Les Lois Psychologiques de L'évolution Des Peuples
Les Lois Psychologiques de L'évolution Des Peuples
Les Lois Psychologiques de L'évolution Des Peuples
Sociologue (1841-1931)
Lois psychologiques
de l’évolution des peuples
Deuxième édition revue
Félix Alcan, éditeur, Paris (1895)
À partir du livre de :
Gustave Le Bon
Lois psychologiques de
l’évolution des peuples
Mise en page sur papier format : LETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’)
LIVRE PREMIER
Les caractères psychologiques des races.
moralité. — Les qualités intellectuelles sont modifiables par l’éducation. — Les qualités du
caractère sont irréductibles et constituent l’élément invariable de chaque peuple. — Leur rôle
dans l’histoire. — Pourquoi des races différentes ne sauraient se comprendre et s’influencer.
— Raisons de l’impossibilité de faire accepter une civilisation supérieure par un peuple infé-
rieur.
LIVRE II
Comment les caractères psychologiques des races se manifestent dans
les divers éléments de leurs civilisations.
Chapitre II. — Comment se transforment les institutions, les religions et les lan-
gues.
Les races supérieures, ne peuvent, pas plus que les races inférieures, transformer brusquement
les éléments de leur civilisation, — Contradictions présentées par les peuples qui ont changé
leurs religions, leurs langues et leurs arts. — Le cas du Japon. — En quoi ces changements ne
sont qu’apparents. — Transformations profondes subies par le Bouddhisme, le Brahmanisme,
l’Islamisme et le Christianisme, suivant les races qui les ont adoptés. — Variations que subis-
sent les institutions et les langues suivant la race qui les adopte. — Comment les mots consi-
dérés comme se correspondant dans des langues différentes représentent des idées et des mo-
des de penser très dissemblables. — Impossibilité, pour cette raison, de traduire certaines lan-
gues. — Pourquoi, dans les livres d’histoire, la civilisation d’un peuple paraît parfois subir des
changements profonds. — Limites de l’influence réciproque des diverses civilisations.
LIVRE III
L’Histoire des peuples comme conséquence de leur caractère.
Chapitre III. — Comment l’altération de l’âme des races modifie l’évolution his-
torique des peuples.
L’influence d’éléments étrangers transforme aussitôt l’âme d’une race, et par conséquent sa
civilisation. — Exemple des Romains. — La civilisation romaine ne fut pas détruite par les
invasions militaires, mais par les invasions pacifiques des Barbares. — Les Barbares ne son-
gèrent jamais à détruire l’Empire. — Leurs invasions n’eurent pas le caractère de conquêtes.
— Les premiers chefs Francs se considérèrent toujours comme des fonctionnaires au service
de l’Empire romain. — Ils respectèrent toujours la civilisation romaine et ne songèrent qu’à la
continuer. — Ce n’est qu’à partir du VIIe siècle que les chefs barbares de la Gaule cessèrent
de considérer l’empereur comme leur chef. — La transformation complète de la civilisation
romaine ne fut pas la conséquence d’une destruction, mais de l’adoption d’une civilisation an-
cienne par une race nouvelle. — Les invasions modernes aux Etats-Unis. — Luttes civiles et
séparation en Etats indépendants et rivaux qu’elles préparent. — Les invasions des étrangers
en France et leurs conséquences.
LIVRE IV
Comment se modifient les caractères psychologiques des races.
Chapitre II. — Le rôle des croyances religieuses dans l’évolution des civilisations.
Influence prépondérante des idées religieuses. — Elles ont toujours constitué l’élément le plus
important de la vie des peuples. — La plupart des événements historiques, ainsi que les insti-
tutions politiques et sociales, dérivent des idées religieuses. — Avec une idée religieuse nou-
velle naît toujours une civilisation nouvelle. — Puissance de l’idéal religieux. — Son in-
fluence sur le caractère. — Il tourne toutes les facultés vers un même but. — L’histoire politi-
que, artistique et littéraire des peuples est fille de leurs croyances. — Le moindre changement
dans l’état des croyances d’un peuple a pour conséquence toute une série de transformations
dans son existence. — Exemples divers.
Chapitre III. — Le rôle des grands hommes dans l’histoire des peuples.
Les grands progrès de chaque civilisation ou toujours été réalisés par une petite élite d’esprits
supérieurs. — Nature de leur rôle. — Ils synthétisent tous les efforts d’une race. — Exemples
fournis par les grandes découvertes. — Rôle politique des grands hommes. — Ils incarnent
Gustave Le Bon – Lois psychologiques de l’évolution des peuples (1895) 7
l’idéal dominant de leur race. — Influence des grands hallucinés. — Les inventeurs de génie
transforment une civilisation. — Les fanatiques et les hallucinés font l’histoire.
LIVRE V
La dissociation du caractère des races et leur décadence.
Fin du texte
Gustave Le Bon – Lois psychologiques de l’évolution des peuples (1895) 8
CHARLES RICHET
Gustave Le Bon
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GUSTAVE LE BON
(1895)
LOIS
PSYCHOLOGIQUES
DE
L’ÉVOLUTION
DES PEUPLES
Gustave Le Bon – Lois psychologiques de l’évolution des peuples (1895) 10
INTRODUCTION
Très séduisante pour les foules, cette idée finit par se fixer solide-
ment dans leur esprit et porta bientôt ses fruits. Elle a ébranlé les hases
des vieilles sociétés, engendré la plus formidable des révolutions, et
jeté le monde occidental dans une série de convulsions violentes dont
le terme est impossible à prévoir.
Sans doute, certaines des inégalités qui séparent les individus et les
races étaient trop apparentes pour pouvoir être sérieusement contes-
tées ; mais on se persuada aisément que ces inégalités n’étaient que les
conséquences des différences d’éducation, que tous les hommes nais-
sent également intelligents et bons, et que les institutions seules
avaient pu les pervertir. Le remède était dès lors très simple : refaire
les institutions et donner à tous les hommes une instruction identique.
C’est ainsi que les institutions et l’instruction ont fini par devenir les
grandes panacées des démocraties modernes, le moyen de remédier à
des inégalités choquantes pour les immortels principes qui sont les
dernières divinités d’aujourd’hui.
Loin d’ailleurs d’être entrée dans une phase de déclin, l’idée égali-
taire continue à grandir encore. C’est en son nom que le socialisme,
qui semble devoir asservir bientôt la plupart des peuples de
l’Occident, prétend assurer leur bonheur. C’est en son nom que la
femme moderne, oubliant les différences mentales profondes qui la
séparent de l’homme, réclame les mêmes droits, la même instruction
que lui et finira, si elle triomphe, par faire de l’Européen un nomade
sans foyer ni famille.
Sans doute l’histoire des peuples est déterminée par des facteurs
fort divers. Elle est pleine de cas particuliers, d’accidents qui ont été et
qui auraient pu ne pas être. Mais à côté de ces hasards, de ces circons-
tances accidentelles, il y a de grandes lois permanentes qui dirigent la
marche générale de chaque civilisation. De ces lois permanentes, les
plus générales, les plus irréductibles découlent de la constitution men-
tale des races. La vie d’un peuple, ses institutions, ses croyances et ses
arts ne sont que la trame visible de son âme invisible, Pour qu’un peu-
ple transforme ses institutions, ses croyances et ses arts, il lui faut
d’abord transformer son âme ; pour qu’il pût léguer à un autre sa civi-
lisation, il faudrait qu’il pût lui léguer aussi son âme. Ce n’est pas là
sans doute ce que nous dit l’histoire ; mais nous montrerons aisément
Gustave Le Bon – Lois psychologiques de l’évolution des peuples (1895) 14
LIVRE PREMIER
CHAPITRE PREMIER
très faibles. Ils n’agissent réellement que lorsque l’hérédité les a ac-
cumulés dans le même sens pendant longtemps.
Quoi qu’il fasse, l’homme est donc toujours et avant tout le repré-
sentant de sa race. L’ensemble d’idées, de sentiments que tous les in-
dividus d’un même pays apportent en naissant, forme l’âme de la race.
Invisible dans son essence, cette âme est très visible dans ses effets,
puisqu’elle régit en réalité toute l’évolution d’un peuple.
dont l’immense durée échappe à tous nos calculs. Elle exige cepen-
dant un temps assez long. Pour créer dans un peuple comme le nôtre,
et cela à un degré assez faible encore, cette communauté de senti-
ments et de pensées qui forme son âme, il a fallu plus de dix siècles 1
L’œuvre la plus importante peut être de notre Révolution a été
d’activer cette formation en finissant à peu près de briser les petites
nationalités : Picards, Flamands, Bourguignons, Gascons, Bretons,
Provençaux, etc., entre lesquelles la France était divisée jadis. Il s’en
faut, certes, que l’unification soit complète, et c’est surtout parce que
nous sommes composés de races trop diverses, et ayant par consé-
quent des idées et des sentiments trop différents, que nous sommes
victimes de dissensions que des peuples plus homogènes, tels que les
Anglais, ne connaissent pas. Chez ces derniers, le Saxon, le Normand,
l’ancien Breton ont fini par former, en se fusionnant, un type très ho-
mogène, et par conséquent tout est homogène dans la conduite.Grâce
à cette fusion, ils ont fini par acquérir solidement ces trois bases fon-
damentales de l’âme d’un peuple : des sentiments communs, des inté-
rêts communs, des croyances communes. Quand une nation en est ar-
rivée là, il y a accord instinctif de tous ses membres sur toutes les
grandes questions, et les dissentiments sérieux ne naissent plus dans
son sein.
1 Ce temps, fort long pour nos annales, est en réalité assez court, puisqu’il ne
représente que trente générations. Si un temps relativement aussi restreint suf-
fit à fixer certains caractères, cela tient à ce que dès qu’une cause agit pendant
quelque temps dans le même sens elle produit rapidement des effets très
grands. Les mathématiques montrent que quand une cause persiste en produi-
sant le même effet, les causes croissent en progression arithmétique (1, 2, 3, 4,
5, etc.), et les effets en progression géométrique (2, 4, 8, 16, 32, etc.). Les cau-
ses sont les logarithmes des effets. Dans le fameux problème du doublement
des grains de blé sur les cases de l’échiquier, le numéro d’ordre des cases est
le logarithme du nombre des grains de blé. De même pour la somme placée à
intérêts composés, la loi de l’accroissement est telle que le nombre des années
est le logarithme du capital accumulé. C’est pour des raisons de cet ordre que
la plupart des phénomènes sociaux peuvent se traduire par des courbes géo-
métriques à peu près semblables. Dans un autre travail j’étais arrivé à consta-
ter que ces courbes peuvent s’exprimer au point de vue analytique par
l’équation de la parabole ou de l’hyperbole. Mon savant ami M. Cheysson
pense qu’ils se traduisent mieux le plus souvent par une équation exponen-
tielle.
Gustave Le Bon – Lois psychologiques de l’évolution des peuples (1895) 21
Il a toujours plus ou moins existé chez tous les peuples et à tous les
âges, ce réseau de sentiments, d’idées, de traditions et de croyances
héréditaires qui forme l’âme d’une collectivité d’hommes, mais son
extension progressive s’est faite d’une façon très lente. Restreinte
d’abord à la famille et graduellement propagée au village, à la cité, à
la province, l’âme collective ne s’est étendue à tous les habitants d’un
pays qu’à une époque assez moderne. C’est alors seulement qu’est née
la notion de patrie telle que nous la comprenons aujourd’hui. Elle
n’est possible que lorsqu’une âme nationale est formée. Les Grecs ne
s’élevèrent jamais au delà de la notion de cité, et leurs cités restèrent
toujours en guerre parce qu’elles étaient en réalité très étrangères
l’une à l’autre. L’Inde, depuis 2000 ans, n’a connu d’autre unité que le
village, et c’est pourquoi depuis 2000 ans, elle a toujours vécu sous
des maîtres étrangers dont les empires éphémères se sont écroulés
avec autant de facilité qu’ils s’étaient formés.
Lorsque les petites cités ou les petites provinces ont vécu pendant
longtemps d’une vie indépendante, elles finissent par posséder une
âme si stable que sa fusion avec celles de cités et de provinces voisi-
nes, pour former une âme nationale, devient presque impossible. Une
telle fusion alors même qu’elle peut se produire, c’est-à-dire lorsque
les éléments mis en présence ne sont pas trop dissemblables, n’est ja-
Gustave Le Bon – Lois psychologiques de l’évolution des peuples (1895) 22
mais l’œuvre d’un jour, mais seulement celle des siècles. Il faut des
Richelieu et des Bismarck pour achever une telle œuvre, mais ils ne
l’achèvent que lorsqu’elle est élaborée depuis longtemps. Un pays
peut bien, comme l’Italie, arriver brusquement, par suite de circons-
tances exceptionnelles, à former un seul État, mais ce serait une erreur
de croire qu’il acquiert du même coup pour cela une âme nationale. Je
vois bien en Italie des Piémontais, des Siciliens, des Vénitiens, des
Romains, etc., je n’y vois pas encore des Italiens.
Livre premier
Les caractères psychologiques des races
CHAPITRE II
Même dans les époques les plus troublées, produisant les plus
étranges changements de personnalités, on retrouve aisément sous des
formes nouvelles les caractères fondamentaux de la race. Le régime
centralisateur, autoritaire et despotique de nos rigides jacobins fut-il
bien différent, en réalité, du régime centralisateur, autoritaire et despo-
tique que quinze siècles de monarchie avaient profondément enraciné
dans les âmes ? Derrière toutes les révolutions des peuples latins, il
reparaît toujours, cet obstiné régime, cet incurable besoin d’être gou-
verné, parce qu’il représente une sorte de synthèse des instincts de
leur race. Ce ne fut pas seulement par l’auréole de ses victoires que
Bonaparte devint maître. Quand il transforma la république en dicta-
ture, les instincts héréditaires de la race se manifestaient chaque jour
avec plus d’intensité ; et, à défaut d’un officier de génie, un aventurier
quelconque eût suffi. Cinquante ans plus tard l’héritier de son nom
n’eut qu’à se montrer pour rallier les suffrages de tout un peuple fati-
Gustave Le Bon – Lois psychologiques de l’évolution des peuples (1895) 26
gué de liberté et avide de servitude. Ce n’est pas Brumaire qui fit Na-
poléon, mais l’âme de sa race qu’il allait courber sous son talon de
fer 2 .
2 A son premier geste, écrit Taine, les Français se sont prosternés dans
l’obéissance, et ils y persistent comme dans leur condition naturelle, les pe-
tits : paysans et soldats, avec une fidélité animale ; les grands : dignitaires et
fonctionnaires, avec une servilité byzantine. — De la part des républicains,
nulle résistance; au contraire, c’est parmi eux qu’il a trouvé ses meilleurs ins-
truments de règne, sénateurs, députés, conseillers d’Etat, juges, administra-
teurs de tout degré. Tout de suite, sous leurs prêches de liberté et d’égalité, il a
démêlé leurs instincts autoritaires, leur besoin de commander, de primer,
même en sous-ordre, et, par surcroît, chez la plupart d’entre eux, les appétits
d’argent ou de jouissance. Entre le délégué du Comité de Salut Public et le
ministre, le préfet ou sous-préfet de l’Empire, la différence est petite; c’est le
même homme sous deux costumes, d’abord en carmagnole, puis en habit bro-
dé.
Gustave Le Bon – Lois psychologiques de l’évolution des peuples (1895) 27
Livre premier
Les caractères psychologiques des races
CHAPITRE III
Dans les races moyennes, nous classerons les Chinois, les Japo-
nais, les Mogols et les peuples sémitiques. Avec les Assyriens, les
Mogols, les Chinois, les Arabes, elles ont créé des types de civilisa-
tions élevées que les peuples européens seuls ont pu dépasser.
Parmi les races supérieures, on ne peut faire figurer que les peuples
indo-européens. Aussi bien dans l’antiquité à l’époque des Grecs et
des Romains, que dans les temps modernes, ce sont les seules qui
aient été capables de grandes inventions dans les arts, les sciences et
l’industrie. C’est à elles qu’est dû le niveau élevé que la civilisation a
atteint aujourd’hui. La vapeur et l’électricité sont sorties de leurs
mains. Les moins développées de ces races supérieures, les hindous
notamment, se sont élevées dans les arts, les lettres et la philosophie, à
Gustave Le Bon – Lois psychologiques de l’évolution des peuples (1895) 30
un niveau que les Mogols, les Chinois et les Sémites n’ont jamais pu
atteindre.
Cet abîme entre la constitution mentale des diverses races nous ex-
plique pourquoi les peuples supérieurs n’ont jamais pu réussit à faire
accepter leur civilisation par des peuples inférieurs. L’idée si générale
encore que l’instruction puisse réaliser une telle tâche est une des plus
funestes illusions que les théoriciens de la raison pure aient jamais
enfantée. Sans doute, l’instruction permet, grâce à la mémoire que
possèdent les êtres les plus inférieurs — et qui n’est nullement le pri-
vilège de l’homme, — de donner à un individu placé assez bas dans
l’échelle humaine, l’ensemble des notions que possède un Européen.
On fait aisément un bachelier ou un avocat d’un nègre ou d’un Japo-
nais ; mais on ne lui donne qu’un simple vernis tout à fait superficiel,
Gustave Le Bon – Lois psychologiques de l’évolution des peuples (1895) 35
Livre premier
Les caractères psychologiques des races
CHAPITRE IV
L’inégalité entre les divers individus d’une race est d’autant plus grande que celle
cette est plus élevée. — Egalité mentale de tous les individus des races inférieu-
res. — Ce ne sont pas les moyennes des peuples mais leurs couches supérieures
qu’il faut comparer pour apprécier les différences qui séparent les races. — Les
progrès de la civilisation tendent à différencier de plus en plus les individus et les
races. — Conséquences de cette différenciation — Raisons psychologiques qui
l’empêchent de devenir trop considérable. — Les divers individus des races sont
très différenciés au point de vue de l’intelligence et très peu au point le vue du
caractère. — Comment, l’hérédité tend à ramener constamment les supériorités
individuelles au type moyen de la race. — Observations anatomiques confirmant
la différenciation psychologique progressive des races, des individus et des sexes.
Aussi, n’est-ce pas en comparant entre elles les moyennes des peu-
ples, mais leurs couches élevées — quand ils en possèdent — qu’on
peut mesurer l’étendue des différences qui les séparent. Hindous, Chi-
nois, Européens se différencient intellectuellement très peu par leurs
couches moyennes. Ils se différencient considérablement au contraire
par leurs couches supérieures.
4 Je dis intelligentes, sans ajouter instruites. C’est une erreur spéciale aux peu-
ples latins de croire qu’il y ait parallélisme entre l’instruction et l’intelligence.
L’instruction implique uniquement la possession d’une certaine dose de mé-
moire, mais ne nécessite pour être acquise aucune qualité de jugement, de ré-
flexion, d’initiative ni d’esprit d’invention. On rencontre très fréquemment
des individus abondamment pourvus de diplômes quoique très bornés, mais
on rencontre, aussi fréquemment, des individus fort peu instruits et possédant
pourtant une intelligence élevée. Les couches supérieures de notre pyramide
seraient donc formées d’éléments empruntés à toutes les classes. Toutes les
professions renferment un très petit nombre d’esprits distingués. Il paraît pro-
bable cependant, en raison des lois de l’hérédité, que ce sont les classes socia-
les dites supérieures qui en renferment le plus et c’est sans doute en cela sur-
tout que réside leur supériorité.
Gustave Le Bon – Lois psychologiques de l’évolution des peuples (1895) 39
uniquement, comme je l’ai fait, des sujets d’âge égal, de taille égale et de poids
égal, présente les différences très rapidement croissantes avec le degré de la civi-
lisation. Très faibles dans les races inférieures, ces différences deviennent immen-
ses dans les races supérieures. Dans ces races supérieures, les crânes féminins
sont souvent à peine plus développés que ceux des femmes de races très inférieu-
res. Alors que la moyenne des crânes parisiens masculins les range parmi les plus
gros crânes connus,la moyenne des crânes parisiens féminins les classe parmi les
plus petits crânes observés, à peu près au niveau de ceux des Chinoises, à peine
au-dessus des crânes féminins de la Nouvelle-Calédonie 5 .
Livre premier
Les caractères psychologiques des races
CHAPITRE V
Nous avons déjà fait remarquer qu’on ne pouvait plus guère ren-
contrer chez les peuples civilisés de véritables races, dans le sens
scientifique de ce mot, mais seulement des races historiques, c’est-à-
dire des races créées par les hasards des conquêtes, des immigrations,
de la politique, etc., et formées par conséquent du mélange d’indi-
vidus d’origines différentes.
La première de ces conditions est que les races soumises aux croi-
sements ne soient pas trop inégales par leur nombre ; la seconde,
qu’elles ne diffèrent pas trop par leurs caractères ; la troisième,
qu’elles soient soumises pendant longtemps à des conditions de milieu
identiques.
Croiser deux peuples, c’est changer du même coup aussi bien leur
constitution physique que leur constitution mentale. Les croisements
constituent d’ailleurs le seul moyen infaillible que nous possédions de
transformer d’une façon fondamentale le caractère d’un peuple,
l’hérédité seule étant assez puissante pour lutter contre l’hérédité. Ils
permettent de créer à la longue une race nouvelle, possédant des ca-
ractères physiques et psychologiques nouveaux.
Les caractères ainsi créés restent au début très flottants et très fai-
bles. Il faut toujours de longues accumulations héréditaires pour les
fixer. Le premier effet des croisements entre races différentes est de
détruire l’âme de ces races, c’est-à-dire cet ensemble d’idées et de
sentiments communs qui font la force des peuples et sans lesquels il
n’y a ni nation ni patrie. C’est la période critique de l’histoire des
peuples, une période de début et de tâtonnements, que tous ont dû tra-
verser, car il n’est guère de peuple européen qui ne soit formé des dé-
bris d’autres peuples. C’est une période pleine de luttes intestines et
de vicissitudes, qui dure tant que les caractères psychologiques nou-
veaux ne sont pas encore fixés.
6 Tous les pays qui présentent un trop grand nombre de métis sont, pour cette
seule raison, voués à une perpétuelle anarchie, à moins qu’ils ne soient domi-
nes par une main de fer. Tel sera fatalement le cas du Brésil. Il ne compte
qu’un tiers de blancs. Le reste de la population se compose de nègres et de
mulâtres. Le célèbre Agassiz dit avec raison « qu’il suffit d’avoir été au Brésil
pour ne pas pouvoir nier la décadence résultant des croisements qui ont eu lieu
dans ce pays plus largement qu’ailleurs. Ces croisements effacent, dit-il, les
meilleures qualités, soit du blanc, soit du noir, soit de l’Indien, et produisent
un type indescriptible dont l’énergie physique et mentale s’est affaiblie ».
Gustave Le Bon – Lois psychologiques de l’évolution des peuples (1895) 46
été d’autant plus profondes que les races en présence étalon t plus dif-
férentes. Quand elles sont trop dissemblables, il devient absolument
impossible de les faire vivre sous les mêmes institutions et les mêmes
lois. L’histoire des grands empires formés de races différentes a tou-
jours été identique. Ils disparaissent le plus souvent avec leur fonda-
teur. Parmi les nations modernes, les Hollandais et les Anglais ont
seuls réussi à imposer leur joug à des peuples asiatiques fort différents
d’eux, mais ils n’y sont parvenus que parce qu’ils ont su respecter les
mœurs, les coutumes et les lois de ces peuples, les laissant en réalité
s’administrer eux-mêmes, et bornant leur rôle à toucher une partie des
impôts, à pratiquer le commerce et à maintenir la paix.
A part ces rares exceptions, tous les grands empires réunissant des
peuples dissemblables ne peuvent être créés que par la force et sont
condamnés à périr par la violence. Pour qu’une nation puisse se for-
mer et durer il faut qu’elle se soit constituée lentement, par le mélange
graduel de races peu différentes, croisées constamment entre elles,
vivant sur le même sol, subissant l’action des mêmes milieux, ayant
les mêmes institutions et les mêmes croyances. Ces races diverses
peuvent alors, au bout de quelques siècles, former une nation bien
homogène.
LIVRE II
CHAPITRE PREMIER
Les éléments dont une civilisation se compose sont les manifestations extérieures
de l’âme des peuples qui les ont créés. — L’importance de ces divers éléments
varie d’un peuple à mi autre. — Les arts, la littérature, les institutions, etc., jouent,
suivant les peuples, le rôle fondamental. — Exemples fournis dans l’antiquité par
les Égyptiens, les Grecs et les Romains. — Les divers éléments d’une civilisation
peuvent avoir une évolution indépendante de la marche générale de cette civilisa-
tion. — Exemples fournis par les arts. — Ce qu’ils traduisent. — Impossibilité de
trouver dans un seul élément d’une civilisation la mesure du niveau de cette civi-
lisation. — Éléments qui assurent la supériorité à un peuple. — Des éléments phi-
losophiquement fort inférieurs peuvent être, socialement, très supérieurs.
Nais ce sont surtout les hindous qui nous montreront ces inégalités
de développement des divers éléments de la civilisation. Au point de
vue de l’architecture, il est bien peu de peuples qui les aient dépassés.
Au point de vue de la philosophie, leurs spéculations ont atteint une
profondeur à laquelle la pensée européenne n’est arrivée qu’à une
époque toute récente. En littérature, s’ils ne valent pas les Grecs et les
Latins, ils ont produit cependant des morceaux admirables. Pour la
statuaire, ils sont au contraire médiocres et très au-dessous des Grecs.
Sur le domaine des sciences et sur celui des connaissances historiques,
ils sont absolument nuls, et on constate chez eux une absence de pré-
cision qu’on ne rencontre chez aucun peuple à un pareil degré. Leurs
sciences n’ont été que des spéculations enfantines ; leurs livres
d’histoire d’absurdes légendes, ne renfermant pas une seule date et
probablement pas un seul événement exact. Ici encore, l’étude exclu-
sive des arts serait insuffisante pour donner l’échelle de la civilisation
chez ce peuple.
Il est enfin des peuples chez qui tous les éléments de la civilisation
restèrent inférieurs, à l’exception des arts. Tels furent les Mogols. Les
Gustave Le Bon – Lois psychologiques de l’évolution des peuples (1895) 53
On remarquera d’ailleurs que, même chez les peuples les plus civi-
lisés, ce n’est pas toujours à l’époque culminante de leur civilisation
que les arts atteignent le plus haut degré de développement. Chez les
Égyptiens et chez les Hindous, les monuments les plus parfaits sont
généralement les plus anciens ; en Europe, c’est au moyen âge, regar-
dé comme une époque de demi-barbarie, qu’a fleuri ce merveilleux art
gothique dont les œuvres admirables n’ont jamais été égalées.
Bien des raisons s’opposent à ce que les arts suivent dans leur évo-
lution des progrès parallèles à ceux des autres éléments d’une civilisa-
tion et puissent toujours renseigner par conséquent sur l’état de cette
civilisation. Qu’il s’agisse de l’Égypte, de la Grèce ou des divers peu-
ples de l’Europe, nous constatons cette loi générale qu’aussitôt que
l’art a atteint un certain niveau, c’est-à-dire que certains chefs-
Gustave Le Bon – Lois psychologiques de l’évolution des peuples (1895) 54
Elles représentent sans doute des besoins ou des caprices, ces mo-
destes copies, mais il est visible qu’elles ne sauraient traduire nos
idées modernes. J’admire les œuvres naïves de nos artistes du moyen
âge peignant des saints, le Christ, le paradis et l’enfer, choses tout à
Gustave Le Bon – Lois psychologiques de l’évolution des peuples (1895) 55
Les seuls arts réels, les seuls qui traduisent une époque, sont ceux
où l’artiste représente ce qu’il sent ou ce qu’il voit au lieu de se borner
à des imitations de formes correspondant à des besoins ou à des
croyances que nous n’avons plus. La seule peinture sincère de nos
jours est la reproduction des choses qui nous entourent, la seule archi-
tecture également sincère, est celle de la maison à cinq étages, du via-
duc et de la gare de chemin de fer. Cet art utilitaire correspond aux
besoins et aux idées de notre civilisation. Il est aussi caractéristique
d’une époque que le fut jadis l’église gothique et le château féodal.
Pour l’archéologue de l’avenir, les grands caravansérails modernes et
les églises gothiques anciennes présenteront un intérêt égal parce que
ce seront des pages successives de ces livres de pierre que chaque siè-
cle laisse derrière lui, alors qu’il dédaignera comme d’inutiles docu-
ments les maigres contrefaçons de tant d’artistes modernes.
Les arts sont donc de même que tous les éléments d’une civilisa-
tion, la manifestation extérieure de l’âme du peuple qui les a créés,
mais nous devons reconnaître aussi qu’il s’en faut de beaucoup qu’ils
constituent pour tous les peuples la plus exacte manifestation de leur
pensée.
Il est évident aussi qu’on ne peut établir entre ces éléments de clas-
sement hiérarchique, car le classement varierait d’un siècle à l’autre,
l’importance des éléments considérés variant elle-même avec les épo-
ques.
Livre deuxième
CHAPITRE II
Les races supérieures, ne peuvent, pas plus que les races inférieures, transformer
brusquement les éléments de leur civilisation, — Contradictions présentées par les
peuples qui ont changé leurs religions, leurs langues et leurs arts. — Le cas du
Japon. — En quoi ces changements ne sont qu’apparents. — Transformations
profondes subies par le Bouddhisme, le Brahmanisme, l’Islamisme et le Christia-
nisme, suivant les races qui les ont adoptés. — Variations que subissent les insti-
tutions et les langues suivant la race qui les adopte. — Comment les mots consi-
dérés comme se correspondant dans des langues différentes représentent des idées
et des modes de penser très dissemblables. — Impossibilité, pour cette raison, de
traduire certaines langues. — Pourquoi, dans les livres d’histoire, la civilisation
d’un peuple paraît parfois subir des changements profonds. — Limites de
l’influence réciproque des diverses civilisations.
Dans un travail publié ailleurs, nous avons montré que les races
supérieures sont dans l’impossibilité de faire accepter ou d’imposer
leur civilisation aux races inférieures. Prenant un à un les plus puis-
sants moyens d’action dont les Européens disposent, l’éducation, les
institutions et les croyances, nous avons démontré l’insuffisance abso-
lue de ces moyens d’action pour changer l’état social des peuples infé-
rieurs. Nous avons essayé d’établir que, tous les éléments d’une civili-
sation correspondant à une certaine constitution mentale bien définie
créée par un long passé héréditaire, il était impossible de les modifier
sans changer la constitution mentale d’où ils dérivent. Les siècles
Gustave Le Bon – Lois psychologiques de l’évolution des peuples (1895) 60
seuls, et non les conquérants, peuvent accomplir une telle tâche. Nous
avons fait voir aussi que c’est seulement par une série d’étapes suc-
cessives, analogues à celles que franchirent les barbares, destructeurs
de la civilisation gréco-romaine, qu’un peuple peut s’élever sur
l’échelle de la civilisation. Si, au moyen de l’éducation, on essaye de
lui éviter ces étapes, on ne fait que désorganiser sa morale et son intel-
ligence, et le ramener finalement à un niveau inférieur à celui où il
était arrivé par lui-même.
7 Je n’aborderai pas ici le cas du Japon que j’ai déjà traité ailleurs et sur lequel
je reviendrai sûrement un jour. Il serait impossible d’étudier en quelques pa-
ges une question sur laquelle des hommes d’Etat éminents, malheureusement
suivis par des philosophes peu éclairés, s’illusionnent si complètement. Le
prestige des triomphes militaires, fussent-ils obtenus sur de simples barbares,
reste encore pour bien des esprits le seul critérium du niveau d’une civilisa-
tion. Il est possible de dresser à l’européenne une armée de nègres, de leur ap-
prendre à manier fusils et canons, on n’aura pas pour cela modifié leur infério-
rité mentale et tout ce qui découle de cette infériorité. Le vernis de civilisation
européenne qui recouvre actuellement le Japon ne correspond nullement à
l’état mental de la race. C’est un misérable habit d’emprunt que déchireront
bientôt de violentes révolutions.
Gustave Le Bon – Lois psychologiques de l’évolution des peuples (1895) 62
Il n’est pas besoin d’aller jusque dans l’Inde pour voir les modifi-
cations profondes qu’a subies l’islamisme en passant d’une race à une
autre. Il suffit de regarder notre grande possession, l’Algérie. Elle
contient deux races fort différentes : Arabes et Berbères, également
musulmans. Or, il y a loin de l’islamisme des premiers à celui des se-
conds ; la polygamie du Coran est devenue monogamie chez les Ber-
bères, dont la religion n’est guère qu’une fusion de l’islamisme avec
le vieux paganisme qu’ils ont pratiqué depuis les âges lointains où
dominait Carthage.
même livre religieux par des races différentes : celles du Nord voulant
discuter elles-mêmes leur croyance et régler leur vie, et celles du Midi
restées bien en arrière au point de vue de l’indépendance et de l’esprit
philosophique. Aucun exemple ne serait plus probant.
Je n’insisterai pas plus pour les langues que je ne l’ai fait pour les
institutions, et me bornerai à rappeler qu’alors même qu’elle est fixée
par l’écriture, une langue se transforme nécessairement en passant
d’un peuple à un autre, et c’est cela même qui rend si absurde l’idée
d’une langue universelle. Sans doute, moins de deux siècles après la
conquête, les Gaulois, malgré l’immense supériorité de leur nombre,
avaient adopté le latin ; mais cette langue, le peuple la transforma
bientôt suivant ses besoins et la logique spéciale de son esprit. De ces
transformations, notre français moderne est finalement sorti.
pements nécessaires, j’irais plus loin et je dirais que, lorsque des peu-
ples sont différents, les mots considérés chez eux comme correspon-
dants représentent des modes de penser et de sentir tellement éloignés,
qu’en réalité leurs langues n’ont pas de synonymes et que la traduc-
tion réelle de l’une à l’autre est impossible. On le comprend en
voyant, à quelques siècles de distance, dans le même pays, dans la
même race, le même mot correspondre à des idées tout à fait dissem-
blables.
Ce que tes mots anciens représentent, ce sont les idées des hommes
d’autrefois. Les mots qui étaient à l’origine des signes de choses réel-
les ont bientôt leur sens déformé par suite des changements des idées,
des mœurs et des coutumes. On continue à raisonner sur ces signes
usés qu’il serait trop difficile de changer, mais il n’y a plus aucune
correspondance entre ce qu’ils représentaient à un moment donné et
ce qu’ils signifient aujourd’hui. Lorsqu’il s’agit de peuples très éloi-
gnés de nous, ayant appartenu à des civilisations sans analogie avec
les nôtres, les traductions ne peuvent donner que des mots absolument
dénués de leur sens réel primitif, c’est-à-dire éveillant dans notre es-
prit des idées sans parenté avec celles qu’ils ont évoquées jadis. Ce
phénomène est frappant, surtout pour les anciennes langues de l’Inde.
Chez ce peuple aux idées flottantes, dont la logique n’a aucune paren-
té avec la nôtre, les mots n’ont jamais eu ce sens précis et arrêté que
les siècles et la tournure de notre esprit ont fini par leur donner en Eu-
rope. Il y a des livres, comme les Védas, dont la traduction, vainement
tentée, est impossible 8 . Pénétrer dans la pensée d’individus avec les-
quels nous vivons, mais dont certaines différences d’âge, de sexe,
d’éducation nous séparent, est déjà fort difficile ; pénétrer dans la pen-
sée de races sur lesquelles s’est appesantie la poussière des siècles est
une tâche qu’il ne sera jamais donné à aucun savant d’accomplir.
Toute la science qu’on peut acquérir ne sert qu’à montrer la complète
inutilité de telles tentatives.
Ce que nous venons de dire des arts est applicable à tous les élé-
ments d’une civilisation institutions, langues et croyances. Les lan-
gues européennes dérivent d’une langue mère jadis parlée sur le pla-
teau central de l’Asie. Notre droit est le fils du droit romain, fils lui-
même de droits antérieurs. La religion juive dérive directement des
croyances chaldéennes. Associée à des croyances aryennes, elle est
devenue la grande religion qui régit les peuples de l’Occident depuis
près de deux mille ans. Nos sciences elles-mêmes ne seraient pas ce
qu’elles sont aujourd’hui sans le lent labeur des siècles. Les grands
fondateurs de l’astronomie moderne, Copernic, Kepler, Newton, se
rattachent à Ptolémée, dont les livres servirent à l’enseignement jus-
qu’au XVe siècle, et Ptolémée se rattache, par l’école d’Alexandrie,
aux Égyptiens et aux Chaldéens. Nous entrevoyons ainsi, malgré les
formidables lacunes dont l’histoire de la civilisation est pleine, une
lente évolution de nos connaissances qui nous fait remonter à travers
tes âges et les empires jusqu’à l’aurore de ces antiques civilisations,
que la science moderne essaye aujourd’hui de rattacher aux temps
primitifs où l’humanité n’avait pas d’histoire. Mais si la source est
commune, les transformations — progressives ou régressives — que
chaque peuple, suivant sa constitution mentale, fait subir aux éléments
empruntés, sont fort diverses, et c’est l’histoire même de ces trans-
formations qui constitue l’histoire des civilisations.
Livre deuxième
CHAPITRE III
Les arts égyptiens, l’architecture surtout, sont issus d’un idéal par-
ticulier qui, durant cinquante siècles, fut la préoccupation constante de
tout un peuple. L’Égypte rêvait de créer à l’homme une demeure im-
périssable en face de son existence éphémère. Cette race, au contraire
de tant d’autres, a méprisé la vie et courtisé la mort. Ce qui
l’intéressait avant tout, c’était l’inerte momie qui, de ses yeux d’émail
incrustés dans son masque d’or, contemple éternellement, au fond de
sa noire demeure, des hiéroglyphes mystérieux. A l’abri de toute pro-
Gustave Le Bon – Lois psychologiques de l’évolution des peuples (1895) 72
Tout est stable et massif dans cette architecture, parce qu’elle visait
à être éternelle. Si les Égyptiens étaient le seul peuple de l’antiquité
que nous connaissions, nous pourrions bien dire, en effet, que l’art est
la plus fidèle expression de l’âme de la race qui l’a créé.
Des peuples très différents les uns des autres : les Éthiopiens, race
inférieure, les Grecs et les Perses, races supérieures, ont emprunté,
soit à l’Égypte seule, soit à l’Égypte et à l’Assyrie, leurs arts. Voyons
ce qu’ils sont devenus entre leurs mains.
lisation élevée est tombée entre les mains de la race nègre, cette civili-
sation a été rapidement ramenée à des formes misérablement inférieu-
res.
Sous une latitude bien différente, une autre race, alors également
barbare, mais une race blanche, celle des Grecs, emprunta à l’Égypte
et à l’Assyrie les premiers modèles de ses arts, et se borna d’abord,
elle aussi, à d’informes copies. Les produits des arts de ces deux gran-
des civilisations lui étaient fournis par les Phéniciens, maîtres des rou-
tes de la mer reliant les côtes de la Méditerranée, et par les peuples de
l’Asie Mineure, maîtres des routes de terre qui conduisaient à Ninive
et à Babylone.
Personne n’ignore à quel point les Grecs finirent par s’élever au-
dessus de leurs modèles. Mais les découvertes de l’archéologie mo-
derne ont prouvé aussi combien furent grossières leurs premières
ébauches, et ce qu’il leur fallut de siècles pour arriver à produire les
chefs-d’œuvre qui les rendirent immortels. A Cette lourde tache de
créer un art personnel et supérieur avec un art étranger, les Grecs ont
dépensé environ sept cents ans ; mais les progrès réalisés dans le der-
nier siècle sont plus considérables que ceux de tous les âges anté-
rieurs. Ce qui est le plus long à franchir pour un peuple, ce ne sont pas
les étapes supérieures de la civilisation, ce sont les étapes inférieures.
Les plus anciens produits de l’art grec, ceux du Trésor de Mycènes, du
XIIe siècle avant notre ère, indiquent des essais tout barbares, de gros-
sières copies d’objets orientaux ; six siècles plus tard, l’art reste bien
oriental encore ; l’Apollon de Ténéa, l’Apollon d’Orchomène ressem-
blent singulièrement à des statues égyptiennes ; mais les progrès vont
devenir fort rapides, et, un siècle plus tard, nous arrivons à Phidias et
aux merveilleuses statues du Parthénon, c’est-à-dire à un art dégagé
de ses origines orientales et fort supérieur aux modèles dont il s’était
inspiré pendant si longtemps.
Dans les exemples qui précèdent, nous trouvons des degrés variés
des transformations qu’un peuple peut faire subir aux arts d’un autre,
suivant la race et suivant le temps qu’il a pu consacrer à cette trans-
formation.
Chez une race inférieure, les Éthiopiens, ayant cependant les siè-
cles pour elle, mais n’étant douée que d’une capacité cérébrale insuf-
fisante, nous avons vu que l’art emprunté avait été ramené à une
forme inférieure. Chez une race, à la fois élevée et ayant les siècles
pour elle, les Grecs, nous avons constaté une transformation complète
de l’art ancien en un art nouveau fort supérieur. Chez une autre race,
les Perses, moins élevée que les Grecs , et à laquelle le temps fut me-
suré, nous n’avons trouvé qu’une grande habileté d’adaptation et des
commencements de transformation.
Au point de vue des arts, l’Inde n’apparaît que fort tard dans
l’histoire. Ses plus vieux monuments, tels que les colonnes d’Asoka,
les temples de Karli, de Bharhut, de Sanchi, etc., sont de deux siècles
à peine antérieurs à notre ère. Lorsqu’ils furent construits, la plupart
des vieilles civilisations du monde ancien, celles de l’Égypte, de la
Perse et de l’Assyrie, celle de la Grèce elle-même, avaient terminé
leur cycle et pénétraient dans la nuit de la décadence. Une seule civili-
sation, celle de Rome, avait remplacé toutes les autres. Le monde ne
connaissait plus qu’un maître.
9 Pour les détails techniques qui ne pourraient même pas être effleurés ici je
renverrai à mon ouvrage : Les Monuments de l’Inde, un vol. in-folio illustré de
400 planches d’après mes photographies, plans et dessins (librairie Didot).
Plusieurs de ces planches, réduites, ont paru dans mon ouvrage Les Civilisa-
tions dans l’Inde, in-4° de 800 pages.
Gustave Le Bon – Lois psychologiques de l’évolution des peuples (1895) 78
La disparition de l’art grec dans l’Inde fut aussi soudaine que sou
apparition, et cette soudaineté même montre à quel point il fut un art
d’importation, officiellement imposé, mais sans affinité avec le peuple
qui avait dû l’accepter. Ce n’est jamais ainsi que disparaissent les arts
chez un peuple ; ils se transforment, et l’art nouveau emprunte tou-
jours quelque chose à celui dont il hérite. Venu brusquement dans
l’Inde, l’art grec en disparut brusquement, et y exerça une influence
aussi nulle que celle des monuments européens que les Anglais y
construisent depuis deux siècles.
L’art grec et l’art hindou ont donc jadis subsisté côte à côte,
Gustave Le Bon – Lois psychologiques de l’évolution des peuples (1895) 81
C’est dans la Perse que l’Inde est venue puiser, mais elle puisait en
réalité dans les arts de la Chaldée et de l’Égypte que la Perse s’était
bornée à emprunter.
Mais si, comme nous l’avons dit, l’art est en rapport intime avec la
constitution mentale de la race et si pour cette raison le même art em-
Gustave Le Bon – Lois psychologiques de l’évolution des peuples (1895) 83
prunté par des races dissemblables revêt aussitôt des formes très diffé-
rentes, nous devons nous attendre à ce que l’Inde, habitée par des ra-
ces très diverses, possède des arts fort différents, des styles
d’architecture sans ressemblance, malgré l’identité des croyances.
Cette âme de la race, qui dirige la destinée des peuples, dirige donc
aussi leurs croyances, leurs institutions et leurs arts ; quel que soit
l’élément de civilisation étudié, nous la retrouvons toujours. Elle est la
seule puissance contre laquelle aucune autre ne saurait prévaloir. Elle
représente le poids de milliers de générations, la synthèse de leur pen-
sée.
LIVRE III
CHAPITRE PREMIER
10 « Tel est, écrit un fort judicieux observateur, Dupont White, le singulier génie
de la France : elle n’est pas de caractère à réussir en certaines choses, essen-
tielles on désirables qui touchent à l’ornement ou au fond même de la civilisa-
tion sans y être soutenue et stimulée par son gouvernement ».
Gustave Le Bon – Lois psychologiques de l’évolution des peuples (1895) 87
inconsciente de l’âme de notre race est telle que nous ne nous aperce-
vons même pas de l’illusion dont nous sommes victimes.
Livre troisième
L’histoire des peuples comme conséquence de leur caractère
CHAPITRE II
12 L’illustre sociologiste anglais Herbert Spencer avait laissé de côté dans ses
grands ouvrages l’influence du caractère des peuples sur leurs destinées, et ses
belles synthèses théoriques l’avaient d’abord conduit à des conclusions fort
optimistes. S’étant décidé en vieillissant à tenir compte du rôle fondamental
du caractère, il a dû modifier entièrement ses conclusions premières et est ar-
rivé finalement à leur en substituer de fort pessimistes. Nous en trouvons
l’expression dans un discours récemment publié sur Tyndall et reproduit dans
la Revue des Revues. En voici quelques extraits :
... « Ma foi dans les institutions libres, si forte à l’origine, s’est vue dans
ces dernières années considérablement diminuée... Nous reculons vers le ré-
Gustave Le Bon – Lois psychologiques de l’évolution des peuples (1895) 92
certaine étroitesse d’esprit, qui empêche de voir les côtés faibles des
croyances religieuses, et met, par conséquence, ces croyances à l’abri
de la discussion.
13 Chargé par la reine d’Angleterre de fixer les conditions d’un prix annuel dé-
cerné par elle au collège Wellington, le prince Albert décida qu’il serait ac-
cordé, non à l’élève le plus instruit, mais à celui dont le caractère serait jugé le
plus élevé. Chez une nation latine le prix eût été certainement accordé à
l’élève qui eût le mieux récité ce qu’il avait appris dans ses livres. Tout notre
enseignement, y compris ce que nous qualifions d’enseignement supérieur,
consiste à faire réciter à la jeunesse des leçons. Elle en conserve si bien en-
suite l’habitude qu’elle continue à les réciter pendant le reste de son existence.
Gustave Le Bon – Lois psychologiques de l’évolution des peuples (1895) 95
Ce sont là, sans doute, les côtés sombres du tableau. Il est assez
brillant pour les supporter. S’il fallait définir d’un mot la différence
entre l’Europe continentale et les États-Unis, on pourrait dire que la
première représente le maximum de ce que peut donner la réglementa-
tion officielle remplaçant l’initiative individuelle ; les seconds le
maximum de ce que peut donner l’initiative individuelle entièrement
dégagée de toute réglementation officielle. Ces différences fondamen-
tales sont exclusivement des conséquences du caractère. Ce n’est pas
sur le sol de la rude République que le socialisme européen a chance
de s’implanter. Dernière expression de la tyrannie de l’État, il ne sau-
rait prospérer que chez des races vieillies, soumises depuis des siècles
à un régime qui leur a ôté toute capacité de se gouverner elles-
14 Le 53e congrès n’a ajourné l’exécution de la loi Geary (Chinese exclusion act)
que parce qu’on a constaté que pour rapatrier 100,000 Chinois, il faudrait dé-
penser 30 millions de francs, alors que la somme inscrite au budget pour
l’expulsion des ouvriers chinois n’était que de 100,000 francs.
Gustave Le Bon – Lois psychologiques de l’évolution des peuples (1895) 97
mêmes 15 .
Livre troisième
L’histoire des peuples comme conséquence de leur caractère
CHAPITRE III
Les exemples que nous avons cités montrent que l’histoire d’un
peuple ne dépend pas de ses institutions, mais de son caractère, c’est-
à-dire de sa race. Nous avons vu d’autre part, en étudiant la formation
des races historiques, que leur dissolution se fait par des croisements ;
et que les peuples qui ont conservé leur unité et leur force, comme
jadis les Aryens dans l’Inde, et, de nos jours, les Anglais dans leurs
diverses colonies, sont ceux qui ont toujours évité soigneusement de
se mêler à des étrangers. La présence d’étrangers, même en petit
nombre, suffit à altérer l’âme d’un peuple. Elle lui fait perdre son apti-
tude à défendre les caractères de sa race, les monuments de son his-
toire, les œuvres de ses aïeux.
Gustave Le Bon – Lois psychologiques de l’évolution des peuples (1895) 101
Mais nous savons qu’une telle tâche fut toujours irréalisable. Il fal-
lut aux Barbares plusieurs siècles pour former, par des croisements
répétés et des conditions d’existence identiques, une race un peu ho-
mogène ; et quand cette race fut formée, elle possédait par ce seul fait
des arts nouveaux, une langue nouvelle, des institutions nouvelles et
par conséquent une civilisation nouvelle. La grande mémoire de Rome
ne cessa de peser sur cette civilisation ; mais ce fut en vain qu’à plu-
sieurs reprises on essaya de la faire revivre. En vain, la Renaissance
essaya de ressusciter ses arts, la Révolution de ramener ses institu-
tions.
Quand Rome n’eut plus à son service que des Barbares, et que ses
provinces furent gouvernées par des chefs barbares, il était évident
que ces chefs se rendraient progressivement indépendants. Ils y réussi-
rent, en effet, mais Rome exerçait un tel prestige qu’il ne vint jamais à
l’idée d’aucun d’eux de renverser l’Empire, alors même que Rome
tombait en son pouvoir. Lorsqu’un de ces chefs, Odoacre, roi des Hé-
rules à la solde de l’Empire, s’empara de Rome, en 476, il s’empressa
de solliciter de l’empereur résidant alors à Constantinople
l’autorisation de gouverner l’Italie avec le titre de patrice. Aucun autre
chef ne procéda autrement. C’était toujours au nom de Rome qu’ils
gouvernaient les provinces. Ils n’eurent jamais l’idée de disposer du
sol ni de toucher aux institutions. Clovis se considérait comme un
fonctionnaire romain et fut très fier d’obtenir de l’empereur le titre de
consul. Trente ans après sa mort, ses successeurs recevaient encore les
lois édictées par les empereurs et se considéraient comme tenus de les
faire observer. Il faut arriver au commencement du VIIe siècle pour
Gustave Le Bon – Lois psychologiques de l’évolution des peuples (1895) 103
voir les chefs Barbares de la Gaule oser frapper des monnaies à leur
effigie. Jusqu’alors elles portaient toujours l’effigie des empereurs. Ce
n’est que de cette époque que l’on peut dire que les populations gau-
loises ne considérèrent plus l’empereur comme leur chef. Les histo-
riens font donc commencer, en réalité, deux cents ans trop tôt
l’histoire de France et nous donnent une dizaine de rois de trop.
Les avantages que trouvent ces émigrants sur notre sol sont évi-
dents. Pas de régime militaire à subir, peu ou pas d’impôts en leur
qualité de nomades étrangers, un travail plus facile et mieux rétribué
que sur leur territoire natal. Ils se dirigent vers notre pays, non seule-
ment parce qu’il est plus riche, mais aussi parce que la plupart des au-
tres édictent chaque jour des mesures pour les repousser.
Nous voyons donc, une fois encore, qu’à la base de toutes les ques-
tions historiques et sociales se retrouve toujours l’inévitable problème
des races. Il domine tous les autres.
LIVRE IV
COMMENT SE MODIFIENT
LES CARACTÈRES PSYCHOLOGIQUES DES RACES
CHAPITRE PREMIER
Les idées directrices de chaque civilisation sont toujours en très petit nombre. —
Lenteur extrême de leur naissance et de leur disparition. — Les idées n’agissent
sur la conduite qu’après s’être transformées en sentiments. — Elles font alors
partie du caractère. — C’est grâce à la lenteur de l’évolution des idées que les
civilisations possèdent une certaine fixité. — Comment s’établissent les idées. —
L’action du raisonnement est totalement nulle. — Influence de l’affirmation et du
prestige. — Rôle des convaincus et des apôtres. — Déformation qu’éprouvent les
idées en descendant dans les foules. — L’idée universellement admise agit bientôt
sur tous les éléments de la civilisation. — C’est grâce à la communauté des idées
que les hommes de chaque âge ont une somme de conceptions moyennes qui les
rend fort semblables dans leurs pensées et leurs œuvres. — Le joug de la coutume
et de l’opinion. — Il ne diminue qu’aux âges critiques de l’histoire où les vieilles
idées ont perdu de leur influence et ne sont pas encore remplacées. — Cet âge
critique est le seul où la discussion des opinions puisse être tolérée. — Lee dog-
mes ne se maintiennent qu’à la condition de n’être pas discutés. — Les peuples ne
peuvent changer leurs idées et leurs dogmes sans être aussitôt obligés de changer
de civilisation.
Les idées ne sauraient avoir d’action réelle sur l’âme des peuples
que lorsque, à la suite d’une élaboration très lente, elles sont descen-
dues des régions mobiles de la pensée dans cette région stable et in-
consciente des sentiments où s’élaborent les motifs de nos actions.
Elles deviennent alors des éléments du caractère et peuvent agir sur la
conduite. Le caractère est en partie formé d’une stratification d’idées
inconscientes.
Quand les idées ont subi cette lente élaboration, leur puissance est
considérable, parce que la raison cesse d’avoir prise sur elles. Le
convaincu que domine une idée quelconque, religieuse ou autre, est
inaccessible à tous les raisonnements, quelque intelligent qu’on le
18 L’homme et les sociétés. Leurs origines et leur histoire, t. II. Evolution des
sociétés.
Gustave Le Bon – Lois psychologiques de l’évolution des peuples (1895) 109
De ces idées diverses qui guident une civilisation, les unes, celles
relatives aux arts ou à la philosophie par exemple, restent dans les
Gustave Le Bon – Lois psychologiques de l’évolution des peuples (1895) 112
cuplait leurs forces, ils dispersèrent ces troupes sans idéal, aussi faci-
lement que jadis une poignée de Grecs, soutenus par l’amour de la
cité, dispersèrent les innombrables soldats de Xerxès. L’issue de leur
entreprise eût été tout autre si quelques siècles plus tôt ils s’étaient
heurtés aux cohortes de Rome. Il est évident que lorsque des forces
morales également puissantes sont en présence, ce sont toujours les
mieux organisées qui l’emportent. Les Vendéens avaient assurément
une foi très vive, c’étaient des convaincus énergiques ; mais les sol-
dats de la Convention avaient, eux aussi, des convictions très fortes,
et, comme ils étaient militairement mieux organisés, ce furent eux qui
l’emportèrent.
formées, la discussion est tolérée. Il lui faut se reporter soit aux épo-
ques des civilisations antiques, soit seulement à deux ou trois siècles
en arrière pour concevoir ce qu’était alors le joug de la coutume et de
l’opinion, et savoir ce qu’il en coûtait au novateur assez hardi pour
s’attaquer à ces deux puissances. Les Grecs, que d’ignorants rhéteurs
nous disent avoir été si libres, étaient soumis étroitement au joug de
l’opinion et de la coutume. Chaque citoyen était entouré d’un faisceau
de croyances absolument inviolables ; nul n’aurait songé à discuter les
idées reçues et les subissait sans esprit de révolte. Le monde grec n’a
connu ni la liberté religieuse ni la liberté de la vie privée, ni libertés
d’aucune sorte. La loi athénienne ne permettait pas même à un citoyen
de vivre à l’écart des assemblées, ou de ne pas célébrer religieusement
une fête nationale. La prétendue liberté du monde antique n’était que
la forme inconsciente, et par conséquent parfaite, de l’assujettissement
absolu du citoyen au joug des idées de sa cité. Dans l’état de guerre
générale où les sociétés vivaient alors, une société dont les membres
eussent possédé la liberté de penser et d’agir n’eût pas subsisté un seul
jour. L’âge de la décadence pour les dieux, les institutions et les dog-
mes a toujours commencé le jour où ils ont supporté la discussion.
Mais il n’est pas donné aux hommes d’arrêter la marche des idées
lorsqu’elles ont pénétré dans les âmes. Il faut alors que leur évolution
s’accomplisse et elles ont le plus souvent pour défenseurs ceux-là
même qui sont marqués pour leurs premières victimes. Il n’y a pas
que les moutons qui suivent docilement le guide qui les conduit à
l’abattoir. Inclinons-nous devant la puissance de l’idée. Quand elle est
arrivée à une certaine période de son évolution, il n’y a plus ni raison-
nements, ni démonstrations qui pourraient prévaloir contre elle. Pour
que les peuples puissent s’affranchir du joug d’une idée, il faut des
siècles ou des révolutions violentes ; les deux parfois. L’humanité
n’en est plus à compter les chimères qu’elle s’est forgées et dont elle a
été successivement victime.
Livre quatrième
Comment se modifient les caractères psychologiques des races
CHAPITRE II
Parmi les idées diverses qui conduisent les peuples et qui sont les
phares de l’histoire, les pôles de la civilisation, les idées religieuses
ont joué un rôle trop prépondérant et trop fondamental pour que nous
ne leur consacrions pas un chapitre spécial.
Il ne faut pas oublier en effet que, depuis l’aurore des temps histo-
riques, toutes les institutions politiques et sociales out été fondées sur
des croyances religieuses, et que, sur la scène du monde, les dieux ont
toujours joué le premier rôle. En dehors de l’amour, qui est, lui aussi,
une religion puissante, mais personnelle et transitoire, les croyances
religieuses peuvent seules agir d’une façon rapide sur le caractère. Les
conquêtes des Arabes, les Croisades, l’Espagne sous l’inquisition,
l’Angleterre pendant l’époque puritaine, la France avec la Saint-
Barthélemy et les guerres de la révolution, montrent ce que devient un
peuple fanatisé par ses chimères. Celles-ci exercent une sorte
d’hypnotisation permanente tellement intense que toute la constitution
mentale en est profondément transformée. C’est l’homme sans doute
qui a créé les dieux, mais après les avoir créés il a été promptement
asservi par eux. Ils ne sont pas fils de la peur, comme le prétend Lu-
crèce, mais bien de l’espérance, et c’est pourquoi leur influence sera
éternelle.
Ce que les dieux ont donné è l’homme, et eux seuls jusqu’à présent
ont pu le lui donner, c’est un état d’esprit comportant le bonheur. Au-
cune philosophie n’a jamais su encore réaliser une telle tâche.
âmes. Elle est mère du progrès sans doute, la civilisation, mais elle est
mère aussi du socialisme et de l’anarchie, ces expressions redoutables
du désespoir des foules, qu’aucune croyance ne soutient plus. Compa-
rez l’Européen inquiet, fiévreux, mécontent de son sort, avec
l’Oriental, toujours heureux de sa destinée. En quoi diffèrent-ils, sinon
par l’état de leur âme ? On a transformé un peuple quand on a trans-
formé sa façon de concevoir et par conséquent de penser et d’agir.
Une des grandes erreurs de l’âge moderne est de croire que c’est
seulement dans les choses extérieures, que l’âme humaine peut trou-
ver le bonheur. Il est en nous-mêmes, créé par nous-mêmes et presque
jamais hors de nous-mêmes. Après avoir brisé les idéals des vieux
âges, nous constatons aujourd’hui qu’il n’est pas possible de vivre
sans eux, et que, sous peine d’avoir à disparaître, il faut trouver le se-
cret de les remplacer.
Livre quatrième
Comment se modifient les caractères psychologiques des races
CHAPITRE III
Les grands progrès de chaque civilisation ou toujours été réalisés par une petite
élite d’esprits supérieurs. — Nature de leur rôle. — Ils synthétisent tous les efforts
d’une race. — Exemples fournis par les grandes découvertes. — Rôle politique
des grands hommes. — Ils incarnent l’idéal dominant de leur race. — Influence
des grands hallucinés. — Les inventeurs de génie transforment une civilisation.
— Les fanatiques et les hallucinés font l’histoire.
L’histoire démontre que c’est à cette élite peu nombreuse que nous
sommes redevables de tous les progrès accomplis. Bien que profitant
Gustave Le Bon – Lois psychologiques de l’évolution des peuples (1895) 126
eût fallu attendre que la mécanique eût réalisé des progrès qui ont de-
mandé deux mille ans d’efforts.
Ce sont donc en définitive les idées, et par conséquent, ceux qui les
incarnent et les propagent, qui mènent le monde. Leur triomphe est
assuré dès qu’elles ont pour les défendre des hallucinés et des
convaincus. Peu importe, qu’elles soient vraies ou fausses. L’histoire
nous prouve même que ce sont les idées les plus chimériques qui ont
toujours le mieux fanatisé les hommes et joué le rôle le plus impor-
tant. C’est au nom des plus décevantes chimères que le monde a été
bouleversé jusqu’ici, que des civilisations qui semblaient impérissa-
bles ont été détruites, et que d’autres ont été fondées. Ce n’est pas,
comme l’assure l’Évangile, le royaume du ciel qui est destiné aux
pauvres d’esprit, mais bien celui de la terre, à la seule condition qu’ils
possèdent la foi aveugle qui soulève les montagnes. Les philosophes,
qui consacrent souvent des siècles à détruire ce que les convaincus ont
parfois créé en un jour, doivent s’incliner devant eux. Les convaincus
font partie des forces mystérieuses qui régissent le monde. Ils ont dé-
terminé les plus importants des événements dont l’histoire enregistre
le cours.
Ils n’ont propagé que des illusions sans doute, mais c’est de ces il-
lusions à la fois redoutables, séduisantes et vaines, que l’humanité a
vécu jusqu’ici et sans doute continuera à vivre encore. Ce ne sont que
des ombres. Il faut les respecter pourtant. Grâce à elles, nos pères ont
connu l’espérance, et dans leur course héroïque et folle à la poursuite
de ces ombres, ils nous ont sortis de la barbarie primitive et conduits
où nous sommes aujourd’hui. De tous les facteurs du développement
des civilisations, les illusions sont peut-être les plus puissants. C’est
une illusion qui a fait surgir les pyramides et pendant cinq mille ans
hérissé l’Égypte de colosses de pierre. C’est une illusion qui, au
moyen âge, a édifié nos gigantesques cathédrales et conduit
l’Occident à se précipiter sur l’Orient pour conquérir un tombeau.
C’est en poursuivant des illusions qu’ont été fondées des religions qui
ont plié la moitié de l’humanité sous leurs lois et qu’ont été édifiés ou
détruits les plus vastes empires. Ce n’est pas à la poursuite de la véri-
té, mais à celle de l’erreur, que l’humanité a dépensé le plus d’efforts.
Les buts chimériques qu’elle poursuivait, elle ne pouvait les attein-
dre ; mais c’est en les poursuivant qu’elle a réalisé tous les progrès
qu’elle ne cherchait pas.
Gustave Le Bon – Lois psychologiques de l’évolution des peuples (1895) 130
LIVRE V
LA DISSOCIATION DU CARACTÈRE
DES RACES ET LEUR DÉCADENCE
CHAPITRE PREMIER
tôt toutes les qualités qui avaient fait leur grandeur. Alors des voisins
barbares ou demi-barbares, ayant des besoins très faibles mais un
idéal très fort, envahissent le peuple trop civilisé, puis forment une
nouvelle civilisation avec les débris de celle qu’ils ont renversée.
C’est ainsi que, malgré l’organisation formidable des Romains et des
Perses, les Barbares détruisirent l’empire des premiers et les Arabes
celui des seconds. Ce n’étaient pas certes les qualités de l’intelligence
qui manquaient aux peuples envahis. A ce point de vue aucune com-
paraison n’était possible entre les conquérants et les vaincus. Ce fut
quand elle portait déjà en elle des germes de prochaine décadence,
c’est-à-dire sous les premiers empereurs, que Rome compta le plus de
beaux esprits, d’artistes, de littérateurs et de savants. Presque toutes
les œuvres qui ont fait sa grandeur remontent à cette époque de son
histoire. Mais elle avait perdu cet élément fondamental qu’aucun dé-
veloppement de l’intelligence ne saurait remplacer : le caractère 19 .
Les Romains des vieux âges avaient des besoins très faibles et un
idéal très fort. Cet idéal — la grandeur de Rome — dominait absolu-
ment leurs âmes, et chaque citoyen était prêt à y sacrifier sa famille, sa
fortune et sa vie. Lorsque Rome fut devenue le pôle de l’univers, la
plus riche cité du monde, elle fut envahie par des étrangers venus de
toutes parts et auxquels elle finit par donner les droits de citoyen. Ne
demandant qu’à jouir de son luxe, ils s’intéressaient fort peu à sa
gloire. La grande cité devint alors un immense caravansérail, mais ce
ne fut plus Rome. Elle semblait bien vivante encore, mais son âme
était morte depuis longtemps.
Sans doute nous ne pouvons connaître du monde réel que des appa-
rences, de simples états de conscience dont la valeur est évidemment
relative. Mais quand nous nous plaçons au point de vue social nous
pouvons dire que pour un âge donné et pour une société donnée, il y a
des conditions d’existence, des lois morales, des institutions qui ont
une valeur absolue, puisque cette société ne saurait subsister sans el-
les.Dès que leur valeur est contestée et que le doute se répand dans les
esprits, la société est condamnée à bientôt mourir.
Ce sont là des vérités que l’on peut enseigner hardiment, car elles
ne sont pas de celles qu’aucune science puisse contester. Un langage
contraire ne peut qu’engendrer les plus désastreuses conséquences. Le
nihilisme philosophique, que des voix autorisées propagent au-
jourd’hui dans de faibles esprits, les fait immédiatement conclure à
l’injustice absolue de notre ordre social, à l’absurdité de toutes les hié-
rarchies, leur inspire la haine de tout ce qui existe et les mène direc-
tement au socialisme et à l’anarchisme. Les hommes d’État modernes
sont trop persuadés de l’influence des institutions et trop peu de
l’influence des idées. La science leur montre pourtant que les premiè-
res sont toujours filles des secondes et n’ont jamais pu subsister sans
s’appuyer sur elles. Les idées représentent les ressorts invisibles des
choses. Quand elles out disparu, les supports secrets des institutions et
des civilisations sont brisés. Ce fut toujours pour un peuple une heure
redoutable que celle où ses vieilles idées sont descendues dans la
sombre nécropole où reposent les Dieux morts.
Laissant maintenant de côté les causes pour étudier les effets, nous
devons reconnaître qu’une visible décadence menace sérieusement la
vitalité de la plupart des grandes nations européennes, et notamment
de celles dites latines et qui le sont bien en réalité, sinon par le sang,
du moins par les traditions et l’éducation. Elles perdent chaque jour
leur initiative, leur énergie, leur volonté et leur aptitude à agir. La sa-
tisfaction de besoins matériels toujours croissants tend à devenir leur
unique idéal. La famille se dissocie, les ressorts sociaux se détendent.
Le mécontentement et le malaise s’étendent à toutes les classes, des
plus riches aux plus pauvres. Semblable au navire ayant perdu sa
boussole et errant à l’aventure au gré des vents, l’homme moderne
erre au gré du hasard dans les espaces que les dieux peuplaient jadis et
Gustave Le Bon – Lois psychologiques de l’évolution des peuples (1895) 136
lères d’un jour, chez les lettrés par une sorte de sentimentalisme lar-
moyant, impuissant et vague, et de pâles dissertations sur les misères
de l’existence. Un égoïsme sans bornes se développe partout.
L’individu finit par n’avoir plus d’autre préoccupation que lui-même.
Les consciences capitulent, la moralité générale s’abaisse et graduel-
lement s’éteint 21 . L’homme perd tout empire sur lui-même. Il ne sait
plus se dominer ; et qui ne sait se dominer est condamné bientôt à être
dominé par d’autres.
Changer tout cela serait une lourde tâche. Il faudrait changer tout
d’abord notre lamentable éducation latine. Elle dépouille de toute ini-
tiative et de toute énergie ceux à qui l’hérédité en aurait laissé encore.
21 Cet abaissement de la moralité est grave quand il s’observe dans des profes-
sions telles que la magistrature et le notariat, chez lesquelles la probité était
jadis aussi générale que le courage chez les militaires. En ce qui concerne le
notariat, la moralité est descendue aujourd’hui à un niveau fort bas. Les statis-
ticiens officiels ont constaté « qu’il y a dans le notariat une proportion de 43
acensés sur 10,000 individus, alors que la moyenne pour l’ensemble de la po-
pulation de la France est de un accusé pour le même nombre d’individus ».
Dans un rapport du garde des sceaux au Président de la République, publié par
l’Officiel le 31 janvier 1890, je trouve le passage suivant : « Les désastres qui,
dès 1840, avaient commencé à jeter l’inquiétude dans le public, s’accrurent
progressivement à ce point qu’en 1876 un de mes prédécesseurs dut appeler
spécialement l’attention des magistrats du parquet sur la situation du notariat.
Les destitutions et les catastrophes notariales se reproduisaient avec un carac-
tère de gravité et le fréquence inaccoutumé. Le chiffre des sinistres s’élevait
successivement de 31 en 1882; à 41 en 1883; à 54 en 1884; à 71 en 1886. et le
total des détournements commis par les notaires représentait plus de 62 mil-
lions pour la période comprise en 1880 et 1886. En 1889, enfin, 103 notaires
ont dû être, destitués ou contraints de céder leur étude. » Si l’on rapproche de
ces faits la chute successive de nos, plus grandes entreprises financières
(Comptoir d’escompte, Dépôts et comptes courants, Panama, etc.), il faut bien
reconnaître que les invectives des socialistes contre la moralité des classes di-
rigeantes ne sont pas sans fondement. Les mêmes symptômes de démoralisa-
tion profonde s’observent malheureusement chez tous les peuples latins. Le
scandale des banques d’Etat italiennes où le vol se pratiquait sur une immense
échelle par les hommes politiques les plus haut placés, la faillite du Portugal,
la misérable situation financière de l’Espagne et de l’Italie, la décadence pro-
fonde des républiques latines de l’Amérique, prouvent que le caractère et la
moralité de certains peuples ont reçu d’incurables atteintes et que leur rôle
dans le monde est bien près d’être terminé.
Gustave Le Bon – Lois psychologiques de l’évolution des peuples (1895) 138
Que les dogmes nouveaux que nous voyons naître soient contraires
au plus élémentaire bon sens, cela est évident encore. Mais les dog-
mes religieux qui nous ont conduits pendant tant de siècles n’étaient-
ils pas, eux aussi, contraires au bon sens, et cela les a-t-il empêchés de
courber les plus lumineux génies sous leurs lois ? En matière de
croyances, l’homme n’écoute que la voix inconsciente de ses senti-
Gustave Le Bon – Lois psychologiques de l’évolution des peuples (1895) 140
22 Les écrivains allemands les plus éminente sont parfaitement d’accord sur ce
point. Dans son livre récent sur la Question sociale, M. T. Ziegler, professeur
à l’université de Strasbourg, s’exprime de la façon suivante :
« Si le Self-help est la tendance dominante de l’Angleterre, le recours à
l’Etat est la caractéristique de l’Allemagne. Nous sommes un peuple mis en
tutelle depuis des siècles. De plus, pendant les vingt dernières années, la forte
main de Bismarck, en nous assurant la sécurité, nous a fait perdre le sentiment
de la responsabilité et de l’initiative. C’est pour cela que dans les cas difficiles
et, même faciles, nous en appelons à l’aide et à la police de l’État et que nous
abandonnons tout à son initiative. »
Gustave Le Bon – Lois psychologiques de l’évolution des peuples (1895) 141
Mais cette heure n’est pas venue encore. Quelques étapes nous en
séparent. Le socialisme sera un régime trop oppressif pour pouvoir
durer. Il fera regretter l’âge de Tibère et de Caligula et ramènera cet
âge. On se demande quelquefois comment les Romains du temps des
empereurs supportaient si facilement les férocités furieuses de tels
despotes. C’est qu’eux aussi avaient passé par les luttes sociales, les
guerres civiles, les proscriptions et y avaient perdu leur caractère. Ils
en étaient arrivés à considérer ces tyrans comme leurs derniers ins-
truments de salut. On leur passa tout parce qu’on ne savait comment
les remplacer. On ne les remplaça pas en effet. Après eux, ce fut
l’écrasement final sous le pied des barbares, la fin du monde.
L’histoire tourne toujours dans le même cercle.
Livre cinquième
La dissociation du caractère des races et leur décadence
CHAPITRE II
CONCLUSIONS GÉNÉRALES
les ancêtres qui ont contribué à la former. Ce ne sont pas les vivants,
mais les morts, qui jouent le rôle prépondérant dans l’existence d’un
peuple. Ils sont les créateurs de sa morale et des mobiles inconscients
de sa conduite.
tale des divers peuples ont pour conséquence de leur faire percevoir le
monde extérieur de façons très dissemblables. Il en résulte qu’ils sen-
tent, raisonnent et agissent de façons fort différentes et se trouvent par
conséquent en dissentiment sur toutes les questions dès qu’ils sont en
contact. La plupart des guerres qui remplissent l’histoire sont nées de
ces dissentiments. Guerres de conquêtes, guerres de religions, guerres
de dynasties, ont toujours été en réalité des guerres de races.
très prompte. Les peuples mettent de longs siècles pour acquérir une
certaine constitution mentale et ils la perdent parfois en un temps très
court. Le chemin ascendant qui les conduit à un haut degré de civilisa-
tion est toujours très long, la pente qui les mène à la décadence est le
plus souvent fort rapide.
Fin du texte