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Annie Tardits
Dans Figures de la psychanalyse 2009/1 (n° 17), pages 27 à 42
Éditions Érès
ISSN 1623-3883
ISBN 9782749210032
DOI 10.3917/fp.017.0027
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Élu à l’École pratique des hautes études à la section des sciences religieuses, Lévi-Strauss
dut changer l’objet de ses recherches, passer des systèmes de parenté aux « religions
comparées des sociétés sans écriture ». La conférence qu’il prononça le 26 mai 1956, à
l’invitation de la Société française de philosophie, « Sur les rapports entre la mytholo-
gie et le rituel », reprenait le thème de son cours. Publiées intégralement par le Bulle-
tin de la Société française de philosophie (1956, t. XLVIII), la conférence et la discussion
sont consultables à la Bibliothèque nationale et sur Internet. L’intervention de Lacan
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lors de la discussion et la réponse que lui apporta Lévi-Strauss ont été publiées en
novembre 2007 (Le Seuil, série Paradoxes de Lacan) avec une conférence sur le symbole
et celle sur « Le mythe individuel du névrosé » qui donne son titre au volume. Réputée
difficile, voire obscure, l’intervention de Lacan nous a paru mériter d’être située dans
ce moment tournant d’un dialogue tendu, fécond et asymétrique du psychanalyste et
de l’anthropologue.
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qui précède celle de Merleau-Ponty, se place ailleurs, dans une autre question
que celle qui faisait l’objet de la conférence. En allant aux extrêmes, le lecteur
peut lire dans cette intervention déplacée une inconvenance, une utile « rectifi-
cation », un malentendu… Lévi-Strauss s’excuse d’avoir déçu Lacan… en respec-
tant – sous-entendu, lui – la règle du temps imparti et en précisant à nouveau
l’objet de la question, son enjeu théorique. La tension dans l’échange étant
flagrante, il importe d’éclairer ce que dit Lacan et les coordonnées du décalage
produit par lui. Cela importe car nous ne pouvons méconnaître qu’en 1960 il
écrira que son emploi du terme de structure trouve son autorisation dans celui
de Lévi-Strauss et qu’en 1975 il déclarera : « Je lui dois beaucoup, sinon tout 1. »
Lacan présente son intervention comme une réponse à Jean Wahl, qui s’est
dérangé pour lui demander s’il voulait parler, ce qui est un peu différent de la
participation à une discussion. Il souligne qu’il s’instruit en écoutant, lisant, inter-
rogeant Lévi-Strauss à partir des intérêts particuliers qui sont les siens et que ce
jour-là il est venu avec une attente. Il souligne aussi que le discours de Lévi-
Strauss l’a « soutenu et porté » par la fonction prévalente, déterminante, qui y
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est donnée au signifiant sur le signifié. On peut en effet penser que l’affirmation
par l’anthropologue, dès 1950, de la détermination signifiante autorisera Lacan
à renverser en Ss l’algorithme saussurien. L’étude des structures de la parenté,
puis celle du mythe, ont confirmé cette perspective. Elle n’est pas, cependant,
sans produire un désaccord entre les deux hommes, dont Lacan a déjà fait état
dans son séminaire. Là où il avance une hétéronomie du symbolique, son exté-
riorité par rapport à l’homme, « possédé » voire « torturé » par le signifiant, Lévi-
Strauss formule une défiance à l’égard d’une telle interprétation de la
détermination signifiante qui pourrait autoriser le retour d’une transcendance. Ce
jour-là, Lacan n’évoque pas ce point qui fait l’objet de débat entre eux, il met en
relief l’accord sur les lois de la combinatoire signifiante et l’avancée récente de
Lévi-Strauss pour en proposer une mise en formule concernant la structure des
mythes. Au regard de cette formule, il assimile la tentative faite par Lévi-Strauss,
dans sa conférence, d’éclairer les discordances entre mythe et rituel par des rela-
tions entre groupes voisins, à une explication qui s’en tient à une relation en miroir
dans la dimension imaginaire. « L’intrusion massive » d’un « réel » – ici au sens de
réalité ? – géographique et historique, là où il attendait une élucidation dans
l’ordre du « pur symbolique », le déroute et le conduit à interroger Lévi-Strauss sur
sa façon d’orienter une « coordination » du symbolique et de l’imaginaire.
1. J. Lacan, « Conférence au MIT » (1975), dans Scilicet, n° 6/7, Paris, Le Seuil, 1976.
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d’autre part, que la mise au jour de sa structure mettrait « en meilleure position
pour discerner son rôle véritable dans les phénomènes sociaux ». La première
remarque est référée à la distinction saussurienne entre langue et parole dans le
langage, et à l’hypothèse que le langage pourrait contenir un troisième niveau
qui serait à prendre en compte pour éclairer le rôle du mythe. La conférence du
26 mai permet d’entendre que les rapports entre mythe et rituel sont à l’horizon
de ces deux indications. L’exemple choisi par Lévi-Strauss pour introduire cette
nouvelle question permet de ne pas retomber dans l’ornière de l’homologie ou
de l’homéomorphisme traditionnellement postulés entre mythe et rituel, et
d’avancer que les cas qui illustrent cette homologie sont un cas particulier d’un
rapport qui reste à construire. Après une pique sur le temps de parole imparti, il
répond à Lacan en explicitant pourquoi son propos du jour reste dans le cadre de
« l’interprétation symbolique » qui est la sienne : les actions et les gestes du rite
sont de pseudo-gestes au regard du résultat concret d’une action ; ils sont exécu-
tés comme « supports de signification », et donc comme signes relevant d’un
code. Il reformule alors le problème qu’il a essayé de poser : l’existence de deux
systèmes de signes (le mythe et le rituel) aussi différents indique-t-elle qu’il y
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Après avoir rappelé pourquoi il a été « soutenu et porté » par le discours de
Lévi-Strauss, Lacan évoque comment il a appliqué avec succès la « grille » de Lévi-
Strauss aux symptômes de la névrose obsessionnelle dans ladite conférence. Le
terme « grille » venant juste après la référence à la méthode de sériation des
mythes, le lecteur peut croire qu’il s’agit d’une référence à l’étude de1955 de
Lévi-Strauss sur les mythes ; mais évidemment, en 1953, elle n’était pas publiée…
En fait, la conférence de Lacan relit le cas de l’Homme aux rats en condensant
quatre références à Lévi-Strauss, mais sans les citer. La première référence mérite
un arrêt. En 1949, dans un texte souvent très apprécié des analystes, et cité par
Lacan dès sa parution, « L’efficacité symbolique », Lévi-Strauss a fait équivaloir les
« complexes » à des « mythes individuels 3 » : le temps d’« avant la création du
monde » ne trouve de place, dans notre « civilisation mécanique », que dans le
mythe individuel que recrée l’homme faute de le recevoir d’une tradition collec-
tive. L’allusion au complexe-mythe d’Œdipe est claire dans cet article qui,
de façon assez provocante et dans une étonnante méconnaissance de la praxis et
de la théorie freudiennes, déclare que la psychanalyse est une « forme moderne
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quatre termes, non tracé, inspiré probablement d’un article de 1952 6, Lacan ne
retenant que deux des quatre lettres, A et B, du schéma, pour indiquer la posi-
tion inversée entre les relations à la génération des parents et celles en jeu dans
la structuration névrotique de l’Homme aux rats. Sur la base de ces références,
Lacan fait valoir des substitutions et plusieurs « dédoublements » : les deux plans
de la dette, l’objet partenaire sexuel, le sujet témoin aliéné de son moi, les
figures du père de la réalité…
Lacan utilise aussi des références qui lui sont propres. Le moi, « double narcis-
sique » du semblable, est rapporté à la relation narcissique au semblable ; cette
« seconde grande découverte de la psychanalyse », après la fonction symbolique
de l’œdipe, est posée comme essentielle pour saisir ce qui est en jeu dans la struc-
ture quaternaire, permettant de désigner le « quart terme » comme étant la
mort en tant que son expérience est au cœur de toutes les relations imaginaires.
Les trois dimensions imaginaire, symbolique et réelle, qui font l’objet de la confé-
rence de juillet 1953, sont aussi utilisées par Lacan, en particulier pour évoquer la
4. A. Tardits, « O Édipo, do complexo ao mito », dans Édipo, não tão complexo, Revista
Escola Letra freudiana, n° 39, Rio de Janeiro, 2008.
5. C. Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962.
6. C. Lévi-Strauss, « Les structures sociales dans le Brésil central et oriental » (1952),
dans Anthropologie structurale, op. cit.
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quaternaire (les termes étant désignés ici a, b, c, d) sous la forme de la négativa-
tion d’un des termes. Pour ce qui est de la conférence, s’agit-il de la mort, la mort
comme expérience et non comme signifiant ? S’agit-il de l’insaisissable recouvre-
ment du symbolique et du réel ? Le terme de négativation, absent en 1953, vient
plutôt de la formule de la « relation canonique » que Lévi-Strauss a dégagée dans
l’article de 1955 et où un « – 1 » vient écrire l’inversion d’un des termes. L’allu-
sion à cet article fait supposer à Lacan que la formule met en équation, sous une
forme signifiante, « l’impossibilité de la totale résolution du mythe », que le
mythe lui-même a pour fonction de montrer « quelque chose d’ouvert », une
problématique qui pourrait fournir « le signifiant de l’impossible ». La confé-
rence de Lacan de 1953 parlait, elle, de l’« insaisissable » recouvrement du symbo-
lique (la fonction du père) et du réel (« l’incontestablement naturel » lien à la
mère), voyant là la source du caractère pathogène du complexe d’Œdipe. Faute
de saisir ce recouvrement, il cherchait un éclairage du côté de la relation narcis-
sique au semblable. La question posée à Lévi-Strauss porte sur la « coordina-
tion », qui le déroute, du symbolique et de l’imaginaire dans la relation du
signifiant avec la structure réelle des sociétés primitives ; elle porte implicitement
le reproche de chercher un éclairage du côté de la relation imaginaire…
façon dont Lacan se sert des travaux de Lévi-Strauss dans son avancée. Son
parcours a trouvé en effet à s’inscrire en 1955 dans un schéma quaternaire, tracé
cette fois, qui lui a permis d’introduire, dans le même temps, la notion de grand
Autre, lieu de départ sur le schéma de la flèche qui représente l’inconscient et
vient buter contre la flèche de la relation imaginaire 7. Si, en 1956, la remarque
est l’effet d’une lecture après-coup (modifiant le souvenir), au moyen de la
formule de la relation canonique du mythe, de la notation de 1953 sur l’insaisis-
sable recouvrement de R et S, la question proprement dite sur la coordination de
S et I est à corréler au schéma introduit un an plus tôt. Très différent du schéma
optique qui, jusque-là, a permis de représenter la relation spéculaire, ce nouveau
schéma, dont le nom ne sera rendu public qu’en 1957, est donné par Lacan en
mai 1955 non comme un « modèle » mais « pour illustrer les problèmes posés par
le moi et l’autre, le langage et la parole ». Ce schéma en effet représente la rela-
tion imaginaire, la fonction symbolique articulée par le langage, le rapport du
sujet aux autres et à travers eux à son moi, la question de son rapport aux « vrais
sujets » qui, de l’autre côté du « mur du langage », sont visés par la parole. En
commentant le schéma, Lacan avance que la parole fonde son existence dans
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l’Autre, que le langage nous fonde dans l’Autre et nous empêche de le
comprendre. La désignation de la ligne A → S comme « inconscient » et les poin-
tillés qui la terminent ne sont pas commentés.
La lecture des remarques et questions où Lacan, en mai 1956, insiste sur les
échanges de travail qui sont les leurs et sur sa dette à l’endroit de celui qu’il
appellera souvent « mon ami », peut s’essayer à éclairer la ressemblance saisis-
sante entre le schéma de Lacan et celui, rapporté par Lévi-Strauss en 1952 8, qui
a déjà inspiré la conférence sur « le mythe individuel du névrosé ». Cet article
interroge l’existence d’organisations sociales dualistes dans certaines tribus du
Brésil central et oriental. Le dualisme institutionnel est au premier plan du
discours des informateurs indigènes, mais le constat s’impose d’un écart entre le
circuit ordonné des associations masculines, représenté par le schéma, et les
transferts rituels d’une part, et d’autre part l’ordre que présente la genèse
mythique des associations. Lévi-Strauss avance l’hypothèse d’une structure sous-
jacente, tripartite et asymétrique, que la description dualiste, affichée dans le
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A B (Es) S a ‘utre
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Lacan connaît le texte, à orientation épistémologique, de 1949 9 où Lévi-Strauss
formule l’exigence d’atteindre la structure inconsciente sous-jacente à chaque insti-
tution ou coutume, structure qui leur impose des formes méconnues par le discours
manifeste qui rend compte de ces formes comme si on avait affaire à des
« moitiés ». La ligne pointillée verticale du schéma représente ce dualisme de
« moitiés » d’un discours qui, à son insu, censure la structure sous-jacente. En
mettant en rapport ce texte et ce schéma, Lacan peut rapprocher, dans un même
espace de pensée, la ligne pointillée du discours manifeste des indigènes et ce qu’il
dit le 15 février 1955 à propos du chapitre VII de la Traumdeutung et de la censure :
« Ce qui intéresse Freud […] c’est le message en tant que tel, […] comme discours
interrompu et qui insiste. » Il rapproche le fait que la censure a à voir, dans le
discours, avec la loi comme incomprise, avec le fait que le primitif, pris dans les lois
de la parenté, de l’échange des femmes, n’a jamais, même s’il est très savant, une
vue totale de ce qui le saisit dans cet ensemble de la loi. La rencontre de ces trois
éléments a pu produire la sorte d’étincelle de poésie, mais aussi la capacité
d’« approcher de l’éclat pur de la réalité » que les surréalistes attendaient des
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Symbolique, leur béance qui tient à l’obstacle que constituent tant la relation
spéculaire que le « mur du langage ». On peut entrevoir comment il oriente la
question de Lacan sur la « coordination » imputée à Lévi-Strauss de I et de S. L’an-
née suivante, le « schéma de l’année dernière » est rappelé dès la première
séance du séminaire III, mais Lacan ne s’en sert guère ; il l’associe plutôt à la
communication analytique, l’analyste étant à cette date placé dans A ; ce qui
ouvre la question à venir : qui y a-t-il au lieu de l’Autre ? Dans le séminaire IV, dès
la première séance aussi, Lacan le présente comme point culminant des acquis,
comme le schéma ; il le rend opératoire sous la forme d’un schéma simplifié « en
zigzag » – l’appellation « schéma en Z » semble être de l’éditeur du séminaire –
pour la jeune homosexuelle, Dora, Léonard, Hans. Lacan s’en servira de matrice
pour le schéma appelé « R », qui représente « les lignes qui circonscrivent la
réalité », avec la variante du « gouffre » imaginaire que représente le schéma
appelé « I ». Ces deux appellations soulèvent l’énigme de la sorte de suspense
autour de l’appellation du schéma « L », effectuée dans la réécriture de la séance
du séminaire sur la lettre volée (E. 53), dans les semaines qui suivent l’échange
plutôt tendu de mai 1956. Lacan y fait une référence élogieuse à l’article de Lévi-
Strauss qui vient de paraître : « Les organisations dualistes existent-elles 10 ? ».
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L’attente de Lacan
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L’hypothèse proposée ici pour l’invention du schéma L peut aider à saisir la
connexion et l’écart entre la remarque et la question de Lacan. En 1953, il a dû
constater l’« insaisissable » – nous devons lire : symboliquement parlant – du
recouvrement entre Symbolique et Réel, et en chercher un éclairage dans le
recours à l’Imaginaire. En 1956, cet « insaisissable » revient sous la notion
d’« impossible ». Que Lacan attende un « signifiant de l’impossible », soit une
symbolisation du Réel, indique que, cette fois, il ne renonce pas. Ce signifiant de
l’impossible, il l’attend, ce jour-là, d’une poursuite de Lévi-Strauss dans la voie de
la négativation d’un terme de la relation canonique de la structure du mythe.
L’attente concerne la béance entre R et S et le moyen d’établir une connexion
– une coordination ? – par la voie du « pur symbolique », où l’on peut entendre
le recours à la lettre, pas vraiment distinguée à cette date du signifiant. La ques-
tion critique finale, sans doute soutenue par la représentation graphique d’une
« ouverture » dans le schéma L, impute à l’anthropologue une coordination entre
S et I qui nierait leur béance. Mais elle ne reprend pas strictement l’attente à l’en-
droit d’un signifiant de l’impossible ; elle est déplacée par rapport à cette
attente. Ce déplacement contribue à rendre opaque l’intervention de Lacan,
pour le lecteur d’aujourd’hui mais aussi, ce jour-là, pour l’anthropologue.
J’ai indiqué plus haut comment Lévi-Strauss lève facilement cette critique et
ce malentendu-ci : son propos reste référé au symbolique. Cependant, à son tour,
il n’entend pas ce qui constitue l’attente impatiente de Lacan à l’endroit de sa
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psychanalyste est sans doute un index du fait que le statut langagier dudit
ternaire reste dans la pénombre, et cela dans le temps même où il dit interroger
le statut langagier des signes du rituel 12. Dans l’article sur La lettre volée, Lacan
ne relève pas davantage la fonction de ce ternaire, peut-être pour la même
raison, ce qui ne signifie pas qu’il ne va pas s’en servir.
Qu’en est-il donc du mouvement et du moment du séminaire en cours sur les
psychoses ? Peuvent-ils éclairer l’attente de Lacan à l’endroit de Lévi-Strauss ?
Avec Schreber, Lacan fait le constat d’un inconscient qui est là mais ne fonctionne
pas, d’une apparition de la structure langagière comme « pur signifiant » dans le
réel du « phénomène » hallucinatoire, du surgissement, dans l’imaginaire du
délire, de la fonction réelle du père dans la génération. Pour éclairer ces faits, qui
interrogent les béances S/R et I/S, il avance l’hypothèse que ce sont là les consé-
quences du rejet d’un signifiant primordial, que ce signifiant primordial n’existe
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nulle part, est un mythe, mais que sa représentation est nécessaire pour que fonc-
tionne la structure symbolique de l’inconscient dans sa béance tant avec le réel
qu’avec l’imaginaire. On peut donc concevoir que sa découverte récente de la
formule de la « relation canonique » le met dans l’attente d’un éclairage de ce
signifiant mythique primordial et de cette béance. Ce sont en effet des mythes
d’origine et d’émergence, le mythe œdipien et les mythes zuni, qui ont permis à
Lévi-Strauss d’écrire cette formule, modifiable et à préciser peut-être.
Au regard du mouvement de ce questionnement du séminaire, la conférence
« Sur les rapports du mythe et du rituel » a lieu dans un moment particulier qui
peut éclairer, lui, l’impatience critique et un brin agressive de Lacan. Dix jours
auparavant, il a lui-même fait, à l’invitation de Jean Delay, une conférence,
« Freud dans le siècle », pour la célébration du centenaire de Freud – un rite en
quelque sorte… Que Schreber, comme Lacan le note, ait médité sur le surgisse-
ment de la parole n’est sans doute pas étranger au fait que, en vue de sa confé-
rence, Lacan relit L’homme Moïse et la religion monothéiste. L’annonce de cette
lecture au séminaire est pour lui l’occasion de marquer fermement une distance
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– nouvelle – avec les critiques, parfois virulentes, portées par les ethnologues et
anthropologues à l’endroit de la construction freudienne du meurtre du père de
la horde. Lacan reformule la question méditée par Schreber en « question fonda-
mentale sur la façon dont la vérité entre dans la vie de l’homme », cette vérité
dont la « dimension mystérieuse » est portée par le langage 13. Si la « significa-
tion dernière de l’idée de père », irréductible à la réalité vécue, est la réponse à
cette question dont la psychanalyse est inséparable, cette réponse est pensable
seulement par le « mythe très mystérieux » du meurtre du père, « impossible à
éviter dans la cohérence de la pensée de Freud », même s’il y a là « quelque chose
de voilé ». La jonction non réalisée en 1953 entre le père et la mort s’effectue là,
référant celle-ci au symbolique et non plus à l’expérience imaginaire qu’on en a.
Lacan marque donc son désaccord avec les critiques ethnographiques qui
« portent à côté » en ne voyant pas dans ce mythe la « dramatisation essentielle
par laquelle entre dans la vie un dépassement intérieur de l’être humain – le
symbole du père ; un symbole qui doit être conçu comme un « signifiant pur ».
La conférence confirme cette avancée, saisissante chez le psychanalyste qui en
1938 dénonçait « l’abus » du « saut théorique » qu’est le drame imaginé par
Freud : Lacan soutient le 16 mai 1956 dans sa conférence que le mythe fomenté
13. J. Lacan, Le Séminaire, Livre III (1955-1956), Les psychoses, Paris, Le Seuil, 1981,
p. 244.
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par Freud est une construction pour expliquer « comment ce logos littéral
peut[-il] avoir prise sur un animal qui n’en a que faire », que « le dernier mot de
l’anthropologie freudienne » est cette prise, torturante, du sujet par le langage.
On peut supposer que le désaccord, formulé au séminaire, avec les ethnologues
est déplacé lors de la conférence de Lévi-Strauss, en particulier dans l’argument
polémique sur le « garçon enceint », pique qui reviendra dans « Radiophonie ».
Lacan, bien sûr, ne dit mot des coordonnées de son « attente », de son « inté-
rêt » particulier ce jour-là, encore moins de ce désaccord. Que Lévi-Strauss n’ait
pas entendu une question non formulable dans ce lieu ou à cette date, et qui
s’est formulée de façon déplacée, n’a pas empêché Lacan de poursuivre en se
servant de la mise en formule de la structure des mythes : en bricolant une
formule pour la phobie de Hans à partir des mythes construits par l’enfant et de
la « relation canonique », en construisant la formule de la métaphore paternelle
et, quinze ans plus tard, les formules de la sexuation. Lue dans l’après-coup de
ces écritures, la rencontre de mai 1956, avec ses malentendus, apparaît comme
un moment non négligeable dans la fabrique du Nom-du-Père, de la fonction
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phallique, des béances qui font l’impossible auquel l’humain pris dans le langage
a affaire, soit le Réel tel que le formulera Lacan. Ce moment engage une bifur-
cation des voies de recherche que suivent Lévi-Strauss et Lacan.
* *
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rituel. Même s’il ne dit mot ce jour-là sur le rituel comme tel, le propos de l’an-
thropologue de réparer sa négligence à l’endroit des rapports entre mythe et
rituel signe-t-il plutôt chez lui un intérêt advenu pour le rite ?
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la « mythologie implicite » qui l’accompagne, le rituel, dans sa « forme pure » de
gesticulations et manipulations d’objets, est présenté dans son absence d’affinité
avec la langue et même « hors du langage ». Au regard du propos, formulé en
1956, d’englober le rituel comme un troisième niveau, aux côtés de la langue et
de la parole, dans le langage, Lévi-Strauss semble avoir désespéré de la « tenta-
tive éperdue, toujours vouée à l’échec » par laquelle le rituel semble se garantir
contre la coupure en tentant de restaurer du continu. Exit le rituel du langage.
On ne peut que se demander en quoi la sorte de dépréciation excluante du rituel,
brutale parfois dans ses termes, est nécessaire à l’ambition scientifique des
Mythologiques. Anticipant sur ces pages du Finale, Lacan, dans « La science et la
vérité », avançait en 1965 que l’entreprise consacrée à l’objet de la mythogénie
doit laisser au vestiaire du musée de l’Homme les « instruments opératoires,
autrement dit rituels, qui consacrent [l’]existence du sujet en tant que mythant »
(E. 862). S’il n’est pas le sujet de la science, le sujet mythant est bien sujet.
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affaire ?
Ce qui se profile dans ce moment crucial fera l’objet d’un débat continu mais
sans réciprocité : le Réel du parlêtre auquel la psychanalyse a affaire est-il le Réel
auquel le discours de la science a affaire ? Sans doute la question ne viendra-
t-elle à se formuler pour Lacan que dans un temps d’après le recours au forma-
lisme et au mathème ; mais on peut la lire en creux dans la rencontre de mai 1956
qui met le psychanalyste et l’anthropologue à un carrefour : par quel Réel se lais-
ser orienter ? Le paradoxe qui ne finit pas de nous interroger dans le chemine-
ment de Lévi-Strauss est que, bien qu’ayant posé dès 1950 la détermination
signifiante et un inconscient langagier, c’est avec le Réel de l’individu biologique
qu’il a choisi d’orienter son épistémologie et sa recherche plutôt qu’avec le Réel
que détermine la prise du vivant dans le « logos littéral ».
RÉSUMÉ
Que Lacan ait pu dire en 1975 qu'il doit beaucoup, sinon tout, à Lévi-Strauss n'exclut pas
qu'il y a eu débat, malentendu, voire désaccord entre le psychanalyste et l'anthropologue.
L'échange de 1956, après la conférence de Lévi-Strauss « Sur les rapports entre la mytholo-
gie et le rituel » en témoigne. Tendu, obscur parfois, cet échange demande à être éclairé
par une lecture qui le situe dans le mouvement de l'élaboration de Lacan, dans le contexte
du séminaire en cours sur les psychoses et de la fabrique du Nom-du-Père. Cette lecture
permet d'appréhender les enjeux du désaccord qui se précise alors.
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42 • FIGURES DE LA PSYCHANALYSE 17 •
MOTS-CLÉS
Mythe, rituel, construction du schéma L, signifiant de l'impossible, Nom-du-Père, réel.
SUMMARY
In 1975, Lacan might have said about Lévi-Strauss: « I owe him a lot, if not all ». Neverthe-
less, it makes no odds there were discussions, misunderstandings, and even discords
between both men. Of that, whitnesses, in 1956, the exchange which followed Lévi-Strauss’
lecture on « The relationships between mythology and ritual ». Strained, sometimes
obscure, this exchange of views could be clarified when being replaced within Lacan’s work
in progress at this time: his seminar upon psychosis and his manufacturing of the Name of
the Father. This approach would shed light on what is at stake in the discord then intensi-
fying.
KEY-WORDS
Myth, ritual, building of scheme L, signifier of impossible, Name of the Father, real.
© Érès | Téléchargé le 25/10/2023 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 193.52.142.133)
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