La Migration Algérienne en FRANCE Temine Emile
La Migration Algérienne en FRANCE Temine Emile
La Migration Algérienne en FRANCE Temine Emile
de la Méditerranée
Temime Emile. La migration européenne en Algérie au XIXe siècle : migration organisée ou migration tolérée.. In: Revue de
l'Occident musulman et de la Méditerranée, n°43, 1987. Monde arabe: migrations et identités. pp. 31-45;
doi : https://doi.org/10.3406/remmm.1987.2130
https://www.persee.fr/doc/remmm_0035-1474_1987_num_43_1_2130
Les travaux récents et nombreux1 sur les migrations des «travailleurs coloniaux»
vers la France — et plus particulièrement en provenance de l'Algérie — ont apporté
assurément, en dépit des limites d'une étude statistique sérieuse, nombre de
données intéressantes. Mais l'insistance à ne voir que cet aspect des migrations risque
de fausser l'image que l'on peut se faire des mouvements de populations dans cette
région de la Méditerranée en simplifiant abusivement des mécanismes assurément
très complexes.
De même le lieu commun du retour des Pieds Noirs au moment de
l'indépendance de l'Algérie fait passer au second plan des réalités démographiques bien
connues : la population «française» de l'Algérie est la résultante d'apports très divers,
d'un mélange de populations, qui se sont parfois violemment opposées les unes
aux autres.
Il nous paraît aujourd'hui essentiel, en prenant du recul, de ne pas nous
contenter des études classiques réalisées sur le peuplement français en Algérie à partir
des sources traditionnelles, état-civil, enquêtes, recensements, distributions des
concessions mortuaires, etc. Ces données, très abondantes et souvent très précises,
nous renseignent certes sur les conditions d'installation de la population française
en Algérie; mais il ne faut pas cacher les lacunes de cette recherche, parfois même
l'inexactitude de certaines présentations.
La migration d'origine européenne vers la colonie algérienne est présentée comme
l'arrivée d'une collectivité nouvelle, imposant des rapports de domination à la
population «indigène» par l'intermédiaire de l'armée et de l'administration. La
croissance et l'enrichissement de cette collectivité sont soulignées pour des raisons oppo-
à des échecs fréquents, une étude sérieuse reste à faire. Ce qui est plus facile à
connaître, parce que l'étude en est commencée5 — et cela touche tout de même
au fond du problème —, ce sont les modalités de recrutement (dans la mesure où
il y a eu un véritable recrutement) des colons venus de l'étranger.
Dès la première période coloniale, l'idée s'est répandue qu'il serait utile de favoriser
et même de susciter vers l'Algérie un courant comparable par ses origines à celui
qui se dirige alors vers l'Amérique du Nord : Irlandais peut-être, mais surtout
Allemands et Suisses. Ces populations forment alors les gros contingents de
l'émigration européenne; elles sont considérées comme particulièrement adaptables aux
conditions nouvelles imposées par la politique française en Algérie. Allemands et
Suisses bénéficient d'un préjugé favorable. Le Vicomte de Fontenay, ambassadeur
de France à Stuttgart, les présente comme de «bons agriculteurs, des hommes
tranquilles, religieux, soumis aux lois» (M. Di Costanzo, 32). Description rassurante,
s'il en est, pour les autorités françaises à la recherche d'une main d'oeuvre
qualifiée, mais aussi capable de supporter des années difficiles, d'accepter avec
résignation les coups du sort qui vont inévitablement la frapper.
Il est certain que l'on a très tôt encouragé la venue de ces migrants en
provenance des régions du nord de l'Europe; il n'y a à cela rien d'étonnant, ni rien
de tout à fait nouveau. La vallée du Rhône est, pour les Suisses et pour les
Allemands, une route traditionnelle de migration, et Marseille a longtemps possédé
la principale colonie suisse résidant en France. Mais il faut bien admettre que les
tentatives faites sous le règne de Louis-Philippe manquent singulièrement de
continuité, et que la politique française de colonisation en Algérie présente alors un
caractère de désordre et d'improvisation extrêmement regrettable. Toutefois un
organisme se donnant pour but de recruter des colons dans les pays du nord de
l'Europe s'est mis en place : il s'agit d'un comité central de colonisation par
l'émigration créé en 1841 (M. Di Costanzo, 42). Il compte à la fois parmi ses dirigeants
des personnalités civiles et militaires et des agents diplomatiques français qui sont
alors en charge de toutes les questions relatives à l'émigration dans les territoires
étrangers. Il propose d'installer en Algérie plus de mille familles, qui seraient
éventuellement recrutées en France, mais aussi en Belgique, en Allemagne et en Suisse.
La proposition ne sera pas suivie d'effet. Le gouvernement de Louis-Philippe
répugne-t-il à adopter une attitude trop « directive» dans le domaine colonial? Les
autorités locales, en Algérie, craignent-elles d'être débordées par une arrivée
massive de nouveaux venus, et d'être incapables d'y faire face? Sans doute y a-t-il un
peu des deux. En tout état de cause, on estime dans ce qu'on appellerait aujourd'hui
«les milieux autorisés» que la pression spontanée des candidats à l'émigration sera
suffisante pour satisfaire à des besoins encore mal définis. Et puis on sait bien
qu'en dehors de toute disposition légale des agents recruteurs fonctionnent déjà
tant en territoire français qu'en Allemagne ou en Suisse6.
A partir de 1853, et surtout de 1855, les conditions du recrutement vont être
considérablement modifiées. Jusque-là seuls les agents diplomatiques français étaient
habilités à servir d'intermédiaires entre les candidats au départ et les services
français compétents. Après 1853, les préfets des départements frontaliers peuvent
recevoir directement les dossiers, exactement comme s'il s'agissait d'une migration
d'origine française. Il convient non seulement de faciliter les démarches des futurs
emigrants, mais aussi d'éviter un enrôlement anarchique par l'intermédiaire d'agents
peu scrupuleux, et dont les promesses ne sont assorties d'aucune garantie sérieuse.
Migrations européennes en Algérie I 35
Une circulaire du ministre de la Guerre indique même dans le détail les modalités
du recrutement (M. Di Costanzo, 50) : les candidats au départ doivent présenter,
à titre de cautionnement, une certaine somme d'argent, cent francs pour un
célibataire, quatre cents francs pour une famille7. Pour le cas où il y aurait promesse
de concession à l'arrivée en Algérie, la somme demandée est beaucoup plus
importante, deux mille francs au minimum. Moyennant quoi, il est garanti un passage
gratuit entre Marseille et l'Algérie aux migrants et à leur famille sur les bateaux
des Compagnies de navigation agréées par l'État français. Autant de mesures qui
témoignent de la volonté d'encourager au départ les migrants en provenance de
la Confédération helvétique ou des États allemands proches de la frontière
française. Mais cela ne suffît pas à éviter totalement les manœuvres frauduleuses des
«agents» privés, qui sont, en l'absence de toute législation dans ce domaine,
d'inévitables intermédiaires.
Le texte de 1855, qui fixe le statut des agences d'émigration, les soumet à
autorisation préalable du gouvernement français et au versement d'un cautionnement
élevé. Il modifie radicalement le système en vigueur à cette date et montre
clairement la volonté des autorités françaises de prendre sous leur contrôle l'ensemble
des opérations d'émigration, a fortiori quand elles concernent le peuplement de
l'Algérie, territoire soumis à la France.
Cela concerne d'abord la propagande faite en faveur de l'émigration. Elle s'est
considérablement développée au cours des années cinquante. Il ne fait pas de doute
que l'administration française a encouragé et même financé nombre de
publications destinées à l'édification des futurs migrants, par exemple le guide édité en
1853 par le baron Weber, De l'Algérie et des migrants8, ou la brochure parue en
1855 également en Allemagne, et rédigée par De Buvry, membre de la société
centrale d'émigration et de colonisation de Berlin, L'Algérie et son avenir sous
la domination française9.
De la propagande «encouragée» au recrutement officiel, il n'y a qu'un pas,
aisément franchi grâce à la nouvelle législation. En Algérie, la loi de 1861
encourage le développement d'un capitalisme foncier, dont le premier exemple est
fourni par les vingt mille hectares concédés à la compagnie genevoise de Sétif,
au nom évocateur. Mais il ne suffit pas de créer ou d'aider à la création de
grandes sociétés de colonisation. Il faut simultanément leur assurer la main
d'oeuvre nécessaire à la mise en valeur des terres. D'où l'effort de recrutement
considérable fait en 1861, dont Di Costanzo a étudié les modalités. La
propagande est organisée par des agents opérant pour le compte du gouvernement
général de l'Algérie, Yvon et Muller; elle consiste en une tournée publicitaire
à travers l'Allemagne, la publication d'articles dans les journaux locaux, la
fabrication et la diffusion de milliers de tracts en langue allemande; par ailleurs
des affiches sont placardées dans les communes d'Alsace-Lorraine proches de
la frontières (M. Di Costanzo, 55-56).
Dans un second temps, on met en vente des lots de terre; ces ventes peuvent
s'effectuer en territoire suisse, allemand ou français selon un calendrier
soigneusement fixé; le titre provisoire de propriété pourra tenir lieu de passeport
pour les nouveaux acquéreurs. Muller, commissaire à l'émigration à Strasbourg,
est aussi, en l'occurrence, délégué du gouvernement général de l'Algérie; il doit
«veiller à ce que tous les emigrants passant la frontière ne soient pas lésés dans
leurs intérêts». Jouant ainsi le double rôle d'agent et de commissaire à l'émi-
36 / É. Temine
Là encore les mots ont leur importance. Dire que les migrations d'origine
méditerranéenne, espagnole, maltaise, italienne n'ont pas été voulues par les autorités
françaises ne signifie naturellement pas qu'il y a rejet systématique des immigrés
en provenance de ces pays. Mais il faut admettre qu'ils se heurtent à une certaine
mauvaise volonté de la part de l'administration. Fonctionnaires et colons
d'origine française nous transmettent d'eux en général une image peu sympathique.
Pourtant les faits sont là : ces individus souvent méprisés, relégués dans les emplois
subalternes, représentent une part essentielle de la colonisation. Reprenons les
chiffres; ils sont assez éloquents par eux-mêmes. Dès 1836, Espagnols, Italiens et Maltais
sont plus de 8 000 pour une population européenne recensée de l'ordre de 14 500
personnes. La proportion tombe évidemment dans les années suivantes avec les
efforts faits en faveur d'une colonisation organisée. Les migrants d'origine
méditerranéenne sont 41 000 sur 95 000 en 1845, 60 000 seulement sur un total de
160 000 colons d'origine européenne en 1856.
Disons tout de suite que ces premiers chiffres font illusion; ils ne tiennent pas
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français ont le moins de sympathie» (in M. Donato, 100). De fait les témoignages
abondent de cette attitude hostile; les qualificatifs les moins élogieux sont employés
à leur sujet. Il faut, dit en 1838 un officier français, «organiser l'ordre (sic) au
milieu des Maltais, des indigènes, des fainéants et des voleurs. Que l'on admette
dans la colonie, si on le juge convenable, les repris de justice, les condamnés...,
le rebut de la nation, mais qu'on y envoie des hommes forts pour diriger les
administrations et des troupes bien disciplinées pour les protéger» (idem, 103)...
Association de mots et d'images fort parlante, à défaut d'accusations plus directes, et
que l'on retrouve dans d'autres textes, qui ne parlent pas uniquement des
Maltais. Parfois on les associe aux Majorquins (on emploie souvent ce terme dans les
premières années de la colonisation pour parler des Espagnols), parfois aux
Italiens. Maltais et Italiens sont « souvent des gens mal famés, faisant du tapage, et
s'entendant avec les Arabes pour les vols de chevaux»... (idem, 104).
Violence des mots et des gestes, goût du vol et de la rapine sous toutes ses
formes, ces accusations reviennent constamment sous la plume des petits
fonctionnaires français en Algérie à propos de ces hôtes indésirables. Si l'on y ajoute la
fainéantise, qualité que l'on attribue indifféremment aux Arabes et aux Italo-Maltais
(pour les espagnols, cela fait partie de la légende noire, qui voit dans leur
indolence et leur apathie la conséquence naturelle de longs siècles d'oppression), on
aura retrouvé les stéréotypes appliqués à la fin du siècle à l'ensemble des
populations méditerranéennes. Genty de Bussy écrit d'ailleurs en 1839 qu'il ne faut pas
exposer l'Algérie à devenir «le dépôt des mendiants de l'Europe» (dépôt étant pris
bien entendu au sens de dépotoir). Et d'ajouter, pour éviter toute fausse
interprétation : «Nous avons à nous défendre des migrations répétées des Baléares et de
Malte!»...13
Mais, quand on parle des Espagnols en Algérie, il ne s'agit plus de quelques
milliers de personnes, comme dans le cas évoqué précédemment, mais d'une masse
de migrants tout à fait considérable, et dont l'arrivée se répartit sur une période
de plusieurs dizaines d'années, au gré de la conjoncture économique, des crises
agraires qui éprouvent régulièrement les populations ibériques. Migration de paysans
sans terre, réduits à la misère, à la mendicité et à la famine par de mauvaises récoltes,
résultat d'accidents climatiques incontrôlables, dont les conséquences sont encore
aggravées par la croissance démographique.
Devant l'impossibilité de trouver chez eux de quoi vivre, ils partent par bandes
sur les routes en quête d'une embauche temporaire, ou ils s'embarquent sur ces
balancelles qui franchissent aisément le bras de mer les séparant de la côte
algérienne14; inutile de dire que tout cela se fait bien souvent sans passeport.
Entrées et sorties, dans ces conditions, ne sont guère mesurables; les
fonctionnaires français ferment les yeux sur ces habitudes de clandestinité qui permettent
l'utilisation d'une main-d'œuvre à bas prix15.
Ce qui est certain, c'est que cette migration — qui prend très vite un caractère
massif— n'a pas été sollicitée par les autorités françaises et espagnoles. On assiste
même à plusieurs reprises à des réactions franchement défavorables. Le
gouvernement espagnol ne voit pas sans inquiétude se multiplier ces départs, et les
responsables locaux sont préoccupés par le déficit éventuel de travailleurs agricoles dans
la perspective de meilleures conditions économiques. Les Français ne manquent
pas une occasion de rappeler que cette migration comporte sans aucun doute une
part importante de gens de moralité douteuse, de voleurs, de déserteurs, d'indivi-
40 / É. Temine
dus qui cherchent à échapper à la justice de leur pays. D'où les récriminations
du préfet d'Oran, dans un rapport officiel de 1850 16 : l'arrivée des Espagnols a
coïncidé «avec plusieurs vols audacieux, dont les auteurs n'ont pas été découverts,
et l'opinion publique s'est émue de cette coïncidence»... Par-delà ces reproches
occasionnels, on trouve parfois des plaintes contre le pullulement des indigents
et des nécessiteux. Ces immigrés sans ressources peuvent être très utiles dans la
mesure où ils sont prêts à accepter les travaux les plus pénibles. Viennent les
difficultés, des récoltes insuffisantes, les Espagnols ne trouvent plus ces emplois
temporaires; ils sont ainsi à la charge de la collectivité; il faut bien subvenir à leurs
besoins les plus élémentaires, ou les rapatrier, tout cela aux frais de la
communauté. J.J. Jordi (158-159) — dont tous les exemples ci-après sont tirés — rapporte
quelques exemples de ces mesures préfectorales prises sous la pression des
circonstances. C'est ainsi que le préfet d'Oran décide, en 1851, de «purger le
département d'Oran des mendiants et des vagabonds espagnols, ainsi que des échappés
des Présides». Le 4 juillet 1851, six vagabonds sont rapatriés par le vapeur
Lavoisier vers Alicante. Même scénario en mai 1852. Mais, cette fois, ce sont quelque
cinquante vagabonds qui sont extradés.
Voleurs, mendiants, individus de moralité douteuse, ce sont des termes que nous
retrouvons comme un leitmotiv, et qui s'expliquent assurément par les conditions
de vie misérables d'une population, qui n'a guère la possibilité par ailleurs de
bénéficier des concessions de terre que l'on offre aux Français ou à d'autres étrangers
(Allemands ou Suisses) que l'on souhaite attirer en Algérie. La méfiance,
confinant parfois au mépris, dont font l'objet les immigrés espagnols, est entretenue
par les conditions précaires de leur installation, et par les métiers qu'ils exercent
et qui les situent au bas de l'échelle sociale : les premiers venus, à la suite de l'armée
française, occupent de petits métiers, charretiers, commerçants ambulants, canti-
nières ou prostituées pour les femmes. Plus tard, ils cultivent des lopins de terre
sous forme de jardins, ou constituent des équipes de «défricheurs» ou de cueil-
leurs d'alfa, venant en saisonniers jusqu'en Algérie et repartant ensuite vers leur
région d'origine, Andalousie ou pays valencien. C'est une main-d'œuvre rude, prête
à effectuer des travaux qui répugnent aux Français et que n'accepterait peut-être
pas de faire la population locale, attachée à ses activités traditionnelles; pourtant
il s'agit de travaux mal rémunérés, même si les salaires agricoles perçus à cette
occasion par les Espagnols sont relativement plus élevés que ceux auxquels ils
pourraient prétendre en restant chez eux17. Rien en tout cas qui permette d'espérer
une amélioration rapide de leurs conditions de vie; pas d'espoir, en tout cas,
d'accéder à la propriété pour la majorité d'entre eux.
Italiens et Maltais font moins souvent que les Espagnols les travaux pénibles
de la campagne; ils n'ont parmi eux qu'une minorité d'ouvriers agricoles. Mais
les petits métiers qu'ils exercent dans les villes ne leur permettent guère de
s'élever dans la hiérarchie sociale. Quand on a la possibilité d'établir des statistiques,
même limitées, sur les activités de ce prolétariat urbain (même quand il devient
patron, voire propriétaire de son échoppe, le petit commerçant reste pauvre), on
retrouve d'un bout à l'autre de l'Algérie les mêmes métiers, pêcheurs (les Maltais
et les Siciliens exercent même un véritable monopole dans ce domaine dans le Cons-
tantinois), bateliers et portefaix, charretiers, bref toutes les professions liées au
transport et aux activités portuaires. On retrouve également parmi eux un grand
nombre de travailleurs sans qualification, désignés seulement comme journaliers, des
Migrations européennes en Algérie I 41
nir importante qu'à partir de 1830. Comme pour les Espagnols, la venue des
Maltais en Algérie est liée aux besoins de l'armée française, qui les attire et qui les
tolère sans leur donner cependant les moyens d'une installation durable. Maltais
et Italiens, qu'ils soient pêcheurs, bateliers ou petits commerçants, viennent aussi
chercher un profit temporaire, sans que nous puissions exactement établir la durée
de leur séjour, ni les routes qu'ils utilisent. Nous savons cependant que le passage
par la Tunisie est relativement fréquent. Selon le consul de Naples, «4 à 500
Siciliens arrivaient et repartaient chaque année, allant et venant entre les îles et la
Régence (de Tunis), quand ils ne se décidaient pas à gagner les ports de
l'Algérie... Les Maltais faisaient de même»...18.
Très vite cependant des habitudes sont prises; les petits métiers permettent de
gagner un peu d'argent; l'installation devient durable. A partir de 1833, la
colonie maltaise en Algérie ne cesse d'augmenter en nombre. Il se produit alors un
phénomène, que l'on constate sous des formes et à des dates différentes pour les
diverses communautés étrangères d'origine méditerranéenne : ces hommes, dont
la venue a été tolérée plus que souhaitée, finissent par prendre par endroits la place
des premiers colons, mal adaptés aux conditions de travail ou de climat. Dans la
région de Philippeville, certains colons français revendent très vite à des Maltais
les concessions qu'ils ont obtenues gratuitement. Nous savons qu'au début de
l'occupation française, quelques Espagnols ont également reçu des concessions. Mais,
pour la plupart, les exigences financières formulées par les autorités coloniales
établissent une barrière quasi infranchissable pour des immigrés dans une condition
voisine de l'indigence. Toutefois, le temps aidant, nombre d'entre eux peuvent
mettre de l'argent de côté à force de travail et de privations; et les exemples ne
sont pas rares de rachats par des Espagnols de concessions précédemment
accordées à des Français ou à des Allemands19.
Substitution d'une colonisation à une autre? Ou plutôt affirmation d'une
collectivité qui, pour n'avoir au départ ni les moyens financiers ni les qualifications
demandées par l'administration coloniale, a d'abord été tolérée en fonction des services
rendus, et acceptée dans un second temps; il fallait bien reconnaître une migration
durable et efficace, et que, face au demi-échec de la colonisation officielle,
s'imposait une présence massive que l'on n'avait plus les moyens ni le désir de refouler.
Comment pourrait-il en être autrement? La croissance démographique trop lente
de la France ne pousse pas à une émigration importante. Il faut un accident
localisé comme la crise du phylloxéra dans le Languedoc, ou des conditions
particulières engendrant la déstructuration économique d'une région — ce qui est le cas
de la Corse — pour provoquer des départs en grand nombre. Encore le
développement urbain offre-t-il en France des possibilités d'embauché. Il faudrait, pour que
s'inverse durablement ce mouvement, des conditions particulièrement
attrayantes, ce qui n'est guère le cas en Algérie.
Il faut donc recruter ailleurs. Et très vite, on s'est aperçu qu'il serait difficile
d'amener sur place en grande quantité la main d' œuvre considérée comme la plus
capable. Le rapport de la commission Bonet, en 1833, est tout à fait éclairant à
ce sujets : «Les colons doivent être recrutés non seulement parmi les Français,
mais aussi parmi les étrangers, notamment les Allemands aux qualités solides, les
Maltais et les Mahonnais, moins recommandables, mais s'adaptant facilement au
pays. Du reste, il serait imprudent de se montrer exigeant pour la qualité là où
on a besoin de la quantité» (M. Donato, 90).
Migrations européennes en Algérie I 43
NOTES
1. A vrai dire, ces travaux concernent pour la plupart la migration la plus massive et la plus
récente. Un effort a cependant été fait récemment pour amorcer une explication historique du
phénomène migratoire, comme le montrent un certain nombre d'articles, extraits des Actes du
colloque de Grenoble, Les Algériens en France, éd. C.N.R.S., Publisud, 1986.
2. Il s'agit principalement de la thèse de 3e cycle soutenue à Aix par J J. Jordi sur Les
Espagnols en Oranie, thèse publiée en 1986, et de l'ouvrage de J.B. Vilar, La emigration espahofo
a Argalia (1830-1900)' publié en 1975 au C.S.I.C.
3. Les recherches de Marc Donato ont donné lieu à un mémoire de maîtrise (L'émigration
maltaise en Algérie au xix' siècle, Aix, 1983), fait à partir des documents recueillis aux Archives
d'Outre-Mer. Son travail de D.E.A. (1986) est essentiellement une mise à jour bibliographique.
4. Les grands travaux ne manquent pas, bien qu'ils soient souvent un peu anciens, sur la
colonisation européenne, et les problèmes de peuplement.
5. Nous citerons souvent dans la première partie de cet exposé le mémoire de Maurice Di
Costanzo, L'émigration allemande en Algérie au xix' siècle (1830-1890), Aix, 1985, p. 32.
6. Jusqu'à 1855, il n'existe aucune réglementation sur les agences d'émigration; mais on constate
par contre une multiplicité d'initiatives individuelles, dont certaines ont été encouragées par
le gouvernement français.
7. Nous n'insisterons pas sur les conditions d'attribution des concessions de terres en Algérie,
qui sont déjà bien connues.
8. Di Costanzo cite précisément (p. 53) une lettre du baron Weber, offrant ses services.
9. Ibid, 53. Il s'agit apparemment d'impressions de voyage.
10. Cf. le tableau établi par Di Costanzo, d'après les chiffres de Ricoux et Démontés.
11. Cf. les graphiques établis par JJ. Jordi, 30.
12. Lettre du consul Saint-John du 13 juin 1832, citée par M. Donato, op. cit., p. 96.
Migrations européennes en Algérie I 45
13. Genty de Bussy, De l'établissement des Français dans la Régence d'Alger, Paris, 1839, cité
par Donato, op. cit., p. 98.
14. Sur ce trafic, on trouvera de multiples témoignages dans la correspondance consulaire
française à Alicante et Carthagène.
15. Le trafic saisonnier entre Espagne et Algérie se prolongera d'ailleurs jusqu'au début du
XXe siècle.
16. JJ. Jordi, 157 : lettre du préfet d'Oran au gouverneur général de l'Algérie.
17. Cf. la comparaison établie par JJ. Jordi, 80.
18. Cf. Ganiage, «Étude démographique sur les Européens de Tunisie au milieu du xixe siècle»,
in Cahiers de la Tunisie, n° 8, 171.
19. JJ. Jordi, 42 : exemples cités à plusieurs reprises, notamment dans le village de Sidi-Khaled
(Palissy), p. 125.
20. Discours du général Bugeaud du 14 mai 1840 à la Chambre des députés, cité par Donato, 98.
21. J J. Jordi, 122-123 : réponse du 9 avril 1844 du directeur de l'Intérieur aux autorités civiles
d'Oran.