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Lalangue en questions

Dominique Simonney
Dans Essaim 2012/2 (n° 29),
29) pages 7 à 16
Éditions Érès
ISSN 1287-258X
ISBN 9782749234458
DOI 10.3917/ess.029.0007
© Érès | Téléchargé le 05/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 191.14.10.60)

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Lalangue en questions

Dominique Simonney

La naissance de lalangue

Nous possédons son acte de naissance, le 4 novembre 1971, aux alen-


tours de 22 heures, à Paris, plus précisément en la chapelle de l’hôpital
Sainte-Anne. Lacan propose à son auditoire ce néologisme, lalangue.
Cette année-là (1971-1972), à son séminaire (… Ou pire) s’ajoutent
des conférences mensuelles, censées s’adresser aux internes des hôpitaux
psychiatriques, intitulées Le savoir du psychanalyste. En fait, elles ont un
public beaucoup plus large, nombre de ceux qui assistent au séminaire se
pressent également à l’intérieur des murs de la chapelle.
Cela permet à Lacan quelques variations sur le thème de « je parle aux
murs », proposant au passage un autre néologisme : l’amur, qui résonne
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avec le développement du thème du non-rapport sexuel dans son séminaire
et la mise en place des formules de la sexuation.
Lalangue se trouve nommée à l’occasion d’un lapsus de Lacan.
Voulant parler du Vocabulaire de la psychanalyse, il dit Vocabulaire de la philo-
sophie, dont le plus connu se nomme précisément le Lalande. À partir de ce
lapsus, il associe en proposant d’écrire la langue en un seul mot, lalangue. Il
demande à une des personnes de son auditoire d’écrire ce mot nouveau au
tableau. Celle-ci s’exécute et écrit… Lalande 1.

1. On en trouvera témoignage sonore (vers la trentième minute de la conférence) sur http://www.


valas.fr/IMG/mp3/1_lacan_4_11_71_Le_savoir.mp3
Lors de la seconde conférence, le 2 décembre 1978, il affirme « … quand j’ai dit : Fonction et champ
de la parole et du langage, le champ est constitué par ce que j’ai appelé l’autre jour avec un lapsus,
lalangue ». Cet « avec un lapsus » désigne-t-il cette nomination de lalangue qui accompagne,
en association, le lapsus dictionnaire de la philosophie, donc le Lalande, ou bien Lacan est-il
persuadé que son lapsus a porté directement sur lalangue, nous ne saurions trancher.

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Quels débuts pour lalangue, portée sur les fonds baptismaux de la


chapelle de l’hôpital Sainte-Anne, par parrain « lapsus » et marraine « équi-
voque », le tout sur fond de malentendu.
Lacan donne, dans la foulée, un certain nombre de définitions de celle-ci
qui permettent de supposer qu’il a quelque peu préparé son affaire.
Première définition : « Eh bien, lalangue n’a rien à faire avec le diction-
naire, quel qu’il soit. Le dictionnaire a affaire avec la diction, c’est-à-dire la
poésie et avec la rhétorique par exemple. Ce n’est pas rien, hein ? Cela va
de l’invention à la persuasion. C’est très important, seulement c’est pas ce
côté-là qui a affaire avec l’inconscient 2. »
L’inconscient, dit-il, a à faire d’abord avec la grammaire, il a aussi un
peu à faire, beaucoup à faire, tout à faire avec la répétition, c’est-à-dire le
versant tout contraire à ce à quoi sert un dictionnaire. « C’est une assez
bonne façon de faire de les dériver », remarque-t-il, faisant référence à ce
que n’ont justement pas fait les auteurs du Dictionnaire de la psychanalyse.
Ce mot de dérive est celui-là même qu’il propose pour traduire le Trieb
freudien.
Donc, grammaire pulsionnelle, répétition pulsionnelle : nous sommes
avec Freud.
Lacan ajoute : « Le versant utile pour nous psychanalystes, pour ceux
qui ont affaire à l’inconscient, c’est la logique 3. » Là nous quittons Freud,
et abordons la question de la logique de la jouissance, dont précisément il
traite au même moment dans son séminaire, au moyen du tableau de la
sexuation.
Une fois encore il surprend son monde, avec ce mot nouveau et les
définitions qu’il en donne. Que lalangue n’ait pas rapport avec le diction-
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naire n’étonne guère : le dictionnaire donne un certain état d’une langue
à un moment de son histoire. Il ne saurait rendre compte de la langue
vivante d’un sujet, avec ses constantes créations à travers rêves et lapsus
notamment.
Mais éliminer de lalangue invention et poésie ne va pas de soi. Si la
poésie n’est pas du domaine de lalangue, où la situer ?
Un premier élément de réponse se trouve dans ce constat, qu’il importe
de solidement établir : lalangue n’est pas l’inconscient. Un certain nombre
de propos de Lacan lui-même vont contre cette confusion. Il ne dit pas
que l’inconscient est structuré comme lalangue, mais comme un langage.

2. Lacan, Je parle aux murs, Paris, Le Seuil, 2011, p. 18-19, 35.


C’est sous cette appellation « Je parle aux murs » qu’ont été transcrites par l’éditeur les trois
premiers entretiens de la série de sept conférences que Lacan avait intitulées « Le savoir du
psychanalyste » ! Les quatre derniers sont arbitrairement (l’arbitraire ment ?) intégrés dans le
séminaire … Ou pire.
3. Ibid., p. 19.

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« Si je parle de langage, il s’agit de traits communs à se rencontrer dans


lalangue », fait-il remarquer 4.
Au-delà de sa variété, précise-t-il, lalangue comporte des constantes
et d’abord la distinction du code et du message. Cette dernière a été souli-
gnée comme fondamentale dans la structure du langage par Lacan lors des
premières années de son enseignement, tout spécialement dans son sémi-
naire sur les psychoses (1955-1956).
Lalangue n’est donc ni la langue du dictionnaire, ni même celle du
poète, elle n’est pas non plus le langage, non sans contenir un certain
nombre de ses traits. Donc, elle participe du langage, structure universelle,
et d’une langue singulière, quoique s’inscrivant dans telle ou telle langue
qui va au-delà de sa propre singularité (français, anglais, etc.).
La soudure qui produit le signifiant lalangue s’opère entre l’article
défini « la », universalisant, comme dans l’exemple célèbre de Lacan : la
femme, et l’indéfini d’une « langue » particulière. Le champ de lalangue est
dans ce nouage entre universel et particulier.
Les trois principales caractéristiques qu’il attribue à lalangue parti-
cipent de cette structure inconsciente, à laquelle participe lalangue, sans
toutefois devoir y être identifiée.
La répétition (donc le retour des signifiants en cause dans la jouis-
sance), la grammaire (pulsionnelle) et la logique (Lacan rappelle, dans
« L’étourdit », qu’aucune élaboration logique n’a jamais procédé que « d’un
noyau de paradoxes »), forment entre elles une sorte de « ronde » de l’équi-
vocité que le psychanalyste, dans la cure, va tenter de lever (ou du moins
de soulever), non sans l’avoir le plus longtemps maintenue pour que l’ana-
lysant puisse en percevoir la prégnance dans son modus desiderandi.
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Dans la cure, il est question de la singularité de chaque sujet. Mais
chacun devra se débrouiller avec son savoir faire avec sa propre lalangue.
Cela s’entend mieux en mettant en perspective deux citations de
Lacan :
– « Une langue entre autres n’est jamais que l’ensemble des équivoques que
son histoire y a laissé persister 5 » ;
– « Le langage sans doute est fait de lalangue. C’est une élucubration sur
lalangue. Mais l’inconscient est un savoir, un savoir faire avec lalangue.
Et ce qu’on sait faire avec lalangue dépasse de beaucoup ce dont on peut
rendre compte au titre du langage 6. »
La seconde citation permet de saisir l’apparente radicalité de la
première.

4. Ibid., p. 24-25.
5. J. Lacan, « L’étourdit », dans Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 490.
6. J. Lacan, Encore, Paris, Le Seuil, 1975, p. 127.

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Car, pourrait-on objecter, la langue est aussi le champ de la poésie qui


est loin d’avoir un recours systématique à l’homophonie : cela peut être le
cas dans l’allitération, mais pas dans la métaphore. Mais cette définition
d’« une langue », que l’on peut trouver restrictive, vise en fait, ce que
précise la seconde définition, l’usage que fait l’inconscient de lalangue, son
savoir faire avec celle-ci. Et l’on sait la place que tient l’homophonie dans
l’inconscient. Une langue se trouve alors définie en rapport avec les poten-
tialités d’équivoque qu’elle offre à l’inconscient.
L’équivocité signifiante va de plus en plus être ramenée par Lacan à
l’homophonie. Ces deux mots, l’un d’origine grecque, l’autre latine, ont
au départ des significations identiques, celle d’une similitude vocale. Mais
la signification d’équivoque s’est élargie. On parle par exemple d’un geste
équivoque : d’où la nécessité de préciser, le cas échéant, le caractère signi-
fiant de celle-ci. Alors que l’homophonie renvoie directement à la phona-
tion, donc à la pulsion invocante et à la jouissance de la voix.
Lors d’une des conférences du jeudi soir que nous évoquions plus
haut, Lacan insiste longuement sur la façon dont la parole résonne. Il se
laisse même aller à esquisser une théorie de l’origine du langage, ce qu’il
s’est toujours interdit, en considérant la façon dont les phonèmes réson-
nent différemment sur les murs des cavernes où logeaient les hommes
préhistoriques.
Équivoquant entre résonance et réson, mot « pioché » chez Francis
Ponge, il fait remarquer que si les mathématiciens ont pu formaliser cette
réson, les références intuitives dont ils ont cru pouvoir se débarrasser ne
sont pas sans faire retour, aux dires mêmes de certains d’entre eux qui
profèrent qu’« on ne peut point s’axer sur cette jonction dite formaliste,
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ce point de jonction mathématico-logique, qu’il y a quelque chose au-delà
[…]. On cherche au-delà, à quelle réson recourir pour ce dont il s’agit, à
savoir du réel 7 ».
La logique passe par l’écrit que certains ont pu imaginer « sans reste »,
rêve de tout métalangage. Mais, dès qu’on lit l’écrit, et surtout si on le dit,
les mots résonnent, soumis qu’ils sont, comme les autres, à l’équivoque
signifiante.
Prenons un exemple : le Un. Depuis la nuit des temps, théologiens,
philosophes, logiciens et mathématiciens, sans oublier, plus récemment,
les psychanalystes, ne cessent de le questionner. Mais l’homophonie en jeu
dans le Un, celle du chiffre, du nombre et de l’article indéfini, ne contribue-
t-elle pas à la difficulté à le cerner ?
Lacan pose dans les termes suivants (dans « L’étourdit ») le problème de
l’homophonie au sein de la logique : « Je rappellerai seulement qu’aucune

7. Je parle aux murs, op. cit., p. 94.

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élaboration logique, ce à partir d’avant Socrate et d’ailleurs que de notre


tradition, n’a jamais procédé que d’un noyau de paradoxes – pour se servir
du terme recevable partout, dont nous désignons les équivoques 8… »
Exemple donné par Lacan de cette équivoque : « Que dans la langue
qui est la mienne […] deux soit équivoque à d’eux, garde trace de ce jeu de
l’âme par quoi faire d’eux deux-ensemble trouve sa limite à “faire deux”
d’eux 9. »
La concise clarté de cet énoncé use de trois dimensions de lalangue :
équivoque acoustique du signifiant (d’eux/deux), équivoque grammaticale
qui redouble la signifiante, et équivoque logique (de la sexuation) : faire
deux d’eux. La dernière n’en est pas moins homophonique, et renvoie à tout
ce qui dans la logique de la sexuation contrevient à la logique classique,
celle issue d’Aristote.

Effets de lalangue

La barrière de la langue est communément conçue comme celle entre


deux langues différentes qui font que deux individus ne peuvent « commu-
niquer ». Mais la barrière est aussi à l’intérieur de la langue. On sait, avant
Freud même, c’est par exemple un des ressorts de la comédie, que parler la
même langue favorise grandement le malentendu.
Lalangue est faite de signifiants (en cela elle participe de la structure
du langage) et échoue à atteindre la chose qu’elle vise, renvoyant le sujet
de signifiant en signifiant, en un glissement continuel de la signification.
Lacan a beau dire dans le séminaire Le sinthome (1975-1976) que « le langage
mange le réel », (nous reviendrons sur ce type de métaphore orale), force
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est de constater que ce genre de banquet laisse le sujet sur sa faim. Le
sujet est donc divisé par lalangue, qui opère sur lui un effet de castration
symbolique.
Il y a un autre effet de lalangue sur le sujet, celui d’aliénation ou de
traumatisme. Le « ou » est peut-être superflu, car l’entrée de l’enfant dans
lalangue de l’Autre implique ces deux dimensions. Mais la place, l’impor-
tance du traumatisme varie grandement selon les sujets.
Ferenczi l’avait déjà pressenti dans son célèbre article de 1932 : « La
confusion de langue entre l’adulte et l’enfant ». Même si sa croyance (si
peu freudienne) en l’innocence de l’enfant est sujette à caution, ses remar-
ques sur la perversion qu’implique le langage érotisé du parent envers
l’enfant méritent d’être entendues. La pulsion fait certes de l’enfant un
pervers polymorphe en puissance, cela ne l’empêche nullement de n’être

8. Ibid., p. 492.
9. « L’étourdit », op. cit., p. 491.

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pas préparé au discours sexualisé porté par la jouissance (perverse ou pas)


de l’Autre.
Lacan situe dès le départ lalangue dans le symbolique. Quelques
années plus tard aussi, lors de la première leçon du séminaire Une bévue…,
il définit celle-ci comme corps du symbolique.
Mais cette irruption de lalangue de l’Autre chez l’enfant amène à
penser que lalangue est « aussi » réelle.
Si on ajoute que lalangue fait image autour de l’entente qu’elle est
censée susciter, du fait qu’il y ait une langue commune, on voit qu’elle n’est
pas sans comporter une part d’imaginaire.
Le réel n’est pas cependant le « dernier mot » de lalangue car par
définition il ne parle pas, mais fait parler : « Des hommes et des femmes,
c’est réel. Mais nous ne sommes pas capables d’articuler dans lalangue la
moindre chose qui ait le moindre rapport avec ce réel 10. »
Quel rapport existe-t-il entre le symbolique de lalangue (la castration),
son imaginaire (la compréhension) et son réel (la jouissance) ?
Lors des premières années de son enseignement, Lacan pouvait écrire,
dans Fonction et champ de la parole et du langage : « À mesure que le langage
devient plus fonctionnel, il est rendu impropre à la parole, et à nous
devenir trop particulier il perd sa fonction de langage 11. » Déjà pointait,
préfigurant lalangue, une « tension » entre universel et particulier, ici située
entre parole et langage.
Pour le linguiste Jean-Claude Milner, réel, symbolique et imaginaire
se nouent de façon borroméenne dans lalangue. Il a, à maintes reprises,
traité de lalangue. Nous nous référerons ici à ce qu’il en dit dans Les noms
indistincts 12.
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Milner entame ainsi son propos : « Il y a trois suppositions. La première
[…] c’est qu’il y a […] on nommera cela réel ou R. Une autre proposition,
dite symbolique, ou S, est qu’il y a de lalangue, supposition sans laquelle
rien, et singulièrement, aucune supposition ne saurait se dire. Une autre
supposition enfin est qu’il y a du semblable où s’institue tout ce qui fait lien :
c’est l’imaginaire ou I 13. »
Selon lui lalangue ne tient que par un nouage borroméen : « C’est que
l’entreprise du nommer ne s’autorise que de lalangue et que celle-ci est
saisie par le nœud 14. »
Plus loin, il se demande quelle est la place du réel dans lalangue. Il fait
remarquer que celui-ci peut aussi bien être marqué d’un « Un en moins »
car « les mots manquent dira-t-on, pointant ainsi le symptôme du réel sous

10. Je parle aux murs, op. cit., p. 61.


11. J. Lacan, Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 298-299.
12. J.-C. Milner, Les noms indistincts, Paris, Verdier/Le Seuil, coll. « Poche », 1981.
13. Ibid., p. 9.
14. Ibid., p. 18.

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les espèces du défaut », que marqué d’un « Un en plus », faisant allusion


aux homophonies et au fait « qu’on dit toujours quelque chose en plus, qui
n’était pas demandé ».
Tout semble limpide, poursuit-il alors : « Lalangue est réelle, le langage
est imaginaire, et la langue symbolique. Pourtant, tout est aussi bien
compliqué : au sens propre puisqu’il s’agit de repliements empilés. C’est
que lalangue, d’être posée en R, est aussi le réel de ce que ça puisse, un
instant, tenir ensemble : entendons que ce soit incessamment sur le point de
se défaire. Autrement dit, lalangue est le réel d’une rencontre contingente
entre R, S et I 15. »
On entend mieux, à l’aide de ces réflexions de J.-C. Milner, ce que
Lacan traque les dernières années de sa pratique de psychanalyste : cette
rencontre contingente. Nous apercevons alors en quoi le néologisme
lalangue permet de mieux suivre Lacan dans ce qui sera son avancée borro-
méenne au service de la psychanalyse. L’invention de lalangue (novembre
1971) précède seulement de quelques mois la manifestation de son intérêt
pour le nœud borroméen (février 1972). Sans lalangue l’extraordinaire
développement de la logique nodale eût-il été possible ?
S’il y a un savoir-faire avec les nœuds, il y a aussi, comme nous l’avons
vu, un savoir faire avec lalangue 16.

Lalangue maternelle

Avec la définition de lalangue comme maternelle, Lacan resserre tout


en ouvrant le champ de celle-ci. La langue maternelle participe du singulier
de la langue d’une mère et de l’universel d’une langue maternelle donnée.
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Cette définition se trouve dans « L’étourdit » (daté du 14 juillet 1972), puis
dans le séminaire Encore (séance du 26 juin 1973).
C’est la langue dans laquelle un sujet a été élevé. Sa langue première.
Langue maternelle et non langue d’une nourrice dont le bébé peut aussi
balbutier quelques mots, elle permet au sujet une familiarité dans son
usage à nulle autre pareille 17.
Langue transmise, certes, mais aussi créée : « C’est l’ensemble des
femmes qui a engendré ce que j’ai appelé lalangue, devant une langue qui
se décomposait, le latin dans l’occasion, puisque c’est de cela qu’il s’agissait
à l’origine de nos langues 18. »

15. Ibid., p. 38.


16. Il se trouve que le numéro suivant d’Essaim (le n° 30) portera sur « le savoir-faire de l’ana-
lyste ». Peut-être pourra-t-il s’y articuler ces deux savoir-faire : celui de l’inconscient et celui de
l’analyste.
17. Perdre cette (la)langue maternelle ne peut qu’être une catastrophe. Cf. dans ce numéro l’article de
Simone Wiener : « Aharon Appelfeld, lalangue perdue ? »
18. Lacan, Le sinthome, Paris, Le Seuil, 2005, p. 117.

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14 • Essaim n° 29

Lacan décrit en de nombreux termes cette familiarité : « Lalangue


qui est mienne », « lalangue est bonne fille », « lalangue qui m’est amie
d’être mien(ne) ». Cette dernière formulation, qui se trouve dans Télévision,
traduit une sorte de familiarité amoureuse entretenue par le sujet (Lacan en
l’occurrence) avec lalangue.
D’être transmise par la mère, ou toute autre personne tenant lieu de
premier Autre, donne à lalangue une dimension corporelle, une dimension
de jouissance à l’enfant auquel elle s’adresse. Ce dernier écoute dire ou
chantonner sa mère, s’essaye lui-même à donner de la voix à travers ses
gazouillis, sa lallation, mot dont Lacan souligne la proximité phonétique
avec lalangue, plus musique homophonique que langage articulé.
Plaisir, jouissance, premiers affects, le bébé inaugure à travers cette
lalangue sa rencontre avec un Autre. Un imaginaire non spéculaire (sauf
dans les yeux de la mère, comme l’a signalé Winnicott), un symbolique
naissant, un réel encore indiscernable.
La proximité de lalangue avec l’oralité est flagrante. Le bébé absorbe
les premières vocalises maternelles avec le lait qu’il ingère. D’ailleurs,
les métaphores mêlant oralité et paroles ne manquent pas : on « boit les
paroles » de quelqu’un, ou encore, quand l’on a quelque chose à se repro-
cher, il arrive qu’on « passe à table » pour y « manger le morceau ». Sans
parler du propos biblique « manger le livre ».
Lacan fait remarquer dans le séminaire Le sinthome que dans certains
adverbes, réelle-ment, héroïque-ment, mentale-ment… « l’adjonction de cement
est déjà en soi suffisamment indicative de ceci, qu’on ment ». Il ajoute qu’on
lui a fait remarquer ceci : « … lalangue, en tant qu’elle désigne l’instrument
de la parole… était aussi la langue qui portait les papilles dites du goût. Eh
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bien, je lui rétorquerai que ce n’est pas pour rien que ce qu’on dit ment 19 ».
Ajoutons que cette remarque ne manque pas de saveur dans la bouche du
petit-fils d’un certain Émile Lacan, « horrible personnage » selon le dire de
son petit-fils (dans le séminaire L’identification) qui se trouve avoir exercé le
métier de… vinaigrier.
Si ma remarque a quelque pertinence, elle montre, s’il en est encore
besoin, le lien qu’effectue lalangue entre l’universel d’une langue, ici le fait
qu’en français certains adverbes se dénoncent eux-mêmes comme menson-
gers, et le particulier d’un nommé Jacques Lacan.
Il existe un autre aspect de lalangue maternelle qui retiendra notre
attention : qu’elle soit, précisément, celle de… la mère.
Dans un développement plein d’humour, Lacan signale, lors de la
première séance du séminaire Le sinthome, que si Adam a été chargé par
Dieu de nommer les bestiaux, il l’a fait dans la langue d’Ève. Nom qui en

19. Ibid., p. 17.

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Lalangue en questions • 15

hébreu signifie : la mère des vivants. On saisit le « tour » : Adam tient sa


langue maternelle de… sa compagne, puisqu’il n’a pas de mère, compagne
qui est en même temps « mère universelle ».
Si l’homme est amené à parler d’amour, il le fait, d’abord, bien que
pas exclusivement, dans sa langue maternelle. Œdipe en a fait l’amère (la
mère ?) expérience.
Lalangue maternelle reste une lalangue, et au-delà de sa possible musi-
calité, de sa capacité à permettre au sujet de se mouvoir en elle avec une
certaine familiarité, elle n’en porte pas moins la castration. L’exemple d’Ève
en rend compte. Adam se retrouve, pour avoir avec celle-ci partagé le fruit
défendu, banni également de l’Éden, mortel, en un mot : « castré ».
Cette participation active de la mère à lalangue peut rendre compte,
à rebours de ceux qui comme Lacan semblent y évoluer comme « poisson
dans l’eau », de la position d’autres sujets qui ne peuvent dire ou écrire
que dans une langue étrangère. L’exemple de Beckett en témoigne, comme,
dans un autre registre, le témoignage de Louis Wolson dans Le schizo et les
langues.
Une autre possibilité est de dynamiter sa langue maternelle : Artaud et,
bien sûr, Joyce pourraient ici être appelés à la barre, qui est aussi celle qui
divise le sujet, homophonie oblige.

Pour conclure : le vertige de lala…

Lacan n’a cessé de jouer de l’homophonie. Que l’on se souvienne


seulement du « pseudo » qu’il a attribué à la patiente dont il parle dans sa
thèse : Aimée.
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Son écriture est elle-même tissée d’équivoque signifiante, ce qui rend
sa lecture quelques fois un rien… ardue. Lors des dernières années, on note
un véritable « déchaînement » (au sens double de libérer et de déferler) de
celle-ci. Les titres mêmes de ses séminaires, des Non-dupes errent à L’insu
que sait… en passant par Le sinthome, jouent sur l’équivoque signifiante.
Nous ne pouvons que le suivre quand il nous montre à quel point l’ho-
mophonie est au cœur de la langue. Cependant, une question mérite d’être
posée : l’inconscient est-il réductible à lalangue ? Nous avons vu que, si l’on
se fie à sa formule, plus haut citée, de l’inconscient comme savoir-faire avec
lalangue, ce n’est pas le cas.
Si ce n’est pas le cas, une cure analytique, même approchant de sa
terminaison, ne saurait se réduire à une pure « traque » de l’homophonie.
Le fantasme, les rêves, un certain nombre de formations de l’inconscient
requièrent une approche qui ne relève pas de la seule homophonie. La
métaphore et la métonymie, à l’œuvre dans l’inconscient, ne peuvent se
réduire, me semble-t-il, à celle-ci.

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Cependant, force est de constater que l’accent mis sur l’homophonie


par Lacan est très fort, quand par exemple il énonce : « Lalangue, que j’écris
en un seul mot, dans l’espoir de ferrer, elle, lalangue, ce qui équivoque avec
faire réel 20. »
Mais est-ce le seul réel en jeu dans l’inconscient, qu’en est-il, par
exemple, de celui de l’objet a, quand, dégagé de sa gangue imaginaire, il
se trouve dénudé dans la traversée du fantasme, moment terminal dans la
cure ?
Pour finir, une remarque : la poésie, l’invention, exclues au départ du
champ de lalangue, font un retour remarqué dans le séminaire L’une bévue…
Lacan évoque l’invention d’un signifiant nouveau et aussi la question de la
poésie, celle qui pourrait produire l’analyste, au cours d’une cure.
Qu’il réponde par la négative concernant le signifiant nouveau (« nos
signifiants sont toujours reçus ») et par un aveu d’impuissance quant à la
poésie (« je ne suis pas assez pouâte ») n’empêche pas ces dimensions de
faire un retour insistant, tout comme d’ailleurs la persuasion, elle-même
exclue du champ de lalangue : « Est-ce qu’elle opère (la psychanalyse),
puisque de temps en temps elle opère par ce qu’on appelle un effet de
suggestion 21 ? »
Lalangue est aussi faite pour poser des questions.
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20. J. Lacan, L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre, séance du 19 avril 1977, consultable sur
http://www.ecole-lacanienne.net/seminaireXXIV.php
21. Ces propos sur le signifiant nouveau, le pas assez pouâte et la persuasion se trouvent dans la dernière
leçon de L’insu que sait…, du 17 mai 1977.

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