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Quelques remarques sur « lalangue » et sur le cas

particulier de la surdité prélinguale


Frédéric Pellion
Dans Essaim 2012/2 (n° 29), pages 51 à 67
Éditions Érès
ISSN 1287-258X
ISBN 9782749234458
DOI 10.3917/ess.029.0051
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Quelques remarques sur « lalangue » …

et sur le cas particulier


de la surdité prélinguale

Frédéric Pellion

L’expression « lalangue » semble avoir été employée pour la première


fois par Jacques Lacan le 4 novembre 1971, dans la leçon d’ouverture du
séminaire tenu à Sainte-Anne – en parallèle 1 du séminaire … Ou pire,
donc – sous le titre Le savoir du psychanalyste 2. Revenant une nouvelle fois
sur sa formule « l’inconscient est structuré comme un langage 3 », Lacan
y déclare : « J’écrirai désormais lalangue en un seul mot. » Il incite en fait,
s’agissant du langage des linguistes, à repartir d’un autre point qu’eux 4,
à savoir des « lalangues », et à redéfinir ce langage, précisément, comme
« ensemble des points communs entre les lalangues 5 ».
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1. Il n’est peut-être pas indifférent que cette expression apparaisse en quelque sorte à la marge de l’en-
seignement « officiel » de Lacan. C’est peut-être – on y reviendra – qu’elle n’est pas à proprement
parler partie prenante du champ lacanien de l’analysable, mais plutôt, vis-à-vis de lui, en position
« littorale » (J. Lacan, « Litturaterre », dans Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 11-20)…
2. Ce texte doit beaucoup à mes discussions quotidiennes, parfois animées, avec mes collègues de
l’INJS-Paris, et en particulier avec Nicole Farges. Je me référerai plusieurs fois à l’intervention
encore inédite à la journée d’étude « La langue du soin », organisée conjointement par l’INJS-Paris
et le GIS « Nouvelles approches de la maladie et du handicap » à Paris, 12 juin 2010, sous le titre
De lalangue à la langue maternelle.
3. En somme, si Lacan introduit « lalangue », c’est d’abord pour manifester qu’il s’écarte de la réfé-
rence spécialisée à la linguistique structurale (requalifiée de « linguisterie »), mais c’est en même
temps pour marquer qu’il s’est éloigné du structuralisme en général. Sur ce point, cf. F. Balmès,
Structure, logique, aliénation, Toulouse, érès, coll. « Scripta », 2011. Je pense particulièrement au
remarquable chapitre intitulé « Histoires de la structure », p. 31-59.
4. Lacan fait à la linguistique qui lui est contemporaine le reproche précis d’en revenir plus ou
moins insidieusement au signe, soit de chercher à refouler – voire à « rejeter à son extérieur » – la
« barrière résistante à la signification » qui sépare le signifiant du signifié et qui l’a fondée comme
science (J. Lacan, « L’instance de la lettre ou la raison depuis Freud », dans Écrits, Paris, Le Seuil,
1966, p. 497). La dernière leçon du séminaire Encore sera explicite sur ce point (J. Lacan, Le sémi-
naire, Livre XX, Encore, transcription Paris, Le Seuil, 1975, p. 126 sqq.).
5. J. Lacan, « Le savoir du psychanalyste », leçon inédite du 4 novembre 1971.

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Ces « lalangues » se fomentent dans la matérialité 6 de ce que chacun


a de plus irréductiblement personnel quant à sa relation au langage ;
ce qui fait que, contrairement au langage, elles sont étrangères au(x)
dictionnaire(s).
« Lalangue », comme d’ailleurs la grammaire et la logique – choses
également extérieures au dictionnaire –, a donc plus directement « affaire
avec l’inconscient », selon Lacan, que le langage des linguistes 7. À cet
égard, elle a lointainement à voir avec la parole, dont la « fonction » qui la
spécifiait au sein du « champ » du langage était déjà marquée en 1953 8 de
« définir la place de la vérité » qui sourd dans ses achoppements. Toute-
fois, « lalangue » n’est pas la parole « pleine », à laquelle Lacan ne croit
plus – puisque vérité et savoir, maintenant, se contrarient l’une l’autre 9 –,
et s’il advient qu’elle dise une part de cette vérité, c’est seulement « sans
le savoir 10 », à son insu. Ce qui est congruent, poursuit Lacan, avec ceci
que « le discours analytique se tient à la frontière sensible 11 entre vérité et
savoir 12 ».
« Lalangue » – et non pas ce que le sens commun en laisse se déposer
dans le langage, puis de celui-ci, éventuellement, dans les dictionnaires –
constitue ainsi une des visées du savoir du psychanalyste. Et ce savoir sur
les « lalangues » individuelles conduit à « un nouveau statut du savoir »,
dont Lacan suggère, à la fin de cette leçon, qu’il s’agirait, en quelque sorte,
d’un savoir sans pouvoir 13, d’un savoir de l’impuissance à savoir 14.
« L’étourdit », rédigé à l’été 1972, précisera quelque peu ces premières
définitions de « lalangue » : « L’inconscient, d’être “structuré comme un
langage”, c’est-à-dire lalangue qu’il habite, est assujetti à l’équivoque dont
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6. Matérialité qui deviendra en 1975 une « motérialité », quand, à cette sorte d’idéalisme linguistique
qui voudrait parler du langage comme d’une essence, Lacan proposera de substituer le « moté-
rialisme » de l’étude des « lalangues » (J. Lacan, « Conférence à Genève sur le symptôme », Le
bloc-notes de la psychanalyse, 5, 1985, p. 5-23).
7. J. Lacan, « Le savoir du psychanalyste », op. cit.
8. J. Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », dans Écrits, op. cit.,
p. 237-322. On sait qu’à cette distinction se sera ajoutée, au cours des années immédiatement
postérieures, celle du « message » et du « code » (J. Lacan, « D’une question préliminaire à tout
traitement possible de la psychose », dans Écrits, op. cit., p. 531-583), que Lacan réévoque briève-
ment dans la même séance.
9. « L’effet de vérité […] se produit […] de ce qui choit du savoir » (J. Lacan, « Radiophonie », dans
Autres écrits, op. cit., particulièrement p. 440-443).
10. J. Lacan, « Le savoir du psychanalyste », op. cit.
11. Je reviendrai plus bas sur ce terme.
12. J. Lacan, « Le savoir du psychanalyste », op. cit. « Frontière » : une ligne qui évoque le « littoral »,
de nouveau, quoique Lacan distingue la première du second de séparer deux territoires de même
nature, même s’ils sont nommés différemment (J. Lacan, « Litturaterre », op. cit.) : savoir et vérité
s’opposent, certes, mais sont aussi interchangeables selon le discours qui dessine leur frontière
commune…
13. Sans pouvoir social, sans doute, à la manière dont le savoir scientifique, par exemple, peut être
un instrument de pouvoir.
14. J. Lacan, « Le savoir du psychanalyste », op. cit.

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Quelques remarques sur « lalangue »… • 53

chacune se distingue. Une langue entre autres n’est rien de plus que l’inté-
grale des équivoques que son histoire y a laissé persister 15. »
Le même texte précise aussi un point que le séminaire sur Le savoir du
psychanalyste, on vient de le voir, laissait en suspens : le savoir psychanaly-
tique est, ou peut être, un savoir positif en tant qu’il finit parfois par faire
advenir un savoir certain de l’impossible là où était ressentie, auparavant,
une impuissance à savoir 16.
Puis, au cours de l’année 1972-1973, se tient le séminaire Encore. Lacan
y densifie encore son débat avec la tradition philosophique, et en particu-
lier avec Aristote. Sa « lalangue » est chargée de « briser le langage », et
spécialement « la langue forgée du discours philosophique 17 ». Ensuite,
dans la dernière leçon, il précise mieux comment il envisage la relation de
« lalangue » avec l’inconscient, et, en particulier, pourquoi il a qualifié de
« sensible » « la frontière entre vérité et savoir » où l’une comme l’autre se
tiennent : « [Les] affects sont ce qui résulte de la présence de lalangue en
tant que, de savoir, elle articule des choses qui vont beaucoup plus loin que
tout ce que l’être parlant supporte de savoir énoncé. […] L’inconscient est
un savoir-faire avec lalangue 18. »
En 1974, Lacan prononce une nouvelle série d’interventions en Italie.
Le 30 mars, à Milan, il affirme ceci : « C’est dans lalangue qu’est la distinc-
tion de l’imaginaire et du réel 19. » C’est dire que celle-ci, en tant qu’elle
dessine le contour de ce qui de la vie 20 est effectivement engagé dans le
corps 21, réalise le symbolique auquel elle ex-siste 22.

15. J. Lacan, « L’étourdit », dans Autres écrits, op. cit., p. 490. Le terme « habite », bien sûr, répond à
distance à Martin Heidegger : l’homme (ou l’être) habite peut-être le langage, mais l’inconscient,
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à coup sûr, habite « lalangue ». L’intention sera d’ailleurs dite en 1973 : cf. J. Lacan, « Introduction
à l’édition allemande d’un premier volume des Écrits », dans Autres écrits, op. cit., p. 553-559.
16. J. Lacan, « L’étourdit », op. cit., p. 487-488. Cf. aussi J. Lacan, « Lituraterre », op. cit., p. 13, où Lacan
oppose élégamment « échec du savoir » et « savoir en échec ». On verra plus bas (cf. infra, n. 37)
les relations très concrètes de cette postulation en apparence un peu métaphysique avec la notion
de lettre.
17. J. Lacan, Encore, op. cit., p. 43-44. C’est d’ailleurs tout le trajet du séminaire qu’annonce ce
programme.
18. Ibid., p. 127.
19. J. Lacan, « Intervention du 30 mars 1974 à la Scuola Freudiana », dans Lacan in Italia 1953-1978 (En
Italie Lacan), Milan, La Salamandra, 1978, p. 104-147.
20. Celle-ci sera située par Lacan, dans « La troisième » (J. Lacan, « La troisième », Lettres de l’École
freudienne, 16, 1975, 177-203, et transcription inédite de Patrick Valas), là où est le trou du réel.
21. Et celui-ci là où est le trou de l’imaginaire. Lacan, dans « La troisième » toujours, et pour signifier
que le corps est à l’occasion affecté par des causes qui ne tiennent pas à lui, notera l’intersection
des deux ronds de la « jouissance (de l’)Autre » ; c’est cette intersection que borde « lalangue ».
22. « Réalise », puisque cette ex-sistence est subordonnée à la fermeture de la droite du symbolique
autour de son propre trou, soit à la clôture du Un sur lui-même qui le fait « consister » (F. Pellion,
« Sens et consistance – Remarques à propos de l’imaginaire dans le Séminaire RSI », La cause freu-
dienne, 31, 1995, 125-129). Il y a dans cette image de la relation réciproque mais asymétrique de
l’ex-sistant avec ce à quoi il ex-siste – relation de l’ordre de l’extimité plus que de l’extériorité –,
un voisinage avec celle que Lacan a fait jouer dans Encore concernant l’opposition de S1 à S2 (cf.
infra, n. 34, et J. Lacan, « Le séminaire, Livre XII, RSI », Ornicar ?, 1975, 2, p. 88-105 ; 3, p. 95-110 ; 4,

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Puis à Rome, le 1er novembre, Lacan donne le développement qui reste,


à ma connaissance, le plus complet de ce qu’il entend par « lalangue » :
C’est lalangue dont s’opère l’interprétation, ce qui n’empêche pas que
l’inconscient soit structuré comme un langage 23. […] Lalangue, […] ce qu’il
faut y concevoir, c’est le dépôt, l’alluvion, la pétrification qui s’en marque du
maniement par un groupe de son expérience inconsciente 24. […] Lalangue
n’est pas à dire vivante parce qu’elle est en usage. C’est bien plutôt la mort
du signe qu’elle véhicule 25. […] Le sujet supposé savoir qu’est l’analyste
dans le transfert […] sait en quoi consiste l’inconscient d’être un savoir qui
s’articule de lalangue, le corps qui là parle n’y étant noué que par le réel
dont il se jouit. Mais le corps est à comprendre […] comme dénoué de ce
réel qui, pour y exister au titre de faire sa jouissance 26, ne lui reste pas moins
opaque. Il est l’abîme moins remarqué de ce que ce soit lalangue qui, cette
jouissance, la civilise si j’ose dire, j’entends par là qu’elle la porte à son effet
développé, celui par lequel le corps jouit d’objets dont le premier, celui que
j’écris du a, est l’objet […] dont il n’y a pas d’idée […] sauf à le briser 27 […],
auquel cas ses morceaux sont identifiables corporellement et, comme éclats
du corps, identifiés 28. […] Il n’y a pas de lettre sans de lalangue 29.
En 1975, à Columbia, un nouveau développement sur « lalangue » est
l’occasion pour Lacan de reprendre une idée sur laquelle il insiste de plus
en plus ces années-là 30, et selon laquelle ce qu’on appelle transmission
procède essentiellement d’une discontinuité, voire d’une coupure : « Dès
l’origine il y a un rapport avec “lalangue”, qui mérite d’être appelée, à juste
titre, maternelle parce que c’est par la mère que l’enfant […] la reçoit. Il ne
l’apprend pas. Il y a une pente 31. »
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p. 92-106 ; 5, p. 17-66). La même idée sera reprise, quelques mois plus tard, dans « La troisième » :
« Lalangue supporte le symbolique » (J. Lacan, « La troisième », op. cit.).
23. L’interprétation est ainsi homogénéisée à l’inconscient sur lequel elle opère.
24. On doit bien sûr rapprocher, et comparer, ce passage de la phrase de « L’étourdit » citée plus haut
(cf. supra, p. 52-53).
25. Là où, en 1953, le « symbole » était le « meurtre de la chose » (J. Lacan, « Fonction et champ… »,
op. cit., p. 318), « lalangue » doit être l’instrument du meurtre de ce langage des linguistes qui
rabat le signifiant sur le signe (cf. supra, n. 4)…
26. Cf. supra, n. 21.
27. L’objet a brise la consistance philosophique de l’objet comme « lalangue » brisait la consistance
linguistique du langage.
28. En somme, l’objet a est un effet du savoir-faire de l’inconscient avec « lalangue » et de l’applica-
tion au corps de celui-ci.
29. J. Lacan, « La troisième », op. cit.
30. Citons par exemple : « La castration, c’est que le phallus […] se transmet de père en fils, [mais
pas sans] une annulation » (J. Lacan, Le séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, transcription Paris,
Le Seuil, 2006, p. 85) ; « Il n’y a pas de rapport sexuel, sauf pour les générations voisines, à savoir
les parents d’une part, les enfants de l’autre. C’est à quoi pare l’interdit de l’inceste » (J. Lacan, Le
séminaire, Livre XXV, Le moment de conclure, leçon inédite du 11 avril 1978).
31. J. Lacan, « Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines », Scilicet, 6/7, 1976,
p. 50). Le savoir d’un genre particulier que recèle « lalangue » se prend donc chez la mère mais ne
s’apprend pas d’elle. Il est donc vain de vouloir savoir comment se transmet « lalangue » d’une

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Quelques remarques sur « lalangue »… • 55

La dernière utilisation de l’expression, un peu énigmatique, se situe


dans le séminaire de Caracas, en juillet 1980 : « Le surprenant est que le
nombre nous soit fourni par lalangue même. […] Ce que lalangue peut faire
de mieux, c’est de se démontrer au service de l’instinct de mort. […] C’est
une idée qui se confirme de ceci, que lalangue n’est efficace que de passer
à l’écrit 32. »

Que ramasser, finalement, de cette présentation où je n’ai retenu que


les mentions de « lalangue » de nature à mieux serrer l’usage que Lacan
entend en faire concernant la clinique psychanalytique ? Au moins cinq
points, selon moi.
1. « Lalangue » ne se partage pas en dehors d’une expérience privée :
l’expérience analytique, et aussi la relation amoureuse. Ce pourquoi elle ne
se laissera collectiviser dans aucun dictionnaire – fût-ce un Dictionnaire des
symboles.
2. Poser cela suppose – et plus encore dans un contexte saussurien
étroit faisant strictement équivaloir le signifiant à une « image acous-
tique 33 » – de dépasser la célèbre analogie « l’inconscient est structuré
comme un langage », et ce dépassement conduit à son tour à une remise
en question du mode de structuration de l’inconscient. Rien n’indique en
effet que les éléments de « lalangue » soient encore des signifiants au sens
d’entretenir les uns avec les autres les relations complémentaires, opposi-
tives et limitées qui servent à définir les éléments d’une structure. Cela est
d’ailleurs suggéré dès le séminaire Encore par l’équivoque que Lacan fait
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jouer entre « S1 » et « essaim 34 ».
3. D’où le fait que la mise en avant de « lalangue » par Lacan fait suite
à sa promotion d’une notion sans doute amenée pour, en quelque sorte,
prendre la relève de celle du signifiant, à savoir celle de « lettre 35 ». On l’a vu,

génération à la suivante… Je développerai plus bas (cf. infra, p. 56-57 et p. 63-64) l’importance de
cette remarque de Lacan pour notre « cas particulier ».
32. J. Lacan, « Ouverture de la rencontre de Caracas », 12 juillet 1980.
33. Pour un commentaire de cette réduction saussurienne, on pourra utilement consulter B. Virole,
Surdité et sciences humaines, Paris, L’Harmattan, 2009. Ce livre offre en outre une excellente intro-
duction aux problématiques qui seront abordées ici concernant le cas particulier de la surdité
prélinguale.
34. J. Lacan, Encore, op. cit., p. 130. En effet, l’« essaim » des S1 semble bien rompre décisivement les
amarres avec l’ancienne définition, intra-linguistique, du signifiant : « Un tout seul » ajointé à des
« uns-entre-autres », le S1 perd ses relations oppositives avec les autres signifiants, et, ainsi que le
montre l’écriture du schéma de cette page, il ne s’insère dorénavant plus « dans un ordre fermé »
(J. Lacan, « L’instance de la lettre… », op. cit., p. 501), que chaque nouvel S1 tend au contraire à
excéder. Notons que cette rupture était déjà en germe dans le Séminaire XVIII (J. Lacan, Le sémi-
naire, Livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, transcription Paris, Le Seuil, 2006).
35. Pour une mise au point sur cette génèse, on peut se référer à F. Pellion, « Lettre et référence »,
Champ lacanien 10, 2011, p. 57-67.

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plusieurs propos de Lacan vont très clairement dans le sens d’arrimer l’une
à l’autre « lettre » et « lalangue » – y compris la comparaison de « lalangue »
avec ces langues « mortes » dont on ne peut reconstruire la façon dont elles
auront été parlées qu’à partir de leurs traces écrites : « Toute lalangue est
une langue morte, même si elle est encore en usage 36. »
Malgré cela, l’analogie entre « lalangue » et une écriture est à prendre
avec précaution : si « lalangue » touche à de l’écrit, ce n’est pas à de l’écrit
au sens courant, tel par exemple que ce qui est écrit dans le dictionnaire.
Ce pourquoi sans doute, dans les passages de « L’étourdit » et de « La
troisième » cités plus haut, Lacan prend soin de distinguer deux classes
d’équivoques : celles, d’une part, qui particularisent la « lalangue » de tel
ou tel sujet au sein d’une langue partagée par un groupe ; et celles, de l’autre,
que peut faire jouer cette langue-ci et elle seule – par exemple du fait de ses
contraintes phonologiques – et qui participent donc à la spécification de cette
langue vis-à-vis de toutes les autres manifestations du langage. L’écriture
fixe dans le dictionnaire un certain savoir sur la langue dont il est le diction-
naire, alors que l’écriture de « lalangue » dépose dans la solitude d’un corps
les ferments d’une jouissance sexuelle que son caractère a priori indéchif-
frable, c’est-à-dire exclu du savoir commun, condamne à la répétition 37.
4. Il semble par ailleurs bien que Lacan opère en fait, par « lalangue »,
un retour aux alentours du tout premier Freud, et en particulier à la célèbre
« Lettre 52 38 ». En quelque sorte, « lalangue » égrènerait ces premiers
« enregistrements » que Freud notait VZ (Vernähmungszeichen) et qui
restent en attente de « transcriptions » – au moins deux, selon Freud – pour
s’intégrer à l’inconscient.
Le schéma freudien installe donc le plurilinguisme au centre du
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psychique. Voilà, sans trop anticiper, qui devrait contribuer à déplacer la
question de la langue « maternelle » – question tout à fait cruciale, comme
on le verra, dans les débats sur « le choix de la langue 39 » des jeunes

36. J. Lacan, « La troisième », op. cit.


37. L’idée est déjà exprimée en toutes lettres, si je puis dire, dans la leçon du Savoir du psychanalyste
déjà citée, que « la jouissance sexuelle vient à la place de [l’] écriture » impossible du rapport
sexuel (J. Lacan, « Le savoir du psychanalyste », op. cit.). D’où aussi, peut-être, la remarque faite
à Caracas sur l’écrit comme passage obligé de « lalangue »… On pourrait aussi reprendre ici les
développements de Lacan à partir du couple s’écrire/ne pas s’écrire, chacun des deux condition-
nant sa propre déclinaison de l’expérience de la répétition, celle du nécessaire pour le premier
et celle de l’impossible pour le second (cf. par exemple J. Lacan, Encore, op. cit., particulièrement
les leçons du 13 février, 20 mars et 26 juin 1973, p. 55 sqq., 86 sqq. et p. 131-132) : en fait, et en
tant qu’elle « dessine le bord du trou dans le savoir » (J. Lacan, « Lituraterre », op. cit., p. 14 ;
D’un discours…, op. cit., p. 117), la lettre au sens lacanien s’écrit et ne s’écrit pas, car elle ajoute au
savoir et évide celui-ci du même mouvement. Ce pourquoi aussi l’instinct de mort freudien ne se
rencontre qu’associé à son contraire.
38. S. Freud, Lettre du 6 décembre 1896 à Wilhelm Fliess, tr. fr. dans La naissance de la psychanalyse,
Paris, PUF, 1956, p. 153-160.
39. Cf. infra, p. 64 sqq. Rappelons seulement que l’idéalisation de la langue maternelle comme
« bonne » langue des parents « naturels » est récente ; la langue « maternelle » était au départ

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Quelques remarques sur « lalangue »… • 57

sourds. En effet, la notion souvent confuse de celle-ci fait référence, en tout


état de cause, à la langue commune que la mère, ou le père, de l’enfant, ou
toute personne en prenant soin, croit parler à celui-ci – et parfois voudrait
consciemment lui transmettre. « Lalangue » est évidemment tout autre
chose, puisque nul ne peut énoncer, par définition, « lalangue » qu’il parle
à l’enfant dont il s’occupe, et encore moins choisir celle-ci. C’est pourquoi,
de par aussi cette proximité avec le refoulement originaire, « lalangue » est
toujours – sauf pour l’analyste à l’intention de qui, peut-être, cette langue
trouvera un jour à se réactualiser – une langue morte…
5. Enfin, le retour via « lalangue » sur le refoulement originaire freudien
et la subversion, au passage, de la portée épistémique de cette notion-ci
sont tout à fait cohérents avec les considérations qui avaient quelques
années auparavant conduit Lacan à rapprocher, au premier titre du fantasme,
ces deux modèles du déterminisme causal que sont le ça freudien et le
« donc » cartésien 40. Commençons par ce dernier. Les diverses mises en
scène discursives du cogito ne vont en effet pas sans un escamotage par
Descartes du « donc 41 » par lequel s’écrit la certitude 42 de la copulation
du Je de la pensée et du Je de l’être, opérant ainsi sa remise à un Dieu non
seulement garant, mais instigateur, des « vérités éternelles 43 » – remise
que Lacan qualifiera de rejet de « la vérité comme cause 44 ». Et, en effet, la
construction du ça freudien procède d’un rejet comparable : si la pulsion
est bien, ainsi que l’annonce Freud, le lieu fondamental de la psychana-
lyse, où l’« étiologie sexuelle » se manifeste électivement pour ce qu’elle
est, à savoir une mise en discours de la cause, cela procède également d’un
escamotage que de référer cette cause à un secret « biologique » du corps
dont le percement au jour serait remis au « futur » et à des investigations
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d’un autre ordre que celui de la psychanalyse 45. Selon Lacan, au contraire,

plutôt celle de la nourrice, qui devait en quelque sorte être déracinée pour permettre à l’enfant
d’accéder à la langue socialisante de l’unification politique et linguistique (cf. N. Farges, De la
langue à la langue maternelle, op. cit.).
40. J. Lacan, Le séminaire, Livre XIV, La logique du fantasme, leçon inédite du 11 janvier 1967.
41. Cet escamotage est d’ailleurs effectif dans le texte des Regulæ comme dans celui des Méditations,
alors que « ergo » se trouve en toutes lettres dans celui du Discours et des Principes (R. Descartes,
Œuvres & lettres, tr. fr, Paris, Gallimard, coll. « Pléiade », 1953). À elle seule, cette hésitation de
Descartes au moment de poser la clef de voûte de son édifice suffirait à attirer l’attention… Par
ailleurs, le fait que ce mot pourrait sans inconvénient être remplacé par, par exemple, le symbole
logique de l’implication, donne quelque crédit au rapprochement proposé par Lacan entre
« lalangue », grammaire et logique (cf. supra, p. 52).
42. En se souvenant que cette certitude ne prend sa coloration de vérité que d’être essentiellement
suspension – et suspension volontaire – d’un non-savoir.
43. R. Descartes, Lettres à Mersenne des 15 avril, 6 et 27 mai 1630, tr. fr. dans Œuvres & lettres, op. cit.,
p. 933-939.
44. J. Lacan, « La science et la vérité », dans Écrits, op. cit., p. 868.
45. S. Freud, « Pulsions et destins de pulsions », tr. fr. dans Œuvres complètes, t. XIII, Paris, PUF, 1988,
p. 161-185 ; « Le moi et le ça », tr. fr. dans Œuvres complètes, t. XVI, Paris, PUF, 1991, p. 255-301 ;
« Les résistances contre la psychanalyse », tr. fr. dans Œuvres complètes, t. XVII, Paris, PUF, 1992,
p. 123-135.

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58 • Essaim n° 29

la « causalité psychique 46 » que cette dernière requiert se tient là, imma-


nente – quoique largement séparée du corps biologique 47 –, « trésor [chu]
du signifiant 48 », relique d’une inscription qui, pour être encore pour une
part illisible, ne cesse néanmoins pas de s’écrire – et ce, sans doute, bien
au-delà de l’enfance.

Venons-en maintenant à notre « cas particulier ». Sa valeur, me semble-


t-il, est que la clinique qui se donne à lire au travers des situations de
surdité (« clinique » est ici à entendre au sens large de la mise en forme
des « malheurs banals 49 » que tous ont en partage par leurs déterminations
anthropologiques 50 ainsi que par leurs éventuelles surcharges psycho-
pathologiques) peut être à bien des égards – c’est du moins ce que j’es-
saierai de mettre en valeur – éclairée par cette expression « lalangue », et
les commentaires qu’elle appelle. Pour le dire en peu de mots, ces situations
rendent inévitables un certain nombre de questions quant à l’inconscient,
sa morphologie, sa manière de s’inscrire et de porter ses effets, questions
que « lalangue » peut un peu éclairer.
Parmi les situations de surdité, les seules qui nous intéresseront ici
seront celles où l’on parle de « surdité prélinguale », ce terme signifiant que
la surdité débute ou se déclare avant l’entrée dans le langage oral, limite
temporelle un peu arbitrairement fixée aux alentours de trois ans. Environ
95 % des enfants atteints de surdité prélinguale naissent de deux parents
entendants, qui n’ont donc a priori – c’est-à-dire avant que la surdité de
leur enfant ne leur soit connue – aucune familiarité avec un mode de
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communication langagière autre qu’auditif.
Je résumerai d’abord, de manière très limitative 51, les quelques
éléments médicaux, historiques, pédagogiques, linguistiques et juridiques
qui sont à mon sens indispensables pour commencer de repérer, parmi

46. « Causalité psychique » à la recherche de laquelle Lacan s’était mis en marche dès 1946 (J. Lacan,
« Propos sur la causalité psychique », dans Écrits, op. cit., p. 151-193), sans doute bien conscient
que la pérennité de la psychanalyse dépendrait pour une large part de sa capacité à en produire
enfin un concept autonome.
47. Cf. supra, n. 21.
48. J. Lacan, « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », dans Écrits,
op. cit., p. 816-819.
49. S. Freud et J. Breuer, Études sur l’hystérie, tr. fr., Paris, PUF, 1956, p. 247.
50. Je fais allusion à cette « anthropologie du sujet » chère à Paul-Laurent Assoun.
51. On trouvera une présentation plus détaillée des différents aspects de ces questions dans N. Farges,
F. Pellion et D. Seban-Lefebvre, « Enfants et adolescents sourds et malentendants : répercussions
psychiques », dans Encyclopédie médico-chirurgicale. Psychiatrie, Paris, Éditions scientifiques et
médicales Elsevier SAS, 2011, 37-208-A-20 ; et dans F. Gorog, F. Pellion, B. Rossignol et R. Samak,
« Le soin psychique des adultes sourds et devenus sourds », dans Encyclopédie médico-chirurgicale.
Psychiatrie, ibid., 37-677-A-50.

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Quelques remarques sur « lalangue »… • 59

les enjeux que mobilisent aujourd’hui ces surdités, ceux que l’expression
« lalangue » est de nature à éclairer.
1. Les surdités prélinguales sont dues à des atteintes de l’oreille interne
(ou, rarement, des voies nerveuses qui vont de la cochlée au cortex auditif)
qui elles-mêmes peuvent avoir des causes diverses, mais sont communé-
ment irréversibles en tant que telles. Aujourd’hui, dans un nombre croissant
de cas, cette causalité est référée à des facteurs génétiques.
Quand elle est congénitale ou immédiatement postnatale, la surdité a
pour effet que le langage du nourrisson ne va généralement pas au-delà
du babil, des lallations – ces lallations dont Lacan entendait le lointain
écho dans la sonorité même de sa « lalangue 52 ». Dans les autres cas, où la
surdité est un peu plus tardive, ou bien évolue durant les premières années,
le langage commence de s’installer, puis régresse. La surdité prélinguale a
donc pour conséquence spontanée le mutisme.
Son diagnostic conduit actuellement, au minimum, à l’association
d’une proposition prothétique (prothèse conventionnelle et/ou implanta-
tion cochléaire) et d’une prise en charge orthophonique comportant elle-
même une face d’« éducation auditive » et une autre d’« apprentissage de
la parole » orale.
Notons enfin que les résultats de l’appareillage en termes de restaura-
tion d’une conduction nerveuse des sons ne permettent pas, aujourd’hui,
de prévoir de manière absolument fiable une récupération parallèle de
la fonction auditive, et a fortiori un accès proportionnel aux fréquences et
harmoniques du langage ; et également que le rapport de l’enfant sourd
avec sa propre voix demeure souvent compliqué par le simple fait qu’il n’en
possède généralement pas, même après rééducation, une maîtrise aussi
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intime que celle de l’enfant entendant 53. On conçoit alors que « se faire
entendre », c’est-à-dire faire assez « résonner » sa voix dans le « vide du
manque de garantie de l’Autre 54 » pour qu’elle soutienne son message,
puisse être pour le sujet sourd une tâche épuisante, voire insurmontable.
2. Dans l’histoire de la surdité, surdité et mutisme sont intriqués d’une
manière sur laquelle il convient de s’arrêter quelques instants. Ainsi, si c’est
essentiellement au titre de sa surdité que le sujet sourd a souvent été mis au
ban de l’Église – il est réputé, depuis saint Paul, ne pas pouvoir recevoir la
Parole –, c’est plutôt à celui de sa mutité qu’il est mis à l’écart de la société
civile : ainsi, par exemple, le Code justinien exonère de l’interdiction qu’il

52. J. Lacan, « Intervention du 30 mars 1974 à la Scuola Freudiana », op. cit.


53. L’émission vocale conserve souvent cette dimension volontaire, contrôlée, voire contrainte, qui
faisait parler à Alfred Binet et à Théodore Simon, en 1909, d’un « semblant de parole » (A. Binet
et T. Simon, « Peut-on enseigner la parole aux sourds-muets ? », L’année psychologique, 15, 1909,
393. Cité dans C. Cuxac, Le langage de sourds, Paris, Payot, 1983, p. 158).
54. J. Lacan, Le séminaire, Livre X, L’angoisse, leçon du 5 juin 1963. Transcription inédite.

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60 • Essaim n° 29

préconise à l’égard des sourds-muets les cas de surdité sans mutisme 55.
Mais on peut aussi présumer que ces deux ségrégations déclinent la même
défiance à l’égard des « gestes 56 ».
3. Les premiers essais de pédagogie des enfants sourds à avoir fait trace
ont eu pour théâtre quelques familles nobles des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles
européen. Il s’agissait alors de produire (à grands frais, mais peu impor-
tait) un sujet capable de tenir son rang dans la société, et en particulier
d’échapper à l’interdiction civile. Mais qu’est-ce que ce rang à tenir quand
il s’agira de généraliser 57 ces expériences à toutes les couches de la société ?
S’agira-t-il alors seulement de produire, à partir d’êtres que leur handicap 58
a précipités dans une condition essentiellement inférieure, de bons ouvriers,
à l’occasion qualifiés par leurs enseignants eux-mêmes d’« animaux domes-
tiques 59 » ? Ou bien s’agira-t-il de faire participer le jeune sourd aux
lumières de cette libre raison dont il est réputé a priori disposer en partage
avec n’importe quel entendant, et qui plus est de n’importe classe sociale ?
Le plus important est-il de transmettre un certain nombre de connaissances
ou d’habiletés, ou à défaut de les inculquer, ou bien de permettre au sujet
sourd de juger, de choisir et d’exprimer par lui-même ces jugements et ces
choix ? Ces questions quotidiennement débattues, au début du XIXe siècle,
par les enseignants aux 60 jeunes sourds ont en quelque sorte anticipé celles
qu’allait se poser, ou non, la troisième République, le temps venu de l’en-
seignement laïque, gratuit et obligatoire…
4. Depuis que l’État a entrepris d’administrer ces actions pédagogi-
ques, puis de les organiser par la loi, la question de la place qu’elles doivent
ménager à la langue des signes a donné lieu à des controverses souvent
passionnées 61, et qui ont tendu à détourner l’attention de tous les autres
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enjeux. La langue des signes française (LSF) a ainsi été officiellement exclue
de l’enseignement obligatoire destiné aux jeunes sourds entre 1881 62 et
1991 63, tandis que la reconnaissance scientifique des langues des signes en
tant que langues à part entière remonte seulement à 1960 64.

55. Cité dans C. Cuxac, Le langage de sourds, op. cit., p. 22.


56. J.-C. Schmitt, La raison des gestes dans l’Occident médiéval, Paris, Gallimard, 1990.
57. Concrètement à partir de l’ouverture, en 1794, de l’institution de la rue Saint-Jacques.
58. On sait que handicap de naissance et handicap de la naissance tendent parfois à se frôler, voire à
se confondre…
59. R. Sicard et A. Cucurron, « Discours préliminaire », dans Cours d’instruction d’un sourd-muet de
naissance, Paris, 1799, p. II. Cité dans C. Cuxac, Le langage de sourds, op. cit., p. 57.
60. Je préfère ce « aux » au « de » habituellement usité.
61. Et aux conséquences tout à fait tangibles dans la vie quotidienne des jeunes sourds.
62. Date du fameux Congrès de Milan.
63. Cf. infra, p. 61 sqq.
64. Encore que Christian Cuxac (Le langage des sourds, op. cit., p. 38) souligne très opportunément le
très riche contenu linguistique des publications émanant, à partir de 1800, de la rue Saint-Jacques,
cette reconnaissance débute officiellement avec l’article essentiel publié par William Stokoe en
1960 (W.C. Stokoe, « Sign language structure : An outline of the visual communication systems of
the American deaf », rééd. Journal of Deaf Studies and Deaf Education, 10/1, 2005, 3-37), où il reprend

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Quelques remarques sur « lalangue »… • 61

Très schématiquement, c’est à Charles Michel, abbé de l’Épée (1712-


1789), qu’il est attribué d’avoir pour la première fois donné droit de cité
à la langue des signes dans l’éducation des jeunes sourds qui lui étaient
confiés. À cet égard, Christian Cuxac fait la remarque intéressante que la
première ébauche de langue des signes a sans doute été amenée à l’abbé
par ses deux premières élèves, deux toutes jeunes filles sourdes qui avaient
développé à leur propre usage, au cours de leur première enfance, un
embryon de langage gestuel. Le rôle propre de Charles Michel semble
avoir été, à mesure que les générations d’élèves se succédaient et que leurs
effectifs s’accroissaient, de favoriser l’enrichissement de ce langage tout en
œuvrant à sa systématisation : « L’abbé de l’Épée […] se présentait comme
le dictionnaire vivant de ses élèves 65. » L’ambition « grammaticale » qui
caractérise les « signes méthodiques » semble également s’être déposée
pendant ce temps de systématisation 66.
5. C’est sur cette toile de fond que les lois actuellement en vigueur
tentent de réécrire avec des mots nouveaux – qui à leur tour remodèlent les
rapports sociaux et contribuent ainsi à déterminer ce qui, de la déficience,
passe, ou non, au handicap 67 – les anciennes questions.
Par la loi 91-73 du 18 janvier 1991, les jeunes sourds et leur famille
sont en droit libres de choisir entre une éducation « en langue française »
et une éducation « bilingue ». La loi 2005-102 du 11 février 2005 précise
le texte précédent : « Dans l’éducation et le parcours scolaire des jeunes
sourds, la liberté de choix entre une communication bilingue, langue des

la méthode d’analyse structurale des phonologues pour dégager les unités minimales distinctives
constitutives du signe gestuel. Il inventorie ainsi les principaux « paramètres de formation » du
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signe gestuel : 1) configurations que prend la main, 2) emplacements, c’est-à-dire zones du corps sur
lesquelles les configurations prennent place pour réaliser le signe, enfin, 3) mouvements faits par la
(les) main(s) lors de la réalisation du signe. D’autres auteurs ajouteront par la suite 4) l’orientation
du mouvement, puis enfin, 5) l’expression du visage, qui a un rôle fondamental dans la syntaxe. De
sorte que – comme le langage parlé – le langage gestuel peut être décomposé en unités dont les
combinaisons permettent la formation de signes nouveaux enrichissant constamment les langues
des signes.
65. C. Cuxac, Le langage des sourds, op. cit., p. 25.
66. Ibid. La relation exacte entre la « méthodicité » des signes méthodiques et la grammaire spontanée
des langues de signes (grammaire assez constante d’une langue des signes nationale à l’autre, qui
plus est) est toujours très débattue, et l’histoire particulièrement sinueuse de l’interaction entre
LSF et pédagogie des enfants sourds peut aussi être lue, d’une certaine manière, comme le déploie-
ment des ambiguïtés qui persistent encore aujourd’hui concernant son statut exact. Toujours est-il
que Charles Michel, convaincu d’un certain nombre des thèses de Port-Royal, considérait que
la langue des signes, du fait d’une plus grande proximité avec les origines du langage, pouvait
refléter mieux que les autres langues un exercice universel de la raison (ibid., p. 28) : « Le langage
des signes est plus expressif que tout autre, parce qu’il est naturel, et que les autres ne le sont pas.
En le réduisant à un art méthodique, il seroit capable de former entre tous les hommes un langage
universel » (C. Michel, abbé de l’Épée, Lettre II de l’instituteur des sourds et muets à M. l’abbé
***. Rééd. dans Les quatre lettres sur l’éducation des sourds, Île-Saint-Denis, Mouvement des sourds
de France, 1992, p. 10-11).
67. B. Mottez, « À s’obstiner contre les déficiences, on augmente souvent le handicap : l’exemple des
sourds », Sociologie et sociétés 9/1, 1977, p. 20-32.

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62 • Essaim n° 29

signes, langue française et une communication en langue française est de


droit. » Les parents ont donc en théorie le choix entre une éducation avec
communication en langue française (orale et écrite) et une éducation avec
une communication bilingue, LSF et langue française (orale et écrite).
La circulaire de l’Éducation nationale 2008-109 du 21 août 2008
propose une définition plus restrictive, mais aussi plus cohérente, de ce
qu’il faudrait entendre par « bilingue » : il s’agit d’un bilinguisme langue
des signes française (qui « tient lieu d’équivalent de la communication
orale ») et français écrit, étant admis que « la maîtrise [du français écrit] est
le minimum indispensable pour attester du succès du bilinguisme choisi
et la responsabilité propre de l’Éducation nationale pour tous les jeunes ».
Une conséquence de ce qui précède est que « les jeunes sourds ayant fait le
choix de la communication bilingue ne seront pas évalués sur leurs compé-
tences en français oral ». L’Éducation nationale est donc aujourd’hui censée
dispenser un enseignement bilingue aux enfants des familles qui le souhai-
tent. Mais, dans les faits, les lieux d’enseignement réellement bilingues
avec un enseignement de la LSF et un enseignement en LSF des différentes
matières scolaires sont rares, voire inexistants, dans certaines régions.
Par ailleurs, rappeler ainsi que la langue écrite est le terminus ad quem
de l’entreprise pédagogique, c’est déclarer que le problème que l’on imagi-
nait à deux corps est en fait un problème à trois corps (LSF, langue française
orale, langue française écrite). Et, à cet égard, les différentes conceptions
qui se sont succédé, en particulier au cours du XIXe siècle, de la morphologie
idéale de la LSF comme langue d’enseignement ont aussi exploré certains
défilés de l’étroit passage de la LSF à la langue française écrite, ouvrant ainsi
des perspectives insuffisamment exploitées sur les aléas de l’« accolement
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structural 68 » où se joue selon Lacan le passage du savoir à l’écriture.

Essayons donc maintenant de préciser comment « lalangue » peut


éclairer certaines étapes du parcours de l’enfant sourd prélingual, et leurs
éventuels achoppements.
1. Le sujet entendant, sauf action volontaire de sa part, est baigné dans
un bain sonore continu tant dans le temps (on entend même en dormant)
que dans l’espace (on entend dans toutes les directions à la fois) ; et l’objet
voix tire sa substance propre de ce que cette disponibilité physiologique au
sonore se superpose avec la porosité du sujet à l’Autre. Pour tenter de le

68. J. Lacan, Le séminaire, Livre IX, L’identification, inédit. Cité dans E. Lenoble, « Dys… “Qu’est-ce
que cette famille qui n’est pas fichue de compter jusqu’à dix ?” », dans J. Bergès, M. Bergès-Bounès
et S. Calmettes-Jean, Que nous apprennent les enfants qui n’apprennent pas ? Toulouse, érès, 2003,
p. 37-57.

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Quelques remarques sur « lalangue »… • 63

dire au plus simple, le « trait de la coupure 69 » entre l’intérieur, territoire du


sujet, et l’extérieur, cette aire indéfinie sur laquelle l’objet va être découpé
– ce pourquoi la logique de la pulsion affermit les assises narcissiques du
sujet qui lui fait face –, est beaucoup moins net au niveau auditif que pour
les autres objets partiels.
Le Sourd 70 est apparemment 71 en capacité de s’abstraire de cette
loi universelle de la voix, et cela le place à l’égard des entendants dans
une position d’exception qui est sans doute à rapprocher des représen-
tations qu’il suscite à l’occasion d’un individu sauvage, inéducable et
rétif aux normes sociales. Fantasmé coupable de réaliser le souhait de
beaucoup d’une indépendance vis-à-vis de l’Autre, le Sourd est toujours
à la limite d’être soupçonné de ne pas vouloir entendre (voire de vouloir ne
pas entendre), et ce ne-pas-vouloir légitime en retour certaines violences
à vouloir le faire entendre malgré lui 72. Ce qui ne cesse pas d’objecter aux
idéaux collectifs d’« inclusion », comme de mettre à mal les efforts indivi-
duels d’« intégration ».
2. Du côté des adultes, savoir que la transmission de « lalangue » se
joue pour une part hors de la conscience et pour une autre hors du langage
assumé comme tel permettra peut-être de mieux accompagner le désarroi
des parents à qui on vient d’annoncer la surdité de leur enfant, que cette
annonce, si souvent, fait taire, et chez qui les perspectives de réparation
médicale qui seront bientôt proposées pourront facilement alimenter le
rêve bien naturel que soit « non advenu 73 » cet événement qui résonne si
facilement comme une condamnation.
Toute mère interprète ce qui se passe pour son bébé. Cette « violence
de l’interprétation 74 » est pensée par certains comme le passage obligé
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69. J. Lacan, « Subversion du sujet… », op. cit., p. 817.
70. C’est à dessein que j’utilise ici la majuscule, marqueur de son identité pour la communauté
sourde.
71. Pourquoi apparemment ? Car le déficit auditif ne dit pas quel est le support sensoriel qui, pour le
sujet sourd, supporte la configuration particulière à l’objet voix. La pulsion invocante, en effet, a
cette particularité d’aller vers l’Autre sous une forme (l’appel, l’allusion) et d’en revenir sous une
autre, sans commune mesure avec la précédente (les variantes du surmoi) – comme si le circuit de
la pulsion invocante était essentiellement interrompu. On peut conjecturer que le principe de cette
interruption est en rapport avec ce que Lacan désigne comme « vide du manque de garantie dans
l’Autre », cf. supra, p. 59, c’est-à-dire dans l’impossibilité de l’Autre à répondre adéquatement à
l’appel du sujet. Et que la certitude qui suppléera à ce défaut de la vérité est à construire par le
sujet (cf. supra, p. 57) à partir de la chute de ce débris de l’Autre que l’on nomme « la voix » dans
le vide du sujet. Si on tente de tenir compte de l’hypothèse qui précède, il devient impossible de
prétendre que le canal visuel occupe cette place. D’où le constat clinique que, chez le sujet sourd,
l’objet voix conserve sa fonction malgré la surdité.
72. À la limite, on pourrait dire que le Sourd est pour l’entendant au lieu de cet Autre dont on ne sait
jamais si on s’en est fait entendre. Les pratiques médicales et de rééducation sont souvent plus
ou moins colorées d’une violence quelquefois dénoncée, mais rarement, à mon avis, interrogée
sérieusement.
73. S. Freud, « L’inquiétant », tr. fr. dans Œuvres complètes, t. XV, Paris, PUF, 1996, p. 147-188.
74. P. Aulagnier, La violence de l’interprétation, Paris, PUF, 1986.

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64 • Essaim n° 29

pour créer un lien de sens entre affect, corps et langage. Mais la mère est
aussi dépositaire d’une « lalangue » dont les sédiments sont retranscrits,
en même temps qu’ils se déposent sur le corps du bébé, dans les termes de
la langue articulée dont elle est porte-parole auprès de lui 75. Quoi qu’il en
soit, l’enfant entendant se saisit de ces différentes offres maternelles pour
forger ses propres énonciations. Mais cette délicate articulation peut l’être
davantage chez le jeune enfant sourd ; le risque est bien là, en effet, que l’in-
terprétation de l’entourage garde force de loi au-delà de la petite enfance.
3. Puis vient le moment du choix complexe de la langue d’éducation
et d’enseignement. Même éloignés de la référence à l’inconscient, nombre
d’auteurs 76 soulignent à cet égard l’asymétrie entre langue et éducation,
et que les « choix » dans l’un et l’autre domaine relèvent tout autant de
la croyance que de la décision rationnelle – ce qui fait, d’ailleurs, qu’ils
peuvent se contrarier l’un l’autre.
Par exemple, lorsque les parents entendants s’orientent vers le bilin-
guisme scolaire, ils vont le plus souvent, de leur côté, transmettre une
langue des signes en cours d’apprentissage. Ces signes appris dans l’après-
coup de l’annonce d’une surdité peuvent-ils parvenir à la richesse d’une
langue « naturelle » ? Certes non, mais, d’un autre côté, ils forment, même,
comme souvent, mêlés de mots, un matériau signifiant que les parents
peuvent donner 77 et avec lequel parents et enfant peuvent apprendre à
jouer ensemble.
Le « choix » oraliste, quant à lui, peut parfois consonner avec une
dénégation de ces questions, voire du handicap auditif lui-même. Éternel
« élève en parole », l’enfant risque parfois de ne progresser qu’au niveau
des énoncés requis par l’autre, la prise en compte de son énonciation se
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trouvant ajournée sine die ; et la causalité psychique peut se trouver écrasée
par la surdité comme causalité externe 78.
Ce qui importe le plus est finalement peut-être l’autorisation que
donnent les parents à leur enfant sourd de « prendre langue » chez eux en
même temps que chez d’autres qu’eux, signants ou non.
4. Du côté de l’enfant, puis de l’adolescent, sourd prélingual, se pose
bien évidemment la question concomitante de savoir en quelle « lalangue »
se seront inscrites ces premières traces sur l’infrastructure desquelles les

75. N. Farges, De lalangue à la langue maternelle, op. cit.


76. M. Marschark et Peter C. Hauser (sous la direction de), Deaf Cognition : Fundations and Outcomes,
New York NY, Oxford University Press USA, 2008.
77. « Il y a certes une urgence à apporter à l’enfant une nourriture sémiotique, mais celle-ci ne pourra
être métabolisée que filtrée et donnée par les parents. La parole prend sa source dans la rencontre du
désir parental avec le pulsionnel de l’infans » (F. Dolto, « Conférence de Madame Françoise Dolto
le 13 juin 1981 à l’INJS de Paris », dans Le pouvoir des signes, Paris, INJS Paris, 1989, p. 84-87, je
souligne).
78. M.-F. Laborit, « La souffrance psychique liée à la surdité », dans F. Pellion (sous la direction de),
Surdité et souffrance psychique, Paris, Ellipses, 2001, p. 44-61.

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Quelques remarques sur « lalangue »… • 65

superstructures animiques, psychiques et éventuellement psychopatholo-


giques ultérieures se seront édifiées.
« Le choix d’objet s’accomplit tout d’abord dans la représentation 79. »
Le succès de la tâche psychique essentielle de l’enfant puis de l’adolescent,
qui est d’abandonner l’objet œdipien tout en apprenant à en faire la limite
organisatrice de son désir, est donc directement corrélé à cette efficacité de
la représentation à laquelle Lacan faisait peut-être allusion à Caracas 80.
En d’autres termes, comment les traces mnésiques, les images (sonores,
visuelles ou autres) des objets perçus et investis s’arrachent-elles à la déno-
tation sensible qui les aura naguère reliées à ces objets pour entrer dans les
jeux de la représentation propres au « sujet » de l’inconscient, jeux de lettres
dont les règles sont celles de la rhétorique inconsciente ? Et comment les
choix de langue infléchissent-ils les règles de ces jeux ?
L’enfant, et bien sûr plus encore l’adolescent, lorsqu’ils ont à se
présenter (on pourrait dire, aussi, à s’engager) comme sujets responsables,
littéralement « capables de réponse », rejouent, d’une certaine manière, ce
passage : par exemple dans les prises de position sociales, mais aussi dans
les apprentissages, puis dans les relations à l’autre sexe et aux abstrac-
tions – tous cas où les représentations ont à rompre les amarres avec les
« signes » (au sens linguistique). Que certains éléments appelés à la repré-
sentativité se manifestent comme impropres au jeu de la représentation,
et ce dernier risque d’en rester au gramme d’un signe, qui, plus ou moins
rigidement fixé à sa dénotation, entravera le déploiement autonome du
« sujet » adolescent.
La référence à des notions de notions comme celle de « faux-self » ou de
« personnalité comme si 81 » éclaire alors une partie des tableaux cliniques,
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mais ce sont d’autres références qui sont nécessaires pour rendre compte de
l’exaltation parfois à la limite du pathologique qui accompagne souvent les
découvertes tardives de la LSF 82 – voire les véritables conversions langa-
gières qu’elles occasionnent parfois.
Resterait donc encore à rendre compte de l’attrait spontané du jeune
enfant sourd pour les langues de signes, dont nombre d’auteurs ont fait état
et qui forme le pivot du discours fondateur tenu par Françoise Dolto 83, en

79. S. Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, tr. fr., Paris, Gallimard, 1962, p. 169.
80. Cf. supra, p. 55.
81. D.W. Winnicott, « Distorsion du moi en fonction du vrai et du faux “self” », tr. fr. dans Processus
de maturation chez l’enfant, Paris, Payot, 1970, p. 115-131 ; H. Deutsch, « Divers troubles affectifs
et leurs rapports avec la schizophrénie », tr. fr. dans La psychanalyse des névroses et autres essais,
Paris, Payot, 1970, p. 229 sqq. ; N. Farges, « Faux-self et intégration : l’adolescent sourd en situation
limite », Contacts, 2009, p. 50-71.
82. À l’occasion, fort souvent, d’un changement d’orientation scolaire vers une classe spécialisée,
changement lui-même souvent amené, malheureusement, par une situation installée d’échec ou
de refus scolaire.
83. F. Dolto, « Conférence à l’INJS de Paris », op. cit.

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66 • Essaim n° 29

1981, en faveur d’un apport précoce de la LSF. Il n’est peut-être pas indis-
pensable, pour cela, de faire appel à un « désir de signer 84 » qui se transmet-
trait un peu mystérieusement des parents – y compris entendants et tout à
fait ignorants de ces langues – à leur enfant sourd prélingual. « Lalangue »
permet au contraire de penser cette transmission en termes d’inscription
préférentielle des traces visuo-gestuelles, seules dont cet enfant dispose
assez librement pour pouvoir les remanier jusqu’à les reprendre à son
compte : « La jouissance du savoir se confond avec son exercice 85. »

De Michel de Montaigne 86 à Denis Diderot 87, en passant par René


Descartes 88, comme de Sigmund Freud 89 à Jacques Lacan 90, ce qu’on

84. Cf. par exemple A. Meynard, Soigner la surdité et faire taire les Sourds – Essai sur la médicalisation du
Sourd et de sa parole, Toulouse, érès, 2010. J’ai discuté cette thèse dans un commentaire récent de
ce livre (F. Pellion, « La parole des sourds à l’heure de l’économie de marché », Essaim, 27, 2011,
p. 129-134). C’est, pour préciser mon intention, qu’un tel désir ne semble qu’exceptionnellement
présent, en tant que tel, chez les parents entendants d’enfants sourds. Il faudrait alors penser
qu’André Meynard condense dans l’expression « désir de signer » le fait du désir pour l’enfant, par
exemple de lui transmettre certaines choses ou d’entrer en relation avec lui – désir le souvent tout
à fait présent, comme chez tous les parents, mais qui peut devenir particulièrement brûlant d’avoir
parfois été gravement malmené par l’annonce de la surdité –, avec le consentement aux signes qui
viendra peut-être lui donner forme langagière, mais le plus souvent, à mon sens, dans un temps
second, parfois fortement éloigné du premier (le temps de l’annonce).
85. J. Lacan, Encore, op. cit., p. 125.
86. « Nos muets disputent, argumentent et content des histoires par signes, […] de sorte qu’il ne leur
manque rien à la perfection de se savoir faire entendre » (M. de Montaigne, Essais, livre II, ch. 12,
dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Pléiade », 1962, p. 431).
87. D. Diderot, Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient, Lettre sur les sourds et muets à l’usage
de ceux qui entendent et parlent, Paris, Flammarion, 2000. La question que pose Denis Diderot dans
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ses deux Lettres peut être résumée comme la suivante : peut-on être un homme à part entière,
accompli, quand on reçoit le monde selon des modalités sensorielles tronquées ? Et, si oui, cela ne
prouve-t-il pas que la « nature » de cet homme générique qui est le « sujet » des Lumières ne doit
(presque) rien à ce qui l’entoure, et qu’elle est à chercher dans un sous-sol de la raison étranger
aux apparences sensibles ?
88. « Il ne s’est jamais trouvé aucune bête si parfaite, qu’elle ait usé de quelque signe, pour faire
entendre à d’autres animaux quelque chose qui n’eût point de rapport à ses passions ; et il n’y a
point d’homme si imparfait, qu’il n’en use ; en sorte que ceux qui sont sourds et muets, inven-
tent des signes particuliers, par lesquels ils expriment leurs pensées » (R. Descartes, « Lettres au
marquis de Newcastle du 23 novembre 1646 », tr. fr. dans Œuvres & lettres, op. cit., p. 1254-1257).
Le Discours de la méthode fait également brièvement allusion aux langues gestuelles.
89. Dans une remarque de Le moi et le ça, Freud pourrait bien témoigner d’un certain degré d’intuition
d’un des « paramètres de formation » des langue des signes, à savoir les kinèmes : « Les restes
[mnésiques] de mots sont essentiellement les descendants de perceptions acoustiques, si bien que
se trouve par là donnée une origine sensorielle particulière pour le système Pcs. Les constituants
visuels de la représentation de mot, on peut au premier abord les négliger comme secondaires,
acquis par la lecture, et de même pour les images de mouvement du mot qui, hormis chez les sourds-
muets, jouent le rôle de signe de soutien » (S. Freud, Le moi et le ça, tr. fr. Œuvres complètes, t. XVI, Paris,
PUF, 1991, p. 265, je souligne). Il ne me semble en effet pas que Freud s’exprimerait en termes
d’« image de mouvement » s’il faisait seulement référence à la lecture labiale…
90. Qui infère de la possibilité d’hallucinations auditives chez des sujets sourds que « l’acte d’ouïr »
n’engage pas seulement un phénomène acoustique (J. Lacan, « D’une question préliminaire… »,
op. cit., 1958, p. 532-533).

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Quelques remarques sur « lalangue »… • 67

nomme aujourd’hui surdité prélinguale a toujours aiguillonné la réflexion


sur les limites de l’homme, de la pensée et du langage. La jouissance parti-
culière qui se dépose dans ces « lalangues » que sont les langues de signes
peut par ailleurs, à l’occasion, donner figure à la « jouissance Autre 91 »
dont parle parfois Lacan – avec les effets sociaux de ségrégation qui en
découlent 92.
Quoi qu’il en soit, l’étude précise de la manière dont la condition
langagière particulière des sujets sourds affecte l’« enveloppe formelle 93 »
de leurs éventuels symptômes demeure aujourd’hui, à ses premiers…
balbutiements 94. « Lalangue » de Lacan me semble un instrument très
utile pour cette tâche, et aussi pour mieux penser notre neutralité face à ces
situations de surdité.
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91. Cf. supra, n. 21. La « jouissance Autre » est en effet toujours susceptible d’être plus au moins
fantasmatiquement versée au compte d’une supposée « jouissance de l’Autre », cette « identifi-
cation » étant pleinement accomplie dans la paranoia (J. Lacan, « Présentation des Mémoires d’un
névropathe », dans Autres écrits, op. cit., particulièrement p. 215).
92. M. Poizat, La voix sourde – la société face à la surdité, Paris, Métaillé, 1996.
93. J. Lacan (1966), « De nos antécédents », dans Écrits, op. cit., p. 65-72.
94. C’est dans cet objectif qu’a été constitué au sein du CRPMS de l’université Paris Diderot (www.
crpms.shc.univ-paris-diderot.fr), à l’été 2011, le groupe de recherche clinique « Singularités senso-
rielles et positions du sujet », et qu’une recherche dans le cadre du projet « Lalangue », émanant
du même CRPMS, va être initiée.

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