De MOLACHE À La Cognématique
De MOLACHE À La Cognématique
De MOLACHE À La Cognématique
Mo.La.Che à la cognématique
Gabrielle Le Tallec Lloret
1- Le « boulet »
[...] la formule saussurienne, qui allait devenir un dogme, intervient au tout début du
Cours, c’est-à-dire en un endroit du livre où n’ont pas encore été développées les
notions capitales de système et de valeur (valeur que confère au signe le système qui
constitue une langue). De sorte que le « signe » dont il est question ici, est, dans une
première approche, considéré hors système, ou abstraction faite du système.
1
Voir F. Tollis, La parole et le sens, p. 53.
2
Voir C. Matthieu, « L’arbitraire du signe linguistique, retour sur une polémique », p. 379-381.
3
Je renvoie ici à la communication de Luca Nobile « La querelle sur la nature du signe dans la crise
civilisationnelle globale » présentée aux journées d’études du LiCoLar (Linguistique comparée des Langues
romanes), Université d’Aix-en-Provence 2010, en l’honneur de Maurice Toussaint., autour de la question
« Le signe est-il motivé ? Réflexions sur les systèmes phonologiques des langues romanes ».
4
Dans sa « Note sur le dogme de l’arbitraire du signe et ses possibles motivations idéologiques », 1984-1985
puis revue en 2003.
1
Par ailleurs, ces notes révèlent que Saussure désignait avec le terme signe deux
choses distinctes : d’une part, l’unité globale composée d’un concept et d’une image
acoustique, et d’autre part, l’image acoustique seule5. C’est dire, en réalité, toute
l’importance que déjà Saussure accordait au signifiant comme véhicule du signifié6, à la
motivation du signe linguistique, non pas entendue encore comme passage du phonatoire
au sémantique, mais pris au sein d’un système faisant émerger l’existence d’« éléments
formatifs ». On en veut pour preuve cet extrait qui vaut, en quelque sorte, pour
« réhabilitation » dans les ELG :
[...] s’il y a des éléments formatifs transparents, comme -ier dans poi-rier vis-à-vis de
ceris-ier, pomm-ier, etc., il en est d’autres dont la signification est trouble ou tout à
fait nulle ; ainsi jusqu’à quel point le suffixe -ot correspond-il à un élément de sens
dans cachot ? En rapprochant des mots tels que coutelas, fatras, canevas, on a le
vague sentiment que -as est un élément formatif propre au substantif, sans qu’on
puisse le définir plus exactement.
...Passage justement commenté par M. Launay dans sa « Note sur le dogme de l’arbitraire
du signe... » mettant à jour ce qu’il appelle des « connotations sémiotiques » :
Mais quelle boîte de Pandore ouvre ici Saussure ! Car c’est en effet sur ce principe
de motivation des paronymies que sont fondées toutes les flexions, dérivations,
conjugaisons, déclinaisons...et j’en passe, car ce qui est en cause ici, c’est presque
toute la grammaire, et une immense partie du lexique. Un « tableau de conjugaison »,
faut-il le dire, n’est qu’un enchaînement de paronymies motivées ou motivantes7.
Il n’en demeure pas moins que l’approche structuraliste du langage fut fondée sur
l’arbitrarité du signe, elle-même adossée à une certaine conception des éléments matériels
constituant le signifiant acoustique, les phonèmes, conçus depuis Saussure comme « des
entités oppositives, relatives et négatives ». C’est cette conception qui amena Roman
Jakobson à déclarer irrésolu le problème de l’union du son et du sens dans ses Six leçons
sur le son et le sens (1976), et à clairement poser le problème de l’articulation du
phonatoire et du sémantique.
Bien entendu, on nous enseigne depuis longtemps que, comme tout signe verbal, le
mot est une unité à deux faces. [...] Tout mot, et tout signe verbal en général,
5
« Car pour Saussure, tout terme choisi pour désigner l’entité globale induit naturellement un glissement
sémantique le restreignant à ne désigner que l’image acoustique seule. » Voir C. Matthieu, op. cit., p. 379.
6
Signe = signifiant (image acoustique) I signifié II (véhicule)
Signe = signifiant (image acoustique) véhicule du sens
7
M. Launay, op. cit., p. 5.
2
présente l’union du son et du sens, ou en d’autres termes l’union du signifiant et du
signifié [...] Or, si le fait de cette union est absolument clair, sa structure reste fort
peu connue. Une suite des sons se trouve être le véhicule du sens, mais comment les
sons remplissent-ils cette fonction de véhicule ? Quels sont exactement les rapports
entre les sons et le sens à l’intérieur du mot et de la langue en général 8?
Jakobson cherche à dégager le plus petit, l’ultime élément phonique chargé d’une
valeur significative, ou – en termes métaphoriques – ce qu’il nomme les quanta de la
langue, l’amenant à poser la différence cardinale entre phonème et morphème, le premier
sur le plan du signifiant, le second sur celui du signifié, à savoir un pallier entre valeur
négative et valeur positive. Dans la conception saussurienne, le phonème n’a pas de valeur
positive. Ce qui importe pour les phonèmes, ce n’est pas l’individualité phonique de
chacun d’eux, vue en elle-même et existant pour elle-même, c’est leur opposition
réciproque au sein d’un système phonologique, puisque tout phonème suppose un réseau
d’oppositions avec les autres phonèmes du même système9. Comment, alors, s’interroge
Jakobson, une opposition sur le plan du signifiant fonde-t-elle la signification ?
Le phonème ne pouvant être porteur de sens, ce qui se trouve déclaré ici c’est
l’impossibilité d’articuler le son et le sens, dans cette linguistique du signe, structuraliste,
d’aller au-delà, et ce dans le meilleur des cas, comme l’avait préfiguré Saussure, d’une
lecture morphématique du signifiant.
2- La prévalence du signifié
8
Voir R. Jakobson, Six leçons sur le son et le sens, 1976, p. 22-23. Le soulignement est de notre fait.
9
Ce que Didier Bottineau résume ainsi : « 1- Selon l’Ecole de Prague et les structuralistes, un phonème ne se
définit pas par son contenu intrinsèque ou quintessentiel, mais par la matrice de traits articulatoires, point et
mode d’articulation, qui l’opposent à tous les autres phonèmes se différenciant de lui par un seul trait. 2- Par
conséquent, un phonème ne saurait être porteur de sens. 3- Et donc, un phonème ne vaut que par ce qui
l’oppose aux autres phonèmes. », « Du son au sens : l’invariant de i et a en anglais et autres langues », p. 3.
10
R. Jakobson, op. cit., p. 78.
3
L’un des fondements de la Psychomécanique est l’idée que la langue est le produit de
la combinaison de deux structures indissociables, la structure sémiologique (le signifiant)
et la structure psychique (le signifié), liées par un rapport de « congruence »11.
La précision sur la terminologie guillaumienne (signifiant parfois utilisé à la place de
signe12) n’apporte pas grand’chose à notre problématique, eu égard à ce que l’on sait
aujourd’hui de la propre pratique de Saussure, et pourrait même induire en erreur en
donnant à penser que chez Guillaume la place d’honneur fut accordée au signifiant. C’est
tout le contraire, en réalité :
Même s’il n’a pas à tout coup accepté sa terminologie, GG a bien explicitement
adopté la subdivision bipartite du signe par Saussure. Il a même cru pouvoir dire que
cette distinction recouvrait celle qu’il faisait « du sémiologique et du psychique »,
dans la mesure où, dressé « en face du signifié, qui, sans une sémiologie
suffisamment adéquate, n’aurait pas de corps, et ne serait pas perçu », par nature, le
signifiant « est toujours sémiologique ; il ne peut pas être autre chose » ([10-XII-48]
LL 3 : 35)13.
11
« Un principe auquel toutes les langues défèrent dans leur construction est celui de la congruence – ou si
l'on veut, de la convenance – du signifiant et du signifié. Le signifiant est un fait de parole, le signifié un fait
de pensée, et la structure d'une langue, et son existence même, supposent un accord suffisant – qui ne sera
jamais excessif (et qui donc pourra toujours grandir) – entre un fait de parole et un fait de pensée ». G.
Guillaume, Leçons de linguistique 1948-49, p. 170.
12
« Guillaume préférait souvent intervertir les termes saussuriens de signe et de signifiant, même si, malgré
ce "retour au sens traditionnel ", il lui arrive de temps en temps d’utiliser sans retouche la terminologie en
vigueur », F. Tollis, La parole et le sens, p. 44, note 27.
13
Voir F.Tollis, Signe, mot et locution entre langue et discours – De Gustave Guillaume à ses successeurs, et
en particulier au chapitre 6 : « Le grammème comme signe : une biunivocité idéale souvent prise en défaut »,
p. 179-206. Le soulignement est de notre fait.
14
L’étude de la structure sémiologique = psychosémiologie, et l’étude de la structure psychique =
psychosystématique.
4
côté du signifié 15 » [...]. « En effet, derrière une sémiologie qui n’offre que des tentatives
de systématisation d’une cohérence incomplète, se cache une structure "psychique"
totalement et rigoureusement cohérente (Leçons 4, p. 133 [23-III-50])16 ».
Pour Saussure, le signe est constitué d’un signifiant sensoriel et d’un signifié
conceptuel. Guillaume propose de modifier ce rapport : le signifiant est l’ensemble
formé par le signe observable et le signifié mental qui provoque sa production par
l’énonciateur et que le destinataire reconstruit. Le signifié devient la source causale
et cognitive du signe pour l’un et la cible consécutive et cognitive pour l’autre : il est
successivement trace et inducteur d’opération mentale17.
Pour faire évoluer la notion de signe linguistique héritée de Saussure, selon nous, il
ne s’agit pas seulement de poser que le rapport entre signifiant et signifié est congruent
(donc non arbitraire) pour faire une linguistique du signifiant. C’est encore être
structuraliste de le poser ainsi, au sens où se contenter de dire que le rapport entre
15
Voir F. Tollis, La parole et le sens, p. 45.
16
Ibid.
17
Voir D. Bottineau, « Du son au sens : l’invariant de i et a en anglais et autres langues », p. 3, note 1. le
soulignement est de notre fait.
18
Ce que D. Bottineau appelle « la conception géologique de la forme signifiante : le signe grammatical,
spécialisé dans la capture des étapes des actes de représentation lexicaux, est le reflet d’une tension (système
de l’article) ou d’une saisie (modes chronothétiques verbaux) », in « Typologie de la déflexivité », Langages,
La déflexivité, p. 91.
19
Voir F. Tollis, La parole et le sens, p. 52. Le soulignement est de notre fait
5
signifiant et signifié est motivé, nécessaire, ne suffit pas à faire de la linguistique du
signifiant : cela demeure une linguistique du signe, pris dans son unicité, en tant qu’entité,
en langue. Il ne s’agit pas non plus seulement de poser la prévalence du mental sur le
physique pour faire de la linguistique du signifiant. En revanche, accorder la prévalence au
signifiant, concevoir une langue comme un système de signifiants, et y trouver, là
précisément, la motivation, oriente davantage vers une linguistique du signifiant. C’est
bien ainsi que l’avait conçu Mo.La.Che, marquant à son tour une étape décisive dans la
conception du rapport intra-signe.
3- La promotion du signifiant
[...] à nos yeux, il n’y a dans le langage d’autre système ni d’autre systématique que
celle qu’ordonne et déclare une sémiologie toujours et partout motivante22. [...]
C’est, à peu de chose près, le système linguistique tout entier qui est concerné par les
mécanismes de motivation sur lesquels nous avons voulu attirer l’attention23.
C’est à la même époque que M. Launay rédige sa Note sur le dogme de l’arbitraire
du signe (1984-1985, revue en 2003) où le signifiant est à analyser, comme « moyen de
production du sens, comme générateur, en somme, de ce sens qui en porte la marque, la
griffe, et bien plus encore ».
20
On pense en particulier à l’article de J.-C. Chevalier, « De Guillaume à une linguistique du signifiant ».
21
Voir F. Tollis, La parole et le sens (chap. 7 sur Mo.La.Che, p. 225-292). P. 225 : « VII.1a. Le signifiant
comme le plus sûr révélateur de la signifiance ». P. 226 : « Le "préjugé d’ordre" ainsi invoqué par ce groupe
est celui qui poussait GUILLAUME à "tenir l’ordre superficiel, morphophonologique, pour un ordre,
précisément, et non pour un désordre". »
22
Mo.La.Che, « La raison du signifiant », p. 40.
23
Ibid., p. 32.
6
Pour nous, le signe, en effet, ne peut être que motivé puisque « le lien unissant le
signifiant au signifié » (définition saussurienne du signe) est entendu ici comme un
rapport de production, d’engendrement du signifié par le signifiant. (P. 4)
C’est ainsi que le groupe Mo.La.Che tente de prendre ses distances avec cette
conception (ou théorie) structuraliste du signe, pris comme entité linguistique insécable,
24
M. Launay, « Trois questions sur l’apocope », p. 438.
25
« [...] l’on a eu raison, sur ce plan, de critiquer l’explication purement « articulatoire ». Mais on a eu tort,
sans doute, de vouloir tout ramener, par réaction, au « sémantique » : comme si le signifiant en tant que tel ne
pouvait être le lieu d’aucune loi propre, comme s’il fallait à tout prix faire dépendre les lois qui le régissent
du corps qui le produit (le physiologique) ou du monde qu’il peut servir à dire (le sémantique). Ma thèse est
au contraire qu’au niveau de la structure phonématique du signifiant il y a aussi une loi, et donc aussi de
l’interdit que ne suffisent à expliquer ni les difficultés articulatoires ni la hiérarchie sémantique des concepts
auxquels il contribue à référer. », Ibid., p. 430.
26
Ibid. p. 430.
7
conçue en Langue27, et préfigure le découpage du signe en éléments isolables. Ainsi, la
définition du formant de M. Molho, constitue une avancée théorique considérable :
Nous appellerons « formants », quant à nous, non point des fréquences acoustiques,
mais des éléments ou particules signifiantes qui, intervenant dans la structure d’un
signifiant donné, se réitèrent en plusieurs autres – ce dont résulte la formation d’un
champ d’analogie regroupant une ou plusieurs séries morphématiques. Ceci revient à
dire qu’un « formant », s’il apparaît dans un ensemble de morphèmes, informe la
série et lui confère une signification générale dont il est la cause ou la racine28.
La gêne de M. Molho est perceptible dans son hypothèse du formant lorsque celui-ci
se réduit à un seul phonème – c’est le cas du formant *n –, lequel est porteur d’une
instruction sémantique29, alors qu’un phonème, nous le savons, ne saurait être porteur de
sens. M. Molho n’a d’autre choix que de reproduire la vieille opposition structuraliste entre
valeur négative et valeur positive. Or, le formant se trouve bien à un autre niveau que le
morphème et s’assimile en quelque sorte à un submorphème. Mais, dans la conception
structuraliste dont hérite Molho, le niveau inférieur comprend le phonème, dépourvu, lui,
de valeur positive.
C’est bien cette gêne que pointe D. Bottineau (1999), cette difficulté éprouvée par
Molho à ne naviguer qu’entre morphème (valeur positive, côté signifié) et le dernier
pallier, le phonème (valeur négative, côté signifiant), alors que l’émergence de formants
27
C’est d’ailleurs cette conception qui fonde le reproche adressé traditionnellement à la linguistique
d’inspiration guillaumienne, celui de n’être qu’une linguistique du mot, et partant, son incapacité à proposer
une théorie de la phrase. Sur le caractère outrancier de ce reproche, voir F. Tollis : « Lorsqu’a déferlé la
grammaire générative et transformationnelle, c’est la phrase qui a paru constituer l’objet privilégié de la
recherche. Par contraste, on comprend qu’on ait eu, ici ou là, la tentation de ramener toute la linguistique
guillaumienne à une linguistique du mot. » Signe, mot et locution entre langue et discours – De Gustave
Guillaume à ses successeurs, p. 9.
28
M. Molho, « L’hypothèse du "formant". Sur la constitution du signifiant : esp. UN/NO », p. 291. Le
soulignement est de notre fait.
29
« [...] le contenu mental associé à n est celui de l’exclusion/inclusion sous sa double relation : du plus dans
du moins, ou du moins dans du plus », op. cit., p. 301.
30
M. Molho, op. cit., p. 299. Le soulignement est de notre fait.
8
nécessiterait de concevoir théoriquement encore un autre niveau d’abstraction tenant
compte de la structure phonologique du signifiant :
[...] plus récemment, Molho (1982, 50) identifie des formants vocaliques et
consonantiques dans les mots grammaticaux de l’espagnol décelables en synchronie
par des analogies qui ne respectent pas les filiations diachroniques ; son rôle n’est
pas véritablement de fixer un invariant positif et intrinsèque, mais d’aplanir
synaptiquement des différenciations catégorielles (comme celle du nom et du verbe)
qui masquent des traits de construction psychique communs. De ce fait, le formant
n’est pas lié au symbolisme phonétique31.
31
Voir D. Bottineau, « Du son au sens : l’invariant de i et a en anglais et autres langues », p. 6.
32
Cf. F. Tollis, « La démonstration que MOLHO, LAUNAY et CHEVALIER en ont faite sur l’expression de
l’hypothèse et de la concession en espagnol, convainc aisément que l’association d’un signifiant à un signifié
repose sur une convenance réciproque : " La convenance du signifiant à son signifié n’est que le résultat de la
convenance inverse, celle qui lie la propriété signifiante au signifiant qui l’identifie et, l’identifiant, la
déclare." (Raison, p. 39-40). Les études dont est issue la reconsidération de ces rapports réciproques ont été
centrées prioritairement sur une approche morphématique des capacités de /si/ et de /aun(ke)/ en français
et/ou en espagnol, et se préoccupaient de dégager l’intimité sémantique profonde de chacune de ces unités. »
La parole et le sens, p. 226.
33
« El famoso todo (Totalité et syntaxe en espagnol) », p. 297-318.
9
un réseaux de signifiants, de micro-systèmes à la fois paradigmatiques et syntagmatiques,
comme l’a montré récemment Chrystelle Fortineau dans son étude inédite d’HDR, La
corrélation en espagnol contemporain : les structures en T-...K-34.
S’il est indéniable que la radicalité de Mo.La.Che a marqué une étape importante en
linguistique hispanique, elle laisse irrésolu le délicat problème du passage du phonatoire au
sémantique, et il est perceptible que ses études de morphosyntaxe espagnole relèvent
encore davantage d’une linguistique du signe que véritablement d’une linguistique du
signifiant. Une théorie du signe, pris comme entité linguistique, en Langue, dans une
approche somme toute encore saussurienne, laissant peu de place à des considérations
énonciatives, à la différence de la cognématique, laquelle ne conçoit pas la linguistique du
signifiant hors actualisation (comprenant celui qui parle et celui qui reçoit). En cela,
l’approche de Didier Bottineau, même si elle touche au-delà de la linguistique hispanique,
offre sans doute l’opportunité de passer d’une linguistique du signe à la linguistique du
signifiant, projet original de Mo.La.Che.
Comme la définit Gilles Luquet, la linguistique du signifiant implique absolument
une nouvelle conception de la langue non comme système de signes mais comme système
de signifiants livrant à l’observation objective des séquences phonologiques :
[...] lo único que ofrece una lengua a quien se propone describirla de manera objetiva
no es un conjunto de signos, sino un conjunto de significantes, o sea, un conjunto de
secuencias fonológicas –un conjunto de imágenes acústicas35.
34
À paraître aux Presses Universitaires de Rennes, collection Rivages Linguistiques.
35
Voir G. Luquet, « Sobre algunos aspectos de la relación significante/significado », 2010, AHLE, Santiago
de Compostela, à paraître. Le soulignement est de notre fait.
36
... et rappelée théoriquement par Mo.La.Che au niveau du signifiant, c-à-dire de l’image acoustique du
signe, dans La raison du signifiant : l’histoire et la grammaire d’un signifiant (syntaxe et sens) sont
10
3- Articuler le nécessaire système et la non moins nécessaire interlocution, en reposant
probablement le rapport de l’une à l’autre, en synchronie comme en diachronie.
La thèse du signe motivé soutient que ce qui associe le signifiant au signifié au point
d’être les deux faces indissociables du signe, est le recours au sensoriel : l’image
acoustique du son et du sens n’existe que dans leur relation de référence aux sensations
corporelles. L’éloignement par rapport au mentalisme guillaumien mérite, ici, d’être
souligné. De fait, comme le pose d’emblée D. Bottineau :
Cela rend caduque une conception géologique du signe comme trace physique et
expressive du mental intérieur occulte, et nécessite une conception interactive
réconciliant les dynamiques indissociables des processus corporels et mentaux37.
directement conditionnés par les rapports de ressemblance et de différence qu’il entretient avec les autres
signifiants de la langue.
37
D. Bottineau, « Typologie de la déflexivité », p. 92.
38
D. Bottineau, « Les cognèmes de l’anglais et autres langues », p. 185.
39
« Selon l’Ecole de Prague et les structuralistes, un phonème ne se définit pas par son contenu intrinsèque
ou quintessentiel, mais par la matrice de traits articulatoires, point et mode d’articulation, qui l’opposent à
tous les autres phonèmes se différenciant de lui par un seul trait. Par conséquent, un phonème ne saurait être
porteur de sens. Et donc, un phonème ne vaut que par ce qui l’oppose aux autres phonèmes. » Voir D.
Bottineau, « Du son au sens : l’invariant de i et a en anglais et autres langues », p. 3.
11
syllable fermée ou ouverte, suivi ou non d’un <r>, sous accent ou non, etc. : le
protophonème {i} prévoit l’ensemble des réalisations phonémiques effectives selon
l’environnement phonologique de son insertion ; le protophonème est le prototype
articulatoire vers lequel convergent plusieurs phonèmes une fois qu’on les a dégagés
de toute contrainte locale.
40
D. Bottineau, « Le problème de la négation et sa solution dans la langue anglaise : le cognème N », p. 29
41
C. Fortineau, La corrélation en espagnol contemporain : les structures en T-...K-, inédit d’HDR, p. 164.
12
exemple entre deux notions) dont l’énonciateur provoque l’activation chez le
récepteur du flux phonatoire en recourant à un submorphème donné dans un
environnement actualisateur de cette valeur submorphémique, mais [...] cette valeur
strictement opératoire du submorphème,
1- n’est pas universelle [...]
2- n’est pas synchroniquement motivée par les propriétés physiques du
submorphème qui sert de relais au transfert du cognème de l’émetteur au récepteur
cognitif [...],
3- n’est pas symbolique, ni impressive, ni référentielle42.
Tout phonème ne peut donc pas être interprété comme la manifestation d’un
cognème, dit autrement, il n’existe pas dans la langue d’exploitation systématique des
cognèmes. On en déduira, pour notre méthode d’approche, que tous les signifiants d’une
langue ne sont donc pas entièrement découpables en cognèmes. C’est ici que se posent les
questions de la compositionnalité du signifiant et, tout à la fois, du transcatégoriel.
En effet, la cognématique oblige à repenser la traditionnelle opposition entre
grammaire et lexique, puisque les instructions du cognème transcendent le passage lexical/
42
D. Bottineau, « Les cognèmes de l’anglais et autres langues », p. 186-187. Le soulignement est de notre
fait.
13
grammatical sur lequel sont fondées en grande partie, on le sait, les théories de la
grammaticalisation et de la subduction43).
L’idée de différents niveaux de structuration dans les signifiants d’une langue
affleure déjà chez M. Launay dans un passage cité plus haut :
Mais quelle boîte de Pandore ouvre ici Saussure ! Car c’est en effet sur ce principe
de motivation des paronymies que sont fondées toutes les flexions, dérivations,
conjugaisons, déclinaisons...et j’en passe, car ce qui est en cause ici, c’est presque
toute la grammaire, et une immense partie du lexique. Un « tableau de conjugaison »,
faut-il le dire, n’est qu’un enchaînement de paronymies motivées ou motivantes44.
On adoptera sans réserve cette hypothèse d’un ordre décroissant de structuration dans
les signifiants d’une langue : à côté du sous-système des mots grammaticaux extrêmement
structurés pour lesquels certains chercheurs en linguistique hispanique ont déjà mis au jour
la motivation du signifiant, toujours sous forme d’exploitation d’une mise en contraste
(sous-système verbal, de la personne, des pronoms, des déictiques...), prend place « une
partie du lexique » structurée, dans laquelle D. Bottineau, par exemple, puise également
lorsqu’il se penche sur les suites cognématiques -nd-, -sp- ou -st-, en affranchissant pour
l’occasion la césure grammatical/lexical. Enfin, une partie du lexique peu structurée, où la
motivation apparaît plus floue voire inexistante. À cela une explication relevant d’un
mécanisme général, selon D. Bottineau :
En anglais, les mots qui exploitent à fond l’invariant de i/a sont les mots
grammaticaux, pour lesquels la liaison du phonème à l’invariant est toujours
actualisée et effective. [...] La raison en en est que les mots grammaticaux, en
nombre limité et d’usage très fréquent, renvoient structuralement les uns aux autres
et se font écho, ce qui se fait plus difficilement dans le lexique, vu la masse de mots
en présence : les connexions ont moins de chances de succès45.
43
La théorie de la subduction, fondée sur l’opposition lexical/grammatical (astématique dépendant
stématique indépendant), explose, est annihilée, en quelque sorte, avec la linguistique du signifiant. Cette
conséquence théorique de la linguistique du signifiant fera l’objet d’une prochaine étude : « En finir avec la
subduction ».
44
M. Launay, « Note sur le dogme de l’arbitraire du signe et ses possibles motivations idéologiques », p. 5.
Le soulignement est de notre fait.
45
D. Bottineau, « Du son au sens : l’invariant de i et a en anglais et autres langues », p. 10.
14
Dans son article « Sobre algunos aspectos de la relación significante/significado »
(AHLE, Santiago de Compostela, 2010), G. Luquet propose d’exploiter la cognématique
pour une lecture phonologique des signifiants espagnols, définissant conséquemment la
motivation linguistique en terme d’oppositions :
Las oposiciones que permiten motivar más signos en español son las que atañen al
lugar relativo ocupado por el acento tónico, la extensión relativa de los significantes
y la naturaleza y distribución relativa de sus elementos constitutivos47.
46
G. Luquet, « Sobre algunos aspectos de la relación significante/significado », à paraître. Le soulignement
est de notre fait.
47
Ibidem.
48
« [...] deux types de représentations bien distincts de l’espace et du lieu, inscrits dans leur réalité
signifiante : l’une exotopique, renvoyant aux concepts d’espace (y) et de lieu (o) dans leur plus grande
généralité et détachée mentalement du sujet parlant ; l’autre, de structure binaire, endotopique, rattachée aux
notions d’espace (ende) et de lieu (onde), mais cette fois conçues mentalement au plus près du sujet parlant,
de fait, éminemment singulières, et définissant très nettement un certain cadre syntaxique. » Voir G. Le
Tallec-Lloret, « O, do, onde, donde : côté signifiance », à paraître.
15
exploité, et avec les restrictions vues plus haut, en particulier celle résumée par G. Luquet
dans « De l’iconicité des morphèmes grammaticaux en espagnol » :
[...] un phonème ne peut être associé à un cognème qu’à partir du moment où il fait
partie d’un réseau de morphèmes à l’intérieur duquel on le voit entrer dans des
oppositions pertinentes49.
16
espagnol, l’expression d’un présent inactuel, qu’il s’exprime par la distance (i/a) ou par
l’obstacle (a-b-a). De ce fait, au trouble originel succède la mise en évidence que le
maintien d’un double paradigme place cette représentation temporelle à double titre dans
l’inactuel.
On pense aussi immédiatement à la préposition a et à sa place exceptionnelle dans le
sous-système prépositionnel espagnol : la seule constituée d’un seul phonème, la plus
minimaliste, la préposition princeps, la plus éloignée des autres, encodant à la fois une
mise à distance et la relation de base dans le mécanisme prépositionnel. On verra
conséquemment dans a l’instrument idéal pour l’expression du diastème. Si, par contraste,
on observe le couple de/en et qu’on lui retire le /e/ servant de simple appui vocalique aux
deux consonnes, non marqué, en quelque sorte insignifiant par rapport à a, on dégage la
paire -nd- circulant à la fois dans le lexique et la grammaire espagnols et en particulier
dans le système verbal. Si l’on observe por et para, on lira dans les deux a de para
l’expression d’un seul et même cognème, en majeure sémantique pour le premier, en
mineure pour le second, mais surtout, pour les réunir doublement, le /r/ de l’agentivité les
liant de fait doublement, là aussi, au système verbal. Le signifiant de ces 5 prépositions
livre des informations à la fois sur leur caractère fondamental – l’extension très limitée du
nombre de phonèmes, culminant avec l’unique a –, et leur lien avec le mécanisme verbal.
Nous reviennent alors immédiatement en tête les travaux de G. Moignet sur « l’analogie
syntaxique du verbe et de la préposition », que D. Bottineau rappelle dans le paragraphe de
son article « Typologie de la déflexivité » où il traite de la « portée syntaxique du
déflexif »50.
Si l’on s’intéresse au cognème I, comme pour la langue anglaise (je renvoie à la
citation de D. Bottineau supra), on gardera en tête que la linéarité du signifiant pourra faire
varier l’ordre d’apparition, la place, et donc la phonétique d’un même phonème. Aucune
raison théorique alors de postuler que le yod est un cognème : le phonème /i/ sera propre à
encoder en espagnol ancien l’idée d’un espace conçu comme un avant, avant le /o/ qui lui
succède immédiatement dans la cavité buccale propre, lui, à encoder l’idée d’un lieu.
Prononcé encore plus fermé en 2e position de diphtongue impliquant une constriction de la
zone dorso-palatale le yod sera propre à encoder une restriction, ou une circonscription, de
l’espace, liée à l’expression de la personne première dans les formes de présent soy, doy,
voy, estoy. La pression, le resserrement, qu’implique la réalisation du phonème /i/ dans ce
50
dans la revue Langages de juin 2010 sur La déflexivité, p. 102-103.
17
contexte morphophonologique là sont compatibles, me semble-t-il avec les conclusions de
G. Luquet et de Francisca Sol51 sur le sujet. Il existe un marqueur cognématique /i/ et son
statut est différent en fonction de sa place. Qu’il y ait diérèse ou pas diérèse (oír, oí / oigo),
il n’y a aucune raison méthodologique de postuler que ce sont deux cognèmes.
18
de sa syntaxe, et une théorie de la phrase qui devrait prendre en considération aussi des
oppositions signifiantes, et ce au nom de la fameuse « congruence ». On aura remarqué que
les études de syntaxe proprement dite n’abondent pas en linguistique hispanique
guillaumienne. Or, dans l’interlocution, les contrastes phonologiques à l’intérieur des
signifiants, mais aussi les oppositions de signifiants, ainsi que la survenance y compris
tardive, ultime, des signifiants, permettent au linguiste armé de « preuves » de bâtir une
théorie de la phrase. Je renvoie ici, on s’en doute, aux études de Chronosyntaxe d’Yves
Macchi en particulier à son article « La syntaxe dilatoire du verbe dans le Lazarillo de
Tormes : un maniérisme gratuit ? », étude présentée aux Journées du Gerlhis en 2008 sur
Morphologie et syntaxe de l’espagnol.
Pour ma part, dans l’étude que j’ai consacrée à la « concordance des temps » en
espagnol en espagnol moderne55, je reprends l’idée qu’à l’intérieur du mode inactualisant,
il existe une hiérarchie, un dégradé d’inactuel : la forme en -e/-a et la forme en -ra/-se
constituent un sous-ensemble à l’intérieur du mode inactualisant, celui des formes qui ne
sont rattachées ni à un présent d’expérience, ni à un présent inactualisé. La syntaxe oblige
parfois non seulement à l’emploi du mode inactualisant, mais à l’intérieur de ce mode
inactualisant à descendre obligatoirement jusqu’à un certain seuil d’inactualité, excluant de
fait l’autre sous-ensemble du mode inactualisant où prennent place présent inactualisé et
futur inactualisé. Certaines structures obligent imparablement à l’emploi de la forme en e/a
et de la forme en ra/se : c’est le cas des subordonnées substantives introduites par des
verbes au sémantisme dit « perspectivant » ou celui des subord. adverbiales introduites par
« para que » pour ne reprendre ici que les cas les plus emblématiques. En fonction du
sémantisme du verbe de la principale, le locuteur s’engagera forcément dans l’inactuel ;
c’est une première étape. Car une seconde étape l’amènera à choisir un degré dans
l’inactuel, choix observable dans la subordonnée, en fin de parcours, donc.
C’est la seconde étape qui amène à limiter la portée du principe de subordination
décrit notamment chez Molho en termes d’idée regardante et d’idée regardée, selon lequel
la relation de dépendance serait totale entre le verbe de la principale régissant (« au
pouvoir opératif maximal ») et le verbe de la subordonnée, régi (« au pouvoir opératif
nul »). Il ne s’agit pas de remettre en cause l’idée qu’il y a un verbe régissant et un verbe
régi, mais de simplement en limiter la portée. En réalité, la marge de manœuvre du
locuteur existe encore dans la subordonnée, là où il peut faire le choix d’un degré
55
Voir G. Le Tallec-Lloret, La concordance des temps en espagnol moderne. Unité du signe, modes,
subordination.
19
d’inactualité. Au sein du mode inactualisant, la langue espagnole ne contraint à aucun
respect ou non-respect de la concordance des temps, mais elle autorise l’alternance en
fonction du degré d’inactualité retenu. La contrainte vis-à-vis du verbe principal n’est
jamais totale, même lorsqu’il oblige par son sémantisme à l’emploi du mode inactualisant.
C’est cette marge de liberté possible et grandissante vis-à-vis du verbe principal qui
prouve, à l’appui des hypothèses d’Y. Macchi, que la chronosyntaxe se déroule jusqu’à la
fin de l’énoncé. Idée en parfaite harmonie avec l’hypothèse de D. Bottineau, selon laquelle
la syntaxe est procédurale, elle est une procédure de construction du sens. À chaque étape,
il existe un système de prévisibilité, de disponibilité des signifiants.
Le contraste vaut en synchronie : en fonction de la place, du paradigme, dans lequel
prend place un cognème (A, I, par exemple), l’instruction est la même, mais de la mise en
contraste naît un sens différent. Didier Bottineau utilise la métaphore du colorant : avec le
même colorant rouge, si l’on y mêle du bleu ou du jaune, le résultat est certes différent,
mais le colorant de départ reste, lui, inchangé.
C’est aussi la notion de contraste qui permet de faire le lien entre la cognématique et
l’interlocution.
20
On peut franchir un pas supplémentaire en intégrant aussi le récepteur – étape
franchie, d’ailleurs, par J.-C. Chevalier dans sa « chronosyntaxe des pronoms
compléments » –, en glissant entre la langue et le discours non seulement le locuteur, mais
l’espace interlocutif. Il est alors du plus grand intérêt de s’instruire sur cette linguistique
accordant une place centrale à la dimension interlocutive du langage. La réhabilitation de
l’ « acte d’interlocution en lui-même » était au cœur du colloque sur l’interlocution
organisé par Catherine Douay et Daniel Roulland à l’Université d’Amiens en janvier
dernier. En effet, dans leur recherche de modélisation du rapport interlocutif, la Théorie de
la Relation Interlocutive (T.R.I.), C. Douay et D. Roulland impliquent systématiquement
deux rôles, le rôle locutif et le rôle allocutif. Comme l’a expliqué F. Tollis dans sa
communication, « Les personnes communicantes et la perspective guillaumienne d’une
remontée vers la langue des conditions de son utilisation », « Cette théorie se propose donc
de réintégrer dans la langue ce qui constitue le moteur de la pragmatique interactionnelle »
en considérant comme C. Douay que « La raison d’être du langage n’est ni la
représentation du monde en soi ni l’expression de la pensée individuelle mais la relation
interlocutive en elle-même » : « Comme verso du Moi, l’Autre est réellement présent au
cœur de la langue, même si tous deux ne sont révélés et identifiables qu’en aval par le
truchement de la parole partagée » (C. Douay citée par F.Tollis).
On ne tranchera probablement pas sur ce difficile sujet dans la présente étude, et sur
l’importance que G. Guillaume, considéré comme un « linguiste de l’amont » accordait
cependant à la « fonction relationnelle et communicationnelle du langage », je renvoie à
l’article de F. Tollis. Mais il est certain que l’apport de la cognématique en linguistique
hispanique oblige à envisager exactement l’inverse du parcours habituellement suivi (de la
langue vers les emplois discursifs), pour s’interroger sur les conditions dans lesquelles
l’interlocution structure la langue.
[...] Les différents systèmes grammaticaux, quels qu’ils soient, sont construits autour
de paires oppositives (selon un principe bien connu en phonologie), même lorsqu’ils
21
se présentent sous des formes apparemment plus complexes. M.-F. Delport l’a fort
bien mis en évidence pour les démonstratifs, en montrant que le système ternaire este
~ ese ~ aquel repose en fait sur une double opposition, este ~ ese et este ~ aquel de
l’autre. (p. 160)
C’est le même phénomène que l’on observe dans la thèse de Maria Teresa
Betancourt sur Les démonstratifs déclinables et indéclinables en espagnol du Mexique56.
L’examen du corpus (en particulier oral), amène M. T. Betancourt à faire un constat
d’importance : « bien que l’espagnol du Mexique dispose d’un paradigme ternaire, on se
sert des démonstratifs par paires pour établir des oppositions : le contraste eso/esto dans le
corpus oral (p. 177), le contraste este/ese dans les deux corpus (écrit et oral), l’émergence
du couple aquí/ahí (p. 186), et surtout aquí/allá dans le corpus oral. En effet, la mise en
opposition de ces deux démonstratifs est un fait courant au Mexique. L’adverbe allí a été
pratiquement remplacé par allá, l’autre démonstratif marqué qui correspond au plan du
non-moi, et qui appartient au paradigme binaire ».
C’est sur cette même idée que sont fondés les travaux d’un universitaire américain
venu donner une conférence au Collège de France en avril 2010, Douglas Hofstadter,
professeur de sciences cognitives et d’informatique à l’Université d’Indiana. Il a élaboré un
modèle de « perception cognitive de niveau supérieur (Copycat) ainsi que plusieurs
modèles cognitifs et de reconnaissance d’analogies. Dans sa conférence intitulée « La
centralité de l’analogie dans le monde de l’esprit », il montrait par différents exercices
basés sur la distinction et l’analogie que dans la cerveau, il existe une telle pression, une
compétition si féroce entre les mots que l’espace interlocutif est, avant tout, le lieu de la
vitesse, et surtout de la binarité.
On est alors en droit de se demander dans quelle mesure la langue en fonctionnement
peut affecter le système de la langue : le changement va naître au sein de l’interlocution
puisque c’est là que se réalise la mise en contraste, la praxis linguistique. En français, par
exemple, le subjonctif imparfait dans une langue écrite soignée du type « il voulait que tu
vinsses », a disparu de l’usage. Le système autorise malgré tout la distinction entre « il
voulait que tu viennes » et « il voulait que tu vinsses », entre un souhait affirmé, au
présent, et un souhait plus réservé, à l’imparfait. À la différence de l’espagnol, où le
subjonctif imparfait est très présent, peu de locuteurs ont cette distinction en français et
s’ils comprennent partiellement l’emploi de ce subjonctif imparfait, ils le jugeront surtout
56
Thèse de Doctorat 3e cycle soutenue à l’Université Paris 3-Sorbonne nouvelle le 18 déc. 2010 (Dir. G.
Luquet).
22
affecté, archaïque, somme toute : anormal. Si l’on emprunte le chemin inverse allant de la
langue au discours, la disparition d’une forme temporelle, dans l’usage, affecte-t-elle, à
plus ou moins long terme, le système, et l’amène-t-elle à se réorganiser ? Probablement.
Si l’exploitation du contraste vaut en synchronie, pour des raisons évidentes
d’économie de la langue, il n’y a aucune raison de s’interdire de penser qu’elle peut valoir
aussi en diachronie. L’économie de ressource grâce au contraste est encore plus grande si
l’on intègre la diachronie (je renvoie ici aux travaux d’A. Martinet).
En linguistique du signifiant, la question de savoir si à un signifiant correspond
toujours le même signifié en diachronie, ne peut aboutir à la même réponse que si l’on
raisonne en linguistique du signe. En linguistique du signe, pris isolément, comme on l’a
montré, on sera tenté de poser la permanence, et, dans la lignée de Guillaume, de proposer
une théorie de l’évolution du mot, isolé, sans prendre en compte les réseaux de signifiance
comme l’illustre la fameuse théorie de la subduction , pour rendre compte d’une
nouvelle syntaxe ; tandis qu’en fonctionnaliste on raisonnera en terme de
grammaticalisation. En linguistique du signifiant, avec le contraste en ligne de mire
théorique, il en va tout autrement. L’argument allant dans le sens de ce que défend G.
Luquet à savoir qu’à un signifiant inchangé correspond un signifié inchangé, est que dans
le cas de la forme en -ra, le système verbal est presque identique en langue ancienne (mis à
part le subjonctif en -re qui constitue une incongruité puisqu’il dit un accompli tout en
étant une forme immanente) et en langue moderne. Les rapports qu’entretiennent les
formes verbales entre elles, à l’intérieur de ce sous-système, sont donc restés les mêmes. Il
y a donc tout lieu de penser, ici, qu’à un même signifiant répond un même signifié.
De même qu’en synchronie le locuteur doit exprimer ce qu’il a conceptualisé de
l’expérience par les structures que la langue a retenues et lui propose, les modifications ne
peuvent se faire aussi que dans la perspective, toujours et partout, de recréer un système
d’oppositions. La réorganisation d’un sous-système ne peut être qu’une réorganisation
autour de nouveaux contrastes. Si le signifié de langue se définit à la fois positivement et
différentiellement, il n’y a aucune raison de penser que le signifiant ne se définit pas
également positivement et différentiellement. Encore la fameuse congruence...
23
perspectives de la nouvelle voie que l’on emprunte. Celles de la linguistique du signifiant
sont immenses.
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26