Lett 061 30
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Jean-Marc Talpin
Dans La lettre de l'enfance et de l'adolescence 2005/3 (no 61), pages 25 à 30
Éditions Érès
ISSN 2101-6046
ISBN 2749204410
DOI 10.3917/lett.061.30
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Problématiques
Lire à l’adolescence :
enjeux psychiques
Jean-Marc Talpin
tant avec un présent où les jeunes seraient captifs des images et autres jeux vidéo.
En effet, parler des enjeux psychiques de la lecture pour les adolescents suppose
une mise à distance suffisante de nos propres rapports à l’écrit dans la mesure où
les adultes qui pensent ces questions sont le plus souvent ce que je nomme « des
croyants de la lecture », pour ne pas dire du texte.
La lecture est, pour la grande majorité des parents, un élément fort de l’édu-
cation des enfants, du « apprendre à lire », du côté de la maîtrise d’une technique,
au « lire » comme activité de plaisir, de culture ou de promotion sociale. Dès lors,
cet investissement initial, renforcé par le passage par l’école et le collège, temples
du lire, occupe une place importante dans les enjeux psychiques de la lecture à
l’adolescence.
Je propose, d’une manière schématique mais nécessaire à l’exposition de
ceux-ci, de traiter les enjeux à partir de deux dimensions apparemment antago-
nistes. À l’adolescence, la lecture peut être abordée soit dans sa dimension rela-
tionnelle (et contre relationnelle le cas échéant), soit comme un en soi pour
l’adolescent, les rapports de celui-ci au lire étant alors traités dans la perspective
de son monde interne en transformation et/ou en crise. Choisir cet ordre de pré-
sentation (la relation, l’intersubjectif, avant l’intrapsychique) s’étaye sur les posi-
tions de R. Kaës pour lequel le groupe précède le sujet qu’il accueille et à
l’émergence duquel il participe tant dans la logique du contrat narcissique
(P. Aulagnier 3) que dans celle des pactes inconscients (R. Kaës 4) et de la forma-
tion de l’idéal du moi (S. Freud 5). Intersubjectif et intrapsychique ne sont donc
ici présentés séparément que pour des raisons de clarté ; en effet la réalité clinique
est à comprendre dans un jeu de tensions, de projections, de déplacements entre
l’une et l’autre de ces scènes.
La lecture et l’intersubjectivité
Une partie de cette problématique a trait à la « sociabilité du lire » (M. Burgos
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études » et d’autres fort heureusement plus ouvertes, il n’est pas rare que les ado-
lescents proposent aussi à leurs parents ou à des adultes investis de lire des livres
qu’ils ont particulièrement aimés ; il y a là véritablement une perche tendue, le
livre étant la médiation, l’occasion, le prétexte mais aussi la couverture pour par-
ler de choses personnelles par le biais des personnages, de l’auteur… Nous
sommes bien là dans la dimension de transition décrite par D.W. Winnicott 8.
Après cette rapide réflexion sur les multiples dimensions de l’intersubjectivité
du lire, nous allons nous arrêter sur ses dimensions intrasubjectives ou intrapsy-
chiques. Ces dimensions témoignent de l’internalisation par le sujet de ce qui s’est
d’abord déroulé, ou cours des relations précoces, dans l’intersubjectivité.
La lecture et l’intrapsychique
Si la lecture est une pratique qui s’inscrit dans l’intersubjectivité et dans le
social, le public, elle n’en est pas moins une expérience profondément intime ainsi
que nous venons de l’évoquer. Dans les entretiens que j’ai pu mener, cette dimen-
sion intime ressort particulièrement dans le refoulement à l’œuvre ; plusieurs lec-
teurs ou lectrices ne retrouvaient plus le titre ou l’auteur d’un livre qui leur avait
particulièrement plu, qui les avait marqués, et ceci alors même qu’ils en racon-
taient l’histoire et qu’ils partageaient leurs réflexions avec plaisir.
Le texte lu, quelle que soit sa qualité, suscite des enjeux psychiques profonds,
en particulier dans le registre de la pulsion, de la symbolisation (donc de la subli-
mation) et de l’identification. Lire, c’est puiser dans « le trésor déjà là de la cul-
ture » ainsi que l’écrit S. Freud. En effet le texte se propose au lecteur comme un
montage de figures, de personnages, de relations, de fantasmes transposés en
intrigues… En ceci, il mobilise de la pulsionnalité en même temps qu’il la pro-
pose sous une forme liée. Or la reviviscence de la pulsionnalité est l’un des enjeux
majeurs de l’adolescence. Celle-ci est, pour reprendre l’image de D.W. Winnicott,
« un vin nouveau dans une vieille outre », la question étant celle de la capacité de
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l’auteur (ce que l’on peut aussi vérifier avec des ouvrages tels que « Junk 10 » ou
« Lady, ma vie de chienne 11 ») à mettre en mots sexualité et fantasme, donc à sym-
boliser une partie de l’expérience non seulement physique mais surtout psychique
de ces jeunes. Rencontrer en dehors de lui des mots, des récits qui disent des
choses proches de ce qu’il ressent permet à l’adolescent de se familiariser avec ses
propres expériences et de se les approprier. Ceci a aussi une fonction de légitima-
tion (R. Kaës) : rencontrant dans le texte, chez des personnages fictifs, des ques-
tions que lui-même se pose, des angoisses que lui-même ressent, l’adolescent est
rassuré. « Idée fixe » en donne une bonne illustration dans le passage où Ben, ayant
constaté une grosseur sur son pénis, en particulier lors de l’érection, pense qu’il a
un cancer, tout en se disant aussi que c’est peut-être normal. Il conclut que, quoi
qu’il en soit, il ne peut absolument pas en parler à un adulte, qu’il aurait beaucoup
trop honte. Le livre peut être cet interlocuteur à distance, muet, qui permet l’évi-
tement de la honte mobilisée par la relation avec un autre. Ce qui est vrai et de
manière criante pour la sexualité l’est aussi pour de nombreux autres enjeux tels
que les relations entre les sexes ou entre personnes d’un même sexe, les relations
entre les générations, en particulier avec les parents.
Le roman ou le témoignage, avec certes des dimensions spécifiques, sont donc
des sources d’informations mais aussi des lieux de réassurance narcissique ainsi
que de liaison des expériences plus ou moins désordonnées de l’adolescence. En ce
sens, dans la lecture, l’identification joue à plusieurs niveaux (J.-M. Talpin 12).
D’une part, elle est identification au personnage, avec le plus souvent une dimen-
sion héroïque et une vie par procuration s’inscrivant dans la logique de la transi-
tionnalité et du jeu décrite par M. Picard 13. D’autre part, elle est identification à
un ensemble de personnages, au réseau complexe des relations que les uns et les
autres entretiennent. Enfin la lecture peut conduire à l’internalisation d’un mode
de travail psychique envers des pulsions qu’elle suscite et contient tout à la fois. Ce
cas de figure se rencontre avec ces adolescent-e-s qui disent s’être mis à écrire (fic-
tion, poème, journal) suite à la lecture d’un ouvrage qui les avait particulièrement
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et de leur agencement en récit qui introduit de la temporalité (P. Ricœur 14). Cette
lecture est prise entre deux pôles dont les extrêmes sont d’une part son refus, pré-
cisément parce qu’elle suppose une inhibition (et parce qu’elle est marquée par le
report de la satisfaction autant que par le scolaire), d’autre part son investissement
défensif comme refuge.
Dans le premier cas le passage par le texte suscite de la frustration tant phy-
sique que psychique puisque c’est l’auteur (ou le narrateur) qui est maître du
récit ; dans le second, au lieu d’être une médiation entre le sujet lecteur et le
monde (son monde interne comme le monde externe), il devient un refuge : ainsi
en est-il de ces adolescents cachés derrière leur livre (ou leur écran d’ordinateur,
leur console de jeu…). Entre les deux, avec des mouvements psychiques contra-
dictoires, se tient l’investissement sinon du texte du moins de tel ou tel texte qui
peut à un moment fonctionner comme double idéalisé, comme compagnon de
mots, comme ouverture, pour jouer, sur la vie.
Renseignements : GRAPE – 01 48 78 30 88
ou sur le site : www.legrape.org
14. P. Ricœur, 1983, 1984, 1985, Temps et récit (3 tomes), Paris, Le Seuil, 404, 298, 533 p.