Sido, Colette (1930)
Sido, Colette (1930)
Sido, Colette (1930)
Sidonie-Gabrielle Colette, Colette de son nom d’autrice, fut une écrivaine, une
comédienne, une pantomime, une actrice et une journaliste. Elle naquit en 1873 et mourut
en 1954. Sido est une autobiographie. Sido était le surnom de sa mère, Sidonie Colette.
Celle-ci est une figure centrale de l’enfance de Colette et donc de son autobiographie.
Étés réverbérés par le gravier jaune et chaud, étés traversant le jonc tressé de mes grands
chapeaux, étés presque sans nuits... Car j'aimais tant l'aube, déjà, que ma mère me
l'accordait en récompense : j'obtenais qu'elle m'éveillât à trois heures et demie, et je m'en
allais, un panier vide à chaque bras, vers des terres maraîchères qui se réfugiaient dans le pli
étroit de la rivière, vers les fraises, les cassis et les groseilles barbues.
A trois heures et demie, tout dormait dans un bleu originel, humide et confus, et quand je
descendais le chemin de sable, le brouillard retenu par mon poids baignait d'abord mes
jambes, puis mon petit torse bien fait, atteignait mes lèvres, mes oreilles et mes narines plus
sensibles que tout le reste de mon corps… J'allais seule, ce pays mal pensant était sans
dangers. C'est sur ce chemin, c'est à cette heure que je prenais conscience de mon prix, d'un
état de grâce indicible et de ma connivence avec le premier souffle accouru, le premier
oiseau, le soleil encore ovale, déformé par son éclosion…
Ma mère me laissait partir, après m'avoir nommée " Beauté, Joyau-tout-en-or "; elle
regardait courir et décroître sur la pente son oeuvre - " chef-d'oeuvre ", disait-elle. J'étais
peut-être jolie ; ma mère et mes portraits de ce temps-là ne sont pas toujours d'accord... Je
l'étais à cause de mon âge et du lever du jour, à cause des yeux bleus assombris par la
verdure, des cheveux blonds qui ne seraient lissés qu'à mon retour, et de ma supériorité
d'enfant éveillée sur les autres enfants endormis.
Je revenais à la cloche de la première messe. Mais pas avant d'avoir mangé mon saoul,
pas avant d'avoir dans les bois, décrit un grand circuit de chien qui chasse seul, et goûté
l'eau de deux sources perdues, que je révérais. L'une se haussait hors de la terre par une
convulsion cristalline, une sorte de sanglot, et traçait elle-même son lit sableux. Elle se
décourageait aussitôt née et replongeait sous la terre. L'autre source, presque invisible,
froissait l'herbe comme un serpent, s'étalait secrète au centre d'un pré où des narcisses,
fleuris en ronde, attestaient seuls sa présence. La première avait goût de feuille de chêne, la
seconde de fer et de tige de jacinthe... Rien qu'à parler d'elles je souhaite que leur saveur
m'emplisse la bouche au moment de tout finir, et que j'emporte, avec moi, cette gorgée
imaginaire...