d’un savoir possible sur l’encyclo-
pédie ». Le savoir initiatique est un savoir réflexif : un savoir qui réfléchit
sur le savoir, qui le développe, qui l’explicite. Un savoir « symbolique » selon
D. Sperber.
Le niveau communautaire
Savoir et identité collective
Par le biais des langues d’initiés, on accède également à un autre niveau de
rapports entre savoir et identité, celui où le partage d’un savoir constitue une
ressource identitaire suffisante au sentiment de former une communauté sin-
gulière. Il ne s’agit plus tellement ici de considérer l’augmentation du savoir
mais sa répartition, afin de discerner en quoi les savoirs peuvent fournir les
ressorts d’identités communautaires. Ce point laisse entendre que l’appar-
tenance à un groupe spécifique par la manifestation de savoirs particuliers
est le fruit d’un choix, d’une volonté ou au moins d’une adhésion qui dépen-
draient du souci que l’on aurait (ou non) d’apprendre et de mobiliser ces
savoirs. Seul varierait le degré de liberté dans le choix (faible dans certaines
sociétés qui imposent l’initiation, plus fort apparemment dans celles qui lais-
sent aux personnes la possibilité d’adhérer ou non à certains groupes). Or,
cette « évidence » repose sur un présupposé qui est que le savoir et la capacité
Savoir et identité " 171
tons (présentés comme un héritage, par tradition orale, des anciens bardes
des Ve et VIe siècles), s’est attaché à situer mieux la langue dans son Essai sur
la langue bretonne (1847). La mode était en outre, à l’époque, à l’assimilation
entre ensembles ethniques et ensembles linguistiques : pour trouver le noyau
communautaire, il fallait chercher la langue1. D’où les enjeux et les contro-
verses autour des différentes grammaires « celto-bretonnes » qui paraissent
au XIXe siècle, mais aussi, dès les années 1930, les volontés de certains de tra-
duire en breton les textes de la littérature universelle comme ceux d’Eschyle
ou de Shakespeare.
C’est aussi, dans le Midi, tout le sens qu’il faut accorder au mouvement
du Félibrige, fondé par le provençal Frédéric Mistral dans les années 18502.
Les « félibres », ce sont les poètes occitans qui s’autodésignent de cette façon
au milieu du XIXe siècle. Après une période difficile, qui fait suite à l’enquête
dont on a déjà parlé de l’abbé Grégoire qui fait la chasse aux patois, langues
des « arriérés », les langues régionales reprennent les armes. Dans le Midi,
l’on va s’appliquer à chercher, dans les patois, le « génie » méridional. C’est
qu’au travers de la langue, de sa codification et de son lexique qui vont faire
l’objet de beaucoup d’attention (le provençal de Mistral n’est ni le gascon,
ni le béarnais, ni le languedocien, etc.), va passer davantage qu’un langage
mais une originalité, un esprit du Midi. Cet esprit aura un lieu magistral
d’exposition dans le long poème épique de Mistral, Mirèio (Mireille). Par ce
biais, il s’agit aussi, comme c’était le cas pour le breton, de renouer avec la
grande littérature, avec la tradition d’Homère et de Virgile. L’importance de
la langue est capitale : non seulement elle soutient l’identité, mais encore c’est
elle qui fait le territoire du « Midi » comme le dit Philippe Martel3. Mais le
cas du Félibrige est particulier. En effet, depuis l’identité occitane va s’opérer
un glissement vers la culture populaire : la langue d’oc n’est pas seulement la
langue du Midi, elle est la langue du peuple en général. Il reste que Mistral
« fabriquera » en grande partie ce « peuple », en choisissant son folklore et en
triant dans les usages et les traditions, les costumes par exemple, ceux qui lui
paraissent les plus adéquats. Que le travail sur la langue s’accompagne d’un
travail sur la mémoire et le patrimoine est pour nous extrêmement révéla-
teur : ne sont-ce pas aujourd’hui les lieux les plus communs de l’identité ?
1. F. Boas et ses élèves ne feront pas autre chose, au début du XXe siècle, dans leurs travaux portant
sur les Indiens d’Amérique du Nord.
2. Cf. P. Martel 1997.
3. Ibid., p. 3540.
174 ! Anthropologie des savoirs
à former, dans certains cas, mais ce n’est pas aussi systématique que pour
la langue, des communautés singulières : les communautés savantes. Sans
doute, toutes les sociétés ne distinguent pas dans le savoir des domaines aussi
précisément spécifiés que ceux de nos disciplines scientifiques. Beaucoup
préfèrent établir des distinctions fondées sur les modes d’acquisition des
connaissances (cf. chapitre 1). Il reste qu’il n’est probablement pas de sociétés
humaines où l’on ne distingue des experts, des spécialistes qui se signalent
par un niveau de connaissances et une attention à certains savoirs supérieurs
au reste de la population.
1. Sur ces notions d’emprise et d’empreinte, lire absolument J.-M. Chatelain 2007.
2. Pour une approche synthétique de cette communauté, cf. J. Mac Clellan III 2007.
176 ! Anthropologie des savoirs
1. S. Harrison 2000. Pour une mise en perspective plus large, cf. M. Carneiro da Cunha 2010.
2. On trouvera les détails de ce conflit dans R. Bastos 2009, p. 179-201.
178 ! Anthropologie des savoirs
1. Cette histoire, ainsi que la culture reconstituée d’Ishi, ont fourni la matière d’un des best-sel-
lers de l’anthropologie, traduit en français dans la collection « Terre humaine » ; T. Kroeber 1968
[1961]. Le résumé présenté ici prend appui sur une réflexion développée par D. Fabre dans son
séminaire de l’EHESS en 2007-2008.
Savoir et identité " 179
La conscience du « dernier »
Deux courants composaient [la réaction d’Ishi], chacun d’eux mi-émotionnel,
mi-intellectuel. Le premier exprimait le soulagement qu’éprouvait Ishi à pouvoir
démontrer par le geste, au lieu d’avoir à l’expliquer dans un mélange de mau-
vais anglais et de yahi mal compris, comment il se mettait à l’affût du daim,
1. Sur l’histoire de ce nom jamais livré par l’Indien, cf. ibid., p. 178-180.
180 ! Anthropologie des savoirs
nouveau venu qui devient son « fils d’apprentissage » même si le terme n’est
pas aussi explicite. À partir de là, toute une « famille » se forme : ceux de la
génération du nouvel initié deviennent ses « frères d’apprentissage » ; ceux de
la génération de son maître, ses « oncles d’apprentissage » où l’on distingue
même, selon la position qu’ils occupent par rapport au maître, entre les aînés
et les cadets1.
Ce principe de filiation élective se retrouve également dans nos sociétés,
dans les communautés compagnonniques par exemple. Dans les initiations
qui y sont pratiquées s’élaborent des liens, non plus de filiation aussi explicite,
mais de fraternité entre les initiés. Dans cette logique horizontale, le « grand
frère » prend la place du « père ».
Mais cette fraternité est puissante, et le lien noué entre les initiés, plus
particulièrement ceux qui ont accédé à l’initiation au même moment et dans
le même lieu, est un lien particulier que la communauté reconnaît comme
tel et qui va au-delà du simple discours pour « faire semblant ». Un exemple,
que je me permets d’emprunter à mon ethnologie du compagnonnage, saura
mieux éclairer ce phénomène.
corps avec le cercle des initiés, suffit à penser l’idée qu’ils se font de la force du
lien noué dans l’initiation.
Nicolas Adell, 2008, Des hommes de Devoir. Les compagnons du Tour de France
(XVIIIe-XXe siècle), Paris, Éditions de la MSH, p. 178.
autre stratagème. Après l’avoir à nouveau tué, ils brûlent son corps et délayent
ses cendres dans une liqueur qu’ils offrent à leur sorcier Kavya. Devayani,
toujours inquiète et à juste titre, fait la même plainte. Le père cède encore et
s’apprête à ressusciter Kaça quand il entend, à l’intérieur de lui, une voix, celle
du jeune homme, qui lui signale sa présence dans son ventre. Le dilemme est
grand pour Devayani : soit retrouver son amoureux et perdre son père ; soit
garder son père et ne jamais revoir Kaça. Les deux cas lui sont également
insupportables. Kavya a alors une idée : il peut transmettre le secret de son
savoir sur la vie à son disciple qui, une fois ressuscité, pourra alors à son tour
ressusciter son guru. Tout dépend de la loyauté de Kaça, et celui-ci, estimant
le sacrifice de son maître, lui fait honneur en le ressuscitant. À ce moment, le
poème nous livre la clé de l’imbrication du savoir et de la filiation.
Kaça a rempli sa mission, mais il découvre, en même temps qu’il nous fait
découvrir, que l’acquisition du savoir ne se fait pas sans un engagement total
de sa personne, et que cela lui assigne comme une nouvelle position et une
nouvelle identité. Son maître est, pour lui, « et son père et sa mère » affirme-
t-il, ce dont le mythe se fait l’écho par l’image. En effet, Kavya, « père » en tant
qu’aîné et homme susceptible de donner sa fille, est également « mère » par la
gestation symbolique qu’il assume (Kaça est dans son ventre puisqu’il l’a avalé)
et l’accouchement qui fait renaître son disciple. Il serait difficile à ce niveau de
mieux signifier les liens de filiation qui s’engagent, sur le plan de la transmis-
sion du savoir, entre un maître et son apprenti. Georges Dumézil a entrevu la
généralité de ce phénomène, et peut-être son origine, dans le fait que, en Inde,
le disciple était souvent en premier lieu le fils. Et les services réciproques que
se rendent en quelque sorte Kavya et Kaça (chacun ressuscitant l’autre) repré-
senteraient plus généralement la solidarité des aînés et des cadets à l’intérieur
d’une communauté de savoir spécifique, celle des magiciens1.
1. Ibid., p. 876.
184 ! Anthropologie des savoirs
Le cercle et la lignée
Appartenir à une communauté savante, c’est ainsi faire l’expérience de ce lien
particulier qui attache et positionne, qui assigne une place dans l’espace social,
mais aussi dans le temps et la mémoire, qui attribue une identité et un statut.
[…] Deux modèles se dégagent […] : la lignée et le cercle. S’inscrire dans une
lignée, c’est faire de la généalogie une clé de son identité et se définir comme
le maillon d’une chaîne, par conséquent se voir assigner la double fonction de
tout médiateur : hériter et transmettre. Appartenir à un cercle, c’est être l’un
des acteurs d’une communauté qui s’actualise dans la présence de tous ses
membres et dans le temps performatif de ses réunions.
[…] La lignée peut être régie par le déterminisme généalogique, sous la forme
d’une succession patrilinéaire ou matrilinéaire, ou par l’inscription volontaire
dans une famille élective, indépendante de toute filiation biologique, mais par-
fois régie par des liens aussi forts. Entre les lignages de scribes mésopotamiens,
où se transmettent des fonctions de cour, des collections de tablettes et des
corpus de textes, ainsi que tous les savoirs techniques liés à la maîtrise de l’écri-
ture, et les communautés monastiques taoïstes, dans la Chine contemporaine,
où moniales et moines rompent, au moins symboliquement, avec leur famille
biologique pour adopter un nom nouveau et une identité nouvelle, et s’ins-
crire dans un arbre complexe de fratries et de filiations, il semble que l’on soit
confronté à deux modèles antithétiques. Dans l’un et l’autre cas, cependant, la
généalogie est constitutive d’une identité, définissant précisément la position de
l’individu dans une tradition de savoir.
Christian Jacob, 2007, « Le cercle et la lignée », dans Lieux de savoir. I : Communautés
et institutions, Paris, Albin Michel, p. 127-128.
1. La liste des éléments de ce patrimoine mondial est disponible en ligne, avec les commentaires
dont sont extraits les exemples exposés ici, sur le site de l’Unesco.
Savoir et identité " 189
Pour l’Unesco, il y a ici un double enjeu qui a partie liée avec l’actualité de
l’intérêt porté aux savoirs en général.
Le premier est de restituer un panorama de l’humanité et de ses pro-
ductions intellectuelles dans leur plus grande diversité. L’on cherche ainsi à
renouer ce lien qui existe entre savoir et identité sans pour autant que les
communautés soient conduites à se fossiliser, c’est le risque, autour de savoirs
répertoriés à un moment donné de leur histoire. La convention, adoptée par
l’Unesco en 2003, est très claire sur ce point : « On entend par “patrimoine
culturel immatériel” les pratiques, représentations, expressions, connais-
sances et savoir-faire (ainsi que les instruments, objets, artefacts et espaces
culturels qui leur sont associés) que les communautés, les groupes et, le cas
échéant, les individus reconnaissent comme faisant partie de leur patrimoine
culturel. Ce patrimoine culturel immatériel, transmis de génération en géné-
ration, est recréé en permanence par les communautés et groupes en fonc-
tion de leur milieu, de leur interaction avec la nature et de leur histoire, et
leur procure un sentiment d’identité et de continuité, contribuant ainsi à pro-
mouvoir le respect de la diversité culturelle et la créativité humaine. »
La place réservée aux savoirs est ici capitale et laisse augurer que leur
anthropologie devra être mise en œuvre moins pour servir le besoin d’ex-
pertise de l’institution que pour prévenir les éventuels dégâts que les bonnes
intentions de reconnaissance culturelle peuvent malgré tout causer1. Cela
pourra se faire dans les cinq domaines identifiés par l’Unesco pour dessiner
les champs et la nature de ce qui est entendu sous l’appellation « PCI » :
a. les traditions et expressions orales, y compris la langue comme vecteur du
patrimoine culturel immatériel ;
b. les arts du spectacle ;
c. les pratiques sociales, rituels et événements festifs ;
d. les connaissances et pratiques concernant la nature et l’univers ;
e. les savoir-faire liés à l’artisanat traditionnel.
En particulier dans le chapitre (d), les savoirs font l’objet d’un intérêt abso-
lument inédit hors du cercle ethnologique, et il sera tout à fait intéressant
de suivre pas à pas les progrès d’une telle entreprise dont quelques jalons
ont d’ores et déjà été posés. Pour en rester au chapitre qui nous intéresse
le plus directement, celui sur les « connaissances et pratiques concernant la
nature et l’univers » (mais on pourrait en dire autant des « savoir-faire liés à
l’artisanat traditionnel »), l’Unesco en fait un répertoire, non exhaustif, dont
l’énoncé, très large et très vague, atteste une volonté d’exposer les savoirs dans
1. Ce n’est pas ici le lieu pour développer ce débat entre pro- et anti-PCI, entre catastrophistes de
la mise en patrimoine et bienheureux de la diversité culturelle ; pour une brève présentation de ces
positions, je me permets de renvoyer à N. Adell 2011.
190 ! Anthropologie des savoirs
leur diversité sans pour autant les hiérarchiser. Y sont recensés notamment
les « savoirs écologiques traditionnels, savoirs autochtones, ethnobiologie,
ethnobotanique, ethnozoologie, pharmacopées et médecines traditionnelles,
rituels, traditions culinaires, croyances, sciences ésotériques, rites initia-
tiques, divinations, cosmologies, cosmogonies, chamanisme, rites de pos-
sessions, organisations sociales, festivités, langages, ou encore arts visuels ».
Il est incontestable que les progrès réalisés dans les recherches consacrées
aux savoirs des Autres depuis les années 1960 ont grandement contribué à la
formulation d’un tel catalogue. Aussi les anthropologues sont-ils largement
convoqués pour réaliser les notices de présentation des « éléments » éligibles
au titre du PCI. Parmi de nombreux exemples accessibles en ligne sur le site
de l’Unesco dans la section « PCI » (http://www.unesco.org/culture/ich/
index.php ?lg=fr&pg=00001), on trouve celui présenté ci-dessous qui appar-
tient à la première vague d’inscriptions (2008).
que l’aspect esthétique des dessins pourrait faire perdre à la tradition sa signifi-
cation symbolique plus profonde et sa fonction sociale originale.
[En guise de mesures de sauvegarde], la pratique des dessins sur le sable est
revitalisée dans les communautés des praticiens par le biais de festivités et ras-
semblements des communautés pour favoriser une transmission continue des
talents artistiques des experts. D’autres mesures incluent l’élaboration d’un
règlement pour l’utilisation commerciale des dessins sur le sable, leur assurant
une protection légale, l’introduction des dessins dans les programmes scolaires
et la mise en place d’un fonds en dépôt pour encourager des activités généra-
trices de revenus liées à cette forme d’art. Ces activités concertées contribue-
ront à réconcilier les politiques culturelles nationales avec les intérêts de ceux
pour qui les dessins sur le sable sont avant tout une réalité sociale vivante et
florissante.
Textes consultables sur
http://www.unesco.org/culture/ich/index.php ?lg=fr&pg=00011&RL=00073.
utilisés pour faire « mourir » les traditions a été de les folkloriser et de les
confiner dans des musées hors desquels elles étaient illégales et décrites
comme un signe d’arriération selon une logique franchement circulaire
(puisqu’elles sont au musée, elles sont d’un temps révolu ; comme elles sont
« arriérées », elles doivent aller au musée). Mais sous cette volonté normali-
satrice de l’État, certains acteurs ont pu se saisir de ces contraintes d’une tout
autre manière. On trouvait ainsi, de façon non marginale, des volontaires
parmi ceux qui étaient des figures de la culture traditionnelle, les chamans
notamment, pour offrir leurs équipements rituels aux nouveaux musées
afin que, après leur disparition, quelque chose de leurs traditions et de leurs
savoirs se maintienne. Ainsi, loin d’être « réduits » en étant muséifiés, les
objets acquéraient par ce statut neuf de restes précieux une nouvelle valeur
et une capacité renforcée à assurer une permanence culturelle. Ce qui n’em-
pêchait pas d’autres chamans d’adopter une stratégie paradoxalement plus
ouverte de résistance par la continuation en secret de leurs rituels. Les deux
formules ont pu coexister.
Le savoir, le pouvoir
et l’ordre
Introduction
Les actes de savoir
DANS UN TEXTE IMPORTANT qui constitue un jalon dans l’histoire de l’an-
thropologie des savoirs et intitulé « An Anthropology of Knowledge », Fredrik
Barth fait référence à une discussion qui s’est tenue entre lui et Clifford Geertz
à propos de la conception que F. Barth développait sur le phénomène de la
connaissance1. Celui-ci le décrivait en effet comme « ce dont une personne se
sert pour interpréter et agir sur le monde » ceci incluant des sentiments, des
informations, des habitudes incorporées, des concepts, etc. C. Geertz lui fai-
sait alors remarquer que, selon cette perspective, la connaissance ne semblait
pas se distinguer nettement de ce que les anthropologues appellent la culture
puisque l’on fait finalement référence aux mêmes données (les représenta-
tions, les savoir-faire, les affects, les idées, etc.). F. Barth convenait de cette
proximité mais pointait une différence qui lui paraissait essentielle et dont on
cherchera à dégager ici les bénéfices. Tandis que la culture désignait selon lui
tout ensemble les outils (idées, sentiments, représentations) qui permettent
de réfléchir et d’agir sur le monde, ainsi que ces réflexions et ces actions, la
connaissance ne concerne que les outils et les matériaux de base. Elle est ce
qui permet la vie sociale, les relations entre les individus, l’appartenance à
un groupe mais avant que ne se réalisent cette vie sociale, ces relations, cette
appartenance. F. Barth est conscient du fait que, dans la réalité observée,
cette séparation est délicate ; néanmoins, l’envisager intellectuellement offre
la possibilité d’accéder à des « modèles d’action », cadres dans les limites des-
quels les individus déploient leurs pensées et leurs actes. Il y a, à mon sens,
1. F. Barth 2002, p. 1.
194 ! Anthropologie des savoirs
Le savoir en action
Je vois trois visages ou aspects du savoir que l’on peut distinguer de façon ana-
lytique. Première, toute tradition de savoir comporte un corpus d’affirmations
et d’idées fondamentales sur des aspects du monde. Deuxièmement, cette tra-
dition doit être réalisée et transmise selon un ou plusieurs modes de communi-
cations qui forment une série de représentations incomplètes du savoir, que ce
soit sous la forme de mots, de symboles concrets, de gestes de désignation, ou
d’actions. Et troisièmement, toute tradition de savoir sera distribuée, commu-
niquée, utilisée et transmise dans le cadre d’un ensemble de relations sociales
instituées. Ces trois aspects du savoir sont interconnectés.
Étant interconnectés, se déterminent-ils dès lors les uns les autres ? Telle est ma
position, comme je voudrais le montrer dans les études de cas qui suivent. Mais
pour développer cette argumentation aussi simplement que possible, il nous faut
contrarier la manière habituelle dont nous pensons quand nous construisons
nos analyses. Je ne vous invite pas à prendre une unité très abstraite et très géné-
rale (la connaissance) et à la diviser en trois parties (un corpus fondamental, un
mode de communication, une organisation sociale) pour, ensuite, progressive-
ment défaire chacune de ces parties jusqu’à parvenir finalement au niveau des
actions et événements humains singuliers. Tout au contraire, ma thèse est que
ces trois facettes du savoir apparaissent ensemble précisément dans les ressorts
de l’action de chaque situation où s’applique le savoir, dans chaque transfert de
savoir, dans chacune de ses réalisations. Leur détermination mutuelle se lit dans
ces moments spécifiques où un élément particulier du corpus de connaissances
est traduit dans un mode de communication particulier et appliqué dans une
action par un acteur situé dans une organisation sociale particulière : ainsi, leur
1. F. Barth parle de tradition of knowledge. Mais, comme il le dit lui-même, la place qu’occupe la per-
formance dans son schéma invite à rendre le terme par « savoir » dans le cadre de cette expression.
Le savoir, le pouvoir et l’ordre " 195
1. C’est l’argument central du tome 2 des Lieux de savoir, intitulé Les Mains de l’intellect (C. Jacob
2011).
2. M. Crick 1982, p. 301 (ma traduction). Pour l’expérience de Castaneda, cf. C. Castaneda 1974.
Le savoir, le pouvoir et l’ordre " 197
ment, humain et non humain. Cette relation permet d’une part de se définir
(c’est l’identité), d’autre part de se positionner dans un ensemble qui est, dans
le même temps, ordonné par cette exigence de positionnement. Savoir, c’est
mettre de l’ordre dans le monde. Je reviendrai sur cet aspect qui mérite une
présentation spécifique. Restons-en à ce niveau général et imprécis pour le
moment, car il est suffisant pour que l’on introduise une seconde caracté-
ristique. En effet, si savoir c’est mettre de l’ordre, alors le savoir entretient
avec le pouvoir une relation fondamentale non seulement parce que toute
mise en ordre manifeste l’exercice d’un pouvoir sur les choses qui permet leur
appropriation (ne serait-ce qu’intellectuelle), mais aussi parce que cet ordre,
qui dit les positions, génère l’organisation nécessaire qui règle les « bonnes
distances » qu’elles doivent entretenir les unes par rapport aux autres. Et ces
« bonnes distances » sont essentiellement des relations de pouvoir.
Et, sur le terrain de la démarche anthropologique, ce sont ces relations qui
sont premières ; c’est par leur intermédiaire et leur biais que se lisent les savoirs
des individus. La découverte des principes généraux de l’ordre ne peut que suc-
céder à la description des formes de l’organisation qui actualisent, en partie
et dans certains domaines, ces principes. Ce n’est pas un hasard si F. Barth
dit qu’il est plus aisé de commencer par appréhender l’organisation sociale
pour déterminer une « tradition de savoir », même si l’on pourrait, en principe,
prendre n’importe laquelle des trois facettes du savoir comme point d’entrée
dans une « tradition1 ». En réalité, cette équivalence « en principe » ne me paraît
pas aussi évidente et, d’ailleurs, dans les cas qu’il examine (le savoir acadé-
mique occidental, l’hindouisme balinais, les rituels des Baktaman de Nouvelle-
Guinée), l’organisation sociale est systématiquement première. Et, plus avant, il
semble que ce soit dans l’existence générale d’une « volonté de savoir » (Michel
Foucault) que se nouent ensemble le savoir, l’action, l’ordre et le pouvoir.
1. F. Barth 2002, p. 6.
198 ! Anthropologie des savoirs
tales modernes. Les Chinois, par exemple, étudiés il y a près d’un siècle par
Marcel Granet, font du Savoir, plus précisément de cette faculté à mettre en
ordre le monde (même si leur mise en ordre est fondamentalement différente
de la nôtre ; nous vivons clairement dans des « traditions de savoir » bien
distinctes), la forme première du Pouvoir qui, au sein de cet ordre identifié,
assigne des places.
1. On pourra lire, par exemple, l’introduction et quelques contributions (C. Jungen, M.-C. Fer-
jani) dans K. Zakharia, A. Cheiban 2008.
2. Pour une analyse plus détaillée de ce fait, on consultera M. Sahlins 1979.
200 ! Anthropologie des savoirs
Savoir
Savoir
Savoir /
Pouvoir
Pouvoir
Pouvoir
Perspective « ordinaire »
202 ! Anthropologie des savoirs
SAVOIR
relation de pouvoir
Perspective foucaldienne
des personnes, par le bas, dans les rapports interindividuels (et d’abord les
rapports familiaux) et non plus comme une contrainte extérieure, par le haut,
dans les rapports entre un organe supérieur (l’État par exemple) et des indi-
vidus. Cet aspect ne disparaît pas, y compris dans le travail de M. Foucault ;
simplement, il cesse d’être considéré comme la source et le modèle du pou-
voir. Il en devient une conséquence, une « forme terminale » écrit-il.
Cet intérêt neuf pour le corps comme objet de savoir et lieu de pouvoir
fait que, pour M. Foucault, les sciences du pouvoir sont celles qui s’intéres-
sent à la vie, à la population. Le pouvoir moderne n’est pas celui qui se mani-
feste dans la capacité à donner la mort (c’est le pouvoir archaïque), mais celui
qui s’applique à contrôler la vie. La biologie, la statistique, la démographie
appartiennent à une même « volonté de savoir », celle du contrôle du vivant.
Dans ce domaine, celui de la vie, il est un champ qui mérite une attention
toute particulière : la sexualité. En effet, c’est dans sa pratique que la Vie s’éla-
bore et que la population peut être contrôlée (les taux de natalité, les indices
de fécondité, etc.). C’est pourquoi, contrairement à une idée répandue, nos
sociétés occidentales sont, de toutes les autres sociétés, parmi celles qui en
disent le plus sur la sexualité. Depuis l’Inquisition et ses enquêtes (on relira à
ce propos le chapitre « La libido des Clergue » dans l’ethnographie historique
qu’Emmanuel Le Roy Ladurie a consacrée à Montaillou, village ariégeois,
au début du XIVe siècle1) jusqu’à la psychanalyse et la sexologie, en passant
par les usages de la confession, de la direction spirituelle et de l’éducation,
la sexualité n’a jamais cessé d’être l’objet d’une « volonté de savoir ». La thèse
de Foucault renverse la proposition classique qui est de dire que le rapport
du pouvoir au sexe est de répression. Foucault entend montrer qu’il est, au
contraire, d’expression. La nouvelle perspective se lit parfaitement ici, asso-
ciée à une nouvelle conception du pouvoir : celui-ci ne doit plus être consi-
déré comme le mécanisme qui interdit, qui exclut, qui opprime. Il faut le
prendre dans ses effets positifs, c’est-à-dire dans ce à quoi il invite, ce qu’il
propose, sous-entend, mais aussi dans la façon dont il s’incarne : plus préci-
sément, essayer de savoir « comment les rapports de pouvoir peuvent passer
matériellement dans l’épaisseur même des corps sans avoir à être relayés par
la représentation des sujets2 ».
De ce fait, il existe également des techniques du pouvoir, justiciables donc
d’une technologie. Ces techniques consistent en un ensemble de dispositifs
qui visent à produire un savoir. Le type même de ce dispositif, selon Foucault,
est le « Panopticon » de Bentham. Il s’agit d’un texte, de 1787, qui imagine
l’architecture d’une prison et son organisation de manière à ce qu’un seul
individu puisse avoir l’œil sur tous ceux qui s’y trouvent. Cette « forme de
La fonction classificatrice
De plus, ces systèmes [primitifs de classification], tout comme ceux de la
science, ont un but tout spéculatif. Ils ont pour objet, non de faciliter l’action,
mais de faire comprendre, de rendre intelligibles les relations qui existent entre
les êtres. Étant donné certains concepts considérés comme fondamentaux, l’es-
prit éprouve le besoin d’y rattacher les notions qu’il se fait des autres choses. De
telles classifications sont donc, avant tout, destinées à relier les idées entre elles,
à unifier la connaissance ; à ce titre, on peut dire sans inexactitude qu’elles sont
œuvre de science et constituent une première philosophie de la nature. Ce n’est
pas en vue de régler sa conduite ni même pour justifier sa pratique que l’Aus-
tralien répartit le monde entre les totems de sa tribu ; mais c’est que, la notion
du totem étant pour lui cardinale, il est nécessité de situer par rapport à elle
toutes ses autres connaissances. On peut donc penser que les conditions dont
dépendent ces classifications très anciennes ne sont pas sans avoir joué un rôle
important dans la genèse de la fonction classificatrice en général.
Émile Durkheim et Marcel Mauss, 1903, « De quelques formes primitives
de classification. Contribution à l’étude des représentations collectives »,
L’Année sociologique, n° 6, p. 66-67.
1. Cf. les remarques générales de Sandra Laugier (2008, p. 174-175 notamment) sur cet aspect
de la philosophie d’Emerson.
2. R. Barthes 2002b [1978], p. 511.
Le savoir, le pouvoir et l’ordre " 207
aussi minimale soit-elle, qui est la condition sine qua non pour la rendre pen-
sable. C’est l’un des arguments importants qu’a cherché à asseoir C. Lévi-
Strauss dans La Pensée sauvage (1962), puis dans Le Cru et le cuit (1966).
Dans ce dernier ouvrage surtout, C. Lévi-Strauss s’est appliqué à restituer la
diversité des manières employées, dans le cadre de la pensée mythique, pour
passer du continu au discontinu, de la quantité infinie à la quantité discrète1.
Notions générales
L’arbitraire des classifications
Il est important de souligner en premier lieu le caractère arbitraire de toute
classification. Le découpage du réel n’est jamais donné par la réalité elle-
même, elle est le fruit d’un travail intellectuel. Et même sans aller jusqu’au
relativisme culturel radical (qui peut faire dire qu’il existe autant de mondes
que de cultures), il reste acquis qu’une très grande partie des phénomènes
« naturels » fait l’objet d’une appréhension différente de la part des hommes
selon la langue (on reviendra sur cet aspect dans le chapitre suivant), l’orga-
nisation sociale, la culture dont ils relèvent. Sans doute, cet arbitraire, long-
temps, s’est révélé de manière privilégiée dans la confrontation culturelle
entre deux systèmes de pensée. C’est un fait que l’on associe généralement
à l’anthropologie culturelle américaine comme étant l’un de ses principaux
axiomes : l’arbitraire culturel (ici, classificatoire) rend les cultures « incom-
mensurables » et permet de postuler leur équivalence.
Mais les projets encyclopédiques et l’esprit universaliste du XVIIIe siècle
avaient déjà souligné cet arbitraire classificatoire. En effet, la volonté d’une
saisie intellectuelle totale du monde et des choses offrait l’opportunité de
1. Particulièrement efficace est l’analyse comparative de ces différents « passages » dans la pensée
mythique des Bororo, des Ojibwa et des Tikopia (C. Lévi-Strauss 1966, p. 58-63).
208 ! Anthropologie des savoirs
1. J.L Borges 1993 [1952], t. I, p. 747. On fera œuvre d’hygiène intellectuelle en lisant dans sa
totalité le texte d’où est extraite la citation : « La langue analytique de John Wilkins ».
210 ! Anthropologie des savoirs
Le rire que provoque en nous cette énumération tient dans son aberration
apparente. Comment pourrait-on classer de la sorte ? Cependant, elle nous
invite à réfléchir sur nos propres catégories qui, pour sérieuses et « scienti-
fiques » qu’elles nous paraissent, n’en contiennent pas moins une part impor-
tante de subjectivité et d’aléatoire. Entre cette encyclopédie chinoise et nos
classifications, le fossé n’est en fin de compte pas si grand. Dans un cas, la
subjectivité est assumée, exposée, immédiate ; dans l’autre, elle est masquée
et tapie. Mais ces deux modes d’affichage ne changent en rien la place réelle
et décisive que la subjectivité occupe dans les deux cas.
1. P. Clastres 1972.
2. J. Malaurie 1989 [1954], p. 24.
Le savoir, le pouvoir et l’ordre " 211
« chasseurs-cueilleurs » (en bas) mais valable également pour des sociétés qui
ont d’autres modes de subsistance, de la manière suivante1.
largement, nous partageons avec d’autres êtres (les pierres, les nuages,
l’air, l’eau, etc.) un faisceau de similitudes intérieures. C’est la remarque
de Flaubert, dans son exploration de la bêtise humaine (qui est l’occa-
sion d’une exploration des champs du savoir), rapportant que Bouvard et
Pécuchet « éprouvaient une sorte d’humiliation à l’idée que leur individu
contenait du phosphore comme les allumettes, de l’albumine comme les
blancs d’œufs, du gaz hydrogène comme les réverbères1 ». Néanmoins, de
l’intérieur même du bastion du naturalisme, l’Europe moderne donc, se
sont élevées des voix tendant à le nuancer ou le détruire : on a ainsi pu
attribuer une culture (une raison, un esprit) aux animaux (Montaigne,
Condillac en précurseurs, et l’éthologie cognitive contemporaine) ; et,
inversement, démontrer l’existence d’une humanité « sans esprit », c’est-à-
dire qui existe avant l’esprit (M. Merleau-Ponty, la psychologie cognitive).
Les mises en ordre du monde et la place qui est attribuée à l’homme
relèvent donc effectivement d’un choix culturel, arbitraire nécessairement,
mais qui s’effectue à partir d’un nombre limité de combinaisons possibles.
Ce choix varie d’une culture à l’autre, mais il est également susceptible d’évo-
luer au sein d’une même culture. L’Occident est ainsi passé, entre le Moyen
Âge et l’âge classique, de l’analogisme au naturalisme pour dire les choses
rapidement. Il existe une historicité des mises en ordre du monde qui doit
traverser toutes les cultures humaines mais qui est la mieux documentée
pour l’Occident. Et il est pour l’instant difficile, soit par faute d’une docu-
mentation suffisante, soit par le défaut d’un questionnement adéquat (pour
des cultures richement documentées, celle de l’Asie, du Moyen à l’Extrême-
Orient) d’accéder à ce potentiel de transformation des représentations au
sein des groupes humains.
L’examen de ce potentiel, pour l’Occident, est précisément l’objet d’un
livre de Michel Foucault, Les Mots et les choses (1966). Le chapitre « Classer »
notamment restitue toute la dimension historique de notre mise en ordre du
monde dans le domaine des sciences de la vie2. Il s’agit de montrer comment,
progressivement, émerge dans le courant du XVIIe siècle l’histoire naturelle
(cette ambition de classer dans une même grille tous les êtres vivants), puis
comment, au siècle des Lumières et au début du XIXe siècle, l’on va passer de
l’histoire naturelle à la biologie. Si, dans l’une et l’autre de ces sciences, les
mises en ordre sont différentes, c’est que les phénomènes observés sont eux-
mêmes différents : l’histoire naturelle (Buffon, Linné) invite à l’observation
et à la classification des êtres vivants tandis que la biologie (Cuvier) traite
de la vie. Ce sont deux approches absolument distinctes. Elles reposent sur
des outils différents. L’histoire naturelle moderne est née d’un changement
de point de vue, au sens propre : on a regardé mieux et de plus près (mise
au point du microscope) pour cerner les proximités entre les êtres. Ce qui
est au cœur de cette histoire naturelle, c’est le visible, le descriptible. Ce que
l’on veut décrire, c’est une structure. Dans la biologie, au contraire, ce que
l’on cherche à restituer n’est pas une structure mais un organisme, une fonc-
tion. Et celle-ci est souvent, sinon secrète, du moins cachée. Il faut aller la
conquérir, d’où la pratique, dès lors, de l’anatomie comparée : l’on n’observe
plus, on dissèque ; et cette dissection reste insuffisante en elle-même (à ce
niveau, ce ne serait encore qu’une extension du visible), il faut qu’elle soit
portée par une intention comparative de manière à faire toute la lumière sur
« l’expérience générale de la vie ». En passant des êtres vivants à l’étude de la
vie, c’est à une transformation profonde de la mise en ordre du vivant qu’a été
confronté l’Occident.
L’ordre de la Nature
Si les rapports entre l’homme et la nature sont relatifs, principalement
parce que les bords de la Nature sont « en lambeaux » et qu’il en existe de
multiples définitions, l’on observe aussi, et peut-être même d’abord, diffé-
rentes manières de découper la Nature. Cela rejoint une approche idéaliste
du monde, estimant que celui-ci, donc la nature et la réalité en général, est le
fait d’un travail de l’esprit. C’était déjà l’idée que défendait Kant (et avant lui
Berkeley) dans la Critique de la raison pure : « C’est donc nous-mêmes qui
introduisons l’ordre et la régularité dans les phénomènes que nous appelons
nature, et nous ne pourrions les y trouver s’ils n’y avaient été mis originai-
rement par nous ou par la nature de notre esprit1. » Autrement dit, il existe
bien un ordre de la Nature, mais cet ordre est le fruit de notre esprit qui, « par
nature », est classificateur. Le chaos n’est pas pensable.
Cela conduit à deux conséquences très importantes d’un point de vue
anthropologique. D’une part, la Nature est nécessairement ordonnée par l’es-
prit humain. Donc, dans toute culture, il existe une logique de classification
qui obéit à un ou plusieurs principes généraux. L’étrangeté ou la bizarrerie
sous lesquelles elle peut nous apparaître en première instance ne tient qu’à la
distance intellectuelle qui sépare une façon d’ordonner le monde d’une autre.
D’autre part, si l’ordre de la Nature est par essence un ordre humain, cela
permet d’expliquer parfaitement la diversité des approches culturelles de la
réalité qui, du point de vue d’une culture, paraît donnée une fois pour toutes
et « naturelle ».
Cet idéalisme, le fait que l’ordre de la Nature est le « fruit de notre esprit »,
d’un travail intellectuel, ne doit pas faire négliger deux autres dimensions,
également susceptibles de produire de l’ordre : l’utilité et l’affectivité. La
première rejoint une position matérialiste et fonctionnaliste concernant
les savoirs : la Nature serait appréhendée d’abord par un « esprit pratique »
répondant à un « besoin pratique d’orientation dans l’environnement ». En ce
1. Lire par exemple, pour le rôle joué par la terreur dans l’ordonnancement du monde chez les
Aborigènes de la terre d’Arnhem (Australie), D. Biernoff 1978.
2. « Taxinomie » ou « taxonomie » : on pourra trouver les deux orthographes.
Le savoir, le pouvoir et l’ordre " 219
vant illustre bien, peut-être grâce à son aspect militant, les possibilités de
l’ethnobotanique.
– puis l’on extrait de cette série des paquets de trois noms que l’on soumet à
l’informateur en lui demandant de désigner « le plus différent » ;
– enfin, on prend tous les termes deux à deux, et l’on demande à l’individu
de relever leurs différences et leurs similitudes afin de déterminer les cri-
tères de caractérisation retenus (taille, couleur, forme, etc.).
Les résultats obtenus confirment l’hypothèse de départ. Ainsi, dans la
catégorie « vigne », facile à traiter car peu nombreuse, les locuteurs tzeltal
font ressortir, après le passage par la division en deux groupes, une sous-
catégorie regroupant cinq plantes ainsi désignées : bohc (lagenaria sicenaria ;
calebasse grande), cu (lagenaria sicenaria ; calebasse allongée), c’ol (cucur-
bita pepo l. ; courge, citrouille), c’um (cucurbita moschata ; courge musquée) ;
mayil (cucurbita ficifolia ; courge de Siam). On remarque au passage que
tandis que là où notre classification « scientifique » ne possède qu’un terme
(lagenaria sicenaria), la langue tzeltal en possède deux (bohc et cu). Vient
alors le moment de constituer toutes les triades possibles et désigner dans
chaque cas, le terme « le plus différent ». Il en ressort plusieurs résultats :
– bohc et mayil ne sont jamais considérés ensemble ; quand ils sont tous
deux présents dans une triade, c’est toujours l’un ou l’autre qui est « le plus
différent » ;
– c’ol et c’um sont toujours associés ;
– bohc et cu sont toujours associés ;
– mayil est également proche de c’ol et de c’um.
Il devient possible de dresser en quelque sorte la géographie de cette sous-
catégorie selon les affinités repérées et que la dernière opération demandée
(comparer les termes deux à deux) permet de préciser. On se rend compte
qu’outre la sorte de « vigne » (ici, la famille des courges grosso modo), quatre
critères hiérarchisés organisent la catégorie et dictent les « proximités ». Les
informateurs examinent d’abord la texture de la plante, puis la forme du fruit,
puis la couleur de la plante, et enfin la couleur du fruit (ou de sa chair). Il
devient dès lors possible d’affiner considérablement la taxinomie indigène en
associant catégories explicites et catégories latentes formées à partir de ces
quatre critères.
Il reste que les catégories latentes demeurent suspectes : un doute per-
siste quant au fait de savoir si elles ne sortent pas tout droit de l’imagina-
tion de l’ethnologue en dépit du protocole établi par B. Berlin, D. Breedlove
et P. Raven. Philippe Descola n’a pas esquivé le problème et propose deux
moyens d’y remédier, c’est-à-dire de s’assurer que la catégorie latente n’est
pas imaginée1. D’une part, il suggère de ne dégager ces catégories qu’à partir
d’associations entre des éléments ou des phénomènes que les individus font
dans des « gloses spontanées » (et non à la suite d’expérimentations impo-
sées comme dans le travail de Berlin, Breedlove et Raven), gage de leur plus
grande « présence » à l’esprit des indigènes. D’autre part, selon P. Descola, une
catégorie latente a d’autant plus de « réalité » qu’elle est de type utilitaire : l’ex-
pression d’un besoin ne saurait être le fruit de l’imagination de l’ethnologue.
Ainsi, les Achuar (Pérou, Équateur) font des palmiers une catégorie explicite ;
mais ils distinguent encore entre les palmiers « ceux dont le cœur est comes-
tible » des autres. C’est une précision que les Achuar réalisent spontanément
quand ils viennent à parler des palmiers à l’ethnologue. Le « palmier comes-
tible » a de grandes chances d’être pour eux une « catégorie latente ». Cela est
confirmé par le fait que lorsqu’il est demandé à un individu de dire quels sont
les « palmiers comestibles », la récitation en est réalisée sans peine, signe de
sa « présence » cognitive.
1. Par exemple, A. Jolles 1972, p. 89. Sur l’explication étiologique chez Fontenelle, lire N. Belmont
1986, p. 24-27 ; J. Boch 2003, p. 85-90.
Le savoir, le pouvoir et l’ordre " 225
de science, ce sera pour qualifier toute recherche visant à comprendre les rai-
sons des récits. Fontenelle, déjà, est très explicite sur ce point : « Ce n’est pas
une science de s’être rempli la tête de toutes les extravagances des Phéniciens
et des Grecs ; mais c’en est une de savoir ce qui a conduit les Phéniciens et les
Grecs à ces extravagances1. »
Mais les récits étiologiques n’entraient pas non plus aisément dans la
catégorie des mythes vis-à-vis desquels ils paraissaient souvent plus déri-
soires, assurant une fonction de divertissement et ne répondant que peu, ou
pas, aux grandes questions de l’existence humaine auxquelles sont censés se
confronter les mythes2. Ainsi, tandis que l’on croyait aux mythes, l’on plai-
santait avec les récits étiologiques. Or, depuis que P. Veyne (1983) a montré
la complexité inhérente à tout « programme de vérité » (qu’il s’agisse de celui
des mythes, des fables, de la science, de la littérature, etc.), l’on sait que la
croyance aux mythes n’a rien de nécessaire ni, surtout, d’uniforme : l’on n’y
croit et l’on n’y croit pas. Les Grecs de l’Antiquité, qui constituent le champ
principal d’investigation de P. Veyne, pouvaient parfaitement tenir pour cer-
tain qu’Ulysse était un personnage qui avait réellement existé et, dans le même
temps, ne pas accepter qu’il ait pu rencontrer des sirènes ou des cyclopes. De
la même manière, les Dorzé d’Éthiopie tiennent le léopard pour un animal
chrétien très pieux, qui respecte les temps de jeûne, les interdits alimentaires
et adopte une conduite morale adaptée aux commandements fondamentaux
du christianisme. Mais cela ne les empêche pas de protéger leurs troupeaux
et leurs personnes contre les attaques envisagées du léopard3.
Une autre manière de résoudre la difficulté que l’on a de saisir les récits
étiologiques, oscillant entre discours mythiques et discours scientifiques,
est de voir si l’objet commun postulé pour ces trois discours (l’explication)
recouvre véritablement les mêmes attentes. En effet, tandis que le mythe et
la science semblent bien s’attacher à la recherche des causes auxquelles on
est prêt à croire, le récit étiologique se satisferait de la production du sens4.
Si le récit étiologique s’invite dans des lieux que ne fréquente guère le mythe
ou le savoir scientifique, c’est qu’il rend le monde plus intensément signi-
fiant que les discours mythiques ou scientifiques. Son rôle n’est pas de révéler
les grands ordres, mais d’établir des ordres microscopiques, d’ordonner le
minuscule (les raisons de la courbure d’un bec, de la taille des fourmis, du
crépitement du bois sous les flammes, etc.) que rien ne semble présider.
C’est la raison pour laquelle ces récits sont souvent difficiles à dompter.
D’une part, ils traitent des sujets les plus variés ; d’autre part, leur logique peut
des autres chasseurs par leurs attitudes marginales (ils vivent en forêt bien
plus souvent que les autres) et leurs techniques de chasse (non pas la battue
collective mais la traque individuelle). Cette marginalisation offre un accès
à tout un imaginaire : certains braconniers étaient réputés anthropophages !
1. M. Carrin 2009.
228 ! Anthropologie des savoirs
Ordres humains
Partager entre l’« ordre de la nature » et les « ordres humains », en dépit de
toutes les nuances que l’on peut faire dans l’établissement de chacun de ces
ordres selon les sociétés considérées, laisse entendre que, derrière les varia-
tions signalées, règne un principe de stabilité supérieure, celui qui préside à
la séparation entre l’homme et la Nature. On a vu plus haut, à partir des tra-
vaux de P. Dwyer, T. Ingold et P. Descola, que beaucoup de groupes humains
maintiennent au contraire entre l’homme et la Nature un principe de conti-
nuité qui nous est étranger. Par exemple, chez les Kasua de Nouvelle-Guinée,
1. Ibid., p. 118.
Le savoir, le pouvoir et l’ordre " 229
tous les individus, qu’ils soient des humains, des animaux, des arbres, sont
nommés en puisant dans un stock de noms qui est commun à tous. Seule la
prise en compte du contexte permet de savoir le type d’existant désigné.
Ces remarques faites, il reste que l’existence assez généralisée, et notam-
ment pour le lecteur occidental ou occidentalisé, d’un partage entre l’homme
et la Nature justifie qu’on restitue, dans le cadre de cet ouvrage, cette sécurité
intellectuelle, quitte à la menacer de l’intérieur comme il se doit. En effet,
les plus grandes difficultés sont loin de s’évanouir une fois ce partage posé,
même seulement pour des besoins pédagogiques. Il est loin d’être évident
que deux sociétés qui distinguent clairement entre l’ordre humain et l’ordre
naturel situent la frontière au même endroit et entendent par « humain », par
exemple, la même chose. Les conceptions peuvent même être radicalement
opposées ainsi qu’ont dû en faire l’expérience les Indiens d’Amérique et les
colons espagnols lors de leurs premières rencontres. C. Lévi-Strauss a résumé
dans un passage célèbre l’opposition de ces deux approches de l’humain.
Où situer l’humanité ?
Dans les Grandes Antilles, quelques années après la découverte de l’Amérique,
pendant que les Espagnols envoyaient des commissions d’enquête pour recher-
cher si les indigènes possédaient ou non une âme, ces derniers s’employaient à
immerger des Blancs prisonniers afin de vérifier par une surveillance prolongée
si leur cadavre était, ou non, sujet à la putréfaction.
Cette anecdote à la fois baroque et tragique illustre bien le paradoxe du rela-
tivisme culturel (que nous trouvons ailleurs sous d’autres formes) : c’est dans
la mesure où l’on prétend établir une discrimination entre les cultures et les
coutumes que l’on s’identifie le plus complètement avec celles qu’on essaye de
nier. En refusant l’humanité à ceux qui apparaissent comme les plus « sauvages »
ou « barbares » de ses représentants, on ne fait que leur emprunter une de leurs
attitudes typiques. Le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie.
Claude Lévi-Strauss, 1987 [1952], Race et histoire, Paris, Denoël/Folio, p. 21-22.
« savoirs du corps »), jusqu’à la manière dont les groupes humains se posi-
tionnent les uns par rapport aux autres.
1. Lire respectivement sur l’odorat et sur l’ouïe : A. Corbin 1986 [1982] ; 2000 [1994].
2. R. Barthes 2002 [1972], p. 73.
3. Cf. A. Corbin, J.-J. Courtine, G. Vigarello 2005-2006 ; M. Godelier, M. Panoff 1998.
4. R. Barthes 2002a [1978], p. 562.
Le savoir, le pouvoir et l’ordre " 231
1. C. Benoît 1997.
2. Il existe d’importants débats sur cette question. C. Benoît les rappelle en détails.
3. F. Héritier 2003.
232 ! Anthropologie des savoirs
la notion de chaleur induit celle de danger dans le double sens du terme (celui
qui met en danger et celui qui est en danger) de sorte que, être chaud, c’est à la
fois avoir la fièvre, être en colère, être en danger…
Françoise Héritier, 1993, « Une anthropologie symbolique du corps »,
dans S. Arom, M. Augé, S. Bahuchet et alii, La Science sauvage. Des savoirs populaires
aux ethnosciences, Paris, Le Seuil, p. 125.
1. Ibid., p. 13.
2. C’est ce qu’affirme A. Surrallès (2004, p. 68) : « La cognition n’échappe pas à la médiation du
corps. »
Le savoir, le pouvoir et l’ordre " 233
L’exigence de classement
Autrefois, racontent les Santal, hommes et animaux étaient rivaux ; mais les
divinités les soumirent à des épreuves au terme desquelles les premiers, ayant
démontré leur meilleure aptitude à classer les végétaux, l’emportèrent définiti-
vement sur les seconds*. Que l’activité classificatoire soit le propre de l’homme,
ces gens sont loin d’être les seuls à le penser. Selon la Bible, c’est Adam qui
donna aux animaux leurs noms – et donc les classa –, noms d’espèces bien
entendu : un chien est un chien, avant d’être Médor. Classer, en effet, consiste à
opérer à la fois des regroupements et des distinctions, autrement dit à introduire
des différences et des relations au sein d’une totalité confuse qui, autrement,
resterait immaîtrisable parce que rien n’y serait discernable. Bien des mythes
brodent sur ce thème d’une discontinuité dont l’apparition est celle même de la
société et de la culture** ; postulant une indifférenciation originelle, ils racontent
comment l’humanité en est sortie. Certains ethnologues n’ont pas fait autre
chose, imaginant une société primitive homogène pour s’interroger ensuite sur
l’émergence des différences et des inégalités. En fait, mythes indigènes et théo-
ries ethnologiques ne renvoient à rien d’autre qu’au caractère originaire de la
capacité taxinomique dont les produits constituent l’objet même de la quête
ethnographique : comment se répartissent les membres d’une société, comment
se situent-ils par rapport à leurs voisins, comment ordonnent-ils leur environ-
nement, bref comment s’élaborent leurs savoirs sociologique, cosmologique,
botanique, zoologique…
Toute classification est à double face. D’une part, il lui faut bien s’enraciner
dans la réalité, correspondre à des écarts et à des rapports objectifs ; autre-
ment dit, le réel doit être en lui-même classable. Mais, d’autre part, les mêmes
choses peuvent être classées de plusieurs façons, suivant les critères retenus et
les dimensions logiques en fonction desquelles écarts et rapports sont définis.
La classification est donc à la fois réelle et idéelle. Il n’y a là nulle contradiction,
mais, en fait, on met l’accent tantôt sur un aspect, tantôt sur l’autre, et on
oscille entre une conception « naturaliste » et une conception « artificialiste ».
Dans le premier cas, on cherche à définir chaque classe en elle-même, par les
caractères intrinsèques des réalités qui y sont rangées et on ne s’interroge qu’en-
suite sur les relations – d’opposition, de complémentarité, d’emboîtement… –
entre classes. Dans le second, au contraire, ce sont ces relations qui servent à
construire les classes et en définissent les caractéristiques.
[…] Cette dualité est particulièrement nette quand il s’agit des classifications
que les hommes donnent d’eux-mêmes, quand, par exemple, certains disent
appartenir à telle ou telle ethnie.
*
M. Carrin 1980. Les Santal, groupe austro-asiatique, vivent en Inde, dans les
États du Bihar, du Bengale et de l’Orissa.
**
C. Lévi-Strauss 1964.
Jean Pouillon, 1993, Le Cru et le su, Paris, Le Seuil, p. 112-113.
1. J. Bazin 1999 [1985]. On trouve aussi Bamana ou Banbara pour désigner la même chose.
2. Ibid., p. 92.
3. Ibid., p. 93.
Le savoir, le pouvoir et l’ordre " 235
La difficulté est que la réalité nommée par les usages possède la plupart
du temps plusieurs étiquettes, et que la même étiquette peut recouvrir des
réalités différentes. Ainsi, est désigné « bambara » par les marchands musul-
mans des XVIe-XVIIe siècles tout « paysan idolâtre » d’une région que l’on situe
grosso modo au sud du fleuve Niger, notamment dans la région de l’actuel
Mali méridional. Mais au même moment le terme pouvait désigner égale-
ment tout individu parlant une autre langue, le travailleur sans intelligence,
l’homme de main, le méchant. Bambara en vient ainsi à être tout à la fois « le
signifiant usuel de la figure de l’autre » et « le nom d’un ensemble déterminé,
quoique hétérogène et flou1 ». La fabrication de l’ethnie correspond alors à
une double opération : celle qui fait passer du nom propre au nom commun,
puis du nom commun au nom propre.
Le premier geste est celui que l’on retrouve finalement dans toute mise
en ordre du monde, que l’on considère une cosmologie amérindienne ou le
discours sur l’autre tel que l’analyse J. Bazin. En effet, dans les mythes amé-
rindiens qui évoquent les premiers temps du monde, les animaux sont des
humains qui portent des noms tels que : Renard, Sarigue, Jaguar, Serpent,
etc. Un événement se produit qui les contraint à prendre une autre appa-
rence (celle qu’on leur connaît actuellement), cette « dégradation » de l’ap-
parence entraînant une sorte de « dégradation » équivalente du nom qui, de
propre qu’il était, devient commun : Renard donne naissance aux renards,
Serpent aux serpents2. Le geste des premiers colons, missionnaires et admi-
nistrateurs, est du même ordre. Des singularités relatives que désignaient les
différentes occurrences du terme Bambara, l’on fabrique un nom commun,
une catégorie « bambara » sous laquelle sont rassemblés tous les individus
présentant les caractéristiques répertoriées et retenues : cultivateurs, païens,
etc. Bambara est alors moins un nom qu’une position ou un statut qui se
décline selon toute une gamme de possibilités selon le locuteur.
De ce nom commun, le discours ethnologique de la première moitié du
XX siècle va faire un nom propre. Le parcours intellectuel est véritablement à
e
1. Ibid., p. 100.
2. La dégradation du « propre » au « commun » n’est pas qu’une figure de style. La négation de la
singularité, de l’individualité au profit de la généralité, de la catégorie est largement perçue comme
une perte ou une insulte. En grec, categoréô (qui a donné « catégorie ») signifie en premier lieu
« j’accuse », « je parle contre », « j’insulte », et la categoria, avant de désigner la catégorie, la qualité
attribuée à un objet, était « l’accusation ».
236 ! Anthropologie des savoirs
Institutions de savoir
L’autorité des communautés savantes
L’on a déjà eu l’occasion d’aborder la question des communautés savantes
pour qu’il ne soit pas utile ici d’y revenir dans le détail. Il paraît évident
désormais que la communauté savante n’est pas qu’un agrégat d’individus qui
produisent du savoir. Que fait donc la communauté savante que l’individu
seul, ou pris dans un autre réseau, ne réalise pas ou réalise d’une tout autre
façon ? C’est que tandis que le savant est, pour l’essentiel, dans un rapport de
production du savoir, la communauté savante est fondamentalement dans
un rapport de validation du savoir. Elle énonce ce qui relève d’un champ
du savoir, désigne les formes adéquates de son expression, édicte, de façon
plus ou moins claire, les enjeux de son affirmation. De l’individu savant à la
communauté savante, la relation n’est donc pas d’une arithmétique évidente.
Il y a un reste. Ce reste est, me semble-t-il, le produit de deux phénomènes
successifs qui forment les conditions d’émergence et de développement des
communautés savantes.
Il y a d’abord, très souvent oublié et pourtant nécessaire, un processus
d’intellectualisation du savoir dont Max Weber a ressenti, plus que montré
d’ailleurs, toute l’importance1. Il s’agit du phénomène historique qui, pro-
gressivement, a conduit à considérer le savoir exclusivement comme une
fonction et une activité de l’esprit conscient et rationnel, négligeant ainsi
ses parts ignorées, irrationnelles, etc., et aboutissant aux partages que l’on a
exposés plus haut (cf. chapitre 3 notamment). Cette intellectualisation s’ap-
puie sur un élan de départ, une « scène primitive » si l’on veut, qui, sans doute,
nous restera à jamais inaccessible et pour laquelle l’on ne peut que formuler
des interrogations comme le fait Christian Jacob.
réside dans sa capacité à traduire son savoir dans des effets immédiatement
sensibles pour les populations, en particulier dans deux domaines : la ges-
tion territoriale et la santé. Les démonstrations de l’une comme de l’autre
auprès des populations colonisées ont grandement contribué à légitimer l’ac-
tion coloniale. Et, parallèlement, cette action politique offrait à la démarche
scientifique, en particulier à l’ethnologie, un champ d’investigation considé-
rable. En Afrique, la mission Dakar-Djibouti menée par Marcel Griaule en
est l’exemple le plus fameux. Et l’on sait que la situation coloniale n’est pas
étrangère à l’institutionnalisation en métropole de la discipline, avec la créa-
tion en 1925 de l’Institut d’ethnologie à Paris.
1. Sur cette notion cependant, le texte séminal non-frazérien est E. Evans-Pritchard 1948.
Le savoir, le pouvoir et l’ordre " 243
Le pouvoir à la lettre
« On se doute que les Nambikwara ne savent pas écrire ; mais ils ne dessinent
pas davantage, à l’exception de quelques pointillés ou zigzags sur leurs cale-
basses. Comme chez les Caduveo, je distribuai pourtant des feuilles de papier et
des crayons dont ils ne firent rien au début ; puis un jour je les vis tous occupés
à tracer sur le papier des lignes horizontales ondulées. Que voulaient-ils donc
faire ? Je dus me rendre à l’évidence : ils écrivaient ou, plus exactement, cher-
chaient à faire de leur crayon le même usage que moi, le seul qu’ils pussent alors
concevoir, car je n’avais pas encore essayé de les distraire par mes dessins. Pour
la plupart, l’effort s’arrêtait là ; mais le chef de bande voyait plus loin. Seul, sans
doute, il avait compris la fonction de l’écriture. Aussi m’a-t-il réclamé un bloc-
notes et nous sommes pareillement équipés quand nous travaillons ensemble.
Il ne me communique pas verbalement les informations que je lui demande,
mais trace sur son papier des lignes sinueuses et me les présente, comme si je
devais lire sa réponse. Lui-même est à moitié dupe de sa comédie ; chaque fois
que sa main achève une ligne, il l’examine anxieusement comme si la significa-
tion devait en jaillir, et la même désillusion se peint sur son visage. Mais il n’en
convient pas ; et il est tacitement entendu entre nous que son grimoire possède
un sens que je feins de déchiffrer ; le commentaire verbal suit presque aussitôt et
me dispense de réclamer les éclaircissements nécessaires.
[…] Qu’espérait-il ? Se tromper lui-même, peut-être ; mais plutôt étonner ses
compagnons, les persuader que les marchandises passaient par son intermé-
diaire, qu’il avait obtenu l’alliance du Blanc et qu’il participait à ses secrets.
[…] L’écriture avait donc fait son apparition chez les Nambikwara ; mais non
point, comme on aurait pu l’imaginer, au terme d’un apprentissage laborieux.
Son symbole avait été emprunté tandis que sa réalité demeurait étrangère. Et
cela, en vue d’une fin sociologique plutôt qu’intellectuelle. Il ne s’agissait pas de
connaître, de retenir ou de comprendre, mais d’accroître le prestige et l’autorité
d’un individu – ou d’une fonction – aux dépens d’autrui. Un indigène encore
à l’âge de pierre avait deviné que le grand moyen de comprendre, à défaut de
le comprendre, pouvait au moins servir à d’autres fins. Après tout, pendant
des millénaires et même aujourd’hui dans une grande partie du monde, l’écri-
ture existe comme institution dans des sociétés dont les membres, en immense
majorité, n’en possèdent pas le maniement. […] Le scribe est rarement un fonc-
tionnaire ou un employé du groupe : sa science s’accompagne de puissance,
tant et si bien que le même individu réunit souvent les fonctions de scribe et
d’usurier, non point seulement qu’il ait besoin de lire et d’écrire pour exercer
son industrie ; mais parce qu’il se trouve aussi, à double titre, être celui qui a
prise sur les autres. »
Claude Lévi-Strauss, 2008 [1955], Tristes tropiques, dans Œuvres, Paris, Gallimard/
Pléiade, p. 296, 298.
248 ! Anthropologie des savoirs
L’idée de C. Lévi-Strauss est que s’il n’est qu’une chose que l’on puisse
comprendre de l’écriture quand on n’en maîtrise aucune des règles élémen-
taires, c’est la domination qu’elle permet d’exercer sur les individus. J. Derrida
a critiqué avec beaucoup de force ce passage estimant non sans raison que
l’anthropologue, par sa démonstration, en venait à idéaliser les sociétés de
l’oralité dans la grande tradition de la philosophie occidentale depuis Platon
et en passant par Rousseau que J. Derrida stigmatise sous le nom de phono-
centrisme et qui est l’exaltation du monde de la parole. Non que l’écriture
n’exerce aucune violence pour J. Derrida. Mais d’une part elle n’est pas que
pouvoir, elle est aussi une libération du langage et de la pensée (puisqu’elle
permet de travailler les mots bien davantage que dans la seule parole où les
mots s’imposent en quelque sorte, ne serait-ce que par l’ordre nécessaire à la
fabrication d’une phrase) ; d’autre part, les sociétés orales sont loin d’être des
sociétés sans violence1.
Et c’est bien, en effet, par la parole que le pouvoir s’exerce dans les sociétés
sans écriture et, d’ailleurs, encore dans les sociétés qui l’ont acquise. Il est un
fait que dans nos propres sociétés la maîtrise de l’art oratoire demeure un
des critères essentiels permettant de définir l’homme de pouvoir. La fonction
politique nécessite un savoir parler qui peut être rédhibitoire (voyez la lutte
des « bons mots », le sens de la répartie qui, lors d’un face-à-face, peuvent
décider de l’issue d’une élection). D’ailleurs, dans de nombreuses sociétés
qui pratiquent l’écriture, l’homme qui sait est d’abord un homme de l’ora-
lité (avant d’être un homme de l’écriture, quand bien même l’écriture appar-
tient aux modalités d’exercice de son pouvoir). Ainsi, chez les Mazatèques du
Mexique, les chamans qui sont dits « gens de savoir » sont également qualifiés
de « gens de parole2 ». Mieux encore, dans le « chamanisme à écriture » qui
est pratiqué dans le groupe des Yi du Yunnan (sud-ouest de la Chine), les cha-
mans (bimo) sont des « maîtres de la psalmodie » : le texte, pourtant essentiel,
ne suffit pas ; il faut une performance orale, la psalmodie, qui l’active3. Aurélie
Névot, qui a longuement étudié ces personnages et leurs pratiques, évoque à
juste titre les « littératures de la voix » dans lesquelles ils déploient leur cha-
manisme.
Par ailleurs, les travaux sur l’oralité dans les sociétés sans écriture (ou long-
temps considérées comme telles), et sur la parole notamment, sont désormais
nombreux. Ils ont été en grande partie initiés par les recherches qu’a menées
Geneviève Calame-Griaule chez les Dogon (Mali), précisément sur les repré-
1. G. Calame-Griaule 1965.
2. Ibid., p. 388-392.
3. Ibid., p. 389. Au passage, signalons la belle méta-représentation du savoir qui nous est ici
exposée, permettant l’examen d’autres voies de stabilisation du savoir que celles présentées à partir
des travaux de P. Déléage.
4. Ibid.
Chapitre 6
Introduction
AU COMMENCEMENT DE CET OUVRAGE, il était rappelé qu’en quelque
manière toute anthropologie avait à voir avec une anthropologie des savoirs.
Quel que soit le domaine considéré, traiter de l’homme c’est obligatoirement
traiter de ses savoirs. Il s’agit là d’une nécessité en quelque sorte extérieure,
imposée par la démarche même de l’anthropologie. Mais il en est une autre,
intérieure, qui préside à la production de tout savoir et dont l’observation
rend compte. Cette nécessité, c’est la circulation. Il n’existe pas de savoir figé,
englué dans un individu qui ne le communiquerait à personne et ne l’au-
rait pas davantage reçu de quelqu’un. Par définition, les savoirs s’inscrivent
dans un double processus d’héritage et de transmission. « Peut-on imaginer,
écrit Christian Jacob, des savoirs qui ne soient ni communiqués ni partagés,
qui ne circulent ni dans le temps ni dans l’espace ?1 » La circulation « dans le
temps » correspond à ces phénomènes de transmission dont on a pu mesurer
l’importance dans la constitution de « lignées » et de « cercles » et dans l’éta-
blissement d’une identité fondée sur le partage d’un savoir. La circulation
« dans l’espace » est celle qui, par exemple, est mise en œuvre dans la mobilité
de ces « maîtres itinérants » comme en Grèce ancienne ou dans la Chine des
Royaumes combattants (Ve-IIIe siècle av. J.-C.), ou encore d’apprentis dési-
reux d’épuiser les centres de savoirs éparpillés sur un territoire plus ou moins
vaste (le Tour de France des compagnons, la mobilité estudiantine au Moyen
Âge, etc.).
Si le terme de « circulation », pour qualifier cette mobilité et cette dyna-
mique des savoirs, a été préféré à celui de « transmission », en général plus
attendu, c’est qu’il permet de rappeler que les phénomènes de transmission
n’épuisent pas toutes les possibilités qu’ont les savoirs de passer d’un individu
à un autre. En effet, l’idée de transmission suggère largement que le détenteur
L’on mesure parfaitement ici à quel point la circulation des savoirs rejoint
des enjeux soulevés plus haut liés à la question des identités fondées pré-
cisément sur le partage de savoirs. C’est ici le prestige que confère la pos-
session d’habiletés, de techniques, de tours de main rares qui conduit les
vieux forgerons à refuser le principe d’une transmission directe, immédiate
et transparente. Mais il ne s’agit pas non plus d’un repli totalement hermé-
tique, puisque « quelque chose passe » à quelques individus. Simplement, la
circulation des savoirs emprunte là des voies embrouillées, obscures, décon-
nectées des contenus apparemment recherchés pour privilégier l’épreuve de
force, l’exercice d’une soumission, les codes d’un « savoir être à sa place ». Et
malgré tout, « ça rentre » ; non seulement le savoir-être, mais également les
techniques et les connaissances liées au métier.
Les voies tortueuses de cette circulation sont très souvent signalées par
les anthropologues qui ont observé des situations d’apprentissage technique.
C’est ce que G. Delbos et P. Jorion qualifiaient globalement d’« apprentissage
par frayage » : tout ce qui n’est pas transmis (et qui est à la limite qualifié
d’« intransmissible » par les personnes concernées) et qui est malgré tout
appris dans le cadre d’une imprégnation continue, « à force » pourrait-on
dire1. J’en faisais également l’expérience par le biais des récits produits par les
compagnons du Tour de France.
Le miracle de l’apprentissage
Toute la transmission des savoirs, et avec eux des identités en voie d’élabora-
tion, ne se résume pas au fait de s’appliquer à répéter, ou même à recréer, des
gestes. Sa dimension contagieuse, qui l’ancre dans l’épaisseur des consciences,
reste forte. Le métier sait rendre les individus poreux à son influence, ce dont
s’étonne le tailleur de pierre Jourdain : « Le plus bizarre, c’est que le métier entre,
malgré tout ». Un peu plus loin il ajoute, après l’arrivée d’un aspirant (jeune
homme qui est sur le Tour de France et n’est pas encore compagnon) sur le chantier, qu’il
ne l’écoute pas, mais retient ce qu’il dit. C’est toute la magie de ces savoir-faire
que de se transmettre malgré soi et d’affleurer ensuite à la conscience comme
par enchantement : « Le savoir [dans le métier], ça se découvre comme un
miracle » écrit Semerjian (un compagnon charpentier).
Nicolas Adell, 2008, Des hommes de Devoir. Les compagnons du Tour de France
(XVIIIe-XXe siècle), Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, p. 23.
sait. Ils attendaient, pleins d’excitation, chacun espérant être le premier à être
raconté.
« Laissez-moi passer ! » criait le premier. « Mon histoire est la meilleure ! »
« Non, moi d’abord ! » se plaignait le deuxième.
« Poussez-vous tous les deux. Il va raconter la mienne en premier », dit le troi-
sième, donnant des coups de coude dans les côtes des deux autres.
Mais le temps que la jeune fille revienne de chez les voisins, les esprits réalisè-
rent que l’homme n’avait aucunement l’intention de dire le moindre conte. Ils
étaient furieux, et chacun lui promit un malheur différent.
« Ce bon à rien de conteur ! Je vais lui montrer ! Je vais me transformer en arc,
dit l’un. Et quand il passera devant moi sur le chemin du retour, je le tuerai ! »
Le deuxième menaça de se transformer en flèche et le troisième en couteau – ce
par quoi chacun pourrait le blesser et au bout du compte le tuer.
Mais la capacité à voir les esprits que possédait la fille n’était pas à sens
unique. Les esprits aussi pouvaient voir les gens, et ils réalisèrent qu’elle les avait
entendus.
« Si quelqu’un a entendu ce que nous avons projeté, dit le premier esprit, et si ce
quelqu’un le rapporte, alors cette personne sera transformée en közhee, l’une de
ces statues de pierre de la steppe. »
Cette nuit-là, le mari rêva de l’arc, de la flèche et du couteau, et pensa que cela
signifiait qu’il aurait une chasse heureuse sur le chemin du retour.
La jeune sœur essaya d’imaginer comment empêcher le désastre imminent, sans
pour autant raconter ce qu’elle avait entendu. Quand le couple fut prêt à rentrer
à la maison, elle pria ses parents de la laisser partir avec eux.
Sur le trajet, le jeune homme remarqua un bel arc suspendu à un arbre. Mais
avant qu’il ne l’atteigne et ne s’en empare, la jeune sœur sauta de son cheval et
cassa l’arc.
« Pourquoi as-tu fait ça ? » demanda l’homme en colère. Elle ne put s’expliquer.
Et quand elle détruisit la flèche et le couteau qui étaient apparus le long du
chemin, l’homme devint fou de rage et se mit à la battre. Quand ils arrivèrent
à la maison, le jeune couple ne donna quasiment rien à manger à la jeune fille.
Et quand les parents vinrent leur rendre visite quelques mois plus tard, il ne lui
restait plus que la peau sur les os.
Les parents écoutèrent les deux versions de l’histoire – comment le jeune homme
a maltraité la fille et comme celle-ci a cassé les superbes outils qui lui étaient
apparus le long du chemin du retour.
À ce moment la jeune fille courut dehors et se mit à tordre la queue d’une chèvre
jusqu’à ce qu’elle pousse un cri.
« Écoutez ce que dit la chèvre, dit-elle. Ce n’est pas moi qui parle, mais la chèvre !
Cet homme a refusé de raconter des histoires alors qu’il en connaissait trois.
Leurs esprits étaient en colère et décidèrent de se transformer en un arc, une
256 ! Anthropologie des savoirs
flèche et un couteau, et de le tuer quand il passerait sur le chemin. Ils dirent que
toute personne qui soufflerait mot à ce sujet serait transformée en une közhee. »
Et, là, la chèvre se transforma en közhee ! L’homme réalisa qu’il s’était trompé.
Il s’excusa d’avoir maltraité la fille, s’assit pour raconter une histoire, mais se
rendit compte que désormais il n’en était plus capable.
Cité dans Kira Van Deusen, 2004, Singing Story, Healing Drum. Shamans and Storytellers
of Turkic Siberia, Mac Gill – Queen’s University Press, p. 101-102 (ma traduction).
Finalement, il en est des savoirs comme des identités : l’on ne les saisit
jamais inertes comme l’on s’emparerait d’une pierre en attente d’être décrite ;
au contraire, ils ne s’offrent à nous qu’en action, en performance, dans le
cadre d’un partage ou d’une réalisation. Cette approche, pour évidente qu’elle
apparaisse aujourd’hui, n’est pas si ancienne que l’on pourrait imaginer. En
vérité, elle permet de distinguer entre deux approches anthropologiques des
savoirs, une approche linguistique et une approche pragmatique, ainsi que le
suggère T. Marchand1. Ce dernier développe ainsi une démarche qu’il qualifie
de « pragmatique », qui tient compte du fait que les savoirs, étant nécessai-
rement en action, doivent être restitués dans leur environnement, dans leur
contexte de production chargé d’interactions entre tous les êtres et les objets
qui s’y trouvent. Cette approche rejoint certains travaux de l’anthropologie
cognitive, ainsi que les idées développées par T. Ingold au sujet de la « percep-
tion de l’environnement » et que l’on a déjà eu l’occasion d’évoquer. À celle-ci,
T. Marchand oppose la démarche « traditionnelle » concernant l’approche de
la cognition et des savoirs humains et qui est représentée d’une part par les
structuralistes (dans lesquels il compte C. Lévi-Strauss bien entendu mais
également E. Sapir et B. Whorf dont les travaux sont présentés plus bas), et
d’autre part par les computationnalistes. L’on regroupe sous ce qualificatif
des linguistes et des cognitivistes qui considèrent que l’activité cognitive cor-
respond à un ensemble complexe de « calculs » (au sens où un ordinateur
« calcule »), les règles de cette activité se trouvant fondamentalement dans
les grammaires des différentes langues dont, par hypothèse (l’esprit humain
étant partagé par tous les hommes), certains pensent qu’elles dérivent d’une
sorte de grammaire universelle. L’un des plus anciens et des plus célèbres
représentants de cette démarche reste N. Chomsky (1977).
Dans les deux cas, structuraliste et computationnaliste, précise
T. Marchand, on utilise « le langage comme principal mode d’accès à la cogni-
tion », négligeant dès lors les formes matérielles et incarnées des savoirs, sai-
sies dans des environnements avec lesquels elles interagissent. Dans cette
perspective « linguistique », l’on ne considère pas précisément ce que les gens
font, ni comment ils en viennent à faire ce qu’ils font, mais l’on se concentre
simplement sur ce qu’ils disent1. C’est par ces deux approches, linguistique et
pragmatique, que la circulation des savoirs sera abordée.
Savoir et langage
L’évidence selon laquelle on ne connaît le savoir que dans la mesure où il est
exprimé a fait que, longtemps, les recherches sur les modes de connaissance
et les formes de pensée se sont concentrées sur l’étude des discours et des
langues.
Par ailleurs, le langage et le savoir entretiennent de nombreux points
communs. L’on conçoit que ni l’un ni l’autre ne soient entièrement innés
(sinon l’on parlerait la même langue et l’on disposerait des mêmes modes de
connaissances), même si, dans le même temps, l’on reconnaît qu’il doit exister
quelque chose dans les caractéristiques (biochimiques, neurologiques, etc.)
de l’espèce humaine qui la rende particulièrement apte à acquérir, à déve-
lopper et à pratiquer une langue et des savoirs.
Cette association entre langage et savoir a fait l’objet d’une théorie, issue
de l’anthropologie culturelle américaine des années 1930, et qu’incarnent
particulièrement les travaux de deux anthropologues de cette génération :
Edward Sapir (1884-1939) et Benjamin Lee Whorf (1897-1941). Aussi cette
théorie est-elle connue sous le nom d’« hypothèse Sapir-Whorf ».
L’hypothèse Sapir-Whorf
E. Sapir, à partir d’études sur la pensée du linguiste W. von Humboldt (dont
on s’accorde à penser qu’elle est séminale en ce qui concerne l’anthropologie
linguistique du début du XXe siècle) et de ses propres travaux sur les lan-
gues des Indiens d’Amérique du Nord, développe l’idée que « les mondes où
vivent des sociétés différentes sont des mondes distincts, pas simplement le
même monde avec d’autres étiquettes (not merely the same world with diffe-
rent labels attached to them)2 ». Pour lui, deux langues ne sont jamais suffi-
samment similaires pour qu’elles soient capables de représenter exactement
la même réalité.
Son élève B. Whorf développera cette idée jusqu’à son terme, affirmant
dès lors que la langue détermine la pensée ; position que l’on qualifie plus
couramment de relativisme linguistique. Ainsi, affirme-t-il, « nous décou-
pons la nature suivant les voies tracées par notre langue maternelle ».
1. Ibid.
2. E. Sapir 1949, p. 162.
258 ! Anthropologie des savoirs
Cette hypothèse recèle quelque vérité : on sait que les concepts princi-
paux de la philosophie aristotélicienne ont été en quelque sorte « contraints »
par la langue grecque. Aussi, découvrir une langue très lointaine (le chinook,
le hopi, etc.), c’est, d’une certaine façon, « apercevoir un paysage que notre
parole ne pouvait à aucun prix ni deviner ni découvrir1 ». C’est bien ce que
cherche à démontrer B. Whorf à partir de ses travaux sur la langue hopi (nord
de l’Arizona). Travaillant plus particulièrement sur les catégories gramma-
ticales, il se rend compte que le hopi ne possède pas à proprement parler
de formes grammaticales ou d’expression se rapportant au « temps ». Leurs
verbes n’ont pas, par exemple, les trois temps que nous connaissons (passé,
présent, futur) et qui créent chez nous, indique B. Whorf, une conception du
temps linéaire et continue. De même, il n’existe pas de termes pour décrire l’es-
pace comme une entité propre, séparée, ayant ses propres règles et sa logique
Il paraît donc facile d’imaginer que chaque langue ait pu opérer son propre
découpage et que les « interstices » ne sont pas, d’une langue à l’autre, néces-
sairement superposables. Le relativisme linguistique s’accepte donc aisément
en première instance. On l’admet d’autant mieux qu’il s’inscrit dans la conti-
nuité d’une manière ancienne de concevoir les rapports entre la langue et le
monde. Michel Foucault le rappelait en relevant cette ambition, propre à la
1. M. Foucault 1966. Cela pourrait s’appliquer aussi, comme a essayé de le montrer récemment
C. Herrenschmidt (2007), à l’écriture elle-même : différents modes d’écriture (alphabets, écritures
consonantiques, idéogrammes, etc.) correspondraient à différentes façons d’être dans le monde
et de penser les rapports aux choses.
2. Pour l’histoire de cette recherche de la langue unique, cf. U. Eco 1994.
3. Cf. J.L. Borges 1993 [1957], p. 747-751.
4. M. Foucault 1966, p. 101.
La circulation des savoirs " 261
plus grande unité des modes de pensée en dépit de la diversité des langues
qui les expriment.
De plus, un examen plus attentif de l’association entre langue et savoir
conduit nécessairement à repérer des points de disjonction. En effet, il est des
faits de langue indépendants de tout savoir : les sons, et c’est d’ailleurs l’objet
de la phonologie que d’appréhender la langue à ce niveau. Cette approche
ne sera pas pour rien dans la réévaluation de l’hypothèse Sapir-Whorf. De
même, les phénomènes de glossolalie, certes rares, attestent la possibilité
d’une langue sans savoir : un locuteur se met à parler une langue qu’il ignore
ou qu’il invente. Repérée dans le christianisme comme un don exceptionnel
ou un signe diabolique (la frontière est souvent très mince entre les deux : la
mystique Hildegarde de Bingen au XIIe siècle comme les sœurs ursulines de
Loudun au XVIIe siècle, considérées comme « possédées », étaient réputées
avoir cette faculté1), permettant de parler avec les anges ou avec les démons,
stigmatisée aujourd’hui comme un trouble du langage, la glossolalie offre
l’opportunité de dissocier langue et savoir. Et inversement il existe des situa-
tions où la pensée s’exprime sans la langue, ou plus exactement contre elle :
c’est le cas de l’ironie. Affirmer, au moment où l’on s’apprête à sortir et qu’il
se met à pleuvoir fortement : « Quel temps charmant ! », c’est faire jouer la
langue contre ce que l’on pense. C’est la remarque de l’approche pragma-
tique signalée plus haut : l’on ne cerne véritablement un message qu’en tenant
compte de l’ensemble du contexte de son énonciation et de l’environnement
dans lequel il prend place.
L’ensemble de ces remarques a préparé le terrain pour la mise au point
d’une réfutation plus systématique de l’hypothèse Sapir-Whorf établie à la fin
des années 1960 et dans les années 1970 notamment par B. Berlin et P. Kay
à partir de leurs travaux sur les couleurs. Les couleurs font l’objet d’un grand
intérêt, chez les anthropologues et chez les linguistes, à partir des années
1950 dans le sillage des nouvelles ethnosciences2. En effet, les couleurs sem-
blent un bon observatoire pour observer les rapports entre langue et pensée,
ainsi qu’entre nature et culture. Elles nous sont en effet données par l’en-
vironnement, par les propriétés physiques de la lumière se reflétant sur un
objet et par celles de notre vision oculaire qui nous permet de voir certaines
couleurs ou nous empêche d’en discerner d’autres (infrarouges ou ultra-vio-
lets par exemple). Cependant, il n’existe pas, physiquement parlant, de rup-
ture permettant de passer sans ambiguïté d’une couleur à l’autre. Aussi les
moyens de diviser le spectre sont-ils extrêmement variés. Il n’est donc guère
surprenant que différentes cultures aient pu proposer différents découpages,
1. Pour plus de détails sur ces cas, lire A. de la Croix 2008 et M. de Certeau 1970.
2. Pour une présentation succincte de l’histoire de ces travaux, cf. H. Gardner 1993 [1985],
p. 389-398.
262 ! Anthropologie des savoirs
1. Les résultats d’une expérience de ce type menée sur des sujets anglo-saxons ont été consignés
dans R. Brown, E. Lenneberg 1954.
2. Pour l’histoire, la genèse et la place de ce texte au sein de la discipline, lire B. Saunders 2000.
La circulation des savoirs " 263
suscitées Basic Color Terms s’expliquent en grande partie par cette nécessité,
éprouvée par plusieurs anthropologues, d’une défense de leur territoire (la
culture) menacé par l’irruption de la biologie et, plus spécifiquement, des
neurosciences1. Les difficultés que rencontre encore aujourd’hui l’anthropo-
logie cognitive au sein de la discipline s’expliquent probablement en partie
de cette manière. Par ailleurs, les travaux qui continuent d’être conduits
dans la recherche de l’« effet Whorf » s’inscrivent largement dans ce débat.
C’est notamment le cas des études menées sur des individus bilingues. Ainsi,
une enquête a été conduite récemment aux États-Unis auprès de bilingues
anglais-espagnol afin de déterminer, de manière un peu provocatrice, si les
individus bilingues ont « deux personnalités2 ». On procède en sélectionnant,
des deux côtés de la frontière américano-mexicaine, des personnes « bicul-
turelles », élevées dans les deux langues et vivant soit au Mexique soit aux
États-Unis.
Le choix de ce bilinguisme précis n’est pas arbitraire. En effet, les auteurs
le soulignent, le sens commun considère largement que les personnes de
culture hispanique (ici, dans sa version mexicaine) et celles de culture anglo-
saxonne (version états-unienne) ont des personnalités considérablement dif-
férentes, ce qu’ont confirmé des travaux en psychologie. Confrontés à des
situations de stress intense, les Mexicains adoptent en général une attitude
plutôt sereine, calme, tranquille, alors que les États-Uniens opteraient pour
un comportement plus « énergique » et réactif3. Comment ces deux types de
réactions trouvent alors à se concilier en une même personne éduquée dans
les deux cultures ? Pour l’établir, les enquêteurs font passer à un panel d’in-
dividus des tests de personnalité qui sont soumis à certains en espagnol et à
d’autres en anglais (quel que soit l’endroit où ils vivent, au Mexique ou aux
États-Unis). Les résultats obtenus semblent aller dans le sens de l’hypothèse
Sapir-Whorf. En effet, tandis que ceux à qui le test est soumis en espagnol (et
qui répondent dès lors en espagnol) révèlent une personnalité « mexicaine »,
ceux qui répondent en anglais au même test proposé en anglais affichent un
« caractère états-unien » (selon les distinctions établies dans l’étude citée ci-
dessus entre ces deux personnalités). Les auteurs en concluent que les bilin-
gues disposent bien de deux personnalités, activées à tour de rôle selon la
langue utilisée par la personne. Des tests effectués sur d’autres types de bilin-
guisme (anglais-chinois notamment) vont également dans ce sens4.
1. C’est en tous les cas de cette manière que H. Gardner (1993 [1985], p. 397) interprète les
critiques formulées à l’encontre de B. Berlin et P. Kay, notamment celle de M. Sahlins (1976).
2. N. Ramirez-Esparza et al. 2006.
3. R. Diaz-Loving, J.G. Draguns 1999.
4. M. Ross, E. Xun, A. Wilson 2002.
La circulation des savoirs " 265
1. L. Morgan 2000 [1877], p. 31-32. Une traduction en français de ce texte a paru en 1971 sous
le titre La Société archaïque (Paris, Anthropos).
266 ! Anthropologie des savoirs
1. J. Goody 1979 [1977]. Le texte séminal, coécrit avec I. Watt, date de 1963 (J. Goody, I. Watt
1963).
2. J. Bazin et A. Bensa dans ibid., p. 9.
La circulation des savoirs " 267
Son fils aîné, mon père, avait moins de mémoire, était moins religieux et avait
une santé plus fragile que son père. Aussi ne se levait-il pas aussi tôt que son
père et son grand-père. Il allait juste à côté de chez lui, dans un jardin où il avait
planté un petit arbre. Là, il murmurait à peine quelques mots en hébreu, sou-
vent imprécis et pleins de fautes, pour honorer Dieu.
Moi qui n’ai plus ni mémoire ni temps pour prier, j’ai oublié où se trouvait le
bois de mon arrière-grand-père, je ne sais plus rien des ruisseaux ou des sources
cachées et je ne sais plus réciter aucune prière. Mais je me lève tôt, moi aussi, et
je raconte cette histoire à ceux qui veulent bien m’écouter : c’est ma manière à
moi d’honorer Dieu.
Carlo Severi, 2007, Le principe de la chimère. Une anthropologie de la mémoire, Paris,
Éditions Rue d’Ulm, p. 9.
associations entre les faits (un clan et son totem, une plante et une maladie,
une couleur et une vertu, etc.).
Or, ce type de pensée (« binaire », « dichotomique », « associative ») n’ap-
partient pas à toutes les cultures. En réalité, le tableau, loin d’expliciter une
pensée, la rigidifie : les correspondances sont données une fois pour toutes, les
associations sont figées. Or, nous dit J. Goody, les cultures de l’oralité se meu-
vent dans des cadres moins contraignants et moins définitifs. S’il est certain
que les personnes vivant dans ce type de culture pratiquent des associations
d’idées (par exemple, voir tel animal est de bon augure), ils leur accordent
soit davantage de souplesse (dans un autre contexte, le même animal n’augu-
rera rien du tout) soit multiplient à un tel point les signes que l’on peut tou-
jours trouver de quoi nuancer, annuler le signe précédent. La mise en tableau
conduit à une « standardisation » du savoir pour des cultures au sein desquelles
celui-ci ne devrait jamais être exposé hors de son contexte d’énonciation.
Le tableau, signe graphique, est donc un outil propre aux sociétés de
l’écriture. Mais J. Goody veut aller plus loin et établir que ses composantes,
la colonne et la ligne, le sont aussi. Pour cela, il faut les chercher ailleurs que
dans les tableaux. Ainsi, la colonne devient la liste ; et la ligne, la formule (par
exemple : « ainsi soit-il », « il était une fois », etc.).
Pour la liste, la démonstration est assez simple une fois que l’on a admis
que le tableau n’appartient qu’au monde de l’écriture. L’élaboration d’une liste,
en effet, correspond à une mise en ordre du langage qui est très largement
facilitée au sein des cultures écrites (l’écriture permettant la visualisation des
listes) et qui a connu un développement exponentiel avec l’apparition de l’al-
phabet. Il n’est pas anodin, sous ce rapport, que les premiers témoignages
écrits que nous possédions soient justement des « listes » (comptes de com-
merçants, d’administrateurs, etc.). C’est bien que l’écriture, dès le départ, n’a
pas été conçue comme une simple imitation de la parole ou son dédouble-
ment : elle a investi ces lieux « impensables » dans l’oralité, elle s’est insinuée
dans les endroits que la parole ne prenait pas en charge. L’on a en premier
lieu fait avec l’écrit ce que l’on ne pouvait pas faire avec la seule parole : des
listes, puis des tableaux. D’abord inventée comme une réponse aux nouveaux
besoins (économiques, politiques) d’une administration centralisée (autour
de la cité d’Uruk en Mésopotamie vers 3200 av. J.-C.), l’écriture a tôt encou-
ragé des développements intellectuels « inutiles » (comme les listes lexicales
regroupant des noms d’arbres, d’oiseaux, de plantes, etc. retrouvées près de
Bagdad et datant du début du deuxième millénaire av. J.-C.) et, partant, de
nouveaux modes de pensée1. En effet, ce sont sans doute ces listes lexicales
1. Sur ces listes dont l’utilité n’est qu’intellectuelle, cf. R. Litke 1998. Pour l’invention de l’écriture
et sa relation avec la centralisation du pouvoir en Mésopotamie, il est possible de faire le point
avec M. Lebeau 1990.
272 ! Anthropologie des savoirs
qui ont exercé une influence décisive sur les systèmes proto-alphabétiques en
permettant l’apparition d’outils linguistiques comme le préfixe, le suffixe ou
la racine. En établissant ces listes, les premiers lettrés ont mis en évidence de
nouveaux principes de ressemblance qui ne pouvaient exister dans le langage
parlé ordinaire, des principes fondés sur des critères de similitude morpho-
logique ou orthographique.
L’on touche à un point très important concernant la constitution et la
transmission des savoirs, deux processus dont on conçoit de plus en plus
difficilement le moyen et l’intérêt de les dissocier. Le monde environnant est
perçu comme une unité, et l’on y saisit des ensembles. Je vois une « com-
mode » : c’est un tout, c’est un bloc. Le langage humain brise cette unité pour
imposer au monde une autre structure décomposée en divers « éléments de
parole » (phonèmes, morphèmes ; consonnes, voyelles) qui introduit de la dis-
continuité. Je dis une « com-mo-de ». Et, finalement, l’écriture (spécialement
l’écriture alphabétique) vient rigidifier cette discontinuité en lui donnant une
dimension visuelle (avant, seule l’unité était « vue »). Je lis « c-o-m-m-o-d-e »
et je vois le mot « commode ». Cette nouvelle dimension visuelle et spatiale
de la réalité va autoriser de nouveaux rapprochements, des réarrangements
inédits (« commode », au lieu de n’être qu’un élément de mobilier d’une
chambre, devient un mot parmi ceux qui usent du préfixe latin « com- », un
de ceux qui ont la même racine sémantique « mod- »). Une toute nouvelle
pensée est désormais rendue possible. Comme l’écrit D. Olson, qui a pour-
suivi les travaux de J. Goody, il s’agit dès lors de comprendre « comment la
structure même du savoir a été modifiée par la manière dont on s’est efforcé
de représenter le monde sur le papier1 ».
L’autre élément du tableau, la ligne, rapprochée par J. Goody de la for-
mule, pose a priori plus de difficultés. En effet, ces formules, ces groupes de
mots prêts à l’emploi, ne sont-ils pas le propre de l’oralité ? C’est en tous les
cas dans les cultures orales que l’on se plaît à les repérer le mieux : les façons
récurrentes (« formes orales standardisées » dit J. Goody) d’introduire le récit
d’un mythe, d’entamer une conversation, de saluer quelqu’un, de ponctuer une
récitation, etc. Toutes ces situations nous semblent gouvernées par l’esprit de
formulaire. Or, J. Goody veut montrer au contraire que la formule est un pro-
duit de la « raison graphique ». En effet, celle-ci a vocation à couper le flux de
la parole, l’introduire, le finir, mettre l’accent sur certains passages. Or, l’idée
d’un découpage n’est possible que si l’on sait que la langue est « sécable », c’est-
à-dire qu’elle est discontinue, composée de mots notamment, ce qui n’est pas
exactement le cas dans les cultures « purement » orales comme J. Goody en
fait la démonstration par le biais de son ethnographie des LoDagaa. Certes,
ceux-ci savent que la parole est discontinue : il faut bien s’arrêter de temps à
autre pour reprendre son souffle ; l’on sait répéter des unités lexicales pour faire
apprendre un vocabulaire à un jeune enfant, etc. Mais, fait hautement signifi-
catif, dans les deux langues africaines que connaît J. Goody, il n’existe pas de
mot pour dire « mot », cette division élémentaire de la langue. Et en poussant
plus avant son raisonnement, l’anthropologue établit que, en fin de compte,
l’usage des formules est certes le fait de traditions orales mais essentiellement
au sein de sociétés à écriture (les poètes de la Grèce ancienne, les conteurs
de ballades irlandaises, etc.). D’où cette conclusion très importante : l’écriture
permet non seulement de conserver la parole dans le temps (donc d’accu-
muler et de critiquer du savoir), mais elle transforme aussi la langue parlée.
Elle fait quelque chose à la langue et, c’est la thèse de J. Goody, à la pensée :
c’est, sur le modèle de l’hypothèse Sapir-Whorf, ce qu’on a pu appeler l’« hypo-
thèse de la littératie1 ». La littératie (literacy), ce n’est donc pas seulement ce
qui est écrit (ce serait plutôt la littérature au sens large que ce terme a parfois
dans les sciences humaines) ; c’est l’ensemble des effets cognitifs, sociaux, poli-
tiques, culturels que l’écriture produit dans les sociétés où elle est connue ce
qui est le cas aujourd’hui de la plupart des sociétés humaines. Simplement, ces
effets varient, parfois de façon très importante, selon les contextes dans les-
quels l’écriture apparaît, selon le type d’écriture mis en place, selon la culture
qui la reçoit ou qui l’invente. Il est donc impératif d’affiner le partage entre
l’oral et l’écrit de manière encore un peu plus précise que ce à quoi nous avons
pu nous livrer jusqu’à présent en compagnie de Jack Goody.
Des oralités
Les sociétés de l’oralité ne sont donc pas nécessairement des sociétés sans
écriture ; elles ont une pratique communicative dans laquelle l’oralité occupe
une place dominante qui n’exclut pas les autres formes de communication qui
peuvent être gestuelle, graphique, symbolique, etc., au moyen desquelles se
communiquent la pensée, le savoir, l’information, les sentiments et les affects.
1. Pour l’histoire et les prolongements actuels de cette hypothèse, lire D. Olson 2009.
274 ! Anthropologie des savoirs
Ce qui est vrai des différences entre les systèmes d’écriture (pour ne rien
dire de ces « écritures » qui remettent véritablement en cause nos conceptions
1. Je renvoie à un très bel article de C. Severi (2009) qui fait le point sur cette question, ainsi qu’à
la contribution de Pierre Déléage dans C. Jacob 2011, p. 744-764.
2. C. Fortier 2003.
3. Ibid., p. 254.
276 ! Anthropologie des savoirs
Savoir et action
On comprend à la lumière de ce qui vient d’être dit sur l’insuffisance d’un
partage net entre l’écriture et l’oralité que non seulement certains savoirs
s’écrivent (et produisent selon Goody une certaine façon de pensée) tandis
que d’autres se disent seulement de façon orale, mais également que tous les
savoirs ne passent pas immédiatement et simplement dans le langage, voire
ne passent pas par le langage du tout.
Il y a une part d’action, plus ou moins importante, qui permet à un savoir
d’être transmis, voire d’être simplement exprimé : il y a certains savoirs qui ne
sont activés que dans des situations particulières. C’est le cas, bien évidem-
ment, des savoir-faire techniques qui nécessitent pour être transmis d’être
montrés. Mais tout savoir n’est-il pas nécessairement pris dans une situation ?
Et certains savoirs qui nous paraissent « absolus », autrement dit qui nous
semblent indépendants de toute situation particulière (compter, raconter une
histoire, etc. peuvent, de notre point de vue, se faire sur simple demande dans
n’importe quel contexte), ne le sont pas dans d’autres cultures. A. Kroeber en
avait fait l’expérience avec Ishi, l’Indien yahi qu’il avait recueilli et étudié dans
les années 1910.
1. Ibid., p. 256-257.
La circulation des savoirs " 277
gements dans les consonnes, les mots étaient les mêmes que dans les autres
dialectes yana, mais alors que dans ceux-ci la numération continuait au-dessus
de dix avec des nombres multiples, Ishi s’arrêtait à hadjad, dix. Mis en demeure
de continuer, il déclarait : « Il n’y a plus rien. C’est fini. » Il semblait qu’on se
trouvât devant la disparition d’un élément de culture, devant un trou surpre-
nant jamais rencontré en Californie. Les deux ethnographes en firent état dans
des communications imprimées ainsi qu’en chaire, en essayant d’expliquer le
phénomène par le fait que les années de décimation et de vie cachée avaient
fourni peu d’occasions de compter en chiffres plus élevés que dix.
Afin de permettre à Ishi de se familiariser avec un système de numération nou-
veau et complexe, afin aussi qu’il apprenne à faire de la monnaie, l’argent de
son chèque mensuel fut converti en demi-dollars. Ishi aimait les pièces d’argent
identiques qu’on lui remettait, et il découvrit bientôt qu’une boîte en fer-blanc
qui avait contenu une pellicule photographique en logeait juste quarante. Il
referma soigneusement le couvercle et apporta au coffre-fort son trésor, qu’il
appelait twen-y dahlah, twenty dollars, vingt dollars. Il y eut d’autres boîtes, car il
y avait toujours quelqu’un pour prendre des photos d’Ishi, et bientôt, celui-ci,
qui économisait environ la moitié de son salaire, confia au coffre une deuxième,
puis une troisième boîte.
De temps en temps, quand le temps était pluvieux, Ishi, son travail terminé,
entrait dans le bureau et demandait à voir son argent. Quand il l’avait en main,
il allait jusqu’à la grande table qui occupait le centre de la pièce, ouvrait ses
boîtes et répandait ses demi-dollars sur la table, tel un roi contemplant son
trésor.
Un jour qu’Ishi comptait ses richesses, Kroeber l’observait dans son bureau.
Absorbé, Ishi empilait ses pièces et divisait les piles en deux petites piles qu’il
comptait du bout des doigts. Kroeber s’approcha et montra une pile qui était de
la taille de la boîte et qui semblait se composer de quarante pièces. « Combien ? »
demanda-t-il. Daumista, quarante, répondit Ishi sans hésiter. « Et la demi-pile ? »,
demanda Kroeber ; uhsimai, vingt. Puis Ishi dit baimamikab, soixante, pour trois
demi-piles, et bulmamikah, quatre-vingts pour deux piles entières. Les réponses
succédèrent aux questions, mais il était déjà évident que le vocabulaire numéral
d’Ishi, comme sa connaissance du système de numération yana, n’était aucu-
nement amoindri.
Ce système était quinaire, c’est-à-dire qu’il reposait sur cinq nombres de base,
de un à cinq, qu’on modifiait d’une certaine façon pour aller de cinq à dix
et d’une autre façon pour aller de dix à vingt. Vingt était une nouvelle unité,
comme cent dans notre système, et de vingt en vingt, les chiffres, quarante,
soixante, etc., avaient des noms différents qui n’étaient pas dérivés des chiffres
de base.
Pourquoi Ishi avait-il dit « C’est fini » à dix ? C’est qu’il n’avait pas l’habitude
de compter abstraitement, qu’il trouvait sans doute cela fatiguant et qu’il n’en
voyait pas l’intérêt. La numération sert à compter des choses tangibles comme
278 ! Anthropologie des savoirs
des perles ornementales, le nombre des flèches dans un carquois, ou des pointes
de flèches terminées, le nombre d’oies qu’il y a dans un vol ou le nombre de sau-
mons pris dans une journée. Les nombres abstraits n’intéressaient pas Ishi en
eux-mêmes, pas plus qu’ils ne figurent dans la conception du monde des Yana.
Cela, les deux hommes qui interrogeaient Ishi le savaient, comme ils savaient
que le questionnaire est une forme d’investigation sujette à fournir des informa-
tions fausses, dans la mesure où elle postule des présomptions qui sont incon-
nues ou dénuées de sens pour la personne interrogée. Kroeber et Waterman
furent d’autant plus mortifiés d’avoir été pris en défaut que leur culpabilité se
révéla accidentellement, parce que le « sauvage » comptait son argent de « civi-
lisé » tout comme un caissier de banque.
Theodora Kroeber, 1968 [1961], Ishi. Testament du dernier Indien sauvage de l’Amérique
du Nord, Paris, Plon, p. 198-201.
Il est certes possible de déceler dans les propos de T. Kroeber une cer-
taine condescendance à l’égard du savoir d’Ishi. Celui-ci ne peut, dit-elle,
se dégager des choses tangibles car le faible rapport qui existe entre l’utilité
de compter abstraitement et l’effort que cela demande n’aurait pas incité les
Yahi à s’engager dans cette voie intellectuelle fatigante. Il est certain que l’idée
d’une hiérarchie entre savoirs occidentaux et savoirs yahi, au profit des pre-
miers, est clairement à l’œuvre dans ce texte. Il reste qu’il n’en met pas moins
en relief deux points importants. D’une part, il signale que tout savoir peut
recéler une « part agie », c’est-à-dire la nécessité d’être activé dans certaines
situations hors desquelles il n’a pas lieu de se déclarer ; d’autre part, il insiste
sur la difficulté méthodologique qu’il y a à explorer et à révéler ces savoirs.
Même des anthropologues avertis, comme l’étaient Kroeber et Waterman,
sachant pertinemment que l’enquête par questionnaires manque une part
importante de ce que l’on recherche, voire produit des « informations
fausses », sont passés à côté d’un savoir en raison, principalement, des repré-
sentations qu’ils avaient sur ce qu’est « savoir compter » et dont le principe,
pensaient-ils, devait être universel. Car, en effet, expliquer qu’Ishi s’arrête à
dix en raison d’un contexte ayant rendu improbable le besoin de compter
au-delà, c’est renvoyer Ishi à nos propres catégories et à notre propre système
au sein duquel le maintien d’un effort (intellectuel ou autre) ne s’explique
fondamentalement qu’en raison du besoin qu’il satisfait.
La perspective pragmatique
L’importance de l’action pour l’activation et la transmission d’un savoir, y
compris pour un savoir qui nous paraît entièrement « dans l’esprit » comme
le savoir compter, a fait ressentir, comme cela a été signalé plus haut, le fait
que tout le savoir ne passe pas dans la parole. Plus encore, cela a permis de
La circulation des savoirs " 279
Où situer le savoir ?
Dans son travail classique sur les Walbiri d’Australie centrale, Mervyn Meggitt
décrit la manière dont un garçon, que l’on prépare pour son initiation, est
embarqué pour un périple qui dure deux à trois mois. Accompagné par un gar-
dien (un mari d’une de ses sœurs) et par un frère plus âgé, le garçon est conduit
de lieu en lieu, y apprenant à chaque fois quelque chose de la flore, de la faune
et de la topographie de la région, tandis que lui est explicitée, par la voix du frère
aîné, la signification totémique des différents endroits visités (Meggitt 1962,
p. 285). Chaque endroit a son histoire, qui relate la façon dont il a été créé à
partir des gestes primordiaux des ancêtres qui ont façonné la terre à mesure
qu’ils parcouraient la région durant le premier âge du monde connu sous le
nom de Rêve. Observant le trou d’eau pendant que l’histoire de sa formation
lui est contée ou rejouée, le novice peut véritablement saisir le surgissement des
ancêtres de sous la terre ; de la même manière, embrassant du regard la ligne
que dessine une colline ou un escarpement rocheux, il peut y reconnaître la
forme pétrifiée d’un ancêtre qui aurait fait de cet endroit sa dernière demeure.
La circulation des savoirs " 283
Ainsi, les vérités immanentes du paysage, les vérités du Rêve, lui sont progres-
sivement révélées à partir du niveau le plus superficiel, le plus « extérieur », de
la connaissance jusqu’au niveau le plus profond, celui d’une compréhension
intime.
Est-ce que […] le savoir des aînés aborigènes trouvait sa source dans un dispo-
sitif de croyances ou de propositions interconnectées à l’intérieur de leurs têtes ?
Est-ce par le biais du transfert de telles croyances et propositions d’une généra-
tion à la suivante que nous apprenons à percevoir le monde de la manière dont
nous le faisons ? S’il en était ainsi – si tout le savoir était concentré à l’intérieur
de l’esprit – pourquoi devrait-on accorder tant d’importance au fait de s’assurer
que les novices voient ou expérimentent par eux-mêmes d’une autre façon les
objets et les phénomènes du monde physique ?
Tim Ingold, 2000, The Perception of Environment. Essays in Livelihood, Dwelling and Skills,
Londres, Routledge, p. 20-21 (ma traduction).
La question de l’apprentissage
Cette approche renouvelée de la question de la transmission des savoirs a
offert la possibilité de donner une autre dimension à cette « anthropologie
de l’apprentissage » longtemps cantonnée au monde des savoir-faire tech-
niques. Or, dans la mesure où tout savoir, même le plus abstrait, comprend
un « faire », c’est-à-dire consiste en une performance, se réalise dans une
action – les recherches récentes y insistent1 –, l’anthropologie de l’appren-
tissage autorise de nouveaux rapprochements entre les savoirs et, surtout,
se présente désormais comme l’une des meilleures voies d’accès à l’un des
problèmes fondamentaux de l’anthropologie, celui de la transmission cultu-
relle : comment les cultures assurent-elles leur reproduction ? C’est une
question vieille comme l’anthropologie que de rechercher les moyens et les
formes de la permanence culturelle : la notion de « survivance » proposée
par E. Tylor dans les années 1870 en constituait sans doute l’une des pre-
mières réponses2.
Les voies de cette transmission sont multiples et ont suscité des typo-
logies extrêmement variées dont il n’est pas question ici de faire la recen-
sion. Je me contenterai de signaler celle, tout à fait suggestive, qu’a proposée
R. Barthes dans un texte inaugurant une anthropologie de la production
savante à partir de ce moment tout à fait particulier qu’est le « séminaire de
chercheurs »3.
1. C’est tout l’objet de C. Jacob 2011 que de donner à voir les « mains de l’intellect ».
2. Sur l’ancienneté de ce questionnement, on trouvera d’autres éléments dans D. Berliner 2010,
p. 6-8.
3. Voilà un objet qui aurait sans doute sa place dans le programme des Lieux de savoir.
284 ! Anthropologie des savoirs
1. Les travaux sur ce point sont encore assez rares. Pour une introduction, comportant une
dimension comparative intéressante, on pourra se reporter à R. Ekirch 2001.
La circulation des savoirs " 285
de tenir un outil, de réaliser une coupe, etc.) et des compétences plus immé-
diates, façons d’être qui ne s’apprennent que par « imprégnation », ou par sol-
licitation indirecte, empruntant d’autres voies que l’explicitation transparente
ou la démonstration. C’est à partir de travaux sur les savoir-faire artisanaux,
commerçants et ouvriers essentiellement qu’a pu émerger à partir des années
1980 une anthropologie de l’apprentissage dont l’un des résultats essentiels a
été justement d’abolir les distinctions qui étaient ordinairement faites entre
« transmission formelle du savoir » (à l’école par exemple) et « transmission
informelle du savoir » (en contexte, dans la situation de travail notamment)1.
Cette opposition impliquait généralement une opposition plus générale
entre des savoirs de nature différente : savoirs formels et informels, explicites
et implicites, etc.
C’est un contraste de ce type qui est mis en valeur dans le travail de
G. Delbos et P. Jorion sur la transmission des savoirs au sein des métiers de la
petite pêche, de la saliculture et de la conchyliculture en Bretagne méridio-
nale2. Le savoir de ces hommes de métier, comme de la plupart des hommes
de métier dans les sociétés occidentales, est pluriel : il est composé de savoirs
scolaires, de savoirs techniques enseignés, de « ficelles du métier » et de
savoir-être plus généraux dont l’acquisition passe par des voies différentes.
Aux savoirs « scientifiques » et « techniques », la transmission scolaire et
formelle ; aux « ficelles » et aux comportements, la transmission informelle,
contextualisée. L’ethnographie réalisée par G. Delbos et P. Jorion confirme
que ce contraste est celui-là même qui est ressenti par les gens du métier. Par
ailleurs, l’un des mérites de cet ouvrage est d’avoir montré que tandis qu’à
l’école il se transmet des savoirs, des informations, dans la pratique du métier
l’on transmet moins des savoirs que du « travail », c’est-à-dire tout à la fois
des comportements, des attitudes, des gestes, des tours de main, un vocabu-
laire, un type particulier de relations aux autres travailleurs, à la société et à
l’environnement.
Mais ce que met en valeur cette ethnographie, tout comme celle réalisée,
dans une tout autre société, par Jean Lave auprès des tailleurs du Libéria
dans les années 1970 et 1980, c’est que les savoirs formels, abstraits de l’école
ne sont pas moins « intransférables » que les savoirs informels et les pra-
tiques enracinées dans les actions3. Les problèmes résolus à l’école et ceux à
résoudre au travail, même s’ils paraissent être semblables (par exemple, une
addition demandée par le maître semble « proche » du calcul à faire pour
établir une facture pour un client), font l’objet de traitements différents et
1. Sur cette opposition et son dépassement, cf. J. Lave 2008, p. 210. Et pour une présentation
détaillée de ce que recouvre l’anthropologie de l’apprentissage, lire J. Lave 2009.
2. G. Delbos, P. Jorion 1990 [1984].
3. J. Lave 2008.
286 ! Anthropologie des savoirs
Sortir de l’ethnocentrisme
J’avais passé des mois à analyser les descriptions de la façon dont les diffé-
rents tailleurs résolvaient des problèmes arithmétiques, avec des résultats tout
à fait déconcertants. J’ai finalement réalisé que je n’avais jamais vu un tailleur
résoudre les problèmes de quantité de la même façon dans l’échoppe et lors des
expérimentations, qu’il ait été ou non scolarisé.
Ceci a donné lieu à un nouveau volet d’enquêtes ethnographiques. Je me suis
mise en quête de problèmes mathématiques clairement formulés dans les
échoppes. Mon objectif était d’observer comment les tailleurs abordaient ces
problèmes, puis de confronter ces observations aux performances enregistrées
lors des expérimentations. J’ai passé de nombreuses heures dans les échoppes,
posé quantité de questions et commencé à me rendre compte que je ne m’étais
toujours pas affranchie d’une approche comparative scolaire des rapports
quantitatifs dans les échoppes des tailleurs.
[…] Après un certain temps, j’avais fini par réaliser que les quantités étaient
produites non pas seulement en relation mathématique les unes avec les autres,
mais également en relation avec de nombreuses autres préoccupations de la
vie quotidienne. Intimement liée à la vie sociale des tailleurs, ces relations de
La circulation des savoirs " 287
1. M. Naji 2009.
2. M. Coy 1989.
288 ! Anthropologie des savoirs
C’est que, outre l’indécidabilité des lieux du savoir, il est nécessaire égale-
ment de ne pas présumer des formes qu’il peut revêtir. Il ne s’agit pas ici de
revenir à ce qu’en disaient les Encyclopédistes, par la voix de Diderot, affir-
mant que les trésors d’intelligence ne sont pas dans les salons littéraires ou
dans les livres mais dans les ateliers des petits artisans. C’est plutôt que le
savoir, que l’on comprend essentiellement comme une activité intellectuelle,
apparaît en fait au croisement des dimensions cognitives, perceptives, affec-
tives, sociales de l’existence. Toute mise en relation, tout établissement d’un
rapport, est le siège d’un savoir dont l’assise n’est qu’en partie intellectuelle ou
dans le corps même de la personne qui sait ; une autre part est à chercher dans
l’environnement au sein duquel la personne est installée, dans la situation qui
fait activer le savoir. Cette propriété polymorphe du savoir, que l’on néglige
en l’aplatissant dans l’esprit, n’a pas échappé à certaines sociétés non occi-
dentales qui situent en un même foyer, le cœur très souvent, les sources des
activités intellectuelles, émotionnelles, relationnelles, perceptives. C’est le cas
des Candoshi (Andes) étudiés par A. Surrallès et évoqués plus haut qui disent
« voir avec le cœur1 ». Et il en est de même pour les groupes culturels de langue
tai, comme les T’ai Dam (Nord-Laos) chez lesquels Natacha Collomb a relevé
le riche répertoire lexical lié au cœur2. Si le cœur est, comme en plusieurs
autres parties du monde, le lieu fondamental de la vie, l’organe du « souffle
vital », il est aussi chez eux le « lieu de production du savoir, des émotions,
des sentiments, des sensations3 ». Mieux encore, les propriétés d’un cœur ren-
dent la circulation des savoirs, à la manière de la circulation sanguine, plus ou
moins fluide : un « cœur creux » facilite la circulation des connaissances, c’est-
à-dire que la personne ne nécessite pas un apprentissage explicite et long ; un
« cœur obstrué » rend au contraire impératif l’enseignement, l’entraînement,
la démonstration4. Et s’il décide de la qualité de la circulation des savoirs, c’est
que le cœur, chez les T’ai Dam, est l’organe des relations par excellence, qu’il
s’agisse des relations à l’environnement ou des relations entre les personnes.
Et c’est bâti sur ces relations, et contribuant à les instaurer en retour, que le
savoir élabore ses formes et ses contenus, excédant parfois le motif affiché de
la relation et rendant la situation plus « épaisse » qu’on ne l’imagine a priori.
Entre un maître et son apprenti, il passe bien souvent plus que des techniques
de métier ; il se transmet aussi un savoir sur la hiérarchie professionnelle,
des expériences, en bref des savoirs « autres ». Hétérogènes en apparence à la
situation qui les porte, ils sont reliés à elle de plusieurs manières. J’en retien-
drai ici deux.
1. A. Surrallès 2003.
2. N. Collomb 2011.
3. Ibid., p. 25.
4. Ibid., p. 30.
La circulation des savoirs " 289
*
Ces trois exemples sont extraits de G. Ravis-Giordani 1983, p. 410-413 ; S. Ott
1981, p. 191-212 ; M. Catedra-Tomas 1979 […].
Daniel Fabre, Claudine Vassas, 1987, « L’ethnologie du symbolique en France :
situation et perspectives », dans I. Chiva, U. Jeggle (dir.), Ethnologies en miroir. La
France et les pays de langue allemande, Paris, Éditions de la Maison des sciences de
l’homme, p. 133-134.
1. Unesco 2005.
2. P. Drucker 1992 [1969], p. 263-380.
3. M. Castells 1998-1999.
4. Unesco 2005, p. 17.
294 ! Anthropologie des savoirs
« vers les sociétés du savoir », cela signifie-t-il d’une certaine manière que nous
rompons en quelque sorte avec un état « sans savoir » des sociétés ? Il est bien
évident qu’un tel état n’a jamais existé et que, les rapporteurs en sont parfai-
tement conscients, toutes les sociétés sont des « sociétés à savoir » obéissant
à des logiques, différentes jusque dans une certaine mesure, de constitution,
d’expression, de circulation et de partage des connaissances. Mais entre cet
état ordinaire des « sociétés à savoir » et celui qui est en jeu dans l’expression
« sociétés du savoir », il s’est réalisé un saut technologique, celui des réseaux
numériques et d’Internet en particulier, saut inégalement réalisé dans les dif-
férentes parties du monde ce dont rend compte l’idée qu’il existe aujourd’hui
un certain nombre de « fractures numériques » (digital divide) : les popula-
tions les plus en difficulté sont également celles qui ont le moins accès aux
nouvelles technologies de l’information et de la communication. Par ailleurs,
même dans les cas où des populations de niveau socioéconomique hétéro-
gène et de formation très différente ont accès aux mêmes savoirs (de même
nature et en même quantité), ceux qui ont reçu une éducation plus longue
et plus nourrie en bénéficieront davantage que ceux qui n’ont pas connu le
même temps de scolarisation. Il existe dès lors, entre les États (notamment
entre ceux du Nord et ceux du Sud) mais également au sein des États entre les
différentes catégories de la population, une « fracture cognitive » (knowledge
divide) dessinant un ensemble de frontières entre ceux qui produisent, par-
tagent et consomment le savoir, et ceux qui sont les laissés-pour-compte des
sociétés du savoir1.
La mise en exergue de telles fractures est favorisée par deux phénomènes
complémentaires. Premièrement, elle se fonde sur l’idée que, dans les sociétés
actuelles, l’un des ressorts essentiels, sinon le ressort fondamental, des iné-
galités est basé sur cet inégal accès à la production et au partage des connais-
sances qui a des répercussions dans tous les domaines. En effet, les politiques
contemporaines comme les économies dites « postindustrielles » sont prin-
cipalement fondées sur la mobilisation rapide de connaissances nouvelles.
Aussi est-il possible de rapporter des écarts de niveaux de vie, d’expliquer et
de dénoncer des situations de domination (économique, politique, etc.) par
une inégalité première qui est d’ordre cognitif. On comprend dès lors mieux
le souci d’instances internationales comme l’ONU de prendre la mesure de ce
type d’inégalité en se dotant d’instruments tels que le Knowledge Development
Index ou l’Indicateur des sociétés du savoir. Mais la production de tels outils
ne va pas sans poser d’importants problèmes. La complexité d’un objet
comme le savoir le rend très difficilement quantifiable et rend suspects les
instruments qui s’y prêtent. Ainsi, pour produire l’Indicateur des sociétés du
1. Ibid., p. 167-175.
Conclusion " 295
savoir, l’on a cherché à mobiliser tant de facteurs dans tant de domaines (édu-
cation, technologie, enquêtes sur les pratiques culturelles, consommation de
médias, etc.) que seuls 45 pays sont parvenus à fournir la totalité des données
demandées, dont un seul pour le continent africain1.
Il reste que ce type d’initiative est tout à fait révélateur d’une idéologie,
qui sous-tend la notion de « sociétés du savoir » et contribue à dénoncer ces
inégalités, celle de la possibilité à l’échelle mondiale d’un partage et d’une
transparence inédite du savoir : le savoir pour tous, le savoir par tous. Il est
certain que c’est l’horizon de cette possibilité d’une égalité neuve des indi-
vidus vis-à-vis du savoir qui conduit à repérer et à stigmatiser une fracture
numérique d’abord (puisque ce sont notamment les nouvelles technologies
qui permettent d’imaginer une telle transparence et une telle inégalité), une
fracture cognitive ensuite.
La réalisation d’un tel idéal est le but explicite des « sociétés du savoir »,
telles que les envisage l’Unesco, sociétés devenues largement poreuses les
unes aux autres, une porosité qui est sans doute l’un de leurs traits les plus
distinctifs. Cependant, la quête d’un tel idéal passe par le fait de relever un
certain nombre de défis. J’en ai identifié quatre qui me paraissent essentiels :
la question de l’apprentissage et de l’éducation, le problème de la participa-
tion à la production des connaissances, les enjeux liés à l’éthique, et enfin le
défi de la diversité cognitive dans ces « sociétés du savoir ». Pour chacun de
ces défis, l’anthropologie a un rôle fondamental à jouer dans la mesure où son
regard, ses questionnements et ses démarches permettent sans aucun doute
d’apporter des éclairages décisifs. Si l’anthropologie des savoirs a pu incon-
testablement bénéficier du changement général de perspective engageant
le monde « vers les sociétés du savoir2 », lui offrant ainsi l’opportunité d’une
nouvelle visibilité et d’une autre structuration, c’est aussi qu’en retour elle
est à même de fournir à cette volonté de changement quelques-unes des clés
permettant de le penser, d’en prévenir les dangers, d’en énoncer les condi-
tions de possibilité.
Le défi de l’apprentissage
Au moment même où l’on concevait pour la première fois l’idée de « sociétés
du savoir », à la fin des années 1960, apparaissait la notion de « société appre-
nante » (learning society) sous la plume de Robert Hutchins3. Il développait
alors l’idée que dans une société où le savoir devient un enjeu fondamental de
1. Ibid., p. 169-170.
2. Un symptôme récent est le projet des Lieux de savoir (C. Jacob 2007, 2011).
3. R. Hutchins [1970] 1968.
296 ! Anthropologie des savoirs
la vie sociale dans toutes ses dimensions et à toutes les échelles, il paraît évi-
dent que son acquisition ne peut plus être réduite à certaines périodes de la
vie d’un individu (l’enfance et l’adolescence essentiellement) ni être réservée
dans le cadre de certaines institutions comme l’école ou la famille. Il est néces-
saire d’une part de promouvoir une éducation tout au long de la vie (idée qui
a donné naissance aux programmes actuels de « formation continue » mis en
œuvre dans de nombreux pays), et d’autre part de décloisonner les lieux et
les formes de transmission de savoir. Tout cela est notamment rendu possible
par les nouvelles technologies et par l’apparition et l’augmentation progres-
sive pour chaque individu d’un temps hors travail (lié à la retraite, aux congés
payés, au partage du temps de travail, etc.).
Il faut en revenir, estime R. Hutchins, mais avec des moyens différents,
aux principes de la société athénienne dans laquelle « l’éducation n’était pas
une activité séparée, réalisée durant certaines heures, en certains lieux, et à
une certaine période de la vie. C’était le but de la société. La cité éduquait
l’homme. L’Athénien était éduqué par la culture, par la paideia ». Or, le sys-
tème athénien rendait possible cette éducation permanente de « tous » (com-
prendre, des individus de sexe masculin de condition libre nés de parents
athéniens) par l’existence d’une masse importante d’esclaves qui permettaient
aux hommes de se concentrer sur les tâches qu’imposait la vie de la cité, et
à la cité de rendre tous les hommes capables de participer à son organisa-
tion. L’argument de R. Hutchins est que, dans nos sociétés contemporaines,
« les machines peuvent faire pour l’homme moderne ce que l’esclavage faisait
pour quelques privilégiés à Athènes1 ».
Depuis les réflexions de R. Hutchins, les choses ont évolué. Le rapport
aux machines et aux nouvelles technologies en général s’est complexifié. Si
certaines ont incontestablement libéré du temps en contribuant à réduire le
temps passé à certaines tâches (les machines agricoles, les appareils ména-
gers, les calculateurs, etc.), d’autres, en revanche, sont clairement chrono-
phages (télévision, consoles de jeux, baladeurs MP3, etc.). Par ailleurs, ces
nouvelles technologies ont fait apparaître de nouvelles formes d’aliénation
et se présentent comme des dispositifs d’un nouveau genre qui, pour satis-
faire des désirs humains (de bonheur, de détente, de loisirs, etc.), en vien-
nent à ruiner chez l’homme sa faculté d’être véritablement un sujet. C’est
ce qu’affirme, de façon un peu lapidaire, Giorgio Agamben, prolongeant des
remarques de M. Foucault : « Qui se laisse prendre dans le dispositif du “télé-
phone portable”, et quelle que soit l’intensité du désir qui l’y a poussé, n’ac-
quiert pas une nouvelle subjectivité, mais seulement un numéro au moyen
duquel il pourra, éventuellement, être contrôlé ; le spectateur qui passe sa
1. Ibid., p. 133.
Conclusion " 297
Le défi de la participation
Le savoir, dans toute société, confère une certaine autorité et fonde large-
ment l’exercice du pouvoir (cf. chapitre 5). Aussi, dans des sociétés du savoir,
le rapport de chaque individu au savoir constitue-t-il un enjeu fondamental
qui ne se résume pas à la question de l’accès aux informations. Ce problème
était central dans le cadre des sociétés de l’information. Au sein de sociétés
du savoir, il s’agit davantage d’offrir l’opportunité au plus grand de produire
et de partager des savoirs, en somme de participer pleinement aux sociétés
du savoir.
Cette capacité d’agir nouvelle dans la production des connaissances,
et dont l’expérience est faite par un nombre croissant de personnes dans
le monde par le biais de sites Internet participatifs (dont le modèle est
Wikipedia), est la source incontestable d’une augmentation de l’autonomie
et des facultés de décision et de jugement de chacun dans tous les domaines
de la vie sociale, ce que traduisait un terme américain qui a connu un grand
succès à partir des années 1990 : empowerment. L’impact politique de cette
entrée en scène massive de nouveaux sujets virtuellement plus autonomes et
plus « capables » (en dépit du risque des « nouvelles aliénations » signalé par
G. Agamben) doit nécessairement être pris en compte, et ce dans le cadre
de tous les systèmes politiques. Le rôle qu’ont joué les réseaux sociaux et,
en amont, la nouvelle autonomie des individus fondée largement sur leur
participation à la production des connaissances (notamment en ligne) dans
les révolutions tunisienne et égyptienne de janvier et février 2011, me semble
un symptôme de ce nouvel empowerment propre aux sociétés du savoir. Et il
est certain qu’il n’est aucune raison pour que ce processus d’empowerment,
fondé sur les savoirs, leur production et leur partage, n’exerce pas également
une pression forte sur d’autres types de régime politique dans des cultures
différentes. Partout, l’exigence de plus de participation par un plus grand
nombre de personnes sera sans doute irrésistible.
Mais la route qui mène aux moyens de relever ce défi de la participa-
tion est chargée d’ornières, de carrefours, de tentations. Car si les savoirs
en viennent à fonder d’une façon de plus en plus radicale les pouvoirs de
toutes natures (religieux, politiques, économiques, etc.), le risque reste grand
d’une confiscation des savoirs par une caste d’experts ou de spécialistes dont
seraient exclus ceux qui ne sauraient pas maîtriser les nouvelles technolo-
gies, ceux qui ne parviendraient pas à acquérir les « modes souples d’appren-
tissage », ceux qui ne sauraient pas s’affranchir de certains dispositifs. Entre
l’empowerment et la désubjectivation, le fossé est gigantesque, mais à peine
signalé par une frontière transparente et sinueuse. Elle dessine des partages
qui complexifient considérablement la situation binaire que l’on rapportait
plus haut (chapitre 4), à la suite de P. Sloterdijk , et qui opposait une House
of Common Knowledge et une House of Cognitive Lords bien repérées. Leur
identification pouvait d’ailleurs fournir la matrice d’une lutte des classes du
savoir dont les enjeux pouvaient accidentellement revêtir les formes de la
contestation politique, de l’émotion populaire, ou de revendications écono-
miques, culturelles ou religieuses.
Dans les sociétés de savoir, ces partages ont perdu en partie de leur net-
teté. S’ils peuvent s’appuyer sur certaines distinctions telles que celles qui
agissent entre les sexes ou entre les générations et dessiner ainsi des écarts
entre savoirs masculins et savoirs féminins, entre savoirs des jeunes et savoirs
du troisième âge, l’insistance de notre regard et une observation plus fine en
montreraient encore d’autres à l’œuvre à l’intérieur de chacun de ces groupes.
Le fait que la caste des experts semble en voie de disparition est une fausse
bonne nouvelle : en réalité, elle est sur le point de devenir de plus en plus
insaisissable. La seule perspective heureuse est qu’elle devienne à ce point
disséminée qu’elle échappe à la saisie par ses propres membres.
Conclusion " 299
Le défi de l’éthique
Ce que peut le savoir dans les sociétés du savoir ne va pas sans soulever
des inquiétudes justifiées. La nécessité de le contrôler, de le réguler s’impose ;
mais elle s’impose comme un défi, qui est celui de l’éthique, le seul véritable
outil de contrôle des savoirs, celui en tous les cas sur lequel on investit depuis
plusieurs années.
Ce défi éthique doit être relevé à plusieurs niveaux. D’abord, concernant
les procédures, les modes d’exercice et d’administration de la science, il s’agit
de faire respecter l’idée que toute recherche scientifique ne saurait se faire
au détriment de la dignité humaine, de la préservation de l’environnement,
de la sécurité des générations futures. La multiplication, dans des domaines
du savoir de plus en plus nombreux, de codes de déontologie ou de comités
d’éthique atteste le souci croissant de relever ce défi du contrôle des moda-
lités de production du savoir. Cette attention renforcée a conduit l’Unesco a
créer en 1998 la Commission mondiale d’éthique des connaissances scien-
tifiques et des technologies (COMEST). Prenant acte du fait de l’empower-
ment des individus, y compris de ceux déjà largement « capables » comme
les chercheurs, la COMEST estime que c’est au niveau des individus que les
questions éthiques doivent être traitées.
Le défi de la diversité
Dans un monde où les nouvelles technologies occupent une place aussi
importante, offrant l’opportunité d’une redéfinition de l’apprentissage, de la
1. L’un des premiers à décloisonner les questions éthiques de cette manière est sans doute
A. MacBeath (1952). Pour une présentation de cette histoire, lire M. Wax 1987.
2. On peut la consulter à l’adresse suivante : http://www.aaanet.org/committees/ethics/ethics-
code.pdf.
Conclusion " 301
participation et des conduites morales, tout porte à croire que les savoirs
scientifiques et ceux se rapportant à la manipulation des innovations tech-
niques conféreront une incontestable supériorité à ceux qui les posséderont.
L’hégémonie de ce type de savoirs, dont peut dériver à terme l’uniformisation
des processus intellectuels, des manières de réfléchir, de sentir, de percevoir,
constitue une menace réelle contre la diversité cognitive et culturelle, que
celle-ci se manifeste sous la forme du pluralisme linguistique, des diverses
conceptions du monde, de la variété des savoirs locaux.
Le programme du patrimoine culturel immatériel présenté plus haut (cf.
chapitre 4) atteste sans doute ce souci de relever le défi de la diversité. Mais
il n’est pas exempt, comme on l’a vu, de risques ou de dérives allant du repli
identitaire des communautés jusqu’à l’ingérence redoutée d’experts culturels.
Le programme est difficile à mettre en œuvre, contestable certainement ; mais
n’est-ce pas que le défi qu’il relève est impossible ? L’attention que l’on prête à
la diversité culturelle n’est-elle pas toujours sous la menace contradictoire de
l’universalisme uniformisant ou du relativisme frileux ? Comme si tout geste
fait en direction d’autres cultures était nécessairement trop ample pour se
faufiler entre ces deux écueils, de sorte que les scrutateurs implacables fichés
sur l’une ou l’autre rive peuvent signaler alternativement et continuellement
« Attention ! tu touches », conduisant l’entreprise, saturée d’avertissements, à
s’échouer.
Il n’est pas certain que la solution envisagée par C. Lévi-Strauss en 1971
pour préserver la diversité culturelle, à savoir que les cultures développent
les unes par rapport aux autres une certaine « surdité » pouvant aller jusqu’au
refus ou à la négation de certaines valeurs, soit aujourd’hui la voie à suivre1.
En effet, et indépendamment des contestations d’ordre moral que cette pro-
position a pu soulever, la difficulté me paraît d’ordre technique. À l’ère des
réseaux informatiques et d’Internet, la surdité est-elle seulement réalisable ?
Mieux, dans les cas extrêmes où elle est essayée (dans le cas de retraites dans
des « bouts du monde » ou de refus de certaines technologies), ne s’agit-il
pas, de l’aveu même des acteurs, justement d’une volonté d’écouter d’autres
sons culturels ? En réalité, plutôt que d’envisager une impossible surdité, il
conviendrait de traiter un phénomène bien plus concret et autrement plus
actuel : celui des malentendants.
Il faut savoir rendre les cultures « audibles » les unes aux autres. Le défi
de la diversité passe par le défi de traduction, c’est-à-dire créer « de la res-
semblance là où il ne semblait y avoir que de la pluralité », en quoi consiste
le « miracle de la traduction » selon P. Ricœur2. Et l’enjeu est loin d’être
exclusivement linguistique ; il est éminemment politique dans la mesure où
1. C. Lévi-Strauss 1971b.
2. P. Ricœur 2004, p. 78.
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Table des encadrés
Patrimoine, patrimonial 76, 99-101, 154, Représentation 30, 33, 86, 95, 203, 211-
172-173, 184-192, 249, 301 212, 228, 239, 290
Patrimoine culturel immatériel 76, 101, Réseaux 102, 139, 279, 294, 298, 301
188-189 Rêve 32-33, 66, 282
Pensée 14, 16-22, 24, 32, 39, 41-42, 46- Rites initiatiques (voir initiation) 190, 289
47, 52-57, 59-66, 68-69, 72-80, 85-90, Rituel 40, 52, 125-126, 164-165, 188,
117-118, 125, 143-151, 199, 207-209, 199, 228, 239
211-213, 218, 224, 226, 231, 234,
238-240, 257-274, 279-281 S
Perception 29-32, 45, 90-92, 109-126,
Savants 5, 30, 41-42, 49-50, 59, 67, 69,
256, 259-263
101-107, 110, 124, 140-151, 157, 177,
Personne 78, 84, 107, 167-170, 210-212,
200, 204, 265
254, 288
Savoir-être 164, 253, 285
Phénoménologie 116, 209 Savoir-faire 25, 33, 100, 127, 133, 138,
Philosophie 11-13, 21-23, 65, 82-84, 90, 163, 189, 193, 195, 238, 253, 276,
95, 110-116, 209, 248, 258 280, 283-284, 289, 290
Poète 113, 123-124, 126 Savoir(s)
Positivisme 49 – assujettis 200, 204
Postmoderne, postmodernisme 3, 103, – comme mise en ordre (voir ordre) 25-
147 26, 121, 205-230
Pouvoir 14, 18, 48, 50, 54, 58-59, 71, 125, – et identité 25, 153-192, 237
140, 153, 193, 197-205, 236-237, 240- – et non-savoir 27-33, 58, 109, 118
248, 297 – et perception 110-127
Pouvoirs magiques 49, 55-56, 243-244 – et voir 117-126
Pragmatique 14, 90, 105, 153, 166, 199, – exposés 109, 136-151, 254
238, 256-261, 266, 278-282 – ignorés 127-136
Professeur 175, 245 – incorporés 132-133
Psychologie 25, 49, 55, 59, 86, 94-95, – indigène 40, 162
102, 112, 148, 214, 244, 264, 290 – initiatique 161, 163, 170
– cognitive 214, 260 – naturalistes populaires 99-100, 224
– oral 274
Q – ordinaire 162, 174
Questionnaire 36-37, 72-76, 204-205, 278 – populaire 78, 101
– pratiques 22, 127-137
– réflexif 170
R – savant 104, 142-151, 237-242
Raison 22-24, 30, 34-39, 47, 58, 71, 79- – scientifique 40, 52, 65, 83, 89, 137,
83, 214, 267, 272 141-150, 161
– graphique 272 – traditionnels 100, 176, 307
Rationalité, rationnel 32, 43, 47, 59-61, Sciences 10-11, 22, 39, 48-51, 68-69, 71-
81-83, 124, 129, 143, 236-237, 241, 72, 79-80, 82-87, 96, 102-106, 110,
258, 267 136, 139, 144-151, 175, 190, 203,
Récit (voir narration) 28-29, 54, 64, 77, 211, 214, 220, 239, 253, 273, 291, 297
105, 121-123, 148, 163, 225, 289 – humaines 10, 79, 85, 273
Réflexivité 127, 171 – sociales 144, 147
Relativisme culturel 19-20, 87, 93, 113, Scientificité 83, 85, 102, 110, 136-137,
207, 229 142-149, 196, 204
Religion, religieux 30, 35-36, 41-43, 47, Secret 14, 32, 120, 150-151, 155-156,
49-50, 55, 67, 76, 80-81, 97, 141, 145, 161, 182-183, 192, 246, 248
180, 182, 241, 243, 269-270, 290-291, Sensation 10, 44, 73, 109, 230, 282
298 Sociologie 11-13, 72, 74, 79, 83, 87, 102-
Renaissance 21, 35, 49, 61-62, 151, 213, 104, 143-144, 204
239, 260 Structuralisme 18, 55, 58, 67, 90, 148
324 ! Anthropologie des savoirs
Superstitions, superstitieux 33-37, 47, 49, Tradition, traditionnel 41, 50, 100-102,
59, 69, 72, 205, 213 146, 162, 173, 176-177, 184-191, 194,
Survivance 56, 76, 81, 283 197, 248-249, 266-270, 274
Symbolique (voir anthropologie du –) 7, – de savoir 184, 194
12-13, 38, 52-54, 64, 71, 85-89, 96, Transmission 14, 18, 64, 94, 97, 105, 127,
109, 116-117, 162, 170, 172, 179, 137-141, 161-167, 175, 180-184, 239-
183, 191, 205, 218, 226, 231-232, 240, 249, 251-254, 268-278, 282-291,
245, 268, 273, 289-291 296
– des savoirs 26, 272, 282-284
T U
Taxinomie, taxinomique (ou taxonomie) Unesco 47, 100-101, 188-191, 293-299
29, 39, 97, 218-223, 233 Universalisme 262, 301, 311
Techniques, technologie 21-25, 50-51, 67,
96-98, 127, 146, 154, 156, 162, 180,
184, 190, 196, 200, 203, 227, 238, V
252-253, 276, 280, 283-285, 295-297 Vérité, vrai 4, 11, 20, 27-31, 39, 43-45, 55-
Totémisme, totémique 79, 87-89, 212, 56, 61, 81, 83, 172, 174, 196, 225, 245
282 Vision du monde 64, 68, 144, 258
Index des noms
M P
MacBeath (A.) 300 Paillard (B.) 99
Mac Clellan III (J.) 175 Panoff (M.) 230
Macherel (C.) 157 Paracelse 61
Macpherson (J.), alias Ossian 77 Passeron (J.-C.) 147, 245
Mahias (M.-C.) 24, 64-65, 100-101 Pérec (G.) 208
Maillard (B.) 157 Perrey (C.) 46
Malaurie (J.) 210 Pestre (D.) 102
Malinowski (B.) 51, 68, 80-83, 113 Piaget (J.) 10
Malotki (E.) 259 Piasere (L.) 103
Mandressi (R.) 140 Piault (M.) 19, 26
Marchand (T.) 195, 256, 279 Pic de la Mirandole (J.) 49
Marcus (G.) 103 Platon 22-24, 29, 34, 103, 111-112, 174,
Martel (P.) 173 238, 248
Martin d’Arles 36 Poirier (J.) 68
Martinet (A.) 129 Poitou (J.-P.) 25
Marx (K.) 23, 143
Popper (K.) 82, 88, 142-144, 268
Mauss (M.) 50-52, 55, 58, 62, 87, 91,
Pouillon (J.) 40, 44, 233-234, 268
127, 132, 206-209, 250, 270
Prochasson (C.) 104
Mead (M.) 91, 171
Propp (V.) 165
Meggitt (M.) 282
Proust (M.) 10, 66, 111
Mercier (P.) 68, 84
Pythagore 174
Merleau-Ponty (M.) 116-117, 209, 214
Michel (L.) 91
Milton (J.) 123 R
Montaigne (M. de) 43, 214 Rabelais (F.) 7
Montesquieu (C.-L. de Secondat), baron Ramirez-Esparza (N.) 264
de 76, 171 Ranke (L. von) 141
Morgan (L.H.) 78, 265 Rasmussen (K.) 124-125
Morin (E.) 12-13, 27, 60 Raven (P.) 95, 221-223
Morphy (H.) 171 Ravis-Giordani (G.) 291
Reason (D.) 95
Revel (J.) 71, 73-74, 205
Revel (N.) 90-91, 96
Index des noms " 329
S V
Sahlins (M.) 43, 71, 199, 217, 264 Valéry (P.) 5, 302
Saintyves (P.) 41-42, 75-76 Valière (M.) 75
Salzman (P.) 142 Van Deusen (K.) 191, 245, 256
Sanchez (P.) 47, 51, 58 Van Gennep (A.) 75-76, 168
Sanga (G.) 90-91, 96 Van Gogh (V.) 160
Sapir (E.) 256, 257, 260-264, 273 Vassas (C.) 63, 290-291
Saunders (B.) 262 Velho (O.) 41
Saussure (F. de) 80, 266 Verdier (Y.) 99, 120, 289
Scott (C.) 39 Vernant (J.-P.) 23-24, 59-60, 119-120,
Searle (J.) 90 123, 129
Sébillot (P.) 75 Veyne (P.) 225
Segalen (M.) 186 Vigarello (G.) 230
Séguy (J.) 91 Villermé (L.R.) 72
Severi (C.) 269-270, 275 Viveiros de Castro (E.) 47, 107-108, 116
Simon (G.) 42
Simon (J.-F.) 99 W
Sirinelli (J.-F.) 103
Sloterdijk (P.) 174-175, 298 Watt (I.) 266
Songling (P.) 16 Wax (M.) 300
Sophocle 8, 10 Weber (M.) 30-31, 237-239, 245
Soudière (M. de la) 42 Whitehead (A.N.) 215
Souza Lima (A.C. de) 240-241 Whorf (B.L.) 256-266, 273
Spencer (B.) 212 Wilkins (J.) 209, 260
Spencer (H.) 74 Wilson (A.E.) 264, 281
Spengler (O.) 56 Wilson (D.) 281
Sperber (D.) 94-95, 130, 162, 170, 220, Wittgenstein (L.) 7, 83
254, 281 Woolf (V.) 160
Steinauer (J.) 157
Stocking (G.) 103 X
Sturtevant (W.C.) 90 Xun (E.) 264
Surrallés (A.) 110
Sweig (S.) 160
Swift (J.) 260 Y
Synge (J.M.) 123-124 Yates (F.) 49
T Z
Tambiah (S.J.) 39 Zakharia (K.) 199
Taréry (M.) 187 Zupanov (I.) 158
Table des matières
Avant-propos 3
Le visionnaire 5
Introduction 7
Le savoir et l’homme 7
L’anthropologie des savoirs
dans les sciences humaines 10
Pragmatique du savoir 13
Une anthropologie totale 18
Des savoirs sans techniques ? 22
Quelle anthropologie des savoirs ? 24
Deux textes pour introduire à l’anthropologie des savoirs 26
le paradigme « Bérose » 76
Balbutiements de l’anthropologie des savoirs II : la fin
de la vision positive des savoirs (début du XXe siècle) 79
Malinowski et la dignité des savoirs 80
Du Fait au Sens : rompre avec l’anthropologie positive 82
Le tournant des années 1950-1960 : la pensée symbolique
et les débuts de l’anthropologie de la cognition 85
La « Pensée sauvage » (1962) : la rupture symbolique 85
Les débuts de l’anthropologie cognitive
et les ethnosciences : la rupture épistémologique 90
Le retour aux « sagesses »
(années 1970-1980-1990) 98
Les « savoirs naturalistes populaires » en France 98
Les « savoirs traditionnels » dans le monde 100
Le retour aux « savants » (années 1980-2000) 101
Deux textes pour éclairer deux « moments »
de la constitution de l’anthropologie des savoirs 108
Conclusion 293
Le défi de l’apprentissage 295
Le défi de la participation 297
Le défi de l’éthique 299
Le défi de la diversité 300
Bibliographie 303